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Manon Labry

Riot grrrls

Chronique d’une révolution punk féministe

Zones
Table
REMERCIEMENTS
Chapitre 1

REMERCIEMENTS

Un gigantesque merci à Elsa Dorlin, grâce à qui tout cela a pu aboutir, pour ses conseils tout au long de cette odyssée, et pour sa confiance et sa bienveillance précieuses.

Immense merci à mes parents, qui se sont laissé éduquer par mes soins pas très conventionnels sans jamais moufter.

Merci à Sophie pour son cerveau gauche et son cerveau droit, tous deux fort utiles, et pour son grattage de molaires dit « à l’impératrice », pour m’en tenir au plus évident.

Merci à Chantaltatie et à #Luc pour leurs relectures impitoyables et leurs sentences de fer, dans la joie, la bonne humeur et les cerises griottes.

Merci à Grégoire Chamayou et Marieke Joly pour leur confiance et leur efficacité.

Merci à Judith pour les opérations transatlantiques, et puis parce que tout ça, c’est finalement aussi un peu grâce à elle.

Merci à Lisa Darms pour son aide diligente et son professionnalisme.

Merci à Ghislaine, Jean-Paul, Nano, Francis, Lorette et Jean-Noël.

Merci à mon sponsor, Djilali. Merci à tous les copains et copines que j’ai dû supporter toutes ces années ; dans l’ordre désalphabétique : Thierry, Soizig, Morgane, Marie, Marion, Matthieu, Magali, Luc, Laure, Julien, Juliana, Jean-François, Inès, Gégé, Ève, Émilie, Dorothée, Diego, Corinne, Bœuf, Anne et tout le crew du « bureau ».

Enfin, merci à toutes celles et ceux qui m’ont autorisée à utiliser les images dont ils et elles détenaient les droits : Ramdasha Bikceem, Lisa Darms, Johanna Fateman, Pat Graham, Kathleen Hanna, Billy Karren, Molly Neuman, Tracy Sawyer, Erin Smith, Corin Tucker, Kathi Wilcox et Allison Wolfe.

Figure 1. Kathleen HANNA, document extrait de My Life With Evan Dando, Popstar, 1993. Image reproduite avec l’aimable autorisation de Kathleen Hanna.

« Connaître l’histoire est crucial pour comprendre le présent. Il y a cependant toujours le danger de la nostalgie, qui par définition idéalise le passé. Le présent, c’est le point d’intersection entre le futur et le passé. Mieux on comprend ce moment, plus on peut devenir efficace pour transformer la société en tant que “travailleurs culturels”. L’histoire, est-ce seulement une somme d’informations, de faits, de personnages, de noms et de dates ? N’est-ce pas plutôt une certaine façon de raconternote ? »

Il y a eu des moments, comme ça, où les conjonctures ont fait que des génies se sont exprimé-e-s en même temps. Des conjonctures merdiques, en règle générale. Des moments aussi où des génies se trouvaient au même endroit au même moment, ont fait fissionner leurs génies respectifs par le truchement d’une émulation inespérée sans limites et, sans le savoir ou en s’en doutant, se sont mis à prodiguer leurs soins palliatifs à des âmes sensibles mais sans génie. En l’occurrence sous forme de bande-son. Ça avait déjà été le cas auparavant, dans le domaine désormais obsolescent de la musique rock nord-américaine : au tournant des années 1960, par exemple, cette scène foisonnante new-yorkaise décadente, de Max’s Kansas et du CBGB, du Chelsea Hotel et des rades crades d’une ville pas encore hygiéniste, cette scène qui allait finir par fournir tout le matériau brut pour la dernière grande blague que le rock’n’roll ait produite, nommément le punk.

La décennie 1985-1995 compte parmi ces moments miraculeux de grand faste créatif, sans doute le dernier à ce jour, du reste. À ma droite et de haut en bas, l’OVNI acariâtre du Massachusetts, les Pixies ; la scène no-wave new-yorkaise, orchestrée de main de maître par Sonic Youth ; enfin, en ce qui nous concerne davantage ici, la scène hardcore washingtonienne qui ne cesse alors de vibrionner, grâce notamment à Positive Force, un local punk accessible aux jeunes de moins de vingt et un ans. À ma gauche et de bas en haut, la scène punk californienne, à mille lieues de celle de la côte Est, qui se déploie autour de plusieurs labels indépendants montés par les figures proéminentes du courant ; mais, surtout, la zone du Pacific Northwest, de Portland à Vancouver en passant par Seattle et Olympia, où, d’une part, commence à se fomenter la révolution grunge et où, d’autre part, les scènes underground expérimentales locales sont en pleine expansion.

Avant d’aller plus loin, il se trouve que : 1) j’ai choisi de ne pas naître aux États-Unis ; 2) j’ai choisi de naître un peu trop tard pour profiter pleinement de cette effervescence transcendante. La nostalgie guettant plus facilement celui ou celle qui a bouffé le pain blanc au bon endroit au bon moment, je suis peut-être tranquille de ce point de vue. Parmi le quintal de choses utiles et inutiles que m’ont apprises les riot grrrls, c’est que la nostalgie est l’ennemi. Parmi le quintal de choses utiles et inutiles que m’ont apprises les riot grrrls, il y a aussi le pouvoir de la mystification investie de performativité : « We can lie things into existence », disait Kathleen Hanna, on peut vrai-ifier les choses en les mentant. Parmi le quintal de choses utiles et inutiles que m’ont apprises les riot grrrls, il y a encore cette nécessité suprême de s’efforcer de ne pas parler pour qui que ce soit, au nom de qui ou quoi que ce soit, et c’est moins simple que ce que l’on pourrait croire. D’où la nécessité de l’imaginaire dans cette narration. « Ici je pourrais même parler en connard et dire : “Rien n’est vrai tout est permis”, ce qui est bel et bien exact, d’ailleurs, mais les gens pourraient se faire des idées faussesnote. » On jugera donc du récit qui suit à l’aune de ces trois substructions.

Il est possible, voire probable, que bon nombre de ceux que ces lignes seront susceptibles d’intéresser aient dans le sang l’évidence des power chords, l’artificialité puissamment réelle des albums produits entre 1988 et 1996 et la corticalité des compositions d’une clique générationnelle qui s’est réfugiée dans les méandres limbiques de son cerveau pour échapper à la gueule de bois des années 1980. Possible aussi que leurs goûts et peut-être même carrément leur appréhension du monde aient été irrémédiablement conditionnés par les inventions soniques qui ont donné le ton délavé, gras et tranchant de cette décennie-là, par les trouvailles et l’intensité des productions des Albini, Vig et autres Endino bues au biberon ou ingérées en intraveineuse.

On connaît tous ou presque l’histoire du succès intersidéral du trio nirvanesque et de son clown triste leader, promu chantre d’une génération hagarde et désabusée à partir de 1991. Une génération moins spectaculairement antipathique et provocatrice que ne l’avait été celle des premiers punks une quinzaine d’années auparavant : moins des petits cons que des losers mélancolico-apathiques, et davantage qu’une poignée de pseudo-marginaux, un phénomène sociétal à part entière. On sait un peu moins que derrière la success story du supergroupe gonflé aux hormones MTViennes se cache l’histoire d’une scène plus discrète, plus intransigeante, TRÈS dynamique, aux antipodes de l’image veule et végétative de la « génération X » que les médias de masse ont abondamment véhiculée. En marge des récits officiels que présentent ces derniers, il existe aux États-Unis à partir de la fin des années 1980 une scène difficile à réduire en capsule marketing, et bien décidée à le rester. Une scène aventureuse, des scènes aventureuses, dont la philosophie de l’action qu’est devenu le Do-It-Yourself constitue la raison d’être et la seule déterminante.

L’histoire des riot grrrls commence avec, et grâce à, ce moment de formidable renouveau de créativité en matière de production culturelle, mais aussi d’activisme politique. Car si le DIY, tel qu’il était associé aux sphères punk à l’originenote, relevait plus qu’autre chose de l’élan spontané sous la contrainte, à partir des années 1980 et sous l’effet des contextes qui se transforment, il se double d’une prise de position politique plus nette. Le DIY ne participait plus seulement de la poussée d’audace qui avait amené une cohorte de quidams à s’emparer de leurs guitares, en partie pour échapper à un ennui tératologique, il était en train de devenir l’outil pratique d’une théorie de l’action anticapitaliste. La multiplication, à ce moment-là, des petits labels indépendants, de même que celle des fanzines, traduisait clairement la volonté des acteurs de ces scènes de se tenir à l’écart des moyens de diffusion et de communication mainstream, mus par le profit au détriment de l’inventivité, qui servaient à la louche des tubes policés et apolitiques. Des labels comme Dischord, K Records, SST, Epitaph ou Sub Pop (même si certaines de ces maisons sont aujourd’hui devenues de grosses machines) font à l’époque le pari du qualitatif, de l’audacieux, de l’avant-gardiste, en misant aussi sur le local. C’est en partie grâce à eux que cette formidable émulation a lieu : de nouveaux modèles musicaux, plus accessibles, incitent de nombreux mélomanes à passer à leur tour à l’action.

Des horizons créatifs neufs s’ouvrent et, comme à chaque fois que c’est le cas, en l’absence temporaire de codes trop rigides, c’est l’occasion pour des catégories de population minoritaires ou minorisées de se tailler une (toute petite) part du gâteau. En ce qui concerne les femmes, cela s’était déjà vérifié pour le punk, au milieu des années 1970 : la non-nécessité d’expertise technique et la valorisation de l’amateurisme, notamment, avaient été une panacée pour elles, que l’on avait rarement encouragées à prendre des leçons de batterie, de basse ou de guitare électrique dès le plus jeune âge, contrairement à leurs congénères masculins. Si même les plus nuls pouvaient le faire, et puisqu’elles avaient bien intégré, à force de siècles, qu’elles étaient bien nulles, elles pouvaient donc le faire. Cela dit, il avait pas fallu trop en demander non plus, ça avait pas duré bien longtemps, et même les groupes féminins les plus géniaux, pour retrouver leur place au panthéon 77, ont dû attendre que les générations suivantes de punks féministes les tirent de sous un monceau de noms masculins (pas toujours aussi géniaux par ailleurs). Ça paraît fou, mais, il y a quinze ans, X Ray Spex était quasi inconnu au bataillon… Il faut dire que, en plus d’être une femme, Poly Styrene n’était pas blanche.

Dans les sphères de la musique punk comme dans pas mal d’autres domaines, les années 1980 marquent pour les femmes la fin du début. À nouveau, dans les salles de concert, les codes sont bien là, le mépris et les préjugés sur la technique aussi, la coolitude itou, le cock-tail gagnant pour un parfait backlash. Hors les murs insonorisés, c’est pas mal non plus. Dix ans de présidence Reagan, de droitisation et de puritanisme à la mode des années 1950 sous la montée de l’influence de néoconservateurs qui font de l’antiféminisme l’un des noyaux durs de leur programme politiquenote. Au cours de ces mêmes années, le National Right to Life Committee, association anti-avortement créée en 1973, gagne aussi terriblement en importance, jusqu’à devenir l’un des lobbys les plus puissants du pays. Les choses ne s’arrangeront pas durant la décennie suivante, au cours de laquelle les attentats contre les cliniques pratiquant l’IVG vont se multiplier, de même que les menaces à l’encontre des personnels soignants, voire les meurtres (sept meurtres entre 1993 et 1998).

Comme de bien entendu, les médias de masse suivent la tendance rétrograde à grands coups de unes et d’articles qui tantôt accusent le mouvement de libération des femmes d’avoir fait davantage reculer qu’avancer le statut de ces dernières (à cause de lui, les femmes se retrouvent massivement célibataires ou divorcées ; à trop vouloir « faire carrière », elles se retrouvent aussi sans enfant et donc frustrées, mais surtout elles mettent en péril les valeurs traditionnelles de la famille), tantôt assurent que maintenant c’est bon, tout le monde a les mêmes droits, que le féminisme est mort et ringard, et qu’on peut passer à autre chose s’il vous plaît, la mode par exemple ? Tout cela bien évidemment à grand renfort de clichés rebattus sur les féministes aux aisselles pileuses, etc. En quelques années, les colonnes consacrées aux enquêtes et aux recherches féministes disparaissent dans les journaux les plus sérieux au profit d’études critiques sur le maquillagenote.

Concomitamment, les « Gen Xersnote » deviennent une cible marketing de premier choix. Magazines pour ados, séries TV, dessins animés, chaînes TV carrément, et notamment cette trouvaille monstrueuse qu’est MTV, la machine à façonner les imaginaires, les goûts et les attitudes : on n’a certes pas été les premiers à être conditionnés par la société, mais, tout de même, cette profusion de culture pop, d’images, de musique, ce poids éléphantesque de l’industrie culturelle et des médias, c’est à l’époque assez nouveau. Et inutile de dire que le message qu’on fait passer aux jeunes filles, s’il est post-féministe, ne va pourtant pas vraiment dans le sens d’une ère post-patriarcale. Rien de nouveau sous le soleil, le cheerleading va bien, merci, l’anorexie pas trop mal non plus, et le fard à paupières a de beaux jours devant lui. Derrière les dollars des papiers glacés, il y a le quotidien que prennent en pleine poire des millions de jeunes femmes qui crèvent à petit feu, victimes des violences propagandistes, mais aussi de violences bien réelles et bien trop fréquentes. Derrière la poursuite de l’idéal assommant du prince charmant footballeur (bien gaulé, lui aussi, ne l’oublions pas, si les conséquences sont loin d’être les mêmes, ça marche malgré tout dans les deux sens), il y a les date rapesnote, la haine de soi, la dépression, les désordres alimentaires et l’anomie au carré, puisque la Gen X est déjà anomique. Heureusement, bien sûr, ça fout les nerfs en pelote à plus d’une. Mais tout cela est fort bien mené et depuis fort longtemps. Là où les riot grrrls vont réussir un coup de maître, c’est qu’elles vont parvenir à colliger ces colères et ces haines de soi pour les transformer en prodigieuse force de frappe ; c’est que, d’une dynamique négative et d’une incitation tacite à la division et à la passivité, va naître une chaîne d’action et d’union inattendue et durable, une force affirmative qui ne s’en laisse pas compter.

 

 

 

Globalement, ça commence vers 1988, peut-être un peu avant. Quelques signes avant-coureurs à partir de 1985, peut-être, que l’on évoquera un peu plus loin. Ça commence par plusieurs individues qui vivent toutes seules différemment des choses similaires. En 1988, ça fait déjà quelque temps que Tobi Vail collabore avec Calvin Johnson, le patron de K Records, au sein de Go Team. Les deux acolytes constituent la base de cette formation musicale minimaliste et cérébrale, à laquelle s’ajoutent des collaborateurs temporaires, des gens passionnés qui gravitent autour de cette scène underground olympienne, de Lois Maffeo à Kurdt Cobain (le « d » n’est pas encore tombé), en passant par The Legend ! (l’avatar du journaliste rock britannique Everett True) ou encore un certain Billy Karren. Leurs compositions reflètent l’esprit qui gouverne la scène musicale d’Olympia : Go Team ne s’embarrasse pas du mélodique, non plus que du commercial. C’est brut, c’est le produit de deux intelligences geekesques en matière de musique. Avouons-le, c’est même un peu chiant : c’est un peu l’art contemporain de la musique américaine du Nord-Ouest à l’époque. De toute façon, on se fout que ce soit chiant, ce qui compte, c’est d’agir, de produire, de créer. Comme le résume Tobi Vail, « un groupe, c’est n’importe quelle chanson que t’as déjà jouée avec n’importe qui et même si ça n’a été qu’une seule foisnote ».

Une formule qui synthétise parfaitement l’état d’esprit qui règne dans l’underground de cette petite ville universitaire qui compte à peine 50 000 habitants. Cinquante mille habitants seulement, mais voilà, l’université d’Evergreen, une université d’État alternative dont les programmes éducatifs sont connus pour être à la pointe de la critique progressiste, attire son lot de perchés idéalistes et inventifs qui finissent par faire de la cité pluvieuse un havre de dynamisme créatif engagé. Les formations musicales plus ou moins formelles sont légion, les collaborations et les va-et-vient entre elles aussi, tout cela grâce à une conception véritablement punk (si tant est que cette formule ait un sens) de la production artistique, au-delà des mystifications, des exigences qualitatives, des canons de toutes sortes en somme. « Il y a un super truc à Olympia, c’est que n’importe qui applaudit pour n’importe quoi. Tu pouvais te lever et chanter une chanson dégueulasse, tout le monde était là genre : “Yeah ! C’est cool, excellentnote” », dit Lois Maffeo.

Une conception pragmatique de la création qui place le processus au-dessus du produit final, qui facilite la tâche et décomplexe les artistes en devenir : Olympia est bon public, et cela finit par devenir performatif. Tobi Vail, dans son fanzine Jigsaw, ne dit rien de moins que Maffeo : « Pour moi, un des meilleurs trucs, rapport avec le fait de grandir à Olympia et avec l’underground ici, c’est tout ce truc vraiment punk d’inventer des chansons et de juste les chanter pour tes ami-e-s, que ça se passe comme ça dans les fêtes et tout – je me suis toujours sentie encouragée de cette manière-là, les gens veulent entendre ce que les autres gens font et s’encourager les uns les autres à participer, il y a tout ce truc de soutiennote. » Pour toutes ces petites formations musicales, il n’est pas plus difficile de se produire que de se constituer. La culture des house shows, ces concerts en relativement petits comités, organisés à la sauvette dans les salons et les sous-sols de maisons la plupart du temps partagées, est bien implantée dans le Pacific Northwest, encore à ce jour. En plus de se dérouler dans des lieux amènes et non commerciaux, en plus de contribuer à démystifier la scène et abolir les frontières trop nettes entre public et artistes, ces house shows permettent tout simplement aux plus jeunes de participer, alors que l’interdiction de boire de l’alcool avant vingt et un ans leur ferme l’accès à la plupart des salles de concert traditionnelles.

Tobi Vail, alors pas tout à fait entrée dans sa vingtaine, fait partie de ces plus jeunes, tout comme la plupart de celles qui vont révolutionner la scène olympienne en quelques années. C’est non seulement une batteuse efficace, mais aussi une érudite de première, dotée en sus d’un bon goût certain et d’une belle plume, acérée comme une lame de rasoir. Il n’y a qu’à jeter un œil aux blogs qu’elle tient encore aujourd’hui pour s’en convaincre. Tobi Vail, dans ma petite reconstitution mentale de l’histoire – copyright limité à mon imagination –, c’est une tête pensante sacrément et incorruptiblement radicale. Une docte en matière de musique et d’idées non compromises, une puriste révoltée qui ne transige pas avec la bien-pensance, encore moins avec le système. Un petit mélange bien senti qui fournit le matériau parfait pour constituer la base d’un des meilleurs fanzines sur lequel je sois jamais tombée. Début 1989, elle édite le premier numéro de Jigsaw (« puzzle »), un premier numéro que je n’ai pas pu me procurer. Ce qui est sûr, c’est que, dans les numéros suivants, dans ceux que j’ai eu la chance de lire pour tout ou partie, toutes les pièces des arborescences mineurement majeures de mon cerveau miteux ont trouvé leur place idoine. Mieux encore, ces Jigsaw se sont non seulement laissé relire sans ennui, mais les agencements de mes pièces cérébrales en pleine croissance (à l’époque) se sont remodulés à chaque fois différemment, mais à chaque fois parfaitement.

Dans Jigsaw, il est question d’intransigeance et de passions. Passion pour le punk rock et la musique underground, passion pour le féminisme, passion pour le DIY, détestation des logiques marchandes et capitalistes, des hiérarchies, des coolitudes. « Ça devient de plus en plus clair, à quel point on est limité par notre monde… de capitalisme et de culture de masse et de mentalité “tu es le garçon et je suis la fille”… et on accepte ces limitations et on vit dedans sans être conscient des possibilités… et ça devient de plus en plus clair combien tout ce truc rock’n’roll est pourri et ce qu’est réellement tout ce rock’n’roll “alternatif” (mais ça n’est pas forcé que ce soit comme ça) et on dirait que tous nos modes d’expression – dans les fanzines ou les groupes ou les conversations, n’importe – sont complètement affectés par le mythe et la corruption de notre société. Ça domine tout. Il y a tellement d’illusion, d’automatismes et de jeux de rôle, et tellement peu de contenu réel à proprement parler. Les gens ne posent pas de questions ils ne se confrontent pas à la réalité ils ne parlent pas d’idées. Je me suis retrouvée en guerre avec le monde et avec les mots, et peut-être même avec l’idée de m’exprimer. […] On rend nos mondes si petits ! On a nos groupes, nos gens, nos idées… Tout le monde est si cool, et si bien établi, et si sûr de soi. […] On vit dans ce monde. On vit dans cette culture consumériste. On fait partie de cette jeunesse Reagan génération-moi, que quelqu’un sorte notre disque qu’on puisse être le prochain gros truc contre-culturel, je trouve que ça craint, vraiment, et je me sens tellement pas à ma place et perdue dans ce monde. Peut-être qu’on est dans un entre-deux. Peut-être que c’est pour ça que c’est à nouveau excitant de lire MRRnote et d’écouter du hardcore. Je sais pas. Punk rock. Love rock. Girl rock. Ça ce sont les choses qui sont en train de se produire. J’y crois. Mais c’est niqué. Jigsaw. JIGSAW N’EST PAS UN PRODUIT DE CONSOMMATION. Ce n’est pas un produit du tout. C’est plus un processus. Une méthode. Je suis en train de réaliser que la clé, c’est le processusnote. »

 

 

 

Jigsaw est un savant mélange d’urgence et d’application. Un savant mélange de visuel et d’idéel, de collages et d’écritures, de manuscritures et de tapuscritures, de musiques et de paroles, d’espoir et de désespoir. C’est aussi un précurseur ET un détonateur.

Seules quelques initiatives du même type affleurent alors, qu’on compte sur les doigts d’une main peut-être même pas entière. Les archives sont fourbes (spécialement lorsqu’il s’agit de celles documentant la production culturelle des femmes) et évolutives, mais, en gros, à la fin des années 1980, aux côtés de Jigsaw et au rang de proto-grrrl zines, il y a Sister Nobody, Chainsaw, Bitch et Interrobang. Autant dire que les chances sont pour le moins maigrelettes de tomber par hasard sur l’un d’entre eux. Certes, mais c’est comme l’histoire selon laquelle l’électricité aurait été inventée (enfin, on n’a pas inventé l’électricité, mais vous voyez ce que je veux dire) au même moment par deux personnes, à deux endroits différents, et ce parce qu’une sorte de disposition collective, une sorte d’état général des consciences aurait permis, aurait dicté même, cette concomitance. L’ampoule était déjà dans tous les esprits, en gros, il fallait simplement que des esprits plus aiguisés la matérialisent. Le champignonnage synchrone en plusieurs lieux distincts de ces fanzines pionniers aux contenus similaires relève un peu du même processus.

« Peut-être finalement que dans CHAINSAW, il s’agit de Frustration. Frustration en matière de musique. Frustration dans la vie, dans le fait d’être une fille, dans le fait d’être homo, dans le fait d’être un-e inadapté-e de quelque manière que ce soit. Dans le fait d’être un nul, tu sais, le dernier gamin à être choisi pour l’équipe débile de kickball au primairenote. » Frustration, c’est une certitude mais pas que. Jusqu’ici vécue dans son coin comme une malédiction incoercible, cette frustration, tout d’un coup, vocalisée une fois, deux fois, ad lib, elle devient une machine de guerre. Forcément, quand le voile de l’oppression se soulève et laisse voir les ressorts de la mécanique, ça énerve. On sait bien que plus le mensonge est gros, mieux il passe (et ce ne sont pas les meilleurs qui l’ont fait remarquer). Ces fanzines disent l’évidence qu’on a cachée derrière un mensonge plus gros que lui-même (« TOUT VA BIEN »), et ils la disent intelligemment. Encore l’histoire du « personnel politique » : par le truchement de cette production littéraire, toutes ces filles qui croyaient qu’elles étaient des freaks mentalisent progressivement que la seule chose freaky, c’est la manière dont elles ont été socialisées. Pour que le clic s’opère, que les clics s’opèrent, ces premiers modèles sont fondamentaux. Il existait bien évidemment avant cela une littérature féministe abondante qui avait déjà mis en lumière les rouages et les vices du patriarcat, mais, à la fin des années 1980, ces zinestresses flaireuses fournissent les soubassements d’une culture féministe qui trouvera davantage écho dans les tripes de la génération post-punk. Car la grosse différence, en matière de culture, entre les années 1960 et les années 1980, c’est peut-être le punk. Parce qu’il y avait bien le situationnisme avant, mais, soyons honnêtes, avant que Debord se retrouve en tête de gondole des librairies branchouilles, on peut pas dire que les dériveurs se sont comptés par millions.

Les zines ne sont pas le seul indicateur, à la fin des années 1980, de l’activité sismique en train de se mettre en branle sous le monde du rock. À partir de 1987-1988, un poil avant le façonnage de la nouvelle étiquette « grunge », quelques formations majoritairement ou entièrement féminines se saisissent des nouveaux horizons soniques qui s’inventent et qui caractériseront cette dernière. Juste avant l’étiquetage, c’est exactement le bon moment pour gagner du terrain. Quand rien n’est figé, on l’a dit, tout est possible, même pour les femmes. Avant que les catégories du rock ne deviennent des catégories de cock-rock, avant que la dernière en date devienne assez in pour être dévitalisée, c’est là qu’on peut mettre le pied dans la porte. Et c’est ce que n’ont pas manqué de faire des groupes comme L7, Babes in Toyland, 7 Year Bitch, Hole ou Lunachicks. Faut voir la beigne qu’elles ont dû administrer dans la mâchoire de la bien-pensance à l’époque (moi, j’ai connu tout ça plus tard, j’ai terriblement manqué de flair, j’écoutais encore Pierre et le Loup à ce moment-là). Parce que, là encore, s’il y avait peut-être quelques dizaines de milliers d’aficionadxs qui avaient grandi en sachant que les Slits avaient existé (centaines de milliers ? vraiment, je me demande : mi-1980, combien de gens SAVAIENT ?), rien à voir avec les foules que vont soulever ou horrifier ces groupes.

Encore aujourd’hui, je trouve qu’aucun groupe mainstream n’est allé aussi loin dans l’irrévérence génialement intelligente que L7. Ça n’est pas de la nostalgie, c’est un constat, et j’engage le lectorat à me prouver le contraire (je serais tellement contente qu’on m’oppose la contre-preuve, vraiment faites-vous plaisir). Alors à l’époque… Des riffs de guitare qui donnent à penser qu’elles ont éclusé du métal en fusion (© Matthieu Guerry) par litrons depuis leurs plus tendres années, des dégaines de l’espace et du talent dans le maintien (Jennifer Finch pieds nus en bermuda qui secoue sa chevelure effrénément sans que sa ligne de basse ne soit altérée d’un iota, sans doute un des plus grands moments du rock’n’roll), un humour franchement tordant, mais aussi, on a tendance à l’oublier, une radicalité très politique sans trop en avoir l’air : le quatuor fait notamment imploser les normes de genre en plein vol, pour le plus grand plaisir des demoiselles en saturation de codes suffocants. « Tellement de clit qu’elles ont pas besoin de boules/[…] les hétéras rêveraient d’être gouinesnote » comme è disent avec leur proverbiale classe, dans une chanson qui rend d’ailleurs hommage à la batteuse de Lunachicks. Je ne peux même pas imaginer ce que ça a dû faire comme effet à la meuf lambda strangulée par ces codes de mettre pour la première fois dans son Walkman Smell the Magic en 1990. L’ouverture sur le riff de « Shove » qui te coule direct dans les veines et te pète à la tête en feu d’artifice, le mur de son gras qui te plaque au mur, la frappe hygiénique en plomb de Plakas, et le chant, bordel, le chant. T’es plus jamais la même après ça. C’est comme si t’avais vu la mort en face, le flip en moins et la jouissance en plus. D’un coup, les nuisibles d’ici et d’ailleurs ne font plus le poids, d’un coup, la fange spectaculaire et consumériste est transmutée et la désespérance optimisée, au moins pendant deux minutes trente, et c’est déjà ça de pris. Mais je m’égare.

Dans un registre un peu plus kinderwhore, mais tout aussi solidement vaginé, Babes in Toyland, au même moment, fait aussi son effet. Les compositions de leur premier album, Spanking Machine, qui sort également en 1990 et qui, tout comme Smell the Magic, est produit par Jack Endino (à qui l’on doit aussi la production de Bleach, de Nirvana), sont un poil moins mélodiques que celles de L7, un peu plus intellos peut-être, la contradiction interne et la dissonance incarnées, davantage que le gros mur de son qui tabasse. Un peu comme si on jouait de la scie sur ton nerf vague, le tout copieusement amplifié. Tout comme Sparks et Gardner, les chanteuses de L7, Kat Bjelland débroussaille vocalement de nouvelles pistes à explorer pour la génération chanceuse qui grandit en compagnie de ces artistes providentielles, n’ayons pas peur des mots. Bjelland, les yeux révulsés (elle explique qu’elle se déclenche une sorte de transe en se concentrant sur le haut de son cerveau et le derrière de ses orbitesnote), pulvérise le langage dans toutes ses fonctions en live, du chuchotement à la vocifération la plus sauvage, de la mélopée apathique glaçante au long soutien de la note parfaite, on peut difficilement faire autre chose qu’ouvrir bêtement la bouche, ne plus bouger le moindre poil, et se faire récurer intégralement le crâne avant de commencer une nouvelle vie.

À tous les coups, dans la Wénérable Critique rock, quand on parle d’artistes femmes qui chantent, on parle de schizophrénie, cette rejetonne cachée de l’hystérie qu’on a tant voulu démontrer. Mais non, c’est bien plus… Grâce à leurs palettes vocales respectives incroyables, quand on est accroché aux lèvres de Bjelland, Sparks, Gardner et consortes, c’est les montagnes russes des émotions à l’écoute : comme une drogue à fonction cathartique qui ferait vivre séquentiellement en quelques poignées de minutes tous les états que tu peux régulièrement traverser en tant qu’anomiée, au mieux, au carré. Une fois que tu es passée à la machine à laver, ton regard sur le monde sens dessus dessous et virevoltant de connerie est beaucoup plus adapté et beaucoup plus serein, parce que maintenant non seulement tu as la tête et les tripes à l’envers, mais en plus tu sais que ton engeance XX est capable d’emplâtrer un doberman rien qu’avec l’auriculaire gauche tout en chantant des comptines en porte-jarretelles et en sirotant une bonne 8.6. Eh oui. La clé de tout : « Moi aussi, je peux le faire. »

Tout comme les premiers grrrl zines, ces premiers modèles musicaux, qui eux aussi champignonnent de-ci de-là, sont capitaux pour une catégorie de population sous-représentée dans la culture et les médias mainstream. Des icônes aussi puissantes que ces musiciennes, c’est du pain bénit et ça le reste aujourd’hui. Et au nombre de celles que cela inspire, on compte celles qui démultiplieront les effets de la révolution qui s’annonce. Aux alentours de 1988-1989, Tobi Vail ne connaît pas encore bien Kathleen Hanna, qui ne connaît pas encore bien Kathi Wilcox. Il faudra attendre 1990 pour la rencontre officielle, ainsi que la narre Kathleen Hanna : « Tobi était ligotée à des rails de chemin de fer, et je l’ai déliée pour qu’elle m’amène boire un expresso, MAIS quand on est arrivées, le bâtiment était en feu et j’ai entendu deux personnes crier : “À l’aide, à l’aide !” Donc j’ai couru dedans pour sortir ces deux personnes qui se sont avérées être Kathi Wilcox et Billy Karrennote. » Selon une version plus farfelue, les trois jeunes femmes se croisent régulièrement dans les salles de concert de la petite cité olympienne, mais pas plus.

Et puis par une belle nuit (16 h 30 sans doute) pluvieuse et probablement sans alcool, comme le Pacific Northwest seul en a le secret, après un concert, autour d’un feu de camp au milieu des ratons laveurs et des mouettes OGM surdimensionnées, la première étincelle a lieu entre les trois futures acolytes, ou la deuxième étincelle, ou la troisième, la chronologie est floue et de toute façon peu importe, on a déjà dit qu’une partie de tout cela n’était pas plus vraie que le reste. Le concert, tiens tiens, c’était Babes in Toyland. Kathi Wilcox se souvient que c’était sans doute en 1989note et c’est comme ça que le raconte Kathleen Hanna : « On a vraiment accroché parce qu’on était d’accord sur le fait qu’on venait juste de faire l’expérience d’une chose incroyable, une chose qui change une vie. Ce concert ! Kat Bjelland jouait mieux de la guitare que Greg Sage des Wipers ! Elle portait une petite robe et un gros nœud dans les cheveux et elle était si belle et si fucked-up ; elle faisait les trucs les plus dingues avec sa voix. Lori Barbero tapait plus fort sur sa batterie que n’importe qui que j’aie jamais vu jusqu’ici et Michelle Leon était méga sexy tout en sachant vraiment jouer de la basse. J’étais genre, wow ! Tu peux vraiment avoir la totale ! Tu peux vraiment faire cette musique incroyable, où tu démontres à quel point la colère peut être belle. J’avais jamais entendu un truc pareil et je n’ai jamais entendu de truc pareil depuis. C’était dans la maison de quelqu’un au milieu des bois. Après on est allées dehors et il y avait un feu. Je connaissais pas vraiment Tobi et Kathi, mais on s’est retrouvées toutes les trois ensemble parce que les autres gens disaient qu’ils avaient détesté le concert et que le groupe était mauvais. […] C’était des femmes éblouissantes, mais ce n’était pas la chose la plus importante pour nous, ce qui l’était, c’était vraiment la musique. C’était aussi le fait que c’étaient des femmes et qu’elles avaient le look qu’elles voulaient. Elles avaient pas besoin de cacher le fait qu’elles étaient des femmes pour pouvoir jouer une musique aussi intense ; la combinaison de la féminité et de la force de la musique pour dire que la féminité et la force ne sont pas des opposées. C’était une expérience vraiment intense. Tobi, Kathi et moi, on était genre : c’est le meilleur truc qu’on ait jamais vu ! Tous les autres pensaient que c’était le pire truc, il est donc devenu clair qu’on allait monter un groupe ensemblenote. »

Figure 2. De gauche à droite, Tobi Vail, Kathleen Hanna et Kathi Wilcox. Photo prise par Lisa DARMS, reproduite avec son aimable autorisation.

Mais ça n’a pas été tout de suite. En 1989, donc, Vail jouait avec The Go Team, avec qui elle a fait deux tournées américaines cette année-là, autant dire assez pour se rendre compte qu’elle voulait faire ça toute sa vie, mais aussi qu’elle le ferait bien avec des musicienNEs. Pendant l’été 1989, elle bossait dans une sandwicherie dont les gérants, qu’on ne remerciera jamais assez, avaient eu le génie d’embaucher Kathi Wilcox en même temps. Wilcox étudiait le cinéma à Evergreen, elle était connue pour avoir une classe d’enfer, elle n’était pas spécialement musicienne (à part un peu de clarinette et de piano dans sa verte jeunesse). Elle n’a jamais été très diserte sur sa vie dans ces années-là, mais on sait juste que l’été suivant, en 1990, elle emménagea à Portland entre deux années universitaires, où pendant un mois elle partagea une maison avec Kathleen Hanna, qui rentrait de tournée avec son groupe d’alors, Viva Knievalnote.

On en sait un peu plus sur Kathleen Hanna, mais je vais probablement pas vous refaire tout le tableau, qui a été déjà pignoché un paquet de fois maintenant. En vrac, on sait qu’elle était étudiante en photographie à Evergreen et qu’elle ne s’accommodait pas des travers sexistes de certains de ses enseignants. On sait que l’une de ses expos a été censurée et que, du coup, avec deux acolytes, Tammy Rae Carland et Heidi Arbogast (avec qui elle a aussi fourbi ses premières armes de chanteuse dans le groupe Amy Carter), elle a senti la nécessité de monter une galerie d’art féministe à Olympia, Reko Muse, une galerie qui a aussi accueilli de nombreux concerts, et pas des moindres, jusqu’à devenir un lieu phare de la scène musicale locale. On sait qu’elle était bénévole dans un centre d’accueil pour femmes victimes de violences domestiques. On sait qu’elle s’est mise à la musique, entre autres, parce qu’elle avait beaucoup de choses à dire et que l’une de ses idoles, Kathy Acker, lui a conseillé de monter un groupe de rock plutôt que de se cantonner à la frêle audience que draine le spoken words. On sait qu’elle est scorpion.

Au registre des anecdotes croustillantes qui ont perdu de leur crunchy, ravalées au rang de pain perdu tout mou et dont on finit par se contrefoutre parce qu’on dirait qu’elle n’a fait que ça, on sait qu’elle finançait ses études en étant strip-teaseuse, et aussi qu’on lui doit le titre de l’une des chansons phares de l’un des albums les plus vendus de tous les temps, Smells Like Teen Spirit, formule qu’elle a graffitée sur un mur chez Cobain en parlant de ce dernier et de son déodorant, un soir d’immodeste biture, avant qu’elle n’arrête complètement la boisson (alcoolisée, j’entends). Remarque, on s’en fout peut-être pas tant que ça, parce que c’est quand même dingue qu’il ait fallu une quinzaine d’années pour savoir que le titre de ce chef-d’œuvre n’était pas du fait du trio, mais d’Hanna. Il en faudra peut-être une quinzaine de plus pour que lumière soit publiquement faite sur la mesure dans laquelle cette scène olympienne féministe a influencé Cobain, qui n’aurait probablement pas été proféministe de la manière dont il le fut, n’eussent été ses grandes discussions sans doute entre autres avec Vail et Hanna. Bref.

Un beau jour, ou peut-être une nuit, en 1990, Kathleen Hanna prend sa plume à son cou pour écrire à Tobi Vail, qu’elle a désormais identifiée comme l’auteure du fanzine génial dont elle a dévoré les deux premiers numéros (et je sais que je dis souvent génial, ne vous y méprenez pas). La suite, c’est le parfait conte de fées du groupe de punk, tel que l’histoire avec sa grande Hache (© Raymond Q.) n’en a produit qu’une poignée : faute de quoi ? qu’en sais-je ? de génies, peut-être ? Ha ! de passionné-e-s ? de gens qui ne confondent pas DIY avec velléitarisme ? J’ai parlé du DIY, au fait ? (on verra plus tard). Le groupe parfait comme le couple parfait. Je vais me faire plastifier par les déconstructionnistes ? (on verra plus tard). Que ces dernier-e-s se rassurent, la durée de vie de Bikini Kill n’a pas été si longue, on sait bien que la vie est vaine.

Le parfait conte de fées. Le bon casting dans le bon timing sociétal au bon moment de quatre trajectoires de vie avec l’entourage qui va bien. Les pièces d’un autre puzzle qui s’assemblent toutes seules, évolutivement. À grands coups de travail, de passion, de convictions et de stratégie. Ça commence dans le basement des parents de Vail, en trio : Vail aux baguettes et occasionnellement au chant, Wilcox à la guitare et aux baguettes dans les occasions occasionnelles susdites, Hanna à la basse et au chant. Ça commence dans l’énergie chaotique et brute qui précède tous les big bangs, comme la science l’a prouvé en prenant comme échantillon test les Stooges. Qui a déjà écouté les deux premiers albums de Bikini Kill en entier, regroupés sur The CD Version of the First Two Records ? Levez la main : qui l’a écouté en entier sans baisser le son parce que nerveusement c’était vraiment trop ? Hé bé, à côté de ce que devait être Bikini Kill en trio pendant les premières répètes, ça doit pourtant être de la crème au beurre, du cashmere contre la peau sous les aisselles qu’on dirait de la croûte de brie, une demi-pêche sous la tonnelle. J’en mettrais ma main à couper. D’ailleurs, un petit coup d’oreille jeté aux inédits récemment sortis (sur la face B de la réédition de Yeah Yeah Yeah Yeah) nous en donne une idée et, pourtant, Billy Boredom Karren avait déjà rejoint la formation.

Après quelques concerts en trio en effet, et quelques auditions infructueuses avec de potentielles guitaristes, le groupe finit par renoncer à l’intention, qui était la sienne au départ, de se constituer en non-mixité. Et pour cause. Dans les parages traîne toujours Billy Karren, que l’on a évoqué plus haut parce qu’il jouait parfois avec Vail dans The Go Team. C’est logiquement Vail qui suggère son nom, et ce n’est pas la pire idée qu’elle ait eue. Plus discret encore que Wilcox (impossible de trouver des informations dignes de ce nom sur l’Internet, c’est bien dommage), le jeune homme féministe n’en demeure pas moins un guitariste de talent, qui déploie son jeu dans la stridence et les larsens d’une manière assez singulière. Un son cru de son cru en somme si je puis me le permettre (et comme je peux me le permettre…). Ayé : début 1991, la magie peut opérer, le line-up est au complet, ne changera jamais, et n’aura de cesse de se bonifier dans la complémentarité, comme un couple qui… non je rigole.

 

 

 

Pendant ce temps, à un peu plus de 300 kilomètres au sud d’Olympia, à Eugene, une petite bourgade oregonesque, aussi sympathique que mon grand-oncle du même nom, l’amitié fusionnelle et créative de deux jeunes femmes est en passe de permettre en partie que la révolution prônée par Bikini Kill devienne effective. Toujours l’histoire de l’électricité : au même moment, Allison Wolfe et Molly Neuman pensent, vivent, étudient, écoutent, et mettent en place à peu près les mêmes choses que leurs congénères olympiennes. Allison Wolfe a grandi à Olympia, nourrie, avec sa sœur jumelle Cindy, au bon grain féministe de sa mère, Pat Shively, une activiste féministe lesbienne infirmière qui se débat contre l’obscurantisme ambiant en ouvrant l’une des premières cliniques pour femmes dans l’État de Washington. Quant à Molly Neuman, elle est originaire de Washington DC, un détail de taille pour la suite de l’histoire. En 1989, les deux jeunes femmes se retrouvent donc voisines de dortoir à la fac, et s’identifient mutuellement vite fait comme les deux freaks féministes qui sortent un peu du lot. À l’époque, Neuman n’est pas spécialement versée dans le punk : c’est Wolfe qui, grâce à son jeune passé olympien, l’initie en quelques mois à « la scène ».

La petite ville universitaire d’Eugene a beau être sympatoche, elle ne présente cependant pas les mêmes intérêts qu’Olympia, undergroundement parlant. Du coup, la plupart des week-ends, le combo de choc, qui s’ennuie un chouïa sous la flotte dans sa ville de hippies, covoiture pour faire le voyage vers la Mecque du sous-sol sonique. Elles se prennent de passion pour cet univers musical aventureux, décomplexé et décomplexant, et lient peu à peu amitié avec les figures clés de ce petit monde. C’est sans doute lors de l’une de ces escapades quasi hebdomadaires qu’elles repartent avec l’un des premiers numéros de Jigsaw en poche, le genre de choses qui peut changer le cours d’une vie, pour peu qu’on mette toutes les chances de son côté. Jigsaw continue de catalyser doucement les énergies : les deux amies sont à ce point enthousiasmées par le contenu radical et érudit du fanzine, qui joue sur toutes leurs cordes sensibles, que Molly Neuman écrit à son tour à Tobi Vail pour lui faire part de leurs idées et de leurs projets. À l’époque, elles souhaitent avant tout parler, et consigner des informations sur la scène qui les passionne, et plus spécifiquement sur les groupes entièrement ou majoritairement féminins, dont elles déplorent constamment la significative absence dans les médias, même underground. Elles mûrissent alors un projet d’émission radio qui, faute de radio, ne verra jamais le jour. Quand Tobi Vail leur suggère d’écrire un fanzine, elles s’avisent que oui, ça tombe sous le sens : « On voulait une tribune pour parler des groupes de filles et des trucs cool qui se passaient. On voulait s’associer et dialoguer avec des gens comme nous, et comme c’était avant Internet, faire un zine semblait être la meilleure des manières pour le fairenote. » Les choses ne traînent pas : elles se mettent immédiatement à travailler sur Girl Germs, un fanzine au titre visionnaire au vu de l’incroyable contagion qui va suivre, dont le premier numéro sort en 1990. Girl Germs est le support idéal pour documenter, comme on dit en anglais, cette scène féminine qui passe la plupart du temps à l’as : de Calamity Jane aux Fastbacks, en passant par Jawbox, 7 Year Bitch ou Love Child, le fanzine fait la part belle aux interviews de musiciennes underground qui ont influencé et influencent les deux jeunes femmes, ou bien que ces dernières ont dénichées en constituant des playlists pour leur projet d’émission radio avorté.

Pendant ce temps, elles continuent de correspondre avec Tobi Vail, de fréquenter les salles de concerts olympiennes, et elles se mettent à raconter un peu partout qu’elles ont elles-mêmes un groupe. Ce sera l’une des premières vrai-ification de mensonges de l’histoire des riot grrrls, et pas la moindre. Comme le dira Kathleen Hanna plus tard : « On devrait mentir aux gens pour obtenir ce qu’on veut ; on peut faire advenir les choses pour soi-même rien qu’en ayant l’air en confiancenote. » Prenons-en de la graine. Quand Calvin Johnson appelle Wolfe et Neuman pour leur proposer une date avec Bikini Kill et Some Velvet Sidewalk le jour de la Saint-Valentin en 1991, elles ne se démontent pas, bien qu’elles n’aient quasi jamais touché d’instruments de leur vie, qu’elles ne se soient jamais lancées dans la composition. Elles n’ont qu’un mois pour constituer une set-list, qu’une pauvre guitare et de la gueule, mais elles acceptent de se produire devant la crème de l’underground du Pacific Northwest. Une profession féministe en soi. Wolfe prend le micro et parfois la guitare tandis que Neuman s’attelle alternativement à la guitare et à la batterie, et, pour faire leurs premiers pas dans la composition, elles suivent une seule ligne de conduite : NE PAS écouter les Ramones. Parce qu’elles aiment bien prendre tous les contre-pieds.

Intuitions sur ce premier concert : complètement olympien dans l’idée, amateurisme first, le reste, on verra plus tard. Sans aucun doute, il devait y avoir en germe tout ce qui caractérisera Bratmobile par la suite. Entre autres, un sens certain de la mélodie, qui se manifeste sous la forme d’une non-mélodie mélodique dans le chant (plus tard – et c’est là que Bratmobile atteindra sa maturité musicale –, la guitare surf d’Erin Smith viendra y apposer le contrepoint parfait), une sorte d’atonalité rythmée, un peu comptinesque, assez bluffante dans la mesure où, avec presque rien, on s’y retrouve complètement. Entre autres aussi, une assurance feinte (Allison Wolfe raconte avoir été tétanisée lorsqu’elle s’est retrouvée sur scènenote, les deux pieds au-dessus du précipice), un sacré caractère non feint, un humour assez caustique, et la volonté à la racine du punk de faire péter les échelles de valeurs et les coolitudes.

Bratmobile, comme son nom morveux l’indique, n’a pas sa langue dans sa poche et est bien décidé à faire triompher les binoclard-e-s ringard-e-s. « On est des squaresnote. On est crédules parce qu’on croit. Mais on est au courant de la conspiration, on la sent dans notre salive et on aimerait cracher sur Le White Boy éhontément. Et on l’appelle W-H-I-T-E B-O-Y (et il nous appelle “bébé”) et on fait ensemble ce contre quoi on peut pas lutter seules. […] On est des sQUARES c’est sûr, mais on est des cERCLES aussi. Ne l’oubliez pas si vous nous cartographiez en 2D, ou si vous érigez en norme son standard-bite anti-sQUARE, qui nous fait renier et avoir honte de cette part en nous si chère. “Ose être un-e ringard-e.” Nous voyons et devons lutter constamment pour voir la connexion entre toutes Ses actions – entre toutes les actions et inactions on doit vraiment relier les points. Ce cercle, notre désir et nécessité d’une totale rev-O-lution totalement, doit reconnaître toute volonté et toute haine comme valide et profondément réaliste. Le sQUARe est notre bizarrerie à faire confiance malgré le sortilège de ce système/société annihilant-e. […] Des cERCLES existent dans les sQUARES et des sQUARES existent dans les cERCLES. oSE êTRE uN sQUARE. Parce que le Cool n’épargnera personne, parce que le Cool tue. […] Notre sécurité = compromis et on doit faire avec ces circonstances 24 heures sur 24, que l’on soit en première ligne ou pas. Dans notre cERCLE, on reconnaît l’oppression et le privilège et comment ça touche tout et tout le monde – nous inclus-e-s, et nos ami-e-s et notre scène. On le dessine sur notre peau on le peint sur les murs on le pleure au téléphone on le mange aux repas on le claque à la gueule. […] Oh sQUARES et cERCLES, croyons que nous sommes tous dans un processus et qu’on essaie et qu’on vit en même temps. Rond dans la connaissance et carré dans les démarchesnote. »

Un sacré retournage de cerveau, ces ronds et ces carrés qui foutent la mathématique white boy sens dessus dessous. Après tout, qui fait les standards et la mathématique, les codes et la géométrie ? La mathématique n’est pas automatique quand elle est appliquée au réel. Et le cool n’est qu’un concept de mathématique appliquée. Aussi, et même en prenant le cool sur son terrain mathématique, c’est dire ses limites, la proposition contraposée est évidente. Dare to be a square, le carré étant le vrai cool, c’est-à-dire le non-cool. Dork (ringard) = cool, l’équation que commencent à établir Wolfe et Neuman sera une notion importante dans la culture riot grrrl, une notion qui revient aux sources cristallines lointaines du punk, cette culture de losers, de déclassés en tous genres, et d’inadaptables à ce monde de brutes. Et quand elle s’adresse tout spécialement à un public féminin, qui subit plus de pressions encore que le Sexe Fort, elle résonne en triple et empouvoire un maximum. La coolitude, c’est l’un des innombrables effets secondaires qu’engendre une société patriarcale, capitaliste, raciste, hiérarchique. Le White Boy n’est évidemment pas le seul à avoir ses codes et ses échelons, on parle ici de système, bien sûr, de ce qu’induit le poids de cette tradition sociétale dommageable. Tellement qu’on a du mal à imaginer une société sans cool. En plus, ce n’est pas parce qu’on milite contre le cool qu’on n’a pas le droit d’avoir du style. Tout dépend de ce que l’on fait du style et de ce que l’on entend par style. Et j’en sais quelque chose, depuis quelques mois et pour quelques mois encore, depuis que quelques malheureux coups de ciseaux imputables à ma seule dextérité me poussent à défendre bec et ongles la coiffure de Kim Wilde en 1981. Ou Chris Waddle peut-être plutôt ?

 

 

 

Nous en étions donc au joli printemps 1991 et les choses commencent à s’accélérer. Maintenant, les premières Olympiennes – étant acté que j’inclus les Eugénoises dans le lot (c’est vraiment rigolo quand même, cette première génération olympienne, ça peut pas être un hasard) – savent qu’elles sont plusieurs. Les liens entre Bratmobile et Bikini Kill sont désormais bien établis ; il y a Donna Dresch dans le coin aussi, qui continue Chainsaw, il y a encore une jeune étudiante d’Evergreen qui prépare un film sur la scène underground d’Olympia, Corin Tucker, qui reste discrète, mais qui n’en rate pas une. Maintenant, l’heure est au ralliement parce qu’elles savent que si c’est une affaire de musique, ça dépasse largement les sphères de la musique, et que c’est ICI et MAINTENANT. Tous les ingrédients sont là pour préparer le gâteau-bombe (« si tu sais, tu sais ») tant attendu. Fin 1990, Bikini Kill avait déjà prévenu : le groupe, en plus d’être un groupe, avait collaboré sur un fanzine éponyme destiné notamment à être distribué lors des concerts. « Bikini Kill est un groupe et ça c’est notre petit truc à donner aux concerts, etc. ET PUIS IL Y A LA RÉVOLUTION. Bikini Kill est davantage qu’un simple groupe ou un zine ou une idée, c’est une partie de la révolution. La révolution, c’est aller sur le terrain de jeu avec tes meilleures amies de cœur. Tu es pendue aux barres la tête en bas et tout le sang te monte à la tête. C’est un sentiment d’euphorie. Les garçons voient nos culottes et on n’en a pas grand-chose à faire. Je suis vraiment sûre que plein de filles sont aussi en révolution et on veut les trouver. […] Cette société n’est pas ma société parce que cette société hait les femmes et pas moi. Cette société ne veut en aucune manière que nous les filles nous sentions heureuses ou puissantes. Mes amies de cœur m’aident à arrêter de pleurer et à commencer à regarder vers ce qui est important (révolution). […] MES AMIES DE CŒUR VEULENT LA RÉVOLUTION GIRL STYLE MAINTENANT. Être une femme sexy et puissante est l’un des projets les plus subversifs de tous (on est les prêtresses d’une nouvelle sorte de pouvoir oh yeah). On sait qu’on n’est pas comme ça à cause d’une formation génétique bizarre ou par hasard ou par malchance. On est ce qu’on est en travaillant ensemble, les yeux ouverts, en expérimentant avec l’aide de nos mamans et amies. On souhaite se battre contre le mot en “J” (jalousie), le tueur de l’amour entre filles. On n’est pas spéciales, tout le monde peut le faire. ENTRAIDE FACE À L’INSÉCURITÉ est l’un des slogans de la révolutionnote. » Dans ce premier numéro de Bikini Kill, les « r » commencent aussi à se compter par trois.

Figure 3. Kathleen HANNA, quatrième de couverture de Bikini Kill #1, publication collective (Kathleen HANNA, Kathi WILCOX et Tobi VAIL, 1991). Image reproduite avec l’aimable autorisation de Kathleen Hanna.

Ça commence à être clair… D’autant plus clair que la première bande originale de la révolution commence à circuler dans le Pacific Northwest, une petite cassette rouge avec un cœur noir dessus bandé de « Revolution Girl Style Now », la première démo autoproduite de Bikini Kill qui s’échange et se reduplique à vitesse grand V. Huit titres enregistrés par-dessus des bandes ratées de Nirvana, sur des cassettes offertes à Bikini Kill par le super groupe, invendables à la suite d’une erreur de sa maison de disques qui avait mis les mêmes chansons sur chacune des deux faces. Symboliquement, on ne peut pas faire mieux. Hé oui, n’oublions pas que 1991, c’est l’année où tout va imploser et où, en matière de musique « alternative », il faudra choisir son camp. Recycler des cassettes, s’enregistrer soi-même et crever la dalle, mais ne pas (beaucoup) transiger avec ses idéaux, ou bien opter pour une version plus lucrative de la chose, pour une production dont l’importance fait presque jeu égal avec la compositionnote, mais aussi pour le jeu, dangereux pour les âmes sensibles, qui va avec tout le tralala. Dès pas très longtemps après, pourtant, Kathleen Hanna reviendra sur cette dichotomie beaucoup trop dichotomique pour être honnête. On en reparlera. Vingt ans après tout ça, moi en tout cas, je suis sûre qu’elle avait bien raison, ça n’est pas sur la dialectique mainstream/underground qu’il faut s’interroger, et que tout s’est passé, contrairement aux apparences, selon le plan (il m’a fallu deux masters et une thèse sur la dialectique mainstream/underground pour m’en rendre compte sans compter les débats stériles quasi hebdomadaires lus dans Les Inrocks et vus dans Tracks, c’est dire que je suis pas très vive). Que faire de dichotomies quand rien n’est vrai ? Peut-être bien que les riot grrrls nous ont manipulé-e-s dès le début. Peut-être même que l’histoire des riot grrrls avait commencé avant les riot grrrls d’ailleurs, et qu’elles savaient très bien qui leur avait passé le relais au nez, mais surtout à la barbe de tout le monde. On ne s’en est pas rendu compte parce que leur histoire est déjà mythifiée, mais qu’est-ce que le mythe, à part un trou dans la veste non naphtalinée de l’histoire ? J’ai ma petite théorie là-dessus. Et dire qu’on a pu croire à de la science-fiction.

La radicalité de la démo de Bikini Kill, en tout cas, ça n’est pas de la science-fiction. Et c’est certain, c’est en connaissance de cause et avec force et conviction que le groupe prend le contre-pied de ses amis de Nirvana. Ne serait-ce que pour une raison : le but, et l’un des moyens de la révolution, c’est d’inspirer et d’inciter, pas d’être idolâtré. Le titre de la démo est une injonction, pas un truc marketing à la con. Pas de fioritures dans le son, mais alors, zéro, et c’est un choix politique. Mais quelle puissance ! Pas besoin non plus d’y aller comme des brutes dès le départ : on pénètre doucement dans le marasme avec « Candy », dont les trois premiers accords agrémentés de bons gros coups de grosse caisse ne laissent pas une once d’espoir. Ah ça ! Pour décrire en musique un monde patriarcal et capitaliste de merde, ils savent comment faire. L’intro sépulcrale fait perler de sueur froide les échines des white boys à coup sûr encore à ce jour. Parce que dès que la voix arrive, on sent bien que s’il n’y a pas d’espoir, les désespérés vont y aller le couteau entre les dents. Dans la bouche d’Hanna, si t’as pas été réglo, les consonnes te trouent direct la peau et les voyelles mettent un peu de sel sur la plaie. Dans le cas contraire, les premières te secouent la colère saine et la détermination, tandis que les secondes t’enrobent dans une connivence lénifiante. C’est le genre de musique, dans ce dernier cas, que quand tu descends dans la rue après l’avoir l’écoutée, tu fais 10 centimètres de plus parce que tu te tiens droite devant l’adversité du bus qui vient de te passer devant la gueule ; tu sais que tu as touché les mystères de Dieu de près, et c’est encore mieux parce qu’a priori ton voisin du septième, lui, ne sait rien ; tu sais que ta gouinitude est une bénédiction ; tu sais que ton petit bermuda te va comme un gant de boxe et t’as pas peur de la tache de règles. Ça dure pas longtemps, mais c’est déjà ça de pris, #2.

C’est marrant, dans la démo, les trois premières chansons sont un constat. A hell of a constat. Désespérant. Je crois que j’ai lu quelque part que Corin Tucker, la discrète future star, avait pleuré, ou bien avait été bouleversée je sais plus, la première fois qu’elle a entendu « Feels blind ». Je veux bien le croire. « Toutes les tourterelles qui passent devant mes yeux ont les ailes engluées. Dans l’embrasure de la porte de ta disparition, je me tiens, emplâtrée dans le murmure que tu m’as enseigné. Comment ça fait ? C’est comme si j’étais aveugle, c’est comme si j’étais une foutue aveugle. Regarde ce que tu m’as appris. Ton monde ne m’a rien appris. Comme si t’étais aveugle, et qu’il n’y avait pas le braille. Y a pas de limites à ce que je ressens. Comme si tu pouvais voir, mais qu’on t’avait toujours enseigné que ce que tu voyais n’était pas vrai. Comment ça fait ? C’est comme si j’étais aveugle, c’est comme si j’étais une foutue aveugle. Regarde ce que tu m’as appris. Ta saloperie de monde ne m’a rien appris. En tant que femme, on m’a appris à avoir toujours faim. Les femmes connaissent si bien la soif. Ouais, on pourrait avaler n’importe quoi. On pourrait même bouffer ta haine comme si c’était de l’amour. Je boufferai ta haine comme de l’amour. Je boufferai ta haine comme de l’amour. Je boufferai ta haine comme de l’amour. » On ajoute à ça la basse qui déroule le début de la chanson comme un échange de textos entre Atrides, et la batterie qui entre comme si de rien n’était en petit roulis d’exécution capitale, et on dirait que tout ce monde pourri dont on sait même pas s’il est vrai, il est vraiment foutu, et finalement pourquoi pas, ça soulagerait beaucoup de monde.

Oui mais voilà. On veut aller au carnaval, au moins pour finir. Les cinq chansons suivantes de la démo, ce n’est pas du constat, c’est tout sauf du désespoir, c’est les poils qui se dressent jusqu’à tes (non-)rouflaquettes, c’est les quatre membres de Bikini Kill qui décollent en même temps, de la plèvre aux synapses, et avec eux toutes les créations de situations que le vrai-faux pire monde contient pour le meilleur. Cette démo, par définition, ce sont vraiment les prémices : le groupe se cherche encore, l’influence du grunge se fait sentir presque autant que celle du hardcore, les rythmes sont aussi plus lents que par la suite par la force des choses, puisque deux des membres du groupe (Hanna et Wilcox, qui alternent à la basse) n’ont jamais touché de basse de leur vie. Mais ces cinq chansons préfigurent peut-être davantage que « Candy » ou « Feels blind » ce que sera le groupe en évoluant : un ovni d’énergie et de colère légitime, un catalyseur de hardiesses et de forces, qui administre à tire-larigot des gros shoots d’espoir à qui prête l’oreille et la volonté d’agir.

Il est intéressant, l’ordre de cette première démo. Eh oui, l’ordre, c’est important. Trois ans après, dans The CD Version of the First Two Records, qui reprend en partie ce premier enregistrement, ça ne commencera plus par le marasme « Candy », suivi d’assez près par « Feels blind ». Ça commencera par un double défi, « Double dare ya », qu’auront d’ailleurs déjà relevé des milliers de jeunes femmes, et par le seul commandement qui ait jamais cessé de me mettre les larmes aux yeux, la rage au cœur et les poils de ma non-rouflaquette au garde-à-vous. « On est Bikini Kill, et on veut la RÉVOLUTION GIRL STYLE MAINTENANT !! Hey mon amie, j’ai une proposition, et ça donne quelque chose comme ça : ose faire ce que tu veux, ose être qui tu esnote. » Gide revisité pour les punks féministes. Bon, là c’est sûr, sur le papier, ça fait moins d’effet que quand tu le prends dans les oreilles, asséné par la jeune voix d’Hanna qui se gonfle comme un paon chaque fois qu’elle prononce « girl », soutenue par une basse simple mais efficace. Suffit. On ne commence plus par les constats plombants, maintenant qu’on sait qu’on peut. On les conserve, parce que, bon, on sait ce qu’on sait, mais on commence par l’appel à l’action. Et comment ne pas suivre cette sommation prometteuse et passionnée, quand cela fait des années que tu t’es demandé quel était ton problème, fillette… ? Bon sang, mais c’est bien sûr. L’évidence. Bikini Kill dit l’évidence, dénonce le truc trop gros pour être louche. Mais revenons à la chronologie, l’ordre c’est important.

À Pâques 1991, tandis que les démos de Bikini Kill s’échangent et commencent à bien voyager, pendant l’infameux spring break, Wolfe et Neuman choisissent comme de bien entendu de ne pas aller s’enquiller tequila sur tequila à Cancún. Au lieu de cela, elles vont passer leurs vacances dans la ville natale de Neuman, Washington DC. Depuis quelque temps, Neuman correspond avec une jeune guitariste de Washington, passionnée par la scène underground d’Olympia, Erin Smith, qui lui a été présentée par Calvin Johnson l’hiver précédent. Cette semaine à la capitale fédérale est l’occasion rêvée pour jammer un peu : en quelques répétitions, Wolfe, Neuman et Erin Smith, accompagnées de Jen Smith (aucun lien, fille unique) et de Christina Billotte (qui officie alors avec Autoclave, un groupe de math-rock entièrement féminin qui fricote avec la scène hardcore de DC), constituent un petit répertoire bien senti.

Et avant de remettre les voiles vers leurs pluvieux horizons, elles enregistrent une démo quatre pistes, avec l’aide de Tim Green de Nation of Ulysses, dans le mini-studio de la maison collective qu’occupe ce groupe de hardcore. Parmi les titres qui figurent sur Bratmobile DC, la cassette en question, le petit brûlot musical « Cool schmool », qui continue la croisade pro-dork de ces outsideuses fières de l’être : « On est trop cool, yeah yeah/Yeah on est trop cool cool/On est trop cool, yeah yeah, fuck you aussi, cool schmool J’ai pas envie de rester là assise à parler des Wipers/C’était pas le bon vieux temps ?/J’ai pas envie de me demander si tu vas dire bonjour/J’ai pas envie de me demander si tu vas passer ton chemin/J’ai pas envie d’entendre combien d’amis tu as/Parce que je n’en ai plus/Cool schmool […] Tu vois, je me demande pourquoi tu me dis toujours ce qui est trop cool dans la manière dont je m’habille/Quand t’es même pas capable de me dire comment tu te sens/Quand t’es même pas capable d’être mon ami pour de vrainote. » Remballez c’est pesé, les cools, comptez vos dents et protégez les dernières pour la suite. On peut dire que les deux Eugénoises ont passé des vacances scolaires efficaces, et elles repartent avec la ferme intention de tirer profit de leur été comme il se doit, et ce sur la côte Est.

Figure 4. BRATMOBILE (en haut à gauche Molly Neuman, en haut à droite Allison Wolfe, en bas Erin Smith), image reproduite avec l’aimable autorisation de Bratmobile.

Et banco, je vous le donne en mille, ce sera aussi le cas de Bikini Kill. En mai et juin, le groupe part en tournée américaine en première partie de Nation of Ulysses, une tournée qui doit précisément s’achever sur une date à Washington DC. Lorsque Wolfe et Neuman font part à Bikini Kill de leur dessein estival, cela fait vite pencher la balance, malgré le fait que trois d’entre elleux soient Scorpion (oui, j’ai un petit penchant pour l’astrologie. Y a pas de mal à préférer ça à Freud comme grille d’analyse, c’est beaucoup moins nocif pour les femmes, croyez-moi, et sinon demandez à ma mère). Mais qui sont ces Nation of Ulysses ? Selon leurs propres dires, ça « n’est pas un groupe, mais un parti terroriste et un groupe politiquenote », dont le premier album, 13-Point Program to Destroy Americanote, explicite l’ordre du jour. En gros, c’est un groupe de hardcore néo-situationniste, très versé dans la théorie, pro-kids et anti-adultes, qui a aussi son fanzine, un fanzine qui raconte des histoires vraies ou fausses, d’une manière pas toujours limpide et ce volontairement : pour Nation of Ulysses, l’essentiel, c’est le concept, et les politiques de l’esthétique. Et sur ces deux derniers points, on se souvient que celle qui en connaît un rayon, c’est Tobi Vail. Quand Nation of Ulysses pointe son nez à Olympia en 1990 pour enregistrer son premier 45-tours, le courant passe donc assez vite.

Pourquoi donc traverser tout le pays (et c’est pas l’Andorre) pour aller enregistrer trois pauvres titres quand y a tout ce qu’il faut à la capitale fédérale ? Parce que, malgré la distance, les deux undergrounds musicaux se font des œillades depuis déjà quelque temps. Et le label sur lequel sortira The Nation of Ulysses, c’est en fait un label-valise éphémère, DisKord, issu du télescopage de Dischord, le label du Parrain de l’Est, Ian MacKaye, et K, le label du Parrain de l’Ouest, Calvin Johnson, expertement assisté par Candice Pedersen, ne l’oublions pas. Musicalement, les deux scènes n’ont pas grand-chose en commun : tandis qu’Olympia est plutôt minimaliste, perchée, lo-fi et assez expérimentale, à Washington, c’est la culture hardcore straight-edge qui tient le haut du pavé sans plus trop d’espoir de plage, puisqu’elle est tout de même plutôt, cette culture, sur sa phase déclinante. Mais, au cœur de chacun de ces deux univers musicaux, c’est malgré tout la même conviction qui palpite : même si les formes sont différentes, les démarches vont toutes dans le sens inverse des aiguilles de la Rolex du Capital, ou de l’ogre corporate comme l’appelle Johnson. Dischord et K sont deux labels fichtrement indépendants, qui suent sang et eau pour se tenir à l’écart des logiques marchandes qui pilonnent à ce moment-là les créativités et les ardeurs, à grands coups de conformisme. Leur but est de consigner presque davantage que de promouvoir la diversité de leurs scènes locales respectives, avec les moyens du bord et sans entourloupes de surproduction sonore, toujours avec une petite idée derrière la tête (enfin je suppose), celle de faire des émules et de susciter des vocations non lucratives. Bref, c’est comme ça qu’on peut résumer le DIY, en ajoutant que si tout le monde avait la même merveilleuse idée de faire de même ensemble en même temps et dans tous domaines, les pouvoirs en place pourraient se retrouver Gros-Jean comme devant en moins de deux. ’Fin bon. Probablement que ça finirait pareil de toute façon, l’histoire.

Les attaches qui lient Olympia et Washington DC ne se limitent pas à cette collaboration entre Parrains : la connivence idéelle entre les deux pôles stimule des va-et-vient réguliers d’artistes, des brassages d’influences et des entortillements productifs. C’est Mark Andersen, le Parrain de Positive Force, qui le dit : « Les deux scènes lointaines avaient commencé à s’échanger les musiciens : tandis que Dave Grohl avait rejoint Nirvana, la punk-folkie Lois Maffeo s’était installée à DC […]. Jenny Toomey connaissait Hanna de l’école à Bethesda […] et avait brièvement joué avec Vail dans My New Boyfriend. Une des premières connexions avait été entre Calvin Johnson, copropriétaire de K Records, et Ian MacKaye, qui s’étaient rencontrés en 1980. […] Ce lien s’était renforcé grâce à [Cynthia] Connolly, qui avait programmé plusieurs fois Beat Happening et Go Team à DC Spacenote, grâce aux nombreux voyages de Johnson pour rendre visite à sa famille à DC, et grâce aux concerts de Fugazinote que ce dernier avait organisés à Olympianote. »

Voilà donc que notre cher quatuor prend le large avec le gang des Ulysses, pour une tournée nationale, qui entre bien évidemment sur le long terme dans le cadre d’une mission plus large de putsch bifrontal, de côte à côte, pour confondre les autorités, et destiné à soulever le peuple tout entier, surtout les filles, pour exterminer la rednecktitude, écraser les binarités et les hiérarchies, et ce en musique. Impressions à froid a posteriori : de prime abord, la mission BK#1 n’est pas un franc succès. Bikini Kill, hors Olympia, est encore parfaitement inconnu au bataillon des filles soldates et, d’une part, les white boys, alors majoritaires dans les salles, ne sont pas forcément extatiques quand on leur met sous le nez la violence du système dont ils bénéficient (« white boy/ne ris pas/ne pleure pas/juste, meurs/je suis vraiment désolée si j’aliène certains d’entre vous/votre saloperie de culture en entier m’aliènenote », va savoir, ça ne leur parle pas des masses. Je sais que ça ne fait pas encore partie du set, mais ils le sentent, croyez-moi) ; d’autre part, la musique de Bikini Kill en elle-même doit déranger : incroyablement novatrice ET incroyablement violente. Bref, globalement, Bikini Kill se fait plutôt détester qu’autre chose, et notamment par les hipsters, mais ça, en fait, c’est plutôt bon signe.

Ouaip. A postposteriori, c’est une complète réussite. Il ne fait aucun doute, et le FBI confirmera, que les dix filles, peu ou prou, qui ont assisté à chacun des concerts qu’a donnés Bikini Kill sur cette tournée : 1) ont su qu’elles auraient des choses à raconter à leurs petits-enfants si toutefois elles choisissaient de procréer ; 2) n’ont pas manqué de faire lire à leurs copines le fanzine qu’elles avaient pécho à cette occase (oui, celui qu’on a précédemment cité, celui qui peut changer une vie), copines qui l’ont fait lire à leurs copines qui… ; 3) ont décidé d’arrêter d’être les coathangers, les portemanteaux de leurs boyfriends quand ils vont pogoter ou faire un bœuf avec leurs copains (oui, apparemment, c’est vraiment un truc, les coathangers, aux États-Unis, à tel point que ça a un nom, un peu comme la chocolatine à Toulouse, c’est la même chose qu’ailleurs, mais ça a un vrai nom, parce que c’est assez relativement réel pour mériter d’être nommé).

Et voilà comment les choses commencent avec les gonzesses. Non je déconne. Voilà comment les choses commencent, quand, pendant quarante minutes, et c’est déjà ça de pris, ENFIN, tu te sens à ta place. Non, que tu SAIS que tu as une place, alors que tout le monde t’a toujours fait croire le contraire, plus ou moins violemment, et que tu as toujours tout fait pour t’adapter mais qu’il y a quelque chose qui cloche. Ta dépression, ton inadaptabilité, « on sait qu’on n’est pas comme ça à cause d’une formation génétique bizarre », tout s’explique. Et la première chose que tu as envie de faire, c’est de le dire à ta meilleure amie si tu as la chance d’en avoir une, et après les choses vont de plus en plus vite. Et si tu n’en as pas, de meilleure amie, tu viens d’en trouver plusieurs.

Il y a vraiment quelque chose de puissamment puissant quand un groupe super sous-représenté dans un monde de surreprésentation tombe sur quelque chose dans lequel il se retrouve. C’est très bête, mais c’est vraiment vrai, toutes proportions gardées sur le degré de vérité de ce qui est vrai. Je parle de ce que je connais, mais rien que The L Word, quand c’est sorti il y a dix ans (et outre le fait que Flashdance a bien aidé sur ce coup-là – il y aurait une thèse à faire sur comment on finit hétéro en préférant Dirty Dancing et lesbienne en préférant Flashdance, et dieu sait que Showtime l’avait bien compris. Je ferai cette thèse après celle que j’aurai faite sur les gens qui bouffent pas la dernière cacahuète par politesse, thèse qui ne manquera pas d’être passionnante parce que, c’est selon, soit elle mènera à la conclusion selon laquelle le conditionnement peut mener à l’altruisme, soit à celle selon laquelle on peut vraisemblablement croire en l’humain. Je regrette de m’être égarée sur la dialectique mainstream-underground pendant tant d’années alors que la clé du monde était sans doute dans l’apéro), rien que The L Word, donc, a finalement passionné la plus radicale des gouines à l’époque, au moins pour la première saison (osez me contredire). Quand c’est la disette absolue, on se satisfait même de clichés L.A. insupportables. Alors, tomber sur Bikini Kill, c’est gagner à la loterie anticapitaliste.

Bon, super pour nous a postposteriori, mais elleux, à l’époque, n’ont pas dû trop rigoler, entre tout. Entre les concerts où les gens étaient médusés par ce truc sorti de l’espace (et encore, c’était le bon vieux temps, parce qu’après ils deviendront agressifs, ces gens) et les récits douloureux de meufs qui en avaient chié grave, qui ne savaient pas à qui se confier et qui trouvaient l’oreille idoine en Kathleen Hanna à la fin des concerts, c’était pas non plus la colo, ni la tournée de rock stars où ça boit et ça baise à tire-larigot. Mais allons. À l’arrivée à Washington DC, fin juin 1991, on sent que là-bas, il y a de l’espoir. Là-bas, apparemment, on attend Bikini Kill de pied ferme. Là-bas, rien à voir avec Olympia rapport à la manière de conjuguer musique et politique, en sus des différences esthétiques.

À Olympia, c’est un peu l’université du Mirail il y a quinze ans : on est en cercle clos, la vie n’est pas très chère, et surtout on croit que tout le monde est anticapitaliste, on n’a pas envie de trucs trop violents dans nos oreilles, ni de trop de politique dans nos soirées. « Love rock », qu’y disent. À Washington, les punks hardcore sont pour partie des fils à papa-qui-bosse-au-gouvernement, ce qui ne fait pas forcément d’eux des connards, précisons-le, ce qui fait d’eux plutôt des gens qui savent que tout le monde n’est pas anticapitaliste. Qui plus est, en termes de population, rien à voir avec Olympia : la population noire est majoritaire dans la capitale fédérale, une exception aux États-Unis, qui s’explique par la désertion massive, par les Blancs, du centre-ville trop insecure depuis un demi-siècle, vers des banlieues aujourd’hui devenues très huppées. La vie reste pourtant très chère dans l’enceinte de la ville, en dépit du fait que le nombre de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté y soit plus élevé qu’ailleurs. Un bon cocktail pour mettre une ville sous tension : au début des années 1990, le crack ravage une partie de la population, les conflits interraciaux se multiplient et les violences urbaines sont à leur paroxysme. Avec près de cinq cents homicides pour la seule année 1991, la ville s’affuble du surnom de « Capitale du crime ».

C’est pour toutes ces raisons que la scène punk de Washington ne ressemble dès le départ à aucune autre. Plus politisée que toutes, plus radicale, anti-drogue de toutes espèces. Plus qu’ailleurs aux États-Unis, le punk y relève du mode de vie et se combine avec des formes de militantisme plus traditionnelles. Mais, surtout, la scène est beaucoup plus organisée, autour de pôles artistiques non lucratifs, de maisons communes et de collectifs comme Positive Force, créé en 1985, encore actif aujourd’hui. En plus de fournir des locaux pour un certain nombre d’initiatives DIY, le collectif organise régulièrement des manifestations et des concerts de soutien pour diverses causes, et travaille main dans la main avec des organisations locales qui se battent pour plus de justice sociale. Pour les jeunes Olympiennes qui déboulent fraîchement dans la capitale, le contraste est flagrant. Allison Wolfe raconte : « J’étais impressionnée par le niveau d’organisation, et par la façon dont ils pouvaient de manière effective directement aider des communautés dans le besoin […]. Nous, à Olympia, les filles de la communauté punk, étions indubitablement organisées, mais on n’était pas genre un collectif qui lève des fonds pour les reverser à des gens. Oui, on était volontaires ici ou là à différents endroits, mais ce n’était pas une activité collective. Donc j’ai été impressionnée par ça. Je pense qu’au début nous n’étions pas sûres de bien comprendre tout ça, parce que nous n’étions pas habituées à un environnement aussi structuré. Mais c’est quelque chose de propre à Washington, c’est une ville où les choses viennent d’en haut, une ville gouvernementale, il s’agit de tous les quartiers généraux nationaux de tout […]. C’était un peu intimidant, je pense. Les choses avaient l’air presque trop organisées. Parfois, je ne comprenais pas tout à Positive Force, parce qu’on aurait dit qu’il n’y avait pas trop, comment dire, d’actions individuelles, genre. Mais je pense que c’est juste qu’il n’y avait pas de choses comme cela dans notre villenote. »

Si les méthodes washingtoniennes surprennent et que cette organisation à l’allemande déroute un peu les Olympiennes de prime abord, elles leur seront finalement très utiles pour la suite. La complémentarité est parfaite : la culture décontract’ d’Olympia, plus individualiste, mais moins formelle, leur avait permis de dépasser leurs appréhensions et d’ouvrir leur gueule en musique ; celle de Washington leur fournira les clés pour réseauter et structurer leur démarche. Et davantage encore : le fait que la scène hardcore soit très politisée leur permet d’abord de souffler un peu, mais facilitera aussi l’expansion rapide du courant. Pas besoin de tout le temps s’expliquer sur le pourquoi du comment, là-bas, un nombre plus significatif que d’habitude de ces punks radicaux reconnaît le combat féministe comme légitime (bé oui, c’est aberrant, mais c’est pas banal, figurez-vous) et faisant partie intégrante d’une remise en question du statu quo capitaliste.

Après une tournée durant laquelle les choses n’étaient pas si évidentes, Bikini Kill peut se détendre un peu du boxer : « Avant que [Bikini Kill] ne tombe genre amoureux de ce groupe de DC [Nation of Ulysses], et avant cette tournée, ma vie avait déjà été changée par Fugazi, je les avais vus jouer “Suggestion”, je n’avais jamais entendu des hommes chanter à propos de harcèlement sexuel contre les femmes avant. J’étais genre, ouahou, il y a enfin des mecs qui en ont quelque chose à faire dans la scène punk. Parce que j’étais une féministe à Olympia, WA, et tous les mecs dans notre scène, à part deux (vous savez qui vous êtes), nous traitaient comme de la merde et détestaient vraiment notre groupe. Et quand on est parti-e-s en tournée, on a eu des tonnes de merde de la part de tout le monde. On était la première partie d’Ulysses, on faisait vraiment flipper les gens parce qu’on était militant-e-s et féministes. Et quand on est arrivé-e-s à DC, qu’on a joué à DC Space, après, Ian de Fugazi, Mark de Positive Force, tous les gens qui se bougeaient pour que des choses se passent dans cette scène sont venus nous dire : “C’était le meilleur truc du monde.” Ils étaient vraiment sympas avec nous et voulaient nous aider autant qu’ils pouvaient. Et on était genre “Oh on a enfin trouvé un endroit où les gens nous apprécient.” C’était vraiment important pour nous de trouver une scène qui était déjà politisée avant qu’on arrive. Olympia est une scène géniale en termes de communauté, mais, en termes de politique, c’était difficile pour nous. C’était une zone où l’écologie était genre le gros truc politique et on devait toujours se mesurer à ça. Alors que quand on est arrivé à DC… Je pense que c’est la chose que beaucoup de gens attendaientnote. » Je pense aussi, oui.

 

 

 

Si la scène hardcore de DC, au début des années 1990, est beaucoup plus mâle qu’elle ne l’était auparavant, et si les figures proéminentes du courant sont sans conteste des « ils », un certain nombre de femmes continuent de graviter dans le milieu et d’y jouer un rôle important. Il y a Kristin Thomson et Jenny Toomey, bénévoles à Positive Force, qui ont monté un label DIY, Simple Machines, au départ pour leur propre groupe, Tsunami, et ceux de leurs ami-e-s. Finalement, le label finira par sortir plus de quatre-vingts enregistrements sur huit ans d’existence. En 1991, elles rédigent aussi un Guide to Putting Out Records, un genre de fanzine où elles décrivent la marche à suivre et les étapes pour monter son propre label, et qu’elles distribuent gratuitement. Au total, elles en feront quatre rééditions, et en expédieront plus de 8 000 exemplairesnote. Il y a Jen Smith, qui s’est déjà liée d’amitié avec les Bratmobileuses, et est devenue contributrice à Girl Germs ; il y a Mary Timony et Christina Billotte, qui forment la moitié d’Autoclave (Billotte jouera ensuite dans Slant 6, un autre groupe entièrement féminin) ; il y a Sharon Cheslow, qui a tout vu depuis le début à DC, en faisant partie de l’un des premiers groupes de hardcore entièrement féminin à se faire une place dans la scène à partir de 1981 (et non sans mal). Cheslow est aussi coauteure (aux côtés de Cynthia Connolly et Leslie Clague) du livre Banned in DC, sorti pour la première fois en 1988, et éditrice du fanzine Interrobang ? ! Cheslow, c’est l’œil de Moscou gentil du hardcore, une archiviste et historienne incollable, notamment en ce qui concerne les groupes pour tout ou partie féminins. En 1991, Cheslow n’habite plus DC, mais, coïncidence – je ne pense pas –, elle est venue y passer l’été, ce qui lui permettra entre autres de monter un side project avec Kathleen Hanna, pendant ces quelques mois, un groupe appelé Suture.

Allez, on a quoi, une douzaine de forces vives en présence, peut-être plus, mais l’histoire est encore obscure, eh bien cela va suffire à transformer la planète. Je n’exagère pas. Tu parles de forces, cela dit. C’est le nucléaire de l’underground qui est en train de fissionner, là. Toutes ces solitudes et ces frustrations qui ont duré si longtemps et qui pètent d’un coup à la vue de tous ces possibles ensemble, forcément (entendons-nous bien, ce nucléaire est partout et peut fissionner à tout moment – si les solitudes et les frustrations avaient disparu, cela se saurait)… Reste à savoir que faire avec toutes ces envies, et comment se mettre en contact avec d’autres filles, parce que c’est sûr, maintenant on sait qu’il ne peut pas en être autrement, elles sont légion. Le plus dur, c’était de trouver les premières pour s’assurer que le personnel était politique, elles le savaient bien, mais des fois on doute au milieu de tous ces rêves, c’est bien d’être plusieurs, de se pincer, et de se le redire.

Apparemment, c’est Tobi Vail – qui, pendant ce temps, continue de parfaire sa science artistico-politique avec les Ulysses et d’élaborer des stratégies stratégiques – qui suggère l’édition d’un mini-zine collectif qui serait hebdomadaire pendant tout l’été et qui servirait d’abord à diffuser les infos sur ce qui se passe entre grrrls à DC (ça y est, l’orthographe est définitivement adoptée sous la réforme orthographique de la Revolution Grrrl Style 91, réforme qui jouera un grand rôle dans l’ouverture des frontières idéelles limitatives intrinsèquement liées au langage neutrepatriarkal, ainsi que dans la chute du mur de la réalité irréelle des a priori et des catégories), et qui aiderait ensuite à élargir le réseau des susdites grrrls. Oui, parce que rappelons que Mark Zuckerberg n’a que sept ans et que, pour l’instant, il joue à Duck Hunt sur sa NES quasi flambant neuve, et que, de toute façon, on n’a vraiment pas besoin de lui, merci bien.

Je fais rapide sur le nom du fanzine, parce que ce n’est pas très important finalement même si c’était très bien pensé, il s’appellera riot grrrl, et vous pouvez regarder l’histoire du nom sur Wikipédia (comprenez-moi, j’essaie de ne pas dire les choses que Tracks a bêtement répétées, d’où l’absence de tous les éléments « essentiels » de l’histoire des riot grrrls). En un mot, merci Jen Smith pour riot et merci Tobi Vail pour grrrl. Merci aux émeutes raciales de Mount Pleasant cette année-là. Tant que j’y suis, merci à mes parents et à mes amis. Comme elles ne sont pas du genre à procrastiner, les grrrls en question, le premier numéro de riot grrrl sort tout début juillet. Il est distribué de-ci de-là, aux soirées, aux concerts, dans le bus, dans la rue, ou laissé au hasard à la bibliothèque, ou dans les WC des filles (ça n’est peut-être pas vrai, mais c’est une sacrée stratégie, c’est sûr – note pour plus tard). Et il annonce : « Il y a eu une prolifération d’angry grrrl zines ces derniers mois, essentiellement à cause du sentiment incommodant que nous les filles on sent dans nos estomacs quand on contemple le manque général de girl power dans la société de manière globale, et dans l’underground punk rock spécifiquement. Durant ce long été caniculaire que nous vivons actuellement, une partie d’entre nous les filles a pensé qu’il était temps qu’on mette ensemble nos têtes collectivement en colère pour faire un mini-zine, et le faire sortir aussi souvent que possible. […] On essaiera de tenir tout le monde au courant de tous les événements de filles qui rockent qui vont avoir lieu à mesure que l’été avance, et peut-être qu’on mettra un coup de projecteur sur une ou deux filles spéciales qui rendent nos vies plus supportables. Bien sûr, on apprécierait des suggestions et des commentairesnote. »

Figure 5. Couverture du fanzine riot grrrl #1, publication collective, image reproduite avec l’aimable autorisation d’Allison Wolfe et Molly Neuman.

En parallèle, Bratmobile, à nouveau réuni, reprend les répètes et continue d’augmenter son répertoire, mais en trio cette fois. Jen Smith et Christina Billotte, pour un certain nombre de raisons que je ne connais pas forcément, disparaissent du line-up de printemps, et le trio finit par prendre sa forme définitive : Erin Smith à la guitare, Molly Neuman à la batterie et Allison Wolfe au chant. Elles se produiront plusieurs fois en public à DC cet été-là, qui fourniront autant d’occasions pour distribuer riot grrrl et continuer discrètement mais efficacement le prosélytisme. Bikini Kill, à un moment entre juillet et août, enregistre de son côté ce qui finira par devenir son premier 45-tours, dans un studio un peu en dehors de Washington, Inner Ear, avec l’aide et les sous de Ian MacKaye, qui sera le producteur de l’album. L’EP ne sortira que plus d’un an après pour des raisons labellesques (dérivé de label, pas de Labello) et sonnera âcre comme la prunelle sauvage au début de l’automne, incisif, poignant et difficile d’écoute. Aucun traitement sonore ou quasi : « C’était une manière de démystifier le mythe de perfection qu’un produit plus policé perpétue. C’était aussi une manière de dire “Hey ! Toi chez toi ! Tu peux aussi faire un disquenote ! », indique Tobi Vail. N’oublions jamais que, pour ces groupes, le star-system est tout sauf une option : l’idée, qui devient de plus en plus centrale, c’est d’inciter des vocations créatives.

On commence à avoir la bande-son, on commence à avoir les premières forces vives, reste à organiser les troupes, les idées et surtout la contamination. Kathleen Hanna suggère la tenue d’une réunion hebdomadaire non mixte pour « discuter du statut du punk rock et de la révolution, qui se tiendra à 19 heures le mercredi 24 juillet à la maison de Positive Force. On discutera de la manière d’encourager davantage la contribution des femmes à la scène + à comment s’entraider pour apprendre à jouer d’un instrument + faire des trucs note ». C’est à partir de ce moment-là que le FBI commence à croire qu’« elle pourrait être la leadeuse provisoire de l’armée des femmes. Il n’y a pas réellement d’antécédents politiques officiels, mais elle a contribué à faire entrer un grand nombre de femmes dans l’armée par le biais de réunions d’intégration. […] Nous ne sommes pas sûrs de la manière dont l’organisation est structurée, tout ce que l’on sait c’est qu’elles commencent à attirer des femmes qui les auraient tenues pour folles il y a quelque tempsnote. »

En réalité, elles sont plusieurs à fomenter cette première rencontre, et elles resteront plusieurs à fomenter les suivantes, parce que, bien évidemment, la première est un succès et elle en appelle indubitablement d’autres. Elles sont environ une vingtaine à répondre au premier appel, qui a notamment fait l’objet d’un communiqué dans le numéro 3 de riot grrrl (qui continue d’être publié et passé sous le tee-shirt chaque semaine, et dont le nombre de pages a doublé). Que s’y est-il dit ? Haha ! Vous croyez que je vais vous le raconter ? 1) J’y étais pas et 2) je SAIS que le FBI va me lire. Pour le savoir, organisez vous-même votre réunion de conscience non mixte, les meufs, vous risquez d’en arriver à des discussions et des conclusions semblables, tout ça dans une incroyable pépouzabilité (en ce qui me concerne, cependant, et bien que j’aie commencé douze ans plus tard, j’ai arrêté quand on s’est mis à remplacer les bières et les chips par du tchaï et des gâteaux sans gluten, tragédie qui a concomité avec un glissement assez médusant vers une forme de coolitude d’une nouvelle espèce, ainsi qu’avec la substitution de tubes des Scorpions à la production féministe musicale radicale en fond sonore, mais c’est certainement une affaire de goût et tout peut sans doute changer). Mais, sinon, la non-mixité, je vous assure, c’est vraiment génial et c’est d’ailleurs pour ça que ça fait autant jaser tout le monde.

C’est, à nouveau, l’évidence. Comment n’a-t-on pas pensé avant à se réunir pour parler des choses qui nous tuent ET des choses qui nous tiennent en vie ? Il y a l’effet de groupe aussi, se sentir puissantes à plusieurs, quand 1 + 1 + 1 + 1 égale 10, imaginez à plus de vingt. La stratégie n’est pas nouvelle, les féministes l’ont utilisée depuis les années 1960. Pourtant, dans les faits, comment se fait-il qu’on n’y ait pas plus recours ? Pression sociétale contre la non-mixité et le séparatisme ? Y sommes-nous tellement peu habitué-e-s que l’idée entre par une oreille et ressort par l’autre ? En tout état de cause, ces punks féministes sont bien décidées à donner une nouvelle jeunesse à ces pratiques. Et, justement, déjà, la nouvelle jeunesse répond présente : au cours de ces toutes premières réunions, il y a le crew qu’on commence à connaître (pas bien vieux non plus), mais il y a aussi un certain nombre de femmes encore plus jeunes, arrivées là grâce aux miracles du bouche-à-oreille sans doute, ou à un providentiel tract placé ou distribué au bon endroit au bon moment.

Si certaines des participantes les plus âgées ou les plus aguerries en termes de théories féministes n’y trouvent pas exactement leur compte, l’entreprise donne tout de même des ailes au plus grand nombre, et confirme l’idée selon laquelle il y a des grrrls partout. Lors d’une discussion que relate Sara Marcus et qui réunit Mark Andersen, Molly Neuman, Allison Wolfe et Kathleen Hanna, cette dernière affirme : « Bien que nous n’ayons pas eu d’objectif officiel, ni aucune réelle stratégie ou programme d’aucune sorte, de les entendre juste parler et de voir à quel point elles sont soulagées de parler entre elles, c’est tellement génial. Je suis là genre, mon Dieu, j’aimerais tellement rester avec ces filles. Mais je suis convaincue que ces filles sont partout […]. Y a tellement de gens qui sont venu-e-s me parler d’histoires d’abus sexuels ou d’avoir été battu-e-s par leurs parents […] ; faire des groupes qui parlent de ces choses, pour moi, c’est le nouveau punk rock. Ça pourrait être le nouveau punk rock. […] Avec toute cette énergie et cette colère, si on pouvait s’unifier de quelque manièrenote… »

 

 

 

Oui, parce qu’il est déjà temps de repartir côte Ouest, n’oublions pas que la révolution a été ouverte sur deux fronts en même temps. Un petit point néanmoins sur la situation à DC : les réunions sont désormais hebdomadaires, varient en termes de participantes et de contenus, mais consolident les liens qui unissent la communauté naissante qui continue d’élaborer de nouvelles pistes de réflexion et d’action. Il y a eu quatre numéros de riot grrrl, rédigés par le crew à l’origine de la sédition. Le dernier numéro de leur fait annonce : « RIOT GRRRL… croit en moi ! quelque chose d’important pour moi. RIOT GRRRL est un concept total. Il n’y a pas d’éditeur et il n’y a pas de vision ou d’attentes concrètes, ou il ne devrait pas y en avoir. […] Nous riot grrrls ne nous alignons pas sur une seule quelconque position ou un consensus, parce que, selon toute vraisemblance, nous ne sommes pas d’accord. Une chose concrète sur laquelle nous sommes d’accord jusqu’ici, c’est que c’est cool/marrant d’avoir un endroit où l’on peut s’exprimer sans censure, et où l’on se sent en sécurité pour aborder des sujets qui nous tiennent à cœur. […] Celles d’entre nous qui ont travaillé sur ces quatre derniers numéros ne le feront peut-être plus, mais il n’y a pas de copyright sur le nom… Alors attrapez la balle au vol, et courez avecnote ! »

Le courant riot grrrl commence à devenir ce qu’il est : une hydre à mille têtes qui pensent ou souhaitent ou réalisent la révolution permanente généralisée. Parce que « [la] croyance en une révolution instantanée n’est que ce que désirent LES POUVOIRS EN PLACE. De cette manière, nous ne réaliserons pas que NOUS SOMMES LA RÉVOLUTION. Cela aura l’air si dur et instantané et lointain, un jour, un jour, qu’on n’essaiera même pas de l’engager maintenantnote ». Un courant qui cherche à poser des questions plus qu’à y répondre. La réponse (et surtout ce qu’induit la réponse, les cases et les catégories, les causes et les catégoriques) est la mascotte de ce monde de brutes drivé par une nouvelle religion aussi relative que toutes les autres, la logique, la linéarité et la Science, alors que rien n’est vrai ni fixe, on le sait parce qu’on ne l’a pas démontré. La question sans espoir de vérité vraie est, elle, le termite dionysiaque du futur pas simple. Amen, le termite aux mânes en devenir aux mains.

 

 

 

L’été n’est pas terminé, on est encore en plein dans la constellation du Lion, pourtant les troupes de Bikini Kill et de Bratmobile remballent leurs tambours et trompettes pour remettre le cap vers Olympia. Et pour cause. Il s’y prépare, à l’initiative de K Records, LE festival underground qui marquera les esprits pour un bon moment, celui où Kurt Cobain se bouffera les noix de ne pas avoir été parce qu’il venait juste de choisir l’autre voie. Un festival qui dure une semaine, du 20 au 25 août 1991, intitulé International Pop Underground Convention, qui réunit la Krème de la Krème du sous-sol sonique, tout ça, bien sûr, en toute simplicité et sans fanfreluches. « Tandis que l’ogre corporate étend son influence rampante sur les esprits de la jeunesse industrialisée, le temps est venu pour les Rockers Internationaux du Monde de se rassembler pour célébrer notre indépendance. […] Parce que cette société est malade et requiert désespérément des effusions de sang, des trottoirs de poussière et des déflagrations de pop punk […]. Parce que l’ogre corporatiste a infecté la communauté créative de sa peste noire de servitude contractuelle. Parce que nous sommes les creuseurs de tombes qui ont enterré le spectre gris du mythe de la rock star. Parce que nous sommes les inadaptés et que nous aurons notre moment. Nous ne disparaîtrons pas. […] Olympia, État de Washington, est le lieu. Un double shot de hanches internationales qui se balancent est le but. Les barbecues, parades, booms, pique-niques et hurlements sauvages de rock and roll adolescent sont les moyens. La révolution est la fin. La révolution est le début. Entrée interdite aux laquais de l’ogre corporatenote. »

Comme son nom l’indique, en réalité, ça n’est pas vraiment un festival. Pour Calvin Johnson, l’as du réseautage, c’est davantage l’occasion de rassembler tous les ami-e-s et connaissances avec qui il a tourné ou travaillé aux États-Unis et au Canada, mais aussi en Europe, et de se délecter d’une musique non lucrative pendant des journées entières. Pas d’annonce d’affiche avant l’événement, encore moins de têtes d’affiche, il s’agit de faire confiance aux deux têtes chercheuses que sont Johnson et Pedersen, et d’envoyer un chèque de 35 dollars pour en prendre plein les mirettes pendant six jours. Pas de service de sécurité non plus. En outre, l’intégralité des concerts se déroule dans des lieux accessibles aux moins de vingt et un ans, nous, on se rend pas compte, mais c’est un détail colossal en Amérique du Nord. On est loin du Lollapalooza. Cette affiche alors, quelle est-elle a posteriori ? Préparez vos mouchoirs, et ça n’est qu’un petit aperçu. Une bonne dose de groupes locaux (le local incluant Vancouver) : Beat Happening, Melvins, Mecca Normal, Bikini Kill, Unwound, Some Velvet Sidewalk, Fastbacks, 7 Year Bitch, Witchy Poo, Courtney Love (pas celle qu’on connaît, non, le groupe qu’a monté son ancienne coloc’, Lois Maffeo. Allez savoir qui a trouvé le nom/pseudo en premier…) ; un chouïa d’Europe avec The Pastels et Thee Headcoats ; un soupçon de Californie avec L7 ; et une bonne grosse rasade de côte Est, très largement washingtonienne : Fugazi, Nation of Ulysses, Half Japanese, Jad Fair, accompagnés d’une petite cohorte parmi laquelle on compte entre autres Sharon Cheslow et Christina Billottenote.

Mais le plus intéressant pour nous, c’est que la soirée d’ouverture s’intitule « Love Rock Revolution Girl Style Now » (oui, j’ai oublié de vous dire : « love rock », ça n’est pas spécialement réservé aux girls, ça aurait été une sacrée faute de goût. C’est le nom qui se donne à l’époque à la production musicale issue de la scène underground d’Olympia). Il s’agit d’une sorte de scène ouverte réservée aux groupes entièrement ou majoritairement féminins, décidée un peu à la dernière minute, sur la proposition d’on ne sait pas trop qui : Allison Wolfe et Molly Neuman ? L’artiste Stella Marrs ? Michelle Noel, DJ à la radio d’Evergreen KAOS ? Tobi Vail ? Peut-être tout le monde en fait. De toute façon, peu importe ; en voilà une idée qu’elle est bonne. Au vu de l’actualité des scènes underground et de la poussée incroyable des forces féministes ces derniers mois, elle semble même indispensable à cette convention qui célèbre la fringance de ces réseaux musicaux et culturels souterrains.

Une vingtaine de groupes se produisent ce soir-là, pour trois chansons maximum, parfois pour une seule. Des groupes éphémères formés spécialement pour l’occasion, des side projects, des groupes plus confirmés, des projets solos, mais aussi des groupes qui débutent et qui deviendront influents. L’esprit d’Olympia est là et bien là : il s’agit d’inciter, d’encourager et de saluer la performance de gens qui ont le courage de se lancer sans filet. Margaret Doherty, qui participe à l’organisation de la « girl night », explique : « Il s’agissait vraiment d’aller chercher les jeunes femmes dans le public qui étaient limite genre “Peut-être que je vais jouer dans un groupe, peut-être que je vais me saisir d’une guitare, peut-être que je vais écrire une chanson sur ce que je ressens”, de les faire passer à “Oui, je pense que je vais le faire, parce que c’est légitime et que je n’ai pas à le faire parfaitement dès le début.” Il s’agissait d’allumer un feu sous leurs pieds pour les faire sortir, et pour qu’elles sachent qu’elles pouvaient sauter d’une falaise, que leur communauté serait là pour les rattrapernote. »

Elles sont donc un paquet à jouer le jeu. Merci le feu. Jean Smith se produit, de même que Lois Maffeo, Bratmobile bien sûr, Suture aussi, le groupe estival de Cheslow et Hanna, Wonder Twins, l’autre groupe estival de Hanna en duo avec Tim Green de Nation of Ulysses, Kreviss, qui compte quand même huit guitaristes, Nikki McClure, Christina Billotte, The Spinanes, qui en sont à leurs tout débuts, mais aussi le tout nouveau groupe de la jusqu’ici très discrète Corin Tucker, accompagnée à la batterie par Tracy Sawyer, encore plus discrète. Et là, c’est la grosse mornifle en plein dans les ratiches, enfin je suppose, j’y étais pas, mais pour qu’Allison Wolfe en pleure, c’est que ça devait être kèkchose. Tucker et Sawyer ont répété tout l’été pour l’occasion, parce qu’un peu comme Bratmobile, qui compte parmi leurs influences les plus prégnantes avec Bikini Kill, elles avaient un tantinet fanfaronné sur leur groupe, qui existait un peu mais pas beaucoup quand même. Quand Michelle Noel les contacte pour la « girl night », elles se mettent à travailler d’arrache-pied pour pouvoir présenter un set de trois chansons, qu’elles décideront de jouer au dernier moment malgré la terreur qui leur scie les guibolles à l’idée de se produire devant toutes leurs idoles. Un set qui sera plus qu’acceptable.

Sara Marcus dit qu’elles ont joué « My red self », « My secret » et « Seek and hide », cela doit donc être vrai. Moi, tout ce que je peux dire, si je recoupe le présent avec le passé en conjecturant et en tentant d’espérer pour le futur, poil à l’azur, c’est qu’effectivement il a dû se passer là quelque chose d’extrêmement nouveau. Les gens ont dû sentir qu’il y avait en gestation une approche de la musique inaccoutumée, singulière. Comme si deux précoces s’étaient associées et avaient porté la conception de la mélodie un pas plus loin que les autres, ou un pas à côté du chemin qu’empruntent les autres, qu’elles avaient observé et profondément assimilé la musique de leur temps, tout en ne reniant pas leur étrangeté propre, et qu’au mépris de tous les codes et de toutes les modes elles avaient shaké tout ça mieux que Tom Cruise dans Cocktail, jusqu’à faire faire une attaque à ton hypothalamus. Ça vaudrait le coup de faire des tests de Q.I., pour les envoyer en taule parce qu’elles sont sans doute dangerrreuses pour le statu quo, me dit le FBI dans l’oreillette.

Heavens to Betsy est déjà presque un groupe abouti, assez dérangeant, dont la plante des pieds sans corne marche sur la lame de rasoir qui sépare la mélodie la plus mélodique de la crise de nerfs la plus stridulante, en ne laissant personne indemne. Tucker dit qu’elle a mis quelques années à trouver sa voix, elle voulait sonner comme Kathleen Hanna ET comme Sinead O’Connor. J’ai du mal à le sentir même dans les premiers enregistrements de Heavens to Betsy. Moi, j’entends tout le temps l’un des coffres les plus puissants des années 1990, à faire péter la plus solide des cristalleries de Bohême, tellement puissant que des fois il énerve, au sens premier, il te fout les nerfs dehors de ta chair, il suffirait que ton voisin sonne à ce moment-là pour te demander un œuf et ce serait le fait divers. Quant à la batterie de Sawyer, elle est étonnamment subtile et nuancée, étonnamment par rapport à la tendance majoritaire de l’époque dans cette scène, plutôt rentre-dedans, et étonnamment pour quelqu’un qui n’a commencé la batterie que courant 1991. Un jeu pas très claquant où quand les baguettes sont en haut on le sent autant que quand elles sont en bas, rigoureux mais qui laisse pourtant toujours un peu de latence dodelinant au rythme de la peau des caisses qui résonne en ondes qui subliminent ton cerveau sans que tu puisses rien y faire, petit. C’est parfait pour contrebalancer l’inflexibilité des aigus de la voix.

Mais, tout ça, c’est purement auditif. Ce n’est rien, comme disait l’autre J.C. C’est déjà pas mal, mais si on rajoute la nature de ce qui se dit dans ces chansons, et le charisme tranquillement violent de Tucker en live, on prend peur que nos poils ne se dés-hérissent jamais, et qu’on soit condamné à vivre avec une pilosité qui dépasse même du pull en laine tricoté par tata. Non, par tonton, tiens (hé oui, c’est contreu-natureuu, mais c’est comme ça, je fais ce que je veux ici). Quand Tucker chante et joue, c’est un investissement total et totalement corporel. Elle ne fait pas grand-chose de spectaculaire et, pourtant, on a du mal à la quitter des yeux. La singularité de sa musique trouve écho dans son approche très personnelle du corps et du déploiement random de ce dernier dans et grâce à l’espace ondesque du chant. Quant à Sawyer, je regrette vraiment qu’il n’y ait pas plus de vidéos dans lesquelles on la voit vraiment, pour avoir une idée de comment elle frappe, comment elle plisse ses yeux, comment se comportent les coins de sa bouche et tout, pour mieux comprendre son jeu de batterie, et pour vous en parler davantage, parce que c’est vrai quoi, on parle toujours des mêmes.

Les paroles des chansons qu’interprète Heavens to Betsy lors de la « girl night » sont sans doute aussi pour quelque chose dans le retentissement de ce premier concert. Si, à l’époque et sous l’influence notamment de groupes comme Bikini Kill, les langues commencent de se délier sur des sujets douloureux, tels que le viol, le harcèlement, l’inceste, les violences physiques et psychologiques qui menacent les femmes, l’occurrence de ces thèmes dans la musique punk reste très nouvelle et très rare. Heavens to Betsy fera partie de ces groupes qui expriment le poids de ces réalités lancinantes et destructrices, avec des mots qui aideront de nombreuses femmes à prendre la parole à leur tour, à sortir des rets de la victimisation, ou au moins à lénifier un peu leur mal-être en donnant une visibilité à leurs expériences et une légitimité à leur souffrance. C’est un discours qui émane directement des intéressées, et c’est assez nouveau, au moins dans le ton. « My secret » compte parmi ces textes qui abordent frontalement l’abus sexuel et la pédophilie : « Mon secret est en train de sortir/Et chaque mot je le vis/Ce que tu m’as fait m’a fait souffrir/Et je ne repasserai plus par-là/C’est arrivé à ma meilleure amie/Je le dirai encore et encore/Ce que tu nous as fait/On n’avait que dix ans/Mon secret est vraiment vrai/Cette chanson ces mots sont une menace pour toi/Un couteau en toi, je l’enfoncerai/Écoute écoute je ne suis que vengeance/Je suis en train de dépasser cela/Je suis en train de vivre malgré cela/Je le dirai encore et encore […] Mon secret c’est que je te veux mort je te veux mort je te veux mortnote. »

 

 

 

Ce sera une part importante du travail que mèneront les riot grrrls, un travail de vocalisation, comme on dit en anglais, de ces maux et de ces réalités trop omniprésentes, un travail d’écoute mutuelle aussi, un travail de sensibilisation pour désapprendre à minimiser la souffrance de l’autre. Dans d’innombrables fanzines et d’innombrables chansons, aussi innombrables qu’absolument nécessaires, il sera question de cette envahissante violence que l’on a parfois du mal à identifier comme telle, qu’il est d’autres fois dommageablement trop facile d’identifier. Les récits mainstream de l’histoire (un singulier qui n’a pas de sens d’ailleurs) des riot grrrls passent trop souvent rapidement sur ce point. Elles ont fait un travail colossal, toutes, sur ces questions. Elles se sont fait l’écho de dizaines de milliers, de centaines de milliers de douleurs et de rages, de comportements autodestructeurs et d’ulcérations. Dans leurs voix, ces souffrances ont pris une tangibilité comme jamais auparavant. C’est aussi pour cela qu’elles vont engendrer cet engouement massif.

Leur musique comme leurs écrits sont parfois une question de survie. Et c’est aussi pour cela que la première génération de musiciennes riot grrrls est dans un premier temps si en colère et autant dans la confrontation. Cette frustration, elle s’est accumulée pendant tant d’années qu’elle est quasi inscrite dans le patrimoine génétique. Quand la muselière tombe, forcément, les vannes s’ouvrent violemment avant de se réguler. Cette colère purulente est cathartique, elle est inévitable, et c’est la première étape d’une (re)construction. En sus et puisque personne n’a jamais rien voulu savoir, il faut bien taper du poing sur la table, il faut bien donner le premier grand coup sonore de marteau avant de pouvoir enfoncer le clou derrière de manière plus discrètement régulière. Si elles peuvent surprendre ou déranger de prime abord, cette rage et cette appréhension très crue du sexisme sont avant tout une manière de mettre les choses à plat, d’exprimer, au sens étymologique du terme, de presser pour faire sortir, une noirceur qui bride les énergies et qui serre les gorges.

Cette « girl night », en plus de permettre à Heavens to Betsy de faire ses premières armes et de venir compléter ce qui deviendra la sainte trinité de la première génération de groupes riot grrrls, c’est le moment où ça clique dans nombre de têtes et de cœurs olympiens. On sent dans l’air que l’été à Washington a été prolifique, que du travail a été accompli, que Bikini Kill et Bratmobile prennent de la maturité et sont plus décidé-e-s que jamais. On sent aussi qu’il y en a un paquet qui sont prêtes à suivre et à passer à l’action : en témoigne le nombre de meufs qui se jettent à l’eau spontanément lors de cette scène ouverte. Spontanément aussi, il se passe quelque chose d’intéressant ce soir-là : ce sont les filles qui, une fois n’est pas coutume, occupent tout le devant de la fosse. Et, petit à petit, ça va devenir l’une des devises de la grrrl revolution : « Girls to the front », « Les filles devant ». Un acte symbolique et jouissif, certes, mais une mesure de sécurité aussi, pour les spectatrices autant que pour les groupes qui seront souvent confrontés à de violentes réactions de la part d’un public (notamment masculin) qui ne comprend pas toujours leur démarche.

Un tournant, donc, que cette convention underground, pour les riot grrrls en devenir (qui ne s’appellent toujours pas comme ça d’ailleurs, riot grrrl c’est toujours le fanzine, point. Pour l’instant, elles se rallient autour d’un slogan, « revolution grrrl style », d’un appel à l’action, pas réellement autour de cette « étiquette ». À partir de quel moment cela a-t-il changé ? On ne le saura jamais. Je ne suis pas sûre que ce soit la faute aux médias. Je pense que ça s’est fait comme ça parce que ça s’est fait comme ça, c’est tout. Et c’était moins long comme formule). Mais aussi un tournant tout court pour la musique indé, et, ironie du sort, ou pas, cela a lieu un mois avant un autre tournant : la sortie dans les bacs de Nevermind, précédée de quelques semaines par celle du single « Smells like Teen Spirit ». Il y a là rupture, vraiment. Rien que les dix premières secondes du morceau vont changer la face du rock, c’est indéniable. Une rupture qui va profondément marquer le monde olympien aussi. N’oublions pas que Cobain a vécu là-bas un certain temps il n’y a pas si longtemps que cela, qu’il était l’un des plus grands admirateurs de K Records et de Johnson, et que si Nirvana n’a pas joué à l’International Pop Underground Convention, c’est d’une part que la politique de K était incorruptible, d’autre part que Nirvana était en tournée européenne, pour assurer la première partie de Sonic Youth (Sonic Youth qui l’avait d’ailleurs bien aidé pour signer avec Geffen). Et ça n’est pas exagéré de dire que probablement rien n’aurait été pareil si Nirvana avait joué à l’IPUC. Je ne pense pas qu’avant toute l’aventure Nevermind les questions du genre « c’est des vendus ou pas » aient été si centrales dans le discours rock, non plus que celles du mainstream-underground. Je veux dire, la question se posait de l’indépendance, et bien avant il y avait déjà eu Crass et d’autres pour dire que l’industrie du disque était pourrie, mais ce n’était pas réellement un topique. Dès lors, dès le succès hallucinant de Nirvana, j’ai l’impression que le quidam s’est mis à se prendre de passion pour un sujet auquel il n’avait jamais vraiment réfléchi. Enfin, dites-moi si je me trompe, j’en suis vraiment pas sûre de ça. Mais c’est une question. Ce problème, avant, n’intéressait qu’Adorno ou les puristes des scènes jazz que décrit Howard Becker, ou, un peu plus tard, un noyau infime de gens issu-e-s de scènes (punk) politiquement très engagées. Là, tout d’un coup, tout le monde a son mot à dire (mais tout le monde a son CD). C’est intéressant. Et c’est très nineties.

On l’aura compris, la fin de l’été 1991, c’est le moment où tout bascule, pour tout le monde. Pour clore la page IPUC, parce que ça suffit maintenant, il faut quand même juste dire aussi que c’est le moment que choisit un certain Slim Moon, aidé par Tinuviel Sampson, pour sortir une compilation éloquemment intitulée Kill Rock Stars, qui sera aussi le premier enregistrement sorti à relativement grosse échelle sur son label tout récemment créé, éloquemment nommé Kill Rock Stars. Cette compilation, il l’a élaborée avec l’aide de Calvin Johnson, et elle compte une quinzaine de titres de groupes qui se produisent lors de l’IPUC (avec une exception, il y figure un titre de Nirvana, dont le spectre survole quand même l’événement d’un bout à l’autre). Et elle instaure déjà la ligne de conduite qui sera caractéristique de Kill Rock Stars : autant de mecs que de meufs sur les pistes. Beaucoup des productions musicales des groupes riot grrrls originaires du Pacific Northwest sortiront sur le label de Moon, qui se tiendra me semble-t-il à cette ligne politique de mixité jusqu’à son départ en 2006.

 

 

 

Bon, où en sommes-nous ? À Washington DC et malgré le départ des Olympiennes à la mi-août, les réunions continuent, qui parfois débouchent sur des actions politiques (des manifs notamment, souvent contre la loi qui vise à établir la nécessité du consentement parental pour l’avortement des mineures), parfois se suffisent à elles-mêmes. De nouveaux grrrl zines se créent aussi. Le collectif de la capitale commence à se forger son identité (multiple, cela va de soi) et à développer ses modes d’action. La mayonnaise vegan prend. Côté Ouest, ça travaille du chapeau et de la guitare. On ne sait pas vraiment ce que fait Bratmobile à ce moment-là. Peut-être quelques concerts, sans doute même, mais je ne sais pas où elles en sont de la gestion des mouvements pendulaires des unes et des autres, entre DC et Olympia. Je sais que Wolfe et Neuman sont dans le coin, mais je ne sais pas trop où est Smith. Quant aux Bikini Kill, ils se produisent assez régulièrement dans le Pacific Northwest cet automne-là, leur plus grosse date étant à Seattle fin octobre, en première partie de Nirvana, avec qui ce sera si je ne m’abuse leur dernière collaboration.

Avant de repartir pour une courte tournée avec les Ulysses en novembre, Bikini Kill profite aussi de cette escale dans la ville mère pour sortir le deuxième numéro de Bikini Kill, le fanzine. Ça va, tout le monde suit entre tout ? Et là, on sent que les choses commencent à se mettre en place théoriquement et stratégiquement parlant. Le ton a changé. Je sais pas comment vous dire. Est-ce l’ambiance générale et l’effet Nirvana, dont on pressent déjà, si leur musique était géniale, que leur choix carriériste n’était peut-être pas le meilleur ? Sont-ce l’engouement naissant et les contre-effets de la « girl night » ? Est-ce simplement le fait que Bikini Kill commence à tabasser en composition ET en live et que ça suffit à mettre le feu aux poudres ? Est-ce le backlash positif des semaines passées à Washington avec plein de meufs qui ont envie de faire plein de choses ? Est-ce une partie du PLAN ? En tout cas, plus ça va et plus les écrits sont consistants, les idées remuantes, et les contours volontairement insaisissables. Je pense que c’est à ce moment-là que le courant va trouver sa fin en soi dans la nébulosité. Si c’est le moment où s’écrit le premier manifeste d’une longue série à suivre, c’est aussi celui où il sera acté que rien n’est vrai, parce qu’il est déjà pressenti que sinon tout sera trop prévisiblement chiant, ou pas. « Avez-vous remarqué qu’il existe ce phénomène bizarre qui a à voir avec le fait de nommer quelque chose et de se retrouver avec ce quelque chose transformé en autre chose une fois qu’il y a eu la possibilité qu’il soit assimilé par l’entendement ? […] dans cet environnement, il serait trop facile que nos doctrines se transforment en dogmes et en récitations RGSN tandis que des interactions porteuses de sens, voilà peut-être ce qui est en train de devenir le terrain politique […], c’est avec cela en tête que j’encourage les filles partout à énoncer leurs propres programmes révolutionnaires depuis leurs propres places dans le monde, en relation avec leurs scènes ou n’importe, plutôt que de simplement penser aux nôtres. Il s’agit de créer de nouvelles significations de ce que c’est être cool qui font vraiment sens pour toi, rapport à qui tu es et à ce que tu veux de la révolution. Adopte la subjectivité comme seule réalité existante… Le contexte fait tout… une idée de l’esthétique comme vérité subjectivenote », proclame cet acte de relativité générale rédigé par l’aministresse de la non-réalité augmentée, Tobi Vail.

Les choses commencent à être plus sérieusement mises à plat. Pendant l’année précédente, la colère était là et bien là. On savait qu’on se battait pour de bonnes raisons, les premières étant les plus dommageablement visibles, comme je disais. Mais on s’était presque associés par magie, sans trop mentaliser la panacée que c’était de ne même pas avoir à parler pour se comprendre. Vu la tournure que prennent les choses, en ce début d’automne 1991, il faut cependant commencer à imaginer que tout ça va dépasser la petite sphère qui a donné le coup de pied dans la fourmilière, et que par conséquent il faut qu’il y ait des choses écrites qui n’explicitent pas ce qui se passe sinon c’est trop limitatif, mais qui donnent une idée de ce qui pourrait se passer. Ce fanzine, c’est aussi le moment où la critique de la connexité entre capitalisme et patriarcat commence à être plus clairement articulée. Et quand je dis capitalisme, je me range derrière leur conception du capitalisme : un système simpliste en apparence, qui pense en pour et contre et en noir ou blanc, mais qui en définitive a mis les pires graines d’idées dans ta tronche depuis des milliers d’années. C’est donc qu’il n’est pas si simpliste. C’est donc aussi – mais ça, ce sont mes idées de vieille conne pessimiste – que si on ne veut pas faire autrement à force de tous ces siècles, c’est qu’on ne peut pas faire autrement.

Bref, les riot grrrls en devenir ont le mérite de poser la question. Les questions. Elles n’ont jamais prétendu répondre à quoi que ce soit. Et c’est bien ça que je trouve fabuleux. Il n’y a rien de plus radical contre un système qui lutte pour sa propre cohérence que de rester insaisissable et de laisser les réponses en suspens. Et ce n’est pas aussi simple que ça en a l’air. Que dit donc ce premier manifeste, édicté de manière provisoirement définitive par la déléguée à la communication contradictoire, Kathleen Hanna ?

« Riot Grrrl, c’est………………………………. :

PARCE QUE nous les filles avons terriblement besoin de livres et de fanzines et de disques qui NOUS parlent, dans lesquels NOUS nous sentons incluses et que nous pouvons comprendre dans nos propres termes.

PARCE QUE nous voulons faire que ce soit plus facile pour les filles de voir/écouter nos travaux mutuels, pour partager des stratégies et se critiquer ou s’applaudir.

PARCE QUE nous devons nous approprier les moyens de production pour pouvoir créer nos propres significations.

PARCE QUE considérer notre travail en tant que connecté à nos amies-politiques-vraies vies est essentiel si on veut comprendre comment on impacte, reflète, perpétue ou PERTURBE le statu quo.

PARCE QUE nous jugeons que la fantasmagorie de la révolution instantanée macho avec des flingues n’est qu’un mensonge irréalisable destiné à nous laisser rêver plutôt qu’à devenir notre rêve, et que DONC nous cherchons la révolution dans nos propres vies chaque jour en imaginant et en créant des alternatives à la manière chrétienne merdique et capitaliste de faire les choses.

PARCE QUE nous voulons et avons besoin d’encourager et d’être encouragées face à toutes nos insécurités face au rockergarçonbedonnantdebière qui nous dit qu’on ne sait pas jouer de nos instruments, face aux “autorités” qui disent que nos groupes/zines/etc. sont les pires des États-Unis et qui attribuent toute validation/succès de notre travail à une hype de filles qui prennent le train en marche.

PARCE QU’on ne veut pas s’assimiler aux standards d’autres (garçons) qui établissent ce qui est ou n’est pas de la “bonne” musique ou punk rock ou de la “bonne” littérature et que DONC on doit créer des forums où on peut recréer, détruire et définir nos propres visions.

PARCE QU’on ne veut pas fléchir sous les accusations selon lesquelles on est des “sexistes inversées” réactionnaires et non pas les vraiesâmespunkrockmilitantes que nous SAVONS que nous sommes pour de vrai.

PARCE QUE nous savons que la vie c’est bien plus que la survie physique, et avons pleinement conscience que l’idée punk de “tu peux tout faire” est cruciale pour la révolution rock des filles en colère qui se prépare et qui tend à sauver des vies psychologiques et culturelles de filles et de femmes partout, selon leurs propres termes, pas les nôtres.

PARCE QUE ce qui nous intéresse c’est créer des manières non hiérarchiques d’être ET de faire de la musique et de se faire des amiEs et développer des scènes sur la base de la communication + la compréhension, plutôt que la compétition + les catégorisations bon/mauvais.

PARCE QUE faire/lire/voir/écouter des choses cool qui nous incluent ou qui nous remuent peut nous aider à gagner la force et l’esprit de communauté dont nous avons besoin pour comprendre comment des conneries comme le racisme, le validisme, l’agisme, le spécisme, le classisme, le sexisme, l’antisémitisme et l’hétérosexisme affectent nos propres vies.

PARCE QUE nous considérons comme partie intégrante de ce processus le fait de favoriser et d’encourager les scènes de filles et les artistes filles de toutes sortes.

PARCE QUE nous haïssons le capitalisme sous toutes ses formes et que notre but principal c’est de partager des informations et de rester en vie, au lieu de tirer du profit du fait d’être cool selon les standards traditionnels.

PARCE QU’on est en colère contre une société qui nous dit Fille = Stupide, Fille = Mauvaise, Fille = Faible.

PARCE QU’on refuse de laisser notre colère réelle et légitime se faire diluer ou se retourner contre nous via l’internalisation du sexisme tel qu’on peut le voir dans les jalousies entre filles et les comportements typiques d’autosabotage.

PARCE QUE les comportements autodestructeurs (comme baiser des mecs sans capote, boire à l’excès, ignorer des amies de cœur aux belles âmes, se déprécier et déprécier d’autres filles) ne seraient pas si faciles si on vivait dans des communautés où on se sentait aimées, voulues, valorisées.

PARCE QUE je crois de tout mon coeurespritcorps que les filles constituent une force spirituelle révolutionnaire qui peut et qui va changer le monde pour de vrainote. »

Ha ! On rigole moins là tout d’un coup hein ? Ce deuxième numéro de Bikini Kill marque un tournant, tout comme la « girl night » quelques semaines avant. Quelque chose de quasi insensible tout en étant très puissant. Une posture tournée de manière plus décidée vers une forme d’action et d’expression plus généralisée, vers, plus clairement, une forme de révolution permanente généralisée. Du magma d’envies de ces derniers mois commencent à émerger des discours plus cohérents, mais plus cohérents dans le floutage de leurs propres contours, dans ceux des objectifs qui peuvent être fixés, et des moyens d’action qui peuvent être envisagés. Une donnée clé aux conséquences potentiellement aussi nombreuses qu’imprévisibles commence à tourner dans la serrure cervelesque d’un paquet de femmes : devenir actrice de la culture, en l’occurrence underground, c’est refuser une censure qui ne dit pas son nom et qui cache bien son jeu. Œuvrer pour l’émersion d’une polyphonie, c’est ouvrir la voie vers de nouvelles pistes plus variées et donc plus inclusives. Intercéder dans le domaine culturel, c’est pousser par en bas pour de nouvelles définitions non définies et non définitives. C’est faire de la politique avec les moyens du bord. Plus on parle, plus on crée, plus la « configuration de sens dominante est remise en question », comme le dit quelque part Tobi Vail.

Concrètement, dans le domaine de la musique, ça veut dire quoi ? Ça veut dire, regardons autour de nous dans ce petit monde du rock : il est bien mâle (et bien blanc), duos habet et bene pendentesnote, merci. Pourquoi donc ? Par définition, en tant que femme, tu n’y connais rien. Tu ne sais pas ajuster ton ampli, tu sais limite accorder ta guitare et monter ta batterie, et tu n’es certainement pas capable de dire que tu veux plus de retour, un peu moins d’aigu, et une bière steuplé. Mais tout ça mon bon monsieur, c’est performatif. Ça fait que les couilles entre elles s’expliquent comment régler un ampli, avec des regards entendus, tout en faisant des blagues sur les pédés. Ça fait que ça en décourage plus d’une de continuer à galérer avec les « treble », les « medium », etc. (attention, il y a des exceptions et des gens hommes qui expliquent à des gens femmes, pas beaucoup, mais j’en ai au moins un dans l’entourage qui se reconnaîtra). Et ça fait qu’on a du coup une scène testostéronée, une vision des choses et de la musique et un bon moyen de formater tout le monde avec une perspective plus ou moins univoque, qui fait taire les autres sans avoir l’air de le faire. Attention ! Je ne dis pas que tous les garçons pensent, créent et font pareil ni que les filles ont une manière différente, « féminine » d’appréhender la création, Dieu m’en garde, je dis que le monde du rock est très codé, et que ces codes-là, ce sont des hommes blancs qui les ont très majoritairement forgés. Et qu’un code n’est jamais qu’un code, qui ne demande qu’à se faire déboulonner (avant de devenir le suivant, mais c’est un autre problème et on est loin d’en être à ce stade, alors chaque chose en son temps, on verra dans huit mille ans, si une providentielle ère glaciaire n’a pas définitivement réglé la question).

Bon, vous voyez un peu l’idée ? Créons créons, nom d’une pipe, pour questionner, malmener l’univocité et donc changer le monde, accessoirement faire de la super musique, et faire boire du petit-lait de brebis (soyons sustainabeul, pensons à nos microbiotes, n’oublions pas que ça va durer huit mille ans, l’histoire) aux copines qui n’en peuvent plus de ne jamais voir leurs congénères sur scène. La révolution girl style, c’est ça, avant tout. Ouvre-la, n’importe comment, mais ouvre-la, tu es un sujet politique digne de considération comme tout le monde et, malgré ton indéniable singularité, un certain nombre (pas tous) de tes problèmes sont les mêmes que ceux de ta voisine au premier rang du concert. Cette démarche, vous allez me dire, c’est le DIY, ni plus ni moins. Oui, mais peut-être bien qu’elle n’a jamais été aussi suivie, avec autant de passion et d’engagement, qu’elle va l’être par ces contingents de jeunes femmes durant les années qui suivent.

Qui plus est, tandis que le DIY, appliqué au domaine culturel, reste quand même malgré tout une approche assez individualiste – « ce que j’ai à dire a de la valeur », « je ne trouve pas mon compte dans la culture, je vais créer la mienne propre » –, ici elle va se doubler d’une dimension collective redoutablement efficace – « je veux lire ou entendre ce que tu as à dire, éventuellement échanger avec ce que j’ai à dire », « je veux t’aider à faire entendre ou lire ailleurs ce que tu as à dire ». Encore une histoire de sous-représentation : quand on est frustré-e pendant des années, et même si l’on est en désaccord sur certains points/que l’on ne se reconnaît pas totalement mais un peu quand même, on a envie d’en voir et d’en savoir plus et d’engager le dialogue.

Action ! dit ce numéro 2 : « OK, bon, les Bikini Kill ont traîné de-ci de-là, avec des délires d’ados tout le long de la nuit et partout dans le monde, cherchant le Nouveau ! et rencontrant tout le monde, et laissez-moi juste vous dire qu’il y a plein de trucs et qu’aussi loin que l’œil puisse voir, cette Révolution Girl Style Maintenant est en train de se produire pour de vrai – “détruisant la police et transformant le charbon en diamants”, dit notre amie la shmada, et c’est à travers toute la nation avec la Nation – en tournée oh yeah et la jeune idée DC/Olympia ! de côte à côte avec des espions au Maroc […] et des contacts et des trucs du genre dans virtuellement chacune des plus grosses villes des US et dans toutes les villes cool au milieu : le temps est venu de quitter l’école et d’enfreindre les règles paske, comme cela a été mis en évidence clairement tout le long de cet été et spécialement pendant l’IPUC, le génie indéniable de cette génération a fait surface et tout est question d’ACTIONnote. » ACTION, en quoi, au grand désespoir du FBI, cette nouvelle cellule s’inscrit dans le mouvement rotatif aussi bien qu’horizontal rondement mis en branle dans les interstices qui séparent le vrai du faux, amorcé par une autre cellule prédécesseuse imaginairement réelle d’alchimistes féministes et de bien d’autres avant : « Ce n’est pas seulement l’histoire de l’oppression des femmes. C’est l’histoire du sexisme, du racisme, de la bigoterie, du nationalisme, de la fausse religion et du blasphème de l’Église contrôlée par l’État, l’histoire de l’empoisonnement de l’environnement et de la guerre du nucléaire, des puissants sur les sans-pouvoir. […] Ça commence dans la célébration des droits de l’alchimie. La transformation de la merde en or, la transmutation éblouissante d’une nuit sombre et chaotique en lumière. C’est le moment du changement chéri pour nous tou-te-snote. »

On vient d’entrer dans la constellation du Scorpion, et c’est donc le moment idéal pour Bikini Kill, dont trois des membres sont par conséquent en exaltation, de repartir en tournée-croisade avec la Nation, avant d’aller s’installer pour un bon moment à DC. Une tournée au cours de laquelle, comme cela avait été le cas lors de la précédente, le groupe distribue des fanzines dans le public, et recueille les noms et adresses de nouvelles recrues désirant recevoir des infos via une mailing list qui n’existe pas encore. Mais tout n’est pas si indolore que cela. Sur la tournée, un paquet de récalcitrant-e-s les attend au tournant, rivalisant notamment de sexisme plus ou moins ouvert à leur encontre.

Pourtant, s’il est vrai que les chansons sont violentes tant dans la forme que dans le fond, le groupe, lui, reste sympathique, souriant et bienveillant, au moins au début, et ne rentre en tout cas pas dans le lard sans coup de semonce préalable. Kathleen Hanna devient peu à peu la bête de scène qu’elle est en puissance. En plus de danser effrénément ou de sautiller, et de chanter avec une conviction immense, elle est aussi une conteuse hors pair, qui ne ménage pas son énergie pour être incroyablement présente au public, raconter des histoires parfois avec un humour tordant (on l’oublie beaucoup trop), faire des annonces militantes ou interagir avec le public. Malgré cela, les insultes fusent régulièrement depuis la fosse, de même que les « à poil » quand il ne s’agit pas de confrontations plus violentes encore. Certes, les adeptes sont de plus en plus nombreux-ses, c’est indéniable, mais le groupe commence à fatiguer de devoir être incessamment sur le pied de guerre et de devoir constamment démentir la réputation de connasses désagréables qui les précède. Oui, elles sont énervées, c’est certain. Mais le punk, ça n’a jamais été une question de fleurs bleues et de petits passereaux tout mignons qui volettent insouciamment dans la brume printanière qui se dissipe sur les collines boisées, faut quand même pas oublier ça non plus.

Quand Bikini Kill arrive à DC à la fin de l’année 1991, ses membres sont fauchés comme les blés dans une ville chère, ils sont fatigués de cette pression pressurisante, et commencent déjà à souffrir des raccourcis qui s’opèrent dans le traitement médiatique que reçoit le groupe. Ils se dépêchent donc d’enregistrer un EP avec Tim Green dans l’hypothèse envisageable d’une séparation qui pourrait s’ensuivre. Cet EP, c’est Yeah Yeah Yeah Yeah et, heureusement pour nous, ce sera loin d’être le dernier, au contraire, cela va finalement faire partie des choses qui leur redonnent du cœur à l’ouvrage. À l’occasion de la réédition de l’album récemment, Tobi Vail racontait : « Ce dont je me souviens le plus pour ce disque, c’est du sentiment d’urgence. Ce qui transparaît dans mes journaux de l’époque, c’est un groupe au bord de l’effondrement. Les personnalités s’entrechoquaient sous la pression d’une vie sans argent dans une nouvelle ville. Au fur et à mesure de l’escalade de la couverture médiatique, nos relations avec le courant riot grrrl sont devenues tendues […]. Kathleen était décrite comme la leadeuse du groupe alors que nous fonctionnions comme un collectif. […] Il y avait des frictions. Nous avions des problèmes de communication. On n’avait pas les moyens de payer un loyer ni de faire des courses. Rien n’était sûr, sauf le fait que nous voulions enregistrer nos chansons dans le cas où on se séparerait avant d’avoir l’occasion de sortir un album. Enregistrer Yeah Yeah Yeah Yeah a été un moyen pour nous de surmonter cette situation. Quand j’écoute le disque aujourd’hui, j’entends le son d’un groupe déterminé à s’imposer. Le son d’un groupe qui fait tomber un murnote. »

Les Bikini Kill savent qu’ils ont une mission à poursuivre, et ils savent surtout que leur musique vaut la peine et évolue dans le bon sens. Sur les titres qui figurent sur Yeah Yeah Yeah Yeah, les compositions sont plus abouties, moins chaotiques que celles de la démo, plus « traditionnellement » punk en un sens, dans la forme, mais aussi dans les thèmes abordés. Si le sexisme reste l’un des neumbeurs ouanes, c’est la société capitaliste et ses limitations de manière plus générale qui sont aussi mises en joue, dans des chansons comme « Resist psychic death » : « Ton monde pas le mien votre monde pas le nôtre/Je résisterai sur chaque centimètre et avec chacune de mes respirations/Je résisterai à cette mort psychiquenote » ou « Jigsaw youth » : « Puzzle, jeunesse puzzle/On marche avec les kids yeah yeah yeah/puzzle jeunesse puzzle/On sait qu’il n’y a pas une seule façon de faire une seule lumière/une seule stupide vérité/on ne colle pas avec tes définitions/on ne répondra pas à tes exigences/ pas dans la réalité gagnant-perdant/on ne collera pas avec ton plannote. » La colère est toujours là, incandescente, presque dérangeante parfois. Mais, encore une fois, on ne peut pas s’affranchir de certaines marques au fer rouge, qui ont longtemps tuméfié de l’intérieur, sans que rejaillisse d’une manière ou d’une autre l’écho des brûlures dont le souvenir réveille encore la nuit. C’est la phase 1, et même en faisant du yoga et en bouffant du millepertuis bio par bottes entières, il est quasiment irréalisable, voire non souhaitable de faire l’impasse dessus.

Et puis il y a un titre qui dit que si cette dernière année n’a pas été sans épreuves, elle a aussi permis des avancées, des alliances heureuses, des rencontres inspirantes, des collaborations joyeuses et stimulantes. Qu’elle a été l’occasion d’élaguer les broussailles qui camouflaient un champ de possibles ouvert sur l’infini ou presque, et celle de se conforter dans l’idée que le combat est légitime. « Rebel girl », à la différence des autres chansons de Yeah Yeah Yeah Yeah, qui remuent la lie et mettent le doigt sur ce qui insupporte, c’est le panégyrique qui glorifie la meuf qui n’entre pas dans les rangs, un panégynique en somme, qui deviendra l’un des hymnes non officiels de la nation internationale volontairement non proclamée des grrrls. « Cette fille pense qu’elle est la reine du quartier/Elle a le tricycle le plus sexy du quartier/Cette fille elle porte la tête si haute/Je pense que j’ai envie d’être sa meilleure amie/Fille rebelle, fille rebelle/Tu es la reine de mon monde/Fille rebelle, fille rebelle/Je pense que j’ai envie de te ramener chez moi et d’essayer tes habits/Quand elle parle, j’entends la révolution/Dans ses hanches, il y a la révolution/Quand elle marche, la révolution arrive/Dans son baiser, je goûte la révolution/Cette fille pense qu’elle est la reine du quartier/J’ai une info pour toi, ELLE L’EST/Ils disent que c’est une salope mais je sais/Que c’est ma meilleure amienote. »

Figure 6. Kathleen HANNA, artwork pour une jaquette d’album, 1993. Image reproduite avec l’aimable autorisation de Kathleen Hanna.

Cette chanson, c’est l’autre versant de la culture riot grrrl : le courant ne se construit pas seulement en négatif face à la société patriarcale et capitaliste. Il se fonde et se développe sur et dans la célébration du sexe supposément faible, en prenant le contre-pied de toutes les tendances qui poussent les femmes et les filles dans la mésestime de soi, et dans leurs derniers retranchements en matière de confiance mutuelle. Cette fille rebelle, c’est n’importe quelle fille qui fait sciemment quelque chose de travers, qui lutte comme elle peut contre le courant dominant, qui sort du rang pour rejoindre l’armée des résistantes, et qui refuse de tenir pour vrai un décor de théâtre qui sent la charogne des codes séculaires qui le constituent de bric et de broc. On dit souvent que les riot grrrls sont des filles en colère, mais on ne dit jamais que ce sont des filles dont l’espoir est titanesque et qu’elles déploient leurs énergies sans regarder à la dépense pour tendre vers ce qui pourrait se découvrir à force de renversements de perspectives et de créations de situations. Et qu’insensiblement, cette mobilisation individuelle et quotidienne, davantage infrapolitique que politique au sens strict du terme, a porté ses fruits au fil des années, de manière non spectaculaire, mais incontestable.

Bikini Kill reprend un peu son souffle à DC après cette riche année, sans pour autant se tourner les pouces. Le groupe prépare en effet l’envoi qui va être expédié aux membres de la mailing list recruté-e-s pendant ses tournées. Kathleen Hanna continue d’assister à certaines des réunions riot grrrl, qui drainent de plus en plus de filles grâce au bouche-à-oreille. Elle mène aussi un travail considérable pour répondre un maximum au courrier que reçoit le groupe, à la suite, notamment, des quelques articles que le magazine Sassy, dont on dira qu’il est un peu l’équivalent de Causette à l’époque, leur a consacrés. Dans ses réponses, elle enjoint souvent à ses correspondantes d’entrer dans la danse de la production culturelle en créant leurs propres fanzines. Tobi Vail, quant à elle, travaille sur le prochain numéro de Jigsaw. Les répétitions continuent aussi, bien sûr, en vue des concerts qui s’annoncent dans la région Nord-Est. Pendant ce temps, à Olympia, les choses se développent et s’organisent aussi : Allison Wolfe et Molly Neuman organisent la première réunion riot de l’Ouest, qui deviendra comme à DC un rendez-vous hebdomadaire et qui débouchera entre autres sur l’organisation de soirées-concerts ou de boums riot grrrl sur Olympia. Petit à petit, là-bas aussi, le cercle s’agrandit tranquillement, grâce à ces soirées et ces réunions, mais aussi grâce aux tracts qui sont préparés lors de ces dernières et distribués en toutes occasions.

Heavens to Betsy parfait concomitamment son art et élargit son répertoire, et, grâce à l’aide de Molly Neuman, enregistre une cassette démo de huit titres. Les deux groupes, Heavens to Betsy et Bratmobile, commencent en effet à devenir inséparables, et si leurs musiques n’ont rien à voir l’une avec l’autre, leurs démarches, elles, ne manquent pas de points communs. Il n’y a qu’à se souvenir de leurs genèses respectives pour s’en assurer. De ces affinités découlent plusieurs collaborations : été 1992, Kill Rock Stars sort en effet un album split des deux groupes, sur lequel figurent « My secret », d’Heavens to Betsy, et « Cool schmool » de Bratmobile. Ce sera le premier album « perso » pour chacun de ces deux groupes, dont la musique n’était jusqu’ici « officiellement » disponible que grâce à des compilations (officiellement car, bien évidemment, les cassettes démo se dupliquaient sans vergogne et s’échangeaient sans plus de timidité entre copines-qui-sortent-un-peu-du-rang).

Figure 7. Pochette du split Heavens to Betsy/Bratmobile, Kill Rock Stars, 1992. Photo prise par Hannah STERNSHEIN.

Mais les deux groupes préparent surtout une tournée nationale conjointe, sur quatre semaines entre juin et juillet 1992, qui s’achèvera devinez où ? À Salt Lake City, bien sûr. Non, je déconne. À Washington DC. Y en a trois qui suivent pas, au fond, je vous vois. C’est là encore une première pour chacune de ces deux formations, et c’est DIY en diapple, comme on dit dans le Sud. Les deux groupes rencontrent un succès certain, notamment en Californie : comme on peut le lire sur le carnet de tournée de Corin Tuckernote, nombreuses sont les jeunes femmes qui viennent les congratuler à l’issue du concert, leur dire combien leur musique leur fait du bien, et peut-être même viennent commencer à troquer auprès d’elles leurs fanzines contre d’autres. C’est en effet à partir de cette époque que les grrrl zines commencent à proliférer à vitesse grand V et irrésistiblement, à tel point que Wolfe et Hanna envisagent de créer un réseau de distribution de zines riot grrrl.

L’armée invisible a été prévenue de la tournée de Bratmobile et Heavens to Betsy grâce à la niouzléteur envoyée par Bikini Kill : « Le girl love est dans la place pour 92 et d’une sacrée foutue manière, comme il va être mis en évidence lors de la tournée RIOT GRRRL avec HEAVENS TO BETSY et BRATMOBILE. Si vous ne vivez dans aucun de ces endroits, appelez vos ami-e-s svp, et dites-leur de venir encourager, dialoguer et nourrir ces grrrls. C’est leur première tournée, et elles sont en train de forger de nouvelles esthétiques et de nouvelles façons d’êtrenote. » Est-ce à ce moment que commence l’épidémie de Stabilo ? Peut-être bien que oui. En tout cas c’est un coup de génie de la part d’Hanna que d’inclure dans la newsletter un petit texte qui s’intitule « Écrivons sur nos mains » : « OK, donc je propose que ces filles qui veulent changer les choses commencent à écrire des trucs sur leurs/nos mains. Les Magic Markers marchent bien. Vous pouvez dessiner des cœurs ou des étoiles ou écrire des mots sur vos doigts, n’importe, ce sera juste un moyen pour les filles pro-révolution de se reconnaître entre elles… Si seulement deux filles le font et commencent à parler grâce à ça, je pense que ça aura valu le coupnote. » Deux filles, tu parles ! Cette stratégie de reconnaissance rend visible l’ampleur de l’efficacité du prosélytisme engagé par Bikini Kill lors de leurs tournées, et que poursuivent Heavens to Betsy et Bratmobile. Elle révèle aussi que la circulation des documents/flyers/fanzines riot est bien plus étendue qu’on aurait pu le croire. Mais, par-dessus tout, elle met au jour la réactivité et la demande d’un public féminin plus foisonnant qu’on aurait même pu l’espérer.

Quand Bratmobile et Heavens to Betsy arrivent à DC en juillet, les choses sont en train de prendre un tour nouveau. L’armée des femmes commence à sérieusement faire flipper le FBI. Bikini Kill lance l’une des nombreuses déclarations de guerre devant le Capitole, où siège la Cour suprême, lors d’un concert-manifestation où se produit aussi Fugazi. Un rassemblement destiné à dénoncer les politiques droitières de Bush Papa, soutenues par le Sénat, qui se double d’une résonance toute particulière pour les riot grrrls : le droit à l’avortement est en effet sérieusement menacé en 1992, date où la Cour suprême est à deux doigts d’infirmer les décisions rendues au procès Roe vs Wade, qui avait abouti en 1973 à la légalisation de l’IVG. Si la loi est finalement maintenue, il n’en demeure pas moins que la possibilité est à ce moment-là accordée aux États d’adopter individuellement des mesures restrictives.

Bikini Kill commence ce jour-là par la désormais traditionnelle annonce : « Plus y aura de filles devant, mieux ce sera. Et si quelqu’un vous emmerde pendant le concert pour une raison X ou Y, et que vous avez besoin de venir devant, venez devant et asseyez-vous sur la scène, et éloignez-vous de ça et dites-le-nous, parce que ce ne devrait pas être de la responsabilité d’une seule personne dans la foule d’avoir à gérer des connardsnote. » Et d’enchaîner sur « Girl soldier », interprétée en trio. C’est l’une des plus anciennes archives vidéo du groupe que l’on puisse trouver facilement, sortie des profondeurs de la mémoire VHS il y a quelques mois seulement, et c’est aussi l’une des plus poignantes selon moi, allez y jeter un œil, ça vaut le détour. Poignant dans le texte : « J’ai enduré tellement de saloperies de sortes de mensonges pour toi/Je hurle avec mes mains dans mon cœur/j’ai plongé dans tes foutus yeux morts/Tu écartes mes jambes/Je parie que vous n’avez pas remarqué pourquoi on pleurait/Je parie que vous n’en avez rien à foutre/Après tout ce ne sont que des femmes qui mouraient/Après tout ce ne sont que des femmes qui mouraient/Après tout ce ne sont que des filles qui mouraient/La guerre/À la maison/C’est ici/Aujourd’hui/Cette foule/Ta maison/Toujours/Fille soldatenote. »

On est entre récitatif et chanson punk, on sent que chaque mot prononcé sur chaque battement pulsatoire et belliqueux du moindre claquement de baguette emporte le groupe vers un avenir inéluctable de compositions de génie et génialement incarnées. On sent aussi que les cordes vocales d’Hanna sont à présent complètement opérationnelles, prêtes à épouser exhaustivement et au corps à corps la palette d’émotions intenses et complexes que le groupe cherche à déployer depuis le départ. Il y avait dans les premiers temps beaucoup de place pour ce chant qui avait presque peine jusqu’ici à occuper tout cet espace vacant. Il n’y a dorénavant plus un pouce intervallaire entre la partie musique et la partie chant, non plus qu’entre la partie chant et l’effet qu’elle engendre. Tout s’emboîte idéalement. Et sa voix ne laisse plus AUCUNE issue. Tu prends la note en pleine face et tu te démerdes avec ta conscience plus ou moins bonne et tes émotions. Depuis le début, le groupe était habité, maintenant, il est aussi qualifié, et le résultat est sidérant.

Tout le crew des grrrls de DC est là pour assister à la chute de la chrysalide (en même temps, peut-être était-elle tombée avant, sûrement d’ailleurs, mais en l’absence d’archives vidéo antérieures, je ne peux que comparer l’hivernal Yeah Yeah Yeah Yeah avec ce concert estival, et je trouve la différence flagrante). Et ce crew est fort de tous les projets qu’il a mis en place dans la ferveur. Une semaine plus tard, en effet, doit se tenir la première convention riot grrrl, là-bas même à DC. Une convention qui va changer pas mal de choses, tout comme l’interview qu’accorde Kathleen Hanna à L.A. Weekly sensiblement à la même époque, interview qui sera relayée par un nombre certain de périodiques américains consécutivement. Elle raconte : « J’ai parlé à cette femme [journaliste] et j’ai complètement menti. Beaucoup de filles m’avaient écrit de tout le pays en me disant : “Je suis intéressée par ce que vous faites, et j’ai des questions.” Donc j’ai menti et j’ai dit que le courant riot grrrl existait dans tout le pays, et j’ai énuméré six ou huit villes dans lesquelles il y avait des collectifs. C’était un mensonge, aucun d’entre eux n’existait à l’époquenote » (je tempérerai juste en disant que si, il y en avait un qui s’était déjà créé, Riot Grrrl NYC, qui avait d’ailleurs déjà aussi son fanzine).

Le coup de génie, le putsch situationniste parfait. En deux temps trois mouvements de non-métronome, le faux se fait effectivement vrai, le vrai effectivement transformiste, et c’est l’une des nombreuses raisons pour lesquelles entre autres aujourd’hui le présent livre s’écrit, alors qu’il eût été possible que Bikini Kill, Bratmobile et Heavens to Betsy ne soient que trois groupes de meufs torpillés comme beaucoup d’autres par la mémoire envahissante de groupes de braillards inutiles et sans talent (oui, vous savez, la hype, c’est terrible ce que ça a comme conséquences. Il suffit qu’un barbu – un hipster, j’entends – fasse le malin en déterrant un EP dégueulasse d’un groupe obscur pour que ce groupe obscur se reforme pour une tournée de concerts minables, dont tout le monde dit que tu as raté le truc de ta vie si tu n’y as pas été. O tempora, o mores. « Tu viens AU concert ce soir ? » « NON ! » Tenez-le-vous pour dit).

Au lieu de cela, la stratégie d’Hanna fonctionne à merveille : « Un an plus tard, il existait réellement des collectifs riot grrrl dans presque toutes les villes que j’avais citées. J’imagine que je supposais que les filles les chercheraient et ne les trouveraient pas, et que, sous le coup de la frustration, elles feraient quelque chose – elles les créeraient elles-mêmes. Et beaucoup d’entre elles ont fait les choses pour elles-mêmes, ce qui est génial. […] Peut-être qu’on peut vrai-ifier les choses en les mentantnote. » Hé oui, cette phrase de génie vient de là. On reparlera de la manière dont ces nouveaux collectifs viendront parachever la cercliture du cercle qui est en train de se créer, et conférer sa forme définitivement instable au courant. Pour l’heure, toutes celles qui ont eu vent de l’histoire et qui peuvent matériellement et financièrement se le permettre sont à DC pour la première Riot Grrrl Convention, qui se tient sur trois jours du 31 juillet au 2 août 1992. « Appel à toutes les grrrls et les femmes ! Les riot grrrls de Washington et alentours organisent une riot grrrl convention sur trois jours cet été. On invite tous les performeuses/groupes de grrrls/féministes, tous les zinesters, et les grrrls et garçons énergiques de tout le pays à apporter leurs compétences, énergie, colère, créativité et curiosité. Il y aura au moins trois concerts ainsi que des ateliers sur tout, de la self-défense à comment se servir d’une table de mixage ou concevoir un zine. Et il y aura beaucoup de temps pour parler avec d’autres femmes de comment on s’intègre (ou pas) dans la communauté punknote », annonce le collectif informel de Washington DC.

 

 

 

Plus de cent cinquante grrrls répondent à l’appel, lancé via la newsletter, dans les fanzines (qui, rappelons-le, se multiplient exponentiellement et s’échangent à bien plus grande échelle qu’un an auparavant), par courrier, annoncé lors de concerts et par messes basses partout, et apparemment relayé par Maximum Rock’n’Roll. Au programme, des concerts bien sûr, avec Bratmobile, Lois, Slant 6 (le nouveau groupe de Christina Billotte), Frumpies (une formation incluant Billy Karren, Kathi Wilcox, Tobi Vail et Molly Neuman), Cheesecake (un groupe bostonien), Gunk (le groupe de Ramdasha Bikceem qui est à l’origine d’un fanzine intitulé Gunk lui aussi), The Psychic Friends (un side project de Kathleen Hanna avec Tim Green et quelqu’un d’autre), Bimboshrineheads, Erika Reinstein (qui est aussi l’auteure de Fantastic Fanzine) et Choptank (un groupe dont je ne peux rien dire parce que je ne sais rien). Un grand absent, vous l’aurez remarqué, Bikini Kill, qui veut confuser le FBI et qui ne souhaite pas être considéré comme le leader du mouvement ou la tête d’affiche de la convention.

Mais, comme l’annonce l’appel, la convention n’est pas uniquement une question de musique. Un certain nombre de discussions sont également organisées, en non-mixité à la différence des concerts, en lien avec les thèmes plus ou moins régulièrement débattus dans les fanzines et lors des réunions riot grrrl : sexualité, estime de soi, diktats esthétiques, racisme, violences faites aux femmes. Un atelier pratique de self-défense est également à l’ordre du jour. C’est aussi l’occasion d’échanger les productions culturelles des unes et des autres, notamment les grrrl zines, et c’est une pratique qui prouvera son efficience au fil des années. Cette première rencontre est donc à la fois une fête du slip (enfin, entendons-nous, pas une partouze, hein, ça, ce sera pour les queers plus tard), un état des lieux, une manière de se connaître pour de vrai dans la mesure où la plupart des échanges se font jusqu’ici via courrier et fanzines, de dialoguer et de débattre, et de construire des assises pour l’avenir du courant. Le tout pour la maigrelette somme de 30 dollars, hébergement inclus. Business as unusual. En définitive, c’est peut-être par-dessus tout la démonstration que, en faisant converger des énergies même inexpertes et en brainstormant des idées même folles, on peut assez facilement parvenir à déplacer des montagnes. Pour beaucoup des grrrls qui sont à l’origine de la convention, c’est une première en matière d’organisation d’un événement de si grande ampleur. Et, pour l’assistance, c’est un joyeux défi potentiellement relevable ailleurs.

Si la convention se révèle être un succès sur beaucoup de plans, deux points entachent toutefois cette réussite. Le premier, c’est la critique qui vient des quelques grrrls de couleur en présence, qui déplorent l’homogénéité et la blanchité du public que draine l’événement, une critique qui sera souvent réitérée par la suite. Ramdasha Bikceem, dans le compte rendu qu’elle rédige pour son fanzine Gunk #4, note en effet : « Un autre truc qui m’a déplu avec tout ce truc de DC, c’était de réaliser combien… tout le monde était white bread si je puis dire. Je veux dire que presque toutes les riot grrrls sont blanches et seulement quelques Asiatiques étaient là. Je pense que j’étais l’une des trois seules kids noires, je veux dire les riot grrrls en appellent au changement, mais je m’interroge sur qui cela inclut. […] Ça va sonner un peu bêcheur, mais j’ai l’impression de voir grandir le mouvement riot grrrl d’une manière très limitée à un groupe sélect, i.e. des filles punk blanches de la classe moyennenote. » Selon les dires de Marcus par ailleurs, même l’atelier « Désapprendre le racisme » (dont Kathleen Hanna, qui l’a coorganisé, dira plus tard que le titre même ancrait d’emblée la chose dans une perspective blanche et ce bien qu’il ait été coanimé par une activiste féministe noire – dont le nom est par ailleurs introuvable) est apparemment un fiasco.

Figure 8. Ramdasha BIKCEEM, couverture de Gunk #4, 1993. Image reproduite avec l’aimable autorisation de Ramdasha Bikceem.

La volonté de conjoindre le combat féministe et le combat antiraciste avait pourtant été présente dès les prémices du courant riot grrrl, l’oppression raciste étant considérée comme l’une des pires conséquences d’un système capitaliste s’alimentant de ses binarités, les combinant ou les mettant en porte-à-faux entre elles pour brouiller les pistes et faire profiter ceux qui gagnent au jackpot du privilège. C’est visible dans les paroles de certaines chansons (« Polaroid girl » de Bratmobile ou « White girl » de Heavens to Betsy), mais aussi dans les textes liminaires que l’on doit par exemple à Hanna, datant de 1991 (passionnants d’ailleurs), qui tracent les grandes lignes des problématiques auxquelles le courant se doit de réfléchir : « Quelques questions importantes auxquelles font face les filles punk des années 1990… – comment pouvons-nous faire pour que nos scènes soient moins blanches à la fois en termes de nombre + d’idéologie ? […] Comment établir un programme (fluctuant) qui englobe race, classe, relations de genre (spécisme aussi ?) sans qu’il y en ait un qui soit vu comme central ou PLUS URGENT… i.e. par opportunisme ne pas essayer de s’allier aux punks de couleur, ne pas inclure de musique/fanzines de punks lesbiennes, ne pas avoir de nourriture vegan disponible lors des [mot illisible]… CES QUESTIONS DOIVENT ÊTRE INCLUSES DÈS LE DÉPARTnote » ou encore ailleurs : « RG est consacré au travail antiraciste EN THÉORIE + EN PRATIQUE et il DOIT DONC y avoir des femmes de couleur dans son Élitenote (sinon… un comité consultatif d’une association radicale de femmes noires/salvadoriennesnote, etc. doit être contacté pour dialoguer sérieusement) […] RG attend des confrontations + les considère comme cruciales + précieuses pour grandir + pas comme des tentatives de divisionnote. »

Oui, mais voilà, dans les faits, les choses sont loin d’être simples. Dans les faits, les riot grrrls se heurtent au même genre de problèmes que ceux qui avaient fait surface pendant la « deuxième vague » féministe. Leur mouvement, au moins au départ, reste non seulement majoritairement blanc, mais aussi largement pénétré par une approche blanche et occidentale du féminisme. En tout cas au départ, me semble-t-il, mais ceci est un point de vue discutable, je vais y revenir. Le constat qu’établit Bikceem à la suite de la convention sera vite relayé par d’autres grrrls de couleur, qui elles aussi pointeront du doigt le divorce entre théorie et pratique au sein des réseaux riot et qui formuleront leur malaise subséquent notamment par le biais de fanzines nombreux.

À nouveau, l’épineux débat de la « sororité » ressurgit, au sein d’une communauté dont l’homogénéité raciale rend pour certaines douloureusement ironique l’utilisation de termes du type white boy. « Je me fous de quelle scène tu fais partie. Je me fous que tu te dises riot grrrl, ou punk, ou straight-edge, ou rocker indé. Il s’agit de validation et de représentation. Il s’agit de reconnaître que j’existe. J’ai besoin que tu saches que j’existe, que beaucoup de personnes existent qui ne rentrent pas dans ton moule. Et oui certaines d’entre nous disent “On est là pour tuer la mentalité white boy”, mais est-ce que tu as examiné ta propre mentalité ? Ta mentalité de fille blanche issue de classe moyenne supérieure ? Tu dirais quoi si je disais que je voulais tuer cette mentalité-là aussi ? Tu dirais “Oui mais et la sororité ?” Je dirais “Je suis complètement pour la sororité. Mais toutes les sœurs ne te ressemblent pas. Toutes les sœurs n’écoutent pas ta musique. Toutes les sœurs ne vivent pas dans des villes ou des maisons ou des quartiers comme les tiens. Toutes les sœurs ne vont pas aux mêmes écoles que toi. Toutes les sœurs n’ont pas la même culture que toi, ne mangent pas pareil que toi, ne parlent pas la même langue que toi, ne s’habillent pas pareil, ne vivent pas les mêmes vies. Toutes les sœurs ne sont pas comme toi. Est-ce que ta conception de la sororité inclut ces sœurs ? Ou est-ce que ces sœurs doivent d’abord cacher leur identité, se conformer et s’assimiler à ton image ? […] La sororité oui. La révolution oui. Mais que va accomplir une révolution de filles majoritairement blanches banlieusardes issues de la classe moyenne supérieure ?” xoxo lau. P.S. Je t’aime toujours je crois encorenote. »

Le post-scriptum a son importance. Il me semble que le problème de la race est trop souvent traité de manière un peu simpliste lorsqu’il s’agit de raconter l’histoire des riot grrrls (comme, probablement, il est aussi traité de manière réductrice quand il s’agit de raconter l’histoire des féministes de la « seconde vague »). Trop simpliste, mais peut-être surtout trop blanchissante. Je vais anticiper un peu sur la suite et la fin de mon propos ici, mais il est important de souligner plusieurs choses. Dans quasiment tous les récits qui se penchent sur le courant riot grrrl, il est fait état de l’échec de ces dernières en matière de mixité raciale (et, dans une moindre mesure, de classes). C’est bien gentil et ça donne bonne conscience à tout le monde de le dire, mais de quel courant riot grrrl parle-t-on exactement ? Parle-t-on de la Trinité des groupes initiaux qui ont très largement contribué à ce que la tendance se développe ? Dans ce cas, c’est indéniable. Parle-t-on des tout premiers collectifs olympien et washingtonien ? Dans ce cas, c’est difficilement contestable également. Mais peut-être que déjà si l’on inclut riot grrrl NYC dans ces tout premiers collectifs, c’est un tantinet davantage litigieux.

Le hic majeur, c’est que contrairement à ce que l’on pourrait penser en lisant ce livre, mais là aussi je vais m’expliquer, le courant riot grrrl ne s’est jamais arrêté à ces premiers groupes et collectifs qui ont été au fil du temps rendus (seuls ?) visibles par les comptes rendus plus ou moins mainstream du phénomène. Le hic majeur, c’est que, en affirmant à tire-larigot que les riot grrrls ont échoué en matière de mixité, on passe l’éponge qui lave plus blanc que blanc sur les innombrables contributions des grrrls de couleur qui sont venues enrichir le courant, notamment en le critiquant. Jamais personne n’a dit que tout le monde devait être d’accord, c’est même énoncé d’emblée dans l’un des premiers numéros de riot grrrl, le zine. Et c’était énoncé ailleurs avant dans une fiction réelle aussi vraie que la réalité fictionnelle : « Ils parlent toujours d’unité. “On a besoin d’unité d’unité.” Moi je dis toujours, si tu étais l’armée et l’école et la tête des institutions de santé et la tête du gouvernement, et que vous aviez tous des flingues. Qu’est-ce que tu préférerais voir arriver à ta porte ? UN lion, unifié, ou cinq cents souris ? Ma réponse, c’est que cinq cents souris peuvent faire beaucoup de dégâts et de disruptionnote… » Ce que je veux dire, c’est que tous ces récits inexacts, d’une part, taisent le travail d’une grosse partie des riot grrrls, nommément les riot grrrls de couleur, qui cumulent les tares pour l’archive, d’autre part perpétuent ce mythe nocif de l’unité absolue sous la bannière écrite en lettres capitales d’une vérité absolue qui n’existe pas plus que le reste. Et de renquiller immédiatement tous les imaginaires vers tous les clichés visuels et idéels d’une révolution immédiate improbable qui ne fait en fait qu’étayer le système tel qu’il est. Le pire, c’est que ce n’est même pas conscient, tout ça. Pour l’instant, on préfère se donner bonne conscience en montrant du doigt les failles des autres. Mais, finalement, pour notre armée, ça n’est peut-être pas si mal.

Attention, je ne minimise pas les erreurs des réseaux riot grrrl en matière d’inclusivité. Non plus que je ne nie le fait que les premiers collectifs étaient très effectivement majoritairement blancs. Non plus que tout ça ait bien déraillé quand les médias se sont mêlés de l’histoire (c’est-à-dire très bientôt), et que tout le monde se soit mis à jouer de culpabilité bien blanche, à se demander qui était plus raciste que qui, et à laisser toujours de côté l’avis des principales intéressées. Je dis que l’histoire est une science fort inexacte et fort modulable, qui a pour objet un terrain bien glissant, qui penche toujours dans le sens que la pente prend à la suite de l’averse idéologique la plus récente, pente qui s’incline la plupart du temps vers le profit des mêmes, même quand cela n’en a pas l’air. Et même si c’est des gens gentils qui font/racontent l’histoire.

Et je dis que, avec une simple petite phrase du type « les riot grrrls ont échoué à polariser un public composite », on déconsidère ET on invisibilise les centaines de zines de grrrls de couleur, de Gunk à Bamboo Girl et Slant, en passant par Chop Suey Spex, Mamasita, Forbidden Planet, Evacuation Day ou Housewife Turned Assassin et j’en passe et des meilleurs, qui ont même fait l’objet de plusieurs zine compilations, des zines qui ont été créés depuis le début, mais surtout peut-être à partir de 1993-1994, et dont la production ne s’est jamais essoufflée. En disant que le courant était majoritairement blanc, on enlève finalement aussi de la photo de famille toutes les grrrls qui n’étaient pas blanches. On trouve extrêmement peu de choses sur le collectif de Los Angeles par exemple, créé en 1992 ou 1993, un collectif qui, lui, était très mixte, et qui travaillait en collaboration avec les Chicanas punk et les Black Panthers (un documentaire est sorti en 2015, intitulé Lost Grrrls : Riot Grrrl in Los Angeles et réalisé par Vega Darling, qui promet d’être passionnant, malheureusement je ne peux rien en inclure ici puisque je n’ai pas encore été en mesure de le voir).

Alors, certes, me direz-vous, ces zines, pour beaucoup, étaient véhéments à l’encontre des réseaux riot, mais il ne faut pas oublier le post-scriptum. Quelque part, sans doute dans Slant, Mimi Thi Nguyen, qui a compté parmi les grrrls de couleur qui se sont appliquées à faire une critique constructive du mouvement tout en ne mâchant pas ses mots, a dit quelque chose du genre : « Il faut qu’il soit absolument clair que je soutiens le courant. Cela me tient à cœur, donc je critique. » C’est capital, encore une fois personne n’a dit que tout le monde devait être d’accord sur tout : même si ce sont des critiques, toutes ces productions culturelles font partie intégrante de l’histoire de ce courant labile, aux contours flottants, évolutif dans la nébulosité et grâce à de constants ajustements et d’incessantes rotations multiples. En 1992, voilà comment commence à se présenter la chose :

Figure 9. Schéma représentant l’organisation riot grrrl.

Dans une archive rare du Bureau fédéral, on peut entendre Mortimer raconter à Donald (pour leur sécurité, je garde leurs PATROnymes secrets) : « M : – L’organisation dans son intégralité, qui est représentée par le gros cercle, comprend environ un millier d’individues, des femmes. Elle se subdivise en petites cellules, et chacune d’entre elles sélectionne sa propre leadeuse, sur une base rotative. D : – Comment se recoupent-elles, ces cellules ? M : – Heu, elles se recoupent heu… de cette manière : une fois que chacune des petites cellules a sélectionné sa leadeuse, au bout de trois ou quatre mois, une leadeuse est sélectionnée par ces leadeuses pour l’organisation dans son intégralité. Et c’est ça le problème, on ne sait pas comment savoir qui a le commandement à tel ou tel moment donnénote. » C’est pas trop mal vu, ça, Titi, encore un peu simpliste, mais tu chauffes.

Les cellules, elles sont physiques, mais elles sont aussi idéelles. C’est-à-dire que parmi les petits cercles du schéma ci-dessus, il y en a qui correspondent à des cellules locales, par exemple riot grrrl DC, mais d’autres aussi à des cellules de regroupement de pensée qui peuvent éventuellement fusionner avec d’autres d’ailleurs, et qui donnent ses couleurs moirées et caméléonnes à la surface du gros cercle (oui, bon, sur le schéma, voilà quoi, le moiré…), qui se surajoutent, s’altèrent et se fusionnent au fil des années, et dont certaines prédominent sur des périodes données. Pour récapituler, le blanc a prédominé sur certaines de ces cellules physiques et idéologiques, notamment celles qui se sont formées en premier. Oui, mais voilà. D’autres cellules ont pris la relève après, et je crois que je ne prends pas beaucoup de risques en disant que parmi les cellules subséquentes à avoir pris les rênes sur la base de la rotation, il y en a un nombre certain qui ont été formées par des grrrls de couleur. Mais ça, c’est pas les médias qui vont vous le dire, croyez-moi. Dans les médias, on considère le gros cercle comme une fin, sans vraiment parler des petits cercles d’ailleurs. On le considère aussi comme clos sur lui-même, bien rond comme une belette straight-edge, afin qu’il puisse coller avec toutes les autres figures bien géométriques de la culture dominante et même si on lui colle un A au milieu (finalement, ça marche aussi), le A de Ardcore bien sûr. Mais je vais vous dire une bonne chose. Ce grand cercle n’existe que dans la tête des SquAres comme Mortimer ou Jean-Pierre Pernaut, en réalité c’est bien plus contaminant que cela, l’histoire, et bien plus créatif comme forme. Il n’y a jamais eu de grand cercle circonscriptible, il n’y a eu que d’infinies cellules (un millier d’individues, haha !) combinatoires. Et ça ne s’est certainement pas arrêté en 1994.

Pourquoi donc limiter ce livre aux toutes premières cellules ? Mais bien évidemment parce que ce livre fait partie d’une nouvelle cellule qui gravite au milieu d’autres, et je ne vais pas faire le plaisir au fédéralisme investigatoire de lui fournir toute la généalogie avec des cœurs dessus non plus (j’ai déjà retrouvé ma thèse dans un bulletin de veille stratégique, ça suffit les conneries). « Damned, Donald, on est screwed comme des dindons de la force » vous avez entendu vous aussi ? Hahaha ! Pour savoir, il faut entrer, et pour entrer, il faut créer, et de préférence avec les copines, mais ça, ça peut aussi venir en créant ! Youpi !

Bon, cessons un peu de rigoler, parce que tout n’est pas si drôle. Pour que toutes ces petites cellules naissent, se démultiplient, croissent et voyagent, il a stratégiquement fallu sacrifier la première. Stratégiquement, ou pas, d’ailleurs. Les premières riot grrrls savaient que le poids des médias entrait fatalement dans l’équation conjecturalement performative de leur entreprise. De là à savoir comment manœuvrer un vaisseau qui ne sait même plus à quel saint roulis de l’idéologie dominante il se voue, quand rien n’avait en outre permis d’imaginer que tous ces petits ruisseaux convergeraient vers cette si grande rivière… Il n’est pas superflu de le redire : on parle d’il y a près de vingt-cinq ans. On parle du moment où la « culture alternative » n’a jamais autant fait vendre. Du moment où Nirvana se fait toaster par MTV « virat-revirat », comme on dit chez moi, à l’insu de son plein gré par ailleurs, et du moment où tous les entrepreneurs de la « culture » cherchent déjà le prochain truc à vendre à des ados dont le pouvoir d’achat (’fin, de pression sur les parents) n’a jamais été aussi omnipuissant jusqu’ici. On parle d’un temps ou la surspécialisation sous-culturelle est beaucoup moins simple et accessible qu’aujourd’hui, avec Internet. Oui, c’est fou, hein, il n’y avait pas Internet. Du coup, la télé et la presse se partageaient plus frontalement l’hégémonie du « quoi penser ». Finalement, c’était peut-être plus simple et moins pervers. Mais ça n’a pas été moins douloureux pour certaines de nos agitatrices.

 

 

 

C’est le second paramètre qui vient ternir la fête de cette première convention, et qui va petit à petit faire prendre un tournant radical au courant riot grrrl. Pendant que nos amies se délectent des concerts dont elles seules ont le secret, crient à hue et à dia, s’échangent des zines, et débattent très sérieusement de questions féministes et de l’avenir de la révolution, des journalistes s’infiltrent dans l’événement et jusque dans les groupes de discussion, sans rien dire à personne, bien entendu. Jusqu’ici, les jeunes femmes étaient restées relativement maîtresses de la couverture médiatique : il y avait eu le tour de passe-passe d’Hanna, pour L.A. Weekly, et quelques articles sur Bikini Kill et Bratmobile dans la presse musicale mainstream et indépendante (une anicroche entre Bikini Kill et Spin avait cependant déjà auguré de la suite des événements, à l’époque les journaleux n’avaient pas plus que maintenant l’habitude qu’on ne les caresse pas dans le sens du poil dans leur mainmise). Quelques articles sur les grrrl zines dans Sassy étaient également sortis, un magazine plutôt acquis à la cause riot et dont les billets avaient globalement joué en la faveur des grrrls, en publicisant leurs productions culturelles et en contribuant sans nul doute à étendre le réseau de communications entre zinestresses. Ces dernières s’étant par la suite fort bien employées à répondre également de manière extensive à leur courrier, et à en profiter pour intimer à leurs correspondantes de ne pas seulement lire leurs zines, mais de se lancer elles-mêmes dans la création et l’écriture. Une tactique qui avait fort bien fonctionné.

Figure 10. Kathleen HANNA, couverture de Bikini Kill #1, publication collective (Kathleen HANNA, Kathi WILCOX et Tobi VAIL), 1990. Image reproduite avec l’aimable autorisation de Kathleen Hanna.

Les choses changent avec cette convention, qui constitue le premier rendez-vous que sont en mesure d’identifier comme tel quelques VRP de l’entreprenariat culturel. Ils avaient bien compris qu’il existait des liens entre la culture riot et Nirvana, fallait pas non plus avoir fait Polytechnique, et c’était la piste idéale à remonter pour les sous-sous. Mais, jusqu’ici, le réseau était resté trop insaisissable et avait organisé des rendez-vous trop impromptus et réduits en taille pour que les laquais de l’ogre corporate se mobilisent en temps utile. Si la convention est donc le moment pour les grrrls de mesurer qu’elles sont une réelle force et que leur entreprise est à la hauteur de leurs espoirs les plus fous, c’est aussi le moment où elles vont commencer à devoir se colleter avec les forces qui figurent au nombre de celles qu’elles honnissent le plus : les médias, l’un des étais les plus redoutablement fourbes du monde mainstream tel qu’il va. Oui, parce qu’il suffit qu’il y ait un con qui vesse quelques lignes nauséabondes sur un sujet pour que toute la clique rédigeuse se rue dans son sillage malodorant, c’est connu.

Et ça va durer des mois, voire des années, l’histoire. Des articles réducteurs au mieux, condescendants au milieu de l’échelle de Reuters, tandis qu’au plus bas ce sont des articles venimeux et sexistes, qui ridiculisent volontiers durement l’effort de guerre des filles soldates. Quelques années plus tard, Corin Tucker expliquera : « Le monde extérieur a réagi si intensément qu’il a fallu qu’on se ligue. Tout d’un coup, des reporters de Newsweek engageaient des femmes pour venir à nos concerts, qui ne nous disaient pas qu’elles étaient journalistes, qui disaient qu’elles étaient des fans, et que tout ça était si important pour elles, elles achetaient nos fanzines, qui étaient très intimes. La presse vis-à-vis des riot grrrls a été extrêmement sexiste et ciblée. En prenant ces jeunes femmes et en les faisant passer pour des écervelées. Que c’était juste une mode, que les gens faisaient ça pour attirer l’attention. Alors que dans la musique et dans les mots on parlait de choses fondées : de viol et d’abus sexuel, de problèmes auxquels les jeunes femmes font face, auxquels nous faisons facenote. » Forcément, on remet tout le monde à sa place, allez fillette, retourne jouer avec tes copines moches et poilues, on va même pas aborder le problème de ta musique parce que bon, hein, encore moins de tes fanzines, ou alors si on en parle, on s’assurera bien de te faire passer pour une quiche et de ne surtout pas dire que t’as lu tout ce qu’il fallait. Quant à ton mal-être, secoue-toi un peu nom d’une pipe, fais de la gym ou un truc comme ça, là tu es ridicule. Bon, je caricature (un tout petit peu), mais vous voyez l’idée. Et tout ça peut passer par des choses anodines qui se cumulent et qui finissent par vraiment agacer, tenez par exemple. À chaque fois qu’il y a un docu sur les musiciennes punk en France (franchement, Arte, merde, au nom de l’amitié entre les peuples, faites un effort !), on parle de punkettes. Punkettes ? Mais… Punkasses à la limite, je préférerais, mais punkettes, bon sang… Ha, le diminutif, pouvez pas vous en empêcher, hein ? Je voudrais vraiment pas passer pour l’aigrie de service, mais voilà, c’est un peu comme quand t’arrives en fin de journée, que t’es tombé dans l’ascenseur à 8 h 34 sur ton voisin qui a voté pour mettre une huitième grille et un quatrième digicode entre le porche et la porte d’entrée et que t’as dû discuter, que le métro est en panne et que c’est le moment que choisit je ne sais qui ou quoi pour envoyer la pluie, que t’arrive au boulot à 11 h 48 et que tu renverses le café sur l’ordi, que tu croises un collègue qui ne connaît même pas ton prénom mais qui te raconte quand même ses problèmes d’assurance et son week-end chez sa belle-mère, que tu rentres en métro et qu’il y a le ou la tarée de service qui fait son show lambda dans ta rame, qu’il est 18 h 56 et que tu te fais griller par une vieille (qui va probablement t’enterrer) à la queue au supermarché. Forcément, si y a un vélo qui te sonne parce que tu as un demi-orteil sur la piste cyclable, ça risque de tourner au drame. Bé « punkette » ou « à poil », c’est un peu pareil, mais à l’échelle d’une vie. Il paraît qu’on a tous un nombre prédéterminé de battements de cœur. Je pense qu’on a toutes un nombre prédéterminé d’« à poil » avant que la crise de nerfs ne devienne définitivement automatique. Et je vous jure, je suis plutôt sympa en vrai. Mes voisins grillageurs devant l’éternel m’aiment bien en tout cas (pour la plupart), c’est un signe.

Pour en revenir au cœur de l’action. Cette disqualification systématique de leurs faits et gestes va finir par sérieusement taper sur le système des riot grrrls au bout de quelques mois. Mais plus grave encore : les figures les plus visibles du courant sont encore davantage directement mises à mal. Interviews tronquées ou sorties de leur contexte, photos volées ou publiées sans autorisation, propos mensongers et diffamatoires, raccourcis grossiers, les membres des trois groupes les plus en vue ont droit à tout, et commencent à sentir que la situation leur file entre les doigts. Bikini Kill est rapidement érigé en tête de file du courant malgré les idéaux égalitaires et d’horizontalité que n’a de cesse de promouvoir le groupe. Par voie de conséquence, c’est peut-être le groupe qui souffrira le plus de cette couverture médiatique assez inattendue et inappropriée. Et d’autant plus que, dès le départ, le groupe n’a la plupart du temps pas souhaité répondre par la positive lorsque des magazines mainstream les demandaient en interview : les réactions des journalistes ont généralement été proportionnellement acerbes.

En 1994, Tobi Vail rédigera un texte qui sera inclus dans la jaquette de The CD Version of the First Two Records qui expliquera : « On a beaucoup écrit sur nous dans des gros magazines qui ne nous ont jamais parlé ni ne sont venus voir nos concerts. Ils écrivent à notre sujet avec autorité, comme s’ils comprenaient mieux que nous nos propres idées, tactiques et portée. […] On nous demande souvent pourquoi on n’accorde pas beaucoup d’interviews si l’on s’inquiète tant d’être mal représentés. Pour nous, c’est évident, et c’est surtout fondé sur notre expérience. C’est une règle : nous n’accordons pas d’interviews aux journaux ou magazines mainstream. Dans les quelques cas où on l’a fait, on s’est fait baiser : la manière dont étaient utilisés nos propos allait dans le sens d’idées qui n’étaient pas les nôtres. Les citations étaient hors contexte, on avait l’air de débiner d’autres femmes musiciennes alors que ce n’était pas notre intention, et dans les pires des scénarios notre confiance était complètement violée : des choses sur lesquelles nous avions demandé individuellement à des journalistes qu’ils ne s’y attardent pas (histoires d’abus, lieux où nous travaillions, avions travaillé, etc.) finissaient par devenir le propos central de l’article. » Pourtant, poursuit Vail, ce refus de coopérer n’a rien arrangé : « Ce qui est encore plus frustrant, c’est que des gens qui devraient nous connaître mieux, d’autres punks par exemple, sont persuadés que les prises de position [des médias] sont fondées sur la réalité et non sur des conjectures, et la plupart du temps sur les mauvaises intentions du journaliste/magazine (quand tu refuses d’accorder des interviews, les gens se sentent insultés et ne manquent pas de se mettre en quatre pour user de leur influence pour te détruire minutieusement – généralement, ça en vient jusqu’à répandre délibérément des mensonges ou dire des choses super-naïves et sexistes pour essayer de provoquer une réponse de ta part). […] On veut être un groupe underground, on ne veut pas être dans Newsweek Magazinenote. »

Au fil des mois, les effets indésirables de la couverture médiatique incitent Bikini Kill à peu à peu se désengager du courant riot grrrl, et ce pour plusieurs raisons. Kathleen Hanna, la personne la plus logiquement exposée du groupe le plus exposé, souffre tout particulièrement de la calomnie et de l’animosité des journalistes, deux maux qui se cumulent à un autre : une partie des grrrls, à force que leur travail soit obscurci et passé sous silence, finit par tenir rigueur à Hanna elle-même de cette surexposition médiatique. Plusieurs années plus tard, Hanna expliquait : « Après la convention riot grrrl, je me suis d’une certaine façon distancée du groupe. […] Après la convention, les médias sont devenus fous. Il y a eu cet énorme article dans USA Today puis tout le monde a suivi, de Newsweek à Cosmo. En tant que prétendue leadeuse de mon groupe Bikini Kill, en tant que membre originel du groupe, j’ai été facilement faussement identifiée comme la Reine Riot Grrrl. Mes pairs, qui savaient que le courant RG était plus qu’une combine tramée dans mon seul cerveau, ont été frustrées à juste titre de voir que les médias me dépeignaient comme la meneuse. Malheureusement, cette frustration s’est souvent dirigée contre moi – malgré le fait que je souffrais aussi de cette attention. […] Pendant ce temps, article après article, j’étais diabolisée et décrite comme strip-teaseuse ayant été abusée sexuellement et détestant les hommes, en mission pour corrompre des cerveaux adolescents. Cela m’a dévastée. Et cela m’a dépossédée de l’anonymat dont j’avais besoin pour mon job (ouais, ouais, j’étais stripteaseuse)note. »

Tobi Vail, elle, avait senti le coup venir de loin et s’était déjà distancée du courant plusieurs mois auparavant. Malgré tout, c’est quand même un gros coup dur pour cette si farouche opposante à tout rouage qui entre de près ou de loin dans la mécanique du système. Jigsaw #5 sortira peu après cet affairement médiatique malsain, un moyen pour elle d’expectorer sa colère sur quatre-vingt-douze pages, et de prendre définitivement congé du courant. Je ne l’ai pas lu et pour cause : elle ne le tire alors qu’à dix exemplaires réservés à ses ami-e-s, et expliquera plus tard qu’elle désirait le garder secret pour de bonnes raisons : « Le succès de Nirvana du jour au lendemain a tout changé. J’allais aux concerts à Olympia depuis 1983, et quand le courant riot grrrl s’est élaboré – avant la success story Nirvana –, on pensait encore avec la mentalité années 1980. Il n’y avait pas encore eu les années 1990. On vivait dans une culture underground qui était transformée en marchandise et qui nous était revendue, et c’était désorientant. […] Quand tout a changé, ça m’a semblé naturel de reculer d’un pas. C’était déroutant. J’étais déroutée. Bikini Kill était dérouté et tout d’un coup “riot grrrl” avait une définition créée par les médias et ce n’était pas le son de la révolution parce que les médias étaient sexistes et que tout ce qu’ils voulaient c’était vendre leur merde alors qu’on voulait détruire la société. […] Jigsaw #5 dit genre “fuck you” et “foutez-moi la paix” et “nous n’avons pas besoin de vous” et “on marche avec les kids yeah yeah yeah yeah” pour essayer de se frayer un chemin dans le décalage entre l’idée underground des années 1980 et la merde pop du début des années 1990 en vente au supermarchénote. »

Un malaise qui se généralise au sein des premiers réseaux riot et qui les conduira à déclarer un media blackout généralisé. À partir de 1993, et à de rares exceptions près, les collectifs riot grrrl (qui se sont alors déjà multipliés et qui s’activent désormais dans plusieurs villes américaines) refuseront systématiquement d’adresser la parole aux médias. Au lieu de continuer à dépenser vainement leurs énergies dans un dialogue de sourds qui tourne systématiquement en leur défaveur, les différentes cellules choisissent de se concentrer localement pour faire fructifier les précédents efforts qui, malgré tout ce que peuvent répandre les mythes, sont en train de payer plus que jamais. Je ne minimise pas les souffrances psychologiques occasionnées aux membres des groupes des toutes premières cellules par la déferlante médiatique : elle a été fort dommageable pour beaucoup, impardonnable, ai-je envie de dire. Cela m’aide encore aujourd’hui à détester dans mon bon droit les traînegaines journalistiques rossards qui font avec un sourire de contentement le sale boulot du grand capital en croyant dur comme fer à leur petit pouvoir pourtant si ridicule.

Mais, à une échelle plus large, et en dépit du fait que toutes ces grrrls, pendant les années 1990, ont eu à se fader les définitions péremptoires et ridicules dont on affublait le mouvement, et à contempler d’un œil sidéré mais incrédule des aberrations du type du costume riot grrrl qui se vend pour Halloween (le top, ce sera quand même le « girl power » resservi comme une boîte de raviolis industriels toute froide avec les Spice Girls. Aujourd’hui, avec du recul, c’est à se tordre de rire, quand on y pense. Le système a de l’humour, quand même, on ne peut pas lui enlever ça), il n’en demeure pas moins que le phénomène dans sa globalité bénéficie plus qu’autre chose de cette publicité, et compte désormais dans ses rangs un nombre exponentiellement croissant de nouvelles recrues qui ont flairé l’entourloupe, et qui se sont démenées pour découvrir le fin mot d’une histoire qui, entre les lignes, semblait si prometteuse. Le mouvement riot grrrl, c’est une chasse au trésor à l’époque, et ça va le rester un petit moment encore. Si tu as la chance de trouver un premier indice au moment opportun, fût-ce un mauvais article de journal, il n’y a AUCUN risque que tu abandonnes la quête : tu en avais trop vu l’issue en rêve pendant des années pour lâcher le premier fil de soie que tu tiens dans la main. No fucking way.

A posteriori, l’hétéropatriarcapital a fait une grosse erreur en couvrant autant le phénomène riot grrrl. Grosse erreur, d’avoir underestimé la puissance de nos jeunes cœurs en feu, et grosse erreur d’avoir cru que le grand cercle était, ou était destiné à devenir, circonvolutivement clos sur lui-même ou sur une quelconque notion, sur une quelconque fin et sur de quelconques moyens. Il n’y a pas de grand cercle, d’ailleurs. Il y a un grand quelque chose elliptique informel et algorithmique (algo-rythmique peut-être ?), mais sans finitude, qui se nourrira, jusqu’à ce que finisse le monde, du stade immédiatement ultérieur au précédent pour atteindre le suivant, ad lib. Un quelque chose qui s’augmente sans cesse, en oubliant immédiatement le résultat précédent qui l’a fait s’arrêter un instant sur un palier pour immédiatement viser le suivant grâce à la digestion immédiate des erreurs reconnues comme telles et intégrées de pied en cap au processus. Un quelque chose tout tendu entre le présent et le futur qui se nourrit d’une fonction d’affectation qui n’a pas de limite numéraire, idéelle ou pratique. Qui fait du passé table rase et prend comme seul moteur le présent dans toute sa contingence. Et qui se sert de sa flottaison définitionnelle et idéelle, permanente et généralisée, pour étendre ses limites illimitées.

Sur ce dernier point, les médias ont vraiment bien aidé, en racontant n’importe quoi n’importe comment. À croire qu’ils l’ont fait exprès, ou bien que le Plan était vraiment bien ficelé. « Dans une large mesure, le courant riot grrrl était fondé sur un mensonge. On a dit aux gens que c’était en train d’arriver avant que ça ne commence, et on a regardé tout cela se produire. Le courant riot grrrl en a appelé au boycott des médias presque immédiatement. Donc les comptes rendus mainstream influents étaient bourrés de conjectures condescendantes et de falsifications malveillantes. En fait, c’était une bonne chose. Parce que cela a permis de laisser l’espace nécessaire pour que ceux qui en avaient le plus besoin, les kids, créent la méthodologie. Plutôt que de raconter les faits tels qu’ils sont, j’essaie de raconter des histoires qui vont faire que quelque chose se produiranote », disait, il y a peu, Tobi Vail. Vrai-ifier les choses en les mentant et, dans le cas des médias, illimiter les possibilités en racontant n’importe quoi à tant de gens potentiellement concerné-e-s.

Les médias ont globalement traité la chose comme un phénomène de mode, en croyant au cercle circonscrit au marché. En procédant de la sorte, c’est vrai que l’on s’autorise à passer rapidement à autre chose, c’est le principe de la mode en somme : une couillonne déboule avec un short en jean bleu clair taille haute au dernier vernissage d’art content pour rien, ou un couillon au bureau des Inrocks avec une grosse barbe – un hipster, j’entends, et on en a pour cinq ans maxi (’fin j’espère). Le collectif (!) est visuel, éventuellement il y a un ou deux albums à acheter absolument, de préférence en édition limitée, et qui sonnent mieux s’ils tournent sur une platine vintage. Forcément, ça ne peut pas tenir bien longtemps, l’histoire. Mais là, enfin, on voyait bien que personne n’était habillé pareil, qu’il n’y avait rien à vendre (fin 1992, aucun LP n’était encore sorti, rendez-vous compte) et que le collectif était d’autant plus puissant qu’il reposait sur l’émancipation, la création et l’expression individuelle (1 + 1 + 1 = 12). C’était foutu, les gars, il fallait pas piper mot, bon sang ! Bon, merci en tout cas, c’était bien urbain de votre part. Du coup, un nombre incalculable de grrrls ont pris leurs guitares, leurs baguettes et leurs stylos et se sont mises à écrire leurs chansons, leurs fanzines et leurs manifestes pour venir contrecarrer toutes ces définitions limitatives en ajoutant les leurs propres, c’était parfait, c’était exactement ce qui pouvait arriver de mieux au phénomène.

Figure 11. Auteure inconnue, flyer-manifeste riot grrrl, date inconnue.

C’est à ce moment très précis que je vais commencer à devenir aussi elliptique que le non-cercle de notre organisation secrète. Je vais narrer quelques faits révélateurs, donner deux trois détails éloquents, terminer l’histoire de nos premières cellules qui sont, dans la forme qu’elles prenaient alors, foutues depuis belle lurette, et puis, pour le reste, il faudra chercher tou-te-s seul-e-s, et très probablement, pour cela, je donne quand même un indice : il faudra créer.

On a laissé tout le monde en plan à la convention début août 1992 avec cette histoire de médias. Mais que se passe-t-il ensuite, comme disait l’autre ? Figurez-vous que précisément à ce moment-là Bratmobile profite que les trois membres soient toutes réunies dans un endroit fixe pour enregistrer son premier LP à Washington, à l’Embassy, avec l’omniprésent Tim Green des Ulysses, qui commence à bien tâter niveau enregistrement, à force. Ça tombe bien puisque Bratmobile commence à bien tâter niveau composition. Ça donnera Pottymouth, qui sortira en 1993, sur Kill Rock Stars. Où l’on commencera à mieux cerner les Brats : moins frontales que Bikini Kill, on pourrait les décrire comme un groupe qui trouve sa force dans le « en biais », dans l’entre-deux du jeu et de la confrontation, à l’image d’Allison Wolfe quand elle sourit en plissant les yeux, avec son truc inimitable de te donner envie de rire et de pleurer et de te battre, les trois en même temps.

Ça donnera cet album qui résume beaucoup de choses tout en en expérimentant d’autres, cet album qui réussit le pari improbable de combiner le son du travail avec celui de l’amateurisme. Cet album qui n’efface pas le processus malgré le produit d’excellente facture qu’il est. Pour ça, je le trouve assez unique en son genre. Peu ont réussi l’oxymore à ce point, je trouve, en tout cas, ça ne me vient pas, là. C’est l’album DIY parfait, celui qui n’obscurcit pas ses racines et qui tire parti de ses imperfections pour fournir la bande-son de ta vie comme elle vient. Un album bourré jusqu’à la couenne de créativité, tellement que t’as envie de te mettre à l’aquarelle et à la clarinette direct, parce que tout semble possible tellement le monde est plein d’harmonies combinatoires exploitables en éventualités expérimentables. On sent du Buzzcocks (« Stab », franchement ce petit chef-d’œuvre de mélange des genres !), du garage, du girl group presque, du surf, du Pandoras et du Runaways, bien sûr, preuve en est la reprise de « Cherry bomb », qui pourtant n’est plus la chanson qu’elle était, rendue à un minimalisme qu’elle n’avait même pas osé imaginer pour elle-même (oui, les chansons ont une vie propre et un pouvoir décisionnel, sisi).

C’est l’un des albums les plus humains que j’aie entendus. Comment faire quelque chose avec tout ce qu’on prend dans le cornet, le bon comme le mauvais, et comment le faire avec toute cette créativité pour que, malgré tout, tout le monde se reconnaisse et surtout se sente capable. Cet album, c’est les idées riot grrrl dans leur quintessence musicale « toi aussi, chante et joue ! » : il a le talent de te faire croire que tu peux faire aussi bien que lui. Il a digéré la what-the-fuck-ittude des punks femmes (les punkasses) de la fin des années 1970. Il contient la dépouillitude années 1980, qui a bizarrement mené à ce qui a fini par s’appeler le grunge et à se (dé)construire mercantilement dans l’effusion d’effets soniques entourloupants, mais qui avait commencé (fini ?) dans l’austérité Bleachée de deux accords poussés au maximum de leurs possibilités. Et il contient la mélodie indémodable et vieille comme le monde, celle qui nous en a fait faire, des conneries.

Bikini Kill entre aussi en studio quelques mois plus tard, en octobre 1992, côte Ouest pour sa part, pour enregistrer son premier LP avec Stuart Hallerman. Pussy Whipped, comme Pottymouth, sort en 1993 et, comme Pottymouth, ce sera sur Kill Rock Stars. Un album qui confirmera que le groupe est arrivé au sommet de son art, empreint d’urgence, de sincérité et de détermination. Un peu plus élaboré en termes de production sonore (le groupe n’avait jusqu’ici enregistré qu’en live, tous les quatre ensemble, sans jamais, ou quasiment, utiliser d’overdubs), mais toujours très brut, il permet davantage de prendre la mesure des qualités de composition et d’interprétation des quatre membres du groupe. Ça ne fait toujours pas dans la dentelle, cela dit : l’album s’ouvre sur « Blood one », dont les premiers mots annoncent la couleur : « Je ne te dois rien/Rien/Nada/Nunca/Rien/Jamais/Je n’entre pas dans tes mots muets/Le langage est la mémoire qui me sort par la peau/Une mémoire sanglante qui filtre tout/[…] Ton alphabet est écrit avec mon sang/Blablablabla/Je ne comprends pasnote. » Et de continuer sur vingt-cinq minutes, avec douze chansons qui ne te laissent pas reprendre ta respiration et t’abandonnent pantelant-e, à demander pitoyablement ton rappel, ton fix d’éclats de voix pétrifiants tout en étant empouvoirants (encore plus pétrifiants quand c’est Tobi Vail qui s’y colle, ça frise la crise de nerfs, et ça fait limite flipper, j’avoue – je peux pas être tout le temps de mauvaise foi), à réclamer ton shoot de guitare-batterie aigre et puissamment instoppable, et ta dose de basse cardiaque : l’entrée de « Magnet », bon sang, pas besoin de prendre de coke pour frôler l’attaque avec ça. C’est la basse cardiaque, plus le larsen X-files qui te PERSUADE que la vérité est ailleurs, et qu’on t’ouvre là un des deux battants des portes de la perception. Cette chanson marche pour tout : impôts, panne Internet, rupture, nouveau poste, anciens collègues, voisins grillageurs, amante tordue, grève de la SNCF, perte de clés, cassage de bouteille d’huile d’olive sur la moquette : tu mets « Magnet », ça va de suite mieux, surtout si tu dis « fuck » en même temps que les chœurs en levant le poing. Ça dure une minute trente, mais c’est déjà ça de pris #3.

Pendant ce temps, pendant que la première cellule donne tout ce qu’elle peut encore donner avant d’imploser pour faire des petites (oui, c’est comme ça que marche la reproduction dans nos réseaux : dans de rares cas par mythose – les cas les plus intéressants, bien sûr –, mais le plus souvent par scissiparité), les collectifs ont déjà commencé à se multiplier à travers le pays : toutes celles qui ont regagné leurs pénates après la convention sont revenues avec de bonnes idées, de fermes intentions, un carnet d’adresses postales et un balluchon plein de fanzines. Impossible de dire combien il y en a à cette époque, mais un an plus tard, courant 1993, Riot Grrrl Press établira une liste énumérant une vingtaine de « riot grrrl chapters » (bien réels ce coup-ci) actifs aux États-Unis ainsi qu’à Vancouver. Des collectifs qu’ont rejoints celles qui ont su lire entre les lignes des journaux mainstream, et qui n’ont pas tardé à chercher et découvrir le pot aux roses. Mais je sens que la question vous brûle les lèvres : qu’est-ce donc que Riot Grrrl Press ? Tout simplement l’une des preuves que la bête aux mille têtes croît inexorablement.

À l’origine une idée d’Allison Wolfe et Kathleen Hanna, qui, bien occupées qu’elles sont, laisseront à d’autres le soin de mener à bien le projet, Riot Grrrl Press est un système de diffusion des grrrl zines, mis en place début 1993 par May Summer et Erika Reinstein, qui ont traîné leurs galoches à DC et roulé leur bosse dans le collectif riot grrrl local. L’idée est aussi simple que géniale : il s’agit de « centraliser » la distribution des zines, afin de les rendre davantage accessibles à l’échelle nationale. D’autres motivations sous-tendent en outre le projet : en ces temps de battage médiatique, c’est non seulement une manière de stimuler et de diffuser des autoreprésentations aussi diverses que nombreuses, pour contrecarrer les discours médiatico-capitalistes provenant d’outsiders, mais aussi de consolider ces réseaux souterrains qui manquent encore de connectivité entre eux. Enfin, c’est une solution d’archivage DIY, un biais par lequel réunir et sauvegarder une production culturelle foisonnante qui court à toute allure le risque de tomber dans l’oubli.

En vue d’établir un catalogue de grrrl zines disponibles à la commande, Summer et Reinstein font parvenir à toutes les zinestresses qu’elles connaissent un flyer explicitant leur démarche, la marche à suivre, et les raisons pour lesquelles leur entreprise est importante. À leur tour, nombre de ces zinestresses vont relayer l’appel en le publiant dans leurs propres zines. En quelques mois, Summer et Reinstein établissent un catalogue référençant une centaine de grrrl zines, dont les auteures ont fait parvenir une copie originale non agrafée, et que Riot Grrrl Press pourra dupliquer à la demande en échange d’un timbre (et parfois de quelques dollars). Le succès du catalogue ne se fait pas attendre, et on peut probablement supposer que Riot Grrrl Press a joué un rôle significatif dans la véritable explosion des grrrl zines au cours de ces années-là.

Car les zines aussi se reproduisent par scissiparité métaphorique : il suffit d’en tenir un dans les mains pour sentir en soi germer l’envie d’en créer un nouveau sien propre. Et ils sont en sus un excellent moyen de réseauter : ils donneront lieu à des milliers de relations épistolaires suivies, à autant d’amitiés naissantes, ainsi qu’à d’innombrables collaborations. D’ailleurs, c’est clairement l’un des objectifs de Riot Grrrl Press, dont chacun des envois est assorti d’une petite note qui indique : « Je veux encourager les gens à non pas seulement commander des zines comme s’ils étaient n’importe quelle marchandise, mais à écrire à tou-te-s celle-ux dont les zines vous inspirent ou qui vous inclinent à la critique. Ça me contrarierait vraiment que cela tourne à la commodification des girl zines, genre si tu as du cash tu peux avoir accès à ce que tu veuxnote. » La multiplication, à la suite de Riot Grrrl Press, d’autres réseaux du même type (G.E.R.L.L., Riot Grrrl Press Canada) au cours des mois et années qui suivent viendra témoigner de la vitalité incroyable de cette production littéraire féministe underground. En même temps qu’elle infirmera les thèses médiatiques selon lesquelles le courant riot grrrl est mort dans l’œuf.

Figure 12. Johanna FATEMAN, extrait de Artaud Mania, The Diary of a Fan, 1 997. Image reproduite avec l’aimable autorisation de Johanna Fateman.

Une palanquée de zines, donc, des dizaines de milliers de lettres avec des cœurs et des étoiles dessus, un mail art hallucinant, des formations musicales qui éclosent dans tous les sens, des conventions riot grrrl qui se régularisent, une vingtaine de collectifs répertoriés. Bon, ça, c’est pour les États-Unis. Comment ça, c’est pour les États-Unis ? Haha ! Hé oui, figurez-vous que, en 1993, il existe aussi une dizaine de collectifs britanniques. La division cellulaire fait fi des océans, et tout ça toujours sans Internet messieurs dames. Mais comment se fait-ce alors ? En partie grâce au Malcom McLaren des nineties, Monsieur True, Everett de son faux prénom. True est un journaleux britannique qui s’acoquine depuis un certain temps avec la scène olympienne que nous connaissons désormais bien, et qui fait des allers-retours réguliers entre l’Angleterre et les États-Unis. Proche de Nirvana (savez, c’est lui qui pousse le fauteuil roulant sur lequel est installé Cobain à Reading en 1992), de Calvin Johnson et consorts, il ramène de chacun de ses voyages outre-Atlantique tout ce qui se fait de mieux là-bas, en emmenant aussi là-bas tout ce qui se fait de mieux ici.

C’est comme ça que Huggy Bear finit par tomber sur Bikini Kill courant 1992, et que Bikini Kill finit par tomber sur Huggy Bear courant 1992. Huggy Bear, c’est la quatrième roue des formations musicales associées au courant riot grrrl stricto sensu (lire « aux toutes premières cellules riot grrrl ») : trois filles et deux garçons qui, depuis 1991, élaborent une musique punk complexe et quelquefois expérimentale, dotée d’une bonne grosse charge anticapitaliste et féministe. Vous imaginez bien qu’ils sont plus que ravi-e-s de découvrir qu’aux États-Unis c’est un mouvement tout entier porteur des mêmes convictions qui est en train de se constituer. Huggy Bear engage une correspondance avec l’aministresse des lettres minuscules capitales et des écrits qui restent, Tobi Vail (oui, j’ai décidé qu’elle cumulait les non-mandats), qui les éclaire et les informe au fur et à mesure des avancées de l’armée des filles soldates là-bas. Il n’en faudra pas plus pour que Huggy Bear s’engage illico. Dans le cadre de ses rares collaborations avec les médias (avant que les Bears s’abstiennent eux aussi de se montrer coopératifs), courant 1992, le groupe s’engage dans la propagande : la chanteuse-guitariste est photographiée avec un tatouage « riot grrrl » au marqueur sur les phalanges. Les Huggy Bear indiquent par ailleurs régulièrement que le groupe n’est que la partie émergée de leurs activités politiques, et que leur démarche s’inscrit dans le cadre d’un courant radical mondialement ramifié.

Alors là, imaginez les médias anglais ! Parce qu’avec eux c’est encore un level au-dessus quand même. C’est Détective Magazine tout le temps, même pour l’augmentation du prix de la pomme au kilo. Du coup, les Huggy Bear font quasi immédiatement le buzz, et ce malgré le fait qu’ils n’aient même pas encore enregistré d’EP. Au milieu de tous ces journalistes, explique Sara Marcus, il y en a une tout acquise à la cause des grrrls, Sally Margaret Joy, qui travaille à l’influent Melody Maker, et qui va se démener pour donner bonne presse au courant et pour lui faire prendre de l’ampleur. C’est aussi elle qui organise la première réunion riot grrrl non mixte britannique, une réunion qui va devenir régulière, et qui va faire des petites un peu partout en Angleterre et en Écosse, vous connaissez un peu l’histoire maintenant. Le tour est joué. Formations musicales, fanzines, collectifs, émissions radio, soirées, tracts, actions, en quelques mois le phénomène se répand comme une traînée de poudre. L’une de ces grrrls, Karren Ablaze, qui est aussi l’auteure du fanzine Ablaze !, dressera une carte riot grrrl du Royaume-Uni début 1993 : elle y recense, entre autres, dix collectifs donc, et une trentaine de fanzinesnote. Ailleurs, elle dénombre pas moins de quarante-sept groupes riotnote.

Tout cela tombe très bien, puisque c’est le moment que Bikini Kill choisit pour faire une tournée conjointe avec Huggy Bear sur le terrain de ces derniers. Un terrain qu’ils avaient préparé comme il se doit, en faisant une apparition remarquée lors d’une émission télé très suivie quelques semaines auparavant, à l’occasion de la sortie de leur single « Her jazz », une petite bombe sonique ultra-punk qui ne mâche pas ses mots : « Ennui, rage, intention féroce/C’est le son de la révolution/Prise de conscience post-tension/C’est en train d’arriver sans votre permission/L’arrivée d’une nouvelle hyper-nation renégate girl/boy/Ça me plaît comme ça/une vision girl du futur yeah/C’est le son de la révélation/C’est le son de la révolution/Son de fille/Son son à elle/Son jazz à elle annonce notre heure maintenantnote ! »

Il y a beaucoup de choses dans Huggy Bear, beaucoup de choses mais mélangées comme il faut : il y a de l’européanité, ça se sent, il n’y a pas cette sorte de décontraction décomplexée très américaine face à la création. Huggy Bear est cérébral, on palpe presque les méandres des cerveaux au creux des lignes de guitare et de chant. Pas la même cérébralité que Go Team, dont la musique plonge dans les intériorités de ses organes humains compositionnels. Ici, c’est une cérébralité du Vieux Monde, du genre : « Compte tenu du fait qu’il y a eu William au XVIe, D. Hume au XVIIIe, T. Hume au XVIIe (qui a dit que l’ordre était important ?), Lewis Carroll au XIXe et les Slits au XXe, sans compter les Grecs, les Français, les Allemands, les Espagnols, etc., comment pouvons-nous aborder rock’n’rollesquement cette dernière décennie de deuxième millénaire (selon notre décompte) à travers le prisme démultiplié de tout ce qui nous a précédés, et celui diffractionnant de tout ce qui nous attend ? Nous avons quatre heures, et avons besoin d’un plan en trois parties, thèse antithèse synthèse. » Bon, vous voyez l’idée. C’est vrai que « nous » les « Européens », quand même, à part quelques génies du type Patrick Sébastien qui fait tourner ses serviettes comme il l’entend et sans se soucier de Jan Pol Sartre, on est quand même globalement bien enclumés niveau créativité depuis quarante ans. Mais bref, pour en revenir à Huggy Bear, on sent du Slits en même temps que du Guy Debord, on sent du Delmonas (qui deviendra bientôt Thee Headcotees) mixé avec du Nation of Ulysses, on sent un poil de Sonic Youth même, je trouve, et on sent aussi de l’anticipation sur des pratiques qui vont se généraliser très bientôt sur les pistes audio : des samples bizarres un peu partout ou des voix à travers le combiné téléphonique par exemple.

Shkapeummmmm, Bikini Kill et Huggy Bear en tournée britannique début 1993, donc. À mon avis, ça a dû ressembler à une resucée (en mieux, bien sûr) de la tournée Clash/Sex Pistols de 1976, celle où même les autorités municipales attendaient les groupes au comité d’accueil. Peut-être ai-je lu quelque part qu’un ou deux concerts avaient été annulés, je ne sais plus, peut-être l’ai-je seulement rêvé, parce que j’ai imaginé que les réactions ont dû être aussi intenses qu’en 1976, pour des raisons différentes. Impossible de trouver un témoignage de Huggy Bear sur le sujet. En revanche, certains membres de Bikini Kill racontent que cela a peut-être été l’une des tournées les plus violentes que le groupe ait menées. Ou des plus intenses, sans doute que le mot colle davantage à la réalité. Entre adhésion totale et agressions frontales.

« Girls to the front » (« Les filles devant ») prend à cette occasion tout son sens, et c’est un flyer, rédigé (apparemment par Jo Johnson des Bears) à la suite d’incidents survenus dès les premiers concerts de la tournée, qui l’explique et qui sera dès lors distribué à toutes les dates suivantes : « Pourquoi ??? Parce que je suis une artiste femme et que j’ai été agressée verbalement/physiquement pendant que j’étais sur scène et que pour moi, c’est vraiment flippant quand ce sont des hommes qui occupent les premiers rangs. […] Ce n’est pas cool ou “punk rock” d’aucune manière que des gars se fracassent contre nous ou se frottent à nous pendant qu’on essaie de regarder un concert. Tu vois ? J’en ai marre d’aller à des concerts où je ne me sens pas du tout la bienvenue et où je suis bannie au fond parce que je suis écœurée par le pogo ou par le harcèlement. CE N’EST PAS SUBVERSIF DE TE COMPORTER COMME TON ONCLE. Et aussi, j’ai vraiment envie de voir des visages de femmes quand je joue. Je veux qu’ELLE sache qu’elle est incluse dans ce show, que ce que nous faisons, c’est pour qu’elle le CRITIQUE/EN RIE/S’EN INSPIRE/LE DÉTESTE/N’IMPORTE. Son opinion est plus importante pour moi que celle d’un type de Melody Makernote. »

Figure 13. Billy KARREN, recto du flyer pour la tournée britannique de Bikini Kill, 1993. Image reproduite avec l’aimable autorisation de Billy Karren.

Les groupes feront quinze dates au cours de cette tournée mouvementée, dont on peut avoir un aperçu grâce au film de Lucy Thanenote, qui les a suivi-e-s pour l’occasion. Certes, les algarades seront nombreuses et parfois dommageables (notamment pour Jo Johnson, violemment frappée par un pogoteur mécontent de la politique des groupes). À plusieurs reprises, les groupes devront interrompre leurs sets pour faire respecter les principes qui ont pourtant été énoncés. Mais l’attitude et l’engouement des soldates anglaises seront largement à la hauteur pour faire pencher la balance du bon côté. Et même Melody Maker en conviendra, comme l’expliquent Andersen et Jenkins, relatant l’un de ces concerts particulièrement violents, lors duquel les Huggy Bear avait été contraint-e-s d’écourter leur set : « Quand Bikini Kill est entré sur scène, Hanna a annoncé que le groupe ne jouerait pas à moins que les hommes ne se retirent au fond et permettent aux femmes et aux filles de venir devant. Son annonce fut accueillie sous les huées. Elle croisa ses bras et attendit, tandis que les autres musiciens étaient assis par terre en coulisse. » Ils poursuivent en citant le compte rendu du concert publié par Melody Maker : « Soudain, deux filles se mettent à scander “Rebel girl, rebel girl, rebel girl you are the queen of my world !” Et trente, peut-être quarante voix relayent le cri. Et c’est bruyant, et c’est plein d’espoir, et ça dit fuck aux loups de la meilleure des façons. Le croirez-vous, les hommes commencent à chanter aussi. Je vois des gens qui se mettent à pleurer. C’est un immense soulagement par rapport à la violence et la tension. Le groupe entre, se branche et jouenote. » Diantre, qu’est-ce que j’aurais aimé y être ! J’aurais probablement passé le reste de la soirée à chialer, mais bon, ça vous change une vie un truc pareil.

Avant de repartir, les Bikini Kill en profitent pour faire de la promo pour Riot Grrrl Press, dont le catalogue s’élargira consécutivement de références de zines internationaux, mais aussi pour enregistrer une Peel Session, enfin pour rencontrer deux de leurs idoles, Ana Da Silva et Gina Birch, des Raincoats, et échanger avec elles stratégies et vécus. Pourquoi je le dis ? C’est vrai, finalement, on n’en a pas grand-chose à faire… Mais bien sûr que si (vous saviez que j’allais répondre ça, hein ?). Parce que c’est l’un des nombreux exemples, et là on en a la preuve avec le film de Thane, que l’une des forces de ce courant a été l’incroyable solidarité dont ont fait montre les grrrls entre elles, et notamment les musiciennes. Les médias ont toujours raconté le contraire, mais l’histoire des riot grrrls est aussi une histoire de soutien mutuel à toute épreuve, de « girl love » contre vents et marées, et intergénérationnel, en plus, Madame. Non seulement les premières cellules riot grrrl ont constamment travaillé main dans la main (malgré ce qui s’est colporté) avec beaucoup d’autres formations musicales féminines contemporaines, qui n’étaient pourtant pas affiliées à la tendance, de Tribe 8 à L7, en passant par Lunachicks, Babes in Toyland, 7 Year Bitch et bien d’autres (bon, c’est vrai que Hole est une exception, confer ce qui sera dit dans la chanson « Rockstar », mais faudrait pas retenir uniquement le train qui a du retard, comme on dit). Mais elles ont aussi bénéficié de la musique, de l’expérience et des conseils de musiciennes plus âgées, qui ont mesuré le caractère crucial de la démarche des grrrls, comme les Raincoats ou comme Jean Smith. Elles ont été très souvent promues par de grandes figures du rock indé de l’époque, comme Kim Gordon, qui a beaucoup œuvré pour les faire connaître et les réhabiliter quand tout le monde les débinait. Elles ont collaboré avec l’une des saintes patronnes du rock’n’roll, Joan Jett, qui a produit et joué et chanté sur un EP de Bikini Kill juste après la tournée anglaise (j’en dirai un mot tout à l’heure).

Et les riot grrrls l’ont bien rendu à leurs aînées : constamment, elles se sont employées à ressortir du tiroir des groupes qui, début 1990, étaient méconnus de beaucoup de monde. Il n’y avait pas YouTube à l’époque et, en l’absence d’un excellent magasin de disques dans ta ville ou d’une grande sœur incollable, tu pouvais toujours courir pour connaître l’existence de X-Ray Spex, des Slits, de Siouxsie, des Pandoras, de X, de Kleenex ou des Raincoats. Grâce à leur visibilité et aux réseaux étendus qu’elles ont réussi à développer, les riot grrrls sont aussi parvenues à faire sortir tous ces noms du bois. Ils ne sont pas sortis tout seuls, ça n’est pas possible, l’archivage, pour neutre qu’il paraisse, est généralement bien trop masculin, de la même manière qu’il est généralement bien trop blanc. Et c’est d’ailleurs l’une des principales intéressées qui l’a dit, Ari Up, la défunte géniale chanteuse des Slits : « C’est douloureux, quand l’histoire oublie ce que l’on a mis en place. Quand le mouvement riot grrrl est apparu au début des années 1990, je me suis rendu compte de l’impact que les Slits avaient eu au fil des années. Les Slits sont devenues une légende grâce à toutes ces filles qui sont arrivées dans les années 1990. J’ai été vraiment fière que la mythologie continue. On est plus grandes que nature aujourd’huinote. »

C’est peut-être l’une des choses les plus passionnantes que j’aie apprises, ou en tout cas dont j’ai pris la mesure, en étudiant les riot grrrls pendant si longtemps. L’histoire est super tricky et JAMAIS stable et indéniable ; le mythe vous pend toujours au nez, vous cache toujours quelque chose pour profiter toujours aux mêmes, et ce via des moyens très anodins et inaperçus au regard de la grande Histoire. L’Histoire se fait avec, mais le plus souvent sans les « petites » histoires, les histoires de « grands hommes » donnent toujours leurs couleurs aux époques, à coups de lois, de guerres, de normes sociétales, esthétiques, à coups de bon goût, de décence. Ça fait bisounours, ce que je dis là, mais je vous promets que l’on n’en prend jamais assez la mesure. L’Histoire avec sa grande hache, encore, toujours. Le DIY, s’il est un outil extraordinairement puissant pour l’individu-e quand il s’applique au domaine créatif, est une arme inconditionnellement radicale pour le collectif si celui-ci s’astreint à la tâche de l’autoarchivage. L’histoire devrait être une histoire de cœur(s) alors qu’elle n’est le plus souvent qu’une frise de dates sanglantes.

Toutes leurs histoires de Cœur, mises sur papier et sur portées, les riot grrrls les ont consignées et préservées, les ont redites, les ont constamment valorisées, en les criant quand c’était nécessaire. Au fil du temps, l’histoire mainstream de la culture populaire a été obligée de les inclure, viteuf, à grands coups de raccourcis, mais elle les a incluses quand même, assez pour que les potentielles nouvelles recrues se penchent avec passion sur la question. Elle les a incluses à travers des émissions télé branchouilles et des articles tapageurs, mais elle les a aussi incluses dans l’histoire du féminisme, ce qui n’était pas nécessairement le cas il y a encore dix ans. Grâce à l’acharnement des premières intéressées et au fait qu’elles croyaient dur comme fer que leurs histoires étaient importantes, et grâce aux initiatives de gens passionné-e-s et concerné-e-s qui ont permis que les choses adviennent, leurs écrits et productions culturelles sont même entrés dans les bibliothèques universitaires les plus prestigieuses des États-Unis, et ça je peux vous dire qu’il n’y a rien de mieux pour la multiplication des cellules.

Pour celles qui nous intéressent ici, de cellules, ça commence à sentir le roussi mi-1993. Bikini Kill rentre au bercail et enregistre immédiatement trois chansons avec Joan Jett, donc. Une nouvelle version de « Rebel girl », et deux nouveaux titres qui TABASSENT. Plus policés par la production, plus gras, plus lourds, mais d’une lourdeur qui souligne plutôt qu’elle n’étouffe (comme dans pas mal de productions grunge) la ligne haute tension percutante qui fait la trame de ces nouvelles compositions. « New radio » annonce la couleur, la bande FM ne sera plus jamais la même, radio phoenix ragazza babyboy maintenant trashera ton skyrock, « Tu peux pas tuer ce qui existe pour salement de vrai/Baisse le son de cette chanson/Monte celui des parasites/Viens bébé, que je t’embrasse comme embrasse un garçon. » Quant à « Demirep », dans la même veine, elle célèbre le fait d’être en vie, un privilège qu’aucun milliard de dollars ne pourra jamais monnayer.

Mais les Kills sont usés. Trop de pressions, trop d’années en première ligne du front de l’armée, trop de risques aussi. Dans la boîte à lettres de Kill Rock Stars, les messages haineux et les menaces de mort (notamment à l’encontre de Kathleen Hanna) s’accumulent et commencent à taper sur le système du groupe. La mort tragique cet été-là de Mia Zapata, la chanteuse du groupe punk de Seattle The Gits, violée et assassinée sauvagement, fait une horrible piqûre de rappel, si besoin était, à toute la scène féminine et féministe du Pacific Northwest : tout en revalidant de la pire manière la nécessité de leurs actions, elle glace aussi le sang des figures les plus exposées de la tendance. Toutes ces menaces ne sont pas du flan : « Non nous ne prenons pas les choses trop au sérieux. Non nous ne sommes pas paranosnote. » Bien qu’il y ait des raisons de le devenir.

Bikini Kill fait donc un break bien mérité, en plus de se distancer définitivement d’avec le mouvement riot grrrl, qui, lui, continue de prendre l’ampleur qui se doit. Cela permettra à Kathleen Hanna de reprendre son souffle en s’installant à Portland dans une maison féministe non mixte avec notamment une certaine Johanna Fateman, à qui l’on doit alors de superbes fanzines (Artaud Mania, par exemple). Kathi Wilcox, Billy Karren et Tobi Vail accompagnés de Molly Neuman repartent quant à eux en tournée américaine sous le nom de Frumpies, avec leurs acolytes de Huggy Bear. Avant tout ça, Bikini Kill s’est assuré d’envoyer ses meilleurs vœux de bonheur à tous les major labels qui leur tournaient autour comme des mouches : de jolies petites cartes postales avec des cœurs dessus, comme celle adressée à Warner : «  Cher Tim , les Bikini Kills ont décidé de rester indépendant-e-s. Merci pour ta considération. Les Kills (Kathi, Kathleen, Tobi + Bill)note. »

Dans le monde merveilleux de l’archive, Bikini Kill reste à partir de ce moment-là très discret. Un groupe presque comme les autres, même si la ferveur des grrrls fans ne se démentira jamais au cours des quatre années d’existence erratique et intermittente qu’il reste au groupe. On ne trouve vraiment pas grand-chose sur ses tournées post-1993, qui ont pourtant été très importantes : trois grosses tournées américaines entre 1994 et 1995, une tournée australienne en 1996, suivie de quelques dates aux États-Unis et d’une tournée de deux mois en Europe pour la sortie du dernier opus du groupe, Reject All American, enfin, une tournée de clôture bisous au revoir en Australie et au Japon. Un dernier opus dont on ne parle jamais parce qu’il sort de la chronologie stricte de ce qui est présenté comme le gros cercle clos sur lui-même, alors que cette chronologie n’est que celle de l’une des petites cellules obliquement elliptiques et quantiquement irréductibles.

Un dernier opus génial. Très abouti, plus mélodique, qui fait un doigt d’honneur définitif à tou-te-s ceux-celles qui ont cru que leurs jugements définitifs parviendraient à sabrer la puissance et la détermination de ces jeunes cœurs en feu. Ça se finit sur « Finale » et sur ces mots : « Feu rouge stop/Feu vert on y va !/ […] On est les filles qui ont mauvaise réputation/On est les filles qui vont te faire payer/On est les filles qui ont mauvaise réputation/On est les filles qui vont avoir leur mot à dire/Il est temps d’y aller/Temps d’y aller/Feu vert on y va ! », suivis d’un petit solo de batterie pas piqué des hannetons que Hanna ponctue en live par une roue assortie d’un grand écart. Peut-être encore davantage anticapitaliste que féministe, Reject All American reflète en bonne part les aventures du groupe au cours des années qui ont précédé : entre hymnes à la désobéissance, comme « Jet ski » ou comme la chanson qui donne son titre à l’album, « Reject all American » (« Enrégimenté/Désigné/Approbation de masse/Surfait/Play-back/Excuses/Play-back/Salutations/Play-back/Hymne ado/Obligation/Si tu travailles dur/Tu réussiras/Un premier rôle au sein de Rien Inc.note »), et constats poétiquement désabusés comme « Distinct complicity », c’est l’album d’un groupe toujours incliné vers l’action, mais qui a aussi pris de la bouteille et qui s’autorise parfois un peu d’amertume devant tant de cynisme. Pour nos quatre croisé-e-s sans religion, il est temps de prendre quelques vacances, sans solde.

Mais, pendant ce temps, où sont passées les Bratmobileuses ? Et Heavens to Betsy ? Je crois bien que les deux groupes refont une tournée ensemble aux États-Unis, mais ça aussi je l’ai peut-être rêvé. Ce qui est sûr, c’est que les Brats s’envolent, elles aussi, pour une tournée britannique, en partie conjointe avec Huggy Bear, peu après Bikini Kill, en juillet 1993. Trois semaines de tournée dont on ne sait quasiment rien, ni sur la réception dont elles bénéficient ou maléficient, ni sur l’état et le moral des troupes. Probablement que comme beaucoup de grrrls des premières cellules, à ce moment-là de la compète avec le grand Pestacle, elles ne sont pas au top de leur forme. Et cela se sent d’ailleurs pour peu qu’on aille lire entre les riffs des chansons qui composent l’EP qu’elles enregistrent dès leur retour en Amérique, The Real Janelle. Le six-titres est un peu plus brouillon que Pottymouth, mais surtout moins fringant, il manque de cette gouaille joyeusement radicale et effrontée qui donnait leurs couleurs si invitantes aux chansons du trio auparavant.

On en sait un peu plus sur les mois qui suivent : Sara Marcus explique que les tensions deviennent de moins en moins gérables entre les membres du groupe (tensions en partie liées à leurs avis divergents en matière de posture à tenir face aux médias) et que l’éloignement géographique parachève de distendre les liens entre les trois amies (courant 1993, en effet, Molly Neuman a déménagé du côté de San Francisco). Bratmobile rendra les armes quelques mois plus tard, en 1994. Lors d’un concert un peu improvisé à New York et alors que le groupe n’a pas répété depuis plusieurs mois, les frictions et la pression accumulées se font tout à coup violemment jour. Le groupe se disloque littéralement sur scène pendant le concert, malgré la tentative de Joan Jett, qui assiste au désastre, de calmer le jeu. Ce sera la fin provisoire de Bratmobile, en direct live. Provisoire, puisque, je m’accorde un accroc dans la chronologie, le groupe, pour le plus grand plaisir de tout le monde, rempilera en 2000 pour quatre nouvelles années en pleine forme, et deux albums de plus, à nouveau vraiment excellents : Ladies, Women and Girls, et Girls Get Busy. Bratmobile s’est augmenté d’un clavier qui ne gâche rien, elles ont parfait leurs compétences en matière de composition et d’interprétation, et nous reviennent, invariablement modestes, avec de véritables bombes tubesques, comme « Gimme brains » ou ma petite favorite, « You’re fired », avec son pont limpidement mélodique et dont les paroles nous assurent du fait que les Brats n’ont rien perdu de leur humour militant.

Mais, pour l’instant, on en est encore à la première moitié des années 1990 et Bratmobile passe un mauvais quart d’heure. Les choses se passent mieux pour Heavens to Betsy. Fin 1993, le duo entre en studio à Seattle pour enregistrer douze chansons avec John Goodmanson. Le subséquent album, Calculated, sortira l’année suivante, sur Kill Rock Stars, bien entendu. Douloureux, hanté, introspectif, puissant, cathartique, lyrique album. Il est à la fois tout à fait à sa place contextuellement, et complètement autonome, singulier. Bien sûr, il est complètement ancré dans son époque riot, dans ce qui s’est joué pendant ces quatre années intenses, dans ce qui s’est dit, avec douleur, colère, passion, espoir et détermination. Il est en plein dans tout ce qui s’est dit dans les chansons, dans les fanzines et dans les réunions probablement. Mais il est aussi à part. Un pied dedans, et un pied dehors, qui prospecte à l’aveuglette vers ce qui pourrait se passer après. Calculated ne ressemble musicalement en rien à ce qui s’est passé autour de lui juste avant. Il est compliqué, comme la chanson du même nom piste 10 ou face B c’est selon, il est torturé. Austèrement minimaliste et trop généreux à la fois, revanchard et perplexe sur son propre compte dans la même seconde. Il est fucked-up et décrit la fucked-uptitude hyperréalistement. La montagne russe de ce dont on ne sait pas si c’est toi-même ou le rêve détraqué de quelqu’un d’autre. Il est cérébral et onirique, en même temps qu’il vient du plus profond du cœur, comme l’annonce visuellement la pochette. Il raisonne tout en étant passionné. Il te fout dans sa simili-moquette en laine de verre tranquillement, et tu ne sais plus si tu dois bouger pour t’en extraire ou ne surtout pas faire un geste et profiter du tumulte. Et il finit de révéler deux musiciennes talentueuses, qui explorent des chemins aventureux.

Heavens to Betsy part en tournée au printemps 1994, après deux ans d’absence sur les routes américaines. Là encore, on ne sait quasi rien sur cette tournée, si ce n’est une donnée de taille : Heavens to Betsy part avec un autre groupe génial, Excuse 17. Un trio olympien, formé par Becca Albee à la guitare et au chant, qui a fait partie du noyau dur de la cellule riot grrrl Olympia dès les premiers temps, de Curtis James Phillips à la batterie (zéro information en vue sur ce jeune homme) et de Carrie Brownstein, fraîchement débarquée à Evergreen, qui officie aussi à la guitare, aux cris, puis au chant. On leur devra deux albums, Excuse 17 (enregistré par Tim Green et sorti sur le label de Donna Dresch, Chainsaw Records) et Such Friends Are Dangerous (enregistré par John Goodmanson et sorti sur Kill Rock Stars), tous deux incendiaires, audacieux et singuliers eux aussi, qui jouent constamment avec la dissonance et les écarts de tons, entre mélopée enfantine et hurlements vibrants. Bien que les affinités soient indéniables entre Excuse 17 et le courant riot grrrl, le groupe sera plutôt assimilé à la tendance queercore (qu’on peut résumer en traduisant le terme par punk transpédégouine), sans doute parce que le label de Donna Dresch y a lui-même été associé.

Figure 14. Corin TUCKER, flyer pour la tournée Heavens to Betsy/Excuse 17, 1994. Image reproduite avec l’aimable autorisation de Corin Tucker et Tracy Sawyer.

Que donnera cette tournée ? Sans nul doute d’excellentes soirées-concerts, vue la qualité des deux cliques investies. Mais elle débouchera aussi sur la collaboration de Corin Tucker et Carrie Brownstein au sein d’un side project, Sleater Kinney, qui deviendra bientôt leur occupation musicale principale. Et si ce nom ne vous dit rien, vous avez bien de la chance, ce sera l’occasion pour vous de découvrir l’une des plus fantastiques formations rock de ces vingt dernières années, complétée en 1996 par la virtuose Janet Weiss à la batterie et à l’origine de huit albums plus réjouissants les uns que les autres, novateurs, extrêmement ouvrés, mais sans jamais d’excès. Deux jeux de guitare, deux voix et deux visions de la composition très dissemblables qui s’entrelacent pourtant à la perfection et que sublime le one-beat fécond d’une batteuse rigoureuse dont le cerveau ultra-créatif ne s’est pas laissé arrêter à la fausse vérité limitative d’un « un deux trois quatre » aussi modulable que la mathématique dans son intégralité. C’est parce que personne n’est cortiqué de la même manière que, avec du travail, de l’espoir et de l’envie, on peut démultiplier le beau, réinventer à l’envi les possibles et défoncer les limites de la vérité qu’on nous assène. Cinq cents souris peuvent faire un paquet de dégâts.

Allez, c’est sans doute le moment idoine pour terminer cette histoire. Non pas le moment où tout le monde est rentré chez soi parce que les tout premiers groupes sont partis vers autre chose, ni parce que les médias ont dit que c’était terminé, mais le moment où les rouages de plusieurs mécaniques 3D, elles-mêmes plurielles et complexes, s’enclenchent les uns dans les autres pour faire naître de nouvelles cellules encore plus complexes, plurielles et nombreuses. L’histoire qui vient de se raconter, ce n’est que celle de la cosmogonie (et encore, elle ne remonte même pas jusqu’aux Titanes punk des années 1970, elle s’en tient aux Olympiennes). Celle qui est déjà assez mythifiée pour que la fixation en caractères d’imprimerie n’entraîne plus rien de dommageable. D’autant moins que rien de tout ça ne s’est sans doute passé comme ça en a l’air quand on raconte les choses, média de masse ou livres bien intentionnés confondus.

Ce qui s’est passé, ça ressemble bien davantage à beaucoup de cœurs qui ont battu et qui battent toujours plus vite et plus fort devant l’immensité qui s’ouvre plus vraie que le réel au détour d’une amitié, de quinze amitiés, au détour d’un fanzine échangé avec des étoiles dans les yeux. Au détour d’une communion de quarante minutes dans une salle de concert, une communion qui ne s’est pas voulue telle, qui n’était pas prévue et n’a jamais rien prétendu, et qui, pour toutes ces non-raisons, a foudroyé les cerveaux et les cœurs en présence pour les emporter vers la tentative d’une vie qui ne s’embarrasserait pas de la causalité et du prétendu nécessaire trajet d’un point A à un point B, des points aussi imaginaires que les petits dessins lettriques qui les figurent. Cette causalité qui n’a de cesse de justifier un système tautologique et opprimant, qui se nourrit de ses démonstrations, de ses lieux communs, de ses évidences, de ses définitions, qui n’ont de sens que si et seulement si on prend le système sur son terrain.

Il n’y a pas de principe de causalité ni de bornage définitionnel inhérents au courant riot grrrl, pas de principe autre que l’élan qui fait se mobiliser pour dépasser le principe de causalité qui a induit TOUTES les saloperies de supériorités. Il n’y a qu’un principe qui ne prétend rien puisqu’il est a-causal et qui ne se définit pas puisqu’il refuse les logiques limitatives. Un principe qui questionne contre un système qui répond, ou cherche à faire répondre les autres, tellement il se terrifie de sa vertigineuse propre supercherie. Pourquoi le courant riot grrrl, initié par une poignée de jeunes femmes qui ne savaient même pas vraiment ce qu’elles étaient en train de mettre en place, est-il si puissant qu’il a bien fallu l’admettre au registre des choses « cool » vingt-cinq ans après ? Tout simplement parce qu’il avait vingt-cinq ans d’avance, et que je vous prie de croire qu’il n’a pas attendu Arte pour continuer d’exister en démultipliant cet avantage sur la « réalité ». Et d’ailleurs, les médias nineties style lui ont rendu un bien grand service en racontant n’importe quoi, et en lui permettant de devenir plus flou et diffus encore qu’il n’aurait pu l’être tout seul.

Autant de définitions que de personnes investies dans ces cellules bigarrées, autant de démultiplications que de crans de rouages qui s’enclenchent. Qui avec le queercore, qui avec les Black Panthers, qui avec les Chicanas punks, qui avec des monitrices d’autodéfense, qui avec les anarchistes, qui avec des gens infiltré-e-s dans les institutions, qui avec les faucheur-se-s volontaires, qui avec les ayurvédiques du futur, qui toute seule dans sa chambre. C’est même pas qu’on vous aura, Mortimer et Donald, c’est qu’on vous a déjà eus : il y a les grrrl zines par milliers, il y a les riot grrrls, mais il y a aussi les Ladyfests, les Southern Girl Conventions, les Homo-A-Gogo, les Girls Rock Camp, les Ladies Rock Camp, les grrrls connectées partout sur la toile virtuelle, le POC Zine Project et le Race Riot Tour, les émissions radio, les ateliers d’échange de savoirs et savoir-faire. Il y a le punk, mais il y a aussi le hip-hop féministe, la scène électroclash et les ovnis comme Le Tigre (eh oui, Kathleen Hanna n’avait bien entendu pas entièrement vidé sa cartouchière, loin de là !). Et encore, je n’énumère là que les cellules les plus visibles et facilement identifiables.

On marche en rangs hologrammiques, dans des cellules qui tournent non seulement les unes avec, et autour, des autres, mais en plus sur elles-mêmes, on est le boson de Higgs, le boson de XX, la particule qui s’est autopostulée et qui se performationnera, le cauchemar de l’hétéropatriarcapital, qui lui confirme que rien n’est plus vrai que les mesures passionnées de nos musiques violentes qui s’insaisissent dans les éthers de nos imaginations imprenables, et se suspendent invisiblement et invinciblement dans son air pollué jusqu’à lui corroder la carotide. Nos cellules 3D ne montrent aux mouchards scrutateurs que la face ondulatoire et labile qui aura immédiatement révolutionné sur elle-même la seconde d’après, tout en s’enclenchant ou en collisionnant avec la cellule 3D d’à côté ou d’en face, et en virevoltant dans une joyeuse colère autour du concept de binarités plates et de vérités incontestées. Nos cellules 3D s’entrechoquent parfois, parce que les non-réalités ne sont pas toutes les mêmes et ne sont définitives que provisoirement ; mais la joute alimente le jeu subversif, elle n’a jamais fait que ça, elle questionne questionne questionne. Nos cellules 3D se répondent entre elles, mais ne répondent jamais au général qui n’est qu’un cas particulier de la configuration de sens dominante.

Il n’y a pas de principe de causalité, mais il y a en revanche un principe de temporalité, qui se déploie au singulier et au pluriel, individuellement et collectivement. Il y a un avant et un après. Un avant individuel de rage improductive et d’accablement, un après individuel de colère espérante, heureuse et transformative. Un avant de mal-être et de remises en cause, un après d’allant et de mises en questions. Rien n’est plus comme avant, après. Il y a l’assurance d’une connivence invisible et d’un mystère organique dionysiaque d’initiées, que même ton boulanger pressent. Et il y a cet après collectif, qui induit d’infimes transformations néanmoins capitales dans une culture populaire surcadenassée. De grandes révolutions et un réformisme confiant en somme. C’est ça que fait le DIY féministe : tout en relevant des têtes trop modestes pour n’avoir pas été coupées avant (voire pendant), il remet toutes les coolitudes sur le tapis et recrée le son de la rév-O-lution, la vraie, celle qui reste patiente.

À cœurs vaillants en feu rien d’impossible. Les révolutions grrrl syle ont été, sont et seront individuelles en même temps que collectives et on se fout pas mal qu’elles soient télévisées ou pas : si elles ne le sont pas, tant mieux, si elles le sont, tant mieux. On perd du temps à tenter de répondre à des questions que seuls les sbires du système nous posent. De toute façon, tout est foutu, et le pire c’est qu’il ne se passera jamais rien, alors allons-y gaiement : rien n’est vrai, tout est permis. Ouvrons nos chakras coronaux, frottons nos troisièmes yeux, plaquons des accords imaginaires sur des « un deux trois quatre » reconfigurés, des points d’interrogation sur des grands ou des petits carreaux, avec nos plumes et nos claviers illimitants qui regorgent de possibilités de langages nouveaux, sensés ou insensés. Créons les espaces lâches en les mentant. Soyons les alchimistes du futur, nous, les champignons concomitants de la prospective. Ludiquons la « réalité » qui mérite quand même bien ça, parce qu’elle est elle-même vachement inventive, avec le sourire aux lèvres, les étincelles dans les mollets et les poitrines, et la colère joyeuse qui se répand sur les manches de nos guitares. Souvenons-nous quotidiennement des potentialités radicales du plaisir et de la créativité.