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Table

1. La scène des crimes de H. H. Holmes : lieu des inventions
La loi des séries : révolution industrielle, chosification de la femme démembrée et serial killer moderne
Dark side : le anti-héros en designer
Design et horreur : la « salle des horreurs » du premier musée du design
2. Itinéraire d’un jeune escroc designer de son temps : de Herman Mudgett à H. H. Holmes
L’arrivée à Chicago
Vols, escroqueries et meurtre de son complice
Le flegme d’un condamné
3. La scène du crime : le château de l’horreur
Machine à tuer : voûtes et pièces scellées, tombes et crématoires
Climatologie du meurtre : fluides, vapeurs et gaz ; espace, temps et commande à distance ; une smart house avant l’heure
Meurtres et escroqueries à tous les étages, le capitalisme industriel à la fête
Économie et rendements du corps moderne
4. Les stigmates du mal
La part d’ombre du design
L’art du design
Annexe. Confessions de H. H. Holmes

 

Souvenez-vous à présent que les restes d’un grand four en briques ont été découverts dans le sous-sol du Château. Il fut construit selon les indications de Warner […]. C’est dans ce même four que j’invitai Monsieur Warner à entrer sous le fallacieux prétexte d’une explication sur son fonctionnement, et alors que j’en sortais prétendant avoir besoin d’outils, je fermai la porte, allumai le four en poussant l’huile et la vapeur à leur maximum. En un temps record, il ne resta rien de ma nouvelle victime, pas même un os1.

C’est en ces termes qu’Henry Howard Holmes, de son vrai nom Herman Webster Mudgett, considéré comme le premier tueur en série des États-Unis, auteur de plusieurs dizaines de meurtres par strangulation, asphyxie, crémation, etc., confesse l’un des crimes commis dans la maison qu’il a conçue à cet usage. La presse lui impute plusieurs centaines de meurtres et de disparitions. On n’en connaît pas le nombre avec certitude. Dans ses aveux, certaines de ses victimes, à l’instar de son portier Robert Latimer, se présentent au cours de son procès, en chair et en os, et certificat à l’appui. Il ne fait cependant aucun doute que H. H. Holmes est un tueur en série, un menteur patenté et un escroc dont le parcours témoigne d’une compréhension fine des technologies de son temps, celui du capitalisme industriel de la seconde moitié du XIXe siècle. En 1896, à l’âge de trente-cinq ans, le condamné à mort aux multiples identités est pendu. Il emporte ses secrets, ses inventions et ses mensonges dans sa tombe.

Dix ans auparavant, en 1886, Holmes est enfin l’heureux nouveau propriétaire du terrain qu’il convoitait depuis plusieurs années. Bien que ce ne soit pas son métier, il n’hésite pas à dessiner les plans de sa future maison et à en superviser la construction dans les moindres détails. Il construit une bâtisse si vaste que ses voisins l’appellent le Château2. Derrière la façade de bon goût, on ne peut deviner la présence des innovations les plus modernes, du passe-plat au four à taille humaine, jusqu’à un système d’émission du gaz et de l’électricité commandé à distance d’un bout à l’autre de la maison. Chef-d’œuvre rationnel et mécanique cosy du crime en pantoufles, le projet de Holmes s’inscrit dans l’exécution au pied de la lettre du projet fonctionnaliste des modernes tel qu’il fut formalisé par Nikolaus Pevsner dans Pioneers of the Modern Movement3 et par Sigfried Giedion dans La Mécanisation au pouvoir4. Publié en 1936, le livre de Pevsner associe l’origine du Mouvement moderne à l’émergence de la machine. Il en indique la teneur par le sous-titre éloquent : « De William Morris à Walter Gropius », avec lequel il affirme que « William Morris a jeté les fondations du style moderne à venir tandis que Gropius l’a assis définitivement5 ». En commençant sa généalogie par l’utilitarisme britannique et en l’achevant par le fonctionnalisme allemand, Pevsner brigue une conception unitaire de l’origine de l’histoire de la modernité, qu’il fait débuter par le design et la révolution industrielle britannique, et non par l’architecture. Holmes assume une position contradictoire face au vertueux Pioneers of the Modern Movement qui fait défiler une succession de figures héroïques selon le principe d’une progression linéaire homogène. Holmes appartient-il plus à La Mécanisation au pouvoir de Giedion, qui adopte une perspective différente ? L’ouvrage vise à asseoir le Mouvement moderne à partir de gros plans sur des sujets aussi variés que les serrures, les ablutions, la fabrication du pain ou les abattoirs de Chicago. Son projet encyclopédique détermine les échanges entre les prouesses de la technologie et les évolutions sociales et culturelles. Adoptant un angle différent de son prédécesseur, Giedion fait valoir l’existence d’une histoire de l’innovation esthétique et mécanique dans la perspective triomphante du progrès. Ces textes posent l’origine d’un système de références pour l’architecture du Mouvement moderne, mais il s’avère qu’elles constituent aussi les fondations de l’histoire du design et le définissent dans une conception entièrement moderniste qui se confond avec le fonctionnalisme.

C’est dans cette perspective qu’il convient de placer les activités de Holmes. Létal, pratique et confortable, le Château comprend une centaine de pièces, des appartements et des magasins. Ce projet architectural se réclame du projet fonctionnaliste historique et, dans le même temps, le questionne ainsi que ses limites. Il serait naïf de voir ici une simple conjoncture dans l’émergence quasi simultanée de la révolution industrielle américaine et dans celle de l’apparition du serial killer. Pour mener mon enquête, j’ai décidé de laisser de côté l’attrait morbide généralisé pour les faits divers, et d’examiner non seulement cette réalisation comme un paradigme fonctionnaliste s’inscrivant parfaitement dans la perspective de la mécanisation moderne6 et sa mise en œuvre, mais aussi comme une expression de la sérialité au croisement de la chaîne de montage et de l’invention du terme « tueur en série ». Loin d’être une coïncidence, je lance l’hypothèse que Holmes est le produit d’une collision logique rapprochant deux pratiques apparemment distantes sous le dénominateur commun des nouveaux modes de production industriels dont le design et le meurtre sériel sont les deux émanations. La coémergence de ces notions met en scène une triangulation entre la conception du vivant, la sérialité et ses corollaires, et une psyché mise à mal par la modernité. Un tel déplacement n’est pas sans incidence.

Le romancier Upton Sinclair, dans La Jungle7, est le premier écrivain à décrire l’abomination des conditions de travail des ouvriers des abattoirs de Chicago. Trente ans après, en 1936, Charlie Chaplin expose dans Les Temps modernes les hallucinations d’un ouvrier hypnotisé par la tâche répétitive qui lui incombe. Il doit accomplir le même geste sur les quelques centimètres de la chaîne de montage qui lui sont assignés. Il n’y a sans doute pas de hasard non plus si, après avoir incarné les excès de l’industrialisation, laissant l’ouvrier, exploité par la machine, exsangue, Chaplin endosse le rôle de Monsieur Verdoux (1947), le tueur en série inspiré du célèbre Henri Désiré Landru. Dans un premier temps, le criminel et escroc français, commis d’architecte, s’essaye au commerce en vendant une prétendue bicyclette à pétrole de son invention. Après avoir reçu des acomptes, lui et ses pétrolettes prennent l’habitude de disparaître. À partir de 1909, Landru modifie son mode opératoire, il passe des petites annonces matrimoniales dans les journaux et rencontre de riches veuves qu’il séduit, dépouille et assassine avant de retrouver femme et enfant dans son Home Sweet Home douillet. On lui prête deux cent quatre-vingt-trois rencontres et onze victimes, dont dix femmes assassinées dans sa villa de Gambais. Chaplin s’est inspiré de Landru pour exposer les agissements d’un homme traitant les femmes comme si elles étaient des objets et les soumettant à une circulation économique entre consommation, disparition et fructification de son capital. Il a saisi la dimension monstrueuse du meurtrier à l’identique du schéma établi par Holmes quelques années auparavant. Écho de la rationalité et de l’efficacité appliquées au vivant dans une dynamique se déployant à partir du centre urbain du traitement industrialisé du bétail à Chicago revisité par Holmes pour ses meurtres et les vols de dizaines d’assurances-vie et de biens, actions et héritages de ses futures victimes. De l’autre côté de l’Atlantique, et pas plus que son prédécesseur, Landru n’opère de distinction entre le vivant et l’inanimé et vise le même objectif mercantile. Nos deux tueurs en série traitent les femmes à partir de l’espace privé, ils y trouvent un instrument du capital mis au service de leur enrichissement personnel. L’intérieur se révélant « absolument crucial dans la compréhension des cas de violence répétitive8 » de la modernité de masse qui n’opère aucune différence notable entre la répétition, la standardisation, l’efficacité et le meurtre. À la seule différence que Holmes confère une ampleur inégalée et un fonctionnalisme redoutable à toutes ces opérations.

L’enjeu de cet ouvrage ne consiste donc pas à étudier les actes de Holmes comme la face cachée d’un pervers à l’intelligence remarquable, comme l’expression d’une pulsion pathologique, ou encore comme l’acte d’un névropathe souffrant des dérèglements de la folie, de la criminalité ou du génie, dans la veine des travaux dirigés par Cesare Lombroso ; chacune de ces catégories aurait pour effet de le ranger dans le hors-champ, celui de la maladie, et par conséquent dans une forme de déresponsabilisation et d’anormalité qui le disqualifierait du champ artistique que je veux examiner avec vous. Au contraire, le cas Holmes reflète un au-delà de la malaria urbana9 du Mouvement moderne et s’inscrit dans une dynamique de rationalité et d’efficacité symptomatique du déplacement opéré par la révolution industrielle et son traitement du vivant. Celui-ci a été énoncé par un contemporain de Holmes, l’ingénieur Thomas Alva Edison, en ces termes : « Les problèmes dans l’ingénierie humaine recevront dans les années à venir le même génie et la même attention que le XIXe siècle a accordés à des formes plus matérielles d’ingénierie10. » Par conséquent, le cas d’étude Holmes, dont le sujet principal s’active dans une smart house avant l’heure, située dans le berceau de l’industrialisation mondiale à quelques encablures des abattoirs les plus sophistiqués du monde, permet de saisir l’importance de cette transformation économique, mécanique et culturelle.


1. La scène des crimes de H. H. Holmes :
lieu des inventions

« Il faut reconnaître que, à sa façon macabre, Holmes était autant le représentant du rêve américain qu’Henry Ford ou Horatio Alger1. » Comme le suggère cette formule de Colin Wilson, la pratique du tueur en série se confond avec celle de l’histoire de l’industrialisation. La prolifération des appareils améliorant l’économie domestique en suit la courbe ascendante et répond à la modernisation des chaînes de montage dans l’usine et à la spécialisation des tâches. Un couplage inédit entre l’efficacité et la mécanisation se dessine du fait que cette dernière échappe à la seule production des biens de consommation pour servir de modèle à l’abattage et à l’équarrissage des bêtes à viande dans les premières chaînes de montage des usines mécanisées au monde. Si ces deux voies se déploient simultanément et à une échelle massive à Chicago, ce troublant écho apparaît comme l’une des formes d’incarnation d’un monde où les échanges entre l’inanimé et le vivant aboutissent à ce qu’aucun animal ni aucun être vivant ne tiennent face à la machine et à la promesse des bénéfices.

Ce motif sériel caractéristique de la production trouve son expression de l’extrême avec Holmes car, « dans l’histoire de Holmes et ses crimes, il n’y a rien de plus intéressant que la description de son Château dans lequel il est accusé d’avoir utilisé toutes sortes d’instruments pour se débarrasser de ses victimes […]. Il était construit avec l’idée unique de confort pour l’exécution de crimes2 », consigne un contemporain de Holmes. Au crépuscule du XIXe siècle, en adaptant et en revisitant les principes de l’industrialisation à la maison, et en y associant le confort d’une efficace fonctionnalité, le premier tueur en série de l’histoire des États-Unis fait la démonstration des conséquences d’une mécanisation incontrôlable et en dévoile la part maudite.

Le XIXe siècle américain est marqué par l’invention d’appareils, d’équipements et de systèmes industriels pensés pour améliorer l’économie domestique. Empruntés aux usines, ils deviennent les instruments indispensables de l’efficacité de la maison moderne. Catharine Beecher3 en est la pionnière : elle en a défini le cadre en concevant l’aménagement de la maison en vertu des principes hygiénistes et fonctionnalistes posés à partir des observations qu’elle a consignées du travail à la chaîne dans l’usine modèle Lowell. Beecher invente la rationalisation domestique en important les principes scientifiques de la standardisation et en les appliquant à la ménagère. Elle conçoit la maison comme une totalité fonctionnelle et, tout en imitant l’organisation de l’usine, elle préconise une rationalisation des tâches de la ménagère soumise à un souci d’économie du temps et à un allégement de la fatigue. Revisitant les logiques organisationnelles des chaînes de montage et la spécialisation des tâches des usines du pays, Beecher initie une révolution. Ces transformations influencent les expérimentations des chercheurs comme celles des anonymes, pour paraphraser l’« archéologie de la technique » de Giedion. Et c’est dans cet interstice que s’inscrit la « contribution anonyme » de Holmes à partir des années 1860, dans ce que Mark Seltzer a qualifié de « carrière4 ». « Meurtrier en série, écrit-il, est devenu à tout point de vue une option de carrière à la fin du XIXe siècle5. »

Holmes est un acteur important de l’histoire et des fondations du design moderne, ce dernier ayant été analysé depuis Pevsner comme la galvanisation d’une morale démocratique adaptée aux modifications industrielles des manufacturiers. En soulignant combien la maison s’est transformée en scène et sachant qu’« une scène de crime est aussi celle d’une invention6 », Holmes rejoint une famille qui déborde le cadre d’une partition sommaire entre le bien et le mal. À côté de l’incontournable « Ornement et crime7 » d’Adolf Loos, du do-it-yourself murder8 de Victor Papanek s’attaquant à la « race dangereuse9 » des designers, du Design and Crime10 de Hal Foster usant du crime comme formule de discours, ou encore du « méchant designer » dépeint avec ironie et de façon assumée par le designer Ettore Sottsass Jr. dans « Mi dicono che sono cattivo11 », j’inscris Holmes dans une littéralité du crime dont on retrouve les ressorts dans A Problem of Design : How to Kill People12, l’invitation du designer George Nelson à envisager l’apport du designer dans la conception des armes.

En précurseur des lois du good design, Holmes a conçu un espace hyperfonctionnel dans lequel accomplir rationnellement, confortablement et tranquillement l’ensemble de ses activités. Holmes est si attaché à sa maison et à ses équipements qu’une fois traqué par la police, dans sa fuite, il caresse le projet de construire une série de bâtisses sur le même modèle que son Château de Chicago. Ce cas d’étude fait vaciller les fondations de l’histoire naïve du design moderne.

La loi des séries : révolution industrielle, chosification de la femme démembrée et serial killer moderne

C’est à la suite de plusieurs mois d’une investigation menée conjointement par les détectives de l’agence Pinkerton et la police de Philadelphie que l’aimable et séduisant commerçant, inventeur à ses heures, voisin affable et estimé de tous, se révèle être un redoutable meurtrier en série. L’enquête a établi une première liste des victimes de Holmes sur la base des indices et parties de corps retrouvés.

La première victime est Minnie R. Williams, diplômée du Conservatoire de musique de Boston et originaire de Fort Worth, Texas. À la suite de leur rencontre, elle est rapidement engagée comme secrétaire personnelle de Holmes, qui l’épouse. Sa sœur Nana Williams rejoint le couple peu après. Les deux sœurs disparaissent soudainement. La police a trouvé des côtes de Minnie Williams dans la fouille du bâtiment le 18 juillet 1895.

En 1890, Holmes tue sa maîtresse Julia L. Conner et sa fille Pearl âgée de huit ans. Julia Conner travaillait pour Holmes comme comptable avant qu’elle ne tombe sous son charme. Elle lui aurait confié ses économies pour que Holmes les investisse en son nom. Un vêtement ensanglanté est retrouvé dans sa chambre le 4 août 1895.

En juillet 1891, Gertrude Conner, la belle-sœur de Julia, est assassinée à son tour. Ses ossements sont découverts dans la cave de l’édifice le 24 juillet 1895.

En 1893, originaire d’Anderson dans l’Indiana, Emeline Cigrand, âgée de dix-neuf ans, est nouvellement diplômée en sténographie de la Business School de Chicago. Holmes l’engage comme sténographe-secrétaire en lui proposant un salaire plus important que celui qu’elle gagnait. Elle quitte son travail dans l’Illinois pour rejoindre Holmes et devient sa maîtresse. Ses économies s’élèvent à 20 000 dollars en actions. Holmes l’aurait épousée. Elle disparaît en décembre de la même année.

Le 23 septembre 1894, Holmes assassine Benjamin Pitezel, un chimiste et son complice depuis au moins quatre ans. Ils se sont rencontrés à Chicago et ont vraisemblablement commis de nombreuses escroqueries ensemble. En août 1894, les deux hommes louent une maison dans l’est de Chicago. Les enquêteurs retrouvent le corps de Pitezel dans le salon.

En octobre 1894, à Toronto au Canada, Holmes enferme dans une malle Alice et Nellie Pitezel, deux des fillettes de son associé, avant de les asphyxier au gaz. Leurs corps sont déterrés le 15 juillet 1895 par le détective de police Cuddy.

Quelques jours après avoir commis ce double meurtre, Holmes étrangle leur petit frère, le jeune Howard Pitezel, dans une maison qu’il a louée à cet effet à Indianapolis. Puis il découpe et brûle son corps dans un four.

Son mobile est l’argent. Son mode opératoire dépend des équipements qu’il dérobe aux inventeurs venus présenter leurs artefacts dans son bureau de dépôt de brevets. Le lieu du crime : la maison édifiée au croisement de Wallace et de la 63rue, dans le quartier d’Englewood, à quelques mètres de la station de chemin de fer. Architecte, designer et inventeur, Holmes inscrit son activité dans une logique de reproduction mécanique que l’on retrouve jusqu’à l’ABC Copier, une machine de son invention, un appareil de duplication, une sorte de mimographe13.

Les femmes sont les premières victimes de Holmes. La presse estime qu’il en a embauché plus de cent14 et de telles proportions rendent d’autant plus délicate l’estimation du nombre de ses victimes. Néanmoins, dans ses aveux, Holmes confesse l’assassinat de quatorze femmes : Emeline Cigrand, Alice et Nellie Pitezel (les filles de son complice), Minnie R. Williams et sa sœur Nannie Williams, Gertrude Conner, Anna Betts, Rosine Van Jassand (une de ses maîtresses), Madame Sara Cook (enceinte) et Mademoiselle Mary Haracamp (locataires), Lizzie, Julia L. Connor et sa fille Pearl, et Miss Kate. Comme l’a noté Frank Geyer, l’inspecteur de police de Philadelphie qui a traqué Holmes jusqu’à le retrouver à Boston, toutes les femmes avec lesquelles il entretient un commerce amoureux sont blondes. Mais, blondes ou brunes, ses victimes surtout sont en majorité des femmes, qu’elles soient ses maîtresses, ses employées et/ou ses complices. Elles connaissent toutes un même destin tragique dans l’antre du Château.

Holmes a une pratique du meurtre standardisé qui nie à la fois l’individuation du sujet et la singularité de ses victimes tout en conversant avec la rationalisation techno-capitaliste. L’abstraction des corps démembrés et morcelés de ses victimes souvent réarticulés en squelettes renvoie à l’ordre abstrait du profit, où l’exploiteur n’est plus seulement le manufacturier ou le propriétaire de l’usine, mais Holmes, le tueur en série de femmes.

Le design s’est fondé sur une homologie rationnelle entre la production manufacturée et l’organisation domestique, et entre l’économie et le fonctionnalisme. Mais il existe aussi une relation entre le traitement des produits du capitalisme, qu’il s’agisse de biens de consommation ou du corps du travailleur (et surtout de la travailleuse), et la rationalité technique poussée à ses extrêmes. La majorité des victimes de Holmes sont ses employées. Il les recrute essentiellement parmi les dactylos (en 1890, aux États-Unis, plus de 63 % des dactylos sont des femmes). Cette nouvelle profession découle de la reproductibilité mécanique de l’écriture et de la fabrication industrielle de la machine à écrire15, une invention démocratisée en 1867 avec l’arrivée sur le marché des modèles Sholes, Glidden and Soulé exposés à la Centennial Exhibition par Philo Remington16. Son usage requiert dextérité et rapidité, deux qualités que Remington associe par stéréotype à la femme17. Quittant les campagnes, attirées par des travaux plus rémunérateurs que ceux de la ferme, les jeunes femmes qui tentent leur chance dans la ville prospère de Chicago à la fin des années 1880 sont pour Holmes des proies de prédilection.

En le fouillant à son arrestation à Boston, les policiers découvrent un code secret. Pour communiquer avec ses complices, il a inventé un codage-décodage à partir des dix lettres « R. E. P. U. B. L. I. C. A. N. » qui remplacent les lettres de l’alphabet de A à J, tandis que les dix lettres suivantes sont en minuscules, et les six dernières lettres restent inchangées. Dépourvue de son opérateur féminin conventionnel, l’écriture cryptée renvoie au projet de duplication-transmission qui obsède Holmes et lui permet de sécuriser l’échange d’informations sensibles. Holmes prend part à l’essor des télécommunications modernes et déplace l’usage des codes dans un dialogue avec une domesticité devenue le centre d’attraction et de mise en scène du corps violenté de la femme. Au XIXe siècle, le démembrement du corps féminin s’était déjà imposé comme le clou des spectacles de magie. Il en fut ainsi en 1809 quand, pour la première fois, Torrini mit au point sur scène un tour où il sciait une femme en deux, avant que le truc ne soit perfectionné par Selbit et Goldin. Holmes se plaît à reproduire ces schémas de découpe. Dans le sous-sol de sa maison, il désosse les cadavres de ses victimes : il désarticule le corps des femmes et réarticule leurs squelettes pour les vendre à des écoles de médecine, se débarrassant ainsi des preuves de ses crimes tout en gagnant de l’argent. Ces substitutions, mutilations et désarticulations des corps, autrement dit ce « démontage et réassemblage de la “vie elle-même”, sont inséparables de la taxidermie et des expositions technophiles d’une violence antinaturelle et antiféminine18 ». Loin d’être exquis, ces cadavres perpétuent la violence archaïque faite à la femme et à son corps dans l’Amérique de l’industrialisation, qui, bien qu’elle aspire au progrès, relègue le féminin à la banalité de la violence. Comme l’a souligné Mark Seltzer, la culture de masse américaine s’est passionnée pour des mises en scène associant le macabre au technologique : une « fascination pour les scènes de spectacles de violence corporelle […] inséparables de la conjonction entre la violence et le sexe, le spectacle et la représentation : il ne s’agit pas tant du spectacle du sexe et de la violence exposée au public que de la violence sexuelle inséparable de sa duplication mécanique et de sa reproduction19 ».

Dark side : le anti-héros en designer

Si Holmes n’est pas designer par ses diplômes, comment caractériser autrement sa pratique qui croise la technologie, l’ingéniosité de l’inventeur et la production sérielle ? Holmes est autant le contrepoint de la galerie de portraits des héros et génies de la tradition historique du design bâtie par Pevsner que celui de l’histoire des inventions anonymes retracée par Giedion. Ces deux textes fondateurs, qui ont servi de feuille de route au design, ont négligé la part sombre de l’histoire de la discipline.

Holmes : anti-héros ? Le philosophe des médias Vilém Flusser a rapproché le design de la perfidie. Selon lui, l’habilité et le rapport décontracté à la technique engagés par le designer reposent sur sa « ruse », sur un « dispositif destiné à tromper20 ». Flusser cisèle son argumentation en revenant sur l’étymologie de « designer » : « En tant que verbe – to design –, veut dire notamment “manigancer, simuler, ébaucher, esquisser, donner forme”, et “procéder de façon stratégique”. Associé à l’idée de machine, c’est donc – comme en ancien français – un dispositif destiné à tromper : le levier, par exemple, pour “tromper” la pesanteur, et la “mécanique”, c’est la stratégie qui vise à duper les corps pesants. » En ce sens, le design se rapproche de l’artifice de la technè. Il y asservit l’objet du design : « Tel est le design, le dessein fondateur de toute culture, de toute civilisation : tromper la nature au moyen de la technique. » À partir du champ sémantique de la technique et de la machine, Flusser égratigne la doxa traditionnelle du design pour ne laisser subsister aucun doute : le designer est un « comploteur perfide qui tend des pièges ». À l’opposé de la définition du design pour les tenants du Mouvement moderne, tel est le design : une discipline dont le dessein est de tromper la nature au moyen de la technique et de l’artifice. Ces éléments de réflexion révèlent le caractère ingénieux d’un designer capable de mesurer l’importance de la rouerie dans son ouvrage. En procédant de la sorte, Flusser révolutionne le concept de design fonctionnel et moderne, et ébranle la prétendue fondation morale qui l’aurait établi. S’en dégage une histoire alternative d’un design flirtant avec l’amoralité.

Qu’importe que William Morris se soit inquiété des conséquences de la révolution industrielle sur les ouvriers et sur l’environnement des métropoles comme Londres, ou que Holmes l’ait accueillie avec passion, c’est la juxtaposition de ces deux figures opposées qui profile un portrait où, face au premier, Docteur Jekyll soucieux de l’avenir de son prochain, siège le maléfique Holmes, le Mister Hyde de notre histoire. Ces deux contemporains de la révolution industrielle, morts la même année, en 1896, questionnent chacun à leur manière, l’un pour la servir, l’autre pour l’asservir, la relation entre morale et progrès. L’itinéraire de Holmes interroge tout aussi profondément l’essence de la mécanisation que le fait la pratique vertueuse de Morris et des Arts & Crafts. Cette double trajectoire relève d’enjeux similaires, quoique inversés, mettant en tension la polarité interne du design.

Si l’on se réfère à des éditions anciennes du Guinness Book des records, Holmes a été sacré premier tueur en série des États-Unis (cette catégorie n’y figure plus depuis, le crime en série n’étant plus considéré comme devant faire l’objet d’un record). Son « œuvre » contrebalance les fondations conventionnellement probes de l’histoire du design et invite à la repenser à partir de ses zones obscures. Je m’inspire ici de la démarche de l’historien Reyner Banham qui, dans son article « History and psychiatry », a pointé les « oublis » et « dénis » de l’histoire de l’architecture moderne21. Il reprochait à ses prédécesseurs d’avoir succombé à une « amnésie ». En reprenant le vocabulaire de la psychanalyse pour désigner les omissions volontaires et involontaires des historiens, Banham a produit une efficace mise à distance au service d’une reconstruction plus nuancée de l’histoire de l’architecture. La notion de « zone de silence » peut également permettre de repenser l’histoire du design, une zone d’ombre magistralement incarnée par l’anonyme Holmes. Ce pied de nez aux conventions de la discipline a d’autant plus de force qu’il déconstruit le malentendu originel d’un design angélique. C’est donc à la marge de l’épopée des « pionniers », pour reprendre le terme de Pevsner, que s’arrime notre histoire – plus complexe, et plus osée aussi – des origines du design. Elle est portée ici de manière archétypale par Holmes, dont l’attention prêtée aux innovations et à l’industrialisation n’a jamais failli. S’abandonner à travers Holmes à examiner la puissance maléfique du design et se ranger sous la bannière de la criminalité produisant une « augmentation de la richesse », pour reprendre les termes de Karl Marx dans Éloge du crime22, rend visibles les ambiguïtés d’une discipline redoutablement complexe et souvent trop simplifiée. Non seulement convoquer l’horreur de la technique prend le contre-pied de la vertu avec laquelle cette dernière a été originellement associée, et souvent confondue, mais, surtout, mettre en avant la puissance toxique intrinsèque au fonctionnalisme le décentre et rend un nouvel examen enfin possible. Reste à savoir, et rien n’est moins sûr23, si le design est suffisamment solide pour ne plus craindre – enfin – l’intégration de ces « masses manquantes » ou de cette part maudite.

Pour en saisir la puissance d’instruction, il peut être éclairant de s’en remettre à une autre suggestion de Banham pour qui « l’histoire de la mécanisation est une histoire extrémiste, sinon elle n’aurait jamais eu lieu. Que nombre de ces extrémistes n’aient pas été reconnus ou simplement indexés, n’enlève rien à l’ampleur de leur contribution24 ». Holmes s’inscrit dans une histoire du paroxysme.

Design et horreur : la « salle des horreurs » du premier musée du design

Pour mesurer l’importance de ces notions, revenons sur l’invention du premier musée du design : la Marlborough House. Reposant sur un projet d’éducation morale, elle est établie en 1852 à Londres par Henry Cole qui tente ainsi de réparer l’échec de l’Exposition universelle de Londres de 1851, dont il a été l’instigateur principal, et qui est considérée comme le premier événement international visant à démontrer la primauté des produits manufacturés sur l’artisanat et leur portée future sur le quotidien de chacun. Cole espère à cette occasion célébrer le génie industriel et la suprématie britannique. Cependant, dès l’ouverture, rien ne fonctionne comme prévu et il est désespéré. Si le bâtiment où se tient l’Exposition, le Crystal Palace – fleuron du progrès technique, première architecture préfabriquée en verre, signée Joseph Paxton –, est un succès populaire et critique, la production manufacturée et les artefacts qui sont exposés par les différentes nations désireuses de plaire et vendre relèvent essentiellement d’une esthétique passéiste et ornementale et reflètent l’instrumentalisation des dernières techniques industrielles aux codes désuets d’un autre temps. Cole se désole que, contrairement à ce qu’il avait espéré, la production ne plaide pas en faveur de la mécanisation. Au contraire, en glorifiant l’imitation de l’antique, elle porte la marque du mauvais goût ostentatoire des bourgeois. Loin de répondre aux attentes des organisateurs, l’Exposition universelle démontre que l’industrialisation n’est pas plus une preuve de culture que de savoir-vivre. Pour Cole, le constat est sans appel : l’industrie manque des principes directifs nécessaires à la conduite de la nation vers sa modernité. Afin de pallier le manque d’engouement du public pour ces réalisations décoratives contredisant l’horizon industriel et progressiste que l’industrie est censée incarner, Cole imagine donc une réponse pédagogique avec laquelle il espère fournir à ses compatriotes des outils de discernement à même de rompre avec l’esthétique bas de gamme promue par le capitalisme. Il décide de parfaire l’éducation de ses contemporains en la matière et, pour ce faire, inaugure la Marlborough House, le premier musée du design qu’il ouvre tard le soir afin d’accueillir les oisifs mais surtout les ouvriers. Le projet est curieux : il s’articule autour de la « salle des horreurs » [the Chamber of Horrors] pour laquelle Cole a conçu une circulation obligeant le visiteur à la traverser. De la sorte, il espère administrer une leçon édifiante des principes du bon goût faisant alterner bons modèles et contre-exemples. Dans cette salle, il expose quatre-vingt-sept « exemples des faux principes dans l’art de la décoration25 » achetés à l’Exposition universelle. En promulguant des règles et en définissant les dérèglements qui s’y opposent, Cole cherche à faire valoir la nouvelle dimension vertueuse du design sur un mode dialectique, opposant les artefacts de mauvais goût aux formes élégantes exprimant les valeurs de l’ère victorienne. Néanmoins, Cole minimise l’impact des Expositions universelles qui, comme l’a montré Walter Benjamin, transformaient les marchandises en déités : « Les expositions universelles sont les centres de pèlerinage de la marchandise-fétiche. “L’Europe s’est déplacée pour voir des marchandises”, dit Taine en 185526. » Elles participent d’un nouvel intérêt halluciné pour l’univers magnifié des marchandises du monde attrayant du capitalisme.

Inaugurée en janvier 1852, soit deux mois après la clôture de la Grande Exposition, la Marlborough House est une tentative de réponse à cette situation. Hélas, les réactions du public déçoivent à nouveau les attentes de Cole. Bien que la majorité des spectateurs déchiffrent aisément le message, certains visiteurs ne parviennent pas à discerner le bon goût du mauvais puisque toutes les œuvres sont exposées de manière identique sur les murs du musée. Nombreux sont ceux qui se trompent et confondent les salles, assimilant le bon goût au mauvais. En 1852, dans l’hebdomadaire Household Worlds, Charles Dickens s’empare de cette question avec humour en publiant une nouvelle intitulée A House Full of Horrors signée Henry Morley. Il y décrit la sidération d’un bourgeois, Monsieur Crumpet, qui découvre les préceptes du bon goût. En parcourant les salles d’exposition de la Marlborough House, Crumpet s’extasie devant les objets, vaisselle et mobilier du Department of Practical Art. Stupéfait, il se réjouit en reconnaissant, sur un des échantillons accrochés au mur du musée, le même motif que celui qu’il a choisi pour confectionner son pantalon. Crumpet n’est pas peu fier de l’assentiment que couronne l’exposition muséale. Mais, à l’instant où il comprend qu’il se trouve dans la « salle des horreurs » regroupant les piètres réalisations exposées aux fins de dénoncer le mauvais goût de la production industrielle, il déchante. Pauvre Crumpet qui croyait être au faîte de l’élégance. Ne sachant plus comment se vêtir ou aménager sa maison, il est désemparé : « Quand je suis rentré à la maison, j’ai pris conscience que j’avais toujours vécu au milieu d’horreurs […]. Horr-horr-horr-horr-i-ble ! » À la vue d’un des « faux principes », hanté par la révélation de la « salle des horreurs », il défaille. La satire de Morley s’amuse de la difficulté des Britanniques à déceler dans le design l’expression d’une authenticité de la production industrielle et des leçons de morale infligées par Cole27.

Cet exemple invite à aborder depuis une autre perspective la tension entre bien et mal qui n’a de cesse d’agiter les fondations du design. Convoquer l’horreur par le biais du projet de Cole ou, plus pragmatiquement, en examinant les agissements de Holmes engage une réévaluation de l’histoire du design.


2. Itinéraire d’un jeune escroc designer de son temps :
de Herman Mudgett à H. H. Holmes

Tous les témoignages concordent sur ce point : Holmes est unanimement décrit comme un homme bien élevé, séduisant et qui plaît aux femmes. De taille et de corpulence moyennes, il possède des traits réguliers, une chevelure fournie de couleur brune. Il arbore une moustache ombrant une bouche bien dessinée et contrastant avec ses joues pâles et ses grands yeux bleus. Bien que sa voix soit douce et basse, ceux qui l’ont côtoyé s’accordent pour souligner son assurance exceptionnelle et sa posture masculine. L’irrésistible Holmes est un lady’s man. Il est né Herman Webster Mudgett le 17 mai 1861 à Gilmanton (New Hampshire), au sein d’une famille appartenant à la Congregationalist Church. Cadet de quatre enfants (il a deux sœurs et un frère), il est le fils de Levi Horton, un fermier prospère occupant un emploi de postier, et de son épouse, Theodate Page. La famille Mudgett mène une vie simple et paisible.

De son enfance, peu d’éléments sont saillants, mais, dans les mémoires qu’il a rédigés en prison, en plus de se rajeunir d’un an, Holmes relate une anecdote qu’il présente comme le tournant de sa personnalité criminelle en devenir. Âgé de cinq ans, empruntant le chemin quotidien de l’école, le garçonnet a pris l’habitude de passer devant le cabinet du médecin de la famille. Pour le jeune Herman, la maison du Dr Wright, associée aux potions nauséeuses, aux odeurs douteuses et à l’étrangeté d’une profession mystérieuse, est un objet de crainte. Informés de sa faiblesse, deux de ses camarades de classe lui concoctent un piège : ils l’invectivent sur le chemin de l’école, le tiennent de force et le poussent dans l’angoissante demeure, l’enferment dans un cagibi avant de s’enfuir en riant. Seul, dans le noir, le garçon est pétrifié. Dans ses mémoires, il avoue avoir ressenti une frayeur atroce. Mais, peu à peu, il parvient à distinguer les contours de ce qui l’entoure : il aperçoit un squelette articulé dont les bras allongés devant lui semblent engager un geste comme s’il allait s’emparer de lui. Herman est terrifié. Il hurle de peur sans que personne ne puisse l’entendre. Fiers et satisfaits de leur mauvais coup, ses camarades ont détalé depuis longtemps. Les heures passant, l’enfant prend conscience que sa peur se dissipe ; il commence à ressentir de nouvelles sensations ; une sorte d’exaltation prend le pas sur la terreur. Désormais, l’obscurité, la solitude et même le squelette le fascinent. Il ressent un plaisir inconnu et délicieux monter en lui. Il pourrait rester longtemps ainsi, songe-t-il. Soudain, la porte s’ouvre et la lumière entre. Entièrement perdu dans sa délectation, le jeune garçon n’a pas entendu les pas du docteur, pas plus qu’il n’a anticipé sa libération. Surpris, sans réfléchir, il détale. Histoire vraie ou affabulation rétroactive, qui, de Herman ou de Holmes, est l’auteur de cette anecdote posée comme l’origine romanesque de son inclination pour le mal ?

Les années qui suivent se partagent entre l’été où Herman travaille dans la ferme familiale et l’hiver où il retrouve les bancs de l’école. Doué pour les études, il a l’espoir de quitter le village pour entrer en faculté de médecine.

À l’âge de vingt ans, le jeune homme fait une cour assidue à une riche et jolie blonde de dix-huit ans : Clara A. Lovering, la fille d’un citoyen prospère de Loudon (New Hampshire). Séduite par le jeune homme, elle s’enfuit et l’épouse le 4 juillet 1878 à Alton. Le couple a rapidement un enfant. Porté par un soutien sans faille de sa femme, et comme il en rêvait, Mudgett commence ses études en médecine dans la petite université de Burlington dans le Vermont. L’année d’après, en 1879, il intègre l’école de médecine de l’université du Michigan à Ann Arbor, avant de rejoindre Moore’s Fork et d’y débuter l’exercice de la médecine. Cependant, démuni, le jeune père de famille n’a de cesse de chercher des moyens d’augmenter ses revenus et il entreprend ses premières indélicatesses. Pour procéder en toute quiétude, il renvoie sa femme et son fils Robert dans leur New Hampshire natal, leur promettant des retrouvailles une fois sa fortune faite et, enfin seul, il prépare son grand départ pour Chicago.

C’est au cours de ces mêmes années que Herman accomplit la première de ses séries de fraudes à l’assurance-vie et élabore un plan qu’il répète les années suivantes. Pour un montant significatif de 12 500 dollars, Herman contracte une assurance-vie pour un ami, en réalité un complice, et paie les premières mensualités. Hélas ! L’ami disparaît. Dans un premier temps, Herman s’en alarme auprès des autorités, puis, sans nouvelles, il s’inquiète de son possible décès. Entre-temps, grâce aux connaissances qu’il a nouées avec des fossoyeurs et des médecins peu scrupuleux alors qu’il était encore étudiant en médecine, il achète un cadavre fraîchement enterré ressemblant à l’ami disparu, maquille le corps et, bernant les autorités, récupère la prime de l’assurance-vie du défunt. Dès qu’ils se retrouvent, les complices partagent le butin. L’astuce fonctionne parfaitement et elle signe les débuts d’une grande carrière d’escroc.

L’arrivée à Chicago

En 1885, on retrouve Herman à Wilmette, une banlieue de Chicago, où il ouvre un bureau modeste comme inventeur, employant pour la première fois le pseudonyme de H. H. Holmes. En 1889, il fait la promotion de son brevet pour une machine destinée à dupliquer des documents (l’ABC Copier). Mais le projet ne séduit pas les investisseurs et Holmes, rapidement désargenté, est contraint de déménager à nouveau. Il s’installe dans le quartier d’Englewood, au sud de Chicago, où il trouve un emploi de commis dans la pharmacie du Dr Holton. Au dernier stade d’un cancer de la prostate, Holton est alité et son épouse passe toutes ses journées à son chevet, laissant Holmes aux commandes de l’officine. Quelques mois après le décès du docteur, on retrouve Holmes seul à la tête de la pharmacie. Il explique aux voisins qu’il a proposé à la veuve de lui racheter sa pharmacie à crédit pour 100 dollars par mois et qu’elle a accepté le marché, tant elle était désireuse de quitter la ville. Madame Holton s’évanouit subitement dans la nature, sans faire d’adieux ni laisser de traces. Après le décès de son époux, rester à Chicago lui était trop douloureux et elle a préféré rejoindre sa famille, aurait-elle écrit sur des cartes envoyées à ses connaissances restées à Chicago. Cette correspondance fictive est une manœuvre employée par Holmes pour faire taire les questions des voisins sur la disparition inexpliquée de la veuve. Le stratagème fonctionne et, en 1885, Holmes est l’heureux propriétaire de l’officine. Il en profite pour faire l’expérience de la polygamie en se mariant une deuxième fois, le 28 janvier 1887, avec Myrta Z. Belknap1. Le jeune couple emménage dans l’appartement surplombant la pharmacie. En 1888, ils accueillent la naissance de leur fille, Lucy, et Holmes installe mère et enfant auprès de ses beaux-parents à Wilmette. Il cède dans la foulée sa pharmacie à un jeune pharmacien du Michigan à la recherche d’un emplacement pour s’installer avec son épouse. Les acquéreurs se sont décidés à l’acheter à la condition expresse que Holmes n’ouvrirait pas de pharmacie à proximité. Il s’y engage.

Avec l’argent de la vente, Holmes peut enfin acquérir le terrain vague constructible situé sur le carrefour de la 63rue qui fait face à son ancienne pharmacie. Dès l’année suivante, en 1889, il y fait ériger une vaste demeure en briques. Holmes supervise la construction de l’établissement dont il est le seul à connaître les plans. Les travaux s’achèvent en 1890. L’imposante architecture comprend une centaine de pièces, des appartements et des magasins dotés des technologies et inventions les plus avancées de son temps. Rutilante et grandiose avec ses agencements en cuivre et en laiton, ses vitraux de couleur et l’abondance de ses comptoirs de marbre, le premier commerce que Holmes y inaugure est évidemment une pharmacie.

Préfigurant les lois du fonctionnalisme productif, psychologique et rationnel édictées par Louis Sullivan en 1896 (année de l’exécution de Holmes), l’édifice cache ses dispositifs innovants derrière des façades rythmées par une succession de tourelles2. La construction s’insère dans un important mouvement de rénovation de la ville de Chicago. Détruite par l’incendie d’octobre 1871, la ville, autrefois construite en bois, recèle désormais quantité de terrains vagues en friche : « C’était Chicago, plus que New York, qui offrait les plus belles opportunités aux architectes et aux constructeurs de concevoir des structures qui pourraient être érigées rapidement selon des formalisations adéquates aux besoins des entreprises3. » Rebâtie dans la foulée, la ville s’impose comme le modèle de la modernité urbaine : « De 1880 à l’époque de la “Grande Exposition” de Chicago, qui eut lieu en 1893, écrit Giedion, le quartier commercial de Chicago (le Loop) était devenu le centre du développement architectural, non seulement des États-Unis, mais encore du monde entier4. »

Holmes mène tranquillement ses activités commerciales et meurtrières dans l’espace public de la ville la plus dense et la plus moderne du pays. Ses affaires sont florissantes, il est un homme respecté et admiré. En plus de son édifice et des magasins qui occupent le rez-de-chaussée, il possède plusieurs affaires en centre-ville : une échoppe où il tente encore de promouvoir l’ABC Copier ; un magasin de bonbons acheté sous le nom de Frank Wilde sur l’avenue Milwaukee ; l’Eureka Glass Bending Factory au nord de la ville (une fabrique de verre courbé) ; une manufacture de cigares ou encore des appartements à Wrightwood. Peut-être possédait-il d’autres commerces, mais je m’en tiens aux découvertes avérées des enquêteurs.

Vols, escroqueries et meurtre de son complice

Outre le commerce, les vols à l’assurance-vie constituent toujours pour Holmes l’un des principaux ressorts de son économie quotidienne. Le système a beau être rodé, c’est pourtant cette escroquerie qui finit par causer sa perte. En assassinant en août 1894 son complice Benjamin Pitezel5, Holmes se trompe dans le mélange des produits chimiques qu’il emploie pour maquiller le meurtre en suicide. Le résultat imparfait sème le trouble dans l’esprit d’un des enquêteurs pugnaces et consciencieux de l’agence de détectives privés Pinkerton, engagés pour l’occasion par la compagnie d’assurance-vie.

Pitezel n’avait pas prévu ce dénouement, lui qui avait été le plus proche et le plus fidèle complice de Holmes. Ensemble, ils avaient réalisé des ribambelles d’escroqueries pendant plusieurs années. Leur plan prévoyait, comme à l’habitude, la signature d’une assurance-vie, la tragique disparition, le corps reconnu, etc. Pitezel avait pris garde de prévenir sa famille de son entourloupe : qu’ils ne s’alarment pas de sa disparition à venir, pas plus que de l’obligation de reconnaître le corps d’un défunt lui ressemblant vaguement. Les deux amis contractent donc une police d’assurance de 10 000 dollars au nom de Pitezel, et Holmes en paye les premières mensualités. Pour mener leur affaire, nos compères se rendent dans le Mississippi pour s’assurer qu’ils disposent d’un cadavre ressemblant à présenter aux inspecteurs qui seront mandatés par la compagnie d’assurance-vie, mais, pour des raisons que l’on ignore, ils rentrent bredouilles. Pris de court, Holmes décide de changer de plan.

En juin 1894, tous deux partent pour Philadelphie. Pitezel installe un bureau opportunément situé au 1316 Callowhill Street, en face de la morgue. Sous le nom d’emprunt de B. F. Perry, il appose une plaque sur la porte : « Conseiller en dépôt de brevets », et il y ajoute le slogan commercial : « Ici, on achète et on vend des brevets. » C’est dans ce bureau que son corps est retrouvé étendu sur le sol dans la nuit du 1er septembre. Atrocement mutilé, son visage, tourné vers la porte et marqué par des brûlures à l’acide, est dans un état de décomposition avancé. À la suite de l’autopsie des poumons, le légiste conclut à une mort par inhalation de gaz. Afin de dissiper les doutes sur l’identité du cadavre et toucher la prime qu’il convoite, Holmes ne perd pas de temps. Il fait envoyer une lettre signée d’un avocat de Chicago, un certain Jeptha D. Howe, qui y explique que la veuve du défunt, Carrie A. Pitezel, a confirmé sans aucun doute que B. F. Perry était bien son mari. Pour preuve, elle explique que le pseudonyme choisi par son époux contient les initiales de son patronyme et elle ajoute qu’il a contracté une assurance-vie auprès de la Fidelity Mutual Life Association. Mais, pour que la compagnie d’assurances s’active, le règlement exige la reconnaissance du corps par une personne qui n’appartienne pas à la famille du défunt. La veuve suggère de faire appel à l’une des rares connaissances de son taciturne et solitaire époux et recommande un inventeur, un dénommé H. H. Holmes, qu’elle prétend ne pas connaître, mais dont elle dit se souvenir qu’il a autrefois engagé son mari comme chimiste. En plus des postiches et du maquillage, Holmes a l’habitude de recourir à de multiples pseudonymes afin de semer les poursuites éventuelles et préserver ses forfaits. Il répond aussi aux noms de Frank Wilde, Harry Gordon, Edward Hatch, J. A. Judson, Alexander E. Cook, A. C. Hayes, George H. Howell, G. D. Hale, Mr. Hall, H. S. Campbell, Herman Mansfield Howard ou O. C. Pratt. Pupilles marron et dents jaunes, Holmes, parfaitement grimé, se rend sans tarder à Philadelphie pour reconnaître le corps de son ancien complice. Il est accompagné d’Alice, l’aînée des enfants Pitezel, âgée de quinze ans. Lors de la reconnaissance à la morgue, les enquêteurs cachent le visage mutilé de son père, ne lui laissant entrevoir que sa dentition à travers une béance dans un drap. La scène est effrayante, mais Alice, bien que troublée, a été assurée par Holmes qu’il ne s’agissait pas de son père. Elle connaît par cœur le rôle qu’elle doit jouer et le reconnaît formellement. Enfin, Holmes évoque un signe distinctif censé lever les derniers doutes : Pitezel a une verrue dans le cou. Une fois celle-ci repérée sur le corps du défunt, l’identité du cadavre est formellement établie. Au cours du même après-midi, Holmes se rend dans les bureaux de l’assurance-vie pour réclamer le règlement d’une dette de 180 dollars que Pitezel a contractée à son endroit et il demande si la somme pourrait être déduite du montant total qui sera remis à la veuve, et lui être immédiatement réglée.

Pour quelles raisons exactes Holmes, le tuteur des six enfants Pitezel, emmène-t-il trois d’entre eux – Howard, Nellie et Alice – à Indianapolis pour les inscrire dans une école ? À terme, il craint que la famille ne découvre que le cadavre reconnu était bel et bien celui de son complice et ne finisse par le dénoncer. Il décide de les éliminer tous. Dans la précipitation, il parvient à convaincre leur mère qu’il lui faut quitter Chicago avec trois de ses enfants.

Il comprend aussi que les détectives de l’agence Pinkerton ne sont pas totalement convaincus : hésitant encore sur l’identification du cadavre de Pitezel, dans le doute, ils lancent un avis de recherche contre Holmes. Entre-temps, sous le pseudonyme de Howard, il est déjà parti et a loué une modeste maison à Irvington pour laquelle il a acheté des meubles avant de disparaître à nouveau. C’est dans la cheminée de la maison que les os carbonisés du jeune Howard Pitezel sont retrouvés par les enquêteurs. Entre-temps, Holmes est arrivé à Detroit où il s’active à la préparation du meurtre des deux fillettes Pitezel. Mais, comme les détectives le traquent, il est contraint de changer encore son plan et décide de se rendre avec elles au Canada, à Toronto, dans une nouvelle maison de location. C’est là qu’il les tue avant de se réfugier auprès de sa première épouse, Clara, qui l’a attendu patiemment. Curieusement, bien qu’elle n’ait eu aucune nouvelle de son époux depuis son départ pour Chicago des années auparavant, elle accepte ses élucubrations. Holmes explique son silence par une amnésie totale et un enfermement dans un asile d’aliénés durant toutes ces années. Il vient seulement de recouvrer la mémoire. Elle le croit.

Cette position de repli est temporaire, mais permet à Holmes de tenter un énième homicide, cette fois à distance, avec une nitroglycérine de sa composition sur la veuve Pitezel et son dernier-né, un bébé. Après avoir scié une marche d’escalier de sa maison à Burlington, il l’y envoie après lui avoir demandé de déplacer d’urgence une boîte fermée contenant des papiers d’une extrême importance. En réalité, la boîte contient une fiole d’explosif et Holmes a scié une des marches, mais, par chance pour eux, Madame Pitezel et son nourrisson ne trébuchent pas sur la marche et échappent à la mort.

En poussant leurs investigations, les détectives découvrent que, contrairement à ses déclarations, Holmes était bien présent à Philadelphie le soir du meurtre de Benjamin Pitezel. Mandaté pour travailler auprès du bureau du procureur, l’inspecteur Geyer est le premier à le soupçonner d’être mêlé à une affaire qui dépasserait la simple fraude6 et, de son propre chef, il insiste pour poursuivre l’enquête. La Fidelity Mutual Life Association lui en offre l’opportunité, le créditant de fonds illimités. De Cincinnati à Indianapolis, et de Detroit à Toronto, le détective retrace un à un tous les déplacements de Holmes. À force d’obstination, il parvient à redessiner les trajets de Holmes et à accumuler des preuves. Grâce aux informations recueillies par l’agence Pinkerton, le représentant du ministère public de Philadelphie, George S. Graham, a suffisamment d’éléments pour engager des poursuites et la traque se resserre sur le meurtrier. Sur ordre du commissaire divisionnaire Watts, le samedi 17 novembre 1894, les inspecteurs de police Glidden, Abbott et McGarr l’arrêtent à Boston. Conduit à Philadelphie, il plaide coupable pour escroquerie à l’assurance-vie. Il est condamné à deux ans de prison. Mais l’inspecteur Geyer, persuadé de tenir l’assassin de Pitezel, parvient à convaincre la justice d’ouvrir un nouveau procès, cette fois pour homicide.

Le flegme d’un condamné

Le procès, qui se tient devant une foule de curieux, débute le lundi 28 octobre 1895 par la sélection des douze membres du jury, se poursuit par l’audition des témoins et des experts et s’achève le samedi soir suivant.

Élégamment vêtu de noir, portant moustache et barbe, Holmes plaide non coupable. Le prisonnier modèle a choisi d’assurer seul sa défense pour ce que le Chicago Daily Inter-Ocean qualifie de « récit le plus étrange de notre époque7 ». Brusquement, au cours du procès, il change d’avis et demande à être défendu par les avocats Samuel Rotan et William Shoemaker8. À l’issue des débats, le public dans sa majorité, ainsi que les avocats aussi, sont persuadés de l’innocence de Holmes étant donné que le ministère public n’a pu apporter les preuves de sa culpabilité dans l’affaire Pitezel. L’affaire semble tourner en sa faveur, cependant l’intime conviction des jurés ne va pas dans le même sens. Même s’ils sont restés deux heures et demie en délibéré pour préserver les apparences, dans les faits, ils se sont mis d’accord en moins d’une minute9. Le verdict est rendu à 20 h 45. Holmes est reconnu coupable de meurtre au premier degré10. À la lecture du document officiel annonçant sa pendaison, pas plus qu’il n’a marqué une quelconque émotion au cours du procès, le condamné à mort se tient debout dans sa cellule ; il ne bronche pas. Après la lecture du verdict, il approche toutes les personnes présentes, leur serre la main et leur dit : « Au revoir, je serai là quand vous me demanderez. »

La nuit avant sa pendaison, et comme tous les soirs depuis qu’il est emprisonné, le condamné fait état d’une maîtrise sans pareille : il finit les dernières miettes de son pain, ne laisse rien de sa soupe de bœuf avant de siroter son café et de s’endormir vers minuit environ pour une bonne nuit de six heures de repos. Au matin, ses gardiens rencontrent même quelque peine à réveiller le prisonnier tant son sommeil est profond.

Fébrile, le shérif Clement, pour qui c’est sa première exécution, accompagne le condamné au gibet. Conformément à la procédure, il est assisté de l’avocat du prisonnier, de l’avocat du shérif, de son assistant et de son suppléant. Une fois sur l’échafaud monté dans le large couloir entre les cellules, sans aucune hésitation et avec des mots choisis, celui que la presse décrit comme un homme aux « nerfs d’acier11 » ne trahit aucune émotion et n’a même pas un tremblement dans la voix12 quand il clame pour la dernière fois une innocence tout à fait relative : « Messieurs, mon discours sera court. En fait, j’aimerais ne rien ajouter, mais cela impliquerait que je suis d’accord avec mon exécution. Je tiens à dire que mes seuls méfaits ont consisté dans le meurtre de deux femmes et je veux affirmer ici, afin qu’il n’y ait aucun malentendu, que je ne suis pas coupable d’avoir ôté la vie à un quelconque membre de la famille Pitezel (ni aux enfants ni à Benjamin, leur père), crimes pour lesquels j’ai été condamné et pour lesquels je vais être pendu aujourd’hui. Je n’ai rien d’autre à ajouter. » Pour saluer une dernière fois son avocat, le condamné entame une curieuse chorégraphie : il avance, lui serre la main de sa main droite tandis qu’il pose sa main gauche sur son épaule. Enfin, tout en boutonnant avec soin son manteau, il hoche la tête, indiquant qu’il est prêt. À l’assistant du commissaire de police Richardson qui montre des signes de nervosité, le prisonnier adresse des paroles rassurantes et il l’invite à prendre le temps qu’il jugera nécessaire : « Ne me ratez surtout pas ! », lui recommande-t-il. Le shérif procède à son exécution et, comme l’exige le protocole, lui lie les mains, recouvre sa tête d’un sac noir opaque et lui demande : « Êtes-vous prêt ? » Cordial, le condamné répond :

— « Oui… au revoir13. »

À dix heures et douze minutes et demie précise, la trappe est tirée ; le corps chute ; le cou se brise ; il oscille ; il perd connaissance ; son cœur continue à battre faiblement pendant quinze ou vingt minutes14 ; son décès est officiellement déclaré trente minutes plus tard, à 10 h 32 le 7 mai 189615.

Les habitudes de Holmes pendant sa détention sont soigneusement consignées. Sur un calendrier, il compte les jours qui lui restent jusqu’à son exécution. Ceux qui le côtoient, qu’il s’agisse des gardiens, de ses avocats ou de l’aumônier, rapportent tous le calme du condamné à mort, que l’on surprend même à plusieurs reprises à siffloter joyeusement dans sa cellule. Il y a constitué une bibliothèque où l’on trouve pêle-mêle : une bible, The Voice of Blood du Dr Ewing, Homère, Virgile, des livres pieux, des pièces de théâtre de Shakespeare, une grammaire latine et un dictionnaire grec. Les médecins relèvent que le prisonnier est en parfaite santé ; il a même pris du poids depuis son incarcération. Au cours des jours précédant sa pendaison, les coups de marteau du gibet érigé dans le large couloir du rez-de-chaussée de la prison, bordé de chaque côté par les cellules des condamnés à mort, retentissent bruyamment dans la prison dès les premières heures du matin. Le travail des menuisiers prend deux jours. Quand on vient lui annoncer l’heure de son exécution, Holmes rase la barbe qu’il s’était fait pousser mais conserve sa moustache. Il demande deux faveurs : il souhaite qu’on lui confie une lampe pour qu’il puisse achever de mettre de l’ordre dans ses papiers au cours de sa dernière nuit, et il demande aussi à ce qu’un portrait photographique soit pris de lui pour qu’il puisse l’envoyer à ses amis. Au cours de cette ultime nuit, tranquille et concentré, Holmes prend le temps d’expédier ses dernières affaires courantes ; il règle la question de son enterrement jusque dans ses moindres détails, exigeant d’être inhumé dans un cimetière dont le nom ne devra pas être divulgué, cela afin que personne ne subtilise son cadavre pour en faire un quelconque commerce.

Au cours des mois précédents, Holmes a fait la une des journaux et personne n’est resté indifférent à ses crimes. Tous les jours, son avocat reçoit de nouvelles propositions parmi lesquelles des offres alléchantes pour venir assister à l’exécution (plus de cinq cents demandes quotidiennes, avec des offres s’élevant jusqu’à 500 dollars par personne). Les propositions commerciales affluent : en échange des frais d’enterrement et d’une inhumation dans un site bucolique, un homme d’affaires ferait payer un droit d’entrée pour visiter la tombe. Les journaux ne sont pas en reste, ils l’assaillent pour obtenir la primeur ou l’exclusivité de ses confessions. Un patron de presse propose 1 000 dollars, un rival monte l’enchère à 5 000 dollars, tandis qu’un troisième enchérit à 7 500. Depuis sa prison, Holmes prend soin de négocier ses émoluments et, après avoir publié un premier livre clamant son innocence, il rédige dans un style efficace plusieurs versions d’une confession qui l’accable. En avril 1896, il les fait publier simultanément dans trois journaux. Holmes reçoit 5 000 dollars (certains évoquent la somme faramineuse de 7 500 dollars) du magnat Hearst. L’argent est destiné aux études de son fils resté à Gilmanton avec sa première épouse. La première version est publiée dans The Philadelphia Inquirer, une deuxième paraît simultanément dans le New York Journal, mais la dernière version, plus romancée, publiée dans The Philadelphia North American, laisse planer des doutes sur l’identité de son auteur. La version traduite et présentée ici est celle qui est parue dans le quotidien The Philadelphia Inquirer le 12 avril 1896.

Au matin de son exécution, les deux cordes16 nécessaires au protocole de la pendaison sont consignées : la première pour être nouée au cou du prisonnier, la seconde en cas de problème avec la première. Le shérif délie le nœud coulant ; il s’est tellement emmêlé qu’il lui est difficile d’en détacher le corps. Après quelques essais infructueux pour tourner la tête du cadavre, il propose de couper la corde, mais le commissaire de police Perkins s’y oppose. Après plusieurs longues minutes d’efforts, le défunt est enfin dégagé. Son visage à peine décoloré est légèrement déformé, ses lèvres sont noires et ses dents sont saillantes. Ses yeux sont à moitié ouverts. Le bourreau consigne la présence de bleus et d’une brûlure au cou à l’exact endroit du frottement de la corde. La dépouille est portée sur une civière, placée dans un cercueil et installée dans une des cryptes du cimetière Mount Moriah où il est prévu qu’il repose pendant deux ou trois jours. À la demande de l’intéressé, le couvercle de son cercueil est rouvert, le corps en est soulevé, du mortier est versé au fond avant que le corps n’y soit replacé et que du ciment y soit généreusement répandu jusqu’à le recouvrir entièrement. Holmes a pris cette décision de son vivant afin qu’aucune autopsie ni vol de sa dépouille ne puissent être pratiqués. Situation ironique, où celui qui a occis des dizaines de personnes en n’hésitant pas à les découper et à réarticuler leur squelette dévoile qu’il avait en horreur l’idée que son corps puisse être soumis à l’expertise du scalpel après son trépas.

Deux jours après l’érection du gibet, Mudgett, trente-cinq ans, médecin polygame, escroc aux assurances-vie, articulateur de cadavres, inventeur à ses heures et serial killer, est pendu. Son corps est noyé sous des litres de ciment.


3. La scène du crime : le château de l’horreur

Holmes n’aurait pas pu commettre aussi aisément ses crimes s’il n’avait pas construit l’incroyable bâtisse qui en fut le théâtre. Machine à tuer dont chaque pièce, chaque couloir et chaque trappe étaient ingénieusement conçus pour servir ses crimes, elle a joué un rôle central en inscrivant à son inventaire un remarquable catalogue d’innovations. Entièrement parcouru par un réseau de gaz domestique et d’électricité alors que ses contemporains continuaient pour la plupart à s’éclairer à la bougie, le Château regorge d’inventions : pièces recouvertes d’amiante, système de contrôle électrique, four géant, etc.

Le Château est un site industriel où se rejoignent la standardisation et le meurtre en série dans un principe de « mécanisation à la rencontre de la maisonnée1 » ; une expression que j’emprunte à Giedion et qui désigne la continuité de certains principes entre la maison et l’usine2. Le projet de Holmes est sans doute plus proche de la conception défendue par Catharine Beecher dans son best-seller, A Treatise on Domestic Economy3, pour qui la maison, en son plan même, doit reposer sur une organisation fonctionnelle et rationnelle. Beecher déroge à la rigidité des codes de l’habitation et des relations sociales traditionnelles pour imaginer un modèle de société autonome et indépendante valorisant l’individualité4. Un parti pris que l’on retrouve aussi, mais en un sens qu’elle était bien loin d’imaginer, au cœur de l’individualisme et de l’inventivité de la pratique de Holmes.

Construit de bric et de broc pour des meurtres en cascade sans qu’aucun plan soit jamais communiqué aux ouvriers qui l’ont édifié, le Château de Holmes occupe un volume imposant de 15 mètres sur 38 sur trois étages, sans compter le sous-sol. Les rares photographies du bâtiment situé au numéro 701-703 de la 63rue montrent un bâtiment dépassant en hauteur tous les édifices à proximité. La rue est parcourue de câbles et d’une forêt de pylônes électriques, témoins de la modernisation du quartier. Les façades extérieures de la maison sont rythmées par des demi-hexagones géométriques irréguliers, ceux de l’angle sont les seuls à être arrondis. Des auvents en tissu rayé protègent du soleil les vitrines des nombreux magasins ponctuant le rez-de-chaussée.

L’architecture intérieure est en partie inspirée par le style de l’architecte anglais Charles Locke Eastlake, qui s’était fait connaître pour sa réforme de la décoration intérieure aux « lignes plus résolument rectilignes, et dont l’intérêt pour un ornement structurel ou semblant l’être, prenait corps dans un puzzle de formes compliquées, parfois inattendues et bizarres5 ». Au-delà de ces références, peu d’éléments de description nous sont parvenus, et ils sont essentiellement attachés à la pharmacie du Dr Robinson située au rez-de-chaussée dont « l’intérieur, des murs aux plafonds […], était décoré de fresques en stuc […] de couleurs tendres. Des carreaux de céramique en forme de diamants noirs et blancs recouvraient le sol6 ». En outre, sa forme demi-hexagonale contient en son centre un pilier massif au chapiteau élaboré et élégant recouvert de couleurs harmonieuses qui soutient une structure en verre concave surmontée d’une coupole. Les motifs sont disposés de telle sorte que, selon la description dressée par le lieutenant Corbitt, « le regard de quiconque souhaitant étudier le motif s’en trouvait désorienté7 ».

Le Château de Holmes mêle le style Eastlake au style Queen Anne Revival. Ce dernier, populaire au cours des années 1870, associe des motifs géométriques et des formes simples. Cette esthétique hétéroclite s’apparente à une « mode de la retenue8 » et de la sobriété. Elle sert d’écrin aux commerces situés au rez-de-chaussée : un restaurant, une pharmacie, une bijouterie, un barbier, une savonnerie, la confiserie Barton et une officine accueillant les inventeurs désireux de déposer des brevets. Au-dessus, les étages supérieurs sont réservés à des bureaux pour le commerce, à la location et aux appartements pour loger notamment les sténographes en quête du frisson de la métropole moderne auxquelles Holmes offre des emplois. Quelques mois avant l’inauguration de l’Exposition universelle de Chicago de 1893, afin de louer des chambres supplémentaires et de petits appartements aux touristes qui promettent d’être nombreux, Holmes ajoute un deuxième et dernier étage à son établissement et le baptise le World’s Fair Hotel avant d’en faire la publicité dans les journaux.

Machine à tuer : voûtes et pièces scellées,
tombes et crématoires

Que cache cette bâtisse imposante exposée au regard de tous ? En plus des commerces, le rez-de-chaussée du Château recèle une multitude de pièces de dimensions variées, un labyrinthe, des passages étroits, un mur amovible situé au bout d’un couloir à l’étage, un escalier dérobé, des trappes dissimulées, et on trouve même une pièce secrète.

Au premier étage, Holmes a installé ses appartements privés. Modestes, ils comprennent une chambre, une salle de bains avec baignoire et deux pièces adjacentes utilisées comme bureaux. En plus de son espace personnel, on dénombre trente-cinq pièces, dont six chambres à coucher. Certaines dépourvues de fenêtres sont si parfaitement hermétiques que l’air ne peut y entrer. L’une d’entre elles est presque entièrement occupée par un coffre suffisamment imposant pour qu’une banque en ait l’usage, et dans lequel Holmes a introduit un tuyau acheminant du gaz de ville. À proximité, les murs d’une chambre sont recouverts de feuilles de fer et d’amiante afin d’éviter la propagation du feu. Certaines pièces sont partiellement ou entièrement aveugles. Ci et là, une quantité de trappes dissimulées sous des tapis mènent d’un étage à l’autre, comme celle située dans la salle de bains de Holmes qui le conduit directement et discrètement au sous-sol, au laboratoire de la pharmacie, au rez-de-chaussée ou encore vers d’autres pièces de son choix.

Holmes a aussi imaginé des espaces parfaitement insonorisés, et encore d’autres dotés de plafonds si bas qu’il est presque impossible d’y circuler, et où se trouvent parfois des échelles menant à des salles de dimensions encore plus petites situées dans les étages adjacents. Le dernier étage, le plus récent, rassemble trente-sept pièces, chambres et petits meublés exclusivement destinés à la location pour les voyageurs de passage et pour les malades qui souhaitent soigner leur addiction à l’alcool (pour laquelle Holmes a trouvé le remède… c’est du moins ce que ses publicités vantent).

Le sous-sol, l’espace le plus mystérieux, est le théâtre des opérations les plus sinistres. À 7 pieds sous l’immeuble, il est divisé en plusieurs sections indépendantes dont certaines sont reliées aux étages supérieurs de la maison par un escalier secret et même par un passe-plat. Un crématoire9 est construit dans le mur et, sous des voûtes en briques, des marches mènent à une sous-cave éclairée aux flambeaux où deux cuves de 6 pieds de long et de 3 pieds de large regorgent de chaux vive ou d’acide dégageant une odeur nauséabonde. Sous une autre voûte, Holmes a diligenté la construction par un menuisier d’une boîte hermétique en pin de 120 centimètres sur cinquante à l’intérieur tapissé de goudron. Munie de poignées, elle sert à transporter les troncs de ses victimes. Enfin, dans un coin sous la glissière qui part de l’appartement privé de Holmes, trône une table de dissection, des instruments de chirurgie et le fameux four aux proportions gigantesques.

Climatologie du meurtre : fluides, vapeurs et gaz ; espace, temps et commande à distance ;
une smart house avant l’heure

Jusqu’en 1880, la majorité des foyers américains s’éclairaient à la lampe à huile et aux bougies, faites maison ou, plus rarement, achetées dans des magasins. L’arrivée du gaz domestique dans les foyers américains révolutionne la question de l’autonomie énergétique, et les citadins, dont les habitudes sont prises de longue date, se montrent réticents. Le gaz fait peur en raison des accidents qu’il peut causer, et aussi parce qu’il est adopté par les candidats au suicide. Dans l’histoire accidentée des relations entre technologie et santé, le gaz, invisible et inodore, est considéré comme une menace pernicieuse. Dans la presse, les récits terrifiants se multiplient10. Mortel et invasif, le gaz se déploie de manière invisible. Infection inodore, il s’immisce dans le confort familial en affectant « non seulement les nerfs olfactifs, mais aussi les organes pulmonaires11 ». De surcroît, on redoute la perte d’autonomie des foyers : « Une fois le public connecté à une alimentation de gaz centrale, son autonomie était perdue […]. Avec une alimentation publique, l’éclairage domestique pénétrait dans sa phase industrielle (et dépendante). Il n’était plus question d’autoproduction, chaque maison est inextricablement liée à une production industrielle d’énergie. La perte d’autonomie domestique est partie d’une grande dissolution de ce que l’on pourrait appeler la “maisonnée totale”12. » Ces questions font l’objet de débats et les familles hésitent à s’équiper. Les compagnies de gaz n’avaient pas prévu que les Américains se battraient pour conserver leur indépendance face à l’emprise d’un réseau énergétique qu’ils ne contrôlent pas. La maison-refuge se transformant en un rouage d’un système, elle s’ouvre littéralement à l’invasion machinique. L’impureté du gaz est illustrée par la métaphore tentaculaire du céphalopode : « Les conduits de gaz doivent être vus comme une machine entière et indivisible […]. Pour ses contemporains, il semblait que l’industrie était en expansion, lançant ses tentacules comme une pieuvre dans chaque maison. Être connectés à des réseaux en tant que consommateurs rendait les gens mal à l’aise. Ils ressentaient clairement une perte de liberté individuelle13. » Pour toutes ces raisons, dans les années 1880, la majorité des foyers des grandes villes des États-Unis conservent l’usage de la lampe Argand et de son huile de baleine coûteuse.

Bien évidemment, Holmes ne partage pas ces dispositions. Au contraire, il n’hésite pas à faire parcourir entièrement sa maison des premiers réseaux de gaz et d’électricité disponibles. Dans ses appartements, à l’aide de capteurs électriques dissimulés derrière des lattes de bois, Holmes enregistre sur un indicateur les allées et venues de tous les occupants du Château. Une clochette électrique retentit à chaque ouverture de porte à l’étage, et l’appareil comptabilise les va-et-vient de chacun, permettant un contrôle permanent des mouvements des employés et des futures victimes sans que le maître des lieux ait besoin de se manifester ni de sortir de son appartement.

Le déploiement des machines, l’embauche massive d’ouvriers dans les usines et la montée en puissance de la classe bourgeoise se développent sur la base d’une productivité érigée en nouvel idéal. La ville devient le théâtre de ces transformations. Le décalage entre le mode de vie moderne et la sensibilité traditionnelle construit un nouveau rapport à l’habitat14. Les citadins de la fin du XIXe siècle aspirent à une forme de retraite urbaine ornementée d’un « paysage décoratif », pour reprendre l’expression d’Alphonse Germain, qui a fixé dès 1891 l’externalisation des sentiments dans l’art décoratif. Le critique a souligné le pouvoir transformateur du décor en imaginant un modèle d’habitation pastoral symbolisé par une « oasis de verdure » à même de modeler l’esprit et l’âme de ses habitants15 et façonnant une image suggérant un refuge idéalisé. Les revues françaises Art et décoration et L’Art décoratif ont donné du poids à cette notion en lui associant celle de la « psychologie des pièces », recommandant certaines couleurs et formes propices à la production d’un certain environnement dans « une variante merveilleusement domestique de l’expression des éléments picturaux autosuffisants du modernisme. Le but à atteindre, posé simplement, consistait à la création d’un environnement pastoral pour rétablir le corps et l’esprit où le décor contribuait […] à rafraîchir le travailleur intellectuel las16 ». Si la maison-abri a longtemps défini un Home Sweet Home idéal, ultime refuge uniquement envisageable pour les classes aisées, elle s’oppose à l’idéal fonctionnaliste du propriétaire du Château. On peut cependant considérer que Holmes en a créé une variante, qui pourrait être qualifiée de Ho(l)me(s) Sweet Home macabre. Portant la standardisation à ses extrêmes, Holmes accueille avec délectation l’enfer à la maison. Associant le meurtre à la mécanisation, la rationalisation se révèle être le moyen par excellence de satisfaire ses besoins. Au lieu de spéculer, Holmes mise sur les rentrées financières que lui prodigue l’équipement de sa maison, et notamment le gaz et l’électricité présents à tous les étages : « Je l’enfermai dans la chambre secrète et le fis mourir de faim, lentement. Il a été écrit tant de choses sur la pièce secrète qui disposait d’arrivées de gaz, et était dotée de fenêtres et de portes hermétiques », confesse-t-il.

Le gaz a cet autre avantage de lui permettre de tuer à distance. De sa chambre, il le déverse dans une pièce située à l’autre bout du Château. En faisant jaillir une étincelle sans bouger, la pièce recouverte de feuilles d’amiante sur ses parois transforme une banale chambre en fournaise tout en permettant d’éviter toute propagation du feu. Holmes y a aussi fait poser des valves d’arrêt bien en vue : elles servent à tromper ses victimes. Les prisonniers, sentant l’émission de gaz, se croient sauvés quand ils aperçoivent les valves : ils imaginent pouvoir stopper le flux mortel. Évidemment, il n’en est rien : elles sont des leurres. Cependant, leur usage n’est pas que décoratif17, leur présence inutile épuise nerveusement les victimes et permet ainsi d’accélérer la cession de leurs biens – assurance-vie, actions, propriété ou autres – à Holmes confortablement installé dans son appartement.

Sa maison comprend un catalogue impressionnant d’innovations, qu’il s’agisse de chaudières, de réserve de gaz, de canalisations entre les salles de bains et pour les eaux usées18. Les architectes recommandent de disposer une salle de bains au premier étage de sa maison, « cet emplacement se trouvait à proximité d’un réservoir ou d’une citerne, la source la plus habituelle d’eau dans la maisonnée, et à côté des chambres à coucher, dans lesquelles le lavage des affaires personnelles était traditionnellement fait19 ». A. J. Downing, dans Architecture of Country House, exhorte ses confrères à en banaliser l’usage en l’accolant à la chambre à coucher. Holmes aurait-il été un lecteur de Downing et aurait-il suivi la mode en plaçant la sienne attenante à sa chambre ? Difficile de trancher, pour autant, Holmes n’a pas ces frilosités de bourgeois pour qui « une telle maison relevait du domaine du fantasme20 » et on peut imaginer que, galvanisé par les traités d’économie domestique, il ait été convaincu des bénéfices de l’ère moderne. Holmes est un homme en avance sur son temps, tout autant informé des dernières innovations techniques que du dernier cri en matière de décoration et d’aménagement intérieur.

Il en est ainsi de l’installation du passe-plat dans sa demeure. Innovation rarissime, elle a été inventée pour faciliter le travail de service de la domesticité dans une maison à étages. En 1841, Beecher a loué les bénéfices – dans le chapitre « On the construction of houses » de A Treatise on Domestic Economy – de cet « élément de confort qui économise grandement du travail21 ». Dix ans après l’éloge de Beecher, émerveillé par l’innovation, Fowler, à son tour, consacre plusieurs pages à cet « autre moyen de faciliter le mouvement vertical […], une particularité peu commune aujourd’hui22 ». Chez Holmes, ce dispositif ne facilite évidemment pas le transport des aliments d’un étage à l’autre, mais la circulation des cadavres. Il a équipé son palais moderne « d’un grand passe-plat connecté au sous-sol, ainsi que de deux glissières graissées, l’une partant du premier étage et l’autre du deuxième. Holmes peut commettre ses crimes dans n’importe quelle partie de la maison à sa guise et envoyer le corps de ses victimes dans les étages inférieurs avec la plus extrême promptitude23 ». Holmes ne réinterprète pas la fonctionnalité des équipements, au contraire, il les emploie exactement comme leurs inventeurs en auraient recommandé l’usage dans la notice.

Mais que penser de la relation au design du four initialement présenté à Holmes par son inventeur pour le faire breveter ? L’objet comprend une pièce intérieure en briques réfractaires et demande à être régulièrement et scrupuleusement révisé pour assurer son bon fonctionnement afin que le brûleur atteigne la température désirée. Ses grandes dimensions ont soulevé des interrogations et nourri les spéculations les plus extravagantes sur son usage avant d’être explicité par Holmes dans ses Confessions. Son inventeur, un certain Warner, est venu le présenter à Holmes dans son bureau de conseil en brevets. L’invention permet de produire des plaques de verre de la taille d’un homme allongé. Sur cette machine, Holmes n’a opéré aucune modification importante. Pourtant, au fil des améliorations successives qu’il y a introduites, il a toujours prétendu en être l’inventeur. En dessous, il a fait ajouter des rails d’acier sur lesquels il a posé un wagonnet. Au-dessus, il a fait bâtir une voûte percée de judas pour observer l’intérieur du four et vérifier les températures, afin, explique-t-il, de vérifier que le verre se courbait bien sans fondre. Les inspecteurs ont apporté des conclusions sensiblement différentes. Pour eux, le four a servi à se débarrasser des corps de ses victimes, le judas permettant de vérifier l’état de calcination des corps et le wagonnet de se déplacer aisément d’un point à l’autre du four. Les gaz de combustion devaient transiter par un conduit d’aération placé dans la petite salle de briques du four et, en se dissolvant, permettre à l’équipement de faire disparaître les corps des victimes sans dégager d’odeur dans le Château. Holmes en a jugé l’emploi si satisfaisant que, lorsqu’un incendie a détruit ce premier four, il a décidé d’en reproduire un autre à l’identique dans son sous-sol : « Holmes aura été l’un des premiers à prendre conscience de l’infaillibilité d’un crématorium comme instrument de destruction des preuves de sa culpabilité24. »

Tous ces équipements servent à multiplier le rendement. Après avoir fait travailler ses proies et leur avoir soutiré leurs biens, Holmes fait encore fructifier ses bénéfices une fois qu’elles sont mortes. Dans son laboratoire du sous-sol, sur des tables de dissection éclairées aux flambeaux, il procède à ses expérimentations, souvent des dissections. Et, quand il ne dissout pas les chairs dans des cuves de chaux vive, dans un autre laboratoire à côté, il fait désosser les cadavres et réarticuler les squelettes de ses victimes : « Je lui vendis le corps de ma victime et bien d’autres par la suite. Pour faire bref, […] chaque fois que je ne donne pas d’informations spécifiques sur ce que j’ai fait des corps, comprenez que je les vendais pour des sommes allant de 24 à 45 dollars pièce », précise-t-il. Au cours de l’enquête, lors de leur inspection du Château, les détectives de l’agence Pinkerton retrouvent les quittances de ces transactions. En épluchant les journaux, ils découvrent aussi la petite annonce rédigée par Holmes pour recruter un employé spécialisé :

ON RECHERCHE. Articulateur de squelette.

Venez proposer votre candidature auprès de H. H. Holmes.

701 63rue. Après-midi25.

Publiée deux ans avant les premières disparitions de femmes dans le Château, l’annonce permet à Holmes de recruter M. G. Chappell et de le mettre immédiatement au travail. À la police venue l’interroger, Chappell explique que Holmes aimait à le regarder découper les chairs et qu’il a rapidement proposé de l’assister dans sa tâche. Chappell se souvient aussi que le premier squelette qu’il avait réarticulé était celui d’une femme et, sur photographie, il reconnaît Emeline Cigrand, la jeune femme du Nebraska qui était l’une des maîtresses de Holmes. À la suite de son passage entre les mains expertes de Chappell, elle trôna dans la classe d’anatomie de l’école de médecine d’Hahnemann26.

Au deuxième étage, Holmes a installé des bureaux d’agent immobilier. Lors des recherches menées dans ces pièces, les détectives découvrent des dizaines d’os27. Holmes répond qu’il s’agit des reliefs du restaurant en activité pendant la Columbus Exhibition et que c’est la raison pour laquelle le passe-plat a été installé. Mais les os « recouvrant littéralement le sous-sol28 », la montre en or ayant appartenu à Madame Conner, des dents, des parties métalliques de chaussures, les bijoux des sœurs Williams et un squelette intact de petite taille, sans doute le bébé de Madame Conner, remettent en question la version de Holmes. En passant devant une salle de bains dépourvue de fenêtres, les enquêteurs observent que la flamme de leur bougie vacille et tire d’un seul côté. Ils découvrent que l’appel d’air dissimule une cloison dans le mur. Cette découverte les conduit à la partie secrète du sous-sol qui sert au transport des corps.

L’observation des sections et des élévations de sa maison dévoile aux enquêteurs une multitude de corridors, de passages secrets sans issue et de circulations dérobées, de parois coulissantes et d’escaliers secrets. Holmes peut ainsi se mouvoir dans toute la maison sans prendre le risque d’être repéré. Dans la salle de bains, une trappe lui permet de rejoindre l’étage du dessous. Une des deux portes de sa chambre cache un escalier menant directement dans la rue tandis que l’autre porte dissimule la glissière descendant au centre du sous-sol. Holmes est libre de ses mouvements. Son espace est moins circonscrit que celui de ses invités. Une fois morts, ils regagnent en mobilité grâce au passe-plat et autres équipements de la maison. Les corps empruntent des routes secrètes jusqu’à atteindre la cave pour être enterrés à même le sol, brûlés dans le four ou décomposés par la chaux vive.

Dans ses Confessions, il donne des précisions quant aux méthodes choisies pour chacune de ses victimes :

— Lizzie, une domestique, est la première victime à suffoquer dans la voûte du sous-sol ;

— Robert Latimer, le premier gardien du Château, est enfermé dans une des pièces secrètes du bâtiment. Il y meurt de faim ;

— Warner, de la société Warner Glass Bending, trouve la mort dans son invention, le fameux four.

Grâce aux récépissés comptables découverts pendant l’enquête, on a quelque idée de la vente des squelettes : celui d’un ancien ami de Holmes, par exemple, est cédé à l’une de ses connaissances à l’université de Chicago.

Les seuls meurtres qui n’ont pas été perpétrés dans le Château sont ceux de Benjamin Pitezel et de ses enfants.

En 1894 et 1895, plusieurs foyers d’incendie – sans doute commandités par Holmes pour toucher l’argent de l’assurance et détruire des indices compromettants – se déclarent dans le Château. Entre-temps, des journalistes et des enquêteurs ont l’opportunité de se rendre sur place et d’inspecter la bâtisse. Ils consignent une série de descriptions et des dessins qui constituent des documents précieux pour mon analyse. L’architecture spécifique du bâtiment est à ce point nécessaire à Holmes, qu’en 1894, après la clôture de la Columbus Exhibition, Holmes envisage, sous le nom de O. C. Pratt, de le reconstruire à l’identique, ailleurs, à Fort Worth, sur un terrain ayant appartenu aux sœurs Williams. Le 28 juillet 1895, à la faveur de son procès, cinq mille curieux font la queue devant le Château pour le visiter, et le bijoutier E. C. Davis fait payer un droit d’entrée de 10 cents. Suite aux destructions partielles dues au premier incendie, une demande légale de reconstruction du bâtiment est déposée à la mairie le 9 août 1895. Mais une nouvelle explosion secoue le Château le 18 août, faisant disparaître les dernières preuves des crimes de Holmes et laissant les fondations de la structure architecturale exsangue. Le 27 août, pour des raisons de sécurité, les deux étages supérieurs sont abattus pour être reconstruits et accueillir de nouveaux occupants. L’origine de ces explosions est restée mystérieuse : accident criminel ou fuite de gaz due à la vétusté ? Nul ne saurait le dire. De nouveaux incendies se sont déclarés en 1903, puis en 1915. En janvier 1938, la municipalité de Chicago achète le Château à Emma Watson pour la somme de 61 000 dollars. Aujourd’hui, il n’en reste rien : il a été remplacé par un bâtiment de la poste et un parking, tous deux bâtis en mai 1938 par la mairie.

Meurtres et escroqueries à tous les étages,
le capitalisme industriel à la fête

Le Château répond à une logique de la production en série – de la mort comme de la vie29. Holmes est un homme d’affaires et les activités qu’il conduit visent à accroître ses bénéfices. Il a engagé, en tout, plus de cinq cents ouvriers pour construire sa maison. Un effectif disproportionné qui s’explique par deux objectifs : augmenter les rotations afin de ne pas laisser les travailleurs deviner le dessein fonctionnel de chaque espace et, dans le même temps, les renvoyer prestement afin de ne pas leur payer de salaire.

Par ailleurs, l’achat du matériel nécessaire à l’édification de son projet est toujours fait à crédit. Étant donné qu’il n’honore pas volontiers ses dettes, quitte à être assigné en justice par les plus opiniâtres de ses créanciers qu’il n’hésite pas à menacer, il parvient à réduire ses dépenses. Holmes se cache derrière la construction d’une addition architecturale ou d’un mur fondateur bâti entre-temps : si telle ou telle traite non remboursée à son créancier nécessitait de la rendre, cela engagerait une destruction de ces éléments architecturaux plus récents, acte qui aurait pour conséquence de mettre en danger la stabilité de l’édifice. Holmes se joue de ses créanciers et les prévient : si le Château venait à s’effondrer, il les poursuivrait en justice. Face aux menaces, beaucoup s’inclinent et abandonnent.

Une fois le Château construit, Holmes poursuit ses escroqueries tous azimuts : tout ou presque de ce qui est vendu dans ses commerces du rez-de-chaussée est faux. Les bijoux ont des tailles différentes, parfois colorés, parfois pas. Ils sont tous en verre. Qu’importe la prescription du médecin, la pharmacie délivre avec une constance sans pareille de la craie en poudre parfois teintée, parfois parfumée. Holmes fait de la publicité pour des cures médicales, notamment pour soigner l’alcoolisme, tout comme il promeut un élixir de jouvence de sa composition, que les clients peuvent puiser directement dans la fontaine de la pharmacie ou acheter en bouteille. Au cours de leur enquête, les détectives découvrent une barrique de whisky cachée dans le sous-sol. Elle est emplie de produits divers et est reliée aux canalisations de l’eau municipale par une conduite qui court du sous-sol jusqu’à la fontaine de la pharmacie, à l’endroit exact où se déverse le fameux élixir. La boisson miraculeuse se révèle être de la banale eau du robinet parfumée aux herbes dont l’écoulement ingénieux dans une fontaine située au centre du drugstore du rez-de-chaussée suffit à créer l’illusion, transformant par la magie du commerce la source enchantée en Linden Grove Mineral Water.

Lors des premières enquêtes, la police n’envisage pas que Holmes puisse être un criminel, encore moins un meurtrier en série. C’est en tant qu’escroc qu’il est initialement poursuivi, et condamné à deux ans de détention. La police connaît déjà l’existence des pièces secrètes du Château, mais personne n’a encore envisagé leur véritable usage. Pour l’instant, les enquêteurs n’y voient que des entrepôts, des cachettes pour les meubles de l’éditeur Tobey, ou pour les matelas Schultz and Hirsch que Holmes a dissimulés après les avoir achetés à crédit et qu’il se refuse à payer30. Il y en a pour des milliers de dollars.

Holmes imagine une escroquerie avec le gaz de ville. Il fait affaire avec une société d’investisseurs canadiens qui se rend à Chicago pour lui acheter un brevet de production de gaz à usage domestique. Accompagné d’un chimiste, Holmes se présente à ses acheteurs comme l’heureux inventeur du Chemical-Water Gas Generator, une machine capable de transformer l’eau en gaz éclairant. À cet effet, il a construit dans son sous-sol un assemblage complexe et tortueux de tuyaux, conduits et cuves que les experts canadiens dépêchés sur place admirent et dont ils achètent le brevet pour 10 000 dollars. Hélas, une fois de retour au Canada, ils tentent en vain de répliquer l’expérience. En fait d’invention, Holmes avait détourné le conduit de gaz. L’affaire est enterrée et Holmes s’en tire à bon compte.

Quelques dizaines d’années avant que les théories des « relations publiques31 » ne s’efforcent de manipuler les foules via la publicité, le phénomène, à la fin du XIXe siècle, commence à s’inventer. Holmes n’est pas en reste : il fait de la publicité pour des médicaments, de la peinture et des huiles dans sa droguerie ou pour son fameux élixir, vendu, selon les versions, de 5 à 10 cents le verre ou 25 cents la bouteille ; tel un magicien des temps modernes, il use de la réclame pour tout vendre, jusqu’aux squelettes réarticulés au sous-sol.

Économie et rendements du corps moderne

Karl Marx était lucide : « Le philosophe produit des idées, le poète des poèmes, l’ecclésiastique des sermons, le professeur des traités […]. Le criminel produit des crimes. Si on regarde de plus près les rapports qui existent entre cette dernière branche de production et la société dans son ensemble, on reviendra de bien des préjugés32. »

Semblable à une machine obsessionnelle, la maison concourt à la transformation des corps : Holmes les fait disparaître dans le four, dans les cuves, et les ressuscite en squelettes. Il en va de même avec les nombreuses escroqueries qu’il fomente, que ce soit en promettant de guérir de l’alcoolisme ou de posséder la jeunesse éternelle. Dans toutes les parties de son Château, Holmes prétend pouvoir modifier les corps, qu’il s’agisse de leur apparence, avec la promesse d’un rajeunissement, ou encore, plus souvent, en leur assénant un repos éternel. De cette entreprise de transformation, le résidu le plus dramatique est sans aucun doute le bénéfice fait sur les cadavres, dont les opérations se rapprochent de la conception moderne de la « perte créative » ou du « déchet créateur » thématisée par Christine Frederick dans les années 1920. « Nous entrons, annonçait cette théoricienne de l’économie domestique, dans l’ère de la politique du gaspillage créateur dans la dépense33. » En rendant ainsi compte de « l’obligation morale des femmes au foyer d’acheter et de jeter régulièrement […], sa formule de “perte créative” éleva le déchet lié à la culture de la consommation en une forme de production positive, octroyant une valeur d’instrument social et de plaisir à la destruction et au remplacement d’objets. Frederick et les autres promoteurs du consumérisme ont conçu la “perte” non plus tant comme un sous-produit fortuit, comme un résidu final, du cycle de la consommation, mais comme une force nécessaire et générative34 ».

La pratique de Holmes met en scène ces mêmes forces dynamiques et fugaces de la perte créative, celles-là mêmes que Frederick décrivait « comme une tendance à faire se volatiliser toute résistance matérielle par un processus de désincarnation35 ». La perte créative s’inscrit dans une économie subordonnée à un cycle permanent de consommation et de réapprovisionnement des marchandises. On en retrouve les ressorts dans le Château où tout est conçu pour assurer les profits de Holmes. Serait-il d’une certaine manière l’incarnation du parfait citoyen américain qui, au tournant du siècle, a su s’impliquer, mieux que quiconque, dans l’avènement de son pays dans le capitalisme ? Cela ne fait aucun doute si on s’en remet à Karl Marx et à l’éloge ironique qu’il fit en 1860 de l’économie du crime. « Le criminel, écrivait-il dans cette notule, brise la monotonie et la sécurité quotidiennes de la vie bourgeoise, la mettant ainsi à l’abri de la stagnation et suscitant cette incessante tension et agitation sans laquelle l’aiguillon de la concurrence elle-même s’émousserait. Il stimule ainsi les forces productives36. » Après tout, n’est-il pas vrai que la torture a « engendré les trouvailles mécaniques les plus ingénieuses, dont la Production procure de l’ouvrage à une foule d’honnêtes artisans » ? Outre sa dimension productive et ingénieuse, le crime contribue in fine à réduire la concurrence, à contenir la masse salariale et à maintenir les salaires : « En même temps que le crime retire du marché du travail une part de la population en surnombre et qu’il réduit ainsi la concurrence entre travailleurs et contribue à empêcher les salaires de tomber au-dessous du minimum. La lutte contre la criminalité absorbe une autre partie de cette même population. Ainsi le criminel opère une de ces “compensations” naturelles qui créent l’équilibre et suscitent une multitude de métiers “utiles”37. »

Le fonctionnement à distance des équipements du Château – le passe-plat, l’électricité, le four Warner, etc. – pose un rapport d’équivalence entre l’espace domestique et l’économie ; la sérialité des meurtres se fait autant l’écho de la fluidité et de la multiplicité des énergies que des échanges financiers du capitalisme. Il en est ainsi du gaz de ville qui active une métaphore de l’économie et des flux évanescents qui réfléchissent le système de circulation des échanges financiers de multiplication, de réseau et de désincarnation. Qu’il s’agisse de la « perte créatrice » ou de l’immatérialité des échanges financiers, l’ensemble des meurtres perpétrés par Holmes dans le but d’augmenter son patrimoine en convertissant les morts en argent, fait de lui un excellent élève pour autant qu’on l’examine dans la perspective de l’économie. Sensible aux méthodes de la consommation de masse et aux techniques de la publicité moderne, sa maison a partie liée avec l’économie, dont l’étymologie du grec oikos associe dès l’origine les deux termes. La production des richesses de Holmes se confond avec celles de ses crimes.


4. Les stigmates du mal

Comment interpréter le dernier tour de Holmes ? Une fois incarcéré, il s’inquiète de voir son corps subir des déformations inexpliquées. Dans ses aveux rédigés dans la perspective de son éventuelle postérité et destinés aux lecteurs avides du Philadelphia Inquirer, dans un énième et ultime revirement et à quelques jours de son exécution, Holmes décide de brouiller les pistes, de se réclamer du diable, et il confesse : « J’ai remarqué que, depuis que je suis emprisonné, un changement très triste et répugnant s’est produit en moi […], les traits de mon visage ont pris une apparence satanique prononcée. Je souffre depuis mon incarcération d’une maladie terrifiante, rare mais terrible, que mes médecins ont diagnostiquée, mais pour laquelle ils n’ont aucun remède de quelque nature que ce soit. Cette maladie est une déformation ou plutôt une distorsion des parties osseuses… En fait, ma tête et mon visage s’allongent de plus en plus et je crois fermement que je me transforme pour ressembler au diable – et que cette ressemblance est presque achevée1. » Cette transformation stupéfiante lui sert à expliquer l’origine de ses crimes. Holmes se présente comme la victime de la modernité.

La « dégénérescence » à laquelle Holmes se réfère pour désigner sa pathologie est un concept introduit par Benedict-Auguste Morel dans le Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine (1857). C’est donc affublé d’une barbichette et d’une sorte de toque sur la photo qu’il a sélectionnée avec le plus grand soin que Holmes figure en première page de ses Confessions. Il ne ressemble plus à l’irrésistible séducteur charismatique photographié par le passé, il semble métamorphosé. Holmes prétend s’en inquiéter : son corps serait-il le témoin de son âme damnée ? « Aujourd’hui, je possède tous les attributs du dégénéré – d’un débile mental. Est-il possible que les crimes, au lieu d’être les conséquences de conditions anormales, soient eux-mêmes produits par une dégénérescence ? » On peut se demander si Holmes a lu Le Portrait de Dorian Gray, le scandaleux roman d’Oscar Wilde, et s’il lui a emprunté l’idée que le corps peut dissimuler ou exposer les stigmates de la noirceur, des crimes et des mensonges de l’âme, ou encore de l’immoralité du débauché, du dépravé et de l’assassin. Tandis qu’il observe la progression tragique de la difformité sur son portrait, Gray ne se préoccupe que de sa jouissance, et sa duplicité n’est rendue visible qu’à l’instant, ultime, où il lacère son portrait. Wilde ne fait pas disparaître complètement les preuves de son âme damnée, il les dissimule dans l’espace de l’œuvre d’art, qui n’en est pas moins œuvre. En gommant la rationalité qui a caractérisé ses actions, Holmes, le malsain, l’anonyme, se faisant la victime d’une maladie imaginaire, tente dans une ultime pirouette de s’inventer en maudit.

La part d’ombre du design

Dans La Mécanisation au pouvoir, l’historien de l’architecture Giedion déclarait vouloir inciter son lecteur à repenser le rapport entre l’automatisation et l’homme. Pour ce faire, il s’appliquait à retracer la métamorphose du paysage de l’Amérique de la fin du XIXe siècle, en faisant valoir l’évolution des innovations technologiques. Il se référait essentiellement aux réalisations et aux objets anonymes, ultime bastion d’une humanité dont toutes « les tentatives, bonnes ou mauvaises, lui apparaissaient comme dénuées de poids et de sens – exception faite de ses efforts dans le domaine technologique2 ».

Giedion s’attarde sur l’invention de la chaîne de montage, et sur ses diverses modifications et améliorations depuis Oliver Evans à la fin du XVIIIe siècle. Il s’arrête notamment sur les usines de filature anglaises où l’alignement des machines s’est perfectionné entre 1850 et 1890. Puis il relate de quelle manière la chaîne de montage moderne s’est établie dans les villes de Cincinnati et de Chicago à partir de 1865, avant d’être automatisée vers 1920. « N’était-il pas possible de mécaniser également la production de la viande ? Des esprits entreprenants et inventifs s’attaquèrent à ce problème. On s’efforça de mettre au point des machines capables d’exécuter presque toutes les opérations longues. Cependant, […] une substance organique complexe, avec toutes ses contingences, sa structure changeante et facilement vulnérable, n’a rien de commun avec un morceau de fer amorphe […]. Les opérations essentielles d’abattage et d’habillage en série doivent donc se faire à la main3. » Il n’en reste pas moins que, dès que « l’on transforme à grande échelle la bête vivante en viande de boucherie, il devient nécessaire de diviser le travail en phases nettement distinctes, comme dans le cas de toute production industrielle4 ».

Giedion fait un gros plan sur Chicago pour y décrire les techniques d’équarrissage dans les abattoirs de la ville où, en 1871, le quota d’abattage des vaches atteint 60 000 individus par jour. L’Union Stock Yard, qui recouvre une superficie de plus de 150 hectares aménagés, a métamorphosé la « ville blanche » en centre du négoce du bétail où affluent des centaines de milliers, puis, rapidement, des millions de bêtes. Elles y sont abattues, dépecées et transformées sur place en viande, soupes, glues, savons, engrais, etc. « Rien ne se perd, y compris les cris des animaux », s’enthousiasme en 1867 le propriétaire d’Armour & Company, la première usine d’abattage industriel de viande qui est naturellement implantée à Chicago.

Dans les abattoirs de la ville, de nouvelles techniques de standardisation sont sans cesse introduites pour accroître le rendement de l’équarrissage des poulets, des cochons, des bœufs et des agneaux. Ils y transitent comme s’ils étaient des choses5.

Pour en souligner le mode opératoire, Giedion s’intéresse au traitement industriel du cochon dont l’abattage et le traitement de la carcasse se révèlent délicats. L’omnivore qui a servi de modèle à l’élaboration de la chaîne de montage moderne se révèle au final insuffisamment efficace « car, dans l’abattage, l’objet à manipuler, le porc, a une structure complexe et une forme irrégulière. Mort, l’animal refuse encore de se soumettre à la machine…6 ».

La chosification du vivant résulte de ce couplage entre efficacité et mécanisation opéré par la révolution industrielle. Il n’y a plus d’animal ni d’être vivant qui tienne. Le cochon et ses congénères sont des marchandises indexées aux seules lois du profit des marchands de bétail. Bien qu’il tente de s’en défendre dès son introduction et à nouveau en conclusion, les pages que Giedion consacre à cette question dans le contexte des abattoirs américains de la fin du XIXe siècle soulèvent des ambiguïtés irrésolues sur le statut et la standardisation du vivant, une fois le fonctionnalisme érigé comme le garant des activités humaines.

À cette perspective s’ajoute celle de la pénibilité du travail pour des ouvriers écrasés par les tâches, assujettis à des cadences rapides, et auxquels on interdit par exemple le port de la montre afin qu’ils ne puissent pas maîtriser leurs horaires, ni être capables de comptabiliser leur temps de travail en le dissociant de leur temps de repos7.

C’est en 1948 que Giedion s’interroge sur les conséquences de la standardisation, soit précisément trois ans après l’armistice de la Seconde Guerre mondiale. Le contexte d’après guerre l’a conduit à réviser sa position, à remettre en perspective son enthousiasme et à faire part de son inquiétude quant aux thèmes qu’il avait développés dans le corps de son ouvrage – le risque d’une neutralisation de la sensibilité face à la mécanisation de la mort : « Ce qui frappe réellement dans cette mise à mort en série, c’est sa parfaite neutralité. On n’éprouve rien, on ne ressent rien, on observe seulement. Et pourtant, il se peut que, quelque part dans notre subconscient, notre sensibilité s’insurge car, plusieurs jours plus tard, voilà que, soudain, monte de notre estomac l’odeur de sang des abattoirs, dont pas une goutte pourtant n’a éclaboussé nos vêtements. Nous sommes donc en droit de nous demander si cette neutralité à l’égard de la mort ne nous a pas impressionnés plus profondément que nous ne le croyions ? […] L’indifférence à la mort plonge peut-être ses racines au cœur même de notre époque. Ce phénomène d’ailleurs, ne s’observe pas forcément dans le pays qui, le premier, organisa l’abattage mécanisé, ni à l’époque où ces méthodes virent le jour.8 »

Pour tenter d’expliquer cette perte de sensibilité et l’invasion d’une neutralité face à l’abattage standardisé, Giedion opère un pas de côté significatif : il révoque les descriptions techniques de l’équarrissage qui figurent dans son livre et s’interroge sur la portée de cette révolution technique, sur la façon dont elle a pu modifier les façons de penser. « C’est pendant la dernière guerre », ajoute-t-il, que cette transformation « s’est révélée dans toute son horreur, lorsque des populations entières, aussi désarmées que les bêtes suspendues au rail, la tête en bas, furent anéanties avec le plus parfait sang-froid9 ». Il questionne ainsi le rapport entre la standardisation de la mort appliquée aux animaux des abattoirs américains à la fin du XIXe siècle et l’organisation industrielle de la « fabrication des cadavres » dans les camps d’extermination.

Les commentaires des contemporains du procès de Holmes replaçaient déjà son « usine à crimes » dans le contexte local du « phénomène de la mort mécanisée » de Chicago et dans celui plus général de la faillite métropolitaine. À la manière dont un journaliste l’avait exprimée, pas de doute, l’histoire de Holmes « illustre la fin du siècle10 » caractérisée par la révolution industrielle. Plusieurs décennies après, Seltzer y revient en ces termes : « Les appareils des abattoirs de masse et les chaînes desassemblage organique mécanisé constituent ce que Giedion a décrit comme le développement d’une “machinerie meurtrière” élaborée et d’une “mécanisation de la mort”11. » C’est dans cette perspective que l’activité de « tueur en série » de Holmes exige d’être examinée. Fasciné par la combinaison meurtre/industrie, Holmes envisage la technique comme le moyen le plus efficace pour la satisfaction de ses besoins.

Le meurtre en série expose l’horreur des principes latents de la rationalité et de l’ergonomie, mais dévoile aussi comment la violence du meurtrier répond à celle, inhérente, de la standardisation. La pratique de Holmes peut être lue comme une sorte de réplique, au sens sismique du terme, d’une industrialisation imposée au vivant.

On aurait là l’expression cauchemardesque et violente d’un design qui excède manifestement la définition canonique morale de la discipline posée par ses fondateurs. À moins qu’on ne s’en remette à l’analyse de Flusser : « Si le mot design a pris dans le discours commun la place qu’il occupe aujourd’hui, c’est parce que nous commençons à prendre conscience du fait qu’être homme, c’est en soi un dessein formé contre la nature […]. Si le mot design a pris dans le discours commun la place qu’il occupe aujourd’hui, c’est parce que nous commençons à perdre – probablement avec raison – notre foi en l’art et la technique comme sources de valeurs12. »

L’art du design

Je me suis demandé si le principe de la « zone de silence » mobilisé par Banham pour redonner à l’histoire de l’architecture moderne une de ses dimensions rigoureusement absente ne pouvait, à son tour, être déplacé et validé pour l’histoire du design. Ce pied de nez aux conventions de la discipline et à sa définition vise à déconstruire le malentendu originel du design censé être l’expression de la vertu. La figure de Holmes comble l’un des oublis de l’histoire industrielle. Comme l’a suggéré Wilson, sa pratique rejoint celle du grand industriel Ford. S’en remettre à cette affirmation qui élève le meurtrier en série au rang des inventeurs et des hommes d’affaires qui ont transfiguré le paysage américain revient aussi à considérer Holmes comme l’un des héritiers de l’ingénieur anonyme portraituré par Giedion.

L’enjeu est ici de rompre avec l’axe moderne de l’écriture de l’histoire du design, d’en interroger et d’en repenser les modèles. Ces grands récits reposent sur la promotion d’un mythe vertueux présenté selon deux polarités opposées. Refusant l’histoire des « pionniers » ou « héros » à la Pevsner, Giedion privilégie une histoire qui se passe de signature. Cependant, au-delà de ces oppositions, ces deux versions convergent vers une définition semblable du rôle du designer moral en charge de la production industrielle d’objets « bons ». En filigrane, elle construit une idée rassurante selon laquelle le designer, préoccupé et soucieux du bien-être de tous, imagine des remèdes aux maux de la civilisation.

Considérer l’assassin comme un designer invite au contraire à démanteler la permanence de cette association avec la vertu, à faire un pas de côté pour considérer le design dans son amoralité.

Holmes se situe à l’opposé de son contemporain, l’artiste britannique William Morris. Si Morris rejette en partie l’industrialisation car il se défie surtout des conséquences d’un usage inconsidéré de la machine et craint que l’homme n’y trouve plus de place, Holmes y voit son intérêt. Ces deux personnalités se répondent en questionnant, à fronts renversés, le rapport prétendument établi entre la morale et le progrès. Et la question dépasse le cadre historique car, si le design trouve son origine dans une perspective morale dès son émergence, qu’en serait-il d’un design dégagé de cette assignation ?

C’est en ces temps où Morris, le sain, s’opposait à Holmes, le malsain, que la discipline du design, modelée par une société industrielle et consumériste, s’est établie. Impossible de ne pas faire résonner les caractéristiques de l’urbanité moderne de la fin du XIXe siècle et celles des villes d’aujourd’hui où refait surface l’idée selon laquelle le remède à nos difficultés tiendrait à la seule morale curative ou thérapeutique, incarnée par un designer qui ne serait préoccupé et soucieux que du bien-être de chacun.

Paradigme industriel de la performance rationalisée américaine, le Château permet à Holmes de pratiquer son art car, « pour lui, le crime était un des beaux-arts, grâce à son génie hors du commun, il projeta sur lui une fascination éclatante13 ». Il faut ici comprendre l’art dans le sens large de la position esthétique défendue par Thomas de Quincey quand il se risquait à établir un rapprochement inédit entre la matière noire du crime et celle de l’artiste dans De l’Assassinat considéré comme l’un des Beaux-Arts. Dans ce texte écrit en 1827, il imaginait une confrérie, appelée la « Société des Connaisseurs en meurtres », dont les membres, « zélateurs de l’assassinat14 », traitaient esthétiquement une activité a priori immorale et choquante. De Quincey prend le contre-pied de la morale et invite son lecteur à penser sous un autre éclairage : « Nous sécherons nos larmes et peut-être aurons-nous la satisfaction de découvrir qu’une opération qui, d’un point de vue moral, était choquante et ne tenait pas debout, quand on la soumet aux principes du goût, prend la tournure d’un exploit de grand mérite15. »

Dans Le Secret derrière la porte de Fritz Lang, un film de 1948, une riche Américaine, Celia Barrett, épouse au Mexique l’architecte Mark Lamphere qu’elle vient de rencontrer. Tous deux se rendent à Lavender Falls, la demeure de Mark, et s’y installent. Quelques jours plus tard, à l’issue de leur première réception, la pluie privant leurs invités du plaisir du jardin, Mark leur fait visiter son étrange collection de chambres numérotées. Il s’agit de pièces reconstituées, où des meurtres fameux ont été commis. Dans la chambre portant le numéro 1, par exemple, l’architecte raconte que, au XVIe siècle, un comte catholique y tua sa femme huguenote accusée de fomenter un complot ; dans la chambre no 2, il relate la manière dont un jeune homme attacha sa mère à une chaise dans la cave de leur maison au cours d’une spectaculaire inondation du fleuve, cela pour toucher son assurance-vie. Dans une autre encore, importée du Paraguay, Don Ignacio a occis sa maîtresse avec une rapière, selon l’idée que « le meurtre comme l’amour est un art ». Cette affirmation paradoxale inaugure aussi le film d’Alfred Hitchcock La Corde (1948). Le film revisite un fait divers des années 1920 où, après la lecture de l’essai de De Quincey, deux étudiants de l’université de Chicago, Leopold et Loeb, s’interrogent pour savoir si le crime peut faire d’eux des artistes, et, pour en faire l’expérience, ils tuent un de leurs jeunes camarades sans autre motif. À la différence de De Quincey, Hitchcock a tranché : selon lui, aucun doute, ce crime en est un, et il ne peut être élevé au rang d’art. Toutefois, le crime est un matériau qui nourrit l’œuvre d’art, ici La Corde. Dans cette veine, s’il est délicat, voire déraisonnable, de considérer Holmes comme un artiste, il est légitime de confirmer pleinement sa place en tant que designer et architecte de son Château, quand bien même celui-ci a été conçu pour des crimes.

C’est justement parce que Holmes, loin de pouvoir être ramené à la « folie », procède par séries et répétitions tout en n’étant porté par aucune conviction ou idéologie autre que son profit, que ses actes dévoilent le visage extrême du capitalisme, dont la production est un parangon, le design industriel une des expressions, et le tueur en série un des états de sa production.


Annexe.
confessions de H. H. Holmes

The Philadelphia Inquirer, 12 avril 18961

Au cours des derniers mois, je n’ai eu de cesse de vouloir rédiger une confession détaillée des crimes atroces que les enquêteurs ont su dévoiler avec une habileté sans pareille. Maintenant que j’ai été jugé et reconnu coupable de meurtres, puis condamné à mort, je sais que mon dernier jour est proche. Le 7 mai sera celui de mon exécution. Le temps est venu, si tant est qu’il y en ait un, pour apporter les détails des vingt-sept meurtres pour lesquels j’ai été condamné. Grâce à l’accablante abondance de preuves rassemblées, il semble inutile désormais que je prétende ne pas en être responsable. C’est la raison pour laquelle je ne mentionnerai ici que les affaires qui ont fait l’objet d’enquêtes et je tairai le reste. J’espère ainsi me laver de toutes les autres accusations criminelles qui m’ont été imputées.

À ceux qui sont enclins à penser que je cache d’autres crimes, je réponds simplement que les détectives ont pris le plus grand soin de passer toute ma vie au crible et qu’il n’y a pas un jour ou un geste qui ne leur ait échappé. Par conséquent, insinuer que j’aurais commis d’autres crimes que ceux qui m’ont déjà été reprochés discrédite la qualité et le sérieux de leur travail. Rétrospectivement, il semble presque incroyable que de simples hommes aient pu être si habiles à réunir tant de preuves de mes crimes. Je ne peux que souligner combien, à la fin de mon procès, l’accusation a minoré leurs compétences et aucune de mes paroles ne peut rendre justice devant le monde entier à ses représentants impartiaux et infatigables, au procureur de la République Barlow, au détective Frank Geyer et à O. La Forrest Perry de la Fidelity Mutual Life Association de Philadelphie. Leur jugement infaillible, leur habileté et leur persévérance ont mis fin à mes horreurs. Si la justice pouvait être plus souvent servie par de tels hommes, les erreurs seraient évitées et elle ne serait plus jamais portraiturée comme la « justice aveugle ».

De nombreuses raisons me poussent à écrire une confession, mais sachez que je ne le fais ni par bravade ni par désir de parader et encore moins pour donner publiquement de l’éclat à mes méfaits. Je prie le lecteur de ce texte de laisser de côté de telles motivations et de remarquer plutôt combien, sans me faire valoir ni minimiser ma faute, je suis déterminé à décrire chaque cas le plus minutieusement possible et avec force détails. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de rendre publique ma confession en la publiant dans The Philadelphia Inquirer.

Un mot encore sur les motivations et les raisons qui m’ont poussé à perpétrer ces nombreux crimes puis je procéderai à la tâche la plus difficile et la plus haïssable de ma vie qui consiste à énumérer dans sa nudité la plus atroce les vingt-sept crimes que j’ai prémédités et les six tentatives avortées. Ces faits me marquent au fer rouge ; je suis le criminel le plus haïssable des temps modernes, et il s’agit d’une épreuve si difficile et si odieuse que la certitude d’être pendu dans quelques jours me semble presque une distraction.

[J’ai remarqué que, depuis que je suis emprisonné, un changement très triste et répugnant s’est produit en moi […], les traits de mon visage ont pris une apparence satanique prononcée. Je souffre depuis mon incarcération d’une maladie terrifiante, rare mais terrible, que mes médecins ont diagnostiquée, mais pour laquelle ils n’ont aucun remède de quelque nature que ce soit. Cette maladie est une déformation ou plutôt une distorsion des parties osseuses… En fait, ma tête et mon visage s’allongent de plus en plus et je crois fermement que je me transforme pour ressembler au diable – et que cette ressemblance est presque achevée.]

Ma folie criminelle, exception faite des occasions de gagner de l’argent, est la seule raison qui m’a conduit à agir de la sorte. Je ne nourris aucun espoir que le public s’attendrisse sur mon sort ou penche en ma faveur et, si cela avait été mon intention, afin de servir ma défense j’aurais déjà tenté de l’amadouer au cours de mon procès.

Tous les criminologues qui m’ont examiné ici sont unanimes, bien qu’ils ne parviennent pas à s’expliquer pourquoi, tandis que je perpétrais mes crimes, aucun de ces symptômes n’étaient présents. Ils ont commencé à se produire et se développer seulement après mon arrestation.

Il y a dix ans, j’ai été examiné avec la plus grande attention par quatre hommes d’une habileté incontestable et ils en ont conclu que j’étais à la fois mentalement et physiquement un homme normal et en pleine santé. Aujourd’hui, je possède tous les attributs du dégénéré – d’un débile mental. Est-il possible que les crimes, au lieu d’être les conséquences de conditions anormales, soient eux-mêmes produits par une dégénérescence ?

Lors de mon interpellation en 1894, selon les mesures établies par le système Bertillon auquel j’ai été soumis, aucun défaut de conformation n’était notable. Plus tard et sans aucun doute depuis ces derniers mois, ces transformations ont crû avec une telle rapidité que, à chaque examen, elles sont de plus en plus visibles et je suis soulagé de ne pas avoir de miroir qui m’offrent le spectacle de la détérioration accélérée de ma condition. Toujours bienveillante, la nature sait taire la vérité comme dans les formes ordinaires de folie où celui qui en souffre croit toujours être sain. De même, à moins que quelqu’un ne m’en parle, je ne remarque pas plus mon infirmité que je n’en souffre. Cependant, j’ai subi des transformations physiques. Elles ont été établies à partir des signes de ma dégénérescence, qui consiste en une proéminence incontestable d’un des côtés supérieurs de ma tête et, par conséquent, en une diminution d’égale importance de l’autre côté, mais aussi d’un manque d’un côté de mon nez et d’une de mes oreilles, et d’une augmentation anormale de l’autre oreille et de l’autre côté du nez ; une différence de 8 centimètres de longueur entre mes deux bras, et un raccourcissement aussi important de ma jambe par rapport à l’autre, dans sa partie allant du genou au talon. Reste la pire déformation qui atteint un côté de mon visage et l’un de mes yeux – elle est si marquée et si terrible que Hall Caine écrivit, bien que je portais une barbe à l’époque pour dissimuler au mieux cette partie de mon visage, qu’elle était marquée par le crime, et du sceau de Satan. Elle était si visible qu’un expert en criminologie employé par le gouvernement des États-Unis qui ne m’avait jamais vu auparavant s’exclama trente secondes après être entré dans ma cellule : « Vous êtes coupable ! »

N’aurait-il pas été pure folie de ma part que de mourir sans confesser mes crimes ? Et je le fais autant pour accréditer ces déductions scientifiques que pour rendre hommage à ceux qui m’ont conduit devant la Cour de justice.

Dr Robert Leacock

Le premier crime est celui du Dr Robert Leacock et prit place à New Baltimore dans le Michigan. Il était un de mes amis et un ancien camarade de classe. Je savais qu’il avait contracté une assurance-vie pour une importante somme d’argent. Après l’avoir persuadé de venir à Chicago, je le tuai en lui administrant une trop forte dose de laudanum. Quant à ce que je fis de son corps : les multiples déplacements que je fis jusqu’aux Grands Rapides du Michigan ont déjà été l’objet de nombreuses publications et je ne vais rien ajouter. Mais je découvris que le risque et l’excitation de gagner une somme d’argent aussi importante que 40 000 dollars d’assurance-vie n’est rien comparé à la souffrance que j’endurais de lui avoir ôté la vie. Il faut dire que, avant de perpétrer ces méfaits, j’étais déjà sourd aux assauts de ma conscience. Je vous conjure de me croire quand j’avoue que, avant ce crime qui prit place en 1886, je n’avais jamais péché de la sorte, ni en pensée ni en action. Mais j’y pris goût et, de la même manière que, dans la jungle tropicale, le tigre tueur d’hommes, qui a déjà goûté à la chair de l’homme, guette une nouvelle proie, je parcourrai le monde à la recherche d’une nouvelle victime que je pourrais détruire. Pensez à l’horrible liste qui suit, à ces vingt-sept vies, à ces hommes et à ces femmes, à ces jeunes filles, à ces enfants innocents pris dans les mailles du filet du monstre que je suis. Et toi, tendre et délicat lecteur, protège-toi ! Arrête ta lecture ici ! Je ne vais pas m’épargner et si jamais tu me lis jusqu’à la fin, tu pourras t’exclamer : « Que Dieu vienne en aide à un tel individu ! » C’est en ces termes que le procureur de la République s’exprima à mon procès. Toutefois, si tu n’es pas charitable, ou bien si tu es simplement juste, tu préféreras peut-être penser : « Puisse son âme être damnée pour toujours », tant il est vrai qu’imaginer qu’un tel homme ait pu vivre si longtemps fait douter de la sagesse de la Providence. S’il en est ainsi, je vous prie avec la plus grande honnêteté que cette condamnation et cette censure ne s’adressent qu’à moi, et [de reconnaître] que mes proches, ceux dont le seul crime était qu’ils m’aimaient, oui qu’ils m’aimaient, sont ceux qui aujourd’hui méritent de votre part la plus grande compassion.

Dr Russel

Ma deuxième victime fut le Dr Russel, un des locataires de mon immeuble de Chicago baptisé depuis peu le Château. Pour un différend au sujet du non-paiement d’un loyer qui m’était dû, je le frappais à l’aide d’une chaise. À même le sol, il demanda de l’aide puis, dans un dernier râle angoissé, cessa de respirer. Cette querelle et cette mort prirent place dans un petit bureau. Dès que je pris conscience de l’horreur de mon geste et que j’eus à nouveau du sang sur les mains, je dus penser à une solution satisfaisante pour dissimuler mon crime. Je fermai les portes du bureau et ma première pensée fut d’apporter son corps à l’école de médecine de Chicago où je connaissais un membre du personnel de qui j’avais pu déjà obtenir du matériel de dissection, c’est du moins ce qu’il croyait, mais que j’utilisais en réalité pour maquiller les corps à l’occasion des escroqueries à l’assurance-vie que je perpétrais. Mais cette possibilité fut trop difficile, voire impossible à organiser et je décidai d’entrer en contact avec un tiers (dont je tairai le nom) à qui je vendais les corps.

Je lui vendis le corps de ma victime, et bien d’autres par la suite. Pour faire bref, dans mes aveux, ceux que vous êtes en train de lire maintenant, à chaque fois que je ne donne pas d’informations spécifiques sur ce que j’ai fait des corps, comprenez que je les vendais pour des sommes allant de 24 à 45 dollars pièce.

Julia L. Connor et sa fille Pearl

Ce crime est chirurgical. La victime s’appelait Madame Julia L. Connor et tous les détails morbides de ce cas ont déjà été rapportés dans les journaux du mois d’août 1895, comme s’ils avaient été résolus par les détectives. C’est la raison pour laquelle il est important de préciser que la petite Pearl, [la] fille [de Julia Connor] et quatrième victime de la liste, est morte empoisonnée, grâce à deux complices, un homme et une femme, qui ont obéi à mes ordres et lui ont administré du poison car je craignais que l’enfant ne soit suffisamment âgée et comprenne ce qui était advenu à sa mère. Initialement, mes complices souhaitaient confier l’enfant aux bons soins de l’orphelinat municipal, mais ils ont dû céder face à ma détermination. Cette troisième mort fut si soudaine que je n’ai pu toucher les biens de ma victime. Ils sont toujours dans le Château à la disposition de sa famille qui a toute latitude pour les récupérer.

Rodgers

Ma cinquième victime s’appelait Rodgers. Son meurtre prit place en 1888 alors que je me trouvais à West Morgantown en Virginie pour y passer quelques semaines. Ayant appris qu’il possédait une jolie somme d’argent, je réussis à balayer tous ses soupçons pour l’inviter à la pêche et le tuai d’un coup de rame porté à la tête. Son corps fut retrouvé un mois après et je n’ai pas été inquiété jusqu’à mon procès ici, et, même alors, la chance resta de mon côté, aucun rapport entre nous n’a pu être établi, et il a même été publiquement récusé à l’exception toutefois d’une cinquantaine de personnes de West Morgantown qui reconnurent ma photo publiée dans les journaux.

Charles Cole

Le sixième cas est celui de Charles Cole, un spéculateur du Sud. Après que j’ai entretenu une considérable correspondance avec lui, il me rejoignit à Chicago. Je le persuadai d’entrer dans le Château où, pendant que j’engageais une conversation avec lui, un complice se saisit d’un tuyau de gaz avec lequel il lui assena vicieusement un coup à la tête. Le choc fut si grand qu’il le tua net et brisa son crâne si bien que son corps fut difficilement vendable. C’est la première fois qu’un complice commettait un meurtre ; il joua même un rôle considérable dans nombre d’affaires et, cela est difficile à croire, il montra moins de cœur et une plus grande soif de sang que moi. Je crois savoir qu’il poursuit toujours ces mêmes abominables activités et qu’il s’est depuis associé à un homme d’affaires américain.

Lizzie

Une domestique du nom de Lizzie fut ma septième victime. Pendant quelque temps, elle travailla au restaurant du Château et je remarquai que Quinlan la regardait de trop près. Je pris peur que leur relation ne se développe et qu’il désire quitter son emploi, et je trouvai plus sage de tuer la fille. Je la fis donc venir dans mon bureau et l’enfermai dans la célèbre chambre forte, sur laquelle tant de choses ont été écrites, où elle mourut asphyxiée. Elle en fut la première victime. Mais, avant qu’elle ne meure, je l’obligeai à écrire des lettres à ses amis et à Quinlan, leur notifiant son départ définitif de Chicago pour un État de l’Ouest. Quelques mois après la poursuite judiciaire dont je fus l’objet, à la lecture de lettres qu’elles pensaient écrites par elle, certaines personnes crurent qu’elle était toujours vivante et essayèrent immédiatement de me venir en aide en publiant ces preuves et en tentant de la faire venir comme témoin pour ma défense dans le cas Pitezel.

Madame Sara Cook (enceinte) et mademoiselle Mary Haracamp

Les huitième, neuvième et dixième meurtres sont ceux de Mademoiselle Sara Cook, de l’enfant qu’elle portait, et de Mademoiselle Mary Haracamp de Hamilton au Canada. En 1888, Monsieur Frank Cook s’installa au Château comme locataire, il était fiancé à une jeune femme qui habitait loin de Chicago. Le révérend Dr de Englewood les unit lors d’une cérémonie à laquelle j’assistai. Ils s’installèrent dans le Château et rapidement je pris pension auprès d’eux. Peu après, Mademoiselle Mary Haracamp de Hamilton, une nièce de Madame Cook, les rejoignit à Chicago et entra à mon service en tant que sténodactylo. Mais j’avais laissé à Madame Sara Cook et à Mademoiselle Mary Haracamp une clef qui leur permettait d’accéder à toutes les pièces du Château. Un soir que j’étais occupé à préparer le transport de ma dernière victime, la porte s’ouvrit soudainement et elles restèrent face à moi, interloquées. Il me fallait agir rapidement et je devinais que ce n’était pas du tout le bon moment pour tenter une explication. Avant qu’elles aient repris leurs esprits tout à l’horreur de la scène dont elles étaient témoins, elles se retrouvèrent dans la chambre forte fatale qui venait juste d’être occupée par le cadavre qu’elles avaient vu. Après avoir rédigé sous ma dictée une lettre à Monsieur Cook lui signifiant qu’elles étaient fatiguées de leur vie auprès de lui et qu’elles s’en allaient pour ne jamais revenir, au lieu de les laisser partir comme je leur avais promis en échange de cette lettre, je sacrifiai la vie de ces deux femmes. Ces morts sont particulièrement tristes, non seulement parce qu’elles étaient des femmes de grande vertu et exceptionnellement honnêtes, mais aussi parce que Madame Sarah Cook serait devenue mère peu après si je ne l’avais tuée.

Emeline Cigrand

Peu après ces événements, Emeline Cigrand, originaire de Dwight, me fut envoyée par une agence de placement de secrétaires basée à Chicago pour remplacer ma sténographe manquante. Elle avait déjà travaillé à Dwight où elle avait noué des liens avec un homme qui lui rendait visite de temps en temps. Ils décidèrent finalement de se fiancer et arrêtèrent une date pour leur mariage. Leur inclinaison m’était particulièrement pénible car Mademoiselle Cigrand était désormais indispensable à mon travail et, en plus d’être sténographe, elle était aussi devenue ma maîtresse. Je tentais à plusieurs reprises d’ôter la vie à ce garçon et, n’y arrivant pas, je me résolus à la tuer, elle, à sa place. Le jour de leur mariage, après avoir envoyé les cartes de remerciement aux invités, elle vint dans mon bureau me saluer avant son départ. C’est le moment que je choisis pour lui demander de pénétrer dans la chambre forte et de m’en rapporter des documents importants. Je la retardai, lui expliquant que, si elle concédait à écrire à son mari qu’au dernier moment il lui avait semblé impossible de mener une vie heureuse à ses côtés et qu’elle avait décidé de quitter Chicago immédiatement, que toute recherche menée pour la retrouver serait vaine, je partirai avec elle dans une ville lointaine et vivrai ouvertement à ses côtés en tant que son mari. Elle était très désireuse d’accepter ma proposition et s’apprêtait à sortir de la chambre forte quand elle prit conscience qu’elle ne s’ouvrirait jamais plus et que sa mort serait lente et atroce.

Mes meurtres auraient pu augmenter significativement à hauteur de trente-trois, mais cinq tentatives se soldèrent par des échecs. On m’avait proposé 90 dollars pour disposer de trois « macchabées ». J’avais repéré trois jeunes femmes qui travaillaient dans mon restaurant de la rue Milwaukee à Chicago. J’ajouterai que, si ces femmes ont pu vivre suffisamment longtemps pour raconter leur expérience à la police l’été dernier, c’est parce que j’avais pensé que je serais capable de les chloroformer toutes les trois ensemble. Leur force cumulée eut raison de la mienne, elles eurent bientôt le dessus et elles s’échappèrent en hurlant dans la rue, simplement vêtues de leur chemise de nuit. Bien que je fusse arrêté le jour suivant, je n’eus pas à souffrir de poursuites. Cependant, cette triple tentative de meurtre pourrait naturellement s’ajouter aux autres que j’ai récemment intentées sur la personne de Madame Pitezel et de ses deux derniers enfants. Au lieu des vingt-sept crimes qui me sont attribués, le total devrait être de trente-trois, et ce ne fut pas de mon fait si cinq d’entre [mes victimes] eurent la vie sauve.

Rosine Van Jassand

J’usais donc de la plus grande précaution pour ma tentative suivante. La victime était une femme d’une très grande beauté qui s’appelait Rosine Van Jassand. J’eus la chance de la rencontrer dans mon magasin de fruits et de confiseries. Une fois soumise à mon pouvoir, je lui intimai l’ordre de vivre avec moi, la menaçant de mort si jamais elle sortait et était vue par un client et, peu après, je la tuai en lui administrant du ferrocyanure de potassium. L’emplacement de cette boutique ne me permit pas de transporter une grande boîte contenant son corps. Par conséquent, je dus l’enterrer dans la cave du magasin, et tous les jours où les fouilles ont été organisées par la police dans le Château, je me suis attendu à ce qu’on retrouve ses ossements.

Robert Latimer

Robert Latimer, qui fut pendant plusieurs années le portier du Château, est ma victime suivante. Longtemps avant que je ne commette mes premiers crimes, je me consacrais à des escroqueries à l’assurance-vie et il en avait eu connaissance. Plusieurs années après, il décida de me faire chanter et de m’extorquer de l’argent. Sa mort et la vente de son cadavre furent ma récompense. Je l’enfermai dans la chambre secrète et le fis mourir de faim, lentement. Il a été écrit tant de choses sur la pièce secrète qui disposait d’arrivées de gaz et était dotée de fenêtres et de portes hermétiques que je ne m’y attarderai pas. Finalement, comme j’eus besoin de cette pièce secrète pour un autre usage et aussi parce que ses prières étaient devenues presque insupportables, je l’achevai. C’est à lui que l’on doit ces traces sur les murs de la pièce secrète relevées par la police : Latimer tenta de s’échapper en extirpant les briques et le mortier à l’aide de ses seuls doigts.

Anna Betts

Ma quatorzième victime s’appelle Anna Betts. À la place de son médicament, je lui donnai un poison que j’avais reçu à ma pharmacie pour le mélanger à une préparation. Comme j’étais connu pour être médecin et qu’en plus elle vivait à côté du magasin, j’étais convaincu qu’on m’appellerait pour constater son décès. Mais il n’en fut rien car le médecin traitant était de garde ce jour-là. L’ordonnance est toujours archivée dans un dossier et les autorités peuvent la considérer comme preuve d’un meurtre commis à l’encontre d’une personne dont le caractère et la morale n’auraient pu s’accorder avec une telle horreur.

Gertrude Conner

La mort de Gertrude Conner à Muscatine dans l’Iowa ne succède pas exactement au décès d’Anna Betts, mais les circonstances en sont si semblables que la description de l’une suffit aux deux. La seule différence tient à ce que Miss Conner quitta Chicago sauve et ne mourut qu’une fois arrivée chez elle à Muscatine. Peut-être que ces deux cas montrent mieux que tous mes autres forfaits avec quelle légèreté je considérais la vie de mes pairs.

Miss Kate

Le seizième meurtre est celui de Miss Kate, d’Omaha, une jeune femme qui possédait des propriétés à Chicago et pour lesquelles j’agissais comme chargé de biens (cet épisode a été décrit avec maints détails par un écrivain local) ; j’endossai un des actes de propriété sous un faux nom et agis comme notaire officiel sous un autre nom, parmi d’autres pseudonymes et fonctions que j’avais l’habitude d’emprunter. Je laissai entendre à Miss Kate qu’une occasion favorable se présentait et qu’il était temps de vendre ses biens pour son plus grand bénéfice. C’est pourquoi je l’invitai à se rendre à Chicago pour toucher son argent et exigeai naturellement un reçu en échange afin de me protéger d’éventuelles suspicions. Je lui proposai d’entrer dans mes bureaux puis dans la chambre forte et, une fois la porte franchie, il n’y avait plus de sortie. Cependant, elle ne mourut pas immédiatement et, quand elle comprit qu’elle était ma prisonnière, furieusement désespérée, elle me proposa la somme totale de 40 000 dollars en échange de sa vie. J’ai gardé un pénible souvenir de ses prières. Je tiens aussi à préciser que je ne suis pour rien dans le meurtre d’une des sœurs de Miss Kate.

Wade Warner

La mort suivante, très lucrative, concerne un homme appelé Warner, fondateur de la Warner Glass Bending Company. Avant son décès, j’avais déposé deux chèques sur les comptes de deux banques de Chicago. Ils avaient été émis par Warner pour une modeste somme et je les falsifiai en ajoutant le mot « mille » et les numéros correspondants. En me rendant à la banque où j’avais un compte régulier, je les encaissai, à l’exception d’un modeste montant qui n’était pas couvert par les chèques de la Park National Bank située au croisement de la rue Deeborn et de la rue Washington. Souvenez-vous à présent que les restes d’un grand four en briques ont été découverts dans le sous-sol du Château. Il fut construit selon les indications de Warner afin de lui permettre d’exposer ses brevets. Il était tellement bien conçu qu’après l’avoir allumé, un jet d’huile brute mélangé à de la vapeur était projeté et le four était parcouru de flammes colorées dont l’intensité était telle que le fer pouvait y fondre. C’est dans ce même four que j’invitai Monsieur Warner à entrer sous le fallacieux prétexte d’une explication sur son fonctionnement et, alors que j’en sortais prétendant avoir besoin d’outils, je fermai la porte, allumai le four en poussant l’huile et la vapeur à leur maximum. En un temps record, il ne resta rien de ma nouvelle victime, pas même un os. Le manteau trouvé à côté du four était celui qu’il enleva avant d’y pénétrer.

En 1891, je m’associai avec un jeune Britannique dont je suis plus qu’impatient de livrer le nom mais j’ai été conseillé de ne pas le faire car mes aveux ne sont pas des documents judiciaires. Cet homme est coupable de toutes formes de méfaits à l’exception de meurtres – même si, selon toute vraisemblance, il en commit. Il lui était facile de placer des titres de propriété et s’assurer qu’ils rapportent. Il sut aussi intéresser des hommes d’affaires anglais à investir dans des brevets de telle manière que nous crûmes un instant que notre principale occupation serait désormais de faire fructifier des placements financiers. Mais, en raison d’impondérables, nos intérêts furent réduits à néant et il devint nécessaire de trouver de nouveaux fonds. Mon habile partenaire de Chicago attira un riche banquier du nom de Rodgers qui venait du nord du Wisconsin et le fit de telle manière qu’il ne put savoir avec qui il traitait. Le faire entrer dans le Château, à l’intérieur de la chambre secrète sous prétexte de lui présenter nos brevets, fut simple à préméditer. Il fut plus difficile de le forcer à signer les chèques et les traites qui s’élevaient à la hauteur des 70 000 dollars qu’il avait préparés. Au départ, il refusa, nous expliquant que sa liberté ne valait rien sans son argent, et qu’il était trop âgé pour pouvoir espérer refaire fortune, mais, en alternant les émissions de gaz avec des périodes de privation de nourriture, nous parvînmes à lui faire signer des cautions. Nous prîmes grand soin de les convertir en argent sans qu’aucun lien ne puisse se faire entre nous. J’attendis avec une vive curiosité de savoir ce que mon partenaire me proposerait de faire de notre prisonnier, étant entendu qu’il était hors de question, pour lui comme pour moi, de lui rendre sa liberté, De son côté, il attendait aussi impatiemment de savoir ce que j’entendais faire. J’organisai donc son départ du Château, en le poussant à me suggérer de le tuer. Je n’y consentis que s’il me laissait lui administrer du chloroforme et le soin de me débarrasser de son corps. Ainsi, je gardais secret mon système de vente des squelettes à un tiers. Ce soir-là, nos gains – il s’agissait d’une importante somme d’argent – furent divisés entre nous. Mon partenaire se rendit à la maison Palmer où il était connu et y passa la nuit à jouer aux cartes avec trois personnes jusqu’au lendemain 10 heures, où il vint me voir pour m’emprunter 100 dollars afin de récupérer le pardessus, la montre et les bijoux qu’il avait dû laisser en gage pour un dernier coup.

Tant de choses ont été racontées sur mes propres extravagances et mes méfaits que je ne peux rien ajouter à ce que le détective a rapporté à ce sujet, si ce n’est que, durant ces années passées à déposséder les autres de leur argent, à l’heure de mon arrestation, je ne possédais pas grand-chose, mes débours s’élevaient à plus de 10 000 dollars par mois.

Une inconnue

Le dix-neuvième cas est celui d’une femme dont j’ai oublié le nom et qui vint prendre pension au restaurant du Château. Un de mes locataires fut immédiatement attiré par elle et apprit rapidement qu’elle était et veuve et riche. Ce locataire était déjà marié et son épouse se rendait au restaurant quand il s’y trouvait, présence qui n’apaisait pas les tensions qui déchiraient leur couple. Un jour, il vint me voir pour me demander conseil. J’étais enchanté à l’idée de le mettre sous ma coupe et de me servir de lui pour certaines tâches qui ne manqueraient pas de se présenter. Je lui offris donc de vivre avec cette femme dans le Château et, quand ce lien s’avérerait déplaisant, de nous débarrasser d’elle et de partager sa fortune. Peu après, il me demanda d’ôter la vie à sa nouvelle compagne et, tandis qu’il la maintenait, je lui administrai du chloroforme. C’est au sujet du corps de cette femme placé à l’intérieur d’une longue boîte en forme de cercueil que la police fut informée en 1893.

Mesdemoiselles Minnie et Nannie Williams

Les sœurs Williams sont les victimes suivantes. Afin que leur mort soit enfin comprise, il est nécessaire que je clarifie ce qui a été dit sur Mademoiselle Minnie R. Williams. Ses proches ont raison : elle était une pure chrétienne et une femme vertueuse, jusqu’à, hélas, qu’elle ne me rencontre en 1893. Monsieur Goldthwaite de Boston a aussi raison quand il raconte qu’il ne l’a jamais connue que comme la meilleure amie de sa femme et que, en juin 1893, il ne lui envoya par virement aucune importante somme d’argent à Chicago à la suite de la demande qu’elle aurait formulée. Et pas plus qu’elle ne devint momentanément folle et vécut dans un hôtel situé en face de l’immeuble Pullman, elle ne s’est retirée à l’hôpital Baptiste de Chicago du 20 au 23 mai 1893 sous le nom de Madame Williams. Elle n’a pas fait de retraite dans le Milwaukee, et encore moins n’a occis sa sœur, ou menacé de mort une infirmière qui se serait occupée d’elle au 1230 avenue Wrightwood à Chicago. J’éprouve une certaine satisfaction à dissiper ces malentendus.

J’ai rencontré pour la première fois Mademoiselle Minnie R. Williams à New York et je lui ai été de nouveau présenté sous le nom de H. H. Holmes en 1893 dans le bureau de placement Campbell & Dowd de Chicago, auprès duquel elle s’était présentée pour trouver un emploi de sténographe. Elle entra à mon service et je la persuadai rapidement de me donner 2 500 dollars et de transférer un acte notarié de 50 000 dollars qui représentait la valeur d’une propriété qu’elle possédait dans le Sud avant de devenir ma femme et partager ma vie. Son innocente et enfantine nature – elle ne savait départager le bien du mal – me facilita la tâche. Je parvins à garantir deux chèques qu’elle avait émis, de 2 500 et 1 000 dollars chacun. J’appris qu’elle avait une sœur appelée Nannie qui se trouvait au Texas et était l’héritière d’une propriété, je persuadai Mademoiselle Minnie Williams d’inviter sa sœur à lui rendre visite à Chicago. Je partis l’attendre à son arrivée à la gare et la conduisis au Château, lui expliquant que Mademoiselle Minnie Williams l’y attendait. Ce fut chose facile d’obtenir d’elle tout ce qu’elle possédait. Je la tuai dans la foulée afin que nul, exception faite de l’homme qui brûla ses vêtements, ne se doute qu’elle était venue au Château. Comme le démontra Monsieur Copps de Fort Worth, le plus astucieux détective et avocat, l’empreinte de pied sur la surface peinte de la porte de la chambre forte est bien celle de Nannie Williams. Il montre la force avec laquelle elle tenta de survivre avant de succomber. Je donnai à Minnie une lettre antidatée de sa sœur lui signifiant qu’elle avait abandonné son projet de visite, puis il me fut facile d’intercepter la correspondance de Minnie et de substituer des missives qui lui faisaient croire que sa sœur n’avait toujours pas quitté le Sud. Une fois toutes les sommes d’argent et les propriétés de Mademoiselle Williams encaissées, il était temps de la tuer. À cause d’un incendie qui avait eu lieu dans le Château, il m’était impossible de recourir aux méthodes habituelles, ainsi, après quelques retards, le 15 novembre 1893, je l’emmenai à Momence où nous prîmes une chambre à l’hôtel situé à côté de la poste sous de faux noms d’époux. Mon intention était de la tuer au plus vite, mais un accident de fret qui eut lieu aux abords de la ville le jour suivant mon arrivée m’incita à m’y rendre par pure curiosité et j’y rencontrai un conducteur de passagers du nom de Peck qui me connaissait. Je décidai donc d’abandonner et partis à une quinzaine de kilomètres de Momence, empruntant une ligne de transit de marchandises assez peu usitée, puis, grâce au poison, je la tuai, brûlai son corps dans le sous-sol d’une maison dont vous avez peut-être entendu parler sous le nom de « La découverte Irvington » en 1895, et je ne m’explique pas que les détectives n’aient pas retrouvé son corps s’ils se sont véritablement rendus sur place. Aujourd’hui, rien ne me ferait plus plaisir que de savoir son corps enterré comme il se doit, elle qui connut une vie immaculée avant de me connaître (et je suis prêt à donner en échange les quelques jours qu’il me reste à vivre). Je suis coupable de l’avoir dépossédée de son argent, d’avoir tué son frère et sa sœur, et, toujours insatisfait, après mon arrestation, j’ai entaché son nom, l’accusant d’avoir tué sa sœur, et plus tard avec l’enquête sur les enfants Pitezel, je fis croire que ses motivations étaient de trouver un moyen d’échapper à une éventuelle arrestation de la police au sujet du meurtre de sa sœur en l’accusant d’être une meurtrière en série. Pour toutes ces raisons, je considère ce crime comme le plus triste et atroce de tous.

Un homme de Chicago oublié

Un homme qui vint à Chicago pour visiter l’Exposition universelle mais dont j’ai oublié le nom fut ma victime suivante. Si elles le souhaitent, les autorités de Chicago peuvent le retrouver en enquêtant auprès de Monsieur Lasher de la compagnie d’assurances Hartford ou de Monsieur D. F. Duncombe, de l’immeuble de la Bourse, du Metropolitan Building, tous se trouvent à Chicago, ou encore auprès d’une entreprise de fenêtres à guillotine et de portes, située face à la gare Illinois, ou de F. L. Jones, un notaire d’Indianapolis. Il est vraisemblable que, dans l’un de ces endroits, son nom ou son écriture auront été conservés, permettant ainsi de produire un indice susceptible de l’identifier. J’étais déterminé à utiliser cet homme dans une ou plusieurs de mes affaires, et le fis jusqu’à ce que je me rende compte qu’il n’avait pas l’habileté escomptée et décidai de le tuer. Une fois mort, comme je n’avais plus fait commerce avec le vendeur de « macchabées » depuis longtemps, je décidai d’enterrer son corps dans la maison que je possédais auparavant au coin de la 74rue et de la rue Honoré, à Chicago. Le corps pourra être trouvé en creusant (profondément) dans le sol sableux. À la suite de la mort de Mademoiselle Williams, je trouvai dans ses affaires une police d’assurance que son frère Baldwin Williams, qui habitait à Leadville dans le Colorado, avait faite en sa faveur. Je me rendis donc dans cette ville au début de 1894 et, après l’avoir trouvé, je le tuai d’une balle, faisant croire qu’il s’agissait d’un acte de légitime défense. Peu après, quand la police d’assurance que j’avais contrefaite au nom de sa sœur dut être honorée, je me présentai à John M. Maxwell de Leadville, l’administrateur de biens de la famille Williams, qui me remit l’argent. Entre le chèque de 1 000 dollars remis au Dr Tolman, ceux dont le montant total était de 2 500 dollars et ceux émis par I. R. Hitt & Co., de Chicago et vu que les endossements sont des faux, j’ai privé les héritiers des Williams de leurs biens en prenant l’argent qui leur était dû.

Benjamin F. Pitezel

Benjamin F. Pitezel est le suivant. Tant de choses ont été publiées à ce sujet (jusqu’en Afrique du Sud où son cas a récemment rencontré le plus vif intérêt) que je ne pense pas pouvoir ajouter grand-chose, sauf peut-être sur la manière dont il est mort. Il faut comprendre que, dès la première heure de notre rencontre, même avant de savoir qu’il avait une famille qui m’offrirait par la suite des victimes supplémentaires me permettant d’étancher ma soif de sang, j’envisageai de le tuer. Tous les soins que je lui ai prodigués, la confiance dont il croyait être le dépositaire en mettant à son nom des propriétés de valeur, constituèrent des étapes pour gagner sa confiance afin que, le temps venu, je puisse faire de lui et de sa famille ce que bon me semblerait. Il semble presque incroyable aujourd’hui que j’aie pu penser que le seul plaisir de leur mort suffirait à compenser les sept années d’efforts que j’ai déployés pour eux, et cela sans même songer à l’argent que j’ai dépensé pour leur bien-être, et qui dépasse de loin ce que j’aurais pu espérer de sa maigre police d’assurance. Il s’agit d’une illustration frappante de vérité des caprices desquels l’esprit humain se satisfait dans certaines circonstances. Impossible quête d’un trésor imaginaire, les désillusions des chefs de file du mouvement perpétuel ou les rêves du démon du haschich remplacent la santé de l’esprit. Pitezel quitta pour la dernière fois sa maison en juillet 1894. Il était de nature heureuse, un insouciant qui n’a jamais connu ni les soucis ni le découragement. Nous fîmes ensemble le voyage pour New York et plus tard vers Philadelphie où se trouvait la maison de la rue Callowhill dans laquelle il trouva la mort le 2 septembre 1894. En attendant, je lui transmis des lettres en prétendant qu’elles étaient écrites par sa femme et le poussai à boire. Jour après jour, j’attendais d’être sûr de le trouver avant qu’il soit midi dans un état d’ébriété avancé ; comme je connaissais ses habitudes, ce fut chose facile. Ainsi, je savais qu’il serait inconscient le jour où je déciderais de me débarrasser de lui. Tandis que j’avais tout préparé pour quitter Philadelphie prestement après son décès, je me rendis une dernière fois dans la maison. Dans le plus grand silence, je déverrouillai la porte, m’introduisis jusqu’à la chambre du premier étage, où je le trouvai comme prévu, imbibé d’alcool. Mais, même dans ces conditions, vous pourriez vous demander si je ne craignais pas qu’il soit simplement endormi ou seulement en partie inconscient et donc capable à tout instant de reprendre ses esprits et se défendre. Non ! Je n’avais aucun doute, et si tant est que cette possibilité se soit produite, ma force, qui lui était supérieure, aurait eu raison de la sienne.

Une seule difficulté se présenta. Il était nécessaire que je le tue de telle manière que nulle trace de lutte ou même de mouvement n’apparaisse, sinon il m’aurait été impossible de réajuster ses vêtements dans une posture normale. Je dépassai cette difficulté en ligotant ses mains et ses pieds et le brûlai vivant en aspergeant son visage et ses vêtements de benzine. Sa torture fut si affreuse que, en écrivant ces lignes, je suis tenté de modifier la vérité pour la rendre plus humaine ; ne croyez pas que je veuille m’épargner, mais comment justifier qu’un individu puisse être à ce point perverti, privé d’humanité et de cœur ? Cependant, il ne sert à rien que je mente car les autorités judiciaires ont su prouver comment ce meurtre s’était produit. Son corps ne portait ni bleus ni marques de coups et ne révélait aucune absorption de poison, à l’exception du chloroforme qui n’était pas encore digéré dans la demi-heure qui a suivi sa mort. Et si à présent je travestissais la réalité sur ce qui s’est passé, cela ne servirait qu’à favoriser les critiques. La seule chose que je puisse faire est d’épargner à mon lecteur l’énumération des prières de la victime, ses prières jusqu’à ce qu’il me supplie d’abréger ses souffrances. Tout ceci ne m’attendrit nullement. Une fois mort, j’ôtai les liens qui le ligotaient, éteignis les dernières flammes et versai dans sa bouche un demi-litre de chloroforme. J’ai été longuement interrogé sur ce point : pourquoi avoir agi de la sorte alors qu’il était déjà mort ? Je le fis afin que, à l’heure de l’autopsie, qui, je le devinais, ne manquerait pas d’avoir lieu, le médecin légiste soit convaincu qu’il s’agissait d’une mort accidentelle provoquée par l’explosion d’un mélange de benzine et de chloroforme. À l’instant de l’explosion, ce dernier s’était dissocié de la benzine et avait traversé la paroi abdominale. J’étais convaincu que mon brillant dispositif était imparable et m’attendais à toucher la prime d’assurance pour sa mort. Mais le chloroforme n’eut pas l’effet escompté ; il provoqua une réaction corporelle que, étant donné les limites de mon expérience médicale, je n’aurais jamais pu prévoir et je n’ai d’ailleurs jamais ni entendu parler ni lu d’articles à ce sujet. Cette découverte revêt une importance scientifique qui, je le crois, reste peu connue : le chloroforme se dispersa dans les tissus de son corps, du cerveau aux viscères, et effaça toutes les preuves de son ivresse. À tel point que les médecins qui examinèrent son corps déposèrent sous serment qu’aucune preuve d’un éventuel éthylisme n’était décelable. Bien sûr, ils se trompaient ! Lors de mon procès, beaucoup de faits et de témoignages ont démontré qu’il devait être si ivre qu’il était inconscient et que c’est grâce à cet état pitoyable que j’avais pu le tuer. Ces faits sont si évidents que le juge les a longuement commentés. Après la mort de Pitezel, je réunis les droits des brevets et les titres de propriété qu’il détenait pour moi et que je lui avais prudemment fait signer quelques jours auparavant afin de ne souffrir aucune perte financière. J’écrivis aussi un message codé imitant son écriture que les assurances découvrirent dans mes papiers après mon arrestation, puis je plaçai son corps de telle sorte que le pare-soleil d’une fenêtre au sud de l’immeuble laisse filtrer les rayons du soleil et éclaire directement son visage toute la journée. Je quittai la maison sans aucun remord.

Le mois suivant, je n’ôtai la vie à personne, bien que trois semaines après la mort de Pitezel me fut offerte l’occasion de combler ma fiévreuse soif de sang en me rendant sur la tombe où il avait été enterré. Sous le fallacieux prétexte de me procurer des prélèvements de son corps pour un examen au microscope, je le découpai avec un couteau. La manière sans cœur avec laquelle j’opérai et l’évidente gratification que cela me procura ont été vigoureusement racontées dans la déposition de Monsieur Smith, qui comparut lors de mon procès en qualité de témoin. Exemple de l’infaillibilité de la justice, triomphe du bien sur le mal, pour les vertus de la condamnation à mort à partir de preuves circonstancielles, mon cas est destiné à rester longtemps dans les annales comme une mise en garde faite aux criminels vicieux en puissance qui voudraient ressembler au démon.

Je répondrai maintenant à deux questions qui me furent souvent posées. Pourquoi ne me suis-je pas défendu pendant mon procès alors que je n’avais rien à perdre à essayer et que j’aurais pu le gagner ? J’y réponds alors même que, désormais, les preuves contre moi sont irréfutables, et je réponds aussi à l’érudite déposition du Dr Leffmann, au cours de laquelle il exposa qu’il n’avait jamais entendu dire ou vu que quelqu’un ait pu, tout en étant capable de se mouvoir, perdre conscience en s’auto-administrant du chloroforme. Tenter de convaincre les jurés les plus impartiaux qu’il s’agissait d’un suicide et non pas d’un meurtre eût été une perte d’énergie autant pour ma défense que pour moi-même. On peut comprendre que j’aie hésité avant d’évoquer la possibilité d’un suicide alors que je m’opposais à un jury constitué d’hommes qui avaient, à l’exception de trois d’entre eux, prêté serment, étaient considérés comme compétents et s’étaient déjà formé une opinion. La seconde question à laquelle je tiens à répondre concerne Pitezel. Il s’agit de savoir si, pendant les huit années de notre collaboration que l’on pourrait considérer comme une association, il avait eu connaissance du fait que j’étais un multicriminel et s’il était impliqué dans de tels crimes. Face à la justice, par respect pour sa mémoire et au nom des membres de sa famille qui ont survécu, je vous réponds qu’il n’en avait pas connaissance et qu’il ne s’était jamais associé à de tels actes. Il n’est coupable que de malhonnêteté concernant des actes illégaux de propriété et des affaires commerciales, agissements qu’il a accomplis pour moi et en toute liberté. Afin d’appuyer l’assertion selon laquelle il n’avait pas connaissance de mes crimes que j’ai si librement confessés ici, je mentionnerai les faits suivants qui sont connus des autorités et qui remontent à six mois avant sa mort. En accord avec sa femme, il avait prévu que sa fille Alice passerait une année dans l’école qu’il croyait que Mademoiselle Williams avait l’intention d’ouvrir près de Boston. Ce projet était sérieux et il était convaincu qu’il ne décevrait pas sa femme en le faisant. Il n’aurait jamais fait d’arrangements ou pris le risque de tromper sa propre famille s’il avait pu imaginer ou savoir que Mademoiselle Williams n’était plus vivante.

Howard Pitezel

La tragédie d’Irvington en Indiana est mon crime suivant. Le 1er octobre 1894, je partis avec les trois enfants Pitezel au Circle House d’Indianapolis, je les mis en pension jusqu’à ce que je puisse tuer l’un d’entre eux, voire plus. Le soir même où j’arrivai à Saint-Louis, où je restai jusqu’au 4 octobre, je fus absorbé par l’élaboration de la question de l’assurance avec les avocats de McDonalds and Howe. Pendant ce temps, j’appelai le chargé de biens – ou était-ce le propriétaire de la maison Irvington ? – et ce fut mon premier faux pas : au cours de leurs recherches, il apprit aux détectives que j’avais téléphoné le même jour où j’avais achevé les questions relatives aux assurances. Éléments à partir desquels ils n’hésitèrent plus à affirmer que moi et moi seul étais l’auteur du meurtre de ce garçon. Le 4 octobre, je retournai à Indianapolis et, plus tard dans la journée, je me rendis à Franklin dans l’Indiana, qui se trouve au sud d’Indianapolis, tandis qu’Irvington se trouve à l’est. Le trajet de Franklin à Irvington représente l’hypoténuse d’un triangle : les routes Franklin à Indianapolis et Indianapolis à Irvington en sont les deux plus courts côtés. Il était ainsi aisé de se rendre directement de Franklin à Irvington sans avoir à passer par Indianapolis. Le 5 octobre, je louai une maison et, le lendemain vers 9 heures, contactai le Dr Thomson à Irvington, le précédent locataire, pour récupérer les clefs. À 17 heures, le même jour, j’appelai Monsieur Brown pour lui demander d’opérer quelques réparations dans la maison et, comme il semblait ne pas s’intéresser à la question, je me mis en colère et devins fou de rage (je continue d’ailleurs à me demander encore pourquoi je ne l’ai pas attiré dans la maison et tué !). Ces faits pourtant mineurs, dès que les détectives en eurent connaissance, en les reliant à d’autres plaintes au sujet de mon caractère violent et incontrôlable, contribuèrent à me faire accuser de mes crimes. Le 7 octobre, j’appelai la pharmacie d’Irvington et achetai les médicaments dont j’avais besoin pour tuer le garçon. Le soir suivant, je me rendis à nouveau dans cette pharmacie et achetai une quantité supplémentaire, comme si j’avais craint de ne pas en avoir suffisamment pour mener à bien mon ouvrage. Le 8 octobre, je m’employai à me procurer des meubles pour la maison si tard dans l’après-midi qu’il était impossible au marchand de me les livrer et, comme je souhaitais m’installer à Irvington cette même nuit, je louai un véhicule pour transporter les marchandises, les apportai moi-même et gardai les chevaux jusqu’au lendemain matin. C’est aussi le 8, mais en début d’après-midi, que je me rendis à la coutellerie où je récupérai mes couteaux aiguisés. Tôt dans l’après-midi du 10 octobre, la malle et le poêle que j’avais acquis pour le garçon dans un entrepôt furent livrés dans la maison d’Irvington. Vers dix-huit heures, Monsieur Moreman fut le dernier à voir l’enfant vivant, tandis que je l’appelais pour qu’il rentre et insistais pour qu’il se couche, cependant que j’avais pris soin de lui administrer une dose fatale de poison. Dès qu’il eut cessé de respirer, je découpai son corps en morceaux suffisamment petits pour pouvoir les introduire dans le poêle par la porte et, tout en alternant les carburants, le gaz et les épis de maïs, je le brûlai avec aussi peu de sentiments que s’il s’était agi d’un objet inanimé. Aussi loin que je me souvienne, ce garçon n’a jamais commis d’actes ou proféré de paroles désagréables qui auraient pu justifier un crime aussi horrible de ma part. Non, rien de la sorte ! De penser que j’ai commis ce meurtre ainsi que d’autres pour le seul plaisir de tuer mes contemporains, pour entendre leurs pleurs, leurs prières, leurs supplications, me semble désormais une chose horrible ; même moi, le criminel endurci, cela me fait frissonner. Depuis mon arrestation, mes journées sont une continuelle torture ; je n’ai de cesse de me reprocher mes actes, et mes nuits sont le théâtre de peurs et d’insomnies. Aurais-je déjà, avant ma mort, commencé à vivre l’Enfer ?

Après avoir terminé la crémation de ma victime, je creusai le trou dans lequel, quand ces horreurs ont été mises à jour, les restes du corps du garçon ont été retrouvés. À côté du poêle se trouvaient les preuves de mes méfaits qui lors de mon procès ont ruiné tout effort de ma part pour tenter de me sauver. Une fois le sang lavé, les preuves de mon crime effacées, le contenu de la malle brûlé, je me rendis au bureau de Powell & Harter à Indianapolis pour chercher mon courrier et, de là, je rentrai à mon hôtel où se trouvaient les deux autres enfants. Je retournai immédiatement à la maison Irvington où Monsieur Armstrong, qui était camionneur (ou bien il exerçait une profession similaire), me vit et à qui je demandais d’accomplir un acte insensé, de prétendre qu’il avait vu quelqu’un d’autre que moi. Je fus reconnu par la femme de Chicago qui avait pris les enfants en pension, puis par un chargé de biens de Milwaukee, et plus tard par Adrian dans le Michigan. Ceci tend à prouver qu’il ne sert à rien de tenter d’échapper à son destin.

À Detroit, je louai une maison, creusai des trous dans le sol de la cave et laissai une note manuscrite. Sitôt que je fus arrêté, je m’empressai de tout raconter aux détectives afin qu’ils se rendent dans la maison et découvrent les emplacements des tombes et la note, et s’épargnent de poursuivre leurs recherches jusqu’à Toronto ou encore ailleurs.

Alice et Nellie Pitezel

Avec une grande résistance, je me dois maintenant d’exposer les meurtres de mes vingt-sixième et vingt-septième victimes. Elles s’appelaient Alice et Nellie Pitezel. Morts les plus tristes de toutes, non seulement parce que je les ai commises de la manière la plus cruelle qui soit, mais parce que, et tout particulièrement avec Alice, la plus grande des enfants, sa mort fut la moins méritée d’entre tous. Ici, surtout, je serais tenté de passer outre et taire ce que je sais ou bien nier en bloc. Mais à quelles fins agirais-je de la sorte ? Cela ne servirait qu’à briser la résolution que j’ai prise de ne rien vous cacher et, pour ceux qui connaissent les faits, ce manquement vous ferait douter du reste de mes aveux. En outre, le témoignage déjà donné par Madame Actlia Allcom, l’opinion du coroner Ashbridge et celle d’un certain Monsieur Perry qui connaissait l’état psychologique des enfants pourraient, si cela leur était demandé, rendre compte de leur probité. Après les avoir mis en pension à Detroit pour une semaine environ, le 19 octobre je déplaçai les enfants à Toronto où ils restèrent en pension à l’hôtel Albion jusqu’à leur mort. Le 20 octobre, je louai la maison Vincent, dont le bail avait été signé sous le pseudonyme de H. M. Howard afin d’égarer les soupçons si jamais une enquête s’était profilée. Entre 17 et 18 heures, ce même jour, j’apportai une grande malle vide dans la maison et partis le lendemain pour les chutes du Niagara. Le 22, j’avais achevé l’aménagement de la maison avec les lits et le poêle, et, le 23, les enfants vinrent y passer quelques heures. Le 24, j’étais occupé en ville, et, le 25, jour fatal de leur mort, ils furent vus à la maison vers 13 heures et, un peu plus tard, m’accompagnèrent dans des magasins de vêtements. À côté d’un restaurant, j’entrai dans un vaste magasin dans lequel j’avais rendez-vous avec Madame Pitezel, à qui j’offris un épais sous-vêtement d’hiver acheté pour le petit garçon que j’avais déjà tué. Madame Pitezel a authentifié ce rendez-vous et a déclaré : « Mes enfants étaient là, avec moi, dans le magasin. »

Puis je les conduisis à la maison de la rue Vincent et les forçai à entrer dans la grande malle sur le couvercle de laquelle j’avais perforé une ouverture ; je les y laissai jusqu’à mon retour afin de les tuer selon mon bon plaisir. À 17 heures, j’empruntai une lame chez un voisin et téléphonai à Madame Pitezel à son hôtel. Je retournai alors à mon hôtel où je dînai et, à 19 heures, retournai encore une fois chez Madame Pitezel puis l’aidai à partir de Toronto vers Ogdensburg, dans l’État de New York. Peu après 20 heures, je me rendis à nouveau dans la maison où les enfants étaient emprisonnés et les tuai en reliant par l’ouverture aménagée le gaz à la malle. Quand je l’ouvris, je découvris leurs petits corps noircis et déformés. Je creusai des tombes peu profondes dans le sol de la cave ; il me fallut mettre à nu leur corps et les recouvrir d’une terre froide avec laquelle je fis un amoncellement en ressentant un intense plaisir diabolique. Imaginez combien cet acte est une horreur ! Ces tendres enfants innocents, dont le plus âgé, faible et souffrant, n’avait que treize ans, et quiconque le voyait l’aurait imaginé encore plus jeune. Imaginez aussi que, pendant les huit années qui ont précédé leur mort, j’étais presque un père pour eux et ils étaient comme mes propres enfants, ce qui leur donnait le droit d’attendre que je leur offre protection et soin. Et, dans votre juste jugement, maudissez-moi amèrement. De mon côté, je ne cesse de prier pour moi ! Il y a peu à ajouter à tout cela. Je passai le jour suivant à brûler les vêtements des enfants et à me reposer de cette nuit de labeur. Le 27, je fis retirer la malle de la maison et, après avoir confié les clefs à un voisin, m’en allai pour ne jamais revenir.

Je quittai Toronto pour Ogdenburg et, de là, rejoignis Burlingon dans le Vermont où je louai un meublé pour Madame Pitezel. Quelques jours avant mon arrestation à Boston, je lui écrivis une lettre dans laquelle je lui donnais des indications précises pour récupérer une bouteille de dynamite que j’avais laissée dans la cave et arrangée de telle manière que, en la montant jusqu’au deuxième étage, elle ne manquerait pas de choir et non seulement de la tuer, elle, mais aussi ses deux derniers enfants que je savais être à ses côtés. Ce fut mon ultime crime et heureusement il ne fit aucune victime. J’ai passé ces derniers dix-huit mois dans une réclusion solitaire et, dans quelques jours, je serai mené à ma mort. Il s’agit de la dernière occasion qui m’est offerte pour exprimer mes regrets et mes remords. Si jamais quelqu’un me lit jusqu’au bout, même ma nature vicieuse laisse une petite place à de tels sentiments. Et si je crains d’espérer plus que ce à quoi j’ai droit, je peux au moins éviter de susciter de telles critiques en les invitant ouvertement.

Signé H. H. Holmes