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Elsa Dorlin

Se défendre

Une philosophie de la violence

Zones
Table
Prologue. Ce que peut un corps
La fabrique des corps désarmés
Défense de soi, défense de la nation
Testaments de l’autodéfense
L’État ou le non-monopole de la défense légitime
Justice blanche
Self-defense : Power to the people !
Autodéfense et sécurité
Remerciements

PROLOGUE. CE QUE PEUT UN CORPS

« Un tribunal de la Guadeloupe, par jugement du 11 brumaire an XI [2 novembre 1802], a condamné Millet de la Girardière à être exposé sur la place de la Pointe-à-Pitre, dans une cage de fer, jusqu’à ce que mort s’ensuive. La cage qui sert à ce supplice a huit pieds de haut. Le patient qu’on y enferme est à cheval sur une lame tranchante ; ses pieds portent sur des espèces d’étriers, et il est obligé de tenir les jarrets tendus pour éviter d’être blessé par la lame. Devant lui, sur une table qui est à sa portée, on place des vivres et de quoi satisfaire sa soif ; mais un garde veille nuit et jour pour l’empêcher d’y toucher. Quand les forces de la victime commencent à s’épuiser, elle tombe sur le tranchant de la lame, qui lui fait de profondes et cruelles blessures. Ce malheureux, stimulé par la douleur, se relève et retombe de nouveau sur la lame acérée, qui le blesse horriblement. Ce supplice dure trois ou quatre joursnotenote. »

Dans ce type de dispositif, le condamné périt parce qu’il a résisté ; parce qu’il a désespérément tenté d’échapper à la mort. L’atrocité de son supplice tient au fait que chaque mouvement corporel de protection contre la douleur s’est transformé en torture ; et peut-être est-ce là ce qui caractérise en propre de tels procédés d’anéantissement : faire du moindre réflexe de préservation une avancée vers la souffrance la plus insoutenable. Il n’est pas question de discuter ici du caractère inédit de telles tortures dont le système colonial moderne n’a certainement pas le monopole. Cette scène, comme le procédé rhétorique qui vise à en restituer l’horreur, entre en résonance avec un autre récit de supplice : celui de Damiens tel que décrit en ouverture de Surveiller et punirnote. Pourtant les deux sont tout à fait différents. Dans le cas de Damiens, Michel Foucault montre qu’à travers les souffrances infligées à son corps ce n’est pas tant son individualité qui est ciblée, que la volonté du Souverain qui est restaurée dans sa toute-puissance, tout comme la subjugation d’une communauté à laquelle son crime a porté atteinte. Les mutilations à l’aide de tenailles et de ciseaux, les brûlures à l’aide de plomb fondu, d’huile bouillante, de cire, le démembrement final par les chevaux… Tout au long de ce scénario atroce, Damiens est attaché et nul ne présume qu’il « peut » faire quelque chose. En d’autres termes, sa puissance – si infime soit-elle – n’est jamais prise en compte, précisément parce qu’elle ne compte pas. Le corps de Damiens est totalement réduit à néant, il n’est déjà plus rien, hormis le théâtre où se joue la cohésion d’une communauté vengeresse qui ritualise la souveraineté de son roi. On exhibe ainsi la complète absence de puissance pour mieux exprimer la magnificence d’un pouvoir souverain absolu.

Dans le cas du supplice de la cage de fer, le public est encore là. Toutefois, dans l’exposition publique du calvaire du supplicié, autre chose se trame. La technique employée semble cibler la capacité de (ré)agir du sujet comme pour mieux la dominer. Le dispositif répressif mis en place, en même temps qu’il exhibe et excite les réactions corporelles, les réflexes vitaux du condamné, les constitue comme ce qui fait à la fois la puissance et la faille du sujet. En face de lui, l’autorité répressive n’a nul besoin de le présenter dans une forme d’impuissance absolue pour s’affirmer. Au contraire, plus la puissance subjective est mise en scène dans ses efforts répétés, désespérés, pour survivre, plus l’autorité répressive la gouverne tout en disparaissant derrière la présence d’un bourreau passif et fantoche. Ce gouvernement mortifère du corps s’effectue dans une telle économie de moyens que le supplicié paraît même se mettre à mort lui-même. Tout a été pensé pour qu’il résiste physiquement à la lame tranchante qui menace de mortellement le mutiler : il doit se tenir droit sur les étriers, enfermé dans sa cage. Ainsi, le dispositif laisse supposer que de sa force (musculaire et physique, mais aussi « mentale ») dépend sa survie : il doit se maintenir en vie s’il ne veut pas souffrir davantage et mourir. En même temps, cette technologie de torture a pour seule finalité de l’achever, mais de telle sorte que plus il se défendra, plus il souffrira. Les vivres disposés autour de lui relèvent d’une comédie cruelle qui témoigne du fait que le supplice joue sur l’effectivité des mouvements vitaux et tend à les contrôler totalement pour mieux les annihiler. De la même façon que l’épuisement le fera s’affaisser sur le fil de la lame, le besoin insupportable de manger et de boire lui sera fatal. En outre, le premier point d’impact sur son corps touchera sans nul doute les parties génitales. Tout se passe comme si le travail d’encodage genré du pouvoir était achevé : le sexe, bien plus encore que n’importe quelle autre partie du corps, est devenu le lieu ultime où se tapit la puissance d’agir du sujet. Le défendre, c’est se défendre. Et, l’atteindre en premier, c’est briser ce par quoi le sujet, non pas tant de droit, mais le sujet capable, a été institué.

Ce dispositif de mise à mort considère que celui qui lui est soumis peut faire quelque chose, et il vise, stimule, encourage précisément ce dernier élan de puissance dans ses moindres retranchements comme pour mieux l’interpeller dans son in-efficience, le transmuer en impuissance. Cette technologie de pouvoir produit un sujet dont on « excite » la puissance d’agir pour mieux l’empoigner dans toute son hétéronomie : et cette puissance d’agir, bien que tout entière tournée vers la défense de la vie, en est réduite à n’être qu’un mécanisme de mort au service de la machine de pénitence coloniale. On voit ici comment un dispositif de domination entend persécuter le mouvement propre de la vie, cibler ce qu’il y a de plus musculaire dans cet élan. Le moindre geste de défense et de protection, le moindre mouvement de préservation et de conservation de soi est mis au service de l’anéantissement même du corps. Ce pouvoir qui s’exerce en ciblant la puissance du sujet, celle qui s’exprime dans les élans de défense de sa vie comme de soi-même, constitue ainsi l’autodéfense comme l’expression même de la vie corporelle, comme ce qui fait un sujet, comme « ce qui fait une vienote ».

De la cage de fer à certaines techniques modernes et contemporaines de torturenote, il est certainement possible de repérer une même trame, un type comparable de techniques de pouvoir que l’on pourrait résumer par l’adage suivant : « Plus tu te défends, plus tu souffres, plus certainement tu meurs. » Dans certaines circonstances et pour certains corps, se défendre équivaut à mourir par épuisement de soi : se battre c’est se débattre vainement, c’est être battu.e. Une telle mécanique de l’action malheureuse a des implications en termes de mythologies politiques (quel peut être le destin de nos résistances ?), de représentations du monde comme de représentations de soi (que puis-je faire si tout ce que j’initie pour me sauver me conduit à ma perte ?). Et c’est probablement l’expérience vécue, non pas tant de sa propre puissance, mais du doute, de l’angoisse et de la peur qu’engendrent ses manquements, ses limites et ses contre-effets, qui apparaît alors comme fondamentale au sens où cette expérience n’est plus tant le fait d’un danger exogène, d’une menace ou d’un ennemi, si terribles soient-ils, que l’effet miroir de sa propre action/réaction, de soi-même. L’originalité de ce type de techniques réside donc dans cet inexorable travail d’incorporation contrainte de la dimension mortifère de la puissance du sujet, qui aboutira à sa suspension, seule issue pour se maintenir en vie ; désormais, en même temps qu’elle affirme un mouvement de défense de soi, elle devient une menace, une promesse de mort.

Cette économie de moyens, qui fait du condamné et plus généralement du corps violenté son propre bourreau, dessine de façon négative les traits du sujet moderne. Celui-ci a certes été défini, nous y reviendrons, par sa capacité à se défendre lui-même, mais cette capacité d’autodéfense est aussi devenue un critère servant à discriminer entre ceux qui sont pleinement des sujets et les autres ; celles et ceux dont il s’agira d’amoindrir et d’anéantir, de dévoyer et de délégitimer la capacité d’autodéfense – celles et ceux qui, à leur corps défendant, seront exposé.e.s au risque de mort, comme pour mieux leur inculquer leur incapacité à se défendre, leur impuissance radicale.

Ici, la puissance d’agir, bien plus que le corps lui-même, devient clairement ce que cible et en même temps ce qu’appelle à lui le pouvoir. Ce gouvernement défensif épuise, conserve, soigne, excite et tue, selon une mécanique complexe. Il défend certain.e.s et laisse sans défense d’autres, selon une échelle savamment graduée. Ici, être sans défense ne signifie pas « ne plus pouvoir exercer de pouvoir », mais bien plutôt faire l’expérience d’une puissance d’agir qui n’est plus un mouvement polarisénote. Il n’est pas de plus grand danger de mort que ce genre de situation, où notre puissance d’agir se retourne en un réflexe auto-immun. Il n’est plus alors seulement question d’entraver directement l’action des minorités, comme dans la répression souveraine, ni de les laisser simplement mourir, sans défense, comme dans le cadre du biopouvoir. Ici, il s’agit de conduire certains sujets à s’anéantir comme sujets, d’exciter leur puissance d’agir pour mieux les pousser, les exercer à leur propre perte. Produire des êtres qui, plus ils se défendent, plus ils s’abîment.

 

3 mars 1991, Los Angeles. Rodney King, un jeune conducteur de taxi africain-américain de 26 ans, est arrêté par trois voitures et un hélicoptère de police lancés à sa poursuite sur l’autoroute suite à un excès de vitesse. Refusant de sortir de son véhicule, il est menacé par une arme à feu pointée sur son visage. Quelques secondes plus tard, il obtempère et s’allonge finalement au sol ; il est alors électrocuté à coups de Taser et, alors qu’il tente de se relever et de se protéger pour empêcher un policier de le battre, il est brutalement frappé au visage et au corps par des dizaines et des dizaines de coups de matraque. Ligoté, il est laissé inconscient, le crâne et la mâchoire fracturés à plusieurs endroits, une partie de la bouche et du visage lacérée avec des plaies ouvertes et une cheville cassée ; avant qu’une ambulance n’arrive plusieurs minutes plus tard pour l’emmener à l’hôpital.

La scène de lynchage de Rodney King peut être décrite seconde par seconde grâce à la vidéo amateur enregistrée par un témoin, George Hollidaynote, qui ce soir-là, depuis l’appartement qu’il occupe et qui donne sur l’autoroute, a capturé ce qui s’apparente à une archive du temps présent de la domination. Le soir même, la vidéo est diffusée sur des chaînes de télévision et fait bientôt le tour du monde. Un an plus tard, le procès des quatre policiers les plus directement impliqués dans le passage à tabac de Rodney King (ils étaient au total plus d’une vingtaine sur les lieux de l’arrestation) débute sous l’inculpation d’« usage excessif de la force », devant un jury populaire où les Africains-Américains ont tous été récusés par les avocats de la défense (il y a dix Blancs, un Latino-Américain et un Sino-Américain) – jury qui, après presque deux mois de procès, acquittera les policiers. À l’annonce du verdict, s’enclenchent les fameuses « émeutes de Los Angelesnote » : six jours de révoltes urbaines, où les affrontements avec les forces de l’ordre (police et armée), véritables scènes de guerre civile, feront 53 morts et plus de 2 000 blessés du côté des manifestants.

Au-delà du verdict qui blanchit à proprement parler les policiersnote, c’est le déroulé des débats et l’énoncé des raisons ayant amené le jury à innocenter les quatre inculpés qui sont édifiants : la ligne de défense de leurs avocats a consisté à convaincre les jurés que les policiers étaient en danger. D’après eux, ils se sentaient agressés, ils ne faisaient que se défendre face à un « colosse » (Rodney King faisait plus de 1 m 90), qui même à terre les frappait et paraissait être sous l’emprise d’une drogue le rendant « insensible aux coups ». Quelques mois après, Rodney King déclarera, lors du second procès, qu’il « essayait juste de rester en vienote ». C’est cette inversion des responsabilités qui constitue l’enjeu central ici. Lors du premier procès, les avocats des policiers ont produit et exploité une et une seule pièce majeure : la vidéo de George Holliday. Ce même film qui avait été vu publiquement comme l’évidence même de la brutalité policière a été exploité par eux pour suggérer au contraire que les policiers étaient « menacés » par Rodney King. Dans la salle d’audience, la vidéo, visionnée par les jurés et commentée par les avocats des forces de l’ordre, est regardée comme une scène de légitime défense témoignant de la « vulnérabilité » des policiers. Comment comprendre un tel écart interprétatif ? Comment les mêmes images peuvent-elles donner lieu à deux versions, deux victimes radicalement différentes selon que l’on soit un juré blanc dans une salle d’audience ou un spectateur ordinairenote ?

C’est la question que pose Judith Butler dans un texte écrit quelques jours à peine après le verdict. Elle y attire l’attention non pas sur une divergence d’interprétations pour juger « qui est victime ? », mais sur les conditions dans lesquelles certains visionnages déterminent des individu.e.s à juger que Rodney King est la victime d’un lynchage ou que les policiers sont victimes d’une agression. Dans la perspective fanonienne dont elle se réclame, Butler estime que ce qui doit faire l’objet d’une analyse critique, ce n’est pas la logique des opinions contradictoires, mais le cadre d’intelligibilité de perceptions qui ne sont jamais immédiates. La vidéo ne doit pas être appréhendée comme une donnée brute, matière à interprétations, mais comme la manifestation d’un « champ de visibilité racialement saturénotenote ». Autrement dit, la schématisation raciale des perceptions définit à la fois la production du perçu et ce que percevoir veut dire : « Comment rendre compte de ce renversement du geste et de l’intention en termes de schématisation raciale du champ du visible ? S’agit-il d’une transvaluation spécifique de l’agentivité (agency) propre en une épistémè racialisée ? Et la possibilité d’un tel renversement ne pose-t-elle pas la question de savoir si ce qui est “vu” n’est pas toujours déjà en partie relatif à ce qu’une certaine épistémè raciste produit comme visiblenote ? » C’est donc ce processus qu’il faut interroger, celui par lequel des perceptions sont socialement construites, produites par un corpus qui continue de contraindre tout acte de connaissance possiblenote.

Rodney King est, indépendamment de toute posture de détresse ou de toute expression de vulnérabilité, vu comme le corps de l’agresseur, et nourrit le « fantasme de l’agression du raciste blancnote ». Dans la salle d’audience, dans les yeux des jurés blancs, il ne peut être vu que comme « agent de violence ». De la même façon que des hommes anciens esclaves ou descendants d’esclaves, injustement accusés d’agression sexuelle, ont été tout au long de la période ségrégationniste traqués dans les rues, traînés hors des cellules des prisons ou de leurs maisons, torturés et exécutés. De la même façon que, aujourd’hui, des adolescents ou de jeunes adultes africains-américains ou afro-descendants sont passés à tabac ou assassinés en pleine rue. Cette perception de Rodney King comme un corps agresseur est la condition en même temps que l’effet continué de la projection d’une « paranoïa blanchenote ».

Les images ne parlent jamais d’elles-mêmes, qui plus est dans un monde où la représentation de la violence est l’une des matières les plus prisées par la culture visuellenote. Au tout début de la vidéo de Holliday, on voit Rodney King debout, avançant en direction d’un policier qui tente de le frapper, mettant ses bras en avant : ce geste de protection sera systématiquement regardé comme une posture menaçante qui constitue déjà une agression caractérisée. Comme l’expliquent Kimberlé Crenshaw et Gary Peller, la technique employée par les avocats des policiers a consisté, pour en faire la preuve, à séquencer la vidéo en une multitude d’arrêts sur image qui, isolés les uns des autres, offraient matière à des interprétations sans fin. En démultipliant les récits contradictoires sur une scène devenue fractionnée, isolée du contexte social dans lequel et par lequel elle advient, les avocats de la police sont parvenus à brouiller, à « désagrégernote », le sens de la séquence prise en son ensemble. Et si, pour une partie des citoyens (Noirs mais aussi Blancs), cette vidéo pouvait constituer une preuve accablante de la brutalité policière, dans la salle d’audience, les avocats ont pu prétendre qu’il n’y avait aucun élément probant d’un usage excessif de la force. Les policiers avaient fait un « usage raisonnable » de la violence. Le moment où la brutalité policière est à son acmé, à la 81seconde de l’enregistrement, est ainsi devenu une scène de légitime défense face à un forcené.

La perception de la violence policière n’est pas seulement dépendante d’un cadre d’intelligibilité qui émerge du passé ; ce cadre est continuellement actualisé par des techniques de pouvoir matérielles et discursives qui consistent, entre autres, à désaffilier les perceptions des événements des luttes sociales et politiques qui contribuent précisément à les arrimer à l’histoire et à façonner d’autres cadres d’appréhension et d’intelligibilité de la réalité vécue.

En se défendant de la violence policière, Rodney King est devenu indéfendable. En d’autres termes, plus il s’est défendu, plus il a été battu et plus il a été perçu comme l’agresseur. Le renversement du sens de l’attaque et de la défense, de l’agression et de la protection, dans un cadre qui permet d’en fixer structurellement les termes et les agents légitimes, quelle que soit l’effectivité de leurs gestes, transforme ces actions en qualités anthropologiques à même de délimiter une ligne de couleur discriminant les corps et les groupes sociaux ainsi formés. Cette ligne de partage ne délimite jamais simplement des corps menaçants/agressifs et des corps défensifs. Elle sépare plutôt ceux qui sont agents (agents de leur propre défense) et ceux qui témoignent d’une forme de puissance d’agir toute négative en tant qu’ils ne peuvent être agents que de la violence « pure ». Ainsi, Rodney King, comme tout homme africain-américain interpellé par une police raciste, est reconnu comme agent, mais uniquement comme agent de violence, comme sujet violent, à l’exclusion de tout autre domaine d’action. Cette violence, les hommes noirs en sont toujours rendus responsables : ils en sont la cause et l’effet, le commencement et la finnote. De ce point de vue, les réflexes de protection de Rodney King, ses gestes désordonnés pour rester en vie (il bat des bras, titube, tente de se relever, se tient sur ses genoux) ont été qualifiés comme relevant d’un « contrôle total » de sa part et comme témoignant d’une « intention dangereuse »note, comme si la violence ne pouvait être que la seule et unique action volontaire d’un corps noirnote, lui interdisant de fait toute défense légitime. Cette attribution exclusive d’une action violente disqualifiée et disqualifiante, d’une puissance d’agir négative, à certains groupes sociaux, constitués comme des groupes « à risques », a aussi pour fonction d’empêcher de percevoir la violence policière comme une agression. Puisque les corps rendus minoritaires sont une menace, puisqu’ils sont la source d’un danger, agents de toute violence possible, la violence qui s’exerce en continu sur eux, à commencer par celle de la police et de l’État, ne peut jamais être vue comme la violence crasse qu’elle est : elle est seconde, protectrice, défensive – une réaction, une réponse toujours déjà légitimée.

 

Dans le cas du supplice de la cage de fer nous avons montré d’une part comment, en visant la puissance d’agir d’un corps, une certaine technologie de pouvoir transformait cette puissance en impuissance (plus on se débat pour échapper à la souffrance, plus on en est meurtri), et d’autre part en quoi la défense de soi déployée par le sujet pour survivre devenait insidieusement ce par quoi il était nié. La défense de soi était ainsi rendue irrémédiablement impraticable pour le corps en résistance. Dans le cas de Rodney King, un autre élément apparaît. Il n’est plus seulement question de puissance d’agir : ce qui est en jeu, c’est aussi l’interpellation – une qualification morale et politique –, la reconnaissance de « sujets de droit », ou plutôt de sujets en droit de se défendre, ou pas. King ne peut pas être perçu comme un corps qui se défend, il est vu a priori comme un agent de la violence. La possibilité même de se défendre est le privilège exclusif d’une minorité dominante. Dans le cas du lynchage de Rodney King, l’État – par l’intermédiaire des bras armés de ses représentants – n’est pas perçu comme violent, il est considéré comme réagissant à la violence, il se défend contre la violence. En revanche, pour Rodney King, mais aussi pour tous les autres corps victimes de la rhétorique de la légitime défense, de cette manière de voir-là, plus il s’est défendu, plus il est devenu indéfendable.

Millet de la Girardière aurait pu se défendre mais, en se défendant, il devenait sans défense. Rodney King s’est défendu mais, en se défendant, il est devenu indéfendable. Ce sont ces deux logiques d’assujettissement, convergeant vers une même subjectivation malheureuse, qu’il est question de saisir dans ce livre, face à une technologie de pouvoir qui n’aura jamais autant investi cette logique défensive pour assurer sa propre perpétuation.

On pourrait à partir de là essayer de cerner un certain dispositif de pouvoir, ce que j’appellerai « dispositif défensif ». Comment procède-t-il ? En ciblant ce qui relève d’une force, d’un élan, d’un mouvement polarisé à se défendre, balisant pour certain.e.s sa trajectoire, favorisant son déploiement par un cadre qui le légitime, ou bien, au contraire, pour d’autres, empêchant son effectuation, sa possibilité même, rendant cet élan inhabile, hésitant ou dangereux, menaçant, pour autrui comme pour soi-même.

Ce dispositif défensif à double tranchant trace une ligne de démarcation entre, d’un côté, des sujets dignes de se défendre et d’être défendus, et, de l’autre, des corps acculés à des tactiques défensives. À ces corps vulnérables et violentables n’échoient plus que des subjectivités à mains nues. Tenues en respect dans et par la violence, celles-ci ne vivent ou ne survivent qu’en tant qu’elles parviennent à se doter de tactiques défensives. Ces pratiques subalternes forment ce que j’appelle l’autodéfense proprement dite, par contraste avec le concept juridique de légitime défense. À la différence de cette dernière, l’autodéfense n’a, paradoxalement, pas de sujet – je veux dire que le sujet qu’elle défend ne préexiste pas à ce mouvement qui résiste à la violence dont il est devenu la cible. Entendue en ce sens, l’autodéfense relève de ce que je propose d’appeler des « éthiques martiales de soi ».

Repérer ce dispositif à ses points d’émergence, en situation coloniale, permet de questionner les processus de captation monopolistique de la violence par les États qui revendiquent l’usage légitime de la force physique : plutôt qu’une tendance au monopole, on pourrait faire l’hypothèse d’une économie impériale de la violence qui paradoxalement défend des individus toujours déjà reconnus légitimes à se défendre par eux-mêmes. Cette économie maintient la légitimité de certains sujets à user de la force physique, leur confère un pouvoir de conservation et de juridiction (d’autojustice), leur octroie des permis de tuer.

Mais l’enjeu n’est pas seulement ici la distinction, fondamentale, entre « sujets défendus » et « sujets sans défense », entre sujets légitimes à se défendre et sujets illégitimes à le faire (et rendus par là même indéfendables). Il y a encore un seuil plus subtil. Car il faut ajouter que ce gouvernement des corps intervient à l’échelle du muscle. L’objet de cet art de gouverner est l’influx nerveux, la contraction musculaire, la tension du corps kinésique, la décharge des fluides hormonaux ; il opère sur ce qui l’excite ou l’inhibe, le laisse agir ou le contre, le retient ou le provoque, l’assure ou le rend tremblant, ce qui fait qu’il frappe ou ne frappe pas.

Partir du muscle plutôt que de la loi : cela déplacerait sans doute la façon dont la violence a été problématisée dans la pensée politique. Ce livre se concentre sur des moments de passage à la violence défensive, des moments qui ne m’ont pas semblé pouvoir être rendus intelligibles en les soumettant à une analyse politique et morale centrée sur des questions de « légitimité ». Dans chacun de ses moments, le passage à la violence défensive n’a d’autre enjeu que la vie : ne pas être abattu.e d’emblée. La violence physique est pensée ici en tant que nécessité vitale, en tant que praxis de résistance.

L’histoire de l’autodéfense est une aventure polarisée, qui ne cesse d’opposer deux expressions antagoniques de la défense de « soi » : la tradition juridico-politique dominante de la légitime défense d’une part, articulée à une myriade de pratiques de pouvoir aux diverses modalités de brutalité qu’il s’agira ici d’excaver, et l’histoire ensevelie des « éthiques martiales de soi » d’autre part, qui ont traversé les mouvements politiques et les contre-conduites contemporaines en incarnant avec une étonnante continuité une résistance défensive qui a fait leur force.

Je propose ici d’arpenter une histoire constellaire de l’autodéfense. Tracer cet itinéraire n’a pas consisté à piocher parmi des exemples les plus illustratifs, mais plutôt à rechercher une mémoire des luttes dont le corps des dominé.e.s constitue la principale archive : les savoirs et cultures syncrétiques de l’autodéfense esclave, les praxis d’autodéfense féministe, les techniques de combat élaborées en Europe de l’Est par les organisations juives contre les pogroms…

En ouvrant cette archive, qui compte bien d’autres récits, je ne prétends pas faire œuvre d’histoire mais bien travailler à une généalogie. Dans ce ciel-là, fort sombre, la constellation scintille du fait des échos, des adresses, des testaments, des rapports citationnels qui relient de façon ténue et subjective ces différents points lumineux. Les textes majeurs qui constituent le socle de la philosophie du Black Panther Party for Self Defense rendent hommage aux insurgé.e.s du ghetto de Varsovie ; les patrouilles d’autodéfense queer sont dans un rapport citationnel avec les mouvements d’autodéfense noire ; le ju-jitsu pratiqué par les suffragistes anarchistes internationalistes anglaises leur est accessible en partie du fait d’une politique impériale de captation des savoirs et savoir-faire des colonisé.e.s, de leur désarmement.

Ma propre histoire, mon expérience corporelle ont constitué un prisme à travers lequel j’ai entendu, vu, lu cette archive. Ma culture théorique et politique m’a laissé en héritage l’idée fondatrice selon laquelle les rapports de pouvoir ne peuvent jamais toujours complètement se rabattre in situ sur des face-à-face déjà collectifs, mais touchent à des expériences vécues de la domination dans l’intimité d’une chambre à coucher, au détour d’une bouche de métro, derrière la tranquillité apparente d’une réunion de famille… En d’autres termes, pour certain.e.s, la question de la défense ne cesse pas quand s’arrête le moment de la mobilisation politique la plus balisée mais relève d’une expérience vécue en continu, d’une phénoménologie de la violence. Cette approche féministe saisit dans la trame de ces rapports de pouvoir ce qui est traditionnellement pensé comme un en-deçà ou un en-dehors du politique. Ainsi, en opérant ce dernier déplacement, j’entends travailler non pas à l’échelle des sujets politiques constitués, mais bien à celle de la politisation des subjectivités : dans le quotidien, dans l’intimité d’affects de rage enfermés en nous-mêmes, dans la solitude d’expériences vécues de la violence face à laquelle on pratique continûment une autodéfense qui n’en a pas le label. Au jour le jour, que fait la violence à nos vies, à nos corps et à nos muscles ? Et, eux, à leur tour, que peuvent-ils à la fois faire et ne pas faire dans et par la violence ?

LA FABRIQUE DES CORPS DÉSARMÉS

BRÈVE HISTOIRE DU PORT D’ARMES

Qui a le droit de se défendre par le fait de disposer d’une arme ? Qui, au contraire, se trouve exclu.e de ce privilège ?

Historiquement, le port d’armes a fait l’objet de codifications visant à le contrôler étroitement. Ces législations ont classifié les armes selon des échelles complexes de technicité et de dangerosité. Elles entendaient, par là même, hiérarchiser des statuts, distinguer des conditions, sédimenter des positions sociales, c’est-à-dire instituer un accès différencié aux ressources indispensables à la défense de soi. Cet accès se module selon un droit de possession et un droit d’usage, mais, en la matière, l’entendement juridique a toujours eu beaucoup de peine à asseoir ses distinctions. Les pratiques martiales sont protéiformes. Un objet peut être utilisé comme une arme sans pour autant être reconnu comme tel (c’est le cas pour les artefacts en tout genre, fourches, faucilles, bâtons, faux, pioches, mais aussi aiguilles à tricoter, épingles à cheveux, rouleaux à pâtisserie, ciseaux, pieds de lampe, bibelots, ceintures et lacets, fourchettes, clefs, bombes aérosol, bonbonnières de gaz ou encore le corps lui-même, main, pied, coude, etc.) – et c’est bien toute la difficulté de la notion même d’usage que rien ne peut jamais absolument prévoir, délimiter ou forclore. On peut user de toute chose de mille façons possibles : n’importe quel objet peut devenir une arme par destinationnote.

Cette réserve étant posée, en Europe, le droit de porter une arme a traditionnellement été, hormis pour les corps d’armée et de police, un privilège conféré à la noblessenote, indissociable du droit de chasse qui lui était réservé. En France, les braconniers sont sévèrement punis par un édit de 1601 (coups de fouet ou, en cas de récidive, galères ou peine de mort), non seulement parce qu’ils volent du gibier mais aussi et surtout parce qu’ils s’octroient le droit de porter une arme. Ce droit va s’enrichir et se complexifier au gré de l’urbanisation et de l’industrialisation, notamment pour assurer la protection et les intérêts de la bourgeoisie citadine. L’État monarchique tend à réglementer de plus en plus drastiquement le port d’armes dans les années 1660, même si, jusqu’à la Révolution française, les armes sont nombreuses et possédées collectivement ou individuellement.

Au Moyen Âge, dans un contexte où tout le monde est armé et, même, où certaines populations ont été historiquement encouragées à demeurer armées (comme celles situées dans des zones stratégiques), où l’on lève traditionnellement des troupes composées de civils réquisitionnés avec leurs armes propres, ce n’est pas une codification mais bien des strates de réglementation qui tentent progressivement de constituer certains groupes sociaux d’individus armés distincts et distinguésnote. Il n’y a donc qu’une contradiction apparente entre le fait d’interdire les armes et de maintenir des populations armées. La distinction entre détention et port d’armes est constitutive de cet arsenal juridique de contrôle des corps armés. Cela s’appuie aussi sur la frontière entre privé et public – dont la première traduction juridique consiste à définir un droit de rester armé dans l’« espace public », espace correspondant aux routes empruntées par le roi mais aussi à la circulation des marchandises, et à l’autorisation donnée aux honnêtes marchands de défendre leur ville. Le développement des villes et grandes cités urbaines modifie l’hexis chevaleresquenote. Au début du XIVe siècle, l’interdiction ne concerne pas tant le fait de détenir que de porter une arme sur soi hors de chez soi. L’espace public est alors défini par référence à la notion de sûreté du roi ; le désarmement des groupes d’individus sur les chemins royaux et voies publiques étant la condition de la circulation en paix et en sécurité du roinote. Cette interdiction s’accompagne, en positif cette fois, de la mise en place de « permis de port d’armes » dont l’un des premiers attestés date de 1265. On y stipule la vocation strictement défensive de l’arme, sa nature (épée, couteau, arbalète, par exemple), et dans quelle zone géographique vaut l’autorisationnote. Jusqu’au XVe siècle, l’ensemble de la réglementation sur le port d’armes vise principalement à contrôler les mouvements séditieux nobiliaires. « En France, le tournant est marqué par l’échec de la Fronde, dernière manifestation de forces armées locales échappant au souverain. Désormais la possession des armes de guerre est bien le fait de l’Étatnote. » Cette tendance « monopolistique » va de pair avec la mainmise de l’État sur la fabrication, le commerce et le stockage des armesnote.

Au XVe siècle, la constitution d’une armée de métier destinée à la protection du royaume et seule autorisée à faire usage d’armes de guerre vient bouleverser en profondeur la législation sur le port d’armes. Désormais, il doit exister une distinction ostensible entre gens de guerre et civils – distinction qui passe notamment par le type d’armes portées (armes pour le combat ou armes pour la défense propre) et qui a par conséquent des répercussions sur les types d’armes personnelles admisesnote. Dans ce contexte, Romain Wenz montre que cette distinction renvoie à celle entre armes offensives et défensives sans que la définition de ces notions corresponde à leur sens commun contemporain : les boucliers et armures sont considérés comme des armes offensives car « ils prouvent l’intention de combattre, tandis qu’on juge comme défensives les armes blanches portées habituellement à la ceinturenote ». L’homme préparé au combat devient progressivement une figure délictueuse et ses armes la marque d’un « individu déloyal » qui rompt la symétrie d’une confrontation de plus en plus policée, en passe de devenir un rapport intersubjectif civilisé bourgeois. « Au-delà de la coercition, l’invention des “armes prohibées” apprend aux sujets à venir trouver la justice pour éviter la violencenote. »

On différencie aussi entre port d’armes et prise d’armes : le premier est restreint, seule une minorité d’individus étant légitimement admis dans ce droit, tandis que la seconde est interdite, criminalisant ainsi la rébellion armée. Les mutations des réglementations sur le port d’armes ont ainsi permis d’externaliser le recours à une force protectrice (la justice), tout en légitimant un droit de défense perpétuel octroyé à certains à travers la licéité d’un port d’armes permanent.

À partir du XVIe siècle, ces législations visent également l’aristocratie mais peinent à éradiquer certaines pratiques chevaleresques d’une noblesse d’épée déclinante qui refuse de régler les offenses « d’honneur » au tribunalnote, comme en témoigne le peu d’efficacité des édits et des lois qui criminalisent pourtant de plus en plus durement le duel. Ces législations sont aussi le reflet d’un déplacement. Désormais, le point de mire de l’arsenal juridique visant à discipliner l’usage des armes et les pratiques martiales est la défense des personnes et des biens. Si les hommes de l’aristocratienote sont sévèrement punis en cas de duel, c’est le signe que tout est fait pour qu’ils se tournent vers l’institution judiciaire en cas de conflit avec un pair. Dans le même temps cependant, la législation leur aménage un droit au port et à l’usage d’armes « de défense » qui leur permet de se protéger face aux hommes appartenant à d’autres classes sociales. Le privilège de la noblesse à l’autodéfense de soi et de ses biens implique également une culture aristocratique du combat. En matière de défense, le droit ne fait pas tout, encore faut-il savoir bien l’exercernote. Pour assurer la pérennité de sa supériorité martiale, la noblesse bénéficie donc d’une législation qui garantit son droit à l’autodéfense en rendant licites ou illicites telles ou telles armes, mais aussi l’accès à un savoir martial et à une culture de l’exercice « militaire ». Arquebuses et pistolets sont ainsi exclusivement réservés aux gentilshommesnote. Les nobles portent aussi communément une rapière, facilement transportable et manipulable, qui s’utilise pour piquer plus que pour trancher, ce qui la distingue des épées communément utilisées dans les campagnes militaires. Cette épée civile est proprement destinée à l’autodéfense. Elle est spécifiquement maniable en ville, à la fois scène de crime perpétuel et premier théâtre si ce n’est d’une civilisation, du moins d’un « apaisement des mœursnote », dans ce qui est en passe de devenir un « espace public » – au sens moderne du terme – où se doivent d’êtres garanties les bonnes conditions des échanges commerciaux, comme la sécurité des honnêtes gens. En pratique, la frontière entre l’espace privé et l’espace public – civil – est désormais marquée par le fait de sortir armé ou de déposer son arme avant d’entrer quelque part.

Tout au long de la Modernité, du fait de la multiplication et de la sophistication technique des armes à feu et de la commercialisation progressive d’armes civiles en tous genres, on assiste à une modification de la définition même de ce que signifie « se défendre ». L’encadrement légal du port d’armes comme des pratiques d’autodéfense concerne le port d’armes mais ne peut circonscrire l’acquisition de postures, de savoir-faire et de pratiques martiales traversés par les antagonismes sociaux. Ceux-ci sont repérables dans la transformation des arts et techniques de défense personnelle tout au long de la Renaissance et de l’âge classique. Pour ce qui est par exemple de l’escrime, l’école italienne, dominante en Europe au XVe et au début du XVIe sièclenote, promeut un « art de tirer », plus technique, plus rapide et requérant moins de force physique que le maniement de l’épée de guerre. Une escrime de « rue », directement destinée à se défendre, faite de feintes et de ruses, d’esquives et d’assauts surprises (la fameuse botta – la botte secrète – qui signifie « coup » en italien), transforme l’épée en une arme plus offensive encorenote. On enseigne ainsi le maniement de l’épée en habit de ville ; on s’entraîne à des combinaisons où l’on peut utiliser sa cape ou son manteau. Du fait de l’instauration d’un « entraînement », véritable didactique de l’autodéfense, on assiste parallèlement à une euphémisation et à une symbolisation du combat, dont témoigne l’apparition d’armes volontairement rendues inoffensives, destinées aux exercicesnote. Au XIXe siècle, dans un traité d’histoire de l’escrime, l’auteur se moquera de cet art balbutiant qui n’a « ni systèmes ni théoriesnote ». Cette remarque a le mérite de montrer comment un ensemble de pratiques pragmatiques s’est de fait progressivement formalisé à outrance, perdant ainsi toute efficacité comme art réaliste de la défense personnelle. Le combat, désormais codifié, est matière à distinction et l’escrime, bientôt devenue « science », puis « sport », est réservée à l’élite, par opposition aux techniques brouillonnes des gueux, au moment même où les valeurs des hommes de la noblesse n’alimentent plus la norme dominante de la masculinité « moderne ». La contrepartie est la perte d’un savoir-faire martial efficace et la mise en crise d’une virilité aristocratique déclinante. Norbert Elias a défini ce processus par le concept de « sportizationnote », à partir de l’exemple des sports anglais à l’ère victorienne : la codification est la marque d’une activité ritualisée qui a su se ménager l’expérience affective de l’affrontement (plaisir, peur, colère), tout en diminuant drastiquement le coût de la blessure et des séquelles physiques. En se tenant à distance de l’anarchie des affrontements de rue, dans des arènes de combat qui mettent leurs corps à l’abri, en combattant entre pairs dans un temps défini et selon des gestes arbitrés, les hommes appartenant aux classes les plus privilégiées deviennent alors des combattants-sportifs. La stratégie d’autodéfense physique consiste ici non pas à exercer les corps à se défendre mais bien à éviter à tout prix les occasions de combat « réel », scènes redoutées d’une lutte des classes à proprement parler incarnée.

DÉSARMER LES ESCLAVES ET LES INDIGÈNES : DROIT DE TUER CONTRE SUBJECTIVITÉ À « MAINS NUES »

En 1685, l’article 15 du Code noir français défend « aux esclaves de porter aucune arme offensive, ni de gros bâtonsnote » sous peine de fouet. Le Code noir espagnol de 1768 à Saint-Domingue interdit de même aux Noirs l’« usage de tout type d’arme sous peine de cinquante coups de fouetnote » ; la machette est autorisée pour le travail agricole mais sa longueur totale ne doit pas dépasser une demi-coudéenote. L’édition de 1784, dit « Code carolin », renouvelle l’interdiction mais précise cependant que la machette devra être remplacée par des outils plus « pratiques » et moins « préjudiciables à la quiétude et au repos publics et privés de l’île », et en réserve l’usage aux seuls quarterons, métis et « au-delà »note.

Cette interdiction de porter et de circuler en possession d’armes trahit une inquiétude permanente des colons qui atteste de l’effectivité des pratiques de résistance esclaves. Doit aussi être prohibé tout ce qui pourrait donner l’occasion aux esclaves de se préparer, de s’exercer, à la révolte. Au XIXe siècle, dans le contexte esclavagiste états-unien, Elijah Green, ancien esclave né en 1843 en Louisiane, rapporte qu’il était strictement interdit à un Noir d’être en possession d’un crayon ou d’un stylo sous peine d’être condamné pour tentative de meurtre et pendunote. En revanche, dans la plupart des contextes coloniaux et impériaux, le droit de porter et d’user d’armes est systématiquement octroyé aux colons.

Dans le cadre de l’État colonial français en Algérie, un décret du 12 décembre 1851 interdit de vendre des armes aux indigènes. Un arrêté du 11 décembre 1872, faisant suite à l’insurrection kabyle de 1871, donne au contraire un droit permanent aux « colons français d’origine européenne » d’acheter, de détenir, de porter et d’user d’armes lorsqu’ils résident dans des régions isolées ou non protégées par des garnisonsnote : ainsi, ils « continueront, sur leur demande, et partout où besoin sera, à être autorisés à détenir, dans leur domicile, les armes et munitions de guerre jugées nécessaires par le commandement territorial, pour assurer leur défense et celle de leur famille et la sécurité de leur demeure »note. De fait, l’État colonial ne peut pas fonctionner sans un système de milice à même d’assurer les basses tâches de l’occupation.

Déjà le Code noir octroyait un droit de policenote aux habitants des colonies, précisant que tout esclave trouvé hors de son habitation sans « billetnote » (autorisation circonstanciée écrite de la main de son propriétaire) serait puni par des coups de fouet et marqué de la fleur de lys. Tout sujet du roi témoin d’un attroupement ou d’une réunion illicite jouit ainsi du droit d’arrêter les coupables « et de les conduire en prison, bien qu’ils ne soient officiers et qu’il n’y ait contre eux encore aucun décretnote » (article 16). Malgré ces dispositions drastiques, le gouvernement colonial est en crise permanente : la criminalisation des faits et gestes des esclaves requiert une surveillance coûteuse. À peine sortis de la guerre de Sept Ans contre les Anglais, les Français, de retour en Martinique, ne peuvent endiguer la « criminalité » esclave. Dans une lettre au gouverneur Fénelon, le comte d’Elva écrit : « On m’a porté beaucoup de plaintes sur les Nègres marrons qui désolent les habitations, et sur d’autres qui marchent armés, qui s’assemblent et qui insultent les Blancs, et qui vendent publiquement dans le Bourg tout plein de choses sans un billet de permission signé de leurs maîtresnote. » La réponse du gouverneur évoque le manque de moyens et d’hommes pour effectuer les tâches de police, non sans promettre un nouveau règlement général – qui sera publié le mois suivant – aggravant le délit de rassemblement et de libre circulation des esclavesnote.

Durant toute la période esclavagiste, le désarmement des esclaves se double d’une véritable discipline des corps pour les maintenir sans défense, ce qui impose de redresser le moindre geste de martialité. Ce processus trouve son principe philosophique dans ce qui constitue le propre de la condition servile : est esclave celui qui ne jouit pas en propre des droit et devoir de se conserver. Le désarmement doit être immédiatement compris comme une mesure de sécurité des populations libres mais, plus fondamentalement, il institue une ligne de partage entre les sujets qui sont propriétaires d’eux-mêmes et sont seuls responsables de leur conservation, et les esclaves qui ne s’appartiennent pas et dont la conservation dépend tout entière du bon vouloir de leur maître. Dans ce contexte, deux conceptions de la conservation de soi sont en jeu : la conservation en tant qu’il s’agit de la préservation de sa vie et la conservation en tant qu’il s’agit de la capitalisation de sa propre valeur. La collision entre ces deux conceptions de la conservation a lieu au moment même où des êtres sont assimilés à des choses et où la conservation de leur vie ne dépend que de celui qui les possède et du marché sur lequel ils sont échangés et qui leur fixe un prix.

Au plus fort des révolutions esclaves en Martinique, il est de coutume d’exécuter les « marrons » sous les yeux de leurs mères et de forcer ces dernières à regarder les supplices infligés à leurs enfantsnote. Cette pratique est jugée des plus « didactiques » par les administrateurs, et récréative pour les colons qui s’amusent de tels supplices. Elle vise de fait à bien faire comprendre aux esclaves fugitifs qu’en tentant de préserver leur vie ils n’ont fait que « ravir à leur maître le prix de leur valeurnote » : la justice coloniale en créant ainsi un délit inédit veut apprendre aux esclaves que le droit de conservation ne leur appartient ni en propre ni même à celle qui leur a donné la vie, mais qu’il ne relève que du seul intérêt de leur maître, seul apte à en décider. Les esclaves n’ont plus de vie, ils n’ont qu’une valeurnote. Comme l’écrit alors Joseph Elzéar Morénas dans son plaidoyer abolitionniste : « Le droit de conservation appartient tout entier au maître » – toute tentative pour conserver sa vie est ainsi transformée en crime, tout acte de défense de la part des esclaves, apparenté à un fait d’agression envers les maîtres.

De la même façon que les esclaves sont privés du droit naturel à se conserver, ils n’ont aucun droit de juridiction – privilège du seul colon. En ce qui concerne l’exercice de la justice, une ordonnance royale du 30 décembre 1712 interdit certes aux Blancs de mettre leurs esclaves à la question, sous peine de 500 livres d’amende ; mais les Noirs sont jugés à huis clos par un seul magistrat, sans avocat et sans possibilité d’appeler un témoin. Ils sont à proprement parler sans défensenote. À cela, il faut ajouter un principe d’impunité. L’article 43 du Code noir permet d’« absoudre des maîtres qui auraient tué des esclaves sous leur puissancenote » – et, si le meurtre d’un esclave appartenant à un autre maître est passible de la peine de mort, dans la plupart des cas l’assassin est acquitté. C’est le cas notamment dans le meurtre d’une esclave nommée Colas, âgée de 25 ans et enceinte, tuée à coups de fusil par un planteur, M. Ravenne-Desforges, alors qu’elle traversait sa plantation de café à Marie-Galante le 5 octobre 1821. Dans un premier jugement, le tribunal rejette l’application de l’article 43 sous prétexte que le colon portait une arme dans l’intention de partir chasser et que « le coup de fusil tiré par le sieur Ravenne ne peut être considéré que comme le résultat d’un mouvement irréfléchi de sa colère, plutôt dans le dessein de marquer la négresse de quelques grains de plomb pour la reconnaître, que dans celui de la tuernote ». La peine le condamne à être banni pour dix mois et lui confisque son fusil ; elle prévoit en cas de récidive une suppression définitive du droit de port d’armes dans ladite colonie. Un deuxième jugement rend de nouveau inapplicable l’article 43 du Code noir, en se prévalant d’une lettre du roi de 1744. Enfin, alors que le ministre ordonne de rejuger l’affaire, la défense de Ravenne-Desforges a consisté à faire juger son esclave Cajou à sa place – lequel esclave portait son fusil. Cajou sera condamné à dix ans de travaux forcés compte tenu du fait qu’il était encore mineur. Cette « substitution de coupablenote » courante aux colonies sera finalement rejetée par la cour royale de justice qui considérera pourtant qu’il n’y a pas lieu de condamner Ravenne-Desforges. Ainsi, l’esclave constitue une réplique judiciairenote pour son maître, il est jugé, condamné, supplicié à sa place et constitue sa meilleure défense.

L’ordre colonial institue un désarmement systématique des esclaves, indigènes et subalternes au profit d’une minorité blanche qui jouit d’un droit permanent et absolu à porter des armes et à en user impunément ; les « vieux » droits de conservation et de juridiction sont retraduits en un ensemble de règles d’exception qui octroient aux colons un droit de police et de justice qui s’apparente à désarmer certains individus pour les rendre en soi « tuables » et « condamnables » – un privilège codifié comme droit à la légitime défense.

Mais ce n’est pas tout. La définition coloniale de la légitime défense comprend en outre toute une casuistique « exceptionnellenote » qui constitue une minorité comme seule à même de demander à ce que justice soit faite. Isabelle Merle cite le décret du 23 décembre 1887 qui fixe une liste d’infractions spéciales pour les indigènes de Nouvelle-Calédonie, parmi lesquelles figurent « le port d’armes canaques dans les localités habitées par les Européens, mais aussi le fait de circuler hors d’un périmètre défini administrativement, de désobéir, d’entrer dans des cabarets ou débits de boissons, d’être nu sur les routes ». La liste ne cessera d’être augmentée, en 1888, en 1892 puis en 1915, intégrant le « refus de payer l’impôt de capitationnote », le « défaut de présentation au service des Affaires indigènes », le refus de fournir les renseignements demandés ou de collaborer avec les autorités, les « actes irrespectueux » ou la « tenue de discours publics dans le but d’affaiblir le respect dû à l’autorité française »note. De la création exponentielle de délits et infractions spéciaux ressort de fait une catégorisation anthropologique racialiste de la criminalité : désormais tout acte, dès lors qu’il est commis par un.e esclave, un.e indigène, un.e colonisé.e, un.e Noir.e… devient délictueux ou criminelnote. La justice est alors rendue à charge contre un type d’individu.e.s toujours présumé.e.s coupablesnote – c’est-à-dire, dont la seule agentivité reconnue relève d’une fantasmagorique agression – ceci au profit d’un type d’individu.e.s toujours en droit de demander justice.

L’histoire des dispositifs de désarmement témoigne de la construction de groupes sociaux maintenus dans la position d’être sans défense. Ils vont de pair avec une régulation de l’accès aux armes et aux techniques de défense qui tentent de juguler des contre-conduites multiples. Si l’on assiste tout au long de la Modernité à un processus de judiciarisation des conflits qui a consisté à encadrer drastiquement les antagonismes sociaux et les affrontements « entre pairs », incitant les individus à s’en remettre à la justice et à la loi, ce même processus a aussi produit un en-dehors de la citoyenneté. L’exclusion du droit à être défendu.e a impliqué la production de sujets indéfendables parce que réputés « dangereux », violentés et toujours déjà coupables, alors même que tout était fait pour les rendre impuissants à se défendre.

ASCÈSE MARTIALE : CULTURES DE L’AUTODÉFENSE ESCLAVE

Techniques martiales détournées, transgressives, informelles : il existe tout une autre généalogie, souterraine, des pratiques de soi défensives. Celle-ci ne retrace pas une histoire juridico-politique de la légitime défense, mais dessine son envers agonistique. De ce point de vue, l’histoire des cultures martiales esclaves « à mains nues » permet de saisir des modes de subjectivation figurant des résistances qui ne s’inscrivent pas dans une temporalité classique de l’affrontement, au sens où celui-ci y est pour ainsi dire différé.

Dans Les Damnés de la terre, Frantz Fanon décrit comment la colonisation sédimente le temps en cloisonnant l’espace (celui de la ville divisée en deux zones, celle des colons, lumineuse, propre, riche ; et celle où les indigènes « grouillent » comme des rats), en encerclant les colonisés, en les tenant en respect, à distance. Dans le monde colonial, les corps colonisés sont partout entravés : il est strictement impossible de se défendre physiquement et psychiquement contre la violence. Le colonisé se tient ainsi à côté de son propre corps, il regarde son corps violenté, un corps méconnaissable et inhabitable, pris dans l’inertie du cycle indéfini de la brutalité. Le corps du colonisé ne peut être réanimé que par et dans une temporalité onirique. Hors du temps, l’indigène peut enfin déployer un muscle en songe : « Accroupi, plus mort que vif, le colonisé s’éternise dans un rêve toujours le même (…). La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites. C’est pourquoi les rêves de l’indigène sont des rêves musculaires, des rêves d’action, des rêves agressifs (…). Pendant la colonisation, le colonisé n’arrête pas de se libérer entre neuf heures du soir et six heures du matinnote. » Rêvant son corps en mouvement, le colonisé se meut, court, saute, nage, frappe. Son rapport au temps, son rapport à l’espace, son expérience vécue sont déformés par un soi fantasmatique. Pris dans la « tourmente oniriquenote », dans laquelle il se réfugie pour tenter de survivre au système colonial, le colonisé demeure inerte dans sa vie diurne ; mais cette inertie est aussi une mise sous tension musculaire en permanence retenue, la promesse implacable de représailles : « Dans ses muscles, le colonisé est toujours en attente […]. Les symboles sociaux – gendarmes, clairons sonnant dans les casernes, défilés militaires et le drapeau là-haut – servent à la fois d’inhibiteurs et d’excitants. Ils ne signifient point : “Ne bouge pas”, mais : “Prépare bien ton coup”note. »

Le fantasme d’un corps hyperboloïde, d’un déploiement à l’infini de son existence musculaire, est le creuset d’une subjectivité pathogène, dépouillée de toute habilité effective. Aliéné, le sujet colonisé n’est plus que le témoin angoissé de la dématérialisation, de la déréalisation de son propre corps et de son propre agir ; mais c’est depuis ce processus de déréalisation que se déploie une mécanique de la libération, qui passe nécessairement par une forme de sensualité révoltée ou plutôt déchaînée et, par conséquent, inexorablement violente. Si la brutalité coloniale flanche ne serait-ce qu’un instant, celui qui n’est pas encore un sujet explosera. L’autodéfense devient alors extatique : c’est dans et par ce travail de la violence où le colonisé est hors de soi qu’il se libère et devient sujetnote. L’enfermement dans un corps fantomatique qui se remet en mouvement chaque nuit est une posture de damnation. Toutefois, il se peut que cette posture crée aussi une forme de ressentiment martial, un ruminement musculaire, une préparation au combat : le colonisé « attend patiemment que le colon relâche sa vigilance pour lui sauter dessusnote ». Toute la violence coloniale a ainsi un effet tétanisant – elle inhibe –, elle produit un corps sédimenté dans la terreur. Et, si cette tétanie est l’effet d’une répression continue, d’une mise sous contrôle, elle marque donc aussi l’état constant d’un corps en tension qui visualise l’affrontement à venir, un corps prêt à jaillir, d’un geste prêt à se déployer en frappe : « un tonus musculaire de tous les instantsnote ». Si pour Fanon cette tension musculaire se décharge d’abord dans des luttes fratricides, si elle s’épuise, se domestique, dans des « mythes terrifiants » (dans une « superstructure magique »note), se libère dans des « danses plus ou moins extatiquesnote », l’entrée dans la lutte de libération va convertir, réorienter, cette violence empêchée, fantasmée, projetée, en violence réelle. En même temps, il se peut que cette nouvelle orientation, opérée par la lutte de libération, de la violence vaine en violence historique, totale, soit de fait rendue possible par les exécutoires cités par Fanon. Si l’on fait l’hypothèse que ces simulacres d’un corps fantasmé sont aussi une forme de propédeutique de l’affrontement, on peut travailler l’idée selon laquelle le combat imaginé est non seulement une forme d’autodéfense psychique mais aussi une forme d’entraînement corporelle, de visualisation anticipatrice de l’entrée dans la violence défensive.

Pour une part, les colons ne s’y sont pas trompés. Par exemple, dès la fin du XVIIe siècle, l’article 16 du Code noir interdit, de jour comme de nuit, les attroupements, assemblées ou réunions, mêmes festifs, d’esclaves appartenant à plusieurs maîtresnote. Toute combinaison de danses, de chants, de musiquesnote, dont la mise en scène reprend une disposition agonistique en cercle, construit une culture martiale à « mains nues » qui crée une panique blanche : « On fait des ordonnances, dans les Îles, pour empêcher les calendas, non seulement à cause des postures indécentes et tout à fait lascives dont cette danse est composée, mais encore pour ne pas donner lieu aux trop nombreuses assemblées des nègres qui, se trouvant ainsi ramassés dans la joie, et le plus souvent avec de l’eau-de-vie dans la tête, peuvent faire des révoltes, des soulèvements ou des parties pour aller voler. Cependant, malgré ces ordonnances et toutes les précautions que les maîtres peuvent prendre, il est presque impossible de les empêchernote », affirme le Père Labat.

On soupçonne un pas de danse d’être déjà un engagement au combat. À la fin du XVIIIe siècle, de nombreux règlements interdisent les attroupements et danses martiales nocturnes aux Antilles et en Guyane, comme les calendas (ou kalendas), terme que l’on retrouve dans quasiment tous les patois créolesnote. Seules les bamboulasnote sont autorisées, danses esclaves rythmées par le son d’un tambour (bamboula), où sont élus une reine et un roi – souvent avec l’approbation des Blancsnote. Quant aux calendas, elles continuent de se tenir clandestinement la nuit, à l’abri du regard blanc, dans les mornes. Ces danses sont constituées de mouvements pugilistiques, rythmés par des percussions et accompagnés de rituels de magie, qui associent des techniques de lutte, bâton, frappes (poings/pieds), balayages et acrobaties, héritiers de savoir-faire martiaux transatlantiques liés au contexte de la traite esclavagiste (notamment de techniques de combat africaines, indigènesnote et européennes). De ce fait, elles peuvent être interprétées comme de véritables propédeutiques à l’affrontement. Pour les Antilles francophones, Madagascar et les Mascareignes, on peut citernote : le sové vayan, le bèrnaden et le maloyè (bâton) pour la Guadeloupe, le kokoyé et surtout le danmyé ladjanote (mouvements amples, pas de danse, coup de pied/poing) pour la Martinique, qui compte aussi le wolo ou libo (technique de combat aquatique où les combattants pouvaient attacher des lames à leurs pieds), enfin le moringuenote pour la Réunion et Madagascarnote.

Parce qu’elle est dépendante de la seule archive des dominants, il demeure difficile de faire l’histoire détaillée de ces pratiques et cultures de l’autodéfense servilenote. Il n’en reste pas moins que ces danses martiales participent d’un ensemble de formes culturelles oppositionnellesnote, codifiées, disparues au cours de la fin du XIXe et dans la première partie du XXe siècle aux Caraïbes et aux Amériques. Ravivées depuis sous d’autres modes, elles s’inscrivent désormais dans une « culture créole » qui en dilue en quelque sorte la violence pour en faire des « legs idéelsnote », constitutifs de la mémoire et de l’historiographie afro-descendantesnote.

Cela étant, ces cultures ont toutes en commun d’avoir été constituées par la colonialité : criminalisées, surveillées, détournées, disciplinées, instrumentalisées et exhibées, notamment lors de combats à mort entre esclaves organisés par les colonsnote. Ces cultures martiales et musicales diasporiquesnote ont été localement et de diverses façons « créolisées ». Par « créolisation » il faut entendre, suivant ici les analyses de Christine Chivallon, ce qui dans ces cultures constitue une « invention de manières de composer avec le pouvoirnote ». Ces pratiques d’autodéfense sont à la fois des techniques d’entraînement au combat et des formes codifiées dans le cadre de rapports sociaux hiérarchiques internes aux sociétés esclaves. Leur martialité s’élabore dans et par une phénoménologie du corps dansant, une mystique aussi, qui s’exprime notamment dans des rituels de magie, le vodou, des fêtes et des cérémonies (notamment des veillées funèbres), ou des cosmogonies propres. En outre, elles semblent toutes être caractérisées par l’idée d’un savoir-faire tactique, par l’importance donnée à une ruse, une mètis du combat : sans règle, les combattants en perpétuel mouvement polyrythmique usent de tous les coups, simulent, feintent, évitent, trompent, attaquent… La défense n’est pas seulement réduite à un ensemble de coups efficaces, mais elle relève d’une intelligence opportuniste du combat réel que rend possible le mouvement dansé permanent. Celui-ci grise l’adversaire, brouille sa perception, entrave l’anticipation du coupnote. La rixe consiste alors à imposer sa cadence, en suivant ou en défiant celle du tambour qui structure le cercle des combattants-initiés. Ce sont toutes ces dimensions qui ont participé à créer une forme de syncrétisme de l’autodéfense servile qui a mêlé plusieurs traditions, techniques et cultures pugilistiques et chorégraphiques, fondées à la fois sur des techniques corporelles, des rythmes, des philosophies et des mystiques du combatnote, afin de créer un système d’autodéfense à même d’assurer des conditions de survie.

Moreau de Saint-Méry, à propos de Saint-Domingue, décrit cette culture syncrétique de l’autodéfense esclave : « Le calenda et le chica ne sont pas les seules danses venues d’Afrique dans la Colonie. Il en est une autre que l’on connaît depuis longtemps, principalement dans la partie Occidentale, et qui porte le nom de vaudoux. Mais ce n’est pas seulement comme une danse que le vaudoux mérite d’être considéré, ou du moins il est accompagné de circonstances qui lui assignent un rang parmi les institutions où la superstition et les pratiques bizarres ont une grande part. Selon les nègres aradas, qui sont les véritables spectateurs du vaudoux dans la Colonie, et qui en maintiennent les principes et les règles, vaudoux signifie un être tout-puissant et surnaturel, dont dépendent les événements qui se passent sur ce globenote. » La référence au vodounote dans l’historiographie coloniale permet de mieux cerner la diversité et l’intrication des techniques de combat esclaves qui ont consisté à invoquer, capter et incorporer une force naturelle et spirituelle dans le but de se défendre face au système esclavagistenote. Perçus par les colons, les militaires et les missionnaires comme des techniques de lutte rendues redoutables par des rituels de sorcellerie d’invincibilité, les savoirs ésotériques de l’autodéfense esclave, comme des peuples colonisésnote, sont considérés par les Blancs comme des pratiques démoniaques agressives venues d’un autre monde et sont réprimées comme telles dans les coloniesnote.

Lorsqu’à Saint-Domingue en 1791 la révolte s’engage et s’organise sur tout le territoire, elle est empreinte de ces rituels nocturnes, tant de fois répétés dans la nuit des mornes. L’insurrection est décrite comme une danse sanglante : « Dans toute cette multitude, il n’y avait pas soixante fusils. Ils étaient armés de couteaux, de houes, de bâtons ferrés et de frondes. À trois heures du matin, ils attaquèrent les Blancs rangés en bataille autour du bourg, avec une détermination prodigieuse. Les Noirs fanatisés par leurs sorciers couraient à la mort avec gaieté, s’imaginant qu’ils ressusciteraient en Afrique. Hyacinthe armé d’une queue de taureau parcourait les rangs disant qu’elle détournait les balles. Pendant qu’il tenait en échec les dragons blancs, il faisait attaquer, d’un autre côté, la garde nationale. Les jeunes colons de Port-au-Prince qui composaient ce corps, quoique braves, fiers et magnifiquement équipés, ne purent résister à l’impétuosité des insurgés. Ils perdaient du terrain, quand Philibert avec ses Africains vint rétablir le combat. On se battait avec une égale fureur de part et d’autre. Les régiments d’Artois et de Normandie, par des feux de pelotons vifs et soutenus, renversaient des lignes entières de Noirs qui se précipitaient en désordre sur les baïonnettes. Par intervalles, les dragons faisaient de brillantes charges ; mais ils étaient vite refoulés dans le bourg par les insurgés qui se cramponnaient avec rage à leurs chevaux, se faisaient sabrer et les démontaient. Le carnage le plus affreux avait lieu dans l’endroit qu’occupait l’artillerie de Praloto. Les Noirs se précipitaient audacieusement sur les canons ; mais ils étaient écrasés sous la mitraille la plus meurtrière ; ils fléchissaient un peu, lorsque Hyacinthe ranima leur ardeur par ces paroles, en agitant sa queue de taureau : en avant ! en avant ! les boulets sont de la poussière ; en même temps, affrontant la mort, il s’élançait à leur tête au milieu des balles et de la mitraille. On vit des insurgés s’emparer des pièces, les tenir embrassées, et se faire tuer sans lâcher prise ; on en vit d’autres fourrer le bras dans l’intérieur des canons pour en arracher les boulets, et s’écrier en s’adressant à leurs camarades : venez, venez, nous les tenons ! Les pièces partaient et leurs membres étaient emportés au loinnote. »

L’émergence d’une ascèse martiale, clandestine, polysémique relève aussi, en partie, de l’impossibilité d’un affrontement synchronique et à armes égales. Le contexte colonial a contraint les esclaves à la création de scènes d’affrontement détournées, déplacées et figurées. Ces combats déportés, reportés, sont aussi devenus des joutes imaginées entre pairsnote. James Scott thématise ainsi l’opposition entre le « texte caché » le « texte public » des résistances : « Pour tous ceux qui au cours de l’histoire ont connu la servitude, que ce soient les intouchables, les esclaves, les serfs, les captifs, les minorités traitées avec mépris, la clé de la survie, de loin pas toujours maîtrisée, a été de ravaler sa bile, d’étouffer sa rage et de dominer l’impulsion de violence physique. C’est cette frustration de l’action réciproque systématique dans les rapports de domination qui peut nous permettre de mieux appréhender le contenu du rapport caché. À son niveau le plus élémentaire, le rapport caché représente une forme de réalisation fantasmée – et parfois dans le cadre même de pratiques – de la colère et de l’agression en retour interdites par la présence de la dominationnote. » Scott dégage ainsi cette idée de l’impossibilité de l’« action réciproque », obligeant pour un temps à reconstituer des conditions idéelles, ou partielles, de cette action ; mais aussi, pourrait-on dire, des conditions mortifères. Le combat différé contre l’oppresseur peut aussi tendre à se retourner contre soi et les siens – on s’entre-tue par nécessité cathartique d’éprouver, de réaliser ce fantasme de la lutte réprimée. Cette modalité de la domination qui consiste à assurer les conditions de sa pérennité en empêchant, en différant l’affrontement, a ainsi un double effet : en tenant en respect les dominés, elle les maintient dans une position de tension permanente qui attise les conflictualités autodestructrices ; mais cette tension constitue aussi, de fait, une forme d’entraînement en conditions « réelles » (sans effet de symbolisation), une capitalisation de violence extrême, explosive, une forme de sociabilité martiale radicale. Ainsi, cette posture doublement polarisée incarne une autodéfense sans modalité de préservation de soi qui annonce une entrée dans la lutte défensive où la peur de la mort ne constitue ni une limite ni même un nœud dialectiquenote.

LA FORCE NOIRE DE L’EMPIRE :
« VIVE LE PATRIARCAT, VIVE LA FRANCE ! »

Le désarmement systématique des esclaves et des indigènes, et leur maintien dans une position sans défense, doit toujours être compris parallèlement à leur enrôlement dans des politiques de défense nationale où ces corps, désormais armés, sont prioritairement envoyés à la mort. Assignés au « sale boulot » dans les colonies, les sujets de l’Empire prennent « soin » du corps national, en le protégeant ; épargnant en partie la vie des citoyens, des soldats français, mais aussi leur mauvaise conscience, leur évitant, pour une part, de commettre eux-mêmes les exactions commises dans la conquête au nom du paternalisme colonialnote. Aux yeux des états-majors européens, la soldatesque indigène fait du « beau travail ». Au début du XXe siècle, en France, le tirailleur d’Afrique de l’Ouest acquiert ainsi une bonne réputation en métropole, où il est perçu comme courageux, fidèle et docile. Un ouvrage est particulièrement emblématique à cet égard : La Force Noire, écrit en 1910 par le lieutenant-colonel Charles Manginnote. On y trouve une classification raciale des qualités guerrières qui préconise l’utilisation massive des colonisés issus en particulier d’Afrique occidentalenote. « Les races de l’Afrique Occidentale, écrit Mangin, sont non seulement guerrières, mais essentiellement militaires. Non seulement elles aiment le danger, la vie d’aventures, mais elles sont essentiellement disciplinablesnote. » Dans cette version militaire de la « mission civilisatricenote », Mangin reprend l’idée selon laquelle les hommes africains auraient un besoin naturel de commandement : selon lui, ils sont faits pour obéir. Évoquant les vertus de l’animismenote, l’état-major loue ce « patriarcat primitif » chez certaines nations noires où le chef de famille commande à ses fils, à ses femmes et à ses captifs de case qui travaillent pour luinote. Le militaire français soutient qu’à la différence des Arabes et des Berbères, toujours si prompts à « trahir » le drapeau, en raison soit de leur fidélité à l’islam, soit de leur mode de vie nomade, les hommes d’Afrique continentale ont besoin d’un chef et reconnaissent aisément l’autorité des officiers blancs du fait d’un sens inné de la hiérarchie.

Ce sens de la déférence prêté aux soldats noirs est, par ailleurs, lié à ce que toute une doxa raciste identifie comme l’organisation du travail propre au « patriarcat primitif ». Mangin considère en effet que l’apprentissage martial est aisé car le physique comme la psychologie du soldat africain n’ont pas été pervertis par le travail de la terre, traditionnellement dévolu aux femmesnote. À défaut d’être civilisés par le travail, le service militaire peut ainsi aisément constituer pour les peuples colonisés une utile métamorphose : une entrée dans l’Histoire. Là encore, on retrouve un motif classique de la rhétorique coloniale, celui de la tabula rasa. Considérés comme étant en dehors de la sphère des rapports de production, les peuples colonisés sont non seulement renvoyés au temps cyclique de la nature, un temps immature, reproductif et non cumulatif, aux portes de l’histoire ; mais ils sont aussi sans expérience aucune, sans connaissances, sans savoir ou savoir-faire capitalisés. Et Mangin va même plus loin puisqu’il se réfère à un prétendu atavisme psychique : « L’homme de recrue s’instruit par imitation, par suggestion ; il a peu réfléchi avant d’entrer au service et on atteint chez lui l’inconscient presque sans passer par le conscientnote. » Comme un homme sous hypnose dont on peut retrouver un psychisme non acculturé, l’homme noir figure ainsi un soldat presque idéal, un bras armé qui ne réfléchit pas.

Ainsi, à ceux qui considèrent que le service militaire priverait l’Empire français d’une main-d’œuvre agricole indigène nécessaire à l’exploitation et à la valorisation de ces territoires et dont seuls les travailleurs locaux peuvent supporter les conditions environnementales et sociales, Mangin répond : « Il faudrait établir que les conditions du travail agricole sont différentes dans la race noire et dans la race blanche, par exemple que le Noir seul travaille et qu’il ne trouve pas chez sa femme et ses enfants le secours que rencontre le paysan d’Europenote. » Or, l’auteur conclut que non seulement la terre est aussi travaillée par des unités familiales sur le continent africain mais que, à la différence du patriarcat blanc, chez certains « peuples polygames », les hommes ne s’occupent jamais de leurs champs et demeurent oisifs, s’en tenant à un rôle de commandement domestique. La logique militaire construit de toutes pièces une rhétorique qui corrobore la hiérarchie des races comme la division sexuelle et raciale du travail impérial : le postulat de la polygamie, comme de l’oisiveté des hommes qui en découlerait, devient la justification morale de la colonisation mais aussi la condition de possibilité de la conscription massive contrainte mais prétendument « non forcée » des hommes colonisés. La « mission civilisatrice » qui vise à imposer les normes et valeurs du patriarcat bourgeois masque mal les intérêts économiques et militaires que représente pour les nations européennes la soldatesque indigène. Prétendument dégagés de la production, comme de la reproduction, les hommes colonisés peuvent ainsi être pleinement employés au travail de care militaire, comme s’il s’agissait de leur fonction « naturelle ».

Autres caractéristiques du naturel soldatesque de la « race noire » : son adaptabilité aux conditions climatiquesnote, mais surtout aux nouvelles caractéristiques des conflits armés. La nécessité prochaine de mobiliser en un minimum de temps, pour une période indéterminée, une masse considérable d’hommes entre 15 et 35 ansnote fait des colonies une ressource numérique décisive et des qualités psychologiques de la « race noire » une arme militaire précieuse. La déférence, l’ignorance et le fatalisme dont feraient preuve les soldats noirs constituent ainsi les qualités martiales les plus appropriées aux guerres modernes. Mangin considère que les territoires coloniaux recèlent des ressources humaines dont l’enrôlement dans l’armée constitue la seule solution et la « botte secrète » de la France face à l’Allemagne qui se fait de plus en plus menaçante : « Dans l’état actuel de l’Europe, la force noire fait de nous le plus redoutable des adversairesnote. »

Enfin, Mangin aborde le problème majeur de l’incorporation de la « race noire » aux troupes françaises : les droits civiques qui sont inextricablement liés au devoir militaire. Les soldats de l’Empire « se considèrent comme Français, Français noirs, mais très Françaisnote ». Ce qui n’empêche pas qu’ils ne jouissent pas des mêmes droits que leurs frères d’armes et soient maintenus dans un état de minorité. Ces fils de la France, comme aime à les appeler l’état-major français, défendent la mère patrie mais ne bénéficient pas des acquis de la solidarité républicaine qui lie « fraternellement » le peuple citoyen. À lire Mangin, force est de constater l’hétérogénéité des droits en matière de conscription et de citoyenneténote. Mangin conclut : « Nous pensons donc que, pas plus au Sénégal qu’en Algérie, il ne faut lier la question des droits politiques avec celle du service militaire obligatoire ; la nécessité ne s’impose pas plus du service militaire pour les électeurs du Sénégal que des droits électoraux pour les Arabes qui seraient forcés de servir dans nos régiments, et, pour la bonne réussite de notre organisation, nous ferons volontiers le sacrifice des dix mille électeurs du Sénégal, négligeables dans l’ensemblenote. » Il préfère des miliciens assujettis à des citoyens soldats. On assiste ainsi à la création juridique de véritables milices impériales en lieu et place d’une armée de citoyens. Le droit est tout entier du côté du drapeau et non de ceux qui le défendent et qui auront le devoir de mourir sans avoir le droit de voter. « [Une] nation a le droit d’appeler tous ses enfants à sa défense, conclut Mangin, même ses enfants adoptifs, sans distinction de racenote. »

Les arguments racistes ne sont pas tous en faveur de la levée massive de troupes hors de la France hexagonale. Pour d’autres militaires, anthropologues et idéologues opposés à Mangin, l’utilisation de troupes africaines a été perçue comme un handicap, un signe de « déchéance ». Pour une partie des théoriciens de l’art militaire, la défense de la nation ne peut être déléguée à des armées étrangèresnote, des « peuples vaincus » et/ou des « mercenaires »note. Autrement dit, les troupes exogènes privilégieront tôt ou tard toujours leur propre survie aux ordres d’une hiérarchie étrangère qui leur commande d’aller à la mortnote. Mangin répond que ces troupes ne peuvent être qu’une force d’appoint et ne constitueront jamais le tout de l’armée française. Ces bataillons de colonisés sont des sujets à la solde de l’Empire et si la devise des mercenaires est « Le monde est notre patrienote », celle des troupes coloniales pourrait être « L’Empire est notre tombeau ».

Mais comment garantir la loyauté de ces troupes ? Cette difficulté demeurera longtemps au cœur des réflexions de l’état-major de l’armée d’Afrique. Une solution efficace sera de distiller le racisme entre les colonisés eux-mêmes. Après tout, fait remarquer Mangin, « on est toujours le barbare de quelqu’unnote ». En utilisant les troupes composées d’hommes colonisés, vaincus, pour asservir et exterminer d’autres « indigènes »note, l’Empire français alimente un racisme par un autre racisme – un dispositif répressif et émotionnel qui instaure une graduation de la non-reconnaissance : entre le citoyen français et le barbare, se tient le milicien impérial, le soldat indigène – pas encore l’un, plus tout à fait l’autre.

DÉFENSE DE SOI, DÉFENSE DE LA NATION

MOURIR POUR LA PATRIE

La régulation de l’usage licite de la force armée est étroitement liée aux conceptions modernes du droit des gens, compris comme la source théorique des débats sur la légitimité ou l’illégitimité de l’usage de la violence per se. Dans une certaine mesure, la légitime défense est anciennement un principe commun au droit privé et au droit public et international (dans ce dernier cas, il est notamment relatif au droit des États à user légitimement de la violence sur leur territoire ou dans le cadre de conflits interétatiquesnote). Ce continuum est théoriquement formulé dans le traité du Droit de la guerre et de la paix de Grotius et amplement discuté par ses contemporains comme par l’ensemble des auteurs qui composent la tradition du jus naturalis. Dans la continuité de Cicéron, Grotius définit la guerre comme l’« état de ceux qui tâchent de vider leurs différends par les voies de la forcenote » et comprend dans cette définition la « guerre privée » (définie comme conflit de particulier à particulier) et la « guerre publique » – ainsi que des formes mixtes. Cette définition permet d’appliquer aux particuliers comme aux États le principe de la « juste défense de soi-même » et de réglementer sa licéité (efficience de la menace, établissement de tribunaux de justice, défaillance de l’autorité souveraine protectrice). Toutefois, dans l’ordre des raisons, ce principe de juste défense sera progressivement conceptualisé non plus de façon indistincte (individus et États), mais comme partant de l’individu jusqu’à l’État. « S’il y a du droit, dans la guerre, cela ne relève pas tant de la justice de la cause, que du droit de celui qui la fait, et ce droit est d’abord défini comme un droit naturel, celui des individus. On peut alors le transférer aux Étatsnote. » La relation individu/État telle que problématisée par Grotius fonctionne désormais de façon bilatérale et permet d’appréhender le sujet souverain comme un « micro »-État et de prendre acte d’un déplacement problématique au sein des débats sur la guerre juste ou le recours légitime à la forcenote. De la question liée à la cause du conflit, on passe à la question liée à la dignité anthropologique de celui qui se défend et donc au droit de la personne ; ce qui suppose de définir qui pourra participer à cette personnalité juridique et donc qui aura légitimement le droit de se défendre ou d’être défendu.e (c’est-à-dire de déléguer ce droit naturel à une instance régulatrice).

Au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, on assiste à une dissolution progressive de la juste défense des particuliers dans le droit de légitime défense des États, l’enjeu étant de circonscrire l’usage privé de la violence et donc le droit des individus à faire un usage licite de la force et à porter des armes (lesquelles peuvent être utilisées pour la défense de son intégrité physique mais aussi dans le cadre de mouvements de rébellion, de révoltes, d’épisodes contestataires et révolutionnaires visant le renversement de l’autorité publique en place). Le droit de s’armer (qu’il s’agisse de pratiquer un art martial, de porter une arme ou de prendre les armes) a été théoriquement et légalement défini en référence à l’engagement des citoyens dans la défense d’une nation, voire plus ou moins strictement limité à ce dernier.

Historiquement, la question de l’armement du peuple est prise entre deux grandes traditions : un premier modèle, globalement anglo-saxon, où la défense de la nation peut être pensée comme l’extension du droit naturel à la défense de sa personne, autrement dit, à l’autodéfense ; et un second, d’inspiration « continentale », et plus spécifiquement française, qui tente de justifier une répartition différentielle et occasionnelle des ressources défensives des citoyens et où la participation à la défense commune s’est construite comme condition effective d’appartenance à la communauté nationale.

Dans cette seconde tradition politique, la défense de la nation vient se substituer à la défense de soi. Dans le contexte de la Révolution française, le droit, accordé au peuple masculin, de porter des armes ne peut pas être isolé du projet de constitution d’un corps armé républicain : il n’est plus pensé comme un privilège aristocratique mais bien comme un droit et un devoir citoyens. Si l’on est armé, ce n’est pas pour la défense de soi mais d’abord pour la défense de la patrie. Au cœur du contrat social, le fait de se consacrer à la défense militaire nationale (« servir sa patrie ») est la condition de possibilité de la conversion à la citoyenneté de l’individu défenseur. Ainsi, les premiers projets de « milices citoyennes » consistent à faire de la défense nationale un service public au service des citoyens et rendu par les citoyens.

Le projet de loi de conscription militaire du 2 thermidor an VI (20 juillet 1798) illustre cette conception républicaine de la défense nationalenote. Il prenait le contre-pied de la pratique du tirage au sort, alors en vigueur. Ce principe, censé garantir une certaine égalité, était en effet largement dévoyé : dans les faits, parmi ceux désignés par le hasard, les plus fortunés payaient des mercenaires pour qu’ils les remplacent sous les drapeaux. En imposant le principe d’un enrôlement volontaire de citoyens civils, plutôt que la conscription forcée, on allait substituer l’honneur à l’argent en tant que valeur fondamentale du nouvel ordre civique jacobin. Cette conception « démocratique » du service militaire maintenait certes une hiérarchie militaire composée d’officiers encadrants, mais elle demeurait représentative de l’esprit des « militaires-patriotes de la Révolutionnote ». Si la loi finalement adoptée sous le Directoire réinstaure d’anciens principes, en organisant la conscription obligatoire de tous les hommes français âgés de 20 à 25 ansnote, elle n’en réaffirme pas moins une conception militaire de la citoyenneté : « Tout Français est soldat et se doit à la défense de la patrienote. » Pourtant, déjà, le texte a abandonné l’idée selon laquelle si la défense est un devoir, elle est également un droit. Le principe fondateur de la citoyenneté masculine française, énoncé au cours de la Révolution, qui unissait devoir de défense et droit de défendre est abandonnénote. Un siècle après la Révolution française, la France a adopté une solution bâtarde, quelque part entre armée de métier et milice citoyenne. Tous les Français de sexe masculin étant néanmoins appelés sous les drapeaux pour devenir pleinement français, l’armée s’apparente à un incubateur civique impérial, éminemment marqué par les antagonismes de classe, de sexe et de racenote.

Faire du service militaire un droit de tous les Français équivalait à un acte performatif : faire un peuple, une communauté de citoyens-soldats, reconnaissant à tous ceux qui servent la patrie les droits civils et civiques qui découlent de leur engagement militairenote. Cette forme politique d’autodéfense par substitution n’a toutefois jamais été appliquée dans sa forme pure. Les esclaves émancipés engagés dans la Révolutionnote, les « tirailleurs sénégalais » envoyés à Verdun ou les enfants des bidonvilles partis en Indochine pour la prime en témoignent. La « chair à canon » ne recouvre pas le corps nationalnote. Pour les plus privilégiés (les hommes blancs de la classe bourgeoise), les moyens de se soustraire à la « conscription volontaire » – ou aux positions militaires les plus dégradantes ou risquées – seront toujours plus ou moins tolérés, tandis que le droit de devenir « défenseurs conscrits de la Nation » restera un singulier privilège civique interdit à une partie de la communauté civile (les femmes, les personnes déclarées inaptes). La défense nationale glorifie un idéal républicain de la citoyenneté qui peine à masquer les rapports de domination et la constitution effective de « citoyennetés » de seconde zone.

En dépit ou en raison de ce paradoxe, on comprend mieux pourquoi le devoir ou le droit de participer à la défense nationale ont historiquement cristallisé nombre de revendications politiques pour certains mouvements ou sujets minorisés, notamment abolitionnistes (postesclavagistes) ou féministes. Pour ces mouvements, la stratégie était soit de refuser la conscription (le refus de mourir pour une patrie qui piétine les droits et libertés quand le sang et les larmes des citoyens qui jouissent pleinement de leur statut sont épargnés) ; soit de revendiquer à l’opposé l’incorporation dans le corps armé pour mieux dénoncer la conservation de certains privilèges par une minorité et conquérir une citoyenneté réelle. Dans les deux cas, il s’agit de rejeter un double standard civique concernant l’exposition au risque de mort de citoyens dits « passifs ».

« FEMMES, ARMONS-NOUS » : LES BATAILLONS D’AMAZONES

Dans le contexte républicain, le droit de porter une arme constitue un véritable enjeu quant à la reconnaissance de la citoyenneté. Les tentatives pour « dégenrer » et « déracialiser » l’héroïsme civique promu par les idéaux de la Révolution permettent ainsi de dénoncer les interdits qui pèsent sur les femmes, les hommes esclaves ou « libres de couleur ». Mais, si l’un des enjeux de l’accès aux armes est bien, pour ces exclu.e.s de l’universel, leur inclusion dans la citoyenneté active, ce n’est pas le seul. On y voit aussi la possibilité d’y acquérir une formation martiale nécessaire à la lutte sociale. Le problème, de ce point de vue, est que ne pas avoir le devoir de « défendre la patrie » équivaut à ne pas avoir le pouvoir de se défendre, à rester désarmé.e dans la guerre continuée pour l’égalité. On pourrait ainsi, en inversant les termes, dire que l’inclusion dans un corps armé permet un accès à la maîtrise des armes et aux savoirs martiaux.

À cet égard, plutôt que de « monopole de la violence légitime », on pourrait parler de gestion sociale de la martialité. Cette formule, forgée sur le modèle du concept de « gestion sociale de la reproductionnote » défini par l’anthropologue féministe Paola Tabet, insiste sur l’idée d’un continuum des pratiques d’armement, au-delà des seuls usages codifiés ou monopolistiques des armes. Ces pratiques font l’objet d’une gestion sociale discriminante, selon la classe, la race ou le sexe, notamment – dont il est nécessaire de faire l’histoire. Cette expression permet aussi de mettre en évidence une division du travail martialnote, une division sexuelle et raciale de ces tâches. Par quelles technologies de pouvoir discriminantes a-t-on réglementé l’accès de certaines catégories du peuple à certaines armes ou ressources défensives ? Quels ont été les discours et les pratiques qui ont contesté cette division ? Quelles tactiques de détournement, quels usages transgressifs d’objets a priori inoffensifs les désarmé.e.s ont-ils/elles dû inventer dans leurs luttesnote ?

Un exemple paradigmatique, pris dans l’histoire de la Révolution française, est celui des femmes, à peine tolérées à écouter les débats des assemblées révolutionnaires, qui tricotaient pendant que les orateurs échangeaient sur les limites des droits universels. « L’activité signalée par le mot “tricoteuse”, celle d’une paisible mère de famille, est positive. Mais s’échappant d’un coin de l’âtre pour prendre place sur la scène publique, déplacée, elle est dotée d’une charge négative. Et dans l’imaginaire les aiguilles sont aussi symbole de cette perfidie, elles qui pourraient devenir dangereuses, armes ne disant pas leur nom, instruments de travail dévoyés à des fins sanglantesnote. »

Comme le rappelle l’historienne Dominique Godineau à propos des pétitions de femmes de 1792, la question de l’armement est un enjeu central dans les mobilisations populaires et féminines pour l’abolition de la distinction entre citoyens passifs et citoyens actifsnote. Parmi les citoyens dits « passifs » qui revendiquent d’être inclus dans la Garde nationale au nom du droit naturel à la défense d’eux-mêmes et de la patrie, les citoyennes révolutionnairesnote sont à l’avant-garde. « Le 6 mars 1792, Pauline Léon, à la tête d’une députation de citoyennes, lisait à la barre de l’Assemblée législative une pétition signée par plus de 319 femmes qui demandaient la permission d’organiser une garde nationale fémininenote. » C’est l’acte de naissance des fameuses « tricoteuses parisiennes » – ces femmes révolutionnaires en armes revendiquant leurs droits naturels, qui ne cesseront dès lors d’être représentées comme des femmes dénaturées, folles et meurtrières. La pétition, appelée l’Adresse, s’ouvre clairement sur la réaffirmation d’un droit naturel à l’autodéfense : « Des femmes patriotes se présentent devant vous pour réclamer le droit qu’a tout individu de pourvoir à la défense de sa vie et de sa liberté […] nous voulons seulement être à même de nous défendre ; vous [Messieurs] ne pouvez nous refuser, et la société ne peut nous ôter ce droit que la nature nous donne ; à moins que l’on ne prétende que la déclaration des Droits n’a point d’application pour les femmes, et qu’elles doivent se laisser égorger comme des agneaux, sans avoir le droit de se défendrenote. » Le texte revendique non seulement le droit pour les femmes de s’armer (piques, sabres, pistolets et fusils) mais aussi d’être formées par d’anciens soldats au maniement des armes. De fait, les femmes de Paris ne sont pas à proprement parler exclues de la Garde parisienne qui prévoit que « les personnes âgées de plus de 60 ans, les infirmes, les ecclésiastiques, les veuves, les filles majeures, seront tenus à ce service, en se faisant substituer et remplacernote » ; or, pour ce faire, il faut payer une taxe. Les femmes sont contraintes de se soustraire, à leurs frais, au service armé : en plus d’être des citoyennes passives, elles payent pour être des patriotes infirmes.

Les réactions moqueuses, méprisantes, agressives des députés se doubleront d’une forme de panique suspicieuse, doublée d’une surveillance policière constante : l’armement des femmes ne constitue quasiment jamais un cas de conscience politique, ni même un enjeu philosophique relatif à la question de l’achèvement de la Révolution. En revanche, les femmes en armes représentent une menace en soi. Un rapport de police daté des 18 et 19 mai 1793 relate : « Des femmes se disant de la Société fraternelle se sont portées en foule aux Jacobins pour exiger des députés patriotes la suppression par la Convention des places privilégiées dans les tribunes. La plupart de ces femmes sont armées de poignards et de pistolets cachés, aussi craint-on au premier jour quelque scène sanglante et que de jeunes aristocrates ne se glissent parmi elles en déguisant leur sexe. On présume que des malveillants, sous le voile du patriotisme, ont excité ces héroïnes révolutionnaires à s’ameuter et à prendre les armes, afin de dissoudre la Convention et de faire couler le sang des patriotesnote. » Tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, les revendications « féministes », les mouvements de femmes (notamment les soulèvements féminins populaires) sont régulièrement appréhendés comme une « mutation de genre » monstrueusenote (les femmes du peuple, notamment, sont qualifiées de viragos, femmes viriles qui contreviennent à l’ordre des sexes tout autant qu’à l’ordre social), comme si toute revendication de droit équivalait à une forme de virilisation, à un travestissement, à un changement de sexe et à une inversion sexuellenote. Or, dans ce rapport de police, réapparaît plutôt l’ancien motif de l’hétéronomie des femmes, une représentation issue de l’anthropologie philosophique antiquenote, maintes fois déclinée, qui se traduit dans l’ordre politique par l’idée que les femmes ne peuvent qu’être possédées, et les mouvements féminins qu’infiltrés. Les citoyennes révolutionnaires sont manipulées par des courants antipatriotiques et contre-révolutionnaires ; pire encore, leur mouvement est poreux, noyauté par des traîtres, des aristocrates, des espions étrangers travestis en femmes (l’aristocrate traître, efféminé et comploteur est alors une figure repoussoir de la masculinité révolutionnaire). En revendiquant le droit de défendre la nation, la Révolution, les droits de la nature et de la raison, les femmes font le jeu de puissances exogènes, occultes, manipulatrices, qui prennent l’occasion de cette mascarade féminine pour renverser la Convention. Cela équivaut ainsi à penser que toute femme qui se défend est ridicule, elle joue au soldat comme les précieuses jouaient aux doctes.

Devant l’obstination des citoyens à ne pas reconnaître les droits des citoyennes, l’un des ressorts rhétoriques des pétitionnaires consistera à réinvestir une vision complémentaire de la différence des sexes pour en neutraliser la charge péjorative, matière à toutes les injustices sociales. Dans et par la promotion d’une division sexuelle des armées révolutionnaires, il s’agit d’arguer que les femmes vont pouvoir « garder l’intérieur » de la patrie « tandis que [leurs] frères défendront les frontières »note extérieures du pays. Dans un rapport métonymique citoyennes/patrie, l’intégrité de la nation est pensée comme l’honneur d’une femme, dont la défense doit être « naturellement » dévolue aux femmes elles-mêmes. Se défendre, défendre ses enfants, défendre les terres et les villes de sa patrie, est en fait une seule et même expression d’un droit naturel à l’autodéfense. Cette autodéfense patriotique est présentée comme le pendant féminin du devoir militaire des troupes masculines, postées sur les frontières extérieures du pays face aux armées étrangères qui menacent. Appréhendées comme une armée mobilisée sur un second front, les citoyennes revendiquent la défense de la patrie au nom du droit qu’elles ont à se défendre elles-mêmes (à défendre leur intégrité corporelle, leur honneur et leurs enfants, mais aussi leurs rues, leurs commerces, leur pain et moyens de subsistance).

À peine quelques jours plus tard la pétition déclamée par Pauline Léon, la révolutionnaire Théroigne de Méricourt, dans son discours du 25 mars 1792 devant la Société fraternelle des Minimes (section de la Place-Royale), appelle à la création d’un bataillon d’Amazones françaisesnote. Elle harangue les femmes, les invitant à se soulever en citoyennes et pour devenir citoyennes. Elle déclare : « Armons-nous ; nous en avons le droit par la nature et même par la loi ; montrons aux hommes que nous ne leur sommes inférieures ni en vertus ni en courage ; montrons à l’Europe que les Françaises connaissent leurs droits, et sont à la hauteur des lumières du XVIIIe sièclenote. » Théroigne de Méricourt joue sur l’élan patriotique et fait de l’armement des femmes le juste effet des lois de la raison comme de la nature qui gouvernent la jeune nation révolutionnaire. Quiconque interdira aux femmes de s’armer ou de se distinguer par le courage et la force ne peut être qu’un contre-révolutionnaire. Les femmes elles-mêmes qui douteraient de leurs capacités physiques et de leurs vertus agonistiques sont sommées d’user des lumières de la raison. L’armement des femmes par les femmes est donc défini comme un droit mais aussi comme un devoir civique.

« Françaises, je vous le répète encore, élevons-nous à la hauteur de nos destinées ; brisons nos fers ; il est temps enfin que les femmes sortent de leur honteuse nullité, où l’ignorance, l’orgueil et l’injustice des hommes les tiennent asservies depuis si longtemps (…). Citoyennes, pourquoi n’entrerions-nous pas en concurrence avec les hommes ? Prétendent-ils eux seuls avoir des droits à la gloire ? Non, non… Et nous aussi nous voulons mériter une couronne civique et briguer l’honneur de mourir pour une liberté qui nous est peut-être plus chère qu’à eux, puisque les effets du despotisme s’appesantissaient encore plus durement sur nos têtes que sur les leursnote. » Alors que la première partie du discours lie l’armement des femmes à la cause nationale et promet que des bataillons féminins seront une aide dont on ne saurait se priver face au despotisme et à la menace des autres empires européens, la seconde dénationalise l’émancipation armée des femmes et la transforme en une cause universelle qui transcende les frontières nationales. Une fois armées, Théroigne de Méricourt ne s’en cache pas, les femmes pourront rivaliser à égalité avec les hommes et, éventuellement, retourner leurs fusils contre ceux qui demeureraient récalcitrants à l’égalité.

Mourir pour la patrie, c’est mourir pour rester libre ou, plutôt, pour le devenir : c’est mourir pour soi.

ARMÉE CITOYENNE OU DÉFENSE DU CAPITAL ?

En 1911, paraît l’un des textes majeurs de la pensée politique contemporaine concernant un armement citoyen, L’Armée nouvellenote. Jean Jaurès y reprend un débat classique de l’histoire de la pensée socialistenote. La visée principale demeure certes d’empêcher l’armée de mater les mouvements sociaux mais le livre cède aussi à l’inquiétude défensive, devant la menace imminente que représente l’Allemagne. De fait, L’Armée nouvelle est un compromis entre les tenants du patriotisme, certes critiques à l’égard des armées permanentes encasernées, d’une part, et les militants pacifistes et antimilitaristes de la première heure qui ne cessent d’alerter sur la contradiction des engagements militaires et prolétaires, d’autre part.

Face à l’Allemagne, deux stratégies militaires s’opposent au sein de l’état-major français pour organiser les troupes françaises, et donc deux conceptions éthico-politiques du civisme « viril » et blanc : l’une suppose une avant-garde armée, expérimentée et, surtout, rapide et possédant éventuellement une réserve plus ou moins préparée ; l’autre, une mobilisation de masse inébranlable et indéfiniment remplaçable d’hommes postés aux frontières. Cette dernière option est évidemment renforcée par les officiers de l’armée coloniale qui vantent la manne que représente la colonisation de territoires rendant possible la mobilisation sans contrepartie des sujets de l’Empire.

Or les deux stratégies ont évidemment des conséquences sur le type de mobilisation et de conscription mais aussi sur le type d’éducation morale et martiale des citoyens français : l’« éducation de la nation » appropriée à chaque stratégie supposant soit des qualités d’audace et d’agressivité, soit un esprit de sacrifice, de patience et d’abnégation, écrit Jaurèsnote. Plus encore, les deux stratégies déterminent en partie les politiques de maintien de l’ordre et de gestion policière et militaire du peuple en général et des révoltes et mobilisations ouvrières en particulier. La question militaire est ici étroitement articulée à la question policière autour de l’enjeu de l’éducation martiale et de l’armement massif du peuple métropolitain. Pour Jaurès, ce peuple est à même de transcender ses intérêts de classe au profit de la défense de la nation ; pour d’autres, il en est incapable et il faut entériner l’éducation et l’armement sélectif d’une élite préparée militairement à défendre la France à l’international mais dévouée au Capital et utilisée à des fins répressives sur le territoire national.

Selon Jaurès, le véritable problème en France est que l’état-major n’a pas tranché quant à la stratégie à imposer au pays : « J’ai la conviction absolue qu’entre l’offensive vraie et la défensive vraie il n’a pas fait le choix, qu’il a accepté, et pour la mobilisation et pour la concentration et pour la conduite générale de la guerre, des combinaisons hybrides, des combinaisons à deux finsnote. » Une stratégie de guerre offensive serait vouée à l’échec face à l’armée allemande aguerrie et prête à l’agression – pourtant l’état-major français n’y a pas renoncé, suivant en cela Clausewitz qui préconise de ne pas régler son mouvement sur celui de l’ennemi, d’éviter la négativité de la réaction, l’hétéronomie stratégique : « ne pas subir la loi de l’adversairenote ».

Jaurès propose donc un modèle défensif inédit : c’est bien en répondant à l’offensive allemande par la défensive française que la réaction se fera originale. Il se présente comme un meilleur interprète de Clausewitz que certains hauts dignitaires de l’état-major français, comme le capitaine Gilbert en charge de redéfinir la stratégie de la Francenote. Si le titre de l’ouvrage manifeste de Gilbert est La Défense de la France, il ne faut pas s’y tromper, ce qu’il prône c’est l’offensive menée par une armée permanente restreinte. Jaurès vise donc directement Gilbert, héraut d’un modèle élitiste d’armée de métier soi-disant plus adapté au tempérament français, dans une pensée où la référence aux tempéraments des peuples se traduit par une psychologie militaire professant que l’état d’allégresse de l’offensive sied mieux aux Français.

Derrière la discussion sur la stratégie offensive ou défensive de la France, ce qui se joue c’est la définition même du corps militaire. L’un des apports majeurs de la critique de Jaurès est ainsi de pointer la défiance que l’état-major français entretient vis-à-vis d’une nation armée. Et, de fait, l’état-major lui préfère une élite militaire soutenue par une armée de réserve non qualifiée qui ne risque pas d’utiliser son expérience martiale et sa connaissance des armes pour se retourner contre l’État et la bourgeoisie dans les conflits sociaux. Pour autant, malgré cette défiance, l’état-major français ne parvient pas à se passer d’une « nation armée », mais il ne sait « ni se passer du nombre ni l’organiser »note. Il s’agit là d’une contradiction qui empêche l’esprit militaire de construire une véritable stratégie défensivenote.

Jaurès se retrouve cependant à son tour pris dans des contradictions intenables. Avec « sa nation arméenote », son armée de défense, il voudrait créer un outil « implacable pour la défensive et inutilisable pour une politique extérieure d’agressionnote ». Le fait d’armer le peuple repose donc à nouveaux frais la question de la constitution d’une armée citoyenne à qui incombe un devoir de défense collective de la nation. Au cœur de cette problématique se nichent plusieurs enjeux de taille : d’une part, il s’agit constamment d’affronter le paradoxe selon lequel il faut s’armer pour défendre la paix, il faut un régime d’exception pour défendre un régime de droit, il faut réprimer violemment pour défendre la non-violence, etc. ; d’autre part, l’appel à une armée du peuple – ou à armer le peuple compris comme « armée nationale » – est inextricablement lié à la gestion politique et policière des mouvements sociaux. En effet, substituer à une armée de métier une milice citoyenne, c’est prendre le risque, malgré les bonnes intentions affichées de Jaurès, de transformer des camarades en ennemis.

Dans un compte rendu publié en 1911note, Rosa Luxemburg analyse parfaitement les apories dans lesquelles L’Armée nouvelle entraîne les prolétaires et les divergences radicales entre une telle conception de la nation armée et celle des milices, prônée par la social-démocratie allemande. Pour Luxemburg, Jaurès fait un « excès de zèle » patriotique qui est le fait d’un « fanatisme juridique »note incompatible avec le socialisme (« une croyance obstinée, petite-bourgeoise et démocratiquenote » en la force des textes de loi), et qui masque mal les trop grandes concessions faites par Jaurès aux intérêts bellicistes français comme au capitalisme. La preuve en est son apologie de la « guerre défensive », qui serait la seule guerre « juste » et donc la seule à même de légitimer l’engagement des prolétaires français – y compris contre leurs camarades allemands. Pour Luxemburg, la distinction entre guerre offensive et guerre défensive est une abstraction juridique : qui décide que tel ou tel conflit est « défensif » ? Et, que penser des diplomaties européennes qui poussent à l’« attaque un adversaire faiblenote » pour mieux se poster à ses frontières ? Aucun État en guerre n’a le « droit de son côté » car « les guerres modernes ne peuvent être mesurées à l’aune de la “justice” ou avec un schéma sur le papier de défense et d’agression (…) ce qui se laisserait prendre avec un tel écheveau, et risquerait d’en être affecté, ce ne serait certes pas la puissance matérielle du développement du grand capitalisme, mais bien la force de l’action socialiste »note.

Si la contribution de Jaurès est très mal accueillie, voire raillée, par nombre de socialistes, elle suscite également une franche rupture avec les positions antimilitaristes issues des mouvances anarchistes et pacifistes du syndicalisme. Face aux radicaux et aux socialistes français, les syndicalistes de la CGT ont porté bien plus avant la critique du système militaire et du patriotisme. Cette critique est notamment résumée dans le Nouveau manuel du soldat, publié en 1902 par Georges Yvetotnote. En filigrane, se joue la question cruciale de l’internationalisme. Les débats sur l’armée et la défense nationale, le patriotisme et la démocratisation des forces de l’ordre débouchent sur une limitation de l’internationalisation des luttes et des mobilisations prolétariennes et sur une invisibilisation de la violence générée par le mode de production capitaliste au profit d’une focalisation sur les enjeux militaro-nationalistes. « Est-ce défendre une nation que de se faire tuer pour les intérêts de quelques-uns ? Y a-t-il seulement défense de quelque chose, puisque la condition principale qui exige la défense, c’est l’attaque ? Qui donc nous attaque ? Pourquoi nous attaquerait-on ? Pour prendre notre bien ? Nous n’en avons pasnote. » Paraphrasant tout autant le Contrat socialnote et que le Manifeste du Parti communistenote, Yvetot dénonce la « religion de la violencenote » qu’est le militarisme – bras armé du capitalisme. Pendant trois ans, l’armée fabrique des brutes apeurées et soumisesnote : « Ce sont des soldats qui sont envoyés dans les grèves fusil chargé, baïonnette au canon. Ce sont eux qui sillonnent les rues de galopades et de charges, quand, chassés du travail par la rapacité patronale, les travailleurs pensent avec raison que leur place est dans la rue. Et ce n’est pas seulement avec ses fusils que l’armée vient en aide au capital. Les soldats remplacent encore les ouvriers dans les grèves. L’armée de la nation, l’armée composée des fils du peuple est contre le peuple au service du patron (…). En attendant de servir à la guerre étrangère, le soldat, en effet, sert encore et sert surtout à la guerre socialenote. » La démocratisation des armées n’est donc pas un frein à la répression militaire orchestrée par les élites au profit du Capital. Elle sert au contraire à mieux alimenter des luttes fratricides pour mieux abattre le mouvement ouvrier. Dès qu’il endosse l’uniforme l’homme du peuple trahit les siens : « Le prolétaire-soldat, c’est l’homme du peuple dressé à la défense des riches et des puissants, équipé et armé contre ses frèresnote. »

L’antimilitarisme d’Yvetot s’articule aussi à un engagement antisémite et il n’hésite pas à mobiliser un corpus nauséabond. Dénonçant les pratiques débauchées des appelés, il cite les propos d’intellectuels et députés conservateurs, nationalistes, antidreyfusards et racistes (Édouard Drumont, Charles de Freycinet, Jules Delafosse, François Coppée), comme pour mieux asseoir l’idée d’une armée qui fonctionne comme une « école du vicenote » : qui déracine et dénature les forces vives de la nation, ces jeunes hommes des campagnes, fils de la terre qui quittent la vie en caserne – vie d’alcoolisme et de prostitution – et reviennent chez eux avec la syphilis, en ayant perdu tout le respect dû aux femmes. Certes, il écrit : « Plus terrifiants que tout, sont les actes du militarisme aux coloniesnote. » Il ne cite aucun événement spécifique et passe très vite aux sévices qui menacent les jeunes recrues françaises si elles ne se plient pas à l’ordre militaire : les poucettes (instrument de torture visant à comprimer et écraser les pouces et les doigts), le bâillon ou poire d’angoisse (piquet de tente ou grosse pierre placés en travers la bouche et fixés par un mouchoir souvent préalablement souillé d’excréments), la crapaudine (pieds et mains sont attachés derrière le dos de telle sorte que le corps forme un arc de cercle), la cellule de correction (le soldat est jeté nu dans une cellule isolée et affamé), les fers (qui enserrent les jambes du soldat nu), le tombeau (une tente de 40 centimètres de hauteur dans laquelle le soldat est ligoté nu et exposé à la chaleur du jour et au froid de la nuit), le peloton de chasse (pieds nus, chaussés de godillots ou pas, lesté d’un sac à dos, le soldat reste immobile ou au contraire est contraint à des exercices éreintants). « Trois années passées dans une caserne font d’un homme un révolté conscient ou une brute passivenote. »

Yvetot appelle à la désertion ou à rester conscient – il invite les soldats à se syndiquer, à participer aux universités populaires, à ne pas tirer sur leurs frères : « Et que tremblent enfin ceux qui osent vous armer contre vos frères, car votre ennemi, c’est seulement celui qui vous exploite, vous opprime, vous commande et vous trompenote. » Le patriotisme est le pire ennemi de l’internationalisation des luttes ; et l’idée d’une armée du peuple, prête à défendre ses frontières, est une mythologie nationale au service du Capital.

LE JU-JITSU DES SUFFRAGISTES :
COMBAT RAPPROCHÉ ET ANTINATIONALISME

Dans l’histoire constellaire de l’autodéfense moderne, le mouvement des suffragistes anglaises au début du XXe siècle fait figure de référence. Une partie de ce mouvement demeure emblématique de par son positionnement théorico-politique concernant son refus du « recours à la loi » et son anti-nationalisme. Dans une certaine mesure, il permet d’identifier un courant du mouvement féministe moderne qui fait du passage à la violence la conséquence logique d’une analyse de l’oppression des femmes et de leur maintien dans la minorité comme étant structurellement le fait de l’État. « Passer à la violence » – celle de l’action directe et de la revendication sans compromission – est ainsi inextricablement lié au constat que la revendication d’une égalité civile et civique ne peut être adressée pacifiquement à l’État puisque ce dernier est le principal instigateur des inégalités, qu’il est vain de lui demander justice car il est précisément l’instance première qui institutionnalise l’injustice sociale, qu’il est donc illusoire de se mettre sous sa protection puisqu’il produit ou soutient les mêmes dispositifs qui vulnérabilisent, qu’il est même insensé de s’en remettre à lui pour nous défendre puisqu’il est précisément celui qui arme ceux qui nous frappent. Ce qu’il faut comprendre à présent, c’est comment une frange du féminisme suffragiste, d’inspiration anarchiste, communiste internationaliste et révolutionnaire, a mis non seulement en pratique mais aussi en mouvement ce constat politique : comment, au sein du mouvement féministe anglais, des militantes ont donné corps à ce positionnement analytique.

À la fin du XIXe siècle en Angleterre, les techniques de défense personnelle connaissent un renouveau lié à l’élaboration et à la diffusion de pratiques corporelles martiales hybrides, qui allient techniques de combat européennes et japonaises, pragmatiques et efficaces, dans une société où le port d’armes à feu est encadré par des réglementations restrictives. Au cours des années 1890, Edward William Barton-Wright, un ingénieur britanniquenote, séjourne trois années au Japon, période au cours de laquelle il s’initie au judo et au ju-jitsu dans l’école de Jigoro Kano. Passionné par les arts d’autodéfense, il élabore une technique propre qu’il baptise « bartitsu ». En 1899, de retour en Europe, il ouvre alors un club à Londres et fait venir plusieurs instructeurs, dont les maîtres japonais Sadakazu Uyenishinote et Yukio Taninote (ju-jitsu) et le Suisse Pierre Vigny (art défensif avec cannenote). En mixant plusieurs techniques, Barton-Wright entend faire du bartitsu un art d’autodéfense « réel » parce que total : alliant pieds, mains, bâtons, techniques offensives et défensives à distance, rapprochées, au corps à corpsnote.

Or le Bartitsu Club est dès l’origine ouvert aux femmes. Parmi les élèves de Sadakazu Uyenishi et Yukio Tani, il y a William Garrud et Edith Margaret Somserset-Garrudnote. En 1908, le couple reprend le dojo de Sadakazu Uyenishi à Londres (The School of Japanese Self-Defence) et dispense des cours d’autodéfense – y compris aux femmes et aux enfants – inspirés du ju-jitsu. Ce qu’il faut retenir de cette expérience pionnière, est le fait que l’autodéfense est utilisée comme une technique utile face aux violences multidimensionnelles, comme un enseignement visant à transmettre, notamment aux femmes, des techniques de défense face à des situations où elles se retrouvent seule à seul avec leur agresseur (dans l’espace public ou dans la sphère domestique). Or, très rapidement, ces techniques vont être directement adaptées à la lutte politique par des pratiquantes qui sont, au même moment, engagées dans le mouvement pour le suffrage féminin, et principalement utilisées pour se défendre de la brutalité policière.

Les Garrud font de nombreuses démonstrations publiques et apparaissent dans des petits filmsnote mettant en scène cet art « unisexe » de l’autodéfense, faisant la promotion de son efficacité et de son accessibilité. Très rapidement, les associations féministes sollicitent les instructeurs en vue de se former. En 1909, Emmeline Goulden-Pankhurst, la fondatrice du Womens’s Social and Political Unionnote (WSPU), invite William Garrud pour une démonstration lors d’une assemblée, mais c’est finalement Edith Garrud qui vient. Impressionnée par l’efficacité des techniques, et le fait qu’une femme puisse ainsi démontrer une telle aptitude au combat, le WSPU met rapidement en place des ateliers et entraînements. Edith Garrud devient une figure majeure du WSPU, et ouvre, à la fin de l’année 1909, le Suffragettes Self-Defense Clubnote dans le quartier de Kensington à Londres, dans un lieu où sont dispensés des cours de peinture, de sculpture et de chant et où les ateliers d’autodéfense se déroulent tous les mardis et jeudis soirnote. L’autodéfense devient effectivement un « art total », en raison de sa panoplie de techniques martiales pragmatiques et efficaces, mais surtout en raison de son aptitude à créer de nouvelles pratiques de soi qui sont autant de transformations politiques, corporelles, intimes. En libérant les corps des vêtements qui entravent les gestes, en déployant les mouvements, en détournant, dévoyant l’usage d’objets familiers (parapluie, épingle, broche, manteau, talons), en ravivant des muscles, en exerçant un corps qui habite, occupe la rue, se déplace, s’équilibre, l’autodéfense féministe instaure un autre rapport au monde, une autre façon d’être. Ainsi, en apprenant à se défendre, les militantes créent, modifient, leur schéma corporel propre – qui devient alors en acte le creuset d’un processus de conscientisation politique.

Garrud met en place pour le WSPU un service d’ordre secret dirigé par Gertrude Harding (appelé Bodyguard Society ou Amazons), composé d’une trentaine de militantes entraînées, pour protéger les militantes lors des meetings, des actions, ou pour contrer leurs arrestationsnote. Les stratégies développées mêlent techniques de combat rapproché au corps à corps (parades, clefs de bras, utilisation de la force d’inertie de l’adversaire, etc.), contre les policiers, les militants ou même les badauds hostiles à la cause des femmes, et techniques de ruse, qui exploitent les préjugés sexistes selon lesquelles les femmes ne peuvent se défendre. Ces techniques jouent donc sur l’effet de surprise, de stupéfaction sociale et sur la désorientation d’un adversaire qui, en raison même de ses préjugés, n’est pas « sur ses gardes » (couper les bretelles pour que les policiers soient contraints de retenir leur pantalon, aveugler la police en ouvrant une armée de parapluies, attaquer les chevaux lors de charges de la police montée, etc.). L’action directe féministe relève d’une véritable tactique d’autodéfense féministe (objectif politique, entraînements physiques, plans d’action et de repli, dissimulation d’armes sous les vêtements, pratiques de travestissement et de déguisement, réseaux de soutien, caches d’armes, lieux de repli, etc.), qui témoigne également d’une stratégie très élaborée de guérilla urbaine qui n’a pas seulement « utilisé » les tactiques d’action directe mais les a littéralement incorporées comme médium d’une conscientisation politique féministe. En pratiquant l’action directe, les militantes n’ont pas lancé des bombes mais sont devenues des « bombes humainesnote ». Autrement dit, l’autodéfense des militantes du WSPU a été, non pas tant une ressource choisie dans un répertoire d’actions pour défendre leur cause – à savoir le droit de vote –, mais bien ce qui leur a permis de lutter collectivement pour elles-mêmes et par elles-mêmes, empêchant toute instrumentalisation nationaliste de leur cause. L’autodéfense n’est donc pas un moyen en vue d’une fin – acquérir un statut et une reconnaissance politiques –, elle politise des corps, sans médiation, sans délégation, sans représentation.

Si d’autres mobilisations ou figures féministes ont également pratiqué l’autodéfense à l’époque, l’exemplarité des militantes du WSPU tient au fait qu’Edith Garrud a produit ce qui a valeur de manifeste de l’autodéfense féministe moderne. Dans un texte publié en 4 mars 1910, The World We Live in : Self-Defense !, elle résume la philosophie pragmatique de l’autodéfense féministe. Bien qu’elle parte du constat qu’il existe une inégalité acquise en termes de force physique entre hommes et femmes, elle appréhende les techniques d’autodéfense développées dans le ju-jitsu comme un art puissamment efficace des faibles contre les forts. Si les arts martiaux asiatiques sont traditionnellement définis comme des techniques qui consistent à utiliser et à retourner la force de l’assaillant contre lui-même, leur promotion auprès des femmes prend une dimension politique dans la mesure où il s’agit, par ces techniques, d’instaurer une égalité. Pour Edith Garrud, les techniques défensives inspirées du ju-jitsu reposent sur trois principes fondamentaux : le sens de l’équilibre, du mouvement et des forces, l’art de la ruse et de la surprise, l’économie des coups. Elle enseigne ainsi les déplacements d’évitement et l’utilisation de la force d’inertie de l’assaillant pour le déséquilibrer, parer les coups et le mettre rapidement à terre ; l’effet de surprise consiste à utiliser cette même force d’inertie pour la dévier, à s’approcher sans risque du corps adverse afin de s’assurer des prises, des clefs, des coups efficaces. La mètis de l’autodéfense réside toujours dans ce principe de la défense-attaque. Quant aux coups à proprement parler, le maître mot est l’économie : quelles que soient la force, la corpulence, la technique de l’assaillant, les points vulnérables du corps sont toujours les mêmes (visage, articulations, organes). Edith Garrud promeut l’autodéfense comme une technique incorporée qui a vocation à devenir une « seconde nature » – elle n’est pas ce par quoi on conquiert l’égalité, elle est un processus continué d’incorporation, de réalisation, de l’égalité.

De ce point de vue, son enseignement rompt radicalement avec d’autres traités ou manuels de ju-jitsu destinés aux femmes. Le plus connu était celui de Hancock Irvingnote qui ne présente quasiment aucune technique de combat et réduit le ju-jitsu « féminin » à une pratique physique proche de la gymnastique suédoise (le docteur Lagrange, qui en écrit la préface française, est son grand promoteur dans l’Hexagone), dont le mérite est de ne pas remettre en cause les normes de genre dominantes. Lagrange loue l’anatomie des femmes japonaises : tout en respectant les canons de la « grâce féminine », elles sont physiquement les égales des hommes « de leur race »note. Argument classique dans les polémiques sur le sport fémininnote, l’exercice physique est acceptable pour les femmes tant qu’il ne débouche pas sur une indifférenciation des corps sexués. Idem pour l’ouvrage de Charles Pherdac publié en 1912note : les techniques de défense sont contrebalancées par des rappels aux règles de décence énoncées dans la préface par la comtesse d’Abzac : « Messieurs rassurez-vous ! En apprenant à se défendre, la femme ne refuse pas à se donnernote. » L’autodéfense ici enseignée par des maîtres masculins (militaires ou sportifs) est principalement circonscrite à des techniques rudimentaires, succinctement décrites ou difficilement incorporables. Toutefois, ces publications ont le mérite de rendre pensable l’idée que ce n’est pas la force physique qui décide de l’issue d’une agression au corps à corps mais bien l’ignorance dans laquelle sont tenues les femmes, alors même qu’elles en sont les premières victimes. Les femmes peuvent donc apprendre à se défendre et, si le débat est ouvert sur l’aptitude du « sexe faible » à s’initier à la self-defense, la masse d’articles rédigés à cette période – y compris critiques ou sarcastiques – témoigne du réel engouement pour cet art martial qui, de fait, déjoue les rapports de pouvoirnote. Certaines publications louent plus franchement l’utilité sociale de l’autodéfense féminine, non seulement pour ses qualités sanitaires mais aussi pour ses qualités réellement défensivesnote. À la différence de l’autodéfense féministe, ces traités et manuels de self-defense féminine illustrent cependant une autre politique des corps, dans la mesure où l’efficacité martiale y est toujours neutralisée par une injonction contradictoire : les femmes doivent certes pouvoir accéder à la culture physique, bénéficier de ressources prophylactiques leur permettant de se maintenir en bonne santé, voire apprendre quelques techniques de protection, mais à la condition qu’elles demeurent des « femmes », c’est-à-dire tout de même, au fond, des corps sans défense.

Aux États-Unis comme en Europe, le ju-jitsu a connu un réel engouement depuis les débuts des années vingt, notamment avec la publication de The Secret Book of Jujitsu. A Complete Course in Self-defense, par le capitaine A.C. Smith, le premier citoyen américain à détenir une ceinture noire au Japon (1916), instructeur des techniques de combat rapproché à mains nues à l’École d’infanterie de Camp Benning (Columbus, Georgie). En 1942, William E. Fairbairn publie deux manuels d’autodéfense féminine, dont l’un, Hands Offnote, va connaître un réel succès. L’auteur est également un militaire instructeur. Il a servi comme officier dans l’armée anglaise et a dirigé des unités antiémeutes à Shanghai, avant de rejoindre les services secrets britanniques durant la Seconde Guerre mondialenote. C’est donc principalement au sein des forces répressives coloniales qu’il élabore son système d’autodéfense. Des techniques d’autodéfense apprises auprès de maîtres de ju-jitsu – exemple paradigmatique de captation par les colons d’un savoir issu des colonisés – ont ensuite été utilisées contre les colonisés eux-mêmes dans le cadre d’une répression coloniale. Ces procédés ont ensuite circulé dans les sociétés civiles métropolitaines, à la fois comme un savoir « exotique » – provenant des subalternes, donc relativement dénigré, ce qui rendait son enseignement auprès des femmes blanches envisageable – et comme un savoir nouveau, aux vertus insoupçonnées, mais aussi « amélioré », « révélé » par sa réinterprétation coloniale et son acclimatation à la masculinité occidentale.

William Fairbairn est considéré comme l’un des plus grands théoriciens du combat rapproché au XXe siècle. On trouve dans ses manuels la description de techniques très efficaces, adaptées à certaines situations auxquelles sont plus particulièrement exposées les femmes : tentative d’attouchement, de vol, d’étranglement, dans une salle d’attente, lors d’un premier rendez-vous, dans un couloir ou un lieu exigu, etc. L’exigence d’efficacité n’a de sens que si elle va de pair avec une réflexion sur le réalisme des situations et donc l’effectivité des techniques défensives – principe même de l’autodéfense. Toutefois, cette réflexion trouve nécessairement ses limites : depuis quel point de vue définit-on le réel ? William Fairbairn tire son savoir martial de son expérience des opérations de commandos, dans le cadre du maintien de l’ordre colonial notamment, à partir de laquelle il a élaboré son système de défense. Popularisé d’abord sous le nom de Defendo (ou Defendu), son savoir est basé sur des techniques au corps à corps qui sont un mixte de plusieurs arts martiaux. Il est aussi l’un des spécialistes des techniques offensives/défensives au couteau et l’« inventeur » du couteau de commando. Or l’un des principes de son système est d’éviter à tout prix d’être mis à terre et d’avoir à se défendre au sol. Dans cette mesure, ce système semble peu adapté aux réalités des agressions sexuelles et peut être qualifié de « non réaliste » en ce qui concerne la plupart des violences face auxquelles les femmes, comme d’autres groupes sociaux minorisés en raison de leur non-conformité aux normes sexuelles dominantes, ont à se défendre. Pour le dire autrement, ce système de défense ne correspond pas à la réalité de la violence vécue par ces minorités.

Alors que la Première Guerre mondiale met un coup d’arrêt à bon nombre de mobilisations féministes en Europenote, interrompant par là même le développement de l’autodéfense féministenote, l’autodéfense féminine connaît, quant à elle, un nouvel essor pendant la Seconde Guerre mondiale. Les femmes, qui font alors l’objet d’une intense propagande les encourageant à rejoindre massivement les usines pour soutenir l’effort de guerre, sont interpellées comme des femmes fortes, courageuses, capables de faire le travail de leurs hommes. Or cette interpellation ne colle pas avec la norme dominante d’une « féminité sans défense ». On lance des campagnes publiques destinées à apprendre aux femmes à se battre et à répondre coup pour coup aux hommes indélicats qui n’ont pas été mobilisés sur le front et qui seraient tentés de profiter de la vulnérabilité de ces filles, mères et épouses laissées à elles-mêmes. Contexte nationaliste oblige, la défense de soi et la fierté féminine deviennent non seulement licites mais constituent des valeurs relais qui figurent la puissance et l’unité de la nation. En témoignent l’image très largement rediffusée, et maintes fois détournée, à partir des années 1980, sous le nom de « Rosie the Riveter » et le slogan qui l’accompagne « We Can Do It ! ». De fait, on amalgame deux visuels différentsnote. Créée en 1942 par J. Howard Miller pour la Westinghouse Company’s War Production Coordinating Committee, l’image originale « We can dot it ! » représente une ouvrière (dont le modèle est Geraldine Hoff, une jeune femme de 17 ans engagée dans une usine de métallurgie), maquillée, au regard déterminé, en bleu de travail et bandana rouge, montrant fièrement son biceps. En réalité, cette affiche n’a été que très localement diffusée à l’époque et renvoie à toute une série d’affiches encourageant les travailleuses à rejoindre les usines métallurgiques et à être plus productives. « Rosie the Riveter » est une œuvre de Norman Rockwell, publiée en mai 1943 dans le Saturday Evening Post, représentant une ouvrière américaine en bleu de travail, rousse, musclée, assise pendant sa pause déjeuner, mangeant un sandwich, son pistolet à rivets posé sur ses genoux et foulant aux pieds un exemplaire de Mein Kampf. Rockwell a fait poser son modèle (Mary Doyle, une ouvrière d’une compagnie de téléphone de 19 ans) de telle sorte qu’elle reproduise la posture du prophète Isaiah tel qu’il est peint par Michel-Ange en 1509 dans la Chapelle Sixtinenote. Cette iconographie patriotique qui met en scène les Américaines dans un type de féminité très « trouble »note, va de pair avec une vague de publications de recommandations sur la nécessité d’apprendre à se défendre et de manuels d’autodéfense destinés aux filles et aux femmes. Ainsi, derrière la promotion d’une autodéfense féminine, il faut surtout identifier les enjeux nationalistes et capitalistes d’une valorisation ad hoc de la féminité laborieuse, jeune et musculeuse. Cette norme de féminité ouvrière, pour un temps promue, sera très vite remplacée par l’idéal bourgeois de la « maîtresse de maison », par définition blanche.

TESTAMENTS DE L’AUTODÉFENSE

MOURIR EN COMBATTANT :
L’INSURRECTION DU GHETTO DE VARSOVIE

« L’occupant procède au deuxième acte de votre extermination.

N’allez pas inconsciemment à la mort.

Défendez-vous.

Prenez une hache, une pince-monseigneur, un couteau, barricadez votre maison.

Ne les laissez pas vous capturer comme ça !

En combattant, vous avez une chance de survivre.

Lutteznote. »

Dans le ghetto de Varsovie, la configuration topographique – la construction de murs qui s’élevaient au niveau du premier ou du deuxième étage des immeubles, selon les endroits, et qui encerclaient tout le ghetto – était conçue pour étouffer ce qui pouvait se passer à l’intérieur. « Du deuxième étage, on voyait l’autre côté, un manège, des gens… On entendait de la musique et on avait terriblement peur de passer inaperçus, peur de disparaître derrière sans qu’on remarque notre existence, notre combat, notre mort… que le mur soit si épais que rien, aucun bruit ne le traversenote. » Dans le ghetto, les nazis utilisent des appareils servant à détecter le son des voix, notamment lorsqu’ils recherchent les personnes réfugiées ou cachées dans les caves. Résister à ce dispositif, c’est se taire : le silence est une exigence vitale pour survivre aux traques incessantes et c’est en même temps ce qui participe d’une mort en dehors du monde, d’une mort acosmiquenote.

Concrètement, l’organisation de l’autodéfense du ghetto a consisté à accumuler des armes, à les cacher et à armer tous les survivants : en achetant des armes, en interpellant les réseaux de résistance polonais afin qu’ils fassent passer des revolvers, des grenades et des munitions à l’intérieur du ghettonote, en organisant des guets-apens afin de récupérer les uniformes et les armes des patrouilles SS, en construisant des armes artisanales (principalement des explosifs), en construisant des barricades, des caches, des tunnels, des bunkers, en entraînant les corps au combatnote. De fait, il fallait transformer en champ de bataille le ghetto, cet espace-temps hors du monde devenu mouroir où chacun.e des rescapé.e.s des rafles successives attendait une mort certaine, et n’était plus qu’un fantôme sans défense. En septembre 1942, Menachem Kirszenbaum fait passer le message suivant à l’extérieur du ghetto : « Nous déclarerons la guerre à l’Allemagne. Ce sera la déclaration de guerre la plus désespérée qui ait jamais été faite. Nous verrons si les Juifs peuvent obtenir le droit de mourir en combattantnote. » Les gendarmes polonais, les SS et leurs alliés devaient désormais entrer dans l’enceinte du ghetto la peur au ventre et prendre conscience qu’ils y risquaient également leur vie, que chaque mort-vivant qu’ils croisaient, homme, femme, enfant, était un potentiel résistant en armenote. Les appels à l’autodéfense et le lexique du champ de bataille, de la guerre, de la résistance armée qui les soutient, participent d’un processus de réhumanisation, comme un hommage aux vies du ghetto : la violence à laquelle les survivant.e.s se sont converti.e.s fait alors figure d’oraison funèbre. Personne ne doute que cette conversion à la violence est pour une part une mise en scène tragique, une parodie de guerre : les combattant.e.s n’avaient aucune chance, le déséquilibre était démesuré. En agissant comme s’il s’agissait d’un combat – et par conséquent comme si l’issue était encore indécidable –, il fallait conjurer l’acceptation passive de leur mort et l’abysse dans lequel elle advenaitnote.

À la fin d’octobre 1942, plusieurs réunions rassemblent les membres des organisations de résistance actives dans le ghetto. L’Organisation juive de combat est créée dans le but d’« organiser la défense du ghetto de Varsovienote ». En janvier 1943, ses membres placardent des tracts dans le ghetto : « Nous sommes prêts à mourir en êtres humainsnote. » Dans la situation la plus tragique qui soit, la question de la dignité humaine se traduit par des appels à mourir les armes à la main. Se battre, et peut-être survivre, mais avant tout se faire les hérauts de la vie contre la mort.

Il y a deux lexiques différents qui circulent imbriqués dans les discours et récits des habitants et des combattants du ghetto engagés dans l’insurrection, celui de la résistance, de la contre-attaquenote, du conflit déclaré et celui de la défense de soi : défense du choix de sa mort, défense de son humanité, défense d’un soi déjà en partie condamné, mais défense d’un principe de vie immanent au sursaut du combat.

« Il était toujours question de mourir, jamais de vivre. Peut-on même appeler ça un drame ? Le drame implique un choix, il faut que quelque chose dépende de toinote. » Quelles sont les conditions de possibilité de restauration d’un choix qui ne porte plus sur sa survie ? Un choix non pas tant entre la vie et la mort, mais entre les types de mort, si tant est que l’on puisse encore évoquer un choix dans ces conditions, et qui constitue par là même une posture éthique, une défense de la valeur de la vie même. « Choisir » sa mort, c’est-à-dire être tué en combattant.e.s, plutôt que d’être exterminé.e.s. Évoquant les longues concertations – notamment entre les groupes communistes et les groupes sionistes – qui ont animé la constitution de l’Organisation juive de combat, Marek Edelman écrit : « La plupart étaient pour l’insurrection. Puisque l’humanité avait convenu qu’il était plus beau de mourir les armes à la main que les mains nues, nous n’avions qu’à nous plier à cette convention. On n’était plus que deux cent vingt dans l’Organisation juive de combat. Peut-on même parler d’insurrection ? Ne s’agissait-il pas plutôt de ne pas les laisser venir nous égorger ? Au fond, il s’agissait seulement de choisir sa façon de mourirnote. » La décision de se défendre enfinnote a été prise non pas tant pour défendre une cause, un territoire ou un peuple, ni même un espoir. Les armes ont été prises pour défendre sa mort et à travers l’autodéfense c’est, d’abord et avant tout, cette autre modalité de politisation de la vie qui se joue. Il s’agissait alors de préférer le combat au suicide : pour la plupart des résistants, le suicide gaspille des balles qui auraient dû être destinées aux nazisnote.

L’idée qu’il faut mourir les armes à la main, ou du moins au combat, même à mains nuesnote, plutôt que d’être asphyxié.e.s ou exécuté.e.s d’une balle dans la nuque, est omniprésente. « On ne pensait pas tant sauver nos vies, ce qui semblait de toute façon très compliqué, mais plutôt à mourir d’une mort honorable, à mourir les armes à la mainnote. » On pourrait ainsi parler d’une thanatoéthique, faisant face à la biopolitique nazie qui a consisté à exposer à la mort des populations entières – en l’occurrence à l’extermination de masse industriellement organisée de millions d’individus. La thanatoéthique pourrait être définie comme l’ensemble des pratiques qui investissent la mort comme instance restauratrice des valeurs de vienote. La mort devient alors le moyen par lequel le corps promis au meurtre recouvrera sa propre humanité. Le 19 avril 1943, les nazis entrent dans le ghetto pour mener une « action » visant à liquider totalement les derniers survivants : ils trouvent en face d’eux un millier d’hommes et de femmes prêt.e.s à combattre qui leur opposeront une résistance farouche. Dans un journal clandestin polonais diffusé en avril et mai 1943 à Varsovie, on peut lire : « Les Juifs se battent. Non pas pour leur vie, puisque leur guerre contre les Allemands est sans espoir ; leur guerre est celle pour la valeur de la vie. Non pas au sens de se sauver eux-mêmes de la mort, mais dans la manière même de mourir – mourir comme des hommes et non comme des vers. Pour la première fois depuis le XVIIIe siècle, ils ne sont plus humiliés… Le ghetto de Varsovie n’est pas une fin mais un commencement : qui meurt en être humain ne périt pas en vainnote. »

Marek Edelman est en même temps très critique à l’égard de la mythologie du combat arménote – ce qu’il appelle les « morts symboliques ». Hanna Krall rapporte la colère d’Edelman : « Il m’accuse de mettre ceux qui se battent l’arme à la main au-dessus de ceux qui s’entassent dans les wagons. C’est évidemment ce que je pense, tout le monde le pense. Or, c’est stupide, dit-il, la mort dans les chambres à gaz n’est pas moins valable que la mort au combat ; au contraire, crie-t-il, elle est plus terrible, il est tellement plus facile de mourir le doigt sur la détente. Il leur était bien plus facile de mourir qu’il ne l’était pour la mère de Pola Lifszyc… D’accord, lui dis-je, mais il est plus facile de voir quelqu’un mourir au combat que de regarder la mère de Pola Lifszyc monter dans le wagonnote. »

Léon Feiner, membre et contact du Bundnote qui survit hors du ghetto en se faisant passer pour « Aryen » à Varsovie, déclare face à l’indifférence internationale : « Nous organisons la défense du ghetto, non pas parce que nous croyons que le ghetto puisse être défendu, mais pour que le monde voie le désespoir de notre combat comme une manifestation et un reprochenote. » Léon Feiner a maintes fois alerté la Résistance polonaise et les Alliés de l’extermination des Juifs polonais et de la situation des combattant.e.s du ghetto. C’est lui qui transmet les informations au représentant du Bund au sein du gouvernement polonais en exil à Londres, Artur Zygielbojm, qui tentera par tous les moyens de mobiliser les gouvernements britannique et états-unien lors de la conférence qui se tient aux Bermudes du 19 au 30 avril 1943, en pleine insurrection du ghetto. Le 12 mai 1943, Zygielbojm se suicide à Londres : « En observant passivement le meurtre de millions d’êtres sans défense et les sévices infligés à des enfants, des femmes et des vieillards, ces pays sont devenus complices des criminels […]. Je ne puis garder le silence. Je ne puis continuer à vivre pendant que ce qui reste de la population juive est en train de périr. Par ma mort, je souhaite protester énergiquement contre l’extermination du peuple juif et la passivité du monde librenote. »

L’insurrection du ghetto de Varsovie et sa thanatoéthique ont produit une forme d’héroïsme négatif qui s’apparente à un fatalisme mais révèle la volonté ardente qu’un « nous » survive à l’horreur et à la néantisation comme à l’indifférence obscène du monde. Marek Edelman souligne que mourir en combattant était d’abord et avant tout un acte dont l’exemplarité était destinée « aux autres », à ses compagnons : le spectacle de ceux qui étaient prêts à mourir les armes à la main sortait de sa torpeur le monde terrifié du ghettonote. Mourir en combattant était le seul moyen pour qu’une communauté survive à ses membres.

L’AUTODÉFENSE COMME DOCTRINE NATIONALE

L’histoire politique de l’autodéfense des mouvements juifs est intrinsèquement liée à la lutte contre les pogroms, principalement en Russie, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle (1881-1883, 1903-1907, 1917-1921). L’un des premiers groupes d’autodéfense est créé à Odessa en 1881 à l’initiative d’un comité étudiant, suite aux pogroms qui s’y déroulèrent après l’assassinat d’Alexandre II. Rassemblant près de cent cinquante hommes, ouvriers, commerçants, étudiants, le groupe est armé de bâtons et de barres de fer et prend le nom de Yevraïskaïa Drujina (Garde juive)note. Bientôt, c’est le Bund qui devient le principal organisateur des groupes d’autodéfense contre les pogromistes, dès sa création en 1897. Il incarne la position des socialistes révolutionnaires juifs et préconise la violence défensive, en articulant la protection des populations et des quartiers juifs et les actions d’éducation et d’organisation du prolétariat à l’échelle internationale ; il dénonce l’antisémitisme comme une idéologie contre-révolutionnaire qui vise à diviser les prolétaires. Dès avant le tragique pogrom de Kichinev (Bessarabie), les exactions antisémites sont encouragées par une armée et une police activement complices qui arment et protègent les pogromistes face auxquels les militants du Bund organisent la défense armée. Animée par les ouvriers socialistes juifs, cette stratégie d’autodéfense est soutenue par des organisations et des ouvriers non juifs qui y participent en nombre. En août 1902, suite au pogrom de Czestochowa, le Bund entame une politique systématique qui vise à constituer des groupes d’autodéfense partout où il est actif. Quelques semaines plus tard, le journal bundiste Di Arbeiter Shtime (no 30, octobre 1902) publie ce qui fait figure de véritable manifeste d’autodéfense de l’organisation : il faut répondre à la violence par la violence – « nous devons lutter les armes à la main, combattre jusqu’à la dernière goutte de notre sang ». Toutefois, le cadre d’analyse dans lequel ce passage à l’acte doit être entendu est clairement posé : « Nous devons faire tout ce qui est possible pour diffuser au sein des masses chrétiennes ignorantes les idées de libération générale, les idées du socialisme. Cela transformera nos ennemis d’aujourd’hui en amis et nous fournira des camarades de combat pour notre idéalnote. » Les groupes organisés par le Bund sont entraînés à l’autodéfense à mains nues ou armées : l’une des techniques de combat communément pratiquées en Russie à cette période est une forme ultra-violente de boxe à poings nus, combat sans règle ni arbitre, appelée kulachnyi boinote. Les groupes sont aussi armés de bâtons, pieux, haches, barres de fer, armes blanches, entraînés au maniement des armes à feu, à la construction d’engins explosifs, mais aussi à l’organisation d’assassinats visant des agents infiltrés de la police du tsar (Okhrana)note. Ils constituent des groupes de protection et d’intervention en cas de pogroms en mobilisant un savoir-faire acquis de façon concomitante dans les services d’ordre mobilisés lors des manifestations ou des grandes grèves.

Des groupes d’autodéfense sont, de la même façon, constitués par les organisations sionistes ouvrières. Elles recrutent majoritairement au sein du milieu artisanal et dans les zones semi-industrialisées où le Bund est moins présent (sud de la Russie, Ukraine, une partie de la Pologne ou Crimée). En parallèle – voire en opposition – au Bund et au socialisme internationalistenote, le sionisme socialiste se fédère au sein du parti Poaley-Tsiyon à partir de 1901 et développe une autre conception de l’autodéfense, davantage tournée vers la défense de la communauté, sceptique quant à la lutte contre la propagande antisémite au sein du prolétariat.

Les pogroms de Kishinevnote vont marquer un tournant. Les 6 et 7 avril 1903, pendant les célébrations de la Pâque juive, et dans le contexte d’une campagne acharnée de propagande antisémite qui dénonce de prétendus meurtres rituels de nourrissons par les Juifsnote, des bandes armées suivies par une foule de deux mille personnes, encouragée par la police, se répandent dans Kishinev où vivent cinquante mille juifs. Un groupe d’autodéfense (cent cinquante individus) est empêché d’agir par l’intervention de la police qui procède à l’arrestation d’une partie d’entre d’eux et les contraint à la dispersionnote. Suivent le massacre de trente-quatre hommes, sept femmes et deux bébés, des centaines de blessés, et le saccage de plus de mille cinq cents maisons et commerces. De nombreuses femmes et filles sont violées, certaines seront torturées (leurs seins coupés) ; des enfants sont atrocement mutilésnote. La réaction des organisations et des partis juifs en Russie, mais aussi des intellectuelsnote et de la presse internationalenote, est très vive. En dépit de cela, aucun meurtrier ne sera inquiété : les enquêtes ayant été bâclées, les poursuites restent lettre morte, malgré les commissions constituées par les organisations juives afin de collecter les preuves. Pendant plus d’un mois, le poète Hayim Nahman Bialik récoltera ainsi des témoignages et des photos, consignés dans un document de deux cents pages, destiné à être publié dans le cadre d’une commission d’enquête établie à Saint-Pétersbourg. Inspiré par ce travail, il écrit en 1904 un poème, La Ville du massacre (Be Irharega) :

Et tu monteras dans les mansardes sombres

Et tu demeureras là dans l’obscurité…

La frayeur de la mort plane encore sur les ombres,

De tous les trous jaillissent des yeux

Qui posent sur toi un regard silencieux…

Ce sont les esprits des martyrs

Accroupis dans ce coin-là, sous le plafond bas…

Là, l’arme les avait atteints,

Ils y reviennent pour sceller de leur regard

Toute la douleur de leur mort inutile,

Toute la détresse de leur existence.

Ils s’y cramponnent en tremblant, et dans leur cachette,

Ils protestent, leurs yeux demandent : pourquoi ?…note.

Ce long poème est resté comme le symbole de l’acceptation passive des victimes : « La honte est tout aussi grande que la douleur, et peut-être même est-elle plus grande encore. » Il marque durablement les esprits et connaît un succès considérable dès sa traduction en russe et en yiddish. Malgré – ou, plutôt, en raison de – sa tonalité, il symbolise le passage du désespoir horrifié aux cris de révolte, qui renouvelle les appels à l’autodéfense. À Vilna, Michael Helpern, figure du Poaley-Tsiyon, coordonne le recrutement et l’entraînement des groupes d’autodéfense sous le slogan « Souvenez-vous de la honte !note ».

Entre 1903 et 1905, dans la clandestinité, une coopération active se met en place entre le Bund et le Poaley-Tsiyon. Les deux organisations œuvrent à la constitution de dizaines de groupes d’autodéfense appelés BO (Boevie Otriady) : « Des séances d’entraînement militaire et paramilitaire se tiennent dans des lieux sûrs : des îles sur le Dniepr par exemple (…). Lorsqu’on pressentait un pogrom, les groupes étaient contactés par téléphone et se rassemblaient prêts à riposter. Il en fut ainsi à Vilna, Varsovie, Rostov, Minsk, Gomel ou Dvinsk. Composés de jeunes ouvriers, charpentiers, serruriers, bouchers et d’autres corporations, les groupes d’autodéfense luttèrent aussi contre la police et, à diverses reprises, délivrèrent leurs camarades arrêtésnote. » En 1905, des groupes d’autodéfense sont actifs dans quarante-deux villesnote. Malgré l’intensité et la brutalité des exactions, la stratégie de défense des organisations juives a permis de résister à la violence antisémite et de prévenir ou d’empêcher certains pogromsnote. Toutefois, les persécutions policières, les emprisonnements et déportations de militants, la répression des mobilisations syndicales, les conditions sociales de plus en plus difficiles et le contexte révolutionnaire vont progressivement désorganiser les groupes d’autodéfense. La série meurtrière de pogroms des années 1903-1905 entraîne aussi une vague d’immigration importante (dite « Seconde Aliyah ») vers les États-Unis et, dans une moindre mesure, vers la Palestine, où de nombreux militants sionistes ayant participé aux groupes d’autodéfense en Russie y perpétueront leur savoir-faire.

Dans ce contexte, c’est ici que se dessine la ligne de facture entre deux conceptions de l’autodéfense : entre le Bund (qui tente malgré la répression de maintenir son action en Russie) et les partis sionistes, mais aussi à l’intérieur même du sionisme. De fait, le sionisme est le théâtre d’un conflit entre les courants socialistes et culturels et les groupes ultra-conservateurs, nationalistes voire fascisants. Les premiers ont largement perdu la bataille idéologique qui a donné naissance à un sionisme militarisé, terroriste et colonialiste.

La traduction de l’hébreu en russe du poème de Bialik, citée plus haut, est réalisée par Zeev Vladimir Jabotinskynote, alors jeune écrivain et journaliste. Militant sioniste très actif, il organise à Odessa des groupes d’autodéfense dans les années 1900. Durant la Première Guerre mondiale, il prône l’alliance avec les Britanniques et est à l’initiative d’un groupuscule paramilitaire pour conquérir la Palestine, la Légion juive. Lors des émeutes d’avril 1920, c’est encore lui qui est à la tête de groupes d’autodéfense à Jérusalem – entraînés au sein du club sportif des Maccabées de Jérusalem. Il sera condamné à quinze ans de prison par les Anglais et finalement libéré l’année suivantenote. Il rejoint alors Londres puis Parisnote. En 1925, Zeev Vladimir Jabotinsky créée le Parti sioniste révisionnistenote, dont le siège se situe à Paris, incarnant la droite extrême, fascisante, du mouvement sioniste. Jabotinsky est l’un des grands théoriciens d’une conception autoritariste et nationaliste de l’autodéfense, devenue dominante en Israël, qu’il n’a cessé de pratiquer, de prôner et qu’il théorise dans un texte dès novembre 1923 : La Muraille d’Aciernote. Sa conception du sionisme promeut la constitution d’une force armée juive offensive « sans fissure », seule à même d’imposer un rapport de force suffisamment asymétrique avec les « Arabes » pour permettre de les soumettre aux nouvelles frontières d’un État juif. La conception de Jabotinsky s’imposera définitivement avec la Haganah – l’Irgoun haganah (Organisation de la défense), dont il est le cofondateur avec Eliyahou Golomb en 1920, issue de Hashomer (Le Gardien), dissous la même année. Hashomer, petite unité mixte, avait été créée par Israël Shohat en 1909 pour remplir une mission d’autodéfense du Yishouv – désignant, à partir de 1880, les populations juives immigrées en Palestine dans le cadre du projet sioniste – et devait faire face à la répression des autorités ottomanes. À partir des années vingt, la Haganah n’a plus pour vocation de « défendre » les populations juives, mais d’assurer le développement du Yishouv, et tend progressivement à devenir une milice offensive, paramilitaire, qui vise les groupes armés et la Résistance arabes. La Haganah n’a pas d’existence officielle (les Britanniques interdisant aux Juifs comme aux Arabes de Palestine d’organiser des troupes autonomes). Toutefois, nombre de Juifs du Yishouv sont engagés dans la police supplétive britannique (Notrim, force de police juive fondée par les Britanniques en 1936), y bénéficient d’un entraînement au combat à mains nues (ju-jitsu), et s’initient aux techniques militaires de contre-guérilla et au combat offensif dans le cadre des Special Night Squads, créés en 1938 (forces spéciales sous le commandement d’un officier britannique prosioniste, Orde Charles Wingate)note, lors de la Grande Révolte arabe.

En outre, en 1931, d’une scission avec la Haganah émerge la Haganah nationale (puis, à partir de 1937, Irgoun Tzvaï Leoumi – Organisation militaire nationale). Cette scission est la conséquence d’un conflit sur le principe éthique de la « retenue » (havlaga), jusqu’ici décrété au sein de la Haganah, selon lequel la « riposte » doit demeurer strictement défensive contre les populations arabesnote. À partir de 1937, l’organisation devenue Irgoun se radicalise et commet des attentats terroristes meurtriers contre les civils arabesnote. Émanation des courants sionistes nationalistes, proche de Jabotinsky et du Betar, l’organisation poursuit ses actions bien au-delà des préceptes mêmes de Jabotinsky qui retient ses troupes pour ne pas se mettre à dos les Britanniques mais aussi pour des raisons plus stratégiques : l’autodéfense offensive ne peut se complaire dans une stratégie d’attentats aveugles – elle ne doit pas disperser, dépenser d’énergie « inutile » dans des actions anarchiques, spectaculaires, qui n’ont en réalité que peu d’effet sur la neutralisation de l’« ennemi ».

Les bases de la philosophie du combat rapproché israélien sont ici posées : la sphère civile est définie comme un espace continu de violence permanente, imminente. Jabotinsky rabat ainsi la situation des populations juives menacées en Russie par les pogroms sur la situation des milices ou militaires juifs en Israël inquiétés par les populations palestiniennes ou les « terroristes » arabes. L’autodéfense devient alors un mode d’être dans un monde de violence où les techniques de combat permettent aux individus d’en moduler efficacement et promptement l’intensiténote ; où ils exercent cette violence qui les traverse quoiqu’il arrive. Dans le contexte d’un conflit colonial, qualifié de guerre contre le « terrorisme », il s’agit alors d’être toujours au contact du danger et non en retrait (close combatnote), d’être toujours prêt à réagir aux attaques soudaines, exploiter toutes ses ressources physiques, sensorielles, émotionnellesnote, environnementales, neutraliser le plus rapidement possible les sources exogènes de violence, s’adapter à tous les contextes, toutes les situations, tous les « types » de menaces et d’ennemis. Cette politique autodéfensive à l’échelle d’une nation en constitution définit aussi un ensemble de pratiques de soi défensives qui contraint à vivre dans l’immanence de réactions réflexes, de tension musculaire et de connexion émotionnelle comme de suspendre tout discernement relatif à la complexité des rapports sociaux, des situations historiques, des intentions, des significations et des contextes. Cet appauvrissement du monde au profit d’une « cosmologie de la guerre totale et de la terreurnote » enferme alors l’individu défensif dans une phénoménologie du corps-arme, corps létal, transformant l’autodéfense en politique, c’est-à-dire en véritable gouvernement de l’intensité de la violence à l’échelle du corps propre.

GÉNÉALOGIE DU KRAV MAGA

Imi Lichtenfeld, l’inventeur du krav maga, technique d’autodéfense qui connaît aujourd’hui un succès proliférant, est né en 1910 à Budapest, dans l’Empire austro-hongrois. Sa famille s’installe à Bratislava, en Slovaquie, où il grandit. Son frère Samuel Lichtenfeld rejoint à l’âge de 13 ans un cirque ambulant où il est initié à de nombreuses techniques gymniques et de combat. Il passera près de vingt ans comme membre de la troupe et y fera un numéro de lutte et de démonstration de force (poids). Lorsqu’il revient à Bratislava, il y crée le premier club de lutte et de musculation, Hercules, et rejoint la police comme détective en chef. Il entraîne alors les forces de police aux techniques d’autodéfense dans le cadre des situations d’arrestation et d’immobilisation. En 1928, il remporte le championnat junior de lutte slovaque ; l’année suivante, il remporte le titre national chez les adultes. Il concourt également aux championnats de lutte, de boxe et en gymnastique au niveau international. Parallèlement, il enseigne la gymnastique à des grandes troupes de théâtre – notamment en Tchécoslovaquie – et joue lui-même dans plusieurs pièces. Face à l’émergence de factions antisémites au cours des années trente, Imi Lichtenfeld s’engage dans la défense des quartiers juifs de la ville qui sont attaqués lors de pogroms et prend la tête d’un groupe d’autodéfense à Bratislava. Il expérimente alors des techniques de combat à mains nues lors d’affrontements avec les milices fascistes. Cet itinéraire illustre ce qui s’apparente à un processus de « désportivisationnote » des techniques de lutte et de boxe acquises, qui passent ainsi du sport à l’autodéfense, du ring à la rue.

En 1940, Imi Lichtenfeld quitte la Slovaquie et embarque avec près de quatre cents réfugiés juifs slovaques sur le Pentcho, dernier navire à rejoindre la Palestine – affrété par le principal parti de la droite nationaliste sionistenote. Lichtenfeld mettra deux ans à rejoindre la Palestine. Entre-temps, le bateau est plusieurs fois arrêté et mis en quarantaine avant d’échouer aux abords de la Grèce. Lichtenfeld, secouru par un navire britannique, passera plusieurs mois à l’hôpital juif d’Alexandrie en Égypte pour y être soigné. Il s’engage ensuite dans la Légion tchèque, alors placée sous commandement britannique, et combat sur divers fronts du Moyen-Orient (Libye, Égypte, Syrie, Liban). En 1942, il obtient un permis d’entrée en Palestine et rejoint la Haganah.

À partir de là, l’histoire du krav maga est née et s’apparente à un mythe fondateur de l’État juif. Avec Imi Lichtenfeld, l’histoire de ce système d’autodéfense, développé au sein d’unités qui constitueront bientôt l’armée israélienne, trouve un motif narratif idéal qui, à travers la biographie mythique d’un seul homme, relie les résistances de la jeunesse juive européenne face à la montée du fascisme et aux exactions commises sur les populations persécutées et la naissance providentielle d’une nation qui se représente comme attaquée de toute part, imposant son existence, son autorité et ses frontières à la seule force de son peuple. Ce « nouveau » peuple, tout entier engagé comme armée, glorifie son héroïsme dans ce passage de la défensive à l’offensive : se défendre signifie désormais avancer, gagner du terrain, cibler l’adversaire en son centre, selon une économie de moyens qui nécessite aussi de s’engager dans des attaques rapides, efficaces et « incapacitantes ». L’hypothèse que nous voudrions poser ici est qu’une certaine conception tactique du combat rapproché a été la base d’une politique stratégique militaire de plus grande ampleur ou, du moins, a inspiré le champ lexical de sa propagande. Le krav maga symbolise ainsi cette idéologie nationale de la défense offensive, d’une guerre de conquête qui s’est menée dans un contexte où une armée s’est autodéfinie comme une nation en situation d’autodéfense contre tous pour assurer son existence.

En 1941, au sein de la Haganah, une unité d’élite professionnalisée est constituée : le Palmah (acronyme de plougot haMahatz – « compagnie de choc »), qui mettra en place des actions terroristes ciblées, dites d’autodéfense offensive. Du fait du manque de moyens logistiques (les entraînements se font souvent avec des armes en bois), cette armée en devenir va continuer de développer ses techniques au corps à corps et d’élaborer des programmes d’entraînement spécifiques. La même année, des formations de Kapap (acronyme de Krav panim el panim – « combat en face-à-face ») sont ainsi mises en place au sein de la Haganah et du Palmah. Elles sont assurées par Gershon Kopler (ju-jitsu et boxe), Yehuda Markus (ju-jitsu et judo), Maishel Horowitz (bâton et arme blanche)note, qui ont quasiment tous servi dans les Special Night Squads. L’année suivante, Imi Lichtenfeld est recruté par Musa Zohar au sein du Palmah et devient instructeur de Kapap – il enseigne les techniques de ju-jitsu, boxe et couteau. Une certaine conception stratégique de l’autodéfense offensive s’est désormais formalisée dans tout l’état-major de la future Tsahal (Tsva hagana leisrael – Forces de défense israéliennes), créée en 1948 à partir de la fusion de l’ensemble des organisations paramilitaires existantesnote.

Tsahal excelle alors dans l’attaque éclair « incapacitante », qui désorganise et désoriente l’« ennemi », le choque, et dans la concentration des actions offensives qui neutralisent son centre vital à l’aide d’unités, désormais non mixtesnote, surentraînées au combat au corps à corps, aux dépens d’une conception plus classique de la défense statique sur une ligne de front. Malgré sa réputation d’armée « bricolée », « improvisée », Tsahal expérimente, dans le cadre d’une politique de colonisation, une stratégie militaire de l’autodéfense inédite, en passe d’être labellisée et exportée comme l’une des tactiques contre-insurrectionnelles parmi les plus efficaces au monde. Peu importe qu’il s’agisse d’appliquer ces principes à un individu, à un groupe, à une milice ou à une armée, à des civils ou à des militaires, aux « violences sexuelles », à la « délinquance » ou au « terrorisme », le principe est le même : Israël devient un modèle opératoire de « société de sécuriténote », à partir d’une expérience paramilitaire de techniques d’autodéfense bientôt érigées en principe d’une civilité sécuritaire.

Dès 1949, le terme de krav maga (« combat rapproché ») apparaît et est utilisé en même temps que Kapap. En 1953, Imi Lichtenfeld est l’un des initiateurs d’une codification du système de combat à mains nues à partir de trente-cinq techniques de base – dont le principe est qu’elles soient constamment renouvelées, testées, adaptées à l’actualité des situations. En 1958, il devient chef instructeur militaire de krav maga. Le krav maga s’est définitivement imposé comme l’appellation officielle du système de combat défensif au sein de Tsahal – faisant de cette armée un produit d’exportation rentable. En 1964note, Lichtenfeld quitte l’armée et fonde le premier club civil de krav maga à Netanya, poursuivant son travail d’élaboration des principes de base que l’on peut analyser selon quatre exigences majeures : adaptabilité (situation/contexte), efficacité (défense), universalité (pratiquant.e.s), diffusion (culture nationale)note. À partir des années 1980, le krav maga sera plébiscité dans le monde entier comme l’un des systèmes de combat défensif à mains nues considéré comme le plus « réaliste », mais aussi l’un des produits made in Israël parmi les plus rentables. Mais le krav maga est aussi bien plus que cela : une pratique de soi, une pratique citoyenne, une culture nationale, dans un contexte où sa généralisation entretient un monde où le krav maga s’impose comme le seul mode d’être possible. Son succès actuel ne s’explique pas seulement par le fait d’une technique réputée la plus opératoire, la plus « réaliste », pour se défendre. Ce qui se joue en vérité avec sa diffusion, c’est la généralisation d’une culture défensive qui transforme la société civile elle-même, le monde vécu de chaque individu. Si le krav maga est une technique de combat « réaliste », c’est au sens où elle produit un réel dans lequel elle se présente comme la seule posture viable possible.

Le krav maga se décline aussi en divers sous-produits de techniques labellisées, vendus aux forces de maintien de l’ordre dans le monde entier, qui viennent compléter, voire bouleverser, les anciennes techniques contre-insurrectionnelles selon deux principes fondamentaux.

Premièrement, le combat rapproché défensif-offensif permet d’invisibiliser l’utilisation d’armes létales – pouvant potentiellement susciter de l’indignation de la part de l’« opinion publique », dès lors que les interventions sont médiatisées – en transformant le corps lui-même en arme létale capable d’immobiliser avec un nombre restreint de techniques un autre corps, d’après une anatomie des « points de contention » qui produisent la paralysie, l’évanouissement, l’étouffement ; mais aussi en associant au corps létal des suppléments, des extensions (tonfa, Taser, Flash-Ball, chiens) réputés être des armes non mortelles. Mathieu Rigouste a montré que ces « armes sublétalesnote » constituent un marché de l’homicide légal sous couvert d’extension du droit de légitime défense des forces de l’ordre elles-mêmes.

Deuxièmement, la diffusion des techniques de combat rapproché a modifié un processus historique de prise de distance entre forces de l’ordre et « situations » de désordre – un processus qui passait notamment par des principes de « passivité défensivenote » (le barrage policier en cas de manifestation, le barrage filtrant), d’autocontrainte (techniques de dispersion)note, ou de délégation instrumentale de la violence de la frappe (canon à eau). La diffusion et la promotion parallèles de techniques de maintien de l’ordre articulées, au contraire, sur une stratégie généralisée du corps à corps, et charriant des normes de virilité renouvelées, ont privilégié le contact létal, le choc, l’intrusion, l’infiltration, la provocation, l’humiliation, la désorganisationnote – transformant le corps policier en corps offensif.

Ce corps offensif est aussi le produit d’un processus de transformation, d’une chimie de la peur dans laquelle il vit et qu’il contribue à généralisernote – une mécanique répressive qui construit les contours d’une nouvelle norme de virilité dominantenote. La peur, cette vieille valeur de la masculinité lâche et efféminée, s’est muée en ressource virile qui construit des corps toujours prêts à se défendre au moindre signal chimique, transformant la tétanie en stimulus d’attaque.

Avec la généralisation dans la société civile israélienne du krav maga et de la théorie de la défense-offensive, selon laquelle toute bonne défense est en même temps une attaque, c’est à la fois l’esprit et la lettre des techniques d’autodéfense en situation réelle – l’une des bases de la stratégie militaire de l’État d’Israël – qui sont élevés au rang de devise nationale. Se diffuse aussi par là une allégorie viriliste et agonistique de la citoyenneté qui tire du principe même de la défense de soi la légitimité de son droit à la violence et à la colonisation.

Plus largement, Israël apparaît aujourd’hui comme un modèle politique – à la fois civique et civil – matérialisant une transformation gouvernementale face à ce qui jusqu’ici mettait en crise, ou en échec, l’État sécuritaire : la menace terroristenote. Cette menace ultime, qui traduit un attisement généralisé de la peur érigée en virtù, est désormais sous contrôle via la production de politiques qui insécurisent en permanence la société civile, et partant les individus, plutôt qu’elles ne les protègent et les défendent. Ces politiques sont très économiques à plus d’un titre, notamment parce qu’elles transfèrent à ces mêmes individus la responsabilité de se défendre et donc d’incorporer des usages de la violence, de devenir des corps défensifs permettant utilement de les transformer au besoin en unités martiales et létales atomisées, assignées à la surveillance et au contrôle d’un ennemi sans visage, et acceptant d’être en permanence gouvernés par la peur au nom de leur sécurité.

L’ÉTAT OU LE NON-MONOPOLE DE LA DÉFENSE LÉGITIME

HOBBES OU LOCKE, DEUX PHILOSOPHIES
DE LA DÉFENSE DE SOI

C’est dans les philosophies du contrat social que l’on trouve les premières conceptualisations de l’autodéfense moderne. La défense de soi par soi est ainsi communément référée à la liberté et au droit naturels de se préserver. L’autodéfense est au centre de l’anthropologie philosophique de Thomas Hobbes. Si son objectif premier est d’éradiquer la violence par la force du droit souverain, la philosophie de Hobbes n’en finit pas de comprendre cette violence en l’homme sous sa forme positive, comme une nécessité qu’aucun artifice juridique ne saurait totalement neutraliser.

Dans le Léviathan, la liberté que chacun a d’employer tous les moyens pour assurer sa préservation relève d’un « droit de nature ». Réciproquement, selon une « loi de nature », la préservation de soi est une obligation à laquelle nul ne peut se soustraire : « Il est interdit aux gens de faire ce qui mène à la destruction de leur vie ou leur enlève le moyen de la préserver, et d’omettre ce par quoi ils pensent qu’ils peuvent être le mieux préservésnote. » De cette liberté et de cet impératif à la préservation découle à l’état de nature une condition d’absolue égalité entre les hommes. Cette égalité est tout entière l’effet du caractère relatif et commensurable des ressources de chacun (la force, la ruse, l’intelligence, la coalition…), déployées pour défendre sa vie. « De cette égalité des aptitudes [equality of ability] découle une égalité dans l’espoir d’atteindre nos finsnote. » Ce mouvement généralisé de défense de sa vie, de défense de son corps par le moyen de son corps, loin d’assurer la sécurité, ne fait cependant que renforcer une égalité qui semble se réduire au fait d’être égaux face au danger de mort. La défense de soi-même se traduit ainsi concrètement par la capacité effective de nuire à autrui.

Cette tendance généralisée à préserver sa vie s’exprime par une infinité de pratiques de défense de soi : d’une même nature surgit alors un art aux multiples expressions. Ces pratiques sont toutes légitimes, dans la mesure où elles sont le fait d’un état de nécessité. La question de la légitimité ou de l’illégitimité du recours à la violence défensive est donc évacuée par Hobbesnote. Toutefois, de la défense de chacun.e contre tous, il résulte un état d’insécurité permanent, proprement invivable. Cet état de guerre défini au chapitre XIII du Léviathan ne se réfère pas exclusivement à un « combat effectifnote », mais encore à une disposition connue au combat qui décrit ce temps où « les hommes vivent sans autre sécurité que celle dont les munissent leur propre force ou leur propre ingéniositénote ».

Ce que je nommerais donc cette disposition rusée au combat, qui ne présume pas de l’issue des affrontements, peut être pensé comme un mouvement polarisé vers « soi », en tant que ce « soi » ne préexiste pas à ce mouvement mais apparaît, au contraire, comme l’effet continué de ce mouvement défensif. Ce même mouvement oriente toutes les pratiques de soi – corporelles, intellectuelles, imaginatives, émotionnelles, linguistiques… – vers la défense contre autrui. C’est ainsi que cette disposition au combat peut être à la fois pensée comme créatrice du sujet, un sujet élancé, et comme un épuisement de cet élan, en permanence contraint à l’effort défensif.

L’anthropologie politique de Hobbes est loin de faire de la violence défensive une tendance « aveugle » (que l’on pourrait qualifier de façon anachronique de tendance instinctive). La condition des hommes à l’état de nature est bien plutôt inextricablement liée à un exercice raisonné de la défense de soi, laquelle peut tout aussi bien s’exprimer dans la recherche de la paix – définie par Hobbes comme un effort relevant du « devoir » – que dans la quête d’un arsenal infini – « par tous les moyens, nous pouvons nous défendrenote ». En d’autres termes, le droit de nature qui transforme l’effort constant et raisonné de conserver ma vie en liberté de faire tout ce que je veux et peux est à tout à la fois impossible et imprescriptible : impossible de l’exercer sans entrave ou de m’en dessaisir sans me transformer par là même en « proie », c’est-à-dire sans nier ce qui constitue ma nature même, mon humaniténote.

À partir de cette contradiction, Hobbes élabore les conditions de possibilité du contrat : seul le fait que tou.te.s renoncent à leur propre droit de nature (et, partant, à leur liberté d’user de tout ce qui paraît adéquat pour se défendre) au profit d’une autorité unique peut garantir efficacement et effectivement la vie de chacun.e. En dépit de cette délégation de pouvoir au Léviathan, le mouvement polarisé de défense de soi-même ne s’éteint pas : « On tient lié, et on environne d’archers, ceux qu’on mène au dernier supplice, ou à qui l’on inflige quelque moindre peine. Ce qui montre que les juges n’estiment pas qu’aucun pacte oblige assez étroitement les criminels de ne pas résister à leur punitionnote. » Ce que Hobbes nomme, dans Le Citoyen, le « droit de résister », ne peut pas être considéré comme un privilège : c’est un droit tiré d’une disposition irrépressible et irrépréhensible, d’un élan que l’on ne saurait empêcher. Dans le même traité, outre l’exemple célèbre du prisonnier résistant à ses geôliers, Hobbes traite de la question de l’esclavage. Reprenant un raisonnement classique, il mentionne un droit d’esclavage lié au droit de la guerre : en échange de la vie sauve, les prisonniers de guerre peuvent consentir par convention à servir leurs vainqueurs. Mais Hobbes fait alors une précision importante : « Les esclaves qui souffrent cette dure servitude qui les prive de toute liberté et qu’on tient enfermés dans les prisons, ou liés de chaînes, ou qui travaillent en des lieux publics par forme de supplice, ne sont pas ceux que je comprends en ma définition présentenote. » Ceux-là ne se soumettent pas par convention mais par force – « c’est pourquoi, poursuit le philosophe, ils ne font rien contre les lois de nature, s’ils s’enfuient, ou s’ils égorgent leur maîtrenote ». Prenons bonne note de ce blanc-seing. Chose rare à cette période, l’esclavage n’est pas ici exclusivement appréhendé à partir de la question de la « guerre juste » et du sort des vaincus, mais aussi en référence à l’« institution embarrassantenote » que constitue l’esclavage transatlantique et dont Hobbes est le contemporain. Ici, loin de légitimer un « droit de résistance » à proprement parler, il prend acte de l’invincibilité ou, plutôt, de l’incivilité d’une disposition à l’autodéfense. Ainsi, il n’est pas question de philosopher sur la légitimité ou l’illégitimité du système esclavagiste mais bien de constater l’inéluctabilité de la violence des pratiques de résistance et de libération des esclaves.

L’anthropologie matérialiste de Hobbes ne réduit pas le droit de nature à la préservation de soi à un droit sur soi-même originaire dont jouiraient certains hommes plutôt que d’autres mais le définit plutôt comme une disposition qui s’exerce également en chacun. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les discours sur l’état de nature fonctionnent souvent comme une critique des mauvaises institutions, et Hobbes ne déroge pas à la règle. Toutefois, selon lui les mauvaises institutions ne sont pas celles qui « dénaturent » l’homme, mais bien celles qui, au contraire, entretiennent un « résidu » de nature. En d’autres termes, c’est précisément parce que les institutions politiques n’ont pas opéré de rupture franche et définitive avec l’état de nature (mais est-ce seulement possible ?) qu’elles sont défaillantes, génératrices de désordres civils et que la violence s’y perpétue. À ce point de sa démonstration, on comprend pour quelles raisons Hobbes interpelle son lectorat qu’il soupçonne d’être sceptique quant à la description d’un état de nature si tragique. Toute personne incrédule peut ainsi faire « un retour sur [elle]-même, alors que partant en voyage, [elle] s’arme et cherche à être bien accompagné[e], qu’allant se coucher, [elle] verrouille ses portes ; que, dans sa maison même, [elle] ferme ses coffres à clef ; et tout cela sachant qu’il existe des lois, et des fonctionnaires publics armés, pour venger tous les torts qui peuvent lui être faitsnote ».

La critique de la société anglaise, et de ses institutions, opérée par Hobbes passe par la description de cet omniprésent souci défensif. Il s’agit donc de cibler les dysfonctionnements de l’autorité politique à partir de ces effets, ou plutôt de ces non-effets, sur les antagonismes sociaux. Les habitudes de prudence, de méfiance et d’ingéniosité belliqueuses, la fatigue du corps, de la raison calculatrice, en permanence sur le qui-vive, sont ainsi les symptômes d’une subjectivation – d’un devenir soi « paranoïaque » – non encore « subjuguée » par un État réellement à même d’exercer (par la force) et d’exprimer (en suscitant la peur) la puissance coercitive nécessaire à la sécurité civile. Or, si tous les efforts de la philosophie de Hobbes se concentrent sur la conceptualisation d’une puissance souveraine légitime (instituée par contrat) et absolue, seule à même de pacifier la violence intrinsèque aux rapports interindividuels, cette violence n’est pourtant jamais totalement éradiquée de la vie civile. L’état de sûreté civile a pour condition le consentement et la sujétion des volontés de tou.te.s, mais la violence n’est jamais totalement et définitivement hors du politique.

 

L’enjeu de cette lecture de l’anthropologie de Hobbes est de montrer en quoi l’autodéfense constitue l’une des expressions, peut-être la plus simple, d’un rapport à soi qui demeure immanent aux élans vitaux, aux mouvements corporels en tant qu’ils tendent à perdurer dans le temps. Il s’agit de saisir comment la subjectivité est tissée de tactiques corporelles de défense, d’habiles efforts de résistance, qui sont autant confrontés à un jeu réel et imaginaire d’adversités interindividuelles qu’à des conjonctures matérielles que peine à éliminer ou masquer l’institution d’un Sujet de droit tenu en respect par l’État. Une tout autre lecture sera proposée par John Locke. De ce point de vue, l’effet de contraste est saisissant quant à la définition du sujet de l’autodéfense : qui est ce « soi » que je préserve ?

Certes, dans l’état de nature tel qu’envisagé par Locke, les hommes sont, comme chez Hobbes, posés comme naturellement égaux. Toutefois, cette égalité est pensée comme l’égale répartition d’un pouvoir de disposer de sa personne, c’est-à-dire de ce que l’on possède. Ce droit est encadré. Il s’exerce « dans les bornes de la loi de la naturenote » à moins que le « maître des créaturesnote » n’ait conféré à certains un droit de dominer et à d’autres un devoir d’obéir. Il y a donc ceux qui possèdent leur corps en propre et ceux qui en sont par nature dépossédés, et de cette distinction fondamentale découle l’octroi effectif de la liberté. Bien que Locke déclare un droit égal de chacun à la liberté, il n’en introduit pas moins de multiples clauses discriminatoires.

La liberté de disposer de sa personne est en outre fondamentalement soumise à l’obligation de se préserver soi-même et, par extension, à l’impératif de concourir à la préservation du genre humain. Cette liberté de disposer de soi et de ses biens est comprise comme un droit de jouissance dans la mesure où les hommes demeurent des créatures appartenant à l’« ouvrier tout-puissantnote » qui les a créés. Ce droit de jouissance autorise d’user librement et avec raison de son corps et de ses biens en vue de les conserver. La conservation de soi est ainsi référée au corps propre, défini comme une propriété du sujet ; propriété à la fois relative (en tant que Dieu seul possède pleinement ma personne et, partant, mon corps) et originaire. Le corps propre est fondateur de toute autre propriété : en tant qu’il me permet de transformer la nature, il m’autorise à m’approprier d’autres biens. Le corps est ainsi une propriété dont l’usage institue un sujet de droit à même d’accroître son droit sur les choses : parce que chaque homme « a un droit particulier sur sa propre personne, sur laquelle nul autre ne peut avoir aucune prétention. Le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains, nous le pouvons dire, sont son bien proprenote ».

En plus du pouvoir de disposer de soi en vue de sa conservation, Locke ajoute un pouvoir de juridiction qui renforce d’autant plus la forme philosophico-juridique de la subjectivité lockéenne. Ici, la liberté et l’obligation de se conserver sont conçues de façon radicalement différente que chez Hobbes : la conservation de sa personne consiste tout entière dans la légalité ou l’illégalité de se faire justice, alors que chez Hobbes elle était définie comme une disposition immanente au corps. Ainsi, chez Hobbes, la défense de soi déborde toujours la question de la légalité (qu’il s’agisse de la légalité naturelle ou de la légalité positive), elle est l’expression d’une effectivité matérielle qui met constamment en échec, ou du moins en crise, l’artifice du droit.

Chez Locke, à l’opposé, la défense est strictement impensable en dehors du cadre imposé par la question de la légitimité du droit premier que me confère la propriété de moi-même. Tout acte, toute manifestation de défense de soi sont ainsi interrogés à l’aune du droit, rabattant l’autodéfense sur ce qui est toujours déjà pensé comme un droit à la « légitime défense ». Toute la question alors est de savoir quel sujet est légitime de se défendre et quel sujet ne l’est pas ; étant entendu que cette question trouve sa résolution, en dernière instance, non pas tant dans le type d’actions de défense que dans le statut même du défendant. Seuls les « Sujets », sujets de droit et par conséquent libres – c’est-à-dire seuls les « propriétaires » – pouvant prétendre légitimement à un pouvoir de juridiction, sont en droit de se défendre, comme de se défendre les uns les autres contre toute atteinte à la propriété de l’un d’entre euxnote.

Dans l’état de nature de Locke, le pouvoir de juridiction m’autorise à faire justice moi-même (c’est-à-dire à juger et punir), si ma propriété est violée (ou menacée de l’être), ou si la propriété d’autrui subit le même sort. De la même façon que Dieu nous offre un droit de jouissance sur notre corps propre et nous en proclame le/la « propriétaire », il nous offre une autorisation de punir, voire un permis de tuer, et nous proclame « juge ». Ainsi, les hommes peuvent raisonnablement et légitimement infliger des peines à quiconque porterait atteinte à leur propriété et donc aux lois de la nature.

Dans cette perspective, Locke promeut un droit de punir qui se doit de respecter un principe de proportion entre le crime et la peine. Il considère pourtant que porter atteinte à la propriété d’autrui (qu’il s’agisse de faire violence à son corps ou de voler ses biens) équivaut, en tant qu’il s’agit d’une offense aux lois de la nature et donc à Dieu, à s’exclure soi-même de l’humanité. Autant dire que cela ne plaide pas en faveur d’une modération dans l’usage du droit de punir. Au droit de conserver ses biens, au droit légitime de tout.e propriétaire à « se faire justice », Locke oppose l’« injuste violence » et l’« esprit de carnage » des criminels. Eux ont, par leurs actes, « déclaré la guerre à tous les hommes, et par conséquent [doivent] être détruits comme un lion, comme un tigre, comme une de ces bêtes féroces avec lesquelles il ne peut y avoir de société ni de sûreténote ». Au même moment où le vol est défini comme une déclaration de guerre, de guerre sociale s’il en est, Locke transforme cette guerre sourde en véritable « chasse » : plutôt que d’une bataille entre propriétaires et voleurs, il s’agit d’une chasse aux corps indigents, hétéronomes, asservis.

Quiconque se rendrait coupable de vol pourrait ainsi être légitimement puni par n’importe quel autre homme et traité comme une bête. Concrètement, toute offense à la propriété des propriétaires autorise ces derniers à user légitimement de la violence. Et cette violence n’est pas seulement pensée comme une violence strictement défensive (légitimée parce que immédiate et proportionnée) ; elle est aussi définie comme une violence exemplaire, à des fins préventives. Le droit de propriété comme schème de la subjectivité moderne dominante contient donc deux privilèges inextricablement liés : un droit de conservation et un droit de juridiction. Dans cette perspective, se conserver, c’est punir.

Dans la philosophie de Locke, « je me défends » signifie donc que « je défends ce qui constitue mon bien, ma propriété », c’est-à-dire « mon corps ». Le corps propre est ce qui définit et institue la personne ; il est alors l’objet d’une action de justice effectuée par un sujet de droit. Le sujet de l’autodéfense est un « je » porteur de droits, dont le droit premier est la propriété de son corps. Un sujet qui est constitué et institué par et dans cette relation de propriété et qui préexiste donc à l’action de se conserver. Le statut de propriétaire – et de juge, qui en découle logiquement – est la condition de légitimité, et donc d’effectivité, de la défense de soi.

Toute la question est à partir de là la suivante : qui sera reconnu comme sujet de droit, légitime à se défendre ? Il y a une distinction radicale entre les sujets libres (individus propriétaires d’eux-mêmes et, par conséquent, sujets de droit) et les autres, ceux dont le vol est en passe de devenir la condition même d’existence. Ces voleurs en tous genres ne sont pas défendus car on ne leur reconnaît pas ou plus de corps propre, pas ou plus de droit, pas de soi : ce ne sont pas davantage des personnes. Corps destinés à se voler eux-mêmes s’ils veulent survivre : pour eux, se défendre, c’est encore un vol. Le « soi » de la « conservation de soi » participe du soi de la conscience telle qu’elle fonde la subjectivité moderne. Le « self » de self-defense fait écho chez Locke à l’identité personnelle de la consciousness qu’il thématise ; ce je qui fait retour sur lui-même parce qu’il ne cesse d’être reconduit dans un processus illimité d’appropriation (de ses actions, de ses souvenirs, de ses pensées, de ses volontés et jusque dans le moindre de ses mouvements, de ses gestes). Pour les autres, les Indiens jouisseurs des bienfaits de la nature, les esclaves, les domestiques, les femmes et les enfants, les indigents, les criminels et les scélérats… il n’y a personne dans de tels corps dépossédés d’eux-mêmes. Leur existence est celle d’un hors de soi radicalnote .

Si l’état de nature peut tourner chez Locke à l’état de guerre, c’est précisément parce que les conflits peuvent s’avérer des plus violents, en raison même de cette ligne de partage entre les sujets propriétaires d’eux-mêmes et juges pour eux-mêmes, jouissant du privilège de conservation et de juridiction, et les autres. D’où le fait que le but premier de la société politique est de conserver la propriété de chacun.e et d’assurer que tou.te.s (les propriétaires) puissent jouir de leurs corps et de leurs biens. On instaure à cette fin une autorité judiciaire qui statue sur les conflits et décide des peines. Du moment que la société politique est à même de garantir le respect du droit de propriété et une justice commune, les propriétaires renoncent à leur droit fondamental de juridiction. Ils renoncent ? Jamais tout à fait. Ils « délèguent » plutôt ce droit et sont toujours en mesure de demander des comptes, même si Locke limite cette possibilité de rompre le contrat, conscient qu’elle fragilise toute communauté possiblenote. Si l’on estime néanmoins que la société politique faillit à sa mission fondatrice, si elle ne peut plus assurer la sécurité des propriétés, tout Sujet est en capacité de reprendre son droit de juridiction pour l’exercer hic et nunc. À partir de ce privilège, la tradition de l’individualisme possessif considérera, en partie contre Locke lui-même, le droit à l’« autodéfense » comme un droit de légitime défense inaliénable que l’individu ne délègue pas mais partage avec l’autorité publique.

En partant de cette notion de délégation, on peut donc inverser les termes classiques du débat : la question n’est pas tant celle de la délégation du droit individuel d’autodéfense à l’État, mais plutôt du maintien, du transfert d’un droit à exercer la violence en sens inverse, de l’État vers les citoyens. On peut évoquer deux grandes modalités de ce contre-transfert. Une première logique correspond à la délégation du pouvoir de sûreté. L’autorité publique s’appuie par exemple sur une milice composée de citoyens armés, plutôt que sur une armée, ou renforce cette dernière à l’aide de la première – cas paradigmatique des dispositifs répressifs paramilitaires ou de police privée. Une seconde logique, toujours relative à l’autorité régalienne, concerne la délégation de pouvoir de justice : l’autorité se décharge alors de ses prérogatives punitives en les étendant à certains de ses sujets – cas paradigmatique des législations nationales sur le port d’armes et des dispositifs parajudiciaires. Dans les deux cas, la logique de délégation manifeste une stratégie d’économie des moyens qui complexifie la thèse du monopole étatique de la violence légitime. Un État qui se déleste ainsi d’une partie de ses attributions ne trahit pas forcément, comme on aurait trop rapidement tendance à le penser, une faiblesse ou une défaillance. On peut considérer qu’il s’assure par là d’un maintien de l’ordre à moindre coût en externalisant un certain nombre de ses prérogatives – une délégation des pouvoirs qui passe par l’interpellation continue des citoyens, en tout cas de certains d’entre eux, en tant que justiciers légitimes.

SE FAIRE JUSTICE SOI-MÊME :
MILICES ET « COOPÉRATIVES JUDICIAIRES »

Le droit naturel à la préservation de soi, tel que défini par la tradition lockienne, s’est matérialisé par et dans un arsenal juridique portant sur le droit à l’autodéfense armée. Ce droit est constitutif de la culture juridique anglo-saxonne, mais il connaît en son sein des expressions fort différentes dont les enjeux politiques sont déterminants pour l’historicisation du concept même d’autodéfense.

Le droit à l’autodéfense armée défini à l’article 7 de la Déclaration anglaise des droits (Bill of Rights) de 1689 a été repris quasiment à l’identique dans la Constitution américaine. Il tire son origine de la nécessité d’armer les hommes du royaume pour la levée d’une force militaire et « policière »note, assortie du devoir pour chaque sujet de posséder une arme autre qu’un couteau. En Angleterre, le port d’armes devient un droit fondamental en 1689 pour tout protestant, conceptualisé comme une obligation liée au droit d’autodéfensenote – que les contemporains définissent comme relevant du droit naturel de résistance – right of resistance – et d’autopréservation – self-preservationnote. Depuis lors, le droit à l’autodéfense armée est appréhendé dans le cadre d’une histoire philosophique de la monarchie parlementaire comme l’un des moyens de prévenir l’absolutisme, même si une certaine ambiguïté demeure quant à sa signification précise et son application concrète : doit-il exclusivement s’exercer au sein de milices citoyennes ou est-il un droit naturel inaliénable de l’individu à préserver sa vie et à se défendre contre l’oppression (ou, plutôt, un privilège que seule une minorité de nantis possède de fait) ? Ainsi, au cours des XIXe et XXe siècles, l’Angleterre se dotera d’un certain nombre de législations pour encadrer le droit de porter des armes pour les civils, afin de pallier la prolifération des armes à feu et leur usage anarchique dans le royaume. Ces législations ne règlent ni les désordres sociaux qu’implique une population armée ni le problème politique de l’autodéfense. Toutefois, elles ne seront jamais véritablement contestées dans leur légitimité. Autrement dit, en Angleterre, l’autodéfense armée demeure un droit encadré en bonne intelligence avec un Parlement qui représente les sujets et par conséquent limite l’autonomisation et l’individualisation de leurs privilèges, comme leur devenir justicier.

 

Au moment même où l’armement individuel est défini et délimité, le droit de juridiction des citoyens est également en discussion. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les frais de justice à la charge des plaignant.e.s sont tellement élevés qu’en pratique seuls les membres les plus riches de la société peuvent engager une procédure judiciairenote. Des protestations agitent le pays et des groupes de citoyens en appellent à des réunions publiques pour débattre du coût élevé des frais de justice, de l’insuffisance des lois en matière de protection des biens et des personnes. De ces réunions, naissent des Prosecution Societiesnote : les membres signent une charte s’engageant à mettre en commun argent, moyens matériels et humains afin d’assurer les frais d’investigation, de poursuite et d’assistance juridique, d’arrestation et de détention des délinquants et criminels. Les membres du groupe s’engagent également à s’entraider : surveillance mutuelle des propriétés, témoignages, partage d’informations, engagement à ne pas acheter des biens et marchandises volés. Ainsi, ces sociétés s’apparentent à ce que l’on pourrait appeler des coopératives judiciaires : elles ressemblent davantage à des mutuelles de défense des biens et des personnes qu’à des sociétés de Self-Help Justice, telles qu’elles se développeront aux États-Unis, au sens où, dans le cas des Prosecution Societies, il n’est pas question de se substituer à la loi et au système judiciaire existant mais de les suppléer. Dès la fin du XVIIIe siècle, ces coopératives judiciaires ont su sous-traiter les basses tâches de la surveillance à des patrouilles composées essentiellement d’hommes issus des franges les plus pauvres de la sociéténote.

Tout au long du XIXe siècle, des groupes autoconstitués de citoyens « autojusticiers » apparaissent ainsi en Angleterre dans le cadre de ces sociétés très réglementées : dépôt des fonds dans des banques, cooptation des membres, couverture des frais de justice pour des événements autres que le vol ou en dehors de la ville et de la région, recrutement de vigiles privés… La conservation des chartes de ces sociétés a permis d’estimer leur nombre (plus de cinq cents en 1839note), mais aussi de mesurer le développement et les bénéfices économiques générés par la criminalisation des pratiques liées au système capitaliste et à la propriété privée. Si l’État a laissé libre cours à ces coopératives judiciaires, ce n’est donc pas par faiblesse, mais plutôt dans le cadre d’un processus continué de rationalisation de son exercice. L’histoire du droit à l’autodéfense armée est inséparable de celle de ces organisations judiciaires privées et participe d’une généalogie de l’État libéral. Elle est aussi constitutive d’une certaine définition de la subjectivité moderne dominante, centrée sur une figure de citoyen modèle caractérisé par une capacité martiale et judiciaire autonome à défendre sa propriété comme lui-même. De fait, ces sociétés judiciaires ont construit un cadre extrêmement contraignant dans lequel penser le droit à l’autodéfense armée. En s’appuyant à la fois sur l’ancien devoir d’être armé dans le cadre de constitution de milices citoyennes destinées à la défense du royaume et sur sa traduction en droit individuel à l’autopréservation et à l’autojuridiction, elles ont constitué des dispositifs locaux de maintien de l’ordre complémentaires à l’autorité régalienne. En l’occurrence, ce dispositif est peut-être moins un exemple d’extension du domaine de l’autodéfense aux questions de défense sociale et nationale, qu’un exemple d’extension d’un modèle entrepreneurial à l’autodéfense ou, plus exactement, d’« extension de l’initiative entrepreneuriale dans le domaine de la justice criminellenote ». On est en présence d’un dispositif au service d’une classe commerçante en pleine ascension sociale, comme l’avaient été avant elle les associations médiévales mercantiles, ou comme les groupements d’autodéfense paysanne qui se développent au même moment en Francenote. Les individus, ainsi regroupés, pouvaient exercer leur droit à l’autodéfense armée de façon collective, évitant ainsi d’atomiser une prérogative à même d’en faire des justiciers isolés. Ces sociétés ont largement consolidé les privilèges d’une classe possédante qui a agi non pas « au-dessus des lois », mais à côté, en mettant en place un « appareil parajudiciaire »note d’autodéfense. Ces sociétés ont rempli efficacement leur fonction, en accord avec le pouvoir législatif, et non en opposition avec lui, tout en consolidant un principe discriminant fondamental entre « citoyens », puisque seuls les propriétaires pouvaient de facto pleinement exercer ce droit naturel à l’autodéfense.

De l’autre côté de l’Atlantique, dans la culture politique américaine, une crise interprétative du droit à l’autodéfense suscite un débat extrêmement vif. Deux camps s’opposent depuis des positions idéologiques apparemment classiques. Ces positions entretiennent un rapport citationnel avec les législations, les expériences et les débats qui ont cours dans les métropoles européennes, mais font émerger d’autres enjeux. Ceux qui veulent limiter le port et l’usage privé d’armes à feu, estimant que le droit à l’autodéfense armée doit être compris dans le cadre d’une « milice bien organisée », s’opposent farouchement à ceux qui considèrent que ce droit peut être détaché de l’histoire des milices, qu’il est constitutif de la citoyenneté américaine – aucune loi positive ne pouvant le restreindre ou le conditionner. Toutefois, les deux positions se rejoignent sur l’idée principielle que les lois émanent du peuple et que le peuple – et donc chaque citoyen – demeure l’instance législative originelle.

La longue histoire des milices américaines durant la période coloniale montre qu’elles n’ont jamais été clairement pensées comme la source première du droit à l’autodéfense armée mais plutôt comme l’une de ses expressions. Ces milices se sont constituées et ont tiré leur légitimité d’une agrégation d’individus jouissant chacun d’un droit inaliénable à l’armementnote. En passant de l’Angleterre aux États-Unis, entre la fin du XVIIe siècle et la fin du XIXe siècle, le droit à l’autodéfense armée, du fait même de sa transposition en territoire colonial, subit une franche mutation. Le droit pour tout citoyen de (re)prendre les armes et de compter sur son seul jugement, pour sa seule défense et celle de ses biens, est une expression inédite du droit d’autodéfense et devient constitutif de la jeune nation américaine comme de la constitutionnalité de ses lois. Que ces citoyens s’agrègent ou se coalisent pour le faire ne change rien : cela demeure l’un des exercices possibles d’un droit individuel. L’arme individuelle est en un sens comme l’incarnation prototypique de la « main invisible » d’Adam Smith : elle fait société.

L’autodéfense participe activement de la « communauté politique imaginéenote » états-unienne. Elle est ce par quoi les membres de cette communauté, les citoyens américains, sont interpellés comme d’« éternels pionniers ». Ceux-là mêmes que l’on appelle les frontiersmen, ces hommes représentés comme les bâtisseurs du pays qui, à la force de leur bras toujours armé, se sont défendus contre tous les dangers et ont fait reculer les frontièresnote (en construisant des villes sur les territoires d’une nature prétendument sauvage et hostile, en exterminant les nations natives américaines considérées comme barbares, en refusant l’autorité de la vieille Europe, mais aussi les lois positives imposées par le gouvernement colonial, etc.). Elle est de fait l’un des éléments fondamentaux de l’histoire coloniale, raciale et sociale des États-Unis d’Amérique et le ressort rhétorique de sa légitimationnote.

Le droit de porter des armes fait partie des dix amendements à la Constitution des États-Unis d’Amérique, ratifiés le 15 décembre 1791 (Bill of Rights)note. Un premier niveau d’analyse oppose communément cette Déclaration des droits aux législations locales ou fédérales, considérées comme trop limitatives en la matière. Or, si historiquement le deuxième amendement a été entouré par de nombreuses réglementations adoptées par les différents États, ou par des lois fédéralesnote, il n’a en réalité fait l’objet d’une discussion constitutionnelle qu’à trois reprises seulement : en 1875, en 1939 et en 2008.

La décision de la Cour suprême dans l’affaire United States v. Cruikshank de 1875 est fondamentale. Elle fait suite au massacre de Colfax survenu le 13 avril 1873 en Louisiane. Défendant le palais de justice de la ville, une milice républicaine de l’État de Louisiane, principalement composée d’hommes noirs libres, vétérans de l’armée de l’Union, est battue par un groupe paramilitaire appartenant à la White League proche du Ku Klux Klan, instrumentalisé par le Parti démocrate. Entre 50 et 150 hommes sont faits prisonniers et massacrés dans la nuit. On ne retrouvera que quelques-uns des corps, la plupart ayant été jetés dans la rivière ou brûlés. En 1876, la décision de la Cour suprême rappelle que le port d’armes (deuxième amendement) est un droit pour tous les citoyens (selon le quatorzième amendement de la Constitution américaine garantissant l’égalité des citoyens devant la loi), y compris pour les anciens esclaves (quinzième amendement)note, tout en précisant qu’elle n’est pas compétente pour poursuivre les membres du Ku Klux Klan qui attentent à la liberté des Noirs de se défendre, car elle ne peut rappeler à l’ordre que le Gouvernement fédéral et non les États fédérés, libres de réglementer la liberté des individusnote. Plus d’un siècle plus tard, l’arrêt de 2008 finira par confirmer cette orientation. Dans son arrêt, la Cour suprême condamne le District de Columbia pour avoir interdit à un citoyen de posséder des armes à feu à son domicile. Cette décision historique semble avoir mis un point final à un débat ouvert plus de deux siècles auparavant et ce, malgré un contexte social où la question de la détention et de l’usage privé des armes à feu est au cœur du débat politique américain ces dernières années. Elle entérine le fait que le deuxième amendement garantit aux « citoyens » le droit de posséder et de porter des armes pour leur propre défensenote.

Le droit individuel et inaliénable à l’autodéfense armée états-unien apparaît dans cette histoire comme la condition de possibilité de mobilisations collectives relatives à la défense nationale. L’histoire des milices comme des mouvements de Self-Help Justice (ou Self-help Crime Control) montre qu’ils ne doivent pas être compris comme les lieux originels d’exercice du principe de self-defense, mais bien plutôt comme son extension. Rassemblés sous le terme de « vigilantisme », ces mouvements prônent tous, à quelques exceptions près, l’autodéfense armée et/ou paramilitaire ainsi qu’une justice extra-légale dans le cadre de rhétoriques conservatrices et racistes.

LE VIGILANTISME OU LA NAISSANCE DE L’ÉTAT RACIAL

Aux États-Unis, le terme vigilante est emprunté à l’espagnol et est communément traduit en français par « justicier ». Il est héritier du latin vigilans (qui donnera notamment le mot « vigile » en français). Son usage est attesté en 1824 dans le Missouri pour désigner un vigilant man mais sera plus couramment usité dans le cadre de l’expression vigilance committee, dans la seconde moitié du XIXe siècle. À partir de la fin des années 1760, de l’Est aux frontières de l’Ouest américain, ne cesseront de se développer des groupements de vigilants.

C’est en Louisiane coloniale que l’on trouve l’un des premiers textes rédigés sur les vigilants par l’un d’entre eux. Écrit à la gloire des comités de vigilance, on peut y lire une théorisation de la légitimation du recours à la violence défensive armée de citoyens autoproclamés « justiciers »note. En 1861, Alexandre Barde rédige en français son Histoire des comités de vigilance aux Attakapasnote. L’auteur est un colon, arrivé en 1842 en Louisiane où il exerce le métier de journaliste et, occasionnellement, celui de professeur auprès des enfants blancs des grandes plantations. Son texte a ceci d’exceptionnel qu’il matérialise la racialisation des phénomènes de vigilantisme et constitue à ce titre une archive de la violence coloniale comme de sa romantisation – au sens où il pose les jalons de l’héroïsation de justiciers par essence blancs.

Proche du Parti démocrate, Alexandre Barde rejoint les Attakapas en 1859, au moment où y éclatent les troubles annonciateurs de la Sécession. Il s’engage alors dans les comités de vigilance qui y prolifèrent et en devient l’historien. Les « comités de vigilance » ne sont pas nés en Louisiane : ils se sont formés sur la côte Estnote puis progressivement dans le Grand Ouest américain tout au long du XIXe siècle. Ces groupes, majoritairement non mixtes, sont composés d’hommes riches, propriétaires terriens, fermiers, artisans, juristes ou lettrés et tous attachés à la défense de la propriété privée. Ils peuvent compter moins d’une dizaine d’individus ou aller jusqu’à 6 000 membres comme dans le cas du San Francisco Vigilance Committee en 1856, par exemplenote. Tout au long de la colonisation du territoire des Amériques, des groupes d’hommes se sont constitués en milices défensives s’octroyant un droit exceptionnel de juridiction (judiciaire et policier). Le vigilantisme est, de fait, l’une des expressions les plus massives de l’histoire des actions directes extralégales, de l’antiabolitionnisme comme de la criminalité et du terrorisme racistes américains. À rebours de l’argumentation classique consistant à dire que le vigilantisme est le symptôme d’une institution politique embryonnaire, défaillante ou dysfonctionnelle, la perspective adoptée ici consiste à montrer que les vigilants s’inscrivent plutôt dans une logique de rationalisation de la gouvernementalité.

Dans son Histoire des comités de vigilance, Barde dresse le tableau d’un âge d’or de la colonisation où les Français, bons chrétiens, bons pères et travailleurs, ont rendu les terres fertiles et vivaient en paixnote. Toutefois, cette représentation idyllique sert à mieux accentuer la chute : cette première génération de colons blancs formait une famille et rendait justice « en famille », avec clémence et indulgence. Nul ne pouvait être condamné, selon lui, car tous étaient frères, cousins, amis et voisins et tous avaient grandi ensemble. Or, pour Barde, cette justice fut pire que tous les crimes car elle a annihilé tout principe de justice et a permis que se développe une véritable « armée du crimenote », avec ses généraux, ses officiers, ses soldats, tous tendus vers un seul but : le vol. « Bœufs, chevaux, cochons, tout fondait, fondait en quelques mois, comme la neige ; une razzia d’Arabes n’aurait pas été plus âpre au vol, plus ardente au pillage. Les pirates de prairie étaient en effet des ennemis que la faiblesse ou la complicité des jurés laissaient camper dans une société qui aurait dû les broyer elle-mêmenote. »

Outre le familialisme de cette « proto »-justice coloniale américaine, l’auteur identifie deux raisons de ce fatal exercice de la clémence : un « droit presque illimité de récusation », qui permettait à n’importe quel avocat de révoquer tous les jurés afin de faire siéger à leur place des ignares, des complices ou des corrompus, et un principe d’« unanimité dans le verdict » qui impliquait quasi automatiquement l’acquittement tant il était difficile de mettre d’accord tous les jurés. C’est dans ce contexte que commence l’histoire des comités de vigilance en Louisiane : « C’était le jour cent fois prédit, non des vengeances – car un tribunal ne mériterait plus ce nom s’il employait cette arme, – mais des expiations. C’était un compte qu’on allait demander aux classes dangereuses : le livre de leur passé qu’on allait feuilleter page à page ; leurs actions impunies qu’on allait peser dans une balance terrible et impartiale comme celle de la vraie justice ; mais cette fois on avait la certitude que cette balance serait tenue d’une main ferme et sûre ; que les bras vaillants qui se présentaient seraient à la hauteur de toutes les difficultés de l’œuvrenote. » Les vigilants « allaient combattre pour l’épuration du paysnote ». Projetant sur l’imaginaire populaire ses propres fantasmes, Barde décrit les justiciers des comités de vigilance, beaux, armés et sans pitié, menés par un chef « à faire raffoler d’amour les jeunes fillesnote ».

Comment de « simples paysans » peuvent-ils devenir des juges héroïques ? interroge Barde. Est-il bien légal que des comités de vigilance, fussent-ils composés d’« honnêtes citoyens », se substituent à la justice ? Pour Barde, la justice civile n’existe plus et c’est donc sur ses cendres que les comités existent. Les « justiciers » ne sont pas des juges : le vigilantisme instaure plutôt une modalité expéditive de judiciarisation du conflit. Celle-ci est fondée sur le rejet de tout principe d’équité, de contradiction et donc de présomption d’innocence : au nom de la défense d’une minorité, les procès sont à charge et il n’y a que des coupables en attente d’être punis. Dans le vigilantisme, il n’y a donc pas de juges à proprement parler, de code de procédure, ni même de codification complexe des crimes, délits et méfaits. En cas de délit, le justiciable est « coupable » et, par avance, condamné. Il n’y a que trois niveaux de peine : l’obligation de réparer dans un délai prescrit (en général, de vingt-quatre heures à huit jours), le bannissement et le fouet si le délai est dépassé, la pendaison en cas de récidive. En cas de crime, les comités ne prévoient qu’une seule défense : la cordenote. La plupart des comités de vigilance à la fin du XIXe siècle utiliseront le fouet, le bannissement et la pendaison et chasseront sur le territoire de leurs États tous les hommes considérés comme indésirables et constituant une menace pour la société coloniale blanche. Dans un contexte où les prémisses de la guerre de Sécession se font de plus en plus ressentir, les organisations de vigilants se multiplient dans les États du Sud pour instaurer l’ordre racial, et s’apparentent désormais à la branche armée de l’idéologie de la « suprématie blanche » : il faut purger la sociéténote.

Enfin, ce que le vigilantisme honnit absolument, ce sont les avocats (« les avocats n’entreront pas icinote »)note. Le vigilantisme impose donc une seule et unique défense – celle des membres de la communauté, du peuple, de la société, contre leurs ennemis – lesquels sont absolument laissés sans défense. Les comités de vigilance sont ainsi l’expression la plus pure de la traduction de l’autodéfense en légitime défense – au sens où se défendre contre le crime est a priori légitime, et que ce principe légitime à son tour par avance toutes les violences. L’histoire du vigilantisme est communément analysée comme une réponse aux périodes de chaosnote au cours desquelles l’ordre ancien est suspendu, défait, renversé et où l’ordre nouveau n’est pas encore institué. Or, le vigilantisme est né au moment où une certaine conception de la justice (celle des justiciables, des juges et des avocats) a été battue en brèche, pour finalement devenir inopérante. En ce sens, les « justiciers » ne sont effectivement pas des juges : ils se sont considérés comme leurs ennemis. Ils n’ont pas agi à leur place – lorsque celle-ci était vacante –, ni en leur nom. Les justiciers ont plutôt œuvré à la disparition des juges en se considérant à la fois policiers, soldats, greffiers, huissiers, geôliers et bourreaux. C’est pourquoi, comme Alexandre Barde l’écrit lui-même pour s’en réjouir, le vigilantisme ne relève plus de la justice mais de la guerrenote, voire de la chasse : une chasse aux banditsnote, aux pauvres, aux nuisibles qu’« il faut exterminernote ».

Dans cette perspective, il faut prendre acte que l’histoire du vigilantisme marque une rupture radicale avec une conception classique de la justice et plus précisément avec l’histoire philosophique de l’État et de sa constitution dans et par l’imposition d’un appareil judiciaire centralisé, légitimé par un régime de droit dont une autorité tierce garantit le respect. La raison en est que les vigilants donnent une version historique dissonante par rapport à la figure du héros, telle qu’elle a communément été problématisée par la philosophie politique. Classiquement, le « droit héroïque », ou droit de la force, ne prévaut que dans les périodes ante-juridiques, avant que ne s’impose l’État, lorsque « les lois humaines n’existent pas encore », écrit Vico qui le théorise dans La Science Nouvellenote. Repris par Hegel, le droit des héros caractérise la violence préétatique qui est en même temps « violence instauratrice » d’un État de droit se substituant à l’« arbitraire de la force »note. Le héros met fin à ce qui a été théorisé par les philosophes du contrat comme l’« état de naturenote ». Aussi, « lorsque l’État fait son entrée, les justiciers doivent quitter la scènenote », sous peine d’anachronisme. Avec le vigilantisme, pourtant, l’actualité de la figure du justicier engage à penser un autre mouvement : ici le droit des héros semble s’être imposé en opposition avec un système juridique étatique en cours de constitution pour finir par s’institutionnaliser en lieu et place de ce système. L’effet d’un après-coup, d’un droit héroïque qui vient après l’État – même s’il s’agissait encore d’une forme embryonnaire –, qui le conteste et le renverse au profit de l’imposition d’une autre rationalité juridique et judiciaire, déplace ainsi la problématique classique. Communément ramené à l’état de nature, le vigilantisme comme expression paradigmatique de l’autojustice semble donc réimposer quelque chose de l’ordre de la nature face à l’État. Or, à travers cette idée d’un retour à la nature, il se peut que nous assistions en réalité à la fondation inédite d’un État à proprement parler racial, à une forme de rationalisation de la race comme fondatrice du droit. Aussi, on comprend pourquoi, dans l’histoire états-unienne, les vigilants ne sont jamais sortis de la scène politique. Ni incarnation du cycle indéfini d’une vendetta ou d’une vengeance privée en l’absence d’une justice publique ni symptômes d’une situation révolutionnaire à même de renverser un ordre ancien, les justiciers constituent la figure paradigmatique du Grand Homme de l’État racial. Les vigilants actualisent ainsi ce génie morbide de la race – génie qui est celui d’hommes qui sont en même temps « naïfs » et « simples »note. Ainsi, les justiciers de la première heure, en institutionnalisant ce qui correspond au caractère historique d’un peuple colonisateur, ont concrètement réalisé la suprématie blanche. Hegel, dans la Philosophie du droit, rappelle que les grands hommes ont une fin malheureuse – tués, jugés, déportésnote ; mais aux premiers vigilants se sont substituées, dans l’histoire moderne et contemporaine états-unienne, de nouvelles générations de vigilants et une forme de célébration et de consécration du vigilantisme. Le vigilantisme est devenu un modèle de citoyenneté – tout bon citoyen américain est un citoyen vigilant. Le justicier est le grand défenseur de la nation américaine, le héros toujours prêt à la défendre : la culture du vigilantisme alimente ainsi la trame narrative de la race blanche et l’actualise constamment.

Le texte de Barde condense très tôt les éléments fondamentaux qui alimenteront pour des décennies la philosophie du justicier, comme ses représentations culturelles les plus contemporaines et populaires. À l’opposé des représentations allégoriques classiques de la justice, représentée comme une femme aux yeux bandés, garante du principe d’impartialité, le justicier a le visage masqué : c’est un homme à la fois exceptionnel et incarné, réel et désirable, partial et impitoyable. La figure allégorique de la justice se place au-dessus et entre les justifiables : elle prétend trancher et juger à l’aveugle, de façon équitable – en considérant les actes, et sans prendre en compte la personnalité des justiciables. Au contraire, la figure du vigilant, du justicier masqué, évolue au cœur même d’une société qu’il entend défendre en mettant à nu les criminels : il est l’incarnation d’une volonté punitive, d’une justice raciale qui exécute ceux qui sont considérés comme les ennemis « naturels » de la propriété privée, de la famille et de la société blanche. Et, alors que la justice « classique » se rend en public et au grand jour, le vigilant agit de nuit et au nom de Dieu, de la défense des honnêtes gens ou de l’honneur des femmes de sa race. Le masque du justicier est ce qui voile son origine, sa véritable identité – celle d’un citoyen lambda, représenté comme travailleur, paysan paisible, bon chrétien et bon père de famille… Mais il souligne aussi son regard, ses yeux, qui sont les seuls traits reconnaissables de la rationalité au nom de laquelle il agit. La nuit accentue l’idée d’une vision omnipotente – malgré l’obscurité –, capable de percer à jour la véritable nature de ceux qu’il faut bannir ou punir. À la justice aveugle, on oppose donc l’image d’un personnage à la super-vision – dont on romance les actions en en effaçant la violence meurtrière, rendant le héros capable de démasquer et de traquer les « bandits », les « voleurs », les « assassins », les « violeurs » et les « criminels » ; alors qu’il est l’allégorie d’un État qui persécute ceux qui ne sont pas innocents, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas blancs.

JUSTICE BLANCHE

DU LYNCHAGE À LA LÉGITIME DÉFENSE :
« UN MENSONGE COUSU DE FIL BLANC »

Si les groupes de vigilants apparaissent à la frontière de l’Ouest américain, ils sont rapidement liés aux pratiques de lynchage. L’expression renvoie elle-même à l’histoire d’un groupe de vigilants créé par Charles Lynch, pendant la période de la Révolution américaine (1765-1783). Les législateurs de l’État de Virginie avaient donné un blanc-seing à Charles Lynch et à ses hommes pour éradiquer voleurs de chevaux et autres bandits : une loi les autorise alors à ne pas respecter les lois, considérant que certains actes sont « justifiables en raison de l’imminence d’un danger ». Bientôt, dans les États du Sudnote, la « loi Lynch » sera utilisée pour persécuter les vagabonds, les étrangers, les dissidents blancs comme les esclaves et rebelles noirsnote.

À la fin du XIXe siècle, si les pratiques de lynchage appartiennent toujours à l’histoire du vigilantisme, une distinction s’opère entre les exactions « spontanées », perpétuées par des foules, et les lynchages commis par des groupes organisés (comme dans le cas paradigmatique du Ku Klux Klan). Or, même dans le cas des crimes commis par des foules, il est nécessaire d’interroger l’idée d’actes de violence « spontanés » et « délirants », rapportés à une « masse » mue par une vengeance fusionnelle, irrationnelle. Nombre de travaux ont documenté qui se cachait derrière ce terme flou de « foule » et ont montré que les lynchages survenus entre 1880 et jusqu’après la Seconde Guerre mondiale constituaient des scènes de la vie quotidienne et témoignaient de comportements sociaux qui étaient considérés comme normaux : la population d’une ville ou d’un village se rassemblait autour d’un homme qu’on s’apprêtait à torturer, à mutiler, à brûler vif ou à pendre. Les écoles fermaient pour l’occasion afin de laisser les enfants assister au spectacle. On laissait jouer ces derniers avec la dépouille. Les familles pique-niquaient après l’exécution à l’ombre des arbres où les corps suppliciés étaient pendusnote. Le lynchage par les foules n’est pas une parenthèse de la vie sociale ordinaire. Au tournant des XIXe et XXe siècles, dans la plupart des pratiques de lynchage populaires, la foule, ou plutôt la société civile, a en réalité été officieusement chargée de la peine et de son exécution, encouragée par le laxisme ou la collaboration active de l’institution judiciaire qui a laissé sans protection les détenus présumés « coupables »note.

On sait que dans la plupart des lynchages d’hommes africains-américains, il y a d’abord eu une accusation, une dénonciation ou une rumeur (et, dans la grande majorité des cas, il s’agit d’une rumeur de viol d’une femme blanche), une arrestation, une détention et un procès. Or, ce sont souvent des groupes de vigilants, affiliés aux associations racistes blanches, qui ont court-circuité le déroulement « normal » du processus judiciaire en offrant à la « foule » le droit de punir des hommes sans défense. La « foule » a donc été l’arme par laquelle les groupes de justiciers – la plupart du temps, à l’initiative de la traque – ont parachevé leur action. Interpellée comme une force létale, confortée dans son droit de punir, la société civile devient une foule à qui reviennent comme par « magie » l’initiative du crime « juste », mais aussi la reconnaissance symbolique d’avoir accompli la justice américainenote. En ce sens, plutôt que de distinguer deux types de lynchage, il est possible, d’une part, sur la base d’une sociohistoire de ces foulesnote, de comprendre que ces meurtres commis ne l’étaient pas dans un temps suspendu mais participaient pleinement d’une vie sociale marquée par la culture du vigilantisme et la présence effective de groupes actifs de vigilants ; qu’ils participaient « de l’affirmation ritualisée de l’unité blanchenote ». D’autre part, en maintenant la référence à des lynchages populaires, perpétrés par des foules indistinctes et dont les actions meurtrières demeureraient inintelligibles, on passe à côté de ce qui se trame politiquement : ces lynchages sont le lieu où se joue le passage entre l’autodéfense – comme droit individuel inaliénable – et la défense de la race. Ils ne visent plus des individus, Blancs ou Noirs, ou même majoritairement Noirs, mais tous les Noirsnote, où qu’ils soient. Ils deviennent alors une entité ciblée en permanence, perpétuellement tuable. Au tournant des XIXe et XXe siècles, les foules blanches meurtrières incarnent ainsi un sujet politique qui figure un « Nous, l’Amérique blanche » ; et, si les vigilants agissent alors en chevaliers servants défendant l’honneur de leurs femmes, ils laissent à la foule le soin de parachever leur justice au nom de la défense de leur race.

Le vigilantisme, avec la culture politique qu’il charrie, constitue toujours l’horizon à partir duquel il faut comprendre ces actes criminels rendus licites dans le contexte des logiques parajudiciaires d’autodéfense et dans le cadre précis d’une histoire du racisme où la question du viol des femmes blanches est progressivement devenue le chef d’accusation au nom duquel des milliers d’innocents seront exécutés. Dans un texte désormais classique, Southern Horrors, issu d’une conférence publiée en 1892, Ida B. Wellsnote constate que, durant la guerre de Sécession, aucune disposition particulière n’avait été prise pour protéger les femmes blanches des États sudistes, restées seules sur les plantations, contre les éventuelles agressions des hommes noirs. Et pourtant, depuis la fin de la guerre, on n’a jamais autant lynché impunément d’hommes noirs soupçonnés de viol ; jamais autant assassiné et torturé une communauté au prétexte de défendre l’honneur des femmes blanches. Dans ce contexte, la prétendue victime et le prétendu agresseur ne sont que des personnages de second rang ; ce qui importe ici, c’est le rapport entretenu entre qui défend, qui est défendu et qui est laissé sans défense, qui est tuable. Dans la plupart des affaires, affirme Ida B. Wells, beaucoup de femmes ont disculpé les accusés, voire témoigné qu’elles avaient été agressées par des hommes blancs ; souvent, elles n’ont subi aucune violence ni aucun outragenote. Elles ont parfois désiré et entretenu des relations sexuelles, amoureuses ou amicales avec les hommes incriminés, pendus, abattus ou brûlés vifs – elles ont porté les enfants de ces unions. Des femmes blanches ont aimé des hommes noirs dans le Sud et ces hommes ont été torturés au nom de la défense de ces femmes ; des femmes noires ont été violées par des hommes blancs sans jamais qu’un juge ne daigne les poursuivre pour un quelconque crime.

Dans son intervention, Ida Wells n’exprime aucun espoir. Le Sud ne pourra jamais être une terre de justice, car le système judiciaire est à ce point corrompu qu’il œuvre tout entier à disculper ceux qu’elle nomme les « agresseurs » (les hommes blancs), et à déchaîner les foules meurtrières contre les « victimes » (les hommes noirs). Elle note que les seuls cas où des hommes menacés de lynchage ont eu la vie sauve sont ceux où ces hommes étaient armés et se sont défendus : « Les seules fois où un Africain-Américain qui était agressé a réussi à s’en sortir furent lorsqu’il était armé et qu’il a utilisé son arme pour se défendre… Quand le Blanc, qui est toujours l’agresseur, saura qu’il court un grand risque de mordre la poussière, chaque fois qu’il fait mordre la poussière à sa victime africaine-américaine, il aura bien plus de respect pour la vie d’un Africain-Américain. Plus l’Africain-Américain hurle et recule et implore, plus il aura à le faire, plus il sera blessé, humilié et lynchénote. » C’est ainsi qu’Ida B. Wells lance aux Noirs un appel à l’autodéfense armée.

Pendant toute la guerre de Sécession, et dans les années d’après-guerre (la période dite de la Reconstruction), la question de la protection des femmes, de toutes les classes sociales, Blanches ou Noires, a constitué un des points majeurs de l’agenda politique de nombreuses associations féminines et féministes états-uniennes. Nombre d’associations féminines, notamment dans les États du Sud, se sont mobilisées contre des législations qui interdisaient l’accès aux droits civiques et civils aux femmes et faisaient même des femmes mariées la propriété de leur époux (en Georgie, par exemple, une femme n’était même pas considérée comme la propriétaire de ses propres vêtements). Les associations revendiquent alors des dispositifs de « protection domestique » qui permettraient de limiter l’omnipotence légale, économique et sexuelle des hommes sur « leurs » femmesnote. S’il était question de protéger les femmes des hommes, blancs ou noirs, l’enjeu était principalement de réfléchir aux besoins légaux, sociaux et symboliques des femmes en matière de protection et de promouvoir une nouvelle norme de féminité, moins hétéronome, plus combattante, moins exposée aux agressions sexuelles, moins impunément « violable ».

Alors que les militantes africaines-américaines abolitionnistes et féministes se mobilisent, l’agenda des féministes sudistes blanches se reconfigure également. À cette période précise, leur discours ne comporte pas encore de stigmatisation systématique des hommes noirs. En témoigne le cas de la militante ségrégationniste Rebecca L. Felton, qui fut, dans les années 1880, l’une des instigatrices de la campagne pour la « protection de la féminité et des jeunes filles », soutenant notamment une pétition lancée par la WCTU (Woman’s Christian Temperance Union) sur l’âge légal auquel une jeune fille peut consentir à une relation sexuelle. L’objectif était de le rehausser de 10 ans à 18 ans. La WTCU était animée d’une forme de prosélytisme féminin chrétien qui dénonçait surtout la corruption des notables blancsnote. La rhétorique déployée dans cette campagne sur l’âge légal du consentement sexuel féminin cible quasi exclusivement les hommes blancs qui commettent des agressions sexuelles sur des femmes et des jeunes filles noires, réputées plus vulnérables du fait de leur race et de leur subordination de classenote. Pour Felton, comme pour nombre de féministes blanches, les viols des femmes noires par les hommes blancs constituent non seulement une faute morale, une attitude « irrespectueuse » envers ces femmes, mais s’apparentent aussi à une humiliation des femmes blanches, car portant atteinte à la suprématie de la race blanche en généralnote. Si cette campagne sur le consentement sexuel, et plus largement l’ensemble des revendications émanant des mobilisations féminines pour l’acquisition d’un droit de protection, sont finalement restées lettre mortenote, c’est qu’elles visaient principalement les hommes blancs et dénonçaient les lynchages comme une pratique visant à masquer la corruption des notables et institutions sudistesnote.

Pourtant, à l’instar de Rebecca L. Felton, devenue la voix des femmes du Sud, nombre de féministes blanches ont aussi participé à la construction d’un « mythe du violeur noir » – principal facteur d’impunité des meurtres et des lynchages des Africains-Américains à la fin du XIXe siècle et jusqu’au milieu du XXe siècle. Elles ont contribué à esquisser les grandes lignes rhétoriques d’une idéologie raciste que les tenants de la suprématie blanche s’empresseront de creuser au moment où les conséquences économiques et sociales de l’émancipation des Noirs se matérialisent sous l’effet d’une nouvelle génération de Noirs nés libres. C’est dans le même temps que se généralise la représentation stéréotypée du « Noir-bestial-violeur » (Black-beast-rapist)note. Certaines militantes féministes blanches ont de fait entériné l’idée que les hommes noirs étaient une menace effective pour les femmes blanches – revendiquant alors davantage de protection. Ce stéréotype n’a pas eu seulement pour fonction de constituer une police raciale de la sexualité de toutes les femmes, il a aussi permis de maintenir sous contrôle la division sexuelle et raciale du travail dans le Sud postesclavagiste en empêchant le développement d’une élite noire. À partir de 1900, les hommes africains-américains éduqués qui accèdent aux bénéfices sociaux et symboliques de la classe moyenne blanche, seront tout aussi menacés par l’accusation de « viol » que les ouvriers, petits commerçants ou travailleurs agricoles noirs – les suprématistes démocrates arguant qu’ils usent du système éducatif pour accéder plus facilement aux femmes blanchesnote.

Au début de la période des lynchages, Ida Wells se référait elle-même à la colère que provoquent inévitablement les faits de viol pour tenter de comprendre le mobile des foules blanches meurtrièresnote. Mais elle abandonne rapidement cette explication. Quelques mois à peine avant la conférence publiée sous le titre de Southern Horrors, dans un éditorial de son journal de Memphis, Free Speech, paru en mars 1892 et après trois mois d’enquête, elle réagit au lynchage de trois de ses amis noirs, propriétaires d’une épicerie, accusés d’avoir violé trois femmes blanches – accusation fomentée par des commerçants blancs qui considéraient qu’ils leur faisaient concurrence. Ida Wells conclut que le viol n’a été qu’un prétexte et que le fond du problème est de maintenir les Africains-Américains dans la subordination en les empêchant d’accéder à la citoyenneté, à l’éducation, à la propriété et aux richesses, en leur barrant la route de toute ascension sociale. La colère des foules est une mise en scène et l’assertion selon laquelle les Noirs violent les femmes blanches, « un mensonge cousu de fil blancnote ».

« IL FAUT DÉFENDRE LES FEMMES »

Figure majeure du mouvement antilynchage, Ida B. Wells sera l’une des rares oratrices à ne faire aucune concession rhétorique : son analyse politique du lynchage a maintenu dans un même cadre théorique le massacre des hommes noirs et le viol des femmes noires. Soutenue par une partie des associations phares du mouvement féministe noir, comme le Woman’s Era Clubnote, elle est aussi critiquée par une autre partie du mouvement en raison de son prétendu militantisme « agressif » ; une accusation qui lui est adressée au nom de la nécessité de construire une mobilisation transversale à l’ensemble des associations féminines noires et blanches, ce qui implique de faire certaines concessions à ces dernièresnote. Ida Wells restera sur ses positions : faire du viol un problème de Blanches et du lynchage un problème de Noires ne produira aucune coalition au sein du mouvement des femmes mais maintiendra en l’état un système raciste et sexiste meurtrier.

La question qu’il faut désormais poser est : qui défend ces foules meurtrières ? et comment se défendre contre elles ? À partir des années 1900, le « mythe du violeur noir » fonctionne à plein régime et on assiste à une forme de codification ritualisée des pratiques de torture – notamment d’émasculation – et d’assassinat des victimes. Le cas du meurtre de Jesse Washington à Waco (Texas)note en 1916 reste à ce titre comme l’une des scènes de lynchage les plus insoutenables.

Le 8 mai 1916, Lucy Fryer est retrouvée morte dans sa maison. Très vite, la rumeur de viol se répand à Waco et on soupçonne Jesse Washington, un garçon de ferme de 17 ans employé par les Fryer. Un semblant de procès se tient le 15 mai ; les jurés, les avocats de la défense comme les juges étant tous convaincus de la culpabilité de Washington, il est condamné à mort et livré au public présent dans la salle d’audience. À l’extérieur, une foule immense, parmi laquelle se tiennent tous les notables de la ville, est déjà rassemblée sous un bûcher sur lequel Jesse Washington sera torturé pendant deux heures après avoir été poignardé, émasculé et qu’on lui eut sectionné les doigts et les orteils. Des morceaux de son corps seront vendus en souvenir et des photographies de la scène seront diffusées sous forme de cartes postales pittoresques, faisant la promotion touristique de la ville.

Une enquête menée auprès des habitants noirs et blancs de la ville par la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People), quelques semaines après le meurtre, donnera lieu à la publication d’un texte de W.E.B. Dubois, dans son journal Crisis en juillet 1916, « Waco Horror ». À la fin de son texte, Du Bois lance un appel à la mobilisation contre ce qu’il qualifie d’« industrie du lynchagenote ».

La ritualisation de l’horreur entraîne une intensification de la mobilisation contre le lynchage, en témoigne, l’écho grandissant des pétitions et des campagnes menées par les associations féministes noires pour construire un sentiment d’indignation dans l’« opinion publique ». À partir du début des années trente, les mobilisations contre le lynchage gagnent ainsi certains représentants d’associations sudistes, des organisations religieuses et quelques journaux qui désormais tendent à qualifier le lynchage de crime raciste et non de réponse légitime aux viols des Blanches. Du côté des associations féminines suprématistes, une militante blanche, Jessie Daniel Ames, crée enfin la première association antilynchage en novembre 1930 : l’Association of Southern Women for the Prevention of Lynching (ASWPL). De fait, l’association est clairement structurée par la ségrégation raciste, le terme de « femmes » ne renvoyant ici qu’aux femmes blanches : elle en est exclusivement composée et ne s’adresse qu’à elles. Pour la première fois cependant, une association blanche proclame que les hommes noirs ne sont pas responsables des lynchages – et, par conséquent, qu’ils ne sont pas des violeurs-nés. Dénonçant ainsi le massacre, elle s’engage à lutter contre la violence raciale et l’exploitation sexuelle des femmes – exploitation qu’elle appréhende dans ses expressions racisées et donc plurielles (l’exploitation sexuelle des femmes blanches ou l’exploitation sexuelle des femmes noires ne se matérialisant pas de la même façon). Jessie Daniel Ames affirme ainsi que les femmes (de fait, les femmes blanches) « ne resteront plus silencieuses face aux crimes perpétrés en leur nomnote ». Le communiqué de presse de l’ASWPL la présente comme l’association des femmes sudistes opposées aux lynchages, sous toutes leurs formes et quelles que soient les circonstances dans lesquelles ils sont commisnote. La presse abolitionniste salue la nouvelle avec enthousiasme : « Les femmes sudistes, dont la chasteté a été, selon une croyance communément répandue, protégée durant les cent dernières années par les lynchages, ont initié un mouvement pour éradiquer cette protection par la corde et le bûchernote. »

De fait, Jessie Daniel Ames est mobilisée depuis des années contre le « code de chevalerie » qui prévaut dans le sud des États-Unis depuis le XIXe siècle et qui somme les femmes blanches de se comporter en ladies en incarnant les valeurs qui caractérisent cette norme de féminité : la chasteté, la piété, la grâce et la fragilité. En devenant des ladies, en devenant de « vraies » femmes, les Blanches se mettent sous la protection des hommes ; mais c’est précisément parce qu’elles se soumettent à une telle norme qu’elles deviennent des êtres hétéronomes à protéger. C’est donc en tant que ladies que les Blanches peuvent accéder au statut de « femmes », comme aux bénéfices sociaux et symboliques qui en découlent ; bénéfices auxquels ne peuvent prétendre les Africaines-Américaines. Cependant, les femmes blanches demeurent des « mineures responsables », puisqu’il sera toujours possible de violenter et discriminer, parmi elles, celles qui sont des ladies et celles qui ne le sont pas, qui ne peuvent pas l’être en raison des rapports de domination. C’est le cas, par exemple, des femmes qui se sont mobilisées contre l’esclavagenote ou la ségrégation, qui ont pris la défense des hommes africains-américains, comme de celles qui ont été violées par des hommes blancs, ou encore de celles qui sont dans un rapport de subordination vis-à-vis des femmes appartenant à la classe blanche dominante.

Cette injonction à se rendre vulnérable, fragile et sans défense, et à se construire dans ce devenir de la blanchité, définit précisément les conditions pour être reconnue comme une femme – excluant par là même toutes les femmes de couleur de cette définition, lesquelles sont, à proprement parler, laissées sans défense. L’action du Woman’s Era Club, l’une des premières et plus importantes associations féministes noires créée à Boston en 1894, pointe ainsi l’invisibilisation des violences faites aux femmes noires, impossibles victimes, cibles de viols systématiques restés impunisnote : « Nous ne prétendons pas qu’il n’y a pas de Noirs scélérats. La bassesse n’est pas réservée à une race. Nous lisons avec horreur que deux jeunes filles noires ont récemment été horriblement agressées par des hommes blancs dans le Sud. Nous devrions déplorer tous les lynchages d’agresseurs perpétués par des hommes noirs, mais nous n’en avons pas l’occasion. Si ces agresseurs devaient recevoir une punition, cela relèverait du miraclenote. »

Dans une certaine mesure, devenir une femme a été le médium par lequel la race blanche s’est matérialisée : en défendant l’honneur de « leurs femmes », les hommes ont produit un groupe social naturalisé, racialement exclusif. Sans remettre en cause ce dispositif raciste, la « révolte contre l’esprit de chevalerie » menée par l’ASWPL a consisté à extraire la défense des femmes blanches de la généalogie du patriarcat blanc comme d’une conception de la justice structurée par la culture des vigilants, afin qu’elle ne relève que de la seule et unique responsabilité féminine. Les justiciers apparaissent enfin comme des assassins racistes. L’ASWPL a, par ce geste historique, œuvré à déconstruire la rhétorique sexiste des exactions racistes, rendant injustifiable le meurtre d’hommes africains-américains au nom de l’intégrité sexuelle des femmes blanches ou, plus exactement, au nom d’une norme hégémonique de virilité blanchie pendant des siècles. Désormais, si les Blanches n’ont pas à être défendues, si elles refusent d’être protégées par leurs prétendus « chevaliers servants », les exactions apparaissent pour ce qu’elles sont : de la barbarie.

Toutefois, l’enjeu pour les femmes blanches de la bourgeoisie sudiste n’aura jamais été de défaire la race, mais de produire une autre norme de féminité blanche, qui a déterminé de nouvelles modalités de production de la race elle-même. Autrement dit, si les femmes sudistes blanches appartenant à la classe dominante ont bien été à l’initiative d’une forme de subjectivation politique féminine inédite (ce sont elles qui produisent sur la scène politique un sujet féministe racialisé), elles ont toujours pleinement participé d’une subjectivation raciale – « Nous, les Blancs ». L’instrumentalisation rhétorique de la « défense des femmes » ne doit donc pas laisser conclure à une objectivation des femmes blanches, lesquelles restent des sujets impurs de l’idéologie de la suprématie blanche. Sujets impurs, elles ont, en d’autres termes, été à la fois objets et sujets des politiques de « défense de la race ». « Les lois de protection sont ainsi des technologies déterminantes pour contrôler les femmes privilégiées tout autant que pour intensifier la vulnérabilité et la déchéance de celles qui sont du côté des non-protégées dans cette division opérée entre claires et sombres, épouses et prostituées, bonnes et mauvaises fillesnote. »

 

La « défense des femmes » demeure un motif récurrent des systèmes et dispositifs racistes, qui connaît différentes expressions historiques tout au long du XXe siècle. Cette historicisation de l’adage « il faut défendre les femmes » a fait l’objet de recherches majeures au sein de la théorie et de l’épistémologie féministes, comme des études coloniales et subalternes. Gayatri C. Spivak, dans Les subalternes peuvent-elles parler ?, a cette expression devenue célèbre pour définir ce qu’elle nomme l’allégorie de la production impérialiste de la subjectivité : « Des hommes blancs sauvent des femmes de couleur d’hommes de couleurnote. » Ce qui a changé en contexte colonial, par rapport au contexte postesclavagiste états-unien, est la distinction extraterritoriale entre nos femmes et leurs femmes, et la possibilité discursive d’attribuer les violences faites à toutes les femmes, et en particulier aux femmes indigènes, aux seuls hommes indigènes. On doit notamment à Leila Ahmed d’avoir problématisé, dans le cas de l’Égypte coloniale, ce motif discursif de la défense des femmes comme un dispositif à double tranchant permettant, d’une part, de « sauver » les femmes indigènes de leurs hommes – légitimant ainsi toutes les exactions perpétrées sur elles comme sur eux – au nom de la civilisation, de la supériorité de la race blanche et du respect des femmes ; et, d’autre part, d’entraver les luttes et mobilisations pour l’acquisition des droits civils et civiques des femmes blanches métropolitaines. La « défense » ne concerne de fait que celles qui sont jugées suffisamment « respectables » et qui se tiennent à distance d’une émancipation hors normes, qui participe, selon les hérauts d’un patriarcat impérial, de l’effacement de la « différence des sexes », jugée symptomatique d’une dégénérescence de la race blanchenote.

Au début du XXIe siècle, les injonctions à « défendre les femmes » sont encore actives ; et les mouvements féministes qui y font face en répondant « Pas en notre nomnote ! » peinent à se faire entendre. Cette situation est aussi le fait d’un conflit au sein même de l’histoire politique du féminisme entre une tendance majoritaire qui demeure complaisante, voire complice, d’un sujet politique raciste et/ou nationaliste et une constellation qui conteste un tel assujettissement aux injonctions capitalistesnote comme aux idéologies impériales renouvelées. En outre, l’adage « Il faut défendre les femmes ! » a aussi muté. Si seules certaines femmes demeurent « à protéger », quand d’autres sont toujours privées de toute protection, la formule ne définit en l’état qu’une partie tronquée des rapports de pouvoir contemporains. En effet, un troisième groupe social est désormais constitué selon un processus de différenciation complexe : celui des femmes reconnues comme seules garantes de leur propre protection, voire pleinement produites comme sujets de la défense d’une civilisation, d’une race ou d’une nation. L’histoire de la présence des femmes dans les armées et plus particulièrement dans les unités de combat participe de la généalogie d’une telle minorité expérimentale. À ce titre, le théâtre paradigmatique d’un tel phénomène est la prison d’Abu Grahib, dont les photos de scènes de torture mettant en scène des soldat.e.s de l’armée américaine ont été prises entre 2003 et 2004. Désormais considérées comme agentes de la politique de défense des États-Unis d’Amérique, les soldates à qui l’on a délégué un pouvoir d’autodéfense de la nation ont été martialement entraînées pour produire un « Nous, l’Amérique », destiné tout autant à l’humiliation brutale de l’« ennemi musulman » qu’à la société américaine elle-même. Sujets impurs, elles demeurent objectivées et interpellées comme des femmes, mais des femmes libérées (appartenant à une nation pour laquelle l’égalité des sexes est devenue un principe civilisationnel), « féministesnote » – au sens où elles incarnent une norme dominante de la féminité capitaliste blanche contemporaine en passe de se généraliser pour constituer les nouveaux contours de la race. Ici, la problématique de la féminisation des professions traditionnellement masculines, dont les métiers militaires, supposée être un gage plus ou moins heureux des politiques d’égalité, fait écran à ce qui se trame. Ce nouveau dispositif entretient certes un rapport citationnel avec la « défense des femmes/défense de la race », mais en constitue une expression inédite : il n’est plus question de défendre nos femmes ; de la même façon, il n’est plus totalement d’actualité d’aller défendre leurs femmes. Il s’agit désormais d’envoyer nos femmes nous défendre de ces hommes – armes ultimes de domination civilisationnelle. Comme le souligne l’artiste Coco Fusco, ces femmes ne sont pas envoyées sur le front comme s’il s’agissait de soldats « comme les autres », comme si elles n’étaient que les effets des politiques de discrimination positive à destination des minorités de genre ; elles ont été entraînées à produire, à performer, une forme de féminité censée être l’arme la plus efficace contre un ennemi dont l’état-major est convaincu qu’il incarne lui-même une forme de masculinité éminemment sexiste, pudique, homophobe, barbare et partant « inhumainenote ». Dans les scènes d’humiliation, de sodomie, d’attouchements obscènes (contact physique, contact avec des sous-vêtements, contact avec le sang des menstruations), de viol, de torture, qui reprennent les codes de la pornographie commerciale et usent sciemment de « jeunes femmes blondesnote », il s’agit d’atteindre le corps de façon non létale (comme si les soldates étaient moins « violentes »), de porter atteinte à l’intégrité et à la dignité des prisonniers mais aussi et surtout de détruire les défenses psychiques du détenu comme le « moral » des populations arabes. Ces violences sexuelles sciemment perpétuées dans le cadre de « technologies de genrenote » appartenant à une stratégie militaire codifiée produisent aussi une nouvelle figure du vigilant : la justicière. Les soldates tortionnaires, véritables sujets de la défense nationale, ont ainsi été objectivées comme un nouveau dispositif d’émasculation, une technologie de domination au service d’une norme hégémonique de virilité chrétienne, blanche et capitaliste. L’expérimentation savamment pensée d’Abu Grahib marque l’actualité de la culture du vigilantisme états-unien sur la scène internationale.

Derrière la formule « il faut défendre les femmes », qui a caractérisé près de deux siècles d’exactions où des « chevaliers servants » ont massacré des hommes de couleur au nom de la défense de leurs femmes et de la race blanche, se profile un nouvel adage : « Nos femmes nous défendent… et iront sodomiser vos hommes au nom de la défense de notre civilisation. »

SELF-DEFENSE : POWER TO THE PEOPLE !

EN FINIR AVEC LA NON-VIOLENCE :
« ARM YOURSELF OR HARM YOURSELF note »

« Désormais, un fusil Winchester doit avoir une place d’honneur dans chaque foyer noir. » Cette formule, lancée en 1892 par Ida Wells, résume à elle seule l’esprit de mobilisations nouvellesnote. La problématique de l’autodéfense armée légitime contre la violence illégitime du racisme et l’appel aux armes du mouvement de lutte contre le système ségrégationniste sont au centre de l’histoire du nationalisme noir.

À la fin des années 1910 et tout au long des années vingt, nombre d’intellectuel.le.s, d’artistes et de journalistes participant au mouvement du Harlem Renaissance publient des tribunes en faveur de l’autodéfense proclamant que l’oncle Tom est mort. Marcus Garvey considère ainsi qu’il faut prendre acte qu’une guerre raciste fait rage dans le pays comme dans le monde et que les Africains-Américains doivent entrer unis dans la bataille. Il écrit, en octobre 1919 : « Des foules d’hommes blancs dans le monde entier continueront de lyncher et de brûler des Nègres tant que nous resterons divisés. Le jour où tous les Nègres, dans ce pays comme dans les autres, commenceront à se lever ensemble, ce jour-là verra l’homme blanc tout aussi effrayé face à la race nègre qu’il l’est aujourd’hui par la race jaune japonaise. Forts de leurs 400 millions de têtes, les Nègres doivent à présent s’organiser dans le monde entier pour infliger un Waterloo à leurs oppresseurs (…). De nombreuses émeutes ont dernièrement secoué les États-Unis et l’Angleterre, et à peine la guerre pour la démocratie terminée, il y en aura encore bien plus contre l’homme blanc. Par conséquent, la meilleure chose à faire, pour les Nègres de tous les pays, c’est de se préparer à répondre au feu par le feu, un feu d’enfernote. »

La Seconde Guerre mondiale marque incontestablement un tournant : alors que les États-Unis se présentent sur la scène internationale comme une démocratie exemplaire en lutte contre le fascisme qui lamine la vieille Europe, les exactions racistes sur leur propre sol deviennent « indéfendables ». Les associations phares du mouvement noir recrutent de plus en plus de soldats africains-américains et chicanos engagés sur les fronts japonais et européen et des mutineries s’organisent. Les leaders de la NAACP comprennent parfaitement que l’après-guerre constitue un tournant dans la mobilisation contre le lynchage et pour les droits civils et civiques, et entament une campagne sur les contradictions de la « démocratie Jim Crow ». En 1947, la NAACP dépose une pétition auprès des Nations unies, qui rencontre un immense écho : « Ce n’est pas tant la Russie qui menace les États-Unis que le Mississippinote. » La lutte contre le lynchage connaît un retentissement internationalnote et gêne jusqu’à la Maison-Blanche, le président Truman reconnaissant que la question de « nos » droits civiques « est devenue un problème de politique mondiale »note. En 1954, le vice-président Richard Nixon déclare que « chaque acte de discrimination (…) aux États-Unis blesse l’Amérique autant que pourrait le faire un espion qui passerait au service d’un pays étrangernote ».

Quelques années plus tard, dans le contexte sudiste et malgré les victoires juridiques récentes du mouvement pour les droits civils et civiques dans la lutte pour la déségrégation, le système ségrégationniste reste toujours verrouillé et l’idéologie de la suprématie blanche se maintient, voire se renouvelle, avec l’émergence d’une myriade de milices se réclamant du Ku Klux Klannote. C’est dans ce contexte qu’un événement révélateur, le « Kissing Case », marque la renaissance de la politique d’autodéfense. Il se déroule dans la ville de Monroe, en Caroline du Nord, à la fin du mois d’octobre 1958. Sissy Sutton, une petite fille blanche de 8 ans, rapporte à sa mère qu’elle a embrassé sur la joue l’un des deux petits garçons noirs avec qui, quelques jours plus tôt, elle a passé l’après-midi à s’amuser avec d’autres enfants (dont la majorité sont blancs et n’ont pas plus de 10 ans). Aussitôt, la famille de la petite fille rameute une foule armée et se rend dans le quartier où habitent les deux petits garçons, David « Fuzzy » Simpson et James Hanover Thompson, âgés de 9 et 7 ans, dans l’intention de les tuer et de lyncher leurs mères. Les deux enfants seront finalement arrêtés violemment par la police qui les accusera de viol. Emprisonnés, ils seront maltraités et molestés pendant des jours, avec interdiction de voir leurs familles et sans jamais rencontrer les avocats dépêchés par les associations africaines-américaines pour les défendre. Leurs mères sont persécutées : renvoyées de leur emploi de domestiques, harcelées par la population blanche de la ville et menacées de mort par le Ku Klux Klan qui, la nuit, allume un bûcher en mettant le feu à d’immenses croix devant leur maison, tire sur la façade et les fenêtres (tuant le chien de la famille Hanover). Le 4 novembre, les deux petits garçons sont présentés devant un juge qui considère l’« affaire » comme un effet néfaste de la déségrégation, la conséquence directe de la mixité raciale à l’école et du danger qui menace les petites filles blanches. Toujours sans la présence d’avocat de la défense, mais aussi sans débat contradictoire ni confrontation avec la plaignante, le juge déclare les deux petits garçons coupables d’agression sexuelle et d’attentat à la pudeur et les condamne à une peine d’emprisonnement, au moins jusqu’à leurs 21 ans, dans une maison de correction pour Noirs (Morrison Training School For Negroes).

Dans la ville de Monroe, la section locale de la NACCP est au bord de la dissolution, elle ne compte plus que six membres. Dans un dernier sursaut, elle a élu deux ans avant le « Kissing Case » un nouveau président, Robert F. Williams, militant communiste, qui non seulement va engager son renouvellement militant (deux cents recrues en un an dont la majorité appartiennent à la classe ouvrière, et non à la classe moyenne ou éduquée dans laquelle la NACCP recrute habituellement), mais aussi son changement radical de philosophie et de politique. Issu d’une famille engagée depuis des générations dans la guerre contre le racisme sudiste et les milices suprématistes, Williams appartient également au corps des Marines (ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale), ce qui lui vaut d’être parfaitement formé au maniement des armesnote. En passe de devenir une figure emblématique, mais controversée, du mouvement africain-américain, Williams va faire de la section locale de la NAACP une véritable « unité de combatnote », essentiellement composée de vétérans expérimentésnote, décidée à mettre un terme à l’injustice raciale et à l’« Empire invisible » (terme par lequel s’autodésigne le KKK, durant sa seconde renaissance)note.

Alors que les dirigeants nationaux de la NAACP refusent de s’impliquer dans ce qu’ils qualifient de « sex casenote », Robert F. Williams fonde à New York le Comité de combat contre l’injustice raciale et va donner au « Kissing Case » l’ampleur d’un scandale international. Il met en place une stratégie de large publicisation de l’affaire en s’appuyant, notamment, sur les comités constitués en Europe déjà mobilisés sur la lutte contre le lynchage, dans le but de libérer les enfants mais aussi de faire pression sur la NACCP qui semble indifférente à leur sort. Alertée, la presse internationale se mobilise, mais c’est la photo d’une journaliste anglaise pour le London New Chronicle, Joyce Egginton, qui transforme le « Kissing Case » en symbole. La journaliste s’est infiltrée avec un appareil photo dans la prison où sont détenus les deux petits garçons en se faisant passer pour une travailleuse sociale, et a réalisé un cliché qui accompagnera le reportage publié en première page le 15 décembre 1958. La photo montre l’état dans lequel se trouvent les enfants, elle est intitulée « Why ? » et sera reprise par plusieurs journaux européens. À la suite de sa publication, un Comité international de défense de Thompson et Simpson est créé qui mène une campagne publique de dénonciation de la violence raciste états-unienne et des milliers de lettres d’indignation sont envoyées à Washington.

Le « Kissing Case » marque ainsi un tournant dans l’histoire de la lutte contre le système ségrégationniste en raison de deux changements stratégiques incarnés par Robert Williams. Premièrement, dans le contexte des mouvements de décolonisation, la dénonciation systématique de la politique raciste américaine permet d’appréhender le ségrégationnisme comme partie intégrante de l’impérialisme, et les exactions commises contre la minorité noire comme un colonialisme intérieur. Le « Kissing Case » devient ainsi le symbole de la lutte contre la barbarie de l’Amérique blanche. Deuxièmement, à l’opposé du registre de l’émotion compatissante, le « Kissing Case » constitue l’événement majeur mettant en crise le leadership et la stratégie de résistance pacifiste au sein du mouvement pour les droits civils. Alors que les meurtres et les viols d’enfants ou d’adultes noir.e.s en Caroline du Nord ou dans les États sudistes limitrophes se perpétuent, désormais la résistance armée s’organise. Robert Williams, pour qui le passage à l’autodéfense armée constitue la seule stratégie de survie dans la guerre contre la suprématie blanche dont le KKK est la branche armée, a adopté une position marginalisée à l’échelle des grandes organisations noires. L’appel à l’autodéfense armée vaut ainsi à Williams, non seulement d’être considéré comme un opposant de Martin Luther King, mais aussi d’être exclu en 1959 de la NACCP et persécuté par le FBInote. Accusée d’être infiltrée par les communistes, la NACCP a mis en place une véritable politique anticommuniste, visant les militants anti-impérialistes et, au premier chef, Williams, soi-disant pour tenter d’acquérir une certaine respectabilité. Soutenu par W. E. B. Du Boisnote, Williams, bien qu’ostracisé, est pourtant en passe de devenir une figure intellectuelle et politique majeure du mouvement noir, initiateur d’une philosophie politique de l’autodéfense communiste qui prendra pleinement corps dans l’appel au Black Power quelques années plus tard.

Le « Kissing Case » est donc, dans le sillage du maccarthysme, le symptôme d’une propagande et d’une politique anticommunistes qui ont non seulement été les seuls arguments de la presse sudiste face à la mobilisation internationale, mais qui ont aussi divisé le mouvement africain-américain pour les droits civils en exacerbant les dissensions internes. La question du recours à la violence comme stratégie politique nationale est ainsi devenue un point de conflit avec les principales directions des associations noires qui accusent les militant.e.s et les intellectuel.le.s de l’autodéfense armée d’accointances avec le communisme. Privilégiant une politique intégrationniste des minorités raciales, ces associations ne cesseront de prendre leurs distances avec une coalition des luttes contre l’impérialisme et de se désolidariser des mouvements révolutionnaires de libération et de décolonisation à l’échelle internationale.

Grâce à l’action de Robert F. Williams et du Comité de combat contre l’injustice raciale, David Simpson et James Thompson seront libérés – sous conditionsnote – le 13 février 1959. En 1962, en exil à Cuba, Williams publie Negroes With Gun, ouvrage dans lequel il développe ses thèses sur l’autodéfense armée. Il y décrit de façon saisissante les scènes d’affrontement d’une guerre raciale dans les États du Sud ; y sont également développées ses positions philosophiques sur l’autodéfense en opposition avec la stratégie de l’action directe non violente. En juin 1961, lors de énièmes rassemblements autour de la piscine municipale de la ville de Monroe, interdite aux Noirs, des militants sont visés par les tirs d’hommes blancs armés. À plusieurs reprises, Williams et d’autres militants du NACCP tentent de déposer plainte et, chaque fois, le chef de la police de Monroe soutient qu’il n’a rien vu ni rien entendunote. La situation se répète à chaque acte de violence commis sur les militants ou la population noire. Le récit montre la stratégie de dénégation systématique des autorités blanches. Ce refus d’intervenir, ce laissez-faire, constitue de fait une forme paradoxale d’action directe non violente policière permettant de requalifier les actes d’autodéfense des militants et organisations noirs comme constituant l’agression originelle. Williams retranscrit aussi les cris de haine : « Tuez ces nègres ! Tuez-les ! Versez de l’essence sur les nègres ! Brûlez ces nègres ! » Ce jour-là, face aux hurlements de la foule assemblée, Williams et d’autres militants n’ont d’autre choix que de se réfugier dans leur voiture pour éviter d’être lynchés et sortent des fusils.

« Ce que ces gens ignoraient, raconte Williams, c’est que nous avions des armes : la loi de l’État de Caroline du Nord autorise le transport d’armes dans une voiture, pourvu qu’elles ne soient pas dissimulées. J’avais deux pistolets et un fusil. Au moment où l’autre levait le bras pour frapper, je sortis un 45 réglementaire et le pointai droit sur son visage, toujours sans dire un mot. Il regarda le revolver sans prononcer une parole et commença à s’éloigner de nous. Quelqu’un dans la foule tira un coup de revolver et les gens se remirent à pousser des clameurs hystériques : “Tuez les nègres ! Tuez-les ! Arrosez-les d’essence !” La populace entreprit de jeter des pierres sur le toit de ma voiture. J’ouvris alors la portière, posai un pied à terre et me dressai, une carabine italienne à la mainnote. »

La position de Williams est une position philosophique classique en matière de droit à l’autodéfense. Il considère en effet que l’État fédéral échoue sciemment à faire respecter le quatorzième amendement de la Constitution des États-Unis, bafoué en Caroline du Nordnote. Plus encore, les tribunaux de cet État laissent impunies les exactions des militants du KKK, comme celles dont se rendent coupables les autres milices racistes et les populations qui les soutiennent, ce qui rend ces tribunaux illégitimes à exercer la justice. Autrement dit, la violence exercée par les Blancs est légale mais illégitime, alors que celle que les Noirs exercent en retour est illégale mais légitime. Comme il l’écrit : « Dans une société civilisée, la loi retient les forts de profiter des faibles, or la société du Sud n’est pas une société civilisée, mais une société de jungle et nous sommes contraints, en pareil cas, de revenir à la loi de la junglenote. »

Il préconise de recourir à l’autodéfense dans la mesure où il n’y a pas de justice pour les Noirs en Amérique. Plus exactement, la justice qui y a cours est une justice blanche qui expose les Noirs au risque maximal de mort. Les meurtres de Noirs sont impunis, la justice est complice ; la police est incapable de protéger la population noirenote, pire encore, elle la livre volontairement à des assassins. L’autodéfense est le dernier rempart pour défendre sa vie, ce par quoi les Noirs défendent leur humanité mêmenote.

La philosophie énoncée par Williams, tout en reprenant certains thèmes classiques du contractualisme, désaffilie ainsi l’autodéfense de la tradition de l’individualisme possessif en rompant le lien entre le concept d’autodéfense et la notion de défense de soi entendue comme propriété de sa personne et de ses biens. La défense de soi, ici, n’est pas fondée sur un sujet de droit qui lui préexisterait, elle n’est pas adossée à un individu possédant naturellement et légitimement un droit de conservation et de juridiction. Si ce sujet existe, c’est dans la mesure où il advient, où il se produit dans ce mouvement polarisé pour avoir la vie sauve.

À ceux qui l’accusent de faire l’apologie de la violence et le jeu des autorités ségrégationnistes en provoquant la répression, il répond que l’autodéfense n’est pas l’« amour de la violence » mais l’« amour de la justice »note. En ce sens, Williams n’oppose pas stratégie d’autodéfense et « tactique non violente »note. Selon lui, l’autodéfense intervient lorsque la non-violence arrive à ce point critique où persister dans cette tactique se muerait en suicidenote. Williams a catégoriquement refusé de prêter le serment de non-violence qui interdit purement et simplement aux militant.e.s de se défendre face aux agressions et aux exactions subies au prétexte que cela équivaudrait à utiliser la violence contre la violence ou que cela exacerberait la répression.

Nous sommes ici au cœur du débat sur la violence et la non-violence et de la question de la contamination de la violence des dominant.e.s chez les dominé.e.s. L’usage de la violence est alors communément refusé selon deux arguments : soit, au nom d’un effet de mimétisme qui transformerait les dominé.e.s en dominant.e.s ; soit, au nom d’un risque d’amplification réactive qui décuplerait la violence des dominant.e.s plutôt que de l’arrêter. Selon Robert Williams, ce débat relève de l’idéologie et semble n’être qu’une autre façon de désarmer les opprimé.e.s : d’où son opposition farouche à une stratégie non violente de principe. Dans son ouvrage, Williams adopte une définition typiquement marxiste de la violence comme accoucheuse de l’histoire et, plus spécifiquement, comme principe de l’historicité même et du changement social. Face à ce qu’il qualifie de « brutalité raciste blanche », il considère que la non-violence et l’autodéfense peuvent être utilement combinées, mais que la violence est seule à même de « modifier un élément de la vie sociale aussi fondamental que l’oppression racialenote ». Selon lui, la stratégie de la violence défensive s’apparente à une dynamique insurrectionnelle seule capable de modifier en profondeur les rapports de pouvoir. La stratégie de la non-violence peut rendre les transports publics racialement mixtes, mais elle ne peut abattre ni le système raciste ni la violence sociale et économique dont il assure la reproductionnote. Enfin, pour Williams, l’usage de la violence par le mouvement pour les droits civils permet de se positionner au cœur du conflit, de déclarer la guerre à ceux qui défendent leurs privilèges en attaquant ceux qui défendent leurs vies et leur liberté : c’est pour cela que Williams se présente comme un internationaliste et non comme un représentant du nationalisme noir. Pour lui, la question n’est pas de défendre une nation mais de défendre la justice universellenote. Exactement au même moment où Williams rédige ces lignes à Cuba, Frantz Fanon élabore, dans l’urgence des luttes de libération nationale – mais aussi de la mort imminente –, en Algérie puis à New York où il est hospitalisé, une philosophie de l’action violente.

LES BLACK PANTHERS : L’AUTODÉFENSE
COMME RÉVOLUTION POLITIQUE

Sources théoriques majeures du Black Panther Party for Self-Defense, les textes de Robert Williams ont été largement publiés, diffusés et même traduits dans les années soixante. Figure du mouvement communiste états-uniennote, penseur de l’autodéfense armée, son influence a considérablement déterminé le tournant pris par le mouvement pour les droits civiques en faveur de l’abandon de la philosophie de la non-violence. Les années soixante sont ainsi marquées par l’usage affiché de l’action directe violente, plus spécifiquement par l’émergence d’une sémiologie des corps en lutte et du mode de subjectivation politique qui y est associé ; sémiologie qui se diffusera bien au-delà du seul mouvement noir. Quelques années après le « Kissing Case », l’agression à l’arme à feu d’un jeune militant, James Meredith, alors qu’il entamait sa Marche contre la peur (sans arme et sans protection, selon sa volonté) à travers le Mississippi en juin 1966, signe l’abandon définitif de la stratégie de la résistance non violente prônée par le révérend King. À la suite de cette agression, plusieurs leaders de mouvements engagés pour les droits civils et civiquesnote doivent décider des modalités de poursuite de la marche. Elle reprend, rassemblant des milliers de personnes devant lesquelles Stokely Carmichael, membre du SNCC (Student Nonviolent Coordonating Committee), lancera son appel historique au Black Powernote. Au-delà des dissensions entre les différents mouvements, cette marche est la scène historique où s’opposent désormais ouvertement deux logiques politiques relatives à la violence. Les récents travaux sur l’histoire du mouvement des droits civils ont clairement montré que l’opposition entre une stratégie de la non-violence (active) et une stratégie de la violence (défensive), que l’on date communément en 1966, relève d’une vision trop simpliste. Il est intéressant de noter, par exemple, que Martin Luther King ne s’oppose pas à l’usage de la violence défensive – à l’autodéfense à proprement parler – mais qu’en ce jour de juin 1966 il n’accepte pas que des militants manifestent en étant ostensiblement armés, considérant qu’ils mettent en danger les autres en donnant à la police un « droit de tuer »note.

Or c’est sur ce point que l’opposition à King s’est cristallisée, notamment avec la Nation d’Islam. Pour Malcolm X, la philosophie de la non-violence prônée par King s’apparente à un interdit désarmant : celui qui consiste à dire aux Noirs, « ne vous défendez pas contre les Blancs ». Or, dans les faits, explique Malcolm X, cette injonction à la non-violence ne concerne pas les rapports entre les Noirs eux-mêmes mais les relations interraciales. King ne dit pas « ne soyez pas violents entre vous ». Pourtant, pour Malcolm X, ce serait la seule injonction à la non-violence politiquement valable, car elle permettrait de construire l’unité et la solidarité noires. Pour Malcolm X, il n’est pas anodin que le révérend King soit le seul interlocuteur que les Blancs aient considéré comme respectable et que son mouvement ait été le seul à recevoir autant de soutien, y compris financier, chez les Blancs. En appelant les Noirs à ne pas se défendre, « King est la meilleure arme que les Blancs, qui veulent brutaliser les Noirs, aient jamais eue dans notre pays, parce qu’à cause de lui, quand le Blanc veut attaquer les Noirs, ils ne peuvent se défendre, parce que King a prêché cette stupide philosophie : vous n’êtes pas censés vous battre, ou vous n’êtes pas censés vous défendrenote ». La non-violence doit être comprise et circoncrite à un principe éthico-politique interne aux groupes mobilisés ; elle est donc une modalité de subjectivation politique qui n’a de sens que pour prendre soin d’un nous en devenir, et non une praxis de résistance et de combat.

La mise en minorité du révérend King au profit des thèses développées par Robert Williams, Stokely Carmichael ou Elijah Muhammad et Malcolm X, dont la mort en 1965 constitue un traumatisme, marque l’émergence d’une nouvelle génération de militant.e.s résolue à passer à la violence défensive. Dans cette crise que connaît le mouvementnote se jouent également ce qui relève d’un conflit entre différentes formes d’engagement du corps militant et une redéfinition de la sémiologie des corps révoltés.

Les sujets se réclamant de la non-violence ne sont pas passifs, ils engagent leur corps dans l’action et la confrontation pour la défense d’eux-mêmes et de leurs droits, ce qui suppose une force considérable. Le corps incarne un type de résistance dont la condition de possibilité est l’abnégation absolue, la résistance illimitée et l’oubli de soi (ne jamais réagir). C’est précisément à ces trois conditions que les militant.e.s entendent faire de leur corps la pellicule sur laquelle apparaîtra enfin la violence crasse de l’agression. Une apparition qui doit avoir des effets à la fois moraux (cette violence est intolérable et illégitime), politiques (cette violence est illégale), mais aussi psychologiques (cette violence apparaîtra aux yeux mêmes de son auteur comme invivable)note. Toutefois, ce qui pose problème à la partie du mouvement qui juge cette stratégie obsolète, est précisément le fait que ces actions directes non violentes mettent en scène un corps qui résiste dans la forme d’une endurance sans fin. Dans une certaine mesure, ces défenses de soi non violente ou violente se distinguent non pas dans l’opposition entre passivité et activité, faiblesse et force, mais bien plutôt dans la temporalité de la défense active et de ses effets. Autrement dit, il se joue ici deux appréhensions différentes de l’histoire. La première prend acte d’un temps long des luttes, accepte la violence comme pour « travailler » l’histoire, pour en dévier le cours à l’usure en quelque sorte. L’action de et par la non-violence est alors considérablement laborieuse, elle use les corps qui y sont engagés tout autant que l’histoire. Or, face à cette approche téléologique de la défense, la seconde position, l’approche agonistique, inverse la logique : ces stratégies politiques d’autodéfense prennent acte du fait qu’il n’est possible de faire histoire que dans l’irruption et dans le choc – quand « la violence rencontre la violencenote ». Il n’est plus question d’avoir l’histoire à l’usure, il faut la révolution. C’est la métaphore de la frappe et non du rabot.

L’autodéfense est une pratique martiale, une philosophie du combat qui considère que le moment, le kairos révolutionnaire, se joue dans l’efficacité du coup rendu. D’où la problématique du Black Power, très inspirée par la lecture des textes de Frantz Fanon, qui consiste en un déploiement de l’autodéfense en défense-explosive, voire agressive, et se traduit par un appel à répondre, ou à montrer que l’on peut répondre, « coup pour coup ». Et, dans ces conditions, face au canon d’une arme pointée, il faut répondre par un coup de feu. L’autodéfense se comprend donc comme une contre-offensive et crée une autre sémiologie du corps militant qui ne joue pas sur l’exemplarité de son martyre mais sur le caractère à la fois inexorable et inéluctable de sa vengeance ; qui ne s’inscrit pas dans une métaphysique des fins mais dans l’immédiateté d’une frappe.

On comprend dès lors comment se sont articulées une politique d’autodéfense et une politique de représentation et d’affirmation de soi. Dans le cadre des mouvements d’autodéfense, le fait de défendre en attaquant est précisément l’affirmation d’un droit qui est injustement dénié et, par conséquent, l’affirmation d’un sujet porteur de ce droit ou plutôt d’un sujet qui prend et se donne à lui-même un droit qui lui est refusé. La défense-explosive tend ainsi à déclarer une guerre qui ne dit pas son nom, c’est-à-dire à rétablir les modalités d’un combat à armes égales. De ce point de vue, la défense-explosive appartient à une philosophie martiale, au sens où les termes et positions du rapport de domination ne sont plus pensés de façon ontologique (dominants/dominés) ou hiérarchique (armés/désarmés), mais de façon diachronique (agresseurs/agressés). Ce répertoire a au moins deux effets : d’une part, il restitue la dignité, restaure la fierté des minorités opprimées devenues « belligérantes » ; d’autre part, il autorise l’usage indéfini de la violencenote, comme de sa sémiologie, aussi longtemps que la lutte révolutionnaire l’exige.

L’émergence en novembre 1966 du Black Panther Party for Self-Defense est emblématique de la repolitisation internationaliste du droit à l’autodéfense armée contre la tradition ségrégationniste états-unienne et l’impérialisme. S’il reprend totalement à son compte le principe de l’autodéfense armée – l’ajout du terme self-defense au nom de l’organisation est une référence directe au Deacons for Self-Defense –, il tente d’en élargir le sens politique tout en s’inscrivant dans une histoire des mouvements africains-américains, anti-impérialistes et communistes enclins à se convertir à l’autodéfense en tant que condition par laquelle un sujet politique révolutionnaire est rendu possible.

Les Black Panthers adoptent ainsi une stratégie ultra-légaliste qui vise à faire respecter les droits des Africains-Américains de porter une arme à feu comme n’importe quel autre citoyen américain (en référence au deuxième amendement à la Constitution)note. Les militants ont aussi pour habitude de sortir munis d’armes et de codes juridiques et de suivre les patrouilles de police afin d’intervenir à la moindre interpellation pour faire acte de présence, témoigner des irrégularités de procédure et rappeler aux personnes contrôlées ou arrêtées leurs droits. Comme l’exprime le cofondateur du BPSS, Bobby Seale, en 1970, l’autodéfense armée (et donc le port d’armes) n’a pour seule et unique fonction que de défendre la vie des militants : « Il y a une règle très stricte selon laquelle aucun membre du parti ne peut utiliser son arme, excepté dans le cas où sa vie est menacée – quel que soit celui qui attaque, un officier de police ou toute autre personne. Dans le cas du harcèlement policier, le parti imprimera tout simplement la photo de l’officier en cause dans le journal pour que cet officier puisse être identifié comme un ennemi du peuple… aucune atteinte à sa vie ne sera commisenote. » Dans le contexte californiennote, le principal ennemi du parti est donc la police, et les techniques d’autodéfense, comme leur scénographie, diffèrent de celles qui ont cours dans les États du Sud, où leur première fonction est de protéger la communauté noire des exactions de milices fascistes (ceci alors même que l’autodéfense des minorités raciales demeure criminalisée et que des législations locales interdisent le port d’armes aux groupes sociaux racialisés dans ces États). Respectant un code vestimentaire strict, habillés de noir, portant un béret noir et une arme, l’objectif des militants du BPPSS est aussi de recruter de nouveaux membres en incarnant un type de masculinité noire qui performe une puissance génératrice de fierté mais aussi de convaincre de la nécessité de construire une communauté noire unie contre la brutalité policière, l’Amérique blanche et, plus largement, le colonialisme et le capitalismenote.

L’autodéfense promue par le BPPSS fait donc écho au droit à la conservation de soi, traditionnellement défini comme un acte de résistance prépolitique, mais elle relève bien davantage ici d’une performance genrée et racisée où ce qui s’apparente à un « zèle défensif » ultra-légaliste est en réalité un puissant levier de conscientisation politiquenote. L’autodéfense n’est plus seulement un moyen dans la lutte, ni même une option politique pragmatique, compatible avec d’autres stratégies, comme les pratiques d’action directe non violentenote. L’autodéfense est la philosophie de la lutte elle-même. Elle est à proprement parler généralisée et peut être définie comme une « offensive révolutionnaire », comme la seule politique qui, de toute nécessité, est en mesure de renverser l’impérialisme. Dans cette perspective, le BPPSS a clairement déclaré la guerre : une guerre civilenote, une guerre socialenote, une guerre de libérationnote, au cours de laquelle il n’y a finalement rien à négocier, rien à défendre, puisqu’il n’est jamais question de revendiquer les droits les plus fondamentaux depuis toujours niés et bafoués. Rien à défendre, si ce n’est un nous qui ne possède rien parce qu’il n’est rien sans l’action qui se réalise en son nom, un nous qui peut tout.

Dès 1968, le BPPSS abandonne le terme « autodéfense ». Comme l’écrit Christopher B. Strain : « Les Panthers ont commencé […] comme des militants de l’autodéfense ; toutefois, le groupe est rapidement devenu l’avant-garde d’une révolution sociale, s’écartant de la finalité de l’autodéfense (c’est-à-dire de la protection immédiate de soi), alors même qu’il justifiait ses actions en usant de la rhétorique de l’autodéfensenote. » Plusieurs figures du mouvement, à l’instar de Bobby Seale, considèrent que la focalisation sur l’autodéfense participe clairement d’une entreprise de désinformation et de déstabilisation qui veut discréditer l’action sociale et politique du parti. Ainsi l’accusation selon laquelle les membres du BPPSS sont des Minutemen noirsnote relève clairement de la propagande. Huey Newton perçoit, quant à lui, les effets contre-productifs d’une rhétorique militante qui tire l’autodéfense du côté d’une définition strictement martiale et viriliste bien trop restrictive, qui dilue la finalité même de l’organisationnote et qui ne correspond pas aux actions comme aux lignes idéologiques du mouvement. Si les militant.e.s devaient se soumettre à des entraînements martiaux (apprendre à manipuler en toute sécurité et tirer avec une arme, arts martiaux), ils et elles avaient également l’obligation de penser : lire (en priorité Marx, Mao ou Fanon), écrire. « Le stylo est une arme […]. Il peut assourdir l’oreille avec le rugissement de la voix du peuple criant justice. Il peut tuer les mensonges écrits à l’encre dans la presse de l’oppresseurnote. » En outre, la philosophie de l’autodéfense du BPP, en accord avec le manifeste en dix points du mouvement élaboré dès 1966note, s’est, au jour le jour, concrétisée par des actions de lutte contre la violence sociale, de « guerre contre la pauvreté » : organisation de petits déjeuners dans les écoles des quartiers défavorisés, soutien scolaire, cours du soir pour adultes, création d’écoles, de dispensaires, organisation de campagnes de vaccination, de permanences juridiques et sociales, de transports collectifs, bourses aux vêtements et aux livres… Cette action de fond fut invisibilisée et minorisée par une campagne de dénigrement systématique du BPP allant de pair avec une politique de répression sans précédent menée par le FBI, qui a méthodiquement procédé à la décapitation du mouvementnote. L’opposition entre autodéfense, d’une part, et politique d’autogestion sociale et de mobilisation politique, d’autre part, orchestrée par la presse et le gouvernement, a aussi conforté l’idée d’une division sexuelle du travail militant au sein du partinote.

Ainsi, à défaut d’être une stratégie politique exclusive, l’autodéfense apparaît aussi comme la matière d’un récit, d’un mythe fondateur du sujet révolutionnaire. Le Black Panther Party, bien après qu’il eut été mis à genoux par le gouvernement, a incarné une politique de l’autogestion défensive, véritable démystification de la violence de l’oppresseur. Elaine Brown, figure du BPPSSnote, rappelle que le parti se présentait comme l’avant-garde de la révolution, son objectif premier étant d’abord et avant tout l’organisation du lumpen prolétariat, les Noir.e.s composant massivement ce prolétariat paupérisé : sous-payé, non employé ou devenu inemployable. Au plus bas de l’échelle sociale, se trouvent les gangs et les minorités criminalisées (les mères racialisées seules soutiens de famille, les prostituées, les usagers de drogues, les dealers, les délinquants, les habitants des taudis, les sans-abri). L’analyse du mode de production capitaliste et de son renversement ne pouvait donc se passer d’une critique du système sexiste-raciste dont les trois ressorts principaux sont l’exploitation fondée sur une division sexuelle et raciale du travail productif et reproductif soutenu par un État capitaliste, la criminalisation systématique des minorités raciales opérée par un État pénal et la militarisation impérialiste engagée par un État colonial. À travers le récit de son parcours militant, Elaine Brown montre que l’investissement du BPPSS dans une sémiologie viriliste constituait un premier levier de conscientisation permettant de redonner à ceux et celles qui étaient violenté.e.s le pouvoir de résister – de transformer le Lumpen en armée révolutionnairenote. Dans le premier numéro de Black Panther, le journal du mouvement publié le 25 avril 1967, l’apologie de l’autodéfense armée est effectivement exprimée en termes de gun power (si la police avait seule ce pouvoir, désormais une partie du peuple noir l’exerce aussi). Les « Frères » du BPPSS sont présentés comme la « crème de la masculinité noire. Ils sont là pour la protection et la défense de notre communauté Noire ». Quelques lignes plus loin, le texte précise : « Ces Frères ont une perspective politique. Plus important, ils sont là, au plus bas de l’échelle, où la majorité de notre peuple se trouvenote. » Autrement dit, le BPPSS entend se situer et mener la lutte depuis les conditions matérielles d’existence de la grande majorité des Noir.e.s : la survie. Dans cette perspective, comme Elaine Brown l’écrit, les militantes étaient considérées au même titre que n’importe quel autre militant : le genre et la sexualité des Noires constituaient une arme, parmi d’autres, à retourner contre l’oppresseur pour l’abattre – « notre genre n’était qu’une autre arme, un autre instrument de la révolutionnote ». Or, le problème est précisément cette répartition des armes qui assigne à certains les armes à feu et à d’autres leur sexe et oublie la longue et illustre généalogie des femmes africaines-américaines en lutte, lesquelles ont toujours été armées. Même définie comme une arme d’autodéfense, plus l’identité sexuelle a colonisé l’imaginaire de la libération plus elle a constitué une arme à double tranchant qui s’est retournée contre les militant.e.s eux/elles-mêmes. C’est d’autant plus complexe que le BPPSS a pourtant produit une critique sévère du « chauvinisme mâle » : pour être véritablement révolutionnaire la lutte se devait de prôner et de soutenir la libération des femmes.

Les critiques de la dérive viriliste dans le Black Power s’exprimeront ouvertement plus tard au sein du parti : « Ce qu’ils voulaient étaient bien loin de notre révolution, ils l’avaient perdue de vue. Trop d’entre eux semblaient se satisfaire de s’approprier pour eux-mêmes le pouvoir que le parti avait acquis, et qu’ils assimilaient dans une illusion aveuglante aux voitures, aux vêtements et aux pistolets. Ils étaient même prêts à faire de l’argent sur leurs principes révolutionnaires pour le seul bénéfice d’une Mafia. Si c’était une Mafia qu’ils voulaient, ça allait être sans moinote », écrit Elaine Brown dans son autobiographie. De leur côté, les mouvements féministes révolutionnaires africains-américains montèrent d’emblée au créneau. Considérant que la virilité hétérosexiste est intrinsèquement l’un des piliers du système capitaliste impérial, il était suicidaire de faire la révolution en endossant un masque blanc (avoir du pouvoir, c’est être un homme, être un homme, c’est être blancnote). Ces débats sur la masculinité noire sont à mettre en regard des discussions qui ont fait rage au sein du BPPSS sur la question du féminisme (souvent considéré comme une lutte bourgeoise de femmes blanches) et plus largement du marxisme : en 1967, lors d’un meeting de soutien à Huey Newton qui venait d’être arrêté, Stokely Carmichael tient ainsi des propos qui choquent la frange communiste la plus conscientisée du mouvement, à commencer par Angela Davis qui rapporte : « Il parla du socialisme comme de la “chose de l’homme blanc”. Marx, disait-il, était un homme blanc, donc étranger à la libération des Noirsnote. » Inversement, Carmichael fera peu de cas de la question du patriarcat comme de la « chose de l’homme blanc ».

Une partie des militants noirs incarnent clairement cette dérive « contre-révolutionnaire »note, arc-boutés à une mythologie réactive de la reconnaissance de la surpuissance de la masculinité noire comme mode de subjectivation politique. Leur constat de départ est juste : les hommes noirs n’ont pas seulement été exclus des bénéfices sociaux et symboliques de la « masculinité », ils ont été ciblés, depuis l’esclavage, dans leur humanité, humiliés, dégradés, émasculés par les Blancs. Pourtant, ces mêmes militants investissent le cadre imposé de cette idéologie genrée et racisée pour conclure que les femmes noires, stigmatisées comme matriarches, castratrices et Jézabel, ont passivement collaboré et doivent désormais soutenir la révolution en restant à leur place de femmes. Pour qu’il y ait un sujet révolutionnaire il faudrait que les femmes acceptent de ne pas être révolutionnaires – une forme de précontrat militant. Or, dans la lutte idéologique qui fait rage pour resignifier le pouvoir, ce surinvestissement d’un « chauvinisme » viril qui entretient un rapport citationnel avec l’homme blanc, cette obsession de soumettre les femmes noires à une norme « victorienne » de féminité dont elles ont toujours été historiquement excluesnote, équivalent à construire non pas une identité politique noire mais à renforcer la domination idéologique des valeurs blanches. Malgré les critiques des normes esthétiques de la blancheur – et notamment la critique du lissage et du défrisage des cheveux –, les femmes noires sont assignées au foyer et au silencenote, contraintes à un blanchiment qui réifie, par la même occasion, la puissance normative d’une masculinité bourgeoise demeurant le signifiant du pouvoir. Le backlash est immédiat. Cette stratégie organisationnelle équivaut à condamner les femmes et les hommes noirs à n’être que des imitationsnote, grotesques, grossièresnote, monstrueuses, pathogènes, des normes dominantes de genre et de sexualité, toujours à côté, en dehors ou dans l’excès, renforçant la domination de normes qui se construisent dans la stigmatisation de figures repoussoirs et qui s’autoconstituent par la même occasion comme des référents authentiques, des modèles originauxnote. Or, il faut rappeler que, en ce qui concerne le BPPSS, le machisme a fait l’objet d’une critique en bonne et due forme. Dans une interview donnée au Guardian en 1970, Bobby Seale considère que « la lutte contre le machisme est une lutte des classes – c’est une chose difficile à comprendre pour les gens. Pour comprendre ainsi le machisme il faut comprendre qu’il est inextricablement lié au racisme […]. En d’autres termes, lorsque l’on affirme “une femme doit rester à sa place”, cette idée est seulement à quelques pas de celle qui consiste à dire “un nègre doit rester à sa place”note ». Cette clairvoyance sur les questions de sexisme et de racisme permet de saisir l’intensité d’une véritable lutte des classes idéologique sur ces questions.

Bien mieux peut-être que l’analyse classique articulant sexisme et racisme, problématiser cette lutte permet justement de redéfinir le genre comme un « signe idéologiquenote », c’est-à-dire comme un dispositif sémiotique qui produit, engendre, les normes de la classe dominante comme des signifiants universels. Ces signifiants encodent les corps pour en faire des individus socialement perceptibles, intelligibles, et, donc, acceptables, défendables, mais aussi les mouvements sociaux pour les rendre audibles, légitimes, ou pas. Les assassinats sommaires de militants des Black Panthers orchestrés par l’opération COINTELPRO ne doivent pas être pensés à part des campagnes médiatiques de désinformation lancées par le FBI, de la production fantasmatique de « contre-faits » qui exploiteront jusqu’au bout les accusations d’agression, de viol, de meurtre, renouvelant le mythe de l’homme noir violent, prédateur sexuel, hyper-viriliste, comme celui de la femme noire matriarche, mauvaise mère assistée et responsable de la délinquance de ses filsnote. La permanence d’une définition de la violence « raciale » (c’est-à-dire exclusivement prêtée aux minorités racialisées) encodée idéologiquement par le genre (une violence par définition incivilisée, virile ou viriliste, homophobe ou contre-nature) a fait du genre l’une des armes les plus efficaces de l’infiltration idéologique du Black Power. Les injonctions à rétablir un patriarcat bourgeois, policé, à correspondre aux normes dominantes de genre (par définition blanches) comme idéologie régulatrice, marquent l’une des modalités les plus efficaces, les plus continues, d’un dispositif de domination qui produit, au sein même des luttes sociales, une forme de vulnérabilité idéologique. L’autodéfense est sans issue si elle ne travaille pas prioritairement cette lutte sémiotique des classesnote.

AUTODÉFENSE ET SÉCURITÉ

SAFE !

Dès la fin des années soixante aux États-Unis, dans un contexte où la mobilisation des minorités raciales et sexuelles est à son acmé, les Black Panthers font « école ». En juin 1969, les révoltes de Stonewall marquent un tournant quant à la libération homosexuelle et trans, en écho aux mouvements de libération des femmes, antiracistes et anti-impérialistes. Pour l’ensemble de ces mouvements, c’est l’État et sa police qui assassinent. Dès 1965, à San Francisco, les militants LGBTQ organisent la résistance contre les persécutions policières des minorités sexuelles. Au début des années soixante-dix, le Gay Liberation Front (GLF)note participe à de nombreuses actions avec ou en soutien du Black Panthers Party : l’articulation des luttes anticapitaliste, antiraciste et antipatriarcale est alors l’un des piliers de l’analyse politique de nombre de mouvements coalisés. « Nos oppresseurs les plus immédiats sont les flics (…). Chaque vie homosexuelle vit dans la peur des flics, sauf quand nous commençons à contre-attaquernote. » Des mouvements comme le Third World Gay Revolution (TWGR), the Combahee River Collective, par exemple, maintiendront cette ligne, même à contre-courant. Au début de l’année 1979, alors qu’une dizaine de femmes noires ont été assassinées en quelques mois, le Combahee River Collectivenote publie une brochure 6, 7, 8… Eleven Black Women. Why Did They Die ?note. Refusant la rhétorique d’un recours à plus de protection policière ou patriarcale, le collectif retraduit la question de la sécurité en « autoprotection », appréhendant le sexisme et le racisme non pas comme deux rapports de domination additionnés (comme si l’un et l’autre s’ajoutaient, constituaient une « double » discrimination), mais comme un seul et même dispositif d’exposition maximale au risque de mort. Cette brochure est un véritable manifeste d’autodéfense qui explicite les ressources, les techniques, corporelles, personnelles, urbaines et politiques, qui permettent d’apprendre à se protéger soi-même.

En décembre 1969, une scission a lieu au sein du Gay Liberation Front. La Gay Activits Alliance (GAA) est alors créée avec la volonté de concentrer davantage l’action militante sur les luttes homosexuelles et non sur l’articulation avec les autres mouvements de libération et les agendas politiques des minorités opprimées. Dans ce qui fait figure de texte fondateur du mouvement homosexuel de cette période, A Gay Manifesto (écrit par Carl Wittman, signé et publié par The Red Butterfly en 1970 à San Francisco, une branche du mouvement GLF), l’auteur critique l’idée selon laquelle la libération noire ou la lutte contre l’impérialisme seraient prioritaires par rapport à la libération gaie. Évoquant les violences physiques dont les minorités sexuelles sont la cible, il cite les agressions perpétrées par les « punks », avant celles de la police. Appelant à la coalition des luttes, l’auteur considère néanmoins que les solidarités avec les mouvements africains-américains et chicanos sont empêchées par le « supermasculinisme » et le « machisme » des hommes de couleur qui en font des agresseurs ordinaires et ce, alors même qu’il considère que tous les hommes sont socialement construits par le machismenote. Dans ce texte, tout en mobilisant une analyse marxiste de l’oppression (il reconnaît que ce sont les mêmes, « en haut », qui nous oppriment tous), l’auteur précise en se référant à Herbert Marcuse que le collectif ne s’autodéfinit pas comme marxiste mais comme « radical », toute perspective marxiste socialiste de la libération devant intégrer en son cœur la libération homosexuelle.

En 1973, à San Francisco, la GAA constitue un groupe d’autodéfense : une patrouille d’activistes armé.e.s, la Purple Panther Division, rapidement rebaptisée Lavender Panthers. Sous l’égide de leur leader – le controversé Raymond Broshears –, la conférence de presse qui annonce la création de ce groupe de « justiciers » (vigilants), gays et trans, le 7 juillet, reprend plus que clairement l’iconographie du BPPSS (logo panthère – mais de couleur violette), port ostensible d’armes à feu (pistolets et fusils). Toutefois, l’objectif affiché diffère de celui du BPPSS. Il n’est plus question de lutter contre la brutalité criminelle des forces de police, mais d’intervenir rapidement dans l’espace public en cas d’agression d’homosexuel.le.s par d’autres minorités « hors norme ». Dénonçant la lenteur des interventions de la police, les agents profitant des faits de violence pour maltraiter les victimes, les patrouilles entendent pourtant se défendre contre les « punks », les dealers et les gangs (explicitement noirs, chicanos ou sino-américains). Le maître mot du groupe est de « nettoyer » le quartier des homophobes. Comme le précise Christina B. Hanhardt dans son étude de référence, Broshears devient rapidement une figure centrale de la libération gaie au début des années soixante-dix, avant de disparaître de la scène militante, mais il a donné aux Lavender Panthers un profil idéologique inédit, mélange de « libertarisme, anarchisme, New Age et idéologie religieuse charismatique, et radicalisme sexuelnote ».

La rhétorique du « nettoyage » avait déjà été mobilisée en 1966 par un groupe militant de San Francisco, Vanguard (Avant-garde) : ce collectif avait lancé une action clean sweep action (action balayage), dont la charge critique était évidente. Contre les autorités administratives et policières, mais aussi les intérêts économiques des promoteurs qui voulaient nettoyer la ville des « marginaux », il s’agissait de défendre le ghetto et de retourner le contenu infamant de l’insulte. L’action consistait alors à défiler dans Market Street en balayant devant soi et en scandant : « All trash is before the broomnote » (Toutes les ordures sont avant le balai). Pour les Lavender Panthers, « nettoyer » doit s’entendre en un sens qui n’a plus rien à voir avec les Vanguard et l’antiparastase qu’induit la scénographie de leur action. « Nettoyer » désormais signifie sécuriser les rues de la violence et assurer la protection des « habitants », dressant par là même une frontière entre ceux qui sont considérés comme « nos » voisins et les autres indésirables. Sept ans plus tard donc, même si des programmes concertés sont mis en place avec les services sociaux et la mairie en faveur de l’aide au logement, le « nettoyage », dont les Lavender Panthers sont le fer de lance, sert directement les intérêts des promoteurs et des bailleurs privés qui soutiennent une communauté gaie « policée », condition idéale pour investir et spéculer dans des quartiers historiques. Sécuriser les rues, les perrons et les cages d’immeubles ; sécuriser les commerces (notamment en éradiquant la prostitution, la pornographie, la drogue), les transports… devient la réponse à la revendication d’un droit de vivre en sécurité. Be safe ! est le maître mot de la spéculation immobilière qui fait du racisme et de la lutte contre la violence homophobe son cheval de Troienote. De ce point de vue, San Francisco et New York, et plus particulièrement les quartiers de Castro et East Village, vont devenir des lieux d’expérimentation dans lesquels ce slogan et la politique d’autodéfense qu’il adresse seront en tension permanente et feront imploser nombre de collectifs.

Les Lavender Panthers disparaissent en 1974. Deux ans après, une autre patrouille d’autodéfense est constituée par une nouvelle organisation, la Bay Aerea Gay Liberation (BAGL), créée en 1975. Au sein de cette dernière, une partie des militant.e.s considèrent le droit à l’autodéfense comme la modalité première de la résistance à la violence. À la suite du meurtre d’un homosexuel à Tuscon par des étudiants qui n’écoperont que d’une peine de probation, les militant.e.s se rassemblent dans la Richard Heakin Memorial Butterfly Brigade, appelée rapidement Butterfly Brigade. Essentiellement composé d’hommes blancs – seule une lesbienne de couleur, Ali Marrero, y participe –, le groupe patrouille dans les rues du quartier avec des sifflets, des carnets, des stylos et des talkies-walkies et répertorie toutes les agressions homophobes (insultes proférées dans la rue ou depuis les fenêtres ouvertes d’une voiture, harcèlements, agressions), notamment en notant les plaques d’immatriculation. Les sifflets sont utilisés comme un système qui permet de faire peur, de faire fuir, de faire honte aux agresseurs et de se protéger d’une éventuelle altercation physique, mais aussi comme un signe de reconnaissance au sein de la communauté, voire comme le symbole d’une solidarité et d’un engagement à « prendre soin des un.e.s et des autres », comme l’exprime l’un de ses membres, Hank Wilsonnote. Ce dernier est très clair sur les liens avec la police : la stratégie a consisté à continuer de demander aux forces de l’ordre d’agir contre les agressions homophobes pour mieux visibiliser la non-reconnaissance et la non-prise en compte de ces violences par les institutionsnote, mais le but premier de la Butterfly Brigade était avant tout de construire une politique alternative en matière de sécurité. « Nous ne voulions pas donner à la communauté l’illusion que quelqu’un prenait soin de nous. Nous voulions que chacun.e d’entre nous au sein de la communauté ait l’impression de patrouiller, tout le temps, et de s’occuper des autresnote. » Ainsi, la Butterfly Brigade refuse d’avoir un uniforme qui différencie ses membres et qui en ferait un groupe aux allures « paramilitaires » dédié à la sécurité de tous. L’idée est de développer une politique de solidarité : la sécurité de chacun.e ne pouvant être garantie que parce que tout le monde se sent concerné.e lorsqu’une personne est victime de violence et que tout le monde s’engage à réagir en cas d’agression. Tout le monde doit devenir expert en autodéfense. Toutefois, cette interpellation de chacun.e – mais finalement essentiellement des hommes – en « patrouilleur » contribue à institutionnaliser un code vestimentaire safe. Il définit de qui chacun doit se soucier ou se méfier et envers qui chacun doit se solidariser, produisant une norme de la masculinité gaie blanche : corps athlétique, cheveux courts et moustache, jeans, tee-shirt et veste en cuir, sifflet deviennent l’uniforme de la communauté gaie de Castronote. L’effet stigmatisant est immédiat et transforme en potentiels homophobes tous les autres hommes, lesquels font figure d’« étrangers » au quartier.

La question de l’autodéfense communautaire se sédimente ainsi en bonne intelligence avec les premières politiques sécuritaires (politique de la « vitre cassée », « voisins vigilants »)note, dans lesquelles la notion de « sécurité » a été promue comme un critère et un marqueur pertinents de la « qualité de vie ». Les vies homosexuelles « bonnes », « dignes d’être vécues »note, vont alors être redéfinies dans et par une « régulation de l’obscénité » qui s’apparente purement et simplement à la répression d’une « sexualité unsafe », des pratiques « à risque », lesquelles désignent en creux les corps dignes d’être défendus et ceux qui sont indignes de l’être (qui prennent la responsabilité de se mettre en insécurité ou d’être sources d’insécurité). Si certaines pratiques homophobes sont alors réprimées, cette répression passe toujours et en même temps par la criminalisation d’autres formes d’homosexualité et de transidentité jugées génératrices d’insécurité (morale, physique, sexuelle, civile, sociale, sanitaire) – nuisances sonores, insalubrité, pratiques sexuelles dites « à risque », prostitution, pornographie, drogue, délinquance, errance… De la même façon, une définition raciste de l’hétérosexualité « intolérante » (homophobe, transphobe) se constitue comme une menace à la « qualité de vie » de certains quartiers et donc de certaines vies homosexuelles jugées « bonnes » et safenote. L’effet immédiat d’un tel dispositif qui relève d’un essentialisme émotionnel du « risque » est de rendre invisibles mais aussi illégitimes et inintelligibles les queers of color (Africains-Américains, Natifs, Hispaniques), renforçant le préjugé selon lequel tou.te.s les homosexuel.le.s seraient blanc.he.s, et tou.te.s les homophobes noir.e.s. Ce processus se matérialise par la surveillance policière, la répression de la délinquance « sexuelle » (jugée obscène) et « raciale » (jugée violente), la suppression des politiques sociales et le déplacement géographique des « anormaux » et des minorités raciales appartenant à la classe laborieuse paupérisée vers d’autres zones de la ville. Ciblées et brutalisées par un État pénal raciste, les minorités raciales sont principalement représentées sous les traits de leurs filsnote abattus ou emprisonnés pour défendre une classe moyenne blanche solvable, safe, seule à même d’habiter les logements « réhabilités », de vivre dans « ses » quartiers pour lesquels elle revendique la protection continue de la police.

Dans un contexte comparable, sur la côte Est des États-Unis, à New York, un groupe d’autodéfense se crée la même année que la Butterfly Brigade, la Society to Make America Safe for Homosexuals (SMASH), qui accentue encore la collusion entre la notion d’autodéfense et le processus de gentrification sexuelle et raciale. SMASH développe toute une sémiologie de la masculinité gaie puissante, vengeresse et à même de se défendre, construite en référence à une norme repoussoir de la masculinité racialisée, juvénile, délinquante et homophobe. De nombreux collectifs, contemporains de ceux que nous avons cités, se sont en revanche mobilisés et organisés pour contester une telle logique et incarner une approche alternative de la question de la « sûreté » (safety). Ces groupes ont tous été confrontés à la permanence de la brutalité policière – laquelle n’a jamais cessé de cibler la « plèbe » africaine-américaine, socialiste et/ou queer. Ainsi, en août 1970, dans la perspective de la préparation de la conférence « Revolutionary People’s Constitutional Convention », organisée par les Black Panthers, et qui se tiendra en septembre de la même année à Philadelphie, Huey Newton publie ce texte majeur : The Women’s Liberation and Gay Liberation Movements, qui appelle à une large coalition entre les mouvementsnote. Newton évoque le fait que l’homosexualité suscite, provoque, de l’insécurité chez les militants, les hommes hétérosexuels africains-américains. Il parle de et à ces hommes et écrit au « nous » : « Comme nous le savons très bien, quelques fois notre premier instinct est de vouloir casser la gueule à un homosexuel, et de vouloir fermer sa gueule à une femmenote. » La dialectique de la sécurité/insécurité thématisée par Newton dénonce en creux la rhétorique de la domination qui constitue l’allié.e objectif.ve en menace subjective (« nous avons peur de pouvoir être homosexuel […] ; nous avons peur qu’elle puisse nous castrer »). Interpellés par l’idéologie impérialiste blanche comme figure de la violence sexiste et homophobe, les hommes racisés ont définitivement donné corps à l’insécurité. Saisir cette logique sécuritaire dans son intégralité suppose donc de comprendre sa réplication au sein même des groupes militants qui ont été imprégnés par son agenda comme par son lexique, et pour lesquels des corps autres mettent en « insécurité » : les femmes (hétérosexuelles et lesbiennes, blanches et noires), les gays… ont été constitués comme des figures de l’insécurité pour les hommes africains-américains, pour mieux les contraindre à advenir comme sujets dans et par l’adhésion à une norme de masculinité dominante. Être reconnu comme homme, c’est être reconnu comme Blanc, mais aussi comme hétérosexuel petit-bourgeois. Pour Newton : « Nous devons acquérir la sécurité en nous-mêmes et ainsi avoir du respect et des sentiments pour toutes les personnes opprimées. »

AUTODÉFENSE ET POLITIQUE DE LA RAGE

Constituer la « sécurité » comme norme de vie n’est possible qu’à la condition de produire des insécurités contre lesquelles l’État apparaît (et se présente) comme le seul recours. Dans les années soixante-dix, les groupes de lesbiennes noires, Women of Color, Third World, ne cessent de dénoncer cette logique qui a des effets sur l’agenda du féminisme. La violence policière dont elles (et aussi leurs enfantsnote) sont parmi les cibles privilégiées, va de pair avec la construction raciste des femmes noires réputées à ce point capables de se défendre qu’elles n’auraient pas à être défendues, pire, qu’il est nécessaire de se défendre d’elles – et à plus forte raison lorsqu’elles sont en groupe. L’équipe de softball Gente, auto-organisée en groupe d’autodéfense féministe de lesbiennes noires fondé à Oakland, souligne en 1974 combien les lesbiennes de couleur paraissent « invisibles si elles sont seules, violentes si elles sont en groupenote ». En mars 1984, le journal ONYX, premier périodique états-unien lesbien africain-américain, sort un numéro dont le dessin de couverture représente un groupe de femmes noires se défendant de la violence d’un policier blanc à cheval qui vient de frapper l’une d’entre elles, étendue sur le solnote.

La promotion d’un pacte de sécurité et son incorporation dans certains agendas militantsnote ont donc eu pour ultime conséquence, non seulement de blanchir la violence d’État, mais aussi de prédéterminer des modes de contestation et de coalition, de créer un certain type de militance, une forme d’autodéfense protectionniste, délétère parce que articulée à une cartographie émotionnelle piégée. « Se défendre » a ainsi consisté à répondre à l’injonction de « se mettre en sécurité », à s’engager dans des actions de protection en fonction de la manière dont des quartiers, des rues, des identités, des individus ou des groupes affectaient des collectifs ou des causes ; ou en fonction de ce qui leur faisait violence (un individu « menaçant », « déviant », « étranger »). Les politiques sécuritaires ont ainsi été coproduites dans et par un « système de marques affectives » : une territorialité sentimentale qui non seulement quadrille des espaces, stigmatise des corps et naturalise le rapport agression/victimation, sécurité/insécurité, Nous/Eux, peur/confiance, mais, plus encore, opère une mutation des subjectivations politiques en sentimentalisme de la menace et du risque. C’est le tournant émotionnel des luttes qui se (re)joue ici. Et le dénominateur commun sur lequel des coalitions sont possibles devient à ce point indéfendable qu’il finit effectivement par relayer les stratégies de division opérées par les dispositifs de pouvoir.

Il faut aussi prendre la mesure de ce que ces stratégies ont fait aux collectifs eux-mêmes, aux vies militantes, aux corps militants ; les impasses dans lesquelles ces derniers se sont épuisés, voire autodétruits. L’injonction à être safe, en sécurité « entre soi », « chez soi », équivaut à une politique de contrôle des mouvements de contestation qui s’avère des plus efficaces pour les cantonner. Acculer à des stratégies séparatistes plus ou moins réfléchies où les militant.e.s se protègent en délimitant des espaces « sécurisés », répondant de façon mimétique à un « pacte de sécurité », le relayant, le généralisant. Dans ces espaces prétendument safe, où l’on se retranche entre pair.e.s, ces dernier.e.s seraient, par définition, sans danger. L’entre-soi safe est alors défini par opposition à une extériorité insecure, suscitant la peur ou la haine ; ce qui rend proprement impensable ou inacceptable de considérer que les rapports de pouvoir, la conflictualité, les antagonismes subsistent inévitablement à l’intérieur et s’exercent sans discontinuité. En restant dans un tel cadre d’intelligibilité imposé, la seule « défense » face à l’insécurité tapie dans l’intimité même des collectifs, pour ceux d’entre eux qui refusent légitimement de s’en remettre à la police ou à la justice d’État, est de cloisonner, quadriller, sécuriser encore un peu plus les lieux communautaires – isolant telle personne pour que sa seule présence ne fasse pas violence à telle autre ; excluant, excommuniant, tel.l.e pair.e, parce qu’elle/il a failli, trahi, en exerçant son pouvoir dans l’entre-soi. Des institutions judiciaires DIY se constituent alors comme des simulacres monstrueux : s’il s’agit de ne pas s’en remettre à la police et à la justice dominantes, on en autorise de fait des émanations qui colonisent les collectifs. Cette gestion au quotidien des violences intermilitantes, ne pouvant être vécues que sur le mode d’offenses et de blessures subjectivesnote, est chronophage, anthropophage pour les collectifs. Elle entame l’imaginaire qui rend possible la création d’autres modalités de travail de la violence. Elle est aussi émotionnellement et politiquement épuisante, elle désoriente les processus de conscientisation politique, elle abîme les engagements.

La poétesse June Jordan exprime de façon magistrale cette double conscience de la défense de soi. Victime de deux viols, elle raconte comment le viol imprime en soi la conviction ultime de son impuissance absolue et comment la conscience politique peut constituer un « pivot » – ou pas – de restauration de la puissance d’agir. La première fois, écrit June Jordan, c’est un homme blanc qui a commis le viol : alors qu’il la violente depuis plus de 45 minutes, il la traîne dans la douche et la force à se baisser pour ramasser une savonnette (l’homme lui a ordonné « Pick it up ! » [Ramasse-la !] pour la sodomiser de force). June Jordan se surprend elle-même à retrouver sa voix : « You pick it up ! »note. En une fraction de seconde, la peur s’était évanouie – plutôt mourir que d’obéir à cet homme blanc. La race est venue réanimer son corps paralysé. Ce n’est pas le sexisme, mais le racisme qui a ici fonctionné comme un pivot, élevant sa puissance d’agir au niveau « do or dienote », et c’est en référence à l’existence d’une communauté en lutte que la rage de June Jordan s’est exprimée en autodéfense. Elle parvient alors à le frapper à la tête et à s’enfuir. La race a activé sa « rage autoprotectricenote » : un homme blanc viole une femme noire. À ce moment précis, cet homme incarne cette masculinité blanche prédatrice et assassine – ennemi historique des femmes africaines-américaines. Dans le second viol, il s’agit d’un homme noir, militant à la NAACP. Un soir, alors qu’elle est avec d’autres amis, il les invite à venir finir la soirée chez lui pour boire un dernier verre. Les autres amis ne viendront jamais. Elle se retrouve seule avec cet homme. Quand il commet le viol, June Jordan est en état de choc, elle est tétanisée. Quelque chose d’impensable se produit qui entrave sa puissance d’agir : il était noir, elle était noire. Elle ne se sentait pas menacée. « La question de la race était cruciale, excepté que, cette fois, la race m’a paralysée jusqu’au point ultime de mon propre effacement. Choquée qu’un “Frère” puisse me violer, moi, sa “Sœur”, j’ai perdu toute réactivité, toute détermination à résister et je n’ai jamais su “puiser dans la colère que nécessite la résistance contre les démons de la domination”note. » La race a ici comme neutralisé sa rage : la stupéfaction devant l’injustice insupportable de devoir être sur ses gardes, de devoir se défendre, y compris vis-à-vis de ses compagnons de lutte, les méfaits de la violence mais aussi la culpabilité indignée d’avoir abaissé ses défenses et d’avoir été violentée dans un lieu, et par une personne, a priori sûrs, dignes de confiance. Le viol dura toute la nuit. Lorsqu’à l’aube cet homme laisse partir June Jordan, elle tient à peine sur ses jambes et son corps n’est plus que douleur ; il va aussi devenir la chose la plus sale, la plus souillée qui soit pour elle. Cette expérience du dégoût de soi l’a rendue presque folle. Pour June Jordan, ces épisodes d’une violence crasse témoignent aussi des failles d’un féminisme qui n’a pas construit pour toutes une communauté dans laquelle puiser une « rage autoprotectricenote ». Le problème n’est donc pas le fait qu’au sein d’une telle communauté des rapports de pouvoir perdurent, des victimes fassent violence à d’autres victimes ; le problème est que cette communauté qui se déclare unie sur la base d’un même rapport de domination – d’un même « ennemi principal » – n’ait pas été en mesure de déclarer la guerre à cet ennemi, n’ait pas été capable de se coaliser pour devenir une communauté dans laquelle on se sent, non pas en sécurité, mais en référence pour élever sa puissance, sans risque d’alimenter le racisme. Si les mouvements choisissent des dynamiques « nationalistes », « séparatistes » ou « essentialistes », ils doivent être cohérents : la question n’est pas d’être en sécurité dans un entre-soi fantasmatique, mais de construire et de créer des territoires depuis lesquels politiser, capitaliser, de la rage pour déclarer et mener la lutte : « Montrez-moi votre pouvoir et je ressentirai de la fierténote. » June Jordan en appelle à créer d’autres formes de communauté, coalisées non pas sur le fondement d’un sujet rassuré, mais sur un engagement enragé au combat.

Safe est un pharmakon, un remède, une injonction qui soulage : elle répond, face aux politiques de gestion discriminante, de production exponentielle de risques et d’insécurités sociales qui exposent graduellement à des vies « invivables », à la nécessité vitale de circuler dans l’espace public ou privé (sans être violenté.e, harcelé.e, abattu.e), d’assurer collectivement des conditions matérielles d’existence, de vivre sous un toit, de créer d’autres formes de vie, d’échanges, de contre-cultures, de pratiques de soi, elle répond à la nécessité de s’entraider, d’aimer… ; mais, c’est aussi une injonction qui empoisonne, qui contraint des vies militantes à la retraite, qui les pousse à quadriller leurs propres camps de retranchement, à purger leurs rangs. Plus on se protège contre l’insécurité, plus on épuise le pouvoir de ce que signifie une « communauté », solidaire, coalisée, de laquelle puiser la puissance et la rage ; plus on réalise une forme de biopolitique à l’échelle des luttes, un biomilitantisme.

DE LA VENGEANCE À L’EMPOWERMENT

Un matin de l’hiver 2008, aux États-Unis, Suyin Looui est interpellée dans la rue alors qu’elle se rend à son travail : « Hot Ching Chong ! » (ce que l’on peut traduire par « T’es bonne, Chinetoque ! »). Excédée et révoltée, elle décide alors de créer un jeu vidéo Hey Baby ! dont les femmes sont les héroïnes. En entrant dans le programme, vous vous retrouvez dans les rues d’une ville qui ressemble à New York ou Montréal, armée d’un fusil. Vous êtes alors accostée par des inconnus : « Hey baby, nice legs ! », « Do you have time ? », « Wow, you’re so beautiful », « I like your bounce, baby », « I could blow your back out… »note. À ce stade du jeu, vous avez le choix, soit vous répondez quelque peu inquiète et gênée « Thanks ! » et passez votre chemin (le harceleur fait alors mine de vous laisser tranquille et repart mais vous le rencontrerez de nouveau quelques secondes après) ; soit vous dégainez un fusil et tirez jusqu’à ce que mort s’ensuive. L’homme gît alors dans une mare de sang, avant d’être remplacé par une tombe portant comme épitaphe la dernière phrase qu’il vous a adressée. Vous ne gagnez rien (les harceleurs sont en nombre infini)note, juste la possibilité de circuler dans la rue et de continuer à vous faire accoster ; ce qui donne au jeu une dimension kafkaïenne.

Rejoignant plusieurs autres projets féministes contemporains de lutte contre le harcèlement de ruenote, le jeu vidéo inventé par Suyin Looui, en nous confrontant individuellement au fantasme vengeur de sortir armée et à l’ambiguïté de la satisfaction sadique qu’il y a à dégommer du macho à tout va, met aussi face au vide contemporain d’expériences heureuses notre puissance d’agir face à la violence. Aussi, l’intense plaisir procuré par un jeu où nous sommes, je suis, l’héroïne « ordinaire » est aussi le fait d’une modification des coordonnées du possible ; ce plaisir met au défi d’élaborer à nouveaux frais ce qu’il est « possible de faire » face au sexisme – ceci aussi en raison même de l’ineffectivité des politiques publiques à l’éradiquer. Toutefois, c’est le principe du jeu : imaginer une réponse au sexisme ne semble ici pensable que dans une mise en scène en face-à-face où une femme seule est confrontée à son harceleur. De ce point de vue, Hey Baby ! va à l’encontre de l’imaginaire véhiculé par la très grande majorité des représentations de la « violence faite aux femmes »note qui appréhendent ces dernières comme un groupe plus ou moins indistinct de « victimes » sans défense. En revanche, le jeu symbolise, à l’extrême, l’idée selon laquelle l’expérience du sexisme est d’abord et avant tout une expérience quotidienne, vécue individuellement. En armant les femmes d’Uzi ou de Kalachnikov, comme s’il s’agissait d’une solution possible au harcèlement sexiste dans l’espace public, ce jeu donne une représentation saisissante de l’autodéfense perçue ici comme ce qui déborde très largement les définitions légales de la légitime défense fondées classiquement sur le principe philosophique de l’immédiateté et de la proportionnalité de la défense. Incontestablement, le dispositif met mal à l’aise : d’abord en raison du fait que la solution proposée est disproportionnée (un mot entraîne la mise à mort des hommes par arme à feu), mais peut être plus subtilement parce qu’il fait sourire et, plus encore, il nourrit une rage imaginéenote. La mise en scène morbide se transforme alors en mise en scène fantasmagorique provoquant une réelle satisfaction chez quiconque partage cette expérience du sexisme ordinaire (ordinaire parce que quotidien, permanent et licite), qui n’a rien de ludique. Tout aussi effrayant que réjouissant, Hey Baby ! est ainsi l’occasion de faire un retour critique non seulement sur la représentation communément admise des violences faites aux femmes, mais aussi sur les enjeux relatifs à la « reconnaissance » de ces violences. Que se passerait-il si ces violences rendues invisibles étaient enfin reconnues pour ce qu’elles sont et instituent ? Un flux continu de sollicitations et d’interpellations, un espace-temps hostile, nécessitant à tout moment notre attention, comme un joueur pris dans l’excitation de sa partie. Si Hey Baby ! se démarque des discours et cultures féministes majoritaires relatifs à la violence sexiste, son actualité semble également en rupture avec une généalogie de l’autodéfense féministe et illustre un tournant néolibéral de l’imaginaire féministe. Si ce jeu assène sur plusieurs points des coups de boutoir critiques, son cadre demeure directement lié à une culture de l’autodéfense devenue l’enjeu d’une revendication contemporaine à un « contrat de sécurité ».

Inspiré d’un univers de références lié à des productions culturelles dites « populaires » parce que juvéniles et masculines (même si des adultes et/ou des femmes peuvent effectivement consommer ces productions), Hey Baby ! est un jeu dit FPS (first-person shooter). Il adopte un point de vue caractéristique des jeux vidéo « de guerre » où le joueur voit l’action à travers les yeux du protagoniste virtuel. La majorité des jeux FPS mettent en scène un imaginaire capitaliste et militariste ultra-violent, brouillant les frontières entre technosciences impériales et science-fictionnote ; un imaginaire qui est aussi éminemment genré et racisé, comme en témoignent le public cible auquel est destiné ce type de produits culturels de masse, mais aussi les normes de genre, de sexualité, de couleur et de race qu’ils contribuent à réifier. Alors que les ennemis ont une identité bien déterminée (et il s’agit souvent de morts-vivants, de nazis, d’extraterrestres, de communistes, de mafieux, de Russes ou encore de terroristes afghans), le personnage principal – forme universelle sans contenu dans les FPS – adopte de fait un point de vue hégémonique, celui d’un homme disposant des ressources propres aux groupes dominants des pays les plus riches. Or, en appliquant ce dispositif des FPS à Hey Baby !, Suyin Looui nous permet de jouer à la première personne à une guérilla urbaine féministe. Elle invente un espace-temps virtuel dans lequel on prend plaisir à répondre à la violence par la violence. Pour autant, Hey Baby ! personnifie clairement le harceleur idéal-typique : ce ne sont ni des cols-blancs, ni des hommes aux cheveux blancs, ni des hommes blancs. L’autodéfense ici est mise en scène dans une forme de solipsisme virtuel mais réalise par la même occasion la noirceur des « violences faites aux femmes » – celle de la rue sombre prétendument « dangereuse » et celle de l’agresseur basané, inconnu ; deux présupposés aussi faux que problématiques donc : les violences sexistes seraient le fait de jeunes hommes appartenant aux classes populaires et racisées et elles auraient lieu dans l’espace public.

Certes, quelles que soient nos histoires, nos identités, nos expériences, nos plastiques, nos capacités physiques, psychologiques ou nos capitaux, compétences et ressources sociaux, nous nous retrouvons à arpenter virtuellement le monde à travers le viseur d’une arme à feu, sorte de super-ego : « Je réplique, donc je suis. » Cette mise en scène rompt clairement avec les rares jeux autour de personnages féminins qui sont extrêmement scénarisés et obligent à s’identifier tant bien que mal à des personnages surdéterminés en matière de genre et de sexualité, de race et de classe ; ce sont des jeux à la troisième personne où il est difficile de se représenter sous les traits d’une héroïne incarnant les normes esthétiques dominantes (le meilleur exemple étant la désormais iconique Lara Croft)note. Si les FPS constituent un espace-temps d’homosociabilité principalement masculine, Hey Baby ! tente non pas tant de parodier mais de resignifier cet espace-temps de façon féminine et féministe. Un premier niveau de lecture consisterait à inscrire ce jeu dans l’imaginaire dominant de l’autodéfense armée, puisqu’il offre aux femmes le privilège quasi exclusivement masculin et ultra-controversé du maniement virtuel des armes. En ce sens, l’exposition virtuelle permanente à la violence extrême produit une forme de familiarité qui participe d’un certain apprentissage dégenré de la violence – la socialisation à la violence banalisée étant traditionnellement un des ressorts de la construction et de l’incorporation de l’identité et de l’identification sexuelle qui discriminent les hommes, et les Autres.

Mais Hey Baby ! peut également être lu comme une fable de l’empowerment qui tente de produire une subjectivité puissante contre des représentations victimisantes plus communément admises allant de pair avec des stratégies politiques de recours à la protection de l’État. La sécurité semble donc avoir été ici traduite en réinvestissant une tension irrésolue, problématisée au cœur de la philosophie politique et des pensées de la guerre : l’exclusion de l’autojustice et de la vengeance en dehors de la sphère du politique. Pris dans ce mouvement proprement négatif du cycle indéfini des représailles et du mal pour le mal, se faire justice soi-même est communément pensé comme la négation même d’un État de droit qui « punit sans haine ». Or, outre la problématique du contractualisme, ce qui se joue ici est aussi une économie des émotions politiques. Ce que le recours à la justice ne résout pas, c’est bien le « plaisir de la vengeance », le fait que seule l’autojustice laisse la colère, la rage, maintenir le sujet subissant l’injustice, le préjudice, le dommage, dans une position qui n’est pas complètement rabattable sur une position sans défense. Au-delà de la seule restauration d’une réciprocité négative – répondre à la violence par la violence –, la question de la colère comme désir de vengeance et du plaisir pris dans la vengeance est le fait d’un sujet qui, au contraire de la victime, n’est pas totalement annihilé par la blessure de l’outrage ou la brutalité de l’injustice et qui maintient intact l’espoir de restaurer ou de réparer une situation d’égalité.

Le rétablissement de cette subjectivité puissante passe ici par la médiation surprotectrice de l’arme, par le plaisir immédiat de transformer la colère en plaisir pris au jeu d’avoir enfin l’occasion de se venger, de ressentir une jubilation et un apaisement confiant face au flux continu de harceleurs, qui détonnent par rapport à une expérience quotidienne communément traduite dans le vocable de l’impuissance. Le dispositif à la première personne permet d’expérimenter le plaisir de s’en sortir. Toutefois, Hey Baby ! rompt précisément avec ce qui fait l’attrait même des FPS dans la mesure où le jeu est en soi basique, le scénario est à dessein d’une pauvreté affligeante, les tableaux reviennent en boucle, à l’infini. Il devient vite ennuyeux de massacrer si facilement ces sexistes « ordinaires ». Apparaissent alors la dimension répétitive de la violence sexiste et l’inutilité, le non-sens de la démesure de la réponse : à quoi sert l’Uzi si les harceleurs apparaissent à l’infini ? À quoi sert de les massacrer si je ne peux jamais être seule, tranquille ? Hey Baby ! offre ainsi un regard critique sur la violence sexiste : ce qui la rend insupportable n’est pas tant notre incapacité à faire quelque chose, à agir sur elle, que son inéluctabilité. La conclusion est ainsi aporétique : au plaisir de pouvoir se venger se substitue la conscience malheureuse que cela ne sert strictement à rien. Or, c’est précisément dans cette aporie que réside l’épuisement du politique – et non dans le fait premier d’une mise en scène de la solitude du FPS et de la disparition d’un collectif, puisqu’en matière de violence sexuelle le face-à-face doit être appréhendé comme une situation éminemment politique.

Pourtant, la limite ultime de cette expérimentation de la violence féministe imaginée de l’agency se trouve justement dans l’arme. Sous ses airs de fable de la vengeance jouissive, le jeu donne une illustration du principe phare du néolibéralisme soft : celui de l’autonomie, du développement des capacités et de la valorisation des ressources, de la restauration des choix… Ce qui se résume par la formule suivante : le pouvoir de. Autrement dit, face au harcèlement, tu as le pouvoir de te défendre ! Hey Baby ! est une représentation de l’empowermentnote féministe qui met en scène un solipsisme virtuel jouissif, mais il se peut aussi que ce ne soient pas la colère et la rage qui constituent le moteur de l’action. Le fusil fait figure de personnage principal et c’est lui le véritable « héros » du jeu, bien plus que la vengeance. Seule l’arme a le « pouvoir de ». L’arme intervient dans ce jeu comme ce qui vient restaurer l’intégrité corporelle et sexuelle de la « victime ». C’est elle qui la défend ; comme si l’arme se substituait au mari, à l’État ou la loi qui échouent, ou se refusent, à la protéger. L’arme constitue une figure métonymique du « protecteur » et réifie l’hétéronomie des femmes face à ce qui apparaît comme un droit à la sécurité. Dans cette perspective, la critique porte essentiellement sur l’exclusion des femmes d’un « contrat de sécurité » défini comme l’enjeu et la condition de possibilité d’une pleine et entière citoyenneténote. Dans une certaine mesure, comme le mari ou la loi, l’arme apparaît comme un « objet », qui matérialise le tiers ou l’instance à qui l’on délègue sa défense et qui est doué de violence que le sujet n’est pas capable d’exprimer sans elle. La « toute-puissance » obtenue grâce à l’arme ne fait que redoubler la question de sa propre puissance d’agir. En ce sens, il s’agit d’un dispositif tout à fait classique de délégation du droit relatif à l’autodéfense et à la préservation de soi, tel que traditionnellement défini dans la philosophie politique classique ; ou, plus exactement, il s’agit d’un dispositif qui fait apparaître un contrat tacite qui scelle la soumission des femmes dans le fait même d’être contraintes à être défendues. Autrement dit, avec une arme, je suis défendue, sans arme, je suis sans défense.

RÉPLIQUER

SANS DÉFENSE

Depuis une trentaine d’années, les campagnes visuelles, radiophoniques ou télévisuelles portant sur les violences faites aux femmes ont quasiment toutes rejoué la même et unique scène de violence : elles l’ont répliquée. Actualisant ainsi la vulnérabilité prêtée à la féminiténote plutôt que de proposer des formes alternatives de féminité et des outils pour répliquer à la violence, ces campagnes publiques ont échoué à prévenir la violence sexiste.

En France, la première campagne nationale sur les violences conjugales se met en place en 1989. Si on s’en tient aux dix dernières années, on peut mentionner les campagnes gouvernementales lancées en 2006-2007 : « Je t’aime, un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout », qui montre le visage maculé de coups d’une jeune femme avant de finir par montrer son cadavre à la morgue recouvert d’un drap bleu. C’est le cas aussi du spot de 2007 qui fait parler une femme victime de violences décrivant tout ce que son mari lui a fait subir et qui affirme « mais depuis quinze jours, c’est enfin terminé », le spot se terminant sur une tombe dans un cimetière ; mais aussi du « Parlez-en avant de ne plus pouvoir le faire » montrant des femmes bâillonnées (et rappelant le numéro d’appel d’urgence mis en place, le 3919). En 2009 la campagne lancée par le secrétariat d’État chargé de la Famille et de la Solidarité met en scène deux enfants « jouant » un couple dont le mari est violent. Les campagnes triennales de 2008-2010 voient la création du site stop-violences-femmes.gouv.fr et la diffusion d’un spot mettant de nouveau en scène une femme au visage tuméfié. Les campagnes des associations telles qu’Amnesty International ou celle de l’Unicef, diffusées en France, ne dérogent pas à la règle et mettent en scène des femmes battues et leurs agresseurs (comme la campagne « La violence est toujours à la mode »). Sur l’affiche lancée en 2014, on peut voir une femme métisse ou descendante de l’immigration coloniale (quand la plupart des sujets classiques des campagnes précédentes étaient plutôt des femmes blanches), dont le visage est coupé en deux. Sur une partie de son visage la photo est déchirée en plusieurs morceaux et comme recollée ; sur l’autre elle est intacte. En bas, on peut lire le slogan suivant : « Contre les violences la loi avance » – le slogan de la campagne étant « Violences contre les femmes, la loi vous protège »note.

En montrant, la plupart du temps, une femme, ou plus exactement en réifiant systématiquement les corps féminins mis en scène comme des corps victimes, ces campagnes actualisent la vulnérabilité comme le devenir inéluctable de toute femme. On ne voit que des visages tuméfiés, des corps portant les stigmates des coups ou des blessures (sang, ecchymoses), pleurant, implorant, criant ou, au contraire, mutiques, décomposés en gros plans, en morceaux, des muscles tétanisés, des visages dans les mains, prostrés ; en donnant à voir des cadavres, des radiographies, des tombes, des ambulances ou des lumières de gyrophare, des enfants témoins éplorés ou victimes eux-mêmes de la violence sexiste. Les visuels proposés par ces campagnes exploitent également toutes les possibilités visuelles d’un dispositif technique – la photographie et plus généralement la culture visuelle – qui produit des effets de réalité démesurés. Ces campagnes, dites de prévention ou de sensibilisationnote, prétendent en majorité politiser la question en interpellant émotionnellement l’opinion publique en général, et les femmes victimes en particulier, en les incitant à « réagir », à « parler », avant qu’il ne soit trop tard. Elles promettent toutes de « protéger » les victimes. Plus insidieusement, ces campagnes interpellent également un troisième spectateur, puisqu’elles expriment toutes leur intention de « visibiliser » auprès des auteurs des faits de violence la portée morale de leur acte. Ce mode de politisation des violences fonctionne sur trois présupposés : un, l’idée que c’est en visibilisant un problème que celui-ci devient réel ; deux, que c’est en mobilisant les émotionsnote et plus particulièrement l’empathie que la réalité d’un phénomène devient une réalité pour tous ; trois, que c’est en montrant les conséquences d’un acte ou d’une pratique que l’on touche les auteurs de ces actes comme des sujets moraux susceptibles de prendre conscience de l’incivilité, de l’illégalité, de l’immoralité ou du danger (sanitaire, social, humain) de leurs actes.

Dans ce dispositif, l’interpellation n’est pas simple, elle renvoie à une technologie du visible complexe, articulée à trois perspectives, croisant trois positions, « trois intentions », « trois émotions »note. Pour reprendre les catégories analytiques pensées par Roland Barthes dans La Chambre claire, nous retrouvons : l’operator (celui qui donne à voir, le photographe), le spectator (celui qui regarde), le spectrum (celui qui est donné à regarder, photographié) – regarder, être regardé, donner à regarder. Roland Barthes choisit le terme spectrum pour insister sur une double dimension : l’être photographié, regardé, est à la fois donné (ou se donne) en spectacle et en même temps figé, capturé dans un présent à jamais momifié – d’où l’idée d’une présence spectrale. Le dispositif photographique a donc ceci de particulier qu’il fait advenir un être en faisant naître une image qu’il offre au regard et, en même temps, le mortifie instantanément. Le processus d’objectivation se vit comme une « micro-expérience de la mort » – « je deviens vraiment spectre »note. Or, cette métamorphose mortifère, capable de figer éternellement les scènes les plus « vivantes » et spontanées, devient d’autant plus fascinante qu’elle prend pour objet des mises en scène de violences, de souffrance et de mort. Dans les campagnes publiques sur les violences faites aux femmes, les sujets photographiés sont pour ainsi dire des spectres parfaits, performant des victimes effectivement mortes sous les coups de leurs agresseurs. Pourquoi la représentation des rapports de pouvoir de genre, y compris dans leurs manifestations les plus tragiques, passe-t-elle par la simplification extrême d’un spectacle mortifère (et reproductible à l’infini) de la victimisation des femmes ?

En lisant les clichés de ces campagnes publiques, il faut d’emblée remarquer que ce sont des images qui nous viennent sans que nous le choisissions : nous les rencontrons au gré d’un trajet en métro, en bus, dans la rue, dans certaines administrations, sur internet ou à la télévisionnote. Il ne faut pas écarter la possibilité que ces clichés laissent la plupart d’entre nous dans un état d’indifférence d’autant plus probable que les images inondent notre quotidien dans un flux ininterrompu et de plus en plus densenote. Toutefois, parce qu’elles sont construites comme des photographies publicitaires, leur sémiologie est souvent élémentaire (le sens est simple, pur, clair, saisissable sans trop de réflexion). À ce stade, Roland Barthes distingue deux éléments dont la coprésence génère l’intérêt ; ce qu’il appelle le studium et le punctum dans une photo. Le studium est le goût partagé, l’intérêt sur fond de référents culturels et intellectuels communs au spectateur et à l’image – ce qui rend cette dernière regardable, intelligible et digne d’être regardée, avec une sorte de curiosité entendue, nonchalante, distante. Le punctum, au contraire, est ce qui va attirer l’attention du spectateur, le détail qui pique au vif, ce qui va faire qu’il regardera plus attentivement et peut-être se souviendra du cliché même une fois son regard détournénote. Le punctum est aussi ce qui me contraint à admettre que les personnages, les scènes d’une photographie existent par ailleurs et échappent à cette saisie d’entomologiste : c’est ce détail marquant qui leur rend aussi la vie, leur complexité, leur histoire et leur chair tridimensionnelle. C’est précisément en raison de cette complexité que le punctum ne doit pas être confondu avec ce qui serait trop rapidement assimilé à un élément « choquant ». En effet, dans les clichés qui nous intéressent, le punctum est précisément absent. La représentation des violences, ou plutôt de leurs effets (sang, ecchymoses, mimiques de souffrance, pleurs, cris…), participe de fait au studium, au champ des représentations communes, attendues, du corps genré (en l’occurrence d’une norme dominante de féminité vulnérable), à l’univers de sens partagé tel qu’il est encodé justement par la sémiologie du genre. Ces photographies, nous pouvons les qualifier avec Barthes d’« unairesnote » : elles redoublent le sens commun ; elles sont lisses, banales et autorisent le spectateur à passer devant sans les regarder ou à les feuilleter sans être saisi par leur brutalité mortifèrenote. « On photographie des choses pour se les chasser de l’esprit », disait Kafka au jeune Janouchnote ; mais qu’est-ce que l’on chasse de notre esprit ici ? L’impuissance obscène de ces corps-victimes que ces clichés mettent en scène ? Ou, au contraire, tout ce que ces corps, ces femmes, sont, font par ailleurs ?

Les photographies unaires représentent des femmes, prostrées, ensanglantées, battues, des corps morts, échappant à toute réflexion. En même temps, elles représentent des femmes qui répondent et incarnent toutes des normes esthétiques de féminité dominantes : elles sont pour la plupart jeunes, blanches, minces… Il n’y a effectivement pas d’élément qui nous rappelle à la complexité du réel, à la chair de la vie ; le cliché réifie une norme de féminité hégémonique qu’il met en scène en l’associant à un récit de la violence. Ces photos de femmes violentées occupent alors de fait tout l’espace, quel que soit le point sur lequel le regard se pose, il le colonise : « La photographie est violente : non parce qu’elle montre des violences, mais parce qu’à chaque fois elle emplit de force la vue, et qu’en elle rien ne peut se refuser, ni se transformernote », écrit Barthes. Et c’est précisément cette occupation forcée qui met en abîme la dimension violente de ces clichés.

En outre, en effaçant l’instant de surprise, l’inattendu, l’inédit, la perspective adoptée par l’operator est rendue omnipotente. En prenant le parti de ne représenter que des objets-victimes de violences, le sujet photographiant impose son point de vue sur le réel et par la même occasion un certain plaisir à montrer le spectacle de corps blessés, dominés, voire morts, qu’il met lui-même en scène. Cette tendance à la scopophilie pose à nouveaux frais la problématique d’une érotique de la dominationnote. Ainsi, le processus qui consiste à offrir de force au regard d’autrui une seule et unique perspective simpliste, à susciter chez le spectator, libre de regarder sans être lui-même vu, le même pouvoir jouissif ressenti par celui qui fige des corps qui portent charnellement les stigmates de la violence, relève d’une forme évidente de voyeurisme sadique. Les femmes photographiées (spectrum), ces sujets vivants, ces existences vécues, complexes, sont non seulement réduites à des socius – sujets de société objectivés par les chiffres de la violence domestique comme par les normes sociales dominantes. Elles sont réduites à des objets, inertes, morts – sujets figés pour l’éternité par l’objectif photographique qui atteste de façon autoritaire de ce qui a été, imposant d’une certaine façon à toutes les femmes un destin funeste (projetant de fait sur toutes les femmes la menace d’une violence inéluctable, ce qui a été, arrivera). Et, devant leur souffrancenote obscène, que l’on peut à loisir contempler même du coin de l’œil, ces corps deviennent aussi les objets d’une « fascination fétichiste »note.

L’érotisation de ces femmes sans défense, de ces purs objets prend tout l’espace de la représentation des violences de genre, ne laissant plus de place à d’autres représentations, d’autres images et fantasmes, et donc d’autres récitsnote : ces photos contraignent la vue dans l’indifférence de la pensée, elles l’épuisent et prennent de force notre imaginaire en le gavant d’impuissance jouissive. Qui prend plaisir devant la souffrance d’autrui ? Qui prend plaisir au spectacle de l’impuissance ? En l’occurrence, pour celles/ceux enjoint.e.s d’incarner cette impuissance, pour ces existences à même de s’identifier à cette objectivation brutale de soi, il est très incertain que la représentation de soi-même comme un être battu suscite un quelconque plaisir ; et il est plus probable qu’elle entraîne une myriade de sentiments et d’affects tels que le dégoût, la honte, le rejet, l’empathie, le refus, le sentiment d’injustice, la haine, le déni… Comment, dans ces conditions, ces campagnes peuvent-elles remplir l’objectif qu’elles affichent : « aider », « protéger », les victimes de violences ? Et donc à qui s’adressent-elles ?

Ce qui saute aux yeux, lorsque ces photographies apparaissent, ce sont, au-delà des corps violentés, plus précisément les effets, les conséquences d’actes violents sur ces corps. Ce qui hante dans ces photos, ce sont les traces, les signes d’une puissance d’agir capable d’imprimer sa marque sur le corps d’autrui : c’est cette capacité de violence extrême. Les campagnes publiques sont un tribut offert aux agresseurs. Ce qui fascine alors (ce qui fait peur, ce qui excite ou ce qui procure du plaisir), c’est bien de voir ce que cela fait d’être puissant ; ce que cela fait d’être capable de battre, de frapper, de blesser quand d’autres ne seront capables que de pleurer, de hurler ou de mourir. La pulsion scopique renvoie ainsi à une dimension narcissique. De fait, la jouissance concerne celui qui regarde sa propre puissance d’agir, celui qui, au détour d’un couloir de métro, d’un panneau d’affichage, se voit lui-même, voit ce qu’il a fait, ce qu’il peut faire. Nous ne sommes donc pas mis.es devant la souffrance d’un objet, mais devant la puissance d’un sujet. Ces campagnes sont tragiques parce qu’au fond elles ne traitent que d’une surpuissance prêtée aux « hommes » ; une puissance que l’on présente comme celle des corps masculins rarement montrés, rarement mis en scène, excepté dans la mise en scène de l’efficacité, de la brutalité et de licéité de leurs coups. L’érotisation de la souffrance des corps relève d’une jouissance de soi, d’une esthétisation grisante des actes des auteurs de violences. En d’autres termes, ce que ces campagnes exhibent et ce à quoi, à qui, elles s’adressent, c’est la violence jouissive des agents de violences.

Perpetrator, quatrième figure – personnage historique hors cadre – mais dont la photographie est une sorte d’ode à sa puissance de frappe.

PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA PROIE

Quelques semaines avant sa sortie en 1991, la presse dénonce déjà Dirty Week-endnote, accusé d’être un brûlot immoral, ultra-violent et pornographique, et Helen Zahavi, son autrice, une « malade mentale ». Dans l’histoire moderne de la censure en Angleterre, le roman est le dernier opus à faire l’objet d’une demande d’interdiction de publication et de diffusion auprès du Parlement de Londres. Dirty Week-end touche visiblement un point ultrasensible. Pour la plupart des commentateurs du livre, il s’agit d’une apologie de la violence qui ne s’encombre même plus de justifications vengeresses : une violence gratuite, irrationnelle, sans limite. Bella, son héroïne, est la figure même de la victime devenue bourreau. Ralliée à la brutalité la plus obscène – mais, déclinée au féminin, la brutalité n’est-elle pas toujours considérée comme obscène ? –, Bella est présentée comme une version contemporaine de la folie féminine meurtrière : son éthique est ainsi réduite à une pathologie. À l’encontre du texte même d’Helen Zahavi, ces commentaires manquent totalement ce qui est pourtant au centre du roman. Et, en ce sens, ils sont aussi peut-être le symptôme d’une volonté de ne pas savoir ; volonté que le texte même de Zahavi bouscule, déstabilise. Bella est bien une figure de la banalité qu’il y a à être violentée, et son week-end meurtrier, la fiction méthodologique qui sert à faire éprouver cette expérience, qui la fait, par l’écriture, accéder à la densité du réel et forcer les consciences.

Le roman déstabilise aussi une appréhension éthico-politique commune dans les courants féministes contemporains où la violence est seulement pensée comme expression de la puissance d’agir des « dominants » et ne constitue pas ou plus, par conséquent, une option « politique » possible pour le féminisme. Dans cette perspective, le roman est éminemment choquant parce qu’il resignifie les effets de la violence faite aux femmes en décrivant ce que la violence fait à Bella et ce qu’elle peut à son tour en faire. « Serial killer féministe », comme des journalistes l’ont qualifiée, Bella rompt ainsi avec une éthique féministe (ou trop rapidement attribuée au féminisme dans son ensemble) de la non-violence ; elle est la sale héroïne dont le féminisme avait besoin pour questionner son propre rapport à la violence : ce que l’on fait dans / de / avec la violence. Dans ce roman, nulle conversion véritablement héroïque de la gentille, fragile et vulnérable Bella en justicière sanguinaire défendant la cause des femmes. Il s’agit d’autre chose. Le politique se situe à un autre niveau : au cœur justement de cette intimité vécue, introspective, vaincue et désespérée, et, en même temps, de cette expérience charnelle d’une patience à bout. Dirty Week-end, c’est l’histoire politique du déploiement d’un muscle, jusqu’ici épuisé, recroquevillé sur lui-même, qui se saisit un jour d’un marteau pour exploser un crâne. « Politique », donc, au sens le plus féministe du terme, au sens où le personnel peut l’être.

Bella vit seule dans un tout petit appartement en semi-sous-sol d’un immeuble modeste, typique de Brighton, ville côtière du sud de l’Angleterre. Comme des millions d’autres, Bella est une jeune femme sans histoires, dont nul n’était censé se souvenir. Dans la vie, elle n’a ni ambition ni prétentions, pas même au bonheur le plus simple, le plus stéréotypé. D’ailleurs, Bella « a appris à être une bonne perdante. Perdre semblait lui convenir. C’était quelque chose de familier, comme une douleur qui a toujours été en vous, et qui vous manquera si jamais un jour elle disparaîtnote ». Bella est une antihéroïne, un personnage anonyme, une femme qui passe et presse le pas, une ombre dans une foule. Et, Bella est à ce point commune qu’elle peut précisément figurer toutes les femmes. Comme l’écrit Zahavi : « Vous la trouvez pathétique ? Sa faiblesse vous rebute ? L’image de ses grands yeux fous de victime vous soulève l’estomac ? Ne la jugez pas. Ne la jugez pas sans avoir vécu celanote. » Dont acte, nous sommes toutes un peu Bella. Qui n’a pas une fois ressenti la médiocrité existentielle de Bella, son propre anonymat, la peur si familière qui l’accompagne, ses espoirs avortés, son épuisement revendicatif, sa claustrophobie à vivre dans son espace étriqué, à survivre dans son corps, son genrenote, son humilité à supporter sa galère sociale, sa seule exigence de vivre tranquille ? Parce que nous faisons à peu près quotidiennement, de façon répétitive, diverse, l’expérience de toute cette myriade de violences insignifiantes qui nous pourrissent la vie, qui met en permanence à l’épreuve notre consentement ; parce que nous faisons à peu près quotidiennement l’expérience de ces regards salaces, de ces harcèlements licites, de ces réflexions humiliantes, de ces gestes intrusifs, de ces brutalités nauséeuses, qui endommagent nos corps comme nos vies.

Les premières pages qui décrivent la vie de Bella dessinent en creux ce qui pourrait être qualifié de phénoménologie de la proie. Une expérience vécue que nous tentons par tous les moyens de supporter, de normaliser par une herméneutique du déni, en tentant de donner sens à cette expérience en la vidant de son caractère invivable, insupportable. Bella est très vite agressée par un homme des plus « ordinairesnote » (c’est un détail important) qui la violente de toute part, et elle essaie de maintenir coûte que coûte la fiction d’une Bella d’« avant » l’agression. Elle tente de vivre comme à son habitude, de se rassurer en faisant semblant que tout va bien, de se protéger en faisant comme si rien ne s’était passé, en déréalisant sa propre appréhension de la réalité – en face dans la rue, un homme la regarde jour et nuit depuis sa fenêtre, mais peut-être est-ce elle qui pense qu’un homme la regarde. Bella vit dans cet effort constant qui consiste à n’accorder que peu d’importance à soi : à ses ressentis, à ses émotions, à son malaise, à sa peur, à son angoisse, à sa terreur. Ce scepticisme existentiel de la victime relève d’une perte de confiance généralisée qui touche tout ce qui est vécu, perçu, au je. Puis, quand le déni devient impossible, Bella « prend sur elle » : en se recroquevillant dans son corps, en restant tapie dans son appartement, en rétrécissant son espace vital qui, malgré tous ses efforts, est violé. Elle vit dans la banalité d’un quotidien d’une proie qui veut s’ignorer, en aménageant sa vie pour en sauver le sens, et parce que l’idée même d’être une proie appelle une forme d’attention à soi qu’elle ne s’accorde même pas. Aussi, l’agression, loin de marquer un point de rupture dans l’itinéraire d’une vie sans histoires, n’est en fait que le révélateur de ce que les expériences continuées de la violence ont déjà abîmé, marqué dans le corps de Bella. Elles ont constitué son corps propre, son rapport au monde, ont charpenté la façon même dont ce monde lui apparaît, la touche ; elles ont modelé la façon dont son corps habite, affecte ce monde et s’y déploie. Il n’y a donc pas de retour possible à une vie ante-agression. Il n’y a pas de possibilité de « revenir » en arrière car, de fait, il n’y a pas de point d’accroche pour retrouver une féminité épargnée, qu’il faudrait restaurer ou déviolenter.

L’histoire de Bella, c’est aussi l’histoire d’un voisin, un homme lambda, habitant l’immeuble en face, qui a décidé un jour de la violenter. Pourquoi ? Parce que Bella paraît si pathétique, si fragile, déjà si « victime ». Et, si nous sommes toutes un peu Bella, c’est aussi parce que, comme Bella, nous avons d’abord commencé à ne plus sortir à certaines heures, dans certaines rues, à sourire quand un inconnu nous interpellait, à baisser les yeux, à ne pas répondre, à presser le pas quand nous rentrions chez nous ; nous avons veillé à fermer à clef nos portes, à tirer nos rideaux, à ne plus bouger, à ne plus répondre au téléphonenote. Et, comme Bella, nous avons dépensé beaucoup d’énergie à croire que notre perception de cette situation n’était pas digne de faire sens, qu’elle n’avait pas de valeur, de réalité : à dissimuler nos intuitions et émotions, à simuler que rien de révoltant ne se passait ou, au contraire, que ce n’était peut-être pas acceptable d’être épiée, harcelée ou menacée, mais que c’est nous qui étions de mauvaise humeur, qui devenions intolérantes, paranoïaques, ou alors qu’on avait la poisse, que ce genre de « trucs », ça n’arrivait qu’à nous. Précisément, l’expérience de Bella est une somme de bribes d’expériences communément partagées mais aussi la description minutieuse de toutes ces tactiques prosaïques, de tout ce travail phénoménal (perceptif, affectif, cognitif, gnoséologique, herméneutique), que nous effectuons chaque jour pour vivre « normalement », qui relève du déni, du scepticisme, et rend indigne tout ce qui relève de soi. Or, cette normalité renvoie de fait à un critère de l’acceptable (et donc aussi à un critère de l’inacceptable, du révoltant), défini par la perspective imposée par cet homme à la fenêtre : c’est d’après son échelle de l’acceptable et du crédible, d’après « son monde à lui », que nous jugeons qu’il est « normal » de subir ce qu’il fait puisque c’est lui qui juge « normal » d’agir comme il le faitnote.

Et c’est depuis cet horizon d’expériences commensurables de la banalité du pouvoir que Bella peut devenir le personnage tragique d’un conte féministe, un conte exemplaire. Car l’histoire de Bella ne commence véritablement que quand Bella considère que finalement ça suffit. Il n’y a pas de roman avant ce point de basculement, juste un prologuenote qui évoque ce que ça fait d’être une femmenote.

Le voisin de Bella, l’homme qui l’observait par la fenêtre, l’appelait au téléphone, la réveillait au milieu de la nuit, cet homme l’a suivie un après-midi. Il s’est assis à côté d’elle alors qu’elle s’était octroyé quelques minutes pour jouir d’un rayon de soleil dont elle s’était privée depuis des semaines ; il lui a mis la main sur la cuisse, tenu le poignet au point de le lui briser, l’a embrassée de force et il lui a promis de venir chez elle pour lui « faire malnote ». Bella attend. Elle attend son tour devant la porte du monde de son violeur. Elle a beau lui avoir dit d’arrêter ; elle a beau avoir évoqué le fait que c’était insensé, protesté que c’était anormal : il n’entend pas, il ne comprend pas. C’est le « vide sidéralnote » – elle perd pied, elle n’y arrive plus ; elle est désorientée et ne parvient plus à restaurer du sens. Pourtant, Bella va « passer à l’acte ». Pourquoi ce jour-là précisément ? Était-elle plus exténuée de tout ce travail accompli pour maintenir une « vie normale » ? Rien ne permet d’y répondre. Tout se passe comme si un mouvement ou, plutôt, une tension à l’échelle même d’un muscle dont elle ignorait encore l’existence s’était petit à petit manifestée, avait fécondé un « petit noyau de rage compactnote ». Bella s’est arrêtée de douter, elle a arrêté de nier et d’attendre, de protester gentiment en tentant de sourire. Elle est alors sortie d’elle-même, elle est sortie de chez elle, elle a marché vers quelque chose : « Il était trois heures passées quand elle arriva dans les North Laines. C’est un quartier où on se rend quand on souhaite consulter un psy, se faire lire les lignes de la main, ou connaître son avenir. C’est le quartier mystique et altruiste de la ville. Là où on vous prend par la main pour vous conduire à travers vos rêvesnote. »

Au cours de cette pérégrination, elle rencontre un voyant iraniennote, qui lui tient des propos elliptiques, et avec lequel elle parle longuement : d’elle, de sa vie, de son arrivée à Brighton trois ans auparavant, de ce qui se passe depuis plusieurs mois. Elle raconte la fatigue d’être une femme, à la manière d’une fable de l’hétérosexualité désenchantée. Les désirs, les rencontres, le sexe, l’amour libre, l’amour payant, le désamour, la désillusion, les ruptures, les abandons, parce qu’il nous dit que « l’on se laisse allernote ». Les petits riens de la non-attention, du non-intérêt, de la non-écoute, des non-regards, des non-égards, du non-soin, du non-attachement qui ont généré chez Bella cette conviction profonde d’être « une épave flottante, un objet rejeté sur la côte. La dernière de la course. La pluie sans que vienne le beau temps. Un simple galet sur la plage. La dernière sortie du lit et la dernière dans la queue. La dernière en tout, pour tout le mondenote ». Ce passage du roman est crucial : Bella dialogue avec le voyant, mais se parle à elle-même. Elle s’adresse à lui mais elle s’écoute. Pour la première fois, elle prend en compte ses propres mots, ses ressentis, ses jugements. Elle se redonne réalité. Apparaît alors, derrière l’« exceptionnelle » violence de son voisin « ordinaire », toute la violence des protagonistes « connus », « proches », « familiers » qu’elle a rencontrés tout au long de sa vie : des enseignants, des amoureux, des amants, des amis, des patrons… cette parenthèse introspective redonne de la densité à son point de vue, à sa perspective, à son monde vécu. Elle fait le lien entre toutes ses expériences, et objective tout ce qu’elle a déjà fait, toutes les résistances imperceptibles qu’elle a déployées pour traverser et vivre dans ces violences. Il s’avère que si Bella est encore là, c’est qu’elle est depuis longtemps une experte de l’autodéfense – une autodéfense qui n’en a pas le nom, pas le label, ni le prestige. Les techniques d’autodéfense que Bella a activées quotidiennement ont précisément été efficaces parce qu’elles lui ont permis de ne pas être complètement abattue par la violence. Évitement, déni, ruse, mot, argument, explication, sourire, regard, geste, fuite, esquive sont des techniques de « combat réel » qui ne sont pas reconnues comme telles. Bella prend donc conscience que, jusqu’ici, elle s’est défendue mais qu’elle s’est épuisée à prendre sur elle, qu’elle a raboté son monde, coupé dans le vif de son être. Elle a fait avec les moyens du bord, avec ce qu’on lui avait appris, ce qu’elle a reçu en héritage. Cette tactique qui relève de ce qui apparaît de prime abord comme une lâcheté toute « féminine », a été la seule tactique de survie efficace lui permettant de sauver la face au prix de sa propre déréalisation. N’empêche, jusqu’ici, elle a survécu, elle s’est défendue tant bien que mal.

Une question surgit alors : que peut-elle faire à présent, que lui est-il permis d’espérer ? Se défendre. Se défendre encore mais autrement : passer de la tactique à la stratégie. Ne plus se tenir tapie dans le monde de l’Autre à éviter les coups et à serrer les dents. Bella ne se libère pas, elle n’est pas plus « libre » qu’avant, elle réalise juste qu’elle est en colère, et cela lui suffit pour agir. Cette colère lui appartient. Bella restera polie, humaine, presque prévenante avec ses victimes. Au constat que, jusqu’ici, Bella s’est défendue de la violence en se faisant constamment violence, elle va modifier les règles de sa propre actionnote. Plutôt que d’agir en « prenant sur elle », elle va se recentrer sur elle-même, prendre soin d’elle-même, et agir sur le monde. Et, pour cela, il faudra nécessairement qu’elle transgresse les règles en vigueur.

Alors voilà, même la fragile Bella peut soulever un marteaunote. C’est elle qui, un vendredi soir, part chez son agresseur en pleine nuit et s’introduit dans sa chambre. C’est elle qui, à présent, lui explique les nouvelles règles parce qu’il ignorait que le jeu avait changé ; c’est elle encore qui lui assène plusieurs coups et lui fracasse la tête, le laissant agoniser dans une mare de sang. À partir de ce point de non-retour, Bella tout en restant Bella va prendre soin d’elle-même en donnant de l’importance à sa réalité. Bella ne voulait pas s’imposer, elle ne voulait embêter personne, mais finalement, toute sa vie, elle a été éduquée à tuer les hommes – parce que, de fait, ils ont fait beaucoup pour qu’elle en arrive là ; ils l’ont très bien éduquée à la violence et il ne faut pas beaucoup de volonté, de force pour « passer à la violence » ; pas beaucoup de technique, pas beaucoup d’entraînement, et c’est d’ailleurs précisément pour cette raison qu’il est si facile de violenter une femme. Elle a vu faire, elle a vu comment faire, elle a éprouvé ce que cela fait. Au cours du week-end qui va suivre, ceux qu’elle rencontrera sur son passage vont donc « y passer ». Toutefois, ces meurtres ne sont jamais « aveugles » : ne sachant pas que Bella avait changé les règles du jeu, tous les hommes croisés en deux joursnote l’ont comme à l’accoutumée insultée, harcelée, frappée, violée, menacée de la liquider, ou ont violenté une autre femme.

En réalité, c’est Bella elle-même qui est parvenue à un certain stade de maturité : à un point où la violence subie ne peut que devenir une violence agie. Bella est l’Émile mutant d’Helen Zahavi, elle est une bonne élève. Elle n’a jamais pratiqué d’arts martiaux, elle n’a jamais reçu d’entraînement spécialnote, ni appris à utiliser un marteau, un couteau, ou tirer au pistolet… mais le travail sourd de la violence vécue a fonctionné en elle comme un apprentissage à l’autodéfense féministe – lui donnant, sans qu’elle s’en aperçoive elle-même, les ressources pour raisonner, juger, agir et frapper – c’est-à-dire pour advenir au monde. Bella expérimente son corps, elle apprend « sur le tas ». Elle commence à faire confiance à ses ressentis (à sa haine, sa rage, sa peur, sa joie), à ses déductions (non il ne faut pas se moquer d’un homme qui bande mounote, non il ne faut pas se faire raccompagnernote, non il ne faut pas s’engouffrer dans une ruelle sombre, non il ne faut pas se tenir à portée d’une main prête à vous giflernote, non il ne faut pas les laisser s’approcher trop près de votre counote… à moins d’être armée et résolue à taper fort), à donner du poids à ses choix (est-ce trop demander de vivre sans être violentée ?). Les deux jours de Bella figurent la temporalité d’un stage d’autodéfense féministe, avec sa pratique accélérée, son partage d’expériences, ses prises de conscience et ses recommandationsnote. Bella n’a pas appris à se battre, elle a désappris à ne pas se battre. En passant à une stratégie d’autodéfense féministe, il ne sera donc jamais question de distiller la réalité pour en extraire l’efficace d’un geste (immobiliser, blesser, tuer…), mais, au contraire, de s’enfoncer dans la trame de la réalité sociale de la violence pour y entraîner un corps qui est déjà traversé par la violence, pour déployer un muscle familiarisé à la violence mais qui n’a fondamentalement jamais été éduqué et socialisé à s’entraîner à la violence, à l’agir.

S’il y a bien une mue, pour autant il n’y a pas de véritable métamorphose dans Dirty Week-end, Bella reste toujours la même. Elle ne devient ni une « hystérique assoiffée de cruauté » ni une « héroïne meurtrière magnifique ». Helen Zahavi veut préserver son personnage principal dans sa banalité féminine à la fois si singulière et si communément vécue. L’autrice précise à plusieurs reprises que Bella voulait qu’on la laisse tranquille et que, malgré sa patience à toute épreuve, cela n’a pas été possible. Il a fallu deux jours de violence sidérante pour que son point de vue soit enfin pris en compte, qu’il compte pour autrui.

ÉPISTÉMOLOGIE DU SOUCI DES AUTRES ET CARE NÉGATIF

Le « passage à la violence », la mutation de Bella, ne produit pas une expérience « inédite » : Bella la tueuse fait la même expérience que Bella la « victime ». Ce n’est que le point de vue qui diffère mais les expériences vécues demeurent continues. Bella ne s’est donc pas métamorphosée, il s’agit plutôt d’une anamorphose. Elle a toujours été la même, elle est vue et elle se voit juste différemment, selon une autre perspective. Qu’est-ce que cela fait, à présent, non pas d’être une femme, mais d’être Bella ? Qu’est-ce que cela fait de se défendre ? Qu’est-ce que cela fait d’être Bella, vue depuis cette autre perspective ? Comme une anamorphose dans un tableau, dont on découvre en regardant de plus près, ou sous un autre angle, qu’il s’agissait de tel ou tel objet, de tel ou tel animal ou de tel ou tel visage… Pour reprendre l’expression de Dürer pour qualifier cet art du trompe-l’œil, l’anamorphose est « un art de la perspective secrète » : la Bella ultra-violente, c’est toujours Bella, c’est juste une autre vision – occulte, interdite, taboue – sur Bella, inconnue de Bella elle-même. En cela, Dirty Week-end a l’immense avantage de ne pas opérer de jugement moral, de distinction ontologique entre la Bella sans défense et la Bella meurtrière.

Pour autant, du côté des personnages masculins du roman – ceux qui harcèlent et agressent –, le changement de perspective implique un véritable effondrement de leur monde. En d’autres termes, les changements de perspective ne relèvent pas tant d’un choix ou d’une bonne volonté, que d’un rapport de force, d’une mise à sac : les points de vue matérialisent des positions dans des rapports de pouvoir que seule la violence semble en mesure de déstabilisernote. Dans Dirty Week-end, la vengeance de Bella ne réside pas dans les meurtres punitifs perpétrés, et Bella ne ressemble pas aux figures classiques de « justiciers » (vigilants). Elle ne se transforme pas tout à fait elle-même en chasseuse ; autre chose se joue ici. Ses meurtres sont brutaux, parce qu’ils transgressent un schème d’intelligibilité dans et par lequel des mondes sont vécus ; ils éclairent des points aveugles, des angles morts, des ressentis occultes. Ces meurtres créent ainsi les conditions de possibilité cognitive d’une empathie. Forcer l’autre à voir le monde depuis une perspective différente, faire ressentir à l’autre, non pas tant ce que l’on ressent, mais cet étonnement même que quelque chose d’autre est perçu, ressenti, vécu : « Elle accorda au petit une ou deux secondes. Une ou deux secondes pour lui laisser le temps de relever la tête. Elle le laissa relever la tête et croiser son regard. Ils se dévisagèrent, le petit homme et la femme immobile. Ils échangèrent un regard entendu. Un regard étonné devant la tournure que prenaient les événements. Le chasseur devenu proie. La proie devenue chasseur. Le bourreau condamné. Le condamné bourreau. Toute la prise de conscience contenue dans ce regardnote. »

Désormais ce sont les proies qui chassentnote. Cette fable de la revanche des impuissants, des sans-défense et des fragiles n’est pas un roman du ressentiment, mais bien l’illustration fictionnelle de l’historicité des rapports de pouvoir (les proies ne demeurent pas toujours des proies), à partir d’une phénoménologie de la violence. En se focalisant sur un seul personnage, l’une des spécificités du roman de Zahavi est de décrire la « prise de conscience » d’un rapport de pouvoir en tant qu’elle ne passe pas par un collectif et donc par un processus de conscientisation qui repolitise des expériences individuelles. À part le voyant iranien rencontré au hasard – qui figure l’intériorité de Bella – nulle autre personne ne participe du changement de vision qui s’opère chez Bella elle-même. Bella se libère elle-même. Helen Zahavi thématise à nouveaux frais l’un des topoi de la théorie féministe : la politisation des expériences vécues de la domination et la construction d’un sujet politique révolutionnaire. Dans le cas de Bella, la subjectivation politique passe par un processus singulier, intime, phénoménal : Bella ne prend pas part à un mouvement collectif, ni même à un sujet politique (un « Nous, les femmes… »), elle produit du chaos au cœur d’un schème dominant. Pour le dire autrement, elle brutalise ses oppresseurs/agresseurs pour qu’ils voient, ressentent, qu’ils vivent dans leur chair le fait même de faire connaissance avec un autre point de vue, étranger, ignoré, effacé et, par définition, obscène. Il faut admettre alors que la conscientisation ne peut pas toujours relever de la responsabilité collective des violenté.e.s, parce qu’il se peut que, pour la plupart d’entre elles/eux, il n’y ait pas de collectif possible ou que le collectif ne les accompagne pas jusqu’à la porte de chez elle/eux, ni même jusque dans leurs lits. En d’autres termes, il y a des types de domination qui déréalisent à proprement parler des vécus, des existences, des corps, qui désaffilient à proprement parler les individu.e.s de la possibilité même de construire un monde commun avec d’autres ou qui ne créent des mondes communs que par intermittence. Bella est seule, elle est seule chez elle à être harcelée et elle n’a personne à qui parler, à qui demander de l’aide. Elle est dans l’autodéfense, non par choix, mais par pure nécessité.

À travers Bella, Helen Zahavi s’adresse ainsi aux autres, aux hommes, aux chasseurs. Il s’agit de les faire entrer dans le monde de Bella. Son propos s’apparente alors à une pédagogie brutalisante : qu’est-ce que cela fait d’être une femme ? Ceci n’est pas un jeu. Ça ne s’arrête pas avec des excuses convenues et des regrets indécents. C’est une révolution politique ; plus encore, c’est une révolution idéologique : pensez comme une proie, vivez comme une Bella, suffoquez comme elle, ressentez, déplacez-vous, suez, frissonnez, disparaissez comme elle. « Qu’ils tremblent quand on marche derrière eux. Qu’ils pressent le pas, qu’ils enfoncent leur tête dans les épaules et se dépêchent de rentrer chez eux à la nuit tombée. Filez chez vous, chiens. Détournez le regard quand on passe. Que la peur s’approche à pas de loup et vous souffle dans l’oreille… Porcs nourris de pâtée. Crapauds pleurnichards. Rebuts syphilitiques. Vous n’étiez rien, et vous ne serez rien. Le grain de poussière dans mon œil. La merde sur mes chaussuresnote… » Au début, les chasseurs ne comprendront pas parce qu’une telle rencontre est proprement incompréhensiblenote ; ils seront aveugles, ils feront la sourde oreille, ils resteront campés sur leurs positions : ils ne désarmeront pasnote. Au-delà de la seule problématique de genre, l’énoncé vaut pour toute position hégémonique : « On ne peut pas leur demander d’avancer sans bruit, comme Bella. On ne peut pas leur demander d’hésiter quand chaque immeuble, chaque parcelle d’herbe, chaque rue mal éclairée, chaque station, chaque métro, chaque impasse leur appartient, et qu’ils peuvent y pénétrer s’ils le souhaitent. On ne peut pas leur demander de ressentir les mêmes choses qu’une Bella qui avait l’impression d’être une intruse jusque chez ellenote. » En effet, on ne peut pas le demander poliment, cela fait bien longtemps qu’on le sait. Et, comme on ne peut pas le demander, il faut frapper en premiernote.

Le roman d’Helen Zahavi offre la possibilité de problématiser ce que nous appellerons un dirty care – un care négatif. À partir de cette phénoménologie de la proie, une autre généalogie de l’éthique que l’on prête communément aux femmes, aux positions minorisées, aux groupes minoritaires est possible. Ce que nous considérons comme une disposition à se soucier des autres, à leur prêter attention, à en prendre soin (« care » en anglais), à les prendre en charge, a été communément théorisé dans toute une tradition de la philosophie féministe, non pas évidemment comme une prédisposition ou une « nature » féminines, mais bien comme le produit historique d’une assignation prioritaire des groupes minorisés aux tâches de reproduction, d’une division sexuelle et raciale du travail domestique comme de sa libéralisation (professions du care). L’historicisation de cette division du travail a permis de montrer le type de rapport au monde qu’elle implique, ses implications éthiques, les postures morales qu’elle produit, et de les définir comme des gestes d’attention aux autres qui déterminent une morale du carenote.

Notre objectif est de compléter ces analyses depuis une autre généalogie. Notre hypothèse est la suivante : le souci des autres advient par et dans la violence et génère un positionnement éthique bien différent de la seule proximité affective, de l’amour, de l’attention compatissante, de la sollicitude affectueuse ou de l’abnégation dans les soins les plus éprouvants (même si de tels soins peuvent susciter chez celles/ceux qui les prodiguent des sentiments négatifs, bien que toujours mêlés de désirs et de répulsionsnote). La violence endurée génère une posture cognitive et émotionnelle négative qui détermine les individu.e.s qui la subissent à être constamment à l’affût, à l’écoute du monde et des autres ; à vivre dans une « inquiétude radicalenote », épuisante, pour nier, minimiser, désamorcer, encaisser, amoindrir ou éviter la violence, pour se mettre à l’abri, pour se protéger, pour se défendre. Il s’agit alors de développer une série de raisonnements pour déchiffrer autrui, pour rendre raisonnable, « normale » son action, à déployer des gestes, des attitudes, des actions pour ne pas l’« énerver », ne pas « encourager », « déclencher » sa violence ; mais aussi de vivre avec des affects, des émotions, quasiment imperceptibles, et pourtant constants, pour s’habituer, s’insensibiliser, se faire à sa violence. Il n’est plus question ici de « se soucier des autres » pour faire quelque chose qui les aide, les soigne, les réconforte, les rassure, les sécurise, mais bien de se soucier des autres pour anticiper ce qu’ils veulent, vont ou peuvent faire de nous – quelque chose qui potentiellement nous dévalorise, nous fatigue, nous insulte, nous isole, nous blesse, nous inquiète, nous nie, nous effraye, nous déréalise.

L’attention portée ici aux autres ne présuppose pas a priori un attachement, un rapprochement, un engagement envers autrui : elle est éminemment contraintenote. Elle peut donc tout aussi bien être définie comme un long travail de déni, d’évitement, de désamorçage ; une mise à distance (une mise en sécurité), une fuite, voire une préparation à l’affrontement, au combat. À partir de cette idée d’attention qui caractérise le dirty care, il est possible de dégager au moins deux éléments majeurs. Premièrement, l’attention qui est requise de la part des dominé.e.s, et qui consiste à se projeter en permanence sur les intentions de l’autre, à anticiper ses volontés et désirs, à se fondre dans ses représentations à des fins d’autodéfense, produit de la connaissance, une connaissance des plus poussées, documentées, sur les groupes dominants. Or cette objectivation méticuleuse de l’autre, cette nécessité de prendre autrui pour objet d’attention, de connaissance et de soin, loin de marquer un privilège épistémique du sujet de connaissance, octroient, au contraire, à l’objet lui-même une puissance démesurée. L’objet devient le centre du monde que le sujet appréhende depuis nulle part. Le sujet de connaissance tourne constamment autour de ce point focal. Il n’y a pas, dans ce cas, de posture hégémonique du sujet qui connaît, pas de position surplombante, pas de position d’autorité dans le processus de savoir : le sujet de connaissance est face à son « objet roi », en position d’hétéronomie, précisément parce que c’est cet objet qui se confond avec la réalité objective, c’est son point de vue qui donne le la du réelnote. L’objet domine : sa perspective recouvre totalement celle du sujet, sa vision du monde s’impose aux dépens de celle du sujet, son cadre d’intelligibilité est impérial. En outre, l’attention du sujet à son objet est un travail épuisant : le degré d’attention doit être élevé pour que la connaissance acquise rende possible l’autodéfense. L’intensité de l’acuité est sans interruption, ou presque. Il faut être sur le qui-vive en quasi-permanence, ce qui produit un épuisement qui empêche une quelconque attention à soi ou qui fait passer ses propres représentations, visions, désirs, intentions, émotions au second plan, au statut de données douteuses, fantasques, fausses, d’informations de moindre importance, voire d’éléments insignifiants. La force de travail investie dans le processus de connaissance s’épuise et ne peut péniblement se reconstituer qu’à la condition d’un oubli de soi qui redouble la déréalisation de son propre point de vue, de son monde vécu. À l’éthique du care, telle qu’elle est communément problématisée, il faudrait donc ajouter une part sombre, une éthique de l’impuissance qui peut être saisie à partir de tous les efforts déployés pour se défendre malgré tout. Dans ce sens, négatif, le dirty care désigne le sale soin que l’on se porte à soi-même, ou plutôt à sa puissance d’agir, en devenant, pour sauver sa peau, les expert.e.s des autres. Autrement dit, cet effort permanent pour connaître le mieux possible autrui dans le but de tenter de se défendre de ce qu’il peut nous faire, est une technologie de pouvoir qui se traduit par la production d’une ignorance non pas de nous-même mais de notre puissance d’agir qui nous devient étrangère, aliénée. Témoins authentiquement modestesnote, soumis, éreintés, dociles, les dominé.e.s sont assigné.e.s à un rapport cognitif comme à un travail gnoséologique aliénant. Elles/ils développent une connaissance sur les dominant.e.s qui constitue une archive de leur toute-puissance phénoménale et idéologique.

Deuxièmement, qu’en est-il de l’« objet roi » ? Dans toute une littérature relative à l’étude de ce qui désormais peut être nommé comme l’ensemble des « injustices épistémiquesnote », on trouve de nombreux travaux relatifs aux savoirs dominants et aux privilèges épistémiques. Dans ce cadre, l’élaboration et l’étude du concept d’agnotologienote ont permis de démontrer que les positions de pouvoir hégémoniques induisent une production active d’ignorance. Cette production est complexe : elle passe par la négation d’existences ou de points de vue tiers, par l’universalisation d’un point de vue situé compris comme la réalité elle-même (le réel en soi), par des processus de perception erronés, biaisés ou de cécité, par des mystifications, des spoliations de connaissances, des dénégations, des critères de recevabilité, de crédibilité et d’autorité scientifiques socialement centrés, des pratiques archivistiques ou des procédures de véridiction comportant des doubles standards (définissant ce qui est digne d’être conservé, mémorisé, ce qui est vrai, objectif, neutre, scientifique, ce qui constitue un événement, un fait) ; et, par conséquent, par de l’amnésie active, du révisionnisme, de la doxa scientifique, de la production idéologique à proprement parler. Élaboré très tôt par les épistémologies féministes et constituant un thème central de la littérature noire (ce que Charles W. Mills à propos du roman de Ralph Ellison appelle les « romans épistémologiques ») comme des études sur la blanchiténote, le concept d’ignorance permet de saisir l’asymétrie entre l’exploitation cognitive et gnoséologique des dominé.e.s et les infinis bénéfices sociaux et symboliques dégagés de ce travail au profit des dominant.e.s. Ignorant.e.s, les dominant.e.s sont engagé.e.s dans des postures cognitives qui leur épargnent à proprement parler de « voir » les autres, de s’en soucier, de les prendre en compte, de les connaître, de les considérer. Les dominant.e.s se ménagent ainsi du temps pour eux/elles-mêmes : se connaître, s’aimer, s’écouter, se cultiver. En se prenant pour objet exclusif d’attention et de soin, ils/elles se donnent de l’importance, du poids, de la place, et reproduisent ainsi les conditions matérielles assurant la pérennité de leur domination.

Pourtant, il y a bien une forme d’attention portée aux dominé.e.s. Comme en témoigne le roman Dirty Week-end, les harceleurs, les agresseurs, les violeurs, qui y sont mis en scène, manifestent une forme d’obsession à traquer Bella, ou tout autre corps violentable. Interpellé.e.s comme chasseurs, l’existence d’un savoir propre à la chasse suppose de la part des dominant.e.s une aptitude à ne pas ignorer : à connaître d’une certaine façon leurs proies, comme leurs habitudes, leurs territoires, leurs cachettes, leurs avantages ou capitaux défensifsnote… Le voisin de Bella l’observe, la traque, la capture. Il est un chasseur. Plus fondamentalement encore, il chasse Bella du monde.

Dans la postface à Vendredi ou les limbes du Pacifique, Gilles Deleuze cite Michel Tournier : « Autrui est pour nous un puissant facteur de distraction, non seulement parce qu’il nous dérange sans cesse et nous arrache à notre pensée intellectuelle, mais aussi parce que la seule possibilité de sa survenue jette une vague lueur sur un univers d’objets situés en marge de notre attention, mais capable à tout instant d’en devenir le centrenote. » Or, le monde pour le chasseur est sans autrui : sans personne à côté de lui, sans personne derrière lui qui constitue une perspective autre, une altérité qui maintient la densité du réel défini comme ce que je ne perçois pas mais qui est perçu ou perceptible par autrui. Si autrui n’est plus qu’une proie que je poursuis, que je chasse, que je capture par mon regard ou dans le viseur d’une arme ; si tendre vers lui, le toucher, c’est l’abattre, alors c’est un réel qui a éradiqué la catégorie même du possible. Autrui n’est plus cette présence qui me rappelle à la « relativité des autrui » (du non-su, du non-perçunote) et donc de tout ce qui existe possiblement en dehors de ma propre perception. Le visage effrayé de Bella n’est pas, pour le chasseur, l’« expression d’un monde possible effrayant, ou de quelque chose d’effrayant dans le monde que je ne vois pas encorenote ». Il n’est plus que le signal que la partie de chasse touche à son terme. En revanche, Bella ne vise personne. Elle n’a personne à suivre, à chasser, à capturer. Toutefois, Bella est sur le qui-vive : autrui a également disparu comme perspective, comme présence rassurante sur l’existence même d’un réel habité en commun. Autrui est devenu une menace immanente, toujours à quelques pas dans son dos, prêt à la violenter. Pour Bella, le monde est devenu un monde où « tout est possible », un monde qui se trame en permanence derrière elle, et signale une réalité qui la menace, qui s’impose à elle, même si elle ne le perçoit pas par elle-même, et aux dépens de l’actualité de sa propre perception, mettant en danger sa vie même.

Quand les proies se mettent à chasser, elles ne deviennent pas chasseurs à leur tour. Elles se défendent par nécessité. Toutefois, dans la généralisation d’un tel monde de prédation, c’est à la transformation de tou.te.s en proies que l’on assiste. C’est l’éradication de toute altérité ou, plutôt, le rabattement du possible dans l’ordre de la menace et du danger ; c’est aussi l’éradication de toute conflictualité politique. La fable de l’autodéfense que constitue Dirty Week-end permet de saisir que le dispositif de pouvoir qui discrimine ceux/celles qui chassent et sont chassé.e.s ne vise pas à imposer une chasse de tou.te.s contre tou.te.s, mais la réduction de tou.te.s à des proies, diluant et invisibilisant les rapports de domination dans un monde devenu « invivable » pour tout.e.s mais où seul.e.s certain.e.s sont tuables et demeurent effectivement traqué.e.s.

 

Le soir du 26 février 2012, à Sanford en Floride, dans un quartier majoritairement blanc, Trayvon Martin, un adolescent africain-américain de 17 ans, habillé d’un sweat-shirt à capuche lui couvrant la tête, sort à peine d’un magasin avec un paquet de gâteaux dans sa poche. Il est au téléphone avec sa petite amie. Zimmerman, engagé comme volontaire dans les programmes de voisins vigilants dont il est un responsable local (neighborhood watch volunteernote), est alors dans sa voiture et appelle la police. Il déclare qu’un individu suspect apparemment drogué déambule dans le quartier et semble scruter les maisons. La consigne est de ne rien faire et d’attendre que les policiers arrivent. D’après les témoignages de plusieurs voisins, une altercation éclate entre Trayvon Martin et George Zimmerman : ce dernier est bien plus corpulent que le lycéen et a dix ans de plus. Quand la police arrive, Zimmerman saigne du nez et Trayvon est retrouvé avec une balle dans la poitrine vraisemblablement tirée à bout portant. Après des semaines de rétention d’informations, la police mettra à disposition de la famille et de la presse l’enregistrement de l’appel d’urgence (911) qui révèle qu’il y a d’abord eu un premier coup de feu – apparemment manqué ou tiré en guise d’avertissement –, puis on entend la voix de l’adolescent qui supplie et pleure, puis une seconde détonation se fait entendre. Dans les minutes qui suivent l’arrivée des forces de l’ordre, des témoins se sont présentés pour attester que Zimmerman avait tiré un premier coup de feu sans raison, alors qu’il maintenait l’adolescent qui était dans l’impossibilité de fuir ou de bouger, et que ce dernier suppliait son meurtrier.

Dans l’État de Floride, les lois relatives à la légitime défense sont particulièrement souples et garantissent l’« immunité pour toute personne agissant pour se protéger si elle ressent un sentiment de peur raisonnable l’incitant à croire qu’elle sera tuée ou gravement blesséenote ». Les lois de cet État donnent ainsi toute latitude à n’importe quelle personne de porter et de se servir en toute impunité de son arme. La possibilité de tuer autrui est ainsi légitimée à la seule condition d’un ressenti (il faut « raisonnablement » se sentir menacé.e). Le fait de fonder la « légitime défense » sur une peur raisonnable ne peut, par définition, être en mesure de constituer un critère discriminant pour juger où s’arrête la légitime défense et où commence le meurtre paranoïaque. Zimmerman est d’abord entendu par la police, puis relâché. Alors que la police de Sanford ne relève aucune preuve établissant que George Zimmerman a « raisonnablement ressenti » une menace et agissait par autodéfense le soir du meurtre, il ne sera pourtant jamais inquiété. Il faut attendre que les premières manifestations dénoncent ce crime atroce, raciste, et crient au scandale pour que s’ouvre une enquête pour meurtre non prémédité et que Zimmerman soit arrêté (puis immédiatement relâché sous caution) deux mois après les événements. Un an et demi plus tard, en juin 2013, s’ouvre le procès et, en dépit de l’absence d’éléments démontrant la légitimité d’un recours au droit à d’autodéfense, des témoignages et enregistrements accablants pour Zimmerman, celui-ci sera acquitté. Dans l’année qui précéda le meurtre de Trayvon Martin, George Zimmerman a effectué quarante-six appels à la police, concernant le signalement d’alarmes, des nuisances et des querelles de voisinage, des incivilités routières et surtout des personnes « suspectes »note.

 

George Zimmerman est un vigilant de l’État racial. Trayvon Martin était sans défense face à la menace d’être, en tant que jeune homme africain-américain. Une proie abattable au nom de la légitime défense. Or, le cadre politico-législatif qui entoure l’acquittement d’un assassin signale une technologie de pouvoir qui blanchit littéralement George Zimmerman au nom de sa propre frayeur de « proie ». La peur comme projection renvoie ainsi à un monde où le possible se confond tout entier avec l’insécurité, elle détermine désormais le devenir assassin de tout « bon citoyen ». Elle est l’arme d’un assujettissement émotionnel inédit des corps mais aussi d’un gouvernement musculaire d’individus sous tension, de vies sur la défensive.

REMERCIEMENTS

Une partie des recherches dont est issu ce livre ont été menées grâce à une bourse du Schomburg Center for Research in Black Culture à New York ainsi que dans le cadre d’une bourse de la Mellon Foundation qui m’a permis de poursuivre recherche et enseignement dans le programme de Critical Theory à l’Université de Califonie à Berkeley. Ce livre est également redevable des discussions, échanges et débats que j’ai pu avoir, depuis des années, avec des collègues, étudiant.e.s, ami.e.s ; des communautés ou des arènes de pensée. Il est enfin plus que redevable des pratiques, réflexions et engagements au sein de collectifs militants ou de luttes. Les remerciements essaimés dans ce livre témoignent de ma conviction que le travail de la pensée s’apparente à un compagnonnage. La conflictualité a de toute évidence également fonctionné comme un incubateur de sens malgré la mise à l’épreuve que cela a supposé ; il n’empêche, je n’aurais pas réussi à mettre un point final à cet ouvrage sans le soutien de personnes à qui j’exprime ici toute ma reconnaissance. Je pense à Oristelle Bonis et Carine Lorenzoni, à Gael Potin, Kira Ribeiro, Nedjma Bouakra, Francesca Arena, Sarah Bracke, Nathalie Trussart, Elodie Kergoat et Amanda Bay. Je pense tout particulièrement à Souen Fontaine dont la présence, l’affection et l’amitié me sont si précieuses.

Je remercie Isabelle Clair, première relectrice de ce texte, qui depuis 2013 a été à la fois une interlocutrice intellectuelle privilégiée, une compagne de recherche et de lutte pour la recherche féministe, et une amie rare ; ainsi que Judith Butler : la confiance, l’attention et la bienveillance qu’elle m’a témoignées ont tout simplement rendu possible ce livre. Je remercie enfin Grégoire Chamayou, parce qu’il est des liens indéfectibles dont l’actualité intellectuelle et affective traverse le temps.

Mwen, chabine, manda liv là sa a fanmi an-mwen Dorlin : a nou, Kimbe raid pas molli…