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Philippe Steiner
Les rémunérations obscènes
Zones

REMERCIEMENTS

À Alain Caillé, Gilbert Faccarello, Lucien Karpik, Razmig Keucheyan, Jean-Christophe Marcel, Pascal Petit et François Vatin pour leurs encouragements et pour les discussions dont ils ont bien voulu me faire bénéficier au cours de l’élaboration de cet ouvrage – sans que ce dernier les engage en quelque manière. Toute ma reconnaissance va à Caroline Oudin-Bastide qui a suivi le texte, des limbes à la rédaction finale.

Sommaire
INTRODUCTION
1. DES REVENUS D’UNE AUTRE GALAXIE
2. CES HOMMES QUI VALENT 3 MILLIARDS, OU COMMENT JUSTIFIER L’INJUSTIFIABLE
3. QUAND L’INDIGNATION S’INSTALLE
4. L’EMBALLEMENT INÉGALITAIRE
CONCLUSION. LES RÉMUNÉRATIONS OBSCÈNES COMME POLLUTION SOCIALE
BIBLIOGRAPHIE

INTRODUCTION

« Ma détermination à atteindre cet objectif est accrue quand je lis les rapports indiquant les profits colossaux et les bonus obscènes dans des firmes qui doivent leur survie même au peuple américain. »

Barack Obamanote

Les rémunérations – salaires, bonus, stock-options, retraites chapeaux, « golden hello » – flambent aux sommets de la pyramide sociale. La France n’échappe pas au phénomène et il ne se passe plus une semaine sans que la presse ne se penche sur le monde des « très hauts revenus », offrant à l’homme ordinaire un aperçu de ce qui se passe dans l’univers des « surhommes » du capitalisme moderne. Sur fond de crise financière et économique, ces très hauts revenus se sont imposés à l’attention des dirigeants politiques. Le « Discours sur l’état de l’Union » prononcé le 14 janvier 2010 par le président des États-Unis en est un exemple éclatant. Je lui emprunte l’épithète « obscènes » dont il qualifie les bonus issus des profits massifs que le monde de la finance se partage après les coûteuses opérations de sauvetage des années 2008 et 2009. Obscène signifie ici « qui blesse ouvertement, qui révolte » ou encore « qui choque par sa démesure ». On aurait pu dire « indécent » ou « scandaleux », mais cela aurait laissé échapper la part de violence verbale attachée à ce terme.

La charge du président américain s’explique simplement. Face au risque d’effondrement du système bancaire et financier, en raison des effets ravageurs de la crise des prêts de mauvaise qualité, les États ont massivement injecté des ressources dans le secteur bancaire et financier au début de l’année 2009. Très rapidement, et grâce à ces flots de liquidités obtenues à un très faible coût, les banques ont renoué avec les profits massifs et ont recommencé à verser de très généreuses rémunérations à leurs dirigeants ainsi qu’aux opérateurs actifs sur les marchés financiers – les fameux traders. Aussi soucieux de se justifier face à son opinion publique, B. Obama a déclaré que Wall Street devait cesser de se verser des « bonus obscènes », normalement associés à un succès et non pas à un échec. Il fallait bien, pour faire admettre les hausses d’impôts ou les effets ravageurs de l’inflation qui doivent permettre aux finances publiques exsangues des États-Unis de faire face à la montagne de dettes publiques engendrées par le sauvetage du secteur financier, prononcer quelques paroles de consolation en direction des contribuables qui allaient devoir payer pour ces « obscénités ». Poursuivant dans cette veine, le président américain annonçait quelques jours plus tard le maintien du gel des salaires pour celles et ceux de ses collaborateurs qui recevaient plus de 100 000 dollars par an.

Au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, le président de la République française justifiait à la télévision le salaire d’Henri Proglio, nouveau P-DG d’EDF, fixé à 1,6 million d’euros – son prédécesseur n’en gagnant que 1,1 million. Mais il est vrai que, à la différence de son homologue américain, Nicolas Sarkozy ne fait pas mystère de son goût pour l’argent. N’avait-il pas lui-même, dès les premiers mois de son entrée en fonctions, décidé d’augmenter son salaire de 172 % ? Les 19 331 euros mensuels qu’il touche depuis janvier 2008 ont à eux seuls suffi à le propulser dans la catégorie des très hauts salaires.

L’objectif de cet ouvrage est d’étudier des obscénités de ce genre. Quelle est l’ampleur des « rémunérations obscènes » aujourd’hui ? Comment les économistes tâchent-ils d’en expliquer la formation, au prix de contorsions compliquées sur le thème de la concurrence ? Quelles explications alternatives peut nous offrir la sociologie, en suivant au plus près leur mode de fixation au sein des organisations et la manière dont fonctionne cette « concurrence » ? Mais aussi : quelles sont les réactions de l’opinion publique face aux informations que diffusent les médias ? Les réactions morales ne sont-elles que l’expression de la méconnaissance des « lois de l’économie mondialisée » ? Ou bien sont-elles les ferments d’une force de contestation politique, tant ces rémunérations ont partie liée à un mouvement profond du capitalisme financier contemporain poussant vers une inégalité économique que l’on avait vu régresser depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ?

De la rhétorique politique du président Obama aux informations diffusées par la presse écrite française au cours de ces deux dernières années, en passant par les travaux d’économistes, de sociologues et de statisticiens, les rémunérations obscènes sont l’occasion de saisir un mouvement profond dans l’évolution actuelle du capitalisme, marqué par le retour de très fortes inégalités.

1. DES REVENUS D’UNE AUTRE GALAXIE

« Les règles de l’économie de marché telles que les décrit l’économie classique jouent beaucoup plus rarement sous leurs aspects de libre concurrence dans la zone supérieure, qui est celle des calculs et de la spéculation. »

Fernand Braudelnote

Que gagne en moyenne mensuellement le P-DG d’une grande société française ? « 70 826 euros, soit environ 850 000 euros annuels », ont répondu les Français interrogés lors d’une enquête récentenote. Manque-t-on d’imagination ? Ou bien – ce qui serait une interprétation plus sympathique – ne veut-on pas croire à l’avidité de nos principaux dirigeants ? Les sondés étaient en effet très loin du compte. Voici la bonne réponse : le revenu annuel moyen des P-DG du CAC 40, hors stock-options et autres actions gratuites, se fixait, en 2010, à 2,4 millions d’eurosnote.

SAVEZ-VOUS CE QUE GAGNE UN GRAND PATRON ?

Avec la crise financière, l’ordre économique est confronté à une situation qui rend caduques les croyances sur l’échelle des inégalités, mais aussi sur le marché supposé fournir une mesure du mérite à la base de ces inégalités. La légitimité de cet ordre est remise en cause, et pas uniquement au bas de la hiérarchie sociale.

Pour saisir l’ampleur des changements entraînés par la crise actuelle, il faut revenir une décennie en arrière. Une enquête internationale conduite en 1999 fournit des résultats intéressants sur la perception des inégalités de revenus avant la crisenote. Quatre résultats en ressortent. 1) La forme de la distribution des revenus est mal connue : une majorité de personnes se la représente comme un triangle (une large base de pauvres et peu de riches) ou un losange (peu de pauvres, peu de riches et une très large classe moyenne), alors qu’elle a plutôt une forme de losange tronqué en sa base. 2) Les inégalités sont considérées comme trop fortes dans tous les pays : de 66 % des personnes interrogées aux États-Unis à 89 % en Espagne, en passant par 82 % et 87 % en Grande-Bretagne et en France. 3) La distribution des revenus en forme du losange est celle à laquelle les individus aspirent : une large couche moyenne repose alors sur une fine pointe de pauvres, et sur cette base s’élèvent par degrés progressifs les strates les plus riches, jusqu’à dessiner une fine pointe de très riches. 4) Finalement, si les salaires et la hiérarchie des salaires sont assez bien connus, les très hauts salaires le sont très mal.

Lorsqu’on demandait à l’époque aux individus de fixer le rapport entre ce que gagnait un patron d’une grande entreprise et ce que gagnait un ouvrier non qualifié, on obtenait les réponses données dans la première ligne du tableau ci-dessous.

Rapport du revenu d’un patron de grande entreprise
à celui d’un ouvrier non qualifié selon l’enquête ISSP de 1999

Suède Espagne Allemagne États-Unis Grande-Bretagne France
Ratioestimé 3,8 5 8 12,5 12,5 16
Ratiosouhaité 2,1 2,8 5  5  5,6  6,3

Les ordres de grandeur étaient déjà massivement erronés puisque, en 2002, le rapport entre le salaire d’un ouvrier non qualifié français et le revenu moyen des patrons du CAC 40 était de 1 à 177 ; il était de l’ordre de 1 à 300 aux États-Unis à la même époque. En réalité, l’écart estimé correspondait plutôt au rapport entre l’ouvrier non qualifié et les revenus des classes moyennes supérieures, comme si les sondés ne voyaient pas ce qui se passait au-delà.

La seconde ligne du tableau donnait à voir le rapport que les personnes interrogées estimaient souhaitable en matière d’inégalité de rémunération entre le P-DG et l’ouvrier non qualifié. Il en ressortait une mesure implicite de l’égalitarisme dans les différents pays. À l’exception de l’Allemagne, on constate que la réduction espérée de l’inégalité était d’autant plus forte que l’inégalité perçue était élevée : en Suède et en Espagne, il aurait suffi de diviser l’écart de revenu d’un facteur 1,8 tandis que, en France ou aux États-Unis, il aurait fallu le diviser par 2,5.

Qu’en est-il depuis ? L’enquête réalisée en 2010 montre une évolution des réponses des Français : l’écart estimé a été multiplié par 4 (passant de 1 pour 16 à 1 pour 63) et l’écart souhaité l’a été par un peu moins de 3. L’explosion des inégalités n’a donc pas échappé aux Français. Est-ce à dire que, avec un décalage dans le temps, l’opinion publique s’adapte et accepte un niveau croissant d’inégalités ? Cette interprétation, bien commode, n’est pas satisfaisante pour une raison essentielle : avant comme après l’épreuve de la crise financière, les réponses font apparaître une forte sous-estimation des rémunérations obscènes. Certes, de 1999 à 2010, l’erreur d’appréciation diminue de moitié, mais elle demeure considérable, surtout lorsqu’on pense aux chiffres absolus de ces rémunérations sous-estimées.

L’enquête de 2010 met ainsi en plein jour une différence dans la capacité à estimer les revenus. Pour les revenus ordinaires, les réponses fournies par les Français interrogés sont très proches des statistiques de l’Insee : l’erreur moyenne n’est que de 10 à 14 % pour les revenus de l’ouvrier non qualifié, de l’employé et du médecin, elle est nulle pour l’instituteur dont le revenu est estimé à quelques euros près. Les réponses sont moins précises lorsqu’il s’agit des ministres dont le revenu est surestimé de 23 % – mais il est vrai que, dans ce cas, le revenu monétaire ne représente plus qu’une partie du revenu réel qui tient aussi à des avantages en nature (logement, frais de déplacement, de représentation, de bouche, etc.). C’est avec les très hauts revenus que les personnes interrogées perdent la boussole : en fixant le revenu des patrons des grandes entreprises aux alentours de 70 000 euros mensuel, la sous-estimation oscille entre 500 et 300 % selon que l’on tient compte ou non des stock-options et bonus différés ! Le même phénomène se reproduit à une moindre échelle à propos du revenu des « stars du football » : avec 165 000 euros mensuels, leur revenu est sous-estimé de 190 %note.

Cette forte différence dans la capacité à estimer les revenus a une signification sociale majeure : il existe un clivage qui place à part les revenus des personnes situées au sommet de la hiérarchie. Alors que le montant des revenus perçus dans le monde économique ordinaire est bien ou très bien connu, les revenus qui prévalent au sommet de la hiérarchie le sont très mal. La sous-estimation montre que ces revenus échappent au monde économique ordinaire quand bien même les personnes interrogées ont bien compris que les inégalités se sont accrues.

PENDANT LA CRISE, LES AFFAIRES CONTINUENT

Il y a de bonnes raisons à cela, à commencer par les niveaux proprement stratosphériques des rémunérations obscènes. Celles-ci ont pour pointe extrême les revenus des dirigeants des hedge funds note, ces fonds de placement peu régulés, condensés de la spéculation sur les produits financiers engendrés par la montée en puissance du capitalisme financier depuis la fin des années 1970. Spéculant sur la crise des subprimes, John Paulson, dirigeant du hedge fund éponyme, en relation étroite avec la banque Goldman Sachs, a ainsi gagné 3 milliards de dollars en 2007note. La crise n’est pas une mauvaise affaire pour tout le monde : sept dirigeants de hedge funds new-yorkais ont gagné plus d’un milliard de dollars en 2009, dont David Tepper, dirigeant d’Appaloosa Management, qui a perçu à lui seul 4 milliards de dollars. Les vingt-cinq meilleures rémunérations dans le secteur totalisent 25,3 milliards de dollars, plus du double des gains perçus en 2008note.

Le lendemain de l’annonce de la nationalisation de Fannie Mae et de Freddy Mac (les deux principales sociétés émettrices de crédits hypothécaires), alors que la crise financière révèle toute son ampleur, la presse fait état des rémunérations des deux P-DG qui ont conduit ces entreprises de prêts hypothécaires à la faillite : au cours de l’année 2007, Daniel H. Mudd et Richard F. Syron ont chacun reçu une rémunération de 70 millions de dollarsnote. Quelques jours plus tard, on apprend que Stanley O’Neil, qui a mené au désastre la banque d’affaire Merrill Lynch, a été gratifié d’un chèque de 160 millions de dollars au moment de son évictionnote.

Pour faire bon poids, les cinq premières banques américaines – Bear Stearns, Merrill Lynch, Goldman Sachs, JP Morgan et Lehman Brothers – ont accordé 66 milliards de dollars de bonus à leurs collaborateurs en pleine crise des subprimes. UBS, importante banque suisse, annonce de son côté qu’elle distribue 1,2 milliard d’euros de bonus malgré une perte de 13 milliards et 2 000 licenciementsnote. Un mois plus tard, c’est l’assureur AIG qui distribue des bonus à soixante-treize de ses hauts cadres après avoir été sauvé par l’argent publicnote. Mais Goldman Sachs a un statut de primum inter pares à défendre : au cœur de l’été, on apprend qu’elle provisionne 20 milliards de dollars pour les bonus à venir. L’affaire est annoncée à la une du journal Le Monde et l’éditorialiste du quotidien s’en étrangle : « Banque avide. Comme si de rien n’était… Comme si la crise mondiale qu’elles ont provoquée ne charriait pas chaque jour son cortège de drames sociaux, de tragédies humaines et de déroutes économiques, des banques renouent avec les pratiques d’hier. Des pratiques du monde d’avant la crise. Aux États-Unis, la banque d’affaires Goldman Sachs s’apprête à provisionner sans honte une enveloppe de quelque 20 milliards de dollars à affecter aux bonus à venir, soit la somme que le G8 alloue à la lutte contre la faim dans le mondenote ! »

Alors que les annonces visant à encadrer les rémunérations se multiplient, le monde de la finance entend bien continuer à faire comme si rien ne s’était passé. Se fondant sur des informations publiées par les cinq plus gros établissements financiers de Wall Street – Citigroup, Bank of America, Morgan Stanley, Goldman Sachs et JP Morgan –, Le Monde sort un article pleine page sous le titre « Les traders retrouvent les bonus géants d’avant-crise ». Les cinq établissements ont en effet provisionné, dès septembre 2009, 90 milliards de dollars pour rémunérer leurs équipes, la moitié de cette somme devant aller aux bonus des tradersnote. JP Morgan, la banque qui a le mieux traversé la tempête – elle a notamment racheté Bear Stearn en faillite au plus fort de la crise financière de l’année 2008 –, a versé à elle seule 29 milliards de dollars à ses employésnote. La place de Paris n’est pas en reste avec un milliard d’euros pour les traders parisiens : « Un milliard d’euros de bonus pour les traders parisiens. Rien n’y fait. Malgré la colère des opinions publiques, les mises en garde des gouvernements, l’instauration de taxes exceptionnelles, les excès continuent en matière de rémunération des opérateurs financiers. C’est ainsi que les traders employés à Paris par des banques françaises et par des filiales françaises d’établissements étrangers s’apprêtent à toucher, en mars, entre 900 millions et un milliard d’euros de primes, selon nos estimations. Soit l’équivalent de ce que touchent 62 000 personnes payées au Smic pendant un an. En moyenne, chacun des 3 500 traders travaillant en France devrait recevoir un bonus de 285 700 euros. Certains traders vedettes percevront des primes supérieures au million d’eurosnote. »

Comment est répartie la manne ? Très inégalement. En 1998, rapporte Olivier Godechotnote, 128 millions d’euros de bonus étaient à partager entre les membres de la salle de marché d’une grande banque française. Les bonus les plus substantiels allèrent au front office (traders et vendeurs qui sont au plus près du marché), tandis que le back office (informaticiens, contrôleurs de risque, etc.) fut mis à la portion congrue. Le bonus moyen des 215 traders fut fixé à 304 000 euros, celui des 41 contrôleurs de risque à 19 000, soit 16 fois moins par personne et 83 fois moins par service une fois comparés les 65 millions d’euros attribués aux traders au 0,77 million reçu par les contrôleurs de risquenote. Les différences furent également fortes entre les traders puisque les 10 plus gros bonus parmi ces derniers ont été en moyenne de 1 627 000 euros, alors que les 50 plus bas étaient en moyenne de 25 700 euros, soit 63 fois moins.

« HOMMES ET SURHOMMES »

Le secteur de la finance, de la banque et, plus généralement, les hautes sphères du capitalisme financier contemporain sont étrangers à l’« ordre économique ordinaire », celui dans lequel se déroule la vie économique de la masse de la population. C’est le « monde économique des surhommes ». Les rémunérations n’y sont pas redevables de la même échelle de mesure. Que peut signifier la rémunération d’un ménage percevant 1 500 euros de salaires et prestations sociales, pour un trader gratifié d’un de ces bonus à sept chiffres ? Un tiers de son bonus quotidien ou moins d’un millième de son bonus total – ces montants sont pour lui en deçà du seuil de perception. À l’inverse, que signifie la richesse représentée par un tel bonus pour ce ménage ? Quatre-vingt-dix années d’activité, soit plus de deux vies de salarié travaillant quarante ans, sans interruption, au salaire médian français. Irréels, les chiffres deviennent difficiles à manier dans le calcul mental de l’ordre économique ordinaire. Il faut passer en année-salaire, voire en vie-salaire, pour leur donner une grandeur manipulable, de même que dans les mesures astronomiques on délaisse le kilomètre et ses dérivés pour l’unité astronomique (la distance de la Terre au Soleil) ou l’année-lumière. La distance entre le monde économique ordinaire et le monde de la finance n’est plus à l’échelle terrestre et il faut des unités nouvelles, stellairesnote.

Les rémunérations superlatives sont-elles compatibles avec les principes officiels du capitalisme moderne ? On est en droit d’en douter. À la différence du capitalisme d’aventuriers où l’enrichissement provient des liens entre la finance, les décideurs politiques et les militaires, le capitalisme moderne est supposé fonder l’enrichissement sur l’échange, par accord mutuel des volontés des participants au marché. Le comportement économique y est certes directement fondé sur le gain, mais il doit aboutir à une modération de ce dernier. L’argument a été développé avec force par Max Weber : « Le “désir du gain”, la “recherche du profit”, du profit monétaire le plus élevé possible, n’ont en eux-mêmes rien à voir avec le capitalisme. Cette recherche animait et anime toujours les garçons de café, les médecins, les cochers, les artistes, les cocottes, les fonctionnaires vénaux, les soldats, les brigands, les croisés, les piliers de tripot, les mendiants ; on peut dire qu’on la trouve dans all sorts and conditions of men, à toutes les époques et en tous lieux, partout où il existe, d’une manière ou d’une autre, la possibilité objective d’une telle recherche. Cette conception du capitalisme devrait être abandonnée une fois pour toutes, dès les leçons d’histoire de la civilisation pour enfants. L’avidité d’un gain sans aucune limite n’équivaut en rien au capitalisme, encore moins à son “esprit”. Le capitalisme peut s’identifier directement avec la maîtrise, ou du moins avec la modération rationnelle de cette impulsion irrationnellenote. »

Les rémunérations des grands patrons, des traders et des banquiers doivent-elles remettre en cause l’enseignement de l’« histoire de la civilisation » dans les collèges ? Il est à craindre que oui, car on ne voit pas comment elles pourraient entrer sous la catégorie d’une quelconque modération rationnelle de l’impulsion irrationnelle au gain. Elles manifestent la tendance contraire, celle dans laquelle les « surhommes » du capitalisme moderne se pensent, pour reprendre à M. Weber une de ses formules nietzschéennes, « par-delà bien et malnote ».

Si l’ordre économique ordinaire est régi par le principe de la modération rationnelle de l’impulsion irrationnelle au gain, celui des « surhommes » y échappe. La raison en est simple, mais profonde. Pour ces acteurs économiques, les règles de modération n’ont plus cours car leurs activités sont étroitement rattachées au monde politique et elles se nourrissent de l’idée qu’une telle transgression des valeurs, précisément les valeurs de modération qui s’appliquent et que l’on applique à l’homme de l’ordre économique ordinaire, est légitime. C’est la leçon que Fernand Braudel retire de l’histoire de l’économie moderne, du XVe  au XVIIIe  siècle, au moyen d’une distinction entre l’économie de marché et le capitalismenote. Le marché est le lieu de l’échange concurrentiel et, dans ce cadre, la modération de la passion du gain est une bonne stratégie, selon l’adage : Honesty is the best policy ! Mais, avec le capitalisme, le jeu marchand n’est plus le même : les capitalistes bénéficient de leurs relations avec les politiques, et tout l’enjeu devient la maîtrise des règles de l’échange, dans la mesure où celles-ci fixent les conditions de leur enrichissement.

La relation entre les politiques et les décideurs économiques et financiers demeure le nerf de l’enrichissement superlatif. En France, la part des dirigeants issus de l’administration publique parmi les patrons du CAC 40 reste élevée, autour de 44 %note. Nombre de patrons dont les rémunérations ont fait scandale en France sont issus de la haute administration (comme P. Jaffré ou J.-M. Messier) ou doivent leur arrivée à la tête de grandes entreprises à leurs relations politiques (comme H. Proglio). Il en va de même aux États-Unis où les relations entre la finance et le gouvernement fédéral sont fortes et durables. Les anciens de Goldman Sachs étaient très présents au sein de l’administration républicaine de George W. Bush : Joshua Bolten, le chef du cabinet de Bush, avait été directeur des affaires juridiques de la filiale anglaise de Goldman Sachs, et Henry Paulson, le secrétaire au Trésor, en avait été le P-DG de 1999 à 2006. D’autres anciens de Goldman Sachs occupaient des postes à la croisée du monde politique et de la finance : Neel Kashkari, le directeur du plan de sauvetage financier américain (le TARP, Trouble Asset Relief Programme), Stephen Friedman, président de la Réserve fédérale de New York, chargé des marchés financiers, Reuben Jeffery, président de la Commission des marchés dérivés, en avaient été eux aussi des membres éminents. L’administration démocrate de Bill Clinton n’échappait pas à cette règle – Robert Rubin, le secrétaire au Trésor entre 1995 et 1999, avait été codirecteur de Goldman Sachs –, pas plus que celle mise en place par Barack Obama puisque Mark Petterson, chef de cabinet du secrétaire au Trésor, Bill Duddley, président de la Réserve fédérale de New York, et Gary Gensier, président de la Commission des marchés dérivés, ont également fait carrière chez Goldman Sachsnote. La continuité entre l’administration Bush et l’administration Obama est d’ailleurs sévèrement critiquée par Joseph Stiglitz qui considère que les banquiers de Wall Street ont obtenu ce qu’ils voulaient : « Une équipe qui avait déjà démontré sa bonne volonté à fournir aux banques d’amples sommes d’argent à des conditions favorables. » Selon lui, le problème majeur qu’affronte l’administration en place est de « concevoir une vision du marché financier […]. Ces personnes, largement impliquées dans les erreurs du passé, sont-elles les bonnes pour cette tâche et pour prendre de difficiles décisionsnote ? ». Simon Johnson, ancien économiste du FMI, va encore plus loin en considérant que le lien étroit existant entre Wall Street et le gouvernement fédéral signe l’existence d’une puissante oligarchie aux États-Unisnote. Comme dans les pays émergents (Russie, Corée, Indonésie), eux-mêmes ravagés par une série de crises financières dans les années 1990, mais avec des moyens différents – notamment le lobbyisme auprès du Sénat et de la Chambre des représentants –, cette oligarchie s’enrichit grâce à ses liens privilégiés avec le pouvoir politique, lequel d’une part lui octroie des changements législatifs, comme l’abolition, en 1999, du Glass-Steagall Act interdisant la fusion des banques commerciales et des banques d’affaires, et d’autre part s’oppose à la mise en place de régulations contraignantes qui nuiraient à ses intérêts.

2. CES HOMMES QUI VALENT 3 MILLIARDS, OU COMMENT JUSTIFIER L’INJUSTIFIABLE

« L’intérêt personnel est toujours le meilleur juge […]. Mais l’intérêt personnel n’offre plus aucune indication, lorsque les intérêts particuliers ne servent pas de contrepoids les uns les autres. »

Jean-Baptiste Saynote

Bien que séparés, le monde économique ordinaire et celui des « surhommes » de l’économie sont bel et bien reliés. La finance occupe désormais une place prépondérante dans le capitalisme contemporain. Les firmes, tout comme les États, en dépendent. La manière de diriger les entreprises et les États en est profondément imprégnée : les dirigeants des firmes doivent être réactifs aux signaux du marché financier et œuvrer à la création de valeur pour l’actionnaire, les dirigeants politiques doivent prendre pour boussole les exigences des créanciers sur les marchés financiers. En bout de course, les salariés, eux aussi, y sont soumis : pour créer de la valeur au niveau réclamé par les fonds de pension – les fameux 15 % par an de rendement sur les fonds propres (ROE, ou return on equity) –, il faut réduire les frais de personnel, d’où les stratégies de délocalisation et les plans de licenciement qui les accompagnent. Les citoyens, quant à eux, en subissent les conséquences en termes de restrictions budgétaires et de charges fiscales.

Mais ce qui se passe dans le monde des « surhommes » doit aussi apparaître comme légitime aux yeux des habitants du monde économique ordinaire. La rhétorique marchande permet habituellement de faire face à l’épreuve de la justification : les rémunérations superlatives résultent, nous dit-on, de la « loi de l’offre et de la demande ». Tel est l’alpha et l’oméga du monde marchand, avec son impératif catégorique : Mets-toi en mesure de remplir une fonction marchande très demandée !

Mais la force de cet impératif s’est trouvée brutalement dévaluée. La crise économique la met à mal : l’argument de la concurrence ne parvient plus à justifier ce qui se passe dans le monde des « surhommes » de l’économie : les rémunérations superlatives deviennent des rémunérations obscènes.

DES VERTUS DE LA CONCURRENCE

Au cœur du discours économique dominant trône le mot d’ordre classique du libéralisme : « Laissez faire, laissez passer. » Le système de marché a ses lois que ni les politiques, ni aucune autre instance de régulation ne peuvent infléchir. Le mieux serait donc de laisser les marchés s’autoréguler selon les règles de la concurrence, règles qui fourniraient les justifications ultimes des écarts de rémunération.

L’économie politique est une forme de la théorie politique au sens où elle définit l’être-ensemble des citoyens composant une nation, mais aussi bien l’être-ensemble des humains et de la nature tels qu’ils se trouvent reliés les uns les autres dans ce que l’on appelle la globalisation économique, ou interdépendance des différents marchés. Elle est également une forme de théorie politique lorsqu’elle expose et justifie la répartition des richesses, lesquelles sont des moyens de satisfaire les désirs des individus et d’exercer un contrôle sur les individus moins bien dotés. Ce discours politique se présente le plus souvent sous un aspect quantitatif : des prix, des salaires ou des profits, et toutes ces grandeurs qui peuplent désormais le discours public comme le produit intérieur brut, le taux de croissance, etc. Comme la théorie économique s’écrit sous forme mathématique, on finit par croire qu’il s’agit d’un discours technique : rien de plus faux comme on va le voir en examinant la notion centrale de concurrence marchande.

La concurrence est caractérisée par un mécanisme, simple, expliquant la manière dont les ressources se répartissent pour assurer la production et la reproduction de la société. Pour qu’une entreprise se maintienne, il faut que le prix auquel elle vend les marchandises produites soit au moins égal aux salaires, profits et rentes payés pour les produire. Si ce prix est supérieur, l’entrepreneur réalise un surprofit ; sinon, il perd. Ces différences font se mouvoir les ressources productives d’entreprise en entreprise, d’industrie en industrie, de pays en pays. Des mouvements incessants qui sont impulsés par un moteur aussi ancien que l’humanité : l’intérêt matériel. Ce dernier fait que les salariés, les capitalistes et les propriétaires fonciers, à la recherche d’une meilleure rémunération de leurs ressources, changent de secteur d’activité. La série sans fin de mouvements des ressources d’une industrie à une autre permet ainsi d’assurer la reproduction de la société selon ce critère d’ajustement. C’est bien connu, mais ce n’est pas tout.

La concurrence est un argument servant à légitimer les rémunérations reçues et leur hiérarchie, notamment dans les comparaisons entre individus : si X gagne plus que Y, c’est que les capacités de X sont plus rares et plus recherchées que celles de Y. Mais l’argument est plus profond encore : le montant du revenu mesure ce que la société paie pour la contribution d’un individu, il mesure ce que vaut cet individu dans une société marchande. En ce sens, la politique de la concurrence s’infiltre jusqu’au plus profond de l’identité de chacun. Cette mesure n’est pas simplement symbolique en donnant à voir ce que vaut une personne aux yeux des marchés : elle dit aussi le vrai de cette valeur à soi-même, d’une manière difficile à écarter, même si chacun peut se construire un « roman social » donnant plus de relief à sa situation que ne le fait le montant de ses revenus.

La recherche du gain est certes une passion, une passion très puissante même, mais les comportements intéressés ne sont pas aussi hasardeux et imprévisibles que les autres mouvements passionnels. La recherche méthodique du gain a en effet ses raisons que la Raison se fait fort de découvrir et de mettre à profit pour gouverner les individus. Pour discipliner l’appât du gain et en faire le principe d’une forme de société, il faut un lieu adéquat : celui, précisément, du marché concurrentiel. Celui-ci se conçoit comme un dispositif social où l’on oppose l’intérêt matériel à lui-même. Le marché met l’intérêt d’un acteur face aux intérêts de tous les autres. Le prix de marché résulte de cet affrontement entre des intérêts opposés : le vendeur voudrait vendre plus cher, l’acheteur voudrait acheter moins cher, le prix qui en résulte est un compromis acceptable pour les deux parties, sinon la transaction n’aurait pas lieu. C’est cette forme de relation sociale que l’on résume en disant que le prix résulte du rapport de l’offre et de la demande. Le marché produit une socialisation des intérêts, laquelle rend possible la vie commune, alors même que chacun n’agit qu’en fonction de ses intérêts personnels.

La concurrence ne produit pas et ne suppose pas la moralisation des acteurs de l’économie, elle les contraint cependant, pour autant qu’ils cherchent rationnellement à satisfaire leur intérêt matériel, à faire l’effort de produire efficacement des biens de la meilleure qualité possible, seul moyen pour eux de rester sur le marché et de satisfaire la passion du gain qui les anime. C’est ce qu’Adam Smith avait caractérisé par la métaphore célèbre de la « main invisible », selon laquelle la recherche du gain par les individus aboutit à un résultat collectif que personne ne vise : la reproduction de l’ordre social et une situation meilleure pour tous.

Ceux qui font de la crise des marchés financiers un problème de moralisation des acteurs de la finance se trompent. La leçon de Smith comme celle des économistes modernesnote est claire : la moralité individuelle des agents du marché, leurs valeurs ou la nature de leurs motivations personnelles ne sont pas la question pertinente. Traders et autres spéculateurs ne sont pas subitement devenus des individus avides et cupides à la suite des politiques néolibérales de dérégulation des marchés de l’ère Thatcher-Reagan. Ils l’étaient tout autant auparavant. Ce qui a changé, c’est le dispositif marchand dans lequel ils évoluent : c’est le mode actuel de fonctionnement de la concurrence sur ces marchés qui se trouve pris en défaut.

ÉCONOMIE POLITIQUE DES RÉMUNÉRATIONS OBSCÈNES

Disciple de Gary Becker, prix Nobel d’économie pour ses travaux étendant la théorie économique à des domaines comme la démographie ou la criminalité, Kevin Murphy est un des principaux fourbisseurs de l’argument concurrentiel appliqué aux rémunérations des P-DG américains. Il distingue quatre composantes dans leurs rémunérationsnote : le salaire de base, les bonus liés à la performance, les stock-options et les plans d’intéressement à long terme. Avec des variations entre les secteurs (financier et non financier) et entre les entreprises selon leur taille, la répartition des quatre composantes tourne autour de 20 % pour le salaire de base, 60 % pour les bonus et les stock-options, et le reste pour l’intéressement à long terme. Le salaire est déterminé par référence à ce que paient les firmes concurrentes, sur la base de ce que fournissent les entreprises spécialisées dans la recherche de dirigeants. Bonus et stock-options entrent dans la catégorie de ce que l’on appelle les incitations : la rémunération varie en fonction d’indicateurs de performance conçus pour que son bénéficiaire serve au mieux l’intérêt de ceux qui le paient – c’est-à-dire, au final, les actionnaires. Une fois fixé le niveau de performance désiré, un bonus minimum tombe dès qu’un seuil de performance est atteint (le plus souvent, 80 % de l’objectif), puis le bonus s’élève avec la performance jusqu’à un nouveau seuil (120 % de l’objectif) au-delà duquel il n’augmente plus. La performance peut être rapportée d’une manière ou d’une autre aux bénéfices comptables ; mais elle est le plus souvent mesurée par les revenus perçus par l’entreprise dans le secteur financier. Le dirigeant qui reçoit des stock-options peut ensuite les négocier (sous certaines conditions de délais et de fiscalisation) dès lors que le cours des actions sur le marché a dépassé leur prix. Si les bons résultats de l’entreprise ont fait monter le cours de l’action sur les marchés financiers, le dirigeant gagne pour chaque action la différence entre le prix fixé pour les stock-options et le cours actuel.

Pour résumer : le salaire est établi en comparaison de ce que paient les entreprises considérées comme comparables, les bonus et les stock-options dépendent de la performance du dirigeant et de l’entreprise. Un salaire élevé permet de recruter un dirigeant de haut niveau, tandis que le bonus et les stock-options incitent le dirigeant à œuvrer dans le sens de l’intérêt des actionnaires ; on dit alors que les intérêts sont « alignés » sur ceux des actionnaires – c’est-à-dire les propriétaires du capital conformément aux principes du capitalisme financier contemporainnote. Une fois clarifiée la structure de la rémunération des P-DG, K. Murphy aborde deux questions délicates.

Qui détermine la rémunération des P-DG ? K. Murphy est ici embarrassé : il écarte l’idée que les P-DG définissent directement leurs rémunérations puisque, dans les sociétés cotées en Bourse, il existe un comité de rémunération (compensation committee) chargé de cette tâche. Toutefois, il sait que les membres de ces commissions ne font pas d’étude sur les rémunérations qu’ils accordent, que celles-ci sont définies sur la base de rapports émanant du département des ressources humaines ou des entreprises spécialisées, une fois validés par le P-DG. Il est donc obligé de concéder que « sans aucun doute, cependant, les P-DG et d’autres hauts dirigeants exercent pour le moins quelque influence à la fois sur le niveau et la structure de leur rémunération » ; mais il choisit ensuite, sans plus d’argument, d’« écarter le scénario cynique de comités de rémunération coupés du reste du monde et acceptant sans sourciller des rémunérations toujours plus lucrativesnote ».

L’EXEMPLE DE LA RÉMUNÉRATION DE J.-M. MESSIERnote

Dans un livre écrit du temps de sa splendeur, J.-M. Messier explique ce que sont les éléments et les montants de sa rémunération : « Ma rémunération comprend une partie fixe et une partie variable qui dépend de trois critères : l’évolution du résultat net du groupe, du résultat d’exploitation et du bénéfice par action. Ces paramètres reflètent à la fois la capacité de développement de l’entreprise et la création de valeur pour l’actionnaire. La partie fixe s’élève à 7 millions de francs bruts par an. La partie variable peut représenter jusqu’à deux fois la partie fixe, soit 14 millions. Ma rémunération globale brute peut donc varier de 7 à 21 millions. Compte tenu des résultats du groupe, j’ai touché environ 15 millions de francs bruts en 1998 et 20 millions bruts en 1999. » Il indique avoir reçu par ailleurs 2 millions de stock-options dont la valeur potentielle au moment de la publication de son ouvrage se montait à 150 millions de francs.

L’ouvrage indique également la manière dont cette rémunération est fixée : « Comme dans tous les grands groupes, mon salaire est fixé par un “comité de rémunération” issu du conseil d’administration et qui se compose chez Vivendi de trois personnalités : Jean-Louis Beffa, P-DG de Saint-Gobain, René Thomas, l’ancien président de la BNP, et Bernard Arnaud, patron de LVMH […]. C’est avec eux que je revois chaque année mon salaire, qui repose sur une méthode de calcul inchangée depuis ma nomination comme président en 1996 et qui a été déterminé par un cabinet spécialisé, Tower Perrins, sur les revenus de mes homologues en Europe et aux États-Unis. »

Outre l’information sur le montant du fixe, du variable et des stock-options composant cette rémunération patronale, le témoignage est particulièrement intéressant car il montre sans détour l’entre-soi des patrons du CAC 40 qui se fixent leurs salaires, l’existence des cabinets spécialisés rapportant les rémunérations les unes aux autres à un niveau mondial. Enfin, le rôle du patron dans la fixation de son propre salaire est rendu manifeste lorsque J.-M. Messier laisse échapper cet aveu : « C’est avec eux que je revois chaque année mon salaire » (je souligne).

Y a-t-il une relation entre performance et rémunération des P-DG ? Cette relation est mesurée par la sensibilité de la rémunération à la performance, c’est-à-dire par ce que gagne en plus le dirigeant lorsque la performance s’accroît. Sur la base des données américaines dont il dispose, K. Murphy aboutit là encore à des résultats mitigés : cette sensibilité diminue lorsque s’accroît la taille de l’entreprise et elle provient essentiellement des stock-options et de la détention d’actions par le dirigeant, dont le montant détenu diminue sur la période 1987-1996, la plus récente dont il dispose alors. Plus ennuyeux encore, la valeur des stock-options n’est pas indexée sur l’évolution des cours boursiers alors que l’on se trouve dans une période durablement ascendante des cours. Les salaires et les bonus des dirigeants s’élèvent alors pour des raisons qui n’ont rien à voir avec les performances de leurs bénéficiaires. Une étude a montré que la hausse des rémunérations des dirigeants américains du secteur pétrolier est pour moitié due à un facteur « chance » (la hausse du cours du brut) plutôt qu’à leur activité propre ; de même, les hausses considérables des rémunérations des hauts dirigeants du secteur de la finance en France suivent mécaniquement l’indice du volume de transactions à la Bourse de Parisnote. Le résultat global est décevant pour le théoricien de l’incitation, qui doit concéder : « Malheureusement, bien qu’il y ait une pléthore de cas montrant les conséquences pernicieuses de systèmes de rémunérations mal élaborés, la surprise est qu’il y en ait peu montrant qu’une sensibilité des rémunérations à la performance entraîne une relation plus étroite entre la performance et la valeur des actionsnote. »

DES PATRONS SUPERSTARS ?

Les économistes qui cherchent à justifier la formation des rémunérations patronales par la concurrence sont amenés à suivre d’autres directions. La première montre que le montant des rémunérations est lié à la taille des entreprises. C’est le résultat auquel aboutit une étude comparative conduite sur les rémunérations américaines, mais aussi internationales, sur la période 1980-2003 : l’évolution de la taille des grandes entreprises explique une grande partie de l’évolution des rémunérations de leurs dirigeants. La multiplication par 6 des rémunérations (hors inflation) correspond à la multiplication par 6 de la capitalisation boursière des grandes entreprises sur la périodenote. Les rémunérations des patrons sont donc hiérarchisées à l’aune des capitalisations boursières. Faut-il en déduire que la responsabilité d’un patron double lorsque la valeur boursière double ? On est bien loin de l’argument concurrentiel selon lequel la rémunération est définie par la contribution spécifique du facteur à la production (sa productivité marginale). Dans ce schéma, il faudrait nous expliquer par quel miracle la productivité du P-DG a pu croître avec la capitalisation boursière de l’entreprise, et au même rythme ! À défaut, on est face à un bel exemple des errements de la théorie de la finance, que Lawrence Summers moquait sous le nom d’« économie du ketchup » : démontrer que les bouteilles d’un demi-litre se vendent deux fois plus cher que les bouteilles d’un quart de litre ne nous dit pas si le prix du ketchup est correctement fixénote.

Aussi une deuxième voie d’argumentation s’est-elle développée à la suite de la réflexion de Sherwin Rosen sur le revenu des « superstarsnote ». Dès le début des années 1980, cet économiste fait remarquer que des rémunérations très élevées sont attribuées aux artistes et aux sportifs sur lesquels se concentre la demande des consommateurs. Les transformations dans les modes de communication et de reproduction des spectacles et des performances artistiques jouent un rôle important dans ce phénomène. Les rémunérations de superstars apparaissent à la fin du XXe  siècle, une fois ces technologies déployées et la concentration opérée sur un tout petit nombre de vainqueurs, à la limite un seul, puisqu’il est possible de reproduire à un très faible coût une performance musicale, cinématographique, etc., ou de diffuser la compétition sportive la plus réputéenote. En conséquence, des différences très faibles de talent peuvent conduire à des différences considérables dans les gains. Mais des modifications technologiques équivalentes n’ont pas eu lieu sur le marché des dirigeants. Bien que rituelle, la comparaison entre les deux domaines n’est pas convaincante.

Mais comment alors expliquer l’explosion de leurs rémunérations ? Les patrons seraient-ils soudainement devenus beaucoup plus rares au cours de ces trois dernières décennies ? La réponse de Rosen et des économistes qui le suivent tient dans l’introduction d’un effet multiplicateur appliqué aux rémunérations des personnes dont les talents sont réputés supérieurs. C’est ce que j’appelle, en référence à Voltairenote, le régime Micromégas de la concurrence : de minuscules différences entre les êtres se transforment en gigantesques différences de rémunération. La concurrence est ainsi marquée au coin de la disproportion. Un exemple suffit à illustrer ce principe. Reprenant la ligne d’argumentation établie par S. Rosen pour les superstars, X. Gabais et A. Landier expliquent : « La principale surprise est que la dispersion des talents des P-DG est extrêmement faible au sommet de la hiérarchie. Si l’on range les P-DG selon leur talent et que l’on remplace le P-DG situé au 250e rang par celui qui arrive en premier, la valeur de la firme est augmentée de seulement 0,016 %. Ces très faibles différences de talents se transforment en différences considérables de rémunération, comme on le voit avec la taille des firmesnote. » Appliqué aux chiffres colossaux des capitalisations boursières issues des vagues de fusion-acquisition, cet infime différentiel de talent « produirait » en l’occurrence 0,16 million de dollars pour chaque milliard de dollars de capitalisation boursière. Une fois ce multiplicateur en main, les rémunérations obscènes apparaissent d’une simplicité biblique : il « justifie » le fait que le P-DG d’une grosse capitalisation – par exemple, celle de General Electric qui se monte à 362 milliards de dollars – reçoive l’équivalent de sa « contribution » (0,016 %) à la valeur de l’entreprise, soit 58 millions de dollars.

THÉORIE DES TOURNOIS

L’autre piste explorée vise à rendre compte de la lutte qui a lieu lorsqu’il s’agit de se hisser au sommet de la hiérarchie des grandes organisations. On retrouve de nouveau S. Rosen associé à un autre membre de l’école de Chicago, Edward Lazearnote. Selon les deux économistes, la concurrence sur le marché du travail peut être comparée à une série de « tournois » entre les compétiteurs pour des postes situés de plus en plus haut dans la hiérarchie salarialenote. Deux éléments instructifs en ressortent pour ce qui regarde la formation des très hauts salaires. En premier lieu, pris ensemble, les compétiteurs pour le poste reçoivent globalement une rémunération égale à leur contribution au résultat de l’organisation, mais tel n’est plus le cas de chaque individu : le gagnant obtient une rémunération supérieure à sa contribution et les perdants une rémunération moindre. En second lieu, la différence entre les rémunérations devient désormais le moteur de l’incitation sur la durée de la vie professionnelle. En effet, puisque, dans les rangs inférieurs de la hiérarchie, la rémunération est inférieure à la contribution, l’incitation inscrite dans les inégalités de rémunération est d’autant plus forte que l’inégalité est prononcée. L’incitation doit être pensée en termes de parcours au sein de l’organisation : elle n’est plus rattachée à la contribution de l’individu, mais à sa capacité de vaincre ses adversaires à chaque « tournoi ». Ceux qui ne concourent pas ou qui ont été vaincus dans les « tournois » permettant d’accéder aux postes supérieurs de l’organisation sont finalement perdants. Il faut ici donner la parole aux auteurs lorsqu’ils tirent les conséquences de leur démonstration : « Considérons la structure des salaires des dirigeants. Le salaire d’un vice-président d’une société donnée est substantiellement en dessous de celui du président. Pourtant, le président est souvent issu du rang des vice-présidents. Le jour où un vice-président est promu président, son salaire peut tripler. Il est difficile d’affirmer que ses compétences ont triplé durant cette journée-là, ce qui pose des difficultés à la théorie standard […]. Cette difficulté s’évapore une fois placée dans le contexte du tournoi en vue de gagner un prix. Le président d’une société est considéré comme le gagnant d’un concours dans lequel il a gagné le premier prix. Son salaire est déterminé non pas en regard de sa productivité en tant que président, mais plutôt parce que ce niveau de salaire l’incite, lui et tous les autres salariés de la société, à se comporter d’une manière appropriée lorsqu’ils se trouvent dans les positions subalternes. Cette interprétation suggère que les hauts salaires gagnés par les présidents des grandes sociétés ne reflètent pas nécessairement leur plus grande productivité en tant que présidents, mais que cette structure de salaires les rend plus productifs au cours de l’ensemble de leur activité laborieusenote. »

On ne saurait être plus clair sur le tournant vers la disproportion qui est ici pris par les théoriciens de l’économie. Il n’est plus question de chercher la justification dans la technologie de transmission de l’information, la contribution spécifique du dirigeant ou dans les choix des consommateurs. Évoquer une structure des salaires qui rend plus productif tout au long de la vie, c’est faire aveu d’une foi irrationnelle dans les vertus accordées à la notion d’incitation. Surtout, avec cette théorie des tournois, il n’y a plus rien de mesurable à quoi raccrocher les rémunérations au sommet de la hiérarchie : au contraire, selon les auteurs, l’incitation est d’autant plus efficace que l’écart entre le prix accordé au gagnant et celui reçu par le second est grand. Statut et salaire sont étroitement associés sans qu’il existe de limite aux comparaisons envieuses visant à maintenir la disproportion avec ceux placés plus bas dans l’échelle statutaire : l’écart n’est jamais assez grand pour satisfaire la vanité ostentatoire dont Thorstein Veblen avait déjà perçu la présence dans les classes très aisées de l’Amérique de la fin du XIXe  sièclenote. L’organisation devient ainsi le lieu d’engendrement des rémunérations obscènes et, avec elle, l’idée de « modération rationnelle » dans la recherche du gain, caractéristique du capitalisme selon M. Weber, s’efface pour faire place à l’avidité. « Greed is good note  ! », dit un des protagonistes du film Wall Street note.

SOUS LES RÉMUNÉRATIONS OBSCÈNES, L’ORGANISATION DE LA FIRME

Si l’on veut comprendre comment sont formés les rémunérations des P-DG des grandes entreprises et les bonus des salariés, il faut donc pénétrer dans l’organisation de la firme. L’étude réalisée par deux professeurs de la Harvard Business School sur les banques d’affaires fournit un bon point de départ pour une telle explorationnote.

La banque d’affaires est conçue sur le modèle de l’entreprise en réseau, selon un principe d’organisation par projet et dont on a fait la caractéristique d’un nouvel esprit du capitalismenote. Souple, cette structure en réseau permet aux innovations nécessaires de se produire au plus près du « marché », mais elle rend difficile le pilotage de l’ensemble. La souplesse permet aux différentes équipes de suivre ce qu’elles perçoivent comme étant des affaires intéressantes, mais cela au détriment d’une stratégie d’ensemble. Un système de contrôle conçu au sommet se surimpose donc à la structure en réseau : il peut emprunter plusieurs voies (rapports sur les contacts avec les clients, évaluations émanant de ces derniers, etc.), dont celle d’un contrôle indexé sur le revenu engendré car, selon la formule d’un des banquiers interrogés, la banque d’investissement est « pilotée par le revenu ». À ces revenus sont associés les bonus, part substantielle des rémunérations dans ce secteur d’activité. Les bonus sont conçus pour répondre à une multitude de problèmes. Ils doivent motiver l’individu, l’inciter à aller dans le sens des intérêts de la direction et, en dernière instance, de ceux des actionnaires ; mais ils doivent aussi inciter les collectifs qui se créent à l’occasion de projets à œuvrer au profit de ces mêmes intérêts. En ce sens, la structure de distribution des bonus reflète la structure de coopération interne à l’organisation. L’idéal, de ce point de vue, serait d’avoir une seule enveloppe à partir de laquelle seraient définis les bonus individuels, mais cet idéal se heurte aux « différences culturelles » entre les secteurs ainsi qu’aux difficultés de l’évaluation des performances individuelles. Dans les firmes examinées par les deux auteurs, la répartition s’effectuait sur la base des contrôles externes en provenance des clients et des souhaits des personnes concernées. La difficulté pratique réside dans un difficile équilibre entre deux types de considérations : les bonus doivent être au niveau de ce qui est payé par les autres banques d’affaires (car, à défaut, la banque court le risque de voir un de ses actifs principaux – les salariés – la quitter) ; les bonus doivent également être proportionnés à la performance individuelle, cela tout en permettant de satisfaire le désir de reconnaissance des traders vis-à-vis de leurs collègues. Dans ce cadre social, comme ailleurs mais sans doute plus qu’ailleurs, compte tenu de la taille des bonus rapportés aux salaires de base, la comparaison interpersonnelle joue un rôle décisif : le bonus est jugé suffisant à partir du moment où son montant marque monétairement, et donc symboliquement, la reconnaissance de la hiérarchie à l’égard de la personne qui le perçoit. Cette dimension d’équité interne est considérée comme très importante par les différents acteurs.

Olivier Godechot retrouve aujourd’hui les mêmes éléments sur la place de Paris, lorsqu’il examine la manière dont le partage des bonus engendre une tension entre récompenser les mérites des salariés et les retenir pour éviter qu’ils ne passent à la concurrence : « On paie nos mecs pour qu’ils ne se barrent pas », explique un responsable de salle de marchénote. Mais il faut aussi limiter les comparaisons entre les bénéficiaires des bonus, au point que dévoiler le montant de son bonus y est considéré comme une faute professionnelle et une raison pour qu’il ne soit pas versénote. Son étude met toutefois l’accent sur le problème de la légitimité de l’appropriation, c’est-à-dire de la fiction selon laquelle certains sur la salle de marché peuvent dire qu’ils ont droit à telle part. Le terme « fiction » n’a rien à voir avec le vrai ou le faux, mais avec le légitime et l’illégitime : la fiction définit qui a légitimement droit à une ressource. Cette situation n’a rien de spécifique aux traders des banques d’investissement : les fictions abondent dans les pratiques de partage. Par exemple, depuis l’instauration du code civil en 1804, la loi française prévoit que, en l’absence d’un testament, le partage des biens du défunt sera fait d’une manière égale, en raison de la fiction juridique selon laquelle « le père aime également ses enfants ». Plus près de nous, à la suite de la proposition du sénateur Henri Caillavet, la loi française de 1977, imitée depuis par de nombreuses autres législations européennes, a inscrit la fiction d’une solidarité présumée du défunt avec ses concitoyens malades : à défaut d’un refus manifesté de son vivant, la loi permet de prélever les organes sains de la personne en situation de mort encéphalique afin de soigner les malades qui ont besoin d’une greffe d’organes. La fiction qui a cours sur les salles de marché n’est certes pas de l’ordre de la solidarité, mais elle définit elle aussi un « droit de propriété ». L’enveloppe de bonus étant calculée après que les frais généraux, les provisions pour risques et les fonds propres rémunérés (ou les dividendes payés aux actionnaires) ont été payés, les fonds restants apparaissent comme une richesse disponible. La fiction de l’appropriation repose sur le fait que chaque trader s’est vu attribuer, dans son activité, un accès propre à certaines ressources – tel type de produits, de transaction, telle limite sur les fonds qu’il peut engager, tel niveau d’exposition aux risques de marché. C’est sur la base de ce quasi-droit de propriété qu’il peut ensuite avoir le sentiment que c’est son action personnelle qui a fait la valorisation de ces actifs, qu’il en est personnellement responsable et qu’il doit donc légitimement en retirer personnellement les fruits.

Une fois en place, la fiction de l’appropriation explique les différences dans les portions dévolues aux différents secteurs de la salle de marché, ainsi qu’on l’a vu au début du premier chapitre : plus l’individu se trouve placé près du « marché » et plus la fiction d’appropriation joue son rôle de légitimation du bonus. Les traders et les vendeurs, soit 40 % des acteurs de la salle de marché, captent 80 % du bonus ; les ingénieurs financiers, les analystes, les informaticiens et les contrôleurs de risque, 60 % des salariés, doivent se partager les 20 % qu’on veut bien leur laisser.

POUVOIR D’APPROPRIATION ET SINGULARITÉS

Dans le cas des dirigeants, la fiction repose sur la responsabilité et la proximité à la prise de décision. En étudiant les modes de recrutement des hauts dirigeants des grandes entreprises américaines, Rakesh Khurana a perçu la force de cette fiction chez les acteurs. Les directeurs chargés de recruter un nouveau dirigeant ne cherchent pas à comprendre les raisons de son succès dans les postes qu’il a occupés ; ils ne cherchent pas à isoler ce qu’a pu être son rôle par rapport à des facteurs tels que l’environnement économique, la qualité des personnels, les formes de concurrence ou tout simplement la chance. Cette croyance forte dans la fiction qui attribue les résultats d’une firme à l’action du dirigeant « est largement répandue parmi les membres des comités d’administration qui la reçoivent comme une conviction virtuellement religieuse. La mettre en question est tabou. Entre autres parce qu’il leur est difficile de discuter objectivement du rapport entre dirigeant et résultats de la firme : cela remettrait en cause des croyances très ancrées sur la méritocratie dans l’organisation et cela questionnerait les raisons pour lesquelles ils se trouvent eux-mêmes au sommet de la hiérarchienote ». Lorsque les dirigeants doivent justifier leurs rémunérations, ils recourent très fréquemment à ce genre de fictions, comme Antoine Zacharias, ancien P-DG de Vinci, qui déclare au cours de son procès : « Les actionnaires sont forcément gagnants puisque j’ai multiplié par 1 000 la capitalisation boursière de Vinci, entre 1997 et 2006, qui est passée de 40 millions d’euros à 40 milliards d’eurosnote. » Notez ce « j’ai », tout aussi abusif que révélateur. On trouvait le même procédé au cœur du message de J.-M. Messier : « Je revendique le droit de gagner de l’argent. Et même beaucoup d’argent si je remplis avec succès les missions pour lesquelles on m’a mis à la tête de Vivendi : développer un groupe qui fait vivre 250 000 salariés, sans compter leurs familles, et auquel 700 000 actionnaires ont confié leur épargne. Un patron est d’abord celui qui tient la barre. Vous pouvez avoir les collaborateurs les meilleurs, les métiers les plus solides, il y a toujours des moments où vous avez l’impression que la tempête va tout balayer. Dans ces instants, la solitude du pouvoir est totale. Ma rémunération globale est la contrepartie de cette responsabilité. On ne trouvera pas un argument qui me pousse à en rougirnote. »

La fiction qui permet au dirigeant de placer un « je » en lieu et place de dizaines de milliers de salariés, de leur travail, de leur activité et de leurs innovations, sans lesquels l’entreprise n’est rien, est désormais au cœur de l’appropriation des profits sous forme de rémunérations obscènes, dans l’industrie comme dans la finance. On peut ainsi revenir au célèbre aphorisme de Pierre-Joseph Proudhon : « La propriété, c’est le vol ! » La formule dont il se montre si fier est le fruit d’une argumentation qu’elle a fini par masquer. À la fin des années 1830, comme bien d’autres penseurs, Proudhon s’efforce de comprendre la société industrielle et tout particulièrement le salariat considéré comme une situation sociale massive et durable. Le profit capitaliste prend la place de la rente foncière, et il s’agit – pour lui comme pour Karl Marx développant la théorie de la plus-value dans Le Capital – d’expliquer l’origine des revenus perçus du fait de la possession de capitaux. C’est dans le mémoire sur la propriété que le socialiste français met au jour l’argument du collectif, de la force collective qui est au cœur de sa conception de la relation entre le capital et le travail : « Le capitaliste, dit-on, a payé les journées des ouvriers ; pour être exact, il faut dire que le capitaliste a payé autant de fois une journée qu’il a employé d’ouvriers chaque jour, ce qui n’est point du tout la même chose. Car, cette force immense qui résulte de l’union et de l’harmonie des travailleurs, de la convergence et de la simultanéité de leurs efforts, il ne l’a point payéenote. » Le thème de l’organisation est alors neuf ; la grande entreprise et sa population rapidement croissante d’experts en organisation ne naîtront qu’un demi-siècle plus tard. Tel n’est plus le cas de nos jours. Par un renversement remarquable, ce sont les maîtres de ces grandes organisations qui s’approprient le travail collectif, non qu’ils nient le rôle joué par « l’union et l’harmonie des travailleurs, la convergence de leurs efforts », en un mot le collectif qu’est l’organisation, mais parce qu’ils croient et font croire que le bon fonctionnement de l’organisation tient à leur personne.

Les fictions grâce auxquelles les rémunérations superlatives sont légitimées aux yeux des acteurs eux-mêmes et de leurs auditoires ne fixent par elles-mêmes aucun niveau absolu de rémunération. La recherche de statut par comparaison envieuse avec ses rivaux produit seulement un niveau relatif de rémunération : « Gagner plus que X. » La recherche d’une position relative favorable peut être menée sur la base de salaires annuels mesurés en dizaines de milliers de dollars ou d’euros aussi bien qu’en dizaine de millions.

CONSEILS D’AMIS

Ancien consultant spécialisé dans la détermination des rémunérations des dirigeants, Graef Crystal explique que les entreprises américaines vivent dans un monde dans lequel tous les individus sont au-dessus de la moyenne lorsqu’il s’agit de la rémunération des dirigeants. Cette situation paradoxale prend corps grâce aux services des consultants qui élaborent le schéma de rémunération (compensation package) du dirigeant en la rapportant à celle perçue par un groupe de référence, avantageusement choisi. Les membres du comité de rémunération sont ainsi amenés à penser que l’entreprise dont ils s’occupent serait symboliquement dégradée si elle ne payait pas ses dirigeants au-dessus de la moyenne. Une décision contraire pourrait laisser entendre que l’entreprise n’est pas gérée d’une manière supérieure à la moyenne des entreprises comparablesnote. Une fois le mécanisme enclenché et répandu, chaque augmentation de rémunération entraîne un accroissement de la valeur de référence, et ainsi de suitenote.

Les dirigeants sont recherchés et loués pour leurs capacités de décision et leur aptitude à obtenir des membres de l’organisation qu’ils aillent dans le sens de la stratégie élaborée. En ce sens, ils ont du pouvoir. Ce pouvoir ne disparaît pas lorsqu’il s’agit de fixer leur propre rémunération, y compris lorsque l’organisation est conçue comme une série de relations d’agence emboîtées les unes dans les autres. Une relation d’agence est une situation organisationnelle dans laquelle le propriétaire cherche à ce que ses agents aillent dans le sens de son intérêt. Pour l’y aider, les économistes construisent des systèmes d’incitations conçus afin que l’intérêt de l’agent aille dans le sens de celui du propriétaire – ce que l’on appelle « aligner les intérêts ». Comme on l’a vu dans l’argumentaire de K. Murphy, les bonus et les stocks-options alignent l’intérêt des dirigeants de l’entreprise sur celui des actionnaires, et les bonus calculés sur la performance alignent l’intérêt des membres de l’entreprise sur celui des dirigeants. Ces mécanismes miment-ils le marché au point que l’on puisse dire que les rémunérations patronales sont identiques à des revenus formés sur un marché concurrentiel ? Les rapports de forces à l’intérieur de l’organisation sont-ils équivalents à ceux que font valoir les échangistes sur un marché ?

Le conseil d’administration (board of directors) joue un rôle central. Chargés de représenter les intérêts des actionnaires, les administrateurs sont choisis parmi des personnes indépendantes, au sens où elles n’ont pas de relations d’affaires avec la société qui les recrute. C’est au sein de ce conseil que sont choisis les membres du comité de rémunération des dirigeants. Les arguments de K. Murphy et de ses collègues reposent sur l’idée que les membres du conseil d’administration ont un intérêt aligné sur celui des actionnaires et qu’ils vont faire en sorte que les intérêts du P-DG et de ses collaborateurs directs le soient également. Qu’en est-il dans la pratique ?

Lucien Bebchuk et Jesse Fried, juristes et économistes spécialisés dans la finance, développent la thèse du pouvoir managérial pour expliquer les dysfonctionnements dans la formation des rémunérations des dirigeantsnote. Selon eux, les conseils d’administration ne jouent pas le rôle qui leur est attribué : les administrateurs n’ont en général ni le temps ni les incitations pour cela. Les conseils d’administration se réunissent peu souvent ; leurs membres sont le plus souvent eux-mêmes des hauts dirigeants (40 %, dont la moitié de P-DG) d’autres entreprises. Les deux auteurs estiment le temps consacré par ces personnes à leur tâche d’administrateur entre 100 et 190 heures par an : ce temps leur est bien payé puisque la rémunération moyenne pour les mille plus grandes entreprises américaines se monte à 116 000 dollars annuels – on n’est pas dans le bénévolat ! Au-delà de ces questions matérielles, il faut tenir compte du fait que les administrateurs doivent travailler en bonne entente avec le P-DG : ils sont censés former une équipe pour donner le meilleur d’eux-mêmes aux actionnaires et non se battre les uns contre les autres. Les directeurs ne sont donc pas structurellement en position de critiquer le P-DG… ou de rogner sa rémunération. D’ailleurs, appartenant au même monde social, la croyance dans la fiction du dirigeant leur est commune, comme l’est leur sentiment de légitimité des rémunérations qu’ils touchent et qu’ils accordent à leurs confrères. On peut difficilement croire que les administrateurs sont amenés à se comporter comme des acteurs économiques rationnels négociant âprement la rémunération du P-DG. On voit bien ce qu’ils pourraient perdre à jouer les Savonarole des rémunérations patronales : leurs jetons de présence, leurs liens sociaux et amicaux, l’estime de leurs collègues, et leur propre niveau de rémunération. Que risquent-ils à ne rien faire pour s’opposer à l’envol des rémunérations ? Bien peu de chose. D’un point de vue juridique, à peu près rien, puisque les juges américains considèrent que les conseils d’administration sont souverains en matière de détermination des rémunérations des dirigeants. À partir du moment où les procédures requises ont été mises en œuvre – existence d’un comité de formation des salaires composé d’administrateurs indépendants ayant reçu quelques informations, écrites ou orales, de la part du service des ressources humaines de la société ou de consultants en rémunération –, les cours de l’État du Delaware, où sont situés nombre de sièges de sociétés en raison des lois peu exigeantes de cet État, estiment que la rémunération ne peut être légalement remise en cause sauf dans le cas où, manifestement irraisonnable, elle est assimilée à un gaspillage. Un standard « extrême qui est rarement satisfait lorsque des actionnaires vont devant la justice », relève la Cour suprême de l’État du Delaware. En lieu et place, selon cette cour, « le montant et la structure des rémunérations des dirigeants sont par nature affaire de jugement [des administrateurs] », jugements qu’elle considère avec « grande déférencenote ». La seule contrainte réelle face à ces comportements de connivence entre le conseil d’administration et le P-DG est le scandale public et son coût pour la société et ses administrateurs. La morale ou le pouvoir du faible ! Pouvoir d’autant plus faible que les consultants en rémunération sont des experts en camouflage, c’est-à-dire en procédures permettant de rendre plus difficile la perception exacte des rémunérations que reçoivent les P-DG au moyen des retraites chapeaux, des rémunérations à retardement, des avantages durant la retraite, dont il serait dommage de ne pas citer quelques exemples : « AOL Time Warner paie son ancien P-DG, Gerald M. Levin, 1 million de dollars par an en tant que conseiller à raison d’un maximum de cinq jours par mois. En 2000, Henry Hoyt, P-DG de Carter-Wallace à la retraite, a obtenu un montant de 831 000 dollars aux mêmes conditions. Charles Lee, P-DG de Verizon, a négocié un contrat de consultant de 6 millions de dollars pour les deux premières années de sa vie de retraité. Ronald Allen, P-DG de Delta Airlines, a obtenu une retraite chapeau lui accordant 3,5 millions de dollars de consultations sur sept ans. La documentation officielle de la société indiquait que ces consultations “devront être réalisées au moment et dans les lieux qui lui procureront le moins d’inconvénients”note. »

LE CAS DE L’ANCIEN P-DG DE LA SOCIÉTÉ VINCI

En mars 2010, A. Zacharias, ancien P-DG de Vinci, retraité résidant en Suisse, comparaissait devant le tribunal correctionnel de Nanterre pour répondre d’une accusation d’abus de biens sociaux – une nouveauté, car jusqu’alors c’est devant un juge civil et non pénal que ces questions sont débattues – alors que la société est dans une situation florissante. Il s’y rend à la suite de la plainte d’un actionnaire qui s’estimait lésé par le montant des rémunérations de l’ancien dirigeant. Bloquée pendant trois ans, sa rémunération était passée de 2,9 millions d’euros en 2003 à 4,3 millions en 2005. En outre, il avait reçu 290 000, 899 000 et 700 000 stock-options au titre des années 2004, 2005 et 2006. Suite à un différend avec son successeur, A. Zacharias fut poussé au départ et une partie de ses stock-options annulée. Néanmoins, en raison de son augmentation de salaire, sa prime de départ (ou parachute doré) s’était élevée à trois fois sa rémunération, soit 12,6 millions d’euros, et sa retraite complémentaire (retraite chapeau) à 2,1 millions d’euros par an (50 % de son salaire). Rappelant que les membres extérieurs du comité de rémunération qui refusaient de déplafonner la rémunération du P-DG avaient été évincés et remplacés par d’autres, dont le Britannique Quentin Davies, la journaliste qui couvre l’affaire rapporte cet échange entre la présidente du tribunal et A. Zacharias :

« Pourquoi avoir choisi M. Quentin Davies ?

— Il avait le profil idéal. Étant anglo-saxon, il est plus indépendant, avec un rapport moins sentimental, disons décomplexé, à l’argent…

— Pourquoi a-t-il accepté cette charge ?

— Sans doute pour arrondir ses fins de mois, car un membre du comité des rémunérations touche plus qu’un simple administrateur. »

La rémunération de A. Zacharias était entièrement dépendante des résultats, dont les résultats boursiers. Le système avait été mis au point par le cabinet de conseil Towers Perrin. Interrogé, le représentant du cabinet « expose ses réserves sur la formule de variabilité à 100 % de la rémunération », seul exemple, à sa connaissance, de tout le CAC 40. Il souligne les risques inflationnistes de ce mode de calcul et son impact sur l’indemnité de départ et le montant de la retraite.

« Les membres du conseil ont-ils pu lire ce rapport ?

— Il était accessible aux administrateurs, mais ils ne l’ont pas demandé. »

Donc les administrateurs, y compris ceux qui avaient été évincés du comité de rémunération, n’ont rien dit. Et A. Zacharias de se défendre : « Si certains avaient été courageux et voulaient s’opposer à cette rémunération, rien ne les empêchait de défaire ce qu’ils avaient fait. »

En première instance, A. Zacharias a été relaxé des charges qui pesaient sur luinote ; mais il a été condamné par la cour d’appel pour abus de pouvoir (éviction de trois membres du comité de rémunération, opposés à la nouvelle formule de rémunération). L’ancien P-DG de Vinci s’est pourvu en cassationnote.

Du point de vue de la sociologie de l’organisation, les dirigeants sont dans une situation qui n’a que peu à voir avec le marché car ils pèsent de tout leur poids lorsqu’il s’agit de fixer le niveau et l’évolution de leurs rémunérations. Il y a bien une transaction entre des personnes physiques et des personnes morales (des organisations), mais il n’y a pas transaction marchande concurrentielle – a-t-on jamais vu un candidat pour un poste de direction enchérir sur ses concurrents en proposant d’assumer les responsabilités pour un moindre salaire ? Entre les actionnaires et le P-DG intervient toute une série d’intermédiaires qui décident sur la base de ressources qui ne sont pas les leurs, mais dans lesquelles ils puisent pour aligner les intérêts des actionnaires, les leurs propres et ceux du dirigeant. Surtout, dans le cadre des organisations au sein desquelles ces transactions se déroulent, le mécanisme social de modération des passions acquisitives ne joue plus son rôle et le désir de l’enrichissement sans limite, en l’espace de quelques années, refait surface. Il peut bien y avoir des luttes – sans doute même des luttes très dures – aux sommets de ces hiérarchies organisationnelles entre les personnes se disputant l’accès aux rentes dont se nourrissent les rémunérations obscènes, mais elles n’ont plus rien à voir avec la lutte concurrentielle. Une fois arrivé au sommet, le gagnant rafle la mise : c’est le règne de la disproportion.

QUI PERD GAGNE

Un autre grand problème concerne le manque de sensibilité des rémunérations aux performances de la société. En effet, les évolutions des rémunérations sont souvent reliées aux cours boursiers qui dépendent de bien d’autres choses que des performances personnelles des dirigeants, notamment des taux d’intérêtnote. On retrouve là la dimension de rémunération par la « chance » évoquée plus hautnote. G. Crystal, qui a longtemps travaillé dans le conseil en rémunération avant de changer son fusil d’épaule et de travailler pour le compte des actionnaires et des fonds de pension – notamment celui des fonctionnaires de l’État de Californie, le CalPERS –, a étudié quatorze sociétés dont les résultats ont un fort caractère cyclique. Entre 1988, le taux de rendement médian des actions était seulement 9 % au-dessus de ce qu’il était en 1984, mais le salaire médian des dirigeants était de 56 % plus élevé. Comment en était-on arrivé là ? « Par le chemin suivant : de grosses augmentations quand les performances s’élèvent, couplées à une absence de baisse, voire une légère hausse, quand les performances déclinentnote. » Renversant la célèbre formule du général Foch au soir de la bataille victorieuse de la Marne, en septembre 1914, les rémunérations des P-DG disent : « Je ne sais pas qui a fait perdre de la valeur aux actions, mais je sais qui leur en a fait gagner. » Ces pratiques n’ont pas faibli depuis. Quelques exemples fournis par L. Bebchuk et J. Fried permettent de s’en faire une idée concernant le sort de dirigeants ayant purement et simplement échoué dans leur tâche : « Jill Barad, P-DG de la société Mattel, a reçu 50 millions de dollars de compensation de départ, deux ans après sa prise de fonction, période au cours de laquelle la valeur des actions a chuté de 50 %, faisant partir en fumée 2,5 milliards de dollars en capitalisation boursière […]. La société Procter & Gamble a accordé 9,5 millions de dollars à Durk Jaeger, le P-DG qu’elle poussait vers la sortie, bien qu’il n’ait été à la tête de la société que pendant dix-sept mois et que l’action de la société ait perdu 50 % de sa valeur, soit une perte de 70 milliards de dollars de capitalisation boursièrenote. »

Le récent rapport d’enquête du Sénat américain confirme. Entre 2003 et 2008, Kerry Killinger, P-DG de Washington Mutual, a reçu 100 millions de dollars de la banque qu’il mène à la ruine – c’est la plus importante faillite bancaire américaine à ce jour. Son départ ne se fait pas dans la douleur : il s’en va lesté de 25 millions de dollars. Son successeur n’est pas maltraité, en étant accueilli par un « bonus de signature » de 5,7 millions de dollars. Deux semaines plus tard, la banque est rachetée pour sauver ce qui peut l’être : son contrat lui donnait droit à 11 millions de dollars d’indemnitésnote

« PARCE QUE JE LE VAUX BIEN »

Dans son étude sur le « marché externe des dirigeantsnote », R. Khurana explore une autre facette du problème, celle qui est la plus conforme à l’idée d’échange marchand, entre des acteurs sans liens personnels ni rapports de forces nichés dans les replis d’organisations complexes. Va-t-on enfin voir à l’œuvre la discipline des passions que la concurrence marchande est supposée accomplir ? L’enquête sociologique est décevante pour les tenants de la vision marchande : certes, les dirigeants doivent faire leurs preuves, et ce de plus en plus rapidement, au risque de se trouver en mauvaise position vis-à-vis de leurs mandants, mais cela ne se traduit pas par la recherche rationnelle d’un dirigeant capable de suppléer les défauts du précédent.

Avec l’arrivée du capitalisme financier et la fin du capitalisme managérial qui avait prévalu des années 1920 aux années 1970-1980, le mode de désignation du dirigeant change : l’ancien P-DG ne choisit plus son successeur. Cette tâche est désormais l’affaire de l’équipe des directeurs (board of directors). Comment les directeurs s’y prennent-ils ? Sous quelles contraintes opèrent-ils ? La phase de recherche doit être rapide, surtout si la société est en difficulté. Les analystes financiers attendent de connaître leur choix pour former leur appréciation de la nouvelle direction et, donc, de la société sur le marché boursier. Muni d’une « feuille de route » assez vague, rarement fondée sur une analyse détaillée des causes des difficultés présentes, un comité de recherche se met en place afin de définir une première liste de candidats possibles, liste établie sur la base de l’interconnaissance, les directeurs siégeant dans les comités de plusieurs sociétés. Ensuite intervient une société spécialisée dans le recrutement des dirigeants. Pour l’essentiel, celle-ci n’a pas pour tâche d’élargir la liste ou de fournir des informations qui manqueraient aux directeurs : son rôle consiste à se placer en position d’intermédiaire de manière à éviter les conflits ouverts et à permettre aux parties prenantes de « sauver la face » quoi qu’il arrive. Elle contribue aussi à donner un vernis de légitimité à l’ensemble du processus : les choses auront été faites dans les règles et en y mettant le prix, puisque le coût de l’opération de recrutement est habituellement fixé au tiers du salaire du dirigeant, plus les frais engagés. On est loin d’une recherche rationnelle telle que les économistes la présentent : l’interconnaissance est forte entre le petit nombre des directeurs et les candidats possibles ; les directeurs ne dépensent pas leurs propres ressources, mais celles des actionnaires. Par ailleurs, comme la société est dans une situation difficile, les directeurs ne peuvent prendre trop de temps : on est dans un « marché de vendeur ». Cette position favorable au P-DG dans la négociation de sa rémunération et des conditions d’exercice de son mandat est renforcée par le fait que les directeurs cherchent une « personnalité d’exception ». Ils recherchent, selon les dires de l’un d’entre eux, « un leader, pas un politique », c’est-à-dire un dirigeant qui a su survivre au sein de sa sociéténote. Le nouveau P-DG n’est pas tant défini par ses compétences managériales générales, ou ses compétences spécifiques – dans ce cas, il faudrait le choisir au sein de la société –, que par sa capacité à tracer une stratégie et à insuffler énergie et confiance aux salariés. Bref, cherchant un leader qui a du charisme, payant avec les fonds d’autrui, les directeurs ont peu de raisons de se montrer très exigeants quand vient la phase de négociation des rémunérations.

L’étude de R. Khurana nous ramène à la disproportion, cette caractéristique centrale du régime Micromégas de la concurrence. Entre les rémunérations obscènes et les rémunérations du monde économique ordinaire, il n’y a plus de commune mesure : les euros comptés par centaines ou par quelques milliers ne sont plus suffisants, et il a fallu inventer d’autres unités. Les rémunérations obscènes se mesurent désormais en salaire annuel médian ou en vie-salaire médiane. Il n’y a plus non plus aucune proportion entre les très faibles différences qui distinguent les dirigeants et les très fortes différences de rémunération qu’ils touchent. R. Khurana suggère de concevoir l’opération de recrutement externe à l’image de la recherche d’un « sauveur charismatique » plutôt que comme une démarche économiquement rationnelle. Reste à savoir ce qui fait exactement le charisme que les « croyants » attachent à la personne élue.

Dans un registre moins mystique, Lucien Karpik propose le concept d’économie des singularitésnote. L’économie des singularités concerne les transactions caractérisées par l’incertitude sur la qualité des produits et services offerts sur le marché. Lorsque cette qualité est connue, l’échange se réalise une fois que le consommateur a évalué le meilleur rapport qualité-prix. Qu’en est-il lorsque la qualité échappe à l’appréciation du consommateur ? Le marché s’effondre, répondent les économistesnote. En effet, si l’acheteur ne sait pas reconnaître la qualité d’un bien, un prix plus bas ne lui apporte pas d’information fiable : ce prix signale-t-il une moindre qualité, ou bien pointe-t-il le fait que le vendeur est pressé de se défaire d’un produit dont la qualité est bonne ? Dans le premier cas, la décision rationnelle serait de repousser l’offre, alors que, dans le second, il faudrait s’en saisir. L. Karpik montre que de telles situations sont nombreuses (notamment sur les marchés des services de professionnels – avocats, psychiatres, cours de soutien scolaire, etc. – et sur les marchés des produits culturels – cinéma, musique, etc. – ou de prestige – grands vins, haute couture, etc.) et il étudie les dispositifs grâce auxquels des jugements peuvent être formés pour réduire la situation d’incertitude, faire en sorte que le marché se tienne et que les biens singuliers s’échangent. Dans un marché de singularités, la qualité du produit est essentielle, le prix auquel on la paie n’est pas le critère selon lequel se prend la décision, car ce qui est en jeu, c’est le fait de trouver le bon produit, celui qui est adapté au statut social du consommateur, celui qui vous propulse dans le petit monde des personnes de bon goût.

Les entreprises étudiées par R. Khurana se trouvent dans une situation similaire, dans laquelle l’incertitude est très forte. L’enjeu symbolique est également très fort : la société est en difficulté et cherche un dirigeant capable de la tirer de l’ornière dans laquelle elle se trouve. Est-elle capable de recruter un dirigeant réputé pour y parvenir ? La qualité et la symbolique de la qualité sont donc premières, le prix, c’est-à-dire ici la rémunération du nouveau P-DG, ne vient qu’en second. Et comment mieux montrer cette symbolique qu’en frappant les rémunérations accordées au « sauveur » au coin de la disproportion ? La sociologie de l’économie a depuis longtemps mis en évidence le caractère symbolique et sacralisant des prix de disproportion : c’est le cas du « prix » des enfants, c’est-à-dire le montant du dédommagement à la suite d’une mort accidentelle, ou de celui des œuvres sur le marché premier de l’art modernenote. On sait désormais que c’est aussi le cas du marché des dirigeants. Philippe Jaffré, l’ancien P-DG d’Elf-Aquitaine, en donnait une expression sans fard. Lorsqu’il s’agissait de défendre les rémunérations et stock-options qu’il avait perçues, il n’était question sous sa plume de concurrence qu’à une seule reprise et sans plus de précision. En revanche, pris dans les délices de l’autoanalyse, il s’étendait longuement sur le mécanisme de comparaison envieuse qui est au cœur du processus : « Mon cas personnel tout d’abord. L’argent n’a jamais été ma motivation. Ma motivation a toujours été d’être distingué, reconnu, sur la base de mon travail et de mes résultats par mes pairs. Eh bien ! Être reconnu, c’est disposer d’un statut social comparable, grosso modo, à ceux qui exercent des résultats semblables aux vôtres. Dans le cas d’Elf-Aquitaine, avec qui pouvais-je être comparé ? Vous ayant entendu tout à l’heure, je devine votre réponse : avec la moyenne de la population française, avec la moyenne des salariés français. Dans ce cas, il est clair que j’étais excessivement bien traité. Mais je pense que vous accepterez aussi l’idée qu’il n’était pas anormal que je me compare – et que le conseil d’administration d’Elf-Aquitaine, qui fixait ma rémunération, me compare – aux dirigeants des groupes pétroliers comparables à Elf-Aquitaine. Les responsabilités, le travail étaient comparables. Alors là, ma situation était nettement moins flatteuse. Pour fixer les ordres de grandeur, disons que les P-DG d’Exxon ou de BP gagnaient 15 ou 20 millions de francs par an, tandis que, moi, arrivant à Elf, ma rémunération était de l’ordre du million de francs. Alors, je comprends bien… un million de francs par an, c’est, pour la quasi-totalité des Français, une somme gigantesque. Mais au nom de quoi les dirigeants français devraient-ils accepter que leur situation personnelle, leur statut social, soient aussi nettement différents de ceux de leurs homologues ? Par esprit de sacrifice. C’est sûrement sympathique mais c’est proprement irréalistenote. »

Éclairante réponse où la passion du gain est rejetée parce que négligeable dans la première phrase, puis fermement revendiquée dans la dernière à titre de support de la recherche de statut. Visant à justifier des rémunérations superlatives, cette réponse manifeste la modification profonde de ce que l’on appelle la concurrence dans le monde des « surhommes » de l’économie. Elle en montre tout d’abord l’éloignement vis-à-vis de la pratique commune : après tout, si P. Jaffré se trouvait si mal rémunéré avec un million de francs en arrivant en 1993 à la direction d’Elf-Aquitaine, il pouvait toujours aller offrir ses services à Exxon et BP pour accéder à ces postes auxquels il se comparait et obtenir les salaires qui excitaient sa recherche de statut et de reconnaissance. C’est bien ainsi que l’on entend la concurrence dans le monde économique ordinaire. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Sans doute parce qu’il était beaucoup plus sûr et plus aisé de peser sur les membres du comité de rémunération de son conseil d’administration et obtenir de substantielles augmentations sans avoir à affronter le marché du travail des hauts dirigeants américains ou anglais. Avec cet aveu, et plus encore avec ses actes, P. Jaffré montrait la profonde distorsion de la concurrence qui est à l’œuvre : selon sa déclaration, ce n’est pas la confrontation des intérêts opposés – P. Jaffré, vendeur, voulant vendre plus cher ses services face aux actionnaires, acheteurs, voulant les payer moins cher – qui régule les prétentions et fixe un prix produisant cette « modération rationnelle de l’impulsion irrationnelle au gain » par laquelle M. Weber caractérisait le capitalisme moderne. Bien au contraire, ce sont les comparaisons envieuses et la recherche de statut social qui sont convoquées comme justification de la rémunération. Il suffit d’ajouter le mécanisme de fixation des rémunérations des dirigeants par comparaison favorable et on voit comment se forme, se diffuse et s’entretient la spirale à la hausse des rémunérations des dirigeants de grandes entreprises. On ne peut être plus opposé à l’esprit fondateur du libéralisme économique ! Enfin, P. Jaffré montre sur le vif la distance – ici assumée avec une rare franchise ou arrogance – entre le monde économique des « surhommes » et celui des hommes ordinaires.

La manière dont J.-M. Messier écarte le marché et la concurrence lorsqu’il s’agit des rémunérations des hauts dirigeants est à l’unisson : « Notre rémunération n’est pas dictée, contrairement à celle d’un cadre dirigeant, par le marché. Un grand patron ne trouve pas facilement un poste équivalent lorsque, pour une raison ou une autre, il doit en changer. Si je compare ma situation financière à celle de mes homologues étrangers, ce n’est pas parce que demain je pourrais occuper leur fauteuil. C’est parce que nos responsabilités sont les mêmesnote. » Les détenteurs de rémunérations obscènes se comparent entre eux et c’est au sein de ce groupe que se décide la hiérarchie des statuts et des distinctions indépendamment de ce qui se passe dans le monde économique ordinaire.

Détachés de tout rapport au principe de la concurrence, convaincus de la supériorité de leur valeur, les bénéficiaires de ces rémunérations n’ont plus de limites. Passant en quelques années de quelques centaines de milliers d’euros à des millions, ou à des dizaines de millions, ils finissent par oublier les chiffres absolus pour ne plus considérer que les écarts relatifs de manière à satisfaire leur recherche de statut par comparaison envieuse. C’est le règne de la disproportion et de l’avidité sans borne.

3. QUAND L’INDIGNATION S’INSTALLE

« La crise nous renvoie à la morale, elle signe l’échec d’un capitalisme immoral ; la crise nous renvoie à la nécessité de la règle, elle signe l’échec du laisser-faire absolu et de la dérégulation à tout-va. »

Nicolas Sarkozynote

À la fin de l’année 2008, les États ont injecté d’énormes sommes dans le secteur bancaire pour que ne s’effondre pas l’édifice financier autour duquel tourne désormais le capitalisme mondial. Les sommes injectées par une dizaine de pays développés pour accroître le capital des banques, garantir les dettes, acheter ou garantir des titres se montent à 2 000 milliards d’eurosnote, auxquels il faut ajouter 2 990 milliards supplémentaires promis au cas où ce premier largage de liquidités ne suffirait pas à éteindre l’incendie.

Dans le même temps, la spéculation s’est abattue sur les dettes publiques. Depuis le printemps 2010, c’est la Grèce qui en fait les frais. Aux yeux des « marchés » et des agences de notation, la capacité du pays à rembourser ses dettes – un modeste montant de 300 milliards d’euros – est jugée douteuse. Le plan d’austérité destiné à réduire l’endettement public plonge le pays dans une spirale récessive et dans une forte instabilité politique. Les taux d’intérêt montent, ce qui accroît la charge financière, et par là même les difficultés économiques… La même menace pèse sur l’Espagne, le Portugal et l’Irlande, et nombre pays de la zone euro.

Quelle fut la réaction des dirigeants européens ? Angela Merkel annonça, dans une formule que l’on croirait tirée d’un argumentaire d’Attac, que le temps était venu du « combat des politiques contre les marchésnote » ! Dans son discours de Toulon, Nicolas Sarkozy fit son aggiornamento, allant jusqu’à dénoncer la folie de l’« idée de la toute-puissance du marché » ! Est-ce à dire que les dirigeants européens comptent désormais parmi les admirateurs de Karl Polanyi, qui fustigeait en son temps la domination croissante d’une « politique des marchés » au détriment de la démocratienote ? Faut-il en conclure que ces mêmes dirigeants vont mettre en œuvre des politiques limitant effectivement le poids des marchés financiers dans la vie sociale ? Cela est moins que probable.

COMMENT LES MARCHÉS FONT DE LA POLITIQUE

Les marchés, et tout particulièrement les marchés financiers, dont l’essor spectaculaire date des années 1980, ont un rôle éminemment politique, mais ce rôle leur a été accordé par des gouvernants qui n’ont eu de cesse de répéter depuis trente ans que l’État – ou encore la régulation des marchés – n’était pas la solution, mais le problème. C’est la politique néolibérale de la fin du XXe  siècle qui a mis les marchés financiers au centre de la vie politique et sociale. La baisse continue des taux d’imposition pour les tranches les plus élevées, la diminution de la pression fiscale considérée comme la voie unique de la croissance économique ont mis les États dans l’obligation d’emprunter sur les marchés pour financer leurs dépenses publiques. Le pouvoir politique des banquiers et des marchés vient de là : ce sont eux qui tiennent désormais les cordons de la bourse des États. En bloquant la croissance des revenus des classes moyennes et des classes populaires – jusqu’alors indexée sur l’évolution de la productivité –, les gouvernements ont acculé les ménages à s’endetter pour consommer et se loger. En favorisant la financiarisation de l’activité économique, ils ont largement contribué à l’émergence du système qui est aujourd’hui entré dans une crise violente. Le marché financier est bien un dispositif politique : ce qui échoue aujourd’hui, c’est le mode de gouvernement des individus et de la société par l’endettement et la finance.

Les économistes ont aussi leur part de responsabilité dans cette histoire. Leur foi dans la capacité des marchés autorégulés à « dire le vrai », c’est-à-dire à définir les prix des actifs selon les flux anticipés des profits futurs, a joué un grand rôle. Cette croyance dans la rationalité des marchés a nourri l’argumentation en faveur de la libéralisation financière. Karl Polanyi a montré que la diffusion du savoir économique avait eu une grande importance au XIXe  siècle pour favoriser l’émergence de la société de marché. Mais, depuis lors, l’économie politique a acquis une puissance accrue par le fait que son pouvoir de transformation de la réalité ne passe plus seulement par le canal de la parole et de l’écrit. C’est tout particulièrement vrai en financenote, où l’économie politique construit directement les dispositifs de marché : elle fournit les principes des logiciels de cotation des actifs boursiers, elle prescrit la microstructure des marchés financiers, des systèmes d’enchères, etc. Elle élabore les modèles censés contrôler le marché, par exemple ceux utilisés pour valoriser des actifs peu liquides ou pour définir la régulation prudentielle des banques. Elle intervient également pour configurer les systèmes de primes et de bonus destinés à « aligner » les intérêts des détenteurs des capitaux, des dirigeants et des employés des grandes entreprises. En ce sens, parce qu’elle est désormais inscrite dans la structure même du monde marchand sans que les acteurs qui la mettent en œuvre aient besoin de la connaître, l’économie politique a atteint un stade supérieur dans sa capacité de transformation de la vie sociale et politique. Si Polanyi avait parlé de « grande transformation » pour désigner les effets politiques du discours politique porté par l’économie politique, il faut, suivant la formulation issue de la sociologie pragmatiste de Michel Callon, envisager la situation présente comme celle de la « grande performation » : l’économie politique décrit moins le fonctionnement du système économique qu’elle ne le produitnote. Ainsi, le gouvernement des individus passe de plus en plus par des dispositifs conçus par une ingénierie économique postulant que les agents recherchent le gain maximal à partir des ressources qui sont à leur disposition. Cette disposition n’a plus besoin d’être acquise antérieurement à l’arrivée sur le marché puisqu’elle est désormais inscrite dans le marché lui-même : elle peut alors cadrer le comportement des agents à leur insu.

L’« ÉCONOMIE MORALE »

Performé par les économistes, porté par la rhétorique des politiques, le marché ne se suffit pourtant pas à lui-même. L’ordre marchand repose aussi sur un sentiment de justice. Le sociologue Émile Durkheim avançait cet argument dans un ouvrage où il s’interrogeait sur la situation troublée de la fin du XIXe  siècle. Parmi les causes du malaise social qu’il diagnostique figure l’anomie économique. Le terme désigne le fait que, les individus ne sachant plus ce à quoi ils ont droit, leurs passions deviennent insatiables et source de souffrance. L’idée est similaire à celle avancée par M. Weber : l’ordre économique ordinaire suppose une limitation de la passion du gain. É. Durkheim ajoute l’idée qu’il existe une mesure, imprécise et fluctuante, selon laquelle les individus apprécient leur situation personnelle et celle d’autrui. Cette « échelle des valeurs sociales » fonde ce que l’on appelle, depuis les travaux d’Edward P. Thompson, l’« économie moralenote ». L’échelle des valeurs sociales est une opinion sur ce que valent respectivement les différentes fonctions sociales, et la rémunération à laquelle chacune donne droit. Cette opinion, selon É. Durkheim, est choquée aussi bien par une aisance trop forte que par une gêne trop marquée : « Les différentes fonctions sont comme hiérarchisées dans l’opinion et un certain coefficient de bien-être est attribué à chacune selon la place qu’elle occupe dans la hiérarchie […]. En vain les économistes protestent ; ce sera toujours un scandale pour le sentiment public qu’un particulier puisse employer en consommations absolument superflues une trop grande quantité de richesses et il semble même que cette intolérance ne se relâche qu’aux époques de perturbations moralesnote. »

L’évaluation morale des rémunérations est différentielle : les limites considérées comme recevables dépendent de la profession, de l’état de la conjoncture et de règles morales qui ne sont pas immuables. Cette évaluation morale n’est pas opposée à l’inégalité produite par les échanges marchands, mais elle fait que l’opinion est choquée lorsque des inégalités « trop fortes » se font jour. Enfin, cette évaluation morale fait agir, car une opinion indignée crée des difficultés pour les acteurs du marché – lesquels n’apprécient sans doute guère de voir leur légitimité mise en cause –, et surtout elle s’impose aux politiques qui ne peuvent pas laisser une telle situation s’installer au risque de voir l’indignation se traduire plus tard dans les urnes ou dans la rue.

Interrogé par un journaliste inquiet de la situation sociale et politique que symbolisent les rémunérations des grands patrons et, tout particulièrement, les volumes considérables de stock-options qui leur sont accordés, Philippe Jaffré pouvait encore répondre, il y a dix ans : « Si le P-DG doit des comptes, ce n’est pas à l’opinion publique en général, c’est à ses actionnaires. C’est aux actionnaires et à eux seuls qu’il appartient de fixer la rémunération des dirigeants. C’est facile lorsqu’ils sont peu nombreux. Comment les mettre en situation de le faire lorsqu’ils sont nombreux ? Eh bien ! Il faut simplement appliquer les recettes de la démocratie représentative. Les actionnaires, c’est le peuple. Les députés, c’est le conseil d’administration. […] La rémunération du président tombe dans le domaine public et la discussion s’étend au-delà de la sphère des actionnaires à laquelle, en bonne logique, elle aurait dû rester cantonnée. Mais ce n’est pas pour autant à l’opinion publique en général de se prononcer sur son niveau. C’est uniquement aux actionnairesnote. » Présenté comme justification des stocks-options et du parachute doré dont il a bénéficié, cet argument de la « démocratie actionnariale » ne fonctionne plus dès lors que les citoyens non actionnaires sont massivement appelés à payer pour renflouer les banques. L’argument selon lequel le marché serait une sphère autonome, fonctionnant à l’égal d’une démocratie représentative, ne peut plus justifier ce qui se passe au sein de l’entreprise, puisque ceux qui ont été exclus des décisions concernant les profits sont convoqués pour payer les pertes. Et à quelle hauteur : des milliers de milliards de dollars !

La contradiction violente qui apparaît alors entre les rémunérations obscènes et leurs justifications marchandes fait place à des luttes de légitimité où les passions et les valeurs prennent le devant de la scène pour contester les raisons de la raison marchande. C’est le moment de l’économie morale : « économie », car il est question de la relation entre la fonction remplie et la rémunération reçue, « morale », puisque le critère selon lequel cette relation est évaluée repose sur des valeurs portant sur la part du produit social qu’un individu peut légitimement s’attribuer. En ce sens, qui met en avant les questions de justice dans l’échange et dans le partage, morale et politique ne font qu’un.

CHRONIQUES D’UN SCANDALE

L’information sur les rémunérations des dirigeants est adressée aux actionnaires depuis que la loi en fait obligation. Il est donc possible d’en prendre connaissance, sans grande difficulté concernant les P-DG des entreprises du CAC 40. Il n’est pas en la matière nécessaire de procéder à un dévoilement de choses qui seraient cachées : les bonus des traders et les retraites chapeaux des P-DG ne le sont pas, et quiconque veut s’en informer peut depuis assez longtemps le faire. Avant septembre 2008 cependant, peu de gens prenaient le temps d’aller chercher de telles informations. Une fois la crise financière installée, les choses ont changé : les journalistes se sont mis à rapporter à leurs lecteurs les faits et gestes d’un monde économique qui venait brutalement bouleverser le leur. Ils ont ainsi contribué à faire des rémunérations obscènes un problème social. Leurs informations ont alimenté un fort moment de crise dans l’économie morale, un moment de scandale.

Brutalement, des phénomènes considérés comme allant de soi ou négligés suscitent une réprobation publique ; des justifications économiques et politiques doivent être élaborées pour répondre à ceux qui s’indignent de la situation et demandent à ce que les inégalités de rémunération soient ramenées à de plus justes proportions. Il y a donc affrontement entre des principes de légitimité différents : les justifications marchandes fournies par les économistes ou les bénéficiaires des rémunérations obscènes font face à l’indignation des populations qui en supportent les coûts en tant que contribuables et salariés. Les économistes ont beau s’en offusquer, la « loi de l’offre et de la demande » et les principes moraux évaluant les rapports entre la contribution et la rétribution entrent en désaccord flagrant.

Les articles et interviews construisent le scandale des rémunérations obscènes autour de trois thèmes : disproportion, déconnexion et inégalités.

Disproportion, lorsque G. Pébereau, l’ancien P-DG d’Alcatel, revient sur les rémunérations de quelques grands dirigeants (P. Jaffré, A. Zacharias, D. Bernard et J.-N. Forgeard) : elles ont « provoqué un sentiment de révolte chez les cadres supérieurs et la maîtrise qui ont découvert avec ahurissement les sommes exorbitantes que se faisaient allouer leurs dirigeantsnote ». Disproportion encore, lorsqu’un trader français installé à Londres explique : « Aucun de mes anciens copains de l’X [l’École polytechnique], aujourd’hui patrons dans l’industrie automobile, ne pouvait, comme moi, gagner en quelques années de quoi s’acheter un appartement dans une grande capitale et une maison au bord de la mernote. » Disproportion toujours, lorsqu’on apprend que le P-DG de Goldman Sachs a gagné 53,5 millions de dollars et que le total des bonus versés sur la place de Londres se monte à 21,6 milliards d’eurosnote. Disproportion enfin, lorsque se répand une information de la Frankfurter Allgemeine Zeitung selon laquelle les six principaux dirigeants de la firme automobile Porsche ont reçu 143 millions d’euros, dont la moitié pour le seul P-DG, montant que le quotidien allemand traduit par un salaire horaire de 21 346 euros, en supposant que ce « surhomme » de l’économie travaille 70 heures par semaine, 52 semaines par annote.

Déconnexion, lorsqu’on sait que P. Russo d’Alcatel s’est fait attribuer un parachute doré de 6 millions d’euros alors que la valeur boursière de la firme s’est effondrée de 95 % entre 2000 et 2008note. Déconnexion encore, lorsque, sur les 700 milliards du plan Paulson, 40 serviront à payer les bonus et primes prévus en 2008 pour les banquiersnote. Déconnexion enfin, lorsque le patron d’une grande banque d’affaires rachetée par une concurrente demande une prime de 10 millions de dollars – plus de 13 fois son salaire annuel – au motif que sans son intervention la crise aurait été plus dure encore pour les actionnairesnote.

Inégalités, lorsque G. Pébereau voit dans les écarts de richesse le ferment d’une situation révolutionnaire : « L’écart ne cesse de se creuser entre les salariés et la petite classe de privilégiés, protégés par le pouvoir, dont le nombre et la fortune croissent rapidement. Nous sommes à n’en pas douter dans une période prérévolutionnaire, au sens de 1789. Les cadres et, d’une façon plus générale, les classes moyennes seront demain, comme les bourgeois naguère, les catalyseurs de la révolutionnote. » Inégalités toujours, lorsque M. Noblecourt, journaliste spécialisé dans les questions syndicales, met en garde : la crise financière « menace aussi la cohésion sociale et accentue le ressentiment des inégalités. Quand une étude relève que “trois P-DG français sur quatre ont vu leur rémunération augmenter de plus de 40 % en 2007” et que les parachutes dorés récompensent des faillis, se diffuse en France […] “l’idée d’une société à deux vitesses, dans laquelle seuls les riches bénéficient de la mondialisation”note ». Inégalités encore, lorsque les journalistes se font l’écho de l’étude de Camille Landais sur l’évolution des revenus en France depuis 2000 pour porter à la connaissance de ses lecteurs la très forte croissance des disparités de revenu : « Alors que les salaires des 90 % des salariés n’ont guère progressé que de 4 % durant ces huit dernières années, le salaire moyen du premier centile (le 1 % le mieux payé) a progressé de 14 %, le salaire du premier millième de 29 % et celui du premier dix-millième (soit environ 2 500 personnes) de 51 %note. »

LE DOUBLE SALAIRE D’HENRI PROGLIO

Fin janvier 2010, la France est secouée par le scandale du double salaire du futur P-DG d’EDF, un groupe industriel public, emblématique du changement intervenu depuis les années 1990. Société anonyme dont l’État français est l’actionnaire majoritaire, l’entreprise est désormais soumise aux règles du capitalisme financier, bien qu’une trace de son passé récent demeure dans l’esprit du public, qui associe encore EDF au service public. Pierre Gadonneix, le P-DG partant, plaisantait en notant qu’il était le patron le moins bien payé du CAC 40 avec un salaire annuel de 1,1 million d’eurosnote.

Le 21 janvier, contrairement aux déclarations antérieures de la ministre des Finances, on apprend que Henri Proglio resterait président non exécutif de Veolia tout en devenant le P-DG d’EDF. Un cumul des fonctions, aussi baroque qu’inusité, qui permet à l’impétrant de cumuler deux rémunérations pour atteindre un salaire annuel d’un peu plus de 2 millions d’euros : 1,6 million en provenance d’EDF – soit une substantielle augmentation de 45 % par rapport à son prédécesseur – et 0,45 million de Veolia. Les réactions sont extrêmement négatives. Nicolas Sarkozy doit céder : « Henri Proglio, deux fonctions, un seul salaire. À la demande de l’Élysée, le P-DG d’EDF a renoncé à percevoir également une rémunération de Veolia dont il préside encore le conseil d’administrationnote. » Le Monde dévoile les raisons de cette volte-face : « Inquiet des réactions de l’opinion, des critiques d’une partie de la majorité et des effets désastreux des explications confuses de plusieurs ministres, le président de la République a dû demander à Henri Proglio, un de ses invités après le dîner au Fouquet’s le soir de l’élection présidentielle, de renoncernote. » L’affaire n’est pourtant pas tout à fait close car la double fonction demeure. Un industriel explique que H. Proglio « ne pourra pas cumuler très longtemps », tandis qu’un économiste, présenté comme un spécialiste des questions industrielles, fait part de son effarement : « Tout cela a été décidé à l’Élysée, c’est le fait du prince […]. Je n’ai pas d’exemple d’un tel cumul à l’étranger. »

La présentation de l’affaire et du scandale qui s’ensuit est une pièce majeure dans la construction sociale des rémunérations obscènes comme scandale. Dans Sud-Ouest, les justifications des membres du gouvernement sont reçues avec sarcasme : « La patronne de Bercy a fort à faire pour ne pas perdre la face. De bon matin sur RTL, elle décline les “éléments de langage” qui ont visiblement été distillés en haut lieu. Primo : il n’est pas si bien payé que cela : “Il se trouve bon dernier quand on regarde ses concurrents italiens, allemands ou anglais.” Pis : ses 2 millions d’euros mensuels [sic]note ne le situent qu’à “la 18e ou 19e place des P-DG du CAC 40”. Une demi-heure plus tard, sur Europe 1, le malheureux Proglio a reculé de 13 points : “À la 32e place”, hasarde le porte-parole du gouvernement, Luc Chatel. Deuxième argument avancé par Mme Lagarde : la défense du pouvoir d’achat. “Nous avons fixé sa rémunération de sorte qu’il conserve celle qu’il avait chez Veolia”, explique-t-elle. Emportée par son élan, la ministre se porte candidate au prix de l’humour politique. Henri Proglio, lance-t-elle, “consacrera un peu de son temps à Veolia en étant à 100 % de son temps chez EDF”. Mme la Ministre a des problèmes avec les additionsnote. » L’éditorial de Bruno Dive est à l’avenant : « Un protégé du pouvoir qui s’arroge des avantages inaccessibles au commun des mortels. Des ministres qui prennent sa défense de manière aussi excessive que maladroite. L’opposition qui s’insurge. Cela ne vous rappelle rien ? L’affaire Jean Sarkozy, pardi ! Bien sûr, il n’y a guère de points communs […] si ce n’est cette désinvolture, cet aveuglement face à la sourde colère populaire […]. Devenu président, Sarkozy se proposait de moraliser le capitalisme. Et voilà qu’il laisse les pires dérives atteindre le secteur public. […] La grande explication que l’on nous avance est qu’il fallait “le meilleur” pour EDF. Soit, mais le meilleur pour quoi faire ? Et le meilleur à quel prix ? La France manquerait-elle à ce point de capitaines d’industrie ou de grands serviteurs de l’État pour que l’on se focalise ainsi sur un seul homme ? Pour que l’on accepte que le président d’une grande entreprise publique voie son salaire doubler par rapport à celui de son prédécesseur ? Et ce afin qu’il puisse se sentir à l’aise au milieu des P-DG du CAC 40 qui gagnent en moyenne 211 fois le Smic ? Pendant ce temps, 600 000 chômeurs en fin de droits vont se retrouver sans indemnitésnote. »

Le lendemain, Jean-François Roubaud, président de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises, juge « indécent le salaire d’un autre monde d’Henri Proglionote ». Les charges, violentes, associent les décisions politiques prises au plus haut niveau, les justifications qui n’en sont pas et qui prennent un caractère aussi obscène que des rémunérations mesurées en centaines d’années de Smic pour satisfaire la vanité du nouveau dirigeant alors que ces centaines de milliers de personnes au chômage voient arriver la période où la solidarité nationale ne leur viendra plus en aide. En ajoutant l’appréciation d’un dirigeant de PME, le journal montre combien la distance est grande au sein même du patronat entre ceux que l’on côtoie en province et ceux qui vivent dans les lointaines sphères du monde des « surhommes » de l’économie. On comprend que les réactions de l’opinion publique aient effrayé le pouvoir au point de le faire reculer.

Quelques jours plus tard, dans le même journal, l’opération médiatique du lundi 25 janvier sur TF1 est traitée avec impertinence. Sous le titre « Sarkozy ne lâche rien », les échanges entre la journaliste de la chaîne et N. Sarkozy sont présentés d’une manière incisive, pointant les manœuvres et débusquant les omissions et erreurs du président : « Nicolas Sarkozy n’a rien lâché, il n’a reconnu aucune erreur d’appréciation, ni décelé la moindre faille dans sa relation avec l’opinion publique […], il a donc choisi “l’un des meilleurs chefs d’entreprise français” et regrette que personne n’ait daigné parler des “qualités professionnelles exceptionnelles d’Henri Proglio” […]. S’ensuivait une provocation à l’égard de Laurence Ferrari, ainsi déstabilisée pour le reste de sa courte émission. “On pourrait aussi vous demander votre salaire, lui lançait-il. Ça choquerait beaucoup de gens.” Il pouvait de la sorte accumuler dans la foulée les approximations sans être contredit par la journaliste : Pierre Gadonneix gagnait 1,4 million d’euros par an [non, “seulement” 1 million]. Proglio n’a pas été augmenté de 45 % [si, par rapport à son prédécesseur] puisqu’il a “perdu sur son salaire” à Veolia. Seule annonce : Henri Proglio quittera Veolia “quand la transition sera faite”. En réalité, lorsqu’on aura trouvé le moyen de lui conserver sa retraite chapeaunote… »

La parole présidentielle est ainsi directement mise en cause pour son soutien aux rémunérations obscènes. Le monde des très hauts revenus – celui de H. Proglio, mais aussi celui de la présentatrice du journal télévisé, sans oublier celui de N. Sarkozy – est un spectacle qui suscite la réprobation. Une réprobation personnifiée, plus proche et donc plus sensible pour les lecteurs que celle qui est associée au monde de la finance ou des entreprises internationales. Le moment de l’économie morale est ici au plus proche de l’indignation qui peut se traduire politiquement dans les urnes.

Faire de ces rémunérations un problème politique implique d’abord que l’on se mette à considérer qu’elles ne sont pas dans l’ordre des choses, qu’elles pourraient ne pas exister, quoi qu’en disent les économistes. Les valeurs et les émotions qui charpentent l’évaluation sociale donnent ensuite corps à l’idée selon laquelle ces rémunérations ne sont pas une bonne chose, et qu’il est scandaleux qu’elles se maintiennent alors que la crise se développe. Il n’y a alors qu’un tout petit pas à franchir pour se convaincre que le système social et politique serait meilleur en l’absence de telles rémunérationsnote. Cette séquence fait passer le problème du champ des réflexions savantes à celle de la désapprobation publique. Et le scandale devient une épreuve politiquenote.

Ce type de processus est proche de ce que les Américains appellent la « stratégie de la honte » (naming and shaming) consistant à dévoiler publiquement les rémunérations indues de certains P-DG afin que le coût en termes d’image et de réputation devienne si élevé que l’organisation soit contrainte de faire marche arrière. G. Crystal l’a mise en œuvre pour dénoncer la rémunération de Rand Araskog, le patron d’International Telephone and Telegraph, l’un des mieux payés en 1991 avec 11,5 millions de dollars annuels : « En avril 1991, j’ai décidé de critiquer le comité de rémunération d’ITT pour la surrémunération de Rand Araskog. Je l’ai fait dans un numéro spécial de la newsletter que j’édite, The Crystal Report. L’impact de cette newsletter dont la diffusion est faible a été fortement amplifié en étant reprise par la presse nationale et les médias électroniquesnote. » C’est en suivant cette même stratégie du shaming que des manifestants se sont par exemple réunis devant le Capitole pour stigmatiser Richard Fuld, le P-DG de Lehman Brothers, après que celui-ci a été entendu par les élus américains sur la faillite de la banque.

LA « MORALISATION » DES RÉMUNÉRATIONS OBSCÈNES

Dès le début de la crise financière, l’idée a émergé qu’une partie de la solution résidait dans une régulation plus stricte des bonus. Cette mesure de bon sens s’est pourtant heurtée à de très fortes résistances. Une histoire tortueuse qui est loin d’être achevée.

N. Sarkozy s’empare du sujet dans le discours qu’il prononce à Toulon en septembre 2008note. Prenant le contre-pied de l’idéologie libérale qu’il embrassait quelques mois auparavant, il affirme que la crise financière est une trahison de l’esprit du capitalisme et que celui-ci doit être refondé « sur une éthique, celle de l’effort et celle du travail ». Il décrète dans la foulée la « moralisation du capitalisme financier ». Mais comment s’y prendre pour « moraliser le capitalisme financier » ? Il faut, nous dit-il, encadrer les modes de rémunération des dirigeants et des opérateurs de marché. La proposition est bien moins osée qu’il y paraît : il n’est pas question d’encadrer les rémunérations elles-mêmes, mais leur mode de détermination, ce qui est très différent. L’État, dont il appelle de ses vœux le grand retour, n’agira en réalité que de façon bien timide : ladite réglementation devra être le fait des professionnels eux-mêmes, ce n’est qu’à défaut qu’une loi serait proposée. Pas de quoi effrayer les heureux bénéficiaires de rémunérations obscènes. Le discours est reçu avec ironie : « La chasse aux coupables de la crise financière est déclarée ouverte par Nicolas Sarkozy, mais elle risque de se pratiquer avec des balles à blanc et des revolvers à eaunote. » L’éditorialiste ne s’y est pas trompé. Les annonces présidentielles se concrétisent dix jours plus tard sous la plume de Laurence Parisot, sous la forme d’un code de gouvernance maison censé encadrer les parachutes dorésnote. Dès le lendemain, le gouvernement français renonce à présenter un projet de loi, se déclarant satisfait par l’autorégulation patronale. On n’est jamais mieux servi que par soi-même. De fait, ni le code de gouvernance rédigé par le Medefnote, ni le décret encadrant les bonus des traders promulgué en novembre 2009note ne prévoient la moindre sanction en cas de non-application des règles fixées.

On mesure dans ce petit épisode la capacité des banques, de la finance et des patrons à résister aux pseudo-injonctions de politiques qui s’efforcent surtout de donner le change face à l’indignation des citoyens.

Le thème de la moralisation des rémunérations revient tout au long des années 2009-2010. Les annonces politiques déterminées s’enchaînent, les projets de discussion dans les réunions des principaux dirigeants politiques – les réunions du G20 de Londres en avril 2009, de Pittsburg en septembre 2009 – s’empilent sans que disparaissent les désaccords profonds entre les États. Surtout, les annonces ont beau se multiplier, elles n’empêchent pas les banquiers et les patrons de continuer à se verser de copieux bonus et d’obtenir de considérables retraites chapeaux.

Au rayon des effets d’annonce, l’activisme de N. Sarkozy pourrait facilement faire impression. Après le fameux discours de Toulon en septembre 2008, il brode fréquemment sur le thème de la moralisation du capitalisme et de la fin des dérives financières : le 8 janvier 2009 à l’École militaire, le 4 mars à Bruxelles puis le 25 mars dans un discours à Saint-Quentin. Il y revient également dans son discours au sommet de Davos, le 28 janvier 2010. L’idée majeure est que la crise résulte d’un dévoiement de l’esprit du capitalisme, entraînant abus et excès. La crise étant présentée comme une perte des valeurs et des repères, c’est tout naturellement la moralisation, la bonne volonté et la responsabilité de chacun qui sont appelées à prévenir les abus. Mais le président prend bien soin de préciser que cette moralisation ne doit pas aboutir à créer un « fatras de réglementation ». L’autorégulation des acteurs concernés suffit, sans qu’il soit besoin d’aller plus loin. On comprend que les journaux se soient montrés dubitatifs devant ce qui n’a été qu’une série d’affirmations sans consistance. Certains éditorialistes insistent sur le contraste entre la fermeté affichée vis-à-vis de la délinquance, marque de fabrique d’un sarkozysme devenu machine à fabriquer en série des lois répressives, et sa pusillanimité vis-à-vis des patrons. Dans le discours de Saint-Quentin, l’aspect répressif est certes présent, mais seulement sous la forme d’une loi sur les bandes et sur l’intrusion dans les lycées. Rien en revanche n’est prévu pour discipliner les « patrons voyousnote ».

Cette longanimité envers les élites économiques ne date pas de la crise de 2008, mais elle y trouve un bon terrain pour se manifester sans équivoque. La pusillanimité se trouve également à l’œuvre dans le décret destiné à encadrer les primes et bonus dans les banques aidées par le gouvernement. Le décret présenté par François Fillon fin mars 2009, provisoire et limité aux seuls dirigeants des banques aidées, est très timide et suscite des réactions contrastées : satisfaction de la part du Medef, dénonciation de la « naïveté déconcertante » du gouvernement de la part de François Chérèque de la CFDTnote.

L’argumentaire sarkozyste reposant sur un subtil distinguo entre les abus et la norme en matière d’obscénités sonnantes et trébuchantes a été très largement exploité. En témoignent les interventions de banquiers ou de dirigeants d’entreprise prenant la plume pour défendre leurs bonus. Ainsi, Charles Beigbeder, P-DG de Poweo, défend l’honneur des patrons des grandes entreprises face à ce qu’il qualifie de « tsunami médiatique » et de démagogie : « Pour couper court à toute démagogie, il faut poser clairement les questions. Y a-t-il eu des abus ? La réponse est oui. Faut-il mettre sur le même plan les entrepreneurs bâtisseurs d’industries et les présidents de société nommés par le Conseil des ministres ? Certainement pas. L’autorégulation des conseils d’administration a-t-elle été efficace ? Pas suffisamment. Certains bonus octroyés n’ont rien à voir avec les performances de certaines entreprises et semblent d’autant plus injustes lorsqu’on est en période de crise […]. Certains dérapages ont brouillé et endommagé l’image des dirigeants d’entreprise. Les réponses doivent répondre à des critères de performance plus stricts et surtout plus clairs, plus lisibles. C’est tout l’esprit du code de gouvernance proposé par l’AFEP et le Medef […]. Le code offre un corpus de bonnes pratiques à utiliser sans modération, qui permettra d’éviter les abusnote. » La stratégie de défense est on ne peut plus claire : il y a eu des abus, mais l’autorégulation qui n’a pas su les prévenir va désormais prendre la main grâce au code de gouvernance établi par les patrons, les vrais, qu’il faut distinguer de ceux qui sont nommés à la tête des grandes entreprises par décision politique. Qui peut bien y croire ?

Une fois le décret d’encadrement du gouvernement français mis en route, l’argumentation devient plus facile et les banquiers relèvent la tête, à l’instar de M. Pébereau dans un entretien titré « Nos bonus sont justifiés ». Lorsque la question du milliard provisionné pour les bonus est abordée, il répond : « Nous avons traité cette question cet été. Les dispositions retenues par les banques françaises en font désormais les plus avancées au monde en termes d’encadrement des bonus. Nous les appliquons. Nous avons renforcé la transparence et prévu de calculer strictement le coût du capital, de la liquidité et du risque pour définir le résultat net à partir duquel sont fixées ces rémunérations. Leur versement est étalé sur trois ans et peut donner lieu à malus si la performance ne se confirme pas dans la durée. Nous espérons que le G20 étendra ces règles aux autres pays. Nous appliquerons ses décisionsnote. » Bref, les rémunérations obscènes sont de nouveau légitimes puisque les procédures prévues pour prévenir les abus ont été appliquées ! Il faut ajouter que l’interview était flanquée d’un avertissement de la rédaction précisant que M. Pébereau s’était refusé à commenter les 658 000 euros de stock-options qu’il venait de lever pour son propre compte.

Face à l’indignation soulevée, la défense patronale évite soigneusement de donner des chiffres, surtout des chiffres absolus. Ni C. Beigbeder, ni M. Pébereau, ni F. Henrot n’en citent pour étayer leur thèse. Il est vrai que les montants en question risqueraient fort d’écorner le mythe de cette modération nouvelle, de cette moralisation que le décret gouvernemental ou la charte éthique du Medef sont supposés avoir enfin apportées. L’ironie est que, au même moment, des bonus et retraites chapeaux mirifiques continuent à être généreusement distribués. On apprend ainsi, début avril 2009, que la retraite de D. Bouton (Société générale), se monte à un million d’euros par an tandis que celle de M. Pébereau (BNP) ne sera que de 800 000 euros annuelsnote.

Mais le vrai problème est ailleurs. Comme le dit un économiste libéral, s’attaquer au bonus, c’est choisir la mauvaise cible ; c’est aux profits bancaires qu’il faut s’intéresser : « Croire que des bonus réduits ou encadrés changeront le comportement des banques est extraordinairement naïf. Tant que les profits des banques seront fabuleux, les revenus des banquiers le seront aussi. C’est à la profitabilité des banques qu’il faut s’intéresser. Il faut le faire avec d’autant plus d’urgence que la crise a créé de nouvelles incitations [le sauvetage des banques par les fonds publics] pour les banques à en faire plus et pire que ce qu’elles ont fait cette fois-cinote. » Mais s’attaquer à la profitabilité des banques est une affaire autrement plus compliquée que de prononcer des discours sur la moralisation du capitalisme. Les banques sont une force d’autant plus difficile à faire plier que les banquiers peuvent monnayer leur bonne volonté – le crédit aux entreprises et aux consommateurs passe entre leurs mains – et ont de puissants réseaux d’influence dans les gouvernements, tant en France qu’aux États-Unis. Sous l’intitulé « Bonus : un an après Pittsburgh, les banquiers peuvent mieux faire », Les Échos – un journal que l’on ne soupçonnera pas de populisme anti-entreprise – notent que des progrès ont été réalisés (doublement de la part différée des bonus, payés en partie en titres, raréfaction des bonus garantis), mais que les avancées restent timides dans la prise en compte des coûts en capital et des risques ; la différence entre le front office – les traders et les commerciaux – et le back office chargé du contrôle. Au final, la transparence dans les modes d’attribution des bonus a peu progressénote. Les revenus des patrons du CAC 40 pour l’année 2010 en fournissent la preuve : hors stock-options et autres actions gratuites, dont les montants ne seront connus que dans deux ou trois ans, montants qui peuvent doubler le salaire, le salaire moyen des patrons des P-DG du CAC 40 s’est fixé en 2010 à 2,4 millions d’euros. 150 fois le salaire minimum. En hausse de 20 % par rapport à l’année précédente, année destinée à montrer que les patrons, eux aussi, souffraient dans leur chair à la suite de la crise financière et économique. L’idée d’une moralisation des rémunérations par ceux-là mêmes qui se les versent est une vaste farce.

En juin 2010, lors de la Coupe du monde de football, l’indignation suscitée par les rémunérations obscènes déborde le domaine de l’entreprise et de la finance pour irradier au niveau politique par l’intermédiaire de l’industrie du spectacle footballistique. Avec l’effondrement des prestations sportives (grève des joueurs) et des résultats (une qualification obtenue par une faute non sanctionnée par l’arbitrage, pas de match gagné et une élimination dès le premier tour de la phase finale de la compétition), les « salaires exorbitants » des joueurs se transforment eux aussi en rémunérations obscènes, et les joueurs en golden boys perdus dans leur monde de luxe, sans plus aucun contact avec le monde ordinaire, qu’il soit celui des supporters et des passionnés de football ou celui des salariés. Comme dans le cas du double salaire de H. Proglio, l’indignation prend une dimension politique : ce sont d’abord les membres du gouvernement en charge du sport – Rama Yade et Roselyne Bachelot – qui sont atteints, puis l’affaire s’étend aux ministres qui abusent de leur position pour (trop bien) vivre au frais du contribuable, avant de toucher la personne de N. Sarkozy lui-même qui reçoit un des joueurs déchus – le plus grassement payé et l’auteur du but de qualification grâce à une faute de main non sanctionnée – le jour même où des millions de salariés manifestent, inquiets de leur avenir. Les rémunérations des footballeurs deviennent emblématiques de la distance sociale qui s’instaure entre le monde économique ordinaire et le monde des « surhommes » de l’industrie du spectacle sportif, mais aussi entre le monde des électeurs et celui des politiques. Les sentiments d’indignation et de réprobation se diffusent et portent de façon égale sur les uns comme sur les autres.

Si les passions égalitaires et la capacité à s’émouvoir sont des réalités qui dépassent le simple pouvoir des médias, le scandale des rémunérations n’en demeure pas moins un fait social construit. Il faut que les médias se saisissent des informations qui circulent au milieu de millions d’autres, pour les sélectionner, les mettre en série, y revenir. Dans Le Monde, c’est par la référence à la finance, parisienne mais surtout new-yorkaise ou londonienne, que la construction sociale du scandale s’élabore au début de la crise financière, avant de basculer sur les retraites chapeaux des dirigeants ; dans Sud-Ouest, c’est la retraite chapeau du dirigeant d’une entreprise française emblématique, ses liens avec le pouvoir en place puis, finalement, les salaires des footballeurs qui fournissent les briques de cette construction. Le rassemblement et la présentation de ces informations construisent le problème social, le poussent éventuellement jusqu’au « scandale », obligeant les politiques et les fourbisseurs de justifications concurrentielles à réagir, voire à reculer face aux réactions des porteurs des émotions, des sentiments et des valeurs qui font ainsi irruption.

Une fois pris dans le moment de l’économie morale, les sentiments moraux « font faire ». Ils engendrent d’autres faits sociaux – les questions des journalistes aux politiques, les sarcasmes devant leur dénégation ou les « éléments de langage » qu’ils présentent dans les médias – jusqu’à modifier les prises de position des plus hauts dirigeants. Portés par les épreuves de justification dans lesquelles s’inscrit l’économie morale, ces sentiments peuvent mettre en action les hommes du monde ordinaire de l’économie. La première des réactions prend la forme d’un désir de punir les coupables. Alors même que les dirigeants politiques cherchent à éviter le coût économique d’une punition infligée aux banquiers et aux traders, il faut bien donner le change, ou trouver un bouc émissaire sur lequel se concentrerait, à faible coût social, la pulsion punitive comme cela a été fait dans le cas de J. Kerviel. La litanie des propositions inachevées sur l’encadrement des bonus bancaires montre comment ces voies de sortie symboliques ont été tentées. La symbolique a été une arme largement déployée pour faire face à ce moment de crise dans l’économie morale : baisses marginales des rémunérations, mise en scène des accusations des financiers et des banquiers, annonce grotesque de la mobilisation des services secrets contre les spéculateurs dans le cas de la France… Autant de mesures symboliques destinées à laisser croire que l’on allait, à l’instar des pratiques monarchiques dans la France du XVIIIe  siècle, faire « rendre gorge » aux financiersnote. Les dimensions symboliques et, derrière elles, les revendications de justice sociale sont susceptibles de manipulation de la part des politiques, plus prompts à manipuler leurs opinions publiques qu’à affronter les marchés financiers. La politique est plus que jamais une affaire de verbe et d’empathie à destination d’une audience nationale.

LES RAISONS DE L’INDIGNATION

Cette économie morale et cette indignation sont-elles la marque de la passion égalitaire française, tellement française qu’elle n’aurait pas prise au-delà de l’Hexagone ? Il faut écarter cette idée qui sert si bien les intérêts de ceux qui cherchent à justifier les rémunérations obscènes en France. Ces réactions morales ne sont pas propres à ce pays ; elles sont aussi très vives aux États-Unis, pays par excellence de l’acceptation sans détour du capitalisme et de la mesure de la valeur individuelle par l’argent. La formule employée par B. Obama en est une preuve à elle seule : le coût que représente le sauvetage des banques et des banquiers qui ont échoué est tel que l’indignation est largement diffusée des deux côtés de l’Atlantique. Il y a cependant des différences dans les raisons à l’origine de ces réactions indignées.

L’enquête réalisée par Michèle Lamont à la fin des années 1980 sur les valeurs morales chez les cadres, membres des classes supérieures en France et aux Etats-Unis, permet de saisir la différence entre les valeurs à l’origine des réactions d’indignation dans ces deux paysnote. L’enquête ne fait pas apparaître une distinction entre un pays égalitaire (la France) et un pays qui ne le serait pas ; elle montre plutôt que les hiérarchies sociales légitimes ne reposent pas sur le même système de valeurs. D’une manière attendue, M. Lamont rapporte que les cadres américains sont moins sensibles aux valeurs culturelles que les cadres français lorsqu’il s’agit de tracer des frontières les séparant des autres classes ou séparant des sous-groupes à l’intérieur des classes supérieures. De même, elle constate que l’argent et l’esprit de compétition jouent un rôle plus important pour les cadres américains que pour les cadres français lorsqu’il s’agit de tracer ces frontièresnote. Si les Américains ont une attitude positive envers l’argent et le classement social qui en découle, s’ils revendiquent volontiers un esprit compétitif et donc acceptent volontiers l’ethos concurrentiel du monde marchand, comment expliquer qu’à l’égal des Français ils réagissent si négativement et si fortement aux rémunérations mises sur le devant de la scène à l’occasion de la crise des subprimes ? La réponse se trouve dans l’effet propre de la crise, manifestation de l’échec des dirigeants et du secteur financier en particulier.

La valorisation de l’esprit compétitif et de l’argent aux États-Unis s’accompagne d’une valorisation de la compétence professionnelle. C’est ce qu’exprime un cadre provincial américain dans sa réponse à M. Lamont : « J’ai tendance à respecter les gens quand je pense qu’ils sont compétents dans ce qu’ils font. Et quand je pense qu’ils ne sont pas animés par des motifs cachés, qu’ils ne pensent pas qu’à grimper plus haut dans l’échelle, des choses comme ça. J’imagine que c’est ce type de gens que j’admire… Ce que j’aime tout simplement, ce sont les gens techniquement compétents, les gens qui font leur boulotnote. » Le critère de la compétence est affirmé avec force car il est perçu comme un signe de moralité et d’honnêteté. L’esprit de compétition, la ténacité et la vision à long terme en sont la suite légitime pour les cadres américains interrogés, car ce sont là des qualités qui poussent les individus à se surpasser pour atteindre des buts plus éloignés, plus complexes, etc. Sur de telles bases, il n’est pas surprenant de voir les Américains s’indigner devant les rémunérations des banquiers qui ont failli dans leur tâche, qui n’ont pas su maîtriser les produits financiers qu’ils avaient créés, empêcher la formation et l’éclatement de la bulle immobilière, ni développer une vision à long terme du fonctionnement du système financier. J. Stiglitz en donne une expression très vigoureuse en faisant reposer sa condamnation de la crise sur l’incompétence des banquiers et des financiers : « À en juger en termes de performance – non par les mesures artificielles que sont les profits et les commissions, mais par celles qui attestent de la contribution d’un secteur à l’ensemble de l’économie et au bien-être des ménages –, le secteur financier a échoué (bien sûr, évalué par la profitabilité de long terme – en prenant en compte les énormes pertes qui se sont accumulées avec l’éclatement de la bulle immobilière –, le secteur financier a échoué). Ce n’était pas un coup de génie qui a mené aux prêts de menteurs, aux prêts sans aucun apport de l’emprunteur, ou à la diffusion d’emprunts à taux variables. C’étaient de mauvaises mesures, interdites par de nombreux pays. Tout cela résultait d’une incompréhension des principes fondamentaux du marché (la nature même des marchés du risque, y compris les risques associés aux informations imparfaites et asymétriques). Tout cela résultait de l’oubli ou de l’ignorance des leçons de la théorie et de l’histoire économiquesnote. » Cette charge contre l’incompétence des banquiers suffit à illustrer la virulence des réactions morales américaines, y compris de la part de personnes ne remettant pas en cause le système économique capitaliste. Il n’y a pas besoin d’épouser une conception égalitariste de la répartition des revenus pour s’indigner des rémunérations obscènes.

La relation entre l’économie morale et la culture économique ne dépend pas que des contextes nationaux ; elle dépend aussi de la connaissance économique dont disposent les personnes. On pourrait penser que, formés à la maîtrise de la théorie économique et des règles de la concurrence, les économistes devraient être immunisés devant les situations qui font s’indigner les personnes sans qualification particulière dans le domaine. Tel n’est pourtant pas le cas. Quand bien même ils ne font pas des questions morales un point central de leur argumentation, quand bien même certains d’entre eux considèrent – à juste titre – que le thème de la « moralisation du capitalisme » est une fausse voie de sortie, on voit percer l’effarement des économistes professionnels, français comme américains, face aux rémunérations superlatives.

Dans un ouvrage qui est un modèle d’analyse socioéconomique, mais aussi de retenue, M. Aglietta et A. Rebérioux abordent la question de la gouvernance dans le capitalisme financier : il est alors question de « rémunérations extravagantes disproportionnées par rapport à l’alignement de leurs intérêts [ceux des dirigeants d’entreprise] et de ceux des actionnaires ». Quelques pages plus loin, ils soulignent que, dans la forme managériale du capitalisme en vogue jusque dans les années 1970, le contrôle interne faisait que « les dirigeants étaient beaucoup moins libres de s’accorder des rémunérations extravagantes et plus généralement de piller l’autofinancement des entreprises qu’ils ne le sont sous le contrôle de la valeur actionnariale ». Quant à l’épopée de Vivendi durant les belles années Messier, ils y voient l’œuvre du « délire de puissance, de la cupidité exacerbée et de l’aventurisme économique transformant le capitalisme en cauchemar pour les actionnairesnote ». Quelques années plus tard, dans un ouvrage écrit à l’automne 2008, M. Aglietta manifeste son exaspération devant le montant des « rentes prélevées sur l’économie et déguisées en incitation », la bulle spéculative sur l’immobilier ayant « gonflé démesurément les rémunérations des professionnels dans l’ensemble du système bancaire parallèle, soit le chiffre ahurissant de 95 milliards de dollars aux États-Unis de 2005 à 2007note ».

Plus ouvert aux dimensions morales, sans jamais tomber dans le moralisme, J. Stiglitz ne mâche pas non plus ses mots lorsqu’il s’agit des rémunérations des banquiers : il est tour à tour question de « cupidité excessive », de « cupidité vulgaire » de la part de banquiers à qui « on laissait le bénéfice de bonus massifs pour des pertes recordsnote ». Son vocabulaire devient celui de la condamnation morale : les instruments financiers à la base de la bulle immobilière et de la crise des subprimes « ont servi à exploiter les pauvres » et l’action des banquiers devient une « pratique prédatricenote ». Outre le fait que son livre comporte un chapitre entier consacré au « triomphe de l’avarice sur la prudence », l’auteur emploie des formules très fortes, telle celle où il fait état d’une « guerre économique majeure entre Main Street et Wall Streetnote ». On retrouve cette dimension morale dans le rapport d’enquête du Sénat américain sur la crise financière lorsqu’il est question des bonus « ginormes » (ginormous) – contraction de « gigantesque » et d’« énorme » – promis par la direction de Goldman Sachs à ses vendeurs de produits dérivésnote. Il y avait de quoi. Tout en sachant pertinemment que le marché hypothécaire s’écroulait, la banque d’affaires avait adopté une stratégie spéculative à la baisse à hauteur de 13 milliards de dollars, ce qui lui a permis d’engranger un profit de 3,7 milliards de dollars. Le rapport fait également mention d’un échange de courriels dans lequel les vendeurs, tout en reconnaissant faire perdre sciemment de l’argent à leurs clients, se montraient déçus des bonus reçus, eu égard au montant des profits gagnés par la banquenote.

« Mind-numbing, eye-popping, breathtaking, scandalous note » : à l’exception du dernier d’entre eux, les expressions collectées par Derek Bok, président de l’université Harvard, seraient plus faciles à mettre en image qu’à traduire pour rendre toute la force de la stupéfaction qui s’empare des Américains faisant face aux rémunérations que s’accordent les dirigeants de leurs grandes entreprises. Dans leur analyse méticuleuse de la formation des rémunérations des dirigeants américains, L. Bebchuk et J. Fried ne suivent pas cette stratégie rhétorique, même lorsqu’ils étudient les détails des « dispositifs défectueux de rémunération » mis en place pour les dirigeants. Ils ne se départissent pas de leur calme quand ils montrent combien la complexité de ces dispositifs vise à « camoufler » les gains perçus sans rapport avec les performancesnote. Cette réserve n’est pas à l’ordre du jour dans l’ouvrage plus ancien de G. Crystal. La préface est comme une confession et l’annonce d’une rédemption. Après avoir été vingt ans consultant en rémunération pour les hauts dirigeants, G. Crystal considère qu’il « n’y a qu’une fine frontière séparant un consultant en rémunération d’une prostituée ». Il poursuit en se demandant : « Étais-je une putain pendant les vingt années passées à travailler en tant que consultant ? » Il se rassure en pensant qu’il a travaillé pour le bénéfice des actionnaires, se servant de la cupidité pour accroître la production et donc pour améliorer la vie des Américains, au-delà de celle des dirigeants. Il n’en est plus là : comme pour se laver de ses anciens états de service, il se consacre à la rédaction d’articles critiques sur les rémunérations des dirigeants, il publie une newsletter dénonçant nommément les dirigeants qui dépouillent leurs actionnaires, et sert de consultant à ces deniers. Il est devenu professeur assistant à l’université de Berkeley. « Maintenant que je travaille pour l’autre bord, je gagne beaucoup moins d’argent. Mais c’est beaucoup plus plaisantnote », déclare-t-il. Au terme de son analyse du marché externe des dirigeants d’entreprises américains, R. Khurana formule pour sa part un jugement moral très négatif sur les rémunérations patronales qu’il considère comme « le grand scandale économique de notre temps » ou encore comme « la colossale folie de cet épisode de l’histoire des entreprises américainesnote ». Plus radical, mais en écho à ce que le magazine Fortune a qualifié de « braquage » de la part des chefs d’entreprisenote, Frédéric Lordon pense que l’on ne peut qu’avoir « envie de faire la peau aux banques et aux banquiers » une fois pris connaissance de leur « goinfrerie » et de l’« obscénité sans limitenote » de leurs rémunérations.

L’emprise des valeurs morales et l’expression de l’indignation ne se limitent donc pas aux journalistes économiques de la presse quotidienne et à leurs lecteurs ; elles ne sont pas non plus le seul fait de personnes dépourvues de prise intellectuelle sur les rémunérations superlatives. À l’instar de l’évaluation sociale d’Émile Durkheim, l’indignation morale est le signe d’une réaction de l’opinion publique vis-à-vis du régime de disproportion qui heurte des croyances axiologiques fortes, largement répandues dans la société, du bas de l’échelle sociale jusqu’aux classes moyennes supérieures. Cela montre aussi que l’on ne doit pas confondre l’indignation portée par l’économie morale avec une approche moralisatrice de l’économie. Il s’agit bien au contraire d’une approche politique de l’économie, qui s’oppose à une autre conception également politique selon laquelle ce qui est validé par le « marché » s’impose à la sociéténote. L’économie morale s’affirme d’autant plus puissante qu’elle est associée à une compréhension fine des phénomènes qui ont conduit à l’explosion des rémunérations depuis le début des années 1980 aux États-Unis, et une décennie plus tard en France. Il faut par ailleurs garder à l’esprit que les réactions caractéristiques de l’économie morale ne rejettent pas le principe même des inégalités, mais refusent les inégalités économiques disproportionnées. Les enquêtes d’opinion montrent qu’il ne s’agit pas de « niveler » les inégalités, mais de les réduire, c’est-à-dire de les mettre dans un ordre de grandeur légitime parce que proportionné à ce qui est perçu comme un différentiel d’effort et de contribution à la vie sociale. C’est le même mécanisme qui amenait les émeutiers de la faim, au XVIIIe  siècle, en France comme en Grande-Bretagne, à piller les convois ou les réserves de blé, avant de payer les quantités ainsi obtenues au prix commun du marché, c’est-à-dire à ce qu’ils estimaient être la juste proportion entre ce que les uns et les autres donnent et reçoivent dans les échanges.

L’expression des valeurs et des émotions qui se font jour à la suite de la crise décrivent les contours d’un fait politique : l’effarement devant le niveau des rémunérations perçues par les dirigeants et les traders, et l’effondrement des justifications qui avaient momentanément rendu ces rémunérations concevables. Cette crise de légitimité de l’ordre économique des surhommes ouvre le moment de l’économie morale.

Mais comment en expliquer l’émergence et la force ? Quel élément profond est mis en péril lors de la crise financière qui peut rendre compte de ce concert de réactions morales ? Le principe de disproportion à la racine des rémunérations obscènes est la clé de la réponse. Dans son étude des effets de la démocratie sur les rapports entre les personnes séparées par une grande inégalité (les maîtres et les serviteurs), Alexis de Tocqueville note que l’opinion publique, qui « se fonde sur l’ordre ordinaire des choses, les rapproche du commun niveau et crée entre elles une égalité imaginaire en dépit de l’inégalité réelle de leurs conditionsnote ». C’est cette capacité à jeter un lien symbolique d’égalité entre des individus inégaux qui est menacée de ruine par le caractère exorbitant des rémunérations obscènes. Devenue publique, la disproportion entre les revenus est telle que l’opinion publique ne parvient plus à croire à une égalité symbolique entre des individus si inégaux économiquement : il n’y a plus de commune mesure entre ces individus à ses yeux. Le lien démocratique est rompu et laisse le champ libre aux diverses réactions morales : celles, « moralisatrices », avec lesquelles certains dirigeants politiques veulent faire croire que la crise est avant tout une question de « valeurs », mais aussi celles propres à l’économie morale dans son opposition à la raison marchande dans un moment où les repères habituels s’estompent.

4. L’EMBALLEMENT INÉGALITAIRE

« Un peuple qui, parti de la civilisation et de la démocratie, se rapprocherait par degrés de l’inégalité des conditions, et finirait par établir dans son sein des privilèges inviolables et des catégories exclusives, voilà ce qui serait nouveau dans le monde. »

Alexis de Tocquevillenote

Pour finir de comprendre l’enjeu politique des rémunérations obscènes et des réactions qu’elles suscitent, pour dépasser les dimensions symboliques, il reste à examiner si ces rémunérations sont plus qu’un phénomène local, mineur à l’échelle de l’histoire d’une nation. Il faut analyser l’argument selon lequel elles concerneraient seulement quelques rares individualités, en raison de l’inversion du principe de disproportion caractéristique du régime Micromégas de la concurrence : ces rémunérations prélevées sur un si grand nombre au profit d’un si petit nombre n’affecteraient pas les inégalités économiques à un niveau général, argument déjà utilisé par les libéraux du XIXe  siècle qui allaient répétant que les mesures redistributives demandées par les penseurs socialistes n’auraient pas d’effets sensibles sur les revenus des classes ouvrières compte tenu de la disproportion entre le (grand) nombre d’ouvriers et le (petit) nombre de capitalistes concernés.

Les travaux actuels sur les inégalités sociales sont d’un grand intérêt. Ils permettent de visualiser la dynamique des rémunérations ; ils permettent aussi de faire le lien entre les rémunérations obscènes et la société dans son ensemble.

UN DEMI-SIÈCLE DE RÉDUCTION DES INÉGALITÉS DE REVENUS

Les recherches de Thomas Piketty sur l’évolution des hauts revenus en France et aux États-Unisnote au cours du XXe  siècle montrent une diminution de l’inégalité des revenus jusqu’au début des années 1980 aux États-Unis, jusqu’aux dernières années du XXe  siècle en France.

L’inégalité est souvent mesurée en calculant le rapport des revenus du premier décile de la pyramide des revenus – les 10 % de ménages les mieux rémunérés (P90) – aux revenus du dernier décile – les 10 % de ménages les moins bien rémunérés (P10). Ce rapport est assez stable en France, autour de 3, ce qui veut dire que le revenu moyen du décile supérieur est trois fois celui du décile inférieur. On observe même une baisse de cette mesure de l’inégalité, qui passe de 3,7 en 1970 à 3,2 dans les deux décennies suivantesnote. La stabilité de la hiérarchie des salaires sur la période 1950-1998 est impressionnante : les seuils définissant le salaire médian (P50) et les hauts salaires (P90) restent fixés sur toute la période autour de 0,8 et de 1,6 fois le salaire moyen, lequel est multiplié par 4 en termes réels sur la période. Pour dire les choses autrement, le salarié situé au milieu de la hiérarchie salariale gagne 80 % du salaire moyen, tandis que le premier salarié appartenant aux 10 % les mieux payés gagne 1,6 fois le salaire moyen (1 880 euros en 2009)note.

Toutefois, en étudiant les hauts (premier centile P99) et très hauts revenus (premier millième P99,9, premier dix-millième P99,99), T. Piketty a mis au jour l’existence d’un monde d’inégalités extrêmes où se logent les rémunérations obscènes.

Les hauts revenus représentaient 45 % du total des revenus avant 1914. La Première Guerre mondiale, puis les crises monétaires et financières les firent décroître à 40 % ; mais, à la veille de la crise financière de 1929, ils avaient retrouvé leur niveau antérieur. Dès 1931, ils sont en ascension rapide pour atteindre en 1937 leur sommet sur le siècle, soit près de 47 % des revenus. La rupture se produit en deux temps. Avec le Front populaire d’abord, puis avec la Seconde Guerre mondiale, ces hauts revenus tombent à leur étiage : 29,5 % en 1946. Ils ne récupéreront jamais leur niveau antérieur bien que leur part s’élève au cours des Trente Glorieuses pour revenir à 37 %. Dès 1967, ils recommencent à perdre de leur importance et retombent en 1982 à leur plus bas niveau (30 %), pour se fixer en 1997 à 32 %.

Qu’en est-il des très hauts revenus ? T. Piketty montre que la baisse de la part des hauts revenus dans la seconde moitié du XXe  siècle est presque entièrement due à la baisse de la part reçue par les très hauts revenus. En effet, la dernière tranche des hauts revenus (P90-95) voit sa part baisser d’environ 10 % sur le siècle, la tranche suivante (P95-99) subit une perte un peu plus sensible d’environ 15 %, alors que le premier centile (P99-100) chute de 50 % sur le siècle. La part des revenus perçus par le 1 % des ménages les mieux payés passe ainsi de 20 % à 7-8 % dans les années 1990. La chute à la pointe des très hauts revenus est encore plus spectaculaire, puisque le premier dix-millième (P99,99-100) voit sa part passer de 3 % des revenus à 0,5 : une division par 6 !

Quelle explication donner à ces évolutions si particulières ? T. Piketty distingue trois formes de rémunération : les revenus salariaux, les revenus entrepreneuriaux et les revenus du capital. Sans surprise, la plus basse tranche des hauts revenus est surtout composée de salaires, alors que les très hauts revenus doivent à la possession de capitaux une part d’autant plus importante de leurs rémunérations que l’on monte dans la hiérarchie des revenus. C’est la chute des revenus issus du capital qui explique le recul de la part des très hauts revenus. Les destructions infligées par les deux conflits mondiaux, l’inflation qui a sévi dans l’entre-deux-guerres puis les faillites entraînées par la Grande Dépression sont autant de coups portés aux détenteurs des capitaux dans la première moitié du XXe  siècle en France. Le capital productif s’est reconstitué au cours des Trente Glorieuses, mais la concentration des capitaux au sein des catégories les plus riches n’a pas eu lieu. Cela s’explique par l’impôt progressif. Le taux marginal de cet impôt était de 2 % pour les plus grosses fortunes lorsque cet impôt a été créé en 1915, il s’élève ensuite à des taux que l’on qualifie aujourd’hui de « confiscatoires », autour de 60-70 % après la Seconde Guerre mondiale. Ces niveaux de prélèvement fiscal ont empêché les très hauts revenus de reconstituer le capital accumulé avant 1945.

Qu’en est-il dans les autres pays ? T. Piketty et E. Saez ont appliqué la même méthodologie aux données américaines et il en ressort une image différentenote. La part des hauts revenus a, là aussi, subi les contrecoups successifs de la Première Guerre mondiale, de la Grande Dépression, puis de la Seconde Guerre mondiale. Comme en France, c’est dans la seconde moitié du XXe  siècle que les modifications durables se font jour. Alors que la part des hauts revenus oscillait entre 40 et 45 % du total dans la période 1913-1941, elle tombe à 32 % au moment de l’entrée en guerre des États-Unis. Cette évolution se prolonge jusqu’au milieu des années 1980. Comme en France, les évolutions des hauts revenus sont fortement dépendantes de celle des très hauts revenus : la part perçue par le premier centile passe de 20 % du total en 1928 à 10,5 % en 1944, avant de tomber à moins de 8 % en 1973. La remontée est d’abord très lente, puis les allégements fiscaux des gouvernements républicains de Ronald Reagan et de George Bush père ont fait remonter la part des très hauts revenus à 13 % en 1988. Les évolutions sont encore plus contrastées pour le premier millième dont la part dans les revenus passe de 4,5 % en 1917 à 0,5 % entre 1963 et 1978, avant de remonter d’une manière fulgurante dans la période 1986-1988, pour se fixer à 2 %. Enfin, comme en France, la place prise par les revenus salariaux s’est considérablement accrue en fin de siècle par rapport à ce qu’il en était avant la Grande Dépression. Les salaires représentent 90 % des rémunérations de la dernière tranche des hauts revenus (P90-95) au lieu de 60 % en 1929, mais aussi 60 et 45 % pour le premier millième et le premier dix-millième, au lieu de 20 et 9 % soixante-dix ans plus tôt. Les revenus des capitaux ont chuté : alors qu’ils représentaient 70 % des revenus du premier dix-millième en 1929, ils ne comptent plus que pour 21 % en 1998. Les riches ne sont plus tant des capitalistes vivant de leurs coupons que des salariés, des working rich ! Là encore, la crise des années 1930 et les deux guerres, plus une fiscalité élevée frappant les hauts et très hauts revenus expliquent que ces dernières catégories n’aient pas pu reproduire la concentration dans la propriété du capital qui les caractérisait.

À partir de 1987, c’est l’envolée belle des hauts revenus aux États-Unis. En deux ans, ils font un bond de quatre points en passant à 38 % du total, puis continuent leur croissance pour se fixer légèrement au-dessus de leur niveau d’avant la Première Guerre mondiale, soit 42 % en 1998. La hausse des hauts revenus est tirée par l’envolée des hauts et très hauts salaires. Dans le quart de siècle qui va de 1972 à 1997, la part des salaires perçus par les très hauts revenus passe de 5 à près de 11 %. Une autre manière de faire sentir cette évolution brutale est donnée par la comparaison faite entre l’évolution du salaire moyen d’un actif employé à plein temps et celle des rémunérations des dirigeants des 800 plus grandes entreprisesnote. Alors que le salaire réel moyen passe d’un peu moins de 30 000 dollars en 1970 à 35 000 en 1999, les rémunérations des dirigeants passent de 1,2 million de dollars à un peu moins de 40 millions, une multiplication par un facteur 32 en trente ans ! Les derniers résultats disponibles sont encore plus tranchés. En 2007, la part des très hauts revenus a retrouvé son niveau d’avant la Grande Dépression : pour le premier centile, cette part se fixe à 23,5 % des rémunérations versées, tandis que les 118 000 ménages fiscaux situés dans le premier millième s’en adjugent environ la moitié avec 12,3 %note.

L’année 1928 a été prise comme année de référence pour quatre indices (1928 = 100) dont l’évolution est retracée dans le graphique page suivante. À cette date, les parts du premier millième (en tirets) et du premier centile (traits pleins) dans les salaires se fixent à 8,19 et 19,6 % aux États-Unis (courbe en U, prolongée jusqu’en 2007

L ou U ? Les évolutions des parts des très hauts revenus

Source : Thomas Piketty, « Income inequality in France, 1901-1998 », loc. cit. et Thomas Piketty et Emmanuel Saez, « Income inequality in the United States, 1913-1998 », loc. cit.

pour le premier centile), 6,77 et 17,27 % en France (courbe en L). Le redressement des courbes américaines à partir du début des années 1980 montre le retour des inégalités au niveau qui était le leur dans les années 1930.

Dans une étude sur vingt-deux pays qui généralise les résultats initiaux, T. Piketty et ses collègues montrent que, dans tous les pays considérés, les guerres et la crise des années 1930 ont entraîné une baisse significative de la part des très hauts revenus. Sur la seconde moitié du XXe  siècle, le profil des rémunérations prend la forme soit d’une courbe en L (France, Allemagne, Hollande, Suisse et Japon) en raison de l’incapacité des très hauts revenus à reconstituer leur part, soit une courbe en U (États-Unis, Canada, Royaume-Uni, Irlande, Australie et Nouvelle-Zélande) dans le cas inverse, soit enfin une courbe en L poussant dans les dernières années vers une forme en U, c’est-à-dire des pays dans lesquels les très hauts revenus sont en train de reconstituer leurs positions (Norvège, Suède, Finlande, Portugal, Espagne, Italie pour ce qui concerne l’Europe ; Chine, Inde, Singapour, Indonésie et Argentine pour les pays émergents).

LE RETOUR DES ANNÉES 1930 ?

Comment les hauts et très hauts revenus ont-ils évolué ces dernières années en France ? La crise financière devenue crise économique, avec son cortège de chômage, de baisse des revenus dans les classes moyennes et populaires, fait que la question s’impose à la classe politique dans un moment où le système de protection sociale est mis en cause et où monte la peur du déclassement à l’intérieur des classes moyennes, alors même que les rémunérations flambent devant les yeux ébahis de l’opinion publique. La question fait désormais partie de celles prises en compte par la statistique officiellenote. Les dirigeants politiques de droite cherchant à se démarquer du sarkozysme s’emparent également de la question pour prendre pied dans le débat lié à la campagne présidentielle.

L’étude de C. Landais met en évidence une tendance à l’alignement de la situation française sur la situation américaine, avec un creusement rapide des inégalités au sommet de la hiérarchie salarialenote. Sur la période 1998-2005, le revenu moyen s’est très peu élevé en France, passant de 23 200 euros à 24 570 euros, soit une croissance annuelle moyenne de 0,82 %. Ce constat global ne doit pas masquer des évolutions très inégales selon la place que l’on occupe dans la pyramide des revenus.

Pour l’immense majorité (90 % des ménages), la progression n’a été que de 0,6 % par an, la moitié de ce qu’elle a été pour les 10 % les mieux payés. Le taux de croissance des revenus s’élève au fur et à mesure que l’on monte les étages de la pyramide des revenus, ainsi que le résume le tableau ci-dessous. Les rythmes très sensiblement différents dans la progression des revenus se traduisent par un accroissement substantiel de la part des revenus perçus par les personnes regroupées dans le premier centile : leur part passe de 7,25 à 8,2 %, tandis que celle du premier millième passe de 1,75 à 2,2 % du total.

Évolution des revenus déclarés par fractiles

(en euros 2006)

Fractiles P0-90 P90-100 P99-100 P99,9-100 P99,99-100
Évolution 1998-2005 (%) + 4,6 + 8,7 + 19,4 + 32 + 42,6
Taux de croissance annuel moyen (%) + 0,6 + 1,2 +  2,6 +  4 +  5,2

Source : Camille Landais, « Les hauts revenus en France », loc. cit., figure 2, p. 9. L’étude de Julie Solard sur la période 2004-2007 aboutit à des résultats similaires mais difficilement comparables car son étude tient compte de la taille des ménages afin de suivre les revenus disponibles par unité de consommation.

À quoi attribuer ces différences dans les hausses des rémunérations ? À la suite de T. Piketty, C. Landais propose deux explications. La première tient à l’effet de la lente déformation du partage salaire/profit au détriment des salaires, avec un déplacement de 2 points entre 1950 et 1995. Cette déformation se poursuit depuis 1998 avec un écart important entre le taux de croissance des revenus du patrimoine, essentiellement les revenus tirés de la possession du capital mobilier, qui se fixe à 3,9 % par an tandis que les salaires ne progressent qu’au rythme de 0,7 %. Et, comme le patrimoine est très concentré, l’essentiel de ces revenus dynamiques est perçu par les fractions les plus riches de la société française. L’évolution des profits, en phase avec le capitalisme financier qui associe financement des entreprises sur les marchés financiers, création de valeur pour l’actionnaire et distribution des profits sous forme de dividendes, n’est pas la seule cause du creusement des inégalités. La croissance des salaires reçus par les catégories percevant les très hauts revenus est une cause aussi importante de l’évolution rapide de leur rémunération globale que la croissance des profits. La dynamique des salaires devient donc un élément clé de compréhension des inégalités de revenus. À côté du partage entre salaire et profit intervient donc la césure qui sépare les rémunérations ordinaires et les rémunérations superlatives : le dynamisme de ces dernières est une caractéristique du creusement des inégalités économiques et du retour du monde des inégalités d’avant la période 1930-1945.

La place des rémunérations superlatives dans ce mouvement affectant la pointe de la pyramide des revenus peut être associée aux populations qui perçoivent

Les très hauts salaires par profession

Salaire brut moyen Âge moyen Part (%)
Dirigeants 225 340 52 25,3
Cadres d’état-major 238 670 50 14
Cadres financiers 244 870 45 14,9
dont banque 289 910 43 5,8
Fonction commerciale 181 250 47 10,2
Fonction technique 180 230 48 12,7
Divers cadres 195 340 49 17,5
Sportifs de haut niveau 444 950 31 0,8
Autres 210 440 47 3,1

Source : Michel Amar, « Les très hauts salaires du secteur privé », loc. cit., p. 2.

les très hauts salaires (plus de 124 000 euros annuels bruts). Près de la moitié des 133 000 personnes qui ont perçu de tels salaires se concentrent dans deux secteurs : le conseil (comprenant l’administration des sociétés) et les activités financières et immobilières.

La répartition de ces salariés selon leur profession est éclairante : « 95 % des très hauts salaires sont cadres ou dirigeant d’entreprisesnote. » Parmi les autres catégories figurent les sportifs de haut niveau, caractérisés par leur jeune âge et des niveaux moyens de rémunération exceptionnellement hauts. Si on laisse de côté les rémunérations des sportifs, la suprématie de la banque et des activités financières sur les dirigeants d’entreprise est nette. Ces derniers doivent d’ailleurs être distingués selon la nature et la taille de l’entreprise. Un dirigeant ou un cadre travaillant dans une tête de groupe est deux fois mieux payé que celui qui œuvre dans une filiale ; il est quatre fois mieux payé que celui à la tête d’une entreprise indépendante. Comme on l’a vu dans le chapitre deux, l’effet taille est aussi considérable puisque le salaire « se monte en moyenne à près de 111 000 euros quand le P-DG est à la tête d’une société de 50 à 99 salariés et à environ 470 000 euros pour le P-DG d’une entreprise de 2 000 personnes ou plusnote ». On comprend les raisons pour lesquelles le dirigeant du syndicat des patrons de petites et moyennes entreprises a pu laisser percer sa désapprobation devant les salaires, bonus et retraites chapeaux des dirigeants des grandes entreprises. Les inégalités affectent aussi le monde des dirigeants d’entreprise.

Mais les changements les plus spectaculaires proviennent du secteur de la finance. Aux États-Unis, depuis les dérégulations financières des années 1980, à qualification égale, les salaires y sont 60 % supérieurs à ceux versés dans le secteur privé (hors agriculture)note. Le poids de la finance dans les rémunérations obscènes a considérablement augmenté en France depuis quinze ansnote. Alors que les salariés de la finance ne représentent que 3 % des salariés du secteur privé, ils comptent pour 26 % du premier millième de la pyramide salariale en 2007, soit 2,5 fois plus qu’en 1976.

UN TOURNANT DANS LES ÉVOLUTIONS SALARIALES

L’évolution des inégalités montre que les très hauts revenus constituent un phénomène important. L’indignation que ces derniers suscitent n’est donc pas le fruit d’une illusion. Les études statistiques confirment que le moment de l’économie morale touche au cœur de la situation présente, marquée par un enjeu très directement politique concernant le niveau des inégalités et la place des classes moyennes.

Les défenseurs des rémunérations obscènes avancent fréquemment l’idée d’un brouillage entre les revenus du capital et les revenus du travail. S’il s’agit de marquer le fait que la part des salaires dans les très hauts revenus s’est accrue et qu’elle constitue une part très dynamique dans la croissance de ces très hauts revenus, c’est exact. S’il s’agit de faire croire que les classes moyennes et les classes populaires sont devenues destinataires d’une fraction des profits, il n’en va plus de même. Pour les 90 % de la population qui constituent le large socle de la pyramide des rémunérations, un quart des ménages seulement perçoit des revenus du patrimoine alors que cette proportion monte à 61 % chez les ménages à hauts revenus pour se fixer dans la fourchette 80-90 % au niveau du premier centile. Le phénomène de concentration des revenus du capital sur cette tranche supérieure est encore plus net lorsqu’on prend en compte les plus-values que ne perçoivent pas 90 % de la population (1 % seulement de ces ménages sont concernés), tandis que, au sein du premier centile, entre 24 et 63 % des ménages en reçoivent, d’autant plus qu’ils sont haut placés dans cette pyramidenote. La possession des valeurs mobilières et des rémunérations exceptionnelles qui y sont attachées est donc très concentrée, au contraire de ce qu’affirme la thèse de la confusion entre salariat et capital. Si l’on ajoute à cela la baisse de la fiscalité dont bénéficie principalement le premier centile, on comprend que la reconstitution des très gros patrimoines et celle des inégalités marquent la situation présente, aux États-Unis comme en France. La distance entre le premier centile et le reste de la société devient de nouveau un fait majeur.

Par ailleurs, la distribution des revenus en France est marquée par un écrasement relatif de la hiérarchie en raison d’une croissance légèrement plus soutenue des bas salaires comparativement à ceux de la classe moyenne. Le rapport de Jean-Philippe Cotis, directeur de l’Insee, sur le partage de la valeur ajoutée met l’accent sur ce point : « Au cours de la dernière décennie, la courbe des taux de croissance du salaire a pris une forme typique en J : pour les plus faibles salaires, des évolutions légèrement plus dynamiques que la moyenne sous l’effet des hausses de salaire minimum, une progression minimale vers le milieu de l’échelle, et qui reste faible pour des niveaux de salaires assez élevés, et enfin une croissance rapide chez le pour cent ou le pour mille les mieux rémunérés surtout sur la période 1996-2001. De ce fait, la part de la rémunération totale allant au pour cent les mieux rémunérés s’est accrue avec le temps : elle est passée de 5,5 % à 6,5 % depuis le milieu des années 1990. Et le salarié médian a pu se sentir tout à la fois distancé par les plus hauts salaires, et rattrapé par les salaires les plus faiblesnote. »

Ces évolutions aboutissent à une transformation des positions des principaux groupes sociaux. Dans une analyse classique de la situation des trois grandes catégories sociales peuplant une démocratie – les pauvres, la classe moyenne, les riches –, Tocqueville expliquait que les membres de la classe moyenne étaient durablement occupés à se prémunir de la crainte d’un déclassement qui les ferait tomber dans la classe pauvre, sans pour autant se montrer jaloux de la richesse extrême des classes riches dont la richesse, essentiellement foncière, était d’une autre nature que la leurnote. Cette appréciation n’est plus d’actualité. D’un côté, les classes moyennes supérieures voient s’éloigner les classes riches dont elles s’étaient rapprochées au cours de la période 1950-1980, alors même que la différence de nature des revenus s’est estompée, la richesse foncière n’étant plus une fraction significative dans les revenus perçus par les classes riches, à la différence de ce qu’il en était au XIXe  siècle. La reconstitution d’un capital mobilier concentré en un petit nombre de mains et l’apparition des très hauts salaires ont distendu les liens, réels et symboliques, qui avaient été noués ou cours de cette période. L’éloignement se traduit par un sentiment de désaffiliation de la part des cadres du secteur privé qui se sentent de moins en moins solidaires de leurs entreprises et des décisions qui sont prises au sommet, sans parler de leur indignation devant les rémunérations que l’on s’y accordenote. Le constat passé au début des années 2000 est toujours d’actualité selon un sondage Ifop publié et largement commenté dans Le Monde : les cadres se disent stressés (62 %), mécontents de la répartition des profits entre dirigeants, salariés et actionnaires (77 %), et ont le sentiment que leur rémunération rend mal compte de leur implication personnelle (64 %)note. D’un autre côté, les classes moyennes situées plus bas dans la hiérarchie sociale voient leurs revenus salariaux stagner, et la distance les séparant des moins bien lotis se réduire, donnant ainsi corps à la peur du déclassement économique. La distance les séparant des classes défavorisées – aussi bien en termes de revenu qu’en termes de capital scolaire, lequel a été longtemps un de leurs investissements essentiels et une de leur protection – se réduisant, les classes moyennes sont en proie à la peur du déclassement, selon la formule employée par Éric Maurinnote.

Cette peur peut également s’alimenter aux sources du néolibéralisme contemporain telles qu’on les trouve dans la conceptualisation de l’ordre marchand proposée par Friedrich Hayek. Le démantèlement de l’État-providence réalisé par ses émules politiques (Ronald Reagan et Margaret Thatcher) cherchait explicitement à rompre avec la revendication de justice sociale. L’idéologue du marché et de l’inégalité la réduit à une demande de protection de la part de classes moyennes cherchant à se prémunir des demandes des classes défavorisées, compliquée d’une manifestation de leur envie à l’égard des nouvelles classes en ascension : « En pratique, la “justice sociale” est devenue simplement un cri de ralliement pour tous les groupes dont le statut tend à décroître – pour l’agriculteur, l’artisan, le mineur, le petit commerçant, l’employé de bureau et pour une part considérable des anciennes “classes moyennes” – plutôt que pour les ouvriers d’industrie, en faveur desquelles elle a d’abord été réclamée mais qui ont en général été les bénéficiaires des récentes évolutions. L’appel à la justice fait par ces groupes rencontre fréquemment l’appui sympathique de bien des gens qui considèrent comme naturelle l’ancienne hiérarchie sociale, et qui tolèrent mal l’accession de nouvelles catégories de personnes à cette position moyenne à laquelle jadis on appartenait pour peu que l’on sache lire et écrirenote. »

C’est bien ainsi que continuent à voir les choses les économistes qui se font les défenseurs de l’ensemble valeur actionnariale, théorie de l’agence et rémunérations des patrons américains, comme M. Jensen et K. Murphy qui, face aux critiques et aux indignations de la population américaine, répondent avec ingénuité que, mesurés en dollars de 1988, les rémunérations des dirigeants américains ne sont pas différentes de celles que l’on pouvait observer en 1934-1938 : « Les salaires et les bonus se sont accrus ces quinze dernières années, mais les niveaux de rémunération des dirigeants sont seulement en train de retrouver les niveaux qui étaient les leurs il y a cinquante ansnote. » P. Jaffré entonnait le même refrain, justifiant l’explosion des rémunérations des dirigeants – et, au passage, les 30 millions d’euros de stock-options empochés au moment de son éviction – en expliquant que le déplacement du partage salaire/profit à l’avantage de ce dernier constituait une « nécessaire correctionnote ». L’expression est intéressante… Ces affirmations ne sont au fond rien d’autre que le versant idéologique des évolutions des inégalités de rémunération : les rémunérations obscènes seraient tout simplement justifiées par un retour aux bonnes vieilles inégalités d’avant la période des hauts taux d’imposition. La modernité économique tiendrait dans le retour aux inégalités qui prévalaient avant l’État-providence ! Derrière les justifications alambiquées se cache mal un désir de retour aux privilèges du passé.

Depuis le déclenchement de la crise financière, nombreux ont été les commentateurs qui ont fait une allusion directe à la Révolution française et la fin de l’Ancien Régime. De George Pébereau, ancien P-DG d’Alcatel, dans Le Monde du 17 septembre 2008, à Paul Jorion, un des rares sociologues à avoir anticipé la crise des subprimes, dans une interview donnée au cours de l’été 2010 au Nouvel Observateur, en passant par divers éditoriaux, l’évocation de cette période emblématique illustre les risques considérables que la crise et la montée des inégalités économiques engendrent.

Il faut prendre au sérieux cette référence historique. Les premiers pas qui ont conduit à la chute de la monarchie absolutiste, puis à la chute de la monarchie tout court, ont fait suite à ses problèmes fiscaux et financiers. Face aux plans d’austérité, les peuples, un peu partout en Europe, grondent. Aussi suggestif soit-il, ce parallèle est cependant peu fondé. Dans la France des années 1770-1780, l’économie était en pleine expansion, la situation allait plutôt s’améliorant pour les populations, y compris celle des campagnes. Tocqueville a ainsi avancé la thèse générale selon laquelle c’est au moment où les conditions économiques s’améliorent que l’impatience sociale est la plus dangereuse pour le pouvoir politique en place : c’est la frustration relative au moment où semblent être réunis les moyens de satisfaire les attentes, et non la frustration absolue vécue dans les phases de crise économique, qui explique selon lui la révolutionnote. Si la perspective tocquevillienne est fondée, 1789 ne sera pas rejouée dans la décennie 2010. En raison des dérèglements financiers et du niveau retrouvé des inégalités économiques, d’autres comparaisons se présentent, qui font plutôt penser aux années 1930. Depuis l’été 2010, les dangers ont pris forme avec plus de précision que jamais.

Dans une situation de perte de sa crédibilité, Nicolas Sarkozy a dû faire face à une série d’« affaires » dont le noyau dur touchait aux relations incestueuses entre la bourgeoisie d’affaires et le pouvoir politique. Pour reprendre la main, le Président a enclenché, en pleine affaire Woerth-Bettencourt, une nouvelle campagne provocatrice sur le domaine qui lui est cher : l’insécurité. Une fois que l’on perce le mur de rodomontades et de postures martiales avec lesquelles les « déclarations de guerre » pluriannuelles sont annoncées à l’opinion publique depuis 2002, sa politique se révèle être un échec. Il n’empêche : l’affaire est allée cette fois encore un peu plus loin qu’en 2007 où l’élection a été gagnée en associant le vote des hauts revenus à celui de l’électorat populaire, notamment la fraction sensible aux idées du Front national. Dans son « discours de Grenoblenote », N. Sarkozy a annoncé des mesures visant à déchoir de la nationalité française les personnes qui l’ont obtenue depuis moins de dix ans dans le cas où elles auraient porté atteinte à la vie d’un dépositaire de l’autorité publique. Puis il a lancé sa vindicte sur les populations de Roms au prétexte que leurs camps sont des zones de non-droit. S’en est ensuivie une série d’opérations sécuritaires largement médiatisées contre ces populations avec destructions de campements et expulsions par avions entiers. Le remaniement ministériel, presque immédiatement revu en catastrophe en février 2011, n’a pas altéré la ligne politique xénophobe fixée lors de l’été 2010.

Pendant ce temps, les rémunérations obscènes vont leur train. En quelques jours, le gouvernement propose une réforme de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) qui allège les impôts acquittés par les plus riches contribuables, les bénéficiaires des rémunérations obscènes inclus, alors même que la fiscalité française est déjà régressive pour les contribuables placés au sommet de la hiérarchie des revenusnote. Mais le pouvoir en place n’en est pas resté là : un ministre a suggéré de plafonner les minima sociaux à 75 % du Smic au motif qu’il n’y aurait pas assez de différence entre les personnes qui en bénéficient et les salariés travaillant au salaire minimumnote. On aurait pu augmenter le salaire minimum : non, on propose de baisser les ressources accordées aux démunis ! Aucune pitié pour les pauvres recevant le RSA, qualifiés par le ministre de « cancer de la société française », mais la plus grande complaisance pour les riches. L’obscénité politique emboîte le pas à l’obscénité économique.

L’association d’une politique sécuritaire instrumentant les peurs et les pulsions les plus sombres de l’âme humaine, reprenant à son compte l’idée que les difficultés du moment viennent de l’extérieur et des étrangers – un ministre n’a-t-il pas soutenu et défendu l’idée « Français ou voyou, il faut choisir ! » –, et d’une politique économique accélérant les inégalités et se mettant au service des plus riches définit ce que l’on peut appeler le national-sarkozysme, fruit délétère de l’association entre la rhétorique xénophobe du Front national et du néolibéralisme du « président des richesnote ». Reprenant l’idée de Hegel selon laquelle les « grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois », Marx suggérait d’ajouter « la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farcenote ». C’est une sinistre farce que ce programme politique dans lequel la xénophobie d’État et la policiarisation de la vie sociale sont combinées à la montée des inégalités économiques. Telle est la situation à affronter en France, au sein d’une Europe marquée par la montée des partis populistes et xénophobes.

CONCLUSION. LES RÉMUNÉRATIONS OBSCÈNES COMME POLLUTION SOCIALE

« Et quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre et que nul assez pauvre pour être contraint de se vendre. »

Jean-Jacques Rousseaunote

Les rémunérations obscènes apparaissent comme le vecteur emblématique de la crise idéologique ouverte par la crise de 2008. L’enrichissement extrême permis par la libéralisation financière est devenu la passion dominante de la finance et de la banque bien sûr, mais aussi de la direction des grandes entreprises. On la trouve également dans l’industrie du spectacle, sportif ou non.

Ce monde flamboyant et son principe de disproportion alimenté par la recherche d’un statut que seules semblent pouvoir satisfaire des rémunérations toujours plus élevées stupéfient le mode économique ordinaire. L’indignation n’en a été que plus violente. Les études statistiques montrent que les réactions subjectives ne sont pas dépourvues de pertinence. L’un des enjeux centraux du moment est bien celui de la montée des inégalités.

Va-t-on voir se reconstituer une fine couche de très riches, ce 1 % de ménages qui percevaient à eux seuls presque 20 % de la richesse produite en 1928 ? La réduction des inégalités au sommet de la pyramide des revenus entre la Grande Dépression de 1930 et la Seconde Guerre mondiale constitue-t-elle une anomalie en passe d’être corrigée, ou bien est-elle une forme d’idéal que nos sociétés préserveront ?

Le mouvement vers l’égalité des conditions, chère à A. de Tocqueville, refait surface comme question politique de premier plan. Ce mouvement réactive la conception républicaine de la liberté caractérisée par le rejet de la domination arbitraire et de la crainte de celle-cinote. Cette conception de la liberté s’oppose à la liberté libérale qui demande avant tout la suppression de toute interférence sur les choix que font les individus en société, choix dont le marché offre l’image la plus aboutie. La ruine du lien d’égalité symbolique entre les individus inégaux que magnifient les rémunérations obscènes fait surgir une crainte devant les possibilités accrues de domination arbitraire. Quand on mesure les bonus en années de vie-salaire, minimum ou médian, on peut aussi dire que les détenteurs de ces rémunérations obscènes peuvent commander, pour chaque million d’euros perçus, le travail de plusieurs dizaines de personnes. Il est temps de mettre en place un revenu maximum d’existence, comme il existe un revenu minimum d’existence.

Les effets sociaux de l’inégalité produite par les rémunérations obscènes ne s’arrêtent pas là. De même qu’il existe des activités sociales qui détruisent les ressources naturelles (la qualité de l’air, la reproduction de l’environnement, etc.), des activités sociales peuvent détruire les ressources sociales (les sentiments de justice, la confiance, etc.). Les rémunérations obscènes sont une forme de pollution dont la diminution améliorerait l’environnement social et politique. Deux épidémiologistes anglais, Richard Wilkinson et Kate Pickett, en ont récemment apporté une belle démonstration en montrant que l’inégalité économique était le facteur qui expliquait le mieux la manière dont une vaste gamme de pathologies sociales étaient distribuées dans un ensemble de pays riches ainsi qu’entre les différents États américains. L’anxiété chez les adolescents, les pathologies mentales, l’usage des drogues illégales, l’obésité chez les adolescents comme chez les adultes, la maternité chez les adolescentes, les homicides, le nombre de personnes mises en prison croissent avec les inégalités de revenu, tandis que, à l’inverse, la confiance dans les autres, l’espérance de vie des hommes à la naissance diminuentnote. Lorsque les données sont disponibles, comme c’est le cas pour les performances scolaires des enfants ou pour les taux de mortalité, la comparaison entre deux États très inégalitaires (les États-Unis et le Royaume-Uni) montre que la situation est pire dans l’État le plus inégalitaire, y compris pour les plus riches. La pollution sociale atteint même ceux qui sont censés en profiter !

La solution est politique. Il faut traduire les intérêts du plus grand nombre en une force politique capable de réduire les rémunérations obscènes en raison de leurs effets sociaux négatifs sur l’esprit public et le bon fonctionnement des sociétés. L’arme traditionnelle, dont T. Piketty a montré l’efficacité dans la période 1945-1980, est celle de la politique fiscale : des taux marginaux progressifs peuvent limiter l’attrait des très hauts revenus puisqu’une part croissante de ceux-ci va dans les caisses publiques. Dans un récent ouvrage, développant une proposition très argumentée et très habilement mise à disposition de tous, C. Landais, T. Piketty et E. Saez montrent comment une réforme fiscale de grande ampleur peut être réalisée, assurant une progressivité effective de la fiscalité prise dans son ensemblenote. Il est intéressant de remarquer que la réforme proposée repose sur un taux de prélèvement effectif de 60 % sur les revenus des détenteurs des rémunérations obscènes, ceux qui reçoivent plus de 100 000 euros mensuels. Et rien n’empêche, ainsi qu’ils le suggèrent, d’aller au-delà.

On peut aussi chercher à réduire l’émission de cette pollution sociale comme on a tâché de réduire la pollution atmosphérique. En plus de ces mesures touchant l’intérêt de ceux qui perçoivent les rémunérations obscènes, il est possible de rendre celles-ci plus coûteuses aux entreprises qui les émettent. Une option serait celle d’un impôt qui ferait porter une partie du coût social de la pollution par le « pollueur social » : une taxation en proportion des rémunérations obscènes versées introduirait un système de pollueur-payeur en matière de pollution sociale. Ce serait un second pas essentiel pour lutter contre les effets politiquement et socialement dévastateurs des rémunérations obscènes.

Paris-Bayonne, Printemps 2011

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