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Michelle Zancarini-Fournel

« Les luttes et les rêves ». Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours

Zones

Table

INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE - LES SUBALTERNES FACE À L’AUTORITÉ ROYALE (1685-1789)
CHAPITRE 1 - 1685, L’ANNÉE TERRIBLE ET SES SUITES
CHAPITRE 2 - VIES ORDINAIRES : COMPROMIS ET RÉBELLIONS
CHAPITRE 3 - PEUPLE SOCIAL, PEUPLE POLITIQUE (SECOND XVIIIe SIÈCLE)
DEUXIÈME PARTIE - LE PEUPLE POLITIQUE ENTRE RÉVOLUTIONS ET RESTAURATIONS (1789-1830)
CHAPITRE 4 - LA RÉVOLUTION FRANÇAISE (1789-1799)
CHAPITRE 5 - ORDRE ET DÉSORDRES SOUS NAPOLÉON (1800-1815)
CHAPITRE 6 - LE RÉSISTIBLE RETOUR DU PASSÉ (1814-1830)
TROISIÈME PARTIE - ESPOIRS D’UN MONDE NOUVEAU (1830-1871)
CHAPITRE 7 - 1831-1848. À LA CONQUÊTE D’UN MONDE NOUVEAU ?
CHAPITRE 8 - LES ESPOIRS DÉÇUS DU MOMENT 1848
CHAPITRE 9 - LES COMMUNES, LE PEUPLE AU POUVOIR ?
QUATRIÈME PARTIE - CONSCIENCE DE CLASSE, CONSCIENCE DE RACE (1871-1914)
CHAPITRE 10 - PAYSANS, OUVRIERS NOUS SOMMES…
CHAPITRE 11 - EXTENSION DU DOMAINE IMPÉRIAL
CHAPITRE 12 - LA BELLE ÉPOQUE, UNE ÉPOQUE REBELLE
CINQUIÈME PARTIE - ENTRE DEUX GUERRES, UNE EMBELLIE FUGACE (1914-1948)
CHAPITRE 13 - ÊTRE EN GUERRE (1914-1920)
CHAPITRE 14 - DE LA MOSAÏQUE FRANCE AU FRONT POPULAIRE (1920-1938)
CHAPITRE 15 - ANNÉES NOIRES, ANNÉES ROUGES (1939-1948)
SIXIÈME PARTIE - UN AUTRE MONDE EST-IL POSSIBLE ?
CHAPITRE 16 - L’ENVERS DES TRENTE GLORIEUSES
CHAPITRE 17 - LE MOMENT 1968
CHAPITRE 18 - AGIR DANS LA FRANCE NÉOLIBÉRALE ET POSTCOLONIALE (1981-2005)
REMERCIEMENTS
NOTES

INTRODUCTION

J’ai été nourrie par les récits de mes grands-parents et de mes parents autour du poulet frites du dimanche ou de la soupe du soir : récits de travail, récits de militantisme, de résistance à la police ou aux patrons, récits héroïques parfois, devenus convenus car maintes fois répétés. Travaux pratiques d’histoire sociale, ces récits ont forgé mon imaginaire et la volonté d’écrire l’histoire des « gens de peu ». Mon grand-père maternel, anarchosyndicaliste jamais encarté, me racontait les descentes de police dans l’imprimerie à la veille des manifestations du 1er août où, dans « l’entre-deux-guerres », était célébrée la lutte « contre la guerre impérialiste », ou pendant la guerre d’Algérie quand il imprimait encore à soixante-quinze ans les affiches pour la paix. Les tracts des syndicats stéphanois unitaires puis confédérés sont sortis pendant soixante ans de l’imprimerie de mes grands-parents. La police le savait, mais elle avait besoin, en cas d’interdiction de manifester, d’une preuve pour les inculper. Il fallait les prendre sur le fait, trouver les « formes » (c’est-à-dire, dans le vocabulaire de l’imprimerie, les caractères en plomb, assemblés, qui composaient le texte) qui permettaient d’imprimer d’autres tracts en cas de saisie des exemplaires déjà imprimés.

Si souvent répété que je le connaissais par cœur, le récit plus dramatique était celui d’un 30 juillet, l’année étant incertaine, où mon grand-père avait caché les formes sous le matelas de ma grand-mère mourante. Les policiers avaient tout fouillé de fond en comble, l’atelier et la maison, même la chambre conjugale, mais s’étaient arrêtés par décence devant le lit de ma grand-mère, n’osant pas la déplacer vu son état. Elle a survécu cette fois-là et les tracts ont pu arriver clandestinement à leurs destinataires car la maison avait deux sorties qui ne donnaient pas dans la même rue, la porte de l’imprimerie étant surveillée en permanence.

Isidore, mon grand-père paternel, racontait toujours un de ses accidents de mine à la suite d’un coup de grisou, en 1930 ou 1931, où on l’avait recouvert d’un drap blanc et laissé pour mort, alors que, grièvement blessé au bassin et aux jambes (ce qui lui valut de longs mois d’hôpital), il entendait les commentaires. L’extrême-onction qui lui avait été délivrée par un prêtre un peu pressé l’avait définitivement fâché avec l’Église catholique.

Les heures de gloire de mon père avaient sonné à la Libération. Ouvrier qualifié, aîné de sa fratrie, surtout préoccupé pendant la guerre du ravitaillement de ses parents et de ses nombreux frères et sœurs, il appartenait à une milice patriotique qui eut à son actif, en 1944, quelques sabotages ou freinages de la production dans son usine métallurgique qui travaillait pour les Allemands. Lors des grèves de 1947, il avait fait partie du cortège qui, avec un régiment mutiné, précédé par une automitrailleuse, avait marché sur la préfecture de la Loire. Il gardait une nostalgie de la dissolution par le Parti des milices patriotiques et pensait qu’à ce moment historique, la révolution avait été possible mais qu’elle avait été trahie par les intellectuels et les socialistes au pouvoir. Son pire ennemi était le ministre de l’Intérieur d’alors, Jules Moch. En tant que responsable syndical CGT, mon père a, entre 1948 et 1953, été renvoyé de toutes les entreprises au bout de quelques jours ou de quelques mois pour les plus petites boîtes, et j’ai le vague souvenir de fins de mois difficiles qui se ressentaient dans notre assiette. Il dut se résigner, après des mois de chômage, à se réorienter et à quitter l’usine qui semblait pourtant avoir été son arbre de vie.

Ma mère, valeureuse institutrice ayant interrompu des études de lettres classiques à cause de la guerre et de la nécessité de travailler suite au tarissement des commandes de l’imprimerie alimentée par le Parti alors dissous et les syndicats exsangues, était à la Libération responsable de l’Union des jeunes filles de France ; elle dut, après son mariage, laisser tomber tout militantisme par volonté maritale, ce qu’elle regrettait et qui contribua très tôt à ma conscience féministe. Héritière d’un apprentissage scolaire dont elle avait gardé une écriture soignée et une orthographe exemplaire, pourtant interrompu à douze ans après son certificat pour s’embaucher jusqu’à son mariage dans une usine textile, Henriette, ma grand-mère paternelle, avait une connaissance intime de l’œuvre de Victor Hugo, qu’elle nous traduisait à sa façon, en leçon de solidarité avec les plus pauvres ; les récits hugoliens revisités furent mes contes de fées. Pétrie d’une stricte morale athée, ma grand-mère maternelle était une taiseuse, mais ses yeux bleus d’acier nous indiquaient fermement le chemin dont nous ne devions pas dévier. Son flan inimitable, concocté amoureusement une fois par semaine pour ses petites-filles, apportait un peu de douceur à sa rigueur morale.

Munie de ce viatique – sans aucun doute partiel et enjolivé par la mémoire – et ayant pris des chemins de traverse dans ma jeunesse contestataire, j’ai fait de l’histoire ma profession et des hommes et des femmes des classes populaires, aux parcours plus variés qu’il n’y paraît dans l’idéologie, mes sujets de recherche. Ce livre leur est dédié.

*

QUELLE HISTOIRE POPULAIRE ?

Au XXe siècle, s’appuyant sur sa connaissance de la paysannerie méridionale et sarde, le penseur et militant communiste Antonio Gramsci définit le peuple comme « l’ensemble des classes subalternes et instrumentales de toutes les formes de société qui ont existé jusqu’à maintenant1 ». La définition associe ici domination politique (« les classes subalternes ») et domination sociale (les classes « instrumentales », ce qui signifie classes salariées).

L’historien britannique Edward P. Thompson a quant à lui insisté sur la nécessité de faire une « histoire par en bas » : cette manière-là d’écrire l’histoire se conçoit comme un « travail de sauvetage de ce qui aurait pu se passer ; un travail de rachat d’autres systèmes de significations qui, ayant perdu leur bataille pour la légitimité, ont été “oubliés” […], un travail sur la mémoire et sur le pouvoir, sur tout ce que nous avons oublié ou qu’on nous a fait oublier2. »

J’ai tenté d’écrire ici une histoire populaire des dominé.e.s, une histoire située des subalternes, qui s’appuie autant que possible sur leur expérience, telle que l’on peut la reconstituer, tout en étant attentive aux cadres sociaux, c’est-à-dire aux contraintes qui ont pesé sur elles et eux3. C’est l’histoire des multiples vécus d’hommes et de femmes, celle de leurs accommodements au quotidien et, parfois, ouvertes ou cachées, de leurs résistances à l’ordre établi et aux pouvoirs dominants, l’histoire de « [leurs] luttes et de [leurs] rêves » (formule empruntée au titre du Livre III des Contemplations de Victor Hugo, dont le recueil fut publié le 23 avril 18564).

Le récit commence en 1685, date de l’adoption du Code Noir qui établit pour la première fois le fondement juridique de l’esclavage « à la française ». C’est également en 1685 qu’est signé l’édit de Fontainebleau, qui exclut les protestants de la communauté nationale en les soumettant à une terrible répression. Choisir cette date comme point de départ d’une histoire de la France moderne et contemporaine, c’est vouloir décentrer le regard, affirmer l’intérêt pour les vies de femmes et d’hommes « sans nom », pour les minorités religieuses et de couleur et pas seulement pour les puissants et les vainqueurs.

Le livre se clôt à la fin de l’année 2005, au moment où se révèle sans doute dans toute son acuité le caractère postcolonial d’une histoire nationale confrontée à un retour du refoulé, à « un passé qui ne passe pas », celui de la colonisation. C’est aussi l’année où s’inscrit dans les urnes le refus d’une Europe néolibérale et où éclate, après la mort de deux adolescents, une révolte généralisée dans les quartiers populaires suivie de la promulgation de l’état d’urgence. Les questions posées de façon manifeste cette année-là animent encore très vivement notre présent.

Pas plus que la « France » ne remonte, en tant que phénomène historique, à « nos ancêtres les Gaulois », son histoire ne saurait se réduire à celle de l’Hexagone5. Les colonisé.e.s – des Antilles, de la Guyane et de La Réunion, puis d’Afrique, de Nouvelle-Calédonie, d’Indochine et des comptoirs de l’Inde – prennent ici toute leur place dans le récit, de même que les migrant.e.s qui, « accueillis à bras fermés6 », ont façonné ce pays.

Par ailleurs, c’est une évidence, la France ne se limite pas à Paris et nous irons jusqu’au fond de class="partie"s campagnes scruter le quotidien et les actions des hommes et des femmes du peuple. Enfin – est-il encore nécessaire de le préciser ? – les femmes seront intégrées au même titre que les hommes, et à égalité, dans le récit historique. L’exigence de dignité – « être considérés comme des êtres humains » – traverse ce livre, exprimée aussi bien par les esclaves des Antilles ou de La Réunion, que par les prisonniers des années 1970, en passant par les grévistes des années 1930 représentés sur la couverture de cet ouvrage.

 

Cette histoire, qui ne peut être que partielle, s’appuie sur des études existantes, jusqu’aux plus récentes, ainsi que sur des documents d’archives de première main, des peintures ou des gravures, des romans et des films. Le lecteur ou la lectrice notera un tropisme stéphanois (pour la période 1848-1948) qui ne relève pas d’une affirmation régionaliste, mais d’une connaissance approfondie des archives locales que j’ai labourées de longue date et avec constance. Les études et documents sont référencés dans des notes en fin d’ouvrage pour ne pas interrompre le récit, mais aussi pour donner éventuellement l’envie, à l’aide de la bibliographie disponible en ligne sur le site de l’éditeur, d’aller plus loin et de poursuivre l’enquête.

Le récit s’attache à mettre en exergue des histoires singulières et pas seulement une histoire de groupes, de mouvements ou d’organisations. Il s’agit d’une histoire incarnée passant parfois par l’intime, une histoire sensible, attentive aux émotions, aux bruits et aux sons, aux paroles et aux cris. C’est pourquoi le texte est émaillé de nombreuses citations – témoignages, manifestes et chansons – qui sont autant de voix à entendre.

PREMIÈRE PARTIE

LES SUBALTERNES FACE À L’AUTORITÉ ROYALE (1685-1789)

CHAPITRE 1

1685, L’ANNÉE TERRIBLE ET SES SUITES

« A déclaré et est convenu qu’il est maron depuis environ dix-huit lunes, avec Rémy, son père, et autres nègres de sondit maître, leqvuel Rémy ayant eu du mécontentement dudit sieur Gourgues et en ayant esté fouetté, avoit médité ce maronnage, préparé ses vivres sans se dispenser d’aller au travail et, deux jours après, seroit party avec ledit Louis son fils, Claude, Louis Auge et Paul, son frère, dans un petit canot de pesche appartenant au sieur Sébastient Gourgues ».

« Interrogatoire du nommé Louis, nègre esclave du sieur Gourgues l’Aîné, âgé d’environ quinze ans, amené du quartier général des marrons à l’ouest de Cayenne », le 26 octobre 17481 »

L’année 1685 est terrible : en mars, la promulgation du Code Noir scelle officiellement le sort des esclaves aux Antilles ; en octobre, la révocation de l’édit de Nantes met fin à la tolérance du culte protestant. L’autorité royale de Louis XIV entend désormais s’affirmer sans partage, et les minorités – minorités de couleur aux Amériques, minorités religieuses dans tout le royaume – en paient le prix.

1. LE CODE NOIR, LES ÎLES ET L’ESCLAVAGE

Initié par Jean-Baptiste Colbert juste avant sa mort, en 1683, l’édit de mars 1685 « sur les esclaves des îles de l’Amérique » légalise et encadre la pratique esclavagiste dans le domaine colonial du royaume de France. Il ne sera définitivement abrogé que lors de la seconde abolition de l’esclavage, en 18482.

L’article premier du Code Noir, cependant, ne s’applique pas aux esclaves mais aux juifs, car l’édit concerne d’abord la police religieuse. Le roi ordonne à tous ses officiers « de chasser de nos dites îles tous les juifs qui y ont établi leur résidence3, auxquels, comme aux ennemis déclarés du nom chrétien, nous commandons d’en sortir dans trois mois à compter du jour de la publication des présentes, à peine de confiscation de corps et de biens ». En 1685, le souci majeur de Louis XIV est d’imposer la religion catholique dans tout le royaume. Déjà chassés du royaume de France, les juifs sont également bannis des colonies.

Les deux articles suivants traitent de la religion des esclaves : ils devront être baptisés et catéchisés. On les fera aller à la messe et on leur accordera pour cela un repos le dimanche et pour les fêtes religieuses. Une autre série d’articles s’intéresse à leurs conditions de vie : ration alimentaire, vêtements, soins en cas de maladie : le corps des esclaves est un outil de travail que l’on se doit de maintenir en état de fonctionnement.

Le cœur de la philosophie esclavagiste s’énonce à l’article 44 : les esclaves y sont réputés être des « biens meubles » faisant partie du patrimoine, des marchandises pouvant être vendues avec l’habitation de leur maître, leur sort étant lié à celui de la terre. Le statut de l’esclave se transmet par la mère4. Seul l’affranchissement donne une peronnalité juridique (articles 55 à 59).

Les autres articles concernent le maintien de l’ordre, les interdits et la répression. Pour les esclaves, posséder une arme ou tout ce qui peut en tenir lieu est prohibé, tout comme le fait de s’attrouper. Ceux qui désobéissent seront châtiés, par des mutilations (oreilles ou jarrets coupés) ou des marques définitives sur le corps (fleur de lys sur l’épaule en cas de « marronnage », c’est-à-dire s’ils s’enfuient de la plantation). Les vols seront punis de coups de fouet et les atteintes à la personne du maître ou de sa famille, de mort.

Avec ce texte, l’ordre colonial encadre la condition des esclaves tout en érigeant en droit absolu le principe de hiérarchie socioraciale qui en constitue le fondement. S’il codifie, à la marge, la pratique des maîtres, il officialise et justifie dans le même temps l’institution esclavagiste au plan politique, moral et religieux. Sa mise en œuvre s’est heurtée aux résistances des esclaves et à la mauvaise volonté des maîtres.

Mais revenons en arrière. Avant la colonisation européenne, les Antilles avaient d’autres habitants, des populations venues des terres continentales d’Amérique du Sud, qui cultivaient le coton et le manioc et fabriquaient des poteries.

Les « Kalinagos »

« Apprends-la bien [la langue caraïbe] et lorsque tu la sauras, tu iras nu comme moi, Tu te feras peindre en rouge, tu porteras des cheveux longs comme moi, Tu deviendras caraïbe et tu ne voudras plus retourner en France. »

Adresse d’un Kalinago (Caraïbe) au capitaine Fleury, relatée par L’Anonyme de Carpentras5.

L’archipel des Antilles est composé de plusieurs centaines d’îles peuplées, avant l’arrivée des Occidentaux, par des Amérindiens baptisés « Caraïbes » par les Européens mais qui, entre eux, se nommaient les Kalina. Plus précisément, les hommes employaient le mot « Kalinagos » et les femmes « Kaliponam ». Ce peuple avait en effet deux langues, « celle des hommes et celle des femmes, de quoi leur demandant la raison, ils répondaient que la différence de leur langage provenait de ce qu’ils avaient leurs natures différentes6 ». Les activités étaient strictement séparées : les femmes étaient au service des hommes, chasseurs, défricheurs et guerriers ; elles pratiquaient l’agriculture, portaient les hottes, filaient le coton et cuisinaient le manioc.

L’installation des premiers Européens, les Espagnols, ouvre le temps long des rencontres entre les autochtones et leurs envahisseurs (fin XVe-premier XVIIe siècle), moment de coexistence, parfois, et de conflits, souvent. Le 26 juin 1618, un flibustier français, le capitaine Charles Fleury, part de Dieppe et met cap sur les Indes. À bord de l’un des navires formant cette expédition, un homme dont l’identité nous est restée inconnue rédige un journal de voyage. Les historiens l’appellent l’« anonyme de Carpentras ».

Le dimanche 21 avril 1619, la petite flotte, en partie détruite, fait une halte forcée aux abords de la Martinique. Les navigateurs voient bientôt venir à eux une pirogue portant à son bord dix à douze « sauvages », nus et peints en rouge, armés d’arcs et de flèches et chargés de victuailles – poissons, tortues, fruits. Ils montent sur le pont. Ayant appris que les marins ne sont pas des Espagnols (leurs ennemis), ils décident de ne pas les tuer. L’anonyme de Carpentras séjourne ensuite plusieurs mois parmi eux. Son récit nous livre un témoignage précieux sur les mœurs des indigènes.

Les Kalinagos se moquent des Européens aux corps entièrement couverts d’étoffe et les appellent « les contrefaits7 ». Eux appartiennent à la civilisation du nu :

Les Sauvages de ces îles nommés Caraïbes, soit mâles ou femelles vont tout nus portant les cheveux derrière la tête, longs jusqu’à la ceinture et ceux de devant jusqu’aux sourcils. Ils s’arrachent les poils de la barbe lorsqu’elle est trop épaisse, ils la rasent avec un certain roseau qui étant mouillé et plié rase aussi bien qu’un rasoir de barbier. Ils se frottent presque tous les matins avec une peinture rouge nommée couchieue8 qui étant détrempée avec de l’huile faite de noix de palme, les rend frais et les préserve de l’ardeur du soleil, outre que ce leur est un bel ornement sans lequel ils n’oseraient pas se visiter les uns les autres. Ils sont plutôt petits que grands, mais fort adroits et robustes. […] Ils sont fort curieux d’apprendre les langues et les mœurs des étrangers… qu’ils nomment banari, c’est-à-dire compère ou ami9.

La « Grande Transportation » : traite, déportation et esclavage

« Le 2 mars […] les noirs qui étaient chargez dans mon bord au nombre de 434 prenaient beaucoup de mélancolie de voir leur terre sous leurs yeux et il en était déjà tombé quelques-uns malades de tristesse […]. Le 6 juin, j’ai gagné la rade du Fort St Pierre où j’ai mouillé avec 334 noirs vivants, en estant morts 100 dans la traversée depuis Andres10 jusqu’à la Martinique. »

Journal du voyage aux isles et dans la Cote de Guinée d’un capitaine de navire négrier, 1671.

L’esclavage moderne est né aux Antilles. Les premiers Noirs d’Afrique qui y débarquèrent, employés alors comme domestiques, accompagnaient leurs maîtres lors de la seconde expédition de Christophe Colomb dans les Petites Antilles en 1493. Un siècle plus tard, les Espagnols et les Portugais ont introduit l’esclavage partout sur leurs possessions en Amérique, et la traite négrière est devenue l’une des composantes du commerce atlantique.

Si les conditions particulières de la Grande Transportation peuvent varier en fonction des organisateurs de la traite et du contexte local, elles sont toujours effroyables. La mortalité des déportés oscille entre 13 % et 25 % : la durée du voyage, l’entassement, les conditions d’alimentation et d’hygiène sont propices au développement de maladies qui déciment les captifs enchaînés dans les cales. Le capitaine du navire négrier et son équipage recourent à une violence extrême pour rester maîtres des centaines d’Africains et d’Africaines entassés à leur bord. Ils disposent à cette fin d’une série d’instruments de coercition et de terreur : fouet, menottes, fers, colliers. Des esclaves se rebellent et combattent comme ils peuvent. Certain.e.s parviennent parfois à prendre, fugitivement, le contrôle du navire. D’autres se suicident, individuellement ou en groupe, en se jetant à l’eau. La traite négrière atlantique a fait des millions de morts. Sur un total d’environ 14 millions d’esclaves déportés au cours des XVIIe et XVIIIe siècles11, on estime que 5 millions de personnes n’ont pas survécu à la traversée. « Nous devons nous souvenir, insiste l’historien Marcus Rediker, que de telles horreurs ont toujours été – et demeurent – centrales dans le développement du capitalisme mondial12. »

Premières rébellions après l’arrivée des Français

Dans une lettre au cardinal de Richelieu, Pierre Belain d’Esnambuc, gentilhomme normand devenu flibustier, annonce avoir pris officiellement possession de la Martinique au nom du roi le 15 septembre 1635 et y avoir installé un gouverneur, 150 hommes, des munitions de guerre et des vivres : « J’ai planté la croix et fait arborer le pavillon de France et vos armes sous votre bon plaisir. J’y ai fait un fort dont je vous envoie un petit plan. »

Utilisé par les Amérindiens, le tabac cultivé par les premiers colons dans les îles de Saint-Christophe, de Martinique et de Guadeloupe, devient la « monnaie ordinaire du pays » dans une économie de troc entre populations kalina et flibustiers de toutes nationalités. Mais la culture locale du tabac décline à partir du milieu du XVIIe siècle, concurrencée par la production de Virginie. Les colons se tournent alors vers la canne à sucre, une culture qui implique une nouvelle forme d’organisation productive, l’économie de plantation, appelée ici habitation. À la tête de l’habitation, le propriétaire, « maître de case », détient une autorité hiérarchique qu’il délègue ensuite à un gérant. La terre est cultivée à la fois par des serviteurs blancs – « alloués » ou « engagés » (contrat de trois ans) – et des esclaves noirs. Sur l’habitation Crève-cœur à la Martinique (commune de Sainte-Anne), les logements des esclaves, faits de matériaux végétaux, sont disposés au-dessus de la maison du maître et des bâtiments industriels, sur deux rangées à flanc de colline. On fait la cuisine dans des récipients en céramique décorés « à l’africaine ». Sur le site du village des esclaves, les archéologues retrouvent aujourd’hui des coquillages et des os de petits gibiers, témoins des compléments de fortune que les esclaves devaient apporter aux rations alimentaires insuffisantes octroyées par leurs maîtres13.

En 1639, dans l’île de Saint-Christophe, plus de soixante esclaves noirs quittent les habitations avec femmes et enfants et se réfugient dans les bois de la montagne avant de s’en prendre à des colons isolés. Une troupe de 500 hommes est envoyée pour mater la révolte ; la résistance est acharnée. Si quelques esclaves parviennent à s’enfuir, les autres sont soit brûlés dans leurs cases, soit écartelés en place publique. Pour prévenir le marronnage, il faut semer la terreur.

Entre 1636 et 1660, de nombreuses escarmouches dégénèrent parfois en guerre de guérilla opposant les Kalinas aux colons français ou anglais, mais l’avancée des Européens dans les îles chasse progressivement les autochtones. Le traité de paix signé en 1660 entre Anglais, Français et Caraïbes laisse à ces derniers les petites îles de Saint-Vincent et de la Dominique ; ils s’y réfugient en 1657 et s’allient avec des Africains, installés dans l’île à la suite du naufrage d’un navire espagnol. Ce métissage des opprimés produira une symbiose entre cultures africaines et cultures amérindiennes qui résistera jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. La vigueur des rébellions africaines et des guérillas caraïbes témoigne de la difficulté pour les dominants à installer un nouvel ordre colonial. La menace d’une alliance entre esclaves et Kalinas est longtemps restée l’une des principales obsessions d’un ordre colonial très instable.

Esclavagisme et canne à sucre

La canne à sucre était connue aux Antilles, mais c’est l’arrivée des planteurs hollandais, chassés du Brésil par les Portugais, qui donne l’élan décisif : en 1654, ils s’installent en Guadeloupe, au lieu-dit Sainte-Marie (900 personnes dont 300 esclaves noirs) ; ils sont presque tous juifs sauf quelques-uns, convertis de fraîche date au protestantisme. Ils ne peuvent s’installer à la Martinique car les jésuites ont obtenu du gouverneur qu’ils ne soient pas accueillis. Ces derniers, arrivés en 1640, bénéficient de concessions et sont, à la fin du siècle, à la tête de plusieurs habitations de culture de la canne et d’une fabrication intégrée du sucre (avec un pressoir à l’ancienne) ainsi qu’une distillation de l’alcool (le rhum). À cela s’ajoutent des cultures vivrières (patates, manioc, ignames, pois) dans les « jardins d’esclaves ». En général, le propriétaire, sa famille et ses domestiques résident sur l’habitation, les esclaves étant quant à eux regroupés dans un « quartier » à part.

Pour faire pièce à la domination commerciale des Hollandais, Colbert, contrôleur général des finances de Louis XIV, tente d’imposer, en 1664, un monopole du commerce sucrier en faveur de la Compagnie des Indes occidentales. Devenus dépendants des tarifs de la compagnie pour leurs approvisionnements, les colons blancs se révoltent à plusieurs reprises entre 1665 et 1666. La production de sucre (brut ou raffiné) est stimulée par sa revente dans les pays européens et sa consommation dans l’Hexagone. À la fin du XVIIe siècle, le sucre n’est plus l’apanage de l’aristocratie et se répand dans des couches aisées. On l’utilise pour la pharmacopée, mais aussi pour les desserts et les confiseries. La mode des boissons coloniales – thé, café, chocolat – a aussi décuplé son usage, ce qui entraîne une transformation progressive du goût avec un attrait toujours plus prononcé pour les douceurs. Cela vaut tout particulièrement pour les femmes du monde : culturellement, « le sucré c’est le doux, le tendre » qui sied à la féminité, tandis que « le goût des hommes se doit de rester plus fort, plus épicé, plus alcoolisé »14. Le sucre devient aussi une denrée de première nécessité dans les milieux populaires où, ajouté au café au lait du matin, il se substitue au déjeuner.

La partie ouest de l’île, Saint-Domingue, devenue colonie française depuis le traité de Ryswick avec l’Espagne (1697), se peuple rapidement de colons blancs qui se lancent dans la production de cultures nouvelles, dont les indigotiers (arbustes dont les fleurs servent à fabriquer la teinture bleu indigo) et surtout la canne à sucre. Ils « importent » de très nombreux esclaves, comme le montrent, à la fin du règne de Louis XIV (1661-1715), les statistiques suivantes15 :

Îles

Habitations sucrières

Indigoteries

Nombre d’esclaves

Martinique

274

26 000

Guadeloupe

117

11 000

Saint-Domingue

138

1 200

30 000

L’organisation capitaliste du marché sucrier combinée à la prégnance du préjugé racial dans la société coloniale explique le recours massif à la main-d’œuvre servile africaine dès le second XVIIe siècle. Pour ce faire, les puissances coloniales s’installent sur les côtes de l’Afrique de l’Ouest : la France à Rufisque et dans l’île de Gorée (devenue aujourd’hui lieu de mémoire), où sont regroupées des personnes raflées ailleurs et vendues par des intermédiaires africains. Mais la traite organisée par des compagnies agréées par le roi ne suffit pas à combler les besoins de main-d’œuvre, et les colons achètent aussi des esclaves en contrebande aux Hollandais, aux Anglais et aux Danois. À la fin du XVIIe siècle, les Noirs sont devenus majoritaires aux Antilles françaises. S’ensuivent des périodes de tensions entre maîtres et esclaves qui donnent lieu à différentes formes de résistance. La modalité la plus répandue, la moins éclatante mais aussi la plus pérenne oppose une résistance passive aux ordres du travail quotidien : lenteur volontaire, maladies déclarées, ruse généralisée. Pour ne pas mettre au monde des enfants esclaves, les femmes ont recours à l’avortement, voire à l’infanticide. Le désespoir peut aussi conduire à des suicides, surtout chez les nouveaux arrivants16.

La fuite est une autre forme de résistance ordinaire. Les nègres marrons désertent pour des périodes plus ou moins longues les habitations où ils travaillent, mais les défrichements dus au développement de la production sucrière restreignent progressivement, tout particulièrement en Martinique, les zones de refuge possibles pour les fugitifs. On assiste aussi à un marronnage maritime, c’est-à-dire à la fuite en petits bateaux ou en pirogue, par cabotage, vers les îles voisines. Quand ils sont repris, les nègres marrons sont durement châtiés : jambe coupée et, pour les femmes, amputation du nez. En 1678, un soulèvement d’esclaves en Martinique est violemment réprimé par le gouverneur.

À la fin du XVIIe siècle, la définition de catégories fondées sur la « ligne de couleur » dessine de strictes et subtiles hiérarchies sociales fondées sur « la pureté du sang ». La distinction fondamentale sépare les Noirs des Blancs, les libres des esclaves. On appelle « mulâtres » les enfants issus (le plus souvent) d’une Noire et d’un Blanc. Le mot vient de l’animal, le « mulet », fruit d’une union contre-nature ; les mulâtres sont donc « de naissance honteuse ». Parmi les personnes de statut libre, on distingue et on hiérarchise les Blancs – « Grands Blancs » (les planteurs) ou « Petits Blancs » (descendants des « engagés », et des aventuriers) – et les « libres de couleur », anciens esclaves affranchis ou leurs descendants. Les « naturels du pays » sont les descendants des autochtones caraïbes, tantôt assimilés aux Blancs, tantôt aux libres de couleur. À partir du début du XVIIIe siècle, les libres de couleur ou « sang-mêlé » sont stigmatisés. L’ordonnance royale du 10 juin 1705 acte la réversibilité de l’affranchissement : un affranchi peut redevenir esclave s’il héberge des nègres marrons. Les mesures discriminatoires se multiplient jusqu’en 1789 pour bien distinguer les propriétaires blancs des Créoles (personnes nées aux Antilles) ou des mulâtres. Malgré cette politique, le nombre des mulâtres ne cesse de croître : ils sont 5 000 en Martinique en 1788 – soit dix fois plus en un siècle – et presque 22 000 à Saint-Domingue (quinze fois plus)17.

Le XVIIIe siècle représente l’apogée du commerce reliant les ports de Nantes (1 427 expéditions négrières), de Bordeaux (second port négrier)18, du Havre et de La Rochelle aux côtes africaines (îles du Cap-Vert, le Sénégal, la Gambie, le golfe de Guinée), et, après une traversée de l’Atlantique qui dure au moins deux mois, aux Antilles. Les marchandises partant de la France vers l’Afrique sont des tissus – des « indiennes » surtout – des armes, du petit outillage. Les esclaves embarqués sur les navires sont vendus à l’arrivée à des propriétaires blancs. Les bateaux reviennent ensuite vers l’Europe chargés de café, de cacao, d’indigo et surtout de sucre. Le but premier de la constitution d’un empire colonial est le commerce. Son instrument est « l’Exclusif », c’est-à-dire un monopole accordé aux manufacturiers, aux négociants et aux capitaines de vaisseaux de la métropole, aussi bien pour les produits venant de l’Hexagone que pour les produits ramenés des colonies ou de la lointaine Asie. Le trafic négrier prend place dans un négoce transcontinental qui explique aussi plus largement l’opulence des ports de Bordeaux et de Nantes19. La navigation fluviale sur la Loire met à la disposition des négociants nantais tout un arrière-pays très étendu, qui va des raffineries sucrières orléanaises et parisiennes (par le canal d’Orléans) aux fabriques de mouchoirs du Choletais en passant par les fabriques d’indiennes de Mulhouse et de Rouen, ou le magasin royal des armes à Paris, alimenté par Saint-Étienne (qui obtient le titre de manufacture royale en 1764). Ces territoires industriels sont mobilisés pour le commerce avec l’Afrique. Les produits tropicaux arrivant des Antilles sont quant à eux redistribués dans toute l’Europe. À la fin du XVIIIe siècle, les ports se spécialisent : Nantes pour le sucre brut, Rouen et Le Havre pour le coton, Bordeaux pour le sucre et le café.

Toutes ces cultures sont fondées sur l’exploitation acharnée d’une main-d’œuvre servile par-delà les mers. Au XVIIIe siècle, les autorités interdisent l’affranchissement des esclaves noirs arrivés dans l’Hexagone. Contrairement à un ancien dicton, l’air de la France ne rend plus libre. Dans une lettre datée du 7 janvier 1767, le ministre de la Marine de Louis XV reprend la distinction entre Caraïbes (appelés ici Indiens) et « nègres » : « Sa Majesté a toujours admis […] une différence essentielle entre les Indiens et les Nègres ; la raison de cette différence est prise que les Indiens sont nés libres et ont toujours conservé l’avantage de la liberté dans les Colonies, tandis que les Nègres n’y ont été introduits que pour y demeurer dans l’état de l’esclavage : première tache qui s’étend sur tous les descendants et que le don de la liberté ne peut effacer20. »

La difficile mainmise sur la Guyane

C’est en 1613 que partent de France les premiers colons pour la Guyane. Les travailleurs sont d’abord des « engagés ». On appelle ainsi les Européens qui, pour une période de trois à six ans, travaillent pour le compte de sociétés chargées de mettre en valeur les colonies. Le voyage de l’engagé est payé ; la société le nourrit, l’aide à se loger et un terrain lui est assigné qu’il travaille sans recevoir le moindre salaire : il est en somme attaché à la terre. À l’issue du contrat, l’engagé recouvre la liberté de mouvement et peut s’installer à son compte. À plusieurs reprises, des contingents importants d’engagés arrivent en Guyane. Mais le climat chaud et humide favorisant la propagation des maladies infectieuses entraîne de nombreux décès.

La Guyane a été un terrain de conflits entre la France, les Hollandais et l’Angleterre. L’armée française reprend le territoire et, en décembre 1676, signe l’entrée de la Guyane dans l’empire colonial français. Se rendant compte que les Blancs ne sont pas assez nombreux et aguerris pour cultiver la terre, les gouverneurs songent à faire travailler une main-d’œuvre autochtone qui présente l’avantage d’être habituée au climat. Mais le principe, affirmé par les jésuites, de la nécessaire liberté des « Indiens », est un obstacle à ce projet. Le gouverneur Férolles essaie de le contourner en leur déclarant la guerre, moyen de faire des prisonniers que l’on transformerait en esclaves. Mais suite à l’intervention des jésuites, le secrétaire d’État tance vertement le gouverneur :

On m’escrit de Cayenne, que sous différents prétextes, vous avez permis d’enlever plusieurs nations d’Indiens des environs de l’ïsle et qu’y ayant été amenez, vous les avez déclaré esclaves et laissé vendre comme tels et mesme que quelqu’uns ont été envoyés à la Martinique… Sur le compte que j’en ay rendu au Roy en expliquant à S. M. que je ne pouvois croire que vous fussiez capable d’avoir autorisé les prétextes de mauvaise foi et de perfidie dont on s’est servy, elle m’a ordonné de vous une relation exacte de ce qui s’est passé à ce sujet et de vous dire qu’elle veut absolument (supposé le fait tel que je vous le marque) que ces Indiens soient renvoyés chez eux, libres, et ceux qui les auront vendus contraints à restituer le prix après que vous aurez pris les précautions nécessaires pour porter ces Indiens à ne se point ressentir du mauvais traitement qu’on leur a fait et à continuer leur commerce avec la colonie à l’ordinaire21.

Les Amérindiens sont donc remplacés par des esclaves mais leur nombre ne fut jamais conséquent sur ce territoire. Le premier navire négrier arrive en Guyane en 1680. La plus importante habitation, celle de Remire, près de Cayenne, est installée par les jésuites en 1668. Le domaine, considérablement agrandi par la suite avec des acquisitions, des donations et des concessions, atteint à son apogée une superficie de plus de 1 000 hectares sur lesquels travaillent près de 500 esclaves22.

Voici quelques portraits rapides des esclaves travaillant sur la plantation à la fin du XVIIe siècle, établis à partir du relevé des papiers de plantations effectué par l’historien Gabriel Debien23. On y trouve un esclave nommé Apaia – (dé)baptisé selon l’habitude missionnaire Estenne, dit Arada – qui vient d’une région côtière près de l’embouchure du Niger. Sur l’habitation qui a été vendue avec lui, il remplit toutes sortes de tâches : charpentier, brouettier, il sert aussi aux fourneaux et il est une « bonne hâche ». Sa femme Marie-Anne, vingt-six ans, est originaire des hautes terres de Guyane ; capturée par d’autres tribus, elle a été vendue aux maîtres contre du sucre. Elle est réputée « dure à l’ouvrage ». Ils ont ensemble un fils de trois ans. Madeleine, dite Jeanneton, âgée de vingt-deux ans, est arrivée ici par la Sainte-Trinité, bateau du capitaine Tourtel venant de la rivière Sénégal. Elle vit avec Jacques, appelé Aoua par les Noirs, un Créole de vingt-sept ans de Cayenne. Prisonnier des Anglais, il a été vendu par la compagnie qu’il servait. « Bonne hâche » et bon cuisinier, il est un peu « malingre ». Manuel, âgé de quarante-six ans, vient, d’une des îles du Cap-Vert sous domination portugaise. Maître scieur de long, c’est aussi une « bonne hâche » mais il a déjà essayé de s’enfuir. Il est donc sujet au marronnage et il a eu pour cela une oreille coupée sur ordre du gouverneur. Sa femme est arrivée à Cayenne avant la guerre avec les Hollandais, depuis la Côte-de-l’Or, à bord de L’Embuscade ; elle a été vendue par le capitaine à M. de la Touche et elle est « de bon travail ». Catherine, dite encore la grande Marie ou Sanon par les Noirs, vient du royaume de Foa ; elle a été vendue au même M. de la Touche qui l’emploie à la blanchisserie : elle est maîtresse blanchisseuse du linge pour les Blancs et des draps de l’habitation pour tamiser les sirops. Elle appartient au groupe des « esclaves de case » au service du gérant et du personnel blanc, peu nombreux ici. Il y a également Jacob, un cuisinier créole de vingt-sept ans, le valet du gérant, un « joli Indien ». Un ménage d’Indiens sert à la cuisine. Les femmes ne vont pas au moulin. Elles s’occupent des cultures « du jardin ». L’essentiel de « l’atelier » est composé d’adultes de quatorze à cinquante-sept ans, trois femmes pour quatre hommes. Les hommes de confiance sont les ouvriers sucriers encadrés par un maître sucrier et un commandeur noir. Les hommes sont polyvalents : ils sont aussi bien scieurs de long, maçons, et « bonne hâche » suivant les saisons et les besoins ; lors de la campagne sucrière, il y a beaucoup de travail pour tout le monde. Dans les moments plus calmes, on entreprend des travaux de déboisement avec des bûcherons ou des scieurs de long. Un petit groupe d’enfants est occupé à des tâches annexes de ramassage de bois et d’herbes. À quatorze ans, ils passent dans le grand atelier – nom donné dans une habitation au travail principal (par exemple coupe de la canne) effectué par des « adultes » – à Cayenne comme aux Antilles.

En 1712, Pontchartrain, secrétaire d’État à la Marine dont dépendent les colonies, écrit au gouverneur de Guyane pour lui rappeler que, comme le stipule le Code Noir, les maîtres n’ont pas le droit de tuer leurs esclaves, preuve – si nécessaire – des pratiques des colons à leur égard. Certains esclaves se donnent la mort tandis que d’autres, seuls ou en groupe, s’enfuient à l’intérieur du pays. La forêt guyanaise, impénétrable, leur offre un asile quasi imprenable et des ressources pour survivre. Ils se ravitaillent parfois en vivres et en objets dans les plantations avec la complicité des autres esclaves. Le 3 avril 1700, cinquante esclaves d’une habitation tuent le commandant et les économes. Pillée, l’habitation est ensuite détruite de fond en comble et les esclaves prennent la fuite. Une vingtaine d’entre eux sont arrêtés peu après : deux sont roués vifs, un autre a le jarret coupé et en meurt, un autre le poing coupé. Mais l’attrait de la liberté est trop fort et la répression ne résout rien. Réuni en décembre 1720, le Conseil supérieur de Cayenne met au point un règlement de police censé allier l’indulgence à la force en associant les propriétaires : un pardon général est accordé à tous les marrons qui reviennent auprès de leurs maîtres dans un délai d’un mois ; ceux-ci doivent les recevoir « sans aucunement les molester pour les causes de leurs précédents marronnages24 ». Enfin, lors d’une poursuite d’esclave fugitif, on reconnaît aux propriétaires, en cas de « légitime défense », le droit de le tuer. Toutes ces mesures n’empêchent pas l’existence et la progression du marronnage contre lequel sont montées des expéditions militaires. Mais il est difficile de poursuivre ces gens dans la forêt, très dense, et ces expéditions coûtent fort cher avec un résultat bien maigre. Jamais le marronnage ne réussit à être enrayé en Guyane, parce que les motifs qui poussent les esclaves à devenir marrons n’ont jamais été supprimés.

Dès le milieu du XVIIe siècle, les jésuites distinguent nettement les fonctions de la mission de Cayenne, chargée de la population libre et esclave, de celles des missions indiennes, qui ont pour but l’évangélisation des autochtones. Les missionnaires, en prêchant la soumission à la volonté divine, contribuent à maintenir l’esclave dans l’obéissance à son maître ; ils essaient de ramener les fugitifs et d’inculquer à tous quelques notions de morale, ce qui concourt à la tranquillité publique. Les administrateurs de la Guyane sont parfaitement conscients du fait que la religion contribue à maintenir les Noirs dans le droit chemin.

Alors que les jésuites se penchent avec intérêt sur les croyances amérindiennes, la survivance des cultures africaines chez les esclaves ne leur inspire qu’un mépris condescendant. Les missionnaires considèrent que les défauts des esclaves africains sont inhérents à leur « nature », du fait de la malédiction biblique de Noé sur son petit-fils Canaan, ancêtre des peuples d’Afrique. Cependant, malgré cette malédiction qui pèserait sur eux, les esclaves sont pour les pères des âmes à sauver. Aussi les missionnaires se consacrent-ils avec zèle à la conversion des esclaves. En 1749, un jésuite, le père Fauque, est chargé de ramener les marrons réfugiés dans la montagne ; il promet aux fugitifs qu’ils ne seront nullement inquiétés ni punis, et le gouverneur de la Guyane s’engage également à intervenir en ce sens auprès de leurs maîtres. Mais le père affirme également aux esclaves qu’ils changeraient de maîtres, ce que les administrateurs refusent. Les esclaves, se voyant trompés, rejoignent ceux restés dans les bois.

Pour évoquer le peuplement baroque de la Guyane, il faut rappeler l’initiative du secrétaire d’État aux Affaires étrangères, puis à la Marine et aux Colonies de Louis XV, Étienne François de Choiseul, d’organiser une immigration de volontaires pour compenser la perte du Canada puis de la Louisiane. Ce fut un « rêve d’Amérique » – une colonie de Blancs sans esclaves – auquel crurent des milliers d’émigrants (près de 17 000) venant de France (Alsace, Lorraine, Paris, Poitou) et d’Allemagne. Deux ans plus tard, en 1765, le dernier convoi de migrants arrive à Cayenne25. Les jésuites, qui ont développé, grâce au travail des esclaves noirs, les seules exploitations rentables en Guyane, sont dans le même temps expulsés à la suite d’un arrêt du parlement de Paris, avec confiscation de leurs biens qui sont occupés par les nouveaux arrivants. Mais la mesure se révèle insuffisante ; un camp provisoire est construit à Kourou. Des tentes faites de voiles de bateau sont plantées sur la plage. On ne sait plus où loger les milliers d’arrivants qui doivent rester à quai dans les navires. En septembre 1764, une épidémie se déclare, sans doute le typhus ou la typhoïde. Un an plus tard, il reste 1 784 habitants sur les 10 446 qui ont réellement accompli le voyage jusqu’à la Guyane. Quelques milliers sont repartis en Europe, mais l’épidémie a fait 6 000 victimes. C’est la fin du projet colonial américain du royaume de France.

Au moment de la liquidation des biens des jésuites, quand leurs esclaves apprennent qu’ils vont être vendus et qu’ils risquent de tomber au pouvoir de maîtres plus cruels, des mutineries éclatent. On redoute une insurrection générale dans la colonie. Le gouverneur ne peut rétablir l’ordre qu’en affirmant prendre possession des biens des jésuites « au nom du roi ». En fait, la plupart de ces esclaves sont achetés par des membres du Conseil supérieur de Cayenne. Entre 1764 et 1776, des révoltes massives d’esclaves en Guyane hollandaise, suivies de l’arrivée en Guyane française de groupes de Noirs libres, suscite l’inquiétude des colons français dont certains se mettent à douter du bien-fondé de l’esclavage. En fait, la situation des esclaves en Guyane française évolue peu. Leur condition matérielle demeure misérable, les libérations peu nombreuses. Alors qu’à Saint-Domingue, les gens de couleur libres constituent dès la fin du XVIIIe siècle une force politique importante, cette classe ne représente en Guyane française qu’une infime partie de la population. Cette situation est sans aucun doute le fait de l’isolement de la colonie : « La Guyane demeurera prisonnière des fantômes de Kourou : une terre d’exil et de mort lente ; une terre de bagne26. »

L’archipel des Mascareignes

Sur les routes maritimes de l’Asie, l’archipel est composé essentiellement de l’île de France (aujourd’hui île Maurice) et de l’île Bourbon (aujourd’hui île de la Réunion) ; cette dernière est gérée depuis 1664 par la Compagnie française des Indes orientales, une compagnie à charte donnant le droit à un groupe de négociants de conduire sur place les affaires de l’État. Régie par des directeurs généraux nommés par le roi, elle connaît son apogée dans les années 1730-1740. Découverte par les Portugais en 1498, l’île de France échoit aux Français après avoir été occupée par les Hollandais, puis par des pirates. L’installation des premiers colons avec des esclaves malgaches commence : la première mention d’un esclave à Bourbon date de 1687.

Le 14 mai 1701, l’esclave Alexis, dix ans, est baptisé avec la mention « de Matatane, terre de Madagascar ». Le 15 septembre 1708, une esclave âgée de dix-huit ans se voit imposer le nom de « Louise Le Grand ». Dans les premiers temps, lors du baptême, le nom de l’esclave est suivi, sur les registres, de l’indication de son origine ; par la suite, on lui ôte ce lien avec le pays natal et une nouvelle identité lui est attribuée, avec un prénom occidental comme nom de famille (Jean-Baptiste est le plus utilisé, viennent ensuite François et Louis) ou encore avec le nom d’un mois, d’un personnage historique (Clovis, Thésée, Télémaque, etc.), d’une planète ou de la flore locale. Après avoir été arrachés à leurs proches et à la terre de leurs ancêtres, après une traversée traumatisante, le troisième élément qui marque le corps et l’esprit des esclaves est leur dépersonnalisation et l’attribution forcée d’un nouveau nom pour les identifier. L’Église baptise les esclaves et les propriétaires leur laissent généralement suivre les enseignements édifiants de la catéchèse. En revanche, les maîtres voient d’un mauvais œil le sacrement du mariage qui implique, de leur point de vue, de ne plus pouvoir exactement disposer du corps de l’esclave à leur guise27.

Avec l’introduction en 1715, par la Compagnie des Indes orientales, des plants de café, la population servile est acheminée en masse dans l’île Bourbon. Cette demande augmente encore sous l’impulsion du gouverneur de La Bourdonnais qui développe les ports des Mascareignes dans le but de créer des ancrages qui pourraient servir au cours d’un conflit anglo-français dans l’océan Indien : entre 1 200 et 1 300 esclaves sont « importés » par an pendant son mandat – fraude comprise. L’édit royal qui autorise le libre commerce pour tous les Français au-delà du cap de Bonne-Espérance provoque un essor de la traite esclavagiste, triplant les entrées d’esclaves à la fin du XVIIIe siècle.

La faillite de la Compagnie des Indes orientales à la suite de la guerre de Sept Ans (1756-1763) signifie à la fois la liberté de commerce et la fin du monopole de la Compagnie, ce qui provoque sa dissolution. Un gouvernement civil des Mascareignes est alors créé avec un gouverneur général, Daniel Dumas, détenteur de l’autorité militaire, et un intendant, Pierre Poivre, chargé des questions économiques et financières. Les Mascareignes sont considérées par le pouvoir royal comme un entrepôt, d’où la présence de nombreux marins et soldats. Ce sont pour la plupart « des déserteurs, malfaiteurs et autres mauvais sujets pris dans les prisons conduits aux Isles, les fers encore aux pieds et aux mains, à qui lorsqu’ils sont débarqués on lit les Ordonnances les plus sévères qu’on répartit dans des Compagnies et puis, que, par un commandement de demi-tour à droite on envoie se gîter et vivre où ils voudront28 ». Ils désertent souvent et s’installent dans la ville, dans les quartiers périphériques, et forment une catégorie de Blancs à part nommés « nègres blancs » par les esclaves.

La résistance des Malgaches à la colonisation esclavagiste se caractérise par une propension au marronnage vers les hauteurs de l’île. Pour prévenir toute révolte, la minorité des propriétaires blancs cherche à diversifier les lieux de provenance des esclaves. Au total, 45 % des esclaves des Mascareignes proviennent de Madagascar, 40 % sont des « Cafres » originaires d’Afrique de l’Est (Mozambique et Zambèze) et 13 % d’Inde29. D’un convoi à l’autre, le prix de vente varie : le 10 mai 1733, la vente de soixante-quinze esclaves provenant des bateaux L’Indien et L’Ossyeau venant de Madagascar est liquidée pour 17 012 livres (soit un prix de vente moyen de 261 livres « l’unité »). Onze sont perdus (sept sont morts, trois ont déguerpi dès leur arrivée, une esclave a été récupérée par un agent de la Compagnie). Puis les esclaves sont vendus à la pièce : une négresse de vingt ans est vendue 259 livres, une petite de dix ans 144 livres, un négrillon de huit ans 201 livres30. Au recensement de 1767, on comptait 10 817 esclaves pour 1 139 propriétaires, 59 % d’entre eux en ayant moins de dix. Le premier devoir du maître est de nourrir ses esclaves (lettres patentes du roi de 1723). Ils doivent recevoir du riz, du miel, des patates douces et du maïs. Les esclaves vieux et infirmes ont, en principe, droit à leur ration. En fait, la sous-alimentation des esclaves du fait de la disette, de la négligence et de l’avidité des maîtres, provoque l’amaigrissement des esclaves et la diminution du rythme de travail. Entre 1704 et 1789, sur 843 « crimes » commis par les esclaves, 220 sont des vols de produits de consommation. Pour les vols de cochons ou de moutons, les accusés sont punis du fouet et ont les oreilles coupées et une chaîne accrochée aux pieds, à porter entre un et treize ans. L’État distribue des rations à ses esclaves (une livre de maïs par repas) car leur assurer une bonne nourriture apparaît comme une garantie de l’ordre social31.

L’histoire de Furcy, esclave réunionnais, qui lutta vingt-sept ans pour obtenir une liberté qui lui était due, a été retrouvée grâce à une longue recherche dans les archives. La mère de Furcy, née libre (indienne), fut considérée à tort comme esclave. Son fils aurait ainsi dû être libre, selon l’article du Code Noir qui faisait de l’enfant d’une femme libre une personne libre. Lorsque ce dernier découvre la vérité par hasard, il porte plainte mais l’affaire est bloquée par les colons réunionnais et par des juges complaisants. Ce n’est que vingt-sept ans après le dépôt de sa plainte qu’il est enfin reconnu libre32. Cet exemple, sur lequel nous reviendrons, montre le pouvoir quasi absolu des maîtres sur la vie de leurs esclaves tout en complexifiant l’histoire de leurs relations.

Si l’année 1685 fut terrible pour les esclaves antillais et guyanais encadrés par le Code Noir, elle le fut aussi pour les protestants dans tout le royaume. « Cet “ennemi intérieur”, cet autre juif du royaume : l’homme protestant », écrit André Zysberg dans sa préface aux Mémoires d’un galérien du Roi-Soleil33.

2. LA RÉVOCATION DE L’ÉDIT DE NANTES

Écoutons Pierre Lezan, propriétaire viticole, ancien consul (maire) de Saint-Hippolyte-du-Fort, contraint d’abjurer la religion réformée, comme toute sa famille, en octobre 1685. Marié en 1661, il est le père de treize enfants. En 1700, dans son Livre de raison, il rappelle à ses enfants les plus jeunes – âgés alors respectivement de dix-sept, quinze et treize ans – les principes de la religion dans laquelle ils étaient entrés par le baptême :

Premièrement dans notre religion nous avons toujours cru qu’il n’y avait qu’un seul Dieu distinct en trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit […]. Nous avons toujours fait nos prières dans un langage entendu de tous, au lieu que dans l’Église romaine ils font toutes les leurs dans une langue qu’on n’entend pas. L’usage du langage inconnu à l’église sert à tenir les populations dans l’ignorance, afin qu’elles se laissent conduire sans contredire et par cet artifice le clergé veut se rendre vénérable comme ayant seul communication avec Dieu […]. À présent je dois vous parler du sacrifice de la messe et vous faire voir qu’il n’est pas conforme à la parole de Dieu. Nous avions accoutumé dans notre sainte religion de communier à la sainte cène quatre fois l’année qui était à la Noël, à Pâques, Pentecôte et le premier dimanche du mois de septembre. On y communiait le dimanche au matin après la prédication, le chant des Psaumes et de saintes prières qu’on faisait à Dieu. On y communiait avec du pain et du vin de la même façon que notre seigneur Jésus-Christ la nuit qu’il fût livré l’avait institué, de la même façon que les apôtres l’avaient pratiqué34.

Ce témoignage énonce les principales différences introduites par la Réforme au XVIe siècle – d’où le nom de Réformés (ou religionnaires) donné à celles et ceux qui pratiquent cette forme de religion dite « religion prétendue réformée » (« R.P.R. » dans les textes officiels de l’époque). Si les luthériens, majoritaires dans l’Alsace annexée au royaume en 1681 (on estime leur nombre à 90 000), sont les premiers à rompre spirituellement avec l’Église catholique, on trouve en France surtout des calvinistes (750 000 environ, essentiellement en Languedoc, Poitou, Gascogne, Berry, Dauphiné) qui avancent la doctrine de la prédestination (Dieu aurait choisi ceux qui recevront la grâce divine et ceux qui seront damnés, d’où les appels à la repentance dans les assemblées calvinistes)35.

Après les guerres civiles de religion qui ont ensanglanté le royaume de France au XVIe siècle (1562-1598), l’édit de Nantes signé par Henri IV est un édit de tolérance qui organise la coexistence pacifique entre une religion minoritaire, le protestantisme, et une religion largement majoritaire, le catholicisme : en 1685, il y a environ 850 000 protestants et 20 millions de catholiques. Mais l’action des successeurs d’Henri IV est constante pour limiter les privilèges et les droits politiques et militaires des protestants depuis la paix d’Alès en 1629, qui démantèle leurs places fortes, le siège de La Rochelle par Richelieu et l’édit de Nîmes qui interdit le « parti huguenot » (réunions d’assemblées politiques) et appelle les réformés à « recevoir la lumière du Ciel et revenir au giron de l’Église ». Privés d’organisation politique et de puissance militaire, les protestants sont sans défense face à l’État royal et à l’assemblée du clergé catholique qui exige toujours plus du roi contre les « hérétiques ». Dès le début de son règne, Louis XIV affiche sa volonté de revenir à l’unité de la foi, de l’Église et des croyants en poursuivant également les jansénistes de Port-Royal et en affirmant son gallicanisme vis-à-vis de la papauté (contrôle par le roi de la hiérarchie catholique). Le clergé lance alors une offensive contre la liberté de culte et de conscience ; les parlements et les intendants dans les provinces se font les alliés et les relais actifs du clergé. Une Caisse des économats (ou Caisse des conversions) est créée en 1676 pour récompenser les nouveaux convertis. Mais cette politique d’achat des consciences est un quasi-échec. Les protestants réagissent en créant eux-mêmes une contre-caisse et les plus fortunés envoient leurs enfants à l’étranger, pour leurs études et afin qu’ils soient en sécurité.

Réfugiée en Suisse depuis 1685, Blanche Gamond, jeune fille de dix-huit ans de Saint-Paul-Trois-Châteaux, en Dauphiné, raconte :

Dans l’année 1683, au mois de février, nous commençâmes à être persécutés. Notre ville a été la première persécutée du Dauphiné. Notre évêque fit venir six compagnies de soldats du régiment de Vendôme et les fit mettre en discrétion sur les messieurs de la Religion […] et on choisit les plus méchants soldats pour les mettre sur notre pasteur, qui était pour lors M. Piffard. En les changeant de chez lui, on les mettait à la maison de mon père, et je puis dire que je n’en avais jamais vu de plus méchants dans la maison. On faisait mille ravages, on passait les nuits entières en faisant des grillades, en mettant des quartiers de lard sur les charbons : car, quand on mange du salé, on boit davantage. Aussi fallait-il une personne qui ne fit autre chose que leur donner à boire.

Au mois de septembre de la même année, les soldats reviennent :

Après cela on nous envoya des dragons envenimés, desquels on ne saurait raconter ni décrire les tourments qu’ils nous firent souffrir longtemps, outre le passage ordinaire des troupes, qui montaient et descendaient tellement que le plus souvent nous avions jusques a vingt hommes dans la maison. Et nous étions toujours les plus foulés de la ville, quoique nous n’étions pas des plus riches, à cause que nous étions des plus fermes de notre religion36.

Ce témoignage écrit prouve que les exactions des soldats contre les protestants – appelées « dragonnades », c’est-à-dire le logement forcé des gens de guerre – débutent dès mai 1681 en Poitou puis se poursuivent en Dauphiné en 1683. En Poitou, les dragons viennent officiellement récupérer chez les protestants les tailles impayées (impôt royal exagérément augmenté pour les réformés) et les pressent d’abjurer. Ceci s’accompagne de coups de poing, de coups de pied et de coups de bâton, y compris sur les femmes et les enfants ; tous sont empêchés de dormir et certains sont brûlés ou pendus. L’intendant de Marillac est à la manœuvre, même si c’est le roi et Louvois qui l’ont décidé ; mais ils l’ont fait quasi clandestinement, l’ordre ne devant être donné que « de bouche ».

On se soucie d’abord de faire des protestants de bons catholiques. Les enfants peuvent se convertir dès l’âge de sept ans. Les enfants illégitimes (appelés « bâtards ») sont systématiquement baptisés catholiques, comme les enfants des nouveaux convertis ainsi que ceux nés d’un mariage mixte. Les enfants peuvent être soustraits à leurs parents : les garçons sont envoyés dans un collège jésuite et les filles au couvent. L’effroi suscité par les dragonnades force à la conversion, au moins apparente, au catholicisme. Mais tous ne sont pas logés à la même enseigne : dans un premier temps, les pauvres sont peu inquiétés. Les nobles protestants se plaignent des violences auprès du roi et de Louvois et demandent des explications à l’intendant sur les excès des troupes. Par ailleurs, le gouvernement Colbert redoute la fuite des protestants à l’étranger. Selon le philosophe Pierre Bayle, réfugié en Hollande, le retentissement en Europe des persécutions contre ces derniers, en particulier aux Provinces-Unies, « sembloit avoir causé quelque honte ». Louvois tergiverse encore : les protestants sont restés fidèles au roi pendant la Fronde ; en novembre 1681, il retire ses troupes du Poitou et place l’intendant de Marillac à la tête de la généralité. Mais la suspension (provisoire) des dragonnades ne signifie pas l’arrêt des assujettissements. L’augmentation extravagante des tailles pour les réformés persiste en 1682 ; les temples sont démolis les uns après les autres ; les missions catholiques se multiplient. Après un temps d’arrêt, les dragonnades reprennent de plus belle. Même s’ils ne rendent pas le roi responsable des violences, les protestants se désolent et accusent les représentants locaux du pouvoir et de l’Église catholique. Certains nouveaux convertis meurent subitement ou se noient. D’autres « ont honte de leur lâcheté » et s’arrachent (au sens propre) les cheveux ; beaucoup sombrent dans le désespoir le plus profond.

Une série de mesures – 126 au total entre 1681 et 1685 – avaient déjà progressivement évincé les protestants d’un certain nombre d’emplois : ils ne peuvent plus être consuls des métiers ; défense est faite aux filles et femmes protestantes d’être lingères et aux maîtres brodeurs réformés d’avoir des apprentis catholiques. Les notables sont particulièrement visés. Les notaires, procureurs, huissiers et sergents sont exclus de leurs charges et des offices des maisons royales. Surtout, la défense de chanter les psaumes en public est une attaque directe contre la religion elle-même, du fait de l’offensive contre les assemblées et de la destruction des temples les uns après les autres, comme le prouve, dans la ville de Niort, cet écriteau d’une extrême violence symbolique : « On vous fait assavoir que désormais la foire aux bœufs, aux asnes et aux cochons se tiendra dans la place où étoit le temple des Huguenots, défendant de la tenir ailleurs sur peine d’un écu d’amende pour la première fois37. »

Octobre 1685, l’édit de Fontainebleau

En 1685, le royaume est en paix (fin de la guerre de Hollande) et un climat de dévotion règne à la Cour, suite au mariage de Louis XIV avec Mme de Maintenon. Après la mort de Colbert en 1683, le parti antiprotestant l’emporte (Le Tellier, Louvois, Le Peletier) et encourage les « missionnaires bottés », les dragonnades et les abjurations. Le chancelier Le Tellier propose le texte de l’édit de Fontainebleau à la signature du roi, et le parlement de Paris l’enregistre le 22 octobre 168538. Le roi se dit persuadé que les conversions ont été très nombreuses, comme il le proclame dans le préambule de l’édit : « Nous voyons présentement que la meilleure et la plus grande partie de nos sujets et de ladite religion prétendue réformée ont embrassé la catholique. » Grave erreur de jugement – ou justification tactique – que les événements vont se charger de réviser. L’édit comporte douze articles. Le premier révoque les édits de Nantes et de Nîmes et exige la destruction des temples. La suite du texte construit un nouveau statut, négativement, par restriction de droits, par exemple celui d’émigrer, puni par confiscation des biens. Tout exercice de la « religion prétendue réformée » est interdit, de même que les écoles protestantes. Obligation est faite de baptiser les enfants, véritable intrusion du prêtre dans les familles qui pousse ces dernières à l’exil. Les pasteurs ont le choix entre l’émigration et la conversion.

L’Alsace disposait d’un statut particulier garanti par le traité de Westphalie (1648) que le roi avait promis de respecter. Mais le souverain ne tient pas sa promesse puisqu’il fait rétablir le culte catholique dans la cathédrale et oblige même à le célébrer dans les temples protestants, pour peu qu’il y ait sept familles catholiques dans le village ou le bourg concerné. En 1687, les bourgeois de Strasbourg sont privés de la moitié des charges municipales sous prétexte de respecter la parité entre catholiques et protestants (ces derniers étant en réalité majoritaires). Les persécutions ont beau se multiplier, elles ne parviennent cependant pas à anéantir le culte réformé.

La résistance des protestants : une traversée du « Désert »

Les protestants emploient, pour qualifier la période qui suit la révocation de l’édit de Nantes, le terme de « Désert », par référence à la Bible et aux épreuves des Hébreux après leur sortie d’Égypte. On distingue habituellement deux séquences : le Désert héroïque (1685-1760) marqué par l’interdiction de pratiquer la religion et les persécutions, puis le Désert toléré (1760-1787) où la répression est progressivement remplacée par une nouvelle tolérance. La première période, celle de la génération qui a vécu la révocation de l’édit de Nantes, est divisée en deux : le Désert improvisé (1685-1715), caractérisée par des résistances improvisées à l’imposition de force de la religion catholique – assemblées clandestines des prédicants puis des prophètes avant le soulèvement camisard et la fuite à l’étranger – et le Désert discipliné (1715-1760).

L’exil et le Refuge

Certains n’ont pas attendu l’édit de Fontainebleau pour quitter la France, tel Pierre Bayle (1647-1706) : fils de pasteur, professeur à l’académie de Sedan en 1675, il s’installe aux Provinces-Unies en 1681, après la fermeture par le roi de toutes les écoles et académies protestantes. Philosophe, il contribue par ses cours et ses écrits à défendre la liberté de conscience. La politique du roi est en fin de compte un échec : les protestants s’exilent en masse, en tout cas pour les plus fortunés et/ou les plus proches des frontières ou des ports. Les villes suisses accueillent les huguenots du Sud fuyant la France (25 % environ). Beaucoup se rendent ensuite en Prusse où le grand électeur de Brandebourg a accordé des privilèges aux protestants pour repeupler son État ruiné par la guerre de Trente Ans. L’émigration est étroitement liée aux conditions géographiques et sociales : 40 % des protestants du Nord émigrent, mais ils sont seulement 15 % dans le Midi, 8 % dans le Vivarais et le Bas-Languedoc, 5 % dans les Cévennes39. La vague d’émigration vers les Provinces-Unies, l’Angleterre, divers États de l’Empire germanique, la Suisse, la Suède, le Danemark, la Russie, l’Afrique du Sud et les Antilles soulève l’indignation en Europe. En mai 1686, des peines sont établies pour ceux qui partent ou favorisent les évasions (galère pour les hommes, prison pour les femmes, confiscation des biens et peine de mort pour les passeurs en 1687). Jean Giraud témoigne dans son Livre de raison d’une tentative de quitter la Savoie, de son échec et de ses conséquences :

Le 29 avril 1686, 240 personnes et 28 mulets quittèrent les villages de l’Oisans vers minuit en deux bandes pour se retirer de France en Suisse. Les curés prévinrent les hommes du duc de Savoie à St Jean de Maurienne de les arrêter et de les livrer soit à l’intendant du Dauphiné soit aux messieurs du Parlement ; les hommes furent mis au cachot et les femmes dans une prison particulière et les enfants à l’hôpital. La séparation des pères, des mères et de leurs enfants provoqua un deuil et des cris que les plus endurcis des papistes ne pouvaient s’empêcher à jeter des larmes. Il se fit grande députation auprès des Puissances à Grenoble […]. Le roi ordonna que tous les hommes fussent envoyés aux galères et les femmes rasées et mises dans des lieux particuliers pour le reste de leur vie. Messieurs du Parlement donnèrent un arrêt au bout d’un mois et demi environ que les hommes seraient relâchés, les femmes mises à l’hôpital encore pour quelques temps mais que les hommes qui étaient revenus pour les quérir, trois seraient condamnés aux galères et trois du village de Besse âgés de 23, 24 et 28 ans seraient pendus et leurs têtes mises sur des poteaux avec grandes amendes pour ceux qui les ôteraient. Une partie des femmes est morte à l’hôpital et celles qui ont pu se retirer aussi sont mortes quelque temps après, toutes d’une même maladie provenant d’un pain qu’elles avaient mangé à l’hôpital40.

Celles et ceux qui s’exilent gardent le pays perdu au cœur. Telle Mlle de la Barelière, morte à Southampton le 15 septembre 1691, qui est dite « du Poitou » dans son avis de décès. Le bilan total des exilés est discuté : on l’évalue aujourd’hui entre 150 000 et 180 000. C’est le plus important mouvement d’émigration dans la France moderne.

Les Français huguenots se sont relativement bien intégrés dans la société britannique : deux indices le prouvent, les mariages mixtes et l’adoption de l’anglicanisme à la place du calvinisme. La Grande-Bretagne a pu parfois n’être qu’une étape : tel est le cas pour Louis Tacquet qui, depuis Dieppe, rejoint Londres en 1685. Dix ans plus tard, il a réussi à obtenir une concession de terre en Virginie (colonie anglaise, futurs États-Unis) où il a établi sa famille41. Aux Provinces-Unies calvinistes, terre d’exil par excellence, l’intégration est paradoxalement plus difficile, sauf dans le milieu intellectuel avec l’arrivée de typographes et le développement de la presse et de l’édition en langue française : Amsterdam et Rotterdam deviennent ainsi un haut lieu de la liberté d’imprimer. En Allemagne, les cas sont très divers selon les États et la religion du prince : en Hesse, par exemple, ce sont surtout les paysans qui sont accueillis à la campagne. Les réfugiés en Suisse, à Genève ou Neuchâtel, sont le plus souvent de passage et vivent de charité. À Genève, en 1693, les réfugiés représentent 20 % des 16 000 habitants.

Une première forme de résistance : les prédicants

Avant l’édit de Fontainebleau, la pratique d’assemblées clandestines est attestée dans les Cévennes et le Languedoc. Après la proclamation de l’édit en octobre 1685, malgré l’interdiction et les persécutions, des assemblées clandestines spontanées, correspondant à un besoin des fidèles privés de pasteurs, se tiennent la nuit dans des endroits isolés. Des psaumes sont chantés, une prière est lue, des sermons sont prononcés. En Poitou par exemple, elles sont fréquentées essentiellement par des paysans de différentes conditions. Les prédicateurs sont tous d’origine populaire : la moitié d’entre eux sont des paysans, presque un quart des artisans, auxquels s’ajoutent quatre femmes, un chevalier, un pharmacien, un maître d’école, un meunier, un laboureur (paysan riche), quatre journaliers et deux domestiques qui sont condamnés en 1698. À Poitiers, en revanche, des assemblées privées se tiennent au domicile des notables. On trouve les nouveaux convertis dans l’élite sociale essentiellement : huit marchands, huit procureurs, trois banquiers, deux apothicaires, un orfèvre, un avocat, un inspecteur des manufactures, un chirurgien, un médecin, un gentilhomme et dix autres dans l’artisanat et le commerce42.

Le 7 juillet 1686, une foule immense, très émue, se presse au pied du château de la ville de Beaucaire, sur le Rhône. Une potence a été dressée au milieu de la place, sur laquelle un jeune homme de vingt-quatre ans se prépare à subir le dernier supplice : Fulcran Rey est le premier prédicateur des églises du Désert mis à mort après l’édit de Fontainebleau. Né à Nîmes vers 1662 dans une famille pieuse, il fait des études de langues et de philosophie, et plus tard de théologie, car ses parents le destinent à devenir pasteur. Après la révocation de l’édit de Nantes, comme tous les pasteurs en exercice, il dispose de quinze jours pour quitter le royaume, sous peine d’être envoyé aux galères. Il aurait pu suivre les centaines de pasteurs en exode et se réfugier comme eux en Suisse ou en Hollande, mais il se rend à Nîmes où il organise plusieurs assemblées. Dénoncé, il ne doit son salut qu’à une fuite précipitée. Il est ensuite appelé dans les Cévennes où, une fois l’émotion passée après la révocation, commencent les assemblées du Désert. Fulcran Rey, premier prédicant à être pendu l’année qui suit la révocation de l’édit de Nantes, devient très vite un exemple. Dès 1693, un livre retraçant sa vie et sa mort circule dans les milieux réformés, contribuant à entretenir la mémoire de la résistance protestante43. Quelques dizaines de prédicants circulent ainsi de villes en villages, rassemblant les fidèles dans des lieux écartés la nuit, appelant à la repentance, à « sortir de Babylone » et à ne pas se rendre à la messe. Les prédicants sont dénoncés, poursuivis, emprisonnés. Le régent d’école François Vivent est, quant à lui, mort les armes à la main en 1692. Originaire de Valleraugue, dans le Gard, il était considéré comme l’un des plus habiles prédicants de son époque et prêchait pour une défense armée et l’utilisation de la violence. Réfugié dans une grotte et dénoncé, il est tué le 19 février 1692 par un lieutenant de milice qui fut lui-même exécuté ensuite par les Camisards en 1703. La pratique religieuse officielle des nouveaux convertis recule alors qu’un mouvement de prophétisme se développe face à la répression.

Le temps des prophètes

Le pasteur Pierre Jurieu, réfugié à Rotterdam, annonce en 1686, s’inspirant du prophète Joël44, la délivrance des fidèles dans les trois ans. Dans ses Lettres pastorales aux fidèles qui gémissent sous la captivité de Babylone (1686-1689) qui circulent dans toute l’Europe, Pierre Jurieu fait connaître et diffuse le récit des actions des martyrs des Cévennes et du Languedoc ; il cite en détail les actes de barbarie des dragons de Louis XIV et propose un nouveau modèle de gouvernement fondé sur le contrat.

En Dauphiné, Isabeau Vincent, une jeune bergère d’un village près de Crest (Drôme), prêche, quand elle est en extase, en bon français alors qu’elle est illettrée et patoisante : on peut s’interroger à son sujet sur la circulation du modèle de Jeanne d’Arc. La jeune bergère est arrêtée, envoyée dans un couvent et les autres prophètes sont pourchassés. Le mouvement resurgit en 1700 dans les Cévennes et dans le Languedoc. De Londres où il s’est réfugié, un habitant d’un bourg proche des Cévennes raconte : « Au mois de juillet 1702 j’assistai la première fois à une assemblée. Elle se fit dans le champ proche de St Laurent d’Aigouze pendant la nuit. Il y avait beaucoup de lumières. Une fille d’onze ans qui ne savait pas lire et qui était un enfant timide en toute autre occasion, fut saisie de l’Esprit, avec quelque peu d’agitation de corps et particulièrement de poitrine. Je fus surpris et touché de la manière libre et hardie avec laquelle elle se mit tout d’un coup à dire d’une voix douce et assez haute : “Abattez-vous peuple de Dieu !” Elle fit une assez longue prière et une exhortation qui dura environ 3/4 d’heure, parlant bon français. Je suis bien certain que cette petite fille n’était pas capable par elle-même de parler comme elle parla, ni de prononcer les choses admirables qu’elle prononça45. »

Le mouvement se diffuse en Cévennes et Languedoc à partir de 1700. Les prophètes sont des femmes, des enfants, des artisans (cardeurs de laine, boulangers ou des paysans, tous de milieux populaires). Ils annoncent la délivrance du peuple d’Israël (les huguenots) et la destruction de Babylone (l’Église catholique) ; dans les assemblées clandestines on fait appel à la repentance et à la réconciliation. Lors des « Inspirations », le prophète est « en extase » avec « tressaillements », « tremblements » et « convulsions » ; il ou elle exhorte en français l’auditoire dont les présents parlent occitan. D’une forme déroutante, le discours prophétique est irrigué par l’Ancien Testament. Pour l’historien Philippe Joutard, c’est un « appel au réveil de la foi ».

Calvin avait condamné les femmes qui se mêlaient de prêcher, à l’instar de sa contemporaine Marie Dentière46. Au XVIIIe siècle, les synodes clandestins des Cévennes en 1715 et du Vivarais en 1721 et 1724, rappellent que les femmes ne doivent pas prêcher. L’« épidémie prophétique » touche en effet des régions désertées par les pasteurs et durement frappées par la répression : le Dauphiné et le Vivarais en 1688-1689, puis le Vivarais, les Cévennes et le Languedoc à partir de 1700, avant la guerre des Camisards. Les jeunes et les femmes prennent alors le relais des pasteurs. C’est l’expression des « sans voix » dans une population de villageois et de petits artisans ruraux traumatisée par les abjurations. Les pasteurs et les élites protestantes urbaines ne se rallient pas à ce mouvement charismatique qu’ils considèrent comme anarchique.

Les persécutions

Tandis que les hommes sont envoyés aux galères, les femmes, elles, souvent dirigées vers des hôpitaux, dans des conditions parfois pires que dans certaines prisons.

En 1687, Blanche Gamond écrit à un pasteur réfugié à Lausanne47.

De l’hôpital de Valence, le 20 d’octobre 1687

J’arrivai le 23e du mois de mai à midi. La Rapine (Surnom donné par les détenues à Henri Guichard d’Hérapine qui dirigeait l’hôpital et la prison) étant venu, on me traîna et on me battit à coups de pied, à coups de bâton et avec des soufflets. En croyant que je souffrais tout, on ne laissa pas de me traîner dans leur chapelle et les coups ne m’étaient rien au prix de cela. Le neuvième de juin, à deux heures de l’après-midi, on m’ôta mes habits et ma chemise, depuis la ceinture en haut, on m’attacha par les mains au plancher et six personnes chacune avec une poignée de verges d’une aune de long, et à pleines mains, se lassèrent toutes six sur moi et me rendirent toute noire comme le charbon. Puis on me détacha du plancher, on me fit mettre à genoux au milieu de la cuisine, et on continua à me battre jusqu’à ce que le sang coulât de mes épaules. […] On peut dire que je suis ici comme dans l’enfer. Dieu veuille m’en tirer par son bras puissant.

Plusieurs forteresses servent à enfermer celles et ceux qu’on appelle « les opiniâtres ». La tour de Constance, à Aigues-Mortes, est restée célèbre pour les prophètes et les camisards qui y ont été emprisonnés. Après 1715, seules les femmes y sont prisonnières, dont la célèbre Marie Durand48. Cette dernière est née en 1715 dans le Vivarais, au nord de Privas, fille d’un « greffier consulaire » et de Claudine Gamonet, un couple protestant converti de force en 1685. Elle a un frère aîné, Pierre, né en 1700. Les deux enfants, qui doivent se rendre à la messe catholique et au catéchisme, reçoivent à la maison une instruction protestante. Étienne Durand, le père, est emprisonné en juin 1704 pour avoir prophétisé. Le 29 janvier 1719, un culte clandestin est surpris par les soldats du roi. Pierre, le fils, qui prêchait, doit s’enfuir en Suisse. La mère est conduite à la citadelle de Montpellier, le père dans un fort près d’Agde. Leur maison est détruite et Marie se retrouve seule. À quinze ans elle épouse, en avril 1730, un homme beaucoup plus âgé qu’elle (quarante ans), contre l’avis de son frère. Mais dès le 14 juillet 1730, les époux sont arrêtés : Marie Durand est envoyée à la tour de Constance, à Aigues-Mortes. Lorsqu’elle y entre, vingt-huit femmes s’y trouvent déjà : des prophétesses, venues pour la plupart du Languedoc, quelques-unes du Vivarais. Marie Durand est internée pour être la sœur d’un pasteur, Pierre, arrêté et exécuté en 1732. Marie Durand devient l’âme de la résistance face aux pressions catholiques. Elle écrit aussi de nombreuses lettres en son nom et pour ses compagnes afin de demander des secours, de remercier les donateurs ou pour donner des nouvelles au pasteur Paul Rabaut, de Nîmes, devenu dans les années 1740 le véritable chef du protestantisme français. Une cinquantaine de ces lettres ont été retrouvées, qui donnent de précieux renseignements sur la vie à la tour de Constance, sur la foi des prisonnières et sur les réseaux d’entraide. On compte vingt prisonnières le 31 décembre 1736, trente et une en mars 1740. Des libérations ont lieu de temps en temps ; certaines femmes meurent à la Tour, d’autres y arrivent : on note, par exemple, quatre nouvelles arrivées en 1737 ; en 1742, sept Cévenoles, en 1751, une femme de soixante-trois ans et deux de plus de soixante-quinze ans, preuve de l’ardente résistance des femmes. Les premières libérations, non précédées d’une abjuration, ont lieu en mai 1762 grâce au nouveau commandant militaire en Languedoc. Mais il y a encore onze prisonnières en 1766, la plus jeune étant âgée de quarante-cinq ans. C’est finalement le 11 avril 1768 que l’ordre de mise en liberté de Marie Durand est envoyé au lieutenant du roi. Elle quitte la Tour après trente-huit ans de captivité. Les dernières prisonnières sont délivrées à la fin de la même année. Marie Durand se retire alors dans son village natal où elle vit avec une de ses compagnes de captivité mais rencontre des soucis d’argent ; le Consistoire d’Amsterdam lui vient en aide. Épuisée, elle meurt en juillet 1776 à soixante et un ans.

Symbole de la persécution contre les huguenots, son souvenir s’est plus ou moins maintenu dans les milieux protestants. Au XXe siècle, Marie Durand accède à un statut d’héroïne par son incarnation d’une résistance pacifique au nom des droits de la liberté de conscience et de la tolérance. Elle incarne aussi une figure de prisonnière politique. Les hommes, eux, sont envoyés aux galères.

Galériens pour la foi

« Le troisième jour [3 janvier 1702] du départ de Lille nous [la chaîne] arrivâmes à Dunkerque où on nous mit tous sur la galère L’heureuse, commandée par le commandeur de la Pailleterie, qui était chef d’escadre des six galères qui étaient dans ce port. On nous mit d’abord chacun sur un banc à part ; par là je fus séparé de mon cher camarade. Le jour même de notre arrivée, on donna la bastonnade à un malheureux forçat pour je ne sais quoi qu’il avait commis. Je fus effrayé de voir exercer ce supplice, qui se fit sans aucune autre forme de procès et sur-le-champ. Le lendemain, je fus sur le point de recevoir le même traitement, qui m’avait fait tant d’horreur la veille et cela par la méchanceté d’un grand coquin de forçat, qui était aux galères pour vol49. »

Mémoires d’un protestant condamné aux Galères de France pour cause de religion écrits par lui-même. Ouvrage dans lequel outre les souffrances de l’Auteur depuis 1700 jusqu’en 1713, on trouvera diverses particularités curieuses relatives à l’histoire de ce temps-là & une description des Galères & de leur service.

Âgé de seize ans, Jean Martheilhe quitte clandestinement en 1700 la maison familiale de Bergerac au moment où des dragons envahissent la demeure de ses parents. Avec un compagnon, il tente de rejoindre la frontière du nord pour se rendre en Hollande. Ils sont arrêtés près de la frontière des Ardennes, où ils se sont perdus, et condamnés aux galères perpétuelles « pour avoir voulu sortir du royaume malgré les défenses et ordonnances du Roi ». Jean est libéré en 1713, à la suite des pressions exercées par la reine Anne d’Angleterre, à condition de quitter le royaume. C’est en Hollande qu’il termine sa longue vie et écrit ses mémoires sur la vie quotidienne aux galères en compagnie d’innocents ou de canailles, de bohémiens, de vagabonds, de voleurs, de paysans révoltés, de déserteurs et de protestants. Il meurt très âgé, en 1777, alors que 44 % des protestants galériens meurent de misère, de chagrin ou de maladie, le plus souvent dans les premières années de galères.

Après la révocation de l’édit de Nantes, les condamnés de la « religion prétendument réformée », « fanatiques » et « opiniâtres » – ceux qui refusent de se convertir – sont considérés comme des « criminels d’État » et envoyés aux galères, soit 1 450 hommes entre 1665 et 1715. Le premier motif de condamnation – majoritaire – est la participation à une assemblée clandestine ; viennent ensuite la tentative de sortie du royaume et la détention d’armes ou de poudre. C’est le cas de Daniel Puech, fils de Daniel et de Jeanne Bouvier, marié à Claudine Hautier, laboureur de Codognan, âgé de quarante ans, « cheveux bruns, bonne taille, visage ovale, de la R.P.R. », condamné à vie pour avoir été trouvé avec des armes. Galérien sur L’Héroïne, sur L’Éclatante puis sur La Superbe, il est libéré le 25 juillet 1716 après treize ans de galère sous le no 27309 du registre d’écrou des galères de Marseille. Aux motifs de condamnation précédemment cités s’ajoute le refus d’enlever bonnet ou chapeau au cours de la messe50.

Les galères, avec un pont presque au ras de l’eau, se déplacent à l’aide de rameurs. Elles peuvent ainsi naviguer par calme plat quand les voiliers sont immobilisés faute de vent. Les bancs de rameurs sont disposés de chaque côté de la coursive. Une galère porte, outre les 250 captifs, des officiers, des matelots et des soldats. Les protestants ont souvent l’estime des capitaines et ils sont aussi appréciés de leurs codétenus car ils sont plus éduqués, plus calmes et ont le souci du groupe : ces « détenus politiques » ont formé une organisation clandestine pour s’entraider. Ceux qu’on appelait les « galériens pour la foi » ont représenté 4 % du total des forçats entre 1680 et 171551.

Les protestants aux Antilles

En 1685, la plupart des huguenots de Guadeloupe – une centaine de familles protestantes descendant généralement des réfugiés hollandais du Brésil accueillis en 1654 –, ayant été prévenus qu’on allait les forcer à se convertir, prennent la résolution de se sauver dans les îles contrôlées par les Britanniques52. Presque tous ont quitté l’île avant les mesures de rigueur qui commencent en 1687 en Guadeloupe. Un mémoire décrit la « conversion » de ceux qui restent : « Ils ne fréquentent point les églises, ils n’assistent point à la messe ou bien quand cela leur arrive, par la crainte qu’ils ont qu’on ne les poursuive comme relaps […]. Pour les sacrements, comme on ne les oblige point à les recevoir, pas un aussi ne s’en approche, ils n’envoient pas leurs enfants au catéchisme et aux instructions53. » On continue à tolérer les étrangers protestants à titre individuel comme ailleurs dans les autres ports de France ; l’usage s’établit cependant de ne naturaliser que ceux qui se convertissent. Mais refuser la naturalisation des étrangers protestants, c’est interdire la transmission de leurs biens à leurs enfants et les vouer à quitter l’île. Or c’est ce que les gouverneurs craignent par-dessus tout car ils ont besoin de colons blancs solides économiquement.

Après avoir interdit les îles aux protestants dans un premier temps, le pouvoir royal décide finalement de s’en servir pour les reléguer. Le premier grand convoi de protestants cévenols est constitué au début de l’an 1687. On embarque à Marseille le 12 mars sur un bateau de 300 tonneaux, Notre-Dame de Bonne Espérance, environ 200 protestants, hommes et femmes. Les déportés sont qualifiés sur les registres officiels de « religionnaires et nouveaux convertis ». Ce sont soit des réfractaires, soit des gens à qui on avait arraché une abjuration et qui ont été surpris ensuite dans des assemblées clandestines. Ils sont originaires du Gard, de Montpellier, de Montauban, du Poitou et du Périgord. Quinze déportés meurent pendant la traversée. Sur place, l’accueil des autorités n’est pas hostile. Les déportés trouvent même, assez facilement, des complicités pour s’évader. Car ils ne songent qu’à cela. Avant même l’arrivée du Notre-Dame de Bonne Espérance en Martinique, un autre convoi, le 16 mars 1687, a été formé de deux bateaux transportant l’un quatre-vingts réformés et vingt soldats d’escorte, l’autre cent protestants des Cévennes et du Vivarais ayant participé à des assemblées. Instruction a été donnée de les disperser à leur arrivée et de leur distribuer des terres. Les deux navires partent de Marseille. Conformément aux instructions reçues, le gouverneur répartit les déportés entre les différentes îles, ce qui, de fait, leur permet de gagner facilement les îles anglaises toutes proches. Un nouveau convoi part encore en septembre 1687 de Marseille. Le récit du voyage nous en est donné par l’un des participants, Pierre Arnal, maître d’école de Vergèze (Gard), condamné aux galères puis envoyé aux îles :

Notre vaisseau est arrivé en rade de Saint-Pierre le 27 décembre dernier et ainsi depuis le jour de notre départ notre arrivée il s’est passé 3 mois et 9 jours […]. Nous avons beaucoup souffert dans notre voyage car, dans une chambre qui à peine pouvait contenir 12 personnes on nous a mis le double et davantage et partout à proportion. Tellement que nous étions jour et nuit, les uns sur les autres ou assis sans pouvoir nous étendre, tout couverts de poux et dans un air échauffé et puant. Car ces chambres n’ont qu’un trou par le haut. Le plus souvent pour notre nourriture, nous n’avions que du vin aigri, de mauvais légumes mal cuits, de mauvais œufs, de la merluche et des sardines et depuis Cadix des mauvais biscuits de pain doux et pesants. J’ai été plus de 20 jours et nuits dans ce four puant et attaché à la brancarde de 10 ou 12 forçats : nous étions 70 dans une petite chambre. Après, par grâce, qui m’a coûté 2 écus, je fus enchaîné avec un autre et nous montions le jour sur le bord pour prendre l’air et cela dura environ un mois. Après on me détacha de cet homme et on me laissa une chaussette qui est une chaîne de 7 ou 8 pieds de long que je traînais sur le bord, environ un autre mois et quelques 15 jours avant notre débarquement on me l’ôta et on m’a laissé seulement l’anneau au pied pendant lequel temps j’ai été malade tellement qu’il y a apparence que si on ne m’eut sorti du navire, j’étais mort54.

Cette fois-ci le gouverneur se débarrasse du convoi en l’envoyant à Saint-Domingue. La Marie arriva au Port-au-Prince le 13 avril 1688, avec à son bord « 56 hommes religionnaires, 18 forçats condamnés à vie, 20 faux-sauniers [contrebandiers du sel] dont il en est mort 5 à la traversée ». Le 31 janvier 1688, le ministre annonce encore l’expédition d’un dernier convoi, cette fois beaucoup plus modeste, qui ne comprend que douze personnes. Ce sont des gens de Metz. Il faut leur faire distribuer des terres, soit en Martinique, soit dans les autres îles, afin qu’ils puissent gagner leur vie, et « prendre bien garde qu’ils ne repassent en France ». L’un d’entre eux a raconté son odyssée : la révocation est proclamée à Metz le 22 octobre 1685 ; immédiatement après, les temples sont détruits. Les hommes pris en essayant de passer la frontière sont envoyés aux galères, les femmes au couvent. Interdit d’exercer sa charge de notaire, soumis au logement de « huit dragons déchaînés », il se convertit. Mais accusé d’être un mauvais chrétien, il est arrêté le 20 décembre 1687, transféré à Verdun pendant que sa femme et sa fille sont emmenées de force au couvent. On le conduit en charrette, fers au pied, avec dix compagnons jusqu’à La Rochelle et de là on les transporte à l’île de Ré, d’où ils sont embarqués sur un bateau marchand pour la Martinique. Ils y débarquent en avril 1688 et sont « bien accueillis de tous ». Le 30 juin 1688, ils se rendent à Saint-Christophe, d’où ils gagnent la partie anglaise de l’île avant de partir pour Amsterdam. Ce convoi de protestants est le dernier55. On dénombre au total cinq bateaux qui ont transporté environ 500 réformés.

Ce mélange de rigueur et d’indulgence traduit le désarroi du pouvoir à l’égard de ces gens impossibles à classer. Le gouverneur craint de voir disparaître une population de qualité. Une demande adressée au ministre est révélatrice de cet état d’esprit : il s’agit d’obtenir pour le protestant Clarmont, directeur de la raffinerie du Mouillage, « une exemption d’aller aux exercices catholiques, sinon il n’y a pas moyen de le retenir dans les îles » et il joint à cette demande « un certificat de bonne foy », délivré par les pères jacobins eux-mêmes. Au fil des ans, la politique royale à l’égard des protestants des Antilles paraît de plus en plus hésitante. Il semble que l’on préfère en haut lieu conserver le silence et laisser faire les gouverneurs. Il est difficile de dénombrer exactement à cette époque les familles protestantes en Martinique puisque leurs membres sont généralement considérés comme nouveaux convertis. La situation évolue vers l’apaisement en raison de leur nombre restreint et, progressivement, d’une plus grande tolérance.

La résistance cévenole : la guerre des Camisards

Le film de René Allio, Les Camisards (1972), et le livre de l’historien Philippe Joutard, La Légende des Camisards. Une sensibilité au passé (1977), ont donné un écho particulier aux événements qui se sont déroulés dans les Cévennes entre 1702 et 1704, et ont contribué à en faire « une légende vivante ». Il faut en rappeler brièvement les faits avant de comprendre la postérité de tels événements dans l’histoire locale et nationale.

Le mouvement de ces protestants cévenols se radicalise, au printemps 1702, sous l’influence d’Abraham Mazel, peigneur de laine à Saint-Jean-du-Gard. Un appel à la guerre sainte est lancé par ce dernier pour délivrer des fidèles emprisonnés sur ordre de l’abbé du Chayla, inspecteur de l’intendant Basville dans le diocèse de Mende : disposant de tous les pouvoirs – militaires, politiques et religieux –, il est la première victime des camisards le 24 juillet 1702 et la cause du déclenchement de la guerre des Cévennes.

L’événement marque le début de la guerre des Camisards. C’est une guerre populaire par ses acteurs, « une guerre de partisans » ; une guerre religieuse aussi : des églises sont brûlées. Les camisards se dispersent à l’arrivée des dragons, mais ils osent un jour les affronter dans une véritable bataille rangée et leur infligent une défaite cuisante. L’organisation se structure autour de chefs issus du mouvement prophétique : Abraham Mazel, Jean Cavalier, Pierre Laporte, dit Rolland, et Élie Marion, le seul à être né dans une famille aisée. En octobre 1702, le premier dirigeant camisard tué est Gédéon Laporte. Le 27 décembre 1702, Cavalier bat la garnison d’Alès et le commandant des troupes royales du Languedoc est défait près de Nîmes en janvier 1703. Il est remplacé par le maréchal de Montrevel, surnommé « le brûleur de maisons » à cause de sa brutalité, remplacé lui-même par le duc de Villars. S’ajoutent aux troupes royales des troupes catholiques (les « florentins », les « cadets de la Croix » et les « partisans ») faisant du conflit « un conflit trilatéral ». Des massacres et des atrocités sont commis dans les deux camps. Battu en 1704, Cavalier négocie une trêve contre le droit à l’exil mais il est désavoué par ses troupes. Rolland est tué en juin 1704 ; en octobre, les chefs camisards déposent les armes. Certains s’exilent, comme Mazel et Marion en 1705. Entre 1705 et 1710, les survivants essaient de relancer la guerre avec l’aide des États protestants qui arrivent… après la bataille. Mazel tente de nouveau de soulever le Vivarais en 1709-1710 avant d’être tué en 1710. Le prophétisme continue cependant en Cévennes et ce sont les femmes qui l’incarnent.

Pourquoi et comment cette résistance a-t-elle pu durer ? Elle s’est déroulée en même temps que la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714) mais sans le soutien des Anglais ou des Hollandais, comme avait pu le craindre un temps le roi de France. Issus du peuple d’artisans et de petits propriétaires, les camisards ont l’appui de la population locale, qui fournit caches et vivres à des révoltés qui n’ont en face d’eux que des troupes médiocres. C’est une guerre de guérilla menée par de petits contingents qui connaissent parfaitement le terrain et qui harcèlent les troupes royales. Le commandement n’est pas centralisé : les groupes sont locaux, commandés par un chef, et se retrouvent parfois pour certaines batailles.

Après la reddition des Cévenols, certains ont obtenu un passeport pour Genève et gagné, de là, l’Angleterre. Ces ex-camisards, cordialement reçus dans un premier temps, suscitent bientôt l’hostilité des églises établies. Le fils d’un Français réfugié en Angleterre a interrogé de nombreux témoins et relate les événements dans Théâtre sacré de Cévennes. Les Cévenols continuent leurs prophéties, allant même jusqu’à évoquer le partage de tous les biens avec les pauvres. Toujours par « ordre de l’Esprit », ils repartent en 1712 pour la Hollande et l’Europe du Nord. On les suit à Hambourg, Stockholm, Königsberg puis en Pologne, où ils sont arrêtés comme espions et emprisonnés d’octobre 1712 à mai 1713. Enfin libérés, ils gagnent Danzig, Prague, Vienne, Belgrade, Constantinople et Smyrne. Ils s’y embarquent pour l’Europe. Épuisé, malade, Élie Marion meurt à Livourne le 23 novembre 1713 à trente-cinq ans.

En 1972, le relatif succès du film de René Allio s’explique par le contexte des années 68 où le soutien à la résistance (victorieuse) du peuple vietnamien contre le géant américain suscite un enthousiasme internationaliste. Le cinéaste confirme lui-même le parallèle dans Le Monde du 6 février 1972. Ce rapprochement avec les guerres de résistance n’est pas nouveau. En 1944, dans le maquis Aigoual-Cévennes, d’autres partisans chantaient déjà ceci :

Les fiers enfants des Cévennes

Réfractaires et maquisards

Montrent qu’ils ont dans les veines

Le sang pur des camisards56.

Le « Désert discipliné »

En 1715, après la mort du roi Louis XIV, se tient clandestinement à Saint-Hippolyte-du-Fort le premier synode (assemblée) du Désert, début d’une réorganisation des Églises réformées qui est l’œuvre d’Antoine Court (1695-1760), prédicant dans le Vivarais en 1713, qui souhaite rompre avec le mouvement prophétique et la violence camisarde.

Le pasteur Court fait adopter un projet de refondation des Églises détruites en faisant taire le prophétisme et en refusant la violence autant que les pratiques catholiques. Les « Églises sous la croix » (les temples) se reconstituent dans les Cévennes, en Languedoc, en Vivarais et en Dauphiné. Devant ce renouveau, le jeune roi Louis XV confirme les dispositions de l’édit de Fontainebleau. Pendant cinquante ans, le clergé local est plus enclin à la répression que le gouvernement qui, pragmatiquement, veut éviter les révoltes. Les réformés arrêtés sont cependant toujours envoyés aux galères et les femmes enfermées à la tour de Constance à Aigues-Mortes. Antoine Court doit même s’enfuir en Suisse en 1729 où il s’occupe du recrutement de pasteurs formés à Lausanne mais capables de vivre en clandestins dans le royaume de France. Un relatif apaisement de la répression permet cependant aux Églises de se réorganiser et de tenir des synodes, à l’exception de quelques épisodes de retour aux violences d’État autour de 1750.

Pratiques de la foi : une histoire du silence

Que peut-on savoir réellement des sentiments profonds et des pratiques religieuses des protestants à cette époque ? L’historien Michel Vovelle a évoqué à cet égard une « histoire du silence57 ». Il a étudié des centaines de testaments de réformés provençaux dans des lieux différents : un bourg cévenol, Saint-Jean-du-Gard, des villages du Luberon, la ville d’Orange, pour saisir, dans les dernières volontés des futurs défunts, les effets des conversions forcées, les conversions refusées, la reprise ou non des Églises clandestines, les lieux de sépulture. L’acte passé devant notaire à l’orée de la mort permet de se dispenser de passer devant le curé du village. Quels sont, dans ces testaments, les silences ou les absences qui font sens et permettent de mesurer les changements ?

Il y a d’abord le refus de se placer sous la protection de la Vierge Marie ou des saints. Ensuite, l’absence, lors des obsèques, du cortège des pénitents et des confréries, l’absence de demande d’enterrement dans l’église, remplacée par la formule « à la discussion des héritiers », l’absence de demande de messes ultérieures et de legs aux œuvres pieuses de charité. Enfin, les dons qui incarnent une solidarité confessionnelle de groupe sont dits « en distribution directe », déposés en nature ou en argent à la porte du défunt, et sont répartis par un « bureau des pauvres » géré par les consuls ou des responsables désignés par la communauté.

Trois modèles se dégagent de ces testaments rédigés entre 1685 et 1800. Le bourg cévenol de Saint-Jean-du-Gard reste ferme dans la foi et incarne la stabilité de la communauté. Il n’y a aucune invocation à la Vierge entre 1686 et 1690, mais tous les habitants doivent se déclarer catholiques. En 1709, la mention « au cimetière des catholiques » disparaît. Le geste charitable – celui du travailleur pauvre ou celui des notables – est toujours supervisé par « le procureur des pauvres ». En 1789, forme de laïcisation, un « bureau de charité » est organisé et géré par un « receveur ». Dans les villages du Luberon, le combat entre catholicisme et protestantisme est incertain, avec des îlots de résistance en terre catholique. S’il y a déclaration de catholicité, on note une absence de messe et des legs directs aux pauvres (et non aux œuvres paroissiales). À partir de 1703, on n’invoque plus la Vierge et les saints. Mais les legs charitables diminuent progressivement ; l’abandon de la solidarité confessionnelle est un signe d’effritement des groupes réformés. Dans la communauté urbaine d’Orange, qui compte 3 000 habitants, les trois quarts des notables sont des réformés, dont des artisans, des commerçants et des paysans. On perçoit un abandon progressif de la foi, surtout chez les paysans. Le nombre des sépultures à l’église augmente au cours du siècle, et plus encore, le silence sur la sépulture : « Le cimetière d’indifférence a remplacé le cimetière d’élection58. » Le nombre de messes pour le repos de l’âme dite par les frères augmente. Mais les legs à l’hôpital sont peu nombreux : la conversion est donc à la fois à demi manquée et à demi réussie. La population réformée est passée de 35 % en 1700 à 13 % à la fin du siècle, essentiellement par la défection des notables (les plus convaincus ont émigré). Les plus fidèles à leur foi sont les classes populaires urbaines de l’échoppe et de la boutique.

Dans la lignée du questionnement des philosophes du XVIIIe siècle, une tolérance de fait des Églises du Désert s’installe à partir de 1756 en Languedoc, là où elles étaient le plus poursuivies. La pratique de la religion au sein des familles devient moins centrée sur l’Apocalypse et plus ouverte à la raison : c’est le moment du Désert toléré (1760-1787) qui aboutit à l’édit de 1787 de Louis XVI accordant, sans les nommer, un état civil aux protestants mais pas encore la liberté de culte. Des résistances se manifestent chez les parlementaires de Paris qui n’enregistrent l’édit qu’en 1788, tout en précisant bien que la religion catholique reste la religion officielle du royaume. Des résistances se font également jour dans le haut clergé qui appelle les prêtres à ne pas enregistrer les mariages civils. La tolérance n’est pas partagée par tous. Cette réforme concerne environ 500 000 protestants (sans compter les luthériens d’Alsace qui ont un statut spécifique). C’est un tiers de moins qu’au siècle précédent alors que, dans le même temps, la population du royaume est passée de 20 à 28 millions d’habitants. La pratique de la religion s’est transformée : la doctrine de la prédestination perd de son importance avec la disparition des derniers croyants qui ont connu la période d’avant la révocation. C’est avec la Révolution française que tous les protestants pourront vivre et exister au grand jour. Le concordat napoléonien de 1802 règle leur statut jusqu’à la loi de 1905 et la séparation des Églises et de l’État.

Si l’on en croit l’intendant du Languedoc, malgré l’exode, Nîmes la huguenote est restée un centre de production de tissus de laine, de coton et de soie : « Le changement arrivé en cette ville pour la religion n’a produit aucun effet fâcheux pour le commerce, les principaux marchands et habitants étant de la R.P.R. Le commerce y fleurit mieux que jamais et si tous ces marchands sont encore mauvais catholiques, du moins ils n’y ont pas cessé d’être très bons négociants. »

En réalité, certains secteurs se sont effondrés mais d’autres industriels et marchands ont développé la fabrication et le commerce des « indiennes », ces cotonnades imprimées, teintes ou peintes, venues à l’origine des « Indes », puis fabriquées en Provence. Elles se diffusent de façon spectaculaire dans la société française des dernières décennies du XVIIe siècle et du premier XVIIIe siècle.

3. MODE VESTIMENTAIRE ET EXPLOITATION COLONIALE : LES « INDIENNES »

Dès février 1685, l’intendant de Rouen René de Marillac (qui avait déjà sévi en Poitou contre les protestants), un peu inquiet, écrit au contrôleur général des finances :

Il y a icy autour de deux ou trois paroisses pleines d’ouvriers subordonnés aux marchands de draperies et de couvertures blanches, qui, ne trouvant pas à travailler, sont venus en troupes en cette ville ; on les a envoyés chez moy ; et ils estoient deux ou trois cents hier à ma porte. Je les fis retirer en leur faisant dire que j’enverrois examiner d’où venoit cette cessation de travail et que je verrois à y pourvoir. J’y envoyay sur l’heure un marchand de cette ville nommé Barandon qui a bon sens ; il m’a rapporté que le dernier navire qui est arrivé chargé de toiles peintes a fait cesser le débit de serges, en sorte que l’on n’en fait pas faire depuis quelques temps, et d’ailleurs les marchands qui donnaient à travailler n’ayant pas de quoy avancer pour avancer des laynes et payer des ouvriers, qu’ils cessoient leur travail59.

Les « toiles peintes » ou imprimées, les « indiennes », sont importées par la Compagnie française des Indes orientales créée en 1664 à l’initiative de Colbert ; huit à dix vaisseaux arrivent annuellement dans le port de Lorient. Depuis longtemps, les artisans indiens utilisent les mordants, des sels, pour fixer les colorants de la teinture, avec une palette de couleurs riches et brillantes où dominent le rouge de la garance et le bleu de l’indigo. Vers 1648, après un véritable espionnage industriel, des marchands arméniens introduisent à Marseille les techniques de fabrication de ces indiennes. Devenu florissant en particulier en Provence, le commerce des indiennes concurrence la production des lainiers et des soyeux. Un soyeux lyonnais favorable à l’interdiction de ces « toiles peintes » dénonce à la fin du XVIIe siècle : « Un petit nombre de marchands, distributeurs des étoffes des Indes, sont eux seuls l’unique cause du goût dépravé que les femmes de la Cour et de la Ville ont pour ces sortes d’étoffes fort inférieures à celles qu’on fabrique dans le royaume et par là ils favorisent le grand commerce que les Anglais et les Hollandais font de ces sortes d’étoffes60. »

À l’imitation des artisans de Londres qui, en 1680, saccagent le siège de la Compagnie des Indes (avec pour conséquence l’interdiction par le Parlement anglais de l’importation de soieries et de calicots peints), les soyeux lyonnais poussent Louvois à prendre des mesures protectrices et parviennent à convaincre les autorités d’interdire l’importation des indiennes. Un an après la révocation de l’édit de Nantes, Louvois conseille donc à Louis XIV de promulguer, le 26 octobre 1686, une mesure protectionniste visant « les toiles peintes aux Indes ou contrefaites dans le royaume » : dans le délai d’un an, l’importation, la fabrication et même le port des indiennes sont interdits en France pour protéger les industries traditionnelles de lin, soie, laine et chanvre. Les ateliers d’impression de cotonnades sont fermés, les moules utilisés pour l’impression sont brisés, et les marchandises trouvées brûlées.

Après l’arrêt de 1686, la Compagnie des Indes obtient cependant la possibilité d’importer et de vendre des étoffes blanches de coton pour les faire peindre et décorer dans l’Hexagone. Ce commerce est très fructueux : au début du XVIIIe siècle, on échange sur les côtes du golfe de Guinée avec les chefs africains 800 pièces de toiles peintes contre 300 esclaves. Les interactions entre négoce portuaire, esclavage et industrie textile sont particulièrement visibles à Nantes, Lorient et Rouen. En effet, les indiennes peintes constituent le gros de la cargaison d’un navire négrier au départ des ports français de l’Atlantique. D’importantes indienneries sont fondées à Nantes avec en outre, en 1719, une grande manufacture de tissage liée au décollage négrier de la ville dont la population double au cours du siècle (80 000 habitants en 1790). Rouen, où existait de longue date une industrie textile traditionnelle, installe également des indienneries destinées à la traite négrière. Pour teindre les étoffes blanches importées, on développe aux Antilles, et particulièrement à Saint-Domingue, la culture des indigotiers : les colons blancs créent des plantations pour produire de l’indigo. Des tiges des indigotiers est extraite une matière tinctoriale bleue violacée que l’on fait macérer dans des cuves maçonnées, dont certaines sont encore visibles aujourd’hui en Guadeloupe. Le travail des esclaves dans les plantations d’indigotiers est harassant et l’odeur de l’indigo macéré, nauséabonde. Jugée pénible, dégradante et aléatoire du fait même de la prohibition, cette culture ne décolle pas en Martinique, alors qu’elle s’implante en Guadeloupe entre 1680 et 1690, dans les zones les plus sèches de la Grande-Terre et les plateaux calcaires de Marie-Galante, et surtout à Saint-Domingue. Mais les revenus tirés de l’indigo sont inférieurs à ceux que donne la culture de la canne à sucre. Au total, une centaine d’indigoteries existent en Guadeloupe à la fin du XVIIe siècle, alors qu’il y en a moins de dix en Martinique.

L’ampleur de la vogue des cotonnades indiennes crée un marché prometteur dont le succès est attesté par la robe de chambre portée par M. Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme de Molière (1670) et en 1764 par le tableau de Maurice-Quentin de La Tour représentant Mme de Pompadour (favorite du roi Louis XV) vêtue d’une superbe robe en indienne. Production et consommation ont en effet partie liée avec la prohibition61. Un nouvel arrêt en 1697 permet de punir les femmes qui porteraient des indiennes. En 1723, les commis des fermes reçoivent le droit de dresser procès-verbal et de saisir les toiles peintes aux barrières des villes. Ils font se déshabiller les femmes et on brûle dans les rues des robes saisies ; un arrêt promet les galères à toute personne convaincue d’avoir introduit des étoffes prohibées. Rien n’y fait. Une véritable insurrection à bas bruit des consommatrices a lieu, qui veulent à tout prix porter des indiennes. Les étoffes sont utilisées pour la confection de jupes et de caracos pour les femmes, de casaquins et de robes de chambre pour les hommes. Le dessin le plus fréquent est constitué de fleurs rouges sur fond blanc, sable ou gris, plus rarement avec des fleurs bleues ou violettes sur fond gris. La prohibition appelle la contrebande et la fraude, qui se développent aux périphéries du royaume. C’est le cas en particulier en Dauphiné et en Lyonnais, zone frontière avec le duché de Savoie, étudiés par Anne Montenach62. L’arrêt de prohibition du 26 octobre 1686 est à l’origine également du développement de l’industrie des indiennes à Genève par un petit groupe de fabricants huguenots (sept en 1738, qui ont trouvé refuge en Suisse après la révocation de l’édit de Nantes), ainsi que de vastes réseaux de contrebande dont le plus connu est celui de Mandrin, mais ce n’est pas le seul. Ils s’appuient sur des réseaux de passeurs et de passeuses, telle Catherine Gayet, arrêtée le 22 mai 1739 à la porte Saint-Laurent de Grenoble ; on saisit sur elle vingt-neuf aunes d’indiennes « qu’elle entroit dans la ville ». Dix jours plus tard, Françoise Bien et Françoise Chaffart, « toutes deux habitantes en Savoye », sont arrêtées au Gua en Vercors avec soixante-cinq aunes d’indiennes63. Il est difficile de déterminer si elles agissaient seules ou dans le cadre de bandes, comme simples passeuses ou comme receleuses employées par des contrebandiers de métier.

Les provinces où l’on pratique la fraude sur les indiennes sont la Bretagne, l’Alsace, la Franche-Comté, le Dauphiné, la Provence et le Languedoc. En effet, l’incohérence de la prohibition repose également sur l’état du système douanier français, puisque certains territoires ont été exemptés des interdictions économiques. Il s’agit de provinces ou de généralités considérées comme des « territoires étrangers » ou des « enclaves territoriales » – c’est le cas de Mulhouse ou du Comtat Venaissin – ou encore de « ports francs ». L’exemple de la Provence est caractéristique : depuis la fin du XVIIe siècle, le port franc de Marseille, grâce à sa franchise octroyée en 1669, est devenu un foyer important de consommation et de diffusion des indiennes dans le royaume. La Provence s’avère être un véritable entrepôt pour les toiles prohibées : la foire de Beaucaire joue un rôle de premier plan dans le commerce clandestin des indiennes.

L’édit royal est bravé dans la rue et à la Cour. La fraude entre dans Paris. Elle est connue des services de police en raison des dénonciations : cette « maîtresse de pension près de Sainte-Geneviève, contre l’Estrapade, vue dans les rues avec une demie-robe de toile peinte, fond blanc et fleurs rouges, une jupe rouge à petites fleurs blanches et un mouchoir fond bleu et fleurs blanches64 ».

À l’intérieur des murs de la capitale, les toiles prohibées sont vendues par colportage. Le nombre et le montant des contraventions à Paris augmentent fortement – 300 livres en 1735. Ce sont surtout les femmes qui s’habillent avec les indiennes : parmi les contrevenantes, on trouve des femmes d’artisans et des femmes de marchands, des domestiques, quatre épouses d’officiers de robe, six femmes de commis, deux femmes d’architecte, une femme de chirurgien, une chanteuse de l’Opéra. Les fraudeuses sont le plus souvent surprises dans la rue ou vues à une fenêtre ou à leur balcon. En Dauphiné, sur quarante et une saisies effectuées entre octobre 1736 et juillet 1739, trente-huit concernent des femmes (trente et une sont arrêtées pour simple port de vêtements d’indienne)65. L’origine sociale des contrevenantes est variée, comme l’indique un inspecteur du Dauphiné : « À l’égard des toiles peintes, elles y sont portées publiquement depuis la Dame de qualité jusqu’à la simple bourgeoise ; les servantes même en portent des tabliers. » L’attrait pour les tissus est plus fort que la peur de l’amende et de la confiscation. Il témoigne, avec l’évolution du goût pour des étoffes plus légères et plus colorées, d’aspirations nouvelles à la consommation et d’une représentation de la hiérarchie sociale qui est moins fonction de ce que l’on est du fait de sa naissance que de ce que l’on porte ou de ce que l’on a66.

Au XVIIIe siècle, la diffusion d’une culture de la consommation dans les couches moyennes émergentes est favorisée par la variation des prix des indiennes en fonction de la provenance67. À Lorient, siège de la Compagnie des Indes qui a le monopole des échanges avec l’océan Indien, une pièce d’indienne se vend aux négociants de Nantes, de Paris et de Bordeaux entre 22 et 175 livres, et la même pièce, entre 8 et 17 livres par contrebande, à bord des navires. Malgré l’interdiction, officiers et marins pratiquent l’importation et la vente des toiles prohibées. Ces différences de prix ont permis la diffusion des étoffes asiatiques et la banalisation de leur usage de produits de luxe au départ réservés aux élites au « luxe populaire », en particulier dans la région bretonne68. Femmes distinguées et femmes du peuple portent donc des indiennes : robes, jupons, mouchoirs, caracos et vestes, même si les femmes du peuple ne s’habillent pas de cotonnades imprimées tous les jours. Madeleine Boirel, ouvrière dans la manufacture d’Oberkampf à Jouy-en-Josas, sœur et veuve d’imprimeur sur toile, possède ainsi « trois déshabillés de toile de Jouy (dont un sur fond sablé rouge), un mantelet d’indienne, une paire de souliers couleur serin, trois schalls dont deux en toile de Jouy, un jupon, 39 bonnets ronds garnis de dentelle69 ». Les inventaires après décès montrent l’accroissement et la diversification des « vestiaires » féminins dans le second XVIIIe siècle. Voici l’exemple de celui de la cuisinière Geneviève Lou, retrouvée noyée dans la Seine. Ses biens sont évalués à 500 livres (limite supérieure de la catégorie des domestiques les plus pauvres). Sa garde-robe comporte « trois robes et jupons, deux camisoles en toile blanche, un caraco et un jupon, un mantelet, deux tabliers, onze autres jupons de toile blanche, deux jupons de dessous, six paires de poches de bassin, trois coiffures de gaze, six coiffures de dentelle, deux pièces d’estomac, huit bonnets, trois coiffes, 17 fichus, trois paires de bas, trois paires de manchettes, 34 chemises de soie, six camisoles de mousseline70 ». Cet inventaire après décès témoigne des changements dans la consommation à la fin du XVIIIe siècle. La situation est plus contrastée dans les campagnes et les petites villes.

Finalement, par lettres patentes du 7 septembre 1755, le gouvernement autorise l’importation des cotonnades blanches et celle des toiles peintes moyennant une taxe de 15 %. Le cadre légal de l’indiennage français est ainsi constitué. Après la levée de la prohibition en 1759, une douzaine d’indienneries sont fondées à l’initiative de marchands-fabricants huguenots. La mécanisation des industries permet d’offrir aux courtiers noirs des côtes africaines des produits à bas prix de revient. En 1746, la cité libre de Mulhouse saisit l’opportunité de développer les fabriques d’indiennes en se servant de l’expertise des protestants réfugiés à Bâle et à Neuchâtel. La création de plusieurs d’entre elles provoque une croissance de la ville, qui rejoint la France en 1788. Il en est de même à Nantes en 1754 et en Normandie, près de Rouen, en 1756. Diverses industries chimiques sont créées à Rouen pour seconder l’imprimerie sur tissus. Les manufactures se multiplient sur tout le territoire, comme celle fondée par Abraham Frey à proximité de Rouen, ou la manufacture d’Oberkampf à Jouy-en-Josas ouverte en 1760. La fabrique d’indiennes de Jean Rodolphe Wetter à Orange, créée en 1757, regroupe par exemple 530 ouvriers et ouvrières. L’un des tableaux qui décoraient les salons de l’entrepreneur (et que l’on peut voir aujourd’hui au musée d’art et d’histoire de la ville) montre l’organisation et les gestes du travail : on y voit des pinceauteuses chargées d’effectuer les retouches ; elles sont 190 en 1764 dans un atelier mixte, sous la houlette des « maîtresses pinceauteuses » dont l’une tient un long bâton à la main pour imposer aux ouvrières, sans doute vigoureusement, les cadences du travail. À la fin du XVIIIe siècle, on compte environ 300 manufactures textiles dans lesquelles 25 000 ouvriers et ouvrières travaillent et réalisent 55 000 pièces. Mais cette industrie textile liée au commerce colonial ne repose pas sur des bases très solides. Elle est fragilisée par les guerres et les révoltes d’esclaves aux Antilles : la guerre de Sept Ans (1756-1763), le traité de libre-échange franco-anglais de 1786, puis la révolte des Noirs de Saint-Domingue (1791) qui conduit au décret de février 1794 sur la première abolition de l’esclavage et à la création de la première République noire en 1804.

Un fait est certain : il n’y a pas que les ports négriers de la côte atlantique qui s’enrichissent sur le dos des esclaves ; une part de la production industrielle hexagonale est concernée par les profits des produits destinés au commerce triangulaire ou quadrangulaire, que ce soient les indiennes ou les armes. Il reste encore beaucoup à apprendre sur l’impact de l’esclavage, à la fois avant et pendant la Révolution française, et plus généralement sur le rôle de l’esclavage dans l’économie française globale de l’Ancien Régime. Sur le plan juridique, il faut souligner que le Code Noir est appliqué à partir de 1685 dans les colonies des îles du Vent (Martinique, Guadeloupe et Saint-Christophe) ; d’autres versions existent en mai 1687 à Saint-Domingue, en mai 1704 en Guyane, et en décembre 1723 dans l’île Bourbon (La Réunion) ainsi que dans l’île de France (l’île Maurice).

Si les Codes noirs diffèrent selon les territoires, ils incarnent, nonobstant leur fondement juridique, une politique raciale telle que l’a définie Michel Foucault, où convergent le biopouvoir et le racisme.

CHAPITRE 2

VIES ORDINAIRES : COMPROMIS ET RÉBELLIONS

« Ne risque-t-on pas de gauchir l’image du réel en isolant dans la continuité des jours et l’écoulement répétitif de la vie quotidienne, les accès et les phases de la contestation ? N’est-ce pas privilégier le versant noir, le négatif, et fausser du même coup la perspective de l’ensemble ? Certes les humbles ne vivaient pas continûment dans l’antagonisme. Une radiographie de l’opinion populaire doit aussi inclure l’autre face, celle du scepticisme, du conformisme et de l’acceptation plus ou moins résignée, du compromis vécu au jour le jour avec le système dominant et tout son appareil juridictionnel ou policier dont on attendait qu’il garantît dans le présent la sécurité et la tranquillité, en assurant à chacun des chances de survie. »

Jean Nicolas, La Rébellion française (2002).

Avant d’aborder les rébellions paysannes et urbaines qui ont scandé les règnes de Louis XIV et de ses successeurs, nous arpenterons « la continuité des jours » évoquée ci-dessus par l’historien Jean Nicolas. Réfugié en Hollande, le pasteur calviniste Pierre Jurieu (1637-1713) écrit en 1689, dans Les Soupirs de la France esclave qui aspire après la liberté : « Le paysan vit de la façon la plus misérable ; aussi sont-ils noirs comme les esclaves de l’Afrique. » Ce point de vue pessimiste sur l’état des 85 % de la population française est peut-être dû à l’éloignement forcé du pays natal de son auteur, mais il est intéressant par la comparaison suggérée, par la noirceur qui unit sous sa plume paysans et esclaves.

1. « UNE FOI, UNE LOI, UN ROI » ET DES INTÉRÊTS PARTICULIERS

Le lendemain même de la mort du cardinal Mazarin le 9 mars 1661, le roi Louis XIV prit seul en mains les rênes du pouvoir, jusqu’à sa mort en 1715. Colbert, aux Affaires intérieures et au Commerce maritime avec le titre de contrôleur général des finances dès 1665, et Louvois en tant que secrétaire d’État à la guerre (officiellement en 1677) en furent les principaux piliers. Ils mirent en place, chacun dans leur domaine, un appareil administratif avec un personnel nombreux de plus en plus spécialisé. Ils se constituèrent de la sorte des réseaux financiers et familiaux ainsi qu’une clientèle. Surveillés à la Cour, les nobles devinrent dans les provinces, comme gouverneurs et chefs militaires, les représentants de l’autorité royale, exerçant un pouvoir local/régional à côté d’administrateurs – les intendants – qui étaient « les yeux et les oreilles du roi ».

La répartition et la perception des impôts indirects étaient confiées – on disait affermées – à une série de financiers et d’entrepreneurs privés qui confondaient parfois deniers personnels et deniers publics. La souveraineté du roi s’exerçait par l’octroi de privilèges – monopole accordé à une personne ou à une compagnie – qui constituaient l’armature du commerce et de l’industrie. L’accroissement des dépenses de l’État dû aux guerres poussa à multiplier les emprunts, les expédients et les ventes d’offices (ou charges). La situation financière du royaume se dégrada fortement après la reprise de la guerre en 1702. Le roi Louis XIV était en effet un « roi de guerre1 » avide de conquêtes et de territoires soumis à son autorité. Si, en 1684, la trêve de Ratisbonne sembla reconnaître la souveraineté de la France sur les possessions annexées (telle l’Alsace en 1681), elle engendra en 1686 la formation d’une coalition européenne contre la France – la ligue d’Augsbourg –, provoquant en 1688 une guerre qui dura jusqu’à la paix de Ryswick, en 1697. Dirigée par le roi, de moins en moins présent au fil des ans sur le champ de bataille, la guerre s’opérait avec des capitaines, véritables entrepreneurs qui devaient entretenir leurs troupes et acheter équipements et armement. La guerre était aussi une violence d’État imposée aux soldats, ainsi qu’aux populations civiles qui devaient, sur place, loger et nourrir ces mêmes soldats et qui subissaient leurs exactions.

Représentant de Dieu sur terre, Louis XIV se présentait également comme le « père de nos peuples ». L’image paternelle du roi veillant sur le peuple/enfant se constitue alors que s’affirme l’autorité paternelle à l’intérieur de la famille, valorisée par les autorités politiques et religieuses.

Le roi était la source de la loi, mais aussi, en un sens, celle de normes linguistiques et esthétiques mises au service du pouvoir et de l’État. La propagation de la langue française fut servie par les dictionnaires de la fin du XVIIe siècle (Furetière en 1690, Académie française en 1694) et présentée comme liée à la grandeur du roi. Les rédacteurs du Dictionnaire de l’Académie française le dédièrent au souverain en ces termes : si la langue nationale tient « le premier rang entre les langues vivantes, elle doit moins une si haute destinée à sa beauté naturelle qu’au rang que vous tenez entre les rois et les héros ». Avant la Révolution française, il n’y eut cependant pas encore de tentative d’unification linguistique d’un pays qui présentait une grande diversité de dialectes locaux ou régionaux. Les différentes langues parlées dans le royaume n’en étaient pas moins classées hiérarchiquement : le latin (langue de l’Église) et le français (langue de l’État et des élites) étaient les plus prestigieuses – une hiérarchie conforme à l’ordre social –, le peuple s’exprimant en dialecte. Cette « géographie sociale de la langue » correspondait aux normes sociales et politiques dominantes2.

La normalisation esthétique et scientifique s’opéra dans les académies de peinture, de sculpture, de musique, de sciences et d’architecture. Regroupés dans des communautés de métier, les artistes recevaient un privilège du roi qui, ainsi, les distinguait, ce qui contribua à forger un système académique dédié à l’expression de la grandeur monarchique. L’Académie des sciences associait savoirs fondamentaux et savoirs techniques dont certains étaient mis au service du militaire, de la guerre et de la navigation. Le contrôle du pouvoir royal et de l’État s’appliqua par ailleurs fermement à la production imprimée à laquelle fut appliquée une censure sans faille, en particulier sur les questions religieuses. La surveillance et la répression se déployèrent sur les imprimeurs et les libraires, ce qui contribua à développer en Hollande une production clandestine, surtout après la révocation de l’édit de Nantes en 1685.

Dans la première partie de son règne, Louis XIV entreprit, pour des raisons essentiellement politiques – unité du pays et contrôle de l’institution ecclésiale –, de faire du catholicisme la seule religion dans le royaume. C’est ainsi qu’il faut comprendre la lutte contre les jansénistes de Port-Royal, les mesures contre les protestants avant même l’édit de Fontainebleau de 1685 et la Déclaration des Quatre articles, rédigée par Bossuet, évêque de Meaux, et adoptée par l’épiscopat en 1681, texte qui conforte la volonté d’indépendance à l’égard de la papauté, abandonné à la fin du règne3.

La Cour, dont Versailles était l’écrin et le théâtre, entendait incarner le centre du monde : le Roi-Soleil imposait sa domination grâce à un strict respect du protocole et des hiérarchies. Les nobles recherchaient l’honneur prodigué par la distinction individuelle et les faveurs du roi. L’absolutisme royal fut cependant limité par les privilèges et les intérêts particuliers. Entre servir et se servir, la voie était étroite et sinueuse, y compris chez les grands commis de l’État, tels Colbert ou Louvois qui se devaient d’entretenir famille et clientèles. Dans les généralités, les intendants durent composer avec les situations et les élites locales nobles et bourgeoises. Les pauvres développèrent une « économie invisible ». Pour faire la guerre, le roi multiplia la vente des offices et créa de nouveaux impôts (la capitation en 1695, le dixième en 1710), dont certaines catégories sociales réussirent à se faire exempter. La guerre était aussi l’objet de la diplomatie et de négociations transnationales : les traités d’Utrecht (1713) et de Rastadt (1714), imposés par deux États protestants – l’Angleterre et les Provinces-Unies – mirent à mal, à la fin du règne, l’absolutisme royal.

Sous les apparences de l’unité, le corps du royaume était en réalité constitué de corps plus petits – familles, communautés, corps de villes, corporations – qui possédaient chacun leur hiérarchie et leurs règles et où chacun devait rester à sa place.

2. LE QUOTIDIEN DES SUBALTERNES

Il est difficile, sauf exception, de savoir ce que pensaient, ce que ressentaient les paysans ou les ouvriers de l’Ancien Régime, perçus le plus souvent à travers le regard des autres – curés, seigneurs, bourgeois ou hommes de loi.

Le peuple des campagnes

« Mon père et ma mère étaient pauvres, et ils gagnoient leur vie, lui au mettier de serge et d’étamine, et elle à filler la laine. Et c’est ce qui a fait que j’ai été élevé avec peu d’éducation. J’ai cependant apris assez passablement bien les premiers principes de la religion catholique4. »

Nous pouvons cependant pénétrer dans le quotidien d’un paysan devenu domestique, Ponce Millet (1673-1725), fils d’un couple de manouvriers pauvres de la vallée de l’Aisne. On connaît sa vie et ses tribulations par son Livre de raison – qui comprend à la fois le Journal de sa vie et un livre de comptes comportant ses recettes et ses dépenses. À dix ans, il est déjà occupé à mener paître les bestiaux aux champs. Sa mère est morte en couches lors de la naissance de son cinquième enfant. Le lot commun des ruraux champenois est d’émigrer, temporairement ou définitivement, pour échapper à la condition instable des brassiers (ou manouvriers) devant se louer à la journée chez des laboureurs plus riches. En février 1688, à quatorze ans, Ponce quitte son village de Doux pour Paris (à 200 kilomètres environ) où un oncle l’accueille ; ce dernier, domestique chez un conseiller d’État sis à proximité de la place Royale, entreprend l’éducation de son neveu. Il est vite placé dans le Marais chez une demoiselle qui, en échange de son travail, lui donne gîte et couvert mais ne le paie pas. Il change ensuite de place et gagne 30 livres par an. Pendant une vingtaine d’années, il s’escrime au service de maîtres plus ou moins hautains et exigeants. Il interrompt d’ailleurs régulièrement son service pour être colporteur (de vêtements ou de livres). Successivement domestique, secrétaire, colporteur et même relieur, resté célibataire, il a pu sortir de sa condition, vivre autrement qu’il ne l’aurait fait dans sa communauté rurale d’origine. Bien qu’il ait pu mettre de l’argent de côté pendant ses différents emplois, il supporte mal la dépendance et l’absence de liberté que lui impose sa condition de domestique. Soigneusement détaillées, ses dépenses concernent essentiellement le paraître – vêtements et accessoires. Par ailleurs, Ponce Millet mange, boit et fume beaucoup. La viande – cochon farci, salé, lard, andouille, saucisson – comme la volaille – dindon, poulet –, le poisson fumé – hareng – et le fromage sont consommés régulièrement, outre des fruits variés et du pain d’épices dont Ponce est friand. Il évoque aussi nombre de litres de vin bus en bonne compagnie, en particulier dans les fêtes villageoises qui se déroulent au son du violon. Il revient définitivement dans son village en 1718 (à quarante-cinq ans). Il a alors acquis un niveau de vie que n’ont pas ses frères, domestiques eux aussi, ou sa sœur Poncette restée en Champagne. Il aide régulièrement cette dernière à payer ses traites (impôts) car son époux, Jean Dangluse, est manouvrier. Le couple demeure à Doux dans la maison familiale dans laquelle Ponce séjourne épisodiquement. Parrain de Marguerite, l’aînée des cinq enfants, il note en février 1705 la dépense liée au baptême : « 18 s. au curé, 9 s. au clerc, 10 s. à la sage-femme, 12 s. aux écoliers, 1 l. de viande, 10 s. de vin, 10 s. au sonneur, un total de 4 l. 9 s. » Quitter la campagne pour travailler en ville et y endosser la condition de domestique, envoyer des fonds à celles et ceux qui sont restés au pays, tel a été le destin de Ponce Millet. Ayant quitté la condition de manouvrier de ses parents, il a ainsi pu élargir son horizon et suivre une voie différente de celle de ses frères et sœurs. Mais il revient au village et retrouve son cadre de vie originel. Son itinéraire montre que la société villageoise n’était pas complètement immobile, même s’il est très difficile d’induire, à partir d’un seul itinéraire, des traits communs à toute la société rurale5.

Nous cheminerons maintenant dans « la continuité des jours » en compagnie d’un laboureur-vigneron de Haute-Normandie, François-Jacques Maret, dont l’histoire est connue par son livre de comptes tenu pendant une trentaine d’années6. Ce type de sources est rarissime pour les paysans d’Ancien Régime. Le journal sera poursuivi de façon plus épisodique par son fils Robert, également laboureur et vigneron dans la paroisse de Bueil, dépendant du bailliage de Chartres. Le village-rue de moins de 300 habitants, situé sur la rive droite de l’Eure, est entouré de prés, de vignes et de terres cultivables. Relatée dans son journal de 1731 à 1761, l’activité de François-Jacques Maret (qui meurt à cinquante-six ans, sa femme décédant trois jours plus tard, sans doute à la suite d’une épidémie), est typique de celle de nombre de paysans : il loue des terres pour l’élevage, mais il en possède aussi sur lesquelles il perçoit des fermages. Legendre, l’un de ses fermiers, lui verse 10 livres par an à la Saint-Martin pour deux ou trois arpents de terres cultivables et un vigneron, Jacques, 6 livres tournois pour une demi-année de fermage. Il fait travailler sur ses propres terres des journaliers et des domestiques pour faucher le blé, l’avoine et les prés. Il les embauche à la Saint-Jean en juin, en principe pour un an, mais certains partent avant. Les servantes ne tiennent pas très longtemps, un mois tout au plus. François-Jacques Maret s’est installé dans le village où réside son père, et ses propres fils en feront autant. C’est une caractéristique de l’endogamie géographique et de l’homogamie sociale de la société rurale d’Ancien Régime : on se marie entre enfants de laboureurs (ou de manouvriers) et le plus souvent dans le même village ou dans un bourg proche. Avec son épouse, fille d’un procureur fiscal, François-Jacques a eu huit enfants dont trois seulement parviennent à l’âge adulte ; ces derniers auront moins d’enfants que leur père, signe de la limitation des naissances à la fin du XVIIIe siècle. On sait lire et écrire dans la famille et, fait intéressant, la fille est instruite à grands frais chez un maître d’école d’un bourg voisin. Comme laboureur, il occupe une place relativement élevée dans la hiérarchie de la société paysanne mais il n’est pas très riche et doit vendre des terres à la suite de difficultés financières. Il emprunte beaucoup et ne rend pas toujours à temps. Il élève des brebis et des agneaux pour la viande, les revend ensuite à des bouchers et ce commerce occupe nombre de pages de son journal. Il achète aussi des vaches et se procure également en 1748, pour sa consommation personnelle, une truie et un verrat. Sa production de vin et de cidre est très irrégulière mais les années fastes, il en livre aux cabaretiers ainsi qu’au curé, son plus gros acheteur. La rivière lui fournit brochets, truites, anguilles, écrevisses et perches et il devient entrepreneur de pêches. Il fait aussi payer à ses voisins les charrois ou les labours qu’il donne à effectuer pour eux. Il exerce donc une polyactivité bien intégrée dans le marché régional. En 1735, François-Jacques Maret acquiert pour 220 livres une charge d’huissier au bailliage de Pacy-sur-Eure, fonction qu’il exerce avec rudesse et partialité. À la suite d’une plainte, il est condamné en 1739 à une amende et à l’interdiction à vie d’exercer ces fonctions mais il arrive cependant à revendre sa charge 300 livres. À sa mort, sa succession établie par un notaire montre que Maret ne possédait plus aucun bien en dehors du terroir du village de Bueil où il était propriétaire de plusieurs bâtiments autour d’une cour avec maison d’habitation, écurie, poulaillers, cave, étable, cellier, grange, fournil et bergerie. Ses terres couvrent moins de 10 hectares, dont 8 hectares en terres de labour divisées en de nombreuses parcelles très petites. Maret ne semble pas avoir disposé d’une grande aisance financière : il a dû vendre des terres et, après sa mort, son fils abandonne l’élevage des moutons pour revenir aux céréales, au foin, à la vigne et aux charrois, auxquels s’ajoute le pressurage des vignes pour la dîme du curé.

La diversité de la condition paysanne est patente du nord au sud du royaume. Entre une paroisse des grandes plaines céréalières de l’Île-de-France et une paroisse du bocage breton, les hiérarchies sociales sont dissemblables et repérables par le montant de la taille. Les ruraux – 85 % de la population française – paient largement cet impôt royal, imposé aux non-privilégiés (le clergé et la noblesse sont exemptés), sans grande récrimination parce que réparti collectivement mais souvent avec retard. Le montant de la taille est fixé par généralité par l’intendant et les subdélégués, puis réparti entre paroisses ou communautés rurales. Unité fiscale et juridique, la communauté joue un rôle très important, représentée depuis le début du XVIIIe siècle par un syndic (appelé, au sud de la France, « procureur ») élu par les chefs de famille, intermédiaire auprès des seigneurs locaux et des fermiers généraux. La communauté s’occupe de l’entretien des chemins, de l’organisation des fêtes, du recrutement de la milice royale et de la répartition des impôts, de la gestion des communaux aussi. Réunis en assemblée le dimanche après la messe, les chefs de famille désignent des collecteurs chargés, à tour de rôle, de réunir, de maison en maison et au nom du roi, la somme fixée pour la taille. Dans la paroisse de Marly-la-Ville (généralité de Paris) – qui comprend 117 feux, soit entre 500 et 600 habitants – la taille a été fixée en 1746 à 9 343 livres, auxquelles s’ajoutent 4 280 livres pour le logement des soldats et l’entretien de la milice. Quatre personnes sont exemptées : le curé, le vicaire, un chapelain et un seigneur, par ailleurs fermier général, c’est-à-dire percepteur au nom du roi des impôts qui étaient, disait-on, « affermés » chaque année. Les laboureurs paient pour les plus gros 2 226 livres (Louis Malice, 435 arpents de terre) ou 1 967 livres (François Huet, 405 arpents de terre)7. Les plus pauvres, les manouvriers, ne donnent qu’une obole (Victoire Meunier, « infirme et 4 enfants, dans la misère » ou encore quatre veuves âgées qui ne peuvent plus travailler). En général, les manouvriers paient de 2 à 3 livres (tel Antoine Prevost le jeune, trente-cinq ans, 4 enfants). On trouve aussi un marchand de dentelles et de bois (Barthélémy Mareau, 160 livres), un charpentier et un charron (5 livres) deux cabaretiers (12 livres), un « masson » (3 livres), un menuisier (7 livres, par ailleurs collecteur), un serrurier, un cordier, un chirurgien, deux bouchers, un faiseur de chaises, un cordonnier, une veuve marchande, un charpentier, un dévideur de soie, un tailleur, un maréchal-ferrant, un jardinier, un meunier. Cette énumération des métiers présents dans ce petit bourg de la plaine céréalière montre la diversité des occupations et la hiérarchie sociale de la population rurale qui ne se réduit donc pas aux agriculteurs8. Ce qui distingue fondamentalement les uns des autres, c’est la propriété de la terre, même si, comme nous l’avons vu avec François-Jacques Maret, un paysan peut être à la fois propriétaire, louer ses terres et, par ailleurs, être lui-même locataire de certaines terres. Les colonies d’outre-mer sont un cas à part puisque, sauf exception, les propriétaires se différencient de ceux qui travaillent la terre, engagés ou esclaves noirs. Dans l’Hexagone, les régimes fonciers sont très variables selon les régions qui offrent une mosaïque de paysages et de terroirs. Partout la seigneurie a gardé la main sur le territoire avec un domaine travaillé par les métayers (avec partage des récoltes ou des troupeaux) ou donné à exploiter en « baux à ferme », c’est-à-dire contre une somme fixe versée par le preneur. À ces revenus tirés de l’exploitation des domaines s’ajoutent les droits féodaux (cens, banalités, droits de mutation) ainsi que l’exercice de la puissance seigneuriale (justice). On distingue traditionnellement les pays de « champs ouverts », caractéristiques du Nord, et le Bassin parisien divisé en parcelles non closes et à l’habitat groupé : c’est là qu’on trouve de grandes exploitations – particulièrement en Île-de-France – et des fermiers qui sont de véritables marchands-entrepreneurs, sensibles à la variation des prix des produits agricoles et à la hausse de la rente foncière. Au cours du siècle, ils regroupent leurs parcelles et leurs exploitations peuvent atteindre plus de 150 hectares en 1789. C’est dans ces pays de grande culture que l’on trouve, comme on les appelle, les « coqs de village » – des laboureurs, souvent marchands de grains et de bestiaux, gérant les terres des seigneurs et des bourgeois de la ville. Dans l’Ouest, pays de bocages et de champs cloisonnés par des haies et des fossés, l’habitat est dispersé en hameaux avec un village autour de l’église paroissiale. Dans le Sud et les pays de montagne, les terroirs sont hétérogènes et les forêts, landes et maquis occupent plus de place. Il s’agit souvent de petites exploitations de polyculture vivrière d’autoconsommation, sauf dans les montagnes où dominent les pacages.

En Dauphiné, comme partout en France, les positions sociales des artisans ruraux sont très contrastées. Le 3 janvier 1720, Jean Bouzon, charpentier, passe contrat de mariage avec Jeanne Figuet : elle apporte en dot 40 livres qui représentent tous ses biens ; le marié possédant 45 livres. C’est « l’alliance de la misère et de la pauvreté », comme l’énonce Alain Belmont. Inversement, Louise Dagot, fille d’un maçon de Vénissieux, offre 1 000 livres de dot à son promis. Claude Guerin, tailleur du village d’Anjou, trouve 800 livres en louis d’or et 400 livres de trousseau dans la corbeille de mariage de Jeanne Dallier, fille d’un bourgeois de Sonnay, « union cette fois-ci du faste et de l’aisance ». On le voit, en Aunis, les contrats vont de 90 à 4 749 livres. Il en est de même en pays roannais, en Alsace ou dans la Beauce9. Au cours du XVIIIe siècle, la différenciation sociale entre artisans s’accentue. Si le cordonnier de Roynac possède d’après l’inventaire après décès 48 livres, le maréchal-ferrant d’un bourg proche, Châteauneuf d’Isère, laisse à sa mort 5 139 livres. Les artisans du textile souffrent plus de la conjoncture que les cordonniers, maçons, charpentiers et maréchaux-ferrants qui s’en sortent assez bien. À l’autre extrémité du monde rural, bouchers, boulangers et maréchaux-ferrants s’enrichissent : les dots passent à 1 400 livres et les actifs immobiliers sont de 1 000 livres dans le second XVIIIe siècle. Leur vestiaire comporte des habits de coton, culottes de peau, souliers à boucle et bas de soie. On boit et on mange dans de l’étain et de la faïence, les casseroles sont en cuivre. Le mobilier se diversifie : fauteuils, cabinet de toilette avec miroir. Tous les artisans n’avaient pas ce patrimoine, mais beaucoup disposaient d’une petite aisance, leur production complétant le revenu de quelques terres.

Les situations régionales sont donc très diverses mais d’une façon générale les sociétés rurales sont inégalitaires. Partout existe une hiérarchie dont l’échelle est plus ou moins ouverte. En haut, la bourgeoisie rurale bénéficie de la rente foncière – hommes de loi, propriétaires non exploitants. Viennent ensuite les « coqs de village » qui peuvent exploiter 150 hectares vers 1750, le record étant de 792 hectares pour Jean Navarre dans le Bassin parisien, des « fermiers-laboureurs » avec des fortunes importantes (100 000 livres), receveurs des droits seigneuriaux, qui envoient leurs fils au collège et achètent des offices, surtout dans les régions de grande culture. Les petits propriétaires – « laboureurs », « ménagers » ou « bordiers » – sont les plus nombreux avec une polyactivité très variable selon les régions. Au bas de l’échelle, les journaliers, manouvriers ou brassiers vendent au jour le jour leur force de travail et les domestiques se louent pour une période de six mois, de la Saint-Martin à la Saint-Jean. Ils sont plus nombreux dans les pays de grande culture au Nord et à l’Est que dans les régions de polyculture vivrière du Sud-Est. À cela s’ajoutent les commerçants et les artisans (forgerons, tailleurs, bourreliers, menuisiers, potiers) qui exercent leur activité occasionnellement. Mais partout existent des groupes intermédiaires, jamais fixés définitivement. Un groupe indistinct et mouvant de pauvres – veuves et journaliers – bénéficie de la charité privée du seigneur et du curé ainsi que des droits communaux. Les errants se multiplient lors des crises et suscitent toutes les craintes. C’est ce qui se passe au printemps 1789 avec la « Grande Peur » analysée par Georges Lefebvre et sur laquelle nous reviendrons.

Mendiants et vagabonds

Le mendiant, qui n’est pas forcément un errant, ne peut pas ou plus travailler et mendie parfois dans son propre village. Le vagabond, quant à lui, passe par des moments de travail où il offre ses services (battre le blé dans les granges par exemple) et d’autres où il va d’un lieu à l’autre quelques jours, ou plus éventuellement. Le XVIIe siècle est le siècle de l’enfermement avec la création de l’Hôpital général (avril 1656) dans un triple but d’assistance, de rééducation et de répression. L’assimilation entre mendiants et vagabonds, déjà avancée par ordonnance royale en 1661, est confirmée par la déclaration royale du 13 avril 1685 – décidément une année terrible –, qui fait la chasse aux oisifs. Seront désormais expulsés de la capitale « tous mendiants valides encore qu’ils aient un métier, et tous fainéants et vagabonds sans métier, sans condition et sans employ ». Ils peuvent dès lors être assimilés à des criminels. À sa première arrestation, un vagabond mendiant est puni d’un mois d’enfermement à l’Hôpital général, et à cinq ans de galères à la deuxième arrestation ; les femmes sont vouées au fouet et au carcan. Après une troisième arrestation, les hommes sont condamnés aux galères à perpétuité, les femmes au bannissement et à la flétrissure (marque indélébile sur le corps).

L’intendant de Montauban écrit en 1676 : « Je faicts rechercher tous les bohesmiens et vagabonds de mon département ce seroit le moyen de purger la province de tous les gens sans aveu et de donner de bons forçays aux galères du Roy10. » On envoie dans les îles des Antilles de petits groupes de condamnés aux galères pour engagement, soit dans les habitations, soit dans les troupes locales. En 1701, le président du parlement de Bordeaux est autorisé à recruter des engagés parmi les vagabonds de l’Hôpital de la ville. C’est une exception dans une période où, entre 1690 et 1715, les déportations ont été limitées et les ordres royaux contradictoires.

Lors du terrible hiver 1709, Benoît Pilloz, soixante ans, tisserand dans les Terres Froides du Dauphiné, doit partir sur les chemins quêter pain et soupe. Ses deux filles Claudine et Marguerite, âgées de dix-huit et vingt-cinq ans, employées comme fileuses chez différents artisans, ont été congédiées vers Pâques à cause de la cherté de la vie, le patron ne voulant plus les nourrir. Elles ont été arrêtées pour avoir volé du pain pour manger. Père et fils vont essayer de les délivrer et sont à leur tour mis en prison, perdant ainsi les maigres biens qui leur restait11. Les plus étranges sont les charbonniers : leur condition plus ou moins nomade effraie12. En forêt de Saint-Julien, Cyprien Chautemps vit à l’écart du village dans une chaumière en torchis, avec moins de 2 hectares de prés et de bois, deux veaux et deux bœufs. Son mobilier est en très mauvais état : la paillasse et les draps sont pourris, il n’y a qu’une armoire et quatre coffres à peu près vides. Une marmite, deux écuelles et un pot de terre constituent ses seuls ustensiles pour manger et cuisiner. Ses biens sont évalués à 140 livres et le bétail à 124 livres, ce qui correspond au patrimoine d’un journalier. Il ne laisse à son fils que quelques vêtements usagés. Que survienne une intempérie ou une disette et il sera contraint à mendier13.

Les déportations des mendiants et vagabonds ont repris de façon importante sous la Régence après les ordonnances de 1718 et 1719. Des facilités ont été accordées aux tribunaux pour transporter ces indésirables aux colonies et la déportation devient une sanction courante14. En réaction, en avril 1720, le peuple parisien se soulève contre les arrestations et les déportations massives. Avec la fin de la figure christique du pauvre, la charité laisse progressivement place à la répression contre les réfractaires à l’idéologie du travail. Un mari endetté peut faire tomber le couple dans la mendicité. C’est ainsi qu’en 1757, la femme de Jacques Nicollas, paysan-chapelier du village de Tréminis en Dauphiné, entame une procédure de séparation de biens. Son mari étant accablé par des créanciers, elle « se voit exposée à perdre une partie de ses droits et créances et d’être réduite à la mendicité15 ». Les contrats de mariage permettent d’acter les biens apportés par la future épouse ; dans le cas évoqué ci-dessus, l’épouse entend bien se démarquer de son mari endetté afin de pouvoir conserver sa dot.

Ouvriers et ouvrières des villes

Entrons maintenant dans le quotidien d’un modeste artisan-ouvrier du textile du quartier populaire de la paroisse Saint-Sauveur à Lille, Pierre-Ignace Chavatte. Connu par la chronique qu’il a tenue de 1657 à 1693, d’une belle écriture régulière, facile à lire (mais sans ponctuation et avec une orthographe phonétique)16, il s’intéresse beaucoup à des faits divers repérés dans des feuilles occasionnelles et aux rumeurs de la ville. Pour lui, la chose vue est certaine et il se pose en témoin.

Le peuplement du quartier de Saint-Sauveur est homogène, caractéristique des classes populaires, avec un entassement des habitants – sept à dix habitants par maison ; plusieurs ménages hébergent des pensionnaires, ouvriers célibataires souvent natifs de l’extérieur de la ville. Les propriétaires de ces maisons sont la supérieure du couvent ou des rentiers. Maître-ouvrier du textile, Chavatte est plus précisément un sayetteur. La sayetterie – tissage de la laine peignée ou sèche appelée sayette et mise en fils nommés « filets de sayette » – fut introduite à Lille à la fin du XVe siècle par des maîtres-ouvriers venus d’Arras qui obtinrent un privilège exclusif de Charles Quint en 1534 (Lille dépendait alors des Pays-Bas). La sayetterie lilloise utilise traditionnellement de la laine espagnole – moins chère, mais qui se retire davantage au foulage (processus de finition des tissus de laine). Avec les filets, les sayetteurs tissent des étoffes légères de consommation courante et peu chères, mais de laine pure. Reconnue par Colbert, cette industrie a connu des difficultés après le rattachement de Lille à la France et la coupure avec le commerce avec les Pays-Bas. Le père de Chavatte, maître sayetteur, avait deux métiers. Pierre-Ignace signe un contrat de mariage en 1672 à l’âge de trente-neuf ans avec Barbara Cardon, âgée de vingt-quatre ans. Peu fortunée, son épouse apporte un lit avec un édredon de plumes, deux draps en lin et 100 livres parisis17 ; lui a mis 50 livres parisis dans la corbeille de mariage. Ce n’est pas l’indigence mais c’est peu, et cela explique peut-être son mariage tardif. Ils ont une fille deux ans plus tard et une autre en 1676, ainsi qu’un fils, François, dont la date de naissance nous est inconnue. Pierre-Ignace Chavatte meurt en 1693, sans doute lors de la grande crise économique. À sa mort, sa femme prend le métier de sage-femme, puis se remarie ; elle meurt en 1728.

Sur leur contrat de mariage est inscrite la profession de l’époux – maitre sayetteur –, mais il se considère lui-même comme ouvrier sayetteur. Il se plaint de la baisse des salaires et du manque d’ouvrage. Les statuts de la corporation de la sayetterie limitent à six métiers avec interdiction de donner à travailler en dehors de chez soi. Elle est organisée et dirigée par quatre maîtres « sermentés » choisis par les échevins dans une liste proposée par les maîtres. Ils sont chargés d’organiser la participation des sayetteurs aux cérémonies publiques et religieuses et de s’occuper de la confrérie de Saint-Jean-Baptiste, leur saint patron ; ils défendent les intérêts des sayetteurs lors des procès. La fonction n’est pas très recherchée car ils doivent avancer des sommes qui ne sont remboursées que longtemps après. L’apprentissage du métier s’effectue en deux ans. Un maître ne peut avoir qu’un apprenti à la fois ; l’apprenti devient « ouvrier franc » après l’apprentissage qui aboutit à un chef-d’œuvre (à partir de dix-huit ans pour les garçons et seize ans pour les filles) et débouche sur la maîtrise qui permet de tenir ouvroir après inscription à la confrérie. Chavatte est à la frontière entre maître et ouvrier. Le dénombrement effectué en avril 1686 « pour empescher aux estrangers (ceux qui ne sont pas nés dans la localité) l’habitation et la mendicité en cette ville » compte 308 sayetteurs. Dix ans plus tard, 198 seulement sont imposés dans la capitation de 1695 : la crise est passée par là avec la concurrence des bourgeteurs, qui produisent une étoffe plus riche faite de fils de soie, d’or et d’argent. Chavatte défend les traditions du métier, convaincu de leur supériorité, et refuse les innovations. Les bourgeteurs sont accusés de faire baisser les prix et les salaires. La concurrence est vive aussi avec les ouvriers du plat pays, même s’il est interdit de travailler la sayetterie en dehors de Lille. Les ouvriers sayetteurs lillois se défendent par des manifestations, des procès, des violences ; certains sont emprisonnés et cela donne lieu à des témoignages de solidarité. Avec l’amour-propre blessé du maître ouvrier obligé de travailler sous l’autorité d’un autre maître, Chavatte exprime le sentiment d’une déchéance et invoque le code de l’honneur, comme le manque de solidarité des marchands sayetteurs. Il y a cependant des moments de joie. Pour la fête du saint patron, après la messe solennelle, les distractions durent huit jours. Au son du violon, les sorties d’ouvriers en liesse sont assez fréquentes et se terminent parfois en bagarres avec des ouvriers d’autres métiers.

Si environ 15 % de la population française réside en ville, il s’agit surtout de petites villes provinciales ou de gros bourgs, à l’exception de quelques grandes villes intégrées dans un système mondial d’échanges comme Rouen, Nantes, Bordeaux, Marseille, Lyon et Paris, lieux majeurs du capitalisme marchand. La barrière de l’octroi sépare les villes de la campagne, même si les urbains vivent des environs pour leur approvisionnement et que les élites urbaines possèdent des terres et des maisons de campagne. Par ailleurs, au XVIIIe siècle, l’industrie textile se ruralise, à la recherche d’une main-d’œuvre bon marché – filature pour les femmes et tissage pour les hommes – car les ruraux sont payés à des tarifs inférieurs de 20 à 50 % à ceux de la ville, mais les donneurs d’ordre sont des urbains18. Inversement, les paysans viennent à la ville pour le marché toutes les semaines ou pour la foire plusieurs fois par an. Les campagnes sont des réservoirs de main-d’œuvre. Les migrations temporaires ou définitives vers la ville des domestiques (femmes et hommes), des manouvriers à la recherche d’un revenu, des maçons d’Auvergne ou du Limousin et des ramoneurs savoyards contribuent à l’accroissement de la population urbaine. En 1789, Paris atteint 650 000 habitants ; la population de Lyon augmente d’un tiers, passant de 97 000 habitants en 1700 à 146 000 ; celle de Bordeaux fait plus que doubler dans le même temps, passant de 45 000 à 111 000 habitants, devançant Marseille, marquée par la peste de 1720 (110 000 habitants en 1789). Dans le second XVIIIe siècle, la France compte 28 millions d’habitants du fait du recul de la mortalité, notamment infantile : c’est le pays le plus peuplé d’Europe.

Hiérarchies sociales urbaines

Dans la ville comme dans les campagnes, les couches populaires sont très diverses. Les domestiques sont nombreux et représentent de 4 % à 7 % de la population (ils sont presque 40 000 à Paris). Dans l’Ouest parisien, au sein des familles nobles et bourgeoises des beaux quartiers, les nombreux domestiques sont organisés hiérarchiquement : maîtres d’hôtel, cochers, laquais, porteurs de chaise, femmes de chambre et suivantes diverses, tous provinciales et provinciaux. Dans le monde de la boutique et de l’échoppe, une seule domestique par famille est occupée à de multiples tâches. Les domestiques changent de maître tous les ans environ, et de garnis (logement meublé sommairement) presque tous les mois. À cela s’ajoute une main-d’œuvre nombreuse et peu spécialisée de journaliers : porteurs d’eau, revendeuses, fripières, portefaix et autre gagne-deniers19.

Maurice Garden a dressé le tableau de la hiérarchie du monde du travail à Lyon. À la base, l’ensemble des journaliers et ouvriers des manufactures payés à la journée : maçons, ouvriers chapeliers, devideuses et tordeuses, domestiques de la Fabrique lyonnaise de soierie dans les ateliers familiaux. Une deuxième catégorie comprend les travailleurs soumis aux règlements des communautés d’arts et métiers (ou corporations) : les façonniers, compagnons et maîtres-ouvriers en soie, ces derniers étant propriétaires de leurs outils de travail mais pas de leur production : ils dépendent des 350 marchands-fabricants de la place qui fournissent la matière première et récupèrent les étoffes tissées pour les vendre. Les compagnons, après un long apprentissage et un tour de France, peuvent envisager d’accéder à la maîtrise. Une troisième catégorie comprend les marchands-fabricants et les maîtres chapeliers, maîtres teinturiers ou imprimeurs. En haut de cette pyramide sociale se trouvent les négociants qui dominent l’économie de la ville avec un réseau international d’échanges20.

Les ouvriers se distinguent par leur métier organisé en corporations empreintes d’un esprit de corps : menuisiers, charpentiers, verriers, maçons ont un savoir-faire spécifique. L’édit de Colbert, en 1673, a généralisé les jurandes – on dit « communautés jurées » ou « jurandes » – afin de faire respecter les règlements sur l’apprentissage, la maîtrise, la qualité des produits et le processus de travail. Paris comptait soixante corporations en 1672 et 129 en 1691. Ce système collectif de travail est fait de hiérarchie corporative, de solidarités et de surveillance mutuelle. Chaque maître emploie de un à cinq compagnons et apprentis. Dans le textile (en particulier dans la soierie lyonnaise), les femmes – célibataires ou mariées – représentent une part importante de la main-d’œuvre : devideuses, fileuses, ourdisseuses, brodeuses, elles travaillent en ateliers ou à domicile.

Le travail des femmes et des enfants est généralisé. Les femmes travaillent avec leur mari ou exercent le métier de redoubleuse (femme qui double ou triple le fil sur le rouet) ou de fileuse ; les filles sont plutôt dentellières, tricoteuses ou bobineuses (tâche effectuée aussi par les garçons à partir de dix ans). Sur 303 femmes travaillant dans le quartier Saint- Sauveur de Lille, on compte 16 rentières (dont 6 veuves), 48 dentellières (35 veuves), 37 fileuses (13 veuves), 37 tricoteuses (25 veuves), 8 couturières (6 veuves), 11 blanchisseuses (7 veuves) ; 95 sont dans d’autres professions du textile (41 veuves), et 51 dans des emplois divers (14 veuves)21. On voit dans la précision toujours notée l’importance du statut spécifique de veuve. Les veuves de maîtres, devenant de ce fait elles-mêmes maîtresses après le décès du conjoint, tiennent leur place dans le monde masculin des métiers. En effet, la plupart des corporations n’acceptent pas les femmes en leur sein. Il y a cependant quelques corporations féminines à Paris et en province avec leurs propres maîtresses, pas forcément veuves ou mariées, et quelques corporations mixtes.

Depuis la fin du XVIIe siècle, les deux corps les plus importants à Paris sont les couturières et les lingères. Plus de 2 000 marchandes-maîtresses ou maîtresses affirment ainsi avec force l’utilité de leur organisation en corporations pour l’autonomie et l’indépendance des métiers féminins. Cette indépendance est aussi affirmée à l’égard de leurs pères et de leurs maris, et on trouve beaucoup de « filles majeures » (ni mariées, ni veuves). Les plus nombreuses sont les couturières : sur 3 000, 1 700 à 1 800 d’entre elles sont maîtresses ; on compte ensuite 700 à 800 lingères marchandes-maîtresses. Elles défendent vigoureusement leurs organisations corporatives lors de la décision de Turgot de supprimer les jurandes : « Le seul commerce qui ait été permis à des femmes de faire en chef ; le seul qui leur offre des occupations relatives à leur goût et à leur faculté naturelle, le seul qui puisse être récompensé dans un âge plus mûr par une qualité sociale effective ; le seul où elles n’aient ni besoin ni de se louer à un entrepreneur avide, ni de se soumettre à un associé tyrannique désigné sous le nom de mari22. »

En 1776, l’édit royal impose l’entrée des femmes dans toutes les corporations, ce qui ne change pas fondamentalement la répartition entre les métiers mais le nombre de maîtresses diminue chez les couturières et les lingères. Cependant, elles ont gardé une certaine forme d’indépendance économique, car la moitié des jurées devaient être des filles majeures : cette fonction représentait une alternative au mariage ou à la vie religieuse. Même si la nécessité de réformer les corporations est reconnue, le maintien de la hiérarchie et d’une identité corporative forgées par les statuts, les rituels, les assemblées générales et la police des marchés structure l’organisation du travail.

La communauté parisienne des bouquetières-fleuristes qui s’est battue pendant des dizaines d’années pour obtenir en 1739 des lettres patentes, puis, en 1747, l’enregistrement du Parlement, parvient à survivre aux ondes de choc des réformes des corporations en 1776 et en 1777. Aussi défendent-elles âprement leurs franchises corporatives considérées comme « sacrées » au moment de la rédaction des cahiers de doléances : « Les citoyens seront libres toutes les fois qu’ils n’obéissent qu’aux lois qu’ils se seront eux-mêmes imposées23. »

Violences : filles, femmes, couples et familles

Le traitement infligé à cinq jeunes filles apprenties dans un atelier de Lyon, relaté dans un mémoire judiciaire, nous permet de mesurer l’extrême violence subie. Le 1er mai 1751, on apprend le décès d’une fillette de onze ans, Jeanne Grisard, placée par son père cordonnier place de la Plâtrière à Lyon, chez Anne Meunier et Catherine Maria, fabricantes de dentelles d’or et d’argent, rue Sainte-Hélène. Sa marraine porte plainte contre les deux mauvaises patronnes qui n’ont pas d’ouvrières qualifiées mais qui emploient cinq jeunes apprenties : Jeanne Pezet a dix ans, Gabrielle Leuillet (orpheline) et Étiennette Debahaut (dont les parents passementiers ont quitté la ville) sont âgées de quatorze ans, Geneviève Bernard en a seize. Les autres ont été placées là par les « sœurs de la Marmite », groupe de femmes charitables, épouses ou filles de notables assistant les pauvres de leur paroisse en leur fournissant du pain et de la soupe, des pommes de terre, du charbon en hiver et quelques vêtements. Elles organisent aussi dans le quartier un hébergement dans des maisons privées et s’occupent de trouver un emploi aux filles pauvres et aux orphelines. Placées chez ces deux patronnes, les apprenties sont nourries et rentrent le soir chez leur père ou mère, ou couchent sur place. Les horaires ne sont pas très fixes, mais le jour de son décès, Jeanne Grisard s’est levée comme d’habitude à 5 heures et la veille elle était sortie vers 9 heures du soir, soit quinze heures de travail environ dans la journée, sans être souvent très bien nourrie. Les fillettes n’apprenaient pas forcément le métier mais allaient faire les courses, portaient des seaux d’eau souvent trop lourds pour elles. Dans l’atelier qui sert aussi de lieu pour manger et dormir, les patronnes donnaient souvent des coups « de cannes, d’aunes et de liasses de cordes » : « quand la Meunier était fatiguée des coups qu’elle donnoit, la Maria lui succédoit dans ses fonctions cruelles », témoignent les fillettes après le décès de Jeanne Grisard « qui étoit de santé délicate ». Les voisins ont bien entendu le bruit des coups portés mais étaient restés silencieux jusque-là, comme le confirment les déclarations des apprenties. Toutes s’accordent à dire que Jeanne Grisard était plus maltraitée que les autres, qu’elle avait été prise en grippe en particulier par « la Meunier ». Après sa mort, un chirurgien constate différentes lésions sur le corps : traces de coups, plaies avec instrument contondant, brûlures aux pieds. Une telle violence attestée choque, dans ce cas précis, aussi bien les voisins que les juges. Bien sûr cette violence était connue. Le curé de la paroisse avait été prévenu mais n’avait pas cru les dires des apprenties ; le silence s’était installé dans les parages sur ces pratiques. Après la mort de la jeune fille, les langues se délient ; le guet arrête l’une des patronnes, l’autre s’enfuit. Elle est condamnée à être pendue et étranglée par effigie place des Terreaux, le mannequin portant une pancarte « maîtresse qui a si fort excédé de coups son apprentisse qu’elle en est morte ». Elle doit aussi une amende de 3 livres au roi. La seconde patronne doit assister à l’exécution symbolique, « être battue et fustigée de verges, nue, dans des places et rues accoutumées de la ville en portant un écriteau “ouvrière exerçant des traitements cruels envers ses apprentisses”, être flétrie sur l’épaule droite d’un fer à chaud à l’empreinte d’une fleur de lys, être bannie du territoire de la sénéchaussée, payer 3 livres d’amende au roi et 300 livres de réparations envers la mère de Jeanne Grisard » (dix fois moins que ce qu’avait demandé sa mère). Revenue à Lyon, Catherine Maria, la seconde patronne, est reconnue par un habitant du quartier et condamnée au carcan avec un écriteau dénonciateur, enfin bannie de la ville. Cette terrible histoire témoigne cependant d’une forme de résistance des pauvres aux souffrances imposées par des maîtres indignes et d’un sentiment nouveau à l’égard de l’enfance qui apparaît dans ce second XVIIIe siècle, la mort d’une enfant devenant insupportable24.

Jacques-Louis Ménétra décrit dans son Journal le suicide d’une voisine, la femme Simon, qui se défenestre (en cassant au passage, note-t-il, l’enseigne des Ménétra !). On trouve chez elle son mari couché, ivre mort. Elle avait annoncé qu’elle se pendrait plutôt que de continuer à vivre avec un pareil ivrogne, mais les voisins n’y avaient pas prêté attention25. Elle a tenu parole en se jetant de sa fenêtre dans la rue.

En l’absence de droit au divorce – le mariage chrétien étant indissoluble jusqu’à l’adoption de la loi sur le divorce en 1792 –, les violences conjugales peuvent cependant aboutir à des « séparations de corps », séparation physique du couple qui demeure marié sans plus vivre sous le même toit. Gwenaël Murphy a étudié pour les justices des seigneuries et du présidial de Poitiers les cas de séparation de corps pour violences conjugales : 34 % des demandes sont le fait de rurales et 64 % d’urbaines (pourtant bien moins nombreuses). Elles concernent surtout les commerçants, suivis par les marchands, les artisans et les laboureurs. En ville, les demandes de séparation s’appuient sur des accusations de débauche (jeu et alcool), puis sur les violences physiques et enfin sur les constats de faillite, très nombreux dans le milieu de la boutique et de l’échoppe. Dans les villages, le nombre moindre de cabarets, d’artisans et de commerçants diminue certains chefs d’accusation. Les brutalités physiques figurent donc en première place, avant la conduite du mari, les injures verbales et les faillites. Les épouses de paysans – laboureurs et journaliers – dénoncent surtout les insultes et les atteintes corporelles infligées par leurs époux. Mais si les coups répétés provoquent parfois l’émotion des voisins, ils ne suffisent quasiment jamais à obtenir la séparation. Car la coutume tolère le « droit de correction » du mari. L’exemple de Louise Brunet, épouse de Jean-Baptiste Marboeuf, est probant : en 1739, elle poursuit son mari, marchand de bœufs, en séparation de corps et de biens. Les dépositions lui sont favorables. Un domestique témoigne les avoir croisés trois ans plus tôt revenant d’une foire, et avoir constaté les coups répétés que le mari infligeait à son épouse. Une voisine de la plaignante confirme qu’elle entend régulièrement les cris de Louise Brunet lors de violentes disputes conjugales. Déclenchant une violente bagarre avec ce dernier, un chapelier est intervenu alors que Marboeuf tentait d’étrangler sa femme, en pleine rue. Cependant, les affaires du marchand sont florissantes et le ménage vit dans une certaine aisance. Aussi le magistrat juge-t-il la plainte irrecevable. Ce n’est pas le cas pour Marie Chaigneau, épouse d’un marchand de tissu de Romans. Les témoins exposent la mauvaise situation financière du mari et ses brutalités : selon leur ancienne servante, « il l’attrape par les cheveux parce qu’elle ne veut pas lui faire à manger », tandis que leur voisine se rappelle avoir vu le mari briser le nez de son épouse et qu’un autre marchand avance qu’il « maltraite sa femme en public à coups de pieds et de poings ». Dans les deux cas suivants, la séparation est accordée par la justice seigneuriale : en août 1737, Françoise Brion entame une procédure contre son mari, voiturier. Les trois témoins avancent des arguments identiques : il fait de mauvaises affaires et c’est un ivrogne qui a provoqué de nombreuses bagarres. Marguerite Janot dépose également une procédure à l’encontre de son mari, sergent royal ; les témoins sont unanimes : l’homme est « violent, querelleur, joueur de cartes et de boules, il y perd tout son argent et ruine son ménage ». Les injures graves et répétées émises par un mari violent construisent le paysage sonore des violences conjugales et le bruit entraîne parfois une intervention des voisins. La conduite de leurs maris fait honte à leurs épouses ; elle salit leur honneur, vertu essentielle de la société d’Ancien Régime. Prononcées en public, les injures mettent en cause la réputation – enjeu majeur pour les femmes en milieu rural ou urbain. Annoncé à l’église et placardé dans le village, l’arrêt de la séparation sauve l’honneur féminin26. Mais il arrive aussi que la violence soit le fait des femmes : à Lille, d’après Chavatte, le 11 juillet 1669, une femme donna un coup de couteau à son mari qui allait souvent au cabaret, buvait trop et dépensait tous ses sous.

Dans son Traité de la puissance paternelle, le juriste Pierre Ayrault avait célébré, en 1582, la discipline domestique « où le père a voulu que de sa voix dépendît tout ce qui est sous lui, que, femmes, enfants, serviteurs et servantes n’eût d’autres volontés que celle de ce père et maître de la maison ». Deux siècles plus tard, en 1787, un mémoire rédigé par un avocat démontre cette toute-puissance de l’autorité paternelle dans une famille de notaires du Puy-en-Velay. Dans son testament de 1786, le notaire Jacques-Antoine Pouzols privilégie pour son héritage le fils cadet de sa seconde épouse. Dans ce pays de droit écrit, le père a la possibilité de choisir son héritier, ce qu’il fait dans ce cas. Mais déshériter les enfants du premier lit et les aînés, c’est manquer d’affection à leur égard, voilà ce qu’énonce le mémoire. La seconde épouse de Jacques-Antoine Pouzols, devenu veuf, est une cousine éloignée qui aurait profité de son veuvage. Une fois mariée, elle maltraite les enfants du premier lit, les écartant de la table commune. Ainsi rejetée, l’une des filles entre au couvent où elle meurt de chagrin. Une autre enfant, pour avoir sali son lit, est trempée dans une eau glacée, en plein hiver, et elle meurt peu de temps après de ce traitement. Le père ne fit presque rien pour mettre un terme à cette situation. La manière dont l’auteur du mémoire charge la belle-mère, présentée sous la figure traditionnelle de la marâtre, répond sans doute aussi à un choix : ne pas mettre en cause une décision masculine pour préserver l’honneur des hommes. Dans les pays de droit écrit, en Languedoc par exemple, les filles sont constamment défavorisées à l’avantage des garçons. La libre disposition des biens est d’abord une forme de gouvernementalité de la famille conférant au chef de famille le pouvoir, presque toujours transmis à un garçon27. Ce qui est en cause dans cette affaire, c’est aussi la non-transmission de la dot de la femme (ici celle de leur mère décédée aux enfants du premier lit) en cas de veuvage. En effet, les biens personnels de l’épouse sont, d’une façon générale, préservés, et c’est l’un des seuls cas où un tribunal peut décider de la séparation de biens, de corps et d’habitation : quand, pour régler ses propres dettes, le mari ne peut subvenir aux besoins du ménage et utilise la dot de son épouse. En droit canon, le mariage est indissoluble. Mais dans le lent processus de sécularisation du mariage, les officialités (tribunaux ecclésiastiques) sont progressivement et imparfaitement dessaisies des problèmes matrimoniaux au profit des justices civiles – royales et seigneuriales – qui peuvent prononcer la séparation de biens et la séparation de corps et d’habitation.

La société d’Ancien Régime est une société violente où altercations, blessures et même meurtres sont monnaie courante, que ce soit dans les campagnes ou dans les villes : violences rurales avec les rixes où se confrontent rivalités familiales et locales, dangers des grands chemins avec les cohortes de vagabonds susceptibles de se transformer en brigands et de faire naître une « Grande Peur » ; violences urbaines individuelles et collectives suite à des querelles de voisinage, des rixes compagnonniques et d’atelier qui dégénèrent, ou encore attroupements et émeutes contre les gens de justice ou les soldats du guet. Les violences verbales, les injures, peuvent avoir une fin tragique. Voici un exemple que nous rapporte l’ouvrier lillois Pierre-Ignace Chavatte :

Au coin du marchez un paisan laissant son eau contre une maison, la femme ou la servante luy disant qui peut allez laisser son eau arrière de la et ils preindrent des paroles ensemble et dont la femme luy donna le ballet contre son nez et le paisan lui donna une baffe et elle commenca a crier la garde et se rebella contre ladite garde et au mesme étant l’officier print son épée et luy percha le ventre et le paisan en mourut28.

3. LES RÉVOLTES POPULAIRES

« Voulez-vous savoir des nouvelles de Rennes ? Il y a toujours 5 000 hommes car il en est encore venu de Nantes. On a fait une taxe de 100 000 écus sur le bourgeois ; et si on ne les trouve dans les 24 heures, elle sera doublée et exigible par les soldats. On a chassé et banni toute une grande rue et défendu de les recueillir sur peine de la vie, de sorte qu’on voyait tous ces misérables, vieillards, femmes, accouchées, enfants errer en pleurs au sortir de cette ville, sans savoir où aller… On a pris 60 bourgeois ; on commence demain à pendre. Cette province est un bel exemple pour les autres et surtout de respecter les Gouverneurs et les Gouvernantes, de ne point leur dire d’injures et de ne point jeter des pierres dans leur jardin. »

Lettre de Madame de Sévigné, 30 octobre 1675.

Après la grande vague de révoltes du début du siècle (1630-1650) qui concerna un tiers du territoire français, de 1661 à 1789, les rébellions agitèrent la société française dans les villes et les champs de façon quasiment ininterrompue, avec cependant une intensité variable selon la conjoncture sociale et politique. La révolte évoquée ci-dessus par la marquise de Sévigné est celle dite du « papier timbré » qui ensanglanta la Bretagne en 1675, à la suite de l’imposition d’une taxe sur les actes de justice, ceci afin de financer la guerre de Hollande au mépris des « libertés bretonnes » (impôts décidés par les États provinciaux). Née dans les villes – Nantes et Rennes –, cette rébellion antifiscale se diffusa sporadiquement dans toute la province. La révolte s’étendit ensuite dans les campagnes de Basse-Bretagne et prit le nom de révolte des Bonnets rouges (couleur du bonnet des insurgés dans la région). Elle fut plus violente qu’ailleurs et, ici, très hostile aux seigneurs.

Les raisons de la colère

Plusieurs moments furent particulièrement propices à la révolte : le début et la fin du règne de Louis XIV, la Régence (jusqu’en 1723) et le second XVIIIe siècle de 1761 à 1789. L’année 1709, période de cherté des blés, de misère et de grands froids fut cruciale de ce point de vue, avec une mortalité effrayante (environ 300 000 personnes)29. Le prévôt des marchands de Lyon écrivit le 9 avril 1709 : « Ce sera une guerre intérieure dans le royaume, bien plus à craindre que celle que nous avons contre les ennemis de l’État. » Un avocat d’Arras rapporta, peut-être avec quelque emphase, qu’on parlait en ville « d’aller tuer les riches ». Certains émeutiers dirent qu’ils préfèraient être pendus plutôt que mourir de faim, comme à Dun-le-Roy dans le Cher. À Paris même, « on entend dans les marchés des cris de femmes qui disent qu’il vaut mieux qu’elles égorgent leurs enfants que de les voir mourir de faim »30. Mais peut-être s’agissait-il en fait, sous la virulence des propos, « d’exprimer leur volonté de faire tout ce qui est nécessaire pour protéger leurs droits31 ».

Ce sont les impôts indirects prélevés par le biais des Fermes générales réorganisées par Colbert en 1668 qui étaient essentiellement visés par les actes de résistance dans les villes comme dans les campagnes. Les Fermiers généraux avançaient les impôts indirects au roi puis percevaient les droits sur les marchandises circulant dans le royaume, contrôlaient le commerce du blé et la consommation et la distribution du sel et du tabac, monopoles royaux. En réalité, de nombreuses exceptions avaient exempté des provinces, des villes ou des ports francs, des régions périphériques et même certaines paroisses. À cela s’ajoutaient les barrières et les octrois aux abords des bourgs et des villes et divers péages. Deux tiers de ces rébellions concernaient l’impôt sur le sel, la gabelle. C’était l’impôt le plus honni avec celui sur le tabac. Les faux-sauniers étaient envoyés aux galères et pouvaient être punis de mort en cas de récidive. Les contrebandières subissaient le fouet et devaient payer des amendes relativement plus légères. Pour tous, la flétrissure, marque indélébile sur le corps, s’imposait : GAL (galère) pour les hommes et fleur de lys pour les femmes, peines confirmées et même renforcées tout au long du XVIIIe siècle. Ce processus répressif explique la récurrence des troubles en bandes organisées (3 143 affaires relevées par Jean Nicolas) plus ou moins soutenues par les habitants pour favoriser la vente d’articles de contrebande, venir à la rescousse des fraudeurs et s’en prendre aux commis du fisc. Un seul exemple : « À Sarrelouis, en mars 1711, les citadins versent de l’eau chaude depuis les fenêtres et vident des pots de chambre sur la tête des gens des gabelles venus perquisitionner dans les casernes à la recherche du faux-sel32. »

Depuis le début du XVIIIe siècle, les contrebandiers circulaient souvent en bandes désignées sous le nom de leur chef : en Dauphiné, avant Mandrin, les frères Cardinal ; en Bourbonnais, Cavalier jusqu’à son arrestation en 1710 ; dix ans plus tard en Picardie, c’était Landouzy dit la Jeunesse ou le Dragon. En Roussillon, un brassier surnommé Pater Noster fit parler de lui, tout comme la bande d’Auvergne qui traversa la Bresse, le Bugey et le Lyonnais. Ces contrebandiers recevaient à tout moment aide et solidarité des populations – le devoir de rescousse – contre les gendarmes et les commis du fisc.

Le commerce des grains avait alors une valeur symbolique particulièrement forte car il concernait pain, base de l’alimentation des classes populaires. « Nourricier suprême », selon la formule de l’historien Steven Kaplan, le souverain était considéré comme le dispensateur des besoins du peuple. À ce titre, le peuple pouvait avoir recours à lui comme arbitre et réclamer son intervention en cas de disette. Quand la récolte était bonne, le commerce pouvait s’exercer librement. Dans le cas contraire, les intendants géraient au nom du roi les transports de blés et c’est aux commis de ferme que s’en prenaient les émeutiers en cas de nécessité. Ceci explique l’importance des révoltes contre les impôts de tous ordres, les octrois ainsi que ce qui reste de droits seigneuriaux.

Le nombre de cas recensés par Jean Nicolas est considérable : entre 1661 et 1789, 8 258 « troubles » ont été rapportés, dont la manière de les désigner varie : le plus courant dans le vocabulaire juridique et policier est le terme de « rébellion » (2 006 cas), suivi d’« attroupement » (1 017 cas), d’« émotion » (777 cas) à égalité avec « sédition ». On trouve aussi, même si c’est moins fréquent, des troubles qualifiés de « tumulte », d’« excès », de « révolte », d’« assemblée » ou de soulèvement33. Il s’agit le plus souvent de résistances à la fiscalité (3 336 cas) qui concernent en particulier la contrebande du sel et du tabac, les subsistances (1 497 cas) ou la résistance à la justice et à la police (1 212 cas) notamment lors des foires, des fêtes ou de l’arrestation ou du transfert d’un détenu34. Lieux de foires, les villes, qui ne regroupent que 15 % de la population totale, sont les plus sujettes à des troubles : il y en a en effet autant, en nombre, dans les campagnes que dans les villes (3 420 contre 3 444 cas)35.

On le voit, les rébellions sont constitutives de la vie quotidienne dans les campagnes et dans les villes de l’Ancien Régime, et les femmes en sont souvent les initiatrices.

Les femmes, ces émeutières

Arlette Farge a qualifié les femmes « d’évidentes émeutières36 ». Elles jouent effectivement un rôle notable, y compris à la tête des manifestations. À la Croix-Rousse à Lyon, en avril 1669, guidée par une femme brandissant une feuille de papier au bout d’un bâton, une troupe de 500 à 600 femmes et hommes se mobilise contre les droits sur le vin. Cette « meneuse » est condamnée à mort deux mois plus tard37. En janvier 1711, au sein même de la manufacture royale de Saint-Gobain, l’arrestation d’une femme qui cache un grand pot de sel blanc dans une hotte déclenche, au son du tocsin, un attroupement : la femme est libérée et le sel récupéré. Accourus, les magistrats du grenier à sel, accompagnés de trois brigades de gardes, sont frappés, traités de voleurs et doivent décamper, conspués par l’épouse même du directeur, arguant qu’ils étaient entrés dans une manufacture royale sans lettre de cachet ! En mai 1728, à Saint-Étienne-en-Forez, après un arrêt rétablissant les taxes sur les farines, grains et légumes, une foule composée d’ouvriers et d’ouvrières s’en prend à une parente du collecteur des droits, une veuve qui tient l’entrepôt des tabacs : elle aurait, dit-on, « giflé une femme du peuple en disant que “les maux de la populace ne venaient que de sa propension à faire des enfants” ». Elle doit s’enfuir par les toits et sa maison est mise à sac.

On pourrait multiplier les exemples : les femmes sont très présentes, elles accourent à la rescousse, se servent de leurs voix, souvent à la tête de la foule, ne serait-ce que parce qu’elles sont les nourricières de la famille et qu’elles encourent des peines moins lourdes que les hommes.

Trafics et contrebandes

« Notte sur le brave Mandrin, chef des contrebandiers, qui avoient apportez dans ce pais du bon tabac de Saint-Vincent pour 35 à 36 s. la livre, ce qui faisait autant de plaisir que de service au public dont il s’était attiré la confiance et à ses gens. Après quoy, ledit Mandrin, intrépide, en fournit aux grands déposts, au bureau de la ville de Montbrizon, du Puy et de plusieurs autres villes jusqu’en Auvergne auxquels il le vendait sur le pied du tabac d’Hollande et en même tems faisait ouvrir les portes des prisons royaux et mettait en liberté les prisonniers, à l’exception toutefois de ceux qui y étaient pour vols et rapines, sans que personne s’y opposât, pas même le ministère public. Il était si vigoureux et redoutable qu’à la tête de sa troupe il passa et repassa le Rhône, malgré le régiment de la Morlière-Dragon qui le bordait et qu’il fit plier. »

Notes rédigées par l’abbé Léonard,
vicaire desservant, année 175438.

Cette note inscrite par un abbé dans un registre paroissial montre à la fois la popularité dont jouissait le plus célèbre des contrebandiers, Louis Mandrin (1725-1755), et aussi la complicité, au nom du message évangélique, d’une partie du clergé à l’égard des fraudeurs de la fiscalité royale. La résistance collective contre l’ordre fiscal est venue de l’esprit de communauté présent dans les trois ordres (clergé, noblesse, tiers état). Depuis l’ordonnance de 1680, les gardes de la Ferme (c’est-à-dire à la Compagnie des fermiers généraux, percepteurs privés des impôts indirects) n’avaient pas le droit de perquisitionner les habitations des religieux, des curés, des nobles et des bourgeois sans l’autorisation d’un officier du grenier à sel. Les couvents et les hôpitaux des ordres religieux purent ainsi servir de refuge aux faux-sauniers. On s’y livrait par ailleurs parfois à la culture du tabac et on appelait les habitants à la rescousse quand les commis de la Ferme ou les gabelous prétendaient perquisitionner les monastères. Certains curés encouragèrent même leurs paroissiens à s’insurger contre les gabelous, comme ce fut le cas dans un village du Mâconnais en 1714 au cri de « allez mes enfants, faites votre devoir ». En 1785, un curé du Bourbonnais prit même un gourdin pour contribuer lui aussi à « faire sus aux gabelous » poursuivis par la foule.

Certains seigneurs laissaient leurs domestiques entretenir des commerces illicites, planter du tabac dans les jardins, y compris dans des maisons princières jusqu’au centre de Paris. Dans les provinces, les hobereaux ruraux étaient encore plus enclins à soutenir les fraudeurs, en particulier dans les régions périphériques comme le Béarn ou la Bretagne. Ils accordaient le gîte aux fraudeurs dans leurs châteaux de campagne. Réfugié dans le château d’un président du parlement de Grenoble, Mandrin fut ainsi arrêté dans le duché de Savoie.

Mandrinage, complainte populaire

Le Mandrin dont tu vois le déplorable reste,

qui termina ses jours par une mort funeste,

Des gardes redoutés, des villes la terreur,

Par des faits inouïs signala sa valeur,

Déguisant ses desseins sous le nom de vengeance.

Deux ans en pleine paix il ravagea la France,

Dans ses incursions, ami des habitants,

Taxa d’autorité les caisses de traitants.

Lui seul à la justice arrachant ses victimes

Il ouvrit les prisons et décida des crimes.

Quoiqu’en nombre inégal, sans se déconcerter,

Aux troupes de son prince il osa résister […]

Il fut pris sans pouvoir signaler son courage.

D’un œil sec et tranquille il vit son triste sort.

Fameux par ses forfaits, il fut grand par sa mort.

Certains nobliaux provinciaux désargentés participèrent même au trafic du faux-saunage pour en tirer quelques revenus. D’autres encouragèrent les paysans à refuser de payer les aides – les impôts de consommation sur les boissons alcoolisées – comme le firent des nobles et des bourgeois du Mâconnais propriétaires de vignes. Des magistrats soutinrent également les rébellions pour défendre leurs statuts et franchises traditionnels et pour s’opposer à la Ferme qui empiétait sur leur propre domaine de juridiction. Maires, échevins et consuls étaient en principe tenus de prêter main-forte aux commis de la Ferme. Mais ne voulant pas subir des représailles de la part des bandes et se sentant pris entre deux feux, ils se montraient le plus souvent solidaires des fraudeurs, en évitant par exemple de faire tirer la cloche pour signaler leur passage. À Limoges, lors d’une « émotion » en mai 1705, deux des trois consuls et les officiers de la milice bourgeoise se firent porter pâle et laissèrent faire les émeutiers. En août 1706, le maire de Saint-Dizier, en Champagne, donna même l’ordre d’arrêter les gardes du tabac pour violences contre les habitants. Le pouvoir royal exigea des sanctions judiciaires contre les édiles frondeurs. Puisque les cloches ne sonnèrent pas lors de l’arrivée d’une bande de contrebandiers, on priva le bourg ou le village de ses cloches. On eut beau objecter que si les cloches ne sonnèrent pas, c’est que le curé ou la clé du clocher étaient restés introuvables, rien n’y fit. Mais parfois, lorsque les cloches sonnaient, les habitants arrivaient à la rescousse contre les commis du tabac ou les gabelous. Ces cas, relativement isolés, diminuèrent cependant au cours du XVIIIe siècle39.

4. L’INVENTION DES ÉTRANGERS

La méfiance de l’étranger est très présente dans la communauté paysanne dont la vie collective, marquée par une xénophobie latente, repose en partie sur l’exclusion des « forains », fauteurs de troubles potentiels : soit les mendiants, les bandes, les jeunes du village voisin ou encore les agents du fisc. Les Bohémiens et les juifs sont aussi montrés du doigt40. Il s’agit donc bien là d’une définition extensive de l’étranger. Pour désigner l’autre, les mots sont légion : « l’aubain » se distingue du « régnicole » (du royaume), le « natif » du « horsain ». L’étranger peut aussi prendre le visage de l’élite cosmopolite – des artistes aux négociants et aux banquiers. Les villes sont en revanche des lieux d’accueil des étrangers. Lyon est ainsi surnommée « la Savoyarde », allusion aux ramoneurs, aux frotteurs de parquet ou encore aux colporteurs. Les Savoyards vont ensuite jusqu’à Paris ou Bordeaux. Cependant, le nombre total d’étrangers est relativement faible et il y a un contraste de longue date en France entre cette faible importance numérique et le problème récurrent de leur accueil.

Le « Grand Siècle » est un siècle de guerres quasi incessantes41 ; la dépression économique et la crise démographique frappent le royaume à la fin du XVIIe siècle. Pourtant, en 1697, la fin de la guerre avec la ligue d’Augsbourg, conclue par la paix de Ryswick, a fait naître l’espoir d’un renouveau du commerce maritime atlantique de la France, un commerce fondé sur la liberté des échanges et non sur le système de l’Exclusif colonial et des compagnies à privilèges, le mercantilisme de Colbert. Or, paradoxalement, c’est à ce moment-là que Louis XIV annonce la taxation des étrangers, malgré les protestations des autres pays. Le 22 juillet 1697, le roi signe et publie une Déclaration qui annonce la taxation des étrangers ainsi que leurs descendants, héritiers et ayants droit. Dans l’avant-propos de l’édit, il se réfère à des droits féodaux abandonnés depuis le Moyen Âge – le chevage et le formariage – et au droit d’aubaine : le roi récupérait en cas de décès les biens d’un étranger ou « aubain ». Par ailleurs, depuis une ordonnance de 1643, les étrangers ne peuvent entrer dans un corps de métier et ils n’ont pas le droit d’exercer de charges publiques ou ecclésiastiques. La protection du marché du travail national et le besoin criant d’argent pour la monarchie ruinée par la guerre expliquent sans doute cette décision. Mais, ce qui est le plus frappant, c’est la délimitation de la catégorie « étranger » et sa mise en œuvre.

Entre 1697 et 1707, sont considérés comme étrangers non seulement ceux qui ont immigré et doivent payer la taxe, mais aussi leurs héritiers, hommes ou femmes nés en France. Dix pour cent des taxés sont des femmes, en général des étrangères mariées à des Français, épouses ou veuves, ou des héritières, filles ou veuves remariées. En fait, les inscriptions sur les rôles des taxés sont bien inférieures au nombre réel d’étrangers. Si l’on examine les professions déclarées, on voit que les intendants se sont focalisés sur les activités commerciales et manufacturières. Les marchands représentent 1 145 cas (soit un tiers de ceux dont le statut est connu). Au bas de la hiérarchie, parmi les plus pauvres, ceux qui paient moins de 100 livres tournois, on trouve des artisans du textile, des graveurs de pierre, des vignerons et autres laboureurs. Les plus riches (des nobles surtout, une part du clergé, et un tiers des marchands) paient une taxe supérieure à 1 500 livres tournois42.

Un certain nombre de personnes ou de territoires s’abstiennent de payer cette taxe. L’Alsace et la Franche-Comté ont racheté, par une sorte d’abonnement annuel, le droit de n’avoir aucune taxe supplémentaire et sont donc exemptées, de même que l’Artois et Lille, le Comtat Venaissin et Lyon (avec un abonnement à 150 000 livres tournois par an). Le Conseil royal des finances a rendu 251 arrêts à la suite de requêtes. Mais présenter une requête coûte cher et aucun de ceux qui paient moins de 100 livres tournois n’en a fait la demande : les décharges sont en réalité réservées à une élite fortunée. Plus de la moitié des demandes viennent de Paris, avec des inégalités très fortes, sociales et géographiques. Les veuves arguent du fait qu’il n’y avait pas communauté de biens et qu’elles ne peuvent donc être considérées comme héritières. En 1700, la veuve d’un banquier flamand et ses enfants sont taxés à 1 200 livres tournois. L’année suivante, la même veuve et ses huit filles demandent et obtiennent une réduction à 50 livres tournois. Les exemptions se multiplient. Les étrangers de passage sont exemptés en raison du droit naturel et du droit international. Les militaires au service du roi sont exemptés dès le départ : en effet, les armées du roi étaient formées de mercenaires étrangers – 15 000 à 20 000 Suisses, Allemands et Hollandais. Les manufacturiers sont aussi exemptés après « une demande de grâce », y compris les ouvriers étrangers : c’est le cas par exemple de Jacques Cadeau, manufacturier à Sedan, ou Bernard Perrot, maître de la verrerie royale d’Orléans et héritier d’une dynastie de verriers piémontais établis en France. Les Écossais et les Suisses obtiennent le « privilège de la nation ». Cinq ans après l’arrêt, le Conseil statue en 1702 sur le cas des étrangers établis dans les colonies non soumis à la taxe. Au total, les sommes attendues auraient pu être de 10 millions de livres tournois pour 8 500 contribuables, ce qui paraissait un pactole pour les finances de l’État. Mais les réticences sont grandes au niveau de l’administration provinciale. Il apparaît que seules 616 000 livres ont été effectivement perçues : l’écart avec ce qui était prévu est colossal et le produit réel de la taxe apparaît dérisoire. Il résulte des résistances fiscales, des nombreuses modérations imposées par les intendants et finalement de la non-perception de la taxe dans un grand nombre de cas43.

Dans Les Aventures de Télémaque, Fénelon – archevêque de Cambrai, précepteur du duc de Bourgogne (héritier au second degré de Louis XIV) – décrit un voyage fictif du futur roi dans l’Antiquité. Les Phéniciens (qui incarnent les Hollandais) suggèrent pour la prospérité économique du pays de « bien recevoir les étrangers […]. Surtout n’entreprenez jamais de gêner le commerce pour le tourner selon vos vues. Il faut que le prince ne s’en mêle point de peur de le gêner ». La politique de taxation des étrangers est ainsi critiquée au nom de ce qui ne s’appelle pas encore le libéralisme économique. L’abandon pur et simple de cette taxation a lieu en 1707, les intendants cessant d’établir les rôles. D’expédient financier et fiscal au départ, elle est devenue une mesure politique visant à construire la différence entre Français et étrangers, définis comme tels par l’administration fiscale.

CHAPITRE 3

PEUPLE SOCIAL,
PEUPLE POLITIQUE (SECOND XVIIIe SIÈCLE)

« À qui barbares, ferez-vous croire qu’un homme peut être la propriété d’un souverain ; un fils la propriété d’un père, une femme la propriété de son mari ; un domestique, la propriété d’un maître ; un nègre la propriété d’un colon ? Être superbe et dédaigneux qui méconnais tes frères ! Ne verras-tu jamais que ce mépris rejaillit sur toi ? »

Abbé Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes (1770).

Majestueux, accoudé à un buste de marbre blanc représentant l’abbé Raynal, Jean-Baptiste Belley, premier député noir élu à la Convention, a fière allure avec son foulard blanc autour du cou, sa ceinture et son chapeau à plume tricolore : ainsi l’a peint Girodet. L’abbé Raynal (1713-1796) avait publié L’Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes en 1770, livre qui connut trente éditions avant la Révolution française : sans doute pour mieux convaincre ses contemporains d’adoucir le sort des esclaves, il y annonçait l’insurrection servile et l’apparition d’un « Spartacus noir ». Il s’inscrivit ainsi par ses écrits dans les courants de pensée qui contribuèrent à façonner l’opinion publique au cours du second XVIIIe siècle.

1. PREMIÈRES REMISES EN CAUSE DE L’ESCLAVAGE

« L’assemblée ayant prise [sic] en considération le commerce de la Côte d’Afrique et de nos colonies, est demeurée d’accord que la traite des Nègres est l’origine des crimes les plus atroces, qu’un homme ne peut à aucun titre devenir la propriété d’un autre homme, que la justice et l’humanité réclament également contre l’esclavage. L’assemblée convaincue en même temps qu’un bien de cette nature ne peut être l’ouvrage d’un jour et que son vœu ne doit pas perdre de vue la culture des colonies dont elle ne prétend pas réduire les richesses mais seulement en épurer les sources et les rendre innocentes et légitimes a chargé les députés de demander aux États généraux d’aviser aux moyens les plus favorables d’anéantir la traite des nègres et de préparer l’abolition de l’esclavage des Noirs. »

Cahier de doléances du tiers état du bailliage d’Amiens, 1789.

Le texte ci-dessus représente une exception parmi les quelque 40 000 cahiers de doléances établis à la demande du roi Louis XVI en vue de préparer les États généraux. L’immense majorité des rédacteurs de ces cahiers ne mentionnent pas, dans leurs préoccupations, les colonies et le sort des esclaves. Un mouvement d’opinion était cependant né au milieu du XVIIIe siècle qui mettait en cause l’esclavage, sous l’influence des philosophes des Lumières.

Mentionnant les crimes des dévots lors de la colonisation européenne de l’Amérique, Montesquieu, dans L’Esprit des lois (1748), s’en prend avec une certaine ironie aux peuples d’Europe. « Ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres. Le sucre serait trop cher si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. » Dans la célèbre Encyclopédie (1751-1772), 55 articles seulement sur 72 000 abordent plus ou moins directement l’esclavage colonial sans toutefois le condamner : seul un article est abolitionniste1. En fait, sauf exception, les encyclopédistes s’intéressent davantage au travail et à ses techniques qu’aux esclaves eux-mêmes. Dans les planches consacrées aux habitations, plantations de sucre et de manioc, rien n’est montré du labeur servile, de la domination des planteurs et des souffrances des Noirs, même si l’on ne manque pas par ailleurs d’affirmer que « la sensibilité est la mère de l’humanité ».

Le Candide de Voltaire fut illustré par une gravure où un « Nègre » expose la situation des esclaves en présentant le Code Noir2. Cette parution eut une très grande influence pour forger une opinion antiesclavagiste en France, même si ce courant critique y fut moins structuré qu’outre-Manche3. De même, le livre de Bernardin de Saint-Pierre, Voyage à l’île de France, à l’île Bourbon et au cap de Bonne-Espérance, largement diffusé à partir de 1773, contient une planche de Moreau le Jeune (1741-1814) qui montre, dans un paysage aride d’arbustes et de rochers, une femme noire debout au centre de la gravure portant un enfant sur le dos, un autre lui tendant les bras. À son pied droit, une chaîne reliée à un collier de fer. À droite, un Noir est assis sur un cheval mort qu’il dépèce sans doute pour le manger. Ce cheval est mort d’épuisement (ce qui est précisé dans le texte). À l’arrière-plan, un Noir, allongé, nu, est en train d’être fouetté par un Blanc bien mis.

À la condamnation humanitaire et philosophique (Rousseau, dans Le Contrat social : « ces mots, esclavage et droit sont contradictoires ») s’ajoute la condamnation des physiocrates – économistes et philosophes pour lesquels l’agriculture est la source de toute richesse, et partisans de la libre circulation des grains – qui considèrent le travail forcé comme un frein à l’essor économique. Certains économistes ont calculé le coût du travail servile et ont conclu à la plus grande efficacité et au moindre coût du travail libre4. Le philosophe Condorcet, dans ses Réflexions sur l’esclavage des nègres, condamne fermement en 1781 l’esclavage sans demander cependant son abolition.

Fondée le 19 février 1788 par des élites politiques (dont un banquier genevois protestant), la Société des amis des Noirs est un groupe philanthropique qui veut supprimer la traite et abolir graduellement l’esclavage ; elle fait traduire les Réflexions sur la traite et l’esclavage des nègres, texte d’Ottobah Cugoano, un esclave américain affranchi qui s’est instruit dans les Écritures et prédit que la colère de Dieu punira les colons dont les « atrocités réfléchies et multipliées appellent la vengeance à grands cris5 ». En 1770, les Quakers américains avaient recommandé de s’abstenir du commerce négrier ; en 1777, l’État américain du Vermont émancipe ses esclaves. La même année, Raynal, dans une nouvelle édition de L’Histoire des deux Indes, met dans la bouche d’un Quaker la devise : « On ne peut être libre et tyran à la fois. »

Dans le cadre de la préparation des États généraux, Condorcet, devenu président de la Société des amis des Noirs, reprend ces arguments dans une lettre à tous les bailliages de France, le 3 février 1789 : on ne peut, écrit-il dans son Adresse au corps électoral contre l’esclavage des Noirs, défendre les droits de l’humanité et les violer dans les colonies. Il suggère donc d’inscrire dans les cahiers de doléances rédigés dans chaque bailliage la demande d’abolition de la traite et de la suppression de l’esclavage. Quelques-uns – une dizaine – ont répondu à cet appel. « Ces écrits répandus à la Martinique avec profusion étaient dans les mains de presque tous les nègres de nos villes principales. Ils s’assemblent pour en faire une lecture à haute voix », proclame Pierre-François-Régis Dessalles – un planteur, créole, membre du conseil souverain de l’île – dans son Historique des troubles survenus à la Martinique pendant la Révolution, après avoir dit que ces textes avaient armé le poignard des esclaves pour tuer les colons6.

Les cahiers de doléances restent assez imprécis, à l’exception de celui cité en exergue de ce chapitre et de celui, plus explicite, du tiers état de Champagney (Haute-Saône actuelle) : « Les habitants et communauté de Champagney ne peuvent penser aux maux dont souffrent les nègres dans les colonies, sans avoir le cœur pénétré de la plus vive douleur en se représentant leurs semblables unis encore à eux par le double lien de la religion être traités plus durement que ne sont les bêtes de somme. Ils ne peuvent se persuader qu’on puisse faire usage des productions desdites colonies si l’on faisait réflexion qu’elles ont été arrosées du sang de leurs semblables ; ils craignent avec raison que les générations futures plus éclairées et plus philosophes n’accusent les Français de ce siècle d’avoir été anthropophages ce qui contraste avec le nom de Français et plus encore avec celui de chrétien. C’est pourquoi leur religion leur dicte de supplier très humblement Sa Majesté de concerter les moyens pour de ces esclaves faire des sujets utiles au Roy et à la patrie7. »

L’argumentation, qui s’appuie à la fois sur la religion, la postérité et l’économie, est habile. Mais ce vœu, qui n’arrive pas à franchir la barrière de l’assemblée du bailliage à Vesoul, ne sera jamais transmis au roi. Si l’esclavage a d’abord été mis en question pour des raisons philosophiques, ce sont en fait les révoltes des esclaves eux-mêmes – dès juillet-août 1789 en Martinique, en 1790 en Guadeloupe, puis à Saint-Domingue – qui précipitèrent l’abolition provisoire de l’esclavage par la Convention, le 4 février 1794.

2. LES RUMEURS DE LA RUE ET LE TRIBUNAL DE L’OPINION8

« Tu dois savoir mon esprit que l’homme est né glorieux

ils trouveront avec raison qu’il n’y a ni orthographie, ni virgule

encore moins de voyelle, de consoles [sic] et pleine de lacunes

ils diront que tu es mon esprit un mauvais écrivailleur

que tu fais connaître tes faiblesses, et tes défauts, et des erreurs

tu vois que tes paperasses sont remplies d’errata

Crois-moi brise tout et brûle tous ces fatras

C’est l’idée de Ménétra. »

Jacques-Louis MÉNÉTRA, Journal de ma vie9.

Cet exergue est tiré d’un des témoignages aujourd’hui célèbre, parce que rare, sur la vie quotidienne de gens ordinaires percutée par les événements de la grande histoire. Le Journal de ma vie de Jacques-Louis Ménétra, compagnon vitrier installé à Paris, nous permet de comprendre comment « les gens obscurs vivaient les impératifs de l’histoire dans une appropriation quotidienne » et comment ils ont en même temps, au gré de l’âge et des événements, occupé la rue.

Jacques-Louis Ménétra, fils de Marie-Anne Marseau et de Jacques Ménétra, maître vitrier, fut baptisé en l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, le dimanche 13 juillet 1738. Mis en nourrice, il est maltraité, entraîné à mendier sa pitance. Retiré par son parrain, il est pris en pension jusqu’à ses onze ans par sa grand-mère maternelle, sa mère étant décédée précocement. En mai 1750, une rumeur parcourt Paris sur les enlèvements de garçons mineurs par la police pour les envoyer aux îles et aux colonies10. Effectivement, les policiers avaient procédé à des arrestations dans le cadre de la lutte contre la mendicité. Son père vint le chercher à l’école avec sept forts garçons tonneliers. Les commissariats furent attaqués par la foule et un supposé mouchard brûlé. Pour faire justice, rapporte Ménétra, trois misérables furent pendus ; l’un des trois était un voisin, marchand de bouteilles accusé d’avoir « porté le feu » (poussé le peuple à la rébellion). Ménétra ajoute : « Il fut plaint et regretté car c’était un charmant jeune homme. »

L’enfance de Jacques-Louis se passe à Paris jusqu’en 1757. Élevé par une grand-mère dévote, il fréquente l’école de la paroisse où il apprend à lire, écrire, compter et chanter. Il est reçu au concours d’enfant de chœur de sa paroisse, mais, devenu compagnon, c’est désormais dans les auberges et les cortèges qu’il chantera.

Le jeune Ménétra fait l’apprentissage d’une ville devenue son théâtre, en gambadant avec d’autres galopins sur les pavés, sur les quais, dans les ruelles et les chemins. Ces fils d’artisans expérimentent les jeux du corps. Avec hardiesse, ils s’apprivoisent ensemble, en bandes, à l’usage de la force physique, à la bagarre et à la violence. Le fond sonore de cette rude école de la rue est bruyant : pétards lancés en direction des pêcheurs, galopades sur les pavés et sifflements pour prévenir de l’arrivée du guet. Un habitus populaire des corps s’y forge : on saute, on court, on encaisse les coups. La rue et la famille façonnent différemment filles et garçons, physiquement et moralement. Les filles sont absentes de la rue, et restent des proies sexuelles convoitées. Pour Ménétra, accompagner un oncle sur un chantier est un moyen de s’ouvrir au monde, d’intégrer les gestes professionnels, de développer l’acuité de l’œil et la précision du geste. Il s’agit de comprendre le métier, d’avoir un salaire. Jusqu’au jour où, après une violente dispute avec son père, il sort son couteau : il est alors obligé de partir. Chez les vitriers, on est apprenti pendant quatre ans et compagnon pendant six ans, à moins de faire le tour de France. La maîtrise coûte 1 000 livres sauf pour les gendres de maître et les compagnons qui épousent une veuve et doivent prouver leurs capacités professionnelles par un examen ou en réalisant un chef-d’œuvre. Ménétra, apprenti de 1753 à 1757 et compagnon de 1757 à 1764, suit un parcours différent et obtient (en payant avec l’aide de sa grand-mère) des lettres de maîtrise.

À dix-neuf ans, il quitte donc un père ivrogne et violent et commence son tour de France. Après un séjour de trois mois à Orléans et un nouveau passage par Paris, on le retrouve en Anjou au mariage du fils de son patron, en août 1758, puis en Bretagne à l’automne. Il est reçu Compagnon du devoir, l’une des trois principales associations ouvrières clandestines regroupant les compagnons des métiers et corporations. Les rivalités entre obédiences entraînent conflits et bagarres très violentes. L’été 1759, il séjourne en Guyenne et à Bordeaux, où il assiste au tremblement de terre du 10 août 1759. L’hiver se passe dans le Haut-Languedoc entre Auch, Agen et Toulouse. En mai-juin 1760, il est à Montpellier, puis à Nîmes où il passe cinq mois. Provence et Comtat Venaissin sont visités en 1761 : il fait ses Pâques à Carpentras. Son séjour à Lyon n’est pas daté, mais attesté ; il revient dans la capitale où il assiste le 22 juin 1763 à l’inauguration de la statue de Louis XIV. Un passage à Bourg-en-Bresse au carnaval en 1764 le conduit jusqu’à Genève. En août 1764, il rentre définitivement à Paris en passant par la Sologne et clôt ainsi son parcours de formation initiatique et de formation au métier de vitrier, après moult rencontres et incidents plus ou moins graves. Le 8 août, Ménétra commence son journal.

Sa jeunesse a correspondu aux sept années qu’a duré son tour de France : ses relations sexuelles occupent une grande place dans le journal, où sont mises en scène veuves, filles et sœurs de maîtres, fermières ou bergères croisées au hasard, toutes y passent. La libération progressive des mœurs ne met pas en cause la domination masculine qui perdure. À la répression du plaisir par l’Église, Ménétra, tout au cours de sa vie, oppose la pratique légitime d’une sexualité populaire. Il se marie à vingt-neuf ans en juin 1765 et passe contrat devant notaire. Le mariage lui apporte, en sus de la dot conséquente de la promise (1 000 livres), des relations conjugales stables qui lui paraissent vite ennuyeuses et insuffisantes. Il a quatre enfants, dont deux seulement survivent : une fille, Marie-Magdeleine, baptisée le 9 mai 1767, et un garçon dont la date de naissance et le prénom restent curieusement inconnus. Ménétra se décrit comme un bon père : il est attentif à l’éducation de ses enfants, les emmène en promenade ou au concert. Il ne s’accorde pas vraiment avec son épouse dont il diffère profondément. Sa fille se marie, majeure, le 20 fructidor an XI, et son journal s’arrête quelques mois plus tard. Elle a fait un mauvais mariage avec un mari brutal : le père encourage la séparation des époux malgré l’éloignement de sa fille à Londres. À la fin de son journal, il décrit une vie familiale enfin apaisée.

On perçoit dans ce texte ses aspirations égalitaires, ses fantasmes sexuels et ses rêves. On ne connaît de son apparence physique que sa petite taille, qu’il compense par une vivacité, une gouaille et une ironie qui lui ont valu son surnom chez les Compagnons du devoir, de « Parisien le bienvenue [sic] ». Son récit croise la banalité du quotidien avec l’Histoire, qui fait irruption brusquement dans sa vie en 1789. Il a alors cinquante et un ans.

Ménétra affirme avoir commencé à écrire le 9 août 1764 et le manuscrit s’achève le 25 vendémiaire an XI (1803). Son témoignage d’artisan parisien complète celui d’observateurs tels Rétif de la Bretonne ou Louis-Sébastien Mercier – mais aussi les rapports du garde chargé de surveiller la promenade des Champs-Élysées qui devient de plus en plus populaire, au grand dam des puissants et du garde lui-même qui écrit en mai 1789 : « Vu que la fréquentation des personnes distinguées depuis les beaux jours exigeait d’éloigner absolument cette fourmillère [sic] de mendians de tous âges et de deux sexes qui entouraient chaque voiture à la descente jusqu’au nombre de 120 à 200 à la foi j’ai cru bon d’écrire à M. de Rulhiere Commandant de la Garde Paris […] à l’effet d’éloigner la mendicité ainsi que les petits marchands. Il faut que les Dames soient tranquilles. […] Il faut vite purger la promenade de la mendicité, des filles de débauche du plus bas genre et des suspects de toute vilaine espèce, éloigner tous les mauvais sujets et que la place Louis XV refuge ordinaire de toute la crapule ne se déverse pas dans la promenade11. »

La rue : « l’intérieur familier et meublé des masses12 »

La rue, et particulièrement la rue parisienne, est l’espace quotidien des gens du peuple : on y travaille, on s’y amuse, on s’y querelle et on y dort parfois, faute de logement pour cette population composée aux deux tiers de migrants. La rue est apprentissage des manières de vivre. Elle met en jeu tous les sens. La rue retentit de cris, de disputes, d’injures et de clameurs. La rue s’empare des cabales, des rumeurs et des bons mots. La rue est le lieu de diffusion des nouvelles manuscrites – vraies ou fausses – et des pamphlets, mais aussi des chansons, comme l’a démontré l’historien Robert Darnton dans L’Affaire des Quatorze en scrutant les textes de chansons confisqués par la police13. Composés sans doute par des courtisans, sur des airs connus, imprimés sur des feuilles volantes, ces refrains satiriques sont vendus à la criée. Les textes se transmettent oralement dans la rue ou les cabarets avec des paroles qui se modifient au gré de leur propagation. Comme nombre de pamphlets et caricatures pornographico-politiques du moment, qui circulent plus ou moins clandestinement, elles mettent en cause successivement les rois Louis XV, Louis XVI et la famille royale. Roger Chartier a souligné que, dans le second XVIIIe siècle, « l’érosion des mythes fondateurs de la monarchie, la désacralisation des symboles royaux, la distance prise vis-à-vis de la personne du roi composent un ensemble de représentations “déjà-là”, prêt à accueillir avec avidité les énonciations radicales des libelles des décennies 1770 et 178014 ». Cette mutation de l’opinion publique est également perceptible dans les discussions qui animent salons, cafés et cabarets.

Paris compte 4 300 cabarets au XVIIIe siècle, soit un pour 350 habitants15. Celui de la rue Ramponneau était le plus célèbre d’entre eux. Situé à La Courtille (actuel XXarrondissement), en dehors des limites urbaines de l’octroi, il échappait ainsi aux redevances de la Ferme générale. Les boissons – vins, bières, alcools – y étaient vendues à un prix modique et la clientèle populaire côtoyait les plus aisés « avec une égalité dont nous portons en nous le sentiment et le désir », écrit l’avocat Élie de Beaumont16. Des étrangers de toute l’Europe s’y pressaient et c’était une étape attendue dans un « tour de France » des compagnons. Forçant sans doute le trait, le prolifique écrivain Louis-Sébastien Mercier, dans un des douze volumes de ses Tableaux de Paris publiés en 1788, décrit un bas peuple s’adonnant le dimanche à la boisson et au libertinage et qui, emporté par « la brutalité de la passion », conçoit des enfants, ce que ne font pas moins, en cette fin de siècle, les classes supérieures, les nobles et les riches bourgeois. Les cafés sont fréquentés par une clientèle aisée qui s’adonne au plaisir de la conversation et aux jeux de société. On y discute philosophie, religion et actualité sous les yeux de nombreux mouchards de la police. Les débats sont appréciés par les « Rousseau du ruisseau », écrivains moins célèbres que ceux qui ont accès aux salons, lieux d’une sociabilité intellectuelle distinguée.

Les salons étaient organisés par une maîtresse de maison, noble ou bourgeoise, mais argentée, telle Julie de Lespinasse qui, avec d’Alembert, réunit chez elle les philosophes des Lumières. Le salon de Mme Doublet bruissait également de nouvelles et de rumeurs dans un climat de contestation du régime et du pouvoir. Au total, plus de soixante salons ouvrent leurs portes au cours du règne de Louis XVI17. On y rencontre, au faubourg Saint-Germain ou au Palais-Royal, plus de diplomates que de magistrats (astreints au devoir de réserve). Sur la rive gauche, les salons des étudiants et de leurs professeurs s’opposent aux salons littéraires, plus sérieux. Les élites urbaines épanchent leur désir de considération sociale et développent une « culture de la mondanité » alliant divertissements et mise en scène des comportements, le plus souvent autour d’un repas plus ou moins copieux. Le jeu et les intrigues (amoureuses ou non) donnent naissance à un art de la conversation, à des pratiques musicales ou des jeux poétiques. Ces pratiques culturelles, essentiellement festives et ludiques, accompagnent une politisation des opinions. Lieu où se croisent les informations venant de la Cour, du monde littéraire, des cafés et des journaux, le salon voit se construire rapidement les carrières politiques. Aux côtés de l’académie, de la loge maçonnique et du café, le salon occupe donc une place de choix dans l’espace de sociabilité parisien des couches supérieures de la société.

À la veille de la Révolution, l’importance de l’opinion publique se lit aussi dans la diffusion des mémoires judiciaires rédigés par des avocats et des juristes se considérant comme des philosophes ou des écrivains. Culture orale et culture écrite sont ainsi mêlées dans une large mise en cause d’un système absolutiste fondé sur le secret. Or, dans leurs mémoires, les avocats – ces intermédiaires culturels qui ont pris le relais des philosophes des Lumières disparus (Voltaire et Rousseau meurent en 1778, d’Alembert en 1783, Diderot en 1784) – dénoncent l’arbitraire et la violence des procédures judiciaires gardées secrètes. La publicité des causes privées, « érigées en débat général, représente une transition entre univers théâtralisé de la sphère publique absolutiste et le triomphe révolutionnaire des mots, des textes de loi », mettant ainsi en exergue « deux formes de légitimité nouvelle celle de la conscience individuelle et celle du droit naturel »18.

Le tribunal de l’opinion publique s’est formé progressivement dans ce second XVIIIe siècle. Dans le sillage des Lumières, les élites estiment que le peuple, dominé par ses émotions plus que gouverné par sa raison, n’a pas voix au chapitre. Il est vrai que la culture du peuple reste essentiellement une culture orale : « le peuple parle, mais n’écrit que peu »19. L’alphabétisation a progressé, quoique de façon irrégulière, et plus largement à Paris et dans les grandes villes que dans les villages. La lecture de livres politiques, des ouvrages de Rousseau par exemple et ceux de la littérature clandestine séditieuse n’est pas rare dans les grandes villes. On retrouve aussi au théâtre, au parterre de la Comédie-Française à Paris, lorsqu’elle donne des spectacles gratuits, des artisans et des compagnons et même, selon Louis-Sébastien Mercier, « des charbonniers, des portefaix, des maçons, des décroteurs et des poissardes : cette populace applaudit aux beaux endroits, aux endroits délicats et les sent tout comme l’assemblée la mieux choisie ». Le vitrier Ménétra fréquente les théâtres de foire aux salles toujours bien remplies. Dans les villages aussi, les colporteurs diffusent des almanachs, les ouvrages de la bibliothèque bleue – sorte de brochures à la couverture en mauvais papier bleu-gris, emblèmes de la littérature populaire –, des livres de piété mais aussi des ouvrages séditieux, que celui qui a de l’éducation lit à la veillée. Seul de son village à savoir lire et écrire, l’étaminier (tisseur d’étamine) Simon décrit comment les paysans de son entourage sont sensibles aux nouvelles, aux transformations et aux débats, ce dont témoignent les cahiers de doléances. La mutation de l’opinion publique ouvre ainsi, avant la Révolution française, un espace démocratique.

Cabales et émotions populaires à Paris

La rue est le théâtre permanent des émotions populaires. Certains lieux sont propices aux désordres et aux troubles : les halles, les marchés, les cabarets, les barrières d’octroi. Une expression traduit le « tapage tumultueux et révolté accompagné de cris, hurlements et vindictes sur des tons de colère ou d’ironie : “faire bacanal”20 ». Les gens dans la rue sont solidaires, en particulier lors de l’arrestation de l’un des leurs. Ce n’est pas que pur désordre. La demande d’un nouvel ordre « juste » est patente dans ces moments d’émotions populaires. Les « cabales » prennent souvent naissance dans les cabarets ou les ateliers. Après 1750, les grèves ouvrières se multiplient.

Pour tenter de juguler l’insubordination populaire, le pouvoir royal essaie dans un premier temps de renforcer la hiérarchie et la police des corporations (défense aux compagnons de quitter leur maître sans autorisation écrite, défense d’organiser des confréries, de « cabaler » entre eux). L’édit du 2 janvier 1749 est explicite contre l’insubordination ouvrière : « Louis par la Grâce de Dieu, roi de France […] étant informé que nombre d’ouvriers de différentes fabriques et manufactures de notre royaume quittent les fabricants et les entrepreneurs qui les emploient sans avoir pris d’eux un congé par écrit, sans avoir achevé les ouvrages qu’ils ont commencés et sans leur avoir rendu les avances qui leur ont été faites ; de même que certains d’entre eux forment une espèce de corps, tiennent des assemblées et font la loi à leurs maîtres, en leur donnant à leur gré ou les privant d’ouvriers, et les empêchent de prendre ceux qui pourraient leur convenir soit français, soit étrangers […]. Faisons défense à tous les compagnons et ouvriers de s’assembler en corps sous prétexte de confrérie ou autrement, de cabaler entre eux pour se placer les uns les autres chez des maîtres ou pour en sortir. »

Les compagnons défendent en effet la liberté et l’autonomie des ouvriers, et des tensions durables éclatent au sujet du contrôle du placement. Certains compagnonnages parviennent à contrôler complètement les embauches. Devant l’offensive des maîtres et du roi, les ouvriers résistent. C’est le cas des cordonniers parisiens entre 1763 et 1764 : dans plusieurs ateliers, compagnons ou apprentis refusent d’exécuter le travail exigé et – sacrilège – jettent leurs outils à terre. Ensuite, ils s’attroupent et vont au cabaret. Ils y boivent et y persiflent. Quand on leur demande des comptes, ils multiplient les « paroles insolentes et que le maître lui dit de cesser son ton railleur sans quoi il lui rabattrait son caquet », ce à quoi l’ouvrier Picard répond « qu’il se foutait bien de lui »21. La raillerie, l’injure sont des formes de résistance à la domination. Les maîtres s’inquiètent et ont peur ; certains essaient de trouver des compromis pour faire cesser l’agitation et reprendre le travail. La police tente de repérer et d’arrêter les meneurs. Elle dénonce aussi « les étrangers dans la ville » mais sans succès. Elle craint les désordres et les débordements, sans parvenir à rétablir le calme.

L’affaire se corse au début de l’année 1776 quand Albert, le lieutenant général de la police, refuse d’accepter les traditionnelles étrennes des corporations « afin d’éviter d’engager sa gratitude ». Effectivement, Turgot a obtenu, au nom de la monarchie absolue, un premier décret royal interdisant les mémoires en faveur des corporations avec l’idée que seul le souverain a le droit de légiférer et sait ce qui est bon pour le royaume. Par ailleurs les libéraux s’insurgent contre le monopole des jurandes. Un arrêt du Conseil le 22 février 1776 supprime les corporations. Après l’enregistrement de l’édit, leur argent et leurs biens sont confisqués ; des experts jurés doivent expertiser les immeubles. C’est le monde à l’envers, « l’anarchie » selon les maîtres qui sont soutenus par le parlement de Paris, le « carnaval de Turgot ». Le renvoi de ce dernier en mai provoque une explosion de joie. La tentative de Turgot de supprimer les corporations a été un échec mais elle a néanmoins sonné la fin des communautés de métiers plus ou moins autonomes, gérées selon des règles et des traditions établies par elles-mêmes. Au mois d’août 1776, un nouvel édit de Louis XVI rétablit partiellement les corporations mais leur nombre est réduit (cinquante à Paris). Le compagnon vitrier Ménétra, partisan de la concurrence et de la liberté d’entreprendre, exulte en s’adressant aux ex-jurés et anciens maîtres à qui il dédie ce poème :

Vous anciens bacheliers du verre

Thémis reconnaît vos travers

Vos monopoles injustement exercés

À bon droit eux et vous vont tomber

Et dans la même secousse être cassés22.

La révision complète des corporations a été entreprise par Necker et l’édit est appliqué partout, sauf en Bretagne et à Bordeaux en raison de l’hostilité des parlements. Toutes les professions et corporations sont ouvertes aux femmes sans qu’elles puissent participer aux jurandes comme administratrices. Il s’agit à la fois d’un retour partiel aux normes d’antan mais aussi d’une reconfiguration des corporations. La monarchie absolue a eu des difficultés à faire éclater l’ancien univers corporatif mais elle y est parvenue, d’abord en réduisant le nombre des métiers, ensuite en excluant les anciens maîtres. Aucune liberté n’est laissée aux compagnons pour les embauches. Les imprimeurs, se voyant ainsi imposer un nouveau code disciplinaire limitant leur capacité d’action sur le marché du travail, ont comparé leur sort à celui « des nègres de l’Amérique, en les rendant comme de vrais esclaves23 ». Le patron qui veut « s’affranchir de leur tyrannie » (des ouvriers) et des « effets de leur débauche » recrute plutôt des ouvrières, réputées pour leur assiduité et leurs faibles salaires. Les ouvriers imprimeurs refusent de former des apprentis pour conserver des salaires élevés. L’attitude patronale vise à réduire l’autonomie ouvrière mais la résistance des ouvriers renforce leurs organisations et aboutit à une « cabale institutionnalisée et permanente ». Composante de l’identité ouvrière, la défense d’un travail qualifié donne lieu à l’expression d’une conscience professionnelle autour de l’amour du travail bien fait mais fabrique aussi des tensions entre hommes et femmes, citadins et ruraux, ouvriers d’autres organisations rivales. Des tensions aussi avec celles et ceux qui ne passent pas, pour l’embauche, par les jurés des corporations. Les femmes se montrent parfois aussi virulentes que les hommes et plus insolentes. Lors d’une saisie en 1783 à Nantes, alors que la corporation des tailleurs a le monopole de la production des habits neufs, des tailleuses « furieuses comme des tigres » menacent de « fendre la cervelle » du commissaire de police et se jettent sur les jurés. En 1784, ces tailleuses en habits anciens se moquent depuis leurs fenêtres des jurés qui passent dans la rue en leur tirant la langue et leur présentant des indiennes pour les narguer. En 1787, à Nantes, les ouvriers d’imprimerie s’opposent à l’embauche des femmes dans une indiennerie où l’on fabrique des indiennes de mauvaise qualité destinées à l’Afrique, échangées dans le trafic des esclaves ; ils écrivent au patron : « Monsieur nous vous prions de remédier au scandale que vous nous donnez et de nous éviter d’en venir à des extrémités fâcheuses ; vous devez sentir qu’il n’est pas convenable que les femmes travaillent tandis que beaucoup d’ouvriers, même en famille, se trouvent sans ouvrage ; nous vous supplions de croire que nous ne nous désisterons pas de la demande que nous vous faisons et que nous ne souffrirons jamais de semblables abus24. »

Le monde ouvrier résiste à la domination, mais il n’est ni homogène ni uni. La résistance aux maîtres se marque par l’abandon de certaines coutumes, comme les repas pris en commun, en particulier les repas de fêtes. Lors des conflits avec les maîtres, les compagnons ont parfois recours à la justice au nom de leur bon droit : les couvreurs parisiens, les chapeliers lyonnais, les cordonniers bordelais engagent des procédures judiciaires pour lesquelles les avocats produisent des mémoires où sont invoqués le droit naturel, « la tyrannie et l’esclavage dont ils sont menacés ». C’est donc bien à travers la rhétorique des Lumières que s’expriment les compagnons qui reprennent oralement ce vocabulaire contre la subordination et la domination en l’appliquant aux patrons. Les cahiers de doléances rédigés en 1789 témoignent d’un mécontentement profond et prolongé. Beaucoup demandent un retour à la situation antérieure à 1776. C’est le modèle économique que prône l’épouse du vitrier Ménétra, Marie-Élisabeth Hénin, celui des jurandes, celui des rentiers et des économies à la petite semaine. Jacques-Louis est partisan, lui, de la réforme de Turgot, de la libre circulation des personnes et des initiatives, du profit. Cette dissension dans le couple est un témoignage important sur la complexité et l’enchevêtrement des mentalités économiques dans le monde populaire au XVIIIe siècle.

Liberté du commerce, économie morale et « juste prix »

L’émeute est imprévisible, mais elle s’appuie souvent sur la dénonciation d’une injustice25. Dans le second XVIIIe siècle, la forme des émeutes change : ce processus correspond à une nouvelle politique du gouvernement, la liberté du commerce avec l’interdiction faite aux autorités locales d’intervenir sur le prix du grain. La guerre du blé connue sous le nom de « Guerre des farines » désigne une vague de rébellions survenues à la suite d’une hausse des prix des grains (donc du pain) du fait des mauvaises récoltes de 1773 et 1774, suivies de la dénonciation des accapareurs. Elle démarre d’abord dans la ville de Dijon le 18 avril 1775, lorsqu’un meunier considéré comme accapareur est attaqué. Son moulin et les demeures de ceux qui l’avaient soutenu sont mis à sac26. Le mouvement émeutier gagne les plaines céréalières du Bassin parisien où le grain est taxé et les greniers sont vidés. Après l’émeute de Dijon, Paris est à son tour touché le 3 mai 1775 : des femmes haranguent la foule, pillent les boulangeries. Pierre Cournet, trente-six ans, natif du diocèse du Puy-en-Velay, est l’une des 130 personnes arrêtées. Selon le rapport du commissaire de police, il a « dit que vers 11 heures du matin étant à travailler à un bâtiment dans l’enclos Saint-Martin [il] a vu plusieurs personnes courir et les a entendus crier d’aller chercher du pain, que les premiers arrivés en auraient pour rien, qu’il a été avec la foule chez quatre ou cinq boulangeries à lui représenté son tort de contribuer à augmenter le tumulte27 ».

À Grenoble, ce n’est pas la « Guerre des farines » qui est le déclencheur de l’agitation émeutière, mais l’édit de Turgot du 3 juin 1775 qui suspend les droits sur les grains, les farines et le pain perçus aux octrois municipaux, mesure qui produit à Grenoble « une sorte de révolution » selon les consuls de la ville.

La Gazette de Leyde du 7 novembre relate ainsi l’émeute d’octobre 1777 :

Il y eut le 19 octobre, une émeute asses considérable parce qu’on a voulu contraindre des Marchands de blé à payer à un Marché des Droits perçus au nom de Mme La Comtesse de Pons : les Marchands les regardoient comme supprimés et prétendoient d’ailleurs pouvoir vendre partout où ils vouloient en raison de l’Édit pour la Liberté du Commerce des Grains. Un Major, commandant un Détachement de Troupes, a été assez sérieusement blessé et le Peuple s’est fait rendre, à force de cris, des Femmes que l’on avoit arrêtées ; après tout s’est calmé.

Le contentieux est ancien et cette nouvelle vague de rébellions, qui se termine par le rachat d’une rente annuelle, sert de révélateur d’une autonomie urbaine et d’un municipalisme bien ancrés. Les consuls, et même le procureur, soutiennent les mutins, ce qui construit une sorte de pacte entre les marchands campagnards, le petit peuple grenoblois et les édiles, précurseur des événements de 178928.

Plusieurs centaines de conflits ont été recensés sous des formes diverses : révoltes contre la spéculation, taxations spontanées, incursions et pillages d’entrepôts chez les laboureurs et les fermiers-entrepreneurs pour les obliger à vendre leurs stocks à un « juste prix », et, en ville, attaques de boulangeries, puis entrave des transports de blé par les moyens de communication fluviaux et routiers. Les participants aux émeutes appartiennent aux couches populaires : journaliers, compagnons, artisans, manouvriers, petits vignerons ; deux tiers des émeutiers arrêtés à Paris sont des ouvriers. De question sociale, la « Guerre des farines » devient une question politique mettant en cause la politique ministérielle. Les événements peuvent en effet se lire comme une réaction à l’édit de Turgot du 13 septembre 1774 sur la libéralisation du commerce des grains : la mesure apparaît comme contraire au principe qui oblige le roi à veiller à la sécurité et à l’approvisionnement de ses sujets. Cette révolte singulière fut réglée provisoirement par un contrôle des prix du blé et l’intervention de l’armée : 25 000 soldats sont mobilisés par le roi pour rétablir l’ordre sur les marchés. 548 personnes furent arrêtées et deux condamnées à mort. L’accès au grain et le « juste prix » du pain apparaissaient comme des droits universels et les émeutes reposent sur une forte demande de régulation et d’encadrement. Les émeutiers interpellent le roi et lui demandent de rétablir le juste prix. Ces émeutes frumentaires ne se dressent pas explicitement contre l’autorité politique, elles ne revendiquent pas le pouvoir, mais elles obéissent à une discipline communautaire relevant de « l’économie morale » qui repose sur la croyance que les émeutiers défendent des droits et des usages traditionnels bénéficiant d’une légitimité communautaire. Se manifeste ainsi une aggravation des oppositions sociales entre une masse de ruraux plus pauvres et les élites restreintes de fermiers riches, de seigneurs et de propriétaires de la bourgeoisie urbaine. Les paysans sont accompagnés des syndics des villages et des curés de campagne. La « Guerre des farines » du Bassin parisien – qui a aussi touché les villes – témoigne d’une faiblesse structurelle de l’économie du royaume, mais aussi de l’apparition d’une nouvelle rhétorique contestataire29.

Luttes ouvrières (1781-1789)

Les lettres patentes royales du 12 septembre 1781 ordonnent que les « ouvriers aient un livre ou un cahier sur lequel seront notés successivement les différents certificats qui leur seront délivrés par les maîtres chez lesquels ils auront travaillé ». Les corporations doivent donc introduire dans leurs nouveaux statuts la généralisation du livret ouvrier. Est rappelée aussi l’interdiction de « cabaler » et d’organiser des confréries. Selon Steven Kaplan, c’est l’expression la plus complète du contrôle social du monde du travail au siècle des Lumières. En réalité, les ouvriers ont résisté partout par différents moyens à ces mesures. À Nantes, les menuisiers interdisent à leurs camarades de travailler et refusent, avec la complicité des maîtres, de remplir leur livret. Les maçons lyonnais protestent en 1787 devant le parlement de Paris : ils refusent d’être assimilés à des domestiques, à des « dépendants », et d’être traités comme des « esclaves ». Le libraire Hardy note « l’esprit d’insubordination » lors de la cabale des charpentiers à Paris30. Louis-Sébastien Mercier se plaint de l’irrespect et de la grossièreté des imprimeurs qui n’ôtent pas leur chapeau lorsqu’ils entrent dans l’atelier et qui, par ailleurs, avec des « propos insolents, lettres injurieuses, se permettent tout ». Rétif écrit que « les ouvriers de la capitale sont devenus intraitables parce qu’ils ont lu dans nos livres une vérité trop forte pour eux, que l’ouvrier est un homme précieux »31.

L’ouvrier est un homme précieux certes, mais il est bientôt concurrencé par la machine. François Jarrige a étudié les « tueuses de bras », ces machines textiles venant d’Angleterre qui remplacent ouvriers et ouvrières : le premier modèle de « Jenny » est introduit en contrebande en France en 1771 ; on en compte 600 vers 1786. Durant l’automne 1788, dans la région de Falaise (Calvados), l’arrivée de machines dans une filature de coton provoque la révolte de la main-d’œuvre occupée à la filature manuelle : la foule les rend responsables de la crise. Le 11 novembre 1788, un groupe de femmes annonce vouloir brûler une machine à filer le coton. Les ouvrières cherchent à défendre leur travail menacé par les nouvelles méthodes. Alors que le procureur du roi tente de calmer les émeutières, 2 000 ouvriers, armés de bâtons, attaquent la machine et la brûlent. Au printemps 1789, tandis que la crise s’amplifie, l’hostilité contre les machines s’exprime au moment de la rédaction des cahiers de doléances32.

Autre exemple de révolte, témoignant cette fois de l’attachement à de modestes privilèges et de la mosaïque de particularismes dans le royaume de France : celui de la lutte acharnée des habitants d’un village de la région de Nantes pour la défense de leurs franchises, accordées au XIIIe siècle par les ducs de Bretagne. Disposant d’archives et de titres très anciens émanant des souverains, les habitants, soutenus par leur curé, se défendent presque uniquement par voie légale et judiciaire en engageant de nombreuses et longues procédures. Malgré leur résistance, les villageois ne peuvent cependant pas empêcher la réduction progressive de leurs modestes prérogatives, particulièrement sensible dans le second XVIIIe siècle33. Déjà, lors de la création de nouveaux impôts, ils avaient dû payer la capitation et le dixième (devenu vingtième) sans qu’on tienne compte de leurs privilèges antérieurs. En revanche, leur refus de toute imposition militaire et de toute corvée a tenu plus longtemps. Le renouvellement de leurs privilèges est confirmé par Louis XV. Mais l’intendant n’admet plus les exemptions, il leur impose de faire les corvées et les miliciens sont tirés au sort. Comme dans les autres paroisses, la résistance prend alors la forme de l’inertie et de la lenteur. Le recul des privilèges fiscaux va de pair avec les nouvelles attaques des seigneurs et des grands propriétaires, générales dans le royaume, contre les usages de la forêt et des communaux. Depuis le début du siècle, les étangs et les landes environnant les ruines du château avaient été « engagées » à des notables nantais qui veulent enclore ces domaines autrefois communs et les interdire ainsi aux habitants. En 1739, les nouveaux propriétaires poursuivent en justice des femmes qui avaient renversé des clôtures ; elles sont condamnées. Cependant, l’ensemble de la population n’est pas concerné : seuls le sont les propriétaires exemptés de longue date des droits seigneuriaux qui avaient la jouissance des biens communaux et de la forêt. Les journaliers, les pauvres et les travailleurs de la forêt n’ont pas ces privilèges. Ce qui est finalement en jeu dans ce village nantais, c’est non seulement le maintien des franchises très anciennes, mais peut-être surtout l’affirmation d’une identité, d’un droit, de libertés. C’est aussi une certaine image du pouvoir, de la justice et de l’équité que l’on retrouve dans les cahiers de doléances rédigés avant la réunion des États généraux.

3. « L’ÈRE VÉRITABLE DE LA NAISSANCE DU PEUPLE »34 : LES ÉTATS GÉNÉRAUX

Si la politique est la possibilité donnée à tous de participer ou d’influencer les décisions dans la sphère publique, l’attitude d’indépendance des paysans à l’égard des villes et des notables ruraux est un signe de politisation, même si le roi et le régime monarchique ne sont pas explicitement mis en cause. C’est par le refus, parfois violent, des prélèvements royaux ou seigneuriaux que les paysans se manifestent dans la « grande politique », celle de l’État. Les délibérations de la paroisse de Notre-Dame-Saint-Jean de Lamballe stipulent, en décembre 1788, que si le doublement du tiers (doubler le nombre de députés du tiers état dans la mesure où l’on vote par ordre) n’est pas accepté, « il sera indispensable d’ériger, comme en Suède, la classe des paysans ou laboureurs en un nouvel ordre qui, avec celui des bourgeois ou citadins, rétablira l’équilibre ». Les paysans revendiquent une représentation réelle aux États provinciaux, voire la reconnaissance d’un quatrième ordre pour les paysans35. L’exigence égalitaire est née du contentieux fiscal36 et elle s’exprime dans la préparation des États généraux.

Face à la crise économique, sociale et politique et à la banqueroute financière, Louis XVI, roi depuis 1774, annonce la convocation des États généraux des trois ordres – qui ne s’étaient pas réunis depuis 1614. En 1788, la résistance des parlementaires à la volonté royale de réduire leurs prérogatives est soutenue par le peuple : à Grenoble, lors de la journée des Tuiles le 7 juin, on s’arme pour empêcher l’exil des parlementaires et tenir tête aux régiments présents dans la ville ; il y a des morts. Venues en nombre, les femmes sonnent le tocsin, immobilisent les voitures à chevaux pour bloquer rues et carrefours. Elles protègent toute la nuit les magistrats du Parlement rassemblés autour de leur président. Réunis ensuite dans le château d’un industriel à Vizille le 21 juillet 1788, les trois ordres des États généraux du Dauphiné réclament la convocation des États généraux du royaume.

Le décret royal est promulgué le 8 août 1788. Dans sa lettre du 24 janvier 1789 pour la convocation des États généraux, lue dans chaque paroisse au prône de la grand-messe du dimanche suivant, le roi invite les Français, chefs de feu de vingt-cinq ans et plus et inscrits sur les rôles d’imposition, à participer à l’élection des députés et à la rédaction des cahiers de doléances au niveau du bailliage (ou de la sénéchaussée) pour le clergé et la noblesse, par paroisse rurale ou citadine et par corporation (cahiers primaires), puis réunis et refondus en un seul cahier au bailliage pour le tiers état. Cela implique que les vagabonds, les mendiants et les très pauvres ne peuvent s’exprimer. Les femmes non plus, sauf pour celles qui appartiennent à une corporation, ce qui explique que l’on trouve quelques cahiers de doléances rédigés par des femmes.

Des milliers de cahiers de doléances

Les cahiers de doléances représentent un extraordinaire panorama de l’opinion publique au printemps 1789. Témoignages des points de vue collectifs, ceux des communautés et groupes sociaux ruraux et urbains, ils sont souvent écrits par des notables ou des hommes de loi sous la dictée de ceux qui ne savent pas écrire ; leur étude suppose bien des biais – dont celui du décalage entre la description et la réalité – que les historiens se sont efforcés de décortiquer. Les cahiers urbains se placent le plus souvent sur le plan des principes et des idéaux. Les cahiers ruraux sont plus souvent du côté des réalités quotidiennes. Les grands principes – liberté, égalité, droit au bonheur – sont partout déclinés, mais sous des formes diverses.

Les cahiers de doléances urbains

André Burguière a étudié les cahiers des corporations de la ville de Reims37. En 1776, au moment de la tentative de suppression des communautés et jurandes par Turgot, on comptait cinquante-quatre corporations dans la ville. Les édits d’août 1776 et d’avril 1777 ne les rétablirent pas toutes et obligèrent les autres à fusionner. Les plus pauvres – ceux qu’on a appelés « le quatrième état » – n’étaient représentés que par la corporation des charpentiers, dont le cahier ne fut pas pris en considération pour réaliser au bailliage l’unique cahier du tiers état ; les charpentiers ne furent, par ailleurs, pas autorisés à participer à l’élection des députés. Une démarche hétérodoxe fut initiée, celle « des Gens qui ne sont d’aucune corporation » : 2 000 ouvriers tisserands tentèrent en vain d’imposer leur participation.

Dans les revendications (« doléances ») avancées, la question du pouvoir politique est traitée différemment selon la hiérarchie sociale des corporations. Les officiers d’élection (ceux qui ont une charge administrative) ont une conception de l’État assez abstraite, tandis que pour les corps de métiers manuels – maçons, couteliers, menuisiers –, le pouvoir et l’autorité paraissent intouchables et la personne royale est vénérée. Le désir d’égalité des droits est uniformément réparti et la revendication d’égalité est plus largement présente que celle de liberté. La liberté d’expression n’est réclamée que par quelques corporations, dont celle des hommes de loi, mais elle est absente, par exemple, de celle des libraires-imprimeurs. L’instruction n’est évoquée que dans six cahiers. Elle est présentée par les officiers comme une exigence philosophique (répandre les « Lumières ») et comme un impératif social (éduquer le peuple). Avec une vision utopique, les miroitiers-tapissiers proposent un programme d’éducation nationale dans lequel l’État prendrait en charge l’instruction des plus pauvres. Au niveau le plus bas des corporations, le cahier des tailleurs-fripiers maintient la culture ancienne de l’organisation corporative. Le vocabulaire des Lumières n’y apparaît que d’une manière résiduelle, comme plaqué, dans des termes dépourvus de contenu réel.

Le cahier du tiers état de Paris est un peu plus explicite sur le type de régime attendu : « Dans la monarchie française, la puissance législative appartient à la nation, conjointement avec le roi ; au roi seul appartient la puissance exécutrice. Nul impôt ne peut être établi que par la nation. Les États généraux seront périodiques de trois ans en trois ans, sans préjudice des tenues extraordinaires […]. La personne du monarque est sacrée et inviolable. La succession au trône est héréditaire dans la race régnante, de mâle en mâle par ordre de primogéniture, à l’exclusion des femmes ou de leurs descendants38. »

Les cahiers de doléances ruraux

Les demandes sont véhémentes avec une gradation selon les lieux : les cahiers vont des plus descriptifs, qui traitent de la misère, à la « doléance impérative » (revendication), qui entend incarner la volonté de la nation (un cahier sur deux), en passant par la supplique au roi de réformer le pays. On passe parfois de la prière au désir, et du souhait à la demande ferme, voire à l’exigence39.

Les cahiers de doléances ruraux semblent unanimes pour louer l’action et la décision du roi Louis XVI. Au printemps 1789, le régime monarchique n’est pas remis en cause. Il ne le sera majoritairement qu’après la fuite de Varennes en juin 1791. L’image du roi, père nourricier et justicier de ses peuples, paraît intacte dans un cahier sur cinq. Dans quelques cahiers, il est désigné sous le terme de « roi des Français ». Cependant, une comptabilité précise montre que seule une paroisse sur deux prend la peine de rendre hommage à la personne royale.

Si le mot « égalité » n’apparaît pas toujours dans les cahiers de doléances ruraux, l’idée est présente sous d’autres formulations, telle « que les trois ordres soient soumis à l’impôt ». L’égalité fiscale semble une évidence, un droit déjà acquis. Celle de liberté l’est aussi. Elle ne concerne cependant pas l’arbitraire royal, les lettres de cachet ou la Bastille, mais la liberté d’aller au moulin de son choix, demande qui met en cause le privilège seigneurial du moulin banal. La liberté individuelle est revendiquée surtout par les Languedociens et les Normands. Les Bretons demandent le doublement du tiers état, une meilleure représentation du bas clergé (les curés de paroisse) et surtout la libération de l’individu de la fiscalité des droits seigneuriaux. La liberté religieuse n’est célébrée qu’en Bas-Languedoc. La diversité des revendications régionales est donc patente et témoigne de la diversité du pays. Ancrés dans une culture orale, les paysans ne demandent pas, sauf exception, la liberté de la presse.

Les mots « bonheur » et « progrès » apparaissent peu dans les cahiers ruraux. Après l’emploi du mot par le roi en janvier 1789 – « faire le bonheur de ses sujets et la prospérité du royaume » –, le bonheur est évoqué dans un cahier rural sur cinq, souvent sous forme stéréotypée. La nouveauté est que les sources du bonheur sont humaines et non plus religieuses. L’idéologie du progrès se traduit, dans les cahiers ruraux, par un espoir placé dans le développement des échanges, des routes, des canaux et l’amendement des terres. On rêve de construire le bonheur ici-bas.

Le cahier des habitants de Saint-Cernin (aujourd’hui dans le Lot) évoque le « mauvais pain qui sert de nourriture au laboureur ordinairement plus mal nourri que les chiens du seigneur ». Le pain devient un symbole d’égalité, même s’il n’est pas de la même couleur pour tous – blanc pour les Parisiens et les élites, noir pour les ruraux provinciaux. À Carnac (Lot), les habitants affirment que le quart d’entre eux est obligé « de manger du son, nourriture du cochon », le froment étant remis au collecteur des impôts. Ces doléances témoignent de l’aspiration à la reconnaissance de dignité et d’humanité – ici ravalée au statut de l’animal.

Du point de vue de la culture matérielle, le paysan de 1789 qui, pour le plus pauvre, « a besoin d’une porte, d’une cheminée et d’une fenêtre » (cahier d’Aubord, dans le Gard), revendique comme seul élément de confort le chauffage. Il réclame aussi la suppression des taxes sur le cuir, pour pouvoir porter, y compris au travail, des souliers et non des sabots, et se distinguer aussi, ainsi, des va-nu-pieds. Le luxe est un péché, les carrosses, les laquais et les tenues luxueuses sont donc décriés. L’engouement pour la consommation est variable selon les provinces. Les villageois de la région parisienne se préoccupent des matériaux pour la maison, des chandelles, de la viande, du beurre, du sucre et du café. En province, l’accent est mis sur le pain, le sel et parfois la viande.

Préoccupation du second XVIIIe siècle – le roi se fait spectaculairement inoculer la variole en 1774 et Mme de Courdray parcourt la France pour former des sages-femmes –, la santé est évoquée par les ruraux qui, au nom de l’égalité, demandent à être soignés comme les citadins, alors que la moitié des médecins en poste s’occupent des urbains (qui ne représentent que 15 % des habitants). Les paysans s’inquiètent pour leurs enfants du travail précoce qui ruine leur santé.

Les points de vue sur l’éducation sont très variables selon les régions, tandis que 63 % des époux ne savent pas signer leur acte de mariage. Si elle est minoritaire, la demande d’écoles chrétiennes et gratuites existe cependant pour que les enfants reçoivent une instruction sociale, morale et religieuse jusqu’à la première communion. Dans la tradition de la charité du XVIIe siècle, la communauté de Romainville propose d’établir, pour l’éducation des jeunes filles, un hospice desservi par deux sœurs. Cependant, des conceptions nouvelles se font jour. Le village des Ormes, dans la Marne, fait « de la lecture, de l’écriture, de l’orthographe et de l’arithmétique […] des biens précieux ». Les Bretons d’Erquy demandent une école de marine. Les Languedociens de Saint-Côme réclament « que les régents des écoles ne soient plus dans la dépendance des curés mais sous celle des communautés qui les paient ». Saint-Dionisy (aujourd’hui dans le Gard) réclame « des écoles publiques et nationales des deux sexes […] confiées à des laïques » : nous sommes là avec ces deux derniers exemples en terre protestante. Le Roussillon et la Bretagne restent peu sensibles à la culture écrite et éducative à cause de la barrière de la langue parlée dans ces territoires (catalan et breton). Au total, on trouve dans ces cahiers de doléances ruraux à la fois une évocation du passé lointain et souvent idéalisé, du passé proche décrié et enlaidi, et une vision anticipée de l’avenir comme si les communautés avaient déjà acquis leur souveraineté40.

Pendant la campagne électorale, les aspirations profondes des ruraux, très diverses selon les régions, apparaissent. Des attentes nouvelles s’expriment chez les Champenois, alors que les Bretons s’en prennent surtout aux droits seigneuriaux ; en Quercy, le seul point défendu est la liberté des échanges, du fait des relations commerciales avec Bordeaux. Une nouvelle conception politique, que l’on pourrait qualifier de « révolutionnaire », avait été énoncée dès les assemblées préparatoires : rejet des privilèges, égalité entre le tiers état et les deux autres ordres.

Les cahiers de doléances des femmes

« La communauté (des marchandes de mode, plumassières, fleuristes) par respect pour les ordres du roi n’a pas voulu réclamer contre la convocation qui s’est faite par quartier pour les États généraux, lorsqu’au terme des Règlements elle devait se faire par corporation. Mais cette communauté nombreuse, payant annuellement au roi une somme considérable tant en imposition que droits de maîtrise et autres pouvait espérer être représentée. »

Paule-Marie Duhet,
Les Femmes et la Révolution (1789-1794), 1971

Après l’appel du roi pour la préparation des États généraux, le 24 janvier 1789, la prise de parole se généralise dans le pays ; elle concerne tout le monde, y compris les femmes. Les membres de la communauté (corporation) des marchandes de mode, plumassières et fleuristes rédigèrent un cahier de doléances consacré à l’organisation de leur métier. Mais comme pour ceux des autres corporations parisiennes, leurs doléances ne furent intégrées ni au cahier du tiers état, ni à celui de la ville de Paris41. Seules les femmes des ordres privilégiés, communautés religieuses ou nobles détentrices de fiefs, avaient été invitées par le roi à transmettre leur point de vue aux représentants de leurs ordres respectifs. Les femmes nobles par la naissance, ou les religieuses du fait de leur statut, étaient supérieures aux autres femmes, ainsi qu’aux hommes du tiers état, mais inférieures aux hommes du clergé et de la noblesse.

Pourtant, un certain nombre de femmes du tiers état purent s’exprimer. Des veuves ou des filles ayant la qualité de « chef de feu » participèrent aux assemblées qui rédigeaient les cahiers de doléances. Certaines encore envoyèrent des pétitions comme par exemple, en janvier 1789, La pétition des femmes du tiers état au roi : « Les femmes ne pourraient-elles pas aussi faire entendre leurs voix ? […] Nous demandons Sire, que votre bonté nous fournisse les moyens de faire valoir les talents dont la nature nous aura pourvues […]. Nous demandons à être éclairées, à posséder des emplois, non pour usurper l’autorité des hommes, mais pour en être plus estimées42. » Les femmes posent ainsi la question du rapport entre masculin et féminin dans la société française d’alors. Elles ont surtout été actives à la tête des troubles de subsistance au printemps 1789.

« Est-il des moyens de rendre les juifs plus utiles et plus heureux en France ? »

Telle est la question posée en 1786 dans un concours organisé par la Société royale des sciences et des arts de Metz et publiée à Paris dans Le Mercure de France. Un des neuf mémoires reçus est celui de l’abbé Grégoire avec un « Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs ». Grégoire propose l’adoption pour les juifs de la langue française et de se passer des rabbins qui coûtent trop cher !

À la veille de la Révolution, les juifs représentent en France une petite minorité – au maximum 40 000 personnes – dont la présence n’est tolérée que dans les marches frontières. L’ensemble du royaume reste soumis au décret d’expulsion des juifs de Charles VI en 1394. Cependant, dans un certain nombre de régions, des juifs sont installés depuis longtemps : dans les provinces et les villes de l’Est rattachées à la France, il existe une dérogation royale au décret d’expulsion. Dans le Sud-Ouest, des « marranes » ayant fui l’Espagne ou le Portugal à la suite de la Reconquista (1492) et des persécutions ultérieures se sont installés à Bordeaux et dans sa région ; on ne les y tolère que sous la qualité de « nouveaux chrétiens ». Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, ils se marient à l’église et font baptiser leurs enfants tout en maintenant clandestinement leur identité juive, attendant le moment où ils n’auront plus besoin de la dissimuler. À Bordeaux, ils jouissent d’une totale liberté et ont, pour la plupart, une bonne situation sociale. Les plus élevés dans l’échelle sociale sont les « Portugais », les plus riches sont les grands armateurs. Ils envoient fils ou frères ouvrir des comptoirs aux Antilles, affrètent des bateaux de transport, exportent et importent à grande échelle. Ils jouent un rôle important dans le développement du port de Bordeaux au XVIIIe siècle. Dans le Sud-Est, des juifs habitent depuis le XIVe siècle dans des territoires sous la domination des papes, Avignon et le Comtat Venaissin, qui restent leur propriété jusqu’en 1791. Seule communauté juive enracinée depuis des siècles sans interruption, leur langue est un mélange de français et de dialecte judéo-provençal. Si la législation pontificale les contraint à vivre dans un quartier fermé à condition de payer des impôts élevés, ils jouissent en contrepartie d’une grande autonomie interne et ont notamment construit des synagogues à Carpentras et à Cavaillon.

C’est en Alsace que l’on trouve les communautés les plus nombreuses, qui représentent la moitié de la population juive de France (soit environ 20 000 personnes). C’est une population essentiellement rurale car il lui est interdit d’habiter de manière permanente dans les grandes villes comme Strasbourg et Colmar. Obligation est faite aux juifs de payer des impôts spécifiques qui enrichissent les finances locales. Contraints de se confiner dans des occupations de prêt d’argent, de colporteurs, de fripiers, etc., les juifs d’Alsace sont pour la plupart assez pauvres, à l’exception d’un petit nombre pratiquant le commerce de bestiaux (surtout de chevaux), des grains et des fourrages destinés aux armées royales. Grâce à ses relations avec les responsables de l’intendance des armées, Cerf Berr s’est enrichi ; écouté à la Cour, il se fait le porte-parole des juifs d’Alsace, dont il est l’un des dirigeants. Par dérogation spéciale du roi, il est ainsi autorisé à résider à Strasbourg avec sa proche famille. À la veille de la Révolution, la « nation juive d’Alsace » se répartit en plus de 180 villages ou bourgades. La langue parlée est un dialecte judéo-alsacien et les actes officiels sont bilingues, en français et en allemand.

En Lorraine, où la législation est moins discriminatoire, les juifs sont répartis sur un éventail professionnel plus large. À côté des « petits métiers » existe une bourgeoisie urbaine, en particulier à Metz, Nancy et Lunéville. Les juifs ont le droit de résidence dans toutes les villes, petites ou grandes. À Metz, connue alors pour son évêché et son Académie des sciences et des arts, ils forment une population cultivée et parlent pour la plupart français ; en butte à moins de préjugés qu’en Alsace, ils occupent des positions supérieures. Leurs rabbins sont réputés. La culture juive est largement ouverte sur le monde littéraire et philosophique de la France du XVIIIe siècle, et en particulier sur la philosophie des Lumières. À la veille de la Révolution, enquêtes, études, recherches se multiplient sur la situation des juifs du royaume, sur leurs métiers, leurs comportements et leur nombre, prémices d’une nouvelle approche de la relation entre chrétiens et juifs. Lors de la rédaction des cahiers de doléances, les juifs d’Alsace et de Lorraine ont le droit de présenter un mémoire et non un cahier qui aurait pu aller jusqu’au bailliage et peut-être aux États généraux : ils réclament la liberté de culte et l’égalité fiscale via 307 cahiers qui traitent du problème juif dans 33 bailliages ou districts. La question de l’émancipation est ainsi posée43.

Un printemps agité avant l’ouverture des États généraux

Au début de l’année 1789, plusieurs centaines d’émeutes éclatent (310, selon Jean Nicolas), dont certaines sont violemment réprimées. Le prix du pain et le contexte économique en sont les principales causes. Au mois de mars, les villes de Rennes, de Nantes et de Cambrai sont le théâtre de violentes manifestations. Accusé de collusion avec les accapareurs de grains, l’évêque de Manosque est lapidé ; des maisons sont pillées à Marseille. Petit à petit, les troubles gagnent la Provence, la Franche-Comté, les Alpes et la Bretagne, et bientôt Paris.

Le bourrelier Leblanc, arrêté après l’explosion populaire du faubourg Saint-Antoine contre le patron d’une manufacture de papiers peints Réveillon, les 27 et 28 avril 1789, explique ainsi sa participation : « Il y a été par curiosité et parce qu’il a été entraîné par la multitude, qu’il avait ainsi que les autres ouvriers du faubourg de l’humeur contre le sieur Réveillon parce qu’il avait dit dans l’assemblée du tiers état à Sainte-Marguerite que les ouvriers pouvaient vivre avec 16 sols par jour, qu’il avait chez lui des ouvriers qui gagnaient 20 sols par jour et avaient la montre dans le gousset et qu’ils seraient bientôt plus riches que lui. » Leblanc aurait eu ses renseignements par son patron Olivier, un faïencier connu de la rue de la Roquette44. On ne sait si Réveillon a vraiment prononcé ces paroles mais il est avéré qu’il s’est plaint au cours d’une assemblée électorale dans l’église Sainte-Marguerite (pour désigner les députés des soixante circonscriptions créées par une ordonnance), du coût élevé des salaires qui pesaient sur les profits des manufactures (le fabricant de poudre Henriot avait fait de même au district des Enfants-Trouvés). Réveillon aurait annoncé que 15 sols par jour suffisaient à un ouvrier pour vivre – une forme de justification, puisque cette somme égalait le montant de l’indemnité qu’il avait versée à une partie de ses ouvriers sans travail au cours de l’hiver précédent.

Le lundi 27 avril, les ouvriers sortent dans les rues et vont jusqu’au faubourg populaire de Saint-Marcel en brandissant symboliquement, au bout d’une pique, les têtes de Réveillon et d’Henriot avec une pancarte les condamnant « à être pendus et brûlés en place publique ». Aux cris de « Vive la liberté ! Vive Necker ! Vive le tiers état ! » – slogan qui souligne la nature politique de la manifestation –, la demeure du patron de la manufacture Réveillon, qui employait 400 ouvriers, fut mise à sac – le bourrelier Leblanc reconnut avoir jeté des meubles par la fenêtre – puis incendiée le 28 avril. La répression fut immédiate et brutale : tirant sur la foule, les Gardes françaises firent plusieurs centaines de morts (dont aucun ouvrier de chez Réveillon) et de nombreux blessés. Le lendemain, Claude Gilbert, ouvrier du textile de la rue Mouffetard (faubourg Saint-Marcel) et Pourat, portefaix, furent pendus place de Grève. Retrouvés ivres dans la cave de Réveillon, cinq émeutiers furent mis au pilori porte Saint-Antoine, marqués au fer rouge et condamnés aux galères à perpétuité pour avoir résisté à la troupe et proféré des injures. Trois semaines plus tard, Mary, écrivain public, fut pendu. Une des meneuses, Marie-Anne Trumeau, qui avait crié « À la lanterne Réveillon ! » et « Vive le tiers état ! » fut aussi condamnée à mort : enceinte, l’exécution n’eut pas lieu immédiatement et elle fut par la suite graciée. Pour la première fois, deux faubourgs populaires parisiens – Saint-Antoine et Saint-Marcel – participèrent de la même dynamique insurrectionnelle contre la pénurie et le prix élevé du pain. Certains y virent le début de la Révolution45.

C’est dans ce climat de rébellion urbaine – une rébellion sociale et politique –, que s’ouvrent les États généraux le 5 mai 1789. L’ordonnance royale de décembre 1788 avait prévu la réunion à Versailles d’un millier de députés : 250 pour chacun des ordres privilégiés (clergé et noblesse) et 500 pour le tiers état. Le doublement du tiers avait été accepté par Necker mais le roi ne souhaitait qu’un vote par ordre (et non par tête). En fin de compte, selon l’historien américain Timothy Tackett, après les révisions électorales du printemps, 1 177 députés furent admis à siéger (604 pour le tiers état, 295 pour le clergé et 278 pour la noblesse)46. Trois membres du clergé sur quatre appartiennent au bas clergé et viennent essentiellement des paroisses rurales, ce qui les distingue des autres députés dont trois quarts sont élus des villes (alors que la population urbaine n’est que de 18 %). Inversement, les députés de la noblesse sont pour la plupart issus de l’aristocratie la plus riche et la plus prestigieuse, celle des nobles d’épée. Les deux tiers des députés du troisième ordre sont des hommes de loi. Il n’y a aucun représentant des paysans, ni des ouvriers, ni des artisans, d’ailleurs le nombre de votants est limité : 831 votants au faubourg Saint-Marcel (11 706 à Paris pour 600 000 habitants environ)47.

Le 5 mai 1789, après l’ouverture des États généraux dans la salle des Menus-Plaisirs à Versailles, le roi, assis sur un trône placé sur une estrade et entouré de membres de la Cour, écoute le rapport de Necker. À sa gauche la noblesse, à sa droite le clergé, assis. Face à lui, au fond de la salle, debout, la masse en noir des députés du tiers état.

DEUXIÈME PARTIE

LE PEUPLE POLITIQUE ENTRE RÉVOLUTIONS ET RESTAURATIONS (1789-1830)

CHAPITRE 4

LA RÉVOLUTION FRANÇAISE (1789-1799)

« Le 12 juillet 1789, vers les quatre heures du soir, on aperçut sur la route de Versailles à Paris une bête féroce d’une forme horriblement monstrueuse. Les connaisseurs assurèrent qu’elle était d’espèce aristocratique et qu’elle se disposait à venir ravager la capitale. Aussitôt on crie “Aux armes, aux armes”. Tous les citoyens accourent avec des fusils, des hallebardes et cherchent inutilement ce monstre dévastateur. Enfin le 14 suivant, on apprit qu’il s’était retiré dans une tanière appelée la Bastille près de la porte Saint-Antoine ; on courut l’y assiéger et après l’avoir forcé dans ce dernier, ce fut à celui qui couperait le plus de tête, car le monstre en avait plusieurs, et semblables à celle de l’Hydre, il fallait pour les empêcher de renaître que toutes fussent abattues. »

C’est ainsi qu’une estampe de l’époque évoque l’événement fondateur de la Révolution française, le 14 juillet 1789. La Bastille incarne alors, dans sa légende noire, l’hydre du despotisme, le symbole de l’arbitraire royal et de l’aristocratie honnie1. Nous ne reprendrons, dans ce chapitre, ni le récit bien connu de cette journée inaugurale, ni celui des différentes assemblées et des journées qui ont scandé la séquence révolutionnaire. Nous nous efforcerons plutôt de suivre brièvement quelques acteurs et actrices du « peuple-roi » dans ce parcours en révolution.

1. UN PEUPLE-ROI (1789-1795)

L’expression « un peuple-roi » apparaît le 14 décembre 1790 sous la plume d’un citoyen anonyme dans les colonnes du Mercure national2. Jusqu’au printemps 1795, le « peuple » est au centre des discours comme des journées insurrectionnelles qui bouleversent le quotidien d’un peuple concret, d’hommes et de femmes du commun. Il est également au centre du récit de la monumentale Histoire de la Révolution française de Michelet (1847-1853), qui affirme en conclusion que « de la première à la dernière page elle n’a eu qu’un héros, le peuple ». Prélude à la prise de la Bastille, le peuple entre bruyamment en scène avec les premiers épisodes de révolte généralisée contre les barrières de l’octroi, qui éclatent début juillet 1789, à Lyon puis à Paris.

Été-automne 1789, le peuple en action

Sus aux barrières !

« Le Peuple Français, fatigué du joug des Aristocrates, des vexations des Nobles, et de tous les ennemis du bien public, avait appris, avec allégresse, les vains efforts et l’anéantissement d’une cabale perfide et se livrait à la joie qui doit animer tous les bons citoyens. Les Lyonnais surtout voulurent exprimer ces sentiments d’une manière analogue à l’intérêt qu’ils prenaient à la réunion des trois Ordres. Mais comme l’expression des sentiments les plus purs peut se métamorphoser en licence, si elle n’est guidée par cet esprit de modération et de sagesse, qui seul, peut éprouver les plus douces jouissances, le Peuple de Lyon au contraire se livra à cette joie tumultueuse pire que la colère la plus effrénée. »

Ainsi commence le Récit sanglant de ce qui s’est passé à Lyon, le 3 juillet, au sujet des réjouissances occasionnées par la réunion des trois Ordres, publié le 8 juillet 17893. De fait, après l’arrivée ventre à terre d’un courrier de Paris le 29 juin au soir apportant des nouvelles de la réunion d’une assemblée nationale le 27 juin, trois jours de fête sont annoncés par le Consulat (le prévôt des marchands et ses trois échevins). Le troisième jour, une foule se rassemble et délivre des gens arrêtés pour avoir fait entrer des marchandises sans payer les droits. Les bureaux de l’octroi sont saccagés aux entrées de la ville de Lyon aux cris de « Vive le tiers état ! Point de gabelles, point d’aides, point de capitation, point de droits d’entrée, tous libres ! ». Plusieurs milices de quartier refusent d’intervenir contre le peuple lyonnais, bien que l’on accuse des vagabonds et des brigands étrangers. Le premier échevin, Imbert-Colomès, appelle en renfort un régiment de dragons stationné à Vienne et un régiment d’infanterie suisse à Grenoble. Le poste de la Guillotière est attaqué, les barrières d’octroi détruites, les bureaux pillés et les archives incendiées dans l’enthousiasme des présents. Les troupes sont accueillies à coups de pierres et de tirs. Les barrières de Perrache sont détruites dans la nuit du 1er au 2 juillet et des barricades sont construites. Le vin est vendu à 4 sols la bouteille, comme vin du tiers état ! Le 3 juillet, à la barrière de Vaise, apprenant que les droits sont supprimés, les paysans des monts d’Or descendent en ville avec leurs productions et se heurtent aux troupes de dragons. Les ruraux prennent peur mais les femmes du faubourg s’étant moqué d’eux, ils forcent le passage : des paysans et des chevaux sont tués, il y a des blessés4. Le calme revient au bout de trois ou quatre jours après de véritables batailles rangées sur les ponts et les places. Plusieurs émeutiers – « étrangers à la ville » – subissent des peines très lourdes. Le jugement prévôtal est expéditif (le 9 juillet) et « en dernier ressort » (c’est-à-dire sans appel) : la potence pour Pierre Villarme, âgé de vingt-six ans, natif de Chambéry ; l’exposition corde au cou et neuf ans aux galères pour André Gervais, âgé de vingt-neuf ans et natif de Tours ; l’exposition et le bannissement de la généralité pour une femme, Philippine Comte, âgée de quarante ans, native de Neuville5. Le même jour, le prévôt des marchands et les échevins envoient une adresse aux curés des campagnes alentour pour leur demander d’annoncer au prochain prône du dimanche qu’une « bande de voleurs et de brigands chassés de la ville pouvait se répandre dans les campagnes environnantes6 ». De quoi alimenter « la Grande Peur » dans les campagnes du Beaujolais et du Forez7.

Dans la nuit du 9 au 10 juillet, les Parisiens prennent la relève à proximité de la barrière Montmartre, au nord de Paris. En 1785, la construction par l’architecte Ledoux de la nouvelle enceinte parisienne, composée de cinquante-quatre bâtiments d’octroi reliés par un mur d’une hauteur de trois mètres, devait permettre de bloquer la contrebande (surtout sur les boissons, vins et eaux-de-vie) et d’assurer des revenus au trône. Les cahiers de doléances – comme celui de la paroisse Saint-Victor dans le quartier Saint-Marcel, qui demandait la suppression des taxes sur l’orge et le houblon pour les brasseurs du quartier –, avaient dénoncé le coût faramineux du mur des Fermiers généraux : « Cette enceinte est élevée à grands frais avec un luxe scandaleux8. » Dans les cafés et les salons, il se chuchote que « le mur murant Paris rend Paris murmurant ». Plus qu’un murmure, c’est une véritable émotion, une rébellion qui se généralise progressivement entre le 10 et le 13 juillet, prélude à la prise de la Bastille, événement monstre qui va occulter les épisodes précédents9. Le mur n’est pas complètement terminé en juillet 1789 et les premiers incendies concernent des barrières et des guérites en bois censées interdire le passage aux fraudeurs qui transportent des vessies d’eau-de-vie. Les commis déguerpissent après avoir appelé à la rescousse les Gardes françaises. Jusqu’au 11 juillet, seules les barrières du nord de Paris sont concernées. Les jours suivants, des groupes organisés et déterminés s’attaquent aux barrières les unes après les autres. Souvent, ce sont les fraudeurs qui saccagent les bureaux et y mettent le feu. Mais la population est présente en nombre et crie des slogans contre les commis. « Êtes-vous du tiers état ? », leur demande la foule. Les postes d’octroi sur la Seine sont pris d’assaut par une cinquantaine d’adolescents de douze à quinze ans et des adultes « mal vêtus », peut-être incités à le faire par les maîtres qui doivent payer l’octroi. Une procédure est tardivement engagée en juin 1790 par la Cour des aides contre quatre-vingt-dix personnes pour la destruction des barrières. Certaines sont arrêtées de nuit faubourg Saint-Marcel. Mais la foule, se faisant menaçante, clame que punir « l’incendie des barrières c’était faire le procès de la Révolution10 ». On connaît l’identité professionnelle de soixante des personnes arrêtées : elle est composée d’un groupe de dix « fraudeurs professionnels » auquel on peut joindre quinze marchands de vin et, outre quelques artisans et boutiquiers, une masse d’ouvriers du port et des ateliers de charité. Tous ces émeutiers furent qualifiés de « bandits » ou de « brigands » par les autorités ; mais il y avait pourtant dans cette foule révolutionnaire une vraie dimension politique, y compris dans la conduite des attaques : il n’y eut pas de blessés ou de tués parmi les commis, prévenus à l’avance afin de pouvoir décamper avant l’incendie, même si à la Barrière-Blanche, l’effigie d’un commis nommément désigné put être symboliquement promenée au bout d’une pique et brûlée. Ailleurs, « la Picarde », à la tête d’un groupe d’une vingtaine de personnes, met le feu à un octroi, non sans avoir auparavant récupéré des centaines de bouteilles de vin dans la cave. Tout ceci est accompli au son des tambours et des violons qui donnent un aspect festif aux événements. Au total, quarante bureaux de l’octroi sur cinquante-quatre sont pris d’assaut entre le 10 et le 14 juillet. Les Gardes françaises se contentent de circonscrire les incendies, les auteurs ayant le plus souvent déguerpi avant leur arrivée. L’objectif des manifestants – la suppression complète des droits d’entrée sur les marchandises – ne sera atteint que le 1er mai 1791 dans l’allégresse générale.
Le 13 juillet, un autre groupe social entre en scène : environ 600 étudiants envahissent l’abbaye Sainte-Geneviève pour y chercher, en vain, des fusils. Des armureries sont alors pillées. Paris était en émoi : on s’attroupe au Palais-Royal en accrochant à son chapeau, à l’exemple de Camille Desmoulins, une cocarde végétale verte, « couleur de l’espérance ». En juillet 1789, un nouvel ordre naît, où le peuple entend prendre toute sa place, comme il le fera dans l’espace public lors de toutes les grandes journées de la Révolution.

À la Bastille !

L’assaut donné à la Bastille le lendemain, 14 juillet, par un groupe venu de la rue Saint-Antoine, fait dès le début quatre-vingt huit morts et soixante-treize blessés par balle. Emmené par Pierre-Augustin Hulin (trente et un ans), un détachement de Gardes françaises arrive de l’hôtel de ville avec les canons pris aux Invalides le matin. Le gouverneur de Launay capitule à condition que la garnison ait la vie sauve. Malgré le sauf-conduit qui lui avait été accordé, ce dernier eut la tête tranchée par le cuisinier François-Félix Desnot (trente-trois ans) qui laissa, comme d’autres vainqueurs de la Bastille, son témoignage : « S’il en a agi ainsi, il a cru faire un acte patriotique et mériter une médaille.  » Il raconte aussi que « quand Delaunay fut mort, le peuple dit : “la Nation demande sa tête pour la montrer au public” » ; elle fut ensuite promenée pour ce faire au bout d’une très haute pique jusqu’à l’hôtel de ville. Claude Chollat, marchand de vin du bataillon de la garde nationale de Saint-Étienne-du-Mont, publie sur-le-champ une brochure où il met son rôle en valeur : il a sauvé la vie du responsable des poudres de la Bastille menacé par la foule et procédé à l’arrestation du gouverneur de Launay qu’il ne réussit cependant pas à protéger jusqu’au bout. Il a ensuite assisté à la commission qui a établi, le 22 mars 1790, le titre et la liste des « Vainqueurs de la Bastille ». Parmi les personnes retenues (au nombre de 843), on trouve surtout des gens de métiers, artisans et salariés, dont deux tiers sont des maîtres d’ateliers, des compagnons et des artisans. Une seule femme est mentionnée, Marie Charpentier femme Haucourt, blanchisseuse, retenue parce que blessée au cours du siège (et qui deviendra plus tard sous-lieutenant dans les armées révolutionnaires11). Ce sont tous des citoyens ayant un métier et un domicile fixes, et non les gens sans foi ni loi décrits parfois. Le zèle patriotique du marchand de vin Chollat, qui le pousse à déserter son magasin, le conduit à la faillite quelques mois plus tard. Il demande alors à la municipalité de lui procurer un emploi pour ses glorieux services12 et s’insère ainsi dans le processus liant les individus à la Révolution grâce à l’obtention de places réservées, processus qui avait commencé dès l’officialisation des travaux de démolition de la Bastille, confiés, sous la direction de l’entrepreneur Palloy, aux ouvriers du faubourg Saint-Antoine actifs depuis l’affaire Réveillon en avril 178913. D’emblée, la mise à bas du symbole de l’arbitraire royal apparaît comme un « événement monstre14 ».

Pour le pain, sus aux accapareurs !

Dès juillet 1789, la préoccupation essentielle de la Commune parisienne est de maintenir l’ordre social. Pour ce faire, la Garde nationale est créée, réservée aux citoyens de plus de vingt-cinq ans qui peuvent se payer un uniforme (et qui ne sont ni artisans ni ouvriers, nécessaires, selon l’argumentation officielle, à la production). L’activité politique est ainsi déléguée à des représentants élus dont la plupart n’entendent pas que l’on confonde liberté et licence. Depuis début août 1789, Paris est traversé par des manifestations venues des faubourgs réclamant une baisse du prix du pain. Le problème des subsistances s’est aggravé. Recruté par l’entrepreneur Palloy, le manœuvre Michel Adrien essaie, le 21 octobre, d’ameuter les centaines d’ouvriers des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel présents sur le chantier de démolition de la forteresse, en les incitant à se rassembler au cabaret du Gros Raisin afin d’aller récupérer du pain et des vivres dans le couvent des filles Sainte-Marie, rue Saint-Antoine. Cette potentielle révolte ouvrière inquiète fortement la nouvelle organisation municipale (le maire Bailly et La Fayette, commandant de la Garde nationale). Dès le lendemain, Michel Adrien, malgré ses dénégations, est condamné à mort après un jugement expéditif, au motif qu’« il avait calomnié les habitants des susdits Faubourgs qu’il supposait capables de se prêter à ses mauvais desseins ». Pour un simple appel à la rébellion non encore suivi d’effet, il est immédiatement exécuté publiquement, place de Grève, pour servir d’exemple15.

Ce même 21 octobre, dans le quartier de l’hôtel de ville, le boulanger François est lui aussi pendu place de Grève, mais par des manifestants, et sa tête est promenée comme un trophée au bout d’une perche. Cibles de rumeurs complotistes, les boulangers ont alors mauvaise réputation. François n’était pas, selon certains témoignages, un « accapareur », mais un « bon citoyen et bon boulanger », par ailleurs fournisseur de la Constituante. Ravitaillé par l’un de ses parents, marchand de farine, il pouvait fournir du pain et c’était d’ailleurs la seule boulangerie ouverte dans le quartier. Ce jour-là, à 6 heures du matin, il avait déjà cuit et vendu plusieurs fournées mais sans arriver à satisfaire tout le monde. Jeanne Charlotte Clavaux Mahieux, âgée de trente-trois ans, entre dans la boulangerie et trouve du pain alors que le boulanger avait affirmé ne plus en avoir. Ce fait suscite la fureur de la soixantaine de personnes présentes dans la queue formée devant la boutique.

Dix suspects sont arrêtés après cet assassinat du boulanger qui provoque une grande émotion. Certains sont relâchés faute de preuves. François Blin, trente-six ans, portefaix sur le port au blé, avait sauté depuis une fenêtre de l’épicerie place de Grève pour s’asseoir sur la potence et poser la corde qui servit à pendre le boulanger. Des témoignages l’accablent : Julian Tarot, garçon boulanger, crut voir en lui un de ceux qui avaient emmené son patron à l’hôtel de ville mais Blin avait un alibi : il buvait chez un marchand de vin et il reconnaît d’ailleurs avoir été ivre au moment des faits. Il est suspecté d’avoir brandi dans les rues la tête dudit boulanger et doit admettre que le chapeau blanc amené comme preuve devant la cour au Châtelet avec le cadavre et la tête de François lui appartient. Finalement il est condamné, avant d’être pendu sur la place de Grève, à payer 200 livres au roi et 200 livres pour le repos de l’âme dudit boulanger. Joseph Advenel, dit « Noble Épine », doreur sur métaux, écope le 30 octobre 1789 de neuf ans de prison pour avoir coupé la tête du boulanger François après sa mort. Il explique dans sa déposition que, sorti de chez lui pour faire une garde dans l’île Saint-Louis et passant par la place de grève, il vit un attroupement autour d’un boulanger pendu pour avoir caché, disait-on, soixante pains dans sa cave ; que lui, Joseph Advenel, encouragé par la foule, coupa la tête avec son sabre puis, comme on le lui avait conseillé, l’essuya sur la veste du boulanger. Il se rendit ensuite comme prévu à son poste de la Garde nationale et raconta cet événement à ses camarades. Regrettant son acte, il est condamné à être banni pour neuf ans de la ville. Trois autres suspects sont attachés au carcan16 place de Grève : Nicolas-Jacques Louis, trente-trois ans, compagnon tourneur en fer, Noël-Guillaume Gramont, cinquante-trois ans, vitrier, et Catherine Drouet, trente-quatre ans, culottière. La loi martiale contre les attroupements est proclamée le même jour. Robespierre, député de l’Assemblée constituante et élu du tiers état d’Arras, tout comme le journaliste Marat, condamnent cette mesure, pensant que l’on a profité de l’assassinat de François pour promulguer la loi martiale en discussion depuis plusieurs jours17. Le peuple, lui, espérait simplement se procurer du pain et il lui paraît juste qu’on punisse de mort un accapareur. Ce fait divers sanglant permet de mettre en évidence le divorce entre les députés, décidés à juguler l’agitation par la force, et la population parisienne, décidée à tenter de résoudre le problème des subsistances, y compris par la violence. Mais à partir de ce jour, lors des moments de disette, les sections s’efforcent de faire connaître les revendications de la population sous forme de pétitions présentées à l’Assemblée nationale18. La veuve du boulanger, enceinte lors de l’assassinat, reçoit une pension de la nation. « Paris fait office de miroir où se reflète le mécontentement de tout le royaume19. » La capitale est aussi la caisse de résonance qui transmet l’onde de choc et l’acculturation au politique des couches populaires dans l’ensemble du pays. On exposera ici successivement les mouvements urbains et les mouvements ruraux qui se déroulent en réalité en même temps et qui, parfois, se rejoignent. Ils utilisent des répertoires d’action déjà éprouvés auxquels s’ajoutent, à partir de la réunion des États généraux en mai 1789, les mêmes espoirs de changement concernant la fin de l’arbitraire royal.

Sus aux châteaux !

Le tisserand d’étamine Louis Simon, premier maire élu de son village du Haut-Maine, se félicite a posteriori de « l’abolition de la gabelle, la dîme, la féodalité, tous les privilèges de la noblesse et du clergé, toute la noblesse et le clergé avec leurs noms de terre et leurs qualités de duc, marquis, baron, comte, chevalier etc. ; leur droit exclusif de la chasse et de la pêche, leurs armes et leurs livrées etc. ; enfin on les mettait à l’égalité des autres Français, mais on ne touchait pas à leurs biens fonds (il est vrai qu’on les obligea de payer l’impôt car avant ils n’en payaient pas). Il fut aussi décrété que tous les biens du clergé seraient vendus pour payer la dette de l’État et que l’on pensionnerait tous les ecclésiastiques aux dépens des impôts […]. On abolit les procédures seigneuriales et on établit les juges de paix ; il n’en coûtait que 25 francs pour assigner et juger gratis. Le sel ne valait que deux liards la livre ; chassait qui voulait sur son terrain, vendait vin qui voulait sans rien payer que la patente, qui était de 8 francs ; cueillait du tabac qui voulait ». Il loue donc l’œuvre de la Constituante, « la meilleure des quatre [assemblées] que nous avons eues ; si tous les Français l’avaient acceptée, ils auraient épargné bien du sang »20.

Vu par un contemporain, tel est le bilan de la crise de juillet-août 1789 dans les campagnes. En effet, durant la seconde quinzaine de juillet et début août 1789, une série de paniques secoue non seulement les campagnes mais aussi certains bourgs et villes dont les habitants sont effrayés par l’annonce de l’arrivée (imaginaire) de bandes de brigands. Les pénuries de grains et la crise de subsistance du printemps 1789 avaient déjà provoqué des mouvements de rébellion dans les campagnes, accentués par les événements parisiens de juillet. Près des frontières et le long des côtes, c’est la peur de l’étranger qui domine : les Piémontais dans le Dauphiné et en Provence, les Anglais dans l’ouest de la France, les Espagnols et les « Maures » dans le Sud-Ouest. Perplexe, le curé de Champiers en Limousin indique que « les uns disent que ce sont les Anglais, que ce sont des Pandours, des échappés des galères, des voleurs ou des brigands21 ».

Deux des six paniques originelles analysées en 1932 par Georges Lefebvre dans La Grande Peur de 1789 se déroulent dans l’intendance de Soissons. Elles partent toutes deux de la lisière entre terres cultivées et forêt dans laquelle les ruraux entendent récupérer leur droit d’usage accaparé par les seigneurs. De la plaine du Valois à la plaine de Meaux, la peur et les émotions populaires se propagent très vite, sans que la noblesse ne soit identifiée sur-le-champ comme l’ennemie. Le 27 juillet, des villageois près de Noyon attaquent un château à la suite d’une rumeur selon laquelle une armée royale de 7 000 hommes pourrait s’en prendre aux châteaux de la région pour les punir d’avoir stocké des grains ; les paysans se devaient de coopérer avec les troupes. Localisées à partir de cinq ou six foyers, ces peurs se confondent parfois avec un mouvement d’insurrections paysannes. La plus violente est celle du Mâconnais, qui se déroule du 26 au 30 juillet : dans le village viticole d’Igé, un dimanche après la messe, les paysans sonnent le tocsin et décident de détruire la clôture érigée par le seigneur autour de la source commune, ainsi qu’une grange construite par ce dernier sur le terrain communal. Le lendemain, son château est pillé et le soulèvement gagne l’ensemble du Mâconnais. Un brin condescendant, Georges Lefebvre décrit des paysans « avec la joie naïve de prendre du bon temps », s’en allant en bande composée surtout de jeunes gens, syndic en tête et tambour battant, en criant « Vive le tiers état ! » tout en prenant le temps de manger et de boire en arrivant à la cure ou au château22. Ici, comme dans le Dauphiné voisin, les bourgeois s’opposent violemment au « quatrième état » qui attaque les châteaux et détruit les terriers, et que combattent les milices bourgeoises de Tournus et de Cluny (cinq morts, 150 arrestations), puis celle de Mâcon (vingt morts, cinquante prisonniers) à l’aide de la troupe et de la gendarmerie qui tirent sur les insurgés. Dès le lendemain, un tribunal exceptionnel condamne douze hommes à la pendaison, quatre aux galères et six à la prison. À Cluny, trois des sept paysans condamnés à mort sont pendus aux portes de la ville ; quatre le sont sur la place publique à Mâcon. Au total, trente-deux condamnations à mort sont prononcées en Mâconnais.

En Dauphiné, la révolte est une conséquence immédiate d’une grande peur des brigands « étrangers » et « des Savoyards qui se livreraient au pillage ». Détrompés, les ruraux s’en prennent au château de Vaux, qui appartenait à un président du parlement de Grenoble, et à quelques autres belles demeures. Les dragons venus de Lyon tirent et tuent cinq révoltés. La milice bourgeoise lyonnaise les disperse violemment le 31 juillet. Jusqu’au 20 août, les troupes envoyées par les États du Dauphiné ratissent la région à la recherche de ceux qui s’étaient désignés comme les chefs de l’insurrection et dont les têtes furent décapitées après pendaison et promenées dans les villages au bout d’une pique.

Le peuple des villes ne soutient pas la répression menée par des gardes nationaux bourgeois. Les habitants du faubourg lyonnais de la Guillotière reçoivent les « vainqueurs » à coups de pierres et tentent de délivrer les ruraux. À Vienne, un rassemblement autour de la prison permet de libérer les paysans arrêtés. Les Grenoblois s’en prennent « aux citoyens courageux et respectables » (selon le point de vue des autorités municipales) qui voulaient se joindre aux détachements de la Garde nationale chargés de la répression dans les campagnes23.

Ailleurs, la Grande Peur amplifie l’atmosphère de troubles, par exemple dans la région stéphanoise. Le 28 juillet 1789, on annonce que les brigands attaquent la petite ville proche de Saint-Chamond. Une troupe de 4 000 brigands aurait déjà ravagé, le long du Rhône, les bourgs de Condrieu et de Chavanay. Le même jour, à 120 kilomètres de là, l’aubergiste Rigollet annonce à l’assemblée d’habitants de Charlieu-en-Forez qu’un bijoutier ambulant, Girolamo Nozeda, lui a rapporté différents actes de brigandage ; un autre marchand renchérit sur le fait que « Saint-Étienne avait été attaquée par 600 hommes, que la garnison et la milice avaient repoussés24. » Bel exemple des vecteurs et des circuits de circulation des rumeurs mais néanmoins annonce prématurée puisque c’est ce jour-là, le 28 juillet, que les échevins, le clergé local et plus généralement les Stéphanois réclament des armes à la Manufacture royale : plus de 2 600 fusils sont alors distribués aux habitants. Les ruraux des alentours accourent également avec des fourches et des fusils de chasse. Des patrouilles sont organisées dans les rues de la ville et dans les environs jusqu’au 30 juillet, date à laquelle des informations en provenance de Lyon démentent la rumeur de l’arrivée des brigands, rumeur dont la mémoire populaire a cependant conservé la trace25. Dans le processus révolutionnaire, les rumeurs ont joué un rôle fondamental dans la circulation de l’information.

À Versailles, les députés de la Constituante sont impressionnés par les nouvelles arrivant de leurs circonscriptions, les paysans refusant en maints endroits de payer les dîmes et les droits féodaux, avec aussi le sentiment (pas toujours justifié) que, dans l’ensemble du royaume, châteaux et abbayes sont attaqués et brûlés. Les députés décident alors, dans un mouvement d’enthousiasme et d’émotions partagés, d’abolir la féodalité (c’est-à-dire les droits seigneuriaux : justices, banalités, droit de chasse…), tout en prônant par ailleurs le rachat des droits féodaux (cens, champarts, rentes foncières et dîmes en argent ou en nature). Les larmes coulent à flots dans la longue nuit du 4 août, témoignant du régime émotionnel et des sensibilités de la période révolutionnaire.

Mais les décisions du 4 août sont immédiatement interprétées par les paysans comme la suppression définitive (et non le rachat) des droits féodaux qui ne seront en fait définitivement abolis qu’en 1793. Les décisions du 4 août de la Constituante alimentent d’autres contestations contre les seigneurs, et sans doute la croyance en l’existence d’un complot aristocratique sans que, à cette date, la personne du roi ne soit mise en cause. En fin de compte, ce qu’on a appelé la Grande Peur exprima surtout l’inquiétude face à l’anarchie et au vide du pouvoir, accentuée par les événements parisiens de juillet 1789, qui se manifesta par une série de paniques locales dans les campagnes, les bourgs et les villes.

L’Assemblée constituante se partage entre répression et concessions. Après le renoncement aux privilèges la nuit du 4 août, elle vote le 10 août un décret « pour le rétablissement de l’ordre et de la tranquillité dans le royaume » qui condamne « tous les attroupements séditieux dans les villes comme dans les campagnes […] qui seront dispersés par les milices nationales, les maréchaussées et les troupes sur la simple réquisition des municipalités ». Le texte définitif du décret sur « l’abolition des privilèges » est adopté le 11 août. Introduits par l’affirmation « l’Assemblée nationale détruit entièrement le régime féodal », les six premiers articles (sur dix-neuf) concernent les questions agraires. Les articles suivants s’appliquent à tous les autres privilèges (du clergé, des villes, des provinces, des communautés et des individus) qui sont supprimés dans le même élan, ainsi que la vénalité des offices. Le principe d’une justice gratuite et égale pour tous est affirmé. On assiste à la mise à bas de l’ordre monarchique ancien. Tout ceci est confirmé par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen adoptée par les députés le 26 août 1789. Les femmes, les protestants, les juifs, les hommes et femmes de couleur, les hommes non propriétaires possèdent théoriquement par naissance, en tant qu’individu.e.s et en raison du droit naturel, l’égalité des droits. Des principes à la réalité, pourtant, l’écart est resté grand…

À bas les « tueuses de bras » !

Dans la nuit du 3 au 4 août 1789, en même temps que sont abolis les privilèges, une trentaine de « mécaniques » sont brisées par 400 émeutiers dans une manufacture à Saint-Sever, dans les faubourgs de Rouen. La répression est immédiate : quatre tisserands et un ouvrier sont exécutés. Les cahiers de doléances avaient déjà dénoncé l’introduction des mécaniques, conséquence désastreuse du traité de commerce franco-anglais de 1786. À l’époque révolutionnaire, on appelait « tueuses de bras » les nouvelles techniques introduites dans l’industrie, comme ici à Saint-Étienne.

Hier une bande d’ouvriers et d’ouvrières est allée à la Michalière détruire l’atelier d’un certain Sauvade qui avait inventé un nouveau procédé pour la fabrication des fourchettes de fer. Les ouvriers prétendaient que cette invention allait leur enlever leur gagne-pain. Vainement M. Bernou de Rochetaillée et M. Chovet de la Chance se sont-ils interposés pour prêcher de la modération. Sauvade lui-même a offert de transposer dans la maison commune les deux cylindres dont il se servait et de démontrer que son procédé ne pouvait que rendre service aux artisans stéphanois. Rien n’y a fait. Quand la milice convoquée trop tard est arrivée la foule avait tout démoli26

Les dégâts sont précisés : « Le 1er et le 2 septembre 1789, le peuple se porta en foule chés [sic] lui où il détruisit trois outils en forme de laminoirs, avec leurs cages et engrenages ; trois coupoirs, deux à écrous et un à basente ; un four à rougir les matières, démoli ; toutes les roues et engrenages des mécaniques fracassés. »

La présence de femmes au milieu des émeutiers a été attestée. Elles aussi ont leur place dans la production des 8 000 quincailliers du bassin stéphanois : la fabrication des fourchettes est assurée par l’ensemble de la famille et non uniquement par le mari. Dans la lutte permanente pour la nourriture, le travail de l’ouvrière est constitutif d’une économie morale : ouvriers et ouvrières se sentent dépossédés de leur savoir-faire par l’introduction des machines. Déjà effectifs avant la Révolution, les bris de machines dans l’industrie peuvent s’apparenter aux émeutes frumentaires, cadre de l’intervention réitérée des femmes pour les questions de subsistances au titre de leur rôle de « gardiennes du foyer ». Dans le processus révolutionnaire, la question des subsistances et du droit à l’existence devient une revendication politique et offre un cadre renouvelé à l’intervention féminine dans l’espace public.

Les femmes aussi

Les femmes sont nombreuses dans les émeutes du printemps 1789, aussi bien dans l’attaque des barrières de l’octroi début juillet que lors de la prise de la Bastille, quand la rébellion devient révolution. Elles jouent généralement dans les émotions populaires le rôle de « boutefeux » : ce sont elles qui lancent le mouvement, rassemblent, sonnent le tocsin et exhortent au soulèvement sur les places publiques. Marie-Jeanne Trumeau, femme Bertin, marchande de poisson, est condamnée à être pendue pour l’incendie et le pillage de la maison Réveillon27. On croise aussi Marie-Françoise Williaume, « les mains noircies par la poudre du fusil dont elle s’est emparée le matin aux Invalides ». Marie Piningre, femme Vener, « a couru chez plusieurs marchands de vin pour remplir son tablier de bouteilles cassées à l’effet de servir de mitraille au canon qui a servi à briser les anneaux du pont-levis de la Bastille », nous rapporte Dominique Godineau28. Autre initiative d’un registre différent : le 7 septembre 1789, des femmes artistes habitant au Louvre prennent l’initiative d’aller déposer leurs bijoux auprès de l’Assemblée constituante à Versailles pour aider à combler le déficit budgétaire de la nation. Elles tiennent ici les premiers rôles, comme le montre le tableau de Jean-Louis Prieur (dit « le jeune ») déposé au musée Carnavalet. Elles orchestrent ce moment de manière théâtrale en abandonnant des objets très féminins – les bijoux, gages de frivolité et de séduction – et enclenchent ainsi un vaste mouvement de dons patriotiques qui se renouvelle à plusieurs reprises pendant la Révolution29. Par ce geste, les artistes femmes se montrent partie prenante de la citoyenneté. Mais c’est surtout la marche des femmes sur Versailles qui marque leur irruption sur la scène politique.

La Marche des 5 et 6 octobre 1789

Les femmes de la Halle – au premier chef desquelles les poissardes et harengères (qui font le commerce de poissons salés) – entretiennent de longues date des rapports particuliers avec la monarchie, bénéficiant d’un privilège pour installer gratuitement leurs bancs aux Halles30. Reçues épisodiquement à Versailles par la famille royale, elles se manifestent par des prises de position politiques. Dans l’imaginaire collectif, elles incarnent le peuple parisien. Leur politisation s’accentue en 1789 et, de fait, elles constituent le cœur de la marche des 5 et 6 octobre, suivant un itinéraire familier. La conjoncture est grave : le pain manque et il est cher. Le matin du 5 octobre, des femmes du peuple, après avoir sonné le tocsin, prennent l’initiative, selon le témoignage du libraire Hardy, de se rassembler au faubourg Saint-Antoine et sur les marchés du centre. Tambour en tête, un cortège se forme et converge vers l’hôtel de ville, qui demande du pain, des armes et des munitions. Les bureaux sont envahis. Stanislas Maillard, l’un des vainqueurs de la Bastille, accompagne 5 000 à 6 000 femmes à Versailles. À l’arrière-garde, les volontaires de la Bastille, ordinairement occupés à sa démolition, affrontent, à l’aube, les dragons et les gardes suisses du roi. Les manifestantes incitent les gens rencontrés sur leur passage à se joindre à elles, y compris des dames bien mises, des « femmes à chapeau ». Arrivées à Versailles en début de soirée, elles entrent en masse à l’Assemblée devant des députés quelque peu surpris. Les cris « À bas la calotte ! À mort les calotins » fusent à l’adresse des députés du clergé, du fait de convictions populaires anticléricales et parce que certains prélats refusent de renoncer à la dîme. Après avoir réclamé le renvoi du régiment de Flandre (qui avait foulé aux pieds la cocarde tricolore remplacée par une cocarde blanche) et la signature des décrets d’août 1789 par le roi, une partie d’entre elles, Maillard en tête, retourne à Paris. Le commandant de la Garde nationale de Versailles, Laurent Lecointre, négociant fortuné, se place devant le château, entre les troupes royales et le cortège des femmes. Dans la nuit commencent des affrontements qui se terminent au petit matin par l’envahissement des appartements de la reine, la mort d’un jeune volontaire de dix-sept ans, Jérôme Lhéritier, compagnon ébéniste du district Sainte-Marguerite au faubourg Saint-Antoine31, et, consécutivement, le massacre de deux gardes du roi dont les têtes sont promenées au bout d’une pique. Il s’agit donc d’une radicalisation d’une extrême violence du processus révolutionnaire, exercée par quelques individus isolés, comme ce fut déjà le cas le 14 juillet à Paris avec le cuisinier Desnot. À Versailles, le 6 octobre, Nicolas Jourdan (surnommé ensuite « Coupe-tête ») se tient dans la foule, muni d’une hache dont il se sert pour s’en prendre aux deux gardes royaux.

Au début de la Révolution, une forme de rituel se déroule autour des têtes coupées, image qui a marqué durablement les mémoires en faisant référence à « la violence et l’archaïsme des réactions populaires32 ». On peut souligner le fait que ce sont des outils de travail (un couteau de cuisinier, une hache) qui sont vecteurs de cette violence populaire. Sur la longue durée cependant, dans des circonstances très différentes, les camisards, protestants et résistants, ont eux aussi été décapités et exposés par les troupes royales dans les villages cévenols entre 1702 et 1704. En 1792, une nouvelle conception de la décapitation s’incarne dans la guillotine qui marque l’égalité devant la loi et « vise la personne pour la priver de ses droits, jusqu’à son droit de vivre, plutôt que le corps pour le faire souffrir33 », remplaçant le rituel archaïque par un autre – public et théâtralisé pendant près d’un siècle – jusqu’à l’abolition de la peine de mort en 1981. Cependant, l’ancien rituel macabre se poursuivra dans les colonies « pour convaincre les sceptiques de leur mort et servir d’exemple à ceux qui essaieraient de les imiter34 », en Algérie (1849) et, sous la IIIe République, en Nouvelle-Calédonie (1878).

Revenons à Versailles le 5 octobre 1789, avec les dames de la Halle. La « reine de la Halle » (du fait de « sa beauté, sa force et son audace »), Louise-Renée Audu, qui, à cheval, a pris la tête du cortège de Versailles, invitant périodiquement les manifestantes à s’organiser et à serrer les rangs, est blessée dans la cohue. Sans y participer personnellement, elle envoie une délégation de femmes au Château. Cinq ou six femmes sont reçues par le roi pour lui transmettre les doléances du peuple de Paris. L’une d’elles, Louise Chabry, une jeune ouvrière de dix-sept ans, épuisée par la marche, s’évanouit devant le souverain. Une autre, Françoise Rollin, bouquetière de vingt ans près de la Halle, est arrêtée et frappée par un garde suisse à la porte même du roi. Les autres femmes se méfient cependant de leurs déléguées qu’elles maltraitent plus ou moins à la sortie, ce qui vaut à ces dernières d’être reconduites en voitures pour remettre à l’hôtel de ville de Paris la promesse écrite de Louis XVI de faire approvisionner la capitale et de signer les décrets d’août 1789. Dans le même temps, des membres de la Garde nationale parisienne, plus ou moins révoltés contre leur chef, La Fayette, ainsi qu’un groupe de femmes restées sur place, escortent le roi et la famille royale pour un retour triomphal dans la capitale.

Les journées des 5 et 6 octobre provoquent un basculement radical dans le cours de la Révolution. Des protagonistes multiples y participent pour des raisons diverses, même si les femmes du peuple sont au cœur de la manifestation. À la revendication féminine traditionnelle des subsistances s’est ajouté un conflit politique contre les aristocrates qui avaient foulé aux pieds la cocarde nationale et, pour certaines manifestantes, une volonté – paradoxale – de protéger la famille royale. Pendant toute la Révolution, la question du pain, de son prix et des approvisionnements est au centre des aspirations populaires et des stratégies politiques. La marche des 5 et 6 octobre 1789 permet aux femmes de se rendre visibles sur la scène politique mais aussi de peser de façon déterminante sur le cours de la Révolution en provoquant le retour à Paris du roi et de la famille royale, puis de l’Assemblée constituante. Les participantes à la marche – celles de la Halle comme celles des faubourgs – recevront, comme les vainqueurs de la Bastille, des brevets et des médailles de civisme, comme « bonnes citoyennes ». Mais après une enquête diligentée par le Châtelet qui entend 388 témoins, Louise-Renée Audu est arrêtée et emprisonnée en septembre 1790 pour sa participation active ; elle reste en prison jusqu’à la loi d’amnistie générale du 15 septembre 1791. Une Pétition pour Reine-Louise Audu, lue à l’Assemblée nationale le mardi 24 janvier 1792, au nom de 300 citoyens actifs loue « sa fermeté et son civisme » et accuse le tribunal du Châtelet d’être « un odieux tribunal acheté pour faire le procès de la révolution », survivance de fait de l’Ancien Régime. Amnistiée, elle est réhabilitée dans une cérémonie publique présidée par Pétion, le maire de Paris ; ce dernier reconnaît tardivement le rôle des femmes dans les journées d’octobre 1789. Leur rôle sera sacralisé et commémoré le 10 août 1793 lors de la Fête de l’unité et de l’indivisibilité de la République française, et célébré par l’iconographie. Dans les discours, elles sont transformées en fécondes mères républicaines : « Oh femmes ! La Liberté attaquée par tous les tyrans a besoin d’être défendue, a besoin d’un peuple de héros : c’est à vous de l’enfanter35. »

Des « citoyennes sans citoyenneté »

Quelques voix, très rares – dont celle de Condorcet dans Le Journal de la Société de 1789 sur « l’admission des femmes au droit de cité » –, s’élèvent pour défendre ces sujets dépendants et privés de droits. Cependant, au cours de la Révolution, certaines femmes entendent écrire l’histoire en train de se faire, une histoire faite à la fois d’exclusion – du vote et d’une défense armée de la nation – mais aussi de participation active à l’espace public et politique. Elles exercent le droit de pétition, de se réunir dans des clubs féminins (jusqu’en 1793), de participer aux sociétés fraternelles mixtes et, dans les tribunes, aux séances de l’Assemblée et des autres clubs au même titre que les citoyens passifs (ceux qui n’ont pas le droit de vote dans la Constitution de 1791). Elles se saisissent donc de tous les moyens pour affirmer leur identité de citoyennes. On peut s’accorder avec Dominique Godineau pour affirmer que les femmes en révolution sont des « citoyennes sans citoyenneté » : elles participent au politique et au souverain mais sont exclues des droits politiques liés à la citoyenneté : suffrage et service dans la Garde nationale. C’est la raison pour laquelle les « habituées des tribunes » entendent contrôler les élus, porter la cocarde (ce qu’elles obtiennent en 1793) et porter les armes (ce que certaines font, en nombre limité il est vrai), telle Elizabeth Bourgé de Reims qui, déguisée en homme, réussit à s’enrôler comme volontaire36.

Quant à l’exclusion des femmes du vote, la situation est plus complexe qu’il n’y paraît. Au cours de l’année 1790, on refuse à des femmes qui le demandaient de participer aux votes des assemblées, mais on l’accepte ailleurs : en Côte-d’Or, dans les Côtes du Nord, dans le Périgord et dans le sud de l’Île de France. Dans le cadre de la préparation de la Constitution de 1793, la loi du 10 juin 1793 étend à tous les hommes et femmes de tous âges, un droit égalitaire au partage des communaux, donnant le droit de vote aux femmes à partir de vingt et un ans dans les assemblées générales communales37. On peut prendre l’exemple d’un chef-lieu de canton de l’Oise qui témoigne d’une large participation des femmes aux assemblées électorales38. Sur les listes électorales, conservées dans les archives, on trouve sous la catégorie « Hommes » tous les chefs de famille (hommes ou femmes, y compris les veuves) ; la catégorie « Femmes » rassemble les épouses et les filles (célibataires de plus de vingt-cinq ans, âge de la majorité), mais aussi les domestiques, quel que soit leur sexe. Les « Enfants » sont les filles ou garçons de moins de vingt-cinq ans.

Aux privilèges définis par la naissance ou les statuts corporatifs se sont, en principe, substitués, depuis la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, les droits de l’individu. Les carrières peuvent s’ouvrir au mérite et aux talents pour les femmes également. C’est ainsi que Louise de Kéralio, en août 1789, fonde un journal, Le Journal d’État et du citoyen : elle est la première à avoir le titre de rédactrice en chef. Traductrice, intellectuelle, introduite dans les cercles politiques par son père – un écrivain, aristocrate constitutionnel qu’elle admire –, elle mène jusqu’en juillet 1791, pendant les deux ans d’existence de son journal, une carrière de journaliste. C’est là qu’elle rencontre celui qui devient son mari en mai 1790, l’avocat François Robert (un des chefs de l’insurrection du 10 août 1792, futur député à la Convention). Pourtant, elle développe dans son journal un point de vue hostile à la participation des femmes au politique, du fait de leur nature :

Je ne crois pas que les femmes puissent jamais avoir aucune part active au gouvernement, et je crois que le plus grand bien que puisse faire la constitution aux mœurs publiques, est de les en écarter pour jamais […]. Plus l’austérité des mœurs républicaines les rendra attentives à l’intérieur de leurs maisons, plus elle les rendra incapables de connaître assez les hommes publics pour diriger un choix qui doit être le fruit d’une observation constante et d’une expérience consommée […]. Je le répète encore, plus elles seront ce que la nature les a faites, moins elles voudront entreprendre au-dessus de leur force physique et morale. Contentes d’apprendre à leurs enfants les décrets de l’assemblée, elles n’ambitionneront ni de les faire, ni de les dicter39.

Louise de Kéralio est cependant membre de la Société fraternelle des patriotes de l’un et l’autre sexe. Fondée dès février 1790 par l’instituteur Claude Dansard, cette société se donne pour mission de transformer le quotidien par l’éducation du peuple. Sa spécificité est d’accepter les femmes et de n’exiger par ailleurs qu’un faible droit d’entrée. À la tribune, deux hommes et deux femmes assurent, de concert, le secrétariat des réunions se déroulant à l’origine au couvent des Capucins, puis dans la bibliothèque du club des Jacobins. Assis autour d’eux, les membres du club s’interpellent par les noms de « sœur » et « frère ». Ils et elles réclament la réforme du mariage, la possibilité du divorce et l’éducation pour toutes et tous. Outre Louise de Kéralio-Robert, le club est fréquenté par plusieurs figures célèbres de la Révolution française : Jacques Hébert, fondateur du Père Duchesne ; l’ouvrière chocolatière Pauline Léon, apparue le 14 juillet 1789 lors de la prise de la Bastille ; Théroigne de Méricourt née Anne Terwagne qui, habillée en homme, a défrayé la chronique ; Manon Philippon, épistolière connue sous le nom de Mme Roland ; enfin Etta Palm-Aelders, d’origine hollandaise, qui lance en 1791 un Appel aux Françaises sur la régénération des mœurs et la nécessité de l’influence des femmes dans un gouvernement libre. Une trentaine de clubs mixtes se créent en 1790-1791, dont une vingtaine en province (nombreux dans le sud-ouest de la France) et une dizaine à Paris. Des clubs féminins existent un peu partout en France, défilant lors des fêtes civiques avec bannières et ceintures tricolores. Si des revendications féministes se manifestent pendant la Révolution française, on le doit à l’affirmation des droits (et devoirs) des individus, à l’affirmation du principe d’égalité et à la remise en cause de la famille patriarcale, fût-ce pendant un bref moment.

Le roman familial

Parmi les premières lois de la Révolution, celles qui concernent la famille transforment, un temps, la répartition des rôles dans ce creuset de la nation. Dès août 1790, le chef de famille n’a plus le droit de demander l’incarcération de sa femme ou de l’un de ses enfants et des tribunaux de famille sont institués pour régler des litiges internes. La législation révolutionnaire modifie profondément, par ailleurs, le statut civil et familial des femmes. Elle instaure le mariage civil (sous forme d’un contrat, révocable, formé par le consentement entre deux personnes), l’égalité successorale (avril 1791) et le divorce. Dominique Dessertine a étudié l’application de la loi du 20 septembre 1792 sur le divorce dans la ville de Lyon (environ 100 000 habitants). En 1793, l’état civil enregistre un divorce sur quatre mariages soit 200 divorces, mais une centaine seulement l’année suivante, avec une moyenne de 87 divorces pendant la période révolutionnaire. On divorce cent fois plus à Paris (6 000 divorces entre 1792 et 1795) qu’à Lyon ou Marseille, et 80 % des divorcés viennent du monde de la boutique et de l’artisanat. Les femmes sont le plus souvent à l’origine des demandes et légalisent en 1792-1793 une séparation de fait déjà ancienne. Viennent ensuite les divorces pour « incompatibilité d’humeur ». A contrario, on ne divorce pas – ou très peu – à la campagne40. Très libérale, la loi sur le divorce devient l’emblème de la libération des femmes pendant la Révolution (comme le divorce par consentement mutuel supprimé par Napoléon Ier et que l’on ne retrouvera… qu’en 1975). L’administration des biens doit désormais revenir aux deux époux, au nom du principe d’égalité. L’égalité de partage entre les enfants, instituée par la loi du 7 mars 1793 répond, elle aussi, à la volonté d’introduire dans la famille les mêmes principes que dans la société. En 1794, les enfants naturels – qu’on appelle « les bâtards » – obtiennent les mêmes droits que les enfants légitimes. Avec la législation sur le couple et la famille, on a franchi ce que Jean Baubérot appelle le « premier seuil de laïcisation » : le mariage civil, le divorce, la filiation et l’égalité dans les successions transforment (provisoirement) l’organisation sociale du pays et sont une étape dans le processus de déchristianisation limité cependant dans l’espace et dans le temps.

Les femmes et leurs curés

Après la suppression théorique des dîmes le 4 août 1789 et la mise à disposition de la nation des biens du clergé comme biens nationaux le 2 novembre 1789, il devient nécessaire de prendre en charge l’entretien des membres du clergé. Adoptée le 27 novembre 1790, la Constitution civile du clergé transforme les prêtres en fonctionnaires publics et leur impose de prêter serment à la Constitution du royaume. Dans l’hiver glacial de janvier-février 1791 commence alors la « bataille du serment » – dans laquelle des femmes jouent un grand rôle pour soutenir leurs curés –, conflit qui met en cause la concorde difficilement acquise lors de la Fête de la Fédération le 14 juillet 1790. En avril 1791, le pape condamne la Constitution civile, ce qui provoque un schisme entre « le clergé constitutionnel » (composé de « jureurs », ceux qui prêtent serment) et ceux qui refusent, « le clergé réfractaire ». La majorité des paroissiennes se prononce pour les réfractaires mais une petite minorité se manifeste par une présence bruyante auprès de leurs curés jureurs : à Saint-Marcellin, en Isère, les femmes assistent avec fierté au service pour la Pentecôte, accompagnées de leurs filles vêtues de robes blanches et de rubans tricolores. Elles se rendent à l’hôtel de ville et prêtent le même serment que le clergé constitutionnel. À Dijon, le club des Amies de la vérité (composé surtout de femmes de fonctionnaires révolutionnaires) soutient les prêtres constitutionnels dans leur service religieux41. Cependant, une grande majorité de femmes rejette le serment et soutient les réfractaires, surtout là où il y a menaces et violences : en Normandie et en Haute-Loire, elles empêchent les prêtres d’accomplir leur devoir civique. À Craponne, les prêtres ont dû attendre le départ des paroissiennes pour lire le texte du serment devant quelques citoyens. Les femmes s’occupent aussi de faire circuler la littérature réfractaire interdite. Environ 250 Strasbourgeoises de différentes conditions sociales déposent une pétition au directeur départemental pour exprimer leur crainte sur l’avenir de la religion catholique si le serment devenait obligatoire. À la tête des manifestations féminines, des hommes s’habillent parfois en femmes pour échapper aux rigueurs de la loi, comme à Millau dans le Rouergue où, selon le conseil municipal du 26 janvier 1791, se produit une des plus importantes manifestations contre le serment. Dans une lettre du 26 avril 1791, le maire de Chartres soutient que la crise du serment a détruit la paix des ménages et conduit certaines femmes à quitter leurs maris.

Dans cette période de troubles pour l’Église et de liberté d’expression, les caricaturistes s’en donnent à cœur joie, alors que des femmes du peuple parisien traquent les religieuses qui refusent de prêter serment pour les fouetter dans leurs couvents mêmes. Le bilan parisien aurait été de « 310 derrières fouettés dont une trentaine au couvent des Miramionnes » dont les sœurs se vouent à l’enseignement (l’établissement n’a donc pas été fermé), mais en employant elles-mêmes le fouet – tout en leur coupant aussi les cheveux – en guise de punition pour leurs pensionnaires. Les caricaturistes exhibent des scènes de fessées. En avril 1791, sur une estampe intitulée La Discipline patriotique ou le fanatisme corrigé, deux femmes sont en train d’en fouetter une troisième, une religieuse ; les fesses toutes rouges, cette dernière continue de prier, le visage tourné vers un crucifix qui porte l’inscription « Obéissance à la Loi »42. Ces gravures traduisent une forte violence symbolique et incarnent un combat et une forme d’anticléricalisme qui se manifeste sous diverses autres formes : descente des cloches, autodafés, mascarades ou encore chansons, telle celle-ci : « Dévôtes entêtées/De prêtres réfractaires/Vous voilà fustigées/Ce sont bien vos affaires/Et zon, zon, zon/Grisettes, Biguenettes/Et zon, zon, zon/demandez nous pardon […]/Sur de tendres enfants/Votre rage s’épuise/Ces pauvres innocents/Sont enfants de l’Église »43.

Si la famille de l’Ancien Régime fabriquait des sujets, la nouvelle famille régénérée doit désormais éduquer les citoyens et, à ce titre, les femmes sont au centre de ce processus de formation de la nation.

Émotions sociales et politiques

Alors que partout en France s’organise une nouvelle façon de faire de la politique, avec une place donnée aux débats et à la démocratie, la Fête de la Fédération, en juillet 1790, est organisée pour commémorer la prise de la Bastille mais aussi pour canaliser les émotions populaires. Décidés à témoigner de leur patriotisme, des femmes de toute condition sociale, des ouvriers, des élèves et étudiants parisiens, participent activement aux travaux d’aménagement du Champ-de-Mars. À Lyon, les fédérés défilent accompagnés de leurs femmes. À Marseille, une centaine de femmes se réunissent dans la chapelle des Pénitents bleus. Elles souhaitent défiler sous un drapeau tricolore avec inscrit d’un côté « La Nation, la Loi et le Roi » et de l’autre « Fermeté, Union, Fidélité ». Vêtues de blanc et d’une ceinture aux trois couleurs de la nation, elles entendent porter une branche de laurier à la main et être accompagnées de leurs enfants44. Dans les Cévennes, à Saint-Jean-du-Gard, pasteur et curé, oubliant les affrontements confessionnels du passé, célèbrent l’union et la fraternité45.

Mais cet unanimisme citoyen n’est pas toujours de mise : en juin 1790, l’approvisionnement manquant, des Arlésiennes parcourent la campagne pour glaner les terres à blé comme elles le faisaient autrefois, et affrontent les troupes envoyées pour les arrêter. Le 28 février 1791, l’intervention du peuple des faubourgs parisiens, appuyée par un bataillon de la Garde nationale, pour empêcher la construction d’une nouvelle prison à Vincennes, marque le début de la coupure entre l’Assemblée et le peuple de Paris. En effet, les prisons existantes sont surpeuplées du fait de l’arrestation de nombreux chômeurs. Construire une nouvelle prison, c’est, pour les faubouriens, revenir à l’arbitraire du despotisme que la Bastille avait incarné.

Tensions sociales et politiques (printemps-été 1791)

« … Entendant les dits trois mille cinq cents maîtres composant ladite assemblée, se régir et gouverner par eux-mêmes, provisoirement, jusqu’à ce que l’Assemblée nationale les ait autrement organisés, soit à la faveur des anciens règlements en ce qui leur est relatif, soit par ceux qu’ils se proposent de présenter bientôt au corps municipal ; en conséquence qu’ils tiendront bureau d’ordre et de police distinct et séparé des marchands. »

Adresse des « citoyens-ouvriers » lyonnais, mai 1790, citée par Alain Cottereau46.

En mai 1790, les tisseurs lyonnais prennent l’initiative de se séparer des marchands pour organiser la profession. Au nom des principes des Droits de l’homme – égalité et liberté –, les maîtres ouvriers et compagnons qui se nomment eux-mêmes « citoyens-ouvriers » proposent une nouvelle organisation de la Fabrique : « l’idéal démocratique n’admet plus d’assujettissement sur la seule base de l’allégeance au corps de métier ». À Elbeuf, les ouvriers drapiers sont soutenus par un avocat, Balleroy, élu comme juge de paix (contre le maire lié à l’oligarchie drapière), qui propose le 1er avril 1791 l’organisation d’un tribunal des métiers de type prud’homal :

Les fabricants voudraient donc bien rétablir un tribunal spécial pour leur manufacture. Il serait composé de fabricants. […] Ils s’imaginent qu’ils peuvent ôter aux ouvriers le droit de concourir à l’élection des juges. […] Ce serait contre les principes de la liberté française, qui ont détruit les corporations, jurandes et maîtrises, d’établir un tribunal de manufacture. Peut-être se fondent-ils sur la conservation que l’Assemblée Nationale a faite de la juridiction des patrons pêcheurs à Marseille [dite prud’hommes pêcheurs] –. Eh bien, que par la raison de la parité, l’élection des juges de manufacture se fasse par les fabricants et par les ouvriers.

Il s’agit bien là d’une volonté de participer en citoyens, comme dans d’autres élections, au fonctionnement du métier. Cette mise en œuvre de principes démocratiques ne relève ni du jacobinisme interventionniste, ni du libéralisme économique qui a inspiré les lois d’Allarde et Le Chapelier de 1791. Dans un article en apparence anodin et technocratique – la création pour les propriétaires de commerce ou d’atelier d’un nouvel impôt, la patente –, la loi d’Allarde de mars, en s’appuyant sur deux des principes de 1789, liberté et propriété (« Il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon »), provoque en fait un bouleversement de l’organisation sociale et corporative des métiers. Complétant la loi d’Allarde, la loi Le Chapelier, en septembre 1791, proscrit les corporations de métiers et interdit les « attroupements hostiles à la liberté de l’industrie ».

Avec la fermeture progressive des ateliers de charité organisés pour les sans-travail, des pétitions arrivent sur le bureau de l’Assemblée, dont l’une est rédigée par Camille Desmoulins et présentée le 3 juillet 1791 au nom des 800 travailleurs de l’atelier de la Bastille (fermé le 8 mai). Elle propose d’affecter les bénéfices réalisés sur la vente des biens du clergé à l’attribution d’un revenu minimal de subsistance à chaque citoyen. Le lien entre chômeur et citoyen ainsi défini est similaire au terme « d’ouvrier-citoyen » employé par les tisseurs lyonnais en 1790. Dans le contexte du printemps 1791, une agitation sociale se développe dans les métiers parisiens, en particulier chez les charpentiers, les plus actifs et les plus organisés après les typographes. En 1790, grâce à la liberté d’expression, le nombre des imprimeries a fortement augmenté et, en conséquence, la demande de main-d’œuvre également. Ils obtiennent une diminution des horaires de travail (avec des heures supplémentaires payées au tarif de nuit ou du dimanche) et fondent une société de secours mutuel avec des délégués dans chaque imprimerie : « Dégagés des chaînes du despotisme et de la tyrannie des privilèges, vous avez enfin jeté les fondements de cette société fraternelle qui fera toujours honneur à votre fraternité et à vos connaissances et qui, en assurant le libre exercice de votre art, vous procurera des secours dans vos infirmités et votre vieillesse47. »

Au printemps 1791, les compagnons de divers métiers présentent leurs revendications. Les charpentiers réclament un minimum de 50 sous par jour. Très actifs et bien organisés dans une Union fraternelle des charpentiers, association mutuelle d’entraide, ils encadrent le mouvement pour convaincre, parfois par la violence, les compagnons de faire grève, et pour négocier des augmentations de salaires auprès des maîtres. Ces derniers se plaignent devant la justice de la « tyrannie ouvrière » au nom de la liberté individuelle affirmée dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, reprenant ainsi le vocabulaire politique révolutionnaire48. Maîtres et compagnons finissent par s’accorder sur le fait de ne pas déclarer la grève si la quantité de travail l’exige. Les ouvriers parisiens – lecteurs pour certains de L’Ami du peuple de Marat et du Père Duchesne d’Hébert, en faveur du suffrage universel et refusant de séparer question sociale et politique – se politisent en faisant converger mouvement ouvrier et revendications politiques.

Après la fuite manquée du roi et son arrestation à Varennes (21-22 juin 1791), qui a marqué un tournant dans le cours de la Révolution et représenté un divorce entre les classes populaires et le roi49, le peuple des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel descend dans la rue le 23 juin avec piques et bonnets phrygiens pour prêter serment à l’Assemblée. C’est un moment important dans l’organisation des sans-culottes parisiens qui prennent ainsi le relais du mouvement corporatif, comme l’a souligné Steven Kaplan. Les manifestations quasi quotidiennes pour réclamer au roi la signature des décrets ne donnent pas de résultat et, dès le 24 juin, on entend place Vendôme des cris tel « Vive la république ».

Les 15, 16 et 17 juillet, plusieurs pétitions sont rédigées au Champ-de-Mars, là où avait eu lieu l’année précédente la Fête de la Fédération ; 6 000 signatures sont récoltées sur l’autel de la patrie au Champ-de-Mars. Dépêché par le maire de la commune de Paris, Bailly, qui a déclaré la loi martiale, La Fayette, commandant de la Garde nationale fait, le 17 juillet et après sommations, ouvrir le feu sur les pétitionnaires qui demandent à l’Assemblée constituante « de remplacer Louis XVI par tous les moyens constitutionnels ». Après la fusillade, on recense entre treize (chiffre officiel) et (plus probablement) cinquante morts. Il y a des arrestations sur place (une douzaine), dans les sections (environ 200), dont principalement des pétitionnaires ordinaires ayant critiqué le comportement de la Garde nationale, telle Constance Evrard. Cette dernière, cuisinière de vingt-trois ans, habitant 64 rue de Grenelle, est arrêtée le 17 juillet au soir pour avoir insulté la femme d’un garde national ayant participé à la fusillade. Elle déclare à la police qu’elle s’est rendue au Champ-de-Mars en compagnie de Pauline Léon, membre du club des Cordeliers, et de sa mère50, « comme tous les bons patriotes » pour signer la pétition qui visait « à faire organiser autrement le pouvoir exécutif »51. Le massacre du Champ-de-Mars du 17 juillet 1791 marque un fossé infranchissable entre le peuple parisien politisé – y compris les femmes – et les élites politiques ; il s’agit d’un épisode de guerre civile. Jean Jaurès, dans son Histoire de la Révolution française, emploie à ce sujet le terme de « luttes de classes ».

Au mois de septembre sont promulguées deux nouvelles lois Le Chapelier, expression du libéralisme économique et politique : le 25, les chambres de commerce et l’Inspection des manufactures sont supprimées. Le 29 septembre 1791, la liberté d’expression et d’action des sociétés populaires est limitée, brisant ainsi l’offensive ouvrière du printemps. Des compagnonnages se réorganisent cependant clandestinement et certains accords sont trouvés entre maîtres et ouvriers à Orléans ou à Elbeuf.

Denrées coloniales et justice distributive (1792)

En janvier 1792, le prix du sucre bondit à Paris, passant de 25-30 sols à 3 livres pour une livre (soit 500 grammes) : le prétexte avancé par les marchands qui accumulent des stocks (particulièrement au faubourg Saint-Marcel) pour faire encore monter les prix est la révolte d’esclaves et d’hommes libres de couleur à Saint-Domingue au cours de l’été 1791 – nous y reviendrons. Or, le sucre, non soumis au contrôle des prix imposé par l’Assemblée, n’est pas une denrée superflue. La situation exaspère les classes populaires urbaines car l’habitude a été prise, parmi le peuple, « de prendre tous les matins une forte quantité de café qui le soutenait jusqu’à ce que, revenu de ses travaux, sur les 4 ou 5 heures de l’après-midi, il prît un second repas par lequel il terminait sa journée ». À cause du prix élevé du sucre, les blanchisseuses suppriment le café au lait du matin pour leurs ouvrières et le remplacent par un verre d’eau-de-vie. Le vendredi 20 janvier, plusieurs dépôts sont pris d’assaut dans les faubourgs et le sucre est vendu et payé au prix antérieur. Présent au moment de l’émeute, le maire de Paris minimise les faits devant les parlementaires car les marchands en gros de sucre, à l’encontre de la loi Le Chapelier, se sont entendus pour constituer un fonds commun afin d’indemniser les pertes subies « pour cause d’insurrection ».

Le 14 février 1792 au petit matin, faubourg Saint-Marcel, un convoi d’une dizaine de charrettes remplies de sucre quitte, en apparence discrètement, un dépôt. Pourtant, « comme dans un quartier où les prolétaires composent l’immense majorité, le peuple ne se laisse pas aller aux douceurs du sommeil et que, d’ailleurs, il avait été excité par le bruit des voitures destinées à l’enlèvement […], la rue Saint-Hippolyte où était la principale entrée du local et la rue adjacente étaient déjà remplies de groupes très échauffés ». Une des charrettes étant bloquée par un incident mécanique, le convoi doit s’immobiliser dans une rue étroite : les voitures sont alors prises d’assaut et déchargées ; une balance est installée et on vend le sucre entre 25 et 30 sols la livre. C’est la mise en œuvre d’une sorte de justice distributive moralement juste et politiquement correcte. La Garde nationale refuse d’intervenir contre le peuple et une partie de la marchandise est mise à l’abri dans le dépôt. Le lendemain, au petit jour, les portes sont forcées, les fenêtres cassées et le commissaire de police blessé. Quelques barricades sont dressées aux alentours pour empêcher les renforts d’arriver. Les femmes ont été particulièrement actives, mobilisant la population avec le tocsin. C’est notamment le cas des blanchisseuses, très pénalisées par la hausse des produits coloniaux qui constituent la base de leur collation matinale. Finalement, une troupe de 1 200 hommes levée par La Fayette à l’initiative du maire de Paris parvient à ramener l’ordre. Des arrestations ont lieu ; quatre femmes et un homme sont enfermés à la Conciergerie. Curé en tête, une délégation de la section des Gobelins se présente à l’Assemblée nationale pour demander la libération des détenus. La Société des droits de l’homme et de l’égalité prend une initiative en direction du club des Jacobins le 18 avril. Une commission d’enquête est désignée au sein de laquelle, fait notable, siègent des femmes. L’instruction du tribunal criminel de Sainte-Geneviève acquitte les détenu.e.s qui avaient tout de même déjà accompli trois mois de prison. Cet épisode contribua à radicaliser la population du faubourg Saint-Marcel autour des idées d’égalité, de citoyenneté et de patriotisme52.

À Lyon, à la mi-août 1792, les difficultés d’approvisionnement de la seconde ville de France sont réelles. Les paysans des départements limitrophes bloquent l’arrivée des grains car le bruit court que des marchands lyonnais stockent le blé pour faire augmenter son prix. À Saint-Chamond, les paysans refusent même de battre leur blé dans l’espoir de profiter d’une hausse53. Le 15 août 1792, une députation de Lyonnaises vient présenter une pétition à la municipalité. Elles se plaignent de « mourir des millions de fois […] en voyant manquer à leur [sic] enfants leurs besoins physiques » et demandent la taxation des denrées de première nécessité. Le mouvement est parti du club des Femmes : elles ont établi un tarif des marchandises, le font imprimer et placarder : « Le peuple souverain de Lyon laissé depuis longtemps sous le joug de la tyrannie des aristocrates monopoleurs, fatigué depuis quatre ans des pertes surtout qu’éprouve le papier-monnaie […] étant obligé de payer ce qu’il achète presqu’une fois plus cher qu’auparavant, a arrêté pour mettre fin à l’oppression des monopoleurs, pour déjouer tous les traîtres de la liste civile qui sont encore dans l’enceinte de cette ville, pour pouvoir en un mot se procurer la subsistance sans être dans le cas d’employer de ces moyens violents que nécessitent les calamités publiques venues à leur période, qu’il ne paierait les marchandises servant à ses besoins journaliers qu’aux prix suivants [suit une liste de soixante articles, dont les exemples suivants] le vin, taxé à 18 livres l’ânée pour le vin nouveau et 25 livres pour le vin vieux, le sucre à 1,10 livres la livre »54.

Pendant trois jours, du 16 au 18 août 1792, les femmes sont maîtresses de la ville. Elles parcourent les marchés et obligent les commerçants à respecter le tarif qu’elles ont elles-mêmes fixé. Des boutiques sont pillées ; la Garde nationale refuse d’intervenir. Le Club central demande à la municipalité d’homologuer le tarif proposé par les femmes. Finalement, la municipalité décide de taxer le pain à 2 sous la livre et de fixer aussi le prix du beurre, des œufs, etc. La détresse de Lyon est telle qu’elle émeut les campagnes voisines qui ravitaillent la cité et offrent même certaines denrées.

La guerre et ses effets dans la rue (avril-septembre 1792)

La guerre est déclarée le 20 avril 1792 « contre les rois de Bohême et de Hongrie », c’est-à-dire à l’empereur d’Autriche, allié à la Prusse, qui avait menacé la France révolutionnaire.

« Vivement alarmés des dangers qui menacent la patrie » car « ce n’est pas en vain qu’ils ont juré de vivre libres ou de mourir pour le maintien de la Constitution », les habitants de la section des Gobelins à Paris, après avoir déposé une pétition, se présentent en masse, au son des tambours et bonnets phrygiens au bout de piques, le 29 mai 1792 à l’Assemblée législative ; 1 600 hommes, femmes, filles et jeunes gens, enfants, armés de fusils, de piques, de faux et de différents outils, affirment ainsi les idées de solidarité, d’égalité et de fraternité entre tous les citoyens. Une nouvelle marche massive des révolutionnaires des faubourgs se déroule le 20 juin 1792. La journée est emblématique : pour la première fois, des hommes et des femmes (certaines armées) manifestent ensemble avec les mêmes mots d’ordre : obliger le roi à revenir sur son veto au sujet des lois réprimant les émigrés et les prêtres réfractaires. La foule pénètre même jusque dans les appartements royaux aux Tuileries, dans une véritable atmosphère insurrectionnelle.

Longuement préparé mais accéléré par le manifeste de Brunswick des souverains européens (le 25 juillet) menaçant Paris de représailles si l’on touchait à la personne du roi, l’assaut, puis la prise des Tuileries, le 10 août 1792, s’effectue avec l’aide de fédérés marseillais et bretons, outre des assaillants venus entre autres du faubourg Saint-Antoine (quatre-vingt-deux morts) et du faubourg Saint-Marcel (quarante-cinq morts), et le ralliement de soldats défenseurs de la famille royale. C’est la loi martiale du peuple, affichée sur un drapeau rouge en tête du cortège des insurgés. Le 10 août au matin, Rosalie Ducrollay, la quarantaine, épouse du conventionnel Jullien de la Drôme et proche de Robespierre, écrit à son époux, fâché de la voir s’intéresser à la politique plutôt qu’à son foyer et à l’éducation de leur plus jeune fils : « Les affaires d’État sont des affaires de cœur ; je ne pense, je ne rêve, je ne sens que cela. » Le soir même, elle exprime son enthousiasme et les émotions qui la bouleversent dans une lettre à son autre fils, envoyé en mission en province : « Mon cher Jules ! L’étonnante nouvelle ! Une seconde révolution, aussi miraculeuse que celle qui a vu prendre la Bastille ; mais qui nous coûte du sang et qui nous tient depuis vingt-quatre heures dans une espèce de frénésie, mêlée de joie, de désespoir, de douleur et de rage. »55

La plupart des assaillants sont artisans, commerçants, compagnons, manœuvres et, pour certains, ont lourdement payé leur implication. Pierre Dumont, cinquante ans, gazier, meurt de ses blessures deux ans plus tard, laissant femme et enfants dans la misère. Mort sur le coup, Louis le Roy, vingt et un ans, compagnon orfèvre de la section des Invalides, quitte deux parents, une femme et deux enfants en bas âge. Un membre de la Garde nationale du faubourg du Temple, Pierre Homette, âgé de quarante-neuf ans, laisse une veuve et deux enfants. Benoît, un des vainqueurs de la Bastille, âgé de cinquante-deux ans, teinturier et travailleur sur les ports, est tué aux Tuileries. Ces destins tragiques évoqués par Georges Rudé peuvent expliquer la peur et l’angoisse régnant encore à Paris aux lendemains du 10 août, émotions aggravées par les défaites militaires56.

La peur du complot contre-révolutionnaire, les rumeurs persistantes sur les rétorsions des souverains étrangers, les moments de tensions accrues provoquent la mise en œuvre d’une justice populaire immédiate pour exécuter les « malfaiteurs et les comploteurs détenus dans les prisons » : entre le 2 et le 7 septembre 1792, les massacres dans les prisons de l’Abbaye, des Carmes, du Châtelet et de la Conciergerie, à Paris, provoquent la mort de la moitié des prisonniers tués sur place. Les autres sont traduits devant des tribunaux organisés promptement. Fait surprenant, « un quart seulement des prisonniers étaient prêtres, nobles ou politiques ; la plupart étaient de simples voleurs, des prostituées, des faussaires et des hommes sans aveu57 ». Le 3 septembre, une circulaire de la commune de Paris s’attend à ce que la nation tout entière adopte « ce moyen nécessaire de salut public ». Des massacres ont lieu également en province, à Lyon, Marseille et Bordeaux. Il en est de même pour des détenus d’Orléans, extirpés de leur prison par une délégation venue du faubourg Saint-Marcel et massacrés : « Les Parisiens, regrette un juge de la Haute Cour, ont allumé dans Orléans le flambeau de la discorde, en venant au mépris de la loi enlever les prisonniers d’état qui y étaient détenus et qu’on était sur le point de juger. Ils y ont publié cette maxime abominable, que la multitude qu’on égare toujours, avait le droit de se faire justice. Les prisonniers, vous le savez, ont été immolés à Versailles ; ils étaient sans doute coupables des plus noires trahisons, ils méritaient la mort, mais le glaive de la loi devait seul les frapper58. »

L’historien Timothy Tackett a cependant montré que, sur le moment même, les massacres de septembre 1792 furent approuvés et salués par les élites, même si certains députés de l’Assemblée s’en effrayèrent59. Bien que sa sensibilité ait été extrêmement bouleversée par les événements, Rosalie Ducrollay Jullien les comprend et l’écrit à son mari le 3 septembre : « Point d’humanité barbare. Le peuple est levé, le peuple terrible dans sa fureur, venge les crimes de trois ans des plus lâches trahisons […]. Les Prussiens et les rois (qui ont forcé le peuple à se montrer atroce) en auraient fait mille fois davantage […]. Cette journée sanguinaire a sauvé les patriotes d’une nouvelle Saint-Barthélémy60. »

Après Thermidor (juillet 1794), on poursuivit et on jugea des « septembriseurs » sans pouvoir toujours apporter les preuves nécessaires à une condamnation. Le lendemain de la victoire des armées révolutionnaires à Valmy le 20 septembre 1792, la première réunion de la Convention, élue au suffrage universel masculin (sauf les dépendants : domestiques, prêtres, militaires… et les femmes) avec 371 présents sur 749 et 24 départements représentés, proclame la laïcité de l’état civil61. Le 21 septembre, la monarchie est abolie ; l’an I de la République est proclamé le 22 septembre 1792. Depuis le 10 août, le roi et sa famille attendent d’être fixés sur leur sort.

21 janvier 1793, la mort du roi

« An premier, an du seigneur 1793, 21 janvier. Mort de Louis XVI roi de France. On l’a fait guillotiner parce qu’il a abdiqué la Constitution… ce qui causera la guerre plus fort, toutes les couronnes sont contre la France. C’est bien fort de faire mourir son roy. Requiescat in pace. Amen. »

C’est ainsi qu’André Hubert Dameras, manouvrier dans un village des Ardennes, rend compte dans sa Chronique de l’an 1793 de la mort du roi62. On perçoit une certaine ambivalence dans ses propos : entre l’usage du calendrier républicain et du calendrier chrétien, entre l’explication de la mort du roi et une désapprobation de l’acte accompagnée de l’expression d’une compassion. On sent sourdre aussi, sous sa plume, une inquiétude pour l’avenir du fait de la coalition des monarchies européennes contre le pays révolutionnaire qui a guillotiné le roi. La décision de faire un procès au roi n’a été prise qu’après la découverte, le 20 novembre, d’une armoire secrète contenant des documents apportant la preuve de sa compromission avec les puissances étrangères. Ensuite, tout est allé très vite : les débats se sont terminés le 7 janvier et le 18, 387 députés se prononçaient pour la mort sans condition. Le 21 janvier, Louis Capet est guillotiné et sa tête montrée au peuple présent, qui manifeste sa joie. Marat confirme sur-le-champ l’importance de l’acte symbolique : « La tête du tyran vient de tomber ; le même coup a renversé les fondements de la monarchie parmi nous. Sa vie n’est plus, son corps est désormais cadavre ; je crois enfin à la République. »

Forger une culture politique révolutionnaire : langue, objets, rites

« L’ivresse de la liberté avait développé à l’extrême le goût de la parole. On discutait beaucoup, on écrivait plus encore et on pouvait le faire avec d’autant moins de risques que la presse ne fut peut-être jamais aussi libre63. »

La révolution se déploie dans la rue, les journaux, les sections, les clubs et les sociétés populaires. Ici se forgent une nouvelle langue et de nouvelles manières d’être ensemble : le 17 mars 1791, dans la section de Courthézon (Vaucluse), « un membre a fait la motion de ne plus s’appeler que frères : elle a été adoptée à l’unanimité des voix et défendu de s’appeler autrement ». À Aix-en-Provence, le tutoiement est exigé et devient de rigueur. À Apt, « il a été délibéré qu’il serait deffendu à tous les membres de la scté [sic] qui entreront dans la salle d’ôter le chapeau signe de distinction de l’ancien régime qu’il faut nécessairement détruire »64.

Pour construire une société régénérée, la formation et l’éducation des citoyens sont primordiales, comme l’énonce le plan préparé par Le Peletier de Saint-Fargeau :

Ainsi, depuis cinq ans jusqu’à douze, c’est-à-dire dans cette portion de la vie si décisive pour donner à l’être physique et moral la modification, l’impression, l’habitude qu’il conservera toujours, tout ce qui doit composer la République, sera jeté dans un moule républicain. Là, traités tous également, nourris également, vêtus également, enseignés également, l’égalité sera pour les jeunes élèves, non une spécieuse théorie, mais une pratique continuellement effective.

Ainsi se formera une race renouvelée, forte, laborieuse, réglée, disciplinée, et qu’une barrière impénétrable aura séparée du contact impur des préjugés de notre espèce vieillie.

Ainsi réunis tous ensemble, tous indépendants du besoin, par la munificence nationale, la même instruction, les mêmes connaissances leur seront données à tous également, et les circonstances particulières de l’éloignement du domicile, de l’indigence des parents, ne rendront illusoire pour aucun le bienfait de la patrie65.

Le projet révolutionnaire de régénération du peuple implique la fondation d’un nouveau système éducatif en rupture avec celui de l’Ancien Régime. Pour les dirigeants révolutionnaires, l’éducation des jeunes constitue un enjeu politique majeur. De la possibilité de former par l’école une génération nouvelle dépend en effet la pérennité de la société issue de la Révolution. La proclamation de la république, le 22 septembre 1792, rend d’autant plus urgent le projet d’organisation de l’éducation dans lequel se projettent différentes visions de l’avenir : faut-il seulement instruire, ou bien éduquer les enfants en les mobilisant pour la république ? Le questionnement a de l’avenir ! En l’an II, les conventionnels décident de créer des écoles primaires pour accueillir non seulement les garçons (jusqu’à douze ans), mais aussi les filles (jusqu’à onze ans). Le Peletier de Saint-Fargeau justifie ainsi cette différence : « Je propose que, pour les filles, le terme de l’institution publique soit fixé à onze ans ; leur développement est plus précoce, et d’ailleurs elles peuvent commencer plus tôt l’apprentissage des métiers auxquels elles sont propres, parce que ces métiers exigent moins de force. » Filles et garçons doivent recevoir la même éducation mais les garçons s’adonnent plus aux exercices physiques et les filles à la filature, à la couture et aux travaux domestiques. Cela répond à l’idée selon laquelle il est nécessaire d’éduquer les femmes, chargées elles-mêmes d’élever les futurs citoyens et garantes des bonnes mœurs. Ce projet pédagogique et politique fait débat au sein de la Convention comme au sein de la société. L’implantation des écoles est inégale, plus développée dans le Nord que dans le Sud, dans les grandes villes que dans les bourgs. À Paris, en 1794, quarante et une sections sur quarante-huit ont des écoles, qui rassemblent 13 500 élèves (autant de filles que de garçons) et 230 instituteurs et institutrices66.

Les dirigeants révolutionnaires aspirent également à éduquer les adultes, hommes et femmes, par le biais des commémorations, des fêtes civiques, du théâtre, des musées et de la peinture. Un des aspects moins connus de l’œuvre de la Convention montagnarde (1793-1794) est la création de musées avec un projet pédagogique en direction d’un public populaire. En 1793 est fondé le Musée central des arts (qui deviendra le musée du Louvre), en même temps que l’Académie est remplacée par la Société populaire et républicaine des arts et dirigée par le peintre David. En nivôse an II (janvier 1794), les vingt-quatre femmes peintres, les deux sculptrices et la graveuse en sont exclues avec l’argument du droit naturel : « Chez les peuples sauvages, qui par conséquent se rapprochent le plus de la nature, voit-on les femmes faire les ouvrages des hommes67 ? » Les femmes exercent pourtant leur art et exposent aux Salons de peinture : entre 1791 et 1804, 122 femmes y présentent et vendent leurs œuvres – majoritairement des portraits mais aussi des peintures allégoriques et des peintures d’histoire68. En 1793 est ouvert également le Muséum d’histoire naturelle, en lieu et place du Jardin du roi ; enfin, en 1794 est créé le Conservatoire des arts et métiers qui veut exposer de manière pédagogique, à destination d’un large public, les innovations techniques dans le but d’encourager le développement de l’industrie.

La cocarde, objet politique à géométrie variable

« Rappelez donc dans votre journal que la motion faite et approuvée dans la section de la République, étoit 1° d’obliger toutes les femmes domiciliées à se munir d’une carte civique au comité de leur section pour avoir le droit de porter la cocarde nationale ; 2° de défendre cette respectable parure à toutes celles qui n’auroient pas la carte civique ; 3° d’enjoindre aux comités de chaque section de ne délivrer cette carte qu’aux vraies citoyennes. Je voudrois aussi que chaque section, ayant à peu près une connoissance exacte de la conduite de chaque individu, mit une attention scrupuleuse à ne délivrer de carte civique qu’à des femmes dont le mariage seroit réellement constaté par ce qu’on appelle enquête de bonne renommée ; car il me paroit que la section de la République s’est proposé de servir en même temps le civisme et les mœurs, et de rendre sur nos têtes le signe glorieux de la liberté, un signe non moins honorable de la première de nos vertus sociales69. »

Observations de la citoyenne Robert sur les cocardes des femmes,
20 septembre 1793.

Écrite juste avant la publication du décret de la Convention rendant obligatoire le port de la cocarde pour les femmes, la lettre de Louise de Kéralio-Robert, journaliste que nous avons déjà croisée, témoigne d’une austère vertu républicaine, apanage, à ses yeux, des femmes mariées. C’est l’aboutissement d’un débat pour savoir qui a le droit et le devoir de porter la cocarde tricolore. Depuis juillet 1789, la cocarde est devenue un objet politique. Verte et végétale, couleur de l’espérance, le 13 juillet 1789 au Palais-Royal sur le chapeau de Camille Desmoulins (mais le vert est aussi la couleur du comte d’Artois, frère du roi et très hostile au nouveau régime, parmi les premiers émigrés), la cocarde vire au tricolore au lendemain de la prise de la Bastille, comme symbole de l’union de la royauté et du peuple parisien. Après la proclamation de la guerre en avril 1792 et les premières défaites, quand la patrie est proclamée en danger, le port de la cocarde devient obligatoire pour les hommes, et instrument de contrôle des opinions politiques. Certaines femmes revendiquent également le droit de la porter en tant que symbole de citoyenneté mais elle apparaît aussi comme objet de dissensus entre elles : légitimistes, les femmes de la Halle affirment : « Il n’y a que les putains et jacobines qui la portent, qu’on leur donnent [sic] des cartes de citoyennes, qu’elles en porteront70 », mettant ainsi en doute la respectabilité et l’honnêteté politique de celles qui l’arborent après avoir fouetté publiquement certaines « jacobines ». Adoptée par plusieurs sections parisiennes sur proposition des républicaines révolutionnaires, une pétition propose que le port de la cocarde devienne également obligatoire pour les femmes, ce que décide la Convention le 21 septembre 1793. La décision a pu apparaître comme une victoire des citoyennes patriotes révolutionnaires mais le caractère impératif du décret, assorti de huit jours de prison en cas de défaut de cocarde, ouvre des possibilités de dénonciation et de répression arbitraire et sert de prétexte à l’Assemblée pour exclure les femmes du politique en octobre 1793. C’est aussi le signe du fait que l’égalité passe désormais avant la liberté comme préoccupation majeure71.

Le sans-culotte, figure politique virile

« Le sans-culottisme qui n’est d’autre que cette affection par laquelle on s’unit au sort de ces [sic] semblables ne doit point se mesurer sur le degré d’aisance, et n’est donné ni au pauvre, ni au riche, mais est une disposition de caractère et fruit d’une éducation nationale72. » Cette définition que l’on trouve sous la plume du policier Perrière dans un rapport du 14 ventôse an II (4 mars 1794) traduit la politisation du registre émotionnel et la redéfinition théorique des identités sociales (même si on peut douter qu’aucun aristocrate ou riche bourgeois ne devienne sans-culotte, pas plus qu’un marginal ou un indigent). Le sans-culotte est une figure politique idéal-typique, à l’interface des avant-gardes politiques (les jacobins) et des masses populaires, produit du contexte révolutionnaire entre le 10 août 1792 (chute de la monarchie) et le 9 thermidor an II (27 juillet 1794, arrestation de Robespierre), dans une période de radicalisation politique. Personnage abstrait quand il est représenté symboliquement avec le bonnet phrygien, la pique et le pantalon, le sans-culotte devient un modèle d’identification pour les couches populaires urbaines. On trouve dans les sections quelques hommes de loi ou de lettres, des artisans aisés, des ex-ecclésiastiques à côté d’une majorité de petits artisans, de boutiquiers et de salariés, unis par une idéologie égalitaire. Certains quittent provisoirement une vie bien installée, un métier et une famille pour se consacrer entièrement à la politique. Étant partie prenante d’une histoire en train de se faire, ce dont ils ont bien conscience, ils dégagent « un formidable potentiel d’énergies politiques tout au cours de la Révolution ». Mais on peut aussi, avec Jean-Clément Martin, souligner le virilisme des sans-culottes « avec leurs discours cantonnant les femmes derrière les fourneaux et dans les lits en tant qu’épouses et mères dévouées à leur rôle “naturel” »73. Cette idéologie patriarcale est largement partagée par les députés de la Montagne, même si quelques-uns s’en démarquent : c’est le cas d’une poignée de députés, au premier chef desquels Condorcet et Pierre Guyomar. Ce dernier a publié Le Partisan de l’égalité politique entre les individus, dans lequel il condamne toutes les inégalités, de sexe ou de couleur de peau : « Ou je me trompe lourdement ou une peau blanche, noire ne caractérise pas plus l’exclusion à la souveraineté dans l’espèce humaine qu’un sexe mâle ou féminin. » Il ajoute : « Choisissez : de bonne foi, la différence des sexes est-elle un titre mieux fondé que la couleur des nègres à l’esclavage ? »74

Le concepteur du calendrier révolutionnaire Charles-Gilbert Romme a, pour sa part, soutenu lors de la discussion du texte de la Constitution en avril 1793 que les personnes « de l’un et l’autre sexe » devaient disposer des mêmes voix. Le décret du 10 juin 1793 donne finalement le droit de vote « à tout individu de tout sexe, ayant droit au partage et âgé de plus de 21 ans », ce qui explique que l’on trouve des veuves dans les listes électorales de chefs de famille75.

La peur des « Amazones »

« Citoyennes, donnez des enfants à la patrie, le bonheur est assuré » : la bannière d’une section parisienne définit ainsi la place des femmes – comme mères – dans la famille et dans la nation. À compter de 1793, filles et femmes défilent en blanc, avec une ceinture tricolore, pour commémorer les journées révolutionnaires des 14 juillet, 5 octobre et 10 août. Proposé par Robespierre au Comité de salut public et à la Convention, le décret du 18 floréal an II (7 mai 1794) institue un calendrier de fêtes républicaines qui auraient dû remplacer les fêtes catholiques mais il n’a pas le temps d’être mis en œuvre avant le 9 thermidor (arrestation et exécution de Robespierre et d’autres montagnards), à l’exception de la Fête de l’Être suprême et de la Raison, le 8 juin 1794. Le culte déiste à l’Être suprême est aussi une manière de transférer la sacralité de la personne royale au corps social, représenté par l’ensemble des frères.

Les femmes sont au centre de la procession funèbre après l’assassinat de Marat le 13 juillet 1793. Proches de Marat à L’Ami du peuple, Pauline Léon et Claire Lacombe, dirigeantes de la Société des citoyennes républicaines révolutionnaires, sont les ordonnatrices de la cérémonie ; elles disent avoir recueilli le sang coulant encore de ses plaies (trois jours après l’attentat) et couvrent la dépouille de fleurs. Les femmes font le serment de « peupler la terre d’autant de Marat qu’elles peuvent en posséder76 ». La représentation de la meurtrière Charlotte Corday, une jeune femme de la petite noblesse provinciale, élevée au couvent dans la mémoire des martyres chrétiennes et se déclarant proche des girondins, occulte la dimension politique de son acte. L’idée d’une violence féminine apparaît comme un signe de confusion entre les sexes : Charlotte Corday est ainsi décrite par Rétif de la Bretonne, dans Les Nuits de Paris, comme un monstre, une amazone : « Dans ce siècle d’amazones, n’a-t-elle pas compris qu’une femme assassin est le plus effrayant des monstres. Ô femmes qui voulez être hommes et vous hommelettes [sic] qui les y encouragez, le crime de Marianne Charlotte est le vôtre autant que le sien77. » Le gouvernement, qui avait caractérisé Charlotte Corday de « virago » et de « vieille fille » (elle avait vingt-cinq ans), au « maintien hommasse et [à la] stature garçonnière », conclut : « De ces choses, il résulte que cette femme s’était jetée absolument hors de son sexe. » Immédiatement après les funérailles de Marat, Olympe de Gouges, qui avait rédigé en 1791 la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, est arrêtée le 20 juillet 1793. Dans la foulée, le 7 août, le travestissement des femmes en hommes est considéré comme un crime, la hantise étant de les voir armées78. On disait alors dans les rues de Paris que les femmes allaient se couper les cheveux, porter le bonnet rouge, demander des armes, puis le droit de suffrage. Il s’agissait bien dans ces définitions du masculin et du féminin des droits politiques. La décision de fermer les clubs féminins le 30 octobre 1793 est prise après une altercation violente entre les femmes de la Halle et la Société des citoyennes républicaines révolutionnaires. Le 29 octobre, dans un débat à la Convention, le député montagnard Fabre d’Églantine accuse violemment cette dernière de n’être pas composée « de mères de familles, de sœurs occupées de leurs frères ou de leurs sœurs en bas âge, mais d’espèces d’aventurières, de chevalières errantes, de filles émancipées, de grenadiers femelles ». Et il ajoute qu’après avoir obtenu la cocarde, bientôt elles allaient « demander la ceinture, puis les deux pistolets à la ceinture ».

La présence des femmes dans l’espace politique semblait donc alors incompatible avec « l’ordre naturel », avec l’ordre domestique et avec la vertu, colonne vertébrale de la société de frères du gouvernement révolutionnaire.

Révolution et contre-révolutions (1793-1795)

« La liberté ou la mort ? Ne vous y trompez pas, foutre, tous les Français périront jusqu’au dernier, plutôt que de revenir à l’ancien régime. »

Le Père Duchesne, no 100.

En 1793-1794, l’unité intérieure et extérieure du pays est menacée et le Comité de salut public (6 avril 1793-26 octobre 1795), dont les membres sont nommés par la Convention, est en charge de la sécurité intérieure et de la défense extérieure. Les réactions à la crise du printemps 1793 – difficultés de recrutement dans l’armée après la levée de 300 000 soldats, soulèvement de la Vendée et défaites militaires – diffèrent selon les régions. Les rébellions dans les campagnes, la hausse des prix, les difficultés d’approvisionnement du marché parisien et le manque de matières premières pour les blanchisseuses (savon, chandelle, soude) provoquent des troubles. Les problèmes de subsistance sont soulevés lors de l’insurrection du 31 mai 1793 contre les conventionnels girondins « fédéralistes », au cours de laquelle les femmes jouent un rôle majeur, comme le précise Antoine-Joseph Gorsas dans Le Courrier des 83 départements en les taxant de « dévotes de Robespierre », « bacchantes de Marat » : « Une fermentation sourde régnait d’ailleurs à Paris. Des femmes excitées par les furies, sans doute, se rassemblent ; elles s’arment de pistolets et de poignards ; elles prennent des arrêtés, courent les divers carrefours de la ville, portant devant elles l’étendard de la licence […] ; elles voulaient en finir, faire tomber des têtes et s’enivrer de sang »79.

Le peuple parisien manifeste à nouveau devant le corps municipal à Paris, le 4 septembre, lors d’une insurrection à tonalité ouvrière « contre les riches qui veulent asservir le peuple et la République ». Un certain Tiger, ouvrier imprimeur âgé d’une trentaine d’années, prend la parole au nom des ouvriers et réclame un « maximum » pour le prix du pain. On le retrouve le lendemain dans les tribunes de la Convention, où les sans-culottes imposent un maximum des prix et des salaires, la création d’une armée révolutionnaire et le renforcement du contrôle des suspects.

Maximilien Robespierre et le « despotisme de la liberté »

Figure politique d’exception, figure controversée, Maximilien Robespierre est né à Arras en 1758. Aîné d’une fratrie de quatre enfants, son père est avocat et sa mère, Marguerite Carraut, fille de brasseur, meurt précocement en couches en 1764. Désespéré, le père disparaît. Maximilien est élevé par ses grands-parents maternels. Il fait ses études dans un collège d’Arras puis à Louis-le-Grand à Paris. Il acquiert une solide culture classique et se passionne pour la langue et les héros de l’Antiquité grecque et latine. Il est admis comme avocat au barreau d’Arras le 8 novembre 1781. Il se spécialise dans les « causes célèbres » et détonne par sa pugnacité pour dénoncer les règles du jeu judiciaire. Dès 1789, son programme est « conduire les hommes au bonheur par la vertu ».

Élu du tiers état, il représente Arras aux États généraux. Dès le 14 juillet, il compare les actes du peuple à un « arrêt » d’un tribunal populaire souverain. Il soutient la marche des femmes les 5 et 6 octobre 1789, et dit craindre que l’aristocratie féodale soit remplacée par l’aristocratie des riches. Brillant orateur, vigoureux partisan de l’égalité, il reçoit de Marat le qualificatif d’« Incorruptible » : il se prononce contre la peine de mort, le « despotisme de la fortune » et l’argent corrupteur. Il plaide pour un seul mandat à la Constituante et ne participe donc pas à l’Assemblée législative. C’est un membre actif du club des Jacobins et il se prononce contre la guerre. Une fois celle-ci déclarée le 20 avril 1792, il proclame : « Alors faisons la guerre, la guerre du peuple. » Après la prise des Tuileries, il s’investit dans la commune de Paris. Il dénonce et voit des ennemis et des complots partout. Il est élu député de Paris à la Convention en septembre 1792, très applaudi par les tribunes de l’Assemblée mais déjà dénoncé comme « aspirant à la dictature ». Il diffuse ses idées dans toutes les provinces par une lettre hebdomadaire « à ses commettants ». Il vote la mort du roi pour cimenter la République. Après les émeutes de subsistance de février 1793, il se prononce pour une conception sociale des droits de l’homme, autour du droit à l’existence. Mais l’Europe monarchique coalisée contre la France républicaine oblige à suspendre les droits. Il approuve la constitution d’un tribunal extraordinaire pour la Vendée, des comités de surveillance en mars 1793 et du Comité de salut public créé le 9 avril 1793. Les institutions d’exception du printemps 1793 sont une réponse à la contre-révolution et le décret de levée en masse de 300 000 hommes en février 1793 est servi par sa rhétorique guerrière. Il appelle le 26 mai à l’insurrection et à la résistance à l’oppression, et il est suivi par les sans-culottes qui investissent la Convention le 31 mai. Le 1er juin, les députés girondins sont en état d’arrestation.

Robespierre entre au Comité de salut public le 27 juillet 1793. Il veut exclure les « ennemis de la nation » et fait voter une loi sur les suspects le 17 septembre par peur de la guerre civile (insurrections dans le Jura, en Vendée). Proposé par Saint-Just le 10 octobre, le gouvernement « révolutionnaire jusqu’à la paix » est organisé le 4 décembre 1793. Le principal Comité de salut public de la Convention comporte douze députés, dont Robespierre, le plus populaire. Les difficultés intérieures et extérieures nourrissent une culture politique pétrie de l’idée de complot. À cela il faut opposer « le despotisme de la liberté ». Robespierre appelle à frapper toutes les factions : les hébertistes le 13 mars ; Danton et Camille Desmoulins le 31 mars et le 5 avril, qui sont conduits à la guillotine après un jugement expéditif. Le 10 juin, une loi accélère les condamnations. Robespierre est très critiqué, accusé de dictature. Le 9 thermidor, Robespierre, blessé, est exécuté le lendemain avec Saint-Just et vingt autres. Son corps jeté à la fosse commune80.

Guerre, violences et terreur

« Sentinelles de la liberté, la patrie vous remet de nouvelles armes contre ses ennemis […]. L’application de la loi révolutionnaire, ainsi que celle des mesures de sûreté générale et de salut public, est confiée aux municipalités et aux comités de surveillance ou révolutionnaire [sic]. »

Circulaire du 16 pluviôse (4 février 1794)81.

Créés par le décret du 21 mars 1793, les comités de surveillance (douze membres élus par les citoyens) se sont constitués à des dates variables selon les communes et ont eu une existence brève (jusqu’en août 1794). Par leur implantation locale, ils représentent un échelon important pour la mise en œuvre de la politique du gouvernement révolutionnaire légalisé en décembre 1793. Leur création est concomitante de la généralisation, le 9 mars 1793, des commissaires de la Convention nationale, appelés aussi « représentants en mission ». Leur activité s’intensifie avec la mise en œuvre de la loi sur les suspects le 17 septembre. Ils fonctionnent surtout sur la foi de dénonciations. Dans les villages et villes de la République, les comités de surveillance participent à la structuration d’un nouvel espace politique. La politique nationale du gouvernement révolutionnaire glisse imperceptiblement vers une politique de terreur et s’y enlise progressivement, sans forcément qu’un projet préconçu ait été élaboré82. Dans le sud-est de la France, les jacobins locaux réagissent rapidement et vivement à la mise en œuvre de cette politique. À Lyon, ils créent un gouvernement révolutionnaire local : comité de salut public, armée, tribunal révolutionnaire, comité de surveillance, emprunt forcé sur les riches, poursuite contre les ennemis intérieurs, c’est-à-dire les opposants à ces mesures. Le dirigeant jacobin Joseph Chalier se propose même « d’ensanglanter les eaux du Rhône ». À Marseille, les jacobins forment aussi un tribunal révolutionnaire, lèvent taxes et emprunts forcés et organisent des expéditions punitives. Dans la petite ville d’Aubagne (8 000 habitants), les riches sont soumis à une contribution spécifique : depuis la marche des Marseillais d’août 1792, une violence verbale s’est déchaînée contre eux avec la menace de « pendre les bourgeois ». Les prêtres sont contraints à prêter serment. Nommés et non élus, les membres du comité de surveillance marseillais opèrent dans le secret. Contre cette chape de plomb, les sections marseillaises (assemblées de quartiers) réagissent en organisant des pouvoirs parallèles tout aussi secrets : c’était faction contre faction, « fédéralistes » contre jacobins. À Aubagne, un an plus tard, en juin 1793, « on ferma le club [des jacobins], sa tribune fut brisée et les morceaux furent distribués aux sections. Finalement on brûla les morceaux. De plus la ville fut illuminée et on chanta un Te Deum83 ». Le 25 août 1793, l’armée envoyée par la convention montagnarde reprend les villes du Midi ; c’est elle qui baptise « fédéralistes » les rébellions du sud-est de la France.

Portrait de suspectes, Marseille an II

« Sur la motion d’un membre, l’assemblée délibère que les citoyens seront obligés de se tenir dans le sein de l’assemblée et que les tribunes ne seront uniquement occupées que par des citoyennes de la section ; à cet effet seront nommés deux commissaires qui inviteront les citoyens de ne pas se tenir aux tribunes et d’y laisser entrer que des citoyennes de la section. » Cette décision, le 30 mai 1793, d’une section marseillaise paraît réglementer la mixité des débats au profit des citoyennes. De fait, cantonner les femmes dans les tribunes est un recul dans la possibilité de participer aux activités de la section qui avait précédemment reçu une délégation de femmes de marins le 22 mai, une adresse de citoyennes républicaines le 26 mai et enfin une pétition de citoyennes le 29 mai.

Mais c’est l’incarcération de familles entières membres de sections dites « fédéralistes » qui exclut radicalement les citoyennes marseillaises de l’espace politique. Jacques Guilhaumou a tracé un portrait des suspectes de l’an II à partir d’une liste de 347 détenues incarcérées à Marseille dans la prison des Ignorantins (destinée essentiellement à l’enfermement des femmes). Elles sont dans l’ensemble plus jeunes que les hommes – près d’un quart d’entre elles a moins de trente ans (8 % pour les hommes) – et sont pour la plupart des « filles », non mariées. Plus de 10 % de ces femmes, c’est-à-dire 36 d’entre elles, affirment exercer une profession. Elles sont marchandes (6), fabricantes (2), couturières (5), bijoutières (2), orfèvres (2), tailleuses (2) ou domestiques (6). Boutique et négoce sont donc les deux piliers des activités des sectionnaires. Sabine Maisse, dix-neuf ans, mérite une mention particulière : son père Nicolas, négociant-fabricant de savon, est jugé le 24 germinal an II (13 avril 1794) puis guillotiné en tant qu’« enragé sectionnaire » membre du comité secret de sa section. Sa mère est en prison et son frère, volontaire de la compagnie des chasseurs de l’armée départementale levée contre la Convention, est en fuite. La famille de son amie, Thérèse Clappier, est quant à elle composée de Joseph, le père, parfumeur de quarante-six ans, Thérèse, la mère, gantière de quarante-quatre ans et de leur fille de seize ans. Thérèse Clappier-mère a été arrêtée en nivôse an II (décembre 1793). Elle est jugée par le tribunal révolutionnaire le 3 floréal an Il (22 avril 1794). Accusée d’avoir « instruit sa jeune fille dans les principes des sections, elle lui a appris à se servir du pouvoir de ses charmes pour pervertir les esprits et corrompre les mœurs, elle l’a conduite dans sa section, elle l’a forcée à soulever le peuple contre la Convention et les patriotes par un discours contre-révolutionnaire ». L’accusée écrit au représentant en mission du gouvernement révolutionnaire, Maignet, le 20 fructidor an II (6 septembre 1794) :

Citoyen représentant,

S’il est vrai que nous soyons dans le siècle de la justice et que la vertu soit à l’ordre du jour, s’il est vrai que la liberté de l’homme est un droit sacré auquel nul ne peut porter atteinte sans violer la loi ; s’il est vrai enfin que celui que l’on accuse a le droit immuable de faire entendre sa justification, par quelle incroyable fatalité arrive-t-il que j’aie été arrachée de mes foyers, et que je gémisse depuis huit mois dans une maison d’arrêt, moi dont la conduite est pure et sans tâche, moi dont la vie politique a toujours été paisible et tranquille, au milieu des troubles et des mouvements contre-révolutionnaires qui agitèrent Marseille. Oh Père du Peuple ! Ce ne sera pas en vain que les vertus t’auront fait distinguer parmi vingt-cinq millions de français pour t’élever à ta place de représentant. Tu t’occuperas de mon sort et tu examineras impartialement ma conduite : si je suis coupable tu me livreras à la sévérité de la loi, mais si tu trouvais que mes fers ont été forgés par la basse jalousie et avec la haine qui me poursuivent, tu me rendras justice, parce que tu me le dois. Daigne donc te pénétrer de ma situation. Rappelle-toi sans cesse qu’il n’est pas de jouissance plus délicieuse pour l’homme de bien que celle de venger l’innocence opprimée, et tu hâteras l’instant qui doit me rendre à ma famille et à la société.

Montrant sa foi dans l’efficace du langage et de l’argumentation, la missive s’inscrit dans une rhétorique du sentiment qui vise à reconstituer le lien qui l’unit à sa patrie en faisant appel au représentant en mission. La référence insistante à l’humanité témoigne, de manière active, de l’existence d’un lien social qui « unit tous les hommes » par le rappel des « secours réciproques » nécessairement déployés entre citoyens, ce qui correspond à la rhétorique montagnarde. En se plaçant dans le cadre argumentatif de la culture politique révolutionnaire, Thérèse Clappier-mère démontre ainsi la capacité de penser et d’agir des femmes, y compris en détention84.

La guerre civile en Vendée

« Nous étions tous enfiévrés, nous croyions que quand on agit pour le peuple, rien ne peut être mal, erreur ou crime. »

Jean Bachelier, notaire, quarante-trois ans, ancien président du comité révolutionnaire de Nantes,
après son acquittement en octobre 1794.

Symbole de la contre-révolution, « région mémoire », la Vendée désigne ici la Vendée insurgée à l’époque révolutionnaire (départements de Vendée, Loire-Inférieure, Maine-et-Loire et Deux-Sèvres), espace des troubles devenus insurrection puis guerre civile, lieu de l’affrontement des « Blancs » (« Vendéens » et « Chouans » royalistes) et des « Bleus » (républicains). Tout débute entre le 10 et le 19 mars 1793, quand des paysans des villages de Saint-Florent-le-Vieil (Maine-et-Loire) et Machecoul (Loire-Atlantique), refusant de souscrire au tirage au sort pour la levée en masse des 300 000 hommes prévus par la Convention, s’en prennent aux gardes nationaux locaux et occupent les bourgs alentour, en repoussant les 2 000 hommes de troupes du général Marcé envoyés pour faire rentrer ces paysans dans le rang85. Au départ, les troubles sont similaires à ceux qui agitent le reste de la France, de Beaune à Clermont-Ferrand et de Dunkerque à Grenoble, en passant par Tournai et Bordeaux, comme en témoignent Les Annales de la République française du 16 mars 1793 : « Les nouvelles de l’intérieur prouvent qu’il y a ces jours derniers des mouvements parmi le peuple dans toutes les parties de la République. »

Dans la plupart des territoires, proches ou plus lointains – la région de Cambrai, l’Alsace ou encore les confins du Rouergue et de la Lozère –, la présence des troupes et une répression rapide et forte limitent les émeutes qui éclatent « au nom du roi et de leur foi ». Le traitement est différent pour la Vendée qui est érigée en ennemi intérieur symbole de la contre-révolution, enclenchant un mécanisme répressif d’une violence inouïe. Certes, il existe en Vendée depuis 1789 des réseaux de nobles comploteurs en lien avec les émigrés et, par ailleurs, un fort antagonisme entre les urbains et les ruraux. Ces derniers ont souvent adhéré à la contre-révolution pour préserver leurs communautés contre la bourgeoise libérale urbaine qui avait racheté des biens nationaux. Mais la majorité des paysans (à l’exception des journaliers) vivaient correctement car ils tiraient un revenu suffisant de leurs bœufs, vendus dans les foires mensuelles dans les bourgs proches ou sur des marchés plus lointains. De plus, la Constitution civile du clergé avait profondément troublé les masses rurales de l’Ouest : deux tiers des curés de Vendée avaient refusé de prêter serment à la Constitution et des actes de résistance collective avaient accueilli les curés jureurs. Les gardes nationaux venus de la ville s’en étaient pris à partir de 1791 aux paroisses réfractaires et aux paysans considérés comme ignorants et crédules. La violence et le langage politiques avaient donc déjà pénétré les campagnes. Cependant, dans l’Ouest, deux communautés rurales voisines adoptèrent des attitudes opposées, tel le village dirigé par l’étaminier Simon, qui se rangea du côté du clergé jureur et condamna les prêtres réfractaires du village voisin ainsi que les « brigandages et cruautés des Chouans »86.

À partir de mars 1793, la Vendée est aux Blancs. Les ruraux s’organisent en bandes avec à leur tête un chef, souvent un petit noble ancien officier de l’armée royale. Au départ, les effectifs sont inégaux : 20 000 rebelles contre 3 500 soldats républicains. Les patriotes quittent les bourgs pour se réfugier dans des villes plus grandes. Les Blancs remportent des victoires jusqu’à l’échec devant Nantes fin juin. Les Bleus gardent le contrôle des villes, les Blancs celui de nombreux bourgs et villages. Des conseils sont organisés dans toutes les paroisses. Le programme politique est limité : soutenir la religion traditionnelle et rendre à Louis XVII son trône. L’organisation matérielle de l’armée vendéenne est déficiente mais s’améliore avec le temps. Autour d’un noyau permanent de soldats s’ajoutent des milliers de paysans, hommes et femmes du peuple sommairement équipés mais soudés par leur foi. La force de cette armée blanche tient à sa mobilité et à son nombre. Des massacres ont lieu dès le début de la révolte, le 11 mars 1793, à Machecoul dans le Marais breton : au moins 160 hommes, gardes nationaux ou officiers municipaux, sont attachés « en chapelets » et fusillés ; des femmes auraient commis des atrocités sur les corps après la mort87. En signe d’humiliation, on rase les cheveux des prisonniers républicains.

La Marseillaise des Vendéens

Allons armées catholiques

Le jour de gloire est arrivé

Contre nous de la République

L’étendard sanglant est levé.

Entendez-vous dans nos campagnes

Les cris impurs des scélérats ?

Ils viennent juste dans nos bras

Prendre vos filles et vos femmes !

Aux armes Poitevins !

Formez vos bataillons

Marchez, marchez, le sang des Bleus

Rougira vos sillons […].

Chant composé en mars 1793 par l’abbé René-Charles Lusson (fusillé en octobre)

Les Bleus ne comprennent pas pourquoi ils n’arrivent pas à réduire une révolte régionale alors qu’ils peuvent être victorieux sur les champs de bataille face aux coalitions européennes. Composée de volontaires, de gardes nationaux et de soldats y compris de l’Ancien Régime, l’armée républicaine est une « mosaïque » en constant déplacement, avec une intendance qui ne suit pas toujours. Les rations sont insuffisantes : certains soldats pillent et volent, d’autres désertent. Le bataillon des Marseillais entend se faire justice lui-même et exécuter ses prisonniers. De formation très disparate, les chefs républicains sont divisés et il n’y a pas d’unité de commandement. Les Bleus mènent par ailleurs une guerre de propagande politique, contrôlés par les représentants du peuple en mission, au nom de la République.

Le 17 octobre 1793, la victoire sur les Blancs à Cholet retourne la situation. Un temps en fuite, beaucoup moins nombreux, les républicains réussissent, grâce à une manœuvre de Kléber prenant à revers les Vendéens, à redresser la situation. L’état-major des Vendéens est décapité et Henri de la Rochejaquelein, âgé de vingt et un ans, devient commandant en chef. Entre 60 000 et 100 000 Vendéens traversent alors la Loire pour essayer de rejoindre les Anglais, abandonnant ainsi leur base arrière. Les rescapés se joignent aux Chouans, qui forment des bandes cachées dans les forêts et qui font des coups de main dans les bourgs proches, avec peu de moyens ou de munitions. Ils tiennent moins longtemps que « l’armée catholique et royale » des Vendéens.

Mais l’armée républicaine ne pousse pas tout de suite son avantage. En décembre, les Vendéens sont cependant battus à Angers et écrasés dans les semaines qui suivent par les armées de Kléber et Marceau. Après trois jours d’une bataille acharnée, la victoire républicaine au Mans est suivie de fusillades et d’expositions de corps de femmes fusillées puis dénudées88. Fin 1793, un jeune Strasbourgeois, engagé volontaire dans l’armée républicaine, écrit à ses parents : « On ne fait plus de quartier à personne, tous les châteaux, villages et forêts sont d’abord pillés et ensuite livrés aux flammes. Depuis Nantes, de l’autre côté de la Loire en Vendée, tout est réduit en cendres, il n’y a plus un arbre dans ce lieu maudit89. » Cette politique de la terre brûlée tient aussi à la latitude laissée à des chefs investis localement d’un pouvoir coercitif et qui, parfois, se laissent aller à leurs pulsions et à leurs perversions. C’est ainsi qu’un membre du comité révolutionnaire de Nantes, Perrochaux, poursuivant la famille Bretouville suspectée de sympathie pour les émigrés, « avait sollicité la fille de lui donner son honneur » et exigé le versement de 50 000 livres (sans quittance !)90. Les commissions militaires jugent sans discontinuer les prisonniers. Représentant en mission dans la ville depuis octobre 1793, Jean-Baptiste Carrier s’est rendu célèbre par les assassinats qu’il a commandités à partir de barques à fond plat coulées dans la nuit : extraits des prisons, hommes et femmes sont noyés sans avoir été jugés. C’est Jullien fils (Jules, fils de Rosalie, déjà croisée), envoyé du Comité de salut public, qui dénonce finalement les pratiques de Carrier à la Convention. Ce dernier quitte ses fonctions pour Paris le 10 février 1794 et contribue, six mois plus tard, à la chute de Robespierre. Mais en novembre 1794 (3 brumaire an III), les conventionnels décident à l’unanimité sa mise en accusation.

En janvier 1794, le général Turreau organise ses troupes en une dizaine de colonnes qui doivent employer « tous les moyens pour découvrir les rebelles ; tous seront passés au fil de la baïonnette. Les villages, métairies, bois, genêts et généralement tout ce qui pourrait être brûlé seront livrés aux flammes ». Ces pratiques d’extermination systématique sont passées à la postérité sous le nom de « colonnes infernales » : « Les dévastations sont effroyables, hommes fusillés, femmes violées, enfants découpés », écrit Jean-Clément Martin. Dans les campagnes, les Bleus ne font pas toujours de distinction entre Blancs et patriotes. D’une famille patriote, Honoré Plantin, de la région de Machecoul, échappe par hasard aux tueries républicaines qui ont décimé les siens, abattu les bestiaux et détruit le mobilier – « du fait de la grande aisance dont jouissait notre père »91. Les représentants en mission, Henz et Francastel, écrivent en février 1794 : « La race des hommes qui habitent la Vendée est mauvaise. Elle est composée de fanatiques qui sont le Peuple ou de fédéralistes qui sont les Messieurs », exprimant ainsi, outre un mépris du peuple, une confusion politique entre girondins et royalistes (« les Messieurs »). Pierre Chaux, trente-cinq ans, membre du comité révolutionnaire de Nantes, explique en octobre 1794 devant le tribunal révolutionnaire que les exécutions ont été nécessaires parce que les prisons étaient surpeuplées et ravagées par des épidémies qui auraient menacé la ville. L’acte d’accusation est cependant accablant : « Concussions, dilapidations, vols, brigandages, immoralité, abus de pouvoir, meurtres, assassinats. »

Condamné en octobre 1794, Pierre Chaux est amnistié un an plus tard. La lecture des débats du procès montre l’opposition de certains républicains, tel Philippe Tronjolly, président du tribunal révolutionnaire de Nantes : il n’a pas remis en cause la politique générale de la Convention de lutte contre la contre-révolution paysanne et royaliste, mais il n’aurait pas supporté que des gens soient exécutés sans être jugés, que les lois ne soient pas respectées. Il témoigne ainsi devant le tribunal amené à le juger92.

Des républicains de la région ont cependant essayé d’entraver les pratiques mortifères de certains chefs des Bleus : la commune de Luçon, républicaine, réussit à lancer une procédure judiciaire contre un subordonné du général Huché, Goy-Martinière, pour « vol, viol, assassinat et autres crimes ». Jugé par le tribunal de Fontenay-le-Comte, il est condamné et fusillé. Mais ce jugement n’a été possible que lorsque les hébertistes de Paris, soutiens des exterminateurs tels Huché et Goy-Martinière, furent guillotinés en mars 1794. Rappelé par le gouvernement révolutionnaire, le commandant en chef, Louis-Marie Turreau, est mis sur la touche.

Malgré la victoire des républicains, une guerre de guérilla et d’escarmouche perdure jusqu’à l’amnistie et la paix napoléoniennes en 1800 (convention de Montfaucon). Le bilan est terrible : la guerre civile vendéenne a fait environ 200 000 morts, soit 80 % des morts de la Révolution française (170 000 Vendéens et 30 000 républicains), 20 000 personnes ont été déplacées. Certains villages ont perdu entre le quart et le tiers de leur population. Il reste de nombreux estropiés de cette guerre civile qui marque profondément et durablement les mémoires.

Derniers sursauts populaires

« Ce n’est que plaintes et murmures. Les longues attentes pour avoir du pain de ration, la pénurie de farine, la cherté excessive sur les marchés et sur les places, du pain, du vin, du bois, du charbon, des légumes et des pommes de terre, dont les prix s’augmentent tous les jours de la manière la plus alarmante, jettent le peuple dans un état de misère et de désespoir qu’il est facile de se représenter. » Ce constat est dressé par un employé du ministère de l’Intérieur en novembre 179493.

Dès octobre, les thermidoriens qui avaient renversé le gouvernement révolutionnaire et guillotiné ses principaux membres modifient puis suppriment, de fait, le « maximum », c’est-à-dire la limitation des prix : les prix deviennent libres (à l’exception, à Paris, de la part du pain rationné et de la viande). L’inflation repart de plus belle et les assignats perdent encore de leur valeur. Les quantités de pain taxé sont insuffisantes et la ration de pain passa en quelques mois de 500 grammes par personne en mars 1795 à 125 grammes en mai.

« Le pain nous manque et on commence à regretter les sacrifices qu’on a faits pour la Révolution. » Ainsi s’exprime une pétition déposée à la mi-mars 1795 par des habitants des faubourgs Saint-Jacques et Saint-Marcel. La « Grande Nanette » interpelle sur leur lieu de rassemblement les pétitionnaires et, avec d’autres femmes, exige d’être de la délégation. Une loi dite « de grande police » est votée et l’un de ses articles prévoit la déportation pour quiconque pousserait des « cris séditieux » ou effectuerait des « mouvements menaçants » dans l’enceinte de l’Assemblée : très actives dans les tribunes, les femmes sont particulièrement visées. Le 27 mars au matin, après une nuit passée dans des queues devant les boulangeries pour obtenir seulement 250 grammes de pain, un groupe de 600 femmes se dirige vers la Convention en brandissant à la tête de la manifestation les tables des Droits de l’homme. Une vingtaine d’entre elles seulement sont reçues, quelques-unes sont arrêtées pour avoir crié « Prenons patience, il viendra un temps où nous leur foutrons leur demi livre de pain dans le cul au bout d’un canon ! » mais elles sont libérées par les autres manifestantes94. Des femmes de la rue Saint-Martin traitent les hommes de « lâches » en raison de leur inertie et, le 29 mars, une mère, par peur de la famine, tue deux de ses trois enfants. L’agitation persiste les jours suivants et le 1er avril, de nombreuses femmes ainsi que des ouvriers investissent la Convention aux cris de « Du pain et la Constitution de 1793 ! ». Auparavant, elles se sont fait remettre par la force de la farine et des pommes de terre à un prix jugé raisonnable par elles. Aux députés, elles réclament « la liberté des patriotes emprisonnés depuis le 9 thermidor ». Mais l’insurrection est un échec : des députés montagnards sont arrêtés et l’état de siège est proclamé dans la capitale.

Les troubles continuent face à la disette, les femmes ne pouvant plus assurer leur traditionnelle fonction nourricière. Des boulangeries sont prises d’assaut et pillées par des ouvrières de la couture et des blanchisseuses, comme c’est le cas le 10 avril au marché Sainte-Catherine ; des voitures transportant des vivres sont interceptées et les produits revendus à des prix fixés par les manifestantes. Des femmes refusent le quarteron (ration de pain de 122 grammes) et empêchent d’autres de le prendre « sous peine d’être fouettées et traînées par les cheveux » témoigne, impuissant, un commissaire-distributeur. La situation est terrible : la faim fait s’évanouir hommes, femmes, enfants dans la rue, et certaines femmes se noient volontairement, leur enfant dans les bras. Le suicide devient commun, note un observateur de police le 15 mai.

La famine est considérée comme une atteinte au droit naturel, au droit à l’existence : « Il y a huit mois nous avions du pain, aujourd’hui nous n’en avons plus, nous sommes dans l’esclavage », déclare un citoyen le 30 germinal. Dans cette situation, les femmes sont les « apôtres insurrectionnels », accusant les hommes « d’être de foutus couillons d’endurer la faim » (30 floréal)95. Ce même jour, dans le quartier Popincourt, est distribuée une feuille sur l’Insurrection du peuple pour obtenir du pain et reconquérir ses droits, préparant un soulèvement du faubourg Saint-Antoine prévu le lendemain.

Le 1er prairial (20 mai 1795), les femmes déclenchent partout l’insurrection en se rendant en nombre devant la Convention au son des tambours. Elles entrent dans les boutiques et les ateliers pour forcer les personnes présentes à les suivre. Le groupe du faubourg Saint-Antoine arrive avec, à sa tête, selon Dominique Godineau, « Louise Catherine Vigot, habillée en homme, coiffée d’un tricorne à plumet rouge et bleu, un sabre à la main ». Les tribunes de la Convention sont remplies de femmes réclamant du pain. Un groupe composé de quelques hommes et de femmes enfonce les portes de la salle où se réunit l’Assemblée. La citoyenne Ladroite du faubourg Saint-Antoine témoigne le lendemain : « Il fallait me voir hier avec la Lemoine du faubourg Saint-Marcel, comme nous avons enfoncé la porte de la convention à coups de bûches. J’en ai le poignet tout enflé, il n’y a que mon petit garçon qui était avec moi qui me gênait beaucoup : sans lui cela aurait été mieux. »

Des femmes sont blessées par des gendarmes à coups de sabre et le bruit court qu’on assassine les femmes à la Convention, ce qui fait bouger les hommes qui investissent les lieux et s’assoient à la place des députés. L’un d’entre eux, Féraud, est encerclé. Une femme dont les vêtements sont tachés de sang raconte : « Nous sommes entrés à la Convention pour y demander du pain, ces scélérats ont dit que nous étions de la canaille. J’ai remarqué le représentant Féraud, je l’ai pris au collet, nous sommes montés plusieurs et nous l’avons traîné hors de la salle, par les cheveux, ensuite nous lui avons coupé la tête. » Marie-Françoise Carle Migelly, une revendeuse de vingt-trois ans, reconnaît « avoir donné un coup de galoche sur la tête du représentant Féraud dans le moment où il venait d’être renversé par un coup de pistole et où il se débattait encore ».

On lit l’Insurrection du peuple pour obtenir du pain et reconquérir ses droits à la tribune de la Convention, on fait prendre par la force des décrets qui sont annulés le lendemain, on demande la Constitution de 1793 et le retour des montagnards. Ce sont quelques militantes politiques qui avancent ces mots d’ordre ; d’autres émeutières ont seulement faim et ne réclament que du pain. Les trois jours suivants, les manifestantes sont relayées par les sans-culottes des sections et des bataillons insurgés de la Garde nationale, dont certains ont pointé les canons du faubourg Saint-Antoine sur la Convention. Le 3, elles délivrent l’un des insurgés, Tinel, compagnon serrurier, qui avait porté la tête du député Féraud au bout d’une pique. Après la reddition des émeutiers et la répression qui s’ensuit, Tinel se suicide plutôt que d’être guillotiné.

Les journées de Prairial marquent la dernière irruption du peuple parisien sur la scène politique pendant la période révolutionnaire. De nombreuses arrestations ont lieu, la police prend le contrôle des quartiers populaires et une répression judiciaire est enclenchée : dix-neuf condamnations à mort sont prononcées, dont six députés montagnards, plus de 10 000 personnes, anciens membres des sections ou des comités révolutionnaires, sont proscrites.

Nous connaissons la manière dont les événements parisiens furent vécus et transmis dans un bourg rural proche de la capitale, Gallardon, devenu célèbre sous la Restauration dès 1816 grâce aux récits qui circulèrent dans toute la France sur les apparitions d’un de ses habitants au parcours exceptionnel, le laboureur aisé Thomas-Ignace Martin96.

La révolution autonome des campagnes

Tentons de comprendre cette révolution autonome des campagnes (soulignée dès 1924 par Georges Lefebvre) et son lien avec les événements parisiens en nous situant à l’échelle d’un bourg rural de la Beauce, capitale du haricot : Gallardon, situé à 70 kilomètres de Paris, entre Chartres et Rambouillet. Ce gros bourg n’est pas complètement isolé des nouvelles de la capitale mais les événements y prennent une couleur différente de celles de femmes en manifestation, du peuple sans-culotte et de la bourgeoisie jacobine.

Le 13 juillet 1788, la commune de Gallardon est frappée par un orage de grêle si violent que la flèche du clocher de l’église s’effondre. Les récoltes et les vignes sont détruites, les arbres perdent leur écorce. L’hiver 1788-1789 est très rude et toute la végétation gèle. Pour ces villageois, 1789, l’année de la Révolution, représente l’Apocalypse.

La nouvelle de l’abolition des privilèges en août 1789 est un séisme, une sorte de revanche sociale et une aubaine avec la vente des biens nationaux. L’Église est la principale victime de la destruction de l’ordre ancien : le curé-prieur du village perd ses dîmes (1 000 livres), ses terres (311 arpents, soit 154 hectares) et ses « bénéfices ». La terre passe aux mains de laïcs, souvent aisés, sous la forme de biens nationaux, ce qui est le cas pour Louis-Antoine Martin, le père de Thomas-Ignace sur lequel nous reviendrons plus tard. Les clercs doivent prêter serment à la Constitution civile du clergé et au régime. Le curé-prieur du village, Cassegrain, sans état d’âme, prête serment dès janvier 1791. Révolution culturelle et symbolique, le drapeau armorié du seigneur du lieu, le duc de Montmorency-Laval, est remplacé par le drapeau tricolore. Les notables, appartenant à la bourgeoisie cultivée – jacobine en l’an II –, sont le notaire, premier maire de Gallardon et juge de paix du canton, le greffier du bailliage, l’huissier de justice et le procureur. Un deuxième groupe comprend les commerçants et les artisans – le bourrelier, le chapelier, l’épicier, les aubergistes, le boulanger, le mercier –, sans-culottes en l’an II. Un troisième groupe rassemble les vignerons et les laboureurs fermiers ou propriétaires. Louis-Antoine Martin est l’un de ces laboureurs très aisés, au quatrième rang des plus imposés de sa commune, situation acquise après son second mariage avec la fille d’un riche marchand du bourg. Élu officier municipal de novembre 1791 à novembre 1792, le laboureur Martin signe la transcription de la décision de la Convention du 21 septembre 1792 qui abolit la monarchie et proclame la république. Sur les 1 200 habitants, près de 200 citoyens actifs se réunissent dans l’église, y organisent débats et élections et suivent jusqu’en 1793 les décisions du gouvernement. La nation a pris la place de la monarchie déchue et, pour la « classe politique » du bourg, il y a une sorte de transfert de sacralité entre le catholicisme monarchique et la religion de l’État républicain avec le culte civique. Le gouvernement révolutionnaire sonne aussi le glas de la grande propriété aristocratique à Gallardon : le seigneur du lieu et sa famille sont emprisonnés brièvement en l’an II, sauvés par Thermidor. Le 10 vendémiaire an II (1er octobre 1793), un drapeau tricolore est hissé sur le clocher de l’église et le 6 brumaire (27 octobre), le conseil municipal rend obligatoire le port de la cocarde tricolore pour tous les citoyens et citoyennes, « signe de régénération et de liberté ». L’ensemble de la population est plutôt suiviste par rapport aux événements parisiens, du moins jusqu’à l’interdiction du culte catholique dans la paroisse (de décembre 1793 à juin 1795), source de tensions et de conflits entre les habitants de la commune. Le 10 décembre 1793, bourgeois jacobins et artisans sans-culottes du bourg réunissent « le peuple » dans l’église pour y fonder une société populaire. Ils sont hués et chassés car la majorité de la population veut préserver ce lieu pour la messe. Visitée quelques jours plus tard, le 16 décembre, par le représentant en mission, la commune est investie le 16 nivôse (7 janvier 1794) par une compagnie de vétérans, des canonniers et des gendarmes afin d’arrêter le curé, accusé d’avoir fomenté la révolte, ainsi que le vicaire et le maire, considérés comme trop modérés, et de mettre en place une nouvelle municipalité sans-culotte. Cette dernière veut « éclairer le peuple et le défanatiser autant que possible ». Louis-Antoine Martin, plus représentant que partisan, est l’un des deux « conseillers généraux » nommés parmi les cultivateurs aisés (et non élus). Mais il reste fidèle au culte catholique. Il est laboureur, conscient de ses intérêts. Il incarne l’autonomie d’une révolution paysanne attachée à ses traditions et à ses intérêts qui ne sont pas ceux de la bourgeoise jacobine. Un an après la mort de son père, Thomas-Ignace, que l’on retrouve ultraroyaliste et catholique convaincu en 1816, achète ou loue, en juin 1799, des biens nationaux ayant appartenu à « une ci-devant fabrique ». Comme lui, au moins un million de citoyens achetèrent des biens nationaux97.

2. INSURRECTION AUX ANTILLES ET PREMIÈRE « ABOLITION DE L’ESCLAVAGE »

« Il faut bien qu’on le comprenne ; il n’y a pas de Révolution française dans les colonies françaises. Il y a dans chaque colonie française une révolution spécifique, née à l’occasion de la Révolution française branchée sur elle, mais se déroulant selon ses lois propres et avec des objectifs particuliers. »

Aimé Césaire, 196198.

Le 26 août 1789, une lettre signée « Nous les Nègres » arrive sur le bureau du gouverneur et du commandant de Saint-Pierre en Martinique : « Nous savons que nous sommes libres et vous souffrez que ces peuples rebelles résistent aux ordres du Roi. Eh bien souvenez-vous que nous sommes Nègres, tous tant que nous sommes, nous voulons périr pour cette liberté ; car nous voulons et prétendons de l’avoir à quelque prix que ce soit, même à la faveur des mortiers, canons et fusils ; comment depuis des centaines d’années nos pères ont été assujettis à ce sort qui rejaillit jusqu’à présent sur nous ! Est-ce que le Bon Dieu a créé quelqu’un esclave ? »

La nouvelle de la prise de la Bastille n’est connue ici qu’en septembre 1789 mais ces propos peuvent s’expliquer par la connaissance des débats autour de la convocation des États généraux, par la lettre de Condorcet, président de la Société des amis des Noirs, et par l’attitude considérée par certains comme « négrophile » du roi Louis XVI : l’action de son ministre des Colonies avait théoriquement permis d’adoucir le sort des esclaves (ordonnance du 15 octobre 1786) ; de plus, il avait refusé, en avril 1789, d’accéder à la demande des colons d’interdire la Société des amis des Noirs99. Le mythe du soutien du monarque aux esclaves nourrit ainsi, paradoxalement, leur capacité d’agir dans les plantations, stimulée par la lecture à haute voix des textes diffusés lors de la préparation des États généraux. Le 25 août, jour de la saint Louis (encore fêtée ici), un rassemblement de plusieurs centaines d’esclaves n’a pu se tenir comme prévu sur une habitation, les autorités ayant été prévenues par des informateurs. Le bruit avait effectivement couru que le jour de la saint Louis, « la nation serait libérée ». Le 29 août, une nouvelle lettre des esclaves adressée au gouverneur le précise : « Nous terminons nos réflexions en vous déclarant que la nation entière des esclaves noirs, réunie ensemble, ne forme qu’un même vœu, qu’un même désir d’indépendance, et tous les esclaves d’une voix unanime ne font qu’un cri, qu’une clameur pour réclamer une liberté qu’ils ont justement gagnée par un siècle de souffrance et de servitude ignominieuses100. »

Le père Jean-Baptiste de Marseille, curé capucin de la paroisse du Fort Saint-Pierre, dit « curé des nègres » et sans doute en correspondance avec des abolitionnistes, leur avait laissé entrevoir la fin de l’esclavage101. Une autre rumeur circulait, selon laquelle le gouverneur, compatissant à leur égard, viendrait à Saint-Pierre le 30 août. Un rassemblement s’était formé pour l’accueillir et le protéger afin qu’il puisse dire la loi, car les esclaves étaient persuadés que les maîtres (blancs ou libres de couleur102) s’opposeraient à la décision royale. Le lendemain, plusieurs ateliers refusent de travailler. D’autres esclaves – 300 environ – s’enfuient dans les montagnes. Ces mouvements d’esclaves inquiètent fortement administrateurs et colons, qui demandent au Conseil supérieur du 7 septembre une punition exemplaire. Le jugement du 8-9 septembre est expéditif. Le lendemain, « le nègre Jean-Dominique dit Foutard » et « le nègre Honoré » sont conduits devant la porte de l’église du Mouillage pour y faire amende honorable « en chemise, la corde au cou, tenant entre leurs mains une torche de cire ardente du poids de douze livres ayant écriteau devant et derrière portant les mots : “esclaves séditieux” ». Condamnés à mort, ils sont exécutés pour « avoir excité les nègres au soulèvement et à la révolte ». Le lendemain, une lettre anonyme les déclare « martyrs de la liberté »103. Quelques jours plus tard, le tribunal condamne trois insurgés aux galères et six à mort – dont Marc, un esclave de la ville dirigeant de l’insurrection, « commandeur de la geôle, appartenant au sieur Jacquier, concierge », Gabriel et Guiris, esclaves de Procope libre de couleur. Cinq condamnations à mort sur six sont exécutées car l’un des chefs, Fayance, est en fuite. La chasse aux marrons – dont 200 ont été repris – est l’œuvre des milices composées de mulâtres et de Noirs « servant pour leur liberté », forte contradiction au sein du peuple. Autre constat, les lettres au gouverneur ont été rédigées par un lettré, sans doute un Blanc ou un libre de couleur inspiré par les Lumières et les philanthropes ; le nom de Jean-Louis Genty, mulâtre libre de couleur, est évoqué. En août 1789, il est arrêté un temps comme agitateur puis libéré. En exil à la fin de l’année, il se réfugie avec sa compagne et leurs enfants à la Grenade, où, tout en travaillant comme maître d’école, il reste en contact par correspondance avec la Martinique. On remarque aussi le rôle d’un Noir libre, Jean Isaac (Soubeiran), maître menuisier né en 1754, sa mère esclave ayant été rachetée par son père. Jean se marie en 1790 à Élisabeth Sophie, mulâtresse. Autre figure de la révolte : Laurent Marie Dumas, dit Sablon, maître charpentier qualifié de « lettré et d’architecte » par un de ses adversaires, né au Fort-Royal en août 1752 de Joseph Dumas, libre de couleur, et de la mulâtresse Anne Digot, tous deux mariés en 1749. En 1780, il épouse Marie-Françoise Merse et meurt au Fort-Royal le 11 décembre 1798. Un de ses frères, Gabriel dit Mondésir, a également joué un rôle politique. Le fait que des personnes de toutes couleurs et de différents statuts sociaux aient participé à cette révolte atteste fréquentations et relations sociales au-delà des frontières raciales imposées. Le même constat a été dressé par Dominique Rogers pour Saint-Domingue. Certes, il y eut dans le passé d’autres révoltes d’esclaves. Mais celle d’août 1789 (avant que la nouvelle de la prise de la Bastille ne soit arrivée ici) et celles qui suivront empruntent pour la première fois le langage révolutionnaire de la liberté et de l’égalité104.

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 proclame que « tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », ce qui semble impliquer la reconnaissance de l’unité du genre humain, au-delà des différences de couleur ou de sexe. Selon ce principe, l’esclavage et la traite auraient dû être condamnés. La Déclaration avait d’ailleurs suscité la fureur et la terreur des colons blancs des Antilles et des Mascareignes. Le 3 juillet 1789, six députés représentant les intérêts des colons de Saint-Domingue furent admis à l’Assemblée nationale. Un lobby colonial se regroupa à Paris dans le club Massiac, très actif à l’Assemblée constituante. Pour maintenir leur domination sur les colonies, les colons blancs devaient éloigner les libres de couleur, descendants, le plus souvent, des unions entre Blancs et Noires, ainsi que les Noirs affranchis.

Insurrections en Guadeloupe, en Guyane et en Martinique

Les nouvelles de la métropole arrivent par ceux qui débarquent dans le port de Saint-Pierre. Ce sont les marins, bientôt imités par des jeunes de la ville, des citadins et des commerçants, qui portent les premiers la cocarde tricolore et manifestent des élans révolutionnaires. Mais les révoltes les plus significatives viennent des habitations. À la fin du mois d’octobre 1789, une certaine agitation se manifeste à nouveau dans les plantations martiniquaises. Le gouverneur de la Martinique, de Vioménil, indique que « les esclaves ont cru que le souverain et la nation étaient d’accord pour les assimiler aux blancs105 ». À cette date, les 71 438 esclaves font face à 10 603 Blancs et 4 851 « libres de couleur »106, un déséquilibre démographique inquiétant pour les colons. L’économe d’une habitation du sud de l’île est tué le 9 novembre et une terrible répression s’abat : les têtes de six des insurgés – Claude, Paul, Gabriel, Gille, Gédéon et Robert (les esclaves n’ont pas de nom de famille) – sont exposées sur les chemins au bout de longues perches. On retrouve ici le geste rituel déjà signalé et revivifié aux premières heures de la Révolution.

Si, comme l’a souligné Aimé Césaire, les insurrections ont des spécificités propres à chaque colonie, partout pourtant les esclaves font référence à la liberté et à l’égalité. Partout aussi, les « Grands Blancs » (les colons planteurs) emploient des mouchards pour tenter d’enrayer les soulèvements.

En Guyane, les événements majeurs ont lieu en décembre 1790, même s’ils sont précédés un an auparavant par des rébellions au cours desquelles « tous les nègres sont venus représenter à leur maître qu’ils savaient qu’on les avaient déclarés libres en France et qu’ils voulaient jouir de cet avantage ». Le gouverneur prend peur et arme les colons. Ailleurs, l’économe d’une plantation est blessé par l’un de ses esclaves, poursuivi et exécuté sur-le-champ sans autre forme de procès. Mais en décembre 1790, l’insurrection d’Approuague, à une centaine de kilomètres de Cayenne, revêt des formes plus concertées et plus violentes. À partir d’une habitation sucrière où les esclaves ont tué le colon et son associé, la révolte fait tache d’huile dans d’autres plantations. Basile, qui paraissait être le chef, aurait dit à la veuve du premier colon tué : « N’avez-vous pas entendu parler de notre liberté ? Nous savons que le prêtre a un gros paquet de papier qui est venu de France, que c’était une chose que le Bon Dieu lui avait promis depuis longtemps, et même qu’il l’avait entendu de la bouche des blancs et que l’assemblée qui a eu lieu le 19 novembre était pour empêcher qu’on leur donnât la liberté. » Les insurgés s’arment mais sont trahis par l’un des leurs et doivent affronter un détachement constitué de Blancs avec lesquels ils engagent, pour la première fois dans les Caraïbes, un véritable combat. Ils sont battus lorsqu’arrivent des renforts, s’enfuient dans les bois où ils sont traqués. Sept d’entre eux sont exécutés en février 1791 par un bourreau payé 105 livres pour cette tâche. Deux des dénonciateurs, Pierre et Barthélémy, sont affranchis le 25 janvier 1791 par l’Assemblée coloniale pour leur aide107.

En Guadeloupe, au mois d’avril 1790, les esclaves choisissent un moment propice – le départ du gouverneur et de près de 1 000 colons (soit près du quart des hommes adultes) pour aider les « patriotes » de Saint-Pierre en Martinique – pour déclencher une insurrection à partir de Capesterre, partie la plus riche de la Guadeloupe.

Dans les quartiers de Capesterre, Goyave et du Petit-Bourg, relate l’intendant Petit de Viévigne, des malheureux domestiques qui avaient entendu prononcer le mot de liberté dans des assemblées se croyaient effectivement libres et avaient persuadé aux nègres d’ateliers qu’ils l’étaient aussi, mais que les Blancs cachaient soigneusement les nouvelles qu’ils avaient reçues de France à cet égard. Ils devaient commencer l’exécution de leur projet en mettant le feu dans les habitations de la Goyave qui par la situation de ce quartier aurait été aperçu d’une grande partie de la Grande Terre où ils avaient sûrement des intelligences que l’on n’a pas pu découvrir jusqu’à présent. Cet embrasement devait se produire dans la nuit du 11 au 12 avril, mais une pluie extraordinaire en a empêché l’exécution et ils ont été découverts le lendemain108.

On retrouve ici le même script qu’en Martinique, sans référence au roi cependant. Deux déserteurs auraient été à la tête des « Nègres », mais l’un d’eux, Maroul, aurait été arrêté. Environ 150 esclaves retirés dans les bois seraient descendus des hauteurs et cinq meneurs auraient été exécutés sur-le-champ. Un an plus tard, l’agitation se déploie à Sainte-Anne sous la conduite d’un esclave mulâtre, Jean-François, affirmant que le gouverneur a reçu un décret de l’Assemblée nationale mais qu’il ne peut le transmettre.

En Martinique, en juin 1790, ce sont des hommes de couleur libres, ainsi qu’un esclave, qui sont l’objet de lynchages et de massacres le jour de la Fête-Dieu : les planteurs veulent interdire à la milice des mulâtres de défiler. Une guerre civile s’ensuit entre groupes aux intérêts divergents : les commerçants urbains qui se disent « patriotes » et portent la cocarde tricolore sont appuyés par la troupe et, face à eux, les planteurs qui lèvent une armée d’esclaves noirs (à qui était promise la liberté au bout de douze ans) encadrés par des mulâtres. D’autres esclaves en profitent pour déclencher des insurrections dans le sud de l’île. Il reste des esclaves armés par les planteurs et ayant pris l’habitude des combats, que les commissaires envoyés par Paris font progressivement rentrer dans leurs habitations après les avoir désarmés. En 1794, la Martinique tombe aux mains des Anglais jusqu’en 1802 et ne bénéficie donc pas du décret d’abolition de l’esclavage en 1794.

En Guadeloupe, une tentative de prise de pouvoir par des royalistes échoue en 1792 mais contribue à modifier le paysage politique avec la reprise en mains de l’île par l’envoyé du gouvernement. Des clubs et des groupes sont créés par des colons acquis aux idées nouvelles et acceptant les libres de couleur ; ils se manifestent par la multiplication des signes extérieurs de révolution avec le port de la cocarde tricolore et la plantation d’arbres de la liberté – arbres qui ont pu créer pour certains esclaves l’illusion d’être libérés. En tout cas, pour la première fois dans la colonie, dans la nuit du 21 au 22 avril 1793, un groupe de 243 esclaves noirs égorge à Trois-Rivières vingt-deux Blancs (hommes, femmes, enfants, personnes âgées) appartenant aux familles des premiers colons, les « Grands Blancs ». Le comité de Basse-Terre qui accueille ces esclaves ne les désarme pas ; aucun d’entre eux ne semble avoir été puni, ce qui est tout à fait exceptionnel et prouve sans doute l’implication d’autres Blancs dans cette action, particularité très étonnante compte tenu des phénomènes d’interconnaissance dans cette petite communauté. Toutes ces révoltes d’esclaves contribuent à faire reconnaître à un certain nombre de consciences métropolitaines la nécessité de mettre en cause traite et esclavage.

« Les troubles de Saint-Domingue »

La situation de Saint-Domingue est particulière, ne serait-ce que par sa situation (partagée entre la France et l’Espagne) et le nombre d’esclaves. En 1789, sur cette île surnommée « la perle des Antilles » et qui produit la plus grande quantité de sucre de toute l’Amérique, la population très diversifiée comporte 450 000 esclaves ainsi qu’un nombre important de personnes libres (70 000) qui sont petits cultivateurs, commerçants, Petits Blancs, métis et Noirs affranchis. Parmi les « Grands Blancs », les planteurs sont souvent des propriétaires absentéistes laissant la gestion de leurs terres à un gérant ou à un économe. Moreau de Saint-Méry dresse de cette île un tableau idyllique, celui d’un paradis capitaliste sous les tropiques :

Avec ses sept cent quatre-vingt-treize sucreries, ses trois mille cent cinquante indigoteries, ses sept cent quatre-vingt-neuf cotonneries, ses trois mille cent dix-sept caféières, ses cent quatre-vingt-deux guildiveries ou distilleries de tafia, ses cinquante cacaoyères, ses tanneries, ses briqueteries, ses chaufourneries, Saint-Domingue jouissait d’une prospérité jamais vue qui en faisait comme le type, le modèle certainement, de la colonie d’exploitation109.

Juriste, avocat au parlement de Paris en 1771, Moreau de Saint-Méry séjourne de 1776 à 1788 au Cap-Français à Saint-Domingue. De retour à Paris en 1788, il participe à la création d’un comité colonial destiné à empêcher toute réforme du système esclavagiste et collabore aux travaux du club Massiac. Admis comme député de la Martinique à l’Assemblée constituante en septembre 1789, il anime les débats sur la question coloniale jusqu’en 1791 en s’opposant aux revendications du métis de Saint-Domingue Julien Raimond et en formalisant la consécration constitutionnelle de l’esclavage lors du vote pour le décret du 13 mai 1791. Il publie Lois et constitutions des colonies françaises de l’Amérique sous le vent, où il développe une théorie qui hiérarchise selon le préjugé de couleur les 128 combinaisons possibles du métissage noir-blanc (mulâtres, affranchis, noirs créoles, quarteron, cafre, etc.). Cette démarche de classification racialisée traduit la préoccupation majeure des colons esclavagistes qui se veulent l’« aristocratie de l’épiderme ».

À l’occasion de la séance au Jeu de paume le 20 juin 1789, les colons qui se trouvent en France font pression pour être admis comme représentants de la population blanche de Saint-Domingue. Six d’entre eux sont acceptés malgré les oppositions de Condorcet, de Mirabeau et de la Société des amis des Noirs. À la suite de ce précédent, d’autres colonies se font représenter, comme Moreau de Saint-Méry pour la Martinique. Le 22 septembre 1789, une Société pour les gens de couleur avait été créée à Paris autour de Vincent Ogé, négociant fortuné issu d’une famille de libres de couleur. Ce dernier rédige un cahier de doléances « des citoyens libres et propriétaires de couleur des îles et colonies françaises ». Par l’entregent de Julien Raimond, autre libre de couleur, riche planteur de Saint-Domingue, ils contactent la Société des amis des Noirs qui accepte de défendre les libres de couleur à partir de fin octobre 1789110. Le tir de barrage des colons du club Massiac entraîne l’Assemblée constituante dans le soutien aux propriétaires esclavagistes avec la création d’un Comité des colonies (8 mars 1790) et des assemblées dans les colonies composées uniquement de Blancs. Tandis que les affranchis veulent être admis comme citoyens actifs, pourvus de tous les droits politiques et sociaux reconnus aux hommes libres, les dispositions ambiguës des décrets de mars 1790 autorisent les Blancs à s’opposer vigoureusement aux réclamations des libres de couleur.

Les « troubles de Saint-Domingue » commencent dans la province du Sud en novembre 1789. Le juge du Petit-Goave, Ferrand de Beaudière, est assassiné parce qu’il a rédigé un mémoire présentant les demandes des gens de couleur pour « participer à la régénération qui se prépare ». Alors qu’une rumeur court selon laquelle les gens de couleur entendent égorger tous les Blancs au nom de leur liberté, un groupe de trente à quarante hommes blancs armés se rendent de nuit chez les citoyens de couleur et les fusillent. Dans la province de l’Ouest, les libres de couleur qui avaient envoyé une lettre à l’Assemblée provinciale pour réclamer leurs droits sont emprisonnés111.

Cette intransigeance des colons blancs contraint les libres de couleur à prendre les armes en novembre 1790 sous la conduite de Vincent Ogé. Ce dernier, auteur de la pétition devant l’Assemblée en octobre 1789, est revenu à Saint-Domingue et a demandé au gouverneur d’appliquer le décret du 28 mars 1790 en faveur des sang-mêlé et des affranchis. Accusé de rassemblement illégal, sa tête est mise à prix. Une troupe de 1 500 hommes est levée contre les mulâtres et Ogé se réfugie chez les Espagnols… qui l’extradent peu de temps après. Une répression sauvage suit l’échec de la révolte des hommes libres de couleur. Les deux principaux meneurs, Ogé, dit « jeune quarteron libre de Dondon », et son ami Jean-Baptiste Chavannes, « quarteron libre de Grande-Rivière », sont mis à mort à coups de barres de fer devant les membres de l’Assemblée provinciale dans la ville du Cap le 26 février 1791. Selon le jugement, ils ont eu « bras, jambes, cuisses et reins rompus vifs ; ce fait leurs têtes coupées et exposées sur des poteaux, celle dudit Ogé sur le grand chemin qui conduit au Dondon et celle de Jean-Baptiste dit Chavannes, sur le chemin de la Grande Rivière en face de l’habitation Poisson112 ». Deux autres insurgés ont été rompus vifs, vingt et un furent pendus et treize condamnés aux galères. C’est à la suite de ces événements que Julien Raimond décide de vendre tous ses biens à Saint-Domingue – trois plantations en coton, indigo et café avec leurs 104 esclaves – et de s’installer définitivement en France113.

Les troubles recommencent suite au décret du 15 mai 1791 qui donne le titre de citoyen aux gens de couleur ayant un père et une mère libres : le bruit a couru chez les Blancs que, s’il était appliqué, les gens de couleur siégeraient dans les assemblées de paroisse et éliraient leurs représentants à l’Assemblée coloniale. Des troubles éclatent à Port-au-Prince. Des fusillades ont lieu entre mulâtres et Petits Blancs qui parcourent la ville et les plantations aux alentours en détruisant tout, comme le raconte un négociant de Port-au-Prince, Antoine Lajard : « Une dispute s’élève entre un blanc et un esclave tambour des mulâtres de la garde nationale. Le tambour est conduit à la municipalité […]. Les blancs n’attendent même pas le jugement du Conseil prévôtal. Ils se saisissent du nègre, ils le pendent à un réverbère ! Ils ne sont pas satisfaits, ils crient vengeance, battent la générale114. »

Les idées de liberté, de droits de l’homme et d’autonomie se répandent dans la colonie. Les affranchis et les mulâtres dits « hommes de couleur » poursuivent leur lutte pour l’égalité des droits en recourant aux armes, parfois avec l’appui des esclaves. Mais ces derniers se sont aussi soulevés de façon autonome en masse.

« La révolution des Nègres115 »

« Écoutez la voix de la liberté tapie au fond de chacun de nous. »

Boukman, août 1791.

Une nouvelle insurrection des esclaves noirs démarre en août 1791 à Saint-Domingue. Le 14 août, lors d’une première réunion dans la plaine du Nord, 200 commandeurs de groupes d’esclaves et de cochers (souvent des esclaves créoles nés sur place), regroupant une centaine de plantations, jurent d’obéir aux ordres de l’esclave Boukman et de ses seconds Jean-François Papillon, Georges Biassou et Jeannot Bullet. Préparé de longue date, le rassemblement de milliers de nègres (souvent des « bossales » nés en Afrique, dits aussi « nègres de houe ») prend forme. Boukman prononce un appel aux armes au cours d’une cérémonie vaudoue au Bois Caïman dans la nuit du 22 août. Présente sur les lieux, la femme du chef Boukman aurait été elle-même une prêtresse vaudoue116. Les insurgés invoquent ensuite les dieux d’Afrique et chantent des prières en langue bantoue.

Eh, eh Bomba, hen, hen (« Esprit bénéfique »)

Eh, eh Mbumba, hen, hen

Canga, batiofé (« Ouvre l’intelligence aux Noirs »)

Canga moudelé (« Arrête/extermine/ l’Européen »)

Canga doki la (« Arrête/extermine/ ce sorcier »)

Canga li (« Arrête/extermine/ lui »)117

Le lendemain, l’insurrection est générale : des centaines de sucreries, d’indigoteries et de caféières sont détruites, des Blancs sont massacrés, la partie la plus riche de la colonie est en ruines et les Blancs rescapés se sont réfugiés dans la ville du Cap. Lors de l’attaque de la ville, le chef Boukman est tué. Son corps est décapité puis brûlé, la tête est fichée au bout d’une pique sur la place principale avec l’inscription « Tête de Boukman, chef des révoltés ». Georges Biassou lui succède et il choisit François-Dominique Toussaint comme secrétaire aide de camp. Âgé alors de quarante-huit ans, sachant lire et écrire, Toussaint est le cocher d’un planteur, procureur de l’habitation Bréda. Né esclave vers 1743 sur cette même habitation du Haut du Cap, Toussaint avait une condition privilégiée de « libre de savane » car il avait été affranchi en 1776 par le gérant de la plantation.

Mais revenons à l’insurrection de 1791. De la plaine du Nord, le soldat Louis de Calbiac écrit à sa mère :

On [a fait] prendre tous les nègres, premiers moteurs de cette conspiration. Nous avons eu le plaisir d’en fusiller quelques-uns. Il y en a encore un grand nombre dans les prisons. Mais tout n’est pas fini […]. Nous devons néanmoins être toujours sur nos gardes, ces têtes sanglantes que nous semons de distance en distance dans tous les chemins me semblent plus propres à irriter les autres qu’à les contenir dans le devoir118.

À l’automne, le mouvement des esclaves paraît s’essouffler. Deux prêtres, Philippe Roussel, curé de Grande-Rivière et l’abbé Delahaye, curé du Dondon, ont vécu un temps avec les esclaves insurgés de 1791. Ils ont pu continuer à exercer leur ministère et ont sans doute contribué à rédiger lettres et mémoires au moment des négociations avec les autorités, à l’Assemblée coloniale d’abord, puis à la première commission civile, en décembre. Lors des négociations avec les émissaires de l’Assemblée du Cap, Toussaint est remarqué pour sa modération. Les insurgés ne réclament plus que la liberté pour les chefs, une amélioration de la condition des esclaves et la libération des prisonniers. Ces bonnes dispositions buttent sur l’intransigeance des colons malgré les efforts de conciliation des membres de la première commission civile arrivés à Saint-Domingue le 28 novembre 1791 : trois commissaires civils débarquent au Cap-Français avec 6 000 soldats. La destruction du matériel, la désertion massive des ateliers, la désorganisation de la production, l’insécurité des habitations, conséquences de l’insurrection, ne suffisent pas à vaincre l’intransigeance des colons. Les deux prêtres du côté des rebelles sont arrêtés.

La nouvelle de l’insurrection des esclaves parvient en France en octobre, après l’arrivée d’un navire anglais dans le port du Havre, par l’intermédiaire d’un marchand britannique, Collow. L’information paraît au départ peu crédible. On y voit une rumeur propagée pour déconsidérer le combat des libres de couleur. De ce fait peut-être, les insurgés ne reçoivent aucun soutien, pas même de la part des membres de la Société des amis des Noirs, pourtant opposés à la traite et partisans d’une suppression progressive de l’esclavage. En réalité, ce refus de croire à l’insurrection des Noirs cache un mépris pour les capacités de ces derniers à s’organiser, à se choisir des chefs issus de leurs rangs, qui, de toute façon, aux yeux des Blancs, ne sauraient posséder l’aptitude militaire requise pour de telles actions. Les Amis des Noirs sont, de fait, dans une logique de maintien du système colonial dans une version adoucie. Brissot, dans un grand discours anti-esclavagiste devant la Constituante, se garde bien de réclamer l’abolition de l’esclavage. Il est élu de la Gironde et tient à ménager les négociants de Bordeaux très liés aux colonies. Dans la partie nord de Saint-Domingue, une période de calme permet l’existence d’une véritable zone libérée, « le royaume des plantons ». Les esclaves insurgés qui ont quitté les plantations et défriché des terres y produisent des cultures vivrières. Sur ce territoire, 10 000 à 12 000 insurgés vivent avec leurs familles. Ils forment un certain nombre de camps, avec un certain degré d’autonomie et d’initiative, tout en reconnaissant l’autorité des dirigeants Biassou et Jean-François.

Il faut l’affirmer avec force : le décret d’abolition de l’esclavage adopté par la Convention, le 16 pluviôse an II, entérine en réalité l’état de fait que l’insurrection des esclaves a elle-même réussi à instaurer aux Antilles. C’est en effet sous la pression de la révolte que l’abolition est d’abord proclamée par Sonthonax à Saint-Domingue le 29 août (pour le Nord) et par Polverel le 21 septembre 1793 (pour le Sud).

Sur place, les colons blancs sont prêts à tout pour conserver leur position de domination, y compris à pactiser avec l’ennemi qui est à proximité (en effet, les Espagnols et la flotte britannique attendent leur heure). En face, la Convention veut faire appliquer le décret du 4 avril 1792 sur les libres de couleur en s’appuyant aussi sur les esclaves. Partis de France à la fin de juillet 1792, les trois commissaires nationaux civils (Sonthonax, Polverel et Ailhaud) débarquent à Saint-Domingue le 19 septembre avec pour mission de faire appliquer la loi. La commune de Port-au-Prince est dominée par une faction radicale de la population blanche, hostile aux hommes de couleur, quels que soient leur degré de métissage et leur statut (libres de couleur ou esclaves). Cette faction, dirigée par Borel, commandant de la Garde nationale, n’avait cessé d’annoncer que la Révolution allait tôt ou tard provoquer l’affranchissement des esclaves et donc une catastrophe pour les colons blancs. En décembre 1792, plusieurs mulâtres subissent des agressions sans que la municipalité ne poursuive les auteurs. Borel refuse ouvertement de reconnaître l’égalité des mulâtres. Le 21 mars, la ville de Port-au-Prince est déclarée en état de rébellion contre la République, tandis que Borel en chasse les mulâtres et lève une armée composée d’anciens militaires blancs et d’esclaves noirs avec laquelle il ravage la plaine du Cul-de-Sac, près de Port-au-Prince. Le blocus de la ville commence le 5 avril suivant. Le 12, après un intense bombardement dirigé depuis le vaisseau L’America à bord duquel se trouve Sonthonax, les négociants contraignent Borel et ses partisans à abandonner la ville et à se réfugier à la Jamaïque, sous protection britannique. Le 13, la municipalité de Port-au-Prince annonce sa soumission ; le lendemain, Sonthonax et Polverel font leur entrée dans la ville vaincue. Celle-ci est frappée d’une contribution de 450 000 livres, de nombreux habitants sont déportés. D’autres demandent des passeports pour les États-Unis tandis que la Garde nationale est réorganisée autour des mulâtres. À la peine de mort, les commissaires civils ont effectivement préféré l’expulsion de Saint-Domingue, soit vers la France « pour y prendre des leçons de liberté », soit vers les États-Unis quand la guerre a interrompu les communications directes. Au Cap-Français, Sonthonax et Polverel ont empêché un magistrat blanc de faire exécuter des insurgés prisonniers, au grand dam des colons. En juin 1793 au Cap, la rébellion de Galbaud, gouverneur général de Saint-Domingue destitué par les commissaires, commence par une rixe entre matelots et mulâtres qui forment à cette date l’essentiel de la Garde nationale du Cap. Exaspérés, les colons et les marins débarquent au Cap-Français le 19 juin, soit 2 000 à 3 500 hommes. Après deux jours de combats, les commissaires évacuent Le Cap et se replient à la plantation Bréda (d’où venait Toussaint). Les deux commissaires décident d’appeler à l’aide les esclaves révoltés. Sonthonax rédige une proclamation à leur attention : « Nous déclarons que la volonté de la République française et de ses délégués est de donner la liberté à tous les guerriers nègres qui combattront pour la République sous les ordres des commissaires civils, contre l’Espagne ou d’autres ennemis, qu’ils soient intérieurs ou extérieurs… Tous les esclaves déclarés libres par la République seront égaux à tous les hommes libres, ils jouiront des droits des citoyens français119. »

Le 21 juin, 10 000 esclaves rebelles commandés par Macaya et Pierrot fondent sur Cap-Français où les Blancs insurgés sont complètement débordés. Ceux-ci prennent la fuite et s’embarquent sur les navires dans une grande confusion. On relève 500 cadavres, certains sont jetés à la mer. Les commissaires décident d’envoyer le fils de Polverel afin de négocier avec les insurgés. Il est retenu prisonnier. Un groupe de Noirs tente d’incendier une prison afin d’y délivrer plusieurs des leurs mais les flammes gagnent d’autres maisons et de très nombreuses habitations sont détruites.

Seule la libération des Noirs peut contribuer à rétablir la paix civile, estiment les commissaires. Tel est le sens de la proclamation du commissaire Sonthonax décrétant le 29 août 1793 l’affranchissement général des esclaves du Nord. Un mois plus tard, son collègue Polverel fera de même dans l’Ouest et le Sud, mais il avait, avant Sonthonax, proposé une libération partielle.

Proclamation de Sonthonax le 29 août 1793, affichée120

Nous Léger-Félicité Sonthonax, Commissaire civil de la République, délégué aux îles françaises de l’Amérique sous le vent, pour y rétablir l’ordre et la tranquillité publique […]

Exerçant les pouvoirs qui lui ont été délégués par l’art. III du décret rendu par la Convention nationale le 5 mars dernier.

A ordonné et ordonne ce qui suit pour être exécuté dans la province du Nord,

ARTICLE PREMIER

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen sera imprimée, publiée et affichée partout où besoin sera, à la diligence des municipalités, dans les villes et bourgs, et des commandants militaires dans les camps et postes.

II

Tous les nègres et sangs mêlés actuellement dans l’esclavage, sont déclarés libres pour jouir de tous les droits attachés à la qualité de citoyens français ; ils seront cependant assujettis à un régime[…].

IX

Les nègres actuellement attachés aux habitations de leurs anciens maîtres, seront tenus d’y rester ; ils seront employés à la culture de la terre […].

XI

Les ci-devant esclaves cultivateurs seront engagés pour un an, pendant lequel temps ils ne pourront changer d’habitation que sur une permission des juges de paix dont il sera parlé ci-après et dans les cas qui seront par nous déterminés.

XII

Les revenus de chaque habitation seront partagés en trois portions égales, déduction faite des impositions, lesquelles sont prélevées sur la totalité. Un tiers demeure affecté à la propriété de la terre et appartiendra au propriétaire. Il aura la jouissance d’un autre tiers pour les frais de fesance-valoir. Le tiers restant sera partagé entre les cultivateurs de la manière qui va être fixée.

XIII

Dans les frais de fesance-valoir sont compris tous les frais quelconques d’exploitation, les outils, les animaux nécessaires à la culture et au transport des denrées, la construction et l’entretien des bâtiments, les frais de l’hôpital, des chirurgiens et gérants.

XIV

Dans le tiers du revenu appartenant aux cultivateurs, les commandeurs qui seront désormais appelés conducteurs de travaux auront trois parts.

XV

Les sous-commandeurs (conducteurs) recevront deux parts, de même que ceux qui seront employés à la fabrication du sucre et de l’indigo.

XVI

Les autres conducteurs à quinze ans et au-dessus auront chacun une part.

XVII

Les femmes à quinze ans et au-dessus auront deux tiers de part.

XVIII

Depuis dix ans jusqu’à quinze, les enfants des deux sexes auront une demi-part […].

XX

Les mères de famille qui auront un ou plusieurs enfants au-dessous de dix ans recevront part entière […].

XXVII

La correction du fouet est absolument supprimée […].

L’abolition de l’esclavage

La Convention nationale suit les décisions des commissaires à Saint-Domingue et décrète l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, le 16 pluviôse an II (le 4 février 1794). À la Convention, le débat sur l’abolition provoque un moment d’exaltation et d’émotion intense : « À peine ce décret [d’abolition] est-il prononcé que les trois députés des colonies sont étroitement serrés dans les bras de leurs collègues qui les félicitent de jouir enfin des droits attachés à leur qualité d’hommes : ceux-ci se précipitent au bureau et par les plus vifs applaudissements ils témoignent au président au nom de tous les frères des colonies la vive reconnaissance dont ils sont pénétrés. Cette scène attendrissante est longuement prolongée au milieu de l’enthousiasme général et des cris mille fois répétés de Vive la République ! Vive la Convention ! Vive la Montagne ! Une citoyenne de couleur appelée Marie Dupré qui assiste habituellement aux séances de la Convention tombe sans connaissance dans l’une des tribunes par l’effet de la sensibilité et de la joie qu’elle éprouve en entendant prononcer le décret. La Convention nationale déclare que ce sera consigné au procès-verbal121. »

Entonnée à la section des Tuileries trois jours plus tard, la chanson de Pills intitulée La Liberté des Nègres célèbre l’événement :

Le saviez-vous Républicains,

Quel sort était le sort du nègre ?

Qu’à son rang parmi les humains

Un sage décret réintègre

Il était esclave en naissant,

Puni de mort pour un seul geste.

On vendait jusqu’à son enfant.

Le sucre était teint de son sang.

Daignez m’épargner tout le reste,

Daignez m’épargner tout le reste […].

 

Quand dans votre sol échauffé,

Il leur a semblé bon de naître,

La canne à sucre et le café

N’ont choisi ni gérant, ni maître.

Cette mine est dans votre champ,

Nul aujourd’hui ne le conteste,

Plus vous peinez en l’exploitant,

Plus il est juste, assurément,

Que le produit net vous en reste. (bis)

 

Vous aviez à la liberté

Les mêmes droits héréditaires.

Vous êtes noirs, mais le bon sens

Repousse un préjugé funeste…

Seriez-vous moins intéressants,

Aux yeux des Républicains blancs ?

La couleur tombe, et l’homme reste ! (bis)

Un des rares liens directs entre les esclaves des colonies et l’Hexagone est établi par les fêtes révolutionnaires qui ont célébré cette victoire de la liberté. Jean-Claude Halpern en a repéré vingt-deux organisées dans les deux mois qui ont suivi la publication du décret en février et mars 1794122. Remarquable est celle de Bourg-Régénéré (ex-Bourg-en-Bresse), dans le département de l’Ain, d’où était originaire Sonthonax, « régénérée » par un représentant en mission nommé Albitte, satisfait « d’avoir fait courber la tête aux châteaux et aux églises », et d’avoir créé une atmosphère d’égalité et de républicanisme dont témoigne la fête organisée le 20 ventôse an II (10 mars 1794). Devant un public nombreux – « 7 000 à 8 000 âmes » (le chiffre est peut-être exagéré, mais il est important pour cette petite ville) – défile un cortège impressionnant avec cinq chars où domine l’élément féminin protégé par des guerriers à cheval et des laboureurs conduisant des bœufs, avec des allégories, elles aussi féminines et maternelles, de l’égalité, de la fraternité, de la nature entourées de Noirs et de Blancs mêlés :

On voyait sur un char qui ouvrait la marche et qui était précédé de vingt guerriers à cheval, une jeune citoyenne représentant l’égalité : elle était assise : le drapeau tricolore flottait dans sa main ; des nègres et des Blancs l’entouraient ; elle s’appuyait sur eux et souriait également ; un groupe de femmes environnait le char qui semblait être porté par elles […]. Sur le troisième char on voyait plusieurs négresses allaitant des enfants blancs, et des Blanches allaitant des Noirs ; deux citoyennes représentant l’une la liberté, et l’autre la vertu, habillées en guerrier, étaient à cheval avec des nègres et des Blancs ; ils accompagnaient le char et la liberté jouissait de ce spectacle de réunion, précurseur de son triomphe […]. Sur le cinquième char tiré par six taureaux, la nature était debout, entourée d’une famille innombrable d’enfants… Elle les fixait en mère et l’on voyait briller sans cesse dans ses yeux le désir de se reproduire sans cesse123.

Le cortège traverse la commune et arrive sur l’esplanade. « Par un mouvement naturel, on plante une pique surmontée d’un bonnet et les femmes et les hommes, les nègres et les blancs l’entourent ; on se presse, on s’embrasse, les mains s’unissent, les rangs se brisent et l’on danse au son du tambour et des musettes. La joie était générale. Un roulement [de tambour] se fait entendre, chacun reprend sa place et la marche continue en chantant. » Le récit est entraînant et répond à tous les canons d’un républicanisme maternaliste mâtiné d’égalité raciale. On ne sait pas d’où viennent les femmes, hommes et enfants noirs qui sont dans le cortège mais le spectacle devait être détonnant pour les habitants de cette bourgade de la Bresse et des alentours, puisque les ruraux furent aussi très associés aux festivités. Pourtant, loin de cette fête populaire bien réglée, la mise en œuvre du décret d’abolition aux Antilles ne fait pas l’unanimité.

Les Espagnols de la partie est de l’île attirent les colons et les royalistes ainsi que les esclaves insurgés du Nord (dont Toussaint) auxquels ils promettent terres et liberté après les avoir armés contre la France. Pour se défendre, les commissaires, privés de moyens, réduits à la seule fidélité des affranchis, doivent faire appel aux esclaves insurgés du Nord contre lesquels ils s’étaient battus. En mai 1794, lorsqu’il se rallie au gouverneur républicain, Toussaint a-t-il eu connaissance des propos de Sonthonax anticipant l’adoption du décret d’abolition de l’esclavage ? En tout cas, il apporte à la France l’aide d’une partie des anciens esclaves insurgés et le savoir-faire militaire de 4 000 combattants. Il s’est révélé être un grand stratège militaire lorsqu’il combattait aux côtés des Espagnols auprès desquels il apprit l’art de la guerre. La plupart des anciens affranchis et mulâtres sont regroupés autour de Rigaud, au Sud, et les nouveaux libres dirigés par Toussaint dans le Nord, après l’échec du coup d’État de Villatte en mars 1796. Ses succès militaires et sa capacité à défendre la cause de la République, garante de la liberté, lui ont valu son surnom de Louverture. Afin de rester seul au pouvoir à Saint-Domingue, Toussaint a réussi à faire nommer Sonthonax, alors en conflit avec lui, au Conseil des Cinq-Cents, et Laveaux au Conseil des Anciens. Après les combats victorieux contre les forces espagnoles et anglaises (1795-1798), les conflits et les affrontements avec les autorités de la métropole deviennent très lisibles dans la guerre civile en 1800. Il écrase aussi de nouvelles révoltes d’hommes de couleur du Nord et de l’Ouest, au prix de milliers de morts, et inflige une défaite à Rigaud dans le Sud (1799)124. De 1797 à 1801, Saint-Domingue connaît une nette poussée autonomiste. Toussaint ne cherche pas la rupture avec la métropole mais une sorte de compromis entre la souveraineté pleine et entière de l’île en étroite association avec l’État français, ce que montrent la Constitution adoptée à Saint-Domingue et les négociations et conflits avec les forces étrangères. En janvier 1801, Toussaint occupe la partie espagnole de Saint-Domingue. Excédé de cette volonté d’autonomie, le Premier consul Napoléon Bonaparte envisage une expédition militaire.

Le cas des Mascareignes

« Il faut avouer que les nègres sont moins maltraités que dans nos autres colonies ; ils sont vêtus : leur nourriture est saine et assez abondante ; mais ils sont là de quatre heures du matin jusqu’au coucher du soleil ; mais leur maître en revenant d’examiner leur ouvrage répète tous les soirs “ces gueux-là ne travaillent point” ; mais ils sont esclaves mon ami ; cette idée doit empoisonner le maïs qu’ils dévorent et qu’ils détrempent de leur sueurs. Leur patrie est à 200 lieues d’ici : ils s’imaginent cependant entendre le chant des coqs et reconnaître la fumée des pipes de leurs camarades. Ils s’échappent quelquefois au nombre de 12 ou 15, enlèvent une pirogue et s’abandonnent dans les flots. Ils y laissent presque toujours la vie : et c’est peu de chose lorsqu’on a perdu la liberté. »

Bourbon Parny, poète créole (1753-1814)125.

La population de l’île Bourbon est en 1789 à très grande majorité servile : sur les 47 195 habitants, 37 984 sont des esclaves. Avec l’île de France (actuelle île Maurice, 37 915 esclaves pour 44 828 habitants), elle forme l’archipel des Mascareignes où l’on cultive, comme aux Antilles, de l’indigo, du sucre, du coton et du café. Des administrateurs adeptes des Lumières ont dénoncé les cruautés subies par les esclaves. Mais l’Assemblée coloniale est très hostile à l’abolition de l’esclavage. Tout au plus veulent-ils bien adoucir leur sort. Après la mort du roi, la Convention, par le décret du 15 mars 1793, décide de changer le nom de l’île Bourbon qui devient l’île de la Réunion. Ses députés sont eux aussi très opposés à l’abolition. Officiellement, ils ne connaissent pas le décret et deviennent des « virtuoses de la volte-face et du double langage126 ». Ils n’attaquent pas frontalement le principe de l’abolition mais insistent sur les difficultés de sa mise en œuvre, et soulignent l’utilité des Mascareignes pour lutter contre les Anglais et soutenir les comptoirs et colonies en Inde. En métropole, à l’Assemblée, leur point de vue est entendu. On s’accorde sur l’importance des colonies, sur l’intérêt qu’il y a à les conserver et sur la priorité à donner à la lutte contre les ennemis de la République, en particulier l’Angleterre. Or, en 1794, fait-on valoir, « les Anglais tendaient les bras aux Noirs révoltés ». À la fin de l’année 1795, le député Gouly, un jacobin pur et dur, fait paraître les Vues générales sur l’importance du commerce des colonies et le caractère du peuple qui les cultive : l’inégalité, selon lui, est inhérente à la nature humaine. Les Noirs, qu’il qualifie d’étrangers, ont été « tirés des sables brûlants d’Afrique où ils végétaient comme des quadrupèdes […]. Le noir ajoute-t-il, est proche de l’homme brut qui lui-même touche de très près à l’orang-outang dans ses habitudes et dans ses goûts127 ». C’est sur la base de cette conception raciste qu’il défend la nécessité de « civiliser » les esclaves, de lutter contre l’Angleterre et d’affermir la République.

À Paris, après de longues discussions, le décret d’abolition est entériné par le Directoire. Liée à la Constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795) dont le préambule mentionne l’abolition de l’esclavage, la politique coloniale du Directoire prône la disparition des Assemblées coloniales et la création de départements. Mais il faut attendre la loi du 25 janvier 1796 (5 pluviôse an IV) du Conseil des Cinq-Cents pour que soit prise la décision d’envoyer deux représentants dans les colonies orientales avec une expédition de secours. Partie de Rochefort en mars 1796, l’expédition arrive sans encombre aux Mascareignes le 18 juin. Trois jours plus tard, une insurrection blanche se dresse contre les commissaires chargés de faire appliquer l’abolition : les colons envahissent la salle où se déroulent les discussions et réexpédient sur-le-champ les envoyés métropolitains le plus loin possible, vers les Philippines. En chassant les représentants du Directoire, les colons des Mascareignes se sont mis en état de rébellion voire de sécession. Ils servent cependant de contre-modèle au regard de l’émancipation incontrôlable de Saint-Domingue, qui fait peur. Il y eut donc une forme de continuité de la politique coloniale de la Convention au Directoire.

3. RETOUR À L’ORDRE POLITIQUE, SOCIAL ET DE GENRE : LE DIRECTOIRE (1795-1799)

« Vous devez garantir la propriété du riche. L’égalité civile, voilà tout ce qu’un homme raisonnable peut exiger. L’égalité absolue est une chimère […]. Un pays gouverné par les propriétaires est dans l’ordre social, celui où les non-propriétaires gouvernent est dans l’état de nature. »

Boissy d’Anglas aux membres de la Commission des Onze, été 1795128.

La chute des jacobins en 1794 et l’adoption, en l’an III, d’une nouvelle Constitution préparée par la Commission des Onze, modifient les principes, les institutions et la culture politiques de la nation. L’égalité cède le pas devant la liberté. Une réaction à l’égard des contraintes imposées par les révolutionnaires se manifeste dans une partie de la jeunesse, « la jeunesse dorée », par des versions outrancières du style et du goût129.

Le « muscadin », un contre-révolutionnaire parfumé ?

Le terme « muscadin » est employé sous le Directoire par ceux qui se déclarent en opposition complète avec la tenue stricte et virile des élites politiques révolutionnaires (même si celle de Robespierre était soignée et un brin précieuse). La première occurrence de cette nouvelle expression est signalée dès la fin du XVIIIe siècle, dans la Fabrique lyonnaise pour désigner des « commis parfumés, sans engagements militaires et politiques, suspectés de modérantisme, voire de contre-révolution130 ». Comme souvent, le terme a été repris et détourné au cours de la Terreur blanche à Lyon en scandant « Tremblez donc sacrés jacobins/Voilà, voilà les muscadins ». Le mot se diffuse progressivement dans tout le pays après Thermidor.

En Provence, et plus spécifiquement dans le Comtat, les actions antijacobines se déclenchent dès mai 1795. Elles sont le fait de bandes armées appelées les Compagnons du soleil, dirigées par des jeunes gens contre-révolutionnaires, nobles ou bourgeois, mais qui comptent aussi des gens du peuple, ruraux ou urbains131. Des prêtres constitutionnels sont tués, des jacobins assassinés ; des prisonniers républicains sont massacrés entre Orange et Mornas. Il en avait été de même à Marseille le 17 prairial an III (6 juin 1795) à la prison du fort Saint-Jean sur le vieux port de Marseille, où un groupe d’hommes armés et bien habillés, chantant Le Réveil du peuple, tue systématiquement quatre-vingt-huit prisonniers aux cris de « scélérats de républicains de 89 et montagnards, dites à Marat qu’il vienne vous sauver132 ! ». Une insurrection royaliste éclate à Avignon le 7 vendémiaire an IV (29 septembre 1795). Quatre jours plus tard, le marquis de Lestang, qui la dirige, est arrêté par le représentant en mission et condamné à mort. Chanter Le Réveil du peuple est interdit.

Le Réveil du peuple

Peuple Français, peuple de frères,

Peux-tu voir sans frémir d’horreur,

Le crime arborer les bannières

Du carnage et de la terreur ?

Tu souffres qu’une horde atroce

Et d’assassins et de brigands,

Souille par son souffle féroce

Le territoire des vivants […].

À Paris, depuis le Palais-Royal où ils se regroupent dans un premier temps sous la férule du journaliste Louis Stanislas Fréron (un ancien montagnard devenu antijacobin), les muscadins font la chasse aux ci-devant jacobins dans les espaces publics et les lieux de théâtre et de concert. Vêtus de manière extravagante et luxueuse, ils interviennent de façon tapageuse en interrompant les spectacles où se produisent selon eux des jacobins, et en chantant Le Réveil du peuple qui concurrence La Marseillaise. Parfois violents, ils tiennent le haut du pavé, jusqu’au 12-14 vendémiaire (4-6 octobre 1795) où se déclenche à Paris une révolte armée des royalistes. Le mois précédent, les sections de l’Ouest parisien – particulièrement dans la section Lepeletier, formée surtout de propriétaires – se sont opposées au soutien des sections des quartiers populaires à la Convention. Le 12 vendémiaire, les sections révoltées occupent la rue et demandent le retour du roi. Le commandant des forces militaires de Paris, le général Menou, se joint à eux. Entre 7 000 et 8 000 rebelles attaquent les Tuileries défendues par Barras, l’artillerie étant confiée au jeune général Bonaparte. Après l’échec de l’attaque de la Convention le lendemain par 25 000 révoltés et la prise de l’église Saint-Roch (300 morts) décrite par Balzac, la révolte est matée. Les poursuites ultérieures sont moins importantes que pour l’émeute de Prairial et, un an plus tard, tous les condamnés sont amnistiés.

« La conjuration des égaux »

« Dans toutes les déclarations des droits excepté dans celle de 1795, on a débuté par consacrer cette plus importante maxime de justice éternelle : le but de la société est le bonheur commun133. »

Le 21 floréal an IV (10 mai 1796), la police arrête à l’aube onze personnes – dont Babeuf et Drouet (le maître de poste de Varennes devenu député) – et se saisit d’une série de documents compromettants. Le gouvernement dénonce « un horrible complot » visant à rétablir le régime de la terreur et cible ainsi la « Conjuration des Égaux » dirigée par Gracchus Babeuf. Né en 1762 à Saint-Quentin, en Picardie, activiste républicain, Babeuf a appelé, dans son journal Le Tribun du peuple fondé après Thermidor, à défendre la démocratie, le « maximum » (sa fille était morte de faim après la suppression de la limitation des prix) et prône une insurrection populaire. Il a formé avec Maréchal, Le Pelletier et Buonarroti un directoire secret de salut public pour la préparer. Deux jours après son arrestation, Babeuf écrit aux membres du Directoire : « J’oserais développer les grands principes et plaider les droits éternels du peuple avec tout l’avantage que donne l’intime pénétration de la beauté du sujet ; j’oserais, dis-je, démontrer que ce procès ne serait pas celui de la justice, mais celui du fort contre le faible, des oppresseurs contre les opprimés et leurs magnanimes défenseurs134. »

On cherche des accusés dans toute la France : après Paris, Cherbourg, Arras, Rochefort, Bourg et Saintes eurent leurs arrestations. Cinquante-neuf personnes sont mises en accusation (dix-sept étaient contumaces). Drouet parvient à s’échapper d’une prison de l’Abbaye et Buonarroti se réfugie à Bruxelles. Les autres prisonniers sont transférés dans des cages grillagées à Vendôme pour y être jugés par la Haute Cour. Suivi par une foule de citoyens, le procès est accompagné de déclarations de principe des accusés sur la république, la défense de la Constitution de 1793 et de l’égalité ainsi que de chants révolutionnaires. Cinquante-six accusés furent acquittés, sept condamnés à la déportation ; Darthé et Babeuf, condamnés à mort, tentèrent en vain de se suicider135.

Babeuf avait proposé le retour aux fêtes civiques et révolutionnaires. Le Directoire met en place un nouveau système de fêtes nationales qui célèbre, en floréal, le mariage civil et les époux, la famille et des pères éducateurs, attentionnés et aimants, dignes du « doux nom de père ». Les députés du Conseil des Anciens doivent être mariés ou veufs. Inversement, les célibataires sont pénalisés : hommes et femmes de plus de trente ans doivent payer un quart de plus de leurs contributions personnelles. Une idéologie conservatrice de la famille est progressivement promue et c’est sur ce terreau que s’élabore le code civil. Elle explique aussi le traitement réservé aux « filles publiques ».

« Filles publiques » et ordre public

« La nommée Devalle, qui tient une maison de prostitution dans la maison où elle déclarante demeure, c’est-à-dire au no 160, est cause d’insultes journalières qu’elle est obligée d’essuyer de la part des hommes qui sont raccrochés par les femmes publiques qui logent chez ladite Devalle et que cette dernière s’est portée à diverses reprises à des insultes très graves envers elle déclarante ; que soit de nuit, soit de jour, le scandale est presque continuel chez ladite Devalle, que les propos obscènes qui s’y tiennent par ladite Devalle, par les prostituées qui sont chez elles et par les hommes qui y vont ne peuvent lui permettre d’entrer ou de sortir de son domicile sans trembler ; que ladite Devalle non contente du scandale qu’elle cause dans la maison, affecte d’envoyer les femmes qui sont chez elles raccrocher au-devant des boutiques occupées par les habitants de la maison. »

Déposition à la police d’Agathe Lallemand, marchande mercière du Palais,
21 thermidor an VIII (14 août 1800).

Clyde Plumauzille a étudié les relations entre les « femmes de mauvaise vie » et les riverains comptables de la réputation de leur quartier136. Les plaintes auprès du commissaire de police ne sont pas très nombreuses mais elles témoignent de l’accord qui existe entre policiers et plaignants pour juger inconvenante la conduite sexuelle de ces « filles publiques ». Ce n’est pas toujours leur activité qui est mise en cause mais le dérèglement des relations de voisinage qu’elle provoque. Ainsi la citoyenne Marie Lagrave, voisine d’une « nommée Joséphine connue pour être femme publique », vient-elle porter plainte contre elle, le 17 germinal an V (6 avril 1797), parce que cette dernière « jetait par sa fenêtre des matières fécales et des ordures de toutes espèces ». Elle conclut sa déclaration par la dénonciation des faits et gestes de sa voisine, « une particulière nommée Mélanie, dont l’état est de tenir des filles, qui loge sur le même carré que ladite Joséphine a loué à cette dernière ». Trois ans plus tard, le 21 thermidor an VIII (14 août 1800), la déposition citée ci-dessus d’Agathe Lallemand est beaucoup plus directe ; elle témoigne du changement imperceptible de comportement et de point de vue à l’égard de l’activité prostitutionnelle. Les riverains se positionnent en membres « respectables » des couches populaires urbaines, tandis que les prostituées sont repoussées à la marge de la société. Véritables « entrepreneurs de morale » de leur quartier, ils condamnent l’attitude et la sexualité de ces femmes qui se sont démarquées de la conjugalité vertueuse promue par les révolutionnaires.

Dans l’histoire des « filles publiques » pendant la période révolutionnaire à Paris, on peut distinguer trois moments-clés. Le premier est celui de la dépénalisation. En 1791, le silence du code pénal sur la prostitution ouvre le champ des possibles d’une régulation des sexualités par de nouvelles normes. Les prostituées sont cependant condamnées à l’invisibilité par le silence juridique, malgré leur présence dans l’espace public et la publicisation de leurs activités.

Un catalogue tarifé des « filles publiques », paru à l’occasion de la Fête de la Fédération le 14 juillet 1790, entend constituer un acte patriotique. Véritable annuaire, profitant de la liberté d’expression, il consacre la victoire de citoyens consommateurs donnant leur point de vue sur le corps et les pratiques des « demoiselles » et devenant ainsi producteurs d’une masculinité normative. De 1789 à 1799, la publicisation de la prostitution s’effectue grâce à la parution d’une trentaine de listes présentant les prostituées dans l’espace parisien et permettant de « redéfinir l’économie du désir et de ses usages dans l’espace public » au nom d’une volonté de savoir et d’information. Leur nombre se situe au total entre 10 000 et 15 000 personnes pratiquant une activité prostitutionnelle sur la place parisienne, même si les lieux et les formes varient. Un quart d’entre elles sont situées dans la section de la Butte des Moulins, où le Palais-Royal est mentionné des dizaines de fois. Rebaptisé Palais-Égalité, l’ex-Palais-Royal apparaît comme le principal « marché aux putains », faisant de la prostitution une activité libérale et marchande. Le lieu est proche des Tuileries, des Champs-Élysées et des boulevards, offrant ainsi un espace de promenades et de rencontres particulièrement propices à la mise en relation et à l’offre prostitutionnelle.

Le Palais-Royal est organisé autour d’un jardin donnant sur des rues étroites et des galeries. Les galeries illuminées à l’éclairage artificiel permettent de se protéger des intempéries et de l’obscurité à la tombée de la nuit afin d’assurer une animation dense et permanente. Dans les cafés, restaurants et cabarets, clients et prostituées sont attablés. Quelquefois, ces « filles publiques » hèlent le client depuis les fenêtres d’un appartement ou « raccrochent » les promeneurs dans la zone qui entoure le jardin : « Le libertinage le plus effronté et le plus scandaleux se montre au Palais-Égalité, les filles prostituées ne gardent plus de mesure ; leurs propos, leurs actions font rougir la pudeur la moins farouche. C’est en plein jour qu’on les voit se livrer à tous les excès de leur impudence137. »

Qui sont-elles ? Essentiellement de jeunes femmes d’origine provinciale, de quinze à vingt-cinq ans, dont le nombre a été évalué à 8 % de la population parisienne féminine adulte. Ce sont surtout des célibataires, domestiques, ouvrières du textile ou marchandes des Halles réduites à vendre leur corps pour survivre, parce que confrontées au chômage, au travail temporaire, à la solitude et à la précarité. Dans le peuple parisien, la frontière est mince entre femme honnête et « femme de mauvaise vie ». Pourtant, les prostituées ne sont pas que des victimes ; elles font preuve parfois dans leurs suppliques aux autorités d’une réelle énergie civique, se revendiquant comme citoyennes avant que d’être femmes publiques et demandant leur « droit aux droits ». Mais l’enfermement à la Salpêtrière ou en prison les fragilise car elles sont souvent atteintes de maladies contagieuses et se retrouvent alors démunies à la sortie, ne pouvant se réinsérer dans la vie ordinaire des classes populaires.

Le deuxième moment est, en 1793, avec la mise en œuvre d’une nouvelle politique du gouvernement révolutionnaire. Après que Claire Lacombe a pétitionné en vain à la commune de Paris le 18 septembre pour créer des maisons nationales afin de régénérer les prostituées, des mesures répressives (décret du 4 octobre 1793) interdisent la prostitution de rue et la vente d’ouvrages et d’objets obscènes. Ces mesures rejoignent l’exclusion de toutes les femmes de l’espace public politique et leur assignation par leur « nature » au privé familial. La radicalisation du processus révolutionnaire en 1793 promeut la répression civique et, sous la forme d’une menace sociale, sanitaire et morale pour le corps national, la stigmatisation des prostituées parisiennes.

Enfin, dans un troisième temps, sous le Directoire (1795-1799), un régime réglementaire de la prostitution est progressivement mis en place. À la fin de l’année 1798, le Bureau central de police de Paris rend obligatoires les visites sanitaires et crée ce qui deviendra un système de dispensaires pour les « filles publiques » (12 ventôse an X, 3 mars 1802). Le médecin et le policier deviennent les acteurs de la réglementation prostitutionnelle. Paradoxalement, la dépénalisation de 1791 n’a pas créé un espace de liberté individuelle pour les prostituées. Elle est plutôt le symbole de l’échec du projet de régénération révolutionnaire pour les classes populaires et du développement, pendant le Directoire, d’un nouveau système de contrôle du corps des femmes, pérenne pendant tout le XIXe siècle et au-delà.

L’exclusion des femmes : travail et citoyenneté

« Pour faire revivre les ateliers qui sont dans une espèce de léthargie […], nous croyons qu’il conviendrait de rétablir la subordination entre l’ouvrier et le chef d’atelier ; que lorsqu’il se trouve des ci-devant fêtes, si l’ouvrier ne veut pas travailler, qu’il ne lui soit rien payé. »

Lettre de Basile et Cie de Rouen,
26 nivôse an VI, au ministre de l’Intérieur.

Ainsi s’exprime, en 1798, un industriel de la région de Rouen qui sollicite l’intervention du ministre de l’Intérieur pour mettre au pas ses ouvriers, en particulier sur la question du cumul des congés le dimanche (calendrier religieux) et le décadi (calendrier révolutionnaire). Le ministre refuse de s’interposer, alléguant une affaire privée. Après le 9 thermidor se pose la question du contrôle de l’État sur l’économie et plus particulièrement sur l’organisation de l’industrie par des règlements d’atelier prévus dans la loi d’Allarde de 1791, mais jamais adoptés138.

Une autre question préoccupe marchands et maîtres ouvriers : celle, depuis le décret du 3 septembre 1786 (voir chapitre 3), de la liberté des ouvrières d’accéder à tous les métiers. L’entrée des femmes serait synonyme pour eux d’une baisse des salaires et de la qualité du travail. Par ailleurs, ils s’interrogent sur la question « du désordre de la mixité » dans les ateliers avec des apprenti.e.s et des compagnon.ne.s couchant sur place. Dans le tissage lyonnais, Mallet, maître ouvrier, est traduit devant le tribunal des métiers pour avoir embauché, outre ses deux filles, deux compagnonnes ; d’autres maîtres font travailler dans des ateliers féminins des apprenties et des maîtresses ouvrières. La municipalité invite les marchands et les maîtres à demander une loi plutôt que de s’en prendre au travail des ouvrières. En 1799, un accord est négocié : les femmes comme les hommes auront les mêmes salaires et conditions de travail, comme de qualification, et il y aura des inspections sur les conditions de la mixité. On ne sait pas comment cet accord fut appliqué mais on peut penser que, dans ces conditions, les maîtres ouvriers embauchèrent plutôt des hommes que des ouvrières.

Le même ostracisme envers les femmes s’est manifesté à propos du port de la cocarde lié à la conception de la citoyenneté. « La cocarde est le signe de notre attachement au gouvernement républicain et du titre de “Français” que nous devrions endosser au berceau pour ne l’abandonner qu’au sortir de la tombe. » Ainsi s’exprime à la séance du 3 floréal an VII (24 avril 1799) Jacques-Paul Fronton Duplantier : pour lui, seuls les hommes ayant accompli leur service militaire doivent porter la cocarde139. En effet, en décembre 1798, alors que le port de la cocarde est, en principe, toujours obligatoire, le Conseil des Cinq-Cents discute des mesures punitives à appliquer à celles et ceux qui ne respectent pas cette obligation qui concerne aussi bien les femmes que les domestiques et les étrangers. Le débat porte alors sur la citoyenneté et l’appartenance nationale et sur le fait que si des femmes portent la cocarde, elles vont se transformer en hommes. Pour les domestiques, les autoriser à porter la cocarde pose les questions de leur dépendance et donc de leur citoyenneté, et aussi de l’égalité. D’autres, à l’inverse, soutiennent que porter la cocarde signifie l’appartenance à la nation et non à la citoyenneté. En fin de compte, le port de la cocarde a relevé d’une loi qui garantissait un droit pour les hommes adultes qui n’étaient pas domestiques, n’avaient pas été coupables d’un crime et n’étaient pas atteints d’une maladie mentale. Les femmes n’avaient donc pas obtenu ce droit. Leur rôle dans la nation était d’élever les enfants et d’entretenir le foyer, base d’un républicanisme maternaliste qui perdura longtemps, et maternalisme qui fut légalisé sous l’Empire napoléonien dans le code civil. La question de l’universalisme et des droits des individus fut également posée pour un groupe minoritaire, les juifs.

« Il faut tout refuser aux juifs comme nation et tout leur accorder comme individus 140 » 

La Déclaration des droits de l’homme affirme que « tous les hommes naissent et demeurent égaux en droits » et que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions religieuses ». Par les premières réformes de la Révolution, les juifs obtiennent le droit de résidence dans n’importe quel point du royaume. Les juifs de Paris n’ont plus à subir de contrôle et ils sont assez nombreux à s’engager dans la Garde nationale.

L’abbé Grégoire, mais aussi Mirabeau, Clermont-Tonnerre et Duport, membres de la Constituante, ainsi que quelques autres de leurs collègues, insistent pour qu’on examine favorablement les requêtes des juifs et qu’ils obtiennent le titre de citoyen actif. Il faut « briser les barrières injustes qui séparent les juifs de nous et leur faire aimer une patrie qui les proscrit et les chasse de son sein », s’exclame un député protestant, Rabaut de Saint-Étienne, en août 1789. Le discours qu’Isaac Berr, de Nancy, est admis à prononcer devant l’Assemblée pour exprimer le vœu des juifs d’accéder au titre de citoyen actif fait une grande impression auprès de constituants. Mais l’opposition est très forte. L’abbé Grégoire représente une voix assez isolée parmi les députés, surtout parmi ceux du clergé et de la noblesse, qui s’opposent à ce que les juifs deviennent les égaux des autres citoyens. Comme ailleurs en France, les villageois alsaciens se soulèvent contre le régime féodal et les seigneurs, mais aussi contre les juifs. À partir de l’automne 1789, le pillage des maisons juives, les incendies et les déprédations se multiplient et certaines familles s’enfuient en Suisse.

Une première étape est franchie le 28 janvier 1790, quand l’Assemblée constituante accorde les droits de citoyen actif aux juifs « connus sous le nom de Portugais, Espagnols et Avignonnais ». La majorité des députés des provinces de l’Est continue à s’opposer à ce que les mêmes droits soient accordés aux juifs de leurs régions, au nom de l’ordre public. Jamais, selon eux, le calme ne régnerait en Alsace si les juifs étaient admis au rang de citoyen actif. À la veille de se séparer, l’Assemblée constituante finit par voter, le 27 septembre 1791, l’abolition de toute discrimination concernant les juifs. Ce décret s’applique à tous les résidents en France, sans exception : il marque leur complète émancipation, mais aussi leur assimilation par effacement des différences. Le décret exige que les juifs renoncent à tout ce qui avait fait d’eux jusqu’ici une communauté, minoritaire certes, mais bien organisée. Le terme de « nation juive » est donc définitivement banni. Structures communautaires, juridictions rabbiniques, organisation des caisses de charité… : tout doit disparaître141.

Les juifs participent avec enthousiasme au mouvement populaire des années révolutionnaires. Mais la déchristianisation de 1793 touche aussi, par extension, le culte juif. Les synagogues comme les églises sont pillées et les symboles religieux arrachés ; à l’heure du calendrier républicain, l’observance des fêtes traditionnelles devient dangereuse pour les individus. Cependant, pour les communautés juives des régions d’outre-Rhin et d’Italie, où pénètrent les armées de la République à partir de 1795, c’est l’heure de la liberté. Les murs du ghetto de Rome sont mis à terre ; des arbres de la liberté sont plantés en Allemagne. En dépit des tensions et des conflits, le principe de l’émancipation des juifs n’est pas remis en question. Leur statut est pérennisé dans la Constitution de l’an III (1795) et sous le Directoire sans débat. La mise en ordre napoléonienne changera la donne.

CHAPITRE 5

ORDRE ET DÉSORDRES SOUS NAPOLÉON (1800-1815)

« La Révolution est finie : une ligne profonde sépare à jamais ce qui est et ce qui a été1. » C’est ainsi que Lucien Bonaparte s’adresse aux préfets, ces fonctionnaires civils créés par la loi du 28 pluviôse an VIII (17 février 1800), chargés de remettre de l’ordre et d’assurer « le bonheur public ». Cette affirmation est contredite, en novembre de la même année, dans un rapport du sous-préfet de Langres qui signale une réunion nocturne des anciens membres de la société populaire qui ont tenu « les propos les plus séditieux contre le Premier consul en disant que c’était un scélérat un usurpateur de la souveraineté du peuple et que bientôt il serait fait justice ». Cinq personnes sont arrêtées dont l’une est surnommée « coupe-tête » ou « le septembriseur » mais le tribunal décrète un non-lieu. En juillet 1801, le sous-préfet d’Orange évoque des propos plus fleuris dans la bouche d’un ancien commissaire cantonal du gouvernement : « Malgré ce coquin de Bonaparte, nous viendrons à bout de tous. Ce Bonaparte n’est autre chose qu’un coyon2 couronné de bouzes de vaches. Nous le ferons péter3. » À Carpentras, lors de la célébration du 18 brumaire, une farandole s’est formée « en chantant la Marseillaise et tenant autres mauvais propos qui excitaient à la révolte en criant “Vive la Montagne, les aristocrates seront pendus” », rapporte le sous-préfet. Si la Vendée a été récemment pacifiée, les foyers de brigandage et les résistances au pouvoir central persistent dans de nombreuses régions, malgré la surveillance policière. La collecte des impôts est difficile et les jeunes gens échappent en partie à la conscription établie par la loi Jourdan (1798). Le rétablissement de l’ordre se présente comme un des objectifs majeurs du nouveau régime4. Après le coup d’État de Brumaire, le 24 frimaire an VIII (15 décembre 1799), lors de la présentation de la nouvelle Constitution, on affirme : « Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée. Elle est finie. »

1. DÉSORDRES ET ORDRE APRÈS LA RÉVOLUTION

« Ma gloire n’est pas d’avoir gagné quarante batailles […]. Waterloo effacera le souvenir de tant de victoires […] ; ce que rien n’effacera, ce qui vivra éternellement, c’est mon code civil. »

Napoléon 1er dans son exil à Sainte-Hélène5.

L’ordre familial : le code civil

« Le mari est le chef de ce gouvernement [de la famille], la femme ne peut avoir d’autre domicile que celui du mari. Celui-ci administre tout, il surveille tout, il surveille tous les biens et les mœurs de sa compagne. » Tels sont les propos en l’an VIII (1800) des membres de la commission gouvernementale qui préparent le code civil. Le Code Napoléon a régi pendant plus d’un siècle et demi le sort des femmes françaises. L’un de ses rédacteurs, Portalis, avait affirmé : « Ce ne sont pas les lois, c’est la nature même qui a fait le lot de chacun des sexes. La femme a besoin de protection parce qu’elle est plus faible, l’homme est libre parce qu’il est plus fort6. » La puissance maritale et paternelle est rétablie. Les droits de succession des enfants révisés, et celui des enfants naturels réduits. Le divorce devient plus difficile (le divorce par consentement mutuel est supprimé). Dans un contexte de modification du système représentatif, une conception de la citoyenneté s’impose dans laquelle les catégories sociales dites « dépendantes » (essentiellement les femmes mariées et les domestiques) délèguent leur souveraineté et ne sont pas en mesure d’exercer concrètement leurs droits. Le principe de l’autorité l’emporte.

Les règles du code civil de 1804 s’adossent cependant à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Le mariage y est encore défini comme un contrat civil, révocable, liant entre elles deux personnes libres et égales. Mais dès que ces individus sont mariés, ils sont contraints de se soumettre à des rôles déterminés en fonction de leur sexe : c’est ainsi qu’ils deviennent des époux aux droits et devoirs différents. Les principes d’égalité et de liberté ont disparu de l’organisation des rapports au sein du couple. Une reconfiguration patriarcale des droits individuels s’effectue alors au détriment des innovations révolutionnaires.

L’ordre social et les tumultes ouvriers

Pour conjurer le « désordre social » et « l’anarchie et l’arbitraire qui dévorent les ateliers », les dominants se positionnent entre conciliation et coercition. Une forme de conciliation novatrice est mise en œuvre dans la Fabrique lyonnaise (organisation de la fabrication des tissus de soie) où est élaborée le 14 mars 1801 une convention collective soumise ensuite au vote des chefs d’atelier tisseurs.

Des notables lyonnais prennent l’initiative d’une commission officielle, le 12 février 1801, chargée d’examiner les règlements sur « l’ordre et […] la discipline qui peuvent importer à l’intérêt de la fabrique ». Les marchands ayant refusé d’y participer, huit chefs d’atelier – dont un militant actif dans la période révolutionnaire, Jean-Claude Deglize – sont invités à discuter d’un tarif et de la liberté de travailler simultanément à son compte et pour le compte d’autrui. Cette dernière revendication, c’est-à-dire le maintien de la liberté du travail, a été concédée par les donneurs d’ordre membres de la commission. Le compagnonnage est supprimé mais les acquis révolutionnaires sont conservés. En droit, les ouvriers chefs d’atelier ne sont désormais tenus à aucune « subordination ». En mars et avril 1801, une consultation publique reçoit les observations des gens du métier et des modifications sont apportées. Célébré comme un accord historique clôturant un siècle de conflits par une conciliation collective sous le drapeau de la liberté il semble inaugurer la voie d’une démocratie délibérative.

Depuis 1786, Jean-Claude Déglize a participé à tous les mouvements des ouvriers en soie. Chassé du salariat par les employeurs, du fait de ses activités militantes, il se met à son compte à la faveur de la Révolution. C’est un modeste artisan qui vend ses tissus fabriqués. Il reste l’un des initiateurs de la revendication du tarif par des campagnes de pétition auprès des ouvriers tisseurs chefs d’atelier. Au moment de la négociation de l’an IX (1801), Déglize réussit à retourner l’opinion des chefs d’atelier lors des premières assemblées en affirmant « qu’ils seraient responsables envers leurs confrères de l’étendue des droits qu’ils allaient perdre ». Employé par la municipalité, il se voit confier la direction d’un recensement de la Fabrique et organise un « bureau d’indication » (pour réguler l’emploi). Il garde une grande influence auprès des premiers élus prud’hommes ouvriers et défend les acquis de la période révolutionnaire.

La commission paritaire élabore un tarif validé par le préfet en novembre 1802 : l’accord représente un effort d’élaboration d’un nouvel ordre industriel et d’intégration des ouvriers dans la Grande Nation. Lors de sa visite à Lyon en 1805, Napoléon Ier prend connaissance des résultats de la commission paritaire mise en place à Lyon et utilise cette expérience lors de l’élaboration de la loi du 18 mars 1806 sur les prud’hommes, appelés à trancher les conflits du travail. L’exemple de Lyon est suivi par Avignon, ville dans laquelle le secteur de la soierie est florissant, où la chambre de commerce, soutenue par le préfet, crée en février 1808 un conseil de prud’hommes qui ouvre, outre la conciliation, une voie possible de contestation de l’ordre économique et social des patrons soyeux : en 1808, des ouvrières obtiennent satisfaction contre un patron qui ne les avait pas complètement payées pour le travail fourni7.

Une loi élaborée par Chaptal le 12 avril 1803 (22 germinal an XI) rétablit le « livret ouvrier ». Instrument de contrôle des ouvriers, sorte de passeport contresigné par le patron, il les empêche de fait de quitter librement leur emploi. Un travailleur voyageant sans livret est considéré par les autorités comme un vagabond.

Des conflits, violemment réprimés, se déroulent sous l’Empire. Le 6 août 1810, les ouvriers du port de Brest, sans travail à cause du blocus maritime, lancent des « propos séditieux », selon le commissaire de police qui demande l’intervention de l’armée. Les soldats se répandent en ville en affirmant « qu’ils sont venus mettre tous les habitants de la ville à la raison ».

À Caen, le 2 mars 1812, une révolte de la faim éclate, appelée selon les cas « sédition », « tumulte », « soulèvement », « révolte », « trouble » dans les différents documents administratifs. Les « instigateurs » sont durement punis8. L’année précédente, lors de sa visite à Caen, Napoléon avait dû écouter les doléances des fabricants de dentelles et de bonneterie : l’interruption du commerce maritime et la baisse des prix ne « permettent plus de donner aux ouvrières un salaire capable de leur assurer un moyen d’existence ». Une mauvaise récolte et la hausse des prix du blé s’ajoutent à cette situation économique déplorable. Accablés par la disette, un groupe d’ouvriers, de femmes et de jeunes âgés de douze ou treize ans, se rassemble le lundi 2 mars 1812 aux cris de « Du travail et du pain ! » et s’en prend aux marchands de grains de la halle Saint-Sauveur accusés d’être des accapareurs et de faire ainsi monter le prix du pain. Les femmes revendiquent la taxation et veulent imposer leur propre prix. Une marchande de légumes prend même à partie le maire de Caen en le renversant sur un sac de blé. Un attroupement se forme et des pierres sont jetées contre les fenêtres de la préfecture. Des conscrits se joignent aux émeutiers. En fin d’après-midi, le groupe investit un moulin proche de la halle : le meunier est un accapareur, un « agioteur » et un « affameur » aux dires mêmes du commandant des troupes du département9. Meubles et linges sont jetés dans la rivière et la mécanique installée depuis un an pour moudre le grain (afin de pallier l’irrégularité du cours d’eau) est détruite. Le préfet fait appel à la troupe et le 7 mars le général – aide de camp de l’empereur, qui a fait ses classes dans les guerres de la Révolution –, entre dans la ville de Caen avec 4 000 hommes, des troupes d’élite qui mettent la ville en état de siège. De très nombreuses arrestations (une « quarantaine des deux sexes », « tous de la plus misérable condition ») ont lieu la première nuit. Deux femmes sont emprisonnées « avec leur enfant à la mamelle » et sont, comme les soixante et une autres personnes arrêtées, interrogées toute la nuit. Huit d’entre elles sont condamnées à mort (quatre hommes, quatre femmes) par la commission militaire spéciale et sont exécutées le lendemain (à l’exception de deux femmes en fuite, condamnées par contumace : la « fille » Trilly, vingt ans, rentière, et la « femme » Retour, vingt-huit ans, filassière, qui seront graciées en 1814). Le premier condamné de la liste, Auguste Samson, dix-neuf ans, aurait déclaré après le jugement le condamnant à mort, « Et bien, s’il faut que je meure, envoyez-moi à l’armée, personne n’en revient ». Nicolas Lhonneur, quarante et un ans, maître d’école (qui laisse cinq enfants en bas âge), François Barbanche, trente-trois ans, marin (avec femme et enfant), Catherine Guillot, femme Provost, dentellière (qui a deux enfants et un mari indigent), Françoise Gougeon, vingt-huit ans, dentellière, sont fusillés au petit matin sans avoir pu demander une grâce ou un sursis. Un homme, Jacques Vesdy, cinquante et un ans, blanchisseur, l’esprit « un peu dérangé » selon le rapporteur au conseil de guerre, aurait été exécuté sans avoir été condamné, afin de faire le compte car l’ordre de donner la mort à huit personnes aurait été transmis dès le départ. Huit autres personnes sont condamnées aux travaux forcés : les hommes sont acheminés vers le bagne d’Anvers pour construire un port militaire et des navires ; les femmes et neuf condamnés à cinq ans de réclusion sont conduits à la prison de Bicêtre à un kilomètre de Caen : deux des femmes les plus âgées y meurent deux ans plus tard faute de nourriture et de soins. Vingt-quatre prévenus écopent de cinq ans de surveillance de haute police et doivent se présenter chaque semaine devant le commissaire de la ville ; neuf d’entre eux doivent par ailleurs rejoindre l’armée de terre ou la marine : dès le 20 mars, « liés et garrottés », ils sont acheminés vers Cherbourg, mais finalement le préfet les fait arrêter à Bayeux et revenir à Caen, où ils sont libérés sous caution. Onze personnes ont été acquittées faute de preuves.

Le nombre quasi équivalent des hommes et des femmes condamnés peut surprendre car le phénomène est inhabituel : les auteurs de Révolte à Caen, 1812 évoquent « un jugement dicté à l’avance10 » ; on pourrait plutôt y voir la conséquence d’une présence importante et active des femmes dans les manifestations, classique dans les émeutes frumentaires. Le 26 mars 1812, le préfet du Calvados écrit à l’adjoint du ministre, qui avait suggéré l’existence d’un complot : « Nos encrassés sont bien ridicules, mais pas méchants. C’est cette population sauvage, ferrailleuse et aguerrie par la révolution et les campagnes militaires qui est redoutable quand elle est excitée par la misère et l’espoir du pillage, sans que j’omette les excitateurs, les provocateurs qui peuvent être quelque part mais je ne sais où11. »

Les autorités craignent le risque de contagion et les actions des femmes. Plusieurs « tumultes » ou « soulèvements » sont effectivement signalés les jours suivants dans toute la région. Le 7 avril 1812, le préfet Méchin relate l’affichage de quelques placards qui utilisent l’humour comme moyen de résistance : « Cartouche et les brigands d’autrefois/À l’argent seul portaient envie/Méchin et nos modernes lois/Le glaive en mains demandent et la bourse… et la vie. » Et encore : « Le préfet a perdu l’appétit, le maire a perdu l’honneur et il a mis la France aux fers » (allusion à Samson, dit l’Appétit, et à L’Honneur qui ont été fusillés et à la fille La France qui a été condamnée à huit ans de réclusion). Dans les semaines qui suivent l’insurrection, plusieurs personnes se suicident par désespoir. Le calme est revenu progressivement à Caen mais la situation économique et sociale ne s’améliore pas. En juin 1812, effectuant une tournée dans le département du Calvados pour évaluer la situation de l’agriculture, le commissaire spécial signale une misère accrue : « La vallée d’Auge est en proie aux horreurs de la famine. Nombre de malheureux ne vivent que d’herbe et de son. » Malgré l’ouverture d’ateliers de charité et la distribution de 36 200 « soupes économiques », le préfet confirme ce diagnostic avec un humour caustique : « Si je ne m’étais pas fait marchand de riz, nous brouterions de l’herbe » (24 juin). La consommation de pommes de terre « considérées comme un aliment de rebut bon tout juste au plus pour les pourceaux » (7 juillet) s’accroît. L’été 1812, une excellente récolte permet de diminuer la pression sur les approvisionnements en céréales.

Revenant de son exil anglais après l’abdication de Napoléon Ier le 6 avril 1814, le duc de Berry, neveu de Louis XVIII, s’arrête à Caen et annule les condamnations de 1812.

La mise en ordre religieuse : le Concordat

« En l’an 1801 ce fut le concordat lequel était fort nécessaire ; les chrétiens patriotes couraient les chrétiens catholiques à coups de pierre dans les rues en les appelant fanatiques parce qu’ils aliont [sic] aux messes cachées dans les maisons12. » L’ouvrier stéphanois Morel témoigne ainsi des grandes divisions sur la question religieuse dans le sillage de la Révolution. Après Thermidor, dans le village de Broxeele dans le Nord, des paroissiennes s’emparent d’ornements sacerdotaux conservés dans un coffre de l’église. Mais, dans le même temps en 1795 à Marseille, 6 000 personnes vont en procession à Notre-Dame-de-la-Garde.

Aboutissement de longues négociations entre le Saint-Siège, à Rome, et le Premier consul, à Paris, le traité de Concordat est signé le 26 messidor an IX (15 juillet 1801) ; il entre en vigueur après sa promulgation solennelle, le 18 avril 1802, le jour de Pâques, à Notre-Dame. Entre-temps, il a fallu vaincre les oppositions à la fois des évêques constitutionnels et des évêques réfractaires, faire accepter l’accord par la curie romaine et par les assemblées françaises.

Après le schisme et la déchristianisation de la période révolutionnaire, le Concordat permettait au catholicisme proclamé religion de « la très grande majorité des citoyens français » de retrouver une place, sans qu’il ne redevienne la religion officielle de la France. Le Concordat, apportant pacification et stabilité religieuses, a été plébiscité par les Français. En ne reconnaissant que les cultes et non une religion d’État, le Concordat franchissait « le premier seuil de laïcisation » (Jean Baubérot), celui de la sécularisation de l’État largement initiée par la laïcisation de l’état civil (1792). Le premier élément, essentiel, est la reconnaissance du pluralisme confessionnel, grâce à l’incorporation parmi les cultes reconnus des différentes Églises protestantes et du judaïsme. Il est conforté par la création d’une administration des cultes qui a souvent dépendu d’un autre ministère – l’Intérieur, la Justice ou l’Instruction publique.

Le second est la reconnaissance et le soutien à partir de 1809 des congrégations catholiques, surtout les congrégations de femmes, hospitalières et enseignantes, qui ont éclos dès 1795-1796 et se développent pendant tout le XIXe siècle13. Les dépenses des cultes concernent à la fois l’instruction publique, la rémunération des clergés, mais aussi l’aide à l’entretien des édifices cultuels.

Le préfet de la Haute-Marne souligne ainsi les avantages politiques de la paix religieuse : « Un des plus grands bienfaits sans doute du gouvernement consulaire est celui de la paix de l’Église si habilement négociée […].Depuis cette époque plus de divisions, plus de discordes et cet accord si promptement établi paraît reculer l’époque de nos dissensions religieuses à des temps déjà bien loin de nous14. » En distinguant la religion du régime politique, ce compromis ôtait aussi ses bases à la contre-révolution.

Le Concordat français a survécu à la longue opposition entre le pape Pie VII et Napoléon Ier, tout comme à la proclamation du catholicisme comme religion de l’État sous la Restauration. Il n’a pas été retouché malgré la radicalisation idéologique d’un catholicisme intransigeant. Il s’est adapté enfin aux lois laïques des débuts de la IIIe République. La loi de séparation des Églises et de l’État en 1905 – et son principe selon lequel « la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte » a souligné a posteriori ce qui était le cœur du système concordataire : la reconnaissance et le financement des cultes.

Bonaparte avait ajouté au Concordat les articles organiques (1802) qui réintroduisaient le gallicanisme et proclamaient la reconnaissance des cultes protestants. Cette tolérance réaffirmée n’empêcha pas la survivance culturelle d’un « culte du Désert » hérité d’une longue histoire de persécutions et de clandestinité. Pour Pâques 1807, des milliers de protestants se réunissent ainsi, par un froid vif, dans un champ près de Lamastre (Ardèche) autour d’une chaire démontable en bois recouverte de draperies blanches pour y recevoir la communion. La communauté protestante de Marseille, qui accueille 20 % des négociants de la ville, se réunit dans un local situé au-dessus d’un magasin, baptisé temple et avec un mobilier sommaire.

Si le haut clergé soutient la politique concordataire napoléonienne, un certain nombre de prêtres, notamment dans le Midi mais également dans l’Ouest et dans les monts du Lyonnais, refusent de dire la prière pour l’empereur ; ils sont quelquefois soutenus par les maires (à Saint-Nizier-sous-Charlieu dans la Loire ou à Trinquerville en Seine-Inférieure) et signalés par les préfets. Les propos séditieux se multiplient contre l’empereur. Dans ces mêmes milieux, un antijudaïsme chrétien s’installe.

De l’émancipation révolutionnaire à l’assimilation napoléonienne des juifs de France

Un décret du 30 mai 1806 convoque une assemblée des notables juifs afin de « délibérer sur les moyens d’améliorer la nation juive ». Les préfets sont chargés de les désigner dans chaque département. En dépit de ce mode de choix arbitraire, cette assemblée de 112 membres est assez représentative du judaïsme de l’Empire. Elle siège pendant neuf mois, du 26 juillet 1806 au 6 avril 1807. Sa tâche consiste principalement à répondre à douze questions fondamentales posées par Napoléon, qui vont de la polygamie au divorce en passant par les mariages mixtes (avec un.e chrétien.ne), l’obéissance aux lois, la nomination et le rôle des rabbins, les professions interdites par la Loi juive et l’usure. Des réponses de cette assemblée de notables dépend le sort des juifs de France. Ils parviennent à trouver des formules acceptables à la fois par la loi juive et par Napoléon. Au sujet des mariages mixtes, ils répondent que les mariages contractés entre juifs et chrétiens ne peuvent recevoir une bénédiction religieuse juive ; les époux ne peuvent contracter qu’un mariage civil. Mais un juif ayant épousé une chrétienne ne cesse pas, pour autant, d’être considéré comme juif. Napoléon, s’étonnant de rencontrer des hommes à la fois instruits de leur religion et dotés d’une large culture humaniste, écarte la possibilité d’annuler le décret d’émancipation de 1791. Restait à faire accepter ces réponses par l’Assemblée. L’empereur propose de réunir, comme dans l’Antiquité, un Sanhédrin composé de soixante et onze membres dont les décisions seraient contraignantes pour les juifs de l’Empire. L’annonce en est faite le 6 octobre 1806. Rédigée en hébreu et en français, une lettre mémorable émane de l’assemblée des notables, signée par son président Abraham Furtado : « Un grand Sanhédrin va s’ouvrir dans la capitale d’un des plus puissants empires chrétiens et sous la protection du prince immortel qui le gouverne. Paris va offrir ce spectacle au monde ; et cet événement à jamais mémorable sera, pour les restes dispersés des descendants d’Abraham, une ère de délivrance et de félicité. »

Les communautés sont invitées à choisir des représentants « connus par leur sagesse et amis de la vérité et de la justice » pour les envoyer à Paris. Le Grand Sanhédrin de Napoléon est présidé par le rabbin David Sinzheim, d’Alsace. Il compte quarante-cinq rabbins et vingt-six membres laïcs qui siègent un mois exactement (du 9 février au 9 mars 1807). Le Sanhédrin doit donner leur formulation définitive aux réponses de l’Assemblée. En réalité, il n’a sur le moment qu’une influence très limitée et ne réussit même pas à passionner l’opinion juive du temps. Il en subsistera cependant une structuration du judaïsme français autour du consistoire.

Les décrets napoléoniens de 1808

Les deux premiers décrets qui en résultent réglementent le culte. Le gouvernement calque le rôle des rabbins sur celui des prêtres ou des pasteurs. Sur un modèle administratif, les juifs se répartissent dans des circonscriptions à la fois départementales et centralisées. Le décret impose par ailleurs la mise en place, à Paris, d’un Consistoire central, avec un grand rabbin et deux laïcs à sa tête, et, dans chaque département, d’un consistoire dirigé par un rabbin et trois laïcs. En rupture complète avec les structures communautaires d’avant la Révolution, l’organisation consistoriale est imposée de l’extérieur. Mariages, enterrements, sermons sont célébrés à la synagogue. L’étude, l’enseignement, les décisions religieuses constituent un aspect secondaire de leurs activités.

À cela s’ajoute un décret sur « la répression des abus imputés aux Juifs » valable dix ans et éventuellement renouvelable. Il soumet de nouveau les juifs à une législation d’exception qui porte atteinte à l’égalité civique. Connu sous le nom de « décret infâme », ce texte comporte essentiellement quatre points :

1. Toutes les dettes contractées vis-à-vis des juifs sont susceptibles d’ajournement, de réduction, voire dans certains cas, sont simplement annulées. Les juifs « portugais » (c’est-à-dire du Sud-Ouest) ne sont pas soumis à ces mesures discriminatoires.

2. Pour avoir le droit de commercer, les juifs doivent obtenir des patentes spéciales du conseil municipal de leur localité.

3. Les juifs ne peuvent pas s’établir librement s’ils n’y résidaient pas avant 1808 dans les départements du Haut-Rhin et du Bas-Rhin.

4. Les juifs sont astreints au service militaire, sans avoir le droit (comme les non-juifs) de payer pour un remplaçant.

Après la promulgation du décret, les protestations se multiplient. À l’expiration de ses dix années de validité, en 1818, le décret n’est pas renouvelé par le nouveau souverain Louis XVIII et son souvenir s’efface peu à peu. Le système consistorial reste aujourd’hui l’institution caractéristique du judaïsme français.

2. LE « RÉTABLISSEMENT » DE L’ESCLAVAGE
PAR NAPOLÉON BONAPARTE

Exposé au Salon de 1800, le Portrait d’une négresse de Marie-Guillemine Benoist (élève d’Élisabeth Vigée-Lebrun puis de David) est une énigme : il représente, assise dans une pose et un fauteuil bourgeois, une domestique noire qui n’a ni nom ni histoire et qui regarde le spectateur du Salon droit dans les yeux. Le noir de la peau se détache sur le blanc de l’étoffe, celle d’une tunique qui la couvre en partie, sa poitrine étant érotiquement dénudée, et d’un foulard noué sur sa tête, entre coiffe d’esclave et bonnet phrygien (ce même bonnet que certaines estampes révolutionnaires représentaient avec la mention « je suis libre »). Ici l’allégorie est sexualisée, évoquant à la fois l’image classique de la fécondité maternelle et la chaleur intime de la domesticité nourricière. On peut y voir une allusion aux amazones, guerrières aux seins nus, tout aussi bien qu’une expression de l’hypersexualité traditionnellement attribuée aux noir.e.s par construction raciste. L’artiste blanche peignait à l’ordinaire des portraits romantiques de femmes blanches aux poses éthérées. Au Salon de 1800, le tableau surprend. Il ne correspond ni aux critères habituels de représentation des domestiques noir.e.s, ni au genre du portrait féminin des femmes peintres de l’époque révolutionnaire. Il atteste cependant d’une irruption de la question noire dans l’espace politique, social et culturel en ce début du Consulat.

Dès le 25 décembre 1799, les trois consuls (Bonaparte, Cambacérès et Lebrun) adressent une proclamation aux « citoyens de Saint-Domingue » affirmant à la fois la spécificité des colonies et les principes acquis avec la Révolution :

Les consuls de la république en vous annonçant le nouveau pacte social, vous déclarent que les principes sacrés de la liberté et l’égalité des Noirs n’éprouveront jamais parmi vous d’atteinte ni de modification. S’il est dans la colonie de Saint-Domingue des hommes malintentionnés, s’il en est qui conservent des relations avec les puissances ennemies, braves Noirs, souvenez-vous que le peuple français seul reconnaît votre liberté et l’égalité de vos droits15.

Mais les colons chassés par Toussaint Louverture veulent récupérer leurs biens et font pression auprès de Napoléon Bonaparte par le biais du second consul, Cambacérès, avocat des planteurs, et de Decrès, ministre de la Marine et des Colonies16. Armateurs et négociants souhaitent pouvoir reprendre leurs affaires sur la base d’un système qui a fait leur fortune. Pour reconquérir Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti), il faut selon eux casser le pouvoir de Toussaint Louverture, désarmer les Noirs et instaurer la terreur. La position de Bonaparte se veut avant tout « pragmatique » : il veut rétablir l’ordre pour développer l’agriculture et le commerce, en particulier en direction des États-Unis. Il veut également rétablir le travail obligatoire, comme l’avaient appliqué Victor Hugues en Guadeloupe mais aussi Toussaint Louverture qui avait institué à Saint-Domingue une sorte de « caporalisme agraire » aussi rigoureux pour le travail que du temps de l’esclavage. Bonaparte est par ailleurs excédé par l’autonomie de Toussaint, qui a établi une Constitution pour Saint-Domingue en juillet 1801 et qui s’est autoproclamé gouverneur à vie. D’où l’expédition militaire et navale composée d’une flotte militaire de cinquante-quatre bateaux et 23 000 hommes qui débarque en février 1802, sous le commandement du propre beau-frère de Bonaparte, le général Leclerc. Rochambeau est son adjoint. C’est le début d’une terrible guerre coloniale et raciale.

Le sacrifice de Toussaint Louverture

La tentative d’encerclement des armées de Toussaint est d’abord un échec : le 23 février 1802, les soldats de Leclerc battent en retraite. Dessalines, second des troupes dominicaines, encerclé près du Cap, réussit avec ses 1 200 hommes (contre 12 000) à faire une percée et à desserrer l’étau. Toussaint compte sur la guérilla, la terre brûlée et la fièvre jaune qui fit 2 000 morts dans les premiers mois de l’expédition. Mais après la reddition de Christophe, l’un de ses adjoints, Toussaint est de plus en plus contesté et doit accepter un cessez-le-feu le 5 mai 1802. Il se rend à une entrevue avec Leclerc, où il est capturé et mis aux arrêts, et immédiatement conduit sur un bateau militaire. Il est ensuite enfermé à la forteresse de Joux, dans le Jura. En l’absence de soins et même parfois de nourriture, il meurt l’année suivante, le 17 germinal an XI (7 avril 1803) dans l’indifférence générale.

Toussaint Louverture aura dominé la scène politique à Saint-Domingue jusqu’à sa déportation en France en 1802. « Avec lui s’en allait Saint-Domingue. Haïti était née. La première de toutes les nations noires » : telle est l’épitaphe que lui dresse Aimé Césaire en 196117. Toussaint l’avait prédit : « En me renversant on n’a abattu que le tronc de l’arbre de la liberté des noirs. Cet arbre repoussera par les racines parce qu’elles sont profondes et nombreuses18. »

La paix d’Amiens avec l’Angleterre, le 25 mars 1802, oblige Bonaparte à se préoccuper des colonies, de la Martinique rendue à la France et surtout de Saint-Domingue. Ministre de la Marine et des Colonies de 1801 à 1814, Decrès rencontre des difficultés pour faire adopter le projet de Bonaparte de « rétablir » l’esclavage « conformément aux lois et règlements antérieurs à 1789 », reniant ainsi ses déclarations de principe de décembre 1799. Le vote est difficilement acquis au Corps législatif et au Tribunat. Un membre de cette assemblée, Pierre-Auguste Adet, déclare : « Quelque bornée soit l’intelligence des Africains, quelque différence il y ait entre leur espèce et la nôtre, on n’oublie jamais qu’ils sont des hommes19. »

Il n’empêche, la loi du 30 floréal an X (20 mai 1802) stipule que « l’esclavage sera maintenu » et que « la traite des noirs et leur importation dans les dites colonies auront lieu conformément aux lois et règlements existant avant la dite époque de 1789 ».

Napoléon Bonaparte déclare alors, en plein Conseil d’État :

Si vous étiez venus en Égypte pour nous prêcher la liberté des noirs et des arabes, nous vous eussions pendu au haut d’un mât. […] Je suis pour les blancs, parce que je suis blanc ; je n’en ai pas d’autre raison, et celle-là est la bonne. Comment a-t-on pu accorder des libertés à des Africains, à des hommes qui n’avaient aucune civilisation, qui ne savaient seulement pas ce qu’était que colonie, ce que c’était que la France ? Il est tout simple que ceux qui veulent la liberté des noirs veuillent l’esclavage des blancs ; mais encore croyez-vous que si la majorité de la Convention avait su ce qu’elle faisait, et connu les colonies, elle eût donné la liberté aux noirs ? Non sans doute […]. Mais à présent tenir à ces principes ! Il n’y a pas de bonne foi ! Il n’y a que de l’amour-propre et de l’hypocrisie20.

Une série de lois de ségrégation raciale sont promulguées : un arrêté du 29 mai 1802 fixe le domicile des soldats et officiers de couleur en retraite loin de Paris ; un autre, du 25 juin 1802, interdit aux Noirs, mulâtres et autres gens de couleur d’entrer sans autorisation sur le territoire continental de la République21. De nouvelles dispositions font considérer les esclaves et les libres de couleur comme des étrangers. Les mariages interraciaux sont interdits et les affranchissements limités. Seuls les Blancs peuvent être citoyens. Il s’agit en fait de la création d’un nouveau régime ségrégationniste et non d’un retour à celui d’avant 1789.

Rebelles de Guadeloupe : Delgrès, Ignace, Solitude

En Guadeloupe, le contre-amiral Lacrosse, arrivé en mai 1801, un ex-jacobin hautain et autoritaire, fait la quasi-unanimité contre lui. En octobre 1801, il est arrêté et remplacé par un homme de couleur, le général Magloire Pelage, qui entend obéir aux ordres du Premier consul. Face à lui, les Guadeloupéens sont divisés : le colonel Louis Delgrès, libre de couleur, souhaite plutôt une autonomie ; il est l’auteur ou co-auteur en mai 1802 d’une proclamation antiesclavagiste intitulée À l’Univers entier, le dernier cri de l’innocence et du désespoir. Le capitaine noir Joseph Ignace, ex-charpentier, est quant à lui partisan de l’indépendance. Le général Richepanse, envoyé en Guadeloupe avec une division de 3 500 hommes, est bien accueilli par Pelage. Delgrès et Ignace se réfugient à Basse-Terre. Après de violents combats, Delgrès se suicide et Ignace meurt les armes à la main. C’est aussi dans ces combats que se distingue l’esclave Solitude. Née vers 1772 d’un viol commis par un marin sur le bateau qui emmène sa mère esclave en Guadeloupe, elle devient marronne et prend le nom de Solitude. Survivante de la bataille du 8 mai 1802 où elle a montré un courage certain, enceinte, elle est pendue le 19 septembre 1802, le lendemain de son accouchement.

Le rétablissement de l’esclavage est effectif en Guadeloupe le 16 juillet 1802, en contradiction avec les promesses maintes fois renouvelées. Le 5 octobre, la compagne de Delgrès, Marthe Rose, dite Toto, est exécutée. Au total, 3 000 à 4 000 rebelles sont morts entre mai et décembre 1802 ; vingt-cinq habitations sur les 153 que comptait Basse-Terre ont été incendiées, soixante-douze ont été dévastées et une a sauté. Environ 1 900 soldats de couleur sont expulsés et déportés sur des bateaux qui errent à la recherche d’un lieu de débarquement de leurs prisonniers et arrivent finalement à Brest. Certains sont alors envoyés en Corse et employés à la construction de routes, de ponts et à des travaux d’assèchement. En Guadeloupe, la barrière de couleur est rétablie et les hommes de couleur ne sont plus qualifiés de citoyens dès le 31 mai 1802. On revient à la réglementation d’Ancien Régime, y compris la taxe dite « de couleur » (impôt spécifique) de 25 livres par tête. L’état civil séparé pour les esclaves est rétabli en 1803, toutes les mesures de la Révolution sont effacées pour la population servile22.

Guyane : la tradition du grand marronnage

En Guyane, Victor Hugues, le représentant du gouvernement arrivé en janvier 1800, se déclare partisan du rétablissement de l’esclavage. Il veut remplacer le statut du travailleur assigné à résidence par celui d’esclave, comme avant le 14 juin 1794 (proclamation en Guyane de l’abolition de l’esclavage). Après la loi de mai 1802, il organise une conscription de quartier, pour « attacher irrévocablement à la propriété ou atelier sur le rôle où ils se trouvent [Noirs et gens de couleur qui ne pourront justifier de leur affranchissement] sans qu’ils puissent s’y soustraire eux-mêmes, ni être aliénés arbitrairement par leurs propriétaires23 ». Parmi eux, un certain nombre se sont enfuis dans la forêt, tel Simon Frossard, présenté par Victor Hugues comme « un homme déterminé et féroce » mais vénéré par ses camarades. Il mène pendant plusieurs années une guérilla dans la forêt guyanaise contre les troupes envoyées à la recherche des esclaves marrons. Retrouvé à l’automne 1808, blessé par des hommes de la milice blanche, il est décapité à coups de sabre. Sa tête est exposée à Cayenne pour provoquer, « tel un épouvantail », la peur et l’effroi, comme le raconte avec force détails à sa sœur Sévère Hérault, fils d’un notaire de Nantes, économe dans une plantation puis pharmacien à l’hôpital militaire et membre de la milice blanche de Cayenne24. L’historien Serge Mam Lam Fouk raconte également l’histoire de Linval, à la tête d’un groupe de résistants, arrêté et envoyé aux galères qui parvient à s’évader. Repris seulement en 1824, il est condamné à mort. Au moment de l’exécution, à Cayenne, l’esclave qui officie comme bourreau refuse de le pendre et on ne trouve aucun esclave pour faire le « travail ». On doit mobiliser un régiment de grenadiers pour l’exécuter25. L’esclave Pompée, un des rares à avoir survécu après avoir guerroyé plusieurs années, s’est retiré loin de la colonie avec moins d’une dizaine de personnes, en s’isolant complètement de la société guyanaise, vivant en autarcie de cultures vivrières. Âgé de soixante et onze ans en 1822, il vit avec sa femme Gertrude, soixante-cinq ans, mais aussi Virgile, trente et un ans, Rosine, soixante-sept ans, et Adeline et Esther, la quarantaine chacune. Virgile et Esther ont un enfant âgé de trois ans. Le 5 août 1822, la communauté est surprise par un détachement armé et ses membres ramenés à Cayenne. Pompée est condamné à mort par un tribunal de propriétaires puis gracié au vu de son âge et de l’ancienneté des faits.

En Guyane, la résistance des ex-nouveaux esclaves a ainsi pris, à partir de 1802, la forme d’un grand marronnage plutôt que d’une confrontation armée directe, comme en Guadeloupe ou à Saint-Domingue – sauf quand il s’est agi de résister aux arrestations.

Saint-Domingue : première défaite napoléonienne et première République noire

Il en est de même à Saint-Domingue où le rétablissement de l’esclavage est contraire à toutes les promesses faites aux habitants par Napoléon puis, sur place, par Leclerc. La nouvelle se répand, début août, que l’esclavage est maintenu dans les colonies qui ont été rendues par l’Angleterre, et rétabli dans le sang en Guadeloupe. Le soldat Philippe Beaudoin le reconnaît dans ses Carnets d’étapes : « Les Noirs se battent pour une cause plus légitime que la nôtre. Au commencement de la Révolution, on leur a donné la liberté et maintenant on va leur ôter26. » Le 5 août 1802, Suzanne Belair, dite Sanité, lieutenante des armées de Toussaint, et Charles Belair, lui aussi disciple de Toussaint, lèvent le drapeau de la révolte, aidés par une partie des troupes coloniales qui les avaient rejoints. Ils se réfugient dans les bois où Dessalines les poursuit. Arrêtés, ils sont jugés par une commission militaire qui les condamne à mort. Le couple Belair est fusillé en octobre 1802.

Mais la révolte enfle. Villes et plantations flambent, des Blancs sont massacrés, pendus ou brûlés vifs. Les généraux indigènes désertent l’armée française, y compris Dessalines qui devient général en chef de l’armée indigène. La fièvre jaune décime les troupes (trente à cinquante hommes meurent chaque jour). En septembre 1802, il reste 10 000 soldats français (dont 6 000 dans les hôpitaux) sur les 29 000 à l’origine. Leclerc meurt le 2 novembre 1802. Rochambeau lui succède et mène, avec cruauté, une guerre d’extermination, rêvant de « faire peau neuve » (« supprimer les Nègres au-dessus de dix ans ») : il fait acheter 200 dogues à Cuba, des chiens dressés à dépecer les Nègres, et organise la torture, des fusillades, des pendaisons et des noyades collectives. Les exécuteurs ont un code : ils parlent pour les noyades de « coup de filet national » ou « mettre de la morue à la trempe » ; pour les morts par le feu, il s’agit d’« opérer chaudement ». Les Français fusillent sur les talus afin d’utiliser le fossé comme fosse commune. Les femmes sont violées, les arbres sont chargés de pendus, les têtes fichées au bout d’une pique27.

À partir d’août-septembre 1803, la situation s’inverse. Le matin du 18 novembre 1803, l’ancien esclave François Capois est à la tête de deux bataillons de la 9brigade qui s’est illustrée, au début de l’année, dans la résistance aux Français sur l’île de la Tortue. Occupée alors par des soldats français, Vertières est une habitation fortifiée percée de meurtrières qui commande la défense de l’entrée sud de la ville du Cap, en partie en ruines. L’armée indigène, estimée entre 8 000 et 15 000 hommes – que les Français traitent de « brigands » et de « hordes d’Africains féroces » – est arrivée dans la plaine près du Cap et se prépare à l’assaut avec des armes et des munitions. Les Français, moins nombreux, peut-être 300, ont des canons. Aux cris de « Grenadiers en avant ! En avant ! », Capois lance plusieurs assauts arrêtés un temps par l’artillerie, mais parvient finalement à faire sauter la maison. Les postes français sont évacués dans la nuit. Rochambeau capitule le 19 novembre 1803 après le siège de la ville du Cap, où entrent en fanfare les armées de Dessalines.

C’est la première défaite napoléonienne, un désastre militaire d’une ampleur inégalée jusque-là, totalement occultée dans l’histoire nationale française : sur les 55 132 militaires envoyés dans l’île, à peine plus d’un millier rentrent sur le continent28. À cette hécatombe s’ajoutent 12 000 Blancs et 18 000 Noirs et hommes de couleur morts dans les combats. Au total, environ 100 000 personnes ont péri.

Napoléon Bonaparte n’a pas su comprendre. À Saint-Domingue, Napoléon Bonaparte ne comprit pas qu’il n’avait pas affaire à une simple révolte servile éphémère mais à une lutte patriotique, à une guerre d’indépendance prenant la forme d’une guerre des races. Ce fut une révolte du peuple, des Noirs alliés aux libres de couleur contre les colons blancs et les soldats napoléoniens envoyés sur place pour défendre un ordre révolu. La victoire des insurgés donna naissance à la première République noire au monde, Haïti. Finalement, « c’est Toussaint Louverture qui a gagné29 ».

Le maintien de l’esclavage aux Mascareignes

Aux Mascareignes, la situation est tout autre. Les colons dressent un concert de louanges à Bonaparte et de grandes fêtes sont organisées à La Réunion (ex-île Bourbon)30. Le régime esclavagiste retrouve ici toute sa dureté et son intensité : la traite est confortée, les affranchissements se font plus rares, les barrières entre libres de couleur deviennent plus rigides (les affranchis ne peuvent plus porter le nom de leur père naturel). Le 4 janvier 1802, le comité administratif de Saint-Denis de La Réunion ordonne de suspendre la publication du mariage entre le nommé Lécléarque, invalide, et la nommée Toinette, affranchie du citoyen Mazières. S’exprime ici la volonté de combattre les unions « mixtes », c’est-à-dire de races et statuts différents. L’Assemblée décide, le 21 juillet 1803, de « suspendre tout mariage de blancs avec des gens de couleur et interdit à tous officiers publics d’en faire la publication31 ».

Après la reprise des hostilités avec l’Angleterre, le général Decaen, nommé en 1802 capitaine général des établissements français en Inde, ne peut arriver à Pondichéry. Installé à Port-Napoléon (ex-Port-Louis), principale ville de l’île de France, il instaure dans les Mascareignes un régime de dictature militaire et clôt ainsi l’épisode révolutionnaire jusqu’au débarquement des Anglais en 1810. Il obtient une capitulation honorable et, avant son départ de l’île, les colons adoptent une adresse lui exprimant leur estime et leur reconnaissance : bien qu’il ait mis fin à la tradition autonomiste locale, il a de fait renforcé la tradition esclavagiste.

Après le souffle d’espoir, l’espérance des esclaves en une abolition de l’esclavage s’étiole. « L’impuissance de la France républicaine à faire, et peut-être même à réellement vouloir appliquer ses principes, rendrait presque supportable le cynisme de Bonaparte, si celui-ci n’était l’expression brutale et satisfaite d’un racisme érigé en raison d’État32. »

La seule révolte d’esclaves qui eut lieu dans l’île Bourbon couvait depuis août 1811, mais les organisateurs commirent l’imprudence de s’adresser à des commandeurs noirs qui alertèrent les autorités. Le lundi 4 novembre, le commissaire est prévenu que l’insurrection aura lieu le lendemain. Les Blancs organisent la contre-attaque à partir du centre de Saint-Leu. Dénoncé par un esclave cafre, le chef des insurgés, Jean, qui sait lire, écrire, et connaît le français, est arrêté et emprisonné préventivement. Il avait cependant prévu la nomination d’autres chefs pour le remplacer. Dans la nuit du 7 au 8 novembre, un groupe d’une soixantaine d’esclaves, au son du tambour, des flûtes et de l’ancive (conque marine), investit une habitation et la maison du maître. Jean Macé, le patron, est tué. Les esclaves épargnent sa femme et le jeune enfant, fermement défendus par une esclave domestique et par un vieil esclave qui travaillait sur les terres de son père. Un autre maître est assassiné après avoir lui-même tué le chef du groupe d’esclaves. Au total, 300 esclaves participent au groupe qui assaille, pille et tue, y compris les esclaves noirs qui soutiennent leur maître.

Arrêté le 9 novembre, les interrogatoires de l’esclave créole Jean, forgeron, appartenant à M. Hibbon, à la pointe de Saint-Leu, montrent que la révolte a été déclenchée pour les salaires et le respect des jours de repos et non contre l’affranchissement de certains. Il affirme que c’est Élie qui commandait et Gilles, le chef, qui a tué Macé. Lors de son interrogatoire après son arrestation, l’esclave Vincent, forgeron, confirme les motifs de la révolte : absence de salaire et non-respect du repos dominical et des jours fériés.

Prévenus, les maîtres organisent un guet-apens, tuent trente esclaves et en blessent beaucoup plus. La prison de Saint-Leu est trop petite pour contenir les mutins qui sont transférés à Saint-Denis pour leur procès. Les Anglais qui occupent l’île tiennent le tribunal dans l’église. Le 11 novembre 1811, le commissaire de police de Saint-Leu invite les maîtres à accueillir les esclaves révoltés sans les punir ni du fouet ni de fers. Les rumeurs (imaginaires) d’une nouvelle révolte courent. Figaro, qui a dénoncé les autres, est affranchi, avec une rente annuelle et un morceau de terre « pour son entretien et celui de sa famille ». Sur les 145 accusés, vingt-cinq sont condamnés à mort et exécutés entre le 10 avril et le 23 avril 1812 : quinze créoles, six Malgaches et quatre cafres. Sept sont graciés par le roi Georges III33.

Après la défaite navale de Trafalgar (1805), la guerre mondiale franco-anglaise tourne à l’avantage des Anglais malgré le blocus français. Napoléon se préoccupe alors essentiellement de l’Europe avec la Grande Armée.

3. « SOLDATS D’EMPEREUR »

Quant aux femmes, elles n’étaient pas toujours étrangères aux travaux pénibles ; mais aujourd’hui elles les embrassent presque tous à l’égal des hommes, et principalement dans les vignobles : les pertes causées par la guerre y ont contribué. D’ailleurs, les femmes de la campagne sont fortement constituées et en état de supporter la fatigue des travaux les plus rudes : mais ce genre de vie altère en elles la retenue modeste de leur sexe ; et la fréquentation habituelle qu’il nécessite avec l’autre est assez propre à entretenir dans les mœurs une certaine liberté qui en fait perdre prématurément l’innocence. Cette observation est sensible actuellement surtout, où souvent les passions sont imprudemment éveillées, dans la tendre adolescence, par les agaceries des filles à qui les armées ont enlevé les garçons de leur âge. Ces circonstances ont puissamment influé sur l’âge à la puberté qui, en général, est devancé pour le sexe masculin […]. Par suite de cette précocité, et vraisemblablement aussi par l’effet de la loi du 20 septembre sur l’état civil et de celle sur la conscription, on a formé des alliances dans un âge où à peine la raison commence à poindre.

C’est ainsi que le préfet de Moselle souligne, en l’an XI (1801), les effets de la conscription et de l’état de guerre quasi permanent depuis près de dix ans, ainsi que leurs conséquences sur les relations entre les sexes.

Nous ne présenterons pas ici une image héroïsée de Napoléon devenu empereur en 1804, ni une histoire-bataille en surplomb. Nous ne ferons pas non plus l’histoire des victoires éclatantes dues aux fulgurances tactiques et stratégiques de ce dernier et à la suprématie du nombre, ni ne relaterons les exploits des vingt-six maréchaux d’Empire ou des 2 232 généraux et amiraux. Nous mettrons plutôt l’accent sur les actions des soldats et des populations étrangères opposées aux armées napoléoniennes, qui conduisirent à des défaites ordinairement occultées dans l’épopée napoléonienne dont la geste victorieuse est souvent célébrée dans une bibliographie pléthorique et hagiographique.

L’armée napoléonienne est l’héritière des mobilisations militaires de la Révolution. Sur un quart de siècle, plusieurs millions d’hommes combattirent lors des guerres révolutionnaires et napoléoniennes dans une armée de masse, levée dans toute la population. La déclaration de guerre, en 1792, en fut le moment initiatique et un épisode fondamental, de même que la proclamation de la levée en masse de 1793 : « Jusqu’au moment où les ennemis auront été chassés du territoire de la République, tous les Français sont en réquisition permanente pour le service des armées. » Poutant, les armées de la Révolution allèrent bien au-delà de la défense du territoire de la République en Italie et en Égypte. Quand Bonaparte arrive au pouvoir après le coup d’État de brumaire (novembre 1799), la loi Jourdan qui organise la conscription est votée depuis un an et reste en vigueur pendant tout le Consulat (1800-1804) et l’Empire (1804-1815). Au-delà des effectifs – environ 2 millions pendant la période napoléonienne –, l’armée est un vecteur de consolidation sociale, une « quatrième masse de granit », « un instrument de mesure, voire de contrôle, de savoir ou de pouvoir34 ». Le corps social devient cependant très vite rétif à cette conscription généralisée, dont les plus riches peuvent se dispenser en se payant un remplaçant quand ils n’ont pas tiré « le bon numéro » à la loterie militaire.

Refus d’Empire, réfractaires et déserteurs

« Le 15 juillet 1804, les officiers de la garnison de Saint-Tropez sont insultés publiquement lors d’une foire se déroulant sur la commune de Grimaud : alors qu’ils dansaient avec les jeunes filles des villages environnants, une troupe de paysans est venue les interrompre brutalement, en interdisant à quiconque de s’amuser en ce lieu sans leur permission et, tout en frappant les militaires, ils les insultèrent et les qualifièrent du nom de “soldats d’empereur”35. » Cette scène est emblématique des « refus d’Empire » que l’on peut trouver çà et là au fil des archives, des réactions aux comportements des soldats souvent générateurs de violences dans les villes de garnisons ou les ports de guerre, et des résistances des populations à la propagande et à l’enrôlement impérial36. La conscription concentre ainsi les résistances à l’Empire. Les moyens pour échapper à la conscription sont nombreux et variés : se procurer un congé de réforme, se mutiler, fuir l’appel, devenir réfractaire (c’est-à-dire ne pas se présenter un mois après avoir été désigné pour faire partie du contingent), etc.

Les conscrits sont tirés au sort dans la cohorte des jeunes hommes célibataires de vingt ans mais peuvent, moyennant finances, se faire remplacer pour un service qui dure au moins quatre ans. D’année en année, l’effectif des troupes levées augmente et les refus et désertions se multiplient. Dans le Calvados, en l’an XIV (1804), le préfet « affligé » signale « avec chagrin » que « la désertion et la désobéissance vont toujours croissant » : seuls 360 conscrits sur les 818 appelés se sont présentés et il n’y en a que 149 au départ et soixante-dix-sept désertent pendant le trajet ; il en reste donc environ 9 % sur le nombre requis. Un curé rapporte que « pour se sauver de la conscription, tant elle avait inspiré d’horreur, d’épouvante et d’effroi », de nombreux conscrits se mutilent eux-mêmes pour ne pas partir. Des certificats médicaux sont parfois établis par des médecins complaisants. Une autre pratique, plus réjouissante, est indiquée par le préfet du Pas-de-Calais en 1804 : celle de la célébration de nombre de mariages précoces dans le but de ne pas partir37. Le procureur impérial de Mende (Lozère) signale même le mariage, sans bénédiction nuptiale, d’un jeune homme de vingt-trois ans, clerc d’avoué, et d’une paysanne de soixante et onze ans. Ce n’est pas une exception : Jean Messant, cultivateur de vingt-deux ans à la Côte-en-Couzan, dans la Loire, épouse une veuve de quatre-vingts ans et reconnaît par acte notarié l’avoir épousée « pour me servir d’exemption du service militaire » : il demande en 1821 la nullité de ce mariage38. L’année 1813 est la plus propice aux mariages car elle correspond à des levées d’hommes très importantes. Les maires, pourtant nommés et non plus élus, protègent parfois insoumis et déserteurs, comme à la Garde-Freinet, dans le Var, à Saint-Just en Haute-Loire ou encore à Septmoncel dans le Jura. En mars 1805, à Vesoul, le maire aide même l’un de ses administrés à s’échapper en l’accueillant à son domicile. Des maires sont révoqués pour s’être opposés à la conscription. Ils falsifient parfois l’état civil et des curés disent même des messes pour le repos éternel de réfractaires qui se cachent ailleurs. La Loire est l’un des pires départements pour la conscription – en 1810, selon le maréchal Suchet, sur les 295 hommes fournis par le département de la Loire, 250 ont déserté. Les habitants protègent les déserteurs passibles des tribunaux militaires et s’opposent aux gendarmes venus les arrêter. Le département « accueille » donc les « colonnes mobiles », des unités de gendarmes qui parcourent les campagnes et les bois à la recherche des insoumis et des réfractaires embauchés dans les fermes comme ouvriers agricoles ou domestiques39. Commandées par le général Durosnel, ces colonnes mobiles font merveille en 1811 dans la Loire pour débusquer les conscrits réfractaires et le général est envoyé l’année suivante à Caen pour mater la révolte locale. En 1813, dans le Forez, le système des « garnisaires » est devenu plus lourd et plus coûteux. Les familles doivent héberger et entretenir de un à six hommes et payer leur solde ; si elles n’en ont pas la capacité, c’est l’ensemble de la communauté qui doit régler la somme due :

Nous maire et les vingt principaux propriétaires domiciliés en la commune de Belleroche, agissant comme garants provisoires au nom de la dite commune, nous soumettons et obligeons à faire les démarches nécessaires pour faire parvenir à l’arrestation du dénommé Pierard Benoît, conscrit de 1806, déserteur d’un convoi de réfractaires le 30 août 1811 et si dans le cas où le dit conscrit vient à reparaître dans cette commune pour y être arrêté, nous soumettons à payer pour lui au gouvernement la somme de quinze cents francs nous attestons de plus que le dit conscrit et ses père et mère ne possèdent aucune propriété ni aucune fortune mobilière et qu’il n’a dans la commune aucun parent dans le cas de pouvoir acquitter les frais de garnisaires qui sont à la charge des habitants. Fait à Belleroche, le 20 septembre 181140.

Le système ainsi mis en place en 1813 est efficace (moins d’un mois s’est écoulé entre la désertion et la demande de remboursement) et transforme les habitants les plus riches en auxiliaires de la gendarmerie. En réalité, peu de réfractaires sont arrêtés ; la plupart se rendent d’eux-mêmes. Les conséquences pour le régime sont importantes : la rigueur et le coût de la répression lui aliènent l’ensemble de la communauté villageoise ainsi sollicitée. Le cas n’est pas spécifique à la Loire. L’Hérault, département où la conscription se fait également difficilement, voit des femmes participer activement aux attroupements destinés à libérer des déserteurs41 alors que d’autres femmes s’engagent dans l’armée.

Femmes dans l’armée napoléonienne

4 thermidor an VII (22 juillet 1799)

Citoyen Ministre,

 

J’ai l’honneur de vous faire part d’un projet que j’ai, mille pardons si je vous donne la peine de me lire, pour en venir à mon projet le voici, je désire donc servir ma patrie et la servir avec honneur et distinction, vous trouverez peut être un peu hardi mais veuillez m’entendre. Je suis femme appartenant à une famille honnête, rien ne peut me détourner du parti que j’ai pris, si toutes fois les lois me le permettent. Je suis âgée de 27 ans, taille 5 pieds deux pouces, infiniment plus d’aisance sous l’habit d’homme que sous celui du sexe. Citoyen vous n’aurez nulle regrets de me mettre au nombre de vos braves militaires et que ma reconnaissance sera éternelle. Tant de gens désire [sic] rester dans leur foyer tandis que moi je n’ai d’autre envie que de voler au secours de ma patrie […]. Votre très humble et dévouée citoyenne Laville.

Le ministre répond à la citoyenne Laville que même si ce n’est pas sa façon de penser, il doit transmettre « la volonté des lois » et celle du 30 avril 1793 défend d’admettre des femmes dans les armées de la République42.

Malgré la loi de 1793 qui reste en vigueur sous l’Empire, des femmes ont pourtant participé aux combats même si leur nombre est incertain, telle Thérèse Figueur, surnommée la « Sans Gêne », qui a commencé sa carrière militaire en 1793 dans les troupes fédéralistes en se battant à Avignon contre les troupes montagnardes. Pour échapper à la guillotine, elle s’engage dans l’armée et y reste jusqu’en 1800. On la retrouve en décembre 1805 à la bataille d’Austerlitz où elle est blessée, et encore lors de la guerre d’Espagne où elle est faite prisonnière par l’armée anglaise de Wellington en 1812. Elle quitte l’armée en 1815 après l’abdication de Napoléon Ier, se marie et meurt en 1861 à quatre-vingt-six ans. Son parcours militaire d’une durée peu commune n’est cependant pas unique. Ducoud-Laborde épouse Poncet, née en 1773, fait partie du 6hussards : elle se distingue à Eylau, est blessée à Friedland, puis décorée de la Légion d’honneur. À Waterloo (18 juin 1815), elle est amputée d’une jambe et faite prisonnière des Anglais ; elle ne peut rejoindre la France qu’en 1830. Virginie Ghesquière est incorporée au 27de ligne à la place de son frère. Parvenue au grade de sergent, elle sert jusqu’en 1812, date à laquelle son état de femme est découvert : elle est renvoyée dans ses foyers43. Malgré la loi de 1793 et la masculinisation de l’armée sensible après 1810, elles sont relativement nombreuses à se battre, habillées ou non en hommes44. Le plus souvent conçue comme une activité essentiellement masculine, la guerre rend visible la présence de femmes sur les champs de bataille, non seulement comme femmes de militaires, cantinières, blanchisseuses et vivandières parfois avec enfants, ou prostituées suivant les armées, mais aussi comme des femmes fortes, « guerrières exceptionnelles ». En 1805, l’une d’elles écrit à l’empereur qui demande au ministre de la Guerre un rapport particulier sur ce cas : « J’ai fait sept campagnes à l’armée du Rhin en qualité d’aide de camp. J’ai fait partie de la dernière expédition pour l’Égypte, j’y fus envoyé au général Menou pour remplir et continuer près de lui mes fonctions d’aide de camp. Je demande justice à Votre Majesté, je lui demande une retraite ou un emploi qu’on m’a refusé jusqu’à présent parce que je suis femme. Mais j’étais femme : quand j’ai repris aux Prussiens, mes compatriotes, un parc d’artillerie de 45 pièces de canon sur la montagne du Prince Charles Ombourg ; quand j’ai empêché la révolte de la 44demi-brigade d’Infanterie ; quand j’ai sauvé le 11bataillon du Doubs et un gros détachement de gendarmerie, j’ai préservé des fureurs de la guerre les habitants d’Eedenhoffen […]. Sire ce n’est point en femme que j’ai fait la guerre, je l’ai faite en brave45… »

Le genre façonne la guerre et la guerre façonne le genre. Il y a aussi dans les armées napoléoniennes d’autres formes de rapports de genre fondés sur la violence : les viols de masse à l’encontre des femmes habitant dans les territoires conquis. En ce domaine, la Calabre fut un terrain de choix.

1806, la campagne de Calabre

Sept mois après la victoire éclatante d’Austerlitz le 2 décembre 1805, le 4 juillet 1806, à Maida, en Calabre, l’armée anglaise de John Stuart écrase celle du Français Jean-Louis Reynier, provoquant le soulèvement général de la population de cette province du royaume de Naples contre l’occupant napoléonien46. Les Britanniques considèrent cette victoire comme le pendant de la bataille de Trafalgar (21 octobre 1805) : « Victory in Calabria », titre le Times en une le 3 septembre 1806. Occupé par les préparatifs d’une offensive contre la Prusse, Napoléon Ier n’attache pas une grande importance à ce combat périphérique. Pourtant, ordre a été donné par l’empereur d’envahir le royaume de Naples ; le 21 mars 1806, Reynier investit la ville de Reggio. La guerre de Calabre va en fait durer jusqu’en juillet 1807. Pendant quinze mois, plusieurs dizaines de milliers de combattants affrontent l’armée anglaise puis une grande partie de la population calabraise. L’insurrection des Calabrais, qu’on appelle alors « petite guerre » (c’est-à-dire une guerre périphérique), est à la fois une guerre de type colonial contre une armée d’occupation et une guerre civile extrêmement brutale. Les rustiques paysans calabrais étaient tout aussi méprisés par les officiers français que les Noirs va-nu-pieds des Antilles (qui les avaient pourtant battus en 1803).

Le royaume de Naples dirigé par les Bourbons espagnols depuis le milieu du XVIIIe siècle est composé de deux entités : « la terre ferme » (5 millions d’habitants) avec sa capitale Naples, troisième ville européenne, et la Sicile (1,6 million) où se réfugie la Cour (la reine Marie-Caroline, âme de la résistance aux Français, est la sœur de Marie-Antoinette). C’est une terre marquée par un régime féodal archaïque et le poids de l’Église. La résistance à une première occupation française de 1799 à 1802, qui avait instauré la république et trouvé des alliés « jacobins », s’était soudée au nom de la Sainte-Foi d’où leur nom de « sanfédistes ». Pour Napoléon, après la rupture de la paix d’Amiens (1803), il faut empêcher les mouvements de la flotte anglaise et, à terme, contrôler la Méditerranée. « L’armée manquait de tout : d’organisation, de transports de toute nature, d’ambulances, de solde même. La chaussure, usée par les marches et les pluies, était à refaire. Il n’y avait pas un sou dans le trésor, pas une cartouche à distribuer » : tel est le tableau peu flatteur mais réaliste dressé par l’aide de camp de Joseph Bonaparte, placé par son frère à la tête de ce territoire à conquérir. Le nord du royaume et la capitale Naples sont occupés sans coup férir. Reste à soumettre le Sud ; le commandement d’un des trois corps d’armée est confié au général Reynier qui a sous ses ordres en majorité des hommes jeunes – entre vingt-cinq et trente ans – dans la force de l’âge. Prenons l’exemple de deux fantassins : Étienne-Émile Desjonquères (20de ligne) né en 1781 près de Forges-les-Eaux en Normandie dans une famille de paysans, soldat depuis 1803 en Piémont, en Corse et en Italie du Nord, qui reçoit avec émotion le 7 juin 1806 une lettre de sa famille ; Nicolas Michel (fusilier au 42e), également né en 1781 près de Thionville en Moselle, dans une famille de cultivateurs, et incorporé en 1800. Desjonquères écrit en septembre à sa mère : « Je prie le ciel de vous rendre promptement la santé meilleure. » Michel se résigne à son sort sans enthousiasme : « Nous sommes dans un pays bien mauvais […]. Nous ne manquons pas de misère. » Un sous-officier évoque ces hommes qui ont « partagé tant de privations, tant de périls [et qui] vivent entre eux comme des frères »47.

Pourtant, ce sont les mêmes hommes qui écrivent tendrement à leur mère et qui commettent des massacres et des viols sur la population civile. Le ravitaillement en nourriture, en munitions et en argent n’arrivant pas, la soldatesque se livre aussi à des pillages qui, outre les exactions, poussent les populations à se révolter contre l’occupant. Plusieurs témoins français présentent la Calabre comme « un paradis habité par des diables » et ses habitants comme « les sauvages de l’Europe » : ils les voient non seulement comme paresseux, mais également comme sales, violents et usant d’un langage guttural, cette déshumanisation autorisant les violences à leur égard. Plusieurs foyers d’insurrection éclatent au printemps 1806, peu de temps après l’installation des armées françaises. Dans le même temps, la flotte anglaise se concentre près des côtes sud de la Calabre. Sans doute renseigné sur les difficultés des troupes de Joseph Bonaparte, le général Stuart se décide à lancer une offensive sur le continent dans le golfe de San Eufemio où, dans la plaine littorale, s’engage la bataille de Maida le 4 juillet : brève, elle est cependant très meurtrière. L’affrontement, qui rétablit provisoirement les normes classiques de la guerre avec des soldats en uniforme, n’est pas une guerre de guérilla menée contre « les brigands et la populace ». Au son des fanfares et des tambours, dans une chaleur étouffante, les deux armées en colonnes s’affrontent mais les Français sont pilonnés par la puissance de feu anglaise et prennent peur. Certains font demi-tour et s’enfuient. Entre 1 500 et 1 700 combattants français sont tués, blessés ou capturés, soit environ un tiers des effectifs sur le terrain, alors que les Anglais ont perdu moins de 1 % des leurs.

La défaite française est immédiatement suivie d’un embrasement de la Calabre. L’insurrection gagne les provinces méridionales. Elle se déclenche près de Santa Eufemia et gagne le Nord et l’Est. Source d’angoisse, le tocsin sonne de manière lancinante et ininterrompue pour mobiliser les paysans qui arrivent avec cocardes et écharpes rouges, couleur des Bourbons de Naples, et drapeaux blancs symboles du pouvoir royal. Lors de leur retraite, les soldats français souffrant de la chaleur et de la soif saccagent et brûlent les villages, tirent sur la foule quand elle est hostile ; mais à l’extérieur des bourgs, ils sont harcelés dans les gorges et les ravins. L’hostilité des ecclésiastiques à la présence française est patente : dans une atmosphère de passion religieuse travaillée par des courants millénaristes, la Révolution française, considérée comme impie et régicide, apparaît comme l’Apocalypse. C’est la première fois en Europe qu’une population prend les armes contre l’armée napoléonienne. Les « partisans » se regroupent en masses ou corps de 500 à 600 hommes autour d’un chef, le capomassa, et se recrutent dans tous les milieux sociaux. Les bandits traditionnels s’ajoutent à ces hommes en armes et rendent les déplacements des Français hasardeux et dangereux. Le général Duhesme compare la « petite guerre » à la chasse : « La comparaison se soutient parfaitement entre les opérations qui se feront pour purger une province infestée et celles qui se feront pour détruire les bêtes fauves et dangereuses d’une forêt48 », les insurgés napolitains étant assimilés à des loups ou des sangliers. Pour les Calabrais, les Français sont des « hérétiques et des excommuniés » ; ils sont traités de « race d’enfer » et de « créatures de Satan ».

Les Français organisent des unités de supplétifs indigènes, auxiliaires recrutés dans la population. Ceux-ci reçoivent un uniforme et sont organisés en gardes civiques, ce qui provoque une véritable guerre civile entre Calabrais. Les villes qui résistent sont investies avec difficulté : avec leurs ruelles étroites, la structure des bourgs italiens se prête bien à la construction de barricades pour freiner l’avancée des troupes. Réfugiés dans les églises et les monastères, femmes, enfants et hommes insurgés sont parfois brûlés suivant un ordre du général Duhesme : « On n’épargne rien ; que le feu et la flamme soient employés à réduire les obstacles. » Les maisons d’où partent des projectiles ou des coups de feu sont enfumées pour en faire sortir les habitants. Les violences faites aux femmes sont cyniquement euphémisées. Ainsi, au soir d’une bataille, l’écrivain Paul-Louis Courier entend les gémissements d’une habitante de Morano violée par les Français, « qui crie mais n’en mourra pas », et le soldat Desjonquères écrit à sa mère : « Tous ceux qui sont restés en ont vu de cruelles, surtout les jolies femmes qui ont payé un peu de leur personne49. » Les femmes se réfugient dans les couvents qui, investis par la soldatesque, deviennent le théâtre de viols de masse.

Mais les capimassa se rendent eux aussi rapidement impopulaires auprès de la population par leurs brutalités et leurs exactions qui ne cèdent en rien à celles des Français. Les rebelles suscitent même la méfiance de leurs alliés anglais qui refusent de leur donner des armes et des munitions dès septembre 1806. Des tiraillements ont lieu par ailleurs entre les Britanniques et les troupes royales de Sicile qui refusent d’obéir à leur commandement. Au printemps 1807, l’ordre est à peu près rétabli par les Français mais la pacification est incomplète et des révoltes récurrentes font naître une insécurité endémique.

La Calabre est le « tombeau des Français » : 20 % des 50 000 hommes engagés dans la campagne périssent dans les combats ou du fait des épidémies, et 3 000 sont faits prisonniers. Le bilan est proportionnellement du même ordre qu’à Saint-Domingue en 1802-1803. La défaite de Calabre est, elle aussi, une « faille mémorielle », similaire, au plan historiographique, à l’éclipse de la défaite, le 8 novembre 1803, de l’armée de Rochambeau à Vertières (Saint-Domingue). Les deux noms de Maida et Vertières sont rayés des mémoires françaises. Revenir sur ces défaites oubliées permet de revisiter l’épopée napoléonienne dont les premiers écueils sont habituellement localisés en Espagne en 1808-1809. On peut par ailleurs tisser un lien entre ces trois terrains de batailles perdues (Saint-Domingue, Calabre, péninsule Ibérique) qui présentent les mêmes caractéristiques : exactions des troupes impériales, soulèvement populaire, création de supplétifs autochtones plus ou moins fidèles, et, en fin de compte, défaite des armées françaises.

La résistance des Portugais et des Espagnols (1807-1813)

Pour punir le Portugal de ne pas appliquer le blocus napoléonien de 1806 contre l’Angleterre, le maréchal Junot prend la tête de l’armée du Portugal et entre à Lisbonne en novembre 1807. Victorieux un temps, il est battu par les Anglais à Vimeiro en août 1808. Mais en vertu de la convention de Cintra, il parvient à sauver ses troupes (ainsi que le produit de leurs pillages dans la population portugaise) et à se faire rapatrier (gratuitement !) par la flotte anglaise à Rochefort avec armes, chevaux et bagages.

À la fin de l’année 1807, l’armée impériale pénètre par l’ouest dans la péninsule Ibérique et occupe la ville de Burgos. À l’est, un autre corps d’armée prend Pampelune et Barcelone et marche en direction de Cadix. Napoléon Ier croit pouvoir profiter d’une crise dans la monarchie espagnole (coup d’État de l’infant Ferdinand contre son père) pour mettre la main sur l’Espagne ; détrônant les Bourbons, il nomme son frère roi d’Espagne sous le nom de Joseph Ier. Cette situation provoque une insurrection généralisée contre les Français. À Madrid, le 2 mai 1808, on assiste à un soulèvement de la population (« Mort aux Français ! », crient-ils) dont Goya a rendu compte dans le tableau El dos de mayo en Madrid, appelé aussi La Charge des mamelouks. Ce sont en effet les chasseurs à cheval de la Garde impériale et les mamelouks qui tentent de disperser les manifestants qui résistent avec acharnement dans des combats de rue, tandis que les soldats français tirent sur la foule. Plus célèbre encore, El Tres de mayo en Madrid, peint par Goya en 1814, montre l’opposition entre deux groupes, celui des insurgés dont l’innocence est soulignée par la chemise blanche et les bras en croix du personnage central éclairé par une lanterne, et le groupe anonyme, sans visage, dans l’ombre, des soldats français visibles par la lame des baïonnettes fixées à leurs fusils. Il incarne la répression impitoyable des lendemains de l’insurrection où 400 personnes, prises les armes à la main, sont fusillées par les pelotons d’exécution français. Malgré cette répression, le soulèvement de Madrid est imité dans de nombreuses villes, à Séville, Carthagène et Saragosse entre autres. Le 24 mai 1808, les habitants de Saragosse se rebellent contre le capitaine général soupçonné d’être francophile et s’emparent des fusils gardés au palais de la ville pour les distribuer à la population50. Sans expérience, les hommes en armes sont défaits par les troupes impériales et la ville paraît alors à leur portée. C’était sans compter sur la résistance acharnée d’habitants galvanisés par les discours d’élites aristocratiques et religieuses : « Ne craignez rien Aragonais, nous défendons la cause la plus juste qui ait jamais pu exister et nous sommes invincibles51. » Les paysans réfugiés dans la ville avec femmes, enfants et troupeaux sont chargés de défendre les maisons et les quartiers qui leur ont été assignés. Sous la conduite des moines, ils barricadent portes et rues, percent les murailles pour pouvoir tirer sur les assaillants et réussissent à faire reculer les Français. Le siège de la ville dure neuf mois. Entre juin et août 1808, les bombardements sur la ville sont incessants :

Le 3 août arriva… Les bombes pleuvaient sur l’hôpital où se trouvaient blessés, malades et enfants trouvés et qui était également la cible des tirs ennemis. Tous se précipitaient pour les sauver, avec une constance égale, un même courage, et un patriotisme identique. Beaucoup assistaient au pillage et à l’incendie de leur maison par l’ennemi. Tous se retrouvaient à court de nourriture et de poudre, toute privation leur semblait légère, ils ne perdirent jamais espoir et leur cœur ne désirait pas autre chose que la mort ou la victoire. Les riches s’enorgueillissaient de n’avoir plus que le seul vêtement qu’ils portaient et le fusil avec lequel ils défendaient leur patrie ; les plus petites gens ne pensaient plus à eux ni à la subsistance future de leurs enfants innocents mais ne songeaient qu’à la vengeance. Le monde ne connaît ni ne connaîtra beaucoup d’exemples de ce merveilleux héroïsme52.

Hommes, munitions et vivres parviennent cependant à entrer dans la ville pour soutenir et ravitailler les assiégés. La défaite de Baylen (20 juillet 1808), qui eut un grand retentissement, contraint les Français à lever le siège. Leur retraite (provisoire) est présentée comme une lâcheté car « ils n’ont de courage que pour le vol et la cruauté ». Les dégâts dans la ville sont gigantesques mais le retentissement de cette résistance populaire est immense, ce que comprend fort bien Napoléon qui écrit dans une correspondance du 21 août 1808 « qu’il [faut] donner un exemple qui retentisse dans toute l’Espagne ». En novembre 1808, inquiet de la situation, Napoléon arrive pour quelques mois en Espagne à la tête d’une armée de 80 000 soldats pour défendre le trône de son frère Joseph, tout en mettant en place des réformes – suppression de l’Inquisition et abolition des droits féodaux – qui déclenchent l’opposition farouche de l’Église, très puissante en Espagne, et de l’aristocratie. Ces réformes apportent cependant aux Français des partisans – les afrancesados – qui sont contre la féodalité, l’absolutisme et le clergé. La guerre d’indépendance nationale prend donc aussi la forme d’une guerre civile. Face à l’armée espagnole, les soldats napoléoniens remportent souvent des victoires mais ils sont harcelés par des petits groupes armés qui pratiquent une incessante guérilla.

Le deuxième siège de Saragosse débute en décembre 1808, dans un contexte différent du premier : la population est plus nombreuse (100 000 personnes) du fait des paysans et des soldats réfugiés ici depuis cinq mois. Les Français décident d’isoler complètement la ville de l’extérieur. Protégées par des batteries installées sur les hauteurs, les troupes impériales donnent l’assaut fin janvier à une ville ravagée par une épidémie de typhus. Les sapeurs français ont miné édifices et maisons et les ont fait exploser, mutilant les corps et détruisant tout. Quinze jours plus tard, dans un paysage de ruines, l’artère principale de la ville est atteinte par les Français. La junte demande la capitulation. Les deux sièges ont fait au total 53 813 morts espagnols (dont la moitié de paysans réfugiés dans la ville) et 10 000 prisonniers. Âme de la résistance, deux prêtres sont fusillés et leurs corps jetés dans le fleuve. Le chroniqueur Agustin Alcide conclut : « La belle Saragosse n’était plus qu’un vaste cimetière, ses rues et ses places n’offraient plus que des cadavres, des os, des spectres ambulants, des cris et des gémissements nés de la faim et du désespoir ; parce qu’au vu du résultat de tant de sacrifices, le joug de l’esclavage devenait plus dur et plus pesant. »

Mais les sacrifices des Saragossais ne restèrent pas vains. Non seulement leur résistance retarda l’avancée adverse et permit à une grande armée de coalition de se constituer et de battre les Français près de Saragosse en mai 1809, mais le récit de la lutte à mort de Saragosse se constitua en symbole de la résistance populaire contre les troupes impériales.

À deux reprises, Napoléon essaie, en vain, de reconquérir le Portugal ; la population et les armées portugaises, aidées par les Anglais, pratiquent une politique de la terre brûlée. Dans chaque camp, que ce soit au Portugal ou en Espagne, des atrocités sont commises : saccages de maisons et de couvents, viols, agressions et traitements inhumains.

Les troupes françaises sont défaites à Salamanque le 22 juillet 1812 par une coalition anglo-espagnole-portugaise, et Madrid est reconquise le 11 août 1812. La dernière région libérée pendant cette guerre d’indépendance espagnole est la Catalogne. La guerre de guérilla d’une grande partie de la population a progressivement décimé l’armée napoléonienne, d’autant plus que la campagne de Russie contraint Napoléon à prélever des troupes en Espagne, ce qui accentue la déroute française.

1812, la campagne de Russie et l’effondrement du système napoléonien

Sur les 650 000 hommes (dont 350 000 Français) que compte approximativement la Grande Armée, 420 000 (dont 200 000 Français environ) traversent le Niémen à l’aube, le 24 juin 1812, avec assurance et inconscience. Cette armée multinationale dite des « Vingt nations » permet d’aligner d’importants effectifs mais présente un point faible qui devient évident lors des premières défaites : seuls les 50 000 soldats du duché de Varsovie soutiennent vraiment Napoléon Ier car ils espèrent une défaite de l’armée russe qui leur permettrait de récupérer leur territoire perdu. Le jour où commence l’invasion, le gouverneur général de Moscou écrit que « la Russie dispose de trois alliés fidèles, son étendue, l’immensité de son territoire et son climat ». Écrit prophétique qui explique la stratégie défensive du tsar Alexandre Ier, refusant le combat, faisant reculer en ordre parfait ses troupes et laissant les troupes françaises s’enfoncer dans l’immensité russe. Le 7 septembre commence la bataille de Borodino (la Moskova pour les Français) évoquée magistralement par Tolstoï dans Guerre et Paix, terrible par le nombre de morts (45 000) et les très nombreux blessés.

Le 14 septembre, Napoléon, avec 130 000 soldats – 200 000 ont déjà disparu dans les combats du fait des privations (le pain et le fourrage manquent cruellement) et des maladies, ou encore des désertions – fait son entrée dans une Moscou vide, abandonnée par ses habitants et incendiée la nuit même sur ordre du tsar. Chef d’escadron, Eugène Labaume a produit dès 1816 un récit de la campagne de 1812 où il relate le comportement des soldats de la Grande Armée à leur arrivée dans la capitale économique de l’empire russe : « Comment dépeindre le mouvement tumultueux qui s’éleva lorsque le pillage fut toléré dans toute l’étendue de cette ville immense ? Les soldats, les vivandiers, les forçats et les prostituées, courant les rues, pénétraient dans les palais déserts et en arrachaient tout ce qui pouvait flatter leur cupidité. Les uns se couvraient d’étoffes d’or et de soie ; d’autres mettaient sur leurs épaules, sans choix ni discernement, les fourrures les plus estimées ; beaucoup se couvraient de pelisses de femmes et d’enfants et les galériens mêmes cachèrent leurs haillons sous des habits de cour ! Le reste, allant en foule dans les caves, enfonçait les portes, et après s’être enivré des vins les plus précieux, emportait d’un pas chancelant son immense butin53. »

Mais les lendemains furent moins jouissifs et marquèrent durablement les corps et les cœurs. La retraite de Russie est décrite dans les vers célèbres des Châtiments de Victor Hugo, autrefois récités dans toutes les écoles :

Il neigeait. On était vaincu par sa conquête.

Pour la première fois l’aigle baissait la tête.

Sombres jours ! L’empereur revenait lentement

Laissant derrière lui brûler Moscou fumant.

Il neigeait. L’âpre hiver fondait en avalanche.

Après la plaine blanche une autre plaine blanche.

On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau.

L’armée russe s’est positionnée vers la Berezina, un affluent du Dniepr à l’ouest du pays, en Biélorussie. Le 23 novembre, l’armée napoléonienne – ce qu’il en reste – arrive vers la rivière (qui charrie déjà des glaces) et réussit en partie à passer de l’autre côté. Plus de 30 000 personnes – traînards de l’armée, blessés, les civils et leurs familles, hommes, femmes, enfants – cheminant derrière les troupes dans le froid et la neige qui tombe drue sont rattrapés par l’armée russe. Le canon tonne et le combat s’engage aussi sur la rive droite, meurtrier et inégal, entre les 67 000 Russes et les 20 000 soldats déployés par Napoléon. Les pertes sont lourdes des deux côtés, comme le constate le soldat Jean-Marc Bussy du 3régiment suisse : « Nos rangs s’éclaircissent. On n’ose plus regarder à droite et à gauche, par crainte de ne plus voir son ami, son camarade. Nos rangs se resserrent, notre ligne se raccourcit et le courage redouble. Nos blessés s’entraident […]. Horrible carnage ! Pour arriver devant nos ponts, il faut qu’ils nous passent dessus, qu’ils nous écrasent tous jusqu’au dernier ! Et nous crions “Vive l’Empereur”. On ne sent pas le froid54. »

Certains ont parlé de victoire française dans la mesure où Napoléon et son état-major, ses maréchaux, ses généraux (à une exception près), sa garde, 2 000 officiers et 7 000 soldats ont pu échapper aux armées russes qui les avaient pris en tenaille. Mais c’est sans compter les 13 000 morts et blessés de la Grande Armée (15 000 chez les Russes), sans compter également les innombrables pertes civiles.

Ce qu’il reste de la Grande Armée tente de rejoindre Vilnius dans un froid intense (de –30 à –40°C), avec un vent « coupant comme un rasoir » les articulations des pieds et des mains. Un témoin britannique rapporte l’état des troupes françaises dans cette retraite : « La route de Vilna était jonchée de morts et de mourants pour qui le plus grand acte de charité qu’on pût leur faire, suppliaient-ils, avant la perte de leur vie, était de coucher les cadavres de leurs camarades sur leur chair vivant, au plus près des parties gelées, la suppuration ainsi provoquée leur procurant un peu de chaleur55. »

Vilnius, Vilna, fut le tombeau de la Grande Armée. Au total, 200 000 à 250 000 soldats sont morts au combat. Entre 150 000 et 200 000 ont été faits prisonniers et la moitié d’entre eux sont morts pendant la première année de détention ; 50 000 déserteurs se sont cachés en Russie et ont survécu grâce à la population locale. La mémoire traumatique de l’année 1812 est restée dans l’histoire et la langue française a conservé jusqu’à aujourd’hui l’usage du terme Bérézina comme synonyme de déroute et de catastrophe.

Pendant les campagnes contre la 6coalition en 1813-1814, où l’Europe entière se ligue contre la Grande Armée, les maraudeurs, les traînards et les isolés se multiplient à un point tel que Napoléon Ier décide dans une note du 6 septembre 1813 de les décimer – c’est-à-dire de fusiller un homme sur dix parmi ceux qui sont repris. Survivre est pour les soldats « une lutte de chaque jour », une « quête vitale » : l’intendance ne suit plus et, livrés à eux-mêmes, les soldats sont devenus experts pour retrouver les provisions et les biens que les paysans locaux cachent56.

1814, les campagnes de France : l’occupation du territoire

L’armée napoléonienne est poursuivie par les troupes alliées jusqu’au territoire national qui est progressivement occupé. Aux dires mêmes du maréchal Mortier, les habitants « voient des troupes pêle-mêle qui les pillent et les battent et dont la conduite sans frein, leur fait croire que ce ne sont pas les Français qui passent chez eux mais bien les ennemis les plus indisciplinés. Il est cruel de voir maltraiter ainsi ses compatriotes57 ».

Dans un premier temps, les armées alliées ne sont pas forcément mal accueillies, comme le note Pierre Dardenne, un professeur de quarante-six ans, ancien jacobin lettré, dans une lettre à son ami Valence, pharmacien à Saint-Girons, après l’occupation de la ville de Chaumont par les troupes alliées contre l’empereur le 24 janvier 1814 : « Quelques individus avaient manifesté un grand contentement, lors de l’entrée des alliés ; mais la joie de leur cœur s’est changé [sic] en deuil profond, en considérant la honte qui rejaillit sur notre nation et les maux sans nombre qui en sont la suite. Un de ces particuliers qui avait été au devant des soldats ennemis en leur offrant de l’eau de vie et du vin a vu sa maison pillée et sa famille mise à la porte presque nue. La soldatesque ne connaît ni ami, ni ennemi ; elle pille, ravage, tue58. »

Chef-lieu de la Haute-Marne, Chaumont n’a plus de relation avec la capitale et vit repliée sur elle-même. Le courrier ne circule plus dans les régions envahies. Dardenne, qui a été nommé ici en 1811 et qui a le mal du pays, écrit à son ami soixante-quatorze lettres du 19 janvier au 21 avril 1814 – la plupart entre janvier et février, au moment de l’occupation de la ville – pour atténuer son anxiété et briser une certaine solitude.

L’invasion et l’occupation provoquent une douleur morale : l’audition de la musique des Alliés fait naître la souffrance et l’effroi par manque de sommeil et anxiété concernant la situation mais aussi les subsistances : il n’y a pas de marché à Chaumont entre le 15 janvier et le 4 juin 1814. Le pain est cher jusqu’au départ des Alliés (son prix est multiplié par sept), car la farine manque. L’invasion et l’occupation sont également source d’humiliation pour la population : les habitants doivent apporter le foin et l’avoine qu’ils possèdent, y compris « à charge d’homme s’il n’y a pas de voiture dans les magasins militaires établis à Chaumont » ; les véhicules sont réquisitionnés, ce que Dardenne qualifie « d’injustice » et de « tyrannie »59. L’occupation, ce sont aussi de lourdes charges pour nourrir et loger l’occupant : chaque ménage doit héberger huit à dix hommes.

Avec l’occupation, la violence physique est omniprésente : lors de la première invasion, l’artisan Lerouge vient déposer plainte et déclare que les soldats ont tellement maltraité sa femme qu’elle en a été malade pendant trois mois. Le cordonnier Nicolas Simmonot a vu sa femme « maltraitée par des soldats au point qu’elle est estropiée au bras pour le restant de sa vie ». Dans ces deux cas, « maltraitée » signifie violée, mais ce n’est pas dicible par le mari au risque de perdre son honneur. La maison de Pierre Joly voiturier à Chaumont a été démolie par les soldats alliés, entraînant 4 000 francs de pertes. Lui et sa femme décèdent « par suite des mauvais traitements qu’ils ont essuyés de la part des soldats ». Ils laissent deux enfants sans ressources.

Avec l’occupation, les habitants sont dépossédés de l’espace de la ville. Les militaires installent leurs chevaux dans l’église, ce qui choque les fidèles ; deux curés meurent des violences qui leur ont été infligées. Le son du glas sème l’effroi, aussi ne passe-t-on plus les défunts par l’église. Les Russes se sont installés dans le collège et les élèves sont renvoyés chez eux. Les rues sont sales. Par manque de bois de chauffage, le maire fait couper les arbres de la ville. Les officiers réclament des quantités énormes de vivres, d’alcool, de viande et de produits de luxe (sucre, café, champagne, huile d’olive, etc.). En mars, la ville doit nourrir 4 000 officiers alliés. Les dépenses pour le service du gouverneur autrichien sont plus élevées que celles faites pour l’hôpital et les malades, alors qu’une épidémie de typhus s’est propagée, produisant une odeur pestilentielle provenant en particulier de la putréfaction des chevaux morts.

Pour le professeur Dardenne, la campagne de France représente la fin d’un régime autoritaire qu’il rejette. Mais patriote, il est pour la défense « du sol sacré de la patrie ». Sa patrie, c’est là où il vit. Il redoute la défaite mais il est las et espère la paix. À la tête de ses troupes, Napoléon est toujours admiré car il incarne le sentiment national. Pour Dardenne qui, par patriotisme, fait taire ses griefs à l’égard de l’empereur, la figure du despote est atténuée par celle du défenseur de la patrie. Aussi reprend-il espoir le dimanche 27 mars :

Plusieurs détachements de nos chasseurs sont partis également fouiller dans les campagnes, afin de ramasser les traînards de l’armée ennemie ; ils seront bien aidés par nos paysans, je vous l’assure. Vous ne sauriez croire le contentement qu’ils éprouvent, de se voir délivrés des Cosaques et des Autrichiens. Nos rues en sont pleines, et ils manifestent leur joie par tous les signes possibles. Plusieurs portent des pistolets, des sabres ou d’autres armes cachées sous leurs sarrauts bleus. Je me suis glissé dans plusieurs de leurs groupes : les uns faisaient un piteux tableau des maux infinis qu’ils avaient eu à souffrir de la part de cette « canaille » ; c’est leur expression : d’autres racontaient, en riant, les ruses dont ils s’étaient servis pour arracher à la rapacité du cosaque, les bestiaux, les subsistances et les autres objets dont il était si avide. Ici, on se vantait d’avoir laissé pour morts des soldats qui avaient osé insulter des femmes ou des filles ; là on racontait longuement comment, dans les bois de l’Étoile, où un grand nombre de familles de cultivateurs s’étaient réfugiés, les pillards qui y pénétraient n’en sortaient plus ou ne retournaient qu’éreintés60.

Mais la joie est de courte durée. L’espoir s’effondre le 14 avril :

Aujourd’hui est arrivé un courrier porteur du décret du sénat, qui rend Louis XVIII aux vœux de la France ; et cette après-midi un valet de ville, seul avec son tambour, et sans autre cortège qu’une nuée d’enfants, a lu ce décret sur quelques-unes de nos places et dans les carrefours. J’en ai entendu trois fois la lecture, et à chacune les enfants et d’autres personnes interrompaient le hérault en criant : Ne l’écoutez pas ! Ne l’écoutez pas ! Vive l’empereur ! Vive Napoléon ! Les autorités semblaient ne pas s’en mêler et laissaient faire. Les citoyens, rentrés dans leurs maisons, sont dans la stupeur ou dans l’indifférence. Pas une cocarde blanche, pas un seul vive Louis XVIII61.

Fin de partie et, pour Dardenne, dernière lettre connue : « Elle est donc finie, cette tragédie sanglante que l’Europe entière et ses plus grands souverains sont venus jeter sur notre sol patriotique, abreuvé, non sans quelques gloire, du précieux sang de nos défenseurs, de nos frères62 ! »

La fin véritable survient quatre jours après le 18 juin 1815 – la défaite de Waterloo et ses 10 000 morts – avec l’abdication définitive de Napoléon Ier. Au total, les pertes des guerres de la Révolution entre 1792 et 1802 sont estimées à 1,2 million d’hommes. Celles des guerres napoléoniennes sont estimées à 1,8 million d’hommes et de femmes : 371 000 soldats français tués au combat, auxquels s’ajoutent les 65 000 Alliés, surtout des Polonais ; 800 000 autres sont morts de maladie, de froid et de faim auxquels s’ajoutent quelque 600 000 civils. Les Alliés coalisés contre la France ont perdu environ 1,5 million de soldats et civils.

En 1815, l’ambivalence de la figure de l’empereur est déjà forgée – « ogre corse » qui dévore ses enfants – tout comme celle des soldats – « sanguinaire » pour les uns, « libérateur des peuples » et incarnation de la nation pour les autres ; elles font se télescoper légende dorée et légende noire. Mais la répression des révolutionnaires par les ultras de la Restauration ainsi que le sort épouvantable fait aux soldats de la Grande Armée conforte la cristallisation et la diffusion d’un bonapartisme populaire qui stimule les rumeurs sur un éventuel retour. Alors qu’en Allemagne un catéchisme antifrançais et antinapoléonien stimule le sentiment national, des objets matériels et immatériels (images d’Épinal, bibelots divers, almanachs, chansons) diffusent la figure d’un Bonaparte homme du peuple et de la Révolution. La chasse aux « fédérés des Cent-Jours » par les royalistes triomphants pendant la Terreur blanche de l’été 1815, lors de la Seconde Restauration, va conforter cette représentation.

CHAPITRE 6

LE RÉSISTIBLE RETOUR DU PASSÉ (1814-1830)

« 3 février 1817. Sedan, fête de Saint-Blaise, patron des drapiers.

Les ouvriers de la fabrique doivent selon l’usage offrir un pain bénit à la messe. Le pain qui était déposé chez les contremaîtres de M. de Neuflize a été orné de ruban aux trois couleurs, surmonté d’une cocarde tricolore, et porté dans cet état dans l’église. Le prêtre qui devait officier a enlevé la cocarde. Monroux, principal acteur de cet acte séditieux, en en craignant les suites s’est rendu chez le prêtre et lui a fait des excuses en ces termes : “notre intention n’était pas mauvaise ; nous savons que nous ne devons pas nous mêler des affaires du gouvernement, mais nous sommes les enfants de la révolution” (souligné par le commissaire de police). Il paraît que l’intention des ouvriers était, après la messe, de se présenter chez le sieur Robert, fabricant, distingué pour son dévouement à la famille royale, et de lui offrir par dérision la cocarde et les rubans bénits. Monroux est arrêté. »

Racontée par Gérard Gayot, cette anecdote montre la persistance du souvenir de la Révolution dans les classes populaires1. Avec la Restauration, les rois reviennent mais cette réapparition ne signifie cependant pas, comme le proclamait Victor Hugo, un « fatal retour du passé2 ».

1. DES FISSURES DANS LA RESTAURATION

La Charte de 1814 interdit « toutes recherches des opinions et des votes émis jusqu’à la Restauration ». Cette politique de l’oubli n’empêche cependant pas que soit publiquement remémorée une certaine version de l’histoire de la Révolution française3. Une série de célébrations religieuses sont organisées à la mémoire de ses martyrs. En 1816, le 21 janvier est déclaré jour de deuil général, obligatoire, ressassement expiatoire du régicide de 1793. Le peuple parisien semble indifférent à ces commémorations de la mort du roi. Abrogé en 1833, l’événement n’est ensuite plus guère commémoré. Certains, une infime minorité, le fêtent a contrario en banquetant ce jour-là, encore aujourd’hui, autour d’une tête de veau.

La célébration des victimes royales entreprise sous la Restauration accompagne un processus d’effacement des traces de la Révolution et de l’Empire. Les symboles révolutionnaires – drapeaux et cocardes tricolores, bonnets phrygiens et arbres de la liberté – sont détruits, comme s’il s’agissait, en brisant les icônes, d’extirper des consciences tout espoir de changement4. Érigés en boucs émissaires, les révolutionnaires régicides sont pour la plupart bannis. Sur les 387 députés ayant voté la mort du roi, 153 sont encore vivants en 1816. Ils sont condamnés à l’exil et nombre d’entre eux se réfugient à Bruxelles. L’expérience de leurs enfants, fils et filles de conventionnels, témoigne – entre oubli, rejet et dévotion filiale – de la difficulté de la transmission5. Porté par les anciens soldats, le souvenir de l’empereur, en revanche, perdure, en particulier dans les communautés rurales.

Dans ses Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand a décrit l’état d’esprit des soldats qui furent contraints de faire une haie d’honneur à Louis XVIII le jour de son retour :

Je ne crois pas que figures humaines aient jamais exprimé quelque chose d’aussi menaçant et d’aussi terrible. Ces grenadiers couverts de blessures, vainqueurs de l’Europe, qui avaient vu tant de milliers de boulets passer sur leurs têtes, qui sentaient le feu et la poudre ; ces mêmes hommes privés de leur capitaine, étaient forcés de saluer un vieux roi, invalide du temps, non de la guerre, surveillés qu’ils étaient par une armée de Russes, d’Autrichiens et de Prussiens dans la capitale envahie de Napoléon6.

Encombrants héritages vivants de l’Empire, des centaines de milliers de soldats sont licenciés par ordonnance le 9 août 1815, en particulier ceux qui ont participé aux Cent-Jours, considérés comme des traîtres7. Retraites anticipées, congés, demi-soldes et abandons ont relégué les survivants de la Grande Armée à un processus de marginalisation sociale. Blessé d’un coup de feu au genou gauche en 1811, Pierre-François Mayeux est renvoyé chez lui sans secours ni indemnité. Vexations, insultes, violences, agressions se multiplient contre ces militaires désargentés et désœuvrés. L’opinion publique les rejette et les assimile parfois à des brigands. Les vétérans de la Grande Armée furent aussi les cibles de la Terreur blanche, surtout dans le Midi.

La Terreur blanche, une « quasi-guerre civile »

La Terreur blanche est un mouvement de réaction violente contre les bonapartistes et les anciens révolutionnaires. Difficilement contenue pendant les Cent-Jours, la haine des royalistes explose à l’annonce de la défaite de Waterloo le 18 juin 1815.

Le Midi voit alors se déployer une « Terreur blanche » menée par des royalistes qui s’organisent en comités et en milices sous des noms divers – les Verdets à Toulouse (du nom de la cocarde verte, couleur du comte d’Artois), les Nervis à Marseille, les Miquelets dans le Roussillon – pour faire la chasse aux partisans (réels ou supposés) de l’empereur. À Marseille, ils massacrent une centaine de mamelouks surnommés les « Égyptiens », ayant appartenu à la Garde impériale. À Avignon, le 1er août 1815, le corps du maréchal Brune, ex-commandant de la place de Toulon, est jeté dans le Rhône après avoir été supplicié. À Nîmes, le peuple urbain, formé majoritairement d’un prolétariat royaliste, s’en prend aux notables protestants et aux troupes bonapartistes qui tentent de résister. Un ouvrier catholique tue en 1815 un ouvrier protestant dont le père avait tué son propre père en 1790 lors d’une bagarre à Nîmes : vengeance privée, politique et religieuse, entretenue par la mémoire du groupe8. Il en est de même en Vendée où des acquéreurs de biens nationaux sont violemment pris à partie par des royalistes dont certains continuent leurs exactions jusqu’en 1819.

Les nouveaux préfets ne sont pas encore installés dans leurs départements et Louis XVIII tarde à réagir. Il condamne finalement, le 1er septembre, ces « excès du Midi » qualifiés « d’attentat contre nous et contre la France ». Les troubles cessent progressivement.

Après la victoire des proches du comte d’Artois aux élections législatives, une seconde vague de Terreur blanche commence. L’épuration de l’administration concerne plus du quart des fonctionnaires. Environ 70 000 personnes sont arrêtées pour « délit politique » et 6 000 sont condamnées. Cette purge aboutit également à la condamnation de plusieurs généraux de l’Empire, ralliés à Napoléon durant les Cent-Jours, en particulier celle du maréchal Ney, héros de la campagne de Russie. En janvier 1816, la loi contre les régicides condamne au bannissement tous les anciens conventionnels qui avaient voté la mort de Louis XVI, comme Carnot et David.

L’abrogation de la loi sur le divorce fait partie du même processus réactionnaire. Dès décembre 1815, les députés demandent au roi d’abroger les articles du code civil concernant le divorce. Vivement soutenu par les prélats qui siègent à la Chambre, le projet est immédiatement adopté. Remaniée, la loi est proposée au vote le 23 avril 1816 :

Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, voulant rendre au mariage toute sa dignité, dans l’intérêt de la religion, des mœurs, de la monarchie et des familles et prenant en considération le vœu qui nous a été adressé par les Chambres, Nous avons ordonné ce qui suit :

1. Le divorce est aboli.

2. Toutes demandes et instances en divorces sont converties en demandes de séparation de corps […].

3. Tous actes faits pour parvenir au divorce par consentement mutuel sont annulés.

Onze pairs sur 110, onze députés sur 236 ne votent pas ce texte, première forme de résistance parlementaire. Le divorce est supprimé jusqu’en 1884.

La survivance des résistances populaires

« Une fermière de Tressin, la Veuve Moutier de nom, fit un marché le 26 de ce mois avec le Sieur Augustin Harnou d’Orchies et convint de lui fournir, quand il viendrait avec son chariot et ses chevaux, vingt-quatre sacs de froment ; Harnou s’est présenté le 27 et, commençant son chargement, fut injurié par plusieurs femmes réunies spontanément autour de sa voiture ; les ayant haranguées à sa manière pour les rendre plus câlines, une d’elles se mit à frapper sur un chaudron, ce qui augmenta la réunion et dès lors, une grêle de pierres, de mottes de terre, de boue, succéda aux imprécations ; forcé à la retraite Harnou rentre dans la ferme, réclame la présence de la fermière qui y accédant se présenta aux femmes rassemblées avec sa fille ; le tumulte redouble, on injurie la V Moutier, on l’accuse de participer à l’intention d’Harnou d’affamer le village, on se porte à des violences, on lui jette de la boue, on frappe à sang coulant, sa fille à la tête avec un sabot dont s’était armée une des insurgées – puis on monte sur la voiture, à l’envie, et l’on précipite les sacs de froment qui y avaient été chargés. »

Mars 1816, près d’Orchies, dans le Nord9.

L’origine de la « dernière grande crise frumentaire du monde occidental » (John Post) est climatique : après une éruption volcanique en Indonésie, une période de refroidissement s’abat sur l’Europe. À la suite d’une mauvaise récolte due à une très forte pluviosité dans l’été 1816, le prix du froment s’envole et des émeutes de grande ampleur secouent les campagnes en 1816-181710. Le 2 juin 1817, à Saint-Dizier et à Perthes (Haute-Marne), se forme un attroupement de 400 à 500 femmes « dans le dessein d’empêcher la circulation de 20 voitures de grains destinés au marché de Joinville ». D’autres femmes manifestent contre un boulanger de Saint-Dizier qui devait recevoir des grains stockés dans la cour d’une auberge. Un particulier de Perthes est assailli par un groupe de femmes et contraint de céder le blé au prix maximum de 8 à 10 francs11. Dans la plupart des cas, les émeutières et émeutiers entendent se distinguer des voleurs de grand chemin : ils paient le grain au prix qui leur paraît juste, forme d’économie morale.

Les révoltes se concentrent dans le nord-ouest et l’ouest de la France mais éclatent aussi dans le centre et le nord du pays. À l’Est, l’Aube et la Saône-et-Loire sont les seuls départements touchés. Ces révoltes ont pour principale fonction d’assurer l’approvisionnement du groupe à un prix « juste ». Les communautés ont des droits et revendiquent la nécessité de les faire respecter si le pouvoir ne le fait pas. Des cultivateurs et des marchands soupçonnés de spéculation voient ainsi leurs greniers et leurs chariots visités. La foule ne considère pas ce type d’actions comme des gestes d’illégalité : c’est une forme de justice redistributive. Les rapports rédigés par les autorités mentionnent toujours la présence de nombreuses femmes, pourvoyeuses de nourriture, le verbe haut, déclencheur de violence : les rôles féminins sont ainsi gravés dans le marbre de l’historiographie et assimilés à une vocation « naturelle ». On ajoute souvent qu’étant moins susceptibles d’être réprimées, elles étaient mises en avant pour protéger les hommes. En réalité, c’étaient plutôt elles qui assumaient les fonctions viriles de la protestation, une détermination qui pouvait entraîner les hommes à leur suite12.

En 1816, à Amiens, Rose Damervalle, ouvrière dans une filature mécanique assigne son patron en conciliation devant les prud’hommes. Parce qu’elle a refusé de nettoyer sa machine en fin de semaine, son patron refuse de la payer et de lui rendre son livret. Après que le patron a repoussé la proposition de l’ouvrière de travailler encore une semaine pour respecter le délai de congé, l’affaire passe en jugement. Le patron est condamné pour avoir empêché l’ouvrière de travailler en ne lui rendant pas son livret et parce qu’il n’a pas pu prouver que le nettoyage du métier était un usage obligatoire. Les prud’hommes décident en fonction des usages et des conventions coutumières, qui font ainsi jurisprudence.

En 1819, le conseil municipal d’Auby, dans le Nord, s’oppose à deux propriétaires qui prétendent s’emparer d’arbres riverains de leurs terres : « Si ce droit avait existé au temps de la féodalité, au temps des seigneurs, le conseil l’ignore. Mais la Révolution qui a écrasé la tête de ce monstre n’a sans doute point laissé subsister cet abus qu’il aurait enfanté13. »

Ces trois cas de résistance sont très différents, mais ils témoignent chacun à leur façon de la pérennité d’une opposition larvée dans les milieux populaires, de l’existence d’une mémoire souterraine de la Révolution. Les principes révolutionnaires – le droit naturel, la liberté et l’égalité – ont été incorporés par des subalternes qui ont la volonté de préserver et de transmettre ces acquis.

Chansonniers et processions

« À cette époque tout concourait à exciter et à entretenir notre ardeur poétique. C’était en 1818, alors que s’établissaient dans plusieurs quartiers de Paris des Sociétés chantantes autrement dit des goguettes. Elles fonctionnaient librement, sans autre autorisation que celle tacite du commissaire de police… Ce qu’il y a de positif, c’est que la plus grande indépendance était laissée à ces réunions, toutes composées d’ouvriers : on chantait et l’on déclamait là toutes sortes de poésies, sérieuses ou critiques ; parmi ces dernières, les attaques contre le gouvernement et l’Église ne manquaient pas. Les couplets patriotiques de Béranger y étaient accueillis avec enthousiasme14. »

Sous la Restauration, la contestation politique est dans un premier temps incarnée par les chansonniers. L’un des plus connus est Béranger (1780-1857) qui se produit au Caveau moderne, où se retrouvent chaque semaine des chansonniers parisiens. Béranger utilise la chanson comme une arme politique. En 1814, dans La Censure, il chante la liberté d’expression. Avec sa Requête présentée par les chiens de qualité, il critique la Restauration. Dans Les Révérends Pères, en 1819, c’est aux jésuites qu’il s’en prend. Après la publication d’un second recueil de chansons en 1821, il est condamné à trois mois de prison pour des chants considérés comme antireligieux, ce qui assure sa popularité. Il continue d’attaquer la royauté avec Nabuchodonosor en 1823, et, en 1825, Le Sacre de Charles le Simple, dans lequel il ridiculise le couronnement de Charles X :

Français, que Reims a réunis,

Criez : Montjoie et Saint-Denis !

On a refait la sainte ampoule,

Et, comme au temps de nos aïeux,

Des passereaux lâchés en foule

Dans l’église volent joyeux15.

D’un joug brisé ces vains présages

Font sourire sa majesté.

Le peuple s’écrie : Oiseaux, plus que nous soyez sages ;

Gardez bien, gardez bien votre liberté, (bis) […]

 

Aux pieds de prélats cousus d’or

Charles dit son confiteor.

On l’habille, on le baise, on l’huile

Puis au bruit des hymnes sacrés

Il met la main sur l’Évangile

Son confesseur lui dit : « Jurez.

Rome, que l’article concerne16

Relève d’un serment prêté. »

Le peuple s’écrie : Oiseaux, voilà comme on gouverne ;

Gardez bien, gardez bien votre liberté.

La condamnation de Béranger en décembre 1828 déclenche une agitation des étudiants qui se cotisent pour payer son amende17.

La sociabilité ouvrière s’exprime dans le quartier par les liens de voisinage, et dans les lieux de rencontre et de loisirs comme les cafés, les cabarets et surtout les goguettes nées au début de la Restauration où l’on boit, où l’on discute parfois de politique, où l’on déclame des poèmes et où l’on chante des chansons à boire, égrillardes, et des chansons plus ou moins hostiles au gouvernement. Le préfet de police comptabilise quarante-trois sociétés chantantes dans ces goguettes situées dans les quartiers ouvriers au centre et à l’est de Paris ; il les redoute car « elles ne peuvent qu’y propager des doctrines pernicieuses et y entretenir les dispositions les plus contraires à l’ordre public18 ».

Aux chants s’ajoute le plaisir de la danse dans les guinguettes situées au-delà des barrières, lieu de promenade du dimanche et du lundi (la « saint lundi » est souvent chômée), mais aussi au cœur de Paris, au faubourg Saint-Antoine ou au faubourg Saint-Marcel.

Une nouvelle forme de protestation naît vers 1820. Des foules énormes se réunissent à Paris pour les enterrements de l’opposition « libérale » : le cercueil est porté à bout de bras et des couronnes civiques sont déposées sur le char funèbre. Des discours, des drapeaux tricolores, plus tard rouges, parfois des cris tels que « Vive la République ! » accompagnent les cortèges. Événement fondateur de ce rite, l’enterrement d’un étudiant en droit tué par la police le 3 juin 1820 est suivi par 6 000 jeunes, étudiants et commis. On y crie « Vive la Charte ! ». Un discours politique d’éloge est prononcé devant sa tombe et une souscription nationale est ouverte pour construire un tombeau mausolée. Mais c’est l’enterrement du général Foy – ancien officier républicain devenu député – en novembre 1825, suivi par près de 100 000 personnes massées sur le parcours du domicile au cimetière, qui ancre ce rituel d’opposition dans la tradition19. Dix-huit enterrements d’opposants ont été recensés entre 1820 et 183020. Les signes de deuil – crêpe noir et têtes découvertes, drapeau noir parfois – donnent une cohérence au cortège. Les boutiques et les ateliers ferment ; des ovations révolutionnaires transforment l’espace parisien et en modifient le paysage sonore. Une forme d’anticléricalisme se développe lors de ces funérailles avec un certain transfert de sacralité : les couronnes civiques, les palmes, les insignes sont partagés et conservés comme des reliques.

Ces répertoires d’action démocratiques qui rassemblent « inclus » et « exclus » de la représentation politique permettent aux sans-voix de prendre la parole. On occupe l’espace de la rue, on lance des pétitions collectives envoyées aux assemblées avec des campagnes d’interpellation en 1818-1820, comme pendant la Révolution, ou encore des souscriptions, par exemple pour « la cause des Grecs21 ». Entre 1825 et 1834, après les sièges de la ville grecque de Missolonghi par les Ottomans, la mobilisation philhellène démontre la puissance et le rôle des émotions en politique. Cette « souffrance à distance » déclenche les ressorts moraux d’une indignation collective pour une cause à dimension universelle et une conception romantique d’une « diplomatie des peuples » servie par le départ de volontaires. Lors des manifestations culturelles, pourtant sous contrôle comme le théâtre ou les cafés chantants, se manifestent également des formes de résistance et des émotions collectives.

Le théâtre des émotions

Le théâtre est devenu un espace public de débat, voire de « défoulement en accord avec l’ample rhétorique du corps et l’expressionnisme romantique22 ». Bien que le pouvoir ait voulu reprendre le modèle napoléonien de contrôle des théâtres, le régime, malgré sa police, n’a pas été en capacité de maîtriser le développement des salles de spectacle et la demande du public. Les changements intervenus pendant la Révolution ont été bien réels et se sont poursuivis sous l’Empire et la Restauration. Les représentations des textes dramatiques sont perturbées par des publics indociles, y compris populaires. À Aix, un spectateur, un brin méprisant, écrit, en 1818 : « Autrefois les gens du palais, les propriétaires, les négociants, enfin tout ce qu’il y avait de personnes instruites le composaient [le parterre] ; Aujourd’hui, si vous en exceptez une vingtaine d’habitués, on n’y voit le dimanche que des portefaix ou des ouvriers qui la plupart arrivent la tête échauffée par le vin23. »

Des affrontements ont lieu entre différentes parties du public. À Aix encore, le 13 mars 1823, étudiants libéraux et « vétérans de la République » en viennent aux mains avec le peuple royaliste du parterre et se font expulser après avoir été délestés de leurs cannes. À Limoges, quand les ouvriers de la porcelaine vont au théâtre, les « gens du peuple » sont aux deuxièmes et troisièmes loges. En tous lieux, applaudissements nourris, sifflets, interventions du parterre, billets ou autres jetés sur scène, chants entonnés à tue-tête, interprétations politiques des pièces malgré la censure, parfois bris de fauteuils accompagnent les spectacles. Tartuffe de Molière sert par exemple de point d’appui pour dénoncer la cléricalisation de la société et le poids des missionnaires catholiques. On compte quarante et un incidents lors des représentations de Tartuffe dans vingt-trois départements différents24. Le 23 octobre 1819, dès la première à l’Odéon des Vêpres siciliennes de Casimir Delavigne, et dans les représentations qui suivent à Paris et en province (à l’exception du Midi languedocien et provençal), ces vers suscitent l’enthousiasme du parterre :

Se reposant sur vous des soins d’un diadème

Le roi vous a-t-il fait plus roi qu’il n’est lui-même !

D’où vient que son ministre avec impunité

Ose porter les mains sur notre liberté ?

En décembre 1819, le maire de Strasbourg se croit obligé d’interdire aux fonctionnaires de sa ville d’assister aux représentations des Vêpres siciliennes. À l’Odéon, en 1820, quatre vers du premier acte de Mérope de Voltaire sont applaudis frénétiquement et le parterre en exige la répétition :

Un soldat tel que moi peut justement prétendre

À gouverner l’État quand il l’a su défendre.

Le premier qui fut roi, fut un soldat heureux.

Qui sert bien son pays n’a pas besoin d’aïeux.

À partir de septembre 1825, toutes les allusions aux prêtres sont l’occasion de sifflets et de réactions hostiles lors des spectacles donnés au Théâtre français. Un rapport du préfet de police de Paris le reconnaît en 1828 : « Si l’on en juge par les applaudissements scandaleux avec lesquels sont reçues toutes les allusions contraires à la religion et à la royauté, l’opposition libérale paraît encore une fois s’être mise en possession d’y dominer l’opinion publique, par ses violences et par son activité25. »

L’opinion publique, que scrutent attentivement les rapports de police, développe un imaginaire social et politique teinté d’une sensibilité romantique. Des récits de complots ou de conspirations fictives se propagent dans un monde où l’action des individus tend progressivement à se substituer à la Providence26. Les rumeurs forgent un imaginaire pétri d’angoisses. C’est dans ce contexte que « le 15 janvier 1816, sur les deux heures et demie après midi, un petit laboureur du pays de Gallardon à quatre lieues de Chartres, nommé Thomas-Ignace Martin (âgé de trente-trois ans et père de quatre enfants) était dans son champ occupé à étendre son fumier en pays plat et terrain uni ; quand, sans avoir vu arriver personne, se présente devant lui un homme de cinq pieds un ou deux pouces, mince de corps, le visage effilé, délicat et très blanc ; vêtu d’une lévite ou redingote de couleur blonde, totalement fermée et pendante jusqu’aux pieds, ayant des souliers attachés avec des cordons, et sur sa tête un chapeau rond haut-de-forme. Cet homme dit à Martin : “il faut que vous alliez trouver le roi, que vous lui disiez que sa personne est en danger ainsi que celle des Princes ; de mauvaises gens tentent encore de renverser le gouvernement ; que plusieurs écrits ou lettres ont déjà circulé dans quelques provinces de ses États à ce sujet ; qu’il faut qu’il fasse faire une police exacte et générale dans tous ses États et dans la capitale”27 ». Le curé puis l’évêque sont mis au courant ; ce dernier prévient le ministre de la Police qui prévient le préfet de l’Eure. Martin est convoqué à la préfecture. Le 7 mars, il part à Paris rencontrer le ministre de la Police qui, après plusieurs entrevues, le fait conduire à l’hospice de Charenton pour être examiné par des médecins aliénistes ; il y reste trois semaines. Le mardi 2 avril 1816, il est conduit devant le roi avec lequel il a une entrevue de quarante-cinq minutes (le roi est en pleurs mais on ne sait pas ce que Martin lui a dit) et il est renvoyé dans ses foyers. Tout le monde croit à une apparition de l’Archange Raphaël qui « a reçu tout pouvoir de Dieu pour frapper la France de toutes les plaies ». Les relations immédiates de cette affaire sont entravées par la police qui interdit la diffusion de toute publication sur l’affaire jusqu’à la chute des Bourbons.

Pour l’historien Philippe Boutry, le délire de Martin n’a d’autre mission que de remettre chacun à sa place selon l’ordre monarchique anéanti par la Révolution :

Je ne le crois pourtant ni simulateur ni imposteur. Il exprime ses assurances et les terreurs mêlées des nostalgiques de l’Ancien Régime. Il a senti la culpabilité du roi, le malheur passé et prochain de la dynastie des Bourbons. Les Montmorency, seigneurs du lieu, ont sans doute été le canal de cette perception, de cette intuition ; le discours de l’Archange s’est sans doute nourri des discours des Chevaliers de la Foi (des ultras) et des rêveries vengeresses et mélancoliques des châtelains du cru. L’enfant du laboureur de Gallardon n’a assumé ni l’égalité des conditions ni la liberté des opinions. L’Archange restaurateur de la religion et de l’État est le rempart de son trouble. Le péché de la dynastie est la cause des maux présents28.

Après la mort de Napoléon à Sainte-Hélène en 1821, la rumeur court que l’empereur va revenir à la tête d’un bataillon de Turcs, d’Espagnols ou de Grecs. Plusieurs lettres en faveur de Napoléon sont saisies après une série d’incendies, dans le Nord et le Centre, qui provoquent « peur, inquiétude, panique, angoisse, anxiété, frayeur, épouvante, effroi, terreur même » : les mots qu’emploient les autorités pour décrire l’état d’esprit de la population disent l’importance du phénomène29.

À plusieurs reprises – en 1814-1815, en 1819, puis à nouveau en 1830 –, des bruits alarmants annoncent le rétablissement des droits féodaux et la remise en cause des biens nationaux. Le roi, dit-on, est mort dans un attentat. Conspirateurs et sociétés secrètes sont aussi sur toutes les lèvres. Sous la Restauration, l’exemple emblématique est celui de la charbonnerie, une société secrète qui a pu compter près de 30 000 membres30.

Un premier complot naît à Grenoble vers 1818, autour d’un militaire gradé associé à une société secrète, l’Union, société libérale et constitutionnelle. Il existe par ailleurs dans cette ville une société bonapartiste et une autre qui suit Buonarroti, révolutionnaire professionnel européen, partisan du communisme et ami de Babeuf. Le général est muté d’office et le complot échoue. Parallèlement, la jeunesse étudiante manifeste : en 1819 à la faculté de médecine de Montpellier contre le « désherbage » des livres mal pensants et, en juin 1820, à Paris31. Lors des troubles, un étudiant en droit, Nicolas Lallemand, est tué par un soldat. Ses camarades veulent le venger. C’est le signe de la naissance d’une force politique dans une fraction de la jeunesse. Autour du professeur Victor Cousin, un groupe de ses élèves forme une compagnie de quatre-vingts volontaires armés, commandée par le fils du général Lannes. Ils sont impliqués dans une conspiration qui entendait unir Paris et la province dans un soulèvement généralisé prévu le 15 août 1820, jour de la fête de Napoléon. Ils échouent mais c’est dans ce contexte que naît la charbonnerie française, une société secrète qui parvient à s’implanter sur tout le territoire et dont l’origine est italienne (carbonaro)32. Les spécificités de la branche française sont l’adoption du drapeau tricolore, l’affirmation d’un idéal démocratique, une initiation et un rituel réduits, un catholicisme des origines régénéré autour de l’Évangile et de Jésus-Christ. Les fondateurs sont de jeunes hommes – Bazard (trente-trois ans), Buchez (vingt-six ans) et Flottard (vingt-cinq ans) – qui n’ont pas été partie prenante de la Révolution. Les membres sont militaires, avocats ou étudiants parisiens : ils représentent une élite sociale et culturelle. Dans le roman Le Compagnon du tour de France (1841) de George Sand, l’un des protagonistes, Pierre Huguenin, compagnon menuisier, s’adresse à un carbonaro : « Nous conserverons entre ouvriers notre compagnonnage, malgré ses abus et ses excès, parce que son principe est plus beau que celui de votre charbonnerie. Il tend à rétablir l’égalité parmi nous, tandis que le vôtre tend à maintenir l’inégalité sur terre33. »

La charbonnerie compte certes dans ses rangs le communiste Buonarroti mais elle est aussi par ailleurs financée et aidée par certains industriels fortunés. À Lyon, les 800 carbonari armés appartiennent à une élite qui n’a pas jugé nécessaire de s’adresser aux nombreux ouvriers tisseurs de la ville. Il faudra attendre la révolte des canuts, en 1831, pour que la question sociale se pose de façon incontournable dans le champ politique. Les divers complots de la charbonnerie échouent, les adhérents déçus se tournent vers la presse d’opposition : Le Globe est fondé en 1824 par deux ex-carbonari, Pierre Leroux et Paul-François Dubois. Les libéraux à la Chambre et la presse d’opposition suivent également les « affaires » qui se déroulent aux colonies.

2. RÉSISTANCES DANS LES COLONIES

« Le jour est consacré au travail, c’est la portion du maître ; mais la nuit qui appartient aux esclaves est le temps d’observer les mœurs et les habitudes. Rien ne prouve mieux l’amour de la patrie, que les chants, les instruments, les danses dont les différentes castes d’esclaves ont conservé l’habitude ; l’ardeur qu’ils y mettent, la foule que le bruit d’un tam tam d’une gonge [sic] ou d’un tambourin attire, démontrent assez combien ils se souviennent de leur pays, combien les usages sont contrariés par des mœurs nouvelles […]. Ils portent peu d’attention à leur travail. Ils dorment peu, quelque fatigant qu’ait pu être pour eux le travail du jour, la nuit est employée à leurs plaisirs qui consistent aux chants et aux danses. Cette division du temps fait qu’ils ne donnent au travail de la terre que la force qu’ils n’ont pas épuisée dans les jouissances de la nuit. De là cette lenteur, cette inaptitude au travail, ces punitions si multipliées auxquelles ils s’exposent34. »

Mémoires sur l’île Bourbon, 1820.

Les maîtres exploitent le corps des esclaves, les soumettent à un travail harassant et leur refusent même des rations de nourriture convenables, à telle enseigne que le roi doit légiférer, en 1840, sur la quantité de maïs ou de riz à leur accorder. Le 29 octobre 1832, le planteur Jean-Baptiste de Lescouble note dans son journal qu’il a condamné Théodor et Oscar à recevoir vingt-cinq coups de rotin pour vol d’un cochon qu’ils ont mangé sur place35. Loin cependant des visions misérabilistes, les esclaves ont aussi su conquérir et préserver, dans la trame d’un quotidien tissé de violence et d’exploitation, des espaces de liberté, dont le chant : « Chanter pour oublier, chanter pour être libre, chanter pour ne plus subir l’esclavage. » Le chant permet de maintenir le lien avec la terre des ancêtres qui se noue aussi par les danses rituelles – comme le maloya (danse traditionnelle réunionnaise encore vivace aujourd’hui) – qui se pratiquent dans l’obscurité, la nuit, et qui s’apparentent à des formes de transe. Accompagnées de complaintes mais aussi d’hymnes à la liberté, les danses étaient interdites durant la période esclavagiste, ce qui n’a pas empêché les esclaves de s’y adonner. Antoine-Émile Grimaud peint, dans les années 1840, une Scène de danse figurant deux joueurs de tambour et un xylophoniste36.

Les résistances passent aussi par la justice, de plus en plus saisie par les esclaves pour exiger leurs droits. L’affaire Furcy débute à l’île Bourbon le 2 octobre 1817 et se termine en décembre 1843 par la victoire juridique de cet ancien esclave déclaré libre par la justice37. Furcy est le dernier fils de Madeleine, née près de Chandernagor en Inde, vendue à une religieuse française qui l’emmène en 1772 comme servante à Lorient. Entrant dans un couvent, la religieuse cède l’adolescente, à condition qu’elle soit affranchie, à une famille coloniale, les Routier, qui l’emmène à l’île Bourbon pour s’occuper de la maîtresse de maison enceinte. Madeleine donne ensuite naissance à trois enfants, Maurice, Constance et Furcy. Constance est vendue à l’âge d’un an à un homme blanc qui l’affranchit aussitôt (sans doute son père). Furcy est enregistré comme « enfant naturel », sans père, déclaré le 7 octobre 1786. En 1788, Mme Routier, devenue veuve, affranchit Madeleine avec l’aval des autorités coloniales (mais sans en informer l’intéressée). À la mort de sa maîtresse en 1808, Madeleine s’aperçoit qu’elle est libre et qu’on lui doit dix-neuf ans de gages non payés. L’héritier lui fait signer un engagement où elle abandonne les sommes dues contre l’affranchissement de son fils, engagement non tenu : Madeleine meurt de chagrin huit mois plus tard. En octobre 1817, Furcy décide de quitter son ancien maître en déclarant qu’il est de condition libre et se rend chez une femme libre de couleur chez laquelle il est arrêté.

On connaît ces détails par des sources judiciaires puisque le nouveau procureur sur l’île Bourbon, Boucher, un libéral, s’intéresse au sort de Furcy. Ce dernier dénonce l’injustice faite à sa mère et les mauvais traitements subis de la part de son ancien maître. Mais il croupit en prison et le procureur, trop libéral pour les colons, est muté en Corse. La requête de Furcy est rejetée y compris en appel par la Cour royale de Bourbon avec l’argument qu’à sa naissance, Madeleine était encore esclave et qu’il est donc né esclave. Madeleine, d’origine indienne, était pourtant née libre à Chandernagor. Furcy est renvoyé dans la famille de son maître sur l’île Maurice. Il y reste seize ans. En 1826, il profite de l’arrivée d’une commission d’enquête venue d’Angleterre pour contester son statut d’esclave. Ses patrons doivent alors lui laisser une liberté de mouvement. Il devient un confiseur connu mais il tient à obtenir satisfaction par voie légale. Il se présente en métropole en 1835 pour faire une requête devant la Cour de cassation à Paris. L’arrêt est rendu cinq ans plus tard en 1840. Les héritiers de son ancien maître font appel. En décembre 1843, Furcy est déclaré homme libre depuis sa naissance : il a alors cinquante-six ans. Avec la fin de ce feuilleton judiciaire, on perd sa trace.

Une autre affaire permet de comprendre la complexité des statuts et des relations sociales sur l’île de la Réunion, ainsi que le mouvement qui se développe en faveur de l’affranchissement des esclaves. En 1836, Louis Timagène-Houat (1809-1886) est accusé d’avoir fomenté une révolte d’esclaves et de vouloir instaurer le régime républicain. Fils d’un employé des Ponts et Chaussées et d’une affranchie, il est devenu orphelin très jeune. Avec sa sœur, ils vivent du produit des loyers et du travail des esclaves de leurs parents qui, pour une fois, sont bien traités, nourris, alphabétisés et catéchisés. Il ouvre une école gratuite et leur enseigne aussi la musique. Républicain et partisan de l’abolition de l’esclavage, il souhaite organiser une délégation massive mais pacifique pour demander aux autorités l’affranchissement des esclaves. Mis en prison au secret en septembre 1835, jugé, il est condamné, sans réelle preuve, à la déportation à Madagascar. Le roi ordonne la libération du condamné mais les administrateurs de Bourbon, par arrêté du 20 octobre 1837, lui infligent un bannissement de la colonie pendant sept ans. On le fait partir de nuit, incognito, attaché à fond de cale comme un esclave. Les abolitionnistes sont peu nombreux, à La Réunion comme ailleurs, et leurs opposants ont encore la mainmise sur le pouvoir local. Les maîtres résistent d’autant plus que leurs intérêts économiques et leur position dominante sont en jeu38.

À partir des années 1810, du fait de l’indépendance de Haïti (Saint-Domingue), de la perte de l’île de France devenue anglaise et de l’essor de la consommation de sucre en métropole, l’extension des superficies plantées en canne à sucre s’accompagne d’une entrée massive d’esclaves39. En 1848, on en recense à La Réunion environ 60 à 70 000, dont deux tiers sont « des esclaves du sucre » : 20 000 travaillent sur des plantations où l’on cultive la canne sans la transformer. Les autres vivent dans 294 habitations, domaines avec une usine, qui ont fonctionné entre 1810 et 1848, employant jusqu’à 150 esclaves, même si après la crise sucrière de 1830-1835 (liée notamment à l’interdiction de la traite et à la concurrence de la betterave en métropole), les colons, investissant dans les machines, achètent moins d’esclaves. Ces derniers viennent de Madagascar, des côtes africaines (appelés « cafres », ce sont les plus méprisés) ou de l’Inde.

Les maîtres font travailler ensemble des esclaves de différentes origines qui ne parlent pas la même langue et ne se comprennent pas40. Sur les sites usiniers (moulin, sucrerie, purgerie), l’horloge et la cloche d’établissement remplacent l’ancive (conque marine). La recherche de la productivité et la division du travail conduisent à distinguer entre travaux d’hommes et travaux de femmes. Le travail à l’usine sucrière paraît plus dur encore que celui de la terre. On pousse au rendement dans des conditions de travail déplorables – chaleur, accidents avec les machines à vapeur.

Suite à la loi de 1832 sur l’affranchissement des esclaves à l’île Maurice, les planteurs redoutent une possible contagion. Ils renforcent la surveillance, animés d’un désir de tout voir, de tout contrôler. Face à cette politique, les esclaves réagissent par le traditionnel marronnage, le refus de travail, les vols de cabris, lapins, tortues, poules, riz, café, sucre et sirops revendus à des receleurs. Les planteurs, qui stigmatisent à la fois les élans révolutionnaires des Noirs et leur paresse, ont à leur disposition un arsenal de châtiments corporels : les coups de fouet, les fers (interdits par loi en 1845), l’emprisonnement ou encore, punition la plus redoutée, le « bloc » ou « barre de justice » en bois qui lie chevilles et poignets de l’esclave en position assise. En 1847, des esclaves de l’habitation de Gabriel de Kervéguen portent plainte pour excès de travail, châtiments et brutalités41. Caractéristique du moment, ce recours à la justice montre que les esclaves ont aussi recherché, outre les pratiques illégales, des moyens légaux pour se défendre contre la domination.

Pour faire face au manque de main-d’œuvre, les propriétaires encouragent une forme d’immigration, « l’engagisme ». Juridiquement, ces engagés sont des immigrés « libres » mais dans les faits, leurs conditions de vie et de travail en font des quasi-esclaves. Du fait de l’interdiction de la traite, l’administration coloniale de la monarchie de Juillet essaye d’encourager les immigrés indiens à se rendre à La Réunion. Les 3 000 engagés indiens débarqués à La Réunion doivent être logés et nourris en plus de leur salaire. En pratique, les propriétaires justifient leur refus de les payer en arguant de la faible productivité de ces travailleurs. Les immigrants indiens résistent en s’échappant, en diminuant leur travail ou en organisant des protestations ouvertes ; certains vont même en justice. En 1847, on dénombre 6 508 engagés à La Réunion – Indiens, Chinois, Africains, Créoles. La pratique de l’engagisme annonce, à terme, la fin de l’esclavage42.

L’affaire Bissette, libres de couleur et esclaves en Martinique

Le 13 décembre 1823, trois hommes libres de couleur – Charles-Auguste Cyrille Bissette, Jean-Baptiste Volny et Louis Fabien – sont arrêtés, soupçonnés d’avoir introduit, lu et diffusé en Martinique une brochure sur la situation des gens de couleur libres aux Antilles françaises. Soumis à la Direction de la librairie le 20 octobre 1823, ce texte avait été publié et diffusé en France sans être censuré. On y dénonce le cortège de discriminations subies par les gens de couleur libres :

Ainsi, un homme de couleur ne peut être avocat, notaire, médecin, chirurgien, pharmacien, orfèvre, horloger, charpentier, menuisier, serrurier, maçon, etc., etc., etc. Les injustices et les vexations, dont on les accable, ne se bornent pas à cela : il ne leur est permis que de vendre en détail ce qu’ils achètent en gros ; mesure pleine de prévoyance, qui les empêche de faire d’heureuses spéculations. On a encore porté plus loin le désir de les humilier : on a été jusqu’à faire des lois somptuaires par lesquelles un genre particulier d’habillement leur est prescrit, et des amendes leur sont infligées lorsqu’ils ne s’y conforment pas exactement43.

Aussi nombreux que les Blancs, formant une classe intermédiaire entre eux et les esclaves, les gens de couleur libres ont progressivement acquis un statut et une autonomie au sein de la société antillaise. Maîtres artisans du bâtiment, propriétaires, commerçants… : du fait de leur aisance, ils apparaissent de fait comme des concurrents des « Petits Blancs » des villes. Dans Lettres à un colon, Bissette oppose la classe laborieuse des libres à la « caste privilégiée » des colons « issue de l’écume de la France, des flibustiers, des boucaniers, des va-nu-pieds, des échappés de prison, des hommes flétris par l’opinion ». Il accuse les colons d’avoir livré la Martinique aux Anglais alors que les patriotes ont conservé la Guadeloupe à la mère patrie en 1794. Les libres de couleur, rappelle le pamphlet, se sont battus pour la France à Lodi, Marengo, Austerlitz, Iéna, et continuent pourtant de subir les discriminations les plus graves. Ils sont exclus des fonctions publiques, de toute responsabilité militaire, malgré tous les services rendus à la France ; ils sont également exclus des professions libérales, « honorables », lucratives et même de celle de prêtre. La profession de pharmacien leur est plus spécifiquement interdite car elle pourrait leur permettre d’avoir accès à des potions susceptibles d’empoisonner les colons et leur bétail. Le pamphlet de 1823 est donc le prétexte idéal, pour les colons et les notables de l’île, pour « décapiter la classe intermédiaire de son élite »44.

Attribué à Cyrille Bissette, le texte loue la justice et l’égalité de la Charte de 1814 tout en accusant le système colonial de maintenir les Noirs aux colonies dans une condition d’inégalité et dans un état d’exception. Charles Bissette, le père de Cyrille, était maître maçon ; propriétaire d’esclaves, il avait épousé une métisse libre, fille naturelle de Joseph Tacher de La Pagerie. Il meurt en 1810 avec des économies qui permettent à sa veuve d’acheter un commerce. L’aîné de ses six enfants, Cyrille, prend sa succession et épouse une mulâtresse libre dont le père était maître forgeron. Propriétaire, Bissette est un homme d’ordre qui participe en 1822, avec sa milice de couleur, à la répression d’une révolte d’esclaves. Le 12 janvier 1824, les trois « hommes de couleur libres » – Bissette, Fabien et Volny – sont accusés d’avoir participé à une conspiration visant à « renverser l’ordre civil et politique dans les colonies françaises » et condamnés au bagne à perpétuité accompagné du marquage GAL (galères). Après ce verdict, une campagne d’opinion prend son essor en France, tout particulièrement à la Chambre, orchestrée par les libéraux (Chateaubriand, Périer, Constant, le duc de Broglie), qui aboutit à un procès en cassation devant la Cour royale de Guadeloupe. Lors d’un nouveau procès, en 1827, Fabien et Volny sont acquittés et Bissette condamné à dix années de bannissement.

Dès août 1789, dans une lettre au gouverneur, un groupe d’esclaves soulignait, à propos des libres de couleur, « la hardiesse qu’ils ont eue de faire un plan de liberté pour eux seuls tandis que nous sommes tous d’une même famille45 ». En septembre 1830, quand la nouvelle des journées révolutionnaires de juillet est connue en Martinique, un groupe brandissant un drapeau tricolore parcourt les rues du quartier La Nouvelle Cité, à Saint-Pierre en, criant « Vive la Liberté, vive l’Égalité, à bas l’esclavage ! ». Deux mois plus tard, fin novembre, l’esclave Auguste est condamné à être fouetté en place publique avec l’écriteau « nègre fouetté pour injures et outrages » : selon le rapport de police, il a été arrêté alors qu’il brandissait un chat mort et criait « Vive la chatte ! ». La scène semble dérisoire, mais il faut savoir qu’en créole « charte » se dit « chatt » : il n’a pas échappé aux autorités que, provocant et ironique, Auguste exprimait ainsi son soutien au nouvel ordre sociopolitique advenu après les Trois Glorieuses46. On entend même chanter en Martinique l’hymne des insurgés de Saint-Domingue qui fait si peur aux colons : « On nous disait Soyez esclaves. Nous avons dit Soyons soldats ! […] Courons à la victoire ! Courons à la victoire ! »

Des années 1830 à février 1848, la période est marquée, aux Antilles comme à La Réunion, par l’influence dominante du modèle abolitionniste britannique. Au cours d’un assez lent processus, le problème de l’abolition de l’esclavage est posé de façon récurrente comme le montre l’abolition de la traite française par la loi du 4 mars 1831, l’égalité juridique et civique des libres de couleur (1833) et les possibilités d’affranchissement facilitées par diverses ordonnances et surtout la loi Mackau (18 juillet 1845). La loi instaure la possibilité du rachat et opère une distinction entre le temps de travail gratuit « dû » au maître et un temps de travail « libre » rémunéré, ce qui modifie sensiblement le rapport esclavagiste. Cette même loi reconnaît un droit au repos et à la justice, le droit de propriété de l’esclave sur les fruits de son travail, et donne une existence juridique à l’ancienne pratique du « jardin nègre ». Le nombre des affranchissements s’accroît fortement en Martinique (26 000 entre 1831 et 1847). Dans la dernière décennie de la société esclavagiste, les libres de couleur investissent des métiers urbains (journaliers, artisans, marins, petits services domestiques) sans que la propriété foncière ne soit bouleversée. Ils ne détiennent que 10 % des propriétés rurales et 13 % des esclaves employés aux cultures. En 1848, le nombre d’esclaves a sensiblement décru tandis que le nombre des libres de couleur a dépassé le nombre des Blancs. Entre régime de l’esclavage et régime de la liberté, les mesures de réformes partielles, pour la plupart directement inspirées du modèle anglais, déstabilisent progressivement le système juridique de l’esclavage.

Composition de la population en Guadeloupe et en Martinique en 1848

Territoires

Population

Nombre d’esclaves

Blancs

Libres de couleur

Guadeloupe

129 778

87 087

9 946

32 745

Martinique

122 691

75 339

9 490

37 862

« Libres et sans fers » : figures et paroles d’esclaves

« Mon maître est très dur, il ne ménage pas les nègres. Il nous dit : travaille pendu de nègre, gueux de nègre… ou bien crève si tu ne veux pas travailler. Si je suis infirme, estropié comme vous voyez, c’est que j’ai été souvent lié de cordes pendant que j’étais jeune encore, que j’ai été enferré, que j’ai chargé de trop lourds fardeaux, que j’ai reçu un coup de bâton sur le genou47. » Âgé de trente ans, Maximin Daga, esclave de Texier Lavalade, propriétaire d’une plantation de caféiers à Trois-Rivières, s’est échappé pour venir porter plainte le 30 novembre 1847 devant le procureur du roi à la cour criminelle de Guadeloupe. Bien sûr, ses paroles ont été transcrites par un greffier, traduites du créole et publiées à Basse-Terre dans La Gazette officielle de la Guadeloupe. Mais il s’est présenté « libre et sans fers », selon l’expression consacrée dans les tribunaux, pour apporter son témoignage et obtenir réparation. Il était peut-être animé du souvenir de sa mère, suicidée alors qu’il était encore enfant. On l’avait trouvée pendue dans sa case, vêtue de blanc comme pour entrer au paradis, avec à ses pieds Maximin, encore tout petit, jouant avec les jambes et les vêtements du corps inanimé. Témoigner contre son maître n’est pas facile et Maximin Daga, avec sa voix « grêle et plaintive », a du mal, ce jour-là, à contenir son émotion. De jeunes témoins (seize et dix ans), esclaves chez le même maître, déposent eux aussi en tremblant. La dureté du maître est connue dans l’île. Ainsi Marie, nièce d’Isaac lui-même esclave de Texier Lavalade, témoigne sur le sort d’Ernest, onze ans, occupé à garder les bestiaux : « Monsieur avait battu Ernest c’était un mardi et qu’il était mort un jeudi… le soir du jour où je l’ai vu battre je me trouvais dans la case de Cécilia. Ernest se plaignait, et Cécilia lui répondait : “comment empêcher M. Texier de te battre ? M. Texier c’est blanc.” » Marie précise : « Il [Texier] s’est servi d’une corde grosse comme trois doigts et pliée en deux, il lui a donné un bon petit brin de coups parce que l’un de ses bœufs avait mangé des patates. […] J’ai vu les loupes sur le corps d’Ernest, son corps était enflé ; il s’est couché dans la savane, il ne pouvait plus marcher. » Selon l’oncle de Marie, Isaac, « Il [Ernest] était trop jeune pour garder seul les bestiaux, il les laissait divaguer ». Lui-même affirme : « Mon Maître me battait souvent et était trop exigeant. J’ai été obligé d’aller marron. » L’esclave tente ainsi de fuir les mauvais traitements.

Tous les esclaves n’ont pas le même comportement. Ainsi Aimée, domestique âgée de vingt-cinq ans, accusée par Cécilia, une autre esclave de Texier, d’avoir eu un enfant de ce dernier, défend son maître lors du procès de décembre 1847 devant la cour criminelle de Guadeloupe, malgré les nombreuses dépositions contraires des autres esclaves et même des propriétaires voisins. La position de domestique à la fois ménagère et amante est fréquente. Dans certains cas, en particulier en fin de vie, le maître se montre reconnaissant et affranchit parfois sa concubine et ses enfants naturels. Mais il peut aussi se montrer très violent, comme en témoigne Charles Saint-Rose, libre de couleur de Trois-Rivières, qui avait une relation sentimentale avec une esclave de Texier : « J’ai eu des habitudes avec Augustine fille de Thisbé ; c’était une vaillante petite négresse ; elle est tombée malade et quelques jours après elle était morte. Avant sa mort j’ai rencontré Thisbé en haut de la lisière du bois : elle m’a raconté que Monsieur Texier avait voulu en faire sa maîtresse, qu’Augustine avait refusé, et qu’alors il l’avait assommée de coups de bâton, qu’elle avait perdu tout son sang48. »

Le comportement de Texier à l’égard de ses esclaves, hommes ou femmes, paraît particulièrement cruel. De 1820, date à laquelle il s’installe sur la plantation, à son procès en décembre 1847, trente-quatre de ses cinquante-huit esclaves sont morts. Cécilia témoigne encore : « C’est César et Hector qui tiraient les morts du cachot et les enterraient, sans cercueils, sans prêtres49. » L’acte d’accusation décrit le cachot de la plantation, dont la clé était confiée à Aimée, sa domestique de confiance : « Un monument de discipline barbare […]. Derrière la maison, sous un hangar, était une caisse de 1 mètre 95 centimètres, large de 1 mètre 15 centimètres, et dont la hauteur est de 1 mètre 8 centimètres, bâtie en madriers de bois blancs à joints carrés ; c’est un cachot ! […] La lumière ne peut pénétrer dans ce tombeau, l’air n’y arrive que par deux petites ouvertures de la dimension d’une main, c’est là que l’on enfermait des êtres humains50. »

Ce cas révèle aussi les limites des dispositions légales visant à l’amélioration de la condition des esclaves, dont l’application demeure incertaine. Une ordonnance du 5 janvier 1840 permet aux magistrats du parquet de contrôler les conditions de vie et de travail sur les habitations. Une autre ordonnance datée du 16 septembre 1841 interdit l’emprisonnement domestique de plus de quinze jours (peu respectée dans les faits, de l’avis même du ministre). En 1844, un rapport de synthèse du ministère de la Marine et des Colonies sur les « résultats du patronage des esclaves dans les colonies françaises » prouve que les magistrats de La Réunion ont été particulièrement attentifs aux conditions d’enfermement des esclaves punis dans des sortes de prisons privées, appelées ici « blocs » (le mot désignait au départ un instrument de discipline et de torture appelé « sabot » ou « bloc », et a ensuite servi à désigner, jusqu’à aujourd’hui dans les commissariats, les lieux d’enfermement)51.

Les visites de contrôle des magistrats, suivies de réprimandes aux propriétaires, ont peut-être fait poindre, chez les esclaves, un espoir dans le droit. Les plaintes contre les maîtres finissent par se multiplier, aux Antilles comme à La Réunion. Les esclaves, enhardis par l’expérience de l’émancipation dans les colonies britanniques proches, montrent leur capacité à agir et à se ménager des espaces d’autonomie et d’initiatives.

3. LA CRISE DE 1827-1830 ET LES « TROIS GLORIEUSES »

Entre 1815 et 1830, l’apparente dépolitisation populaire que l’on perçoit en surface est contredite en profondeur par la vigueur de la sociabilité ouvrière, qui s’institutionnalise à l’époque dans des sociétés de secours mutuel, des « sociétés vraiment fraternelles […] où par une sorte de pacte de famille, des individus d’une même classe s’assurent mutuellement des ressources contre la misère et la vieillesse52 ». C’est particulièrement vrai en cas de décès. Les statuts des compagnonnages et des sociétés de secours mutuels prévoient une assistance obligatoire de leurs membres aux convois funéraires, tradition ultérieurement conservée dans les syndicats et les partis. Le jour des funérailles, on quitte l’habit de travail et la dignité se marque par un strict costume noir53.

Les sociétés de secours mutuel

Faut-il voir dans ces secours mutuels la « version postrévolutionnaire des confréries d’Ancien Régime », comme le pense l’historien William Sewell, ou bien une forme nouvelle de politisation fondée sur l’affirmation de valeurs de dignité et d’entraide ouvrière54 ? Instructif à cet égard, voici le parcours de l’un des principaux chefs ouvriers lyonnais de la période 1825-1857 et l’un des fondateurs du mutuellisme55, Pierre Charnier. Né à Lyon en 1795, il est placé à douze ans comme apprenti chez François Blanc, « l’un des plus riches tisseurs de Lyon » ; son apprentissage est « prospère et joyeux ». Il acquiert son premier métier en 1817 puis monte son atelier en 1818 et emploie deux compagnons. En 1821, il possède cinq métiers Jacquard et fait travailler cinq ouvriers. Il subit la crise de surproduction de 1825-1826 et est obligé de licencier quatre de ses ouvriers. Il retrouve approximativement son niveau d’activité l’année suivante. C’est dans cette période de crise que Charnier, pourtant royaliste et catholique convaincu, commence à méditer sur « la réforme des abus ». Il conçoit alors une association de chefs d’atelier. Si le but avoué de ce « mutuellisme » est de maintenir l’ordre dans l’atelier, le but caché – essentiel – est la résistance contre les fabricants, la lutte contre la bourgeoisie soyeuse. Les tisseurs lyonnais ont suivi avec espoir la révolution de 1830 et ont cru alors à une possible augmentation des tarifs par les fabricants.

De très nombreux organes de secours mutuel se créent ou deviennent plus actifs : en 1822, la Société philanthropique recense à Paris 159 sociétés et 12 604 adhérents ; en 1825, 181 et 16 856 membres – soit 10 à 15 % de la population ouvrière masculine active et sédentaire – ; en 1830, 20156. Pendant la Restauration, les plus jeunes remettent en cause la tradition, le caractère ésotérique et archaïque de certains rites ayant survécu à l’interdiction des corporations en 1791. Ces nouvelles générations fournissent les piliers des sociétés de secours mutuel, formes alternatives et novatrices d’associations. La philanthropie, l’amour de l’humanité et la liberté dans le travail sont les valeurs essentielles défendues dans ces sociétés, valeurs qualifiées « d’éthique démocratique » par Jacques Rougerie. L’année 1848 y ajoutera la fraternité.

Crise économique et agitations sociales

Dès 1825, des sociétés et des comités fleurissent, liés à l’activité électorale (suffrage censitaire) : la société Aide-toi le ciel t’aidera, fondée en 1827 sous le patronage de Guizot par des jeunes gens du Globe, contribue à faire chuter le ministère ultra de Villèle le 19 novembre 1827. Des manifestations de joie éclatent alors dans Paris, dégénérant en émeutes. Ce sont les premières barricades du XIXe siècle, où se retrouvent surtout des jeunes, des étudiants et des ouvriers. La troupe tire, faisant quatre morts parmi les insurgés.

Dans les campagnes, une nouvelle hausse des prix agricoles à partir de 1827, couplée à de mauvaises récoltes ou, inversement, à une surproduction de vin, contribue à accroître le nombre de journaliers au chômage. Les bandes de vagabonds errent dans les campagnes et les incendies de meules ou de granges se multiplient. Les paysans doivent également faire face aux tentatives des autorités pour « moderniser » la France rurale en réduisant les droits communaux et les droits d’usage, ce qui bouleverse les équilibres et les habitudes des sociétés paysannes. La révolte devient plus violente après la modification du code forestier qui interdit la chasse, la pêche, la cueillette, le pâturage et le ramassage du bois. À partir de 1829, dans les vallées pyrénéennes ariégeoises, se répand une rébellion paysanne appelée la « guerre des Demoiselles », ainsi nommée car les paysans apparaissent à l’impromptu déguisés en femmes, revêtus de peaux de mouton, grimés et armés pour s’en prendre aux gardes forestiers, aux gendarmes ou aux charbonniers travaillant dans les forêts au service des maîtres de forges. Des troupes sont envoyées pour arrêter les rebelles mais elles ne parviennent pas à venir à bout de la guérilla. Les ruraux indociles connaissent parfaitement le terrain et sont soutenus par la plupart des habitants. Le mouvement atteint son paroxysme au printemps 1830. Né d’abord comme une résistance forestière à l’État, il prend ensuite une orientation antihiérarchique plus large contre les maîtres de forges et les châtelains.

Une certaine agitation gagne aussi les villes et les fabriques, liée à la hausse du prix du pain, aux octrois et aux commis des contributions, à la baisse des salaires et au chômage. À Saint-Quentin, le sous-préfet signale l’influence d’un modèle venu des ouvriers anglais qui incite « à faire des pétitions, à se réunir pour exiger une augmentation du prix du travail, à signer des compromis par lesquels les ouvriers consentent à supporter une retenue sur leurs salaires pour indemniser ceux qui seraient malades ou victimes de leur dévouement lorsqu’il s’agirait d’élever des prétentions contre les maîtres57 ». Les répertoires d’action sont proches ici de ceux du mutuellisme lyonnais qui s’organise au même moment.

En septembre 1826, à Rouen, un millier de filateurs en grève, loin de faire des compromis sur la baisse des salaires, radicalisent leur action : des bâtiments sont incendiés, la troupe intervient après la mort d’un gendarme. S’ensuivent une condamnation à mort et plusieurs peines de travaux forcés. Dans l’industrie lainière du Midi languedocien et toulousain, les résistances ouvrières se multiplient face à l’introduction d’une machine surnommée « la grande tondeuse ». En 1827, un rapport indique que 8 000 travailleurs ont été remplacés par 800 tondeuses conduites par 1 600 ouvriers58. En décembre 1828, poussés par la crise, les ouvriers de Carcassonne rendent les machines responsables de leur situation et les détruisent. À partir de 1829, les conflits sociaux deviennent plus directement politiques : à Cholet, en mai, des manifestants contre la cherté du pain sortent le drapeau tricolore et lancent des propos hostiles au roi ; à Saint-Germain-en-Laye, le soir de la nomination du ministère Polignac le 8 août, de jeunes ouvriers crient des slogans en faveur de la république et de Napoléon II à la fin d’une rencontre festive.

Le 18 mars 1830, en écho à l’agitation sociale, 221 parlementaires lancent une Adresse au roi pour lui rappeler les principes de la Charte constitutionnelle bafouée depuis la nomination du ministère Polignac. Traités de factieux et de rebelles par la presse royaliste, les députés signataires sont félicités en province par des délégations populaires accompagnées des harmonies de la Garde nationale ou des sérénades de musiciens amateurs.

Outre les formes conventionnelles de la participation politique (débats parlementaires ou campagnes électorales) et les répertoires traditionnels des protestations populaires (charivaris, carnavals, émeutes antifiscales, révoltes frumentaires), s’invente ainsi tout un registre de mobilisations pacifiques. Les « cavalcades », rituel manifestant spécifique à 1830, mêlent aux cortèges des hommes, des chevaux d’apparat. Le 9 mai 1830, la calèche du député de l’Eure Dupont est encadrée à Bernay de fiers destriers blancs : « Une foule immense de personnes de toutes classes s’était portée à la rencontre du député et l’on remarquait à toutes les fenêtres des dames revêtues de la parure la plus élégante ; un banquet avait été disposé sous une vaste tente au milieu d’un verger », relate Le National du 20 mai. Des cavalcades sont aussi signalées à Reims, Caen, Pont-Audemer, Villeneuve d’Agen, Narbonne, Tournon, Annonay ou Angers. Elles représentent de fait un affront au roi et à ses proches, auxquels était de longue date réservé ce genre de parade pour leur entrée en ville. Rendre aux députés de la nation des honneurs princiers, c’est affirmer en acte un transfert de souveraineté.

Les banquets

Les libéraux inaugurent une autre forme de protestation en lançant une grande campagne de banquets voués à la défense des libertés publiques et constitutionnelles. En Dauphiné, dès 1828, un banquet célèbre le quarantième anniversaire de la réunion de Vizille, qui avait, en 1788, réclamé la réunion des États généraux ; un autre a lieu en 1829 en Alsace, où est invité Benjamin Constant, tandis que La Fayette se rend au banquet des Auvergnats : ces deux personnages historiques sont les mentors de la jeune génération libérale. Le 1er avril 1830, un banquet est organisé au restaurant parisien des Vendanges de Bourgogne pour soutenir les députés de Paris ayant voté l’Adresse des 221. L’initiative rencontre un succès immédiat ; la liste de souscription est remplie en huit jours bien que l’on demande 20 francs par personne, ce qui représente plus d’une semaine du salaire d’un ouvrier – une somme dont seule peut s’acquitter une minorité fortunée appartenant au corps électoral censitaire. On doit dresser une tente dans les jardins de l’établissement pour accueillir les 750 convives qui participèrent à cette fête civique. Les formules lancées pour le toast final sont longuement discutées au préalable par les organisateurs : « Au concours des trois pouvoirs ! Au roi constitutionnel, à la Chambre des députés, à la Chambre des pairs ! » Banqueter en période de Carême, a fortiori sans porter de toast à la santé du roi et de sa famille ni à l’avenir de la monarchie, est considéré comme une grave entorse à l’ordre monarchique et religieux. La soirée s’accompagne de plusieurs formes de transgressions symboliques. La salle est ornée de 221 couronnes civiques et de l’inscription « Honneur à nos députés ». Si l’immanquable buste de Charles X trône dans la pièce, il est flanqué de celui de La Fayette. La coexistence symbolique, pourtant, ne dure pas : un des convives s’empare solennellement du buste du roi et le lance par la fenêtre où il va se briser sur le pavé, geste salué par les applaudissements de la foule. De jeunes provinciaux résidant à Paris – étudiants, commis de commerce, clercs d’avoués, etc. – y organisent d’autres banquets en l’honneur de leurs députés, dont les représentants du Nord, de l’Allier, de Lorraine, de Bretagne, d’Auvergne ou du Berry. Ces banquets politiques qui se multiplient renvoient aussi à un imaginaire puissant, celui du repas fraternel et égalitaire et celui du « commun » qui sera au cœur des utopies socialistes59.

La victoire électorale des libéraux, en juillet 1830, s’accompagne à nouveau de nombreuses manifestations civiques et de banquets en Alsace, à Rochefort, Saint-Quentin, Tournus, Villefranche-de-Rouergue, Rodez, Châteauroux, qui rassemblent de cinquante à 300 personnes. Le peuple n’est jamais convié, même si une quête pour les pauvres et une distribution de vivres ont bien lieu (en principe interdites car réservée à la fête du souverain). L’ordre n’a pas été troublé, sauf à Montauban où, comme à Nîmes, il existe un véritable royalisme populaire.

Réceptions, sérénades, cavalcades et banquets permettent ainsi à l’opinion, surtout à la petite et moyenne bourgeoisie urbaine, de prendre la mesure de la crise politique. Ces manifestations pacifiques furent ensuite occultées par les barricades de juillet, les émeutes et les troubles des années suivantes.

Les Trois Glorieuses : Paris, 27, 28, 29 juillet

« Hier vous n’étiez qu’une foule

Vous êtes un peuple aujourd’hui. »

Victor Hugo, 10 août 1830.

Au mépris du résultat des élections, le roi fait publier, le lundi 26 juillet, les ordonnances de Saint-Cloud, aussi appelées ordonnances de Juillet : suspension de la liberté de la presse, rétablissement de la censure, nouvelle dissolution de la Chambre et réduction du nombre des électeurs et des députés, ce « coup d’État royal », annoncé depuis longtemps par la rumeur, met immédiatement la jeunesse dans la rue et mêle étudiants, commis et ouvriers. Le soir même, des pierres sont lancées sur les voitures de Polignac et du ministre de la Marine60.

Le 27 juillet, les journaux Le National (journal d’opposition fondé en janvier 1830), Le Globe et Le Temps paraissent sans autorisation et affichent la protestation des journalistes. La police intervient avec violence pour interrompre les presses et même en détruire certaines. Des ouvriers typographes, des commis de boutiques et des étudiants du Quartier latin se regroupent vers la rue de Richelieu. Les premières barricades sont construites dans l’après-midi autour du Palais-Royal, des pierres sont lancées contre la troupe et les premiers corps tombent. Les victimes – sept ou huit dont une femme – ont été tuées par des tirs à bout portant. Ces morts, brandis à bout de bras par la foule, donnent le signal de l’insurrection, un soulèvement soudain, imprévisible. Alors que les barricades se multiplient dans le centre de Paris, l’opposition libérale reste indécise et ne comprend pas vraiment la situation.

Le 28 juillet, la foule insurgée converge vers l’hôtel de ville. Drapeaux et cocardes tricolores fleurissent alors même que les élites libérales, y compris La Fayette, s’étaient montrées hostiles à la reprise de ces symboles subversifs. Les fleurs de lys sont effacées des monuments. Les bustes de Charles X sont traînés dans la boue61. Des barricades sont construites dans les quartiers populaires de la rive droite et au Quartier latin – 4 055 en tout selon le journal La Sentinelle du peuple.

L’espace des barricades prolifère de signes – drapeaux, cocardes ou bonnets rouges –, de passages à l’acte, de contestation du présent et de préfiguration de l’avenir62. De petits groupes armés se forment sur la base d’affinités régionales (Bretons, Occitans). Les slogans « À bas les Bourbons », « Les fleurs de lys à la lanterne », « Vive le peuple ! » et « Vive la liberté ! » remplacent le « Vive la Charte ! » de la veille. Des soldats de ligne désertent et rejoignent les insurgés. Avec quelques canons, des troupes royales réoccupent l’hôtel de ville, mais, isolées, elles doivent lever le camp dans la soirée.

Le 29 juillet, étudiants et ouvriers convergent en masse vers les casernes pour récupérer des armes : celles du Quartier latin sont investies par les étudiants. L’attaque de la caserne des Suisses est plus difficile : trente-sept insurgés meurent au cours de l’assaut. Le but est d’investir les Tuileries : là se distinguent les polytechniciens, reconnaissables à leur uniforme. Les tableaux représentant la famille royale sont mis à mal, celui sur le sacre de Charles X reçoit quarante-quatre balles, le trône même est réutilisé en y plaçant un cadavre aux cris de « Que désormais on n’y voie plus personne de vivant ! ». Dans le même élan, les attributs royaux – le sceptre et la main de justice – sont brisés. Le même jour, l’archevêché est pillé par une foule de 1 200 hommes et femmes : livres, papiers, objets, vêtements et ornements ecclésiastiques sont saccagés en protestation contre le luxe clérical, l’alliance du trône et de l’autel et le zèle missionnaire63.

Des témoins oculaires rapportent l’anecdote suivante : « On a vu place de Grève deux femmes au premier rang, s’emparer des fusils des soldats tués et tirer sur les troupes royales pendant plus de deux heures. Jamais nation ne s’est battue avec autant de patriotisme64. » Que des femmes portent les armes est là encore considéré comme inhabituel et remarquable, bien que le phénomène soit attesté de longue date. Fusil en mains, l’héroïne du fameux tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple (peint en trois mois à partir de septembre 1830), célèbre à la fois une allégorie de la liberté et un emblème de la révolte, la femme du peuple combattante.

Au terme de ces journées, que la postérité appellera les Trois Glorieuses, on recensa 504 victimes. Leurs noms sont gravés sur la colonne de Juillet, place de la Bastille : artisans et ouvriers qualifiés sont les plus nombreux. Parmi les 1 327 blessés (dont cinquante-deux femmes) distingués par la Commission des récompenses nationales, figurent près d’un millier d’artisans et d’ouvriers qualifiés (par ordre décroissant : charpentiers, menuisiers, ébénistes, maçons, cordonniers, serruriers, joailliers, typographes et tailleurs). Parmi eux, 300 étaient domestiques ou journaliers, quatre-vingt-cinq appartenaient à la bourgeoisie et dix-neuf seulement étaient de très jeunes gens.

Si le peuple insurgé est maître de la capitale, aucune solution politique ne se dessine. Seule émerge la personnalité de La Fayette, qui accepte, à soixante-treize ans, de prendre le commandement de la Garde nationale. Une commission municipale est formée à l’initiative de Guizot, chargée de rétablir l’ordre et la sécurité.

Le 30 juillet, les jeunes réclament le renversement de la monarchie et la proclamation de la république. La province est touchée à son tour : la Garde nationale prend le contrôle de la ville de Rouen et des tensions violentes se manifestent dans le Midi entre catholiques et protestants, à Nîmes en particulier, où est proclamée la loi martiale. Des violences ont également lieu à Nantes, où des affrontements entre les royalistes ultras, qui tiennent la ville, et des ouvriers armés, font des victimes. Deux témoins oculaires, Gabriel Simon et le médecin saint-simonien Ange Guépin, qui rédigèrent sur-le-champ une brochure consacrée à ces événements, écrivent : « Tous sans exception ont montré par leur courage que les Parisiens n’étaient pas les seuls en France qui fussent prêts à mourir pour la liberté65. » Inversement, à Lyon, c’est plutôt la retenue qui l’emporte. Rassemblés place des Terreaux dès le 27 juillet, les Lyonnais commencent à dépaver les rues le 29. Mais les nouvelles arrivées de Paris le 30 juin changent la donne : « Mes amis ! mes chers concitoyens : nous sommes plus heureux qu’à Paris puisqu’aucune goutte de sang n’a été versée ici… Jouissons d’un si beau triomphe, mais n’oublions pas qu’après une victoire la modération est la plus belle des vertus66 », s’exclame le personnage d’une pièce de circonstance jouée au Grand Théâtre de Lyon après les événements.

À Paris, le 30 juin, Charles X, qui a vu s’envoler ses dernières illusions, quitte le château de Saint-Cloud au milieu de la nuit. La voie est libre pour une candidature de Philippe d’Orléans, acceptée par les deux Chambres mais rejetée par une partie du peuple parisien. La Fayette fait acclamer le nouveau souverain sur le balcon de l’hôtel de ville. Un peu partout, à Paris comme en province, de jeunes insurgés détruisent les symboles de la monarchie (statues et monuments commémoratifs abattus, inscriptions effacées) remplacés par le tricolore de la cocarde et des drapeaux.

Les contemporains ont eu le sentiment immédiat d’être dans l’Histoire, qui s’écrit à chaud. Barthélemy et Méry composent en un mois leur ouvrage L’Insurrection qui rencontre un succès immédiat (huit éditions à la fin de l’année). L’année 1830 rejoue 1789 et « renoue avec la chaîne des temps67 » – tel est le point de vue de Louis Blanc qui, dans son Histoire de Dix ans, voit, dans le triomphe temporaire de la bourgeoisie, l’annonce de la révolution sociale qui vient. Les récits rédigés immédiatement après les Trois Glorieuses célèbrent l’unité. Le nouveau roi, Louis-Philippe, reçoit de nombreuses délégations et exalte la liberté, la patrie, le roi citoyen et la Charte. Il invoque la mémoire de la Fête de la Fédération de 1790, Jemmapes et Valmy en 1792, et même la journée des Tuiles de 1788.

La nouvelle dynastie produit une autre lecture de sa révolution : tout en refusant l’égalitarisme, elle proclame la réconciliation entre les classes et adopte massivement l’usage du tricolore. Si la figure de La Fayette, chef de la Garde nationale de 1789 et de 1830, est glorifiée, la violence révolutionnaire, et avec elle, la république, sont condamnées. Dès le 30 juillet 1830, Thiers met en garde : la république, voilà qui peut conduire à « d’affreuses divisions ».

Aux yeux des républicains, Louis-Philippe a trahi le peuple des barricades de juillet. « Avant la classe ouvrière avait un bâillon ; pendant, elle l’a retiré ; après on veut lui remettre son bâillon », lit-on dans Le Journal des ouvriers en 1830. La république sociale, égalitaire et fraternelle n’a pas eu lieu, elle devrait advenir. Comme en 1793, les prolétaires devraient être représentés à la Chambre pour « l’amélioration du sort de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse ». Dès septembre 1830, des émeutes ont lieu à Louviers et Mont-de-Marsan. La prochaine bataille va se mener, en 1831, autour de la question sociale.

TROISIÈME PARTIE

ESPOIRS D’UN MONDE NOUVEAU (1830-1871)

CHAPITRE 7

1831-1848. À LA CONQUÊTE D’UN MONDE NOUVEAU ?

La réponse de l’ouvrier imprimeur Barraud au célèbre article de Girardin sur les « nouveaux barbares » (voir encadré) permet d’introduire ce chapitre sur les insurrections ouvrières, la conquête de l’Algérie et les révoltes rurales dans la séquence historique 1831-1848. L’assimilation des fabricants lyonnais aux planteurs de Saint-Domingue dans le texte de Girardin montre le lien déjà tissé entre domination socio-économique et domination coloniale. La société française est alors très majoritairement rurale ; la mécanisation et la concentration (très progressive) de l’industrie en usines apparaissent aux contemporains comme une transformation d’autant plus surprenante que des prolétaires prennent la parole sur la scène publique.

« Étrennes d’un prolétaire »

De J. F. Barraud, ouvrier imprimeur, à M. Bertin Ainé, rédacteur gérant du Journal des débats, 1832. Réponse – en romain – au célèbre article de Girardin (extraits en italique) du Journal des débats, 8 décembre 18311.

 

La sédition de Lyon a révélé un grave secret, celui de la lutte intestine qui a lieu dans la société entre la classe qui possède et celle qui ne possède pas. Notre société commerciale et industrielle a sa plaie comme toutes les autres sociétés ; cette plaie, ce sont ses ouvriers.

Mais écoutons ce grand prophète, il va nous révéler un secret que les événements de Lyon lui ont fait découvrir : c’est cette guerre intestine de la classe qui n’a rien contre ceux qui, comme lui, possèdent quelque chose ; en mettant ses lunettes sur son respectable nez, il aperçoit dans la société une lèpre dégoutante et un cancer incurable qui doit la dévorer incessamment ; et cette plaie affreuse c’est la classe ouvrière ! […]

 

Point de fabriques sans ouvriers, et avec une population d’ouvriers toujours croissante et toujours nécessiteuse, point de repos pour la société.

Quelques farceurs vous répondraient : Dieu que vous êtes malin M. Bertin ! On sait bien qu’il n’y a point de fabrique sans ouvriers ; mais moi qui ne suis pas farceur, surtout quand on attaque les prolétaires, je vous dirai que ce point de votre sermon est excessivement faux ; car sans être assez savant pour être gérant responsable d’un journal, je ne suis point encore assez ignorant des affaires de mon pays, pour ne pas vous prouver qu’il existe plusieurs fabriques sans ouvriers ; depuis que les économistes ont trouvé un moyen fort ingénieux pour les remplacer par des machines à vapeur. Il est douloureux que cette population toujours croissante, et de plus en plus misérable, trouble votre digestion et vous fasse voir dans votre cauchemar les signes non équivoques d’un cataclysme universel.

 

Chaque fabricant vit dans sa fabrique comme le planteur des colonies au milieu de leurs esclaves, un contre cent ; et la sédition de Lyon est une espèce d’insurrection de Saint-Domingue.

Je me permets de vous donner un démenti formel, les chefs de fabrique ne sont point comme les planteurs des colonies, ceux-là, contre toutes les lois de la nature, ont pris les malheureux qu’ils occupent le droit de vie et de mort, et les souverains d’un monde civilisé (soi-disant) ont jusque-là témoigné de pareilles atrocités ! Honte éternelle aux monstres qui disposent ainsi de la vie des hommes ! un jour viendra où leurs neveux le paieront cher ; car tôt ou tard, les droits de l’homme triompheront partout. Les ouvriers ne sont point des esclaves ; ils ont encore en France le droit de citoyen, et, sans orgueil comme sans prétention, ils se croient aussi libres que ceux qui les occupent ; beaucoup de manufacturiers et de chefs de grands ateliers se regardent au contraire parmi leurs ouvriers comme au milieu de leurs amis ; plusieurs d’entre eux auxquels nous avons soumis votre machiavélique écrit, l’ont repoussé avec une juste indignation, et, serrant notre main desséchée par le travail, nous ont dit : nous vous estimons d’honnêtes gens, et nous méprisons comme un misérable celui qui a eu la lâcheté de vous ravaler au rang des esclaves. Libre à vous Monsieur de vous croire au milieu de vos esclaves lorsque vous présidez vos augustes et savants collaborateurs.

 

Aujourd’hui, les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières.

Monsieur Bertin l’aîné, que vous ai-je donc fait ? Que vous ont fait tous mes confrères les PROLÉTAIRES pour vomir ainsi contre nous des prétentions furibondes, dignes tout au plus de ce bon temps où les grands seigneurs faisaient couper les oreilles à ces marauds de vilains roturiers qui commettaient le crime atroce d’oser passer devant leur noble personne sans se découvrir. Que vous eussiez été à la hauteur de vos tendres ressentiments, si vous fussiez nés dans une telle époque […].

1. LES RÉVOLTES POUR LA LIBERTÉ ET LA RÉPUBLIQUE (1831-1834) 

« Comme des enfants, nous nous contentons de pleurer sur notre sort. Sans pain et sans travail, nous tendons la main vers nos despotes et nous n’en recevons que du mépris. Ne nous reste-t-il aucun souvenir de la Grande Semaine ? (juillet 1830). »

Placard républicain affiché à Lyon,
le 29 juillet 1831.

Un an après la révolution de juillet 1830, les désillusions s’affichent. Quatre mois plus tard éclate la révolte des canuts lyonnais. En baptisant les journées des 21, 22 et 23 novembre 1831 les « Trois Glorieuses prolétariennes », le grand historien des canuts, Fernand Rude, conforte un mythe : cette révolte aurait constitué le premier mouvement de la « classe ouvrière », les chefs d’atelier à sa tête étant définis comme un « quasi-prolétariat »2. La séquence 1830-1834 est à la fois le prolongement des Trois Glorieuses parisiennes et le début d’un nouveau cycle de révoltes sociopolitiques qui court jusqu’en 1871. Un mot en forme le cœur : liberté.

« C’est nous les canuts… » La révolte lyonnaise de 1831

Pour comprendre l’irruption des canuts lyonnais sur la scène publique et politique, il faut commencer par décrire le système productif de la fabrication de la soierie, appelé la Fabrique et organisé sur le modèle de la manufacture dispersée. La production est contrôlée par plusieurs centaines de « marchands faisant fabriquer » (400 environ sur la place lyonnaise en 1831), en fait des négociants, véritables entrepreneurs capitalistes démarchant les clients, fournissant la matière première aux chefs d’atelier (8 000 environ) et récupérant pour les vendre sur un marché international les tissus fabriqués par ces derniers. On appelle canuts les chefs d’atelier, propriétaires d’un à cinq ou six métiers tenus par eux-mêmes, des membres de leur parentèle ou encore par des ouvriers en soie logés chez eux, les compagnons et compagnonnes (20 000), auxquels s’ajoutent les apprenti.e.s et une série de métiers annexes pour la préparation ou la finition du produit (devideuses, ourdisseuses, liseurs, plieuses, teinturiers). Pendant la période de la Restauration, la diffusion du métier Jacquard, une machine plus imposante, qui exige une plus grande hauteur sous plafonds, modifie l’implantation des tisseurs dans la ville. Certains quittent le quartier Saint-Georges, aux appartements vétustes, pour de nouvelles maisons construites sur le plateau et les pentes du faubourg de la Croix-Rousse3.

Les canuts ne correspondent donc pas à la vision monolithique et quelque peu misérabiliste qui en a été diffusée, en particulier par les chansons, dont le célèbre Chant des Canuts créé en 1894 par le chansonnier Aristide Bruant à l’occasion de l’ouverture de l’Exposition coloniale de Lyon, à la fois produit et conservatoire de la mémoire populaire et militante des insurrections lyonnaises de 1831 et 1834.

Le Chant des canuts (1894)

Pour chanter Veni Creator

Il faut avoir chasuble d’or.

Nous en tissons

Pour vous, gens de l’Église,

Mais nous pauvres canuts,

N’avons point de chemises.

C’est nous les Canuts

Nous allons tout nus.

 

Pour gouverner, il faut avoir

Manteau et ruban en sautoir.

Nous en tissons

Pour vous, grands de la terre,

Mais nous pauvres canuts,

Sans draps on nous enterre.

C’est nous les Canuts

Nous allons tout nus.

 

Mais notre règne arrivera

Quand votre règne finira.

Nous tisserons

Le linceul du vieux monde,

Car l’on entend déjà la révolte qui gronde.

C’est nous les Canuts

Nous n’irons plus nus.

Après la loi Le Chapelier de 1791 interdisant toute forme d’association ou de coalition entre travailleurs et patrons, de nouvelles institutions et de nouvelles formes de régulation se mettent en place : tribunal des arts et métiers, puis, en 1806, premier conseil français des prud’hommes, fondé sur les principes des droits de l’homme excluant la subordination et définissant un véritable code de la Fabrique. L’émergence de ces instances de conciliation peut expliquer la précocité du développement du mutuellisme lyonnais, qui résiste notamment aux projets qu’ont certains notables de réorganiser en profondeur la Fabrique sur le modèle des manufactures cotonnières anglaises, où les ouvriers sont subordonnés sans intermédiaire aux entrepreneurs4. Les canuts défendent l’organisation de leur métier tout en acceptant adaptations et innovations. Pierre Charnier, installé depuis 1818 comme chef d’atelier en étoffes unies et façonnées, fonde en septembre 1827 la Société d’indication mutuelle des chefs d’atelier de soieries de Lyon, une association de défense mutuelle très hiérarchisée qui recueille rapidement plus de 100 adhésions :

Depuis plusieurs années, écrit-il, j’employais le temps qui s’écoulait en attendant d’être servi dans ma cage5 à causer avec les chefs d’atelier sur l’art et les besoins de s’associer. Cet art correspondait tout simplement à former des réunions de vingt, correspondantes entre elles, afin d’éluder l’article 291 du code pénal. Ces besoins, c’était l’indispensable nécessité de saper les nombreux et ruineux abus dont nous étions victimes. Ces promesses, leur disais-je, comme vous le savez ne se réalisent presque jamais. Apprenons aux fabricants que nous savons compter… Réunissons-nous et instruisons-nous. Formons un foyer de lumières. Apprenons que nos intérêts et notre honneur nous commandent l’union […]. Dans l’association, nous pourrons puiser toutes les consolations à nos maux. Nous apprendrons que l’homme pauvre n’est pas un pauvre homme6.

En juin 1828, des chefs d’atelier regroupés autour de Joseph Bouvery (à la suite d’une violente querelle, Pierre Charnier a très vite quitté les réunions), se réunissent dans une association secrète appelée le Devoir mutuel, composée de « frères » qui se doivent information sur la profession pour lutter contre les abus des négociants, assistance en cas de besoin, et « attention, amitié, conseils », en particulier au moment des funérailles de l’un des membres ou de leurs épouses. Tous espèrent que la révolution de 1830 permettra d’améliorer leur sort, mais leurs espoirs sont vite déçus.

En février 1831, la charbonnerie franco-italienne recrute à Lyon un corps de volontaires pour se battre aux côtés des Savoyards qui revendiquent leur rattachement à la France. Mais ces volontaires sont dispersés par la troupe. Si l’expédition échoue, une organisation politico-militaire à demi-secrète subsiste, qui prend le nom de Volontaires du Rhône, animée par deux chefs d’atelier, Lachapelle et Jacques Lacombe, et un monteur de métiers, Michel Cochet, dont les compétences seront utilisées dans les mois suivants. Autre composante organisationnelle, les saint-simoniens. Dans la prolongation des publications de Saint-Simon (mort en 1825) dénonçant le parasitisme des « oisifs », ses disciples avaient forgé en 1828 une doctrine sur la propriété sociale devant remplacer la propriété individuelle, en particulier en supprimant l’héritage des moyens de production7. Le saint-simonisme est un mouvement politique complexe, un lieu de débats et un laboratoire d’idées pour une nouvelle organisation sociale, matrice de la société industrielle en train de naître. Un des disciples de Saint-Simon, Prosper Enfantin (1796-1864), veut fonder une communauté où régnerait l’égalité des sexes. Il prône l’affranchissement des femmes comme celui des prolétaires. À Paris, l’activité de prédication des saint-simoniens en direction des ouvriers est brève : elle dure de 1829 à 1832. Voici une liste, datée du 26 novembre 1831, de ceux qui ont fait leur « profession de foi saint-simonienne » dans le XIIarrondissement :

Un imprimeur, deux fondeurs en caractères, un carreleur, deux peintres en bâtiment, un fileur de coton, un teneur d’écritures employé comme porteur du Globe, deux maçons, quatre cordonniers, un apprenti tapissier, un bonnetier, trois menuisiers, un journalier, un homme de peine de la Monnaie, un scieur de long, une polisseuse en caractères, une gantière, deux coloristes, une cuisinière, sept ou huit femmes ouvrières en linge, journalières, blanchisseuses ou brunisseuses, auxquels une liste complémentaire s’adjoint : trois composeurs d’imprimerie, un artiste peintre, un assembleur, un commis, deux brocheuses, une blanchisseuse et un cordonnier8.

Il s’agit d’un groupe d’affinités et de hasard très minoritaire mais qui se remarque dans la ville, avec ses nombreuses processions, semblables aux processions religieuses, ses fidèles habillés dans leur costume typique et chantant en chœur9. En mai 1831, une mission saint-simonienne envoyée à Lyon, composée de Laurent, Pierre Leroux et du Lyonnais Jean Reynaud, organise plusieurs réunions dont l’une réunit 1 500 personnes et une autre presque 3 000. On y remet en cause la propriété : « Voilà que sa gloire passe et que son règne expire […]. Il est temps de s’apprêter à descendre le veau d’or. » Le 23 juin, l’église saint-simonienne est fondée à Lyon, les canuts s’accordant sur l’un de ses préceptes : « Toutes les institutions sociales doivent avoir pour but l’amélioration du sort moral, physique et intellectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. » Les idées saint-simoniennes sont présentes dans la presse ouvrière lyonnaise, florissante après 1830.

La révolution de 1830 a mis en avant la revendication des libertés, dont celle de la presse. À Lyon se constitue un véritable « champ journalistique » : de nouveaux journaux sortent tandis que d’autres changent d’orientation politique. Les républicains sont actifs dans La Glaneuse et Le Précurseur – ce dernier voyant sa ligne éditoriale transformée par l’arrivée en octobre 1831 d’un nouveau gérant, Anselme Petetin, journaliste parisien, républicain. L’imprimeur et éditeur lyonnais Louis Babeuf, petit-fils de Gracchus Babeuf, lance en 1832 le Journal des intérêts moraux et matériels10. Eugénie Niboyet fonde, en 1833, Le Conseiller des femmes11.

En octobre 1831, les canuts créent leur propre journal, L’Écho de la Fabrique : pendant quatre ans, jusqu’en septembre 1835, il accompagne les débats, l’organisation et les insurrections des canuts lyonnais. Les textes publiés sont très variés : théorie politique et économique, comptes rendus du conseil des prud’hommes qui forment la colonne vertébrale du journal, poèmes, chansons, biographies, lettres de lecteurs, textes d’anonymes ou de dirigeants du mutuellisme lyonnais12. Le premier rédacteur en chef est Antoine Vidal, âgé de trente-cinq ans, surnommé « le Béranger lyonnais », un protestant de Ganges réfugié à Lyon après la Terreur blanche de 1815 et devenu instituteur. Le premier numéro de L’Écho de la Fabrique, sous-titré « Journal des chefs d’ateliers et des ouvriers en soie », paraît le 30 octobre 1831, en pleine lutte sur la question du « tarif », c’est-à-dire pour la fixation d’un prix minimum pour les articles produits par la Fabrique lyonnaise13. Des débats existent, au sein du journal, entre ceux qui réclament la fixation d’un tarif et ceux qui préfèrent se battre contre les « abus » des négociants14.

À l’automne 1831, la situation économique de la soierie s’est quelque peu redressée après la crise et la période de « chôme » de 1827-1828, mais les prix de façon restent inchangés ; les canuts estiment qu’il est temps d’agir. Le 8 octobre, sous la présidence de Bouvery, 300 chefs d’atelier se réunissent à la Croix-Rousse pour exiger une augmentation du prix de façon et pour imposer un tarif15. Le 10 octobre, ils sont 1 500, regroupés par quartiers et organisés en sections de 200 membres représentées par deux délégués à la Commission des chefs d’atelier de la ville de Lyon et des faubourgs. À la tête de ces « syndics », « centurions » ou « décurions » règne un bureau ou « commission centrale ». Le vocabulaire et l’organisation sont militaires. Cela est sans doute dû au passé de Bouvery, ancien chef de bataillon, mais peut-être aussi à une tradition héritée des Volontaires du Rhône, cette association militaire dirigée par le chef d’atelier Jacques Lacombe.

Pour assurer la prospérité de leur industrie, les canuts espèrent pouvoir infléchir les relations entre capital et travail. Leur stratégie, celle de négociations sur un tarif, est en continuité avec la tradition d’accord entre les parties mise en place depuis la Révolution française, qui a été revivifiée par les aspirations révolutionnaires plus politiques de 1830. Une pétition à destination du préfet est soumise au vote lors d’une assemblée générale le 16 octobre. De leur côté, des compagnons (environ 150) décident de désigner eux aussi leurs représentants, puis manifestent en rang, par deux, dans les rues de la Croix-Rousse, ce qui inquiète davantage le commissaire de police que la réunion des chefs d’atelier. Les représentants de ces derniers sont réunis sous la houlette du préfet dans une commission mixte avec les maires de Lyon et ceux des faubourgs (la Guillotière, Vaise, la Croix-Rousse, etc.) ; les discussions commencent le 25 octobre. Dans le même temps, partis des faubourgs en direction de la préfecture, 6 000 chefs d’atelier et compagnons organisent une marche silencieuse, sans armes, dont la discipline et l’ordre surprennent. Un accord est finalement conclu le 27 octobre 1831 dans l’allégresse générale, puis transmis aux prud’hommes pour entrer en vigueur le 1er novembre. Certains fabricants sont alors condamnés pour non-application du tarif. Des rassemblements ont lieu chaque jour sur la place de la Croix-Rousse. L’inquiétude est palpable.

Le 5 novembre, 104 marchands fabricants (soit environ le quart des marchands fabricants sur la place lyonnaise) refusent, au nom de la liberté du commerce, d’appliquer le tarif. Le 17 novembre, au cours de la séance du conseil des prud’hommes, une lettre du ministre du Commerce est lue, qui, au nom du gouvernement, désavoue le préfet : le tarif, y est-il annoncé, n’est pas un texte de loi. Parmi les participants, c’est la stupéfaction. Comment admettre qu’un accord collectif perde sa valeur d’engagement ? Les événements lyonnais qui suivent révèlent le fossé entre la conception des canuts d’une liberté fondée sur les valeurs de l’économie morale et celle des négociants d’une liberté du contrat fondée sur la propriété et le pouvoir. Dès le 19 novembre, les compagnons manifestent à la Croix-Rousse en réclamant aux chefs d’atelier, souvent membres de la Garde nationale, de pouvoir utiliser leurs fusils.

Organisée le lundi 21 novembre, une manifestation pour le respect des engagements déclenche, de façon tout à fait imprévue, une situation insurrectionnelle car des gardes nationaux (essentiellement des négociants et des commis de fabrique) tentent de disperser les rassemblements. Dévalant les pentes de la Croix-Rousse en direction du centre-ville et des lieux de pouvoir, un groupe de canuts brandit un drapeau noir (signe de deuil) portant l’inscription « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ». Sans sommation, la Garde nationale tire. Il y a des morts. Les ouvriers remontent à la Croix-Rousse pour s’armer d’objets divers et de quelques fusils ; des pavés sont hissés sur les toits et jetés sur les troupes. Une partie de la Garde nationale croix-roussienne (les chefs d’atelier) se joint aux insurgés qui montent des barricades dans le centre-ville avec des voitures renversées. Une colonne militaire, avec à sa tête le préfet et le général, essaie avec difficulté d’investir la Croix-Rousse et tente de négocier. On leur oppose une seule réponse : « Du travail ou la mort ! » Les insurgés retiennent le préfet, son épée est saisie mais il est protégé par un chef d’atelier ; le général est, lui, fait prisonnier dans un café gardé par le chef de section des ouvriers en soie. Le préfet est ensuite relâché et le général échangé contre un ouvrier tisseur en état d’arrestation. Le lendemain, 22 novembre, une troupe de 250 ouvriers de la commune de la Guillotière (faubourg de Lyon), qui a fait un long détour pour éviter les soldats, arrive à l’aube pour prêter main-forte aux Croix-Roussiens. Les gardes nationaux sont désarmés, l’octroi brûle, les locaux de la troupe sont incendiés. Une colonne de militaires ne parvient pas à franchir les barricades pour parvenir sur le plateau de la Croix-Rousse. Différents postes de la Garde nationale sont occupés.

Selon des témoins oculaires dont les récits ressemblent à ceux de la Révolution française, les enfants sont les plus acharnés sur les barricades et on a vu « les femmes d’ouvriers, nouvelles Spartiates, faire de la charpie sur le quai, panser les leurs sur le lieu même du combat, ranimer leur courage et les renvoyer au feu ». Dans le centre-ville, une colonne d’ouvriers, tambour en tête, se réunit aux Célestins aux cris de « Vive la République ! » et marche sur l’hôtel de ville. Le soir, les troupes évacuant la ville sont prises à partie dans leur retraite ; les insurgés, n’ayant plus de cartouches, jettent sur eux leur mobilier par les fenêtres. En fin de compte, c’est une victoire des ouvriers, mais elle a un coût : elle a sans doute fait 600 victimes (dont 100 militaires). Le son des tambours accompagne le transport des cadavres. Le préfet s’enferme dans sa préfecture, l’hôtel de ville est déserté. Un état-major insurrectionnel se constitue (mais sans les tisseurs) ; Lachapelle, capitaine des Volontaires du Rhône, organise l’ordre, empêchant les dévastations et les pillages : deux voleurs sont fusillés sur-le-champ. Dans les faubourgs de la Croix-Rousse et de la Guillotière, une commission composée de chefs d’atelier prend les choses en mains. Les ouvriers en soie reprennent le contrôle de l’hôtel de ville le 24 novembre. Le 26 novembre, les compagnons croix-roussiens organisent leur propre association, la Société des ferrandiniers, qui n’a pas les mêmes intérêts dans le combat que les chefs d’atelier.

En signe d’apaisement, le maire provisoire et le préfet annoncent qu’une commission mixte révisera le tarif avant le 15 décembre et s’engagent à payer le différentiel sur les pièces livrées au cours du mois de novembre en s’appuyant sur le tarif mis en œuvre au 1er novembre. Une commande d’étoffes d’ameublement est faite au nom du roi. Deux chefs d’atelier sont désignés pour aller à Paris et mettre le gouvernement au courant de la situation. Le 28 novembre, les « magasins » sont ouverts et les ouvriers en soie reprennent progressivement le travail. Après des déclarations lénifiantes des autorités, l’ordre change de mains et passe des tisseurs au maire en titre et au préfet. La Garde nationale de Lyon ainsi que celles de la Croix-Rousse, de la Guillotière et de Vaise sont dissoutes. Les nouvelles des événements lyonnais se sont diffusées en France. Des placards invitent les ouvriers parisiens à imiter leurs frères lyonnais, sans succès.

Le 3 décembre, c’est une véritable armée conduite par le ministre de la Guerre et le duc d’Orléans qui entre dans Lyon. Désavoué, le préfet est remplacé, le 6 décembre, par un homme à poigne, Gasparin. L’ordre royal et libéral règne à Lyon. Tous les livrets ouvriers sont remplacés, le conseil des prud’hommes est réorganisé : pour être électeur, il faut posséder au moins quatre métiers, et les négociants sont toujours plus nombreux dans le conseil que les chefs d’atelier. On construit des fortifications autour de Lyon, plus destinées à l’ennemi intérieur – les ouvriers – qu’aux ennemis extérieurs. Les poursuites judiciaires commencent, mais comment poursuivre 30 000 personnes ? Sont recherchés les auteurs de violences, de pillages et d’incendies, ainsi que les organisateurs de la manifestation de la place des Célestins ayant appelé à la république et tenté de mettre en place un gouvernement insurrectionnel. En juin 1832, devant la cour d’assises de Riom, avec un public acquis aux accusés et après un réquisitoire modéré, le verdict est à l’acquittement général. Seul l’ouvrier tailleur républicain Claude Romand, auteur de la devise « Vivre en travaillant ou mourir en combattant », est condamné à deux ans de prison. Deux personnes jugées par contumace sont acquittées. Cette relative clémence judiciaire a pour but de ramener le calme. Au lendemain de l’insurrection, la presse nationale s’était pourtant montrée moins bienveillante. On a déjà évoqué plus haut le texte de Girardin dans Le Journal des débats. Le Temps, quant à lui, avait appelé le gouvernement « à prendre des mesures promptes et fortes », la propriété étant menacée. Ce qui a surpris et parfois effrayé les contemporains dans ces événements, c’est « l’ordre dans le désordre » : pendant une semaine les chefs d’atelier et les ouvriers en soie ont gouverné la ville, y ont fait régner l’ordre avant de finir par remettre volontairement le pouvoir aux autorités.

Né à la veille de l’insurrection, L’Écho de la Fabrique joue par la suite un rôle déterminant. De passage à Lyon en 1832, Alexandre Dumas note dans son journal de voyage : « Le progrès le plus grand et le plus remarquable, c’est que les ouvriers eux-mêmes ont un journal rédigé par les ouvriers, et où toutes les questions vitales du haut et du bas commerce s’agitent, se discutent, se résolvent. » Le journal n’a pas une seule ligne politique fixée par une organisation : les orientations possibles y sont mises en débat en fonction de la situation. Les articles de L’Écho de la Fabrique témoignent cependant d’influences politiques successives, chaque fois bornées par un changement de direction : celle des saint-simoniens (1831-1832), des républicains (été 1832-été 1833) puis des mutuellistes et des fouriéristes16. Mais ces théories politiques sont à chaque fois bricolées par les canuts pour les adapter au contexte de la Fabrique, qui forme un milieu original avec son rythme spécifique et qui bénéficie d’une communauté de travail dotée d’un fort sentiment d’appartenance, même si les intérêts de tous les chefs d’atelier ne sont pas identiques. Fabriquer de l’uni ou du façonné en jacquard (avec des fleurs et des dessins, parfois broché en fils d’or ou d’argent), avoir un ou six métiers et faire ou non travailler des ouvriers payés à mi-façon, implique des savoir-faire et des revenus différents. Par ailleurs, les intérêts des chefs d’atelier et des compagnons ou compagnonnes diffèrent. Le groupe des canuts qu’on appelle « ouvriers en soie » est donc loin d’être homogène. Cependant, la revendication d’autonomie et de contrôle de leur métier par les tisseurs, comme celle des ouvriers papetiers ou des gantiers grenoblois, s’oppose à la nouvelle organisation capitaliste encore balbutiante en France, avec de grandes usines, de nouvelles machines et une domination directe entre entrepreneurs et ouvriers, qui existe déjà dans les filatures de coton et que certains souhaiteraient appliquer à l’industrie de la soie17.

Paris en ébullition (juillet 1830-juin 1834)

« Tout le monde ne peut pas être riche, je le sais, mais tout le monde doit vivre, je le veux ! Qui nous arrêterait ? La peur de la mort ? On n’a peur de mourir que quand on a plaisir à vivre. La mort est la seule amie du peuple si elle vient avec une balle, elle se présente mieux qu’attendue sur un grabat… En avant donc ! »

Rey-Dusseuil, Le Cloître Saint-Merri (roman, paroles d’un insurgé de juin 1832)18.

Depuis juillet 1830, Paris est sous tension. Les « promenades » en ville de groupes d’ouvriers et d’ouvrières, souvent rassemblés derrière un drapeau, les « rassemblements séditieux » et les « coalitions » n’ont pas cessé. Au cours des combats des Trois Glorieuses, les républicains ont mesuré la force des couches populaires et créé, le 30 juillet, la Société des amis du peuple. De 120 membres au départ, la société passe à 300 et organise des réunions publiques qui rassemblent entre 1 200 et 1 500 personnes dans un manège rue Montmartre, jusqu’à ce que la police ferme le lieu à l’automne. Si étudiants, hommes de lettres, juges, avocats et médecins sont légion, il n’y a quasiment pas d’ouvriers19. On essaie cependant, pour les attirer, de mettre en place des cours publics dispensés aux travailleurs, tels ceux d’Albert Laponneraye (éditeur des œuvres de Robespierre et des souvenirs de sa sœur Charlotte) qui enseigne l’histoire de la Révolution française à plusieurs centaines d’ouvriers en mettant en avant, avec une pédagogie militante, le rôle de Robespierre20.

Mais une autre préoccupation submerge bientôt la capitale : le choléra. Venue d’Asie, l’épidémie atteint la Russie en 1830 et l’Europe occidentale en 1831. À Paris, la première mort suspecte signalée le lundi 13 février est celle d’un concierge du 8 rue des Lombards, au centre du vieux Paris. L’épidémie s’étend, la peur et l’angoisse s’emparent de la ville. Entre mars et septembre 1831, 18 402 décès sont signalés à l’état civil, essentiellement dans les quartiers les plus pauvres21. George Sand raconte : « En de certains jours, les grandes voitures de déménagement, dites tapissières, devenues les corbillards des pauvres, se succédèrent sans interruption, et ce qu’il y a de plus effrayant, ce n’était pas ces morts entassés pêle-mêle comme des ballots, c’était l’absence des parents et des amis derrière les chars funèbres ; c’était les passants s’éloignant avec effroi du hideux cortège22. »

Le 5 juin 1832 ont lieu les funérailles républicaines du général Lamarque, héros de la Révolution et de l’Empire devenu en 1828 député libéral des Landes, qui meurt au cours de la seconde vague du choléra. C’est l’occasion saisie par les républicains, pour déclencher une insurrection. Le bruit a couru la veille, dans Paris, que le cortège funèbre proclamerait la république une fois arrivée sur la place de la Bastille. C’est la première fois, pour ce rituel protestataire, que l’expression « manifestation politique » est employée23. Les funérailles civiles sont suivies par une foule impressionnante, estimée à près de 100 000 personnes, dont certaines essaient de détourner le cortège vers le Panthéon, en vain24. Des discours sont tenus sur une estrade près du pont d’Austerlitz, dont celui d’un étudiant en droit, Videau, rapporté dans Le National du 6 juin : « Quel honneur plus digne de ta mémoire que de jurer sur ce drapeau, sur ces débris d’un héros : La liberté ou la mort ! […] De droit ou de force conquérons ces institutions républicaines perfidement promises et lâchement refusées ! Fidèles à notre devise “Union et fraternité”, donnez-nous le signal et nous ne serons pas sourds à votre appel. L’an 1832 aura son juillet aussi25 ! »

La situation bascule vers 17 heures. Très vite, c’est l’insurrection. Le commandant de la première division rend compte au ministre de la Guerre : « À l’instant même on m’apprend que le détachement de la garde municipale et des dragons qu’on a si maladroitement envoyés sur le pont d’Austerlitz ont maladroitement tiré, sans ordre, sur les masses qui faisaient partie du convoi, que plusieurs hommes ont été tués ou blessés. J’envoie un officier sur les lieux pour connaître l’exactitude du rapport26. »

En soirée, des barricades sont construites sur les boulevards ; les combats font rage et on tire même au canon. Le 6 juin, le centre et le nord de Paris sont particulièrement touchés, les faubourgs beaucoup moins. Le tocsin avait sonné très tôt le matin à Saint-Merry et rue Saint-Martin. Environ 30 000 soldats de ligne ainsi que les gardes nationaux sont engagés. La presse d’opposition – Le National, La Tribune – est muselée. Vers 17 h 30, les derniers îlots de résistance du cloître Saint-Merry et de la pointe Saint-Eustache sont réduits. Accompagné de son escorte, le roi traverse la ville et passe en revue les troupes au Carrousel. On apprend qu’un ancien soldat d’Austerlitz, le blanchisseur Mina, a passé son temps à repêcher des blessés précipités dans la Seine27. L’état de siège est décrété le soir même et autorise une répression presque sans limites. Entre 1 300 et 1 500 personnes ont été arrêtées, soit dans l’immédiateté des combats, soit postérieurement, à la suite de délations et d’enquêtes menées rue par rue et maison par maison. Des personnalités et des journalistes d’opposition sont poursuivis. Les conseils de guerre remplacent les cours d’assises et les procès s’ouvrent dès le 16 juin, dix jours seulement après la fin de l’insurrection. Cela va des poursuites pour cris séditieux – comme pour le maçon François Bertrand, l’ouvrier nacrier François Delanoue ou l’ouvrier bijoutier Séverin Basset – à des accusations de pillage – comme pour le décrotteur Victor Laroche – ou encore de meurtres, tels l’épicier Pierre Pépin qui s’est mis à tirer, sans discontinuer, de sa fenêtre, sur la Garde nationale, ou encore Augustin Wachez qui a tué un commissaire de police28. Du côté des victimes, la comptabilité est difficile mais le chiffre de 150 morts paraît plausible. Le bilan parmi les forces de l’ordre fait état de quatre-vingt-quatre soldats, dix-neuf gardes municipaux, vingt-sept gardes nationaux et un commissaire de police tués29.

L’annonce de l’événement a suscité peu de réactions dans le reste de la France : quelques cris ou écrits séditieux à Tulle, Bordeaux, Dijon ou Beaune. On perçoit une fermentation à Lyon où l’agitation est endémique : le journal d’opposition républicaine Le Précurseur est alors saisi et son directeur inquiété.

Les saint-simoniens, en particulier le « père » Prosper Enfantin, sont restés à l’écart de l’insurrection : le 7 juin, ils publient une déclaration repoussant toute forme de violence aussi bien sociale que politique. La jeune « prolétaire saint-simonienne » Désirée Véret, dans une Lettre au Roi écrite sous l’impression des événements des 5 et 8 juin 1832 et datée du 10 juin, renvoie les responsabilités sur les deux camps et promeut une « nouvelle organisation industrielle ». Au cours des procès, des personnalités s’affirment, tel Charles Jeanne qui s’attribue un rôle central dans l’affaire du cloître Saint-Merry. Au Mont-Saint-Michel, où il a été déporté après son arrestation, en 1833, Charles rédige une lettre à sa sœur où il a raconté sa barricade30. Membre de la Société gauloise, une société secrète dont les membres carlistes ou républicains ont en commun une hostilité active à la monarchie de Juillet, il défend la barricade à l’angle de la rue Saint-Martin et de la rue Saint-Merry aux cris de « Vive la République ! » qui retentissent entre les détonations. Ce combattant de juillet 1830 est un commis de trente-deux ans. Mobilisé par la défense de la liberté et de la patrie, il ne jouit pourtant pas des droits de citoyen étant donné le mode de suffrage, étroitement censitaire. Il traite les gardes nationaux de « soldats citoyens », mais aussi de « cannibales », de « cosaques » et de « barbares » du fait de leurs cris et de leurs pratiques inhumaines31.

Les insurgés viennent du même quartier, de la même rue, de la même maison souvent. Face aux gardes nationaux, ils manient l’humour et la provocation, entonnent La Marseillaise ou le Chant du départ. Prêt à mourir pour la cause, Charles Jeanne endosse volontiers dans son récit la posture du martyr. Plus modeste dans la présentation de ses actes, le tailleur Victor Prospert est accusé « d’attentat ayant pour but de renverser l’autorité royale et d’exciter à la guerre civile ». Un brin ironique, il précise, à l’audience de son procès : « Sans autre éducation que quelques mois d’école, qu’encore je dois à la charité publique, j’aurais dû, j’en conviens, m’abstenir de prendre la parole ; il ne me sied guère à moi, sujet du roi-citoyen, misérable prolétaire, barbare et je ne sais quoi encore d’élever la voix dans cette enceinte. »

Il tient cependant à parler au nom des « prolétaires » ou de « la classe ouvrière » : il revendique un régime fondé sur l’égalité devant la loi et la liberté individuelle, des droits politiques pour tous les Français, la suppression des emplois inutiles et des impôts indirects sur les denrées qui servent à la nourriture des classes pauvres, des écoles primaires et des maisons destinées aux infirmes et aux vieillards32. À l’issue des procès, quatre-vingt-huit condamnations et 173 acquittements sont prononcés, dont onze condamnations à mort (trois par contumace), trois condamnations aux travaux forcés à perpétuité et cinq à la déportation. Victor Hugo a immortalisé à sa manière et a posteriori l’événement dans Les Misérables (1862), au point que l’historien Thomas Bouchet écrit que, génération après génération, les innombrables lecteurs du roman ont assimilé l’histoire des événements au récit qu’en a fait Victor Hugo33.

Gavroche, fusillé, taquinait la fusillade. Il avait l’air de s’amuser beaucoup. C’était le moineau becquetant les chasseurs. Il répondait à chaque décharge par un couplet. On le visait sans cesse, on le manquait toujours. Les gardes nationaux et les soldats riaient en l’ajustant. Il se couchait, puis se redressait, s’effaçait dans un coin de porte, puis bondissait, disparaissait, reparaissait, se sauvait, revenait, ripostait à la mitraille par des pieds de nez, et cependant pillait les cartouches, vidait les gibernes et remplissait son panier. Les insurgés, haletants d’anxiété, le suivaient des yeux. La barricade tremblait ; lui, il chantait. Ce n’était pas un enfant, ce n’était pas un homme ; c’était un étrange gamin fée. On eût dit le nain invulnérable de la mêlée. Les balles couraient après lui, il était plus leste qu’elles. Il jouait on ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort ; chaque fois que la face camarde du spectre s’approchait, le gamin lui donnait une pichenette.

Une balle pourtant, mieux ajustée ou plus traître que les autres, finit par atteindre l’enfant feu follet. On vit Gavroche chanceler, puis il s’affaissa. Toute la barricade poussa un cri ; mais il y avait de l’Antée dans ce pygmée ; pour le gamin toucher le pavé, c’est comme pour le géant toucher la terre ; Gavroche n’était tombé que pour se redresser ; il resta assis sur son séant, un long filet de sang rayait son visage, il éleva ses deux bras en l’air, regarda du côté d’où était venu le coup, et se mit à chanter :

« Je suis tombé par terre,

C’est la faute à Voltaire,

Le nez dans le ruisseau,

C’est la faute à… »

Il n’acheva point. Une seconde balle du même tireur l’arrêta court. Cette fois il s’abattit la face contre le pavé, et ne remua plus. Cette petite grande âme venait de s’envoler.

Les insurrections de 1834 à Lyon et à Paris

En 1833, les revendications des canuts se font plus exigeantes et le ton de L’Écho de la Fabrique plus mordant : « Ainsi donc, l’homme du peuple n’est pour eux qu’une machine à travail qui a tort de savoir lire et de lire les journaux ; tort de se mêler des affaires de son pays ; tort d’avoir et d’émettre une opinion en matière de gouvernement ; et surtout tort de croire que nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes possibles34. »

Le fouriérisme a à cette date la faveur des canuts car la théorie de Charles Fourier s’accorde avec plusieurs de leurs préoccupations : la recherche d’un ordre social nouveau, l’association des travailleurs, le développement d’un travail attrayant gage d’identité, les garanties d’un minimum de revenu et la constitution d’une collectivité harmonieuse. « Toute la classe des travailleurs s’ébranle et marche à la conquête d’un monde nouveau », ajoute le journal, et cela doit passer par l’association des travailleurs de toutes les professions. Un banquet est d’ailleurs organisé à Givors avec les mutuellistes de Lyon et de Saint-Étienne pour célébrer le droit au travail assurant une répartition équitable « du bien-être selon le travail et le mérite de chacun35 ». L’association privilégie la solidarité et non la concurrence des intérêts individuels ; elle se veut un lieu d’échange d’idées et de débats, même contradictoires : « Dans les réunions hebdomadaires, réunions éminemment utiles, on parle des affaires de tous, des affaires de chacun ; on expose ses espérances, ses idées d’avenir ; on discute des moyens les plus prompts à amener l’amélioration du sort commun ; on s’instruit, on apprend à se connaître, on se moralise, et on avance à grands pas vers l’émancipation de tous les travailleurs36. »

Au cours de l’année 1833, les effectifs des sociétés mutuelles ont doublé et atteignent, en décembre, 2 400 membres, qui remettent en cause la politique de leurs directions jugées trop modérées. Après délibération et vote, la grève générale est décidée (par 1 297 voix pour et 1 044 voix contre) et l’arrêt total des métiers décrété à partir du vendredi 14 février 1834 pour soutenir des ouvriers peluchiers frappés par une baisse des salaires ; 25 000 métiers s’arrêtent. Le mutuellisme témoigne, de ce fait, de sa force et de son autonomie – en particulier à l’égard des républicains lyonnais fort sceptiques – ainsi que de sa capacité organisationnelle en mettant sur pied une caisse de grève et en surveillant les mouvements des troupes. Un bourgeois lyonnais fait part de la peur des négociants qui déménagent leurs étoffes et partent avec leur famille à la campagne. On craint la révolution37. Cinq jours plus tard, le 19 février, la reprise du travail est votée mais seulement pour les maisons ayant accepté les revendications. Des dissensions se font alors jour entre chefs d’atelier et compagnons. Le travail reprend partout le 24 février sur un constat d’échec. Dix chefs d’atelier et trois compagnons ferrandiniers sont arrêtés. Le pouvoir accuse les républicains d’avoir fomenté une conspiration politique dont le cœur serait Lyon. Le 25 février est déposé un projet de loi pour interdire les associations, alors contraintes à la clandestinité.

Une manifestation de soutien s’organise le 5 avril lors du procès des leaders de février. Des soldats fraternisent avec les manifestants, ce qui suscite bien des espoirs et bien des illusions. Le lendemain, une foule de 8 000 à 10 000 personnes assiste aux funérailles d’un chef d’atelier de confession protestante. L’Écho de la Fabrique publie une pétition signée par plus de 2 500 personnes qui condamne la loi sur les associations comme étant liberticide. Le conseil exécutif appelle à la grève générale le lendemain, 9 avril, jour du jugement des « meneurs » de février, avec le mot d’ordre « Association, résistance, courage ». L’armée s’est bien préparée : elle bloque tous les ponts de la Saône et du Rhône. Mairie, préfecture et cathédrale sont gardées par la troupe. Charpentier, ancien leader de 1831, écrit : « Les préparatifs qu’avait faits l’autorité civile et militaire devaient nous faire tenir sur nos gardes : car jamais en aucune circonstance, on ne vit jamais un pareil déploiement de force contre la nation38. » Vers 10 heures, des ouvriers lisent des proclamations, dont l’une commence par la devise de 1793 « Liberté, égalité, fraternité ou la mort » ; des bonapartistes annoncent le retour de Lucien Bonaparte. Des provocateurs appellent à construire des barricades. La troupe tire sans sommation. Le canon tonne sous le passage de l’Argue, des maisons sont incendiées par les soldats pour en faire sortir ceux qui s’y sont réfugiés. Charpentier témoigne : « Nous courons à notre place d’armes depuis longtemps désignée. Chemin faisant nous voyons un désordre complet ; chacun fuit. Les uns regagnent leur domicile, les autres leur rendez-vous de section ; l’un court, l’autre s’égare. Chaque citoyen était comme isolé, n’étant pas avec les personnes de sa connaissance. »

À la Croix-Rousse, la troupe tire sur des hommes et des femmes qui discutent dans la rue sur ce qui se passe en ville. Des soldats sont alors visés : un, puis deux sont tués ; les autres se réfugient dans l’église Saint-Denis. La Croix-Rousse se hérisse de barricades, construites sous la direction d’anciens soldats de la Révolution ou de l’Empire. Toujours lucide, Charpentier note cependant qu’il y a moins de présents sur les barricades qu’auparavant dans les banquets ou les cafés. Aux Brotteaux, un groupe d’insurgés force la porte de l’armurerie d’une caserne et distribue toutes les armes qui s’y trouvent. Le faubourg de la Guillotière décide l’insurrection pour le 10 avril. Dès 6 heures du matin, la rue principale est striée de barricades sur toute la longueur ; les soldats ont beau en franchir une, ils se retrouvent devant une autre. Des insurgés sont postés sur les toits, à l’abri derrière les cheminées, et les deux compagnies de l’armée doivent battre en retraite. Le tocsin sonne pour apprendre à la ville que la Guillotière s’est insurgée sous la conduite d’Antoine Despinas, jeune canut de vingt-six ans d’origine dauphinoise, membre du Devoir mutuel, et de Claude Jobely, membre de la Société des droits de l’homme. Certains parcourent les villages avoisinants pour mobiliser les paysans et trouver des armes, sans grand succès cependant. Un obus lancé par un canon incendie une belle maison à l’entrée de la rue, prenant les habitants au piège (vingt-huit ménages, 150 personnes). L’incendie s’étend et dure trois jours.

Le 11 avril, le conseil de guerre décide d’évacuer le quartier Saint-Jean autour de la cathédrale pour se concentrer sur la Guillotière. La Croix-Rousse subit une nouvelle attaque. Une manifestation se forme derrière un drapeau rouge avec l’inscription « La république ou la mort ». La maison Brunet, dite « aux 365 fenêtres » (place Rouville), devient le quartier général de l’insurrection, face à la presqu’île centrale. Visible aujourd’hui au musée de Fourvière à Lyon, un ex-voto montre des troupes massées sur la terrasse de l’église des Chartreux dominant la rive gauche de la Saône, des canons pointés sur la « maison aux 365 fenêtres », et devant eux, les bras levés, un prêtre arguant des bons sentiments des habitants de la maison Brunet pour convaincre les soldats de ne pas tirer ; l’ex-voto est placé sous le patronage de la Vierge Marie qui, aux yeux des donateurs, a pris les manifestants sous sa protection, les soldats ayant finalement suivi l’avis du curé.

Le 12 avril, l’attaque de la Guillotière est décidée. Trois colonnes font leur jonction à midi, pillant et fusillant sur leur passage. « Le vainqueur, exaspéré, oublia souvent que ses ennemis cette fois c’était des Français », écrit Adolphe Sala39. Le quartier de Vaise est également attaqué avec une grande férocité : seize personnes, dont des femmes et des enfants, sont tués dans une maison près de la place de la Pyramide. Dans l’église des Cordeliers, la soldatesque tue une douzaine d’ouvriers réfugiés dans la nef et les chapelles. Saint-Georges et la Croix-Rousse résistent encore. Le 14 avril, la Croix-Rousse est attaquée au canon mais l’armée doit céder le pas. Après discussion, le maire demande un cessez-le-feu. Le 15 avril, la troupe entre dans le faubourg sans rencontrer de résistance. Le combat est inégal : au moins 10 000 hommes de troupe commandés par quatre généraux ont été engagés. En face, on compte 2 000 à 3 000 hommes qui construisent les barricades et 600 insurgés combattants, dont la moitié seulement sont armés. Charpentier témoigne : « Je ne nierai point la cause pour laquelle j’ai combattu, et je dirai franchement et sans rougir, si ce n’est de joie ou de gloire : oui je suis républicain ; oui mes amis qui ont combattu à côté de moi étaient tous républicains ; non nous n’avons pas attaqué ni même cherché le combat sans pour autant le redouter, mais nous avons répondu à la force par le courage et au nom de la République, seul gouvernement où le peuple puisse rencontrer quelque garantie pour ses droits40. »

Des répercussions se font sentir à Saint-Étienne, Grenoble, Vienne, Marseille, Clermont, Chalon-sur-Saône et Besançon, mais de faible ampleur. Le mouvement des républicains de Paris, qui se dresse en soutien aux Lyonnais des 13 et 14 avril 1834, est écrasé aussi impitoyablement que celui de Lyon : il est connu par la célèbre lithographie de Daumier sur le Massacre de la rue Transnonain (quatorze habitants d’une maison d’où serait parti un coup de feu, à côté d’une barricade, sont assassinés : « Dans une chambre pauvre et triste, écrit Baudelaire, la chambre traditionnelle du prolétaire, aux meubles banals et indispensables, le corps d’un ouvrier nu, en chemise et en bonnet de coton, gît sur le dos, tout de son long les bras et les jambes écartés. Dans cette mansarde froide, il n’y a que le silence et la mort41. ») Comme l’a cependant montré Maïté Bouyssy, les victimes n’étaient sans doute pas ces prolétaires immortalisés par le poète. Les meubles, l’abondante literie, tout comme le bonnet de nuit de la victime renvoient plutôt à un logement petit-bourgeois, comme l’indiquent par ailleurs les occupations connues des victimes : un crieur à la salle des commissaires-priseurs, une marchande de meubles, un fabricant de papiers et un bijoutier membre de la Garde nationale. Les femmes du numéro 12 de la rue se sont réfugiées dans le théâtre amateur situé au quatrième étage de l’immeuble et ont improvisé sur-le-champ un spectacle vivant, sorte de fictionnalisation de la réalité42.

Après la « sanglante semaine » de Lyon qui fait plus d’une centaine de morts, les arrestations se multiplient – plus de 500 – dans les milieux républicains et mutuellistes. Les principaux « meneurs » – cinquante-neuf Lyonnais et cinq Stéphanois sur les 121 accusés – sont traduits devant la Chambre des pairs. Le 5 mai s’ouvre ce « procès monstre ». Pierre Charnier, « le solitaire du ravin », est entendu comme témoin à décharge. La police parisienne a essayé de l’intimider en effectuant une perquisition chez des parents qui l’hébergent pendant le procès, en saisissant ses papiers et même en le retenant quelques heures : « En avril 1834, sous l’emprise de la terreur, le lendemain des massacres de Vaise, véritable pendant de la rue Transnonain, quand nul n’osait faire entendre un cri d’horreur, votre serviteur inspiré par une mare de sang humain, prit l’initiative pour constater cette atroce boucherie sur des hommes inoffensifs dont la rue Projettée (à Vaise) comptait le plus grand nombre43. » Après ces propos, la déposition de Charnier est interrompue par le président du tribunal.

Le 13 juillet, vingt-sept des accusés parisiens arrivent à s’évader. On en était aux réquisitoires. Le 28 juillet, trois jours après la fin des débats et en attendant le verdict, jour de l’anniversaire des Trois Glorieuses, un attentat contre le roi produit une émotion considérable et pèse sur le verdict rendu le 13 août. Cinquante Lyonnais sont condamnés, dont sept à la déportation (parmi lesquels quatre des dirigeants de la Société des droits de l’homme). Parmi eux, l’éditeur imprimeur de La Presse populaire, Marc- Étienne Reverchon, ainsi qu’un militaire qui s’était joint aux insurgés et un corroyeur de Vaise. Les autres sont condamnés à quinze, neuf ou sept ans de prison. Neuf Lyonnais sont acquittés. Vingt-six condamnés par contumace écopent de vingt ou quinze ans de détention ; quatre sont acquittés, dont des ouvriers en soie de la Croix-Rousse. Les républicains sont plus lourdement punis que les mutuellistes. L’un d’entre eux, Anselme Petetin, âgé de vingt-huit ans, républicain modéré, rédacteur en chef du Précurseur d’octobre 1831 à juin 1834 et déjà emprisonné quelques mois pour délit de presse en 1833, se réfugie à Genève où il fait paraître un mémoire de défense44. Une amnistie en mai 1837, à l’occasion du mariage du fils aîné du roi, met fin au calvaire des détenus. Votées immédiatement à la suite de l’attentat de Fieschi contre le roi, les lois répressives de septembre 1835 portent un coup très dur à la presse, en particulier à la presse ouvrière. L’Écho de la Fabrique cesse de paraître et plusieurs années seront nécessaires pour que renaissent cette presse et le mutuellisme dans les métiers.

À la recherche de nouvelles possibilités d’actions autonomes après la répression qui a suivi les révoltes de 1831 et 1834, les mutuellistes lyonnais se tournent vers le « projet d’organisation commerciale et industrielle » de Michel-Marie Derrion (1803-1850), première société de consommation créée en France. Fils d’un patron soyeux, lui-même fabricant, saint-simonien puis fouriériste, Derrion, qui croit en l’associationnisme, engage une part de son héritage dans l’entreprise. Il entend constituer un fonds social gratuit « par souscriptions ou dons de toutes espèces » afin de fonder plusieurs maisons de « vente sociale au détail et mi-gros d’objets de consommation courante » (épiceries, boulangeries, soieries, châles et nouveautés). L’économie sociale qu’inaugurent en France Derrion et ses compagnons vise clairement l’indépendance par rapport aux capitalistes et, implicitement, une modification de la propriété. Ils commencent par une coopérative de consommation doublée d’une épicerie. Le fonctionnement est contrôlé par des sociétaires qui élisent les gérants. Une première souscription est très vite couverte. Les bénéfices doivent être partagés entre souscripteurs, consommateurs, employés, un quatrième quart étant dédié aux amortissements et à l’investissement. Dès le départ, ce « commerce véridique » est surveillé par la police qui soupçonne Derrion de vouloir, sous couvert de commerce, réorganiser un mouvement insurrectionnel. Le 30 novembre 1836, le chiffre de ventes s’élève à 190 899 francs pour un bénéfice net de 1 379 francs distribués en quatre parts égales (capitalistes, consommateurs, travailleurs, fonds social). Le commerce « véridique et social » qui concerne sept lieux de vente dans Lyon tient trois ans, de 1834 à 1837, mais s’effondre du fait de la crise économique cyclique, très forte dans la région. En 1841, Derrion poursuit son projet au Brésil avec une communauté phalanstérienne, pour produire des machines à vapeur à l’aide de 500 ouvriers venus de France. Mais le projet, bien que soutenu au départ par le gouvernement brésilien, capote.

L’idée de coopération survit à Lyon avec la fondation, en 1849, d’une coopérative de consommation dénommée Les travailleurs unis, fondée dans le même esprit que le commerce véridique et social. Au bout de deux ans de fonctionnement, elle compte un magasin de gros, sept épiceries de détail, des boulangeries, deux magasins de charbon, un entrepôt de vin, une pâtisserie avec fabrique de chocolat. La totalité des bénéfices est affectée à des œuvres « d’éducation et de solidarité ». La coopérative ouvre également deux écoles primaires et une « caisse des invalides du travail ». Comme nombre d’associations, cette coopérative sera dissoute après le coup d’État de 185145.

2. « LA FEMME LIBRE » SELON LES SAINT-SIMONIENNES

Le saint-simonisme est venu réveiller dans mon âme les rêves si doux de paix et de fraternité universelle que je regardais comme chimériques, que je repoussais comme l’effet d’une imagination exaltée ; j’éprouve une vive sympathie pour le principe de la Doctrine, l’abolition des privilèges de naissance, surtout l’émancipation de la femme et l’amélioration du sort moral, physique, intellectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, objet de tous mes vœux, m’ont inspiré le plus ardent enthousiasme. Mais la raison me prescrit de le maîtriser, je doute encore, j’éprouve le besoin d’une conviction plus intime, je désire que ma conscience soit éclairée particulièrement sur les détails de l’organisation politique46.

Ainsi s’exprime Jeanne Deroin, ouvrière de vingt-six ans, qui prépare un brevet d’institutrice. Elle dit ses interrogations sur la position et l’organisation des saint-simoniens – en particulier à propos de « l’esclavage des femmes » –, sur la hiérarchie de « l’Église », la communauté saint-simonienne, et sur la domination masculine qui perdure, malgré les projets utopiques d’une autre société faite de nouvelles relations entre les sexes. De nombreuses femmes suivent à Ménilmontant les conférences des saint-simoniens, appelées « prédications ». Certaines d’entre elles, telles Claire Bazard, Cécile Fournel ou Marie Talon occupent – un temps seulement – une place dans la hiérarchie de « l’Église ».

Le 28 novembre 1831, le « père » Enfantin décrète dans Le Globe que la parole saint-simonienne ne peut être propagée que par les hommes et exclut les femmes de tout rôle actif dans l’organisation. Certaines des saint-simoniennes réagissent et s’organisent pour faire entendre la voix des femmes et créer un nouveau journal, La Femme libre47. Le périodique, fondé par trois femmes – Jeanne-Victoire, Jeanne-Désirée (Désirée Véret, vingt et un ans, ouvrière lingère) et Marie-Reine (Reine Guindorf) –, paraît de 1832 à 1834, avec trente et un numéros. Si le titre a varié – La Femme de l’avenir, La Femme nouvelle –, le sous-titre, « Apostolat des femmes », reste inchangé durant les douze premiers numéros avant de se transformer en « L’Affranchissement des femmes », puis en « Tribune des femmes ». Sa particularité est d’être un journal dirigé par des femmes et uniquement composé d’articles écrits par des femmes. Les rédactrices sont pour la plupart d’origine populaire et se nomment elles-mêmes « prolétaires saint-simoniennes ». Voici quelques-unes de ses figures de proue. Suzanne Voilquin (1801-1876), née Suzanne Monnier, fille d’un ouvrier chapelier de Paris, brodeuse, épouse le saint-simonien Voilquin dont elle divorce en 1833 ; elle devient directrice de La Femme libre à partir du cinquième et écrit deux textes autobiographiques qui la font connaître. Elle mène une existence vagabonde en Égypte à la recherche de la « Mère », de la « Femme messie ». À son retour, instruite de l’obstétrique et de l’homéopathie, elle obtient son diplôme de sage-femme : « Je compte par mon état et ma position si libre, si indépendante, établir un centre d’influence assez important pour produire plus tard un bien immense ; ce bien s’étendra non seulement sur la maternité mais aussi sur tous les sentiments qui composent la vie, car ce n’est point de la sœur de charité dont je désire voir se renouveler autour de moi quelques pâles copies mais c’est la femme que je veux voir s’élever dans toute la beauté de sa nature48. » Mais les charges familiales – l’entretien de son vieux père et d’une nièce – l’obligent à devoir se constituer, comme les autres, une clientèle. Plus tard, elle se rend aussi en Russie et aux États-Unis. Comme Suzanne Voilquin, Désirée Véret est travailleuse de l’habillement, de même que Rénée Ginsdorf (1813-1837). Jeanne Deroin, lingère, qui obtient finalement un brevet de capacité d’institutrice, fait de la prison après la répression du mouvement de 1848 et doit s’exiler. D’autres, d’origine plus aisée, croient pouvoir vouer à la fois leur vie à la liberté des femmes en général et à la leur en particulier. Pauline Roland (1805-1852), fille d’un directeur des postes en Normandie, découvre le saint-simonisme par son précepteur ; elle revendique ensuite une vie libre de militante et de mère célibataire avec quatre enfants. Après son emprisonnement en 1852, elle meurt d’épuisement. Claire Démar, née sans doute en 1801, d’origine aristocratique, incarcérée à la prison politique de Sainte-Pélagie en 1832, se suicide en 1833. Pour elle, la femme, avant l’émancipation du prolétaire, devait engendrer une nouvelle vision du monde.

Les femmes saint-simoniennes revendiquent la liberté, publique comme privée, c’est-à-dire la libération de la tutelle maritale : « Nous naissons libres comme l’homme et la moitié du genre humain ne peut être, sans injustice, asservie à l’autre », écrit Jeanne-Victoire dans le premier numéro de La Femme libre en 1832. Jeanne Deroin se marie civilement en 1832 avec celui qui l’a initiée au saint-simonisme. Économe dans une maison de retraite, son époux a pris l’engagement de la laisser libre de ses actes. Elle se tait momentanément, jusqu’en 1848, pour élever ses trois enfants.

L’aspiration à la liberté politique et sociale et à l’émancipation conduit à exiger le droit au divorce et l’abolition de la loi de 1816 : une série de pétitions sont ainsi envoyées à l’Assemblée mais la loi n’est pas adoptée en raison de l’opposition de la Chambre des pairs. Le code civil est contesté pour l’assujettissement des femmes à l’autorité paternelle et maritale. Dans Le Conseiller des femmes de décembre 1833, Ulliac Dudrezene écrit :

Qu’on ouvre le Code civil ; qu’on lise tout ce qui concerne la femme, et l’on se demandera sans doute d’où sont sorties ces lois barbares par lesquelles non seulement la femme est condamnée à une tutelle éternelle, mais aussi à voir sa dignité comme épouse rabaissée […]. Où sont inscrits nos droits ? Et partout une main de fer a inscrit notre abaissement et nos devoirs […]. Le mal est dans l’oubli d’une liberté sage qui repose sur les droits et les devoirs. C’est à nous femmes de prouver nos droits ; c’est à nous de répandre parmi les femmes l’instruction […]. Ainsi s’établira par la force des choses une émancipation réelle49.

Louise Dauriat lance en 1837 une pétition pour la révision du code civil. Le port obligatoire, pour les épouses, du nom du mari, fait l’objet de discussions intenses : les prolétaires saint-simoniennes signent de leur prénom (le seul qui leur appartienne en dehors du nom du père ou du mari) ; les femmes auteures (telle George Sand) se choisissent des noms et prénoms masculins ; le problème du nom est en fait un combat pour l’identité individuelle de chaque femme.

Les saint-simoniennes réclament aussi le droit à l’éducation pour toutes les filles. En 1833, la loi Guizot rend obligatoires les écoles de garçons dans les communes de plus de 500 habitants. Une pétition est lancée dans le journal Le Globe pour créer une école normale d’institutrices dans chaque département. En 1836, une ordonnance royale laisse la question de l’éducation des filles à la charge des communes. Eugénie Niboyet, femme d’un ingénieur, mère de famille, ex-saint-simonienne qui se rapproche ensuite de Fourier, fonde à Lyon en 1833 Le Conseiller des femmes. Elle se passionne pour l’instruction du peuple et l’éducation des femmes50. Elle crée à Lyon une association visant à travailler « d’une manière active au développement de leurs facultés morales et intellectuelles ».

Les femmes saint-simoniennes, par leur positionnement de « femmes libres », font peur. Dès le suicide de Claire Démar, une série de textes violemment critiques entretiennent une image négative de ces femmes libres, indépendantes économiquement, et qui prétendent donner leur avis sur le religieux et le politique, le corps et l’esprit, l’individuel et le collectif. La religiosité des saint-simoniennes a gêné les féministes laïques de la IIIe  République. Les « prolétaires saint-simoniennes » prônent en effet une culture religieuse fondée sur l’Évangile et le corps, la sexualité et l’amour. Dans les années 1830, ces femmes, par leur désir de liberté et le trouble qu’elles introduisent dans l’ordre des sexes, semblent mettre en cause l’équilibre de la société. Quelques années plus tard, elles sont influencées par le renouveau religieux du christianisme qui exalte le rôle bienfaisant des mères. Le retour à une forme de christianisme primitif (le Christ rédempteur et l’égalité devant Dieu) – par exemple à Lyon, avec la prédication d’Ozanam qui cherche à soulager la misère du peuple – constitue les prémices d’un catholicisme social qui marque profondément le XIXe et la première moitié du XXe siècle. Après 1834, déçues par ces républicains qui veulent construire la démocratie sans les femmes, elles se réfugient dans le silence, prennent la fuite, s’exilent ou se suicident. Un moralisme teinté de religiosité se diffuse non seulement chez les bourgeoises mais aussi auprès des ouvrières. Le réveil religieux, qui permet de regrouper les femmes, contribue par ailleurs au succès et au développement des congrégations religieuses. Les républicains des années 1840, dans leur opposition à la monarchie, glorifient, eux, le travail et la morale familiale : le père de famille, bon travailleur, doit entretenir son foyer. On garde cependant le silence sur la réalité du travail des femmes, une réalité que L’Enquête de Villermé, publiée en 1839 – traduisant à la fois l’effroi des classes dangereuses mais aussi un certain souci social – avait pourtant documentée.

3. LA SANGLANTE CONQUÊTE DE L’ALGÉRIE (1831-1847)

Au lendemain de l’insurrection de novembre 1831, le maire de Lyon fait appel à des volontaires pour s’engager dans « les nouveaux corps qui sont en formation en Afrique », sans grand succès. Un nouveau thème politique fait son entrée dans l’esprit du temps. Dès octobre 1833, un dénommé Bernard, dans L’Écho de la Fabrique, s’indigne longuement des pratiques de l’armée d’Afrique, débarquée en juillet 1830 sur les rivages de ce qu’on n’appelle alors pas encore l’Algérie :

Nous avons lu dans Le Précurseur du 19 octobre, l’historique de la dernière expédition de notre armée d’Afrique, que les journaux en général ont répété dans les mêmes termes ou à peu près. Nous le disons avec une entière franchise, les détails affreux de cette expédition, et le ton joyeusement barbare avec lequel la plume d’un militaire français les a retracés, nous ont pénétré d’une profonde tristesse.

L’ordre du jour du lieutenant-général Voirol (dit le correspondant d’Afrique) vient de recevoir son exécution. Le souvenir du châtiment infligé aux barbares ne s’effacera pas de longtemps de leur mémoire. Il est écrit en lettres de feu et de sang dans toute l’étendue de la plaine de Métidja [sic] où le drapeau du brave 67de ligne et celui de la légion étrangère ont été déployés, précédés et suivis de la désolation, de l’incendie et de la mort. Eh ! Nous aussi nous avons eu nos trois journées. Les 27, 28 et 29 septembre compteront dans nos fastes militaires et prouveront aux ennemis de la France qu’on ne l’insulte jamais impunément […].

Les tirailleurs du 67e et de la légion étrangère rivalisaient de zèle avec les chasseurs d’Afrique qui sont depuis longtemps habitués à faire trembler et fuir les bédouins.

Pendant que ceux-ci harcelaient nos derrières et nos flancs, la tête de la colonne qui opérait ses évolutions aussi lentement, aussi paisiblement que sur un champ de manœuvre ou qu’à une parade, la tête de la colonne, dis-je, brûlait tout ce qu’elle trouvait sur son passage.

Nos soldats, après avoir allumé l’incendie qui dévorait les habitations de nos ennemis, rentraient dans les rangs, chargés de poules, d’oies, de meubles et de butin […].

Pour nous, nous avons peine à croire que le moral de notre armée ait besoin de tels stimulants : – nous croyons, au contraire, que d’aussi tristes lauriers pèsent à nos braves ; et qu’ils sont loin d’attendre, la joie dans le cœur, les nouvelles affaires qu’effectivement la dernière semble présager.

Maintenant, si on réfléchit que ces déplorables résultats sont le prix d’un coup de chasse-mouche ; si l’on pèse le sang que la vengeance de cet affront a coûté à la nation française insultée ; ce que cette vengeance amasse de haines contre nous, chez les peuplades algériennes ! On se demande ce que c’est que la civilisation, et si de tels fruits ne sont pas bien amers !!!!!

Officiellement, l’intervention de l’armée d’Afrique a été organisée en 1830 à cause de l’offense faite par le dey Hussein au consul français Pierre Delval en 182751 : il lui aurait donné un coup de chasse-mouches (ou d’éventail). Le prétexte est, comme dans le texte ci-dessus, toujours invoqué pour expliquer l’intervention et pour souligner le contraste entre la futilité du geste et la gravité des conséquences. L’anecdote a longtemps été évoquée par une vignette insérée dans les manuels scolaires de la IIIe République. Un des buts de l’expédition militaire est en réalité de restaurer le prestige du régime et d’affermir le trône vacillant de Charles X à la veille d’élections prévues début juillet 1830. Préparée de longue date par le maréchal Bourmont, l’opération militaire rassemble 103 navires et 37 000 hommes (dont 31 000 fantassins). Partis de Toulon fin mai, ils débarquent à Sidi-Ferruch, à une vingtaine de kilomètres à l’ouest d’Alger, le 14 juin 1830.

Le 5 juillet, la ville d’Alger – 30 000 habitants, dont un tiers a fui à l’arrivée des Français – est occupée après de violents combats, suivis par le pillage de la casbah : « Je n’ai jamais rien vu de plus hideux de ma vie », écrit à sa femme le général Loverdo, aussitôt rapatrié pour ces propos. Le dey capitule et s’exile le 10 juillet. L’administration turque s’effondre, du moins en apparence, car certaines institutions de la régence d’Alger continuent à fonctionner après les débuts de la conquête. L’annexion officielle, qui supprime la sujétion ottomane de l’Algérie, est prononcée par ordonnance royale le 24 février 1834. Les archives algériennes renferment cependant des documents attestant de la survivance du trésor de l’empire ottoman jusqu’en 1867 et des tribunaux musulmans jusqu’en 185652.

Voici ce que prévoyait l’article 5 de l’acte de capitulation signé avec le dey en juillet 1830 : « L’exercice de la religion mahométane restera libre ; la liberté de toutes les classes d’habitants, leur religion, leurs propriétés, leur industrie ne recevront aucune atteinte ; leurs femmes seront respectées ; le général en chef en prend l’engagement sur l’honneur53. » Rien de tout cela ne fut respecté, au mépris des engagements solennels de Bourmont. Dès le 23 juillet 1830, sous la pression populaire, les chefs des tribus et les marabouts appellent à la résistance.

Les résistances des autochtones

Les autochtones – entre 3 et 4 millions, dont environ 95 % de ruraux (éleveurs et cultivateurs en plaine, arboriculteurs dans les montagnes) et 150 000 urbains au total (soit 5 %) – font preuve d’une résistance politique et militaire peu commune, complètement imprévue et surprenante pour les Français.

À l’Est, l’opposition du bey de Constantine, Ahmed, se confirme après la prise de Bône en mars 1832 : « Dès ce moment je n’eus d’autres pensées que d’apporter à leurs entreprises ultérieures le plus d’obstacle possible et Ben Aïssa eut ordre dans ce but de cerner Bône et d’en empêcher le ravitaillement54. » À l’Ouest, dans la région de Mascara, en avril 1832, un marabout vénéré est choisi pour diriger la guerre sainte ; mais trop âgé pour ce faire, il désigne son jeune fils de vingt-quatre ans, Abd el-Kader, qui est intronisé le 24 novembre 1832 par trois tribus – les Hachem, les Beni Amer et les Gharaba – pour mener le combat. Dès son arrivée à la tête de la résistance dans la province d’Oran, le jeune Abd el-Kader, qui adopte le titre d’émir, appelle à la mobilisation l’ensemble des tribus au nom du Coran pour expulser les Français de la régence. Sobre, très pieux après le pèlerinage à La Mecque effectué avec son père, il aime les livres, les manuscrits et écrit des poèmes. Il forge sa fermeté et son endurance dans sa pratique religieuse. Il s’efforce d’unir les tribus, de consolider et d’élargir son autorité, même s’il rencontre de très grandes difficultés : la domination de l’esprit de clan et le renversement des alliances entre les tribus, selon les intérêts et les passions, mettent en cause la cohésion et l’unité des combattants peu servies par l’absence de tradition militaire établie et l’inexistence d’un pouvoir central. L’amour de la terre des ancêtres – la patrie – ne dépasse pas alors l’horizon de la tribu. Abd el-Kader doit se battre non seulement contre les troupes françaises en pratiquant l’art de la guerre, l’esquive et une mobilité incessante, mais aussi, avec une égale violence, contre les tribus qui résistent à son autorité ou qui commercent avec les Français, en particulier les populations kabyles et les tribus du Sud. Un exemple : le 22 juin 1838, l’émir, voulant soumettre la bourgade d’Aïn Madhi, s’entend répondre par Mohamed Seghir Tidjani, le chef de la confrérie : « J’étais sultan quand tu n’étais encore qu’un enfant et je ne comprends même pas ce que tu viens faire chez moi. Tu crois peut-être avoir affaire à des faibles femmes ; mais je te montrerai des lions et tu ne mettras jamais les pieds dans ma ville55. »

Le siège qui s’ensuit dure jusqu’au 2 décembre et la ville est détruite en janvier 1839. C’est à la fois une victoire militaire et une défaite politique : Abd el-Kader s’est ainsi fait un adversaire irréductible. Enfin, au Sud, un jeune soufi, Bou Maza, reprend, à partir de mars 1845, le flambeau de la résistance et soulève les populations montagnardes très attachées au sol natal. Un profond découragement saisit alors l’armée française devant le succès inattendu de la rébellion que les généraux croyaient avoir éradiquée.

Les pratiques des militaires français leur ont très tôt aliéné les populations. Dès novembre 1830, la campagne est incendiée autour de Blida et, dans la ville saccagée par les troupes françaises, on retrouve nombre de « cadavres de vieillards, de femmes, d’enfants et de juifs tout à fait inoffensifs56 ». En représailles, les corps de cinquante canonniers sont retrouvés mutilés. La guerre s’annonce impitoyable. À Oran, le général Pierre Boyer, surnommé « Pierre le cruel », qui a fait ses classes à Saint-Domingue, importe entre 1831 et 1833 les manières de faire acquises aux Antilles et se livre à des exécutions sommaires sans jugement. En rétorsion, les Arabes bloquent l’approvisionnement de la ville et tous les produits de consommation doivent être acheminés, difficilement, de France. Deux modes d’action choquent particulièrement les autochtones : la destruction de cimetières près de la porte de Bab-el-Oued pour construire une route à partir d’Alger, sans le moindre respect pour les sépultures, des ossements humains affleurant dans les remblais, et l’expulsion par la force, le 17 décembre 1831, de 4 000 musulmans d’une mosquée que le duc de Rovigo voulait convertir en église. La consécration de l’église devant avoir lieu le jour de Noël, cette mesure d’urgence s’imposait à ses yeux.

Desmichels, qui commande en avril 1833 l’armée française, jauge ainsi l’ennemi :

En Europe, des masses se heurtent à d’autres masses et se disputent avec acharnement le champ de bataille. En Afrique, ce sont des nuées de cavaliers intrépides et insaisissables, qui ne cherchent jamais à arrêter une colonne dans sa marche, qui la harcèlent sur toutes les faces : ennemis infatigables, fuyant par tactique et non par crainte, sachant se dérober aux coups de ceux qui combattent pour revenir sur eux avec plus d’impétuosité et toujours attentifs à profiter du moindre désordre, ou de la faute la plus légère pour accabler ceux qui auraient l’imprudence d’en commettre57.

Fin 1833, face aux interrogations sur la nécessité de la conquête et de l’occupation – restreinte ou élargie –, une commission d’enquête envoyée en Algérie dresse un constat accablant : « Nous avons massacré des gens porteurs de sauf-conduits, égorgé sur un soupçon des populations entières qui se sont ensuite trouvées innocentes ; nous avons mis en jugement des hommes réputés saints dans le pays, des hommes vénérés parce qu’ils avaient le courage pour venir s’exposer à nos fureurs, afin d’intervenir en faveur de leurs malheureux compatriotes ; il s’est trouvé des juges pour les condamner et des hommes civilisés pour les faire exécuter. Nous avons plongé dans les cachots des chefs de tribus parce que ces tribus avaient donné de l’hospitalité à nos déserteurs ; nous avons décoré la trahison du nom de négociation, qualifié d’actes diplomatiques d’odieux guet-apens ; en un mot nous avons débordé en barbarie les barbares que nous venions civiliser et nous nous plaignions de ne pas avoir réussi auprès d’eux58 ! »

Seul le général Berthezène tente, durant quelques mois en 1831, une politique différente fondée sur l’équité vis-à-vis des Maures et des Arabes, et animée d’une certaine méfiance à l’égard des projets de colonisation59. C’est à partir de 1840 que la dévastation devient systématique et que se généralise la pratique des razzias. C’est aussi le moment du duel entre le gouverneur général Bugeaud et Abd el-Kader, chef et âme de la résistance algérienne.

Massacres, razzias et « enfumades » : une stratégie de la dévastation

« J’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre. […]. Je crois que le droit de la guerre nous autorise à ravager le pays et que nous devons le faire soit en détruisant les moissons à l’époque de la récolte, soit dans tous les temps en faisant de ces incursions rapides qu’on nomme razzias et qui ont pour objet de s’emparer des hommes ou des troupeaux. »

Alexis de Tocqueville, Travail sur l’Algérie, 1841.

Pendant la conquête, les officiers bénéficient de pouvoirs discrétionnaires et du droit de vie et de mort sur les personnes, appliqué à ceux qu’ils considèrent comme des espions, des soldats rebelles ou déserteurs et des Algériens en guerre contre la France. Les excès sont couverts par leurs supérieurs hiérarchiques et approuvés des intellectuels libéraux tels que Tocqueville. Contrairement à certaines analyses complaisantes, Alexis de Tocqueville n’a condamné les violences commises en Algérie qu’une fois la conquête bien établie, en 1847. Auparavant, il avait justifié toutes les pratiques, même illégales, de l’armée.

Il est en revanche admis aujourd’hui qu’Abd el-Kader, « fidèle à une lecture généreuse et intelligente du message coranique » (Jacques Frémeaux), a traité correctement les prisonniers français. Avec l’entregent de l’archevêque d’Alger, Mgr Dupuch, il pratique un échange de prisonniers en 1841 (180 Français contre 159 Algériens) ; il en fait libérer d’autres, sans contrepartie, en 1842, n’étant plus en capacité de les nourrir. On lui a attribué à tort le massacre de 300 prisonniers en 1846 dans son camp du Maroc où il s’était réfugié avec sa famille : l’émir se trouvait en fait ce jour-là à plusieurs centaines de kilomètres et la tuerie a été décidée par un de ses lieutenants dont il a condamné l’initiative lorsqu’il apprit la nouvelle. Le chargé d’affaires français au Maroc écrit à Guizot : « Notre politique nous engage à maintenir qu’il est seul l’auteur de ce crime, et à accréditer le bruit ; car il lui fait un tort immense, même parmi ses plus chauds partisans. » On ne saurait être plus clair sur l’usage politique de la rumeur60.

La période 1841-1847 est marquée par un duel sans merci entre l’émir et Thomas-Robert Bugeaud, nommé le 29 décembre 1840 gouverneur général en Algérie61 dans le but de « vaincre la résistance d’Abd el-Kader et coloniser le pays62 ». Ce dernier s’était déjà affronté en 1836 à Bugeaud avec qui il avait conclu le traité de la Tafna le 30 mai 1837. Abd el-Kader avait obtenu l’évacuation de Tlemcen par l’armée française et l’exil de deux chefs de tribus qui lui étaient hostiles, ainsi que des armes et des munitions. En échange, il avait dû verser une somme importante à Bugeaud, convaincu ultérieurement pour ce fait de prévarication63. En novembre 1839, la guerre reprend : Abd el-Kader subit des défaites à l’Est où la présence française est consolidée, mais il contrôle en partie l’Ouest et parvient même aux portes d’Alger après une incursion dans la Mitidja, où les fermes sont brûlées et les colons massacrés. C’est dans ce contexte que Bugeaud, depuis la Chambre des députés, se bat pour une intervention musclée en Algérie et pour être nommé au poste de gouverneur général.

Né le 15 octobre 1784 dans la propriété familiale en Dordogne, Bugeaud s’engage à vingt ans dans l’armée et gagne progressivement ses galons dans les campagnes napoléoniennes où il s’illustre lors des sièges de Saragosse (1809) et de Lérida (1810). Licencié après les Cent-Jours en 1815, il se retire dans son Périgord natal, rachète grâce à la dot de son épouse la propriété qu’il remet en état et y implante de nouvelles cultures, telle la pomme de terre. Maréchal de camp et député en 1831, Bugeaud manifeste d’abord une hostilité de terrien pour les guerres coloniales. Mais il change de point de vue après sa première campagne en 1836-1837, et devient un partisan acharné de l’intervention militaire en Algérie, où il arrive comme gouverneur général le 21 février 1841. Il a alors cinquante-six ans. Vigoureux, autoritaire et dur, il s’implique personnellement dans les opérations et impose immédiatement une tactique de mobilité en réduisant le poids du sac des soldats. Il obtient du gouvernement une liberté totale d’action concernant les combats et une croissance exponentielle des effectifs. En 1840, l’armée d’Afrique compte 59 000 hommes. Face aux 50 000 hommes d’Abd el-Kader, les militaires français en alignent 83 000 en 1842, 90 000 en 1844 et 108 000 en 184664. En mai 1842, Bugeaud prend la ville où réside Abd el-Kader et sa famille, et oblige ce dernier à se déplacer avec sa smala, devenue capitale ambulante du fait de la prise successive des villes de Tlemcen en février, de Mascara et de Taqdent en mai. La smala regroupe plusieurs milliers de personnes disposées en cercles concentriques autour de la famille de l’émir, au centre. C’est une véritable ville nomade composée de femmes, d’enfants, d’esclaves, d’artisans juifs, de troupeaux, d’une bibliothèque comportant des milliers de manuscrits, et de marchés réguliers. De ce fait, sa mobilité est réduite. Elle est surprise l’année suivante par l’armée française qui fait 6 000 prisonniers et saisit 40 000 moutons. Abd el-Kader et sa famille doivent se réfugier au Maroc65 mais il doit à nouveau partir après l’intervention de Bugeaud. Finalement, il se rend en décembre 1847, en échange d’un départ pour le Moyen-Orient, promesse qui ne sera pas tenue.

Ailleurs, Bugeaud applique très vite une stratégie de la dévastation, détruisant tout ce qui pourrait nourrir les tribus fidèles à l’émir et alimenter leur commerce.

Un des chefs militaires, Saint-Arnaud, confirme dans une de ses correspondances, le 5 juin 1842, la mise en œuvre de cette politique de dévastation qui se généralise : « On ravage, on brûle, on pille, on détruit les maisons et les arbres. Des combats peu ou pas66. » Au départ, les militaires français imitent les autochtones dans leur pratique des razzias. Encouragés à pratiquer un pillage systématique, les soldats pallient, très prosaïquement, les défaillances de l’intendance. Systématisées à partir de 1840 après leur théorisation par La Moricière, les razzias atteignent leur « perfection » en 1842. L’attaque du douar a lieu le plus souvent par surprise, à l’aube. Femmes, enfants et troupeaux sont rassemblés, tandis que tous les autres biens (tapis, peaux de moutons, armes, etc.) sont saisis. Les pillages s’accompagnent fréquemment de viols que l’historien Charles-André Julien qualifie quasiment de fatalité : « Au cours des expéditions, les femmes indigènes qui tombaient aux mains des soldats, ne pouvaient éviter leur sort67. » Victor Hugo rapporte dans Choses vues certaines atrocités, qu’il tient pour véridiques et qui proviennent du témoignage d’un général exilé avec lui à Jersey : « Après les razzias, il n’était pas rare de voir les soldats jeter à leurs camarades des enfants qu’ils recevaient sur la pointe de leurs baïonnettes. Ils arrachaient les boucles d’oreille des femmes, les oreilles avec, et coupaient les doigts pour avoir les anneaux68. »

Fermer les issues de cavernes où se sont réfugiés les membres d’une tribu et leurs troupeaux et y mettre le feu est une pratique avérée en Algérie, dans cinq cas au moins, entre 1844 et 1850. La première connue, celle du 19 juin 1845, a affecté la tribu des Ouled-Riah dans le Dahra. Menée par le colonel Pélissier, elle est autorisée par une note écrite du gouverneur Bugeaud le 11 juin 184569. Avec un bilan de 760 morts, c’est la seule « enfumade » qui ait suscité un très vif débat à la Chambre des pairs et une condamnation quasi unanime. « Acte de cruauté inexplicable, inqualifiable à l’égard de malheureux Arabes prisonniers », dénonce à la tribune le fils du maréchal Ney. L’acte est désavoué, du bout des lèvres, par le ministre de la Guerre et président du Conseil, le maréchal Soult. Deux mois plus tard, Saint-Arnaud récidive avec la même férocité : « Le 12 août je fais hermétiquement boucher les issues et je fais un vaste cimetière. Personne que moi ne sait qu’il y a là-dessous 500 brigands qui n’égorgeront plus les Français […]. Ma conscience ne me reproche rien. J’ai fait mon devoir de chef et demain je recommencerai. Mais j’ai pris l’Afrique en dégoût. » Ultérieurement, il précise cyniquement dans une lettre : « Tout est resté confidentiel. Toutes les pièces du procès ont disparu. Il reste des dépositions orales d’indigènes : il y a des chances que ça paraisse insuffisant. »70

L’année précédente, en 1844, Cavaignac avait déjà tué par « enfumade » des membres de cette même tribu mais il s’était bien gardé de le faire savoir. Un officier du Génie, Alexandre Segrétain, a également témoigné dans ses Souvenirs d’une opération identique menée dans le Dahra en 1850 sous la direction du général de Salles71. D’autres opérations restent sans doute à répertorier : l’historien Charles-André Julien écrit en 1964 « qu’il est probable que la pratique fût plus fréquente qu’il n’y paraît72 ». À la suite de ces massacres, certaines tribus se soumettent, d’autres au contraire s’insurgent et suivent le jeune Bou Maza dans sa résistance. Quoi qu’il en soit, des décennies plus tard, les souvenirs sont prégnants.

Dans le cadre d’une enquête réalisée en 1913 sur le site des grottes du Dahra où Saint-Arnaud avait ordonné en 1845 une « enfumade », un professeur de l’université d’Alger, Émile-Félix Gautier, pourtant partisan déclaré de la colonisation, remarque que si les colons installés à côté des grottes ignorent totalement cet épisode, les autochtones indigènes peuvent lui indiquer l’endroit précis et lui fournir des détails que la mémoire collective a conservés depuis soixante-dix ans et transmis aux générations suivantes. La poésie populaire véhiculée par les chanteurs ambulants retrace des épisodes de souffrances et de résistance que la transmission familiale a confortés. Ferhat Abbas, un des dirigeants du combat pour l’indépendance algérienne dès 1943, raconte qu’il a appris enfant cette histoire sur les genoux de ses grand-mères, et que son propre grand-père avait combattu les troupes de Saint-Arnaud et participé à l’insurrection kabyle en 1871. Les mères avaient également l’habitude de menacer leurs enfants en faisant référence à un ogre nommé « Bugeaud »73. Tels sont les vecteurs, dans les mémoires populaires, des exactions des soldats français que certains – une infime minorité – ont cependant réprouvées.

Des soldats récalcitrants

Alors que son unité se livre à une razzia sur un village kabyle, l’ancien agriculteur Flavien Parisot, à qui on ordonne de brûler des terres cultivées, refuse d’obéir : « Cette fois, la voix du métier avait parlé, et je me rappelai que jadis je me servais de cet instrument pour faire pousser le blé, et que le labourage est la première profession au monde. Eh bien non, je ne peux me résoudre à accomplir l’œuvre de destruction que j’avais commencée74. » Ce témoignage tardif montre que face à la constante de la politique menée dans cette guerre de destruction et d’extermination, des refus des soldats français se sont manifestés sous différentes formes.

Afin de réduire les effectifs du contingent, on forme dès août 1830, à l’imitation des Turcs, deux bataillons de corps auxiliaires dans une tribu de la Kabylie : les Zouâoua, appelés les « Arabes zouaves ». Le succès est limité : les soldes et les équipements promis n’arrivent pas, ces hommes éprouvent de la difficulté à se plier à la discipline militaire, d’autant plus qu’ils sont rejetés – parfois violemment – par le reste de la population pour leur collaboration avec les « infidèles », d’où les nombreuses désertions (45 % de déserteurs dans le premier bataillon en février 1831). Certains soldats refusent cette guerre. Un officier raconte dans une lettre : « Un zouave sort du rang sanglotant, pleurant, comme pris d’une attaque : je n’ai pas demandé à aller là, j’ai peur ! et le voilà gesticulant, courant dans les rangs. Tous autour de lui d’éclater de rire et de le chasser à coups de pied au… »

Certains soldats nouvellement arrivés en Afrique, y compris des compagnies d’élite – grenadiers, chasseurs ou voltigeurs – paniquent brusquement. Saint-Arnaud témoigne dans une lettre écrite dans un bivouac près de Mascara, le 4 juillet 1831 : « J’ai vu des masses d’hommes jeter leurs armes, leurs sacs, se coucher et attendre la mort, une mort certes infâme… J’en ai vu beaucoup me demander en pleurant de les tuer, pour ne pas mourir de la main des Arabes ; j’en ai vu presser avec une volupté frénétique le canon de leur fusil, en cherchant à le placer dans leur bouche, et je n’ai jamais mieux compris le suicide. »75

En février 1831, le général Berthezène prend le commandement de « la division d’occupation » ; il ne dispose plus alors que de la moitié du contingent d’août 1830, 15 532 hommes en état de combattre, les autres étant hospitalisés76.

La loi de 1832 sur la conscription a fixé le service militaire à sept ans. Débarquant sur le continent africain, les nouvelles recrues ont du mal à s’adapter à leurs conditions de vie : soumis à des sanctions très sévères dont certaines confinent à la torture du fait de la férocité de certains officiers, ils sont en outre mal nourris, mal équipés et mal vêtus. Ils souffrent de la soif, de la chaleur le jour et du froid la nuit, du vent et des maladies. Aux affections courantes que sont ici le paludisme, les dysenteries, le scorbut et le typhus, s’ajoute en 1849 une épidémie de choléra. Une étrange maladie se met aussi à frapper les soldats envoyés en Algérie : appelée la « nostalgie africaine », il s’agit d’un « malaise socio-émotionnel grave », sorte de mal du pays en même temps qu’une résistance psychique inconsciente au contexte politique et social dans lequel les soldats sont plongés77. Le chirurgien en chef de la Grande Armée, qui avait fait le constat de symptômes analogues pendant la retraite de Russie, conseille aux officiers « une sollicitude réconfortante » dès l’apparition des premiers signes et « le rapatriement immédiat du patient si ceux-ci persistaient »78. Face à une hiérarchie militaire réticente, les médecins militaires soutiennent les rapatriements nécessaires au traitement de cette névrose qui touche surtout, à en croire le Dictionnaire de médecine et de chirurgie pratiques de 1834, « les Bretons, des paysans de l’ouest de la France, […] tous les hommes sortis de solitudes ou de montagnes ». La description des symptômes de cette nostalgie, tels que présentés dans une thèse de médecine soutenue en 1853, semble confirmer le diagnostic du Dictionnaire de médecine :

Le sujet de notre observation est un Breton, de taille moyenne, d’un tempérament lymphatique ; il ne sait que quelques mots de français. Comme on ne pouvait rien faire au régiment, on l’envoya à l’hôpital [militaire de Dey], pensant qu’il était atteint de mono-manie religieuse. On remarque que son corps est déjà amaigri, ses formes notablement diminuées ; sa peau est terreuse ; son pouls petit, lent ; ses traits sont altérés ; il pousse des soupirs de temps en temps. Son regard est incertain, il répond à peine à quelques questions, il n’accuse aucune souffrance79.

En 1838, à l’hôpital militaire d’Oran, quarante-huit soldats d’une même batterie d’artillerie décèdent à la suite d’une mystérieuse épidémie, vite identifiée comme « nostalgie » (vingt-deux sont d’origine bretonne et dix-sept viennent de départements ruraux ou montagneux). En 1846, on comptabilise 121 000 admissions dans les trente-huit hôpitaux militaires, soit plus que l’effectif total atteint par Bugeaud à la même date – 106 000 hommes (un tiers de l’effectif total des armées). Plus de 5 % des admis (6 822 soldats) y meurent. En 1839, le duc d’Orléans, après une tournée des hôpitaux pour visiter les malades, constate que deux tiers d’entre eux n’ont pas de lit et trois quarts pas de matelas, qu’ils manquent d’eau, de nourriture et de médicaments. Certains couchent dehors sous les galeries ou dans des tentes. On meurt plus dans les hôpitaux ou les cantonnements que dans les combats : l’état civil de Philippeville enregistre la même année sept fois plus de décès pour les militaires en garnison que pour les habitants80.

Un an après son arrivée en Algérie, le soldat Flavien Parisot écrit à un proche : « Mon cher ami, quoique bien éloigné du pays, j’y pense sans cesse toutes les nuits, j’y vais en rêve, je le vois, je vous vois tous, parents, amis, je vous parle, nous faisons des parties ensembles [sic] ; mais hélas ! au réveil tout n’est qu’illusoire, et je me vois obligé de reprendre mon service comme s’il n’en était rien81. »

Quels colons ?

« En Algérie, ce sont des troupes réglées qui ont conquis cette terre pour l’État, et, par derrière elles, sont venus des gens pour l’acheter et en trafiquer, réclamant une protection incessante pour faire prospérer ce trafic. » En 1841, le général Duvivier exprime ainsi crûment l’opposition entre militaires et colons civils, position confortée par le colonel de Montagnac qui écrit de Djemaa-Ghazaouet, le 6 novembre 1844 : « Les vingt-huit sales civils : cantiniers, marchands, épiciers que j’ai ici me donnent plus de mal à conduire que tous les Arabes des environs et les soldats de ma garnison82. » Partial, ce témoignage illustre cependant la diversité des activités que mènent les Européens qui suivent les armées. Entre 1830 et 1840, les premiers colons, en nombre réduit, pratiquent une mainmise anarchique sur les terres favorisée par l’affairisme de quelques-uns (y compris des officiers supérieurs). La décennie suivante, l’État concède des lots individuels gratuits et assure l’infrastructure des villages sur des terres confisquées aux tribus en guerre avec la France. L’ordonnance royale du 24 mars 1843 décrète la mainmise sur les biens religieux (habous) et les terres domaniales (le beylik, propriété du bey). La spoliation des terres se fait donc au nom de l’État, en violation de ses principes sur la propriété. Ce ne sont pas les « bons colons » attendus, mais des pauvres venus de toute l’Europe du Sud, qui affluent en Algérie. Faute de candidats français, l’immigration clandestine des Espagnols, des Maltais et des Italiens est cependant implicitement tolérée. On est bien loin des projets des élites politiques françaises pour la mise en valeur de l’Algérie, qui prennent pour modèles les colonies fondées par les Grecs et les Romains sur des territoires inhabités ou conquis. Par la force et avec un usage particulier du droit, les militaires récupèrent des terres et les versent dans le domaine public afin de les redistribuer aux colons européens. Ils exigent des autochtones des titres de propriété que ces derniers ne possèdent pas et récusent les témoins venus certifier ces propriétés. Dans la région d’Alger, des propriétaires indigènes sont ainsi spoliés par des traductions fallacieuses des actes du français à l’arabe. Cependant, l’incertitude de la politique gouvernementale en matière de colonisation freine pendant plusieurs années les implantations. Jusqu’en 1840, le gouvernement reste en effet indécis sur les buts de guerre et les moyens accordés, et les chefs militaires doivent trouver un compromis entre les impératifs de la guerre de conquête (devenue guerre d’extermination) et ceux de la colonisation. Des 500 colons envoyés au début de la conquête, une centaine périt dès les premiers mois. En poste en 1831, le général Berthezène critique vivement une émigration incontrôlée et prématurée. Pour certains, l’envoi de colons de métropole permet à la fois de préserver la sécurité des villes hexagonales menacées par les insurrections populaires et de diminuer le paupérisme. En réalité, la colonisation est dans un premier temps avant tout urbaine : en 1840, 10 000 Européen.ne.s (sans compter les enfants) se sont installés à Alger et le double seulement dans le reste de l’Algérie. Ce n’est qu’à partir de 1838-1840 que l’on peut véritablement parler d’une politique volontaire de peuplement sélectionné et contrôlé, un passeport entre la France et l’Algérie étant devenu obligatoire jusqu’en 1862. Originaires des grandes villes françaises, 20 000 artisans et ouvriers obtiennent un passage gratuit entre 1841 et 1845, essentiellement pour participer à la construction des infrastructures83. L’année 1848 voit l’échec de colonies agricoles qui ne se développent réellement qu’avec la IIIe République.

Dans le même temps, les campagnes françaises, pourtant prolifiques, parviennent mal à nourrir la population rurale et sont épisodiquement secouées par une série de révoltes.

4. RÉVOLTES RURALES ET MÉCONTENTEMENTS POPULAIRES SOUS LA MONARCHIE DE JUILLET

Rébellions dans les campagnes

Le 12 novembre 1831, à Héricourt (Haute-Saône), les habitants du village s’attroupent pour défendre l’un des leurs. Rigoulot a été arrêté après s’être opposé à des propriétaires qui voulaient enclore une prairie au mépris du droit coutumier de pâturage. Dans la petite foule qui se masse sur la place de l’hôtel de ville pour exiger sa libération, on lance : « Nous voulons Rigoulot, on ne l’emmènera pas, nous sacrifierons plutôt notre vie. Le peuple de Paris a fait une révolution, nous en ferons une aussi84. »

La campagne n’est pas un monde autarcique et fermé sur lui-même. Les contacts et les informations ne s’y limitent pas aux foires et aux marchés. Jusqu’à la fin de la monarchie de Juillet, une mémoire orale des mouvements révolutionnaires pour les subsistances, des pratiques populaires de taxation et de la loi sur le « maximum » se transmet dans les campagnes françaises. En 1848, des paysans de Corancy et de Chissey-en-Morvan exigent ainsi que les grains soient taxés « comme en 1793 »85.

Entre 1830 et 1835, les rébellions se multiplient dans les campagnes de l’ouest et du sud du Massif central, du Languedoc et des Pyrénées, régions où perdure une opposition au pouvoir central. L’avènement de Louis-Philippe a fait naître certains espoirs, en particulier dans les zones viticoles : à l’automne 1830, les révoltes antifiscales se développent dans les Corbières et le Narbonnais. En Périgord et en Ariège, encouragés par l’exemple parisien, les ruraux s’attaquent à des châteaux et les pillent. Dans les Corbières, deux nobles sont décapités pour avoir voulu empêcher les paysans de couper leurs bois. À Thiers, le 3 septembre 1830, après une altercation entre des employés de l’octroi (rétabli à la fin de l’Empire) et deux marchands de vin qui refusent de payer les droits d’entrée, un groupe d’environ 1 500 personnes (femmes, hommes, enfants) s’en prend aux barrières d’octroi et détruit les registres des contributions indirectes. La révolte contre les impôts indirects se propage dans le Puy-de-Dôme et on assiste à une véritable « flambée » des registres des contributions indirectes, entraînant de nombreux procès. Les rébellions antifiscales jugées en cour d’assises bénéficient dans les trois quarts des cas d’un acquittement. Cette indulgence s’explique principalement par la composition des jurys où siègent majoritairement des propriétaires86.

Les représentants de l’autorité qui perçoivent ces impôts indirects, en particulier ceux sur les boissons, sont détestés par les ruraux qui le leur montrent bien. Avec les gendarmes, les agents du fisc demeurent les principales victimes des violences rurales. En 1833, lors de la fête patronale de la commune d’Aubière, dans le Puy-de-Dôme, un arbre de la liberté est dressé sur la place avec deux cadavres de rats qui portent la pancarte suivante : « À bas les rats ! S’ils se montrent ici, ils seront pendus comme leurs frères. » Cette assimilation des agents du fisc à des rats est également attestée en Corrèze : « Aux prises avec les agents des contributions indirectes, les cris de “aux rats de cave, aux voleurs, il faut les tuer !” retentissent le plus souvent87. » Les révoltes paysannes s’accompagnent presque toujours de cris perçants et de hurlements prolongés. Selon François Ploux, « on crie, tout d’abord, pour signifier qu’on est en état de rébellion. Mais il s’agit également de renseigner la foule sur le type de situation à laquelle elle est confrontée : à chaque forme de révolte – antifiscale, antigendarme – correspondent plusieurs cris spécifiques88 ». Lorsqu’ils ont affaire aux gendarmes, les paysans corréziens crient « Au loup ! Au loup ! », « Lâchez-le, lâchez-le ! » ou encore « Aux armes ! ». Par ailleurs, les hurlements ont pour but de faire peur aux employés de l’État qui préfèrent souvent renoncer à accomplir leur mission.

Au tournant des années 1840, une série de mauvaises récoltes, de pluies et d’inondations provoquent une hausse importante des prix des denrées alimentaires et entraînent des violences dans l’Ouest, le Massif central et le Berry. Des convois sont attaqués, des châteaux pillés, et l’on voit resurgir le spectre de la Révolution française. La contestation est d’abord fiscale. L’augmentation des droits d’octroi provoque des minirévoltes contre les municipalités à Brevillers (Haute-Saône), Chirac (Lozère) ou encore Calenzana (Corse). Les ruraux refusent de payer l’augmentation des droits de place sur les foires et les marchés aux bestiaux. Ces rassemblements commerciaux sont aussi des lieux d’initiation à la masculinité : « Le paysan en champ de foire n’est plus l’homme calme et tranquille de son village. Il est enfiévré, il élève la voix, il a de grands gestes, il agite son bâton. Il m’y a toujours fait l’effet d’un homme sur le pied de guerre89. » À Foix, le 13 janvier 1840, au cours de la foire, une émeute dégénère. Acculés contre le mur du cimetière, onze gendarmes sont blessés par des jets de pierre. La garnison tire, provoquant une quinzaine de morts. Le débat sur ces violences devient national mais Thiers, le président du Conseil, reste inflexible : « C’est une chose toujours redoutable et douloureuse que l’effusion de sang. Mais ce serait une chose plus grave que la faiblesse des fonctionnaires. » Après conciliation, les poursuites sont cependant abandonnées, le préfet est muté et la taxe supprimée90. Les campagnes ne sont pas les seules à être secouées par des rébellions épisodiques. Dans les villes, petites et grandes, et dans tous les secteurs industriels, une vague de grèves éclate un peu partout autour de 1840.

Grèves et insurrections urbaines (1839-1842)

La cherté des grains se répercute dans les villes et les bourgs où se conjuguent effets de « la chôme » et hausse des prix. La devise des canuts lyonnais révoltés, « Vivre en travaillant ou mourir en combattant », est reprise par des ouvriers à Hazebrouk, dans le Nord. En janvier 1839, à Tours, des affiches « Vive la république ! » et « La liberté ou la mort » sont placardées ; à La Rochelle, la Garde nationale est licenciée pour sa passivité face à une alliance inédite des ruraux et des urbains91.

1840, pic de grèves

« On a vu en 1840, trente ou quarante mille ouvriers abandonner spontanément leurs travaux, sortir de Paris comme autrefois la plèbe sortit de Rome et, comme celle-ci, faire aux patriciens leurs conditions de rentrée dans la cité. »

L’Atelier, « De l’organisation du Travail »,
no 2, novembre 1844, p. 17-1892.

La crise politique marquée par la démission du second gouvernement Thiers, fin octobre 1840, suit une crise sociale d’une ampleur inégalée depuis la monarchie de Juillet. Jean-Pierre Aguet a comptabilisé les grèves de la période : avec 130 grèves, l’année 1840 représente un pic : il y en eut quatre-vingt dix en 1833, soixante-quatre en 1839, soixante-huit en 1841 et soixante-deux en 184293. À Paris, une fois n’est pas coutume, tous les corps de métiers se liguent pour débattre de l’organisation du travail et se dresser contre le marchandage et le paiement à la tâche. Par le marchandage, le patron délègue à un intermédiaire, pour un prix global, la responsabilité du travail et la rémunération de chaque personne embauchée pour réaliser la tâche. L’embauche dans certains corps de métiers est régie par les bureaux de placement, sorte d’agences d’intérimaires qui s’occupent de placer la main-d’œuvre ouvrière, embauchée pour quelques jours parfois. Le travail manque en cette année 1840. Les ouvriers parisiens demandent une réduction de la journée du travail à douze heures et une revalorisation salariale. Craignant une contagion républicaine, la police interdit les réunions et pourchasse les « meneurs » : les trois principaux chefs de la coalition des tailleurs sont arrêtés. Aidés par les typographes, les 3 000 tailleurs en grève organisent près des Halles une cuisine populaire qui peut servir plus de 1 000 repas par jour. Ils obtiennent finalement satisfaction sur certaines de leurs revendications, en particulier celles portant sur le livret ouvrier. Jetés en prison le 5 août, Aimé Suteau et André Troncin ont déjà dirigé une grève des tailleurs en 183394. Les grèves reprennent au mitan du mois d’août. Les tailleurs de pierre sont les premiers à lancer le mouvement, suivis des tisseurs de laine, des bottiers puis à nouveau des tailleurs d’habits, enfin les menuisiers qui revendiquent l’abolition du travail à la tâche. Partis de rassemblements au-delà des barrières de la Villette et de Belleville le 27 août, un millier d’entre eux font « en promenades » le tour des différents ateliers parisiens dans le quartier du Temple et sur le faubourg Saint-Marcel. Des centaines d’arrestations ont lieu le soir. Cela ne suffit pas à leur faire lâcher prise. Le mouvement s’étend spatialement et quantitativement : des barrières surgissent au centre de Paris, au moins 50 000 ouvriers occupent la rue. Périodiquement, les ouvriers tiennent des assemblées où ils choisissent leurs représentants et discutent des revendications, établissant ainsi une sorte de démocratie directe. Les élites politiques et économiques sont très hostiles à ce mouvement « d’ouvriers égarés ». La répression s’alourdit. Le 2 septembre, un groupe de plusieurs centaines de grévistes investit les ateliers de mécanique des frères Pilhet où 200 ouvriers travaillent sous la protection de la police. Trois sergents de ville sont gravement blessés ; l’un d’eux meurt suite à ses blessures. Le mouvement se radicalise. Les grandes grèves parisiennes de l’automne 1840 sont qualifiées « d’émeutes » par le menuisier philosophe Gauny95. À Saint-Antoine, on voit de nouveau, le 7 septembre, des barricades et des omnibus renversés. Le lendemain, un poste de police est pris d’assaut. La tactique des autorités, qui ont concentré des troupes, est d’encercler le centre-ville et de contrôler les principales voies de communication de façon à empêcher les cortèges de parcourir la ville en tous sens. Les procédures judiciaires sont accélérées et 407 grévistes sont condamnés jusqu’à deux ans de prison pour coalition, rassemblement et résistance à la force publique. On y trouve essentiellement des fileurs, des ouvriers en voiture et des tailleurs de pierre96. Les tailleurs d’habits, à l’initiative du mouvement, sont les plus lourdement condamnés. Une fois purgés ses cinq ans de prison, leur leader, André Troncin, meurt peu après sa libération des suites des mauvais traitements qu’il y a subis. Les délégués des autres corporations écopent de deux ans d’enfermement. Toutes ces condamnations produisent du découragement et conduisent à l’arrêt du mouvement à la mi-septembre.

La province n’est pas en reste : dans les centres lainiers méridionaux (Castres et Lodève), le textile est en crise et les troubles sociaux se multiplient. Les mineurs des houillères de Decize (Nièvre) réclament une augmentation des salaires et la baisse du prix du pain, de même que ceux de Rive-de-Gier (Loire). Flora Tristan, qui parcourt la France, tente de constituer une Union ouvrière97. Toutes ces grèves (interdites) témoignent d’une « montée en politique » du monde ouvrier. Les conservateurs redoutent de voir la monarchie et l’ordre social déstabilisés. Leurs craintes sont fondées : des républicains, tels Blanqui et Barbès, ont secrètement commencé à construire une armée en vue d’une insurrection. Des sociétés secrètes rassemblent jusqu’à 12 000 membres sur toute la France et des doctrinaires se mettent à formuler des projets d’organisation sociale alternative.

1840, le moment socialiste

« Nul homme n’existe indépendamment de l’humanité et néanmoins l’humanité n’est pas un être véritable ; l’humanité c’est l’homme c’est-à-dire des hommes, des êtres particuliers et individuels. »

Pierre Leroux, De l’Humanité, 1840.

En cette année 1840, plusieurs publications des théoriciens socialistes mettent en cause la propriété – notamment Qu’est-ce que la propriété ? de Proudhon –, proposent une autre Organisation du travail (Louis Blanc) ou de nouvelles formes d’organisation sociale – Le Voyage en Icarie d’Étienne Cabet (sous la plume duquel apparaît le mot « communisme ») –, et prônent l’égalitarisme, avec l’Association des travailleurs égalitaires (babouvistes) soutenue par Buonarroti.

Comme l’indique Maurice Agulhon, c’est Pierre Leroux qui « acclimate » en France le mot « socialisme »98. Né dans une famille pauvre, ce dernier a une formation de typographe. Libéral, directeur du Globe, il est en 1830 à l’initiative de la publication d’une pétition des journalistes contre les ordonnances de Charles X. Il s’est engagé dans la charbonnerie et devient républicain après l’avènement de Louis-Philippe. Saint-simonien de novembre 1830 à novembre 1831, Leroux se montre hostile à la hiérarchie saint-simonienne du « père » Enfantin, ce qui le positionne contre le culte de la personnalité. Pour lui, le socialisme peut concilier liberté, égalité et fraternité, sachant que « le socialisme absolu est aussi abominable que l’individualisme absolu ». Avant Marx, Pierre Leroux critique l’exploitation de l’homme par l’homme mais se démarque tout autant de la lutte des classes violente prônée par Blanqui que de la dictature révolutionnaire espérée par Babeuf et Buonarroti. Il défend l’association des travailleurs contre « l’économie libérale en apparence, meurtrière en réalité » et se positionne contre l’oppression d’une classe par une autre, contre l’oppression d’un sexe par un autre, contre l’oppression d’une race par une autre. Pour Leroux, « il faut une religion entre les hommes pour que chacun et tous s’accordent » et veuillent vivre ensemble. En 1843, il décide de tenter une expérience politique de vie communautaire. Il s’installe avec quelques autres sur une exploitation agricole à Boussac, dans la Creuse, tout en poursuivant ses activités de typographe, avec en particulier l’impression de La Revue sociale. À Boussac, tout est produit dans la communauté – nourriture, vêtements et meubles compris : « Nous passâmes quatre ans dans un désert, sur une montagne aride pour montrer que l’économie politique avait une autre issue que l’éternel prolétariat ; que la loi de Malthus était fausse ; qu’il y avait un cercle naturel antérieur et supérieur à la circulation des économistes – que par la nature, tout homme était producteur, et même exactement reproducteur de sa consommation99. »

Figure socialiste la plus connue à l’époque, Pierre Leroux est à la charnière de la lutte politique et de la lutte sociale. Certains des ouvrages et brochures de ces penseurs socialistes sont retrouvés chez des canuts lyonnais en 1841, au cours de perquisitions menées par la police.

1841, l’année rouge

« 8plaie d’Égypte (en France). Malheur, malheur, mille fois malheur ! Les sauterelles monstres Humann viennent de fondre sur notre cité, fermez vos portes et vos fenêtres pauvres Niortais si vous ne voulez pas en être inondés et dévorés ; bouchez aussi vos soupirails de caves et vos œils-de-bœuf, car tous les trous sont bons, et surtout n’oubliez pas de bien fermer les lucarnes de vos greniers car elles volent partout. »

Niort, 1841100.

Comme le souligne cette proclamation humoristique anonyme, la crise conjoncturelle prend la forme d’une fronde antifiscale. Le ministre des Finances, Jean-Georges Humann, veut organiser dans toutes les communes du royaume un recensement des portes et fenêtres : par une circulaire du 25 février 1841, les préfets ont pour mission de les faire dénombrer partout. Des rumeurs les plus folles circulent selon lesquelles les agents seraient chargés de dresser un inventaire du linge, du bétail, du mobilier, des femmes enceintes, inventaire qui servirait de base à l’établissement d’un nouvel impôt. Dans le Gers, on raconte que les souliers, la vaisselle, les outils agricoles et les animaux domestiques seront bientôt imposés ; de même à Clermont : « Un de mes voisins vendit ses quatre poules pour s’affranchir de l’impôt dont on le menaçait ». À Toulouse, la rumeur prétend qu’on va imposer les jupes, robes et coiffes des femmes. Des armoires sont démontées et cachées pour les soustraire aux contrôleurs en Briançonnais, en Ariège, en Corrèze où circulent même des tarifs pour ces impôts imaginaires : 1 franc pour une chaise, 10 francs pour une armoire. On dit même que « les femmes qui accoucheront d’une fille paieront une somme de 20 francs au Trésor public contre 1 franc pour un garçon », bel exemple d’inégalité des sexes traduit sur le plan fiscal et révélateur de la « valeur marchande » respective des garçons et des filles.

Ces rumeurs rappellent la Grande Peur. Jean-Claude Caron les analyse ainsi : « La rumeur s’érige comme une véritable barricade mentale précédant et entraînant l’érection de barricades matérielles101. » À Clermont-Ferrand, au cours de l’insurrection des 9 et 10 septembre 1841, les contrôleurs du fisc sont lapidés, des barricades sont élevées, des armes blanches et des armes à feu sont sorties. Clermont est alors une ville marché de 35 000 habitants. La particularité de l’insurrection clermontoise est la participation des habitants des communes rurales voisines qui, entrés en rangs serrés dans la ville, incendient les barrières et bureaux d’octroi et enfoncent les portes des églises. La plupart des réverbères sont brisés, les rues dépavées. Objet de toutes les haines, le maire voit sa maison dévastée, cloisons et parquets étant même brûlés par de jeunes gens dans un grand feu de joie. Une boutique d’armurier est pillée et une fusillade a lieu dans la soirée du 10 septembre entre troupes et insurgés : on dénombre sept ou huit morts parmi les soldats et une cinquantaine d’insurgés sont tués ou blessés. Les professions des manifestants arrêtés sont révélatrices de la diversité des couches populaires : trois cordonniers, trois cultivateurs, deux charrons, deux maçons et deux perruquiers, un domestique, un étudiant, un imprimeur commissionnaire, un cloutier, un tapissier, un charpentier, un tourneur, un chargeur, un ouvrier marbrier, un tailleur d’habits, un chargeur, un garçon boulanger et un menuisier. Treize personnes sont décédées – onze hommes, deux femmes – ; ce sont donc essentiellement des adultes de sexe masculin, ouvriers des métiers, qui ont payé un lourd tribut à ces deux jours d’insurrection. Les élites sociales sont peu représentées102.

Des événements similaires sont recensés à Lille, Villeneuve-sur-Lot ou Toulouse. La rébellion sociale contre le recensement et la fiscalité se propage dans le sud du pays, et le mécontentement populaire associe fréquemment l’hostilité contre le fisc à une revendication politique. C’est à Toulouse que les conséquences politiques directes de la révolte sont les plus notables puisque le préfet, le maire et le procureur y perdent leur poste. En 1841, Toulouse est une grande ville de 90 000 habitants qui est depuis longtemps un bastion royaliste et catholique. La cité est aussi le centre du carlisme (2 000 Espagnols exilés y vivent). C’est une ville à la fois manufacturière (la poudrerie et la manufacture de tabac sont les deux principaux établissements), commerciale et administrative. Le conflit a lieu en juin 1841 après le refus du conseil municipal d’organiser le recensement des portes et des fenêtres considéré comme illégal. Le préfet est destitué, le maire démissionne. C’est dans cette situation administrative bloquée qu’une série de manifestations, de plus en plus suivies à partir du 5 juillet, mettent en scène étudiants, ouvriers, commis et employés. Le nouveau préfet, surnommé l’« hébraïque Mahul » – signe de la persistance d’un antijudaïsme catholique – fait intervenir la troupe. Des barricades sont construites ; il y a des blessés et même un mort le 12 juillet, un employé vitrier de trente et un ans. On procède à de nombreuses arrestations. L’émeute populaire se transforme en une insurrection politique. Les autorités – préfet, procureur, lieutenant-général – quittent la ville. Le 26 juillet, l’autorité est rétablie avec de nouveaux responsables administratifs. La municipalité et la Garde nationale sont dissoutes. La troupe occupe la ville car quatre habitants sur cinq refusent l’entrée de leurs maisons aux contrôleurs. C’est l’intervention du peuple, des ouvriers, ceux qu’on appelle « la canaille », qui a conduit à cette situation qui a bouleversé la scène politique locale103.

Réactions populaires à la crise économique de 1846-1848

En 1846-1847, la crise frappe le pays. Pour les ruraux, elle résulte de la conjonction de plusieurs catastrophes qui commencent dès 1845 pour les régions viticoles du Sud avec les ravages provoqués par le mildiou. Les récoltes de 1846 sont désastreuses dans le Nord et l’Est. Les inondations de la Loire et du Rhône, suivies d’un gel hivernal en 1846, font flamber les prix agricoles et renaître le spectre de la disette. Les troubles de subsistance s’étendent en ville, aux marchés et aux boulangeries. Les émeutes frumentaires, parmi les dernières du siècle, se multiplient en même temps que les dénonciations des accapareurs. Les femmes sont toujours au premier rang. Au tribunal d’Angers, en correctionnelle, des femmes accusées, en septembre 1846, de « pillage de grains », écopent d’une forte amende, commuée en six mois de prison devant leur incapacité de la payer.

L’émeute de Buzançais

« Les émeutiers du Berry ont montré un rare discernement dans leurs vengeances, qui pour être illégales n’en étaient pas moins justes. »

George Sand, lettre à son cousin, 5 février 1847104.

Évoquée par Flaubert dans L’Éducation sentimentale, la fameuse émeute de Buzançais est déclenchée un jour de marché, le 14 janvier 1847. Les « Blouses » – c’est-à-dire les paysans, désignés par leurs vêtements de travail, par opposition aux bourgeois portant costume, les « Habits » – se rendent maîtres du bourg pendant trois jours dans une atmosphère de grande liesse populaire. Les rebelles veulent obliger les propriétaires à livrer à la commune une certaine quantité de blé à prix fixe, blé qui serait ensuite distribué par les officiers municipaux selon les besoins des familles. Les paysans, dans le cadre de leur « économie morale » traditionnelle, ont imaginé là un dispositif de redistribution égalitaire fondé sur un discours très cohérent – et très embarrassant pour les autorités. L’avocat général de la cour royale de Bourges qualifie ce soulèvement des pauvres contre les riches de « communisme pratique ». Le château d’un pair de France de vieille noblesse légitimiste est pillé au même titre que le moulin d’un républicain modéré ; les gros propriétaires, ces « mauvais riches […] aux dépens desquels on avait pu boire et manger, dont on avait ouvert les caves, brisé les bouteilles et défoncé les tonneaux », sont sommés de s’engager par écrit à livrer leurs réserves de grains au juste prix. Deux d’entre eux sont assassinés. Les propriétaires moins aisés, eux-mêmes affectés par la cherté des subsistances, ne sont pas pris pour cibles.

L’intervention de la troupe est suivie d’une violente répression. Mais la révolte de Buzançais fait figure d’exception. Aux yeux des autorités, l’assassinat de deux propriétaires, cas unique depuis le début du siècle, doit être jugé et condamné de façon exemplaire. L’affaire est dramatisée et le jugement soigneusement préparé. Le préfet de l’Indre et le procureur général de Bourges font conduire une instruction très rapide (jugement rendu moins de deux mois après l’émeute) et composent habilement le jury de la cour d’assises convoqué en session extraordinaire pour obtenir de lourdes condamnations : trois condamnés à mort sont exécutés sur la grand-place en avril 1847, quatre sont condamnés aux travaux forcés à perpétuité et douze à la prison (peines allant de cinq à dix ans).

Forme de contrainte imposée aux vendeurs, la taxation populaire ne se déroule cependant pas toujours dans la violence : au marché de Laval le 9 janvier 1847, la taxation se fait par « contrainte morale » et non par force physique. En mai 1847, dans le Morbihan, plusieurs maires prennent des mesures qui s’apparentent à un encadrement du commerce des grains. Une rumeur ayant annoncé qu’un « maximum » avait été établi dans l’arrondissement de Pontivy, le ministère souligne que de telles « mesures s’apparentant à des entraves », elles seraient contraires au libéralisme gouvernemental105.

Dans les campagnes, alors que les ruraux représentent les trois quarts de la population, la pression démographique aggrave la situation. À Trouhans, en Côte-d’Or, une rumeur attribue aux propriétaires légitimistes et aux curés une stratégie d’accaparement des grains. Une série de porte-parole défendent le droit à la subsistance, en particulier des maires, tel celui du village de Saint-Macaire, dans le Choletais, qui déclare en septembre 1846 à un magistrat scandalisé par ces propos très politiques106 : « Le droit naturel prescrit de prendre à manger quand on a faim : le gouvernement doit abaisser le prix du blé et hausser les salaires des tisserands, sous peine de voir les voituriers tués et les fermes incendiées. »

Le discours de la contestation frumentaire se politise en 1847. Après l’affaire de Buzançais, le débat public s’est saisi de la question des violences. Les exigences de justice et d’égalité dans la répartition des subsistances rejoignent les préoccupations des républicains (tels Louis Blanc, Cabet ou Buonarroti) et des tenants du christianisme social (Buchez). Entre les élections de 1846 et le mois de février 1848, un important activisme démocratique se développe, connu sous le nom de « campagne des banquets ». On renoue ainsi avec la pratique des banquets politiques107.

Les banquets républicains (juillet 1847-janvier 1848)

« Le peuple pouvait se tenir autour de l’enceinte, hors les murs, humant l’odeur du festin et les sons de La Marseillaise, c’est toute la part qu’on lui avait faite108. » C’est ainsi que le journal de la gauche républicaine modérée La Réforme commente, dans son édition du 13 juillet 1847, l’exclusion du peuple du banquet organisé dans l’enceinte du Château Rouge à Paris, le 9 juillet. Cette nouvelle campagne politique est qualifiée de « petit mouvement bourgeois qui veut reculer un peu les barrières du privilège ». On est bien loin ici du « premier banquet communiste », celui du 1er juillet 1840 à Belleville, avec ses 1 200 participants, pour la plupart ouvriers.

Les réformateurs sociaux radicaux qui gravitent autour du journal Le National souhaitent certes une meilleure intégration politique des milieux populaires et enjoignent à la monarchie de Juillet d’entreprendre des réformes sociales, mais ce sont avant tout des hommes d’ordre. Défenseurs de la propriété, ils se méfient des communistes icariens qui gravitent autour de Cabet. Quant aux partisans de Fourier, les phalanstériens, ils ne s’opposent pas non plus frontalement au suffrage censitaire et aux institutions de la monarchie de Juillet. Ils forment certes le vœu que le régime gouverne au bénéfice du peuple et non d’une minorité de privilégiés mais ils recrutent surtout dans la bourgeoisie des officiers, des ingénieurs ou des médecins, qui leur apportent les compétences nécessaires à la société future. S’ils s’engagent dans la campagne des banquets, c’est pour promouvoir une réforme permettant d’éviter la révolution.

Des notables qualifiés de « réformistes » – c’est-à-dire partisans de la réforme électorale avec un élargissement du suffrage censitaire – n’organisent pas moins de soixante-dix banquets dans différentes villes de France, initiatives soutenues par quelque 30 000 souscripteurs, essentiellement dans le Bassin parisien, le Nord, la Normandie, l’Est, le couloir Rhône-Saône, le Midi languedocien et toulousain. Chaque banquet réunit plusieurs centaines de convives qui écoutent des discours et portent des toasts à la réforme électorale et à la souveraineté nationale. À Paris, le 13 septembre, un « banquet typographique » célébrant annuellement l’obtention du Tarif pour le métier des imprimeurs, est interdit au motif que « la demande avait été présentée par de simples ouvriers ». Environ 300 personnes parviennent néanmoins à se réunir dans un autre lieu, en trompant la police.

Dans les banquets réformistes, certains discours se concluent par la devise républicaine « Liberté, égalité, fraternité ». Lors d’un banquet tenu à l’Isle-Jourdain dans le Gers, on célèbre l’anniversaire de la Ire République, le 22 septembre. À Dijon, le 21 septembre, 1 100 personnes attablées, dont 300 à 400 ouvriers, écoutent l’orateur Louis Blanc. Le 9 janvier à Toulouse, pour le dernier banquet organisé par les radicaux (et dont les légitimistes ont été exclus), on porte un toast à la souveraineté du peuple. Et c’est finalement l’interdiction, le 14 janvier, d’un autre banquet – celui des gardes nationaux du XIIe arrondissement de Paris – qui engage l’épreuve de force, enclenche l’insurrection et devient révolution en février 1848.

Écrivains-prolétaires, philosophes et poètes

« C’est dans le peuple et dans la classe ouvrière surtout qu’est l’avenir du monde. » Ainsi s’exprime George Sand dans une lettre à Agricol Perdiguier, dit Avignonnais la Vertu, l’auteur en 1839 du Livre du compagnonnage. Pour boire et discuter, les ouvriers se réunissent dans des goguettes et des cafés, comme celui que Martin Nadaud, ex-maçon, ouvrier migrant de la Creuse, évoque dans ses Mémoires :

Il y avait dans le bas de la rue Saint-Antoine, une petite maison, sorte de crémerie, qui avait pour enseigne Au café Momus. Le chef de l’établissement était un vieux soldat qui sortait de la Garde impériale, le brave Bulot. Il adorait son maître, le lion des grandes batailles, qui avait passionné les hommes de sa génération. Cette maison était devenue un lieu de rendez-vous pour les vrais patriotes ; bonapartistes et républicains y fraternisaient ensemble. Si un homme de la Rousse, c’est-à-dire de la police, se faufilait parmi nous, d’un coup d’œil Bulot nous en donnait avis […]. Ce souffle révolutionnaire que nous respirions au café Momus, nous empêchait de perdre l’espoir de voir un jour la réalisation de notre rêve, c’est-à-dire l’avènement de la République109.

Ce témoignage rétrospectif, celui d’un homme devenu député, entend souligner l’accord, avant 1848, entre les républicains et le « peuple bonapartiste »110, incarnant un souffle d’espoir pérenne dont on trouve également trace chez les écrivains-ouvriers, philosophes et poètes.

De son Berry natal où elle réside, George Sand encourage divers écrivains du peuple – dont le maçon toulonnais Charles Poncy – à écrire, publier leurs textes et affirmer leur droit à la création. Le 23 juillet 1843, Perdiguier écrit à George Sand : « Si vous donniez l’analyse de tous les ouvrages en prose et en vers publiés par des ouvriers, depuis maître Adam jusqu’à nos jours, je suis assuré que vous feriez un livre populaire et très utile. » Il lui propose une liste de poètes-ouvriers que Sand pourrait célébrer : il cite, entre autres, Olivier Basselin le fouleur, maître André le perruquier, le boulanger Reboul, le perruquier Jasmin, les imprimeurs Hégésippe Moreau, Lachambaudie, Voitelin, le tisserand Magu, le potier d’étain Beuzeville, l’imprimeur sur indiennes Lebreton, le cordonnier Lapointe, le fabricant de mesures linéaires Vinçard, le maçon Poncy111. Il aurait pu encore citer le cordonnier Boileau et le carreleur Bergier, le vidangeur et ancien chiffonnier Ponty ou encore le corroyeur et colporteur François Delente.

Paru en septembre 1842 dans la Revue indépendante fondée avec Pierre Leroux, le « Second dialogue familier sur la poésie des prolétaires » de George Sand développe ce qu’elle appelle « l’avènement des Prolétaires à la poésie ». Cette poésie prolétaire est constituée en événement au cours de la monarchie de Juillet avec l’irruption sur la scène publique d’écrits de subalternes qui n’appartiennent pas au même monde que les écrivains qui se considèrent et sont considérés comme les seuls professionnels de l’écriture. Victor Hugo, au moment où l’ouvrier tailleur Constant Hilbey débute en poésie, lui donne ce conseil : « Soyez toujours ce que vous êtes, poète et ouvrier c’est-à-dire penseur et travailleur », ce que Jacques Rancière traduit par « un conseil de rester à sa place ». Publiée dans L’Union en mai-juin 1846, une lettre du cordonnier-poète Savinien Lapointe, adressée à « M. Victor Hugo, pair de France » (qui se dit lui-même « ouvrier de la pensée ») ironise : « Certaines gens descendent en sabots dans les ateliers, par la crainte de voir le peuple monter chez eux, même en escarpins112. » Les années 1840 représentent en effet un « moment panoramique » où la littérature – que ce soient les romans comme dans La Comédie humaine de Balzac, les romans-feuilletons tels Les Mystères de Paris d’Eugène Sue ou les tableaux de mœurs, ainsi que les récits documentés des enquêteurs sociaux tels ceux de Gérando, Villermé ou Buret – semble avoir pris en charge une large part de la production de savoirs et de discours sur le social113.

Le menuisier Louis-Gabriel Gauny, « le philosophe plébéien » (nom que lui a donné Jacques Rancière) n’a pas sollicité la protection de George Sand. Obscur entre les obscurs, né en 1806 de l’union d’un potier en terre et d’une blanchisseuse, il passe sa vie au faubourg Saint-Marceau. Son apprentissage lui a fait connaître l’enfer de l’atelier et du travail ouvrier : « Libre à d’autres, écrit Rancière, d’exalter le tour de main, le chef-d’œuvre, la fierté de l’ouvrier artiste. Il nous dit, lui, l’enfer sans rémission : le temps volé, le corps brisé, l’âme broyée : une vie en lambeaux114. » Vers 1830-1831, avec ses amis saint-simoniens, il rédige « une profession de foi » mais refuse en fin de compte de participer à la vie de l’Église et de la communauté de Ménilmontant. Il trace son chemin vers la liberté en s’émancipant de la servitude du travail par la pensée, l’écriture et des promenades dans la ville qui le rendent « souverain de son existence115 ». Enfant, il avait aiguisé son appétit pour la lecture en déchiffrant les sacs imprimés qui servaient à contenir graines, lentilles, sucre et café achetés par sa mère. Adulte, il est profondément influencé par la pensée de Pierre-Simon Ballanche qui professe que le genre humain est perfectible et que le principe de progrès s’incarne dans le plébéien : « Le plébéien seul peut avoir les sympathies générales de l’humanité. » Un des disciples de Ballanche, André Pezzani, ajoute, en 1847, dans son Exposé d’un nouveau système philosophique : « L’histoire de tous les peuples civilisés présente la lutte constante des plébéiens contre les patriciens116. »

Gauny participe en 1838, avec le vidangeur-poète Louis-Marie Ponty, à un groupe saint-simonien qui publie l’année suivante La Ruche populaire, organe de presse rédigé par des ouvriers. Fruit d’une expérience de première main, la parole ouvrière s’épanouit dans cette presse nouvelle. Gauny contribue au journal de son ami Vinçard avec quelques articles et poèmes. Notre philosophe plébéien Gauny écrit beaucoup et continûment jusqu’à sa mort en 1889 : des poèmes rassemblés en recueils – La Forêt de Bondy (1879) puis les Sonnets déchaînés (1884), une autobiographie, Le Belvédère (1888), une abondante correspondance restée manuscrite et des textes philosophiques. Des textes de combat aussi, tels « Le travail à la journée » publié dans Le Tocsin des travailleurs en juin 1848, ou encore un texte magnifique, « Aux ouvriers constructeurs de prisons cellulaires », dans lequel il affirme : « Bâtir une prison modelée sur le passé est déjà un attentat contre l’humanité, mais élever ces nouvelles maisons de force, c’est une trahison qui ne peut s’expier qu’en démolissant son ouvrage […]. Les ouvriers qui prêtent main-forte à la construction des prisons cellulaires sont complices de crime de lèse-humanité. »117

La lutte passe aussi, pour lui, par le perfectionnement individuel, par des choix qui libèrent le corps et l’âme : il faut diversifier sa nourriture, se nourrir de produits de saison et boire de l’eau. Manger des animaux est pour lui un crime contre la nature ; Gauny est végétarien, ascète à l’antique ou, dirait-on aujourd’hui, écologiste décroissant : « Un besoin de moins est une force de plus. Vivons de peu, c’est un grand moyen de défense118. » À soixante-douze ans, il écrit à un ancien saint-simonien devenu riche industriel et philanthrope qu’il est resté « un barbare beaucoup plus révolutionnaire qu’organisateur ».

Mais, pour l’heure, en 1848, Gauny pressent la révolution qui gronde : « Une immense inquiétude transpire dans Paris, c’est une colère sourde et muette qui court dans tous les cœurs : c’est comme un frisson de bataille. Ici la population exècre l’ignoble tyran qui se gorge de bombances et d’impôts. Le peuple souffre de misère et de persécution, mais il hérisse ses crins, bientôt il rugira dans un combat de liberté universelle119. »

George Sand n’a pas cru à la révolution annoncée. Mais dès qu’elle a connaissance des événements parisiens, elle quitte sa maison berrichonne de Nohant. Elle écrit : « Les chagrins personnels disparaissent quand la vie publique nous appelle et nous absorbe. La République est la meilleure des familles. Le Peuple est le meilleur des amis. Il ne faut pas songer à autre chose120. »

CHAPITRE 8

LES ESPOIRS DÉÇUS DU MOMENT 1848

Paris, 22 février 1848 :

Quel est ce chant bien connu qui se rapproche, vibre, éclate ? C’est La Marseillaise, entonnée à pleine poitrine par une colonne de sept cents étudiants qui débouchent sur la place [de la Madeleine] en deux rangs serrés, dans l’attitude la plus résolue. La vue de ces jeunes gens aimés du peuple et les fiers accents de l’hymne révolutionnaire font tressaillir la multitude. Une acclamation de surprise et de joie électrise l’atmosphère. Deux fois, les étudiants font le tour de l’église en échangeant avec les ouvriers des paroles de haine contre le gouvernement1.

Paris, 23 février 1848 :

Vers 10 heures du soir, la foule sans arme chantant La Marseillaise et répétant les cris poussés dans la journée, vit tout à coup se ranger devant elle deux compagnies de ligne ; puis, sans sommation, sans avertissements, les fusils s’abaissent et un feu de pelotons à bout portant est dirigé contre cette masse compacte et désarmée. Cinquante-deux personnes tombent mortes ou blessées : toute la foule se rue pêle-mêle, dans tous les sens, en poussant un cri d’horreur et d’épouvante2.

Paris, 24 février 1848 :

Paris était hérissé de barricades gardées presque toutes, par des chefs républicains ; elles s’avançaient menaçantes depuis les faubourgs les plus reculés jusqu’aux abords des Tuileries. Les arbres des boulevards étaient abattus ; les rues dépavées, jonchées de fragments de verres et de vaisselles, étaient devenues presque impraticables pour l’artillerie et la cavalerie. Les corps de garde, les bureaux d’octroi, les guérites, les bancs étaient renversés, brûlés, brisés en mille pièces ; toutes les boutiques fermées […]. Insurgés, gardes nationaux, jeunes gens des écoles, descendaient tumultueusement sur les places et dans les rues, se communiquant avec d’égales marques de réprobation la nouvelle de la nuit : la nomination du général Bugeaud3.

Paris, 24 février 1848, après la prise des Tuileries et l’abdication du roi :

Enfin, vers trois heures, le trône incessamment foulé aux pieds par les insurgés, qui avaient tous voulu y monter à leur tour, est enlevé à bras et descendu par le grand escalier dans le vestibule du pavillon de l’Horloge. On prépare une marche triomphale. Le fauteuil est porté sur les épaules de quatre ouvriers […]. À chaque barricade, elle [la multitude] fait halte et le trône posé sur des assises de pavés, sert de tribune à quelque harangueur populaire. Enfin parvenu à la Bastille, on le place au pied de la colonne de Juillet ; un long roulement de tambour se fait entendre ; on apporte quelques branches de bois sec que l’on dispose en bûcher : on y met le feu ; une flamme s’élève, claire et pétillante, qu’entoure aussitôt une ronde joyeuse4.

Ainsi finit la monarchie, le 24 février 1848, et commence bientôt la Seconde République. Le nouveau régime reste à construire.

1. LA RÉPUBLIQUE, LE CHAMP DES POSSIBLES (FÉVRIER-JUIN 1848)

Gouvernement provisoire et « principes d’émancipation de la multitude »

Un gouvernement provisoire s’installe le jour même à l’hôtel de ville de Paris. Formule de compromis entre diverses tendances de l’opposition, il est à la fois constitué de républicains modérés liés au journal Le National, fondé par Thiers, de démocrates, dont l’ex-député républicain Ledru-Rollin et le directeur de La Réforme, Ferdinand Flocon, de deux chefs de barricades ayant participé à l’insurrection de 1834 – Marc Caussidière et Joseph Sobrier, qui vont prendre en main la préfecture de police –, du journaliste Louis Blanc et du mécanicien Alexandre Martin, dit l’ouvrier Albert, tous deux socialistes. Les barricades sont maintenues le 25 février par les insurgés en armes, drapeau rouge en tête. Apparu en 1839 lors de l’insurrection blanquiste, cet étendard a flotté sur les premières barricades dès le 23 février près de la porte Saint-Denis et, le soir, lors de la « promenade des cadavres » (procession avec les corps des premiers morts de la révolution). Le rouge et le tricolore coexistent le 24 février ; le 25, le rouge incarne symboliquement la souveraineté populaire5. Le poète Lamartine, membre du gouvernement provisoire, réussit cependant, par la ruse du verbe, à imposer le bleu-blanc-rouge : « Le drapeau rouge que vous nous rapportez n’a jamais fait que le tour du Champ-de-Mars, traîné dans le sang du peuple en 91 et 93, et le drapeau tricolore a fait le tour du monde, avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie6 ! »

Vers midi, le 25 février, une délégation de travailleurs fait irruption, armes à la main, dans l’hôtel de ville. Un ouvrier, Marche, interpelle avec fermeté les membres du gouvernement provisoire, ponctuant son discours de coups de crosse frappés sur le parquet : « Citoyens, l’organisation du travail, le droit au travail dans une heure ! Telle est la volonté du peuple ! Il attend. » « Il parla non en homme mais en peuple qui veut être obéi et ne sait pas attendre7 », commente plus tard Lamartine avec un mélange de frayeur rétrospective et de profond mépris social. Le gouvernement provisoire tergiverse, jauge la menace, et Louis Blanc se saisit de l’occasion. Un décret est rédigé, qui donne – du moins sur le principe – satisfaction aux travailleurs impatients qui sont si dangereusement massés sur la place : « Le gouvernement provisoire de la République française s’engage à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail […], à garantir du travail à tous les citoyens. » Ces formules officialisent un compromis instable entre le gouvernement et la classe ouvrière8.

Le 26 février, le nouveau préfet de police, Caussidière, ordonne que les 1 500 barricades soient démantelées et les pavés remis en place au nom de la propreté et de la liberté de circulation sur la voie publique. En lieu et place du ministère du Progrès exigé par les milliers de membres des corporations, le gouvernement provisoire décide officiellement, le 28 février, de la création d’une commission composée d’ouvriers délégués (trois élus par métier) siégeant – inversion symbolique de la fonction des lieux – au palais du Luxembourg. Elle est chargée de « s’occuper du sort des travailleurs ». Le peuple social se manifeste par des délégations, des propositions d’association et des pétitions. Certaines revendications aboutissent, telle la suppression du marchandage ou la limitation de la journée du travail à dix heures à Paris et à onze heures en province (décret du 2 mars). Encore faudrait-il que ces mesures soient appliquées… Le 21 mars 1848, les ajusteurs Jean Grey et Philippe Mast, « délégués de la corporation des ouvriers pour la fabrication des criqs », demandent, dans une pétition au gouvernement provisoire et après avoir cité nominativement trois maîtres fabricants qui refusent d’appliquer le décret, « que prompte justice leur soit rendue, qu’ordre soit donné aux maîtres fabricants d’employer leurs ouvriers au taux de la loi, c’est-à-dire la journée de dix heures payée le prix ordinaire, sinon de se voir condamnés à la fermeture de leur boutique, sans préjudice aux peines prévues par la loi, pour cause de désobéissance aux décrets de la République9 ».

La commission du Luxembourg, dont la présidence a été proposée à Louis Blanc flanqué, à la vice-présidence, de « l’ouvrier Albert », ne dispose ni des moyens financiers pour soutenir ses décisions, ni du moindre pouvoir de coercition pour les faire exécuter. Le 27 février, le ministre des Travaux publics Pierre Marie crée les Ateliers nationaux : les maires des arrondissements sont chargés de regrouper les ouvriers sans travail pour les affecter à des chantiers de terrassement en différents points de la capitale.

Une organisation quasi militaire et très hiérarchisée est mise en place, en escouades, par arrondissement. Cette structure, proche de celle des ateliers de charité embrigadés, ne convient pas aux ouvriers qui souhaitent décider eux-mêmes de l’organisation du travail. On propose surtout des travaux de terrassement ou de creusement pour les compagnies privées de chemins de fer. Or, si plus de la moitié des ouvriers appartiennent à une profession en rapport avec le bâtiment, 10 % n’ont pas d’activité définie et 35 % exerçaient auparavant dans des activités liées à l’industrie du luxe (bijouterie, travail du bronze, « articles de Paris ») dont l’activité s’est effondrée à la suite des événements. Le travail proposé ne suffit de toute façon pas à éponger le chômage dans la capitale. Les chômeurs reçoivent une somme de 1,50 franc par jour, de la nourriture et une aide médicale, mais leur nombre ne cesse de croître : ils sont déjà 15 000 le 15 mars 1848.

Les critiques fusent, d’autant que la dépense est élevée (un million de francs par mois quand on dénombre 120 000 inscrits, fin avril) et qu’un impôt important, « les 45 centimes » (45 centimes ajoutés pour 1 franc d’impôt), est exigé de tous, en particulier des ruraux qui ont l’amer sentiment de payer pour les « désœuvrés » des villes. Jusqu’en juin 1848, les participants aux Ateliers nationaux, reconnaissants, restent fidèles au gouvernement et, sauf exceptions, ne participent pas aux manifestations de protestations les 16 et 17 avril et le 15 mai10.

Grandes oubliées du gouvernement, les ouvrières pétitionnent et manifestent pour obtenir un travail digne : « ce que l’ouvrière veut, ce n’est pas l’aumône organisée, c’est le travail justement rétribué. » Parmi « les femmes de 1848 » – ainsi se nomment-elles elles-mêmes –, Désirée Gay adresse le 3 mars 1848 une pétition au gouvernement provisoire pour demander du travail et des secours pour les femmes. Garnier-Pagès, ministre des Finances, témoigne a posteriori de façon quelque peu exagérée : « Une multitude de femmes en proie à la plus grande misère réclamait du travail et du pain. Le ministère résolut de leur donner du pain par le travail. Il réussit si bien qu’il parvint à faire vivre pendant quatre mois, trente à quarante mille femmes11. » Dès le 26 février, les ouvrières parisiennes, en manifestation, avaient réclamé à Louis Blanc de créer des Ateliers nationaux pour les femmes. Les premiers n’ouvriront leurs portes que le 10 avril.

Le 2 mars, les funérailles officielles des insurgés morts sur les barricades permettent de célébrer l’unité de la République et de donner l’image temporaire d’une nation réconciliée. Rassemblés dans la cérémonie, blouses, redingotes et uniformes témoignent de l’unité du peuple ; tel est en tout cas le tableau que veulent dépeindre affiches et journaux.

Bientôt, puissante et fière,

Sous ses nobles haillons

La famille ouvrière

Forme ses bataillons.

Du vieux quatre-vingt-douze

Réveillant les échos

Ils montrent

Que la blouse

Cache aussi des héros.

Les paroles de ce chant populaire sont dédiées à la garde mobile, l’« avant-garde de la Garde nationale », organisée dès le 25 février 1848 : elle est composée de jeunes ouvriers de moins de trente ans12. La Garde nationale fait sa mue : de milice de citoyens propriétaires, elle devient le peuple politique en armes, tout citoyen adulte de sexe masculin pouvant y participer13. Au 18 mars 1848, 190 000 gardes nationaux sont recensés à Paris – trois fois plus qu’avant la Révolution. En 1848, la citoyenneté en armes est l’une des modalités de la souveraineté concrète dans le cadre d’une Garde nationale démocratisée14. Pour les insurgés, la République, règne du peuple, ne peut être qu’une république démocratique et sociale, celle par exemple évoquée dans le Chant du prolétaire écrit par Delettre en 1848.

Le philosophe plébéien Gauny imagine les grandes lignes d’un programme politique fondé sur les « principes d’émancipation de la multitude » :

Le Peuple veut premièrement et avant tout le licenciement de l’armée. Car n’ayant plus de bourreaux pour l’égorger quand il pense, il se constituera en souverain lui-même ; et si la Patrie se déclarait en danger, il s’armerait alors en comptant six millions de soldats convaincus et terribles.

Secondairement il veut la permanence des clubs, afin de causer de ses affaires, de s’entendre sur ses droits sacrés et d’en rédiger les conventions, car les actes, les lois et les institutions doivent être faits par ceux qui les subissent.

Troisièmement le Peuple exige l’éducation démocratique et gratuite des enfants. Les enfants sont les gardiens de l’indépendance et de l’avenir, quand ayant la Science Révolutionnaire, il éternise la liberté dans la marche des générations.

Ces trois principes assurent la victoire et le bonheur à la nation française qui délivrera le monde […]. Quant aux réformes sociales elles viendront dans leur temps. Aussitôt que le Peuple sera constitué juge et souverain, chacun apportera sa pierre à l’édifice collectif15.

Comme en 1789, chansons, clubs et journaux se multiplient après la suppression des lois répressives de 1835 contre la liberté de la presse : les vocables « peuple » et « travailleurs » sont omniprésents dans les titres des 739 journaux politiques et des 440 autres publications. Près de 450 clubs se sont formés à Paris, avec bureau, ordre du jour, règlement, budget et discussions enfiévrées pour élaborer des projets politiques et sociaux. Les principaux clubs recensés par Marie d’Agoult sont la Société centrale, surnommée le club Blanqui, du nom de son animateur, réunion des « communistes matérialistes » ; le club de la Révolution, animé par Barbès et fréquenté par Pierre Leroux, Martin Bernard, Proudhon ainsi que beaucoup d’autres ; le club des Amis du peuple de Raspail, qui rassemble chaque soir un auditoire considérable de plusieurs milliers de personnes ; il en est de même pour le club de Cabet autour du journal Le Populaire. Le quotidien La Voix des clubs, qui entend créer une unité des clubistes, proclame dans son premier numéro, le 8 mars 1848 : « Les clubs c’est l’élaboration du jugement populaire ; c’est la parole des masses ; c’est la république qui se fait entendre par des milliers de voix collectives. »

Si les travailleurs urbains, essentiellement parisiens, sont représentés dans les différentes instances du mouvement, ce n’est pas le cas des étrangers, des exilés et proscrits, des ruraux, des femmes. Cela n’empêche pas Eugénie Niboyet de proclamer, avec une belle utopie, dans le premier numéro de La Voix des femmes, le 21 mars 1848 : « Il n’est plus permis aux hommes de dire “l’humanité, c’est nous”. »

Vague révolutionnaire en province (22 février-16 avril)

« La République fut donc proclamée à Lyon le 25 février 1848 au soir, à la suite d’une manifestation populaire et d’une dépêche télégraphique annonçant sa proclamation à Paris. Le peuple s’était porté en foule sur la place des Terreaux, vers l’hôtel de ville et en avait pris possession. »

Joseph Benoît, Confessions d’un prolétaire16.

Contrairement aux idées reçues, la révolution de 1848 ne fut pas seulement le fait du peuple parisien : même si c’est lui qui l’a initiée17, la bataille fait aussi rage en province.

À Lyon, dès le 20 février, apprenant l’interdiction à Paris d’un banquet de la Garde nationale, des anciens des sociétés secrètes se réunissent à quelques-uns chez le tisseur Jean-Louis Greppo, à la Croix-Rousse, pour décider de l’action du mouvement républicain : il y a là Joseph Benoît, canut (dont nous reparlerons), Gabriel Edant, fabricant de soierie, le démocrate Grangy, Gabriel Charavay, éditeur libraire, collaborateur de L’Humanitaire, François-Marie Duchêne et Félix Blanc, clerc de notaire. Quelques jours plus tard, tous entreront au comité révolutionnaire qui prend en main la ville au soir de l’insurrection18.

Le 25 février, des dépêches transmises par le télégraphe Chappe apprennent aux Lyonnais les événements parisiens. La nouvelle de l’abdication du roi est transmise à la presse par le préfet vers midi19.

Joseph Bergier, propriétaire rentier des Brotteaux, républicain dont la vie nous est surtout connue par son Journal20, siégeait avant février 1848 au conseil municipal de Lyon dans l’opposition radicale. Avec trois autres négociants, un professeur de la faculté des lettres et un notaire, Démophile Laforest (qui va devenir maire), ils se réunissent dans les locaux du journal Le Censeur où, après avoir pris connaissance de la situation parisienne, ils réclament au préfet la réorganisation de la Garde nationale dissoute après la révolte d’avril 1834. Dans l’après-midi, un groupe de 500 ouvriers descendus de la Croix-Rousse déboule dans le centre en chantant La Marseillaise ; ils s’installent dans la salle de réception de l’hôtel de ville où ils forment un comité avec les leaders révolutionnaires, dont Joseph Benoît. La république est proclamée au balcon et une commission municipale provisoire est formée, où entrent en fin de compte de nombreux chefs d’atelier, responsables des sociétés secrètes (les trente bourgeois sont en minorité face aux trente-huit ouvriers).

Né dans une famille de paysans pauvres du Jura, Joseph Benoît est venu à Lyon pour trouver du travail. Canut de la Croix-Rousse devenu chef d’atelier, il a milité à la Société des droits de l’homme et participé aux sociétés secrètes républicaines en s’inspirant des écrits de Buonarroti sur la Conspiration de l’égalité de Babeuf. Créée en 1847, la société des Voraces, au départ société chantante qui se réunit chez les marchands de vin de la Croix-Rousse, « ligue de consommateurs exigeant des cabaretiers qu’ils servent le vin au litre pour le prix de la chopine21 », est devenue dès février 1848 une sorte de milice professionnelle des tisseurs qui occupe les forts de la « colline qui travaille ». En blouses, bonnets phrygiens rouges sur la tête, les Voraces réquisitionnent, le 9 mars, un séminaire pour que puisse se réunir le Club démocratique central, lieu de rencontre des républicains démocrates et socialistes qui regroupe, fait exceptionnel, près de 70 % d’ouvriers. Il est indépendant des clubs parisiens et ne pratique pas d’exclusion idéologique. Mais en mars 1848, devant le manque de travail, le débat fait rage autour de la question des étrangers, finalement invités dans un arrêté du 18 mars « à retourner momentanément dans leur patrie » tous frais payés – ce qui est analysé lucidement par le club de l’Égalité comme « peu conforme à la fraternité ».

Dans un certain nombre d’autres villes, l’insurrection débute également dès le 25 février, une fois connues les nouvelles de Paris. À Limoges, les autorités constituées démissionnent à l’arrivée des dépêches et un comité administratif provisoire se constitue, présidé par un avocat très connu, Théodore Bac, disciple de Pierre Leroux. Les notables républicains qui l’entourent s’intéressent aux questions sociales. Ainsi, les objets déposés au mont-de-piété d’une valeur inférieure à 10 francs sont restitués à leurs propriétaires. Les détenus de Buzançais sont libérés sans attendre une autorisation gouvernementale : « Ces pauvres Buzançais furent étourdis de bonheur. Ils se mirent à faire leurs petits paquets et de temps à autre ces pauvres jeunes gens tombaient à genoux sur leurs hardes en levant les mains et s’écriant : “Ah ! La bonne République ! La bonne République !” »

Le 26 février est fondée une Société populaire administrée par les républicains à la tête de la ville et du département, où l’on trouve aussi l’ouvrier porcelainier Bulot : il y a bien là un mouvement de fraternisation entre les classes tout à fait original22. À Reims, les habitants, parmi lesquels de nombreux ouvriers, massés place Royale, se heurtent à la Garde nationale qui refuse un changement de municipalité ; ils se reportent alors dans les faubourgs vers l’entreprise textile d’un conseiller municipal conservateur, Théodore Croutelle, dans le but de briser ses machines ; l’usine est incendiée, un entrepôt de farine tout proche est pillé et des machines sont brisées23. Le même jour, les deux gares ferroviaires de Rouen sont saccagées, le port est incendié aux cris de « Vive la République ! ». La gare et les lignes du chemin de fer sont également visées à Pontoise et à Valenciennes, sans doute parce que ce nouveau moyen de transport privait de travail les gens qui vivaient de la route, de la poste ou de la batellerie.

Ailleurs, ce sont les institutions religieuses qui sont attaquées. Dans toute la région lyonnaise, couvents et providences (établissements pour jeunes filles pauvres occupées à fabriquer gratuitement soieries et passementeries) sont mis à sac24. Les corporations féminines réclament du travail et manifestent en s’en prenant violemment aux couvents qui, avec leur main-d’œuvre gratuite, font une concurrence redoutable aux ouvrières : en avril 1848, à Saint-Étienne, 150 femmes investissent le couvent du Refuge, animé par les sœurs de Saint-Joseph. Brandissant une statue du Christ en tête du cortège, les manifestantes arrachent fenêtres et portes, qui symbolisent la clôture, et brûlent les métiers à tisser. Le travail de la soie est alors suspendu dans le couvent25.

Certaines campagnes ne sont pas en reste : « Nous n’avons rien à craindre, nous sommes en régime de liberté », répliquent trois jeunes gens d’un village du Cantal face aux gendarmes le 3 mars 1848. Dans la même veine, le 17 juillet, les habitants de Saint-Martin-Lars, en Vendée, font paître leurs bestiaux dans l’ancien pré communal, rétorquant aux autorités que « les lois et le gouvernement ont changé et qu’ils avaient droit26 ». En effet, les paysans pauvres veulent récupérer leurs droits d’usage, en particulier dans les forêts où ramassages et coupes sauvages se multiplient, de même que les actions contre les gardes forestiers. Ces revendications sont certes anciennes mais il s’agit aussi de promouvoir un « régime du peuple » où seraient mis en œuvre un idéal de justice et un souci de répartition égalitaire des denrées propre à la culture populaire27. Les exigences de fraternité et de solidarité passent également, dans les communautés de villages comme dans les quartiers populaires urbains, par un christianisme social soucieux « du pain de l’âme et du pain du corps » ; elles forgent ainsi un républicanisme rural.

De toute la France, les pétitions affluent à la commission du Luxembourg, témoignant partout de l’importance de la question du travail, des débats qu’elle suscite, telle cette étonnante proposition lilloise :

Citoyens représentants, la question de l’organisation du travail, cette question formidable et qui semble la pierre d’achoppement de notre révolution, nous engage à vous adresser quelques observations qui ont été délibérées et adoptées par les nombreux ouvriers fileurs de la ville de Lille. Les ouvriers fileurs réclament des salaires inégaux […] déterminés suivant l’aptitude et le courage des travailleurs ; un tarif qui soit clair, certain et donnant le prix du travail au kilogramme et au demi-kilogramme […]. Suivant le décret du gouvernement provisoire nous demanderons que la durée du travail soit de onze heures effectives28.

Le gouvernement provisoire envoie 110 commissaires dans les départements pour remplacer les anciens préfets. À Marseille, la république n’est proclamée par le maire orléaniste de la ville que le jour de l’arrivée, début mars, du commissaire envoyé par le gouvernement, un jeune avocat de vingt-deux ans. Né à Marseille, partisan enthousiaste du nouveau régime, Émile Ollivier réussit à établir la république et à préserver l’esprit de concorde sociale célébré dans un banquet patriotique le 16 avril, alors que le Parti républicain et les révolutionnaires ont peu d’influence dans la ville. Le Progrès social, vieux journal républicain, décrit un arc triomphal érigé au centre de la place avec « une statue colossale de la liberté, une épée à la main, serrant d’un mouvement superbe, sa féconde et puissante mamelle », appelée irrévérencieusement dans le quartier Saint-Jean « la grosse Marianne ». Le chansonnier local, Victor Gélu, évoque dans ses Mémoires, écrites postérieurement à l’attention de son petit-fils : « Les bonnets phrygiens qui surmontaient les drapeaux des députations d’Arles et de Tarascon quand ils apparurent sur la plaine, firent un peu peur à nos poules mouillées tricolores, mais les plus timides se rassurèrent en voyant que ces terribles rouges ne mangeaient personne. »

Des centaines de tables sont dressées sur la place pouvant accueillir, selon Gélu, 20 000 personnes ayant chacune payé 20 sous. Près de 100 000 personnes sont là pour écouter, après le repas, le discours lyrique et rassembleur du jeune commissaire. Le toast du journaliste républicain Agenon récemment libéré de prison est porté « À la fraternité annoncée il y a dix-huit siècles par le Christ », symbole chez certains quarante-huitards de l’alliance entre la religion primitive et la liberté. Le toast du chef orléaniste de la Garde nationale est porté en l’honneur des insurgés polonais. Un officier de la garde lève son verre « au citoyen Émile Ollivier, au jeune et digne apôtre de la foi républicaine ». Cet unanimisme marseillais est de courte durée et s’efface avec les élections29.

L’utopie d’une union et d’une démocratie fraternelles s’estompe aussi ailleurs, progressivement, devant des manifestations concurrentes qui révèlent les premières fractures politiques, déjà perceptibles lors de la formation du gouvernement provisoire et de certaines commissions municipales provinciales.

À Paris, les « bonnets à poil » – les gardes nationaux – manifestent le 16 mars contre la décision du gouvernement provisoire de réorganiser la Garde nationale sur une base territoriale, en intégrant les nouveaux recrutés sans condition de propriété et en élisant les chefs au suffrage universel. Les « bonnets à poil » redoutent d’être dilués dans la masse ouvrière et veulent conserver leurs réseaux d’interconnaissance, leurs liens d’amitié et de camaraderie. Entre 30 000 et 60 000 gardes nationaux entendent faire reculer le gouvernement et supprimer le décret de réorganisation du corps. L’atmosphère est lourde et on recense quelques affrontements violents. Le ministre de l’Intérieur Ledru-Rollin manque d’être lynché.

Le lendemain, 17 mars, encadrés par les délégués de la commission du Luxembourg, près de 200 000 hommes se rassemblent et défilent par rangs de dix, groupés par corporations – maçons, tailleurs de pierre, cordonniers et charpentiers en tête –, bientôt rejoints par les membres des clubs conduits par Blanqui, Sobrier et Cabet. Tous se regroupent devant l’hôtel de ville et attendent en silence, puis en chantant La Marseillaise et Le Chant des Girondins, le retour de leurs délégués. Ces derniers sont venus présenter au gouvernement provisoire la pétition des corporations demandant le report des élections30. Préparée de longue date, cette manifestation du 17 mars apparaît comme une riposte à celle de la veille, tout aussi déterminée mais plus ordonnée et respectueuse des institutions. L’adresse au gouvernement demande l’éloignement des troupes et le report des élections de la Garde nationale et de l’Assemblée constituante. Sans succès.

Après l’échec des candidatures ouvrières aux élections de la Garde nationale le 5 avril, une manifestation est préparée pour le 16 avril par les délégués des corporations avec un slogan affiché sur les bannières : « Organisation du travail par l’association. À bas l’exploitation de l’homme par l’homme ». Des rumeurs annoncent un coup d’État de Blanqui. La Garde nationale, soutenue par des ouvriers des Ateliers nationaux, s’interpose dans le défilé pacifique des corporations en insultant la commission des travailleurs, avec le mot d’ordre « À bas les communistes ». Les corporations se sentent isolées et se divisent sur la question de l’attitude à adopter face au gouvernement31. La commission d’enquête rapporte ultérieurement : « Le mouvement réactionnaire était tel que les habitants s’abordaient et se félicitaient sans se connaître d’une si heureuse journée. Cependant, au milieu d’un concours aussi unanime d’opinions et de sentiments contre les socialistes et les fauteurs d’anarchie, nous avons rencontré encore, au milieu des groupes, des communistes, des socialistes qui défendaient leurs convictions avec une énergie et un dévouement dignes des meilleurs résultats32. »

Un seul point commun au sein de cette population parisienne divisée : le soutien aux insurgés polonais.

Le Printemps des peuples européens

« C’était lors du réveil de tous les peuples d’Europe : la révolution était triomphante, on frappait aux portes des palais de Vienne, Berlin, Naples ; toute l’Allemagne était soulevée, l’Italie frémissait et livrait bataille aux étrangers, tout enfin annonçait le triomphe de la démocratie33. » Cette vision optimiste, voire triomphaliste, du tisseur lyonnais Joseph Benoît, écrite en 1860, a longtemps dominé ce moment de l’histoire européenne surnommé le Printemps des peuples. On fait le plus souvent comme si les États-nations existaient vraiment en 1848 alors que leur construction a été le but même des mouvements révolutionnaires34. En effet, au début de l’année 1848, l’Europe ressemble à celle de 1815 ; elle est dominée par les princes et les monarques absolutistes. Seules la Grèce et la Belgique ont acquis leur indépendance vers 1830, tout en conservant la monarchie35. En 1846, la maladie de la pomme de terre frappe le nord-ouest de l’Europe et particulièrement l’Irlande. En Europe orientale, des famines entraînent des jacqueries, des pillages et des émeutes vigoureusement réprimées. Partout, y compris dans les villes, se développent des oppositions aux régimes en place.

Paris n’a pas donné le signal de la révolution en Europe mais la révolution de février 1848 a conforté les mouvements européens d’opposition, y compris la révolte irlandaise ou le mouvement chartiste en Grande-Bretagne. Certes le Royaume-Uni, la Belgique, la Russie et l’Espagne ne sont pas touchés de façon spectaculaire par la contagion révolutionnaire européenne de 1848-1849, mais depuis 1830, Paris est le lieu d’exil et d’asile de tous les révolutionnaires européens – Polonais et Italiens surtout. La solidarité franco-polonaise est la plus visible, mais la charbonnerie recrute aussi en Italie. C’est d’ailleurs dans la péninsule que naissent, au début du mois de janvier, les événements de 1848, à Milan et Palerme. Les Milanais boycottent les taxes sur le tabac imposées par l’empereur autrichien qui contrôle une partie du pays. À Palerme, une insurrection contre le souverain du royaume des Deux-Siciles s’étend dans toute l’île à la mi-janvier et gagne Naples : le roi Ferdinand II doit accorder une Constitution libérale, imité bientôt par le roi de Piémont-Sardaigne, le grand-duc de Toscane et même par le pape Pie IX dans ses États. La révolution de Février en France est suivie par une vague d’insurrections européennes qui mobilisent des répertoires d’action connus, tels l’érection de barricades et l’arraisonnement des octrois.

La France doit-elle intervenir pour établir la république universelle et les Droits de l’homme, « courir aux frontières » pour affirmer sa solidarité avec les peuples frères et s’en prendre aux tyrans de tous les pays, comme le chante le populaire Béranger ? Le ministre des Affaires étrangères, Lamartine, pratique l’attentisme, soucieux de ne pas déclencher une intervention étrangère, tout en affirmant la mission émancipatrice de la France sans pour autant que cette dernière ne passe par la guerre, comme ce fut le cas en 1792. À Paris, les exilés lèvent des corps de volontaires qui demandent l’aide du nouveau gouvernement républicain. La Pologne depuis 1831 est chère au cœur des Français : un corps de 300 exilés et de 200 volontaires français vole à son secours, non sans difficultés, puisque la Prusse les jette en prison avant de les renvoyer d’où ils viennent. À Vienne, en mars, des barricades obligent le pouvoir autrichien à des concessions : il accorde une Constitution, une Garde nationale et la liberté de la presse. Les Autrichiens doivent évacuer Milan qui se couvre de barricades du 18 au 22 mars 1848. Le roi de Piémont-Sardaigne, Victor-Emmanuel II, déclare la guerre à l’empire des Habsbourg et la France propose son aide. Mais le roi la refuse, car pour lui L’Italia farà da sé (« L’Italie se fera toute seule ») et le républicain Mazzini repousse également l’aide militaire tout en reconnaissant le rôle symbolique de la Révolution française. La Hongrie à son tour se soulève à la mi-mars contre le pouvoir de Vienne et forme un gouvernement parlementaire qui abolit le servage (avec rachat des droits comme en 1789 en France). Dès la fin du mois de juin, Prague est occupée par l’armée autrichienne qui met fin au mouvement national tchèque.

En Allemagne, les principautés méridionales et orientales se soulèvent dans les villes et les campagnes. Comme en Alsace française au même moment, c’est aussi l’occasion de s’en prendre aux juifs accusés d’usure. Les juifs les plus pauvres sont aussi touchés, preuve d’un antijudaïsme pérenne lié au catholicisme. L’insurrection berlinoise des 16, 17 et 18 mars 1848 oblige le roi de Prusse à promettre d’instaurer une monarchie constitutionnelle. La militante féministe allemande Malwida von Meysenburg (1816-1903) évoque ainsi les « Trois Glorieuses » de Berlin et la joie à l’annonce de la convocation d’un parlement à Francfort pour toute l’Allemagne :

Toute la ville était dans une excitation extrême. Le peuple sortait de ses tanières avec ce regard curieux et naïvement étonné d’un homme qu’on a longtemps tenu dans les ténèbres et qui voit le jour. Me mêlant à la foule, je voyais avec enthousiasme planter l’étendard tricolore allemand sur le vieux palais, où la diète germanique avait siégé pendant tant d’années sans aucun résultat pour le bien de l’Allemagne. Je m’approchais des groupes d’ouvriers rassemblés devant les vitrines, où l’on exposait les portraits des membres du gouvernement provisoire français, des hommes du parti libéral allemand, des gravures représentant des scènes de la révolution36.

Malwida von Meysenburg appartient au réseau international des féministes au moment où les mouvements de femmes ne sont pas forcément organisés dans un cadre national. Par de multiples contacts, entre autres épistolaires, ces femmes tissent des relations qui jouent un rôle important dans les événements de 1848-184937. La militante anti-esclavagiste Anne Knight (1787-1862) séjourne à Paris de 1847 à 1849. Elle travaille en lien étroit avec les féministes françaises qui publient La Voix des femmes – Eugénie Niboyet, Désirée Véret-Gay et Jeanne Deroin. Anne Knight écrit le 18 juin 1848, avec Jeanne Deroin, une lettre destinée à un révolutionnaire français qui l’appelle à proclamer « l’abolition complète, radicale de tous les privilèges, de sexe, de race, de naissance, de caste et de fortune ». Elle soutient la candidature de Jeanne Deroin aux législatives de 1849 et, de retour en Angleterre, exige avec un groupe de militantes les droits qui avaient été refusés en France en juin 1848. Ces féministes considèrent que les luttes régionales ou locales sont partie prenante d’un mouvement mondial, terme employé par la féministe allemande Luise Dittmar (1807-1884) dans le premier numéro du journal Soziale Reform publié en 1849 à l’imitation de La Voix des femmes. De même, la militante irlandaise Anna Wheeler (1785-1848) traduit en anglais les textes des féministes françaises ; malade au printemps 1848, elle ne peut répondre à l’invitation de venir à Paris qui lui avait été adressée en ces termes : « Cela vous ferait du bien d’être ici aujourd’hui, l’atmosphère morale vous redonnerait vie. » Un point commun les rapproche également : bien que de confessions différentes – catholiques, presbytériennes, juives –, elles ont toutes rejeté la religion traditionnelle et familiale. Lorsqu’éclatent les révolutions en 1848, des dizaines de féministes en Europe ont déjà noué des relations personnelles et partagent le même horizon d’attentes. Lors du reflux révolutionnaire, elles portent assistance aux Allemandes et aux Françaises contraintes à l’exil. Ainsi Jeanne Deroin, réfugiée à Londres en 1852, publie avec l’aide d’Anna Wheeler un journal bilingue français et anglais, Women’s Almanach/Almanach des femmes. Elles doivent non seulement faire face à l’hostilité des dirigeants réactionnaires, mais également à celle de leurs camarades révolutionnaires (Proudhon est un cas d’école) ; et, là encore, leur réseau européen est très utile. L’histoire de ces féministes européennes est emblématique des modes de circulation des idées politiques, des mots d’ordre et des vecteurs de leur diffusion lors du Printemps des peuples de 1848-1849.

Le suffrage universel masculin à l’épreuve des urnes

« La loi électorale que nous avons faite est la plus large qui, chez aucun peuple de la terre, ait jamais convoqué le peuple à l’exercice du suprême droit de l’homme, sa propre souveraineté. L’élection appartient à tous sans exception. À dater de cette loi il n’y a plus de prolétaires en France. Tout français en âge viril est citoyen politique. Tout citoyen est électeur. Tout électeur est souverain. Le droit est égal pour tous. »

Proclamation du gouvernement provisoire, 16 mars 1848.

La révolution de 1848 s’est effectuée au nom de la république et a mis en place ce qui apparaît aujourd’hui comme un de ses principaux piliers : l’élection des représentants du peuple au suffrage universel après les décrets du 2 et du 5 mars 1848, qui organisent l’élection de l’Assemblée constituante. S’il exclut les femmes (et ce jusqu’en avril 1944 !), le suffrage dit « universel » de 1848 met avant tout fin au système censitaire (où seules les catégories sociales aisées avaient le droit de vote) et proclame ainsi l’égalité en droits entre citoyens pauvres et citoyens riches, soit plus de 9 millions d’électeurs (240 000 seulement sous la monarchie de Juillet)38. L’âge de la majorité électorale est abaissé à vingt et un ans, les militaires peuvent voter, tout comme les esclaves affranchis des Antilles (1849 pour la Réunion) et les colons français en Algérie.

« Universel », mais sans les femmes

« On a proclamé la liberté, l’égalité et la fraternité pour tous. Pourquoi ne laisserait-on aux femmes que des devoirs à remplir sans leur donner les droits de citoyennes ? Seront-elles dispensées de payer les impôts et d’obéir aux lois de l’État ? Seront-elles obligées d’obéir aux lois et aux contributions qui leur seront imposées ? Voulez-vous qu’elles soient les ilotes de votre nouvelle République ? Non, citoyens, vous ne le voulez pas, les mères de vos fils ne peuvent être des esclaves. »

Jeanne Deroin, La Voix des femmes,
no 7, 27 mars 1848.

Les anciennes saint-simoniennes des années 1830 se sont manifestées dès février 1848 pour revendiquer l’égalité entre les sexes. Jeanne Deroin devient une figure de proue des revendications féministes en mettant en valeur la place spécifique des femmes dans l’organisation politique et sociale39. Jenny d’Héricourt fonde la Société pour l’émancipation des femmes et demande par pétition, le 16 mars 1848, le suffrage et l’éligibilité, l’abrogation du code civil et le droit au divorce ; elle revendique « l’indépendance matérielle et morale » des femmes. Le 20 mars, Eugénie Niboyet crée le journal La Voix des femmes qui publie lettres et pétitions et donne des nouvelles de l’Europe insurgée. Le 22 mars, le maire de Paris reçoit à leur demande les membres du Comité des droits de la femme, qui s’adressent aux « citoyens représentants » : « Les femmes qui comprennent la grandeur de leur mission sociale viennent faire appel à votre sagesse et à votre justice. Elles demandent, au nom de la fraternité, que la liberté et l’égalité soient une vérité pour elles comme pour leurs frères. » Elles réclament le suffrage universel pour 17 millions de personnes. Le maire renvoie la décision à l’Assemblée nationale qui doit être élue en avril. Pour cette élection à laquelle les femmes ne sont pas admises, elles tentent de proposer la candidature de George Sand, une des rares femmes reconnue pour ses talents d’écrivain et soutien du gouvernement provisoire. Cette dernière, que l’on n’avait pas consultée en amont, refuse : elle déclare que l’obtention des droits civils est un préalable indispensable à l’exercice du suffrage40.

Les membres du club des Femmes, ouvert en avril 1848 et présidé par Eugénie Niboyet, réclament des droits au nom de leurs devoirs de mères. Leurs premières revendications portent sur l’instruction et le travail. Elles souhaitent améliorer le quotidien des ouvrières en proposant des services collectifs (restaurants, buanderies). Des cours et des conférences sont organisés par Eugénie Niboyet, Jeanne Deroin et Désirée Gay. Ces « femmes de 48 », militantes au parcours d’exception, ne sont pas représentatives de l’expérience quotidienne de la masse des femmes de leur époque. Leur action publique est rendue très visible par leur presse, les pétitions, les réunions publiques et les adresses aux gouvernants, et rencontre de ce fait une opposition de plus en plus grande. Elles sont isolées : pas ou peu d’hommes politiques les soutiennent. Les participantes aux réunions (mixtes) des clubs de femmes sont prises à partie. La presse – y compris la presse républicaine – se déchaîne d’une façon qui se veut humoristique (le caricaturiste Daumier croque hargneusement les femmes « saucialistes »). On représente les féministes sous les traits des « vésuviennes », créatures exaltées revendiquant des armes, décrites dans des textes pour la plupart fictionnels qui ont trompé beaucoup d’historiens. La famille et la propriété semblent être sapées par les revendications des « quarante-huitardes », malgré la modération de leurs discours : les « mères responsables de l’éducation des citoyens qui demandent l’égalité » se sont substituées en 1848 aux « femmes libres » de 1832-1834. Le club des Femmes est fermé le 6 juin 1848.

Victoire des républicains modérés et premiers troubles

Les élections sont organisées dans le chef-lieu de canton le dimanche de Pâques, 23 avril 1848 : 83 % des électeurs en moyenne y participent, en général à la sortie de la messe pascale, la seule suivie massivement par les paysans. Certains notables, maires, curés ou instituteurs conseillent les électeurs et leur préparent même parfois les bulletins. Les républicains modérés sont majoritaires sur les 900 « représentants du peuple » de cette Assemblée constituante, une majorité bourgeoise, conservatrice mais républicaine. L’échec est patent pour les « républicains avancés », ceux des clubs et des corporations, même si certains ouvriers sont aussi élus tels le portefaix Louis Astouin à Marseille ou le ferblantier Renaud en Isère. Les nouveaux députés se réunissent le 4 mai et proclament la république, indiquant clairement par ce geste symbolique où était pour eux le pouvoir : dans les urnes et non dans la rue.

À la fin de l’année 1848, au Havre, Le Journal de l’arrondissement se félicite que les craintes de subversion associées au suffrage universel aient été démenties par les faits :

Pour quiconque ne veut pas s’en tenir aux apparences, le suffrage universel, loin de limiter l’influence de la bourgeoisie, l’étend et l’affermit au contraire. L’expérience, les lumières, les connaissances pratiques de la bourgeoisie, lui assurent pour longtemps encore la prépondérance et une influence décisive dans les affaires, dans le gouvernement du pays, en usant de son influence dans l’intérêt de tous, en se faisant le guide et l’initiatrice des classes populaires41.

L’estampe de Louis Marie Bosredon représentant un insurgé qui abandonne son fusil pour un bulletin est emblématique du sens volontariste donné à ce premier vote au « suffrage universel » : déclarer la violence illégitime, sauf pour défendre la patrie. La campagne et les dépouillements ont pourtant été marqués par de nombreux incidents électoraux, la plupart du temps passés sous silence. Le bilan est impressionnant : quarante-neuf morts, 237 blessés et 981 arrestations42.

La situation sociale et politique était déjà tendue, à Paris comme en province. Une fois connu le résultat de ces élections au « suffrage universel », le 27 avril, la déception fait place à la rébellion.

À Rodez, le verdict des urnes est accueilli par une révolte contre le clergé, accusé d’avoir contribué à l’élection d’un conservateur. D’où un « charivari électoral » : les vitres du député élu sont cassées à coups de pierres, la porte de l’évêché forcée et le petit séminaire dévasté. À Nîmes, l’opposition séculaire entre catholiques et protestants renaît à l’occasion des élections (les premiers sont plutôt royalistes, les seconds républicains) et fait deux morts et quinze blessés. Le premier élu du département, protestant, craint pour sa vie. Le 28 avril 1848, Le Républicain du Gard appelle au calme et à la réconciliation : « Que la majorité soit bienveillante et contenue, que la minorité soit résignée et confiante, ou pour mieux dire, qu’il n’y ait parmi vous ni majorité ni minorité, qu’il n’y ait qu’un peuple de frères, tous enfants d’une même Patrie qui les chérit d’un égal amour. Gardez pour d’autres luttes cette ardeur dont le ciel a doué vos âmes. »

En Alsace, après avoir voté, des groupes d’hommes s’en prennent à un village où habitent environ 800 juifs et attaquent la synagogue. Durant la rixe, l’un des assaillants a un doigt tranché. Ramassé par un des émeutiers, il est montré au bout d’une perche dans plusieurs villages comme preuve de ce que « les juifs sont en train de massacrer les chrétiens ». On sonne le tocsin ; les maisons des juifs sont pillées. Le lendemain, les militaires arrêtent dix-sept meneurs de l’émeute qui sont emprisonnés43.

À Limoges, le climat de fraternisation de février ne résiste ni à l’action des deux commissaires assez conservateurs envoyés successivement par le ministre de l’Intérieur Ledru-Rollin, ni à la détérioration de la situation économique et sociale44. Des manifestations en faveur des ouvriers sans travail et l’emprunt forcé sur les riches, accepté par le conseil municipal, ont effrayé la bourgeoisie. Des incidents se produisent le 27 avril 1848, lors du résultat des élections, où la liste commune des républicains et de la Société populaire sur laquelle figuraient deux ouvriers est en difficulté dans les cantons ruraux. Avant le vote, un groupe d’une quarantaine d’ouvriers avaient arrêté des ruraux venus voter en ville et s’étaient saisis sans violence de leurs bulletins de vote. Mais certains paysans rusent ; le cultivateur Mathieu Desbain témoigne devant le juge des pressions exercées par les membres de la Société populaire lors du vote : « Ils croyaient nous attraper et ils furent attrapés. Nous avions fait provision de bulletins ; nous mîmes les leurs dans notre poche et les nôtres dans l’urne45. » Les bulletins de vote et des procès-verbaux du dépouillement sont déchirés par les ouvriers des chantiers municipaux groupés derrière leurs drapeaux.

Au début de l’après-midi, les habitants d’un quartier populaire du sud de la ville, près de la Vienne, les Navetaux, où habitent les ouvriers occupés au flottage du bois, armés de leur harpon avec une pointe et un crochet – les lancis – arrivent en groupe sur la place de l’hôtel de ville où se trouve la Garde nationale bourgeoise, dont le désarmement a été exigé par la Société populaire. Ils parviennent à faire décharger les armes des gardes présents. À la suite de cette victoire, des détenus de la prison sont libérés, des armureries sont pillées et une délégation se rend à la préfecture pour que les troupes soient également désarmées. Un nouveau comité départemental est formé. Ses membres souhaitent établir une « autorité populaire » qui ne se préoccupe plus seulement de la conciliation entre les classes. Les bourgeois non socialistes prennent peur et quittent la ville pour leurs résidences campagnardes avec femmes, enfants et domestiques. Le 18 mai, les troupes entrent dans Limoges et mettent deux semaines pour rétablir l’ordre. Le bilan est sévère : quarante-quatre morts, 244 arrestations dont les principaux « meneurs » – ou déclarés tels – et la dissolution de la Société populaire46.

À Rouen, où les candidats conservateurs l’ont emporté, la Garde nationale affronte les insurgés qui construisent une quarantaine de barricades dans les quartiers populaires. Pour les ouvriers du textile venus des campagnes proches ainsi que pour le monde de la boutique, l’insurrection se fait contre les « tyrans », les « gros », « l’aristocratie des fabricants » renouant ainsi avec l’esprit et le souvenir de 179347. On dénombre trente-neuf morts, cinquante-trois blessés et 521 arrestations, dont plus de 315 inculpations. L’insurrection se propage à Elbeuf : trois morts, vingt blessés, 140 arrestations. L’économiste Adolphe Blanqui, qui a reçu de Cavaignac, en juillet 1848, la mission d’enquêter sur « l’état moral et économique des populations ouvrières dans les villes de Lyon, de Marseille, de Rouen et de Lille », qualifie l’insurrection de Rouen de « Saint-Barthélemy contre les ouvriers » ; il accuse « la bourgeoisie royaliste » en occultant le fait que les troupes du général Gérard ont été envoyées par le gouvernement provisoire. Après un procès à charge, de lourdes condamnations sont infligées : cinq personnes écopent de travaux forcés à perpétuité et six à des peines allant de cinq à vingt ans48.

L’appel à la fraternité des peuples et l’émotion soulevée par la défaite des Polonais écrasés par l’armée prussienne provoquent, le 15 mai, un cortège de soutien des corporations, des clubs parisiens et de quelques départements aux cris de « Vive la Pologne ! Vive la République ! ». Après le passage du pont de la Concorde, laissé étonnamment libre par la troupe et la Garde nationale, les manifestants envahissent l’Assemblée dans un désordre indescriptible. Louis-Auguste Blanqui intervient à la tribune pour lire la pétition demandant l’intervention de la France pour aider la Pologne à retrouver son indépendance dans ses frontières de 1772. Il ajoute un commentaire sur la répression de l’émeute de Rouen, demande la libération des prisonniers et revendique le droit au travail pour tous. Les manifestants quittent ensuite le Palais-Bourbon pour se diriger vers l’hôtel de ville et y proclamer un nouveau gouvernement. La Garde nationale rétablit l’ordre, arrête avec une certaine brutalité pour « atteinte à la sécurité de la République » les chefs des insurgés – Barbès, Albert, Sorbier, Blanqui, Raspail – dont les domiciles sont dévastés ; on dénombre au total 400 arrestations. La commission exécutive révoque le préfet de police de Paris Caussidière (ce qui n’empêche pas celui-ci d’être le premier élu au scrutin parisien des 4 et 5 juin) et dissout le corps des Montagnards commandé par Bernard Pornin, un ancien de juin 1832 ayant « une longue pratique de l’insurrection »49. La commission exécutive décide aussi de mettre fin à la Commission du gouvernement pour les travailleurs : toute expression officielle est alors refusée aux ouvriers, comme le constate le président Pierre Vinçart (ancien rédacteur, fondateur de La Ruche populaire en 1844) du Comité central des ouvriers du département de la Seine50.

Dans les campagnes, l’opposition grandit au début du mois de juin contre la taxe des « 45 centimes » et contre les impôts sur le sel et les boissons, de sinistre mémoire. Les résistances au fisc sont particulièrement vives dans le Sud, dans les régions montagneuses et viticoles, et prennent parfois une forme violente : débordés, les gendarmes doivent faire appel à l’armée. Surtout, ces luttes contre les impôts dans le monde rural provoquent une méfiance perceptible lors des journées de juin, non seulement vis-à-vis des ouvriers parisiens mais aussi à l’égard de la République elle-même, ce qui explique en partie le succès de Louis-Napoléon Bonaparte au scrutin présidentiel de décembre 1848.

Le 7 juin, l’Assemblée adopte une loi contre les attroupements. Mais le point d’achoppement majeur reste les Ateliers nationaux.

Le déclencheur de l’insurrection ouvrière : la suppression des Ateliers nationaux

« Les ateliers nationaux surtout étaient le point de mire de la réaction. Cette création malencontreuse du gouvernement provisoire n’avait porté que de tristes fruits, n’avait eu que de mauvais résultats […]. Les ateliers nationaux, il faut bien le reconnaître étaient une école de paresse et de démoralisation, et à un certain point de vue, la réaction avait quelque apparence de raison dans les attaques qu’elle dirigeait contre cette institution issue des premières nécessités de la révolution. Mais en examinant froidement cette question, on s’aperçoit bien vite qu’il ne pouvait en être autrement, car tous ces ouvriers qui étaient distraits de leurs travaux naturels ne pouvaient pas se plier facilement aux rudes travaux de terrassement pour lesquels la plupart n’avait [sic] aucune disposition par suite de leurs travaux habituels. »

Joseph Benoit, Confessions d’un prolétaire51.

Le 20 juin, le bruit court d’une fermeture des Ateliers nationaux (117 310 inscrits au dernier recensement). Le 21 juin, la commission exécutive décide l’application du décret du 24 mai adopté par une assemblée à majorité provinciale : les ouvriers âgés de dix-huit à vingt-cinq ans doivent s’enrôler dans l’armée et les autres doivent se tenir prêts à partir en province pour effectuer divers travaux de terrassements, en particulier en Sologne, ce que refusent, le 22 juin, les 1 500 ouvriers réunis au jardin des Plantes à proximité de l’embarcadère du chemin de fer Paris-Orléans52. Conduits par Pujol, un des acteurs de l’envahissement de la Chambre le 15 mai, ils constituent une délégation très mal reçue par le ministre Marie. Les ouvriers partent ensuite en manifestation en direction du Panthéon en scandant « Du travail ou du pain ! ». Mais déjà se construisent les premières barricades.

2. LA « GUERRE DES RUES ET DES MAISONS53 » (23-26 JUIN 1848)

La veillée d’armes est ainsi racontée par un jeune étudiant, membre d’un club :

Dans la soirée du 22 [juin] j’eus connaissance qu’une réunion aux flambeaux se tenait sur la place du Panthéon. Cette manière de conférer en plein air, la nuit venue, présentait quelque chose d’étrange et dénotait l’urgence. Nous y courûmes. Plusieurs orateurs y prenaient la parole à la fois, et sans entraîner de confusion […]. À certains moments, des murmures sourds et des oscillations parmi ces groupes où l’on ne distinguait même pas les visages prouvaient qu’une pensée commune émouvait tous ces esprits, pensée aussi grave et froide qu’absorbante, car on ne remarquait pas les cris, les vivats, les applaudissements et l’expansion ordinaires aux réunions populaires. Ce qui fait que cette assemblée composée d’ouvriers en grande majorité, était si attentive, c’est qu’on s’y occupait du sort de l’ouvrier et des moyens de sortir d’une situation qui n’était plus tenable54.

Le matin du 23 juin, les premières barricades sont érigées près de la porte Saint-Denis, dans le faubourg Saint-Antoine, le faubourg Saint-Marceau et le quartier Saint-Jacques. Sont ainsi concernés les quartiers populaires de l’est de la capitale, lieux de vie et de travail, mais aussi sièges des insurrections urbaines du XIXe siècle. Espace de mobilisation et protection pour les insurgés, la barricade appartient au répertoire d’action traditionnel du peuple parisien55. Les protagonistes de juin 1848 avaient probablement en mémoire les barricades parisiennes de février, et pour certains celles de 1827 (rue Saint-Denis) de 1830, 1832 (Saint-Merry) et 1834. Mais peut-être aussi celles de Lyon (1831 et 1834) puisque la devise croix-roussienne, « La liberté ou la mort », flotte sur les barricades de juin.

On ne naît pas insurgé, on le devient (ou pas)

« Nous demandons : une République démocratique et sociale. L’association du travail, aidée par l’État. La mise en accusation des Représentants du peuple et des Ministres, et l’arrestation immédiate de la Commission exécutive. Citoyens songez que vous êtes souverains. »

Programme des insurgés de juin 1848, 24 juin 1848, mairie du VIIIe arrondissement.

Les insurgés revendiquent une forme de société différente, plus juste et plus démocratique. Qui sont-ils ? Et comment devient-on insurgé.e en juin 1848 ?

Les insurgés de juin appartiennent très majoritairement au monde ouvrier : ils sont charpentiers, mécaniciens ou encore maçons, venus du Limousin ou de la Creuse (150 d’entre eux ont été arrêtés). On devient insurgé.e sur la barricade construite près de chez soi, dans sa rue ou dans une rue proche de son domicile. La barricade sert à empêcher ou à retarder l’avancée des forces de l’ordre. Elle permet à des individus de montrer leurs savoir-faire politique, militaire ou de métier – vétérans, membres des clubs et des sociétés ouvrières, étudiants – et de mener des débats où hommes, femmes et enfants sont mêlés. Lieu de rassemblement du quartier populaire destiné à être investi à plus ou moins longue échéance par l’armée, il dessine un moment et un endroit où se déploie le champ des possibles. La femme du menuisier Chassan, du quartier de l’Observatoire, témoigne ainsi : « À la barricade de notre porte, tout le quartier était présent, hommes comme femmes, écoutant les uns les autres et cherchant à savoir où tous ces malheurs nous conduiraient. » La discussion se fait souvent autour d’un leader du groupe barricadier. Les choix des uns et des autres peuvent varier au cours de l’insurrection et selon les événements. En juin 1848, dans les deux camps, on se bat au nom de la république. Mais elle n’est pas identique pour tous : pour les uns c’est la république institutionnelle, légale, qui doit être défendue ; pour les autres, la république doit être sociale : il y a donc entre ces deux voies un conflit de légitimité et un conflit de valeurs. Entre ces deux camps bien identifiés mais à géométrie variable, nombreux sont aussi les négociateurs qui viennent sur les barricades pour parlementer.

Du point de vue sociologique, on constate peu de différences entre les participants à l’insurrection et certains représentants de l’ordre et de la répression. C’est ainsi que les membres de la Garde nationale mobile sont sociologiquement assez proches des insurgés de juin 1848. Certes, ces derniers sont plus âgés et majoritairement mariés. Recrutée parmi les jeunes gens – souvent des ouvriers qui étaient sur les barricades de février –, la Garde nationale mobile est une force juvénile de 15 000 hommes (célibataires le plus souvent), bien encadrée et disciplinée. Mise à disposition du gouvernement, elle joue un rôle déterminant dans le maintien de l’ordre56. En juin, bon nombre des ouvriers des Ateliers nationaux (43 % des 11 000 arrêtés) participent à l’insurrection, ainsi que certains membres de la Garde nationale. C’est le cas de l’ouvrier mécanicien Raymond Capdegelle, né à Bordeaux en 1820, installé à Paris près de Saint-Martin-des-Champs, veuf et père d’une fillette de trois ans. Capdegelle travaillait comme serrurier pour un entrepreneur du faubourg Poissonnière. Il s’engage dans la Garde nationale après février 1848, quand elle s’ouvre aux ouvriers, et fréquente les clubs. Au printemps 1848, au chômage comme beaucoup d’autres, il entre aux Ateliers nationaux. Avec sa double appartenance – à la Garde et aux Ateliers nationaux – Capdegelle est totalement impliqué dans les événements. Le 24 juin, quand sa compagnie est rappelée, il annonce qu’il va combattre avec la Garde. Il explique par la suite qu’il a quitté sa compagnie quand il a vu qu’on élevait des barricades. Il est arrêté et envoyé en déportation quelques mois plus tard57. En répondant ou non à l’appel de mobilisation du gouvernement, en discutant de la situation avec leurs relations de voisinage, les membres de la Garde nationale déterminent dans le moment même le choix de l’un ou l’autre camp.

La répression

« Quatre jours pleins et quatre nuits

L’ange des rouges funérailles

Ouvrant ses ailes sur Paris

A soufflé le vent des batailles

Les fusils, le canon brutal

Vomissaient à flots sur la ville

Une fournaise de métal

Qu’attisait la guerre civile. »

Pierre Dupont, chant funèbre, juillet 1848.

Dès le premier jour, le général Cavaignac, ministre de la Guerre, choisit de ne pas intervenir immédiatement et de concentrer ses troupes à l’Ouest autour de l’Assemblée nationale, au Nord autour de la porte Saint-Denis et du Château d’eau, et au centre autour de l’hôtel de ville. Certains membres de la commission exécutive ne sont pas d’accord et souhaiteraient une intervention rapide au fur et à mesure que se construisent les barricades (comme l’a théorisé Bugeaud en décembre 1848 dans La Guerre des rues). D’autres, tels Ledru-Rollin ou les maires des arrondissements populaires, cherchent à mettre en place une médiation pour éviter la guerre civile.

L’après-midi du 23 juin, les premiers affrontements se déroulent sur les boulevards autour de la porte Saint-Denis. Comme souvent, les récits mettent en avant le rôle de jeunes femmes intrépides – que certains imaginent « filles de magasin » et d’autres « filles publiques » – brandissant un drapeau et haranguant les gardes nationaux qui tirent. Le 24 juin, malgré le recul des insurgés en différents points, la résistance continue. L’Assemblée vote l’état de siège et donne les pleins pouvoirs à Cavaignac. Le 25, la lutte devient acharnée et la mort de l’archevêque de Paris, engagé dans une négociation, aggrave la situation. Le 26 juin, la défaite des insurgés paraît inéluctable. Pendant quatre longues journées, on se bat avec acharnement, nuit et jour. À la fin des combats, la répression devient « boucherie » : on fusille à distance en série, on tue dans le corps à corps au poignard, au sabre ou à la baïonnette. C’est un véritable massacre accompli au nom du droit et de la légalité républicaine. Les gardes nationaux venus de province ne sont pas en reste.

Échos provinciaux des journées de juin

Le fait que les gardes nationales départementales aient accouru en masse à Paris pour défendre la république menacée par la révolte ouvrière a été interprété comme le signe d’un soutien unanime de la province à la répression58. Cinquante-trois départements ont envoyé des renforts aux forces de l’ordre, essentiellement dans la partie nord et est de la France et dans les départements proches de la capitale. Dans ces contingents de volontaires figurent peu de paysans, même si des rumeurs alarmistes circulent dans le monde rural sur des insurgés fuyant Paris pour investir en bandes les campagnes. Le tocsin sonne dans les villages, faisant resurgir la figure des brigands prêts à piller ou à incendier les récoltes. Dans l’Orne, le Calvados, la Manche, l’Aisne et la Marne, on mobilise gardes nationales et paysans armés de fourches et de faux. Comparable à la Grande Peur de 1789, le mouvement est cependant plus bref car l’information sur la situation réelle se diffuse plus rapidement. Échaudés par la pression fiscale des « 45 centimes », les paysans craignent pour leurs propriétés et se montrent hostiles aux « partageux ».

Les autorités administratives et judiciaires redoutent un éventuel complot, notamment à Marseille où une révolte a éclaté le 22 juin (soit un jour avant Paris) et se poursuit le 23 juin. Cette insurrection marseillaise est emblématique des espoirs du printemps 1848 car elle associe plusieurs groupes qui ont porté les utopies de la république : les sociétés ouvrières, les membres des clubs, les vétérans des sociétés secrètes, les jeunes volontaires du Printemps des peuples, et enfin une partie de la Garde nationale acquise aux idées révolutionnaires. Cependant, la situation à Marseille est assez spécifique avec, depuis mars 1848, l’action d’un jeune commissaire animé d’idéaux de progrès social, Émile Ollivier, et surtout l’absence de véritable mobilisation chez les travailleurs du port, ce qui explique en partie l’échec rapide de l’insurrection. Le point de départ du mouvement est l’action d’ouvriers maçons pour défendre les dix heures de travail journalier promises par Émile Ollivier, qui contredit le décret de l’Assemblée nationale sur les onze heures par jour en province. Le 22 juin, les maçons sont poussés à manifester par un groupe de volontaires pour l’Italie arrivés à Marseille, venant de Paris et de Lyon. Ils ont expliqué dans des réunions les événements du 15 mai à Paris et exposé les théories de Raspail sur l’insurrection. Ils sont soutenus par les chefs des clubs « rouges », celui des Amis du peuple et surtout celui des Montagnards. Audibert, délégué des maçons du chantier du canal, raconte : « Le 22 au matin, après avoir parcouru les chantiers communaux, quatre à cinq cents individus débouchèrent à la gare et sommèrent les ouvriers de se joindre à eux, et notamment les délégués, qu’ils voulaient porter, s’ils ne marchaient pas. Nous cédâmes à cette violence et nous acheminâmes, drapeau [tricolore] en tête. Il était neuf heures. »

La Garde nationale intervient très vite et abat le tonnelier Gorjux qui incitait ses camarades, par le discours et par l’exemple, à construire une barricade devant sa boutique ; deux autres ouvriers sont blessés et meurent peu après. Aux maçons se joignent environ 150 ouvriers de l’usine métallurgique Taylor qui courent en direction de la préfecture en criant « Aux armes ! Vengeance ! ». Deux autres compagnies de la Garde nationale arrivent pour aider les troupes de ligne et la cavalerie ; mais elles pactisent avec les émeutiers et les gardes nationaux se laissent désarmer.

Des barricades sont élevées par des hommes jeunes, représentants des métiers traditionnels : cordonniers, tailleurs, ouvriers boulangers, menuisiers, chaudronniers, maçons et tailleurs de pierre (nombreux dans cette ville en plein essor), journaliers et manœuvres. La plupart n’ont pas d’armes, ce qui explique le pillage des boutiques de fripiers où les jeunes insurgés récupèrent sabres et autres armes blanches. Ils sont accompagnés d’un noyau d’insurgés plus âgés et clairement politisés, qualifiés par l’acte d’accusation de « colonne anarchique » – des adhérents de la Société des droits de l’homme, qui s’étaient retrouvés dès les premiers jours de la République au club des Montagnards. Leur présence atteste d’un enracinement déjà ancien à Marseille de la faction révolutionnaire. On trouve parmi eux un inculpé d’un complot de 1841, Joseph dit Lerouge, et un autre vétéran, Antoine Guigue, âgé de soixante-huit ans, condamné à trois reprises dans les années 1830 pour fabrication et détention d’armes. Le chaudronnier Barrère, secrétaire du club des Montagnards et militant démocrate, est en contact avec les « anarchistes » de Lyon. Le négociant Ménié, membre du club de la Liberté et désigné comme premier responsable de ce que la cour d’assises nomme « l’attentat », avait, selon la police, organisé des décuries ouvrières de combat, clandestines59. Seul l’ouvrier cordonnier Louis-Eugène Couturat, trente-cinq ans, originaire de Lyon, commis en librairie à Marseille, se déclare pacifique. En 1844, il présidait le cercle marseillais de l’Union ouvrière, qui reçut Flora Tristan. En 1848, il suit ses camarades mais fait preuve d’une extrême modération. On trouve aussi l’aubergiste Perrin, trente-quatre ans, chef d’une compagnie montagnarde de la Garde nationale qui a servi onze ans dans l’armée d’Afrique et qui joue un rôle décisif dans le basculement de ses troupes dans l’insurrection.

Le 23 au matin, on entend, du côté de Castellane, le bruit du canon et d’une fusillade. Ici, cinq barricades ont été construites avec des pavés, des charrettes renversées, des planches et des poutres. Arrivé d’Avignon, le bataillon du 6de ligne s’avance sur la place Castellane vers la première barricade, déjà bien atteinte par la canonnade, et l’enlève à la baïonnette. Deux soldats périssent dans l’assaut mais les insurgés essuient des pertes plus considérables. Une centaine d’entre eux sont faits prisonniers. L’insurrection est vaincue à la fin de la journée.

Parmi les 419 insurgés initialement inculpés, 261 prévenus sont relâchés pour absence ou insuffisance de charges60. Cinq sont traduits en correctionnelle. Sur les 153 accusés renvoyés devant le jury d’assises, quarante-six sont inculpés « d’attentat ». Le procès ne nous donne qu’une vision très partielle de la composition sociologique de la totalité des manifestants (plusieurs milliers) et des insurgés (quelques centaines). Les responsables de la Garde nationale qui s’étaient alliés aux insurgés sont jugés comme les principaux « fauteurs de l’attentat » : Paul Ménier, trente-cinq ans, négociant et Dominique Ricard, trente ans, fabricant de malles écopent de quinze ans de détention et Joseph-Alexandre Perrin, aubergiste de trente-quatre ans, chef de compagnie, de dix ans. Sébastien Carbasse, officier de santé, âgé de trente-deux ans, accusé d’avoir tiré sur le général est condamné à la déportation, tout comme Joseph Bellissen, tapissier, trente-deux ans, lieutenant de compagnie, accusé d’avoir ordonné le feu contre le général. Quarante-trois autres sont inculpés de participation directe à « l’attentat » et sont condamnés à des peines allant d’un à quatre ans de prison. Marius Trotebas, aide forgeron à l’usine Taylor, vingt-cinq ans, accusé d’avoir tué un soldat, est condamné à la déportation. On trouve aussi des représentants de tout le petit peuple de l’atelier et du bâtiment du vieux Marseille. Les inculpés pour participation aux barricades de la place Castellane sont très majoritairement des ouvriers de la nouvelle métallurgie du sud-est de la ville ; ils représentent une forme de radicalisme ouvrier prolétarisé. Mais aucun d’entre eux n’a de lien direct avec l’insurrection parisienne.

Dans de nombreuses petites villes, on signale des marques de sympathie pour les insurgés parisiens et parfois une « certaine fermentation de la population ouvrière61 ». Des cris hostiles sont proférés en direction des gardes nationaux en partance pour Paris à Rouen, Angers, Épinal et Issoudun (Indre). Des barricades sont même construites à Essonne pour empêcher le départ de la Garde nationale. Des ouvriers de Thann veulent se rendre à Paris pour soutenir les insurgés ; à Beaune, ils demandent pour ces derniers des armes et de l’argent. À Villefranche-sur-Saône, les ouvriers des Ateliers nationaux défilent en portant une cravate noire en signe de deuil. Mais il ne s’agit que d’une petite minorité.

Épilogue parisien

« Après le massacre, qui dura quatre journées, on tomba dans un calme, dans une paix d’état de siège ; les rues étaient encore barrées, il était rare de rencontrer une voiture quelque part, les arrogants gardes nationaux – visages empreints de cruauté féroce et obtuse – protégeaient les magasins avec la baïonnette et la crosse du fusil ; les foules en liesse des gardes mobiles saouls se déversaient sur les boulevards au chant de “Mourir pour la patrie”, les jouvenceaux de 16, 17 ans étaient fiers du sang des frères tout juste séché sur leurs mains ; les petites-bourgeoises sortaient de derrière le comptoir pour saluer les vainqueurs et leur lancer des fleurs. Cavaignac promenait dans sa voiture un pervers fielleux qui avait assassiné des dizaines de Français. La bourgeoisie triomphait. »

Alexandre Herzen, Lettres d’Italie et de France (1848-1849), 185062.

Le bilan, terrible, diffère selon les auteurs et les sources utilisées. La Commission d’enquête sur les journées des 15 mai et 23 juin, créée par l’Assemblée nationale le 7 juillet 1848, produit de nombreuses statistiques sur les personnes arrêtées et jugées, c’est-à-dire celles qui sont restées vivantes. Les autorités reconnaissent officiellement 1 035 morts mais ce bilan est minoré et on peut sans doute les estimer à plus de 5 000 car de nombreux corps ont été jetés à la Seine, dans les canaux et dans des fosses communes63. Selon Patrice Gueniffey, 1 500 insurgés ont été abattus sans jugement après la fin des combats.

Les chefs républicains sont en prison depuis début juin, les autres s’exilent à la fin du mois. Les chiffres des prévenus renseignent moins sur les insurgés que sur les formes prises par la répression. Sur 18 000 arrestations qui se sont poursuivies au mois de juillet, souvent après dénonciation, il y aurait eu 6 000 libérations immédiates, preuve de l’arbitraire de ces arrestations ; 10 000 autres sont libérés entre juin et l’élection présidentielle de décembre 1848, une amnistie ayant été déclarée au nom de l’unité nationale ; 255 « meneurs » sont renvoyés devant le conseil de guerre. Au total, 450 personnes sont « transportées » en Algérie et quarante sont envoyées à Cayenne. Les autres sont regroupés dans la forteresse de Belle-Île-en-Mer64.

Les souffrances morales sont incommensurables.

3. LA SECONDE ABOLITION DE L’ESCLAVAGE ET SES LIMITES

« La révolution de février en appelant les noirs à la liberté, en confondant toutes les couleurs et toutes les classes dans une même égalité a rendu à ceux qu’elle a solennellement émancipés la dignité d’hommes ; l’Assemblée nationale en proclamant la sagesse et la modération de ces nouveaux citoyens de la France républicaine les élèvera aux yeux du monde entier. Elle complètera le grand acte de l’abolition de l’esclavage et de la fraternité des races. »

Victor Schœlcher, Le Procès de Marie-Galante (Guadeloupe), 185165.

Les formules de Schœlcher, empreintes de « l’esprit de 48 », à la fois éloquentes, ardentes et iréniques, expriment bien les convictions profondes du personnage. On y retrouve également l’esprit des décrets émancipateurs de mars-avril 1848. Sa présentation des choses est cependant loin de correspondre à l’expérience politique des esclaves, qui, comme on l’a vu, n’ont pas attendu un « appel à la liberté » venu d’un Paris blanc pour s’évertuer à la conquérir. Sa célébration performative de l’abolition ne rend pas non plus compte de la situation réelle aux Antilles en 1851, où les colons ont en réalité conservé une grande partie de leurs manières de faire antérieures.

« L’esclavage sera entièrement aboli » : le décret du 27 avril 1848

« Le gouvernement provisoire,

Considérant que l’esclavage est un attentat contre la dignité humaine ; qu’en détruisant le libre arbitre de l’homme, il supprime le principe naturel du droit et du devoir ; qu’il est une violation flagrante du dogme républicain : Liberté, Égalité, Fraternité ;

Considérant que si des mesures effectives ne suivaient pas de très près la proclamation déjà faite du principe de l’abolition, il en pourrait résulter dans les colonies les plus déplorables désordres décrète :

Art. 1er : L’esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises, deux mois après la promulgation du présent décret. »

Décret relatif à l’abolition de l’esclavage dans les colonies et possessions françaises,
Paris, 27 avril 1848.

Le 4 mars 1848, le ministre de la Marine et des Colonies, François Arago, décide de créer une commission dont la responsabilité est confiée à Victor Schœlcher, avec le titre de sous-secrétaire d’État chargé des colonies, pour « préparer l’acte d’émancipation immédiate des esclaves dans les possessions de la France ». Républicain intransigeant, socialiste saint-simonien et fouriériste, Schœlcher s’était montré dans un premier temps un abolitionniste modéré. Mais après un voyage d’études aux Antilles en 1842, il s’engage dans un militantisme actif pour l’abolition immédiate de l’esclavage. Par ses voyages, ses lectures et un réseau de relations tissé par des liens épistolaires, il possède une bonne connaissance des dossiers coloniaux.

Après la révolution de Février, les républicains se situent dans la continuité de l’abolition du 4 février 1794. La commission se réunit dès le 6 mars ; elle est dissoute le 21 juillet, après la nomination d’un nouveau gouvernement66. L’initiative du décret du 27 avril est essentiellement due à la volonté opiniâtre de Schœlcher, dont le rôle a été longtemps mythifié, puis critiqué, mais qui a effectivement mené d’une main ferme les débats de cette commission composée de cinq membres : le directeur des colonies, deux intellectuels abolitionnistes, un avocat, un notable de couleur d’origine martiniquaise, Perrinon, et le secrétaire personnel de Schœlcher, l’ouvrier horloger parisien Gaumont, ancien rédacteur de L’Union ouvrière d’où était partie en 1843 la pétition de 9 000 ouvriers parisiens demandant l’abolition de l’esclavage. Entre mars et juillet, la commission se réunit quarante-deux fois mais l’essentiel du travail législatif est accompli entre mars et avril67.

Le décret d’abolition est signé le 27 avril par les membres du gouvernement provisoire. Le texte, bref, dont les articles les plus importants sont le premier, qui acte l’abolition de l’esclavage dans les deux mois après la promulgation du décret, l’article cinq, qui instaure le principe de l’indemnité aux colons, l’article six, qui stipule que « les colonies purifiées de la servitude » auront une représentation à l’Assemblée nationale, et enfin l’article huit, qui subordonne la qualité de citoyen français au respect de l’interdiction de l’esclavage et de la traite. En 1848, aux débats sur l’égalité civile s’ajoute une controverse sur le droit de vote, l’acte électoral incarnant alors la souveraineté politique du citoyen. Accorder la citoyenneté aux esclaves est ardemment discuté dans la commission présidée par Schœlcher et à l’Assemblée nationale. L’avocat Isambert déclare que « conférer à la race nègre les droits métropolitains, ce serait […] leur accorder une capacité civique au-dessus du développement actuel de leur intelligence68 ».

La nouvelle de la révolution de Février est parvenue aux Antilles le 25 mars. Dans les premiers jours d’avril, on apprend que l’abolition est envisagée à court terme. En l’absence de mesures concrètes, l’agitation se fait pressante dans les ateliers d’esclaves en Martinique et aboutit dans la région du Nord-Ouest à une insurrection les 22 et 23 mai. L’intransigeance jusqu’au-boutiste des propriétaires blancs provoque le 22 mai la révolte des ateliers d’esclaves du Prêcheur, de Morne-Rouge et de Saint-Pierre : des habitations sont incendiées. Plusieurs dizaines d’esclaves et une trentaine de planteurs sont tués69. Après la proclamation anticipée de l’abolition, le 23 mai, les familles blanches s’arment ou partent à l’étranger. Les incidents raciaux deviennent quotidiens. Les Blancs restés sur place ont le sentiment de revivre les événements de 1793-1794, peur accentuée par l’arrivée prévue d’un gouverneur métis, prêt, selon eux, à les livrer à la vengeance des nègres et des hommes de couleur. En Guadeloupe, la situation est restée plutôt calme. La nouvelle des événements sanglants de la Martinique décide le gouverneur, avec l’accord de plusieurs maires et propriétaires blancs, à abolir l’esclavage le 27 mai.

Le premier acte politique des commissaires de la République arrivés dans les îles est de confirmer officiellement l’abolition. Les « nouveaux libres » revendiquent la propriété de leurs cases et de leurs jardins, qui matérialisent pour eux d’anciens idéaux de liberté et d’autonomie.

En Guadeloupe et en Martinique, le droit de vote est accordé en tout à 160 000 personnes. Encore faut-il leur donner un nom puisqu’ils n’ont pas d’état civil. Les listes sont constituées à partir de septembre 1848, mais les inscriptions s’étalent dans le temps. Victor Schœlcher pensait que l’octroi du droit de vote aux anciens esclaves allait les « régénérer », les guérir des « souillures de l’esclavage »70. En réalité, le processus de démocratisation est de fait limité, et le contrôle social intense. Un espace public de confrontation entre « parti des colons » et « parti des gens de couleur » voit cependant le jour à travers les clubs, les loges maçonniques et les campagnes électorales en 1848-1850.

Une alliance très surprenante s’est nouée entre le représentant des planteurs Pécoul et le très populaire notable de couleur Bissette, hostile à Schœlcher, qui se présente à la députation contre lui. Bissette triomphe en Martinique en 1849 sur la base de « l’oubli du passé »71. Les partisans des deux camps s’opposent en des joutes verbales mémorables, mais aussi au cours de charivaris et de manifestations de rue plus violentes. Les schœlcheristes ne pardonnent pas au Martiniquais Bissette l’alliance électorale qu’il a conclue avec le planteur Pécoul. En Guadeloupe, les petits notables de couleur partisans de Schœlcher triomphent ; mais les tensions s’exacerbent lors des campagnes électorales, en particulier en juin 1849 à Marie-Galante. Les colons blancs tentent de frauder aux élections législatives en ne donnant aux esclaves illettrés que le bulletin des candidats qu’ils soutiennent (Bissette et Richard). L’affaire est dénoncée par un homme de couleur lettré, François Germain, cordonnier et ancien soldat, qui est arrêté ; l’urne est volée parce que le résultat ne correspond pas à celui attendu par les colons blancs. Victor Schœlcher et Perrinon (membres de la commission pour l’abolition) remportent pourtant le scrutin avec 76 %, des voix – 14 000 voix sur 18 000 votants72. En juin 1849, la population s’insurge, brûle des plantations de cannes ainsi que la mairie tenue par le propriétaire de l’habitation Pirogue, déverse dans une mare le sucre et le rhum qui y étaient fabriqués – d’où son surnom, depuis, de « mare au Punch ». La milice, composée presque entièrement de propriétaires blancs, tire trois salves et fait des dizaines de tués dans les rangs des « nouveaux libres »73. En mai 1850, après d’autres révoltes et incidents survenus à La Gabarre, Le Lamentin, Sainte-Rose et Port-Louis, l’état de siège est proclamé en Guadeloupe et les libertés politiques suspendues par le gouverneur de l’île – événements suivis de procès politiques iniques qui envoient au bagne plusieurs « meneurs » accusés d’être des incendiaires potentiels. On veut éradiquer de la colonie toute tentative de « séparatisme », sur le modèle de Haïti. Le procès le plus connu est celui de Léonard Sénécal, ex-esclave, membre d’une loge maçonnique, accusé d’incitation à la guerre civile et de complot d’incendie. Il est condamné le 6 octobre 1851 par la cour d’assises de Basse-Terre aux travaux forcés à perpétuité. Envoyé au bagne de Guyane, il en sort en 1862 après avoir obtenu une grâce, mais avec interdiction de séjourner dans les colonies françaises. Il s’installe à Haïti.

Retour aux pratiques du passé

La politique de rétablissement de l’ordre social est entamée dès le mois de juin 1848 par les commissaires de la République et leurs administrations. Après leur départ, en novembre 1848, elle est poursuivie et durcie par les gouverneurs successifs nommés par la République conservatrice. La question principale est celle de l’organisation du travail. Les propriétaires et l’administration républicaine souhaitent ne rien changer : fixer la main-d’œuvre sur les habitations. Les ex-esclaves revendiquent la liberté d’organiser leur temps de travail, la possibilité de se déplacer librement hors de l’habitation et de disposer de leur force de travail. Au titre de « juste réparation » pour le travail gratuit effectué au temps de l’esclavage, ils revendiquent également la libre jouissance de leur case et du jardin, le droit à recevoir un salaire comme rétribution du travail ainsi que le droit d’usufruit sur les produits du jardin, même en cas de départ de l’habitation. Présentées dès les premiers jours de l’abolition, ces exigences expriment un véritable projet de vie de la part des ex-esclaves, articulant un mode d’existence associant une production vivrière avec un emploi salarié librement négocié (de préférence rémunéré à la journée).

Contre ces revendications sociopolitiques inacceptables aux yeux des planteurs, le contrôle sur la main-d’œuvre est concrétisé par des mesures policières réprimant le « vagabondage » et des mesures fiscales décourageant la production vivrière et l’installation libre : impôt foncier sur toutes plantations « autres que la canne et le café », dégrèvement ou prime pour les cultures d’exportation, taxe sur les cultures vivrières, patente sur le travail indépendant dans les bourgs et les villes, taxes sur les changements de domicile. S’ajoutent à cela des mesures conduisant à une déscolarisation pouvant « libérer » la main-d’œuvre juvénile pour le travail sur les habitations (limite d’âge à l’obligation scolaire et taxe scolaire). Les écoles communales ferment et les effectifs scolaires chutent au profit de l’apprentissage sur les habitations74. Ces mesures se révèlent efficaces : dès 1850-1851, on constate un retour à la « normale » – c’est-à-dire aux pratiques du passé – sur les habitations. Moins de deux ans après l’abolition de l’esclavage, la liberté du travail et les droits sociaux élémentaires ont été liquidés ; seuls subsistent la liberté politique et le droit au suffrage universel (masculin), quand il n’est pas dévoyé par la fraude. La politique du Second Empire pérennise cette politique en posant comme principe que tout ce qui tient du statut personnel et des intérêts généraux relève du droit commun (donc de la législation nationale), contrairement à ce qui procède de la propriété, de l’industrie et du travail, qui relève des intérêts locaux et donc d’une réglementation spécifique. Cette politique du travail avait, en fait, été conçue et appliquée antérieurement, sous la Seconde République.

Le cas de la Guyane est spécifique. L’abolition de l’esclavage en 1848 et l’envoi des premiers transportés sont deux événements liés. L’encadrement religieux, la discipline et surtout l’effacement de l’individu derrière un matricule montrent une volonté de priver les condamnés de leur dignité, de faire d’eux un instrument de travail attaché au sol de la Guyane. Même les concessionnaires libérés restent soumis à un contrôle permanent dans leurs agissements privés, et sont constamment menacés de se voir retirer leurs terres et leurs troupeaux75.

Sur l’île de la Réunion, l’avènement de la Seconde République met en lumière les tensions sociales existant dans la société coloniale. Le 25 mai 1848, la nouvelle de la chute de Louis-Philippe circule. Les colons, par ailleurs antirépublicains pour la plupart, redoutent l’abolition de l’esclavage. Elle est d’ailleurs mise en œuvre tardivement, en décembre 1848. À partir de juin 1848, les Noirs achètent des souliers afin d’affirmer qu’ils sont libres, ce qui leur était interdit par une ordonnance de 1819, mais qui était pratiqué auparavant par les esclaves marrons afin qu’on les distingue des esclaves76. Les préoccupations des ex-esclaves portent sur le droit au travail plutôt que sur l’exercice de la citoyenneté77. Le républicain Sarda-Garriga est nommé commissaire général de la République à La Réunion pour mettre en application le décret d’abolition de l’esclavage. Né dans une famille de bergers, condisciple de François Arago au collège royal de Perpignan, c’est un républicain convaincu. Affecté à l’île de la Réunion comme receveur général des finances en 1848, il arrive le 14 octobre 1848 et commence par une tournée d’explication dans les habitations. L’abolition, décrétée le 20 décembre 1848 – 62 000 ex-esclaves sont affranchis – se fait sans heurts – en apparence – car Sarda déploie une intense activité pour contrôler la force de travail servile selon les vœux des colons. Le commissaire s’adresse à eux avec un fort paternalisme : « Écoutez donc ma voix, mes conseils, moi qui ai reçu la noble mission de vous initier à la liberté. Si, devenus libres, vous restez au travail, je vous aimerai ; la France vous protégera. Si vous le désertez, je vous retirerai mon affection : la France vous abandonnera comme de mauvais enfants78. »

Il accompagne cette admonestation de sanctions : avoir obligatoirement un contrat de travail et un livret, visé par le maire, où est inscrit le contrat. En 1850, le constat est accablant :

« Ainsi ces hommes […] que les décrets du 27 avril avaient faits libres et citoyens français, égaux de leurs anciens maîtres, ont dû entrer dans la liberté sous le poids d’engagements forcés, pourvus de livrets, numérotés pour la police, obligés de représenter à ses agents et à toute réquisition ce livret, véritable équivalent du livret que l’esclave devait autrefois présenter lorsqu’il sortait de l’habitation de son maître pour aller en ville, présumés vagabonds s’ils en sont dépourvus, punissables à merci, sans citation, sans délai, sommairement, sur simple note comme au bon temps de l’esclavage ! Et par une monstruosité véritable en législation, l’emprisonnement pénal est devenu la sanction des obligations civiles. Il doit toujours être prononcé, soit pour inexécution des engagements contractés, soit pour manquement au régime et à la discipline intérieure des ateliers, régime que chaque propriétaire ou chef d’atelier établit à sa guise, puisqu’il s’agit de l’intérieur des ateliers. Une pareille liberté n’est-ce pas l’esclavage moins le fouet79 ? »

Pour pallier la défection des anciens esclaves – 27 000 seulement sur 62 000 ont contracté un engagement avec les propriétaires terriens –, les planteurs de La Réunion entendent recruter des ouvriers agricoles en Afrique et en Inde. La République a émancipé les esclaves, mais elle n’en a pas moins maintenu les formes d’assujettissement correspondantes, ceci avec un seul but : continuer à maîtriser, économiquement et politiquement, la main-d’œuvre des plantations.

« Rachetés », « engagés » et « colons agricoles » aux colonies

Louisa Kiakouma et François Massoko arrivent en Martinique par le même bateau en 1861 et portent au cou un numéro proche qui les a fait attribuer au même propriétaire. « Engagés » sur l’habitation sucrerie Saint-Charles, ils ont été « recrutés » près du fleuve Congo, sur un marché de vente d’êtres humains, par la maison Régis Aîné qui les a « rachetés ». Un contrat les transforme en « engagés » pour travailler pendant dix ans de l’autre côté de l’Atlantique, en Martinique. Là, ces immigrants africains sont appelés « Congos » – le terme figure encore en 1993 dans le Dictionnaire encyclopédique des Antilles et de la Guyane et désigne leurs descendants. Les Congos forment un groupe partageant des expériences communes – origine dans le monde bantou, transplantation forcée à l’intérieur de l’Afrique puis transatlantique, éléments culturels en commun transmis à leurs descendants par des chants. Ils parlent le lingala ou le kikongo, mais apprennent vite le créole80. En 1864, Louisa Kiakouma et François Massoko déclarent à la mairie du Diamant (sud de la Martinique) la naissance de leur fils Lucien. En 1881, ils ne dépendent plus de ce contrat mais en tant qu’« immigrants », ils doivent cependant demander au gouverneur et aux membres du conseil privé de l’île l’autorisation de pouvoir se marier, ce qu’ils font le 2 août 1881. Avant de se marier, ils ont eu ensemble six enfants, le premier né en juillet 1864 ; à la date du mariage, quatre sont morts ; deux autres naîtront ensuite81. Le couple a un destin semblable aux 18 520 Africains ayant subi le même parcours entre 1854 et 1862.

Quatre ans après la seconde abolition de l’esclavage, Louis-Napoléon Bonaparte par le décret du 13 février 1852 sur « l’immigration des travailleurs dans les colonies et les obligations respectives des travailleurs et des propriétaires », a organisé la transition de l’esclavage vers des formes de travail plus ou moins libre. La durée du contrat de ces engagés dépend de leur origine : cinq ans pour les Indiens, six ans pour les Africains de condition libre, huit ans pour les Chinois, dix ans pour les Africains rachetés. Le propriétaire du contrat, l’engagiste, doit fournir le logement, l’habillement, la nourriture et un salaire (dont il faut bien sûr déduire le montant du « rachat » initial, à rembourser progressivement par les « engagés »). Les immigrants ont un statut de mineurs civils dans une vie de type colonial : travail douze heures trente par jour et six jours sur sept, auquel s’ajoute l’entretien du bétail et des bâtiments de l’habitation. Ils sont logés sur place sans possibilité de sortir ou de s’absenter sans autorisation.

Après l’abolition de l’esclavage en 1848, le manque de main-d’œuvre encourage les planteurs de La Réunion à demander l’arrivée de nouveaux engagés, recrutés cette fois en Afrique. Le recrutement en Inde, au Mozambique, à Madagascar et le long de la côte orientale d’Afrique s’appuie sur des réseaux anciens qui ont recours aux mêmes méthodes qu’à l’époque de l’esclavage (kidnapping, fraude). En Afrique, les Français pratiquent le « rachat préalable » : ils achètent des esclaves présumés aux chefs tribaux et aux sultans afin de leur rendre la liberté ; en échange, ils exigent que les esclaves travaillent comme engagés afin de rembourser leur dette. On remarque des pratiques semblables pour les engagés indiens. Entre 1849 et 1859, 43 958 débarquent à La Réunion. Le contrat d’engagement est conforme à la politique coloniale générale du Second Empire, qui vise un contrôle étroit des anciens esclaves et des nouveaux immigrants. Délaissé en France, le livret ouvrier est d’usage courant dans les colonies et à La Réunion en particulier : tous ceux qui ne peuvent le présenter ou qui ne peuvent justifier d’un emploi fixe (c’est-à-dire d’un contrat d’au moins un an) sont considérés comme vagabonds et peuvent être envoyés au bagne.

Une différence de taille distingue en fin de compte les engagés des esclaves : les premiers ont en principe le droit de rentrer chez eux à la fin du contrat, ce que font un tiers des immigrants indiens à La Réunion et une bonne part des immigrants en Guyane. En pratique, le retour s’avère souvent difficile. Les Africains, au contraire, restent le plus souvent sur l’île à l’expiration de leur engagement. Avec le temps, ils sont soutenus dans leur résistance aux mauvais traitements par les prêtres qui espèrent faire de nouveaux convertis, mais aussi par une partie des élites locales libérales partisanes de la liberté du travail.

Le décret du 27 avril 1848 a été perçu comme marquant le début d’une ère nouvelle pour les esclaves des colonies françaises. Le récit colonial triomphant fait de 1848 l’aube d’une intégration civique où les anciens esclaves seraient devenus des citoyens électeurs et des chefs de famille raisonnables82. En réalité, la première phase de la transition – celle de l’abolitionnisme égalitaire incarné par Schœlcher – s’est heurtée aux logiques d’une société coloniale restée mentalement esclavagiste et d’un régime devenu conservateur. Après 1848, les anciens esclaves sont essentialisés. Les colons et leurs soutiens prennent prétexte des stigmates hérités de l’esclavage – un régime qu’ils ont eux-mêmes, historiquement, imposé et très activement fait perdurer – pour dire que seul un long processus de transition, étendu sur plusieurs générations et conduit sous leur bienveillante direction, pourrait leur permettre de surmonter pareil handicap anthropologique. Dans la citoyenneté postesclavagiste, un processus « d’altérisation des égaux » fabrique des « égaux inférieurs »83 : c’est le cas aussi pour toutes les femmes jusqu’au milieu du XXe siècle.

Le passé des « vieilles colonies » ne passe décidément pas. L’histoire coloniale n’a pas commencé avec l’esclavage, comme voudraient le faire croire certains gardiens de la mémoire, et ne s’arrête pas non plus à son abolition. En avoir fini avec la lettre du régime esclavagiste ne veut malheureusement pas dire qu’on a réellement pris congé de la domination coloniale.

Le cas spécifique de l’Algérie

En novembre 1848, la nouvelle Constitution républicaine proclame que « le territoire de l’Algérie est un territoire français ». Le pays est divisé en trois départements avec, à leur tête, comme en métropole, un préfet. Le suffrage universel (masculin) est établi, mais uniquement pour les colons français. Le mythe de l’Algérie française est né, et il persistera pendant plus d’un siècle84.

« Je prétends que la France a besoin de migrations et de communes républicaines ; je dis qu’elle a besoin de faire sortir de son sein tous ces enfants, tout ce peuple qui demande quoi ? Une civilisation, une civilisation nouvelle85. » C’est Pierre Leroux, le théoricien du socialisme, qui s’engage ainsi en faveur de la colonisation. Comme d’autres saint-simoniens, il voit en Algérie la possibilité d’une expérimentation de ses théories sur l’organisation sociale. À cette date, la colonisation de l’Algérie apparaît paradoxalement, de Bugeaud à Leroux, comme la solution possible, le remède à la crise sociale et au chômage massif, surtout après la dissolution des Ateliers nationaux. Le projet est soutenu activement par le ministre de la Guerre, le général Lamoricière, un ancien saint-simonien qui, par un décret du 19 septembre 1848, fait voter un crédit important pour établir quarante-deux colonies agricoles en territoire militaire, permettant l’établissement de 12 000 colons volontaires (dont le propre frère de Pierre Leroux). Ces derniers sont choisis presque uniquement à Paris, moyen de se débarrasser d’une population qui pourrait être dangereuse pour l’ordre social (même s’ils doivent fournir, outre un certificat médical, une attestation de non-participation aux barricades de juin 1848, pour ne pas compromettre la colonisation). Au total, dix-sept convois sont formés. Les ouvriers sont les plus nombreux (71 %) suivis par les employés et les commerçants (20 %), et les agriculteurs (de la Seine). Leur nombre total est incertain, mais se situe entre 12 666 et 13 97286. Environ 60 % des colons, célibataires ou mariés, n’ont pas d’enfant. Ils rejoignent Marseille par voie fluviale, embarquent sur des bateaux à vapeur et sont accueillis en fanfare à Alger.

La vie dans les villages de colonisation est précaire, compensée par des rations de vivres fournies par l’armée. En 1849, une épidémie de choléra, puis les fièvres paludéennes, déciment un tiers des colons. Le plus insupportable, pour ceux qui survivent, est l’encadrement militaire et les abus de pouvoir des directeurs des « villages de colonisation » qui trouvent leurs administrés trop indisciplinés. Ne supportant pas les rudes conditions de vie et les brimades des officiers, un tiers d’entre eux repart en France. Le dernier tiers prend racine en Algérie, au détriment des populations autochtones dont les terres sont spoliées. Après plusieurs générations, les difficultés de l’installation des colons ont été oubliées.

Même s’ils ont eux aussi été soumis à un strict encadrement militaire, il ne faut pas confondre ces colons volontaires avec les 450 transportés politiques transférés après la loi du 24 janvier 1850 de la forteresse de Belle-Isle dans un « établissement disciplinaire spécial », le camp militaire de Lambèse, en Algérie, où ils sont « assujettis au travail ». Canne menaçante en main, Saint-Arnaud les traite dans un discours violent de « bons à rien » ; les transportés répliquent en chantant La Marseillaise et en scandant « Vive la République démocratique ! »87.

4. PARTIR OU MOURIR POUR SES IDÉAUX (1848-1852)

Après la défaite de juin, la répression judiciaire

Juin 1848 a été un énorme traumatisme. Une terrible répression s’abat en France mais aussi en Allemagne, en Autriche puis en Italie, après diverses tentatives insurrectionnelles au printemps 1849. L’échec retentissant de l’appel aux armes, lancé en France le 13 juin 1849, pour protester contre l’envoi d’un corps expéditionnaire français en Italie chargé de rétablir le pape sur son trône contre la République romaine, contraint Ledru-Rollin et Victor Considérant à s’exiler. Le 15 juin, Lyon se révolte à nouveau, poussée par un fort sentiment de solidarité avec l’Italie88. Déjà, en février 1849, l’arrivée dans la ville du maréchal Bugeaud, nommé à la tête de l’armée des Alpes, est apparue comme une provocation. Mobilisée, à la suite d’une fausse nouvelle, sous le slogan « Vive la République démocratique et sociale », la population s’insurge à la Croix-Rousse au matin du 15 juin 1849. Des barricades sont édifiées, une caserne pillée. La foule se rassemble autour de l’hôtel de ville. C’est là qu’est arrêtée Françoise Tudès, couturière de vingt-six ans, armée d’une hache. Seule femme traduite devant le conseil de guerre, elle écope de cinq ans de prison. L’armée attaque le bastion de la Croix-Rousse avec cavalerie et artillerie. Des maisons sont éventrées. De 600 à 700 combattants résistent héroïquement derrière les barricades. La révolte est contenue au prix de vingt-six tués et trente et un blessés du côté des ouvriers, et trente et un morts et quarante blessés pour les soldats. S’ensuivent 1 355 arrestations (1 195 à Lyon et 160 dans d’autres communes du département)89. L’état de siège est proclamé. L’armée des Alpes défile, triomphante, dans la ville silencieuse. Valence, Grenoble, Strasbourg et les campagnes de l’Allier se soulèvent également. Sans grand lendemain.

Parmi les 1 176 personnes traduites devant le conseil de guerre, trois quarts sont des ouvriers ou des artisans et, parmi eux, les gens de la Fabrique sont les plus nombreux. On trouve aussi quarante cultivateurs ou vignerons : la campagne est encore proche. L’insurrection est politique et républicaine : professions intellectuelles, élèves de l’école vétérinaire et soldats ayant fraternisé ont également été arrêtés. L’âge moyen des insurgés est de trente-deux ans mais un tiers a moins de trente ans ; certains sont très jeunes (un tisseur de huit ans), d’autres plus âgés, tel le chapelier Maximien Vérissel, soixante-sept ans, chargé de battre le tambour. Trente-trois femmes ont été arrêtées, dont l’ouvrière en soie Marie Dumoulin, vingt-deux ans, mariée, qui a défendu la barricade de Saint-Polycarpe. On recense également une centaine d’étrangers, des Italiens et des Savoyards surtout ; mais aussi des Polonais, des Allemands et des Hollandais. Nombre d’entre eux ont été remis en liberté sans jugement. La trentaine d’accusés jugés par contumace, souvent réfugiés en Suisse, ont été lourdement condamnés, à la déportation le plus souvent. Pour les autres prisonniers, les peines ont été plus mesurées et sélectives : les élèves de l’école vétérinaire ont été épargnés. Pour les républicains et les révolutionnaires lyonnais, c’est un coup d’arrêt mis à toute manifestation politique publique jusqu’en 1870.

Après la défaite de juin 1848, les militantes féministes se sont repliées sur l’associationnisme et l’éducation : l’instruction, condition de l’affranchissement des filles, leur paraît indispensable. C’est le choix d’Eugénie Niboyet, revenue à Lyon, qui fonde l’Athénée des femmes, une sorte d’université populaire féministe avant la lettre. En mai 1850, la police arrête plusieurs dizaines de représentantes des associations féminines, accusées d’être des organisations socialistes. Il est vrai qu’elles se montrent très actives dans la campagne nationale de pétitions contre la modification du suffrage. Afin d’éviter le risque d’invalidation, les femmes ne mêlent pas leurs signatures à celles des hommes et rédigent des pétitions séparées. À Paris, la pétition de l’Association fraternelle des ouvrières de lingerie est initiée par Jeanne Deroin90. Leur système argumentatif est centré sur l’articulation entre droits (à acquérir) et devoirs (d’ores et déjà acquittés, à commencer par celui de la procréation et du soin des enfants). Les arguments employés mêlent religiosité chrétienne, morale familiale saint-simonienne et normes domestiques. Exclues des droits universels réservés aux hommes, elles n’en revendiquent pas moins leur appartenance spécifique à l’humanité. Elles défendent la paix et rejettent la violence, une position morale qui en a d’ailleurs conduit certaines à se prononcer contre l’insurrection en juin 1848.

Pour avoir créé une Union des associations fraternelles en octobre 1849, Jeanne Deroin est jugée puis emprisonnée pendant un an en 1850. Elle doit ensuite s’exiler. Elle s’éteindra à Londres en 1894, dans une pauvreté relative qu’a compensée la solidarité de ses camarades féministes anglaises. Elle est restée fidèle à ses convictions.

Des « barricades de papiers », mai-juin 1850

« Le temps presse ; un jour, une heure, un moment perdus sont un crime. Debout tout ce qui a du feu dans la poitrine, de la force dans l’âme ! Debout tout ce qui veut la Constitution, tout ce qui est républicain, tout ce qui est peuple ! Debout Paris et les départements ! Debout la France entière ! Que chaque nom soit pavé, chaque signature un fusil, chaque pétition une barricade, et nous verrons quelle armée pourra vaincre cette Révolution du pétitionnement. »

La Voix du peuple, 14 mai 185091.

En 1850, la campagne de pétitions contre la restriction du suffrage universel masculin, lancée par les journaux, les clubs et les sociétés républicaines, rassemble environ 500 000 signatures92. Les régions où l’on a le plus signé correspondent à l’implantation des clubs montagnards : il s’agit de Paris, des départements alsaciens, méditerranéens et pyrénéens. Dans le Gard, les ruraux gardois ont davantage signé que les urbains de Nîmes93. Les départements les moins signataires – ceux du Nord-Est et de l’Ouest – sont également ceux qui avaient envoyé le plus de gardes nationaux à Paris en juin 1848. Une exception dans ce panorama, le département du Rhône où peu de signatures ont été récoltées (7 500 dont 6 500 à Lyon), ce qui peut s’expliquer par l’état de siège depuis juin 1849. Ces « barricades de papiers » ne parviennent cependant pas à peser sur l’évolution conservatrice du régime.

La loi du 31 mai 1850 a divisé le camp républicain qui, espérant une victoire par les urnes, avait adopté une stratégie légaliste, et ravive la critique du parlementarisme et de la représentation. La loi du 31 mai ôte en effet le droit de vote à près de 3 millions d’électeurs (leur nombre passant environ de 9 600 000 à 6 800 000) : de fait, ce sont les ouvriers itinérants (compagnons faisant leur tour de France, migrants temporaires et autres) qui sont exclus du vote par l’extension de la durée de domiciliation à trois ans. Les électeurs de Paris et du département de la Seine sont les plus touchés puisque les radiations approchent 60 % des inscrits. En juin 1850, la loi sur la suppression des clubs est prorogée pour un an et reconduite à nouveau en juin 1851. Les premières, les femmes avaient expérimenté dès 1848 les limites de la liberté octroyée par le nouveau régime.

Le coup d’État du 2 décembre 1851 : crime et châtiments

Le retour en politique de Louis-Napoléon Bonaparte, lui aussi exilé un temps à Londres, s’effectue en juin 1848, avec son élection dans un scrutin législatif partiel à Paris et dans trois départements. Il se poursuit par son élection à la présidence de la République en décembre 1848 et aboutit à la journée du 2 décembre 1851. Projet politique conçu dès janvier 1849, longuement mûri, le 2 décembre est un coup d’État.

À l’aube, un coup de filet policier provoque l’arrestation de leaders qualifiés de « meneurs », dont le très populaire député Martin Nadaud, ex-maçon limousin, interpellé discrètement à 5 h 30 du matin et conduit à la prison de Mazas, où il côtoie Adolphe Thiers, également arrêté. Le Parlement, occupé par la troupe, est dissous dans le but affiché de rétablir le suffrage universel (masculin). Les membres de l’Assemblée, royalistes et républicains, sont proscrits, condamnés à l’exil. La résistance populaire est immédiate, plus profonde et durable en province que dans la capitale. Une soixantaine de députés de la Montagne décident de se rendre dans les quartiers populaires pour appeler le peuple aux barricades.

Le 3 décembre au matin, la rue du faubourg Saint-Antoine est entravée par une barricade qui n’a pas la solidité de celles de juin 1848 : elle est investie très rapidement par un bataillon venu de la place de la Bastille. Trois hommes y trouvent la mort : un soldat, un ouvrier et un représentant du peuple. Ce dernier, Alphonse Baudin, quarante ans, admis au Panthéon en 1889, a longtemps incarné, dans les manuels scolaires, l’héroïsme civique et républicain94. La légende veut que le député, apostrophé par le peuple des faubourgs qu’il était venu inciter à élever des barricades – « Croyez-vous que nous nous ferons sacrifier pour vos 25 francs ? », c’est-à-dire pour le montant de l’indemnité parlementaire quotidienne de députés bourgeois – aurait répondu « Vous allez voir comment on meurt pour 25 francs », se serait dressé face à la troupe, et se serait écroulé sous les balles.

On n’a pas retrouvé le nom de l’insurgé ouvrier inconnu. Les républiques ultérieures n’ont pas célébré sa mémoire. Il revient pourtant à Victor Schœlcher d’avoir rédigé pour lui cette épitaphe, en 1852 : « Tel est le sort de l’homme du peuple, des soldats de toutes les causes ! Ah ! Combien leur mérite est plus grand que le nôtre ! Ils succombent obscurément, sans la dernière consolation de laisser à leurs descendants la gloire de leur mort ! »

Au matin du 4 décembre, environ soixante-dix barricades (contre 1 500 en février 1848) barrent encore les rues du Paris populaire, défendues par 1 500 républicains. Dans l’après-midi, vers 15 heures, c’est le « massacre » du boulevard Montmartre qui fait 300 victimes dans une foule frondeuse, non armée et plutôt bourgeoise. Cet « élément de violence arbitraire et de terreur sanglante95 » donne corps au coup d’État.

En province, l’insurrection, le plus important soulèvement provincial du XIXe siècle, mobilise environ 70 000 personnes dont environ 60 % de paysans, même si bon nombre de territoires ruraux n’ont pas jugé bon de défendre une République impopulaire du fait de la forte augmentation des impôts. Il n’est pas toujours simple de comprendre les réactions de certaines communautés rurales : le canton de Vernoux, en Ardèche, le seul de France à voter très majoritairement contre Bonaparte lors du plébiscite du 20 décembre 1851, ne réagit pas le 2 décembre96.

La révolte contre les représentants de l’autorité est parfois individuelle : Claude Montcharmont, né en 1822 dans une famille de cultivateurs de Saint-Prix-sous-Beuvray dans le Morvan, maréchal-ferrant, braconnier à ses heures, est poursuivi au début de l’année 1848 par le garde champêtre. N’ayant pas payé ses amendes, on lui retire son permis de chasse mais il continue quand même. Arrêté et condamné à six mois de prison, il se réfugie épisodiquement dans les bois. Surpris dans son village de Saint-Prix par deux gendarmes le 7 novembre 1850, Montcharmont tire, blesse l’un des deux, Brunet, et tue l’autre, le gendarme Émery. Deux jours plus tard, il abat François Gauthey, le garde champêtre de Saint-Prix, responsable selon lui de ses diverses condamnations pour absence de permis de chasse et braconnage. En cavale, il est arrêté le 4 décembre 1850, jugé aux assises de Saône-et-Loire et condamné à mort. Il doit être exécuté le 10 mai 1851 mais la résistance acharnée du condamné ne permet pas, dans un premier temps, sa mise à mort ; devant ses pleurs et ses cris, la foule qui assiste à l’exécution commence à gronder. On doit faire appel à un second bourreau pour actionner la guillotine. L’histoire du braconnier Montcharmont n’est sans doute pas exceptionnelle mais elle est connue car Charles Hugo prit sa défense et condamna la peine de mort dans L’Événement, le 16 mai 1851 : « Vos guillotines sont aussi mal faites que vos lois. » Son père, Victor Hugo l’avait, déjà, de longue date, mise en cause97.

Souvent brèves et rapidement matées, les rébellions rurales surprennent le pouvoir qui stigmatise les « rouges » ou les républicains. En réalité, ce sont souvent des communautés – le plus souvent celles qui ont plutôt voté à gauche en 1849 – qui réagissent, à leur manière, à la violation de la Constitution et à la dissolution de l’Assemblée nationale. En Mâconnais, parti le 5 décembre 1851 du village de Saint-Gengoux, une bande de 133 insurgés emmenés par Alphonse Baudot, le Sieur Dismier, huissier (qualifié de « meneur du Parti socialiste ») et Émile Garnier, conduisent le maire en prison, sonnent le tocsin, s’emparent de la caisse du percepteur et se rendent dans le village de Cormatin, puis à Saint-Sorlin où ils dévalisent tour à tour le percepteur, le directeur des postes, le buraliste. À chacun, ils signent un reçu. Deux cents insurgés armés de fourches, de piques et de fusils, entrent dans Cluny et s’allient avec les républicains locaux pour prendre le pouvoir municipal avant de repartir le lendemain pour Mâcon où ils sont bloqués dans les faubourgs par un bataillon du 4léger : on note deux morts, un blessé, soixante fusils récupérés98 ; 138 villageois sont jetés en prison dont une quarantaine originaire de Saint-Gengoux99. La commission mixte départementale (préfet, procureur, colonel) prononce les condamnations le 9 février 1852.

Insurgés de Saint-Gengoux condamnés

Nom

Âge et situation

Résumé des motifs

Décision

1. Aujou Charles

55 ans, couvreur.

Rébellion, usage d’armes.

Dix ans de surveillance.

2. Baudot Nicolas

44 ans, rentier, marié, trois enfants.

A marché sur Mâcon avec armes, pillage des caisses publiques, chef.

Algérie +.

3. Berlière François

42 ans, serrurier.

A marché sur Mâcon avec armes, pillage des caisses publiques.

Cinq ans de surveillance.

4. Boyaud François

24 ans, serrurier.

Un des chefs avec son oncle Dismier. A pris part à tous les désordres.

Algérie +.

5. Brenin Charles

51 ans, ferblantier.

A pris part au désordre. Estropié, a été entraîné. En fuite.

Dix ans de surveillance.

6. Budin Nicolas

22 ans, cultivateur.

Célibataire ; a sonné le tocsin. Violation de domicile. A marché sur Mâcon.

Algérie –.

7. Carré Alexandre

36 ans, plâtrier, marié, un enfant.

Pillage des caisses publiques. A signé le reçu au percepteur, perquisition.

Cinq ans de surveillance.

8. Chagny Alexandre

26 ans, tanneur, célibataire.

A mis le maire en prison. Bris de la porte du juge de paix. Pillage des caisses.

Algérie +.

9. Deconclois Claude

55 ans, tisserand, marié, un enfant.

Tambour des insurgés jusqu’à Charnay.

Cinq ans de surveillance.

10. Dejoux François dit Frisepoulet

31 ans, cordonnier, marié, deux enfants.

A fait des publications démagogiques ; est venu en armes jusqu’à Charnay.

Cinq ans de surveillance.

11. Dely Auguste

27 ans, cordonnier.

Célibataire ; envahissement de la cure de Saint-Sorlin, a menacé le curé.

Algérie –.

12. Dismier Stanislas

37 ans, huissier.

Chef de l’insurrection. A tout organisé, dirigé, a donné et signé des ordres.

Cayenne.

En fuite.

13. Dufour Pierre

27 ans, tailleur, marié, un enfant.

Perquisition à la caserne de gendarmerie, a arrêté le brigadier, pillage des caisses.

Algérie +.

En fuite.

14. Garnier Pierre

38 ans, cordonnier, marié, quatre enfants, .

Un des principaux chefs. Part active à tous les désordres.

Algérie +.

En fuite.

15. Gauvenet Joseph

Serrurier, célibataire.

Éclaireur armé en avant de la colonne.

Cinq ans de surveillance.

16. Goudot Pierre

40 ans, maçon, marié, quatre enfants.

En tête de la colonne, en armes, a marché sur Mâcon.

Cinq ans de surveillance.

17. Greuzard Abraham

38 ans, garde champêtre, marié, deux enfants.

A pris part active aux désordres malgré ses fonctions.

Algérie +.

18. Griveaud Louis

25 ans, plâtrier, marié, deux enfants.

Publications au nom du maire nommé par les insurgés, envoyé dans les communes pour soulever les populations.

Algérie –.

En fuite

19. Guérin Jean

23 ans, vigneron, célibataire.

Violation du domicile du curé de Saint-Sorlin, a sonné le tocsin, a marché en armes.

Cinq ans de surveillance.

20. Guillemin Philibert

38 ans, jardinier, marié, deux enfants.

A pris les armes et marché sur Mâcon.

Cinq ans de surveillance.

21. Jeandet Jean

50 ans, jardinier, marié.

A pris les armes et marché sur Mâcon.

Cinq ans de surveillance.

22. Lacorne Pierre

39 ans, boucher, marié.

A pris les armes et marché sur Mâcon, propagandiste incorrigible.

Dix ans de surveillance.

23. Loriol François

25 ans, journalier, célibataire.

A sonné le tocsin, a marché en armes sur Mâcon.

Cinq ans de surveillance.

24. Montfaucon Antoine

45 ans, tonnelier et cabaretier, marié, un enfant.

A marché en armes sur Saint- Sorlin, a contribué au pillage des caisses publiques.

Dix ans de surveillance.

25. Morin Jean-Baptiste

48 ans, couvreur, marié, cinq enfants.

A marché en armes sur Mâcon, a signé le reçu des fonds pris au percepteur.

Dix ans de surveillance.

26. Paris Anet

44 ans, serrurier, célibataire.

A marché en armes sur Mâcon, a signé le reçu au receveur de l’enregistrement.

Dix ans de surveillance.

27. Poncet Antoine

22 ans, plâtrier, célibataire.

A marché en armes sur Mâcon, a arrêté le maire, a fait sonner le tocsin, a enfoncé la porte du juge de paix, etc.

Algérie +.

28. Pornon Louis

26 ans, plâtrier, célibataire.

A marché en armes sur Mâcon, espoir de retour au bien.

Dix ans de surveillance.

29. Renon Charles

43 ans, plâtrier, marié, un enfant.

A escorté la voiture avec les fusils pris à Saint-Sorlin, a signé le reçu au percepteur.

Dix ans de surveillance.

30. Royer Claude

31 ans, notaire, marié, un enfant.

A accepté la fonction de maire, a signé plusieurs actes, a fait arrêter le courrier.

Éloigné de France un an.

31. Seutet Joachim

34 ans, tonnelier, marié, deux enfants.

A convoqué les insurgés, a marché en armes sur Mâcon, a sonné le tocsin, pillage des caisses, a porté le juge de paix.

Dix ans de surveillance.

32. Seutet Hubert

30 ans, tourneur, marié, un  enfant.

Même situation que le précédent qui est son frère. Ils ont une mère aliénée dont ils ont soin.

Dix ans de surveillance.

33. Thiers Pierre

51 ans, coutelier, marié, trois enfants.

A pris les armes des gendarmes, les a emprisonnés, pillage des caisses du percepteur.

Algérie –.

34. Thion Jean-Baptiste

45 ans, maréchal, célibataire.

A signé le reçu au receveur de l’enregistrement pour saisie de fonds à laquelle il a coopéré.

Dix ans de surveillance.

Neuf villageois de Saint-Gengoux sont remis en liberté et trente-quatre condamnés (dont un déporté à Cayenne et onze en Algérie ; un est éloigné de France). Les vingt-deux condamnés à cinq ou dix ans de surveillance doivent se présenter tous les quinze jours aux autorités. À noter que seul un cultivateur et un vigneron figurent parmi eux, les trente autres étant artisans, commerçants ou hommes de loi. Lorsqu’ils sont envoyés en Algérie, ils sont soit en résidence forcée (dits « Algérie + »), soit en résidence libre (dits « Algérie – »). Une amnistie partielle a lieu en 1853 à l’occasion du mariage de l’empereur. Abraham Greuzard (Algérie +, envoyé à Lambessa) est amnistié, mais banni du territoire. Le chef des insurgés, Stanislas Dismier réfugié à Genève, est totalement gracié en 1856.

Située à 15 kilomètres de Privas, la commune ardéchoise de Saint-Lager-Bressac regroupe 760 habitants en 1851. Le 4 décembre, un groupe d’hommes armés rejoint le chef-lieu de canton et, tambours en tête, 400 à 600 personnes se dirigent vers Privas. Parvenus dans les faubourgs de la préfecture à la tombée de la nuit, ils échangent quelques coups de feu avec les gendarmes et se dispersent. Convoqués devant la justice, onze des quarante inculpés sont condamnés à de lourdes peines : sept sont envoyés en Algérie et deux au bagne de Cayenne, deux sont mis en résidence surveillée. Pourtant, 80 % des suffrages du village s’étaient portés sur le candidat Louis-Napoléon Bonaparte en décembre 1848. Mais aux législatives de 1849, les républicains obtiennent 75 % des suffrages. Au recensement de 1851, 70 % des habitants se déclarent catholiques mais tous les condamnés sont protestants (un inculpé sur deux). Considérés comme des meneurs, ils ont été dénoncés par certains inculpés et appartenaient pour une part à l’équipe municipale d’avant 1848 (où le châtelain local avait été élu maire). L’enquête n’a pas permis de déterminer les raisons exactes de cette brève insurrection dans une commune ardéchoise, sinon en prenant en considération l’argument de l’action d’une société secrète animée par les protestants – c’est la version de la police et du préfet100.

En revanche, au village d’Artignosc, dans le Var, l’existence d’une société secrète forte de cinquante-sept membres – le tiers des hommes de la commune, des paysans et des artisans – est avérée. Antoine Pellegrin, son président, est maréchal-ferrant. En décembre 1851, la société prend la mairie, installe une municipalité républicaine et organise une marche sur la préfecture, avec des fusils. Comme dans les autres communes du Haut-Var, les paysans forment les deux tiers de la société secrète montagnarde. Elle suit d’ailleurs les règles du suffrage universel (masculin) pour constituer la nouvelle municipalité. Il s’agit donc moins d’une jacquerie que d’une révolte citoyenne. Avec d’autres sociétés, ils ont tenté une coordination entre les sociétés secrètes du Var et des Basses-Alpes après s’être réunis à une quarantaine en juillet 1851 sous la présidence d’Antoine Pellegrin. Mais les responsables départementaux du Parti républicain ne sont pas venus101. Il semble donc ici que la politique ne descende pas du haut vers les masses, mais qu’elle soit plutôt élaborée localement, de bas en haut.

Mâconnais, Ardèche, Var : trois exemples de microrésistances rurales, brèves et vite circonscrites, où le répertoire de contestation est identique – une marche plus ou moins armée sur la préfecture – mais qui sont très différentes par leurs formes d’organisation et les réseaux qui les animent.

Outre les campagnes, une série de petites villes ont fait de la résistance au coup d’État du 2 décembre 1851. À Manosque (Basses-Alpes), à Bédarieux (Hérault), à Marmande (Lot-et-Garonne) ou encore à Clamecy (Nièvre), les républicains locaux prennent l’initiative de manifester après le 2 décembre. À Clamecy, dès le 5 décembre, le leader local du Parti républicain, l’imprimeur Millelot père, décide de passer à l’action. Il mobilise les ruraux des alentours tandis que ses fils s’organisent avec les ouvriers des faubourgs, dont le faubourg de Bethléem où habitent les « flotteurs », qui approvisionnent la capitale avec les bois du Morvan et qui ont une réputation de fortes têtes ainsi qu’une expérience des coalitions : « Le tambour appelle aux armes la population ardente de ce faubourg. » Un groupe de 700 à 800 hommes armés, accompagnés de femmes et d’enfants, marche au son de La Marseillaise vers la mairie dans le but de libérer quelques militants républicains enfermés dans la prison mitoyenne102. Dans cette sous-préfecture nivernaise de 6 000 habitants, les élections de mai 1849 avaient été l’occasion d’exprimer les préférences pour la liste républicaine et de mettre en difficulté le notable local, maire inamovible, André-Marie Dupin, procureur à la Cour de cassation et par ailleurs président de l’Assemblée nationale. En décembre 1851, le maire et banquier Legeay, plutôt conciliant, appelle les manifestants au calme, en vain. Des coups de feu sont échangés avec quelques gendarmes envoyés par le sous-préfet : on relève un mort et cinq blessés chez les républicains, deux morts et deux blessés chez les gendarmes. Un des hommes d’ordre gardant la mairie, un instituteur, est par ailleurs tué. Eugène Lillelot est inculpé de meurtre et condamné à mort en février 1852. Le 5 décembre 1851, la mairie est investie ; les flotteurs des faubourgs sont rejoints dans la soirée et la nuit par les artisans de la ville et les ruraux mobilisés par l’imprimeur Millelot père, et forment un groupe de 2 000 à 3 000 personnes appartenant pour la plupart à des sociétés secrètes républicaines (il en existe quatre-vingt-cinq dans la Nièvre en 1851) affiliée à la Société lyonnaise, la Marianne. Un comité révolutionnaire social est constitué. Le 6, dans l’après-midi, une partie des républicains se dirige vers la caserne de gendarmerie où sont retranchés une trentaine d’hommes. Une fois désarmés, les gendarmes peuvent se retirer mais l’un d’entre eux est pris à partie par un conscrit de vingt ans qu’il avait verbalisé antérieurement. Le gendarme est lynché par une foule déchaînée. Cet acte affecte fortement les chefs républicains locaux qui apprennent dans le même temps l’arrêt de toute résistance à Paris et presque sur tout le territoire. Ils se divisent sur la conduite à suivre ; les paysans quittent la ville, qui se vide peu à peu, la consigne étant donnée à tous dans la nuit du 7 décembre de se disperser. À la tête des forces armées, le préfet entre, le 8 décembre, dans une ville abandonnée par les républicains. Comme dans les Basses-Alpes, le Var, l’Hérault ou encore la Drôme, la répression est terrible : une chasse à l’homme se déroule dans la Nièvre. Des colonnes mobiles guidées par des propriétaires se livrent à une terreur aveugle : un prisonnier qui résistait est exécuté ; un autre se noie pour échapper à ses poursuivants. Certains maires sont conduits la corde au cou à travers leurs villages. Les soldats se comportent comme en pays étranger, en terre conquise, semant la terreur dans la ville. Instrument d’une violence légale, la commission mixte de Nevers condamne 803 des 1 506 républicains emprisonnés à la déportation en Algérie. Dans les Basses-Alpes, sur les 1 669 inculpés, un millier est condamné à la déportation (956 en Algérie, 41 en Guyane). Dans le Var où plus de 3 147 républicains ont été jugés, 795 sont condamnés à la déportation103.

Les rébellions provinciales ont conduit à une répression massive dont le souvenir a perduré, mémoire qui s’est traduite ultérieurement dans les urnes104. L’état de siège est déclaré dans 37 départements jusqu’au printemps 1852. Une circulaire du 3 février 1852 crée dans chaque département un tribunal spécial appelé « commission mixte » comprenant un préfet, un officier supérieur et un magistrat, chargée de juger les prévenus. Les accusés n’ont pas de défenseur et il n’y a pas d’appel possible. Près de 20 000 personnes sont condamnées par ces commissions mixtes, 10 000 environ sont transportées en Algérie ou en Guyane pour être utilisées « au progrès de la colonisation française », pour le travail de la terre. À Cayenne, les « transportés », considérés comme des « repris de justice », sont mêlés aux droit-commun et soumis au travail forcé. On dénombre au total 26 884 arrestations qui ont eu lieu dans tous les milieux et dans tous les partis, des orléanistes aux républicains – non seulement des insurgés, mais aussi tous ceux qui, par leurs discours ou leurs actions, avaient antérieurement, selon les autorités, provoqué le désordre105. C’est ainsi qu’à Marseille, qui n’a pas connu d’insurrection en décembre 1851, des militants légèrement condamnés, voire acquittés en 1849, sont envoyés à Cayenne : le propagandiste socialiste Couturat, après un an de prison en 1849, est condamné en 1852 à vingt ans de bagne à Cayenne, ou encore le tourneur en chaises Cadenel, acquitté en 1849, et condamné lui aussi à vingt ans de bagne.

Le typographe Besson témoigne en 1896, à soixante-dix-sept ans, des conséquences du coup d’État de 1851 sur les associations corporatives de Rouen. En juillet 1830, à l’âge de onze ans, il avait participé à la prise du Louvre. Partie prenante des insurrections de février et de juin 1848, il avait échappé de peu à la transportation. Juste avant le coup d’État, il assumait la présidence de la Société typographique parisienne : « On détruisit l’association solidaire des 14 Corporations de Rouen, dirigée par le cordonnier Chevrelle, disciple de Pierre Leroux. Il est mort il y a cinq ans. C’était un homme très sévère pour lui, très indulgent pour les autres ; d’un esprit très droit, il faisait des observations toujours justes, il savait encourager et exciter les efforts de chacun. C’était merveille de voir l’entrain qui existait dans l’association ; tous étaient heureux et se surpassaient ; les travaux étaient bien faits ; aussi la maison était très prospère, car les Rouennais s’arrachaient les marchandises et les bourgeois étaient en rage contre ces solidaires qu’ils dénonçaient chaque jour au Préfet, lequel, lors du coup d’État, le fit venir nuitamment dans son cabinet et, lui prenant la main, dit : “Je n’ai que des félicitations et des louanges à vous faire, mais partez de suite, parce que les ordres sont impitoyables ; si les bourgeois vous voyaient, ils me forceraient à vous arrêter et vous seriez envoyé à Cayenne !” Mon pauvre ami ne se le fit pas dire deux fois : il partit de suite ; mais quel crève-cœur pour lui quand il songeait à ce qu’il était forcé d’abandonner […]. Aussi, en voyant détruire son œuvre si prospère qu’il avait eu tant de peine à organiser, on peut juger du désespoir profond qu’il éprouva. Depuis, chaque fois que je le rencontrais, en me donnant la main, il me disait : “Oh ! les infâmes bourgeois106 !” »

À Lyon, et à Paris aussi, les associations ouvrières ont subi une répression systématique : leur nombre passe de 200 à 25 après le 2 décembre. L’Association fraternelle des ouvriers tailleurs de la rue du Faubourg-Saint-Denis, le Comptoir typographique, atelier social ouvert par la Société typographique pour employer ses grévistes, les restaurants coopératifs et associations de marchands de vins limonadiers, tous disparaissent107. Tout comme la Société générale des ouvriers chapeliers (forte de 1 500 membres), l’Association fraternelle de production et la Société de secours mutuel des chapeliers, qui distribuait les secours en cas de grève. Toutes ces organisations relevaient du mouvement associatif qui s’était épanoui après février 1848 dans le projet des corporations de s’approprier, par le biais de coopératives et de l’association, les moyens de production pour contrôler l’organisation du travail et de la consommation.

Après décembre 1851, c’est le silence : les révolutions ont été vaincues.

Figures de l’exil

« Si je n’avais pas ces souvenirs et un travail acharné, l’exil serait un intolérable tourment. Je ne m’y accoutume pas du tout. »

Victor Schœlcher, lettre de Londres,
3 novembre 1852108.

Dans les premiers jours qui suivent le coup d’État, les proscrits – soixante-dix députés sont expulsés de France, dont des figures très connues tels Raspail, Pierre Leroux, Edgar Quinet et bien sûr, le plus célèbre d’entre eux, Victor Hugo – se retrouvent à Bruxelles du fait de la proximité géographique et linguistique du pays. Certains sont passés clandestinement, déguisés qui en ouvrier (Hugo), qui en ecclésiastique (Schœlcher). Une fois arrivés, ils doivent subir les tracasseries policières et l’hostilité du gouvernement belge. Ils gagnent alors progressivement la Grande-Bretagne (4 500 arrivées entre décembre 1851 et février 1852), la Suisse, l’Espagne ou le Brésil. Chassé de Belgique, Victor Hugo arrive à Jersey le 5 août 1852, le jour de la publication de son pamphlet Napoléon le Petit qui a été diffusé clandestinement en un an à près d’un million d’exemplaires. La communauté d’exil est divisée par ses options politiques, mais reste unie dans la commémoration des martyrs que célèbre le poète Pierre Dupont :

Il n’est au-dessus du proscrit

Qui survit plus grand à sa cause,

Que l’obscur martyr qui périt

Et dans la tombe repose109.

L’exil ne devient une peine qu’après le 2 décembre 1851, ce qui distingue les exilés volontaires et les exilés judiciaires ou clandestins après le 2 décembre. La transportation est la peine la plus élevée dans l’échelle des condamnations attribuées par les commissions mixtes « aux individus convaincus d’avoir pris part aux insurrections récentes ». Elle montre comment question pénitentiaire et question coloniale sont imbriquées. La peine maximale est la transportation en Guyane, car les « repris de justice » sont soumis au travail forcé avec les droit-commun. Les repris de justice sont ceux qui ont le sort le plus tragique, qualifié de « guillotine sèche », terme employé au XIXe siècle pour l’ensemble des formes de bagne. Les prisonniers sont enfermés dans des lieux spécifiques comme le bagne de Lambèse. Des femmes y ont aussi été expédiées, telle la féministe Pauline Roland, condamnée à dix ans et graciée en 1852, mais morte d’épuisement à Lyon sur le chemin du retour.

L’internement est une forme d’exil intérieur et la mise sous surveillance est douloureuse par le regard et l’opprobre que les autres jettent sur les condamnés. Certains préfèrent s’exiler plutôt que vivre sous cette contrainte.

Condamnations par les commissions mixtes110

Déportation

9 820

Dont

Cayenne

239

Algérie +

4 549

Algérie –

5 032

Expulsion (= exil)

980

Éloignement temporaire

640

Internement

2 827

Mise sous surveillance

5 197

Total des condamnés

19 464

Des mesures de grâce sont mises en œuvre dès 1852. Elles sont individuelles et il faut la demander. Des amnisties collectives suivront, au bon vouloir de l’empereur. C’est ainsi qu’Agricol Perdiguier, premier historien du compagnonnage, exilé à Genève, sollicite l’entregent de George Sand pour obtenir une grâce en 1855 et revenir en France, où étaient restés sa femme et ses enfants. Il a rédigé en exil Mémoires d’un Compagnon (1854). Cette demande de grâce lui sera reprochée au temps de la Commune par Félix Pyat, lui-même proscrit de 1849 à 1869.

Prolongeant et approfondissant l’expérience de 1789-1794, la révolution de février 1848, l’un des grands moments révolutionnaires français, a promu l’idéal d’égalité. Ce que les historiens ont appelé « l’esprit de 48 » – une idéologie pétrie d’idéalisme généreux, mêlant utopie révolutionnaire et fraternité à inspiration spirituelle – a caractérisé toute la première séquence du moment 1848 et a tenté de survivre jusqu’en 1851. Pour un temps limité, le champ des possibles « des gens d’en bas » s’est alors brusquement élargi et les utopies ont paru devenir réalité.

CHAPITRE 9

LES COMMUNES, LE PEUPLE AU POUVOIR ?

« Celui qui fait au peuple de fausses légendes révolutionnaires, celui qui l’amuse d’histoires chantantes, est aussi criminel que le géographe qui dresserait des cartes menteuses pour les navigateurs. »

Prosper-Olivier Lissagaray,
L’Histoire de la Commune de 18711.

L’auteur de la première histoire de la Commune, Lissagaray, a très précocement mis en garde contre les mythes et les « fausses légendes révolutionnaires » qui ont rapidement fleuri à propos de l’événement. En m’efforçant de suivre ce conseil, j’aborde dans ce chapitre le mouvement communaliste. Nous suivrons les parcours de différents protagonistes, sur l’ensemble du pays et au cours d’une séquence historique qui ne se limite pas aux soixante-douze jours de la Commune de Paris (mars-mai 1871), épicentre du mouvement communaliste2.

1. « LE COLLÈGE DE FRANCE DE L’INSURRECTION3 » : CLUBS, RÉUNIONS PUBLIQUES ET GRÈVES (1867-1870)

Usages d’une liberté très surveillée

« Accorder un droit, celui de se coaliser, et refuser celui de réunion et d’association, cela nous fait l’effet d’un père de famille donnant une trompette et un tambour à ses enfants et qui leur dit : “Voilà mes enfants ce que je vous ai promis, mais surtout, ce que je vous recommande c’est de ne pas faire de bruit.”4 » Ironique et lucide, ce constat, dressé en 1867 par des délégués ouvriers à l’Exposition universelle, exprime bien les contradictions des lois sociales accordées par Napoléon III. Elles ont, à leur corps défendant, engagé un processus de libéralisation dont se saisissent les opposants au régime et qui va, de fait, fournir un levier important au mouvement communaliste de 1870-1871.

La loi du 25 mai 1864 modifie le code pénal qui interdisait auparavant toute coalition, et tolère désormais le droit de grève à condition de « ne pas porter atteinte à la liberté du travail et de l’industrie ». Le droit d’association n’est pas pour autant garanti. La même année, le Manifeste des Soixante (ouvriers) exige une représentation spécifique. L’élection de délégués à l’Exposition universelle de 1867 a nécessité l’organisation d’assemblées générales dans les ateliers et les entreprises, hauts lieux de débats et d’élaboration des revendications ouvrières. Parallèlement se crée à Londres l’Association internationale des travailleurs (AIT) qui s’établit à Paris, rue des Gravilliers, et qui regroupe l’élite ouvrière des métiers, tels Henri Tolain, ciseleur en bronze, ou Eugène Varlin, relieur qui fonde la Société d’épargne et de crédit mutuel. Une autre loi du 25 juillet 1867 a en effet autorisé les coopératives de production et de consommation.

Après des années de censure et de restrictions, la loi sur la presse du 11 mai 1868 permet la multiplication des journaux, dont, à Paris, Le Réveil de Charles Delescluze – un ancien de 1848 emprisonné à Belle-Île et déporté à Cayenne –, qui lance une souscription dans son journal pour construire un monument au député Baudin. La liberté de la presse demeure cependant limitée puisque le vieux révolutionnaire écope, dès ce premier numéro sorti le 2 juillet 1868, de trois mois de prison et 500 francs d’amende. Plus satirique, diffusée à 150 000 exemplaires, La Lanterne est créée par Henri Rochefort en 1868. Ce dernier, candidat à la députation à Marseille et à Paris, crée également en 1869 La Marseillaise où l’on réclame la république5. Autres exemples : en 1868-1869 naissent à Lyon Le Refusé, La Mouche, La Bohême, Le Populaire, La Marionnette politique, La Fraternité, Le Rappel, Le Vengeur, Le Frondeur, La Carmagnole. Leur diffusion et leur durée de vie ne sont pas connues, mais les titres de ces journaux éphémères, par leurs références politiques et leur créativité langagière sont révélateurs de l’esprit du temps6. La loi autorisant les réunions publiques – qui doivent cependant être validées par un commissaire de police – est promulguée le 6 juin 1868. Conçue pour « régler les rapports économiques entre patrons et ouvriers », elle est en fait utilisée à d’autres fins : on se presse pour écouter orateurs et oratrices et débattre avec passion de sujets politiques variés.

Réunions publiques et parole féministe

Entre 1868 et 1870, on dénombre 933 réunions dites « non politiques », 310 réunions électorales et quatre-vingt-quatorze réunions consacrées au plébiscite : telle est la topographie parisienne des réunions, soit près de deux par jour ! On se réunit surtout dans des salles de bal qui peuvent contenir plusieurs milliers de personnes, mais aussi dans des salles de café-concert, de théâtre ou souvent chez des marchands de vin7. Les plus fréquentées sont la salle Molière, rue Saint-Martin et Les Folies-Belleville, dans le XXarrondissement, « où domine l’élément ouvrier ». Elles se déroulent surtout le lundi du fait de la vieille habitude ouvrière de chômer ce jour-là. Les sujets abordés – « La commune sociale », « Salariat et privilèges », « Mutualisme et communisme », « Socialisme et pauvreté », « Affranchissement du travail », « Le travail des femmes » – attirent un public populaire ou bourgeois. D’autres salles ouvrent dans les faubourgs à l’occasion des élections de 1869. Le commissaire et son sténographe, présents dans les réunions pour surveiller tous les propos, interviennent souvent pour dissoudre l’assemblée. Parler de l’État, de la religion, de l’armée est interdit et un certain nombre d’orateurs sont condamnés. Véritables « commis voyageurs de la révolution », certains se retrouvent ultérieurement dans le personnel politique de la Commune. L’un d’eux, Napoléon Gaillard, cordonnier de son état, qui devient par la suite « directeur général des barricades de la Commune, commandant le bataillon spécial des barricadiers » – titre ronflant –, a prononcé une cinquantaine de discours dans les réunions publiques en 1868-18708. Né à Nîmes, ville royaliste, le 7 juin 1815, il reçoit, de son père cordonnier, le prénom de Napoléon. En 1848-1849, il anime des clubs qui s’inscrivent dans la lignée de Barbès et de Blanqui. On le retrouve à Belleville en 1868, lors de la manifestation improvisée du dépôt de couronnes sur les tombes de Cavaignac et de Baudin. Il s’affirme communiste, libre penseur, athée, contre la morale bourgeoise. Partisan de « l’égalité absolue » et de slogans révolutionnaires à la fois politiques et privés, tels que « Fils de 93, levez-vous ! » et « Le concubinage est le seul mariage de l’honnête homme », ses propos radicaux sont tempérés par une faconde méridionale. Ses discours lui valent plusieurs condamnations : un mois de prison en janvier 1869 pour « incitation à la guerre civile » et deux mois en juin pour « cris séditieux ».

La question du travail des femmes occupe plusieurs mois de discussions, de juillet à novembre 18689. Les conférencières – Paule Minck, André Léo, Élisa Gagneur – ont souvent du mal à convaincre l’auditoire mâle – ouvriers proudhoniens ou bourgeois libéraux – de la nécessité de l’accès pour les femmes au travail salarié. Tolain, de l’AIT, affirme que « La prostitution augmente chez les nations industrielles chez lesquelles la femme est descendue dans l’atelier. La santé de la femme s’altère, les ateliers produisent de l’hystérie ». À Paule Minck, fondatrice de la Société fraternelle des ouvrières, qui demande dans un débat, le 24 août 1868, « Est-ce donc toute la vie d’une femme d’élever des enfants ? », la salle répond « Oui ! Oui ! ». Certains admettent le travail des femmes à condition qu’il s’exerce soit à domicile, soit dans des associations coopératives de travail. Napoléon Gaillard propose aux caisses de secours mutuel de faire pression sur les patrons qui font travailler les femmes « à vil prix ». La question de la concurrence du fait des faibles salaires journaliers est le socle de l’opposition des proudhoniens à l’emploi salarié féminin, auquel s’ajoute la domination masculine dans le couple et la forme de la famille héritée du code civil. Des centaines de personnes viennent aux Folies-Belleville ou au Pré-aux-Clercs écouter des conférences sur des thèmes tels que « Du mariage et de l’union libre », « Du célibat et de la famille » et « Du divorce ».

André Léo, pseudonyme littéraire de Léonie Champseix, quarante-quatre ans en 1868, est une figure de proue de cette époque. Exilée en Suisse avec son mari, Grégoire Champseix, un proche de Pierre Leroux, suite au coup d’État de 1851, elle revient en France en 1860 après l’amnistie. Républicaine, militante de la cause des femmes, elle écrit en 1869 La Femme et les mœurs où elle privilégie l’éducation, ce qu’elle explique dans cette lettre : « Vous savez que cette conquête de l’égalité que nous poursuivons et qui tend à la réforme des mœurs, nous a paru ne pouvoir être mieux obtenue que par la réforme de l’éducation des filles. Il s’agit de fonder l’éducation sur la liberté, la science, la justice et l’égalité […], de former les citoyennes libres d’un pays libre. » Figure originale dans ce moment d’effervescence politique, elle compare l’infériorité sociale et civique de la femme à celle du paysan dominé par l’Empire. Au début du mois d’août 1868, elle contribue à la constitution de la première organisation féminine d’importance, la Ligue en faveur des droits des femmes, favorable à une nouvelle déclaration des droits : non plus seulement ceux de l’homme mais ceux de l’humanité. La Ligue est également pour la liberté religieuse, civile, politique et morale, et pour l’égalité devant la loi dans le mariage et le travail. Sur les dix-huit femmes qui ont signé le premier manifeste de la Ligue des femmes, huit sont également membres de la société coopérative de Puteaux, La Revendication, créée par l’ouvrier teinturier Benoît Malon, membre de l’AIT. Ce cercle d’hommes et de femmes prolétaires, socialistes et féministes (même si le terme est anachronique) se distingue de celui des femmes et hommes lettrés, nettement plus bourgeois, qui participe avec Maria Deraismes aux conférences littéraires organisées par le Grand-Orient sous l’égide de Léon Richer et d’Adolphe Guéroult, de L’Opinion nationale. Conférencière hors pair, théoricienne du féminisme, Maria Deraismes est née à Paris en août 1828 dans une famille de commerçants aisés, républicains voltairiens. On lui doit, en 1870, cette célèbre critique féministe de « l’universalisme » : « Les démocrates ont créé l’universel à leur usage, universel sans précédent, universel de poche, laissant de côté la moitié de l’humanité10. »

Journal féministe, Le Droit des femmes a été fondé en 1851 par Léon Richer (1824-1911), ancien clerc de notaire devenu journaliste, très intéressé par la condition juridique des femmes. Il s’entoure de femmes de lettres, dont Julie-Victoire Daubié, première femme à avoir passé son baccalauréat, en 1861, à l’âge de trente-sept ans.

Dès le début de l’année 1869, dans de nombreuses réunions, on discute des formes que devrait prendre une commune. Le 31 août, aux Folies-Belleville, le socialiste Millière décrit l’organisation communale en précisant que la coopération n’est qu’une étape pour réaliser la « commune sociale », dans un contexte où chambres syndicales et associations coopératives se multiplient dans la classe ouvrière. Certains font référence à la commune de l’an II. Eugène Varlin, membre de l’AIT, défend, au congrès de 1866, contre la majorité des autres délégués, le droit au travail des femmes. Cofondateur de la Société de secours mutuel des relieurs, il a créé en 1868 une coopérative d’achat de produits alimentaires et un restaurant coopératif, La Marmite, dont l’équipe comprend Mlle Rozier et Nathalie Lemel, ouvrière relieuse de quarante-cinq ans, mère de trois enfants et séparée de son mari. Ce sont de jeunes brocheuses au chômage qui assurent le service du restaurant. Cette pratique de la coopération devient un mouvement massif, longtemps sous-estimé11.

Dans les débats sur les conflits du travail, les grèves sont abordées du point de vue politique. Il s’agit de mettre en cause l’Empire, le régime et son chef, en particulier quand il y a répression comme au Creusot, à Aubin ou à la Ricamarie. On invoque la grève générale contre le militarisme mais aussi contre la hausse des loyers. Au printemps 1870, des débats s’instaurent sur l’organisation (grèves spontanées ou grèves préparées par des organisations) et sur le risque d’oublier les buts politiques de la révolution. On s’accorde sur le fait qu’il faut développer l’éducation, une instruction gratuite, obligatoire et laïque, et une instruction civique qui remplace le catéchisme. Le 23 avril 1870, lors d’une réunion sur « les socialistes aujourd’hui », l’oratrice Mme Piré, perçue comme « très violente » par le commissaire, affirma que « le drapeau des socialistes n’avait qu’une couleur ; l’assistance fut enlevée et cria “Rouge ! Vive la République !” ».

Les grèves ouvrières

La revendication des droits des ouvriers répond à l’essor du libéralisme économique. Les sociétés de secours mutuel, qui ont constitué des caisses de résistance, permettent de soutenir les grèves (tolérées depuis la loi de 1864) et sont à l’origine de la naissance des chambres syndicales. C’est ce qui se produit lors des grèves de mineurs en 1869, à La Ricamarie, à Carmaux et à Anzin.

Dans les puits de la vallée de l’Ondaine et de Saint-Étienne, le 11 juin 1869, débute une grève des mineurs préparée dans les réunions de La Fraternelle, société de secours mutuel créée en 1865 pour faire pièce aux caisses de secours gérées par les compagnies minières depuis 1813. En juin 1869, La Fraternelle réclame une augmentation de salaire, une réduction des heures de travail (jusqu’à quatorze heures de travail journalier dans certains puits) et une caisse de secours unique gérée par les mineurs. Organisés en « bandes » de 150 mineurs environ, les grévistes vont de puits en puits pour inciter les autres mineurs à la grève. Des régiments arrivent de Lyon et de Montbrison et les puits sont occupés par des détachements militaires. « Nous réclamons nos droits », proclament les mineurs. Des incidents ont lieu car les grévistes empêchent ceux qu’ils appellent « les renards » (les non-grévistes) de descendre dans les puits. Ils interdisent aussi à des charretiers de prendre livraison du charbon destiné à l’usine Holtzer dirigée par un député républicain, nouvellement réélu, Pierre-Frédéric Dorian. Certains grévistes sont arrêtés. Leurs familles se regroupent au lieu-dit le Brûlé (La Ricamarie), bien décidées à faire obstacle à leur transfert vers la prison de Saint-Étienne. Dans son rapport, le capitaine Gausserand, commandant la troupe, indique que l’endroit était escarpé et que les soldats risquaient d’être criblés de pierres par la foule. D’autres sources affirment que plusieurs centaines de personnes – hommes, femmes et enfants – auraient tenté de libérer les prisonniers. Les soldats ouvrent le feu et font treize morts, hommes, femmes, et enfants. Une quatorzième victime décède les jours suivants. La presse locale prend fait et cause pour les mineurs et parle de « massacre ». Pour leurs funérailles, le 18 juin, des correspondants de journaux parisiens répercutent l’affaire sur le plan national. Le journal républicain L’Éclaireur ouvre une première souscription au profit des familles de victimes. Des souscriptions ont lieu dans la France entière. L’émotion populaire est grande, l’hostilité à l’égard des soldats générale. Après avoir exprimé son soutien aux grévistes, le conseil municipal est suspendu par le préfet. Une cinquantaine d’autres arrestations ont lieu dans les jours qui suivent. Mais la grève s’effiloche et le travail reprend partiellement, puits par puits, au cours de l’été, tandis que les négociations entre les délégués mineurs et les compagnies reprennent : le temps de travail est fixé à dix heures par jour au fond, sans compter la durée des repas, des pauses et des remontées. Le 2 août, soixante et onze personnes sont jugées et condamnées à des peines allant de quinze jours à quinze mois de prison. L’ancien secrétaire de La Fraternelle des mineurs, Michel Rondet, était sur place au Brûlé : arrêté, il est condamné à sept mois de prison. Les autres responsables de La Fraternelle ont des peines plus légères, alors que les républicains écopent de peines plus lourdes. Le 15 août, une amnistie est cependant décrétée par Napoléon III à l’occasion du centenaire de la naissance de Napoléon Ier. On a souvent dit qu’Émile Zola s’était inspiré, pour Germinal, de cette fusillade du Brûlé ; ses Carnets d’enquête montrent qu’il s’est en fait rendu à Anzin, dans le Nord, même si la scène du ravin est sans doute tirée des récits de la fusillade lus dans la presse par l’écrivain12.

Lors du scrutin de juin 1869, Lyon voit les républicains triompher, avec 46 500 suffrages en leur faveur contre 14 000 aux conservateurs. À la Guillotière, le vieux révolutionnaire Raspail, qui fut de toutes les insurrections et de tous les complots, est élu. Quelques jours plus tard, l’ouvrier Duvedu est arrêté place du Pont (Guillotière) pour avoir crié « Vive Raspail, à bas l’Empire ! ». À ceux qui lui avaient conseillé la prudence, il avait répondu « qu’on n’oserait pas l’arrêter puisque maintenant il y avait Raspail pour le défendre et lui faire rendre justice »13. Ce micro-incident montre l’imbrication du politique et du social, également lisible dans la vague de grèves locales qui suit les élections dans nombre de professions : plâtriers peintres, fondeurs en cuivre et en bronze, guimpiers, facteurs d’instruments, maçons, scieurs de long, poêliers, ferblantiers, plombiers zingueurs, garçons coiffeurs, tonneliers, ovalistes, ouvriers en pâtes alimentaires, mécaniciens, chaudronniers, ajusteurs, ouvriers boulangers, ouvriers du gaz, apprêteurs, marbriers, menuisiers, imprimeurs sur étoffes14. Cet inventaire montre aussi la diversité des métiers urbains, anciens et nouveaux, du textile à la métallurgie en passant par l’alimentation. Les guimpiers se mettent en grève à la suite d’une pétition signée par vingt-trois ouvriers et soixante ouvrières réclamant pour les travailleurs « hommes et femmes » la diminution de la journée de travail et une augmentation de salaire. Dans la foulée, 152 ovalistes – ces ouvrières du textile qui placent la soie en écheveaux – écrivent le 21 juin au préfet pour lui faire part de leur situation (travail de cinq heures du matin à sept heures du soir pour 1,40 franc par jour) et lui demander l’autorisation de faire grève. C’est une première. Contrairement à ce qu’écrit la presse conservatrice de l’époque, les accusant d’avoir été noyautées par des « étrangers au pays », c’est la preuve d’une capacité d’action autonome. Elles manifestent devant l’entreprise et la maison d’un des patrons, des pierres sont lancées et des vitres cassées ; elles occupent aussi le couvent des sœurs Saint-Charles qui font travailler des jeunes filles gratuitement. Plusieurs ouvrières sont arrêtées. Sophie Lobrot, vingt-cinq ans, et Marie Vionzat, vingt ans, sont condamnées à la prison pour entraves à la liberté du travail. La grève dure un mois ; après leur adhésion à l’AIT, les ovalistes sont aidées par des secours venant de tout le pays. Leur grève est évoquée dans le congrès suivant de l’AIT15.

L’année 1869 marque l’apogée des grèves et de la répression sous l’Empire. Au cours de l’été 1869, la grève des mineurs de Carmaux pour la diminution de leurs horaires de travail de dix à huit heures, l’augmentation des salaires, le chauffage gratuit et le renvoi du directeur se conclut à l’avantage des mineurs qui ont saccagé l’entrée des puits, les portes du château du propriétaire et la maison du directeur. La libération des mineurs emprisonnés et la satisfaction de certaines de leurs revendications évitent, de fait, l’escalade. C’est peut-être aussi l’écho national donné aux événements du Brûlé qui a évité la répression à Carmaux. Mais ce ne fut pas le cas à Aubin, dans l’Aveyron. Le mercredi 6 octobre 1869, une cinquantaine de mineurs se rendent aux « grands bureaux » pour demander le renvoi d’un chef de poste, ce qui leur est refusé. Le lendemain, la grève se généralise ; 1 200 mineurs sont « sur le carreau », c’est-à-dire qu’ils refusent de descendre dans les puits. Malgré la résistance des gendarmes, la foule assiège les « grands bureaux ». L’ingénieur en chef est bousculé et frappé. Sous la conduite du préfet, les soldats le délivrent et obligent les grévistes à se disperser. Le vendredi 8 octobre, la grève vire à l’émeute. Les soldats, bien moins nombreux, sortent les baïonnettes ; l’ordre est donné de tirer. Le bilan est lourd : dix-sept morts, dont un enfant de sept ans, et quarante et un orphelins. Vingt-sept ouvriers sont arrêtés et jugés ; ils écopent de peines qui vont jusqu’à un an de prison. Ils sont soutenus par la presse républicaine.

Les grèves de mineurs de 1869 font tache d’huile au Creusot (Saône-et-Loire) en janvier 187016. Le Creusot est à la fois une entreprise – mines et forges intégrées, l’usine la plus grande de France –, une famille d’entrepreneurs, les Schneider, installée depuis 1836, et une ville dirigée par le patron et chef de famille, Eugène Schneider17. Depuis 1868, le Cercle d’études sociales, qui regroupe de jeunes ouvriers, des commerçants et des artisans, animé par le tourneur Jean-Baptiste Dumay, mène une active campagne républicaine. Né au Creusot en septembre 1841, Dumay entre à l’usine à treize ans comme apprenti mécanicien tourneur mais il est licencié pour avoir encouragé des apprentis à revendiquer. Il accomplit alors un tour de France ouvrier. Revenu au Creusot en 1868, il réintègre l’usine Schneider. Aux élections de 1869, le Cercle d’études sociales soutient, contre Eugène Schneider, un candidat libéral qui obtient 800 voix alors qu’au scrutin précédent, le maître de forges avait été élu à l’unanimité. Pour se venger, Schneider licencie 200 ouvriers soupçonnés d’avoir voté contre lui.

En décembre 1869, les ouvriers revendiquent la gestion de la caisse de secours, se prononcent majoritairement par référendum pour la gestion ouvrière et élisent un président, l’ajusteur Adolphe Assi. Le 19 janvier 1870, Assi et ses deux assesseurs sont renvoyés. Les ouvriers se mettent aussitôt en grève. Le 21 janvier, le préfet fait venir au Creusot 3 000 soldats et Schneider appelle à la reprise du travail. Le 24 janvier, la grève des métallurgistes est terminée. Le 21 mars, les 1 500 mineurs du bassin du Creusot se mettent à leur tour en grève pour protester contre une baisse de leurs salaires. Dès le 23, Schneider reçoit le renfort de trois régiments. Le 24, un comité de grève est formé qui avance les revendications suivantes : journée de huit heures, libération des ouvriers incarcérés, gestion de leur caisse de prévoyance. Schneider rejette en bloc toutes les revendications… Envoyé par l’Internationale, Benoît Malon prend la direction du mouvement. Les grévistes sont soutenus par l’action énergique des femmes qui incitent vigoureusement quelques non-grévistes à cesser le travail. Pour protester contre l’arrestation de trois d’entre elles, elles se massent devant le train qui emmène les prisonnières à Autun pour y être jugées et obtiennent leur libération. Les grévistes tiennent grâce aux souscriptions qui arrivent de toute la France. Le traditionnel banquet lyonnais du vendredi saint de la Société de la libre-pensée se transforme en une manifestation de soutien aux grévistes du Creusot. Les organisateurs ont collecté une somme de 1 500 francs pour organiser le banquet ; le secrétaire propose de la destiner aux grévistes. Il argumente ainsi : « Les libres-penseurs feront gras chez eux et auront la certitude que les victimes du droit et du devoir feront au moins maigre là-bas. Une bonne action vaut bien un saucisson18. »

Si les grèves du Creusot de janvier et mars 1870 n’ont pas abouti à la satisfaction des revendications ouvrières, elles ont une influence certaine sur les événements de l’année 1870.

Un plébiscite contre « la canaille »

Au début de l’année 1870, l’effervescence politique est à son comble. Une grande manifestation – près de 100 000 personnes – a lieu à Paris en janvier 1870 après la mort du jeune journaliste Victor Noir, tué par le prince Pierre Bonaparte. Le Chant de la canaille d’Alexis Bouvier devient l’hymne des manifestations, en particulier lors de ces funérailles :

Dans la vieille cité française

Existe une race de fer

Dont l’âme comme une fournaise

A de son feu bronzé la chair

Tous ses fils naissent sur la paille,

Pour palais ils n’ont qu’un taudis,

C’est la canaille, eh bien j’en suis

La rengaine est chantée au faubourg Saint-Denis comme sur la scène du Grand Concert parisien, par Rosa Bordas, qui entonne aussi Plus de frontières !, Le Vengeur et L’Âme de la Pologne. Cheveux au vent, bras dénudés, la diva populaire venue du Midi républicain aborde les sujets politiques et sociaux : « la Bordas », trente ans, électrise les salles19. L’effervescence est croissante dans les quartiers populaires. Le journaliste devenu député Henri Rochefort est arrêté le 7 février 1870. Si la mémoire collective n’a pas à l’époque oublié 1848 et particulièrement la répression des ouvriers en juin, l’histoire que l’on convoque dans les réunions publiques est plutôt celle de 1793 avec Robespierre et Marat. Les néojacobins invoquent Hébert et Le Père Duchesne. On appelle à la violence et à l’insurrection contre le régime impérial et pour la république.

En réaction, Napoléon III décide d’organiser un plébiscite. En mai 1870, il soumet aux suffrages les réformes engagées par son gouvernement ainsi qu’un projet de nouvelle Constitution. Il remporte une large victoire : 7 358 000 « oui », contre 1 538 000 « non », et 1 900 000 abstentions. Dans les grandes villes, le non s’impose, par exemple dans les quartiers populaires du nord-est de Paris. Au Creusot, le non l’emporte à 3 400 voix contre 1 500.

À Marseille, l’opposition républicaine à l’Empire est incarnée par le journal La Voix du peuple. Une section marseillaise de l’AIT a été fondée en juillet 1867. Elle est dirigée par André Bastelica, vingt-cinq ans, employé de commerce, brillant orateur et homme de plume. Le nombre de militants (sur)estimé par l’enquête policière de 1871 est de 4 500, regroupés en sections correspondant à des métiers20. Les « vieilles barbes » de 1848-1851 se réunissent dans la Société des libres-penseurs. Le jeune avocat nîmois Gaston Crémieux (1836-1871) est chargé d’organiser la campagne républicaine de 1869. Avec succès, puisque Esquiros et Gambetta sont élus et Thiers battu. Comme dans les autres grandes villes, le non l’emporte largement ici lors du plébiscite de mai 1870.

Le 19 juillet 1870, la France déclare la guerre à la Prusse. Le premier élan, réel, de ferveur patriotique populaire cède vite la place à d’autres sentiments. À la nouvelle des défaites de l’armée française – Wissenbourg le 4 août et Forbach le 6 août –, la fougue patriotique se mue en colère. À Marseille, on assiste à un soulèvement contre un régime impérial incapable de défendre le pays. C’est la première tentative de commune insurrectionnelle21. Après une immense manifestation de 40 000 personnes, l’arrestation, le 8 août, d’un de ses organisateurs provoque une émeute : la mairie est occupée, un comité révolutionnaire est acclamé par la foule. On y trouve des ouvriers – le cordonnier Joseph Martel, le maçon Victor Bosc, l’ajusteur Auguste Conteville, le peintre en bâtiment Frédéric Borde et le tailleur Philibert Gilbert –, des républicains radicaux, avocats ou journalistes, et, à leur tête, Gaston Crémieux, « avocat des pauvres » et brillant orateur22. Mais ils restent indécis et, très vite, la troupe reprend le contrôle de la ville.

Le 13 août, à la Croix-Rousse, à Lyon, un rassemblement autour d’un notaire, Lentillon, proclame la république et arbore le drapeau rouge. Les sergents de ville interviennent. Face à eux on improvise des armes : les policiers sont aspergés de sel par les femmes. L’affrontement fait un mort du côté des « forces de l’ordre » et plusieurs blessés. Mais l’émotion croix-roussienne ne déborde pas sur le centre-ville. Le lendemain 14 août, à Paris, des blanquistes attaquent la caserne des pompiers de la Villette ; ces derniers résistent : un pompier et un policier sont tués, ainsi qu’une fillette de cinq ans. De ce fait, la soixantaine de révolutionnaires ne fit aucune recrue dans ce quartier populaire.

À Sedan, le 2 septembre, les forces prussiennes mettent l’armée française en déroute. Napoléon III capitule. Il est fait prisonnier, et avec lui 83 000 soldats français. L’événement change complètement la donne politique.

2. LA RÉPUBLIQUE, LE SIÈGE, LA PAIX (4 SEPTEMBRE 1870-18 MARS 1871)

Proclamation de la république

« Français !

Le Peuple a devancé la Chambre, qui hésitait. Pour sauver la Patrie en danger, il a demandé la République.

Il a mis ses représentants non au pouvoir, mais au péril.

La République a vaincu l’invasion en 1792, la République est proclamée.

La Révolution est faite au nom du droit, du salut public.

Citoyens, veillez sur la Cité qui vous est confiée ; demain vous serez, avec l’armée, les vengeurs de la Patrie ! »

Hôtel de ville de Paris, le 4 septembre 1870.

Le 4 septembre, les républicains prennent le pouvoir. À Lyon, l’hôtel de ville est occupé dès le début de la journée tandis que les autres lieux du pouvoir – le télégraphe, l’hôtel de police, la prison Saint-Joseph (où séjournent les détenus politiques) – sont investis par environ 2 000 personnes. La place des Terreaux, noire de monde, est hérissée de drapeaux rouges. Les soldats, crosse en l’air, refusent d’intervenir. Un comité de salut public provisoire est formé, qui appelle à la « régénération » et déclare que « l’autorité émane de l’initiative populaire »23.

À Paris, ce jour-là, comme il le fait depuis 1867, Eugène Schneider préside le Corps législatif réuni au Palais-Bourbon. Lorsque le peuple parisien envahit cette assemblée en réclamant la république, il le fait aux cris de « À mort l’assassin du Creusot ! À mort l’exploiteur des ouvriers ! ». Pris de panique, Schneider s’exile en Angleterre.

Le député Léon Gambetta annonce la chute de l’Empire avant de se rendre à l’hôtel de ville pour proclamer la république. Les républicains modérés installent un gouvernement de défense nationale, avec le radical Gambetta comme ministre de l’Intérieur (nommé ultérieurement aussi à la Guerre) et, pour président, le général Trochu, un conservateur antibonapartiste.

Pendant qu’à l’hôtel de ville de Paris on proclame la république, une bande de gamins démonte, à l’aide de cordes et d’échelles, l’aigle impérial situé au-dessus de l’imprimerie du Journal officiel, contribuant ainsi, à leur façon, à l’épuration de l’espace public. Finalement, ils installent le symbole de l’Empire sur un brancard tout en chantant Le Père et la mère Badinguet (ou Le sire de Fish Ton Kan) et vont noyer l’aigle dans la Seine24.

Le 4 septembre, le bruit de la proclamation de la république arrive à Marseille : les aigles impériaux sont arrachés et brisés ; une statue monumentale de Napoléon III est déboulonnée et une fresque murale représentant l’empereur à cheval est crevée et déchirée. La foule délivre les insurgés du 8 août, emprisonnés à Saint-Pierre25. La préfecture est investie le 5 septembre au petit matin et les 1 200 fusils rassemblés dans les caves sont accaparés et destinés à la Garde civique qui s’installe à la préfecture. Composée d’habitants des quartiers populaires de la ville – surtout des ouvriers du port payés 2 francs par jour –, la Garde civique est divisée en compagnies dirigées par Célestin Matheron et le teinturier Gavard, de l’AIT. La majorité des républicains modérés du conseil municipal collaborent avec le Comité de salut public créé dans les bureaux du journal Le Peuple. Député de Marseille depuis 1869, Gambetta tente la synthèse entre ces différents courants en nommant comme préfet un conseiller municipal, riche négociant et républicain partisan de l’ordre, Labadié. Il lui adjoint, comme secrétaire, le franc-maçon Maurice Bouvier et, comme administrateur du département, avec les pleins pouvoirs civils et militaires, Esquiros. Né en 1814, cet ancien quarante-huitard avait combattu le coup d’État de 1851 ; exilé en Angleterre puis élu député au Corps législatif en 1869, il avait défendu les grévistes du Creusot. D’une honnêteté scrupuleuse, socialiste idéaliste et anticlérical, il est respectueux des gens du peuple qui le lui rendent bien. Après l’enlèvement du président du tribunal et de ses assesseurs, il accuse les juges « de se montrer bien audacieux, en protestant devant lui, un proscrit de Décembre, contre une violation des lois, eux qui n’avaient pas eu honte de faire partie des commissions mixtes créées par les gens du Coup d’État, pour frapper ceux qui avaient eu le courage d’y résister ».

Dès fin septembre, le ministre de la Justice condamne les révocations illégales effectuées par les gardes civiques. Les révolutionnaires anticléricaux s’en prennent ensuite à la Mission de France des jésuites, influente à l’évêché. La maison des jésuites est pillée, les pères malmenés, des églises et couvents sont envahis par une foule en colère. Après l’armée, la justice et l’Église, reste la police. Le trop zélé commissaire de Marseille est arrêté le 5 septembre, conduit à la prison Saint-Pierre où il est retrouvé pendu. Préfet sans grand pouvoir, Labadié démissionne le 26 septembre, remplacé par Delpech, plus radical, dont la première proclamation est destinée à féliciter les gardes civiques26. La fracture entre républicains modérés et révolutionnaires est très tôt sensible à Marseille.

Au Creusot, à l’approche des Prussiens, un comité de défense nationale est constitué, présidé par Jean-Baptiste Dumay, nommé « maire provisoire » le 24 septembre. Dumay demande la dissolution du conseil municipal élu sous l’Empire et composé des cadres de l’entreprise, le licenciement des gardes nationaux et des groupes armés de l’usine, ainsi que l’armement d’une nouvelle garde nationale populaire et républicaine qui élirait ses officiers. Dans un premier temps, Gambetta conforte le point de vue, opposé, des Schneider (fournisseur d’armes pour la défense nationale), et Dumay démissionne. Mais devant la protestation de 3 000 citoyens du Creusot, Gambetta doit finalement céder et accepter la dissolution de l’ancien conseil municipal. Aux élections législatives du 8 février 1871, Dumay est largement élu avec 77 % des suffrages.

À Lyon, autour des revendications salariales des travailleurs des chantiers ouverts pour occuper les chômeurs, deux tentatives d’insurrection ont lieu, le 28 septembre et le 20 décembre 1870. La première manifestation, dirigée par le Lyonnais Albert Richard et Bakounine (arrivé dix jours auparavant avec un groupe de révolutionnaires anglais et polonais), envahit brièvement l’hôtel de ville. Mais une majorité de gardes nationaux acceptent de rétablir l’ordre. La journée du 20 décembre est plus dramatique : les gardes nationaux de la Croix-Rousse refusant de se joindre à la manifestation contre la fermeture des chantiers, sont pris à partie par la foule ; pour se dégager, leur chef, le commandant Arnaud, sort son pistolet et tire. Il est condamné à mort et fusillé sur-le-champ. C’était un chef d’atelier, républicain de longue date, partisan de l’ordre – il meurt en criant « Vive la République, vive Garibaldi ». Après sa mort, 102 personnes sont poursuivies, dont la moitié est condamnée. Parmi les insurgés, les inculpés rassemblent deux générations : un quart sont des hommes jeunes d’origine lyonnaise mais la tranche d’âge des républicains de 1848 et de 1851 est aussi bien présente. Ce sont des compagnons tisseurs, mariés et ayant des enfants. Si les femmes, des ouvrières en soie au chômage, sont bien là et se montrent très courageuses (elles représentent au moins un cinquième des émeutiers et la moitié des participants aux réunions préparatoires de l’insurrection), sept seulement (sur soixante et un) sont poursuivies en justice (cinq célibataires et deux femmes mariées)27.

Les conséquences de la justice populaire expéditive à l’égard du commandant Arnaud pèsent sur la suite des événements : elle sépare les compagnons et compagnonnes sans travail, qui, vivant des chantiers, manifestent pour leur maintien, et les chefs d’atelier attachés à l’ordre. Cela marque symboliquement la fin du bloc des Canuts qui, en 1831 et en 1834, réunissait chefs d’atelier et compagnons. Il n’y aura plus dès lors, pour les élections, de listes communes entre révolutionnaires et républicains radicaux. Ces derniers se tiendront à l’écart lors de la Commune de mars.

Insurrection en Martinique

C’est par le paquebot La Louisiane qu’arrive en Martinique, le mercredi 21 septembre, la confirmation officielle de la défaite de Sedan et de la proclamation de la république28. Le lendemain, dans la commune de Rivière-Pilote, une émeute se déclenche contre un planteur béké nommé Codé. Légitimiste, arrogant et raciste, il a arboré le drapeau blanc royaliste sur sa demeure. Il est aussi juge au tribunal qui a condamné, pour une altercation avec un Blanc, le mulâtre Léopold Lubin à cinq ans de prison – donc cinq ans de déportation en Guyane – et à une forte amende. Aux cris de « Vive la république ! Mort aux Blancs ! Mort à Codé ! », et même « Vivent les Prussiens ! », l’insurrection dure cinq jours, du 22 au 26 septembre 1870, jusqu’à l’intervention de milices blanches armées envoyées par le gouverneur, qui proclame l’état de siège. Entre-temps, vingt-cinq habitations ont été incendiées. Découvert par les insurgés, le béké Codé est mis à mort et mutilé par la foule. Le 26 septembre, les troupes et la milice blanche attaquent les insurgés et font dix-sept morts et 100 prisonniers ; ils brûlent les cases des ouvriers agricoles, détruisent les cultures vivrières et font régner la terreur, à tel point que le 30 septembre, le gouverneur proclame une amnistie afin de faire cesser les massacres et demande de ne poursuivre que « les chefs de bande ». La répression est féroce, publique et privée. Les tribunaux condamnent les insurgés à de lourdes peines pour des motifs relativement bénins – de cinq à dix ans de travaux forcés à Saint-Laurent-du-Maroni (Guyane). L’organisation de la campagne électorale pour les élections législatives conduit les couches moyennes de couleur républicaines des bourgs à se démarquer des Blancs. Le procureur général entend démontrer l’existence d’un complot destiné à chasser la race blanche de la colonie. Au cours du procès, des témoins à charge dénoncent les pressions exercées sur eux par le juge d’instruction. Parmi les 114 inculpés, on dénombre quinze femmes très jeunes, actives dans l’insurrection et condamnées à de lourdes peines. Madeleine Clem, née en 1832 dans une famille de libres ayant œuvré à l’arrestation du béké Codé, est impliquée dans le meurtre. Elle s’évade du fort Desaix le 16 mars 1871 et se réfugie à Sainte-Lucie. Rosanie Soleil, née en 1844, ouvrière agricole et couturière, accusée d’avoir versé une calebasse remplie d’eau salée et pimentée sur Codé pour le saler comme un cochon, incarne, aux yeux des juges, l’inhumanité des insurgés. Aucune preuve formelle n’a pu être recueillie mais elle est condamnée à cinq ans de prison. Lumina Sophie dite Surprise, âgée de vingt-deux ans, couturière, enceinte au moment de l’insurrection, accouche en prison. Elle est accusée d’avoir mis le feu à trois habitations. Elle est acquittée dans la première série de procès mais est condamnée pour incendie le 8 juin 1871 aux travaux forcés à perpétuité au bagne de Saint-Laurent-du-Maroni. Son fils, resté dans la prison de Fort-de-France, meurt à l’âge de sept mois. Six travailleurs sous contrat (les Congos ou coolies) sont poursuivis et condamnés pour incendies et pillages. Soixante-sept des quatre-vingt-dix-huit inculpés sont des ouvriers agricoles. Des familles entières sont dans le lot des insurgés, telle la famille Rivières dont le père, compromis dans la mort du béké Codé, se suicide ; ses sept enfants et son épouse sont aussi inculpés. Au total, huit condamnés à mort sont fusillés en 1871 et 1872. L’instituteur Auguste Villard, condamné à la détention à vie dans une enceinte fortifiée, est expédié à l’île d’Aix avant son transfert en Nouvelle-Calédonie. Il reste à Nouméa après l’amnistie de 188029.

La plupart des colons blancs refusent le nouveau régime républicain et campent sur leurs positions de royalistes ultras. D’autres Blancs composent avec la République conservatrice. Les mulâtres, partisans d’une assimilation à la France, mettent en œuvre leur idéologie républicaine radicale et anticléricale. Dès 1871, ils instituent la laïcisation, créent un lycée laïque et instaurent la gratuité des écoles primaires, onze ans avant la métropole. Mais la grande propriété et les usines restent aux mains des planteurs békés, même si ces derniers ne se portent plus candidats aux élections par la suite.

La défense nationale en état de siège

La guerre franco-prussienne met Paris au centre du conflit. Depuis le 19 septembre 1870, l’armée prussienne encerclant la capitale a coupé vivres et ravitaillement. Avec ses fortifications – 56 kilomètres de remparts et seize forts – construites après la révolution de 1830, essentiellement contre l’ennemi intérieur, Paris incarne la vie politique et la souveraineté de la nation. Les exigences de Bismarck – l’Alsace, une partie de la Moselle et une forte indemnité – changent la figure de la guerre : elle devient une guerre de défense nationale contre « un peuple de brutes » (formule de Blanqui, qui crée le journal La Patrie en danger). Outre Blanqui, les internationalistes français se rallient à la guerre de défense patriotique, ce qui est aussi la position de Gambetta. Le Comité républicain de défense nationale des vingt arrondissements de Paris – composé de Cluseret, Lefrançais, Longuet, Malon, Vaillant et Vallès – appelle à la levée en masse de tous les Français. Des comités de vigilance se créent dans les arrondissements parisiens et revendiquent une « Commune » autonome à Paris, l’armement du peuple, et l’augmentation des effectifs de la Garde nationale. Appartenir à la Garde nationale, c’est remplir un devoir patriotique – et sur ce point la pression sociale est forte, sans compter que l’indemnité versée, 1,50 francs par jour au minimum, constitue désormais le seul moyen de subsistance pour de nombreuses familles. Le siège a en effet désorganisé l’activité économique : sur les 600 000 salariés parisiens au début de l’année 1870, seuls 114 000 avaient encore un emploi un an plus tard30. Résultat, 340 000 hommes endossent l’uniforme, avec seulement 280 000 fusils31. La Garde, organisée localement (les gardes ne sont pas casernés et dorment chez eux), reflète donc la composition sociale et les opinions politiques de chaque quartier : les gardes nationaux de Belleville ou de Montmartre diffèrent fortement de ceux des « bataillons de l’ordre » des VIIe et VIIIe arrondissements. Pour ces jeunes hommes, soudés par une fraternisation virile, la Garde nationale est à la fois un lieu de travail, un club politique, un lieu de sociabilité et de convivialité bien arrosée, un lieu de parade dans de beaux uniformes, et un poste de surveillance sur un bout de rempart dans l’arrondissement. La Garde est en somme une force militaire indisciplinée et non reconnue par l’armée. L’échec de la journée révolutionnaire du 31 octobre, au cours de laquelle civils et gardes nationaux occupent l’hôtel de ville de Paris (siège du gouvernement), conduit à des arrestations et à la destitution de commandants de la Garde nationale.

Début novembre, un plébiscite atteste d’un fort soutien à la majorité progouvernementale (460 000 électeurs se prononcent pour et 60 000 seulement contre). Les révolutionnaires obtiennent cependant 50 % des voix à Belleville, 30 % dans le XIe arrondissement et 20 % à Montmartre. Pour les élections municipales en revanche, des maires révolutionnaires sont élus dans neuf arrondissements du centre et de l’Est parisien, ce qui confère aux « rouges » la responsabilité de la vie quotidienne pour l’approvisionnement, le logement et l’organisation de la Garde nationale.

Le siège dure bien au-delà de ce qui avait été imaginé. La capitale étant coupée par voie de terre du reste de la France, on se sert de pigeons voyageurs et de ballons pour communiquer (le départ de Gambetta en ballon pour Tours est resté célèbre). Un moratoire des loyers et des traites est déclaré le 30 septembre. À partir de la mi-novembre, le ravitaillement manque. Les prix grimpent en flèche. La viande de cheval est rationnée. Le pain, taxé, l’est aussi en janvier. Grâce aux stocks des entrepôts de Bercy, le vin peut encore couler à flots. Les maires doivent gérer le rationnement alimentaire, les cantines et les secours aux plus démunis. Les femmes supportent le fardeau quotidien de la quête de nourriture, à commencer par les queues interminables devant les boulangeries et les boucheries. Victorine Brocher, âgée de trente-deux ans, voit son bébé dépérir car elle ne trouve plus de lait32. L’hiver 1870-1871 est très froid et le combustible manque. Les corps sont épuisés et la mortalité augmente terriblement. Il y a un fort contraste de genre entre les femmes, pivots de la survie quotidienne et les hommes qui, ruminant la défaite, s’inventent parfois des occupations, comme en témoigne Émile Maury : « Une des occupations de la Défense est de changer le nom des rues, le boulevard du Prince Eugène devient le boulevard Voltaire ; ainsi que le changement de la statue sur la place de la Mairie ; ce sont à ces misères-là que le Gouvernement perd son temps33. »

Toutes les situations ne sont pas égales : les plus riches se nourrissent sans problème, ce qui n’est pas le cas des plus pauvres et des couches moyennes inférieures. À Noël, un rat coûte la moitié de l’allocation journalière d’un garde national. Le travail manque, même si les couturières font des uniformes et les métallurgistes fondent des canons.

Malgré cette situation, il y a un consensus populaire pour poursuivre la résistance. Aux yeux de l’opinion publique, les échecs et les souffrances sont dus à l’inertie du gouvernement. Les bombardements de l’armée prussienne sur Paris commencent le 5 janvier 1871 et durent trois semaines, à raison d’un obus toutes les deux ou trois minutes, surtout sur la rive gauche qui se trouve à portée des canons. La population parisienne se déplace sur la rive droite de la Seine. Réclamée depuis longtemps par les Parisiens et la Garde nationale, une sortie est organisée contre le quartier général allemand à Versailles ; c’est un échec retentissant ; il y a 4 000 tués dont 1 500 gardes nationaux. Le désespoir est général.

Le gouvernement demande alors un armistice, accordé le 28 janvier pour trois semaines, afin d’organiser des élections législatives pour décider de la paix. Les forts et les armes doivent être livrés aux Prussiens (sauf celles de la Garde nationale). Paris est de nouveau réapprovisionné. À Bordeaux, où s’est replié le gouvernement, Gambetta tente en vain d’empêcher la capitulation et le diktat de Bismarck. Le préfet de Marseille, Gent, en refusant d’organiser les élections prévues par l’armistice et soutenu par l’ensemble des Marseillais, des plus modérés aux extrémistes, exhorte Gambetta à refuser l’armistice. Gambetta démissionne lui aussi mais supplie Gent d’organiser les élections à Marseille, espérant un sursaut républicain.

Début février 1871, les élections, organisées à la hâte, conduisent à l’Assemblée 400 monarchistes (essentiellement des ruraux qui refusent la guerre, les impôts et ont peur des ouvriers des villes) et 150 républicains (élus surtout dans les villes). À Paris, les quarante-trois sièges sont occupés par les républicains ; les plus connus – Victor Hugo, Louis Blanc et Garibaldi – sont largement élus. Mais les « socialistes révolutionnaires », les internationalistes et les blanquistes ne remportent pas les suffrages populaires. Gaston Crémieux fustige depuis les tribunes cette assemblée conservatrice lors de sa première session. L’avocat révolutionnaire de Marseille, dans une apostrophe qui restera dans l’histoire, leur lance : « Vous n’êtes qu’une majorité de ruraux ! Majorité rurale : honte à la France ! Écoutez Garibaldi34. »

Le traité de paix négocié par Thiers et Bismarck est largement approuvé par l’Assemblée : il prévoit la cession de l’Alsace et de la Lorraine-Moselle et, honte suprême, le défilé de l’armée prussienne le 1er mars sur les Champs-Élysées. Après la paix avec l’Allemagne, un sentiment de patriotisme blessé se fait jour contre le « gouvernement de capitulards ». Humiliante, la paix a convaincu les modérés de soutenir les plus radicaux. La Garde nationale se mobilise et forme, mi-février, la Fédération républicaine de la Garde nationale de la Seine (d’où le nom de « fédérés »). Des délégués sont élus par bataillon et par légion et, le 15 mars, ils élisent un Comité central (qui comprend plusieurs membres de l’Internationale, dont Varlin)35. Des fêtes patriotiques sont organisées pour célébrer la révolution de février 1848. Des arbres de la liberté sont plantés.

3. LA COMMUNE DE PARIS (18 MARS-28 MAI 1871)

Vers les dix heures du matin, nous entendîmes des marchands de journaux crier dans les rues : « Surprise, Montmartre attaqué, canons pris, la Garde nationale fraternise avec l’armée, les soldats mettent la crosse en l’air, le général Lecomte est prisonnier ! » Mon mari et moi nous allâmes pour savoir ce qu’il y avait de vrai dans ces racontars […]. Nous passâmes sur la place de l’hôtel de ville, où il y avait une grande animation. Les vendeurs de journaux avaient dit vrai. Le Comité central au complet était réuni à l’hôtel de ville. Ils étaient tous trop heureux, le soleil s’est mis de la partie, une journée splendide. Le Paris qui voulait son affranchissement semblait respirer une atmosphère plus salutaire ; nous pensions en effet qu’une ère nouvelle allait s’ouvrir. Mais il ne suffit pas d’avoir triomphé, il faut savoir garder le terrain conquis36.

La piqueuse de bottines Victorine B., ambulancière dans un bataillon de la Garde nationale, raconte ainsi son 18 mars et nous fait percevoir l’atmosphère sonore et olfactive de Paris en cette journée, célébrée depuis comme l’aube d’une ère nouvelle.

Adolphe Thiers a décidé de reprendre le contrôle des canons de la Garde nationale. Ces armes, payées par souscription populaire, doivent être transférées loin de leurs emplacements actuels dans les quartiers populaires de Montmartre, Belleville et la Villette37. Le 18 mars, il doit faire face à une réaction spontanée des Parisiens : une foule composée essentiellement de femmes, mais aussi d’hommes et d’enfants, s’oppose à la manœuvre des troupes chargées de récupérer les 350 canons de Montmartre.

L’Assemblée (qui s’était repliée à Bordeaux du fait de la guerre) décide, le 6 mars, de se transférer à Versailles. Les Parisiens y voient une forme de retour symbolique à l’Ancien Régime. De plus, la décision des députés d’étaler sur trois mois le recouvrement des traites suspendues à cause de la guerre met en difficulté les nombreux petits patrons, artisans ou commerçants parisiens.

Le 18 mars est une réaction immédiate, populaire, contre le gouvernement. Des soldats fraternisent et refusent de tirer. Tout se fait dans un très grand désordre : selon le garde national Émile Maury, c’était « un tohu-bohu indescriptible, tout le monde commandait et c’est miracle que tout n’ait pas sauté, aucune précaution n’était prise et on fumait à côté des munitions38 ». Les deux généraux dirigeant les opérations de récupération des canons, Lecomte et Thomas (ex-commandant de la Garde nationale de Paris pendant le siège et l’un des fusilleurs de juin 1848), sont arrêtés par une foule hostile et fusillés sur-le-champ39. Non prémédité, l’acte scelle la rupture du peuple parisien avec le pouvoir officiel.

Le gouvernement se retire alors en toute hâte à Versailles et donne l’ordre à l’armée d’évacuer les forts de Paris. Les Prussiens sont toujours aux portes de la ville.

Le Comité central de la Garde nationale prend alors une série de premières mesures : levée de l’état de siège, amnistie pour les délits politiques, prolongation du moratoire sur les loyers et les effets de commerce. Les jours suivants, des négociations avec le gouvernement ont lieu. Certains députés – y compris ceux d’extrême gauche, tel Charles Delescluze – souhaitent une réconciliation. Les plus âgés, ceux qui ont connu juin 1848, redoutent une issue sanglante. Mais la répression d’une manifestation des Amis de l’ordre, à Paris le 22 mars, fait une douzaine de morts et conduit à la suspension de toute négociation40.

À Paris, le 26 mars 1871, les élections au conseil de la Commune de Paris sont organisées avec 230 000 votants. C’est moins qu’en février mais les conservateurs se sont abstenus quand ils n’ont pas, pour certains, quitté la capitale. Les électeurs parisiens, loin d’être unanimes, accordent cependant un large soutien à une forme de gouvernement populaire et autonome. La gauche emporte 190 000 voix (contre 60 000 en février), et soixante-treize sièges. Les plus modérés récoltent 40 000 voix et dix-neuf sièges. La Commune constitue un organisme révolutionnaire démocratiquement élu.

Un gouvernement du peuple ?

« Ce qu’il [le peuple] voit dans la Commune, c’est l’autonomie communale, certes, mais c’est aussi la création de l’ordre nouveau, d’égalité, de solidarité et de liberté qui sera le couronnement de la révolution communale, que Paris a l’honneur d’avoir inaugurée. »

Frankel, Projet d’organisation du travail des femmes41.

Le mot « Commune » – qui devient un véritable talisman dès l’automne 1870 – incarne la démocratie directe et fait surtout référence à la « commune révolutionnaire » de 1792 qui contribua à la chute de la monarchie. Face au projet initial, plutôt proudhonien, de révolution par le bas, la tendance jacobine (Delescluze, Gambon, Miot) et blanquiste s’affirme finalement, avec un gouvernement plus déterminé.

C’est le 28 mars que la Commune est officiellement proclamée place de l’hôtel de ville. Le même jour, la société L’Éducation nouvelle nomme une commission chargée de la réforme de l’enseignement. Un projet est présenté dès le 1er avril : l’éducation pour tous et toutes, gratuite et laïque y a la priorité sur tous les autres points. Parents et éducateurs ont discuté deux soirs par semaine de la réforme des programmes. Un orphelinat pour les enfants des fédérés et des femmes qui travaillent à la confection des vêtements militaires est créé. Dans une poussée d’anticléricalisme, la chasse aux clercs est organisée et les religieuses sont expulsées des écoles primaires. Des projets d’écoles professionnelles pour les filles sont approuvés et une est même ouverte le 12 mai. Les clubs occupent les églises en soirée, où l’on écoute orateurs ou oratrices tout en buvant, mangeant et fumant. On discute de tout et d’abord des décisions de la Commune. Les clubs sont des lieux d’exercice par le peuple de la démocratie directe qui s’exprime dans le vote de motions communiquées ensuite à l’hôtel de ville. Vendus à la volée, les journaux fleurissent et les crieurs occupent l’espace sonore en même temps qu’ils informent des événements : Le Cri du peuple de Jules Vallès ou Le Père Duchesne sont très lus. Mais on trouve aussi, par exemple, Le Vengeur de Félix Pyat ou La Commune de Jean-Baptiste Millière.

De l’adoption du drapeau rouge à l’annulation des arriérés de loyers, des éléments utopiques infléchissent une politique relativement prudente sur le plan économique et social (à l’égard entre autres de la Banque de France et de la Bourse), la priorité étant donnée au politique et au militaire. Une commission exécutive de sept personnes est créée pour « exécuter les décrets et les ordres ». Dirigées par un délégué, neuf commissions sont formées pour contrôler l’administration, qui sont aussi déclinées dans les mairies d’arrondissements. Les blanquistes (Rigault, Ferré Eudes, Tridon) ont la haute main sur la police et la justice ; les finances et le travail vont aux membres de l’Internationale (Malon, Varlin, Frankel) qui, plus préoccupés par les combats que par la réforme de l’organisation sociale, ne font que céder les ateliers abandonnés aux coopératives ouvrières. La guerre absorbe 80 % des dépenses (essentiellement pour les soldes des gardes nationaux et pour l’intendance des troupes). La Garde nationale a été réorganisée en vingt « légions », soit une par arrondissement, qui entendent préserver leur autonomie et, avec les commissaires de police, contrôler l’ordre de leur territoire. Son comité central est en rivalité constante avec la Commune, fragilisant l’organisation militaire face aux Versaillais.

Alors que bien des mesures relèvent de la politique habituelle (dont le ravitaillement et l’assistance), ce partage des compétences ne résout pas un autre désaccord : faut-il endosser les valeurs de 1789, voire de 1793, ou, comme le propose le peintre Gustave Courbet, responsable des arts et des musées, fonder un nouveau langage pour une nouvelle révolution ? Entre avant-gardes et sentiments patriotiques, la vie culturelle bouscule un certain nombre de hiérarchies symboliques. À partir du 25 avril, des spectacles sont organisés aux Tuileries au profit des veuves et des orphelins de la République. De sa voix puissante et grave de contralto, Rosalie Bordas, vêtue d’un peplum blanc et d’une ceinture rouge, chante La Canaille enveloppée dans le drapeau rouge : elle apparaît ainsi comme une allégorie de la Révolution. Des mesures symboliques sont aussi prises par la Commune, telle l’adoption du calendrier révolutionnaire parvenu en germinal de l’an 79. Le 6 avril, on brûle la guillotine au pied de la statue de Voltaire, symbole d’un monde nouveau où la peine de mort n’aurait plus cours. L’hôtel particulier de Thiers, place Saint-Georges, est rasé le 10 mai (il sera rebâti à l’identique en 1873 !). Autre témoin du passé monarchique et du militarisme bonapartiste, la colonne Vendôme est mise à bas le 16 mai (Courbet devra financer sa reconstruction en 1873).

Même si « la proportion de dirigeants ouvriers – environ la moitié des membres de la Commune – n’a probablement jamais été égalée dans aucun autre gouvernement révolutionnaire en Europe », les responsables ont été actifs « dans le journalisme, le mouvement ouvrier, le mouvement coopératif ou comme orateurs dans les clubs politiques et les réunions publiques […]. Quarante-trois étaient officiers et douze d’anciens membres du Comité central de la Garde nationale42 ». Le poète Eugène Pottier – futur auteur de L’Internationale – garde national élu de la Commune dans le IIarrondissement, est dessinateur sur étoffes, propriétaire de son entreprise. Plus que de représentants du prolétariat le plus pauvre, la Commune est composée d’ouvriers qualifiés, d’artisans et de travailleurs en col blanc – employés, journalistes, lettrés – dotés d’une identité politique composite : ils sont républicains, anticléricaux et patriotes. Mais l’idée de la Commune transcende celle de la France, avec la vision d’un Paris phare de la république universelle. Le révolutionnaire hongrois Léo Frankel, ouvrier bijoutier, membre de l’Internationale et installé à Paris depuis 1867, est élu dans le XIIIarrondissement, alors même, donc, qu’il est étranger. À la question « Les étrangers peuvent-ils être admis à la Commune ? », la commission électorale répond sans ambiguïté : « Considérant que le drapeau de la Commune est celui de la République universelle ; Considérant que toute cité a le droit de donner le titre de citoyen aux étrangers qui la servent ; […] La commission est d’avis que les étrangers peuvent être admis et vous propose l’admission du citoyen Frankel43. »

Une majorité de Parisiens, y compris républicains, reste attentiste, parfois hostile à une tradition révolutionnaire et à un égalitarisme ouvrier dans lequel ils reconnaissent la menace des « partageux » et le péril pour la propriété. D’autres sont partisans de négociations entre Versailles et Paris et souhaitent une paix négociée. Robert Tombs se demande comment les communards ont pu réussir à résister deux mois et demi dans des conditions où ils semblaient condamnés d’avance. La fin des communes provinciales laisse Paris à la merci de Versailles et réduit la Commune à la défensive.

Combats du 2 au 5 avril 1871

Le 2 avril, sous la pluie, les Versaillais lancent une attaque surprise sur Courbevoie. Une contre-offensive est décidée par Flourens et Duval. Contre l’avis d’autres stratèges de la Commune, partisans d’une option défensive, ils tentent, de leur propre initiative, plusieurs sorties simultanées en direction de Versailles le 3 avril. La manœuvre échoue et les gardes nationaux parisiens se retirent sur le plateau de Châtillon sans pouvoir obtenir ni renforts, ni vivres, ni munitions.

Surpris à l’aube du 4 avril par l’attaque des troupes versaillaises, les fédérés de Châtillon sont contraints à se replier dans le plus grand désordre. Les Versaillais font des centaines de prisonniers et, sur l’ordre du général Vinoy, fusillent l’ancien ouvrier fondeur Émile Duval, blanquiste devenu général de la Commune, en compagnie de ses aides de camp, Émile Lecœur, coiffeur de vingt-sept ans né à Rouen, élu commandant du 103bataillon, et Joseph Mauger, employé, qui avait fait la campagne d’Italie en 1859 et 1860, ainsi que tous les militaires que le commandement versaillais considère comme des déserteurs. Gustave Flourens est exécuté à la hache près des rives de la Seine. Le bilan est lourd : environ 1 000 fédérés tués, 3 200 prisonniers expédiés de Versailles à Brest, Belle-Île et Fort-Louis. Arrivés à Lorient, « les prisonniers sont abattus et attristés »44. Le 6 avril, d’imposantes funérailles des fédérés morts au combat ont lieu à Paris : recouverts de voiles noirs et de drapeaux rouges, les catafalques parcourent la ville jusqu’au Père-Lachaise, suivis des tambours voilés, des familles des morts, des ambulancières avec le brassard et l’écharpe rouge de la Commune ; ils sont des dizaines de milliers45. Des femmes en nombre, souvent en pleurs, assistent à la cérémonie symbolique dans une sorte de communion collective où s’expriment leurs émotions. Les combats du début d’avril inaugurent la guerre civile et un second siège de sept semaines46. Après cette cuisante défaite et l’exécution sommaire par les Versaillais de deux des chefs militaires communards, le décret sur les otages, le 5 avril, stipule que « toute personne prévenue de complicité avec le gouvernement de Versailles » serait incarcérée en vue d’être un otage. L’application est lente et le premier jury d’accusation se réunit le 18 mai. Des arrestations, pas toujours réglementaires, de gendarmes, d’agents de police et de curés ont cependant été opérées par des gardes nationaux.

Diverses tentatives de conciliation entre Thiers et les fédérés parisiens échouent (dont celles des envoyés des villes provinciales et des francs-maçons qui, après deux rencontres avec Thiers, décident, fin avril, de soutenir la Commune). Alors que l’étau versaillais se resserre, un Comité de salut public est constitué le 1er mai (le nom est un rappel de la Révolution française). Soutenu par les jacobins et les blanquistes, il est composé de cinq hommes dont la tâche est de coordonner l’action et d’éviter la défaite. La Commune se divise alors entre une majorité jacobine et blanquiste et une minorité qui qualifie le Comité de salut public de « dictature » et dont les membres se retirent dans leurs arrondissements. Mais comme le précise ultérieurement Jules Martelet, peintre décorateur de vingt-huit ans en 1871, membre de l’Internationale et ayant voté pour le Comité de salut public : « Nous nous sommes retrouvés côte à côte pendant cette terrible semaine sanglante. Majorité et minorité nous battant avec la même ardeur jusqu’au dernier jour de lutte, défendant pied à pied avec la même foi les droits du Peuple travailleur47. »

Femmes de la Commune

« Jeanne-Marie a des mains fortes

Mains sombres que l’été tanna

Mains pâles comme des mains mortes.

– Sont-ce des mains de Juana ? […]

Elles ont pâli, merveilleuses,

Au grand soleil d’amour chargé

Sur le bronze des mitrailleuses

À travers Paris insurgé. »

Arthur Rimbaud exalte dans ce poème, « Les mains de Jeanne-Marie » (1872), les ouvrières anonymes de la Commune. Si celles qui ont enseigné, appelé au combat, soigné les blessés et confectionné repas et vêtements ont incontestablement pris toute leur place collective dans ces soixante-douze jours utopiques, c’est surtout à titre individuel que les femmes ont pris part aux hostilités.

Elle a, dans le combat du 3 [avril], courant en avant de Meudon, tenu une conduite au-dessus de tout éloge et de la plus grande virilité, en restant toute la journée sur le champ de bataille, malgré la moisson que faisait autour d’elle la mitraille, occupée à soigner et panser les nombreux blessés, en l’absence de tout service chirurgical. En foi de quoi, citoyens membres de la Commune, nous venons appeler votre attention sur ces actes, afin qu’il soit rendu justice au courage et au désintéressement de cette citoyenne républicaine des plus accomplies.

C’est ainsi que les fédérés du 66demandent aux membres de la Commune de reconnaître l’héroïsme de leur cantinière Marguerite Guinder, lui attribuant des caractères virils48. L’ambulancière brancardière Victorine Brocher (1838-1921) est connue, elle, par ses Souvenirs d’une morte vivante. En pantalon ou en jupe raccourcie, une ceinture rouge à la taille avec un chassepot, un revolver et une cartouchière, les ambulancières sont de toutes les actions militaires et sont souvent les dernières à quitter le terrain de combat pour emmener les blessés et les morts.

Quelques grandes figures de femmes émergent. La plus connue est bien sûr Louise Michel. Les histoires de la Commune ont longtemps minoré le rôle d’André Léo, peut-être parce qu’elle avait osé critiquer Marx en le qualifiant de « pontife de l’Association internationale ». Élisabeth Dmitrieff, jeune Russe d’origine aristocratique, arrivée à Paris juste avant la Commune et la relieuse Nathalie Lemel, toutes deux membres de l’Internationale, fondent l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés pour organiser les femmes, recruter des ambulancières et des cantinières, s’occuper des pauvres, des orphelins et des vieillards – rôles qui leur sont traditionnellement dévolus. L’association, dont « l’appel aux citoyennes de Paris » est publié au Journal officiel du 11 avril 1871, est composée de 311 femmes, la plupart ouvrières manuelles qualifiées49. Elles se préoccupent peu des droits civiques des femmes mais plutôt du droit au travail, de l’éducation et de la protection sociale. L’égalité sociale dans le couple est réclamée, comme le droit au divorce et à l’union libre. Un droit au salaire égal pour les maîtresses d’école est proclamé à l’orée de la Semaine sanglante. Des projets ont existé pour ouvrir des écoles laïques de filles, des écoles de formation professionnelle, des garderies pour les plus petits en dehors des mains des religieuses. Projets utopiques plus que réalisations concrètes, mais qui donnent une idée des préoccupations des communardes. D’autres femmes manifestent au contraire pour leur curé et la liberté de culte : les marchandes des Halles font libérer le curé de Saint-Eustache pour qu’il célèbre la messe de Pâques et 2 000 paroissiennes de Saint-Séverin manifestent pour la réouverture de leur église50.

Certaines tentent même, début avril 1871, à l’imitation des femmes de 1789, une manifestation en direction de Versailles afin d’éviter une effusion de sang. Mais en fin de compte, l’Union des femmes pour la défense de Paris et le soin aux blessés se prononce, le 6 mai 1871, pour « la guerre à outrance » car « l’arbre de la liberté croît par le sang de nos ennemis ! ».

4. LE MOUVEMENT COMMUNALISTE EN PROVINCE

« Tout ce que l’on peut dire, c’est que c’était moins le côté socialiste que le côté politique de la Commune, c’est-à-dire sa revendication de la République et de l’autonomie communale, qui était acclamé par la province. »

Jules Guesde, 187751.

« De nos libertés communales

Nous fûmes toujours les soutiens

En lettres d’or dans nos annales

Sont inscrits les Garibaldiens. »

Jacques Vacher, stéphanois, ébéniste, poète52.

Initié à Marseille (8 au 10 août 1870) et à Lyon (13 août), le processus révolutionnaire communaliste prend racine au début de la nouvelle République. L’idée d’une fédération est présente dès septembre 1870 avec la formation de la Ligue du Midi, qui témoigne de l’aspiration à une forte autonomie53. Le mouvement communaliste a donc démarré avant la Commune de Paris. En mars 1871, la sympathie des provinciaux vis-à-vis des événements parisiens est tempérée en maints endroits par une prudence tactique des radicaux. La génération des républicains de 1848-1851 refuse les méthodes insurrectionnelles qui ont échoué précédemment et dont ils ont souvent payé le prix dans la déportation et l’exil. Cela a été le cas des militants ruraux de « la Puisaye rouge » qui font preuve, en mars 1871, d’un attentisme prudent, ayant subi 1 859 arrestations et 443 déportations en Algérie après le coup d’État de 185154. Plusieurs tentatives de médiation de la part des républicains radicaux ou des socialistes ont lieu même si, à leurs yeux, l’Assemblée de Versailles est jugée plus coupable que la Commune de Paris. En vain.

Des Communes dans les grandes villes

À Marseille, le soir du 22 mars, Gaston Crémieux lance un appel aux armes pour se défendre contre le gouvernement de Versailles. Le lendemain, la préfecture est envahie par les gardes des quartiers populaires. Une commission départementale dirigée par Crémieux prend le pouvoir et discute en vain avec le conseil municipal. Pendant ce temps, le commandant de l’armée des Bouches-du-Rhône, le général Espivent, officier réactionnaire et clérical, rassemble des troupes à 17 kilomètres de là, à Aubagne. Le 3 avril au soir, après avoir appris l’échec des sorties des fédérés parisiens, il marche en direction de Marseille. Le jour suivant, la confusion est générale dans la ville où des barricades sont construites ; certains soldats fraternisent avec la foule massée devant la préfecture55. Le général Espivent fait bombarder Marseille. Les marins occupent la préfecture, vide, ses défenseurs l’ayant quittée. Crémieux s’enfuit déguisé en femme. Il y a trente morts parmi les troupes régulières et 150 morts chez les insurgés. Il faut ajouter les victimes du bombardement et les gens fusillés sur place sans jugement le 4 avril et les jours suivants. La Commune de Marseille est vaincue ; l’état de siège est proclamé et maintenu jusqu’en 1876 avec fermeture des clubs, suspension des réunions publiques, dissolution de la Garde nationale, suppression de toute publication favorable à la Commune. Le lendemain, le défilé solennel victorieux se fait au cri de « Vive Jésus ! » et « Vive le Sacré-Cœur ! ». Pourtant, des poèmes et des chansons (en partie en provençal) circulent clandestinement. L’insurrection dure treize jours, c’est la plus longue des expériences de Commune de province56.

Le 24 mars, les 3 000 habitants du Creusot adressent leur soutien à la Garde nationale de Paris. Une manifestation en faveur de la Commune est préparée par le Comité républicain et socialiste. Soldats et gardes nationaux envoyés pour contrer ce projet fraternisent. Le 26 mars, Dumay proclame, à la mairie, la Commune du Creusot. On décide d’une occupation de la gare, du télégraphe et de la poste par la Garde nationale mais l’armée s’est déjà installée dans les trois bâtiments visés. Dans la nuit, le préfet envoie des renforts militaires qui quadrillent la ville. Le 27 mars, la plupart des ouvriers se rendent au travail. La Commune du Creusot a échoué. Une ultime manifestation a lieu le soir, avec le renfort des ouvriers qui sortent de l’usine. Le 28 mars, le calme est revenu. La plupart des membres du Comité républicain s’exilent à Genève. Quelques-uns sont emprisonnés. Dumay se cache au Creusot pendant toute la durée de la Commune de Paris. Fin avril, le préfet ordonne le désarmement de la Garde nationale : 700 fusils et 20 000 cartouches sont récupérés, mais de nombreux ouvriers ont gardé leurs armes. Aux élections municipales du 30 avril 1871, Dumay, toujours clandestin, est candidat contre le fils Schneider. Au premier tour, la liste démocrate a quatre élus contre un seul pour les réactionnaires. Schneider fils réagit en licenciant une centaine d’ouvriers. Les autres sont soumis à un chantage à l’emploi et la droite remporte le deuxième tour, signe du pouvoir des Schneider sur la ville.

La Commune de Limoges se distingue moins par sa brièveté que par son origine : elle prend naissance tardivement, le 6 mai 1871, dans l’opposition des membres de la Société populaire au départ de soldats envoyés à Versailles pour défendre le gouvernement. Avec la complicité de certains militaires, les ouvriers empêchent les trains de partir, se disant prêts à arracher les rails s’il le faut. Vers 11 heures du matin, soldats et ouvriers reviennent en cortège dans le centre-ville. Pendant ce temps, un officier de la Garde nationale incite la foule à se regrouper sur la place centrale. Le maire demande au préfet de s’entremettre pour éviter que les soldats ne soient jugés pour désertion. Au bruit des roulements de tambour, la Garde nationale et la foule envahissent la préfecture. La Commune est proclamée. Le préfet ordonne à la cavalerie de disperser les ouvriers mais les gardes nationaux sortent, baïonnette au canon. Un coup de feu part de la maison d’un tailleur, tuant un colonel de cavalerie. Les ouvriers construisent une barricade mais la foule se disperse et l’armée déblaie la rue. La Commune de Limoges est terminée, l’état de siège proclamé, la Société populaire et la Garde nationale dissoutes. Les républicains restent cependant encore majoritaires aux élections et le préfet remplace le conseil élu par des membres nommés qui licencient les trois quarts des ouvriers des ateliers municipaux. Le conseil de guerre condamne à mort, par contumace, les deux dirigeants du mouvement. Les patrons porcelainiers sont persuadés que tout est l’œuvre de l’Internationale, forte ici de plusieurs milliers de membres, à en croire la commission d’enquête, ce qui n’a pu être prouvé. Malgré la répression, en 1872 plus de 1 000 ouvriers de la porcelaine et de la chaussure adhérent aux chambres syndicales57.

À Lyon, le drapeau rouge a flotté sur l’hôtel de ville du 4 septembre 1870 au 3 mars 1871, date à laquelle le préfet a obtenu qu’il soit remplacé par le drapeau tricolore. Pour peu de temps : le 22 mars, le drapeau rouge est à nouveau hissé sur le bâtiment. Des bataillons de la Garde nationale venus principalement des quartiers de la Croix-Rousse et de la Guillotière proclament la Commune de Lyon. La foule applaudit aux cris de « Vive la Commune ! À bas Versailles ! ». Le lendemain, une affiche explique : « Notre ville qui, la première, au 4 septembre a proclamé la République ne pouvait tarder d’imiter Paris58. »

Le souci de la commission provisoire qui a remplacé le conseil municipal est de préserver l’autonomie communale : il ne faut pas que la Garde nationale soit sous les ordres du préfet. Mais très vite, la Commune se heurte à de fortes oppositions. Toute la grande presse lyonnaise lui est hostile, de même que les « bataillons de l’ordre » (ceux des boutiquiers du centre-ville), ainsi que le maire et la majorité du conseil municipal qui font appel aux vétérans des régiments mobiles du Rhône. Les membres de la commission provisoire tergiversent, se refusant à une intervention sanglante. Ils décident d’évacuer l’hôtel de ville au petit matin du 25 mars, avec une lettre de démission. Soixante-sept personnes sont arrêtées, essentiellement des hommes dans la force de l’âge ; les deux tiers sont mariés, savent lire et écrire et ont un ou plusieurs enfants ; la plupart (plus de 80 %) habitent Lyon ou ses alentours59. Le conseil municipal publie une déclaration modérée réaffirmant son soutien à la République et réclamant l’autonomie municipale pour Paris et les autres grandes villes. Les Lyonnais envoient une délégation qui rencontre à la fois Thiers et des membres de la Commune de Paris, le conseil municipal souhaitant jouer un rôle conciliateur. Sans succès.

La loi versaillaise du 16 avril sur les conseils municipaux et les élections des conseillers municipaux prévues pour le 30 avril cristallisent une nouvelle poussée révolutionnaire. Émanant essentiellement de l’AIT, une nouvelle commission plus ou moins clandestine (mais infiltrée par un indicateur) prépare un plan insurrectionnel précis articulé à un programme de révolution sociale, et appelle à l’abstention le 30 avril. Ce jour-là, à 4 heures du matin, le tocsin sonne dans le quartier de la Guillotière et un appel aux Lyonnais est placardé dans les rues : « L’heure est venue : la cité lyonnaise, la première, le 4 septembre, qui ait revendiqué ses droits à la Commune, ne peut pas plus longtemps laisser égorger sa sœur, l’héroïque cité de Paris. »

Pendant tout le mois d’avril, une série de réunions publiques et de pétitions entretiennent le débat et réclament de choisir entre Versailles et Paris. La mairie de la Guillotière est investie à 7 heures du matin, le maire expulsé. Appelés à la rescousse, les « bataillons de l’ordre » ne réagissent pas : « Ils ne viennent pas, précise une lettre d’un chef de bataillon, parce qu’ils sont fatigués, lassés, parce qu’ils veulent à la fin le repos, la paix, le travail, parce que le soin de leurs affaires particulières les réclame, parce qu’ils ne veulent pas se trouver, eux conservateurs de l’ordre social, avec les ennemis de l’ordre social, parce qu’ils ne savent pas où les mèneraient leurs chefs. »

Les seuls bataillons qui se présentent fraternisent avec les insurgés. Dans l’après-midi, le préfet envoie la troupe qui est littéralement empêchée d’avancer par une foule de femmes, d’enfants et de quelques hommes qui se mêlent aux soldats, certains refusant de tirer. Le préfet veut absolument en finir et fait tirer des coups de canon à blanc pour disperser la foule. Des combats sont engagés pour mettre à bas les barricades qui résistent toute la nuit. Au petit jour, la Guillotière est matée. Les blessés se cachent et on dénombre des dizaines de morts (cinquante-deux chez les insurgés, trente chez les attaquants, selon le procureur Andrieux). L’insurrection se déplace en fin de journée à la Croix-Rousse, où la mairie est investie, des barricades construites, les lignes télégraphiques coupées. Mais la reddition de la Guillotière démontre que toute résistance devient vaine et la commission accepte de démanteler les barricades sans qu’une goutte de sang ne soit versée. Les élections municipales du 30 avril 1871 sont annulées et reportées au 7 mai, avec des résultats en faveur des modérés de l’ancien conseil municipal, comme le précise cette lettre du 11 mai 1871 au ministre de l’Intérieur.

Mon cher ami,

[…] Tout Lyon en dépit de l’échauffourée de la Guillotière, en dépit de vos activités ministérielles, a pris part pour la délégation de l’ancien conseil municipal et pour les communards Ferrouillat et consorts ; tout Lyon veut la cessation de la guerre civile, les franchises communales, voire même le congrès pacifique dont nous avons été les initiateurs et que vous avez eu la malheureuse inspiration d’interdire.

Conclusion : Au lieu de vous irriter contre l’opinion publique qui s’accentue chaque jour davantage, au lieu d’entraver des manifestations, appuyez-vous sur elles pour vous faire ouvrir tout grand les portes de Paris pour une conciliation honorable pour tous du moment qu’elle est voulue par toute la France, au lieu d’en forcer une seule par le canon comme l’annonce votre proclamation aux Parisiens60.

L’argumentaire de ce républicain modéré fondé sur la concorde nationale et la conciliation honorable n’est évidemment pas entendu par le gouvernement de Thiers. Le congrès de Lyon, qui réunit finalement le 14 mai 1871 les délégués de seize départements du Sud-Est, réaffirme son soutien à la République ainsi qu’à l’autonomie communale. Il revendique la cessation des hostilités, la dissolution de l’Assemblée de Versailles et de la Commune (de Paris), et de nouvelles élections pour une constituante dans la France entière. À la Guillotière, on dénombre 339 personnes arrêtées et 156 poursuivies. Les insurgés de la Guillotière du 30 avril sont plus âgés que ceux des journées insurrectionnelles précédentes. Les anciens de 1848-1851 sont réapparus, mais il y a aussi des jeunes : la continuité de la tradition révolutionnaire semble ainsi assurée dans ce faubourg populaire61.

La ville ouvrière de Saint-Étienne (110 000 habitants) a été un foyer d’opposition au régime impérial, avec une municipalité anticléricale qui a, dès 1865, laïcisé les écoles de la ville. L’élection, en 1869, du républicain Frédéric Dorian avec 62 % des voix, et la victoire du « non » au plébiscite avec 76 % des voix, explique la dissolution du conseil municipal sous l’Empire. Un Comité central républicain qui se réunit rue de la Vierge (d’où son nom, le club de la Vierge) a tenté de proclamer la Commune lors d’une manifestation le 31 octobre 1870. Un journal intitulé La Commune. Défense nationale, dirigé par Antoine Chastel, un passementier affilié à l’Internationale, exerce une influence certaine sur les ouvriers stéphanois, en alliant revendications sociales et projet politique.

Au lendemain de l’armistice, le 3 février 1871, le Comité central républicain appelle à un rassemblement pour « proclamer la Commune ». Des réunions se succèdent au cours du mois de mars sans qu’un programme précis ne soit défini. Le 24 mars, ayant eu vent des événements parisiens et lyonnais, la Garde nationale et la foule stéphanoise se massent sur la place de l’hôtel de ville, investissent le bâtiment, hissent le drapeau rouge et sont évacués dans la nuit. Dans l’après-midi du 25, un nouveau rassemblement, identique à celui de la veille, aboutit à nouveau à l’occupation de l’hôtel de ville ; le préfet est fait prisonnier. Une fusillade éclate, tuant deux gardes nationaux et le préfet dans des circonstances non élucidées.

Alors même qu’un comité exécutif avait déjà été nommé, que la gare, le télégraphe et la poudrière avaient déjà été investis par les insurgés, la mort, vraisemblablement accidentelle, du préfet, déstabilise la Commune et la plonge dans un état d’indécision. Les autorités affirment que « force restera à la loi » : le 28 mars au matin, les troupes encerclent l’hôtel de ville, défendu par une soixantaine de gardes nationaux. Ils négocient leur reddition sans combat. Retour du drapeau tricolore sur l’édifice.

Au procès de Riom en novembre et décembre 1871, parmi les cinquante-six accusés (dont seulement quarante-quatre sont présents), on trouve surtout des tisseurs (veloutiers et passementiers qui travaillent la soie) et des employés de commerce. Six des accusés sont condamnés à la déportation, quinze à des peines allant de douze ans de travaux forcés à un an de prison. Un nouveau préfet à poigne, Joseph Ducros, organise la répression dans la ville. Toutes les autorités policières, militaires et judiciaires sont remplacées. Les réunions publiques sont interdites mais les républicains obtiennent trente et un élus sur trente-six aux élections municipales du 30 avril 1871 et le préfet substitue au conseil municipal nouvellement élu une commission dont les membres sont nommés par lui. Née dans le sillage de la Commune de Lyon, la Commune stéphanoise a surtout été paralysée par l’échec des insurgés lyonnais. Malgré ce double échec, les sentiments républicains sont restés vivaces dans la région62.

Narbonne, autre pôle républicain, a noué des liens avec les Lyonnais dès le 20 septembre 1870, lors d’une réunion des délégués des chefs-lieux de département pour organiser la défense nationale. En octobre, sous la direction d’Émile Digeon, un Comité central républicain du département de l’Aude se constitue à Carcassonne, base d’un possible fédéralisme. Une Ligue du Sud-Ouest est formée en novembre, sous la houlette des deux rédacteurs en chef de La Fraternité de Carcassonne et de L’Émancipation de Toulouse. Mais Gambetta refusant de leur donner son aval, ils échouent à rassembler les républicains.

Construire des liens avec les autres Communes a été la particularité de la Commune de Narbonne, une nécessité pour cette sous-préfecture de 16 000 habitants. Il s’agissait pour les Narbonnais, influencés sans doute par le fédéralisme proudhonien, de s’inscrire dans la perspective d’une France communaliste. Le 21 mars 1871, une réunion de 1 600 personnes au club de la Révolution demande à la municipalité de choisir entre Versailles et Paris. Le maire refuse. Les Narbonnais font alors appel à Digeon, brillant orateur au charisme et à la probité reconnus, qui arrive sur place le 23 mars. À la suite d’une insurrection spontanée, la Commune de Narbonne est proclamée le 24 mars au soir. Le gouvernement communaliste est composé d’Émile Digeon (journaliste), Prosper Nègre (bibliothécaire), Barthélémy Noël (commandant), Eugène Gondres (représentant), Eugène Bouniol (négociant en vins), Arthur Conche (libraire), Victor Grasset (pâtissier) ; il est présidé par Baptiste Limouzy (jardinier). Émile Digeon avertit aussitôt les villes voisines, Toulouse et Carcassonne, dans l’espoir qu’elles suivent Narbonne, puis Béziers, Sète, Perpignan et Paris. Le 25 mars, les soldats qui devaient reprendre l’hôtel de ville aux insurgés mettent « crosse en l’air » : 200 d’entre eux se joignent aux « communeux » et s’ajoutent aux 300 gardes nationaux armés. Le commandant consigne alors dans la caserne les soldats restants afin d’éviter « la contagion révolutionnaire », laissant ainsi le champ libre à la Commune de Narbonne. La sous-préfecture est occupée le 26 mars. Digeon récupère 150 fusils à l’arsenal ainsi que des munitions et des baïonnettes. Malgré les marques de soutien envoyées en provenance d’autres villes de la région, l’Occitanie ne s’embrase pas. À Toulouse, le 25 mars, les gardes nationaux, rassemblés à l’occasion de l’installation du nouveau préfet, envahissent l’hôtel de ville, démettent le préfet de ses fonctions et font proclamer la Commune depuis le balcon du Capitole, aux cris de « Vive Paris ! ». Mais la parenthèse politique ne dure que trois jours. À Perpignan, ville républicaine, une tentative de Commune a lieu le 27 mars, vite mise en déroute par les tirailleurs algériens.

Et les campagnes ?

« Ouvriers, travailleurs de Narbonne, répandez-vous dans les campagnes ; allez dire aux paysans que leurs intérêts sont les mêmes que les vôtres, que la Révolution dont on leur fait peur n’est que l’émancipation de ceux que la misère courbe sous le joug des riches et des intrigants. Dites-leur que la Révolution c’est la paix par l’abolition des armées permanentes, c’est la suppression de l’impôt pour le petit propriétaire et pour le journalier qui n’a que ses bras, toutes les charges pécuniaires devant être imposées au superflu et aucunement au nécessaire […]. Pour faire disparaître les ténèbres qui enveloppent les campagnes, il n’y a qu’à y porter la lumière. »

Émile Digeon, discours publié dans La Fraternité le 18 mars 187163.

Le 12 mars 1871, Émile Digeon s’adresse aux membres du club de la Révolution de Narbonne. Après avoir affirmé la nécessité pour le peuple de posséder des armes et de s’unir autour du drapeau rouge, il indique la marche à suivre pour obtenir le soutien des ruraux. À la différence de ce qui s’était produit en 1848, le gouvernement Thiers n’est cette fois pas parvenu à mobiliser les campagnes contre le peuple de Paris ; la défaite a déconsidéré l’armée en tant qu’institution. Le gouvernement redoute la fraternisation des soldats avec les insurgés, ce qui explique que, face à la Commune de Narbonne, comme pour mater les déserteurs du 52de ligne, il envoie l’armée coloniale, les Turcos.

Un certain nombre de villages de l’Aude ayant manifesté, sous des formes diverses, leur soutien à la Commune de Narbonne, ils sont encerclés par la troupe et réduits au silence. Bénéficiant d’une certaine complaisance de la presse républicaine, le préfet propage dès le 26 mars de fausses nouvelles annonçant la chute de la Commune de Narbonne. Dans la nuit du 29 au 30 mars, des troupes venues de toute la région convergent vers la ville. Un différend entre les autorités civiles – préfet et procureur – et les autorités militaires sur la nécessité de déclarer l’état de siège retarde l’assaut. Les insurgés ont construit des barricades tout autour de l’hôtel de ville. Mais pour éviter un bain de sang, Digeon ordonne d’évacuer le centre. Le 31 mars, la Commune de Narbonne est vaincue. De nombreux civils fuient en Espagne ; 203 militaires sont arrêtés, traduits devant le conseil de guerre pour désertion et condamnés à mort, jugement confirmé en appel le 27 mai. Devant une forte mobilisation de l’opinion, Thiers gracie les condamnés le 9 juin 1871. Les dix-sept accusés civils sont transférés à Rodez : le tribunal les déclare non-coupables le 13 novembre 1871 ; ils sont relaxés, comme cinq des accusés jugés par contumace. Deux sont condamnés à la déportation. Lors de l’amnistie de 1880, Émile Digeon est accueilli en héros, preuve que la Commune de Narbonne n’est pas morte64.

D’autres petites villes ont exprimé des velléités de suivre à leur échelle l’exemple parisien. La-Charité-sur-Loire, Cosne-sur-Loire, Voiron et Montereau, marquées par une tradition rouge et par leur résistance au 2 décembre 1851, appuient brièvement le mouvement communaliste parisien ; à Forcalquier, en Ardèche, dans l’Hérault, on note des affichages clandestins, des cris hostiles à Versailles, le port du drapeau rouge et des rassemblements « séditieux ».

Les hommes d’ordre, indifférents, apathiques comme toujours, restèrent chez eux, ne prirent pas même la peine d’aller déposer leur vote ; aussi la liste radicale passa toute entière. Le résultat du scrutin fut proclamé aux cris de « Vive Paris » […]. Le mercredi ou le jeudi de la semaine qui suivit les élections, le nouveau conseil municipal devait s’emparer de l’hôtel de ville, y siéger en permanence, y proclamer la Commune […]. À ce projet se rattachait un mouvement, dirigé par les chefs de l’émeute qui devaient ruer la populace sur la gare, s’en emparer, enlever les rails, faire sauter les ponts et couper ainsi les communications avec Versailles […]. Un régiment de cuirassiers arrivé fort à point […] donna à réfléchir à nos communeux. J’étais maître de la situation […]. Toute agitation n’avait pas cessé : seulement, elle ne se traduisait plus par des signes extérieurs65.

Ce rapport, rédigé après les élections municipales des 30 avril et 7 mai par un préfet de la Sarthe qui n’oublie pas de se donner le beau rôle, nous renseigne sur la quasi-proclamation, au Mans, d’une Commune qu’appelle de ses vœux une « population ouvrière de la pire espèce » travaillée par des « propos séditieux ». C’est le général commandant la place qui a informé le préfet de ces velléités conspiratives. Les bourgs de la Sarthe, tels Mamers et La Ferté-Bernard, « en raison de leur nombreuse population de tisserands soumis aux excitations de l’Internationale » ne valent pas mieux selon le général. On a essayé, selon lui, de convaincre les populations des campagnes que l’Assemblée de Versailles ne cherchait qu’à renverser la République, à rétablir la monarchie, les droits féodaux et la dîme du clergé. Le problème, pour les autorités sarthoises, est surtout le résultat des élections municipales. Ici comme ailleurs, des « listes rouges » ont triomphé. D’autres municipalités nouvellement élues ont songé à soutenir la Commune de Paris, voire à se transformer en Commune, en demandant parfois la permission au préfet – autorisation évidemment refusée. Nombre d’entre elles sont en effet persuadées de la nécessité de développer les droits locaux. À défaut de faire la Commune, les électeurs du Mans ont voulu pouvoir choisir librement leur maire.

Après quelques tentatives de manifestations vite étouffées à Rouen, Grenoble, ou Bordeaux, le 19 avril, alors que presque toutes les Communes provinciales se sont tues, la Commune de Paris lance un Appel au peuple français, où elle proclame : « C’est à la France de désarmer Versailles, par la manifestation solennelle de son irrésistible volonté. Appelée à bénéficier de nos conquêtes, qu’elle se déclare solidaire de nos efforts ; qu’elle soit notre alliée dans ce combat qui ne peut finir que par le triomphe de l’idée communale ou par la ruine de Paris. »

L’appui le plus efficace à la Commune de Paris a lieu lorsque les ouvriers se saisissent des canons ou des mitrailleuses prêts à partir pour Versailles, comme à Foix ou à Périgueux. L’agitation se poursuit en province jusqu’aux élections du 30 avril 1871, la légalité du suffrage universel étant sacrée pour les républicains.

5. LA SEMAINE SANGLANTE (21-28 MAI)

« Peut-être ai-je fait quelque chose de bien sous cette commune, peut-être ai-je fait du mal. J’ai trop penché pour la modération ! En tout cas, aux derniers jours, j’ai été avec les combattants jusqu’à la dernière heure. Le dimanche (28 mai 1871) à 8 heures du matin, je commandais encore la barricade de la rue de Paris à Belleville. »

Lettre de Jules Vallès (en exil à Londres) à son ami Hector Malot, septembre 187266.

Il fait très beau, ce dimanche 21 mai. Aux Tuileries, de nombreux Parisiens, dont des gardes nationaux qui ont abandonné les remparts, assistent à un concert en faveur des veuves et des orphelins de la Commune. À 15 heures, les Versaillais entrent dans Paris. Ils commencent par reprendre possession, sans grande résistance, des quartiers cossus de l’Ouest parisien.

Le 22 mai, Charles Delescluze, délégué à la guerre, lance un vibrant appel placardé sur les murs, condamnation implicite des pratiques de la Garde nationale : « Assez de militarisme ! Plus d’états-majors galonnés et dorés sur toutes coutures ! Place au peuple, aux combattants aux bras nus ! L’heure de la guerre révolutionnaire a sonné. Le peuple ne connaît rien aux manœuvres savantes, mais quand il a un fusil à la main, du pavé sous les pieds, il ne craint pas tous les stratégistes de l’école monarchiste. Aux armes ! Citoyens aux armes ! »

La Commune appelle la population aux barricades ; 900 sont construites en quelques heures. Dans la soirée du 23 mai, Paris est en flammes. Le 24 mai, Jean Allemane, sergent fourrier au 59bataillon de la Garde nationale, constatant que les effectifs ont fondu, hurle que « les fédérés sont des lâches67 ». Les effectifs des bataillons de la Garde nationale se sont en effet effondrés, et pas seulement du fait des morts, des blessés et des prisonniers. La plupart des fédérés de l’Ouest et du centre ont abandonné armes et uniformes, tentant d’échapper à ce qui se prépare. Ils sont 2 000 à 3 000 à rejoindre cependant la rive droite et l’Est parisien. C’est là que la résistance fut la plus grande. À la Butte-aux-Cailles aussi, et autour du Panthéon. Le député Jean-Baptiste Millière sera exécuté par les Versaillais, à genoux sur les marches du monument.

Le 24 mai, l’archevêque de Paris et trois autres otages sont fusillés à la prison de la Roquette. Le 25 mai a lieu le massacre des dominicains d’Arcueil qui avaient été faits prisonniers et ramenés à Paris, abattus alors qu’ils tentaient de s’enfuir. Républicain convaincu, le quarante-huitard Charles Delescluze, dans un geste de suicide sacrificiel, se fait volontairement tuer sur une barricade à Château d’Eau pour ne pas subir une nouvelle défaite. Le 26 mai, en réaction aux assassinats de masse des fédérés et des Parisiens, des dizaines d’otages sont exécutés dans le XXe arrondissement, rue Haxo – dont dix prêtres, six gendarmes et quatre informateurs. Aucune de ces tueries n’a été approuvée par les responsables de la Commune qui ont tenté de les empêcher.

Les derniers combats se déroulent le 28 mai entre Belleville et Ménilmontant. Il y a 15 000 arrestations (du fait de nombreuses dénonciations). Lors de l’avancée des troupes dans Paris, Victorine Brocher est surprise de constater l’hostilité des habitants de son quartier du VIIe arrondissement. Elle est dénoncée par l’un de ses voisins à qui elle avait reproché antérieurement son manque d’empressement à participer à la défense patriotique dans la Garde nationale.

Émile Maury, du 204bataillon de la Garde nationale de Paris, n’a volontairement pas participé aux combats pendant la Semaine sanglante, tout en dénonçant dans ses Souvenirs les massacres de cette guerre civile entre Français :

Le Lendemain était un dimanche de Pentecôte. Les Versaillais pouvaient adresser des louanges au seigneur : sur leur facile victoire… Ici je m’arrête, ne voulant pas entrer dans plus de détails sur la fin de cette guerre civile qui sont malheureusement toutes les mêmes. On ne se pardonne pas entre Français. Fusillades et proscriptions s’ensuivirent. Le petit Thiers était là pour y veiller. La nuit, de sourdes détonations provenant du Père-Lachaise me tenaient éveillé, en me faisant faire de tristes réflexions. Je ne pouvais croire que l’on fusillait les vaincus et cela pendant plusieurs nuits de suite. Dans la capitale, la chasse à l’homme commençait et la délation allait son train. Puissions-nous ne jamais revivre des heures pareilles68.

La Semaine sanglante relève de « la guerre civile absolue69 ». L’Histoire de la Commune de Lissagaray, qui a longtemps fait autorité, avança le nombre de 17 000 Parisiens exterminés par les troupes versaillaises, bilan repris par L’Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars 1871. Benoît Malon atteste de 25 000 morts, Camille Pelletan, de 30 000. Ces estimations ont été, depuis, revues à la baisse, même si la fourchette reste encore large, entre 7 000 et 20 000 tués. Sur la base d’une enquête dans les archives des mairies, des cimetières et des hôpitaux, l’historien Robert Tombs estime lui entre 5 700 et 7 400 le nombre de communards massacrés lors de la Semaine sanglante, dont 1 400 fusillés après avoir été capturés. Quoi qu’il en soit, il s’agit de l’un des plus grands massacres directs de civils du XIXe siècle.

Au-delà des questions de comptabilité macabre, il est certain que la répression de la Commune marque un changement d’échelle dans la façon dont un gouvernement élimine ses ennemis politiques dans un conflit de classes en métropole. C’est la première fois, lors d’une insurrection urbaine, que la mise à mort est sérialisée, avec des pelotons spécialisés chargés des exécutions de prisonniers70. On a achevé des fusillés à la baïonnette, exécuté des enfants et des femmes. On s’est acharné sur les corps, certains ont été brûlés. Varlin a été arrêté, lynché, éborgné et fusillé. Une haine de classe contre le peuple a eu libre cours, y compris dans la forme plus feutrée de ces visites « touristiques » que rendirent les bourgeois de l’Ouest parisien aux prisonniers entassés dans les camps.

La jeune bourgeoise Geneviève Bréton, infirmière ambulancière à la Croix-Rouge, bien qu’hostile à l’insurrection, écrit sur le moment même dans son Journal :

30 mai. Combien en peu de jours l’aspect a changé : une foule bariolée se promène gaiement venant de Versailles au milieu de ces ruines, curieuse de ses propres misères, sans pudeur dans le triomphe, sans dignité dans le malheur. Non ! Non ! Ce qu’ils appellent le temps odieux de la Commune m’était plus sympathique et facile à supporter que cette fête mêlée de fusillades inhumaines, qui me rappellent les journées de la Terreur. Nous en sommes en effet à la terreur blanche la plus redoutable, celle qui vient la dernière, la plus forte, la moins dirigée71.

Les premiers procès, ceux des Communes provinciales – vingt-deux habitants du Creusot accusés d’avoir participé à l’insurrection – ont lieu les 28 et 29 juin devant la cour d’assises de Chalon. Les treize accusés présents sont acquittés. Dumay et cinq autres dirigeants républicains sont condamnés par contumace – le premier aux travaux forcés à perpétuité, les autres à la déportation en enceinte fortifiée. Gaston Crémieux est condamné à mort par le conseil de guerre le 28 juin 1871, et fusillé à Marseille le 30 novembre, tous les recours en grâce ayant échoué. Il commande lui-même le feu en criant « Vive la république ! ». D’autres militants sont arrêtés et condamnés à Marseille jusqu’en 1875.

Il y a eu officiellement 43 522 arrestations. Sur les 10 000 condamnés pour raisons politiques, quatre-vingt-treize hommes et femmes sont condamnés à mort et vingt-trois hommes sont exécutés pour meurtres, désertions ou incendies. De 1872 à 1878, vingt convois partent pour la Nouvelle-Calédonie, soit environ 3 800 personnes déportées. Aucune femme n’a été exécutée mais 1 051 femmes sont déférées devant les conseils de guerre72. Accusée d’avoir participé à l’assassinat du comte de Beaufort fusillé par la foule avec les autres otages de la Commune, la cantinière Marguerite Lachaise est graciée et déportée en Guyane. Condamnées à mort sur des témoignages peu fiables, sept accusées voient leurs peines commuées, dix sont condamnées aux travaux forcés à perpétuité, douze à la déportation en Nouvelle-Calédonie et en Guyane. À l’exception de Louise Michel, aucune des accusées n’a revendiqué une participation directe aux combats et aux incendies.

Figures de pétroleuses

« Pétroleur, euse, nom commun (1871, derivé de pétroler) : personne qui incendie au pétrole. Ne se dit guère qu’au féminin. » Ainsi le dictionnaire définit-il ce terme, inventé en 1871 pour désigner les femmes de la Commune accusées d’avoir incendié Paris lors de la Semaine sanglante73.

Paris a été effectivement touché par des incendies, la question de la responsabilité se pose. Il est commode, surtout pour un pouvoir répressif triomphant, de la rejeter sur les communardes. C’est dans ce contexte que la presse versaillaise se déchaîne contre les « pétroleuses ». Mais même Maxime Du Camp, pourtant l’un des pamphlétaires les plus virulents contre la Commune, est contraint de démentir : « Dès la matinée du 24 [mai 1871] Paris fut pris de folie. On racontait que des femmes se glissaient

dans les quartiers déjà délivrés par nos troupes, qu’elles jetaient des mèches soufrées par les soupiraux, versaient du pétrole sur les contrevents des boutiques et allumaient partout des incendies. Cette légende excusée, sinon justifiée par l’horrible spectacle qu’on avait sous les yeux était absolument fausse74. »

À partir d’avril 1871, des obus incendiaires et des bombes à pétrole sont lancés par les Versaillais pour reprendre le contrôle de Paris. Les fédérés à leur tour, lors de l’avancée des troupes versaillaises, incendient les maisons proches des barricades pour se prémunir des exécutions sommaires. Il ne manquait donc pas de candidats avérés à la fonction de « pétroleurs ». Pourquoi alors s’être focalisé sur la seule figure de la pétroleuse ?

Idéalisées ou vilipendées, les communardes ne laissent indifférents ni leurs contemporains, ni les historiens.ne.s75. La pérennité du terme pétroleuses vient surtout de la panique de genre suscitée par la participation des femmes à l’insurrection politique. La « violence » des communardes, essentiellement verbale et politique, les fit qualifier « d’hystériques ». Sous la Révolution française, on parlait déjà de furies – les « furies de guillotine » –, mais les communardes sont en outre explicitement taxées de déviantes sexuelles : concubines, prostituées ou lesbiennes et, pour ne rien arranger, voleuses et pillardes. Comme dans le cas des « vésuviennes » en février 184876, l’existence d’un bataillon de 120 femmes et de barricades strictement féminines relève cependant probablement du mythe77. Cette stigmatisation s’explique plutôt par le refus, largement partagé chez les hommes – y compris par certains communards, les proudhoniens par exemple –, que les femmes jouent un rôle actif dans l’arène politique, pensent et agissent par elles-mêmes et prennent part, à armes égales, aux combats. Car cela, effectivement, est incendiaire.

La « Vierge Rouge », « la nouvelle Théroigne »78, « la dévote de la Révolution », « une louve assoiffée de sang » ou « la bonne Louise », tels sont les qualificatifs contradictoires attribués à Louise Michel (1830-1905), cette personnalité hors du commun. Née en 1830 dans un village de Haute-Marne, fille naturelle d’une servante et d’un châtelain, « bâtarde », mais élevée au château, elle apprend la musique et lit les philosophes. Elle devient institutrice et ouvre un internat à Montmartre. Active pendant le siège de Paris en 1870, elle célèbre l’insurrection parisienne du 18 mars 1871 contre Thiers et les Versaillais. Soldate, elle fait le coup de feu, vêtue d’un uniforme de la Garde nationale : « Oui barbare que je suis, j’aime le canon, l’odeur de la poudre et, la mitraille dans l’air, mais je suis surtout éprise de la Révolution », écrit-elle dans ses Mémoires. Elle se bat jusqu’au dernier jour dans le cimetière Montmartre. Cachée, elle ne se livre à la police que pour délivrer sa mère prise en otage. À son procès, elle est l’une des rares à revendiquer tous les crimes et délits dont on l’accuse ; elle réclame la mort. Emprisonnée à Auberive en Haute-Marne de 1871 à 1873, puis condamnée à la déportation en Nouvelle-Calédonie en 1873, elle devient institutrice chez les Kanaks. Elle y retrouve les chefs de la rébellion kabyle de 1871.

6. ALGÉRIE 1870-1871 : UN TOURNANT ? JUIFS CITOYENS ET KABYLES RÉVOLTÉS

« Les délégués de l’Algérie déclarent au nom de tous leurs commettants, adhérer de la façon la plus absolue à la Commune de Paris. L’Algérie tout entière revendique les libertés communales. Opprimés pendant quarante années par la double centralisation de l’armée et de l’administration, la colonie a compris depuis longtemps que l’affranchissement complet de la Commune est le seul moyen pour elle d’arriver à la liberté et à la prospérité79. »

Alexandre Lambert, Lucien Rabuel,
Louis Calvinhac, Paris, 28 mars 1871.

Surprenante en apparence, cette déclaration officielle émanant des délégués des colons met en avant l’autonomie communale face à une administration et à une armée qui, relevant directement du pouvoir centralisé, ont été confortées par les décrets Crémieux. Le 24 octobre 1870, Adolphe Crémieux, ministre de la Justice dans le gouvernement de défense nationale à Tours, a en effet publié plusieurs décrets relatifs à l’Algérie. Le premier crée un gouverneur général civil de l’Algérie et un commandant supérieur des forces armées pour les trois départements. Le second modifie l’organisation de la justice. Le troisième accorde à 34 574 juifs algériens, qui relevaient jusqu’alors du droit personnel mosaïque, le statut de citoyens français : « Les israélites indigènes des départements de l’Algérie sont déclarés citoyens français ; en conséquence, leur statut réel et leur statut personnel seront, à dater de la promulgation du présent décret, réglés par la loi française, tous droits acquis jusqu’à ce jour restant inviolables. »

Ces décrets suscitent des controverses. Les « Européens » d’Algérie (tels qu’on les appelle officiellement) les contestent. Ils ne conçoivent pas cet avantage spécifique octroyé aux juifs, et tentent de s’y opposer en refusant leur inscription sur les listes électorales. Le conseil général du département d’Alger ayant refusé d’admettre le droit de vote pour les juifs, un décret du 20 décembre 1871 prononce sa dissolution. On a beaucoup écrit que ce décret avait provoqué la révolte de Kabylie en 1870-1871. En réalité, la situation est plus complexe et la crise politique, économique et sociale est bien antérieure.

Les années 1866-1868 furent en effet marquées en Algérie par une série de catastrophes80. Se conjuguèrent une épidémie de choléra, un tremblement de terre à Blida, plusieurs étés très secs, des hivers rigoureux et des déplacements de populations vers les faubourgs des villes. Même si les statistiques ne sont guère fiables, on estime les morts à environ 150 000 pour une population kabyle d’un million d’habitants en 1869. Selon les estimations, c’est entre 10 % et un tiers de la population qui serait décédé. Le débat né autour de la « famine » est recouvert par les événements continentaux, la guerre de 1870-1871 et le changement de régime en France. Les autorités civiles et militaires n’ont sans doute pas eu conscience, dans un premier temps, de l’ampleur de la crise. Elles ont ensuite proposé divers expédients : soupes populaires, prêts gagés sur la propriété collective de la terre, prise en charge des besoins par des œuvres charitables musulmanes. Cette politique mène par exemple à la faillite de la famille El Mokrani, pourtant alliée aux Français au moment de la conquête. Le bachagha El Mokrani doit s’endetter considérablement pour répondre aux demandes de charité qui lui incombent en tant que chef de tribu.

La première phase de l’insurrection est précédée, en janvier 1871, par une révolte de spahis qui refusent d’être envoyés en métropole pour se battre. Les « bureaux arabes » dirigés par les militaires français dans les campagnes, qui avaient en partie défendu les terres des indigènes, disparaissent. La montée en puissance des civils dans la conduite des affaires coloniales en Algérie représente pour les Kabyles une double menace : contre leurs terres et contre leur statut coranique. Le 24 décembre 1870, un décret étendant considérablement le territoire civil rend la menace imminente. La mise en place progressive d’un régime civil peut également conduire, à brève échéance, à l’assimilation. C’est bien ce que fait redouter aux colons, bien au-delà du cas des juifs, le décret Crémieux : la perspective d’une généralisation possible de la qualité de citoyens français à part entière, y compris aux indigènes. Contrairement à certaines assertions, il n’y a pas eu de réaction d’hostilité à ces mesures de la part des Arabes ou des Kabyles d’Algérie81. Le communiqué des autorités musulmanes de Constantine à propos de la « naturalisation des Israélites indigènes » est révélateur :

Constantine, le 30 juin 1871

Louange à Dieu ! Il est unique !

Le Consistoire Israélite de Constantine ayant demandé aux notables parmi la population musulmane de cette ville, de vouloir bien lui faire connaître franchement quelle est leur opinion sur le décret qui a eu pour effet la naturalisation des Israélites de l’Algérie et ce qu’ils en pensent ; si ce décret a excité la colère et l’animosité dans les cœurs des Musulmans, ou non. Nous, soussignés, lui avons répondu que cette mesure n’a froissé personne et n’a excité les colères de personne, parce qu’elle est rationnelle. Au contraire, tous les gens bien sensés l’apprécient et l’approuvent, alors surtout que la porte est ouverte à tous les Arabes qui désirent eux-mêmes se faire naturaliser.

[signatures illisibles]82

La révolte de Kabylie qui éclate le 16 mars 1871 en Algérie représente la plus importante insurrection contre le pouvoir colonial français jusqu’à la guerre d’indépendance de 1954-1962. Aux chefs de tribus rassemblées par Mokrani qui proclament le « djihad » (combat pour défendre l’islam), se joint la grande confrérie Rahmânîya qui donne un caractère populaire à l’insurrection. En Grande Kabylie, toutes les agglomérations sont attaquées. Mais la révolte dépasse rapidement ce cadre pour s’étendre à l’Est à la Petite Kabylie et à l’Ouest aux abords de la Mitidja ; au Sud, elle touche aussi le désert. Mokrani est tué le 5 mai ; son frère Bou Mezrag prend dès lors la direction de l’insurrection. Fort-National, assiégé depuis soixante-trois jours, est débloqué par les troupes françaises le 16 juin. Après une forte résistance à Icherridène, le 24 juin 1871, les Kabyles subissent une défaite qui entraîne une série de défections. Cependant la révolte dure encore six mois. Le 8 octobre 1871, la smala de Bou Mezrag est capturée et il est lui-même fait prisonnier par les Français en 1872. Ainsi prend fin la grande insurrection kabyle de l’Algérie orientale.

Pendant deux ans, les tribunaux jugent un grand nombre d’accusés. Condamné à mort, Bou Mezrag voit sa peine commuée en transportation en Nouvelle-Calédonie. Si les insurgés ont aligné 200 000 combattants, beaucoup ne sont pas armés de fusils. En face, la France intervient avec 22 000 hommes (dont des troupes régulières indigènes). Les pertes civiles s’élèvent à une centaine d’hommes chez les Européens ; celles des Kabyles ne sont pas connues. Au-delà des prélèvements financiers et des spoliations territoriales, les conséquences sont durables et profondes : la répression dans le Constantinois porte un coup décisif à la féodalité indigène. Elle appauvrit considérablement la Kabylie qui devient durablement une terre d’émigration. Malgré son succès final, l’influence de l’armée diminue. Le régime civil triomphe et la colonisation, libre de toutes entraves, peut se développer. Les Alsaciens et Lorrains ayant opté pour la France en 1871 profitent d’une partie de ces terres83.

Le communard Jean Allemane évoque a posteriori un souvenir poignant. Il se trouvait en compagnie des chefs de la révolte kabyle de 1871, déportés comme lui en Nouvelle-Calédonie : « La nuit approchait ; sombres et silencieux les vaincus d’Algérie et le vaincu de la Commune, assis côte à côte, pensaient à ceux qu’ils aimaient, à l’effondrement de leur existence, à l’anéantissement de leur rêve de liberté84. »

7. « LA COMMUNE N’EST PAS MORTE ». LENDEMAINS ET MÉMOIRES

« Quand on retrace à son souvenir les horreurs de cette semaine terrible, on se demande comment il a pu se trouver des soldats pour consommer tant de massacres et se jeter comme des bêtes fauves contre des hommes, des femmes, des enfants, et l’on se sent pris de vertige en voyant à quelle férocité peuvent descendre des êtres humains.

II faut se rappeler que les gouvernants français ont depuis quarante ans développé, chez les soldats de la France, cette férocité nécessaire pour accomplir ce que les bourreaux des peuples appellent ley rétablissement de l’ordre, en vouant la belle et malheureuse race arabe à la plus révoltante spoliation et à la plus odieuse extermination. En effet, quand ils ont porté pendant quelques années l’incendie dans les villages algériens, le massacre dans les tribus, les soldats sont aptes à ensanglanter les rues de nos villes. »

Benoît Malon, 1871.

Après la Semaine sanglante, la violence symbolique versaillaise poursuit les communards avant de tenter d’effacer leurs traces : photographies et photomontages, caricatures et écrits – des centaines de livres, des milliers d’articles – construisent dans l’immédiateté la mémoire des vainqueurs85. Les photographies des ruines (qui constituent un tiers des clichés du dépôt légal en 1871) permettent de montrer le rôle des incendies dans la destruction des bâtiments publics, et, par extension, le rôle supposément dévastateur de la Commune. Une série de photomontages sur « les crimes de la Commune » sont produits par Eugène Appert qui photographie des figurants affublés des figures des protagonistes, vendus sous forme de planches, cartes-albums ou cartes de visite86. Des écrivains renommés écrivent contre la Commune : Théophile Gautier, Alphonse Daudet, Alexandre Dumas, Flaubert, mais aussi George Sand et Émile Zola. Le polémiste réactionnaire Maxime Du Camp gagne, grâce à ses quatre volumes sur les Convulsions de Paris, un fauteuil à l’Académie française. Des lieux de commémoration sous forme de plaques ou de monuments : le monument aux deux généraux tués le 18 mars, la basilique du Sacré-Cœur construite pour expier les « crimes de la Commune », sur le lieu même de l’assassinat de Varlin… Les morts de la Semaine sanglante sont jetés dans des fosses communes pour prévenir la formation de tout lieu de recueillement. Un arrêté du 8 juin 1871 interdit d’en exhumer les corps et d’y déposer « tout signe extérieur tel que croix ou couronne87 ». L’effacement de la mémoire des communards va de pair avec la volonté des notables républicains de construire l’apaisement par l’oubli. Une mémoire parvient pourtant à s’exprimer, plus ou moins clandestinement, dans des banquets républicains, surtout dans le Midi rouge. Elle se transmet par les chansons, les poèmes, et par nombre de publications sorties dès la fin de l’insurrection, comme, en octobre 1871, La Troisième Défaite du prolétariat français, de Benoît Malon ou encore L’Histoire de la Commune de Lissagaray, publiée à Londres en 1876.

L’état de siège dure jusqu’en 1876. Mais sur les murs apparaissent des graffitis, très surveillés par la police et vite effacés, tels « Vive la Commune ! Honneur aux braves Ferré, Crémieux, Dombrowski qui sont morts pour la Commune » (XIIe arrondissement, 1872), ou encore « Peuple de Paris, cette maison est le prix de ton sang » (vers la maison de Thiers, place Saint-Georges, IXe arrondissement, reconstruite aux frais de l’État, 1873)88.

Dès le 31 octobre 1871, Victor Hugo écrit : « L’amnistie tout de suite ! L’amnistie avant tout ! Disons-le au pouvoir, en ces matières, la promptitude est habileté. On a déjà trop hésité. Regardez le pavé. Il vous conseille l’amnistie. Les amnisties sont des lavages. Tout le monde en profite. Elle fait grâce des deux côtés. Mais les pontons sont dévorants. Après ceux qui ont péri, je ne puis me résigner à en voir périr d’autres89. »

Après trois propositions de lois, respectivement de Louis Blanc, de Victor Hugo et d’Alfred Naquet, une amnistie partielle est adoptée en 1879. En 1880, une amnistie dite « totale », portée par Gambetta, président de la Chambre, met fin à l’exil des communards et devient un symbole de l’unité républicaine90.

Le nombre précis des proscrits de la Commune n’est pas simple à établir. Certains vivent un double exil : après celui de l’Empire, celui de la Commune. C’est une « élite » politique et militaire qui est contrainte de quitter le territoire (en Angleterre surtout, puis en Belgique et en Suisse). En tout, 3 313 personnes ont été condamnées par contumace, ce à quoi il faut ajouter les bannis, une centaine, dont le géographe Élisée Reclus, embarqué manu militari et sans un sou pour l’Angleterre. Les 1 500 communards réfugiés en Belgique (avec femmes et enfants), soutenus par des membres de l’AIT et de la Libre-pensée, sont particulièrement surveillés. Dans une lettre à Hector Malot datée du 29 octobre 1879, Vallès emploie le terme de « mort civile ». Il compare les exilés à des naufragés qui s’entre-déchirent sur le radeau. L’usage des rumeurs, de la calomnie, des injures, voire du duel, lacère la communauté des proscrits. Si beaucoup sont isolés, certains se regroupent dans le club La Fraternelle, une société de secours mutuel qui s’efforce d’aider les réfugiés.

En 1880, après l’amnistie, Louise Michel revient en France, acclamée par une foule de milliers de personnes. Elle reste une propagandiste et une oratrice infatigable. À soixante-quatorze ans, à l’automne 1904, elle se rend en Algérie en compagnie du typographe Ernest Girault pour une tournée de conférences contre l’Église, l’armée et pour l’Internationale. Elle retrouve là-bas les « Kabyles du Pacifique », condamnés à la déportation après 1871, qu’elle avait connus en Nouvelle-Calédonie et qui, fort injustement, avaient été exclus de l’amnistie dite « générale » de 1880 : ils ne sont amnistiés qu’en 1887, à l’exception du dirigeant de l’insurrection, Ahmed Bou Mezrag Mokrani, autorisé à revenir seulement après une grâce obtenue en 1903, fin réelle du long combat pour l’amnistie.

La mémoire de la Commune s’est conservée un temps dans le monde populaire parisien, entretenue par le souvenir de l’horreur de la Semaine sanglante, mais aussi par les diverses remémorations et commémorations91. Le peintre Ernest Pichio, proscrit exilé à Genève, réalise en 1875 le tableau Le Triomphe de l’ordre qui fait scandale. Et derechef avec La Veuve du fusillé, en 1877, où l’on voit une femme en deuil avec deux enfants déposer une couronne mortuaire au mur virtuel. Censurés, les deux tableaux sont connus en France à l’époque par des lithographies. Les premiers rassemblements autour des tombes des communards débutent en 1876 sur celle de Flourens, puis autour de la fosse commune où ont été aussi jetés les 861 fédérés exécutés à la Roquette, là où va être édifié le célèbre mur des Fédérés du cimetière du Père-Lachaise. Entre 1881 et 1885 s’est forgée « la conscience du mur » qu’exprime la chanson Le Tombeau des fusillés92.

Le Tombeau des fusillés

Ornant largement la muraille

Vingt drapeaux rouges assemblés

Cachent les trous de la mitraille

Dont les vaincus furent criblés.

Bien plus belle que la sculpture

Des tombes que bâtit l’orgueil

L’herbe couvre la sépulture

Des morts enterrés sans cercueil.

 

Ce gazon que le soleil dore,

Quand mai sort des bois réveillés,

Ce mur que l’Histoire décore

C’est le tombeau des fusillés93.

Unanimistes jusqu’en 1888, les groupes politiques se sont ensuite divisés, entre socialistes et libertaires, jusqu’à ce que le Parti communiste français récupère le culte en 1921. Longtemps, des mythes antagonistes ont alimenté la difficulté à faire l’histoire de la Commune ; certains ont même participé à l’occulter pour conforter la république parlementaire et libérale. Bien que le mur ait été classé monument historique le 14 novembre 1983 et que son souvenir soit entretenu par des associations militantes, on peut estimer avec Jacques Rougerie que, aujourd’hui, la mémoire de la Commune s’est estompée94.

QUATRIÈME PARTIE

CONSCIENCE DE CLASSE, CONSCIENCE DE RACE (1871-1914)

CHAPITRE 10

PAYSANS, OUVRIERS NOUS SOMMES…1

« Tant pis si je vous déplais, jeunes camarades, mais laissez-moi vous dire ceci franchement, brutalement : le temps passé à jouer à la manille ou à la poule au bouchon est du temps perdu ; le temps passé à la chasse est du temps perdu. Quand on verra dans toutes les fermes, dans toutes les chaumières, en plus de la lampe familiale, la lueur de la petite lampe du travailleur solitaire, penché sur ses papiers, sur ses livres. Quand on verra dans toutes les communes, les jeunes gens fonder des bibliothèques et s’en servir, alors, mais alors seulement, nous serons prêts [sic] d’aboutir. »

Émile Guillaumin, Le Travailleur rural, no 1, 1906.

Écrivain-paysan devenu syndicaliste agricole, Émile Guillaumin (1873-1951), connu pour son roman La Vie d’un simple, insiste dans ces lignes sur le rôle émancipateur de la lecture. Combinée à la protestation, à l’organisation et à la grève, c’est l’instruction surtout qui est, selon lui, à même de transformer la condition des travailleurs ruraux et urbains. À la fin d’un long XIXe siècle, qui s’étire jusqu’en 1914, l’accès à l’écrit, stimulé par une scolarisation croissante et le développement d’une culture de masse, laisse entrevoir de nouveaux horizons à certains individus des classes populaires.

1. LE PEUPLE RURAL : UNE HISTOIRE « AU RAS DU SOL » ?

« L’instruction doit être prodiguée surtout aux pauvres, que le manque d’argent prive du moyen de l’acquérir. Cette progéniture de misérables était de la graine de valetaille qui grandissait à l’usage des marquis. La république a proclamé la nécessité de l’instruction pour tous, pour l’affranchissement des consciences et la dignité du citoyen français. »

L’Écho du Morvan, 9 mai 1886.

En 1911, les 23 millions de ruraux constituent plus de la majorité (55 %) de la population française. Contrairement aux idées reçues, les campagnes ne sont ni archaïques, ni immobiles. Celles et ceux qui les peuplent, même les plus pauvres, n’attendent pas que la politique leur arrive d’en haut – fût-ce grâce aux républicains – pour exprimer leurs points de vue. Il y a, dans les campagnes, une mémoire sociale tenace qui enregistre et nourrit les conflits, qu’il s’agisse de querelles familiales, de différends de voisinage ou de confrontations politiques2.

Nous allons ici nous intéresser à la vie quotidienne d’hommes et de femmes inconnues. Les menus détails de leurs existences permettent de faire apparaître les transformations des campagnes françaises au cours du dernier tiers du XIXe siècle.

Le mobilier retrouvé de Louis-François Pinagot

L’historien Alain Corbin a retracé la vie ordinaire d’un individu ordinaire, celle d’un sabotier de la forêt de Bellême dans le Perche, Louis-François Pinagot, né en 17983. Grâce aux archives notariales retrouvées par Jacques Rémy, nous pouvons aujourd’hui pénétrer dans sa dernière demeure4. Pinagot meurt le 31 janvier 1876 au hameau de la Basse-Frêne. En présence de la famille, le notaire assisté d’un « expert » (sans doute un voisin) procède, le 1er avril, à l’inventaire de ses biens en vue de leur vente aux enchères.

Dans cette énumération à la Boris Vian, on trouve :

1. Une crémaillère, une paire de chenets, une pelle et une pincette, estimés deux francs y compris une poêle, 2. Trois plats creux, trois bouteilles, cinq assiettes, trois verres plus un, un autre plat creux, un pot estimés un franc, 3. Trois selles en bois, un panier, une mèche et une paire de sabots, un seau en bois, un panier et des morceaux de bois estimés un franc, 4. Deux mauvaises chaises, deux planches, un lot de ferraille, une potine, un lot de bois, un entonnoir estimés un franc cinquante centimes, 5. Une tarière, une cuiller de sabotier, une hache, une plane, quatre faucilles, une serpe, un merlin, une pioche, une houette, une bine, un broc, un paroir à sabot, une hache, cinq petits coins de fer, estimés six francs, 6. Un poinçon et le petit cidre qu’il contient, estimés trois francs, 7. Une petite armoire estimée cinq francs, 8. Neuf mauvaises chemises, un sac, un bissac, une blouse, un pantalon, un gilet, deux blouses, deux autres pantalons, encore deux autres, un tricot, trois mouchoirs de poche, deux bonnets de nuit, deux autres gilets, deux autres pantalons, estimés dix francs, 9. Trois draps, un lot de chiffons et trois mauvais chapeaux, une bouteille et un pot avec un reste de beurre y contenu, estimés cinq francs, 10. Un fléau, une mesure en bois, un coffre et une huche, estimés quatre francs, 11. Un dressoir, un fut de poinçon et le petit cidre y contenu, un mauvais bois de lit et un billot, estimés cinq francs, 12. Une seille en bois, une marmite, deux autres mauvaises, deux scies, estimées deux francs cinquante centimes avec un panier, 13. Une couette remplie de plumes communes et une glace, estimées six francs, 14. Dans un bûcher à côté : un lot de bois à chauffage estimé un franc cinquante centimes, dans un toit à porcs, 15. Un lot de bois à chauffage estimé un franc, dans le grenier sur la maison, 16. Un lot de bois estimé trois francs, 17. Un lot de paille estimé trois francs.

L’intérieur de Pinagot était modeste, assez pauvrement meublé, mais l’homme était propriétaire de sa maison (achetée en 1842). Il avait conservé ses outils de sabotier, même si, à soixante-dix-huit ans, il n’exerçait plus que ponctuellement son métier. Son linge, un peu usé et son couchage – une « mauvaise » paillasse et une « vieille couverture » – étaient bien suffisants. Sa belle-fille, la veuve Marie-Anne Gueunet, une cultivatrice relativement aisée, s’est occupée de lui jusqu’à la fin ; à ce titre, elle est indiquée comme « dépositaire de la clé de la maison ».

Dans les régions à partage égalitaire comme le Perche, la vente aux enchères permet de maintenir la paix dans les familles. Un fils et deux gendres achètent ensemble les outils du sabotier pour 12 francs afin, peut-on penser, de conserver ce bien symbolique dans la famille. C’est la fille cadette qui emporte l’adjudication de la maison, sans doute après entente préalable avec les autres héritiers, pour 250 francs déclarés au notaire, mais peut-être aussi avec quelques « dessous de table » en liquide. La description minutieuse d’une succession permet de subodorer les différents arrangements qui président au gouvernement des familles.

Les règles de la succession diffèrent selon les régions. Dans les campagnes du Haut-Quercy, il n’y a qu’un seul héritier, qui devient « chef de maison » : c’est, le plus souvent, l’aîné des garçons, celui qui porte en général le prénom du grand-père. La fille aînée peut épouser un cadet qui « entre en gendre » avec une dot. Les autres enfants sont dédommagés en argent après d’âpres négociations. On en vient parfois aux mains. Avec la suppression du droit d’aînesse dans le code civil de 1804, les conflits se multiplient et donnent souvent lieu à de violents affrontements intergénérationnels5.

On trouve, en Gascogne pyrénéenne, une variante du droit d’aînesse qui repose sur une égalité entre les sexes : dans le Comminges et le Couserans, celle ou celui qui reste dans la maison devient cap d’ostau (chef de maison). Mais deux aînés ne peuvent se marier ensemble sans que l’une ou l’autre ne perde son titre de cap d’ostau. Par ailleurs, les cadet.te.s que l’on ne réussit pas à marier avec un.e aîné.e tendent à rester célibataires6.

La rude vie des enfants de la campagne

À partir du milieu du XIXe siècle, les violences rurales collectives ont tendance à diminuer. L’amélioration du réseau routier et la construction de lignes de chemins de fer permettent la formation d’un marché national et amorcent un exode rural, encore limité, mais qui entraîne une baisse de la pression démographique. La scolarisation obligatoire et le développement de la lecture de la presse amorcent un lent recul des « patois » et l’intégration progressive des normes de l’État-nation7.

Les violences interindividuelles persistent cependant, le plus souvent dans le secret des familles. Elles s’exercent structurellement du mari vers l’épouse et du père sur les enfants, même si l’on trouve aussi des cas de violences à rebours, de certaines femmes sur leur conjoint, pour le punir par exemple de dilapider leur patrimoine au cabaret. Le voisinage, qui entend le bruit des coups et des cris, désapprouve certes, mais reste la plupart du temps sans intervenir. Diligentée après la loi du 24 juillet 1889 sur la protection des enfants maltraités ou abandonnés, l’enquête de 1891 a permis de poursuivre en justice des cas de violences domestiques extrêmes qui vont jusqu’à une déchéance de la puissance paternelle. L’écart quantitatif est faible entre les villes et les champs : la spécificité des violences rurales tient plutôt à ses formes, aux types d’objets utilisés mais aussi à la surveillance implicite du voisinage, à la proximité du maire et à la présence du garde champêtre8.

Les enfants de la campagne sont placés très jeunes « en condition chez les autres », tel Étienne Bertin, dit Tiennon, sept ans, le personnage du roman La Vie d’un simple de Guillaumin. On utilisait également les expressions « aller à maître » ou « à la queue des vaches ». Ils peuvent aussi être mis au travail dans la ferme familiale pour la surveillance des volailles ou des moutons. Vers dix ou onze ans, on remet au garçon un couteau, symbole de l’identité masculine. Après la première communion, on initie les jeunes filles au « champ des vaches » et quelquefois, l’hiver, aux travaux d’aiguille chez une couturière. Les jeunes garçons, tel Ephraïm Grenadou9, doivent, au sortir de l’école, s’occuper du fourrage pour les bœufs ou les chevaux, pour devenir ensuite charretier dans l’exploitation paternelle. D’une façon générale, les lois protectrices de 1841, 1874 et 1892 sur la limitation du travail des enfants ne semblent guère appliquées.

Né en 1891, Pétrus Faure, devenu ensuite ouvrier puis député-maire du Chambon-Feugerolles dans la Loire, raconte dans son autobiographie la dureté de l’existence des enfants du peuple – il a dû quitter l’école avant douze ans :

Après avoir passé l’hiver à aider ma mère qui s’occupait d’un petit lavoir public, je dus gagner ma vie. J’étais trop jeune pour aller à l’usine, puisque je n’avais pas encore treize ans ; aussi mes parents décidèrent de me placer comme berger […]. Donc, un jour de foire au Chambon, ma mère me conduisit sur la place du marché aux bêtes. À peine était-on arrivé qu’un grand paysan en blouse bleue demande à ma mère si elle voulait me « louer » comme berger. J’étais frêle, mais cela ne le rebuta pas. Ils discutèrent du prix et tombèrent d’accord sur la somme de 40 francs pour la saison de six mois (de mai à octobre). La ferme de mon patron se trouvait sur la commune de Saint-Victor-sur-Loire. Le même jour il me conduisit chez lui dans sa carriole. Chaque jour, je devais conduire le troupeau aux champs. Le soir, j’aidais également à traire les bêtes et garnir les litières. C’est certainement là que j’ai commencé à connaître la misère ; la misère morale d’abord, car ce dont je souffrais le plus, c’était le manque d’affection maternelle. Mon maître était juste mais dur […]. La nourriture ne variait pas depuis le commencement du mois jusqu’à la fin. Les repas consistaient en une soupe le matin. À midi, on mangeait une autre soupe, des pommes de terre sautées à la graisse de porc et un morceau de lard. Le soir on servait encore une soupe et un morceau de fromage. Quelquefois le dimanche, la fermière ajoutait un morceau de viande de boucherie. Les œufs étaient vendus à la ville et je n’en ai jamais mangé un seul pendant tout mon séjour à la ferme. La nuit, je couchais à l’écurie dans un lit fait d’une paillasse de feuilles et de draps grossiers qu’on changeait une fois par mois. L’été, la chaleur y était insupportable. Les matins d’automne, quand les gelées apparaissaient, je souffrais du froid10.

Une petite minorité de garçons poursuit ses études au-delà de l’école primaire, parfois grâce à l’intervention d’un instituteur ayant décelé une vive intelligence et un goût de l’étude. Les fils de propriétaires ou de fermiers aisés sont mis au collège ou à l’école pratique d’agriculture, en particulier dans des régions « modernisées » comme le Bassin parisien ou le Nord. Mais, à la veille de la Grande Guerre, ces cas sont encore exceptionnels parmi les quelque 3,5 millions de jeunes ruraux qui vivent, à la ferme, une longue continuité entre l’enfance et la jeunesse11. Dans les familles de paysans pauvres, le décès du père ou de la mère conduit les jeunes à prendre plus de responsabilités et à assumer plus de tâches. Pierre-Jakez Hélias raconte dans Le Cheval d’orgueil. Mémoires d’un Breton du pays bigouden, comment sa mère dut, à onze ans et à la mort de sa propre mère, prendre en charge la famille et trimer de l’aube à la veillée pour s’occuper des bêtes, des repas, des devoirs de ses frères et sœurs, du lavage et du raccommodage, du tricot et du crochet. Les jeunes quittent parfois le domicile familial (un sur quatre en moyenne, mais les pourcentages varient selon les régions) : les filles se placent comme domestiques tandis que les garçons, avant leur service militaire (obligatoire pour tous à partir de 1889), sont placés chez un propriétaire comme domestiques de culture lors des « louées » de la Saint-Jean ou de la Toussaint. Selon le même calendrier, les pupilles de l’Assistance publique du Morvan sont loués dès onze ou douze ans. D’après les contrats, ils doivent recevoir « nourriture, hébergement, blanchissage et traitement “avec bonté, douceur et humanité”, plus des soins médicaux si nécessaire ». La réalité est plus sombre : ils forment une armée de travailleurs sous-payés et souvent maltraités12. Théoriquement annuels, les contrats se limitent souvent à quatre mois d’été. Marcel Caver, un jeune orphelin de Romorantin âgé de quatorze ans, écrit cette lettre déchirante, en octobre 1896 : « Je suis pire qu’un chien de berger, je suis battu, privé de manger et l’on ne m’arrange même pas mes effets, c’est aux yeux de tout le monde, des voisins comme des domestiques. » L’intervention du directeur de l’Assistance publique auprès de ses patrons n’a lieu que trois mois plus tard13.

Les domestiques ruraux peuvent progresser dans la hiérarchie – c’est la « montée en grade » – au fur et à mesure de leur apprentissage. Ce poème patoisant du Beauceron Maurice Hallé décrit, avant 1914, le parcours initiatique pour passer de l’enfance à l’âge adulte :

Mon père i m’a dit : – Mon gâs, t’as douze ans

Comm’ t’as r’çu ton certificat d’étude

J’vas aller t’louer à la prochain’ Saint-Jean

Pac’qué, d’flâner, tu prenrais l’habitude

Foura r’miser tes liv’s et tes cahiers ;

Pour la vie, y faut préparer tes armes.

Pour plus tard faut apprende à travailler :

On n’est pas toujours heureux dans les larmes.

Tu s’ras alo14, un p’tit vaque-à-tout

Malgré les mépris et les injustices,

Foura qu’t’obéiss’s à tous et partout

Même en murmurant, foura qu’tu subisses.

 

Dans deux ans, mon p’tit, j’te louerai barger

Là, tu gangneras un peu davantage.

Dans trois ou quatre ans tu seras charr’quier

Tu montr’ras en grade si t’as du courage.

Tu f’ras ton sarvice et pis tu r’viendrras

Pis tu commenc’ras et tu pioch’ras farme

T’auras un p’tit bien et tu t’marieras

Et tu s’ras p’têt’heureux dans ta p’tit farme15.

Les jeunes servantes sont particulièrement maltraitées. Astreintes à de longues journées de travail, elles subissent régulièrement les assauts du maître, de ses fils ou des autres domestiques. Jean-Claude Farcy rapporte l’histoire de Rose, contrainte à quinze ans, sous la menace d’un fusil, à céder au harcèlement sexuel du fils de la maison ; elle finit par se suicider après un viol collectif : « Ce soir, écrit-elle, ils s’y sont mis à quatre pour s’amuser de moi. J’en suis tellement honteuse que je vais me noyer. »

Les gages sont versés à la famille jusqu’à l’âge de vingt et un ans, privant ainsi les jeunes de toute autonomie financière et aggravant la domination sur les corps. La somme leur est parfois ensuite remise sous forme de trousseau ou de dot, mais partiellement, au moment du mariage. Pour toutes et tous, la règle est au travail précoce et à la dépendance. N’y échappent que les fils et filles de riches laboureurs qui peuvent employer des domestiques. Les moments de loisirs et de fêtes sont rares et placés sous le regard omniprésent des parents et des membres de la communauté villageoise. On se marie entre soi, très majoritairement dans le même village – car les pairs surveillent l’intrusion possible d’un « étranger » – et avec un.e conjoint.e choisi.e par les parents. Une domestique d’Eure-et-Loir se jette dans une mare en mai 1889. Son oncle rapporte aux gendarmes : « Ma nièce avait un chagrin d’amour, elle aimait un nommé Leroux et ses parents ne voulaient pas qu’elle se marie avec lui, ils voulaient la marier avec un jeune homme de la famille qu’elle n’aimait pas16. »

Les filles sont tenues de respecter les normes sociales et le code de l’honneur. Le voisinage surveille l’étendage du linge pour vérifier qu’il n’y a pas de grossesse en route et que les règles arrivent bien à l’heure dite17. La sexualité des filles est encadrée par l’Église, et le culte marial proclamé en 1854 ne fait que renforcer le poids des sermons et de la confession. Il existe cependant des différences selon les régions. Dans les Pyrénées centrales, on constate une forme de liberté sexuelle qui s’exprime dans des jeux mixtes à la veillée, ou encore dans la coutume pour les filles célibataires de capturer un « voyageur » solitaire, de le dévêtir et de « l’utiliser » en le contraignant à « honorer » l’une d’entre elles18. La liberté des jeunes est peut-être plus grande que ne le laissent penser les proverbes ou les récits des folkloristes. Au cours du siècle, la conscription est devenue un rite de passage pour la jeunesse masculine. La caserne brasse les conscrits, à leur vingtième année, au moins sur le plan régional. Les garçons y construisent une masculinité normée selon des valeurs de courage, d’endurance, de respect de la hiérarchie et d’allégeance à la nation19.

Mon village à l’heure des changements

« Dès 1890, les premières bicyclettes apparurent. Elles se multiplièrent bientôt, dans le bourg d’abord, à la campagne ensuite. Et les jeunes gens prenaient l’habitude de faire les “balades” des environs : ils apprenaient ainsi à mieux se connaître ; l’habitude se perdait de se battre entre gars des communes voisines. »

Roger Thabault, Mon village,
ses hommes, ses routes, son école
(1938).

Un bourg rural va nous servir de témoin – partiel et partial – de la mutation des campagnes françaises en ce dernier tiers du XIXe siècle20. Au recensement de 1851, la commune de Mazières-en-Gâtine, chef-lieu de canton du département des Deux-Sèvres, compte 976 habitants. À part une dizaine de grandes propriétés d’origine aristocratique ou de la riche bourgeoisie, le reste est composé de petites exploitations, essentiellement consacrées à l’élevage (bovins, chevaux, chèvres) ou à la culture céréalière (blé, sarrasin, seigle), principalement pour l’autoconsommation. Le « docteur médecin » Pouzet, maire de la commune pendant un quart de siècle, signale soixante-trois indigents, dont sept vieillards ou invalides, plusieurs veuves chargées d’enfants et deux familles nombreuses. Beaucoup de maisons n’ont qu’une pièce au sol en terre battue. On recense, dans la catégorie des notables : un notaire, un huissier, un greffier et un vétérinaire. Pour le contingent des fonctionnaires : un percepteur, quatre gendarmes, un cantonnier et un instituteur. Un charron, un maçon et ses trois ouvriers, un tuilier, deux sabotiers, un fendeur de bois, un maréchal (ferrant) avec quatre ouvriers, un boulanger avec deux ouvriers, deux menuisiers avec trois ouvriers, et un tisserand forment le groupe des artisans avec, du côté féminin, une lingère et ses deux ouvrières, une tailleuse et une couturière aidée de cinq ouvrières. Le groupe des commerçants comprend deux aubergistes, un marchand de tabac, deux épiciers, une mercière et un marchand de résine. Tous les autres habitants du village sont cultivateurs. On a ici un bon aperçu de la diversité des occupations des habitants d’un bourg rural.

Les premiers changements se profilent avec l’ouverture d’une ferme école, décidée en 1849 par l’administration préfectorale. On y expose la technique des labourages profonds, l’emploi de machines agricoles, l’usage de l’engrais et des assolements. Des défrichements ont lieu et la jachère recule progressivement. La première moissonneuse est mise en service en 1875. Le nombre de fonctionnaires double avec l’arrivée d’un juge de paix, de trois cantonniers, de trois facteurs et d’un garde champêtre.

Dans la vie quotidienne, l’usage des assiettes et des verres où l’on sert du vin est une révolution dans les fermes. Mais pour les patrons seulement, car les domestiques continuent à manger ensemble dans un plat commun et à boire l’eau au même pot. On fait venir de la ville des vêtements de confection et des chaussures. Pour les ranger, des armoires sont fabriquées par les menuisiers. L’État s’occupe des chemins et des routes et installe même, en 1866, un télégraphe électrique, pris en charge par l’instituteur qui est aussi secrétaire de mairie.

Avec la conscription militaire, les jeunes hommes sortent enfin du périmètre restreint de la vie du village et découvrent des réalités autres. La guerre de 1870 fait des morts et des blessés dans la commune. Les conséquences de la politique guerrière de l’empereur se font également sentir par des impôts supplémentaires, sans compter l’emprunt pour la Garde nationale. On s’inquiète un peu, mais les deux seuls opposants répertoriés à l’Empire (deux « non » au plébiscite de 1870), un patron sabotier et un fermier aisé, ont un point commun : ils savent tous deux lire et écrire.

Aux élections, le vicomte de Tusseau devient maire mais, fait exceptionnel, une opposition est née, animée par le gendre de l’ancien maire, Eugène Proust, un républicain anticlérical quoique socialement conservateur. Le châtelain maire distribue l’aumône le dimanche aux indigents ; M. Proust organise au bourg un dépôt de journaux avec discours et portraits de Gambetta. À partir de 1871, le nombre des conscrits illettrés diminue, à l’exception des paysans pauvres et des domestiques agricoles. Un instituteur dévoué, M. Popineau, ancien élève de l’école normale, a remis l’école primaire sur pied. Les effectifs augmentent, essentiellement grâce aux fils des commerçants et des artisans du bourg. Leurs parents ont des ambitions pour eux : les voir devenir qui employé de chemin de fer, qui assureur, capitaine ou expert en immeubles. Le fils du facteur réussit le concours de l’école normale, à l’image de son maître. L’épouse de ce dernier, Mme Popineau, bien que pourvue d’un brevet élémentaire, est maîtresse de couture et s’occupe des filles. L’instituteur crée bénévolement un cours d’adulte. S’étant heurté au châtelain maire, il est remercié en 1876. Son remplaçant n’est pas à la hauteur et les effectifs des élèves payant diminuent à nouveau. L’obligation scolaire gratuite de Jules Ferry changera ce tableau. Proust se fait bâtir un château, ce qui donne du travail. Après divers épisodes électoraux avec annulation de votes pour fraude, Proust le républicain est finalement élu maire en décembre 1879.

La construction du chemin de fer, en 1881, stimule les échanges commerciaux. Un ouvrier a l’idée de vendre à Bordeaux et à Paris les pommes qu’on donnait à manger aux cochons : dès 1885, 30 tonnes sont expédiées par la gare de Mazières. Le maire soutient la construction d’une laiterie coopérative et met à sa tête le fils du sabotier que son père avait empêché de devenir employé vingt ans plus tôt. Le lait est acheminé dans une carriole traînée par des chevaux. On fabrique aussi du beurre, vendu à Paris. La superficie cultivée a été quadruplée et plantée surtout en blé. Des machines à battre, des faucheuses mécaniques, apparaissent dans les années 1890. Les engrais permettent d’améliorer les rendements.

On a moins besoin de très jeunes domestiques, garçons et filles vont à l’école plus régulièrement. En 1881 arrive un nouvel instituteur, fils d’un humble cultivateur d’une petite commune toute proche, brillant élève, boursier, entré à l’école normale, sorti premier. Il se marie avec la fille unique d’un riche marchand du bourg. Il deviendra maire en 1925.

Entre 1880 et 1900, de plus en plus de jeunes gens quittent Mazières pour devenir fonctionnaires. Le fils du facteur donne l’exemple. Le modèle de l’instituteur, très respecté, n’y est pas pour rien. L’école normale n’est qu’à 15 kilomètres et les trois ans d’études sont gratuits. En 1886, un cultivateur aisé des environs, père de famille nombreuse (trois fils et trois filles), y envoie même deux de ses garçons. Les trois filles se marient dotées. Il reste donc un fils pour prendre la succession du père ; ainsi la propriété n’est pas divisée. La fille du menuisier part, la première, en 1900, pour préparer l’école normale : douze jeunes filles du bourg deviennent institutrices entre 1900 et 1914. On ne trouve parmi elles qu’une seule fille de cultivateur, les autres étant filles d’artisan ou de commerçant. Au retour de leur service militaire, deux domestiques de ferme se placent à la ville, l’un comme garçon de café dans une brasserie près de la gare de Niort, l’autre comme commis de magasin. Ils font fortune en travaillant dur ou, pour le second, en épousant la fille du patron – « mais c’est qu’il est sérieux, et beau garçon », commente-t-on à l’auberge autour d’un verre.

Au village clos et replié sur lui-même, confit dans la religion catholique et dominé par des notables aristocrates, a succédé un bourg de plus de 1 000 âmes conquises par une religion nouvelle, celle de la foi dans le progrès, la république et la patrie. L’école en est à la fois le vecteur et le miroir, ancrée dans un cadre économique et social transformé, désormais ouvert sur le monde extérieur grâce aux moyens de communication moderne.

Même s’ils sont tardivement devenus républicains, les ruraux ne sont pas entrés en politique sur le tard21. À Mazières, en décembre 1879, on allume des feux de joie pour fêter l’élection du maire républicain et l’effigie du châtelain est brûlée. Roger Thabault note que si la droite a perdu les élections en 1879, c’est surtout parce qu’elle était représentée par un châtelain noble : un homme de droite sans particule aurait certainement pu, sur cette ancienne terre des Chouans, conserver la mairie. La Révolution française reste un événement fondateur et structurant sur la longue durée. L’issue du scrutin bouleverse la situation locale en même temps qu’elle correspond à un moment où la République s’est vraiment consolidée, montrant ainsi la coïncidence entre local et national, imbrication que va conforter la scolarisation obligatoire : au tournant du siècle, il n’y a plus dans ce bourg un seul conscrit illettré22. En 1881, un député républicain y obtient pour la première fois la majorité des voix. En 1906, un radical socialiste est même élu mais, il est vrai, sans doute moins pour le contenu de son programme que parce qu’il est originaire du pays. Ainsi s’achève la belle histoire, quelque peu téléologique, que nous rapporte Roger Thabault dans Mon village, ses hommes, ses routes, son école – ce village où il est né, et cette école dans laquelle il a fait ses classes et qu’il vénère, la plaçant au cœur de sa démonstration.

Une mosaïque d’activités hétérogènes

Migrants temporaires

« Le capitaine, le chef, vient se faire engager deux ou trois mois d’avance à l’Ascension. Il est généralement du Perche. C’est un faucheur. Il traite pour tout le monde, des ramasseuses et des botteleurs (enfants ou femmes) […]. Les moissonneurs couchent dans les granges et mangent à la ferme. Ils mangent très bien. Exigent moitié porc, moitié bœuf. La moisson se compose du seigle, du blé, avoine. Les seigles se fauchent huit jours plus tôt. Puis les blés et les avoines. La moisson dure du 20 juillet au 15 août. Pour une ferme de 180 hectares, cinq faucheurs, cinq ramasseuses, enfants ou femmes, et trois faucheurs d’avoine : les mêmes bottèlent ensuite ; un homme peut gagner 120 francs par jour, une femme ou un enfant 60 francs. Tous sont nourris. Ils couchent dans la grange, l’étable ou la bergerie libre. »

Émile Zola, Carnets d’enquêtes,
« Les fermes », 188623.

Au milieu du XIXe siècle, 500 000 ruraux, journaliers ou petits exploitants quittent les régions pauvres (essentiellement de montagnes) pour aller travailler dans les riches plaines du Bassin parisien, dans les vignes méridionales ou dans les grandes villes. Migrations saisonnières ou de plus longue durée, individuelles, en famille ou en équipe, elles concernent l’agriculture au moment des moissons et des vendanges. Elles sont très liées à la conjoncture (comme par exemple la crise du phylloxéra pour les vignes du Midi) et à la mécanisation : à la fin du XIXe siècle, on n’embauche plus en Beauce comme au milieu du siècle où l’on trouvait 100 000 migrants, faucheurs et lieuses de gerbes.

Zola, imprégné des stéréotypes de son temps, véhicule les idées reçues sur « les filles de ferme » : « Le paysan qui a une vache et de deux à cinq hectares. S’il n’a pas assez d’ouvrage à la maison la fille va servir à la ville ou se met à la couture : ce sont les plus honnêtes, élevées assez proprement. Si elle est occupée à la maison, elle épouse un paysan. Au contraire, la fille du paysan qui ne possède pas, qui se loue, va servir dans une ferme et tourne généralement mal24. »

Les migrantes temporaires se placent en ville dans les familles bourgeoises et, quand ces dernières rejoignent leurs maisons de campagne au début de l’été, les domestiques retournent au village pour participer aux travaux des champs. À Paris, les bonnes bretonnes sont particulièrement recherchées.

Parmi les domestiques, les nourrices forment un groupe spécifique, très visible dans la ville avec leur fichu et leur tablier blancs. Dans chaque village du Morvan, on trouve une « mère meneuse », une ancienne nourrice qui accompagne à Paris les femmes qui veulent se placer. Mme L., née à Anos en 1897, raconte que sa mère est ainsi partie se placer en nourrice à Paris, accompagnée de ses deux enfants que la « mère meneuse » était chargée de ramener au village où ils seraient gardés pour 13 francs par mois (tarif donné pour les enfants de l’Assistance). Au bureau de placement où elle est accueillie quelques jours, elle est choisie par le médecin accoucheur d’une maison bourgeoise : lors de sa troisième « nourriture » (on disait, en Morvan, « faire une nourriture à Paris »), son patron, le banquier Édouard Bardac, domicilié avenue Monceau, la traite avec beaucoup d’égards pendant deux ans (elle est devenue « nourrice sèche » la deuxième année, une fois le nourrisson sevré). Entre 1901 et 1902, elle gagne 100 francs par mois, plus un mois de vacances payé et 3 francs par jour pour sa nourriture, des vêtements à volonté et 15 francs pour s’offrir du vin : le valet de chambre lui prépare tous les soirs un verre de vin sucré avec deux biscuits. S’ajoutent à cela les gratifications pour les étrennes, pour la première dent, le premier pas, la première parole, etc., soit au total environ 2 000 francs par an et une place d’honneur dans la hiérarchie des domestiques, avant la gouvernante et la femme de chambre. Mme L. a ainsi pu ramener 6 000 francs dans le Morvan avec ses « trois nourritures », argent placé sur un livret de caisse d’épargne qui lui a permis de faire remplacer le toit de paille par un toit d’ardoise et d’acheter un bois d’un hectare près du village. La « nourrice sur lieu » a ainsi contribué à l’indépendance et à l’ascension sociale de sa famille paysanne (passée d’un fermage mal rémunéré à une exploitation en faire-valoir direct).

Les nourrices ne sont pas toujours aussi bien payées : elles gagnent en moyenne 80 francs par mois au début du XXe siècle, mais les gratifications sont toujours élevées25. La situation des nourrices paraît moins difficile que celle des domestiques, même s’il faut prendre en compte les contraintes émotionnelles nées de la séparation d’avec les siens.

Domestiques de culture et salariés agricoles

Dans le roman Creux de maison publié en 1913 par un fin observateur de la vie paysanne, l’instituteur poitevin Ernest Perochon, le personnage central, Séverin Patureau, est un ouvrier agricole. Né en 1860, fils de journaliers très pauvres, il est « berger des bœufs » dès neuf ans, « valet aux champs » entre douze et seize ans, meunier de seize à trente ans, puis simple journalier. À quarante ans, il perd sa femme morte d’épuisement, place ses six enfants en gages et se reconvertit en braconnier. Les personnages de salariés agricoles sont rares dans les romans, sinon dans des rôles secondaires, à l’arrière-plan26. L’autre exemple littéraire de domestique agricole est celui de Marie-Catherine Gardez, fille de tisserands très pauvres du Nord : elle raconte dans Mémé Santerre (via la plume de Serge Grafteaux) son déplacement dans une grosse ferme, le domaine de Saint-Martin à Avay (Seine-Inférieure), avec toute sa famille (ses parents et ses deux sœurs), après sa première communion en juin 1901. Elle coupe les chardons avec une houette, enlève les pierres des champs de blé, lie les gerbes derrière les faucheurs et s’occupe à différents stades de la culture des betteraves. Sa maigre rémunération payée à la tâche revient à son père comme part du salaire familial. La famille y reste jusqu’en novembre et regagne le Nord et la cave où est installé le métier à tisser27. Une fois mariée, elle continue avec son mari et en août 1914, surpris par la guerre et ne pouvant rentrer chez eux, ils restent à la ferme pendant la durée du conflit.

Statistiquement, en 1892, on comptabilise 1,8 million de domestiques de culture attachés à l’exploitation d’autrui parmi les 3 millions de salariés qui représentent près de la moitié des actifs agricoles. La différenciation sociale s’accentue dans le monde paysan, entre une agriculture tournée vers le marché et une autre qui se paupérise. Dans le Cher, et plus particulièrement en Berry, on reste domestique ou salarié agricole bien au-delà de la jeunesse28. Michel Pigenet a calculé qu’au recensement de 1906, dans neuf villages du Cher, les moyennes d’âge des ouvriers agricoles – qui représentent la majorité des actifs parmi les ruraux – s’échelonnaient entre quarante et quarante-neuf ans. La mécanisation des moissons a provoqué du chômage, les plus jeunes sont partis, les hommes dans la force de l’âge se tournent vers les coupes de bois dans les forêts pendant l’hiver, ce qui les occupe environ deux mois par an.

Le monde des forêts

« Dans la journée du vendredi, 250 bûcherons précédés de femmes et d’enfants se rendirent dans les bois de Bailly appartenant à la commune de Saint-Fargeau et voulurent s’opposer par des menaces à ce que les ouvriers étrangers [à la commune] continuassent leur travail. »

Lettre du préfet de l’Yonne au ministre de l’Intérieur, 13 février 188529.

Bûcherons et scieurs de long sont soudés par des coutumes corporatives et une forte identité professionnelle forgées par leurs conditions spécifiques de vie et de travail. Un des premiers mouvements de bûcherons ouvriers, prélude à la formation du Syndicat des bûcherons en 1902, a lieu en février 1885 à Saint-Fargeau en Puisaye, dans une région travaillée par la propagande socialiste depuis 1848. Le préfet et le maire organisent des réunions avec les délégués des grévistes (« inféodés aux idées collectivistes »), puis avec les marchands de bois (qui « ne sont pas acquis à la république »). Le préfet, tout en comprenant les bûcherons (qui « supportent depuis des mois avec dignité et tenue parfaite des situations de misère intolérable »), les prévient qu’il protégera les ouvriers « étrangers », moins payés et embauchés par des exploitants forestiers auxquels le maire avait adjugé les coupes de bois. Après avoir assuré « la liberté du travail », le préfet veut mettre en place des travaux sur les chemins vicinaux pour assurer du travail aux bûcherons au chômage. Dans le Cher, c’est au cours de l’hiver 1891 qu’un mouvement se produit contre une diminution de salaires déjà bas (de 0,75 franc à 0,45 franc par jour) permettant d’enraciner un syndicat qui tente de faire tache d’huile au sein du monde rural30. Si, à l’instar des bûcherons, la moitié des journaliers n’est pas propriétaire, le nombre des ouvriers propriétaires augmente à la fin du siècle, témoignant du triomphe de la petite exploitation rurale31 et d’une pluriactivité familiale.

Paysans ouvriers et ouvriers paysans

En Picardie comme dans le Var ou le pays de Montbéliard, des ouvriers continuent à habiter la campagne : leur femme exploite une petite ferme et les maris se mettent au travail de la terre en revenant de l’usine. Le tissage, l’industrie de la pipe ou l’industrie horlogère dans la montagne jurassienne réalisent l’association entre « l’étable et l’établi ». Cette structure permet de s’adapter à la crise agricole de la fin de siècle. Dans le Sud varois, un cas particulier est celui des vignerons ouvriers qui, outre des exploitations exiguës et l’alternance de temps forts et de temps morts dans le travail de la vigne, sont contraints, avec la crise du phylloxéra (1868-1890) et la mévente du vin au début du XXe siècle, de passer « de la cave à l’atelier »32. Ils travaillent sur place dans les métiers du bois et du fer liés à la vigne, tous les vignerons étant plus ou moins tonneliers, « travaillant pour eux-mêmes, mais aussi capables de s’embaucher chez un artisan à l’occasion ». Femmes et enfants participent de la pluriactivité du foyer : les filles sont souvent couturières et les fils deviennent électriciens, un métier d’avenir. Le vigneron se fait embaucher facilement à l’arsenal de Toulon, dont les horaires fixes, de 7 heures à 17 heures, et la possibilité de prendre des « permissions congés » au moment de la taille ou des vendanges, sont propices à un travail complémentaire, épouse et parents âgés s’occupant de l’entretien courant de la vigne. Ces formes d’activité au sein de la famille élargie contredisent la sécheresse statistique d’enquêtes qui enregistrent la seule « profession du chef de famille ».

Le peuple rural est un ensemble très hétérogène composé d’exploitants agricoles – propriétaires, fermiers, voire métayers –, d’artisans et de petits commerçants. En bas de l’échelle sociale, les journaliers et les domestiques sont dans l’indigence et surtout dans la dépendance. La pauvreté peut devenir misère selon les aléas de la conjoncture, en particulier dans la grande crise qui se manifeste dès 1878 dans le Nord-Pas-de-Calais. Si la petite exploitation triomphe au XIXe siècle, le nombre de pauvres s’accroît, ce qui pousse à une pluriactivité familiale qui trouve sa place dans « l’industrie aux champs », dans les nébuleuses manufacturières campagnardes. Inversement, le désenclavement par le chemin de fer et la route favorise l’exode rural vers les bourgs et les grandes villes. La guerre de 1914 avec ses millions de morts et de blessés – essentiellement des ruraux, comme le montrent les monuments aux morts des villages – bouleverse le paysage des campagnes.

2. UNE CLASSE OUVRIÈRE ? DES VIES OUVRIÈRES MULTIPLES

« La dame pour me mettre en confiance m’expliquait que le travail à la mine me laisserait plus de loisirs qu’à la ferme, ce qui était vrai, mais hors de mes préoccupations. C’est que je n’avais pas du tout la vocation pour cet étrange métier de mineur. Je tenais peut-être de mon hérédité paysanne léguée par ma mère mon penchant pour la terre, alors qu’aucun atavisme ancestral ne me poussait à aller chercher le charbon à 400 mètres sous terre33. »

Tel est l’état d’esprit de nombreux paysans venus de la campagne à la ville pour s’embaucher à la mine, dans ce cas à la Compagnie des mines de Blanzy.

Cette compagnie a été créée en 1833 par la famille Chagot, qui a acquis une concession sur ce qui devient, en 1856, la commune de Montceau. La ville compte alors 2 206 habitants, contre 19 499 en 1891 (dont 11 480 mineurs). Les chiffres témoignent d’une croissance très rapide du nombre de ces ouvriers paysans dans une industrie minière associée à la métallurgie (les Schneider au Creusot), caractéristique de la seconde industrialisation. Les salaires y sont bas, les accidents fréquents. Longtemps emblématique de la condition ouvrière, le mineur n’est cependant pas le seul cas de symbiose entre l’industrie et la campagne, ni la seule figure prolétaire de ce second XIXe siècle. On trouve une mosaïque de métiers qui dessinent une condition ouvrière hétérogène et mouvante, même si une conscience de classe se cristallise à la fin du siècle. Autant la parole ouvrière est rare car « l’extrême pudeur refoule l’expression du moi34 », autant les écrits sur les ouvriers à tonalité souvent moraliste et/ou misérabiliste, sont légion, depuis le fameux Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine, et de soie de Louis René Villermé (1840) jusqu’à l’Enquête sur la question sociale en Europe de Jules Huret en 1897, en passant par La Femme pauvre au XIXe siècle de Julie-Victoire Daubié en 186635.

« L’ouvrière, mot impie, sordide… » (Michelet)

Je suis entrée comme apprentie chez MM. Durand frères, au Péage de Vizille, au commencement de 1883. J’avais alors douze ans. Il y avait, à cette époque dans l’usine environ 800 tisseuses. On y travaillait 12 heures, et quelques fois 13 et 14 heures par jour ; les métiers battaient 80 coups à la minute ; les ouvrières étaient alors rares qui avaient à conduire deux métiers, et à peine si quelques-unes faisaient rouler trois métiers à deux. On arrivait à gagner 130 à 150 francs par mois ; et avec cela, un bon travail et de la bonne matière […]. Quelques années plus tard, au début de 1888, je vins travailler à Vizille, à la maison Duplan. Là on gagnait un peu plus parce que le matériel y était perfectionné. Les métiers battaient 120 coups à la minute et les patrons soyeux engageaient le plus possible leurs ouvrières à conduire deux métiers à la fois. Cela s’accentua lorsqu’arriva la mode de la mousseline. Il en résulta un commencement de baisse des salaires, mais comme il n’y avait aucune organisation personne n’osa protester36.

À la différence de l’Angleterre ou des États-Unis, les témoignages d’ouvriers et plus encore d’ouvrières sont très rares en France. Celui de Lucie Baud, qui précède, est donc particulièrement précieux. Âgée alors de trente-cinq ans, elle est veuve avec plusieurs enfants ; mais elle ne parle que peu d’elle-même, si ce n’est de son action militante dans le syndicat des ouvriers et ouvrières en soie du canton de Vizille. Michelle Perrot, après avoir republié ce texte en 1978 dans Le Mouvement social, partit à la recherche de cette ouvrière en soie qui mena des grèves à Vizille et à Voiron entre 1902 et 190637. Un érudit, ancien instituteur à la retraite, réussit à retrouver la trace de Lucie. Née en 1870 à Saint-Pierre-de-Mésage, bourg de presque 800 habitants, elle avait suivi l’école des sœurs avant de se marier en 1891 avec Pierre Baud ; elle avait eu trois enfants, dont un garçon décédé en 1902. Lucie elle-même est morte en 1913, encore jeune, à quarante-trois ans. Elle avait tenté de se suicider en septembre 1906.

Lorsque Lucie, agée de dix-sept ans, quitte l’entreprise où elle était entrée après sa première communion à douze ans, elle est embauchée chez Duplan et rejoint ainsi sa mère qui y travaille déjà. Le 14 octobre 1891, à vingt et un ans, elle épouse à Vizille Pierre Jean Baud, garde champêtre, âgé de quarante et un ans, veuf depuis trois ans. Elle est enceinte et leur fils naît quatre mois plus tard. Pierre a été nommé garde champêtre par le maire, radical, le 23 avril 1889, et il le reste jusqu’à sa mort en 1902 : sur sa tombe d’où les références religieuses sont absentes, il est écrit : « Bon époux, bon père, il laisse à sa famille d’éternels regrets. » Devenue veuve, Lucie perd alors son logement, se retrouve seule, démunie, avec deux enfants ; mais elle trouve une cause en fondant la même année le Syndicat des ouvriers et ouvrières en soie du canton de Vizille. Elle est même déléguée au congrès de Reims en 1904 ; seule femme sur les cinquante-quatre représentants de soixante-dix syndicats, elle n’y intervient pas. Son existence n’est connue que par son propre récit des grèves de Vizille et de Voiron ainsi que du travail en usine des ouvrières de la soie. Ces dernières sont des dizaines de milliers dans le sillon rhodanien, qui travaillent dans différents espaces décrits par la journaliste Aline Valette :

À vrai dire, les ouvrières en soie se présentent actuellement dans la vallée du Rhône sous trois types résultant d’une triple forme d’organisation. C’est d’abord l’ouvrier et l’ouvrière de l’ancien type qui travaillent chez eux. Nous les rencontrons à Lyon, travaillant de dix à quatorze heures par jour pour un salaire variant de 1,50 à 4 F […]. C’est ensuite l’ouvrière travaillant dans l’usine, avec comme patron non le fabricant, mais l’entrepreneur, le tâcheron, avec un salaire de 1, 25 F à 3,50 F pour les tisseuses […]. C’est enfin l’ouvrière employée également dans l’usine et y mangeant et y couchant38.

Dans la région stéphanoise proche, la diffusion de l’énergie électrique à la fin du siècle transforme le processus de travail dans la fabrication des rubans de soie, appelée ici passementerie. L’électrification des 10 000 métiers par la Compagnie électrique de la Loire et du Centre est achevée en 1900. La distribution régulée de l’électricité limite les horaires de travail et évite ainsi la concurrence. La passementerie est, à Saint-Étienne, une activité essentielle par le nombre des ouvriers et ouvrières qu’elle emploie ; la part des femmes se renforce dans les ateliers rubaniers avec l’électrification des métiers. En amont du tissage, elles effectuent déjà l’essentiel de la préparation des soies. C’est d’abord le moulinage opéré dans de petites usines de la région par de très jeunes ouvrières. Une fois moulinée, la soie part vers les teintureries où les hommes sont très majoritaires dans un travail réputé sale et pénible. Puis c’est le dévidage, travail de femmes, à domicile ou en atelier, qui enroulent le fil de soie, disposé en écheveaux, sur de grosses bobines ; des travaux où les salaires sont faibles et qui ne sont pas considérés comme des métiers à la différence de l’ourdissage, c’est-à-dire la préparation de la chaîne du ruban. Cette opération s’effectue dans les « magasins » des fabricants, au centre-ville ou dans les usines. Elle exige beaucoup de soin et d’attention car les fils de soie sont très fins et délicats à manipuler. Ce savoir-faire nécessite un apprentissage de six mois à un an. Mais cette qualification des ourdisseuses n’est pas pour autant reconnue comme telle, même si on peut remarquer une certaine fierté du métier chez ces femmes, plus souvent célibataires, un peu mieux payées toutefois que d’autres ouvrières de la rubanerie. Les hommes sont chargés de la conception du ruban, à partir du dessin, par la mise en carte (transcription et agrandissement du dessin sur une carte) et le lisage (fabrication des cartons perforés installés dans la partie haute des métiers Jacquard). Comme dans tous les métiers, la nomenclature qui désigne les différentes opérations et tâches des ouvriers et des ouvrières est très éclairante. À l’apprêt travaillent des cylindreurs, moireurs, apprêteurs et gaufreurs, avec des machines dont le réglage nécessite un savoir-faire technique qui demeure un apanage masculin. Ultimes étapes, le pliage et l’encartonnage sont exclusivement assurés par des femmes, dans des ateliers installés au centre-ville dans les « magasins » des fabricants, un travail vite appris que « n’importe qui pouvait faire », dit-on. Comme à l’ourdissage, l’atelier est sous la haute main d’une « maîtresse », personne redoutée qui commande et surveille le travail. Cette division sexuée des tâches et des espaces montre que sont réservés aux femmes les travaux répétitifs nécessitant dextérité et adresse (qualités dites féminines), où l’autonomie est très limitée. On retrouve aussi cette division sexuée du travail dans le cadre des ateliers familiaux.

Le mariage comme nécessité professionnelle est une réalité pérenne dans le monde de l’artisanat et du petit commerce. La présence du métier à tisser dans l’univers quotidien, métier dont le bruit est resté dans les mémoires, est déjà une sorte d’apprentissage. Dès l’enfance, filles et garçons sont ainsi mis à contribution dans le cadre familial. Aussi, jusque dans les années 1910, la question du choix d’un métier ne se pose-t-elle guère pour les enfants de passementiers : après la première communion et parfois le certificat d’études, garçons et filles « vont à la barre ». Le développement de l’enseignement postprimaire permet parfois l’entrée des jeunes filles dans le monde des bureaux ou de l’enseignement, mais certaines sont astreintes à rester dans la fabrique familiale, en particulier les filles aînées ou les filles uniques, souvent célibataires, dont le statut personnel est largement déterminé par les impératifs de la famille atelier. Le père de famille est le chef d’atelier.

Détenteur de l’autorité sur les siens, ce dernier fait travailler femme et enfants et embauche parfois une ouvrière. Il est contremaître dans sa fabrique, surveillant le travail dont la qualité et la rapidité d’exécution font la réputation de l’atelier. Le plus souvent, c’est lui qui a apporté, au moment du mariage, les métiers dont le fronton porte souvent ses initiales. Dans les récits recueillis auprès des passementières, la fonction d’autorité du père est souvent énoncée comme une situation qui va de soi. Mais quand le travail est décrit dans ses modalités concrètes, on s’aperçoit que chaque individu, homme ou femme, dispose d’une certaine autonomie. Chacun conduit son métier, le rythme du travail étant fixé par la distribution du courant électrique. Même quand il est question de réglages, de petites réparations, le chef d’atelier n’intervient pas systématiquement. Autre figure essentielle dans la fabrique familiale, la mère, « toujours occupée ». En effet, l’épouse du tisseur doit assurer tous les travaux dits annexes. Elle participe à l’installation d’un nouveau chargement sur le métier et s’occupe de la préparation des canettes, petites bobines montées sur des navettes. Autre activité dévolue à la mère, la vérification du ruban, l’émouchetage, qui permet d’enlever les imperfections superficielles. À ces tâches s’ajoutent « les courses » au magasin du fabricant, pour rendre le travail fait et essayer d’en obtenir un autre. Or, l’activité de l’atelier familial dépend de la capacité de négociation, souvent difficile dans un contexte de concurrence. Mais son rôle de « mère providence » est souvent dénié. « C’est la fille qui travaille le plus ordinairement avec le père, tantôt ensemble tantôt séparément » affirme un texte de 1909. Le père a appris le métier à sa fille et ils conduisent chacun leur métier. Ce type de couple père/fille, fortement soudé, apparaît souvent dans les récits. Bien qu’elle travaille comme une ouvrière, la fille ne reçoit en général aucune rémunération.

Le consensus est général sur la compétence technique dévolue aux hommes et la difficulté pour les femmes à « se débrouiller avec la mécanique ». Certains propos recueillis dessinent néanmoins un paysage plus nuancé. « Il était très bricoleur, le passementier ; mais même nous, les filles, on avait appris à bricoler, on montait aux raquettes, on mettait l’échelle, on changeait les cordes. Les femmes, elles en ont fait, de la gymnastique. » Confrontées parfois à la nécessité de remplacer les hommes absents (en particulier pendant la Première Guerre mondiale), les femmes ont dû rapidement s’approprier un réel savoir technique. Sources écrites et sources orales convergent sur les qualités d’ordre, de propreté, de minutie des rubaniers ; leur goût et même une certaine distinction se traduisent par le souci de la présentation de soi. La fréquentation quotidienne de « belles choses » – les rubans richement façonnés – est souvent avancée comme explication de « l’allure soignée », qui distinguerait les passementiers des autres ouvriers et opposerait l’univers viril de la mine à celui du ruban, même si les deux mondes se côtoient au quotidien dans certains quartiers. Les passementiers sont souvent de la ville et depuis plus longtemps que les mineurs nouveaux venus des campagnes alentour39.

Ouvriers mineurs, verriers, métallurgistes… : les corps à l’épreuve

Je suis né le 22 novembre 1909, à Liévin dans la cité des Genettes au 6 de la rue Malherbe […]. Mon enfance suivit, en fait, les heures de la mine. Mon père rentrait du premier poste, celui du matin vers 14 h 30, après huit heures de travail, parfois dix s’il avait fait « longue coupe » [des heures supplémentaires]. Il avait des mains de mineur, des mains calleuses paraissant toujours tenir un outil. Son visage était marqué par des accidents au fond et des bagarres entre les « broutechoutistes » [tendance anarchiste] et les « jaunes », mais surtout par une chute de quinze mètres dans un « heurtia » [sorte de puits intérieur] de la fosse 1 de Liévin, à l’âge de 13 ans (en 1896), alors qu’il descendait des berlines. Ses yeux bleu sombre louchaient à cause d’une « espiture » [éclat de charbon] qu’il avait reçue et qui avait failli le rendre borgne. Ses cheveux étaient noirs et coiffés raie à gauche très courts. Il avait sur le corps des marques bleues comme des morsures de charbon. Et sans doute, comme ses camarades mineurs, les muscles de ses bras et de ses épaules étaient-ils plus développés que ceux des cuisses et des mollets40.

La mine marque les corps. Elle les affecte d’une usure précoce de maladies spécifiques, dont la silicose. Augustin Viseux est silicosé à 100 %, comme son père et son grand-père, également mineurs. Émile Basly, qualifié de « mineur indomptable » par la chanson Le Meeting du métropolitain, mais aussi de « traître et réformiste » par l’anarchosyndicaliste Benoît Broutchoux, est élu député de Lens en février 1891. Lui qui avait été licencié par la compagnie d’Anzin après la grève de 1884 et qui était devenu en 1885 secrétaire de la chambre syndicale pour les régions de Douai et de Valenciennes monte alors à la tribune de l’Assemblée pour dénoncer, dans le cadre d’une discussion de la future loi sur les accidents du travail, l’usure physique de ses anciens compagnons.

La stratégie réformiste de Basly a été initiée dans le bassin de la Loire par Michel Rondet qui parvient à faire voter en 1890 une loi sur « les délégués mineurs à la sécurité », préoccupation essentielle dans ce métier. Mais parallèlement, des minorités actives résistent à ce réformisme du syndicalisme minier. Le 26 janvier 1886, à Decazeville, un ingénieur hautain et autoritaire, Watrin, qui avait créé des économats et des œuvres sociales faisant concurrence au petit commerce local, est tué au début d’une grève. Son bureau est envahi, il est rossé puis défenestré. La foule s’acharne sur son corps, particulièrement un groupe de femmes. La contestation à Decazeville dure jusqu’à la mi-juin 1886, dans une ville en état de siège. Dans le bassin minier du Gard, les travailleurs se demandent s’il ne leur faudrait pas « watriner » un peu pour obtenir satisfaction : le néologisme a fait florès41. Dans le Nord-Pas-de-Calais, après une série de grèves dont beaucoup se soldèrent par un échec, le syndicalisme réformiste du député-maire Basly, allié aux radicaux au pouvoir, permet de maintenir la paix sociale jusqu’en 1900.

Pour attirer et fixer la main-d’œuvre, les compagnies minières mettent en place une politique de logement. Il s’agit de créer un nouvel espace social, appelé corons dans le Nord-Pas-de-Calais, construit à l’écart de la ville, près des puits, et surveillé par les gardes de la compagnie, où s’organise l’entre-soi, un monde clos où tout se sait.

C’étaient les corons

« Les toits d’un’ couleur plutôt terne

Aux bords, pa l’ temps, usés, rognés

Les vieux corons sont alignés

Tout comm’ les cambus’s d’une caserne.

 

Un minc’ mur sépar’ les visins

Etouff’mal el bruit des disputes…

Alles s’arsamm’ent tertous les cahutes42

Vu’s d’in dehors si bien que d’idins.

 

Quand in a fait les premièr’s fosses

In c bâti ces longs corons.

Ch’est dir’ qu’all’s ont d’l’âg’ ces maisons,

Et qu’all’s ont vu beaucop d viell’s chosses.

 

L’masur i s pass presque ed’ père in fils

Souvint, quand un vieux quitt’ la terre

Ch’est s’i infant qui devient locataire,

Comm’ s’il herit’rot de’ c’logis. »

Jules Mousseron, Feuillets noircis.
Poète, mineur dès douze ans (1880-1926)43.

Les compagnies gèrent aussi les écoles, la santé (caisse de secours avec des médecins salariés), des économats, des caisses de retraite ainsi que l’église, propriété de l’usine. La prise en charge des mineurs et de leur famille participe d’un contrôle des corps et des esprits. Les jardins ouvriers éloignent les mineurs du café, leur fournissent des ressources complémentaires et leur permettent de s’entretenir physiquement pour le travail. La question de la gestion des caisses de secours agite pendant longtemps les organisations ouvrières et patronales. À la bienfaisance, la charité et le patronage, formes d’assistance paternaliste qui renforcent la dépendance, vont se substituer très progressivement le droit, les politiques étatiques et les institutions sociales. Plus d’une décennie de débats législatifs aboutissent à deux grandes lois : en 1894, celle sur les caisses de secours et les retraites minières et, en 1898, celle sur « la responsabilité des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail ». Cette dernière, qui ne couvre que les travailleurs de l’industrie, concerne tout particulièrement les mineurs, victimes de nombreux accidents et de grandes catastrophes collectives – les fameux « coups de grisou » qui ont marqué les mémoires. Fondée sur la notion de risque professionnel, la loi est ambivalente : si elle reconnaît, d’une part, le caractère automatique de la responsabilité patronale en cas d’accident, elle limite, d’autre part, l’étendue de cette même responsabilité en plafonnant l’indemnisation par un montant forfaitaire, c’est-à-dire sans rapport avec le préjudice subi par les victimes. C’est, en somme, l’achat programmé de la santé et de la vie des ouvriers.

La dureté du métier de mineur marque les corps. La mort rôde dans les galeries souterraines. Le 3 juillet 1889, aux houillères de Saint-Étienne, l’explosion du puits Verpilleux fait 207 morts. Face à ces dangers, le mineur déploie héroïquement courage, esprit de sacrifice, solidarité et amour sublimé de son travail. Ce portrait mythique est repris par les syndicalistes eux-mêmes, par exemple dans leur journal, Le Réveil du mineur, le 22 février 1891 :

Tout autour d’eux c’est la menace

Du grisou, des éboulements

Et quand la mort affreuse passe

Dans ses farouches éléments

Mais peu importe, c’est pénible

C’est noble et c’est grand, plein de beauté

Car il faut bien du combustible

Pour la marche de l’humanité44.

Traversant grèves et guerres, la mythologie du monde minier est peu remise en cause pendant un siècle. Elle culminera à la Libération, en 1945-1947.

À l’usine

Dans le second XIXe siècle, l’ouvrière en soie et le mineur sont des figures emblématiques de la mosaïque ouvrière. Mais il en est bien d’autres qui ont en commun la dépendance vis-à-vis d’un patron à qui il faut arracher un maigre salaire en échange d’un travail harassant. Face à cette domination, les résistances sont de tous ordres, individuelles ou collectives. L’ouvrier métallurgiste et le verrier sont d’autres figures viriles. Né en 1891 dans une famille nombreuse d’un père journalier dans un village du Loir-et-Cher et d’une mère couturière à domicile qui élève ses six enfants, Eugène Saulnier a relaté sa mise au travail en 1903, à l’âge de douze ans, dans une verrerie d’une centaine d’ouvriers où il commence son apprentissage. La tâche est attribuée par « marchandage » à un chef de place qui dirige une équipe composée de trois souffleurs et de trois gamins. Les gamins doivent tenir un moule dans lequel les ouvriers souffleurs gonflent d’air le verre avec leur canne. Il fait très chaud et les coups à boire s’enchaînent, périodiquement renouvelés dans un café proche. Les jeunes ouvriers restent parfois plusieurs années comme « gamins », avant de devenir « apprentis ». L’apprentissage est rude, accompagné de coups de pied et de coups de poing : « La vie à la dure, ça paraissait presque naturel pour un arpète. Il fallait en faire un homme !45 » Ces formes de domination entre générations ouvrières peuvent être d’une grande brutalité. Elles ont pour fonction de faire incorporer, par les débutants, non seulement la virilité mais aussi les codes, les coutumes et les hiérarchies du métier46.

Né lui aussi dans une famille pauvre, Pétrus Faure, dont on a déjà évoqué l’enfance comme berger, raconte en 1962, a posteriori, son arrivée à l’usine :

J’avais treize ans quand j’entrai dans une usine de limes au Chambon-Feugerolles. La journée de six heures du matin à six heures du soir était coupée par un repos de deux heures pour les repas. Quelquefois le travail se prolongeait jusqu’à vingt heures. Mon salaire de début d’un sou par heure fut porté à douze heures par jour. C’est plus tard que j’ai compris dans quelles mauvaises conditions d’hygiène travaillaient les ouvriers […]. Je ne parlerai pas du travail des aiguiseurs, dont le rôle consistait à frotter des limes sur une meule. Un tailleur frappait quelquefois 5 000 coups de marteau sur un burin pour faire les dents de la lime. Les ouvriers qui accomplissaient ce travail malsain vivaient rarement jusqu’à cinquante ans. Les ateliers de la trempe étaient généralement des réduits au sol de terre battue. Là les limes après avoir été recouvertes d’un enduit préservatif contre les morsures du feu étaient chauffées à une température très élevée, puis plongées pour les durcir dans une eau polluée d’où s’échappaient des vapeurs nocives. Les fours étaient chauffés au charbon et dégageaient toute la journée des fumées malsaines qui emplissaient l’atelier. Mais le pire c’était l’ivrognerie qui faisait de gros ravages, en particulier les lundis et surtout, les lendemains de paie […]. Les jeunes gens de mon âge de treize à quatorze ans suivaient l’exemple de leurs aînés. Quelquefois même, en fin de soirée, certains ouvriers à moitié ivres se querellaient47.

À cette date, la métallurgie locale employait environ 4 000 ouvriers (soit un quart de la population du Chambon-Feugerolles) dans trois secteurs. La lime, d’abord, est composée majoritairement de petits ateliers et d’ateliers à domicile, où les ouvriers – entre 1 500 et 2 000 – disposent d’une certaine liberté dans l’organisation de leur travail mais doivent toujours se défendre face aux gros fabricants. Après une lutte acharnée pour obtenir un tarif, un premier syndicat est créé en 1889. La boulonnerie, ensuite, compte environ un millier d’ouvriers (dont un nombre important de femmes), employés dans huit entreprises moyennes où règne un patronat réactionnaire, quasiment de droit divin. La grosse métallurgie, enfin, est représentée par quelques très grandes entreprises d’outillage, telle l’usine Claudinon (800 à 900 ouvriers), à l’organisation sociale paternaliste. Comme Eugène Schneider au Creusot, Georges Claudinon, dont le château domine la ville, est député-maire du Chambon-Feugerolles, cumulant ainsi pouvoir économique et pouvoir politique48. Dans le reste du bassin stéphanois, l’électricité concourt, après 1880, au développement du secteur métallurgique – métallurgie lourde ou de transformation – et en particulier d’une industrie du cycle : la bicyclette Hirondelle, qui donnera leur surnom aux policiers parisiens, est fabriquée ici. Saint-Étienne, avec ses 125 000 habitants, se caractérise par une pluriactivité qui associe mines, passementerie, armement et industrie du cycle. Cette diversité permet aux ouvriers et ouvrières de circuler entre les différents secteurs.

Il existe cependant en France, outre les branches maîtresses que sont le textile et la métallurgie, une multitude de métiers très divers – les mégissiers, les chapeliers, les porcelainières, les blanchisseuses ou les ouvrières du tabac, par exemple. Contrairement aux idées reçues, on trouve même des femmes dans l’industrie lourde : une statistique de 1876 en dénombre 405 chez Schneider au Creusot (soit 225 aux Houillères, 119 aux Hauts-Fourneaux, soixante et une à la Forge). Leur fonction est de charger en minerai des brouettes versées dans des chariots qui servent aux hommes à alimenter le haut-fourneau ; leur présence est encore signalée en 188749. Ce qui distingue fondamentalement les existences des femmes et des hommes au travail, c’est la mobilité pour ces derniers, forme de survivance du « tour de France » des compagnons, la possibilité de l’évasion, de la fuite : en prenant la route, emmenant avec lui ses engagements et ses idées, l’ouvrier préfère la liberté à la sécurité.

Détente et sports populaires

Une autre manière d’échapper au travail est de s’adonner à des jeux locaux ou sportifs. Dès le milieu du XIXe siècle, des sociétés relevant, dans leur recrutement et leur fonctionnement (rites et hiérarchie organisationnelle), à la fois du compagnonnage et du mutuellisme permettent aux hommes des classes populaires de se retrouver après le travail pour pratiquer des activités ludoprofessionnelles traditionnelles. Elles sont étroitement liées aux activités de la ville ou de la région. C’est ainsi que les mariniers et les bateliers des berges du Rhône et de la Saône créent des sociétés de jouteurs (il en existe une trentaine à la fin du XIXe siècle) et de sauveteurs (la première société des sauveteurs de Givors est née en 1886), dont les membres poursuivent des objectifs – mutualistes, humanitaires mais aussi récréatifs – en organisant très régulièrement des fêtes nautiques. Les mineurs pratiquent des loisirs spécifiques : dans le bassin du Nord-Pas-de-Calais, il s’agit du tir à l’arc, des jeux de quilles et de balles, mais aussi des combats de coqs (environ 15 000 pratiquants avant la Grande Guerre) et de la colombophilie. Dans le bassin stéphanois, le jeu de sarbacane – souffler dans un tube dont on dit que le modèle est un canon d’arme de chasse – est pratiqué non seulement par les mineurs mais aussi par les armuriers et les tisseurs.

À la fin du siècle, ces jeux sont concurrencés par de nouveaux spectacles sportifs comme le football. Le Racing Club de Lens, fondé en 1906 par des commerçants, des fonctionnaires et des employés du centre-ville, a bénéficié de l’élection d’une municipalité socialiste en 1900 avec pour maire Basly, le secrétaire du syndicat réformiste des mineurs. En opposition à la périphérie, domaine réservé des compagnies minières, le centre-ville est le lieu d’épanouissement de l’autonomie ouvrière (la Maison syndicale y est inaugurée en 1911)50. On constate la même évolution à Montceau-les-Mines où sont créées des sociétés ouvrières, une société de gymnastique (1884), un club de cyclisme et une société de natation. L’évolution est très différente dans la ville proche du Creusot où domine la famille Schneider. Cette dernière organise des sociétés sportives pour encadrer les ouvriers, occuper leur temps mort après le travail et leur éviter le cabaret et le syndicat51. L’Église propose aussi, par le biais de ses patronages, des activités physiques aux futurs citoyens soldats. Les organisations du mouvement ouvrier fondent par la suite leurs propres structures. Comme le souligne Pierre Arnaud, le sport des ouvriers a cependant existé avant le sport ouvrier organisé52.

À partir de 1880 et dans la perspective de la revanche après la défaite de 1870-1871, des sociétés de gymnastique et des sociétés de tir se développent et connaissent un assez grand succès. Mais l’activité de loisir qui symbolise le plus le goût de la liberté et du mouvement est une activité interdite : la pêche à la main dans les cours d’eau, qui permet d’attraper truites et saumons… à condition toutefois de ne pas se faire prendre par le garde champêtre.

Mobilités ouvrières

Pétrus Faure, encore lui, raconte :

J’avais donc vingt ans quand je décidai de voler de mes propres ailes. À la croisée des chemins, je choisis celui qui me conduisait à l’aventure […]. J’écrivais donc à un parent, contremaître à Ugine, de me trouver du travail. Quelques jours plus tard je reçus une réponse affirmative et mon départ fut immédiatement décidé. Ce voyage en Savoie fut pour moi un événement. C’était en effet la première fois que je m’éloignais pour longtemps et de la région et des miens. J’arrivais à Ugine, bourgade blottie au pied du mont Charvin. Pendant un an j’y appris le métier de mouleur […]. Au bout d’un an, je revins au Chambon-Feugerolles où je devais passer le conseil de révision. Dès mon arrivée je cherchais du travail et fus embauché aux aciéries de Firminy en qualité de mouleur […]. En 1912, je décidai de partir pour Genève […]. Après avoir travaillé quelques mois, je décidai d’aller à Paris. Je fus embauché dans une usine où je restai quelque temps. J’allai ensuite dans le Nord à Maubeuge pour travailler comme mouleur aux forges et aciéries de Senelle-Maubeuge.

Au terme d’un périple qui le fait passer par Paris, Genève et Vevey, où il discute avec des anarchistes locaux sans trouver de travail, il arrive à Annecy où il reste plusieurs jours sans manger :

Toutefois ces temps difficiles n’altéraient pas mon moral. J’étais toujours gai, heureux d’être libre et d’agir à ma guise […]. Je partis pour Grenoble où je travaillais d’abord aux établissements Bouchaillet, puis chez Neyret-Bonnier. Là le goût de l’aventure me reprit. Je repartis pour Paris, malgré les protestations de M. Neyret, natif de Saint-Étienne qui aurait voulu me garder. J’y restais peu de temps avant de revenir dans la région lyonnaise. Après avoir travaillé ensuite quinze jours à Melun, puis quelques semaines à Tonnerre, j’arrivai à Lyon où je pus me faire embaucher. J’étais depuis environ deux mois dans cette ville lorsque le 2 août 1914, la Première Guerre mondiale éclata53.

Ainsi, en une année, le jeune ouvrier traverse une quinzaine de villes en se faisant embaucher grâce à son métier de mouleur appris pendant un an à Ugine. Dans ses pérégrinations, il a bénéficié, écrit-il, de la solidarité du monde ouvrier.

Aux déplacements individuels, les patrons ajoutent des politiques de recrutement ciblées, tels les Pavin de Lafarge qui font venir au Teil leurs carriers des villages des montagnes ardéchoises où les curés servent d’intermédiaires. Le système des migrations est donc très complexe, constitué par des allers et retours entre villes et campagnes. Devenus gens de la ville, les mineurs vont faire en été les moissons sur les plateaux vellaves et on trouve les canuts lyonnais en Beaujolais pour les vendanges54.

« Étrangers » de l’intérieur

« Avant la guerre de 1914, il y avait les paysans de Haute-Loire qui venaient à la mine l’hiver. Ils arrivaient à la Toussaint et ils restaient jusqu’à Pâques. Ils logeaient comme pensionnaires dans la famille sur place. On appelait ces étrangers des “blancs” comme ceux du Forez “les ventres jaunes”. Il y avait une certaine concurrence avec les “blancs”. On avait fait une chanson sur les blancs qui viennent prendre le travail des Français… euh… des Stéphanois. »

François Perrin, né en 1892,
mineur de père en fils55.

L’assignation d’un statut d’étranger à des ruraux proches peut aujourd’hui surprendre, même si le processus mémoriel (le récit cité ici en exergue a été recueilli en 1984, moment où le racisme anti-immigrés redevient d’actualité en tant que question politique) explique sans doute en partie la récurrence dans plusieurs témoignages de la référence aux « étrangers », par ailleurs attestée en d’autres lieux. Suivant des filières d’émigration régionales, les migrants vont en ville où ils sont embauchés à la mine ou dans le bâtiment : 42 000 Creusois et Corréziens travaillent à Paris en 1876, 83 000 en 1891 attirés par les travaux haussmanniens puis par le creusement du métro. Dans un style un peu affecté, les deux frères Boneff, écrivains sur le monde prolétaire, dressent une représentation du terrassier idéal-typique de l’ouvrier français, râleur et bagarreur mais engoncé dans les traditions. Dans les faits, la vie des migrants, même temporaires, est difficile, le travail dur, le logement médiocre, la concurrence avec les locaux parfois âpre, voire violente, mais cela permet à une famille dont le fils et le père migrent temporairement d’augmenter de moitié le revenu familial.

D’autres ouvriers arrivent de plus loin et ce depuis longtemps. Les premiers à venir nombreux sont les Belges.

Étrangers d’au-delà les frontières : Belges et Italiens

Ils étaient venus de Belgique, comme toutes les années, troupe avide de gain et de travail. Après l’hiver, l’usine là-bas laisse fuir son contingent de gagne-petits et le soleil qui fait rêver les épis fait glaner l’or en France.

C’est la bonne saison : février voit leur exode.

Ils franchissent la frontière, ils visitent les gens d’outre-Quiévrain ; ils importent les outils avec le linge et les enfants. En voyant passer les Belges, visages bronzés, visages fermés, les Français disent : « Voici les Popauls qui s’installent chez nous. » Ils ont des métiers pleins leurs baluchons, agriculteurs, betteraviers, faucheurs, moissonneurs, ils vont dans les plaines de Brie. Les mêmes fermes, à chaque retour, accueillent les mêmes compagnons, les Belges obstinés et sobres. Carriers, plâtriers, ils besognent à la tâche, aux pièces, ils dépensent leur sueur, ils économisent leur argent. Ouvriers du bâtiment, la maçonnerie et la terrasse font appel à leur force […].

Ils sont nombreux aux portes de la capitale. Ils sont briquetiers, toute la famille, grands et petits, met la main à la pâte d’argile. Ils font la brique de pleine, ils extraient la terre, la moulent, la sèchent, la roulent, l’enfournent, la défournent et cuisent avec elle. Ils se nourrissent comme des porcs et travaillent à prix réduits. Mais le soir, dans le galetas, sur la paillasse, ils comptent les louis qui lestent les foulards grenats. Le four a converti en or les peines, les veillées, les sueurs56.

Sous une forme romancée, associant misérabilisme et une pointe de xénophobie, le « Zola des ouvriers » retrace ainsi l’arrivée en groupe d’ouvriers belges. Ces derniers restent en France jusqu’au dernier tiers du XIXe siècle, ce sont les migrants les plus nombreux : 486 000 en 1886, soit presque un sur deux. En 1901, les Italiens ont pris la première place. La présence d’étrangers n’est pas vraiment une nouveauté : depuis longtemps, des artisans et des ouvriers qualifiés ont apporté ici leur savoir-faire. Ramoneurs, montreurs d’ours, rémouleurs, étameurs, vitriers ou comédiens appartiennent au monde du voyage et des petits métiers ambulants57. Il s’agit d’une émigration masculine et temporaire. Lorenzo Dalberto a raconté dans Memorie di un emigrante son départ de la Valsesia, une vallée alpine du Piémont, en 1882, à l’âge de quatorze ans. Il voyage avec son père, qui avait compris qu’il ne trouverait pas de travail sur place et qui s’était décidé à partir. Ils effectuent le trajet vers la région lyonnaise en diligence puis en tramway jusqu’à Vercelli :

Mon père avait un sac de voyage et moi je tenais toutes mes richesses dans un foulard rouge et jaune de ceux que les femmes portent sur la tête. Tout mon bagage consistait en une paire de pantalons, un gilet, un pardessus et quatre chemises de toile grossière, un béret, une paire de chaussures et trois mouchoirs […]. Moi qui n’avais jamais voyagé, en voyant un tout nouveau pays, j’étais envahi d’une grande joie. Au fur et à mesure que le tram descendait vers la plaine, les montagnes s’abaissaient et s’éloignaient de plus en plus et le paysage alentour m’émerveillait. Je n’étais jamais sorti du cercle de nos montagnes et je n’aurais jamais imaginé un paysage différent58.

À Vercelli, ils prennent le train pour Lyon. Les deux jours de voyage via Turin et Modane s’écoulent lentement aux yeux du jeune Italien, impatient d’arriver. Les Valsésians forment une sorte de colonie à Lyon où ils sont renommés comme plâtriers peintres, spécialisés, entre autres, dans le moulage pour la statuaire religieuse et dans le staff. Pietro Angelo Gugliermina, patron plâtrier peintre né en 1846, s’est installé à son compte dans le quartier lyonnais de Vaise en 1867. Il arrête de travailler à soixante-quatorze ans, en 1920, et écrit alors son autobiographie à l’intention de ses enfants. Après avoir accumulé un pécule en travaillant dur à Lyon depuis 1860, il revient se marier en Italie en 1874 ; mariés et amis sont, en ce jour mémorable, tous en costume local de la Valsesia, témoignage de l’attachement au pays.

Mes affaires marchaient bien et je pus embaucher un, puis deux, puis trois et quatre compagnons valsésians [sur un cliché photographique de 1880, on en voit onze, dont un très jeune]. Tous ces compagnons venaient travailler quand ils ne pouvaient s’occuper dans la montagne et ils retournaient dès que les travaux agricoles le demandaient. Ils prenaient très peu d’argent sur leur paye pour leurs besoins personnels. Quand ils repartaient, je leur donnais leur compte en pièces d’or et ils le transportaient dans leur ceinture de cuir qui avait des poches à cet effet. Cette façon de procéder a duré jusqu’en 1900 environ [en fait 1894]. C’était le bon temps.

Cet exemple montre l’imbrication entre migrations temporaires et migration définitive, et souligne le rôle du métier, des réseaux locaux et des filières qui forment des communautés professionnelles et régionales soudées par l’interconnaissance et des intérêts communs.

La nouveauté dans ce second XIXe siècle, c’est le nombre de migrants et le déplacement de familles entières qui rejoignent souvent des parents déjà arrivés et forment dans certains quartiers de Marseille, de Lyon ou de la région parisienne des « petites Italie ». Les ouvriers étrangers font le bonheur des entrepreneurs pour pallier l’insuffisance de la main-d’œuvre et pour peser sur les salaires. Ils utilisent d’abord des intermédiaires, les padroni, qui racolent par exemple de jeunes Italiennes pour les conduire dans les usines internats des tissages de la région lyonnaise, comme à Jujurieux dans l’Ain où elles doivent travailler en silence, surveillées par des religieuses, et ne rentrer chez elles qu’une fois l’apprentissage terminé. Les jeunes ouvrières reçoivent des gages forfaitaires : 40 à 50 francs par an la première année, 60 à 75 francs la deuxième, 80 à 100 francs la troisième, considérée comme la fin de l’apprentissage59.

Il y a aussi ceux qui alimentent en enfants les verreries de Rive-de-Gier, Andrézieux, Oullins et Givors (1 300 dans la région lyonnaise d’après un article de 1897 sur « La traite des petits Italiens en France »). Il s’agit d’un véritable trafic, avec des dépôts clandestins (à Fontainebleau pour les verreries de la région parisienne) et des contrats léonins signés avec des parents accablés par la misère de la zone montagneuse de la Ciociara (entre Rome et Naples). Les « gamins » travaillent dans des conditions très pénibles, sont très mal nourris et entassés dans des dortoirs immondes où ils dorment à plusieurs par lit. Condamnées par l’Église, ces pratiques envers les enfants seront finalement dénoncées en 1910 par les gouvernements français et italien et le recrutement des « gamins verriers » encadré et surveillé. Plus officiellement, les industriels de Lorraine (pour les Piémontais et les gens du Sud) et du Nord-Pas-de-Calais (pour les Belges) installent de véritables bureaux de recrutement aux frontières avec les pays d’origine (sur la frontière belge ou à Modane)60. La guerre marque un changement de politique avec l’intervention directe de l’État dans la gestion des flux d’étrangers. Depuis la loi sur la nationalité de 1889, la question de la différenciation entre le national et l’étranger semblait en apparence réglée. Pourtant, des courants xénophobes et antisémites parcourent la société française dans les deux dernières décennies du XIXe siècle.

Tentations xénophobes, nationalistes et antisémites

Monsieur le Préfet,

C’est avec respect que je viens vous demander assistance pour revendiquer nos droits.

Depuis plusieurs années, les étrangers pullulent sur nos travaux publics ; particulièrement les Italiens. Les Italiens travaillent pour un prix inférieur au nôtre et leur affluence est si grande que nous sommes obligés de subir une diminution très accentuée pour gagner notre pain ; le premier résultat si on ne veut pas végéter on ne peut pas payer ; chose déshonorante pour la corporation des terrassiers.

Cette main-d’œuvre étant pénible, il faut vivre ; ce n’est pas avec du pain sec que l’on peut résister au travail. Les entrepreneurs préférant les Italiens, dans beaucoup de chantiers ces derniers soutenus par les premiers parce qu’ils en retirent de gros bénéfices […]. Nous avons l’humiliation de nous voir insulter et rudoyer et à la moindre protestation, ceux qui nous enlèvent notre travail ne craignent pas de nous tuer à coups de couteaux : acte de lâcheté. Notre indignation est juste61 !

Cette pétition d’ouvriers terrassiers est intéressante à plusieurs égards : elle s’adresse au préfet, représentant de l’État, en lui demandant « assistance » pour qu’il protège leurs droits qui sont fermement rappelés. On remarque le verbe « pulluler » accolé aux étrangers comme s’il s’agissait d’insectes, d’usage fréquent dans la période. C’est la concurrence dans le travail payé moins cher aux Italiens qui est ici pointée du doigt. Le stéréotype de l’Italien lâche et qui joue du couteau est aussi présent. La pétition relève de l’économie morale : les terrassiers français, persuadés qu’on leur vole leur pain quotidien, qualifient de « juste » leur indignation xénophobe.

Xénophobie ouvrière et chasse aux Italiens

La demande de protection du travail a été revendiquée dès la monarchie de Juillet par les organisations corporatives. La nouveauté, dans le dernier tiers du XIXe siècle, est le nombre d’incidents antiétrangers et les populations concernées : la poussée xénophobe en France ne concerne pas seulement les Italiens, mais aussi, entre autres, les Belges et les Espagnols. Laurent Dornel, qui s’est livré à la première étude exhaustive des pratiques sociales xénophobes des terrassiers, dockers, portefaix, mineurs, verriers, etc.62, estime que sur 300 incidents entre Français et étrangers recensés pour la période 1819-1914, 230 ont lieu entre 1870 et 1914. Michelle Perrot en compte 89 entre 1867 et 1893, dont 58 entre 1882 et 1889. Cette xénophobie se manifeste par des violences symboliques – injures, pétitions, protestations écrites ou orales – mais aussi par des rixes (à la sortie d’un bal ou du cabaret le plus souvent) qui dégénèrent parfois en chasse à l’homme – on dit, dans une forme d’animalisation, « chasse aux ours » pour les Italiens.

Des manifestations massives et des troubles graves débouchent parfois sur l’émeute, comme la tuerie d’Aigues-Mortes en 1893 (huit morts) qui est la plus connue63. Résumons : lors de la campagne du ramassage du sel à l’été 1893, des trimards venus des montagnes ardéchoises et cévenoles et des ouvriers locaux s’en prennent à des groupes de travailleurs piémontais ou toscans appelés Italiens. Cela commence par une rixe le 16 août : le travail payé à la tâche est très pénible et les trimards ne parviennent pas à suivre les Piémontais, plus rapides. Les autorités – gendarmes, maire, juge, préfet – arrivent pour rétablir le calme. Mais le 17 août a lieu un massacre : au moins huit Italiens sont tués et à des dizaines blessés. Le procès qui s’ensuit se solde par un acquittement général. Les événements donnent lieu à un incident diplomatique et à des tensions entre la France et l’Italie.

Ne pouvant reprendre ici le panorama exhaustif de tous les incidents xénophobes dressé par Laurent Dornel, nous présenterons deux cas spécifiques pour mieux comprendre leur contexte d’éclosion, l’attitude complexe des protagonistes sur le moment et les conséquences de ces troubles qui ont secoué les deux dernières décennies du siècle de la France industrielle à l’est d’une ligne Dunkerque-Montpellier.

Les Vêpres marseillaises se sont déroulées à Marseille en juin 1881. La ville compte alors 360 000 habitants, dont 58 000 « Italiens » (33 000 hommes et 25 000 femmes). Les Piémontais et les Toscans de Lucques travaillent comme ouvriers dans les huileries, savonneries, raffineries de sucre, fabriques de pâtes alimentaires, tanneries, et usines métallurgiques, et sont payés environ un tiers de moins que les ouvriers français. Les Napolitains sont plutôt pêcheurs ; les Génois sont portefaix ; les femmes, domestiques ou cuisinières. S’ajoutent aussi des saisonniers qui viennent de septembre à juin puis repartent faire les moissons « au pays ».

Le 17 juin 1881 a lieu un défilé militaire des troupes du corps expéditionnaire revenues de Tunisie : la « foule est enthousiaste et chauvine », rapporte Le Petit Provençal, et les maisons sont pavoisées de tricolore. Sur le vieux port, le bruit se répand que, au passage des soldats, des sifflets sont venus d’un club italien fréquenté par des hommes d’affaires. À la fin du défilé, la foule – 10 000 personnes environ – se regroupe devant le club et arrache l’écusson sur la façade ; le préfet Poubelle essaie de parlementer pour obtenir le retour au calme. Le lendemain, de jeunes « nervis » s’en prennent aux ouvriers italiens dès l’embauche, à 5 h 30 du matin, sur le cours Belsunce. À coups de pierres et de gourdins, une bande de 350 personnes environ se livre à une véritable « chasse aux Italiens » dans toute la ville. Voulant venger leurs compatriotes molestés la veille, le dimanche 19 juin, une trentaine d’Italiens regroupés dans une auberge et armés de hachettes, de couteaux et d’un revolver sortent en ville. Dans leur course, ils blessent grièvement trois personnes ; deux d’entre elles meurent peu après, dont un homme d’origine espagnole blessé au couteau. La foule s’en prend alors à tous les « Italiens ». Un jeune menuisier est tué à coups de bâton dans la soirée. Le lendemain, la troupe occupe la ville, les cafés sont fermés, le calme revient. Bilan : trois morts, deux Français et un Italien, et de nombreux blessés. Pour les quarante-cinq Français jugés ensuite, des non-lieux ou des peines légères sont prononcés. Le seul à être condamné plus lourdement pour le meurtre du jeune menuisier italien est un Noir de dix-sept ans, reconnu, dit-on dans le prétoire, grâce à sa couleur ! De l’autre côté, 175 Italiens sont poursuivis, 146 sont relâchés, dix-huit condamnés à des peines inférieures à six mois de prison ; onze sont traduits devant la cour d’assises : deux sont acquittés, les autres condamnés à des peines allant de six mois à dix ans de prison. La balance de la justice est déséquilibrée. L’incident du club italien n’aurait pas eu de suite si la police était intervenue rapidement pour contrer les bandes de nervis ; la municipalité (radicale) a adopté une attitude attentiste. Mais dans cette émotion urbaine, c’est aussi la rivalité coloniale entre l’Italie et la France qui était en jeu : le défilé militaire organisé ce jour-là célébrait en effet la victoire contre les Italiens en Tunisie et la signature en mai 1881 du traité du Bardo instituant un protectorat sur la Tunisie au profit de la France64. Il s’agit donc d’un épisode de nationalisme populaire.

Entre 1880 et 1900, après une période de rapports tendus entre l’Italie et la France à cause de la compétition entre puissances coloniales et de l’alliance militaire, la Triplice (conclue en mai 1882 entre l’Italie, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie), se manifeste une véritable italophobie65. Les migrants transalpins venus de villages ou de petites villes ont beau ne partager ni une conscience nationale unitaire (datant de 1871, l’unité du pays est toute récente) ni la même langue (ils parlent plusieurs dialectes locaux très différents), le regard raciste les voit comme étant « tous les mêmes ». La poussée xénophobe en France ne concerne d’ailleurs pas seulement les Italiens, mais aussi très largement les Belges dans le Nord et le Bassin parisien.

Le pays est alors en pleine crise : la « Grande Dépression » économique et sociale (1873-1896) bouleverse les équilibres et provoque entre 1889 et 1891 une crise politique. Le mouvement du boulangisme, mené par le général Boulanger, ministre de la Guerre entre 1886 et 1889, représente une menace pour la République qui a accordé des droits et des libertés (liberté de la presse en 1881 ou encore loi sur les organisations professionnelles patronales et ouvrières en 1884). La crise politique vient aussi des anarchistes qui occupent alors le devant de la scène.

Lyon, 1894 : « Vive Carnot, à bas les Italiens ! »

« Avant même d’être allé à l’école, le morveux a déjà dans le sang la haine de l’étranger, la vanité nationale, l’idolâtrie du sabre, l’adoration mystique de la patrie. Il est déjà patriote. »

Gustave Hervé.

Le 22 mai 1881, en se séparant des autres groupes socialistes, les anarchistes s’étaient déclarés autonomes : ils prônaient alors la négation du suffrage universel et établissaient une distinction entre la patrie – le lieu où l’on est né et où l’on a vécu – et le patriotisme, qui conduit à la haine de l’autre, à la xénophobie et au culte de l’État. De 1892 à 1894, la France connaît une vague d’attentats qui relèvent de la « propagande par le fait », décidée au congrès anarchiste de 1881, et qui provoquent la terreur parmi la population. Ceux-ci sont l’œuvre de François Ravachol, qui place de la dynamite dans les immeubles où résident les magistrats chargés alors de juger des militants libertaires, ou d’Auguste Vaillant, jetant sa « machine infernale » dans l’hémicycle de la Chambre des députés en 1893.

C’est le cas aussi de l’anarchiste italien Sante Caserio qui assassine le 24 juin 1894, dans le centre-ville de Lyon, le président de la République Sadi Carnot, en visite officielle pour inaugurer l’Exposition universelle, internationale et coloniale. Sante Caserio souhaitait venger Auguste Vaillant, guillotiné en février 1894. Le meurtre du président de la République est suivi pendant quatre jours d’exactions contre la colonie italienne de la région lyonnaise. Plusieurs questions se posent à propos de ces événements : qui sont les émeutiers ? Quelles ont été leurs motivations ? Quels ont été leurs actes précis et quel sens donner à cette violence66 ? On peut constater dès l’abord une différence entre les actes commis les 24 et 25 juin (essentiellement, drapeau tricolore au vent, des destructions et des incendies) et ceux des jours suivants (surtout des vols). Il est utile, pour comprendre, de reconstituer la chronologie fine des événements.

Le président Sadi Carnot est touché au foie par le coup de couteau de Caserio à 21 h 15, au cours du déplacement de quelques centaines de mètres effectué en calèche entre l’Opéra et le restaurant Casati où devait se tenir le repas de gala. Il décède dans la nuit. La soirée du 24 juin est marquée par des manifestations patriotiques avec drapeaux tricolores et chant de La Marseillaise devant des lieux symboliques de la présence italienne, notamment le consulat rue de la Barre, où le drapeau italien est mis en berne, et le Grand Café Casati rue de la République. La famille Casati, installée à Lyon depuis la fin du XVIIIe siècle, tient l’établissement de restauration le plus luxueux de la ville, fréquenté par les notables et les classes supérieures. Casati incarne la réussite économique insolente d’un Italien. Vers 23 heures, à la suite d’une altercation entre un consommateur et un garçon de café d’origine italienne, une foule considérable, entraînée par les étudiants bien mis des cercles catholiques et les moniteurs des sociétés de gymnastique, prend d’assaut l’établissement, détruisant glaces et matériels et dévastant les différents locaux. Le préfet parle « d’un moment d’exaspération bien naturel » tout en pointant du doigt les jeunes gens des sociétés patriotiques, qui s’en sont également pris au consulat d’Italie aux cris de « Vive Carnot, à bas les Italiens ! ». Des domiciles d’Italiens sont saccagés ; des magasins italiens sont éventrés, mais aussi des boutiques d’artisans ou de sculpteurs. Les destructions de marchandises et les incendies – véritables autodafés – ont lieu dans la nuit du 24 au 25 juin et dans la journée du lendemain. Des mots d’ordre nationalistes y ont été proférés, en même temps que s’exprime un soutien aux forces de l’ordre, aux cris de « Vive la gendarmerie, vive l’armée ! », « Sus aux Italiens brûlez tout, ce sont des Italboches [allusion à l’alliance militaire de l’Italie avec l’Allemagne], tapez dessus et saccagez ! ». Rue Saint-Pothin, un groupe armé de cannes d’entraînement extirpe une famille de son domicile et force la mère à crier « Vive la France, à bas l’Italie ! »67. Ces exactions se font en bandes de quelques dizaines à plusieurs centaines d’individus, entraînées par un chef, souvent un ancien militaire, dans les quartiers de la Mulatière, des Brotteaux et de la Croix-Rousse. Fait surprenant, dans le quartier de la Guillotière, une bande délibère sur le mode de scrutin pour savoir si l’épicerie tenue par un couple mixte doit être incendiée : décidera-t-on à main levée ou bien à bulletins secret68 ? On opte finalement pour le vote à main levée favorable à l’incendie, mais étant donné que la troupe quadrille à cette heure le quartier, la résolution est remise au lendemain. Les commissaires de police sont débordés et impuissants face à des groupes importants. Le mardi 26 au matin, à Saint-Clair, une bande d’une vingtaine de manifestants, arborant un drapeau tricolore entouré d’un crêpe noir, saccage une autre épicerie et met le feu aux marchandises. Arrêté, leur chef, un camelot de vingt-deux ans, précise : « Nous avons veillé à ce que le feu ne se propage pas à l’immeuble car il y a des ménages français. Nous avons interdit au public de toucher à quoi que ce soit pour écarter toute accusation de vol. Nous ne sommes pas des voleurs, mais des patriotes indignés qui voulons que l’on chasse les Italiens qui nous ruinent et nous insultent. »

C’est le dernier acte exclusivement patriotique et nationaliste. Ensuite, on ne détruit plus et les vols succèdent aux bûchers. Les pillages des magasins et des appartements abandonnés par les Italiens ont essentiellement lieu au cours de la journée du 26 juin et ne diminuent que tard dans la soirée. Il s’agit là d’actes individuels de récupération, très souvent dans des commerces proches du domicile des émeutiers vraisemblablement clients de ces magasins.

Le maire fait afficher le 27 juin un communiqué considérant les émeutiers comme de « vulgaires malfaiteurs ». Le même jour, l’ensemble de la presse lyonnaise publie un communiqué commun : malgré le « crime monstrueux », « il est impossible de tolérer ces violences dont les mobiles n’ont rien de patriotique ». Dans un premier temps, seul le consulat d’Italie est réellement protégé. Une section d’infanterie est aussi envoyée à l’Exposition universelle, internationale et coloniale pour protéger les exposants italiens. Le retour à l’ordre, tardif mais vigoureux, est garanti par l’armée, qui quadrille les rues entre le 26 juin et le 5 juillet ; 1 300 arrestations ont eu lieu à l’occasion de ces émeutes et le tribunal correctionnel fonctionne sans discontinuer du 29 juin au 12 juillet. Au total, 348 personnes sont poursuivies en correctionnelle, soixante-dix-sept sont acquittées et 271 condamnées (entre un et trois mois de prison)69. Les prévenus sont essentiellement des jeunes gens : les deux tiers ont moins de vingt-cinq ans ; le plus jeune, arrêté pour vol, a onze ans. La situation est inverse pour les femmes, qui sont peu nombreuses (5 % des dossiers) : sur les quinze condamnées, dix ont plus de quarante ans, dont une soixante-dix ans. Une seule a moins de vingt-cinq ans, une « fille soumise » de dix-neuf ans (prostituée sans doute encartée) arrêtée pour vol dans l’épicerie voisine de son domicile. Le genre et l’âge différencient donc fortement les condamnés. Quasiment tous les prévenus énoncent une profession, ce qui est tout à fait contradictoire avec la figure dressée dans la presse de voyous « sans foi ni loi ». Les métiers appartiennent tous au monde ouvrier ou artisanal et à la domesticité. Un seul groupe professionnel se distingue par sa présence notable, celui des maçons, originaires de Creuse, de Corrèze ou de Haute-Vienne. De cette énumération ressort le capital agonistique des jeunes gens des milieux populaires. Les femmes sont le plus souvent des ouvrières du textile, matelassières ou encore revendeuses, des petits métiers de la rue. Elles sont toutes condamnées pour vol. Les inculpés habitent dans les quartiers de garnis, ce qui, avec la liste des produits volés, donne un sens à leurs gestes : il s’agit en fait de la « récupération » par des pauvres de produits de nécessité. Bougies, chocolat, savon, boîtes de sardines ou de cacao… : telle est la litanie des produits volés et retrouvés ; s’ajoutent parfois des fûts de vin ou des liqueurs. Un journal signale l’attrait particulier pour les produits coloniaux (chocolat et cacao), luxe ordinairement peu accessible.

Le voisinage n’a cependant pas une attitude univoque. Certains aident les Italiens attaqués : c’est notamment le cas de voisins qui les abritent lors des mises à sac, et qui témoignent à charge contre les inculpés ou envoient des lettres de dénonciation. D’une façon générale, le jury populaire des assises a été très clément : sur les quatre inculpés, seul celui qui menait une troupe de 1 000 personnes avec des fusils et des bâtons a été légèrement condamné. La grande différence avec les autres journées d’émeutes anti-italiennes, à Marseille en 1881 ou à Aigues-Mortes en 1893, c’est qu’il n’y a aucun mort italien à Lyon. Les émeutes ont cependant fait trois morts, deux assaillants et un policier. Les victimes italiennes ont subi de très importants dégâts matériels qui sont inventoriés, comptabilisés, très peu indemnisés, et très tardivement (cinq ans plus tard)70. Mais on ne peut évaluer les peurs, les angoisses, les dégâts psychologiques et moraux de celles et ceux qui ont été brusquement attaqués et qui ont vu leur destin basculer. Deux indices d’ordre différent, collectif et individuel, le montrent. Plusieurs milliers d’Italiens ont quitté précipitamment avec leur famille la région lyonnaise. Dès le 26 juin, des départs massifs d’ouvriers sont ainsi signalés de toute la région – Rive-de-Gier, Villefranche, Saint-Fons – soit par peur des attaques, soit parce qu’ils sont renvoyés par leurs patrons71. En revanche, le directeur de l’entreprise Saint-Gobain, à Saint-Fons, refuse de licencier ses ouvriers italiens, ce qui se traduit par des désordres prolongés dans la commune et l’envoi de la troupe pour arrêter les jeunes émeutiers, une bande d’une vingtaine de garçons tous âgés de moins de vingt-cinq ans. Deuxième indice, la mention du suicide, à l’automne 1894, d’Auguste Quagliotti, un marchand de légumes rue d’Austerlitz : à la suite des dégâts commis par une bande de la Croix-Rousse le 26 juin, son magasin fait faillite.

La population italienne diminue de 1 000 personnes entre deux recensements dans le département du Rhône72. Dans tout le Sud-Est, des violences se produisent, les ouvriers italiens sont chassés et, à Grenoble, le consulat italien est mis à sac.

Sante Caserio, le jeune homme qui a assassiné Sadi Carnot, est jugé le 3 août 1894. Cet ouvrier boulanger de Sète, âgé de vingt et un ans, n’a droit qu’à un procès expéditif. Il y revendique fièrement son acte au nom de l’anarchie et de la vengeance des camarades guillotinés : « Eh bien, si les gouvernements emploient contre nous les fusils, les chaînes, les prisons, est-ce que nous devons, nous les anarchistes, qui défendons notre vie, rester enfermés chez nous ? Non… Vous qui êtes les représentants de la société bourgeoise, si vous voulez ma tête, prenez-la ! » La condamnation à mort est immédiatement suivie de son exécution publique, le 16 août au petit matin, devant une foule retenue au loin.

Les lois d’exception de 1893-1894, baptisées « lois scélérates » par la Ligue des droits de l’homme (nouvellement fondée après l’affaire Dreyfus) sont adoptées dans la précipitation après les attentats anarchistes, créant un nouveau délit « d’apologie du crime », limitant la loi sur la presse en ajoutant un délit d’opinion (loi du 12 décembre 1893) et créant un délit « d’association de malfaiteurs » puni des travaux forcés (le bagne). La loi du 28 juillet 1894 (un mois après l’assassinat de Sadi Carnot) réprime la propagande et les menées anarchistes (y compris par la surveillance du courrier)73.

Cette période correspond à « un moment anarchique de l’histoire ouvrière » selon la formule d’Yves Lequin74. Des groupes politiques rivaux s’entre-déchirent tout en conservant une sensibilité et des références partagées : la mémoire encore vive de la Commune et plus largement celle des héros et des martyrs de la guerre sociale du XIXe siècle. La parenthèse des attentats anarchistes, qui suscite un fort rejet dans l’opinion publique, sera de courte durée.

Cette fin du XIXe siècle est aussi un « moment xénophobe » non seulement dans l’histoire ouvrière mais aussi dans celle de l’État républicain, qui inscrit la discrimination dans le droit. À titre d’exemple, l’article 10 de la loi du 21 mars 1884 « relative à la création des syndicats professionnels » (dite loi Waldeck-Rousseau) prévoit que « les travailleurs étrangers et engagés sous le nom d’immigrants ne pourront faire partie des syndicats75 ».

Les projets de loi sur la protection du travail national se succèdent quasiment sans interruption à la Chambre des députés jusqu’en 1914 (dont six dans la seule année 1889). Le décret du 2 octobre 1888 institue, en imposant une déclaration obligatoire de résidence, un contrôle administratif spécifique sur tous les étrangers. Les décrets du 10 août 1889 qui stipulent la possibilité, pour les marchés publics, d’établir des quotas d’étrangers, ainsi que la loi du 8 août 1893 « relative au séjour des étrangers en France et à la protection du travail national » vont également dans le sens d’une politique de stigmatisation, d’exclusion et de contrôle des travailleurs immigrés. Certains projets de loi envisagent d’établir une taxation sur les ouvriers étrangers : « Cela rétablirait l’égalité rompue au détriment des ouvriers français par l’invasion des ouvriers allemands, italiens, suisses », écrit le député Pradon dans un de ses projets de loi en 1885. Les différents gouvernements de la IIIe République refusent de franchir ce pallier dans la discrimination en mettant en avant « les droits de l’homme », ou « la peur des représailles par les gouvernements étrangers » auxquels la France est par ailleurs liée par des conventions. Jusqu’en 1906, les quotas d’ouvriers étrangers sont défendus par les députés socialistes, dont le guesdiste Paul Lafargue, député du Nord, au nom de l’égalité des salaires, tandis qu’ils sont combattus par la droite au nom du libéralisme économique76. La répétition incessante des arguments xénophobes et de la norme qu’ils impliquent conduit la nationalité à devenir un critère de classification et d’identification, donc un élément de discrimination77.

Le moment antisémite

Caractéristique de ce moment xénophobe et antisémite, un « papillon » portant le texte d’une chanson est lancé d’un tramway par un « gamin » le 31 mars 1899 à Lille :

Il y a trop longtemps qu’nous sommes dans la misère

Chassons l’étranger

Ça f’ra travailler

Ce qu’il nous faut c’est un meilleur salaire

Chassons de notre pays

Toute cette sale bande de Youdis78.

L’antisémitisme de la fin du XIXe siècle transcende les catégories sociales et les opinions politiques. On le trouve aussi dans les franges catholiques et socialistes de la classe ouvrière.

Dans une Lettre des ouvriers juifs de Paris au Parti socialiste français publiée en 1898, Karpel et Dinner réfutent énergiquement la doxa antisémite : « Nous nous apercevons que, quand on parle des Juifs, de quelque manière que ce soit, dans le sens moyenageux ou dans le sens moderne, on paraît oublier qu’il existe un prolétariat juif ; on paraît croire que les Juifs sont tous des riches, des banquiers […]. Et, pourtant, nous sommes, hélas ! le peuple le plus prolétaire du monde79. »

Ayant fui les pogroms antisémites de la Russie tsariste en 1881 pour atterrir dans le « Pletzl » de Paris (autour de la rue des Rosiers) et travailler dans la confection, la fabrique de casquettes, les cuirs et peaux ou la fourrure, ces ouvriers juifs socialistes s’en prennent aux préjugés diffusés en France. Les milieux socialistes ne sont pas en reste. En effet, Blanqui, Fourier et Proudhon ont, par des propos et écrits antisémites, contribué au mythe de la toute-puissance de la finance juive, à partir de la dénonciation des banquiers capitalistes, dont la famille Rothschild est l’incarnation. L’antisémitisme des milieux de gauche et d’extrême gauche est à la fois économique, anticapitaliste et anticlérical contre « les gros », les prêtres, les juifs, les francs-maçons, le suffrage universel et les parlementaires80. Très lu dans les milieux ouvriers d’autodidactes et par plusieurs générations de syndicalistes révolutionnaires, Proudhon est ouvertement antisémite. Il écrit en 1847 dans ses Carnets pour un projet d’article : « Juifs. Faire un article contre cette race, qui envenime tout, en se fourrant partout, sans jamais se fondre avec aucun peuple. Demander son expulsion de France, à l’exception des individus mariés avec des Françaises ; abolir les synagogues, ne les admettre à aucun emploi […]. Le Juif est l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie ou l’exterminer81. »

La propagande socialiste antisémite atteint son acmé en 1889-189982. En 1882 apparaît le mot « antisémitisme » alors qu’est créé un comité de secours aux juifs russes victimes des pogroms, présidé par Victor Hugo. La dénonciation du krach de la banque l’Union générale, auquel les Rothschild sont mêlés83, irradie les courants antisémites à gauche comme à droite. La même année, l’abbé Chabauty, dans Les Juifs, nos maîtres, dénonce le complot de la maçonnerie judaïque contre l’Occident chrétien. En 1883, les assomptionnistes lancent le journal La Croix et transforment l’hebdomadaire Le Pèlerin en un magazine attrayant avec des photographies en direction d’un public plus populaire. L’antijudaïsme théologique des catholiques est revivifié. La presse catholique apparaît à l’avant-garde de l’élaboration et de la diffusion des stéréotypes sur les juifs en promouvant l’équivalence entre républicains, juifs, étrangers et Gambetta (par ailleurs d’origine génoise par sa mère). Les juifs servent de boucs-émissaires malgré leur faible nombre, 0,2 % de la population française (80 000 en tout depuis la perte de l’Alsace et l’arrivée de juifs d’Europe orientale, dont 50 000 à Paris).

En 1886, Édouard Drumont, quarante-deux ans, qui travaille au Monde, journal de l’évêché de Paris, publie un brûlot antisémite plébéien, La Libre parole, qui devient un best-seller. L’ancien communard Benoît Malon, directeur de la Revue socialiste, en fait un long compte rendu élogieux84. Édouard Drumont rend hommage aux blanquistes et à Benoît Malon qui ont contribué à faire pénétrer dans le milieu ouvrier un antisémitisme à caractère social et anticapitaliste permettant de mobiliser les couches populaires déstabilisées par les progrès techniques, la transformation des cadres traditionnels, les tensions de l’industrialisation et les mutations du monde : en 1888, sous le poids de la faim, des boulangeries sont pillées à Paris et Drumont publie La Fin d’un monde.

En 1891, le sous-préfet Isaac, en charge du maintien de l’ordre lors de la fusillade de Fourmies au cours de la manifestation du 1er mai (neuf morts dont quatre femmes et un enfant) était juif, comme le préfet, Vel-Durand. Drumont s’en saisit et les dénonce dans Le Secret de Fourmies, édité chez Savine en 1892. Le Lillois, hebdomadaire illustré populaire, exploite particulièrement la fusillade de Fourmies pour condamner l’incapacité du préfet « sémite » Vel-Durand et « du petit youtre Isaac », dont on rappelle la naturalisation récente en Algérie par le décret Crémieux85. Autour de Drumont, président d’honneur, se constitue la Ligue antisémitique de France en 1889. Ses effectifs ont sans doute été surévalués et n’attendraient pas 3 000 personnes, dont la moitié en province86. Guérin, son principal animateur, lance un journal financé à l’aide des royalistes, L’Antijuif, tiré à 50 000 exemplaires mais éphémère. Sa seule postérité fut d’avoir contribué à forger l’expression « Fort Chabrol », lorsque Guérin clama avoir résisté à un assaut de la police dans sa maison bien protégée, située rue de Chabrol (alors qu’il s’agissait probablement d’un coup monté pour faire oublier le procès de Dreyfus à Rennes)87. Le groupe de la Jeunesse antisémitique, mouvement d’action de jeunes étudiants et lycéens, devenu Parti national antijuif, a duré plus longtemps et parvint à s’implanter en province (à Caen, Lille, Lyon, Marseille, Nîmes, Rouen et Saint-Étienne) avec des effectifs réduits cependant (jamais plus de 1 000 au total).

Dans le mouvement ouvrier, il n’y a pas de grands partis formellement organisés, plutôt des groupes et des syndicats aux contours fluctuants. On peut difficilement parler d’antisémitisme socialiste doctrinaire, même s’il y eut des « visionnaires » antisémites après Fourier et Proudhon, tels Alphonse Toussenel, qui publie, en 1867, Du Molochisme juif en reliant « esprit judaïque et cléricalisme ». Si les déclarations à tonalité antisémite du premier député socialiste Clovis Hugues en 1881 (qui collabore à La Libre Parole de Drumont), comme de Jules Guesde et même de Jaurès n’en font pas des antisémites militants, elles correspondent à un discours social ambiant. Reste à comprendre comment ce discours a été accepté. Pour Marc Angenot, « l’antisémitisme est dans la doxa française moderne comme un poisson dans l’eau ». Socialistes ou féministes, les discours de rupture n’échappent pas toujours à cette logique politique hégémonique88.

Au début de l’affaire Dreyfus, le syndicaliste révolutionnaire Émile Pouget écrit, avec son style habituel, dans Le Père peinard : « Un youtre alsacien, Dreyfus, grosse légume au ministère de la Guerre, a bazardé un tas de secrets militaires en Allemagne. Ohé, bourgeois, ne vous épatez donc pas ; les militaires ont ça dans le sang89. » Dans un numéro antérieur, Pouget avait expliqué quel sens il entendait donner à ce terme : « De religion, de race, il n’en est plus question. Le youtre, c’est l’exploiteur, le mangeur de prolos : on peut être youtre tout en étant chrétien ou protestant90. » Cette tactique de redéfinition des mots, qui se croit capable de déracialiser un vocabulaire raciste tout en le reconduisant et en racialisant le capitalisme, demeure extrêmement problématique… et conforte par ailleurs la culpabilité de Dreyfus.

En 1893, une quarantaine de socialistes sont élus députés, dont Jaurès, Guesde et Millerand. Le socialisme français est divisé. Le Parti ouvrier français de Guesde et de Lafargue est le groupe le plus important. Les socialistes révolutionnaires d’Allemane, implantés dans le mouvement syndical, viennent de se séparer des possibilistes de Brousse. Les socialistes indépendants représentent, avec Millerand, l’aile droite du mouvement. Tous tardent à s’engager pour Dreyfus, à l’exception des allemanistes qui condamnent la décision du conseil de guerre dès 1894. Le journal guesdiste La République sociale de Narbonne écrit même un article intitulé « Dreyfus et les traîtres » le 8 novembre 1897 : « Les youtres de la Finance et de la politique, les corbeaux rapaces […] ont décidé que celui d’entre eux qui s’était voué aux plus abominables besognes passerait, comme ils y passent eux-mêmes, à travers les mailles du filet, et il y passera. »

On lit de même, dans le journal guesdiste Le Réveil du Nord, sous la plume du socialiste Émile Moreau, le 28 janvier : « En réalité le gouvernement de l’Europe, la direction de ses affaires est entre les mains d’un syndicat israélite qui fait la pluie et le beau temps dans la politique européenne et en recueille tous les bénéfices. La bourgeoisie catholique a bien essayé de se mettre en travers de cette effrayante accumulation des richesses mondiales entre les mains des fils d’Abraham, d’Isaac et de Jacob mais elle a toujours été vaincue… Quoi qu’on fasse, c’est le mosaïque syndicat qui l’emportera. » Le lendemain, dans un éditorial du journal, Jules Guesde, du Parti ouvrier français, répond à son « camarade », en condamnant ces propos, mais d’une façon très ambiguë : « La finance, sans doute est aux mains des sémites que leur vie séculaire hors de toute propriété terrienne a préparés, entraînés à la propriété mobilière et à son maniement. Mais […] ils ne forment qu’une partie de la haute banque. »

L’antisémitisme ouvrier se manifeste de diverses façons, comme chez ce tisseur hazebrouckois qui se propose de tisser « gratuitement le linceul de juif » ou chez les travailleurs de l’habillement qui se heurtent à la concurrence des ouvriers juifs arrivés depuis 188191.

Les bandes antisémites de la région parisienne, dont l’un des foyers se trouve à la Villette parmi les bouchers (en fait les équarisseurs) des abattoirs, mènent des incursions violentes dans les quartiers juifs de Paris, le Marais, le Sentier et Belleville, entre 1892 et 1894. Un instant assoupie, la Ligue antisémitique se relance et connaît son apogée en 1898 comptant plusieurs milliers d’adhérents organisés en sections en région parisienne et en province à Nancy, Marseille et Lyon. Son chef, Jules Guérin, fidèle en cela à Drumont, se dit « national » et « social » ; il ambitionne de conquérir les suffrages des travailleurs. Ainsi, en août 1898, il crée la Société mutuelle de protection du travail national, sorte de nouvelle Bourse du travail. La ligue recrute beaucoup parmi les petits commerçants et artisans, elle attire aussi des ouvriers des métiers parisiens et des chômeurs. L’agitation antisémite culmine avec le procès de Dreyfus. La période des troubles s’étend sur plus de dix-huit mois, de janvier 1898 à août 1899. De mi-janvier à fin février 1898, de graves émeutes éclatent à Paris, Marseille, Lyon, Nancy, Bordeaux, Perpignan, Nantes, Angers, Rouen et Chalon-sur-Saône. Les manifestations vont du simple chahut de lycéens au cortège de plusieurs milliers de personnes qui saccagent les boutiques réputées juives. Les manifestations durent entre trois jours et plus d’une semaine selon les villes.

Le 17 janvier 1898, au paroxysme de l’Affaire, immédiatement après la publication du J’accuse ! d’Émile Zola contre la condamnation de Dreyfus, des cortèges manifestent dans toute la France dans les quartiers juifs aux cris de « Conspuez Zola ! » et « Mort aux juifs ! ». À Paris, un meeting antisémite réunit plusieurs milliers de personnes. Une centaine de militants ouvriers parisiens, des allemanistes et des anarchistes principalement, empêchent la tenue de cette réunion. C’est la première affirmation forte d’un rejet explicite de l’antisémitisme dans le mouvement ouvrier, alors que l’extrême droite tente de s’implanter dans les milieux populaires. Mais le 19 janvier, après les poursuites judiciaires lancées contre Zola, un manifeste est publié par trente-deux députés socialistes qui se déclarent « au-dessus de la mêlée ». Les parlementaires socialistes sont sensibles à la pénétration des mots d’ordre nationalistes et antisémites dans les couches populaires et pensent aux prochaines élections législatives en mai 1898. Après les élections, un groupe d’une vingtaine de députés antisémites, avec Drumont à sa tête, s’installe à l’Assemblée. Mais ce ne sera qu’un feu de paille : le parlementarisme antisémite est anéanti en 1909.

Certains groupes ou journaux socialistes ou anarchistes travaillent à réfuter les arguments antisémites. Parmi eux, l’organe des coopérateurs, Le Moniteur des syndicats ouvriers, publie en 1889 une étude, « Une question sociale : les Juifs », montrant une diversification de leurs secteurs d’activité en dehors de la haute banque et affirmant que l’hostilité aux juifs « est contraire aux principes d’égalité92 ». L’affaire Dreyfus a finalement joué une fonction de clarification en contribuant à contenir la progression de l’antisémitisme à gauche de l’échiquier politique.

Au tout début du XXe siècle, au terme de cette décennie antisémite et xénophobe, naît un autre phénomène politique qui la prolonge à sa manière sur un autre terrain93. En réaction aux grandes grèves de 1898 à 1901, sur lesquelles nous reviendrons, un premier syndicat « jaune » est constitué à Montceau-les-Mines par un petit groupe de mineurs refusant de faire grève et s’opposant au syndicat majoritaire (ils auraient remplacé les vitres de leur local cassées par les grévistes par du papier jaune, d’où leur nom, mais en ce domaine, les étymologies sont diverses). Leur dirigeant, Pierre Biétry, en appelle aux ouvriers en pastichant la célèbre formule du Manifeste du Parti communiste, retraduite en langage nationaliste : « Sous notre plume, sur notre drapeau, dans nos cœurs, dans nos syndicats, partout chante et crie la devise nationale : prolétaires de France ! Unissez-vous94 ! » Les syndicats jaunes se développent surtout dans les bassins miniers de Lorraine et du Nord mais aussi en Aveyron. Au congrès des Jaunes de 1906, cinq syndicats d’employés sont représentés. Ils y prennent une place de plus en plus grande, au diapason du développement de cette catégorie sociale.

3. SORTIE DE CLASSE : L’ARCHIPEL DES EMPLOYÉ.E.S

Pour débuter on m’avait mis aux écritures. Toute la journée je transcrivais des notes de fabrication ainsi que l’entrée et la sortie des marchandises en magasin sur un grand registre. J’écrivais lentement en m’appliquant de mon mieux. Mais hélas ! Je faisais tellement d’erreurs que de nombreux grattages labouraient chaque page de ce grand livre qui devait être avant tout d’une netteté irréprochable. De plus mon écriture n’avait rien de commercial et était foncièrement mauvaise […]. M. Gaillard [le caissier qui avait fait entrer Xavier-Édouard dans la maison de tissu en gros Dreyfous, rue du Sentier] un peu désappointé, me retira ce travail pour m’employer au rangement et à la manutention des tissus sous les ordres de M. Clavel, le préposé en chef à cet ouvrage […]. Le travail de manutention que j’avais à accomplir me plaisait mieux que le travail aux écritures, parce que c’était plus varié et que mon attention n’était pas sans cesse attirée vers un même objet. Dans cet emploi je donnais plus de satisfaction à la maison et à mon protecteur95.

Ainsi commence, en 1859, à treize ans, la carrière d’employé de commerce de Xavier-Édouard Lejeune, fils de l’union clandestine d’une couturière et d’un riche négociant en nouveautés de la rue Richelieu.

Une carrière d’employé

Trois ans plus tard, il entre comme « calicot » dans un magasin de nouveautés de la rue du Sentier, puis chez un autre patron rue des Fossés-Montmartre. En 1868, à vingt-trois ans, Xavier-Édouard se met en ménage avec une ouvrière en couture née dans une famille de juifs d’origine hollandaise. Ils ont ensemble cinq enfants entre 1869 et 1875, dont quatre sont légitimés après leur mariage le 17 août 1875. Mélanie, la mère de Xavier-Édouard, s’était opposée à ce mariage en vertu du code civil qui obligeait le garçon à demander, avant ses vingt-cinq ans, le consentement de ses parents. Mais, en 1875, elle est « hors d’état de manifester sa volonté », comme le stipule l’avis officiel du directeur de l’asile de La Roche-Gaudon, en Mayenne, et Xavier-Édouard peut alors se marier. Devenu représentant dans une maison de commerce de fourrures, il monte en grade grâce à un travail acharné. Après trente ans de présence dans la même maison, chez Félix Jungmann, il prend sa retraite en 1912. À sa mort en septembre 1918, à l’âge de soixante-treize ans, Xavier-Édouard Lejeune laissa des dizaines de cahiers manuscrits qui ont permis à deux de ses petits-enfants de reconstituer la vie de cet employé de commerce modèle.

On y lit :

En ce temps-là tous les employés de la nouveauté étaient désignés sous le nom de « calicots » ou de « chevaliers du mètre » parce que le calicot et étoffes similaires faisaient l’objet de la grosse vente dans les maisons de détail et que le mètre était le principal instrument du métier. Cette épithète désobligeante leur avait été décernée pour railler leurs manières prétentieuses, leur vanité de se faire passer pour des jeunes gens de bonne famille, le soin d’être mis à la dernière mode et avec recherche aux frais des tailleurs qui n’étaient pas souvent payés, leurs habitudes efféminées de se curer les ongles à tout instant, d’avoir les mains blanches, les cheveux et la barbe bien peignés à l’aide d’un petit peigne et d’une glace qu’ils tiraient de leur poche […]. Tels apparaissaient aux yeux de l’opinion publique les membres de cette importante corporation au nombre de vingt-cinq mille. La jeunesse commerciale de la rive droite faisait pendant à la jeunesse des écoles de la rive gauche, si insouciante mais autrement turbulente surtout dans les événements politiques. Cependant il y avait une grande injustice à comprendre dans cette réputation tapageuse tous les commis de la nouveauté96.

Les commis de magasin, qui travaillent de quinze à dix-huit heures par jour, doivent porter de très grosses pièces de tapis ou d’étoffes tout en restant aimables et patients face à des clientes qui partent parfois sans rien acheter. Ils sont soumis à un contrôle tatillon des chefs de service, de jour comme de nuit (ils couchent sur place sur une paillasse jetée sur les comptoirs), et à la cupidité des patrons qui ne leur donnent pas leur dû quand ils demandent leur compte. C’est ainsi que notre calicot quitte la maison Le Coin de rue après deux ans de bons et loyaux services – il a doublé en quelques mois le chiffre d’affaires de son rayon – sans pouvoir toucher tous les intérêts versés en principe sur ses ventes. Pour faire sa propre fortune, il ne lui a manqué, pense-t-il, que ces vices marchands dont d’autres ne s’embarrassent guère : « l’absence de préjugés moraux, ce qu’on nomme l’honnêteté relative et le flair des affaires ». Après avoir travaillé dans plus d’une trentaine de maisons de nouveautés, Xavier-Édouard entre, le 2 avril 1882, comme représentant à poste fixe dans la maison que Félix Jungmann, commerçant en fourrures, a fondée en 1876. Le personnel, réduit, se compose six ans plus tard d’une femme pour la couture, d’un jeune homme pour le rangement des marchandises, d’un garçon pour les courses et de deux ouvriers. La femme du patron s’occupe des écritures et un teneur en livres vient toutes les semaines vérifier la comptabilité. En deux ans, l’ancien calicot parvient à faire doubler le chiffre d’affaires et conduit la maison à la prospérité, employant à la fin du siècle plus de 350 ouvriers et ouvrières. Mais après le vif succès d’estime rencontré par la maison à l’Exposition universelle de 1889, le patron embauche des membres de sa famille et Xavier-Édouard se sent mis sur la touche. Ce dernier fait un récit à tonalité douce-amère de ses trente ans de carrière vouée à la maison Jungmann, pour laquelle il a obtenu, sinon une récompense financière, du moins une médaille symbolique d’employé fidèle. Après sa retraite, il découpe dans la presse les articles consacrés à des procès faits par des employés à des patrons qui leur versent une retraite insuffisante. Tout un programme !

Employé.e.s dans les bureaux

L’archipel des employés se distingue du monde ouvrier par le vêtement – veston et faux-cols pour les hommes, bas de soie pour les femmes97. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les employés sont en France un groupe relativement peu nombreux (moins de 10 % de la population active) et essentiellement masculin. Ils se différencient entre employés de commerce, employés de bureau, et fonctionnaires qui ont comme point commun de posséder de l’instruction et, en principe, une belle écriture. Le bureau est un monde très hétérogène, très hiérarchisé et masculin.

Si on y croise déjà quelques femmes – par exemple des épouses ou filles des receveurs des postes –, la féminisation des emplois de bureau ne commence que dans le dernier quart du XIXe siècle avant de s’accentuer au XXe siècle. Aline Valette identifie clairement la tendance, en 1898 : « Nous ne pouvons ignorer que le nombre de femmes employées augmente tous les jours. Dans les administrations seules, les statistiques dernières accusent le chiffre de 32 208 femmes ; dans le commerce celui de 170 000 […] : “la sténographie et la machine à écrire permettent à beaucoup d’élèves de trouver pour le moment de bons emplois”98. »

Dans les administrations de l’État – chemins de fer, établissements bancaires, postes et télégraphes –, les femmes sont employées dans un premier temps comme auxiliaires, payées à la journée. Dans un second temps, elles sont recrutées pour des emplois techniques liés à l’introduction de machines : machines à écrire, téléphone, télégraphe. Cette mise au travail des femmes dans les bureaux suscite des réactions hostiles : avec l’entrée des jeunes filles de la petite et moyenne bourgeoisie dans les bureaux, l’ordre social et sexuel est mis à mal. Dans un premier temps, on prévoit des heures d’entrée et de sortie séparées, par exemple pour les demoiselles du téléphone. Le souci est d’éviter une trop grande mixité, antichambre de la promiscuité.

La sténodactylographie reste très majoritairement masculine jusqu’à la guerre de 1914, même si, à Paris en 1900, 6 000 femmes sont déjà entrées dans la profession99. Elles se sont initiées à la technique dans des formations mises en place par les fabricants de machines à écrire, dans des cours municipaux ou dans les écoles professionnelles publiques. Au départ, la féminisation des emplois de bureau est le fait de quelques pionnières d’origine bourgeoise qui pénètrent dans un métier d’hommes et qui transgressent ainsi les rôles sociaux normés. Ce n’est qu’ensuite que se construit l’image d’un métier féminin, adapté aux qualités dites « naturelles » des femmes. Le recrutement se démocratise progressivement : devenir employée de bureau apparaît alors comme un objectif de promotion sociale possible pour les familles populaires, grâce au développement des écoles primaires supérieures pour les filles, qui peuvent alors passer le brevet. Au bureau comme à l’usine, le processus de féminisation s’accélère après la Grande Guerre mais contrairement à certaines idées reçues, ce n’est pas elle qui l’a initié100.

CHAPITRE 11

EXTENSION DU DOMAINE IMPÉRIAL

« Je n’ai pas rattaché l’unité de ma vie à tel ou tel culte tantôt musulman, tantôt chrétien ; pas plus qu’à mon origine créole. Je me suis sans cesse efforcé de rester saint-simonien […]. J’espérais concilier les Noirs et les Blancs dans une estime réciproque mieux qu’ils se sont rapprochés pour des amours passagères. »

Lettre de Thomas Ismaël Urbain Appolline (né le 31 décembre 1812 à Cayenne – mort le 28 janvier 1884 à Alger) à Gustave d’Eichthal, 5 mai 18831.

Les noms, prénoms, lieux de naissance et de mort d’Urbain sont emblématiques de sa vie, de ses combats pour la justice, mais aussi de ses tourments – que sa seconde épouse confie ainsi après sa mort : « Le secret de sa naissance a été pour lui une blessure profonde qu’il a soigneusement cachée à tous sa vie durant. » Dernier né d’un couple illégitime franco-guyanais, fils d’Urbain Brue, négociant établi à Cayenne, et de Marie-Gabrielle Appolline, Guyanaise libre de couleur, Thomas Appolline, dit Urbain, aura porté, en guise de nom de famille, le prénom de son père. À l’âge de huit ans, il doit le suivre à Marseille où il est placé en internat. Il y souffre de sa condition de bâtard métis. Il aura à lutter toute sa vie contre les préjugés sociaux et raciaux et les injustices qu’ils engendrent.

Thomas Urbain vit un temps à Paris, dans le quartier de Ménilmontant, où il est le secrétaire du saint-simonien Gustave d’Eichthal. Les deux hommes associent leurs destins, ceux de « deux frères en persécution : le Noir et le Juif ». En 1833, Urbain s’embarque pour l’Égypte, en quête de la « femme messie » promise par la religion saint-simonienne. Là, il enseigne le français à l’École militaire, se convertit à l’islam en 1835, prend le prénom d’Ismaël et apprend l’arabe. Grâce à l’appui de Michel Chevalier, saint-simonien comme lui, il obtient, en 1837, le poste d’interprète aux armées en Algérie et sert sous différents généraux (dont Bugeaud). En 1840, à Constantine, il rencontre une jeune Algérienne, Djeyhmouna Bent Messaoud Ez Zebeiri, avec qui il a, en 1843, une fille, Beia, qu’il se résout à baptiser en 1857 : il veut faire taire les sarcasmes incessants des camarades de pension de sa fille chez les Sœurs de la doctrine chrétienne à Constantine. Urbain est rejeté par le milieu colonial composé d’Espagnols, de Maltais, d’Italiens et de Français, qui lui reprochent de ne pas avoir fait un mariage à l’église, sa femme n’étant pas baptisée. Cette dernière s’éteint en 1864.

Soutien de la politique des bureaux arabes de Napoléon III qui lui accorde sa confiance, Urbain correspond avec de nombreuses personnalités politiques, militaires et culturelles majeures de l’Algérie de son temps. En 1861, il publie, sous un nom d’emprunt, L’Algérie pour les Algériens, où il défend un idéal de la civilisation incluant les « indigènes » qui doivent être mis sur un pied d’égalité – idées auxquelles s’opposent farouchement les colons européens. En 1870, la parution de L’Algérie française : indigènes et immigrants suscite une très vive agitation dans la colonie et Urbain doit quitter le territoire en 1871. Il y revient en 1882 et meurt à Alger le 28 janvier 18842. Urbain écrit dans ses Mémoires : « La politique m’a entraîné et je me suis plus occupé de l’islamisme et des Arabes que des Noirs et des Créoles. Dirait-on que j’oubliais mon origine et qu’il n’y avait aucune connexité entre les deux causes ? J’espère que non ; du moins je ne me sentais pas traître à mon sang maternel. »

C’est avec cette figure de passeur entre plusieurs rives3 que nous entrons dans ce chapitre, qui couvrira, jusqu’en 1914, des situations coloniales particulières avec des histoires à la fois différentes et semblables, mêlant Noirs, Blancs, Kabyles, Arabes, Malgaches, Congolais, Kanaks et Tonkinois, à travers la colonisation de l’Algérie, l’histoire postesclavagiste des « vieilles colonies » et l’expansion impériale en Afrique subsaharienne, en Nouvelle-Calédonie et en Indochine.

1. LA COLONISATION DES CORPS

« Lorsqu’un indigène passe en route sans qu’il salue l’Européen qu’il rencontre, il est battu sévèrement par ce dernier et quand l’indigène se défend, il est immédiatement conduit au commissariat de police, et, finalement il finit par être condamné par le tribunal de une à deux années d’emprisonnement et des fortes amendes lui sont infligées sans causes faites […]. Au Gabon, un indigène marcherait avec sa femme sur la route. L’Européen leur rencontre, embrasse la femme avant son mari et lui lance les mains sur le cul. Quand le mari veut parler, il lui menace de coups et la prison ! »

Extraits de la « Lettre des jeunes gens gabonais » à M. l’Inspecteur général des colonies en mission, le 6 juillet 1905 (annexe au rapport no 9 du 16 juillet 1905)4.

Écrite par de jeunes éduqués, peut-être à la demande d’un des membres de la commission présidée par Savorgnan de Brazza envoyé en inspection à la suite de la révélation, dans la presse parisienne, de violences scandaleuses à l’égard des populations des territoires occupés par la France en Afrique équatoriale, cette lettre dit une part du quotidien de la colonisation. Le sexe, le travail, la punition sont trois éléments de cette confrontation des corps en situation coloniale.

Corps sexués et racialisés : la prostitution coloniale

La féministe Hubertine Auclert, qui a séjourné entre 1888 et 1892 en Algérie pour suivre son mari juge de paix en Oranais, reprend partiellement, dans Les Femmes arabes en Algérie, les représentations orientalistes stéréotypées de la sexualité vénale5 :

Ce quartier [la Casbah d’Alger] qui a comme les villes arabes de l’intérieur l’aspect d’un monastère d’hommes a aussi celui d’un bateau de fleurs […]. Les Oulad-Naïls étendues sur des coussins, parées et couvertes de bijoux s’offrent à l’adoration des passants comme les madones sur les autels […]. À neuf-dix ans, après avoir appris le chant et la danse, elles émigrent en troupe vers les villes du littoral où elles exercent leur profession qui est de charmer et d’ensorceler, de se donner ou se vendre librement6.

Les Ouled Naïls, ces « danseuses prostituées » qui tirent leur nom d’une tribu des hauts plateaux du Sud algérien, ont cependant bel et bien existé. En 1845, au début de la colonisation, Bou-Saâda, cité située sur les hauts plateaux près de Djelfa, reçoit une garnison de plus de 500 hommes. Le soir, commerçants et militaires se retrouvent dans les cafés maures. Un ingénieur du génie militaire chargé des fortifications de la ville y observe « des jeunes filles des Ouled Naïl, couvertes de vêtements et d’ornements bizarres, [qui] dansent au son de cette étrange musique ». Ces filles publiques ont ensuite été regroupées dans un lieu spécifique, sur la place, avec d’un côté les boutiques indigènes, de l’autre le commissariat de police et la « maison d’école ». La visite sanitaire s’effectue à partir de 1853 à l’hôpital militaire ; le quartier réservé est né. Organisé autour d’une cour centrale entourée de seize à dix-huit cabanons pour loger chacun deux femmes prostituées, ce quartier est nommé localement tabeg el kelb, « la patte levée du chien », symbole du rejet méprisant de ce lieu situé au centre de la vie économique et sociale de la cité.

Chez eux, les musulmans d’Algérie peuvent avoir jusqu’à quatre épouses légitimes et des concubines esclaves domestiques – souvent des « négresses » « ânesses de jour, femmes la nuit7 » –, sans avoir recours à la prostitution tarifée. C’est dire le changement apporté en Algérie par l’intervention française en 1830 : les prostituées sont enregistrées par la police à partir de 1831 mais dès le 11 août 1830, un « dispensaire » est ouvert pour le contrôle médical des femmes publiques. La prostitution coloniale est définie par une réglementation administrative organisant le contrôle individuel et sanitaire dans le but de protéger les militaires et la société blanche des risques épidémiologiques, ce qui conduit de fait à une forme de racisme d’État. Un arrêté de police du 25 novembre 1852 crée un lieu privilégié d’exercice de la prostitution publique, la maison de tolérance8. Initialement, le travail des prostituées indigènes est organisé par et pour l’armée afin de réguler les pulsions sexuelles de la troupe. De ce fait, à la différence de ce qui se passe en métropole, l’administration instaure un système discriminatoire conforme à la société coloniale : la prostitution blanche européenne est cantonnée dans les maisons closes9. À Alger, entre 1830 et 1859, quatorze établissements sont ouverts, une centaine pour toute l’Algérie, essentiellement dans les grandes villes. Un certain nombre de prostituées arrivent de France, de Malte ou d’Italie. Ce sont à la fois des femmes seules et des prostituées déjà encartées recrutées en métropole par les matrones.

Dès le début de la conquête, les indigènes sont tenues de se prostituer dans les rues et parfois dans les quartiers réservés. Depuis 1852, « l’arrivée ou le départ, quelle qu’en soit la raison, d’une fille soumise sera, le soir même à la diligence des matrones, signalé au commissaire de police du dispensaire » ; elles doivent se faire enregistrer au service des mœurs où on leur délivre, après inscription sur un registre matricule, une carte de contrôle qui leur sert de laissez-passer pour toute l’Algérie, et, après une visite médicale dite « d’incorporation », un livret sanitaire (avec photographies). Pour quitter le monde prostitutionnel, une « fille soumise » doit présenter une demande motivée et tarifée, et peut alors, après enquête, être rayée du registre. En 1898, une note anonyme précise : « L’administration doit se montrer bienveillante pour accorder les radiations aux femmes et aux filles soumises qui veulent sortir de la débauche, sur la production d’une preuve certaine que la prostituée est réclamée par sa famille ou en possession de moyens d’existence ou ayant une place sûre, soit dans un magasin de commerce, d’industrie ou maison bourgeoise, soit enfin en se mariant et trouvant de ce fait un protecteur honorable répondant de sa conduite. » Le mariage devient ainsi, pour cet administrateur, une forme de prostitution déguisée. Le nombre de prostituées encartées en activité reste statistiquement assez stable – autour de 500 pendant toute la période coloniale –, même si les inscriptions peuvent avoir été au moins dix fois plus nombreuses et que la prostitution clandestine n’est pas prise en compte.

Au départ, dans les villes, la rue réservée aux prostituées n’est pas une allée fermée et celles-ci n’y résident pas forcément de façon permanente. Baptisée en général « rue des Ouled Nails », elle peut être encadrée par une porte monumentale gardée par un chaouch. La clôture de cet espace, qui s’impose rapidement, en fait ensuite un lieu d’enfermement surveillé. Les propriétaires des « magasins » ou des « maisons » les louent aux filles ou aux matrones et en retirent un substantiel bénéfice. Dans les villes moyennes de garnison, on trouve souvent un véritable quartier réservé, comme à Sidi bel Abbès, où est caserné le 1er régiment de la Légion étrangère.

La prostitution populaire européenne et indigène dite de seconde catégorie est très concentrée par l’administration coloniale : il s’agit d’éviter une mixité sociale et ethnique et de surveiller les filles tant d’un point de vue médical que policier. Sur les grandes avenues sont présentes des maisons discrètes, dites de première catégorie, destinées aux Européens, hauts fonctionnaires, officiers, gros colons ou chefs d’entreprise. Elles sont en général richement décorées et meublées, avec un bar au rez-de-chaussée, des salons particuliers et des chambres. Il existe aussi des prostituées dites isolées que l’on peut trouver dans les bals, les dancings, les cinémas, les bars ou encore sur les trottoirs et le long des boulevards, bien que cela soit interdit depuis 1852. Les plus aisées ont leur propre appartement et leur clientèle. La Casbah d’Alger est la seule zone où les prostituées sont tolérées, même si ce n’est pas un quartier réservé. Le plus souvent dévoilées, elles se distinguent des autres femmes par leurs épaules nues et leur décolleté profond. Les prostituées indigènes de milieux populaires pratiquent clandestinement le racolage (pieds nus ou en babouches) dans les souks, les mellahs (les quartiers juifs), les fondouks (pour une clientèle de commerçants et de ruraux de passage) et les cafés maures.

Les cafés algériens des « villages nègres10 » se différencient des cafés européens de la ville blanche11. Ce sont des lieux de sociabilité pour les musulmans aisés, souvent des commerçants, qui y passent leur temps assis en tailleur ou allongés sur une natte ; ils échangent des nouvelles, sirotent le café, jouent aux dames, fument et regardent parfois « des chanteuses et des danseuses publiques ». « Elles cherchent quelquefois à les amuser par des scènes tout à fait obscènes et voluptueuses », note un observateur dès 1820. D’autres cafés fréquentés par une clientèle plus populaire d’ouvriers, de dockers, de marins et de boutiquiers cachent une arrière-boutique. Là, derrière un rideau, on accède à une chambre de passes où des femmes exercent « sans aucune surveillance sanitaire », comme l’indique un rapport de 1898, qui ajoute : « Les réduits comme les filles sont dégoûtants. »

Une autre catégorie échappe à la surveillance de la police : il s’agit des « femmes galantes » qui se livrent occasionnellement à la prostitution dans des domiciles particuliers et sont souvent protégées par des hommes. À Alger ou à Oran, des couples illégitimes se forment entre femmes indigènes et officiers français. Des services sexuels sont par ailleurs proposés aux clients de certaines boutiques de mode, de lingerie ou de pédicure, lieux de prostitution discrète et occasionnelle. D’autres femmes, plus visibles, donnent des spectacles dans les cafés dansants des indigènes ou dans les cafés-concerts des Européens. Après leur prestation artistique elles passent de table en table pour quêter une obole et en profitent pour appâter le chaland, jouant le rôle d’entraîneuses poussant à la consommation de boissons alcoolisées.

En 1856, le docteur Bertherand, après avoir défendu la réglementation coloniale au nom des risques épidémiologiques et asséné toute une série de remarques moralistes, conclut : « Il faut bien le reconnaître, la position malheureuse dans laquelle se trouvent un grand nombre de familles indigènes conduit presque fatalement les femmes à la misère et au commerce de leur corps. »

La conquête et la colonisation ont provoqué une insécurité familiale, économique et sociale, particulièrement pour les Noires anciennes esclaves et les Kabyles, mal intégrées dans la médina arabe. Le monde prostitutionnel urbain est marqué par une extrême diversité. Coupées de l’organisation familiale patriarcale, les jeunes filles placées en ville comme domestiques ou comme ouvrières à domicile sont très mal payées et sont contraintes, pour subsister, de compléter leurs faibles revenus par une activité prostitutionnelle occasionnelle.

Spécifique, la violence sexuelle coloniale relève d’une économie du sexe qui associe domination politique et militaire, racialisation, taylorisme sexuel et discours moralistes. Le réglementarisme colonial est géré par des intermédiaires – matrones de maisons closes, médecins, proxénètes – qui l’utilisent à leur profit. Le monde prostitutionnel est cependant un lieu de contacts intercommunautaires qui place ses acteurs et actrices, à leur corps défendant pour ces dernières, dans une situation coloniale singulière.

En juillet 1857, une expédition militaire en Indochine est décidée par Napoléon III. De 1858 à 1867 a lieu la conquête de l’Indochine méridionale : Saïgon est occupée par les Français en 1859. En 1867, un traité confirme le protectorat sur le Cambodge. Dans sa montée vers le nord de la péninsule, de 1867 à 1882, l’armée française subit différentes défaites (échec de Francis Garnier dans le Mékong en 1873 notamment). Le traité du 15 mars 1874 reconnaît l’annexion des provinces, l’indépendance de l’Annam (au centre, capitale Hué), la présence de la religion catholique et l’ouverture de trois ports au commerce international. Commerce, catholicisme et civilisation sont les trois buts de la colonisation. Une nouvelle expédition, en 1882, occupe Hanoï et l’expansion reprend dans le nord et le centre du Vietnam actuel. En 1887, l’Union indochinoise regroupe les possessions françaises dans la péninsule : le Cambodge, la Cochinchine (Sud), et l’Annam (Centre) auxquels s’ajoutent les protectorats du Laos et du Tonkin (nord du Vietnam) avec un résident installé à Hanoï.

À la veille de la colonisation, l’Indochine est une mosaïque de sociétés et d’États peuplés par 10 millions de Vietnamiens et un million de Khmers. Les Indochinoises sont systématiquement présentées dans la chanson, la littérature et la presse françaises comme des objets sexuels. Dans Les Civilisés, titre évocateur (1905), l’auteur définit ainsi la congaï : « Fillette annamite, moitié servante, moitié épouse, qui complète indispensablement le mobilier d’un Européen d’Indochine12. » Le terme congaï change de sens au cours de l’épisode colonial : femme-enfant, puis concubine et enfin prostituée.

Comme en Algérie, les situations prostitutionnelles sont complexes et transformées par le réglementarisme colonial13. Le corps des prostituées est toujours vu comme une menace pour celui des militaires et des colonisateurs, même si, comme le dit en 1898 la chanson populaire et colonialiste La Petite Tonkinoise, le Tonkin est le « paradis des petites femmes ». « La prostitution est partout », constate un médecin en 1883. Les militaires forment la majorité de la clientèle des maisons de prostitution autorisées.

En décembre 1888, le résident maire d’Hanoï prend un arrêté réglementant la prostitution dans la ville et créant une police des mœurs. Comme en Algérie, les prostituées doivent être inscrites sur les registres de la police et effectuer périodiquement une visite médicale au dispensaire municipal, avec mention des résultats sur leur carte individuelle et placement d’office des filles malades au dispensaire ou à l’hôpital. Les maisons de tolérance doivent aussi disposer d’un lavabo, de savon et de produits prophylactiques. Mais toutes les filles ne sont pas touchées par cette réglementation. Y échappent les prostituées « insoumises » (non enregistrées), et celles dites en fuite (c’est-à-dire qui ne se conforment pas aux visites sanitaires). Certaines filles très malades subissent parfois une double peine : en 1896, à Haiphong, on coupe les cheveux des prostituées malades, marque d’humiliation, avant de les renvoyer dans leur village afin qu’elles ne puissent plus contaminer les Européens, et ce dans l’intérêt de « la clientèle des habitués ». Les prostituées inscrites sur les registres de la police doivent payer annuellement une carte sur laquelle sont mentionnés leurs nom, prénom, adresse, âge, dates de visites médicales. La somme diffère selon l’origine de la prostituée : en 1910, à Viétri (nord-ouest d’Hanoï), les Vietnamiennes payent deux piastres, les Japonaises et Chinoises quatre piastres et les prostituées d’origine européenne huit piastres. La différence du montant des taxes s’explique en partie par les prestations des maisons de tolérance chinoises et japonaises, plus luxueuses que les établissements vietnamiens, mais aussi par des raisons politiques : après leur victoire contre la Russie en 1905, les Japonais ont acquis en Indochine coloniale le statut d’Européens assimilés. De même, dans la hiérarchie prostitutionnelle, les Japonaises sont proches des Européennes sans les égaler. Les Chinois ont eux aussi un statut particulier puisqu’ils ne sont pas des colonisés.

Toutes les prostituées d’origine européenne sont classées comme « Valaques » (c’est-à-dire venant théoriquement de l’est de l’Europe), y compris si elles sont italiennes ou françaises, car il est impossible pour l’administration coloniale d’admettre la présence de prostituées venant d’Europe occidentale. Elles sont elles aussi soumises à la réglementation sanitaire mais elles ont le droit d’effectuer les visites médicales réglementaires à domicile, à leurs frais, avec le médecin de leur choix.

Il est très difficile de trouver des traces de la prostitution masculine, même si on peut subodorer son évocation dans ce rapport de 1910 d’un médecin-major sur les maladies vénériennes relevées pendant un an dans le 4e bataillon de Viétri : « Mais je crois fermement que, dans la plupart des cas, l’origine de la maladie vénérienne est difficilement avouable, et qu’elle se trouve dans des rapports anormaux et variés de pédérastie. Il est de connaissance courante qu’à Viétri, comme dans bien d’autres postes d’ailleurs, nombreux sont les coolies pousse-pousse ou les gamins vicieux qui racolent, deux d’entre eux m’ont d’ailleurs été amenés à la visite, il y a quelques mois, porteurs de lésions très spéciales et bien caractéristiques. »

Par ailleurs, des circulaires sur les « inconvénients de la cohabitation des fonctionnaires et des femmes indigènes » interdisent le concubinage en Cochinchine et au Cambodge en 1898, et dans toute l’Indochine en 1908. Malgré les circulaires et la domination coloniale et raciale, les relations entre Européens et Vietnamiennes sont courantes, ce qui explique le nombre d’enfants métis présents dans la colonie (à la différence de l’Algérie où les couples mixtes sont proportionnellement plus rares). Ces enfants « bâtards » constituent un problème politique puisqu’ils brouillent la distinction entre colonisateurs et colonisé.e.s. La réglementation des rapports entre ces deux catégories permet aux autorités civiles et militaires de les limiter et de les contrôler. En effet, la rencontre, dans le cadre de situations prostitutionnelles ou du concubinage, fragilise les frontières des catégories socioraciales censées organiser et pérenniser la situation coloniale.

Corps assujettis : le « travail forcé »

En avril 1904, une Africaine nommée Yackaré porte plainte auprès du commandant du cercle de Kayes14, capitale du Soudan français (actuel Mali) : « J’ai l’honneur de vous faire une plainte contre un adjudant qui m’a pris ma fille comme fiancée15. » Au cours de l’enquête qui s’ensuit, le commandant apprend que celle que Yackaré présente comme sa fille, Gassa, est en réalité son ancienne esclave : elle a été vendue à un militaire français qui l’a épousée, ce qui a permis à la jeune femme d’obtenir un « certificat de liberté » auprès de l’administration. Le militaire étant reparti en France, Gassa refuse de se remettre au service de son ancienne maîtresse. Cette anecdote illustre la complexité des rapports de pouvoirs qui peuvent se nouer entre colonisées et colonisateurs, mais également entre colonisées et agents subalternes de la colonisation.

Dans la région de Kayes, la traite a été abolie par le gouverneur français en 1895 et une circulaire a interdit en 1901 le fait que les esclaves ayant obtenu un certificat de liberté soient rendu.e.s à leurs propriétaires. Mais malgré son interdiction locale, la traite continue clandestinement dans tous les territoires contrôlés par les Français. Ces territoires, occupés conjointement par les explorateurs, les missionnaires et les militaires, sont parfois cédés en concession à des compagnies privées. C’est ce qu’explique Félicien Challaye dans ses Souvenirs sur la colonisation :

Les compagnies concessionnaires ne peuvent compter sur le travail volontaire des noirs. Aussi ont-elles, dès l’origine, réclamé le droit de forcer les indigènes à travailler pour elles. Ayant reçu en concession les produits du sol, elles estiment que l’État leur a concédé la main-d’œuvre nécessaire à les récolter ; elles regardent les indigènes comme leur propriété leur chose, leur instrument […]. Certaines compagnies équipent elles-mêmes des travailleurs armés ; d’autres utilisent et paient des gardes régionaux prêtés par l’État. Travailleurs armés et gardes régionaux servent à terroriser les indigènes par la vue de leurs fusils. Souvent la menace suffit appliquée à des populations faibles et sans armes modernes. Quand la menace ne suffit pas, on emploie la violence pour obliger les noirs à chercher le caoutchouc. On les emprisonne, on les passe à la chicotte (c’est une cravache en cuir d’hippopotame qui inflige d’atroces souffrances). On arrête, on « amarre » le chef de village. On enlève comme otages les femmes et les enfants ; on ne les relâche que contre une certaine quantité de caoutchouc ou d’ivoire16.

L’auteur décrit ici ce qu’il a observé en 1905 au cours d’une mission d’inspection extraordinaire au Congo français dirigée par Savorgnan de Brazza. Cet Italien naturalisé français pour devenir officier de marine a d’abord mené une expédition sur le fleuve Ogooué entre 1875 et 1879. Au cours d’une seconde mission, il signe un traité de protectorat avec le Makoko Ilo, « roi » des Batéké, puis installe, lors d’une troisième mission en 1883-1885, les bases d’une colonie : le Congo français (composé du Gabon, du Moyen-Congo et de l’Oubangui-Chari, actuelle République centrafricaine). Brazza est commissaire général de cette colonie de 1886 à 1897. Intrépide explorateur mais « piètre administrateur », il est obsédé par « la mise en valeur » et encourage l’installation de compagnies privées à monopole d’exploitation pour favoriser le commerce français.

La presse métropolitaine s’est fait l’écho, en 1905, d’un scandale survenu deux ans auparavant dans cette colonie : un travailleur congolais a été tué par un bâton de dynamite attaché à son corps. Le gouvernement décide de faire appel à Brazza, très populaire et bon connaisseur du terrain, pour enquêter sur l’affaire. Durant sa mission, Brazza se heurte aux militaires et aux colons blancs et meurt sur le chemin du retour. L’interdiction du ministre des Colonies de publier le rapport Brazza en fait un « secret d’État » : en mai 1907, seuls dix exemplaires, destinés à demeurer confidentiels, sont imprimés puis numérotés17.

Le « travail forcé » apparaît avec le second âge colonial, entre 1880 et 1914. Des empires coloniaux européens se constituent alors par la terreur et la violence en confisquant leurs terres aux Africains. Au nom des trois « C » – civilisation, christianisme, commerce –, la conférence de Berlin proclame en 1885 la liberté du commerce dans le bassin du Congo. Au Congo français (qui imite en cela le Congo de Léopold II, roi des Belges), les terres sont attribuées par concession à de grandes compagnies entre 1887 et 189918. Ailleurs, les Africains sont contraints de travailler dans les plantations (au Sénégal ou en Côte d’Ivoire) ou dans les mines. Même si, en droit, le « travail forcé » n’est plus de l’esclavage, celui-ci ayant théoriquement été aboli, les travailleurs sont le plus souvent embauchés sous la contrainte, encadrés par des miliciens africains, souvent des Sénégalais, et parfois emmenés loin de chez eux. Les hommes les plus forts sont réquisitionnés et déplacés dans des camps au fur et à mesure de l’avancement des travaux. La vie des villages est ainsi perturbée, les vieux et les femmes devant remplacer les hommes absents – une situation comparable à ce qui se passe pendant les guerres. Les Africains se défendent en tentant de fuir (des villages entiers sont abandonnés) ou en se rebellant, la violence des colonisés répondant à la violence des colonisateurs : des factories sont attaquées et pillées, des agents des compagnies européennes sont blessés, parfois tués.

À ce système du travail forcé, le régime de l’indigénat ajoute la catégorie des « travailleurs pénaux », condamnés pour défaut de paiement de l’impôt ou encore pour vagabondage, qui fournit une autre source de main-d’œuvre gratuite pour les chantiers publics ou les concessions coloniales.

L’Antillo-Guyanais René Maran, administrateur colonial en 1912 en Oubangui-Chari, est un intermédiaire entre deux mondes. Dans son roman Batouala, il met en scène le chef d’une tribu de ce territoire s’exprimant avec force au cours d’une fête de son village en l’absence du commandant parti en tournée :

Je ne me lasserai jamais de dire la méchanceté des « boundjou » [Blancs vivant en Afrique]. Jusqu’à mon dernier souffle, je leur reprocherai leur cruauté, leur duplicité, leur rapacité. Que ne nous ont-ils pas promis, depuis que nous avons eu le malheur de les connaître ! Vous nous remercierez plus tard nous disaient-ils. C’est pour votre bien que nous vous forçons à travailler […].

Il y a une trentaine de lunes, on achetait encore notre caoutchouc à raison de trois francs le kilo. Sans ombre d’explication, du jour au lendemain, on ne nous a payé que quinze sous la même quantité de « banga » [banane à cuire]. Et c’est juste à ce moment-là que le « Gouvernement » a choisi pour porter notre impôt de capitation [impôt par tête] de cinq à sept et même à dix francs ! Or, personne n’ignore que du premier jour de la saison sèche au dernier de la saison des pluies, notre travail n’alimente plus que l’impôt, lorsqu’il ne remplit pas, par la même occasion les poches de nos commandants […]. La foule des villageois reprend : Batouala avait mille fois raison. On vivait heureux jadis avant la venue des « boundjou ». Travailler peu et pour soi, manger, boire et dormir ; de loin en loin des palabres sanglantes où on arrachait le foie des morts pour manger leur courage et se l’incorporer – tels étaient les seuls travaux des noirs, jadis avant la venue des blancs. À présent, les nègres n’étaient plus que des esclaves. Il n’y avait rien à espérer d’une race sans cœur. Car les « boundjou » n’avaient pas de cœur. N’abandonnaient-ils pas les enfants qu’ils avaient des femmes noires19 ?

Corps judiciarisés : l’archipel pénitentiaire aux colonies

« Ces malheureux y furent jetés dans de mauvais gourbis remplacés plus tard par des abris provisoires en bois, aujourd’hui ruinés ou croulants, et qui gardent encore leur appellation lugubre de “Camp de la mort” […]. Hâves, maladifs, découragés, aigris par un long ressentiment ou révoltés par la rigueur d’une peine qu’ils sentent disproportionnée avec leurs méfaits, ils voient s’éloigner chaque jour davantage la perspective autrefois entrevue du relèvement, et se refermer sur eux les portes de la prison perpétuelle. »

Inspecteur des colonies Picqué,
chef de mission en Guyane, 189420.

Dans ses Mémoires, l’ancien bagnard Victor Petit s’adresse en ces termes au capitaine Archambault, le magistrat instructeur au conseil de guerre de Tien Tsin qui l’a condamné, le 21 août 1901, pour un simple vol de chevaux sans violence, à vingt ans de travaux forcés : « Vous n’avez pas pensé que des malheureux, grâce à votre zèle, privés d’amour et de tendresse à jamais, leur vie brisée, rayés du nombre des hommes (les uns allaient s’éteindre dans une cellule, usés par les privations et la masturbation, les autres sous le climat assassin de la Guyane, pensant sans cesse à vous mon capitaine, plutôt traités comme des animaux que comme des hommes) étaient destinés à servir un jour de pâture aux requins21. » Petit a été envoyé en Guyane, où il est resté dix ans avant de réussir à s’évader après de multiples tentatives infructueuses.

Sous le Second Empire, les bagnes coloniaux ont pris le relais des galères de l’Ancien Régime. La loi du 30 mai 1854 a organisé la « transportation » en Guyane ou en Nouvelle-Calédonie pour les condamnés aux travaux forcés devant être « employés aux travaux les plus pénibles » (article 3). Les départs commencent dès le 8 décembre 1851, quelques jours après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte22. L’éloignement du territoire métropolitain est déjà en soi une condamnation : Paris est à 7 086 kilomètres de Cayenne et à 16 758 kilomètres de Nouméa. Les condamnés devront y passer le double du temps de leur peine lorsqu’elle va jusqu’à huit ans ; au-delà, la résidence devient obligatoire à vie.

C’est en mai 1864 que L’Iphigénie débarque en Nouvelle-Calédonie : il s’agit du premier convoi composé de 250 condamnés aux travaux forcés. Leur nombre augmente jusqu’en 1887 ; le soixante-quinzième et dernier convoi accoste le 25 février 1897. Au total, sur les 21 630 transportés, 7 222 sont morts, soit un tiers. Une fois soustraits les 4 683 libérés ou évadés, il reste presque 10 000 condamnés, dont l’effectif va fondre jusqu’à la fermeture du bagne. À la transportation s’est ajoutée, avec la loi du 23 mars 1872, la déportation politique pour les condamnés de la Commune, 3 924 au total.

Les autorités avaient placé de grands espoirs dans la « colonisation pénale » : un projet qui aurait dû permettre à la fois de se débarrasser d’opposants politiques remuants et de les rendre utiles en leur faisant construire des infrastructures et mettre en valeur les terres de la Nouvelle-Calédonie. Ce fut un échec, comme l’a constaté Paul Leroy-Beaulieu : « Les insurgés parisiens n’étaient certes pas la catégorie d’hommes qui convenait le mieux pour peupler une colonie agricole. La plupart d’un naturel inquiet, beaucoup appartenant aux professions libérales, journalistes, professeurs, employés, ou aux élégants métiers de l’industrie parisienne, ébénistes, ciseleurs, graveurs, ayant tous l’esprit de retour, on ne devait guère s’attendre à ce qu’ils fissent souche de colons23. »

Il existe plusieurs catégories de « déportés » : ceux qui sont astreints aux travaux forcés sont envoyés au bagne de l’île de Nou ; les condamnés à l’enceinte fortifiée ou à la réclusion, dans la presqu’île Ducos. L’île des Pins est réservée aux déportés « simples ».

Selon l’article 4 de la loi du 30 mai 1854, « les femmes condamnées aux travaux forcés pourront être conduites dans des établissements créés aux colonies ». Certaines, peu nombreuses, ont été envoyées à Cayenne ou en Nouvelle-Calédonie : on compte 308 transportées en Guyane en 1867, puis 200 communardes en Nouvelle-Calédonie après 1871, qui y côtoient un millier de femmes condamnées pour infanticide, meurtre, vol ou prostitution.

En 1878, l’inspecteur général des prisons, Charles Lucas, assimile la transportation pénale à une « politique du débarras24 ». Cette expression peut aussi bien s’appliquer à la façon dont la IIIe République traite la question de la récidive. Ce vieux problème de l’institution judiciaire refait surface en 1872, lors de la préparation d’une réforme pénitentiaire. Au lendemain de la Commune, l’enjeu est explicitement politique : « Les récidivistes forment une armée toujours prête pour le désordre et la guerre civile : on en a fait une cruelle expérience lors de l’insurrection de la Commune de Paris. Il en sera ainsi dans toutes les occasions : le récidiviste, déshabitué du travail, aigri par le séjour des prisons, devient l’ennemi irréconciliable de l’ordre social25. »

Avec la création de la relégation pour les récidivistes, les républicains au pouvoir aggravent la situation des « pas de chance » condamnés pour un simple vol ou pour vagabondage. On retrouve les mêmes discours de peur de la guerre civile lors de la discussion de la loi promulguée le 27 mai 1885, initiée par Gambetta et mise au point par Waldeck-Rousseau, ministre de l’Intérieur du gouvernement Ferry. Pour les républicains opportunistes, il s’agit, après avoir « épuré la nation des ferments impurs26 », de mettre à l’abri les adolescents des classes populaires et d’incorporer à la citoyenneté les ouvriers dociles tout en punissant ceux qui ne le sont pas.

« Prisonnier de guerre sociale, je suis au bagne et j’y reste »

« Prisonnier de guerre sociale » : c’est ainsi que se qualifie lui-même, dans une lettre à sa mère, le forçat Alexandre Jacob, matricule 34 777, cambrioleur anarchiste, condamné aux travaux forcés à perpétuité à Amiens le 22 mars 190527. Comme les transportés, la plupart des relégués sont ouvriers, manœuvres, terrassiers ou journaliers agricoles, âgés en moyenne de trente-deux ans. Ils viennent des grandes villes et de leurs périphéries ou des colonies (Algérie et Antilles), mais la moitié d’entre eux sont des errants sans domicile fixe. Ils ont été condamnés en correctionnelle pour des délits mineurs. Ils sont ensuite dirigés, enchaînés par trois, vers la citadelle de Saint-Martin-de-Ré, où, après avoir revêtu l’uniforme réglementaire et chaussé des galoches, ils attendent, parfois plusieurs mois, le bateau qui va les transporter en Guyane. Sur le bateau ou à l’arrivée, barbes et moustaches sont rasées et les cheveux tondus : ainsi s’achève, après l’attribution d’un numéro de matricule en place du nom et du prénom, leur dépersonnalisation.

La loi républicaine sur la récidive a permis de relancer la colonie pénitentiaire qu’est la Guyane à partir de 1887. Ses geôles avaient fermé en 1869 pour cause de trop forte mortalité. Les 300 premiers relégués du début sont accompagnés de soixante-dix encadrants. Rien n’est prêt pour les accueillir : seuls quelques hectares ont été déboisés. De juin 1887 à mars 1896, avec deux convois par an, 3 901 relégués débarquent en Guyane, à Saint-Jean-du-Maroni : au total, 416 seront portés disparus et 1 877 déclarés morts, soit 58 % de l’effectif total28. Saint-Jean-du-Maroni devait devenir un village de colons rassemblant des individus frappés d’une simple mesure d’éloignement, qui ne sont pas des condamnés aux travaux forcés comme les transportés. Une prison de cinquante places le fait en réalité s’apparenter à un pénitencier.

La journée de travail de huit heures commence vers 6 heures avec une pause dont les horaires varient. Le silence est de rigueur, sauf pendant la promenade. Les condamnés peuvent être envoyés dans des chantiers disciplinaires (travaux forestiers ou de terrassement) très durs. Les cases destinées à vingt-huit personnes en reçoivent beaucoup plus, d’où l’indiscipline chronique, les insultes et les bagarres. Aggravées par le manque d’eau potable, les épidémies de paludisme, de fièvre jaune et de dysenterie déciment les relégués. Il existe parmi eux un profond sentiment d’injustice car ils croyaient pouvoir être libres de leurs mouvements en Guyane, d’où des refus de travail, des évasions et des mutineries, souvent les premiers jours après l’arrivée. Un relégué sur deux tente, avec succès parfois, de s’évader.

La loi du 9 février 1895 ajoute à la déportation dans l’enceinte fortifiée de la presqu’île Ducos, en Nouvelle-Calédonie, les îles du Salut situées en face de Cayenne. La plus difficile d’accès et la plus petite de ces îles, l’île du Diable (1 200 mètres de long sur 400 de large) est « inaugurée » par le capitaine Dreyfus, matricule no 1, qui y est détenu du 9 mars 1895 au 5 juin 189929. Il est coupé du monde et étroitement surveillé ; sa seule distraction consiste dans les lettres qu’il envoie à sa famille. En 1896, il est mis aux fers, accusé, à la suite d’une fausse nouvelle, de vouloir s’évader, ce qui, dans les faits, était quasiment impossible.

« Dante n’avait rien vu30 »

Froissard, héros de Biribi. Discipline militaire, un roman de Georges Darien publié en 1890 et rédigé d’après son expérience du camp disciplinaire de Gafsa entre 1883 et 188631, s’exprime en ces termes :

On y avait mis un type auquel on avait attaché les mains derrière le dos. Il y est resté près de quinze jours. À midi et le soir on lui jetait, comme d’habitude, son bidon d’eau qui se vidait en route et son quart de pain qu’il attrapait comme il pouvait. Je me souviens que, pendant les cinq ou six derniers jours, il criait constamment pour qu’on le fît sortir. Enfin on l’a retiré, il était à moitié mangé par les vers. Oui mangé par les vers […]. Il avait le bassin et le bas-ventre à moitié dévorés. On l’a porté à l’hôpital et il est mort huit jours après.

Les premières mises en cause des pratiques répressives de l’armée d’Afrique remontent à la conquête de l’Algérie et aux exactions de Bugeaud. La presse dénonce alors « le silo, fosse commune dans laquelle on descend les hommes coupables d’infraction à la discipline » (La Gazette de France, 14 juillet 1845) et la « crapaudine », lorsque les mains et les pieds du prisonnier sont liés dans le dos en position du crapaud. Les sous-officiers, surnommés les « chaouch » (le mot arabe signifie à l’origine fonctionnaire, mais devient très vite synonyme de bourreau), exercent ces punitions cruelles qui s’apparentent parfois à de la torture. Officiellement, les châtiments corporels ont été interdits dans l’armée en 1850. Mais le silo et le cachot de punition ne sont supprimés qu’en 1890. Ces interdictions sont mal supportées par les sous-officiers qui les taxent de sensiblerie. Le 2 novembre 1902, une nouvelle instruction rappelle que « les châtiments corporels doivent être rigoureusement proscrits ». L’usage perdure cependant, comme l’admet en 1924 cette note de la justice militaire : « Il faut dire que certains récits de M. Albert Londres ne sont point exagérés et que certains ateliers au fond du “bled” sont de véritables enfers. De telles choses sont rares heureusement pour l’honneur de notre armée, il est malheureusement impossible de soutenir qu’elles sont inexistantes. »

Biribi est le nom générique donné aux bagnes militaires coloniaux, ces « corps spéciaux » de l’armée française, qui rassemble les nombreuses et diverses structures pénitentiaires installées en Algérie puis en Tunisie coloniales. Répertoriés sous différents noms, ces lieux de relégation des « mauvaises têtes » se présentent souvent sous la forme de camps itinérants affectés à des chantiers publics : en 1914, on estime entre 10 0000 et 15 000 le nombre de jeunes hommes qui y sont versés chaque année.

C’est un conseil de guerre qui décide de la peine. Les soldats condamnés à des peines inférieures à un an vont dans les prisons militaires. Pour les autres, que l’argot militaire nomme pégriots, destination les pénitenciers. Quant aux ateliers de travaux publics, ils accueillent en Afrique du Nord les têtes de veau, des soldats condamnés à une peine spécifique. Le code de justice militaire est excessivement sévère : on écope jusqu’à deux ans de prison pour un simple refus d’obéissance, et jusqu’à dix ans de travaux publics pour outrage à supérieur. Les compagnies disciplinaires coloniales prévues en Nouvelle-Calédonie, à Gorée et à La Réunion (1860-1902), dites cocos, sont destinées aux « éléments les plus vicieux » qui ont purgé leur peine et « qui ont prouvé qu’ils n’étaient pas susceptibles de revenir jamais au sentiment du devoir », ainsi que pour d’autres qui, n’ayant pourtant jamais été condamnés, sont considérés comme « incorrigibles », « le rebut de la société ».On y ajoute très vite les opposants politiques, surtout après la Commune : les soldats qui avaient fraternisé avec les communards de Narbonne y sont envoyés sans passer par la case justice militaire. Parfois, les conseils de guerre condamnent aux travaux forcés : c’est le cas pour Martin Waroux, du bataillon disciplinaire d’Oléron, qui écope au cours de son service militaire de dix ans de travaux forcés pour refus d’obéissance, bris de matériel, voies de fait sur ses supérieurs avec préméditation. Alors qu’il entonne L’Internationale, il est expulsé du tribunal. Âgé de vingt ans, il est transporté en Guyane le 20 décembre 1907. On perd ensuite sa trace32.

Depuis 1832, les bataillons d’Afrique, compagnies de combat utilisées pour la conquête de l’Algérie, rassemblent des hommes qui viennent des établissements pénitentiaires et des compagnies disciplinaires. Les effectifs vont croissant et se portent à 4 400 au début du Second Empire, regroupés en trois bataillons. « Réunion d’hommes tarés, viciés, perdus de débauches, coupables de toutes les fautes qui les font repousser des rangs des bons et honnêtes soldats […]. Jamais ils ne s’amenderont », déclare le général de Saint-Arnaud après une inspection du 3e bataillon. La loi du 15 juillet 1889 sur l’universalisme du recrutement militaire y envoie de jeunes délinquants provenant des prisons civiles, « la lie de la population », selon le commandant du 3e bataillon d’Afrique en 189633. Raffinement supplémentaire dans la taxinomie de la peine, l’article 4 de la loi de 1889 crée un statut « d’exclu » : « Les exclus sont les hommes qui par suite de condamnations antérieures se trouvent légalement privés de l’honneur de porter les armes, mais auxquels la loi, pour rétablir l’égalité des charges, impose l’obligation du travail pendant la durée du service actif des hommes de leur classe. »

Ce statut concerne les condamnés aux assises, les relégués, les condamnés à plus de deux ans en correctionnelle et qui ont perdu les droits civiques. Ceux qui résident dans les territoires coloniaux sont employés sur place, essentiellement en Guyane. Les « exclus métropolitains » sont envoyés en Algérie, soit dans l’atelier de travaux publics de Mers-el-Kébir, soit au pénitencier de Ain-el-Hedjat. Organisés en groupes de vingt-cinq hommes, ils sont placés sous les ordres de la justice militaire, affublés d’un uniforme de toile bleu ou gris, « militaire sans l’être tout en l’étant ». On est là dans un système de double peine.

L’organigramme des corps spéciaux de l’armée française est le plus complexe des pays européens aux XIXe et XXe siècles ; « Biribi zone de non-lieu est aussi une zone de non-droit34. » Un lieu l’incarne cependant, c’est l’Afrique et spécifiquement l’Afrique du Nord, comme le dénonce Aristide Bruant dans sa chanson À Biribi de 1891 :

Y en a qui font la mauvais’ tête

Au régiment,

I’s tir’ au cul, ils font la bête

Inutil’ment

Quand i’s veulent pus fair’ l’exercice

Et tout l’ fourbi

On les envoi’ fair’ leur service

À Biribi. À Biribi.

À Biribi, c’est en Afrique

Où qu’le pus fort

Est obligé d’poser sa chique

Et d’fair’ le mort ;

Où que l’pus malin désespère

De fair’ chibi,

Car on peut jamais s’faire la paire,

À Biribi. À Biribi.

À Biribi, les hommes subissent de la part des chaouch des violences et des humiliations quotidiennes : toute pilosité (barbe, cheveux, moustache) est interdite, de même que l’argent ; le courrier est ouvert ; les rations sont insuffisantes. Se faire tatouer est également prohibé, c’est la raison pour laquelle les tatouages fleurissent, mode silencieux mais démonstratif de résistance à l’institution totalitaire. La « haine de race » est constante, surtout à partir de 1907, quand la garde des établissements spéciaux est confiée aux troupes indigènes – tirailleurs algériens, sénégalais, moghzanis. Les sous-officiers corses ne sont pas mieux lotis : Darien fustige « cette race immonde qui n’a jamais su choisir qu’entre le couteau du bandit et le sabre du garde-chiourme ». Biribi est aussi un monde viril où il n’y a ni femme ni enfant. Dans les chambrées appelées gourbi, la centaine d’hommes se regroupe par origine, groupes à la tête desquels des caïds s’imposent par la force. Les violences de tous ordres, qui vont parfois jusqu’au meurtre, sont la règle entre détenus. Faute de femmes, les plus costauds féminisent d’autres hommes et reproduisent, dans des pratiques homosexuelles de pénétration forcée, hiérarchies et domination de genre35.

Entre 1830 et 1960, l’archipel pénitentiaire de Biribi a forgé une expérience partagée par plusieurs centaines de milliers d’hommes, celle du travail harassant sous un soleil de plomb, de la faim, des coups, des brimades, des humiliations et des sévices, régime qui n’a pris fin qu’avec les indépendances des pays colonisés. Cette expérience a brisé les corps et les âmes. La volonté de punir les éléments considérés comme dangereux et d’en purger la société a été accomplie sans faillir par l’institution militaire, qui s’est ainsi façonnée un habitus de violence exercée sur les corps de ses propres soldats en même temps que sur les indigènes des pays colonisés. Les rares épisodes de mutineries ou de rébellions ont été réprimés en silence par la grande muette. Exceptionnels, ils n’ont pas fait mémoire. Il en a été de même pour les civils autochtones, même si certaines révoltes ont marqué profondément les esprits.

2. RÉSISTANCES INDIGÈNES

Kabylie, terre de détresse, de révoltes et d’accommodements

« — Qu’est-ce donc d’après toi le régime civil ?

— C’est bien simple répondit l’Arabe, j’ai dix charrues on m’en prendra huit ; j’ai deux mille moutons, on m’en laissera dix. »

Anecdote rapportée par le commissaire Du Bouzet, après 1871.

En Kabylie, après l’insurrection de 187136, les tribus doivent s’acquitter de très lourdes contributions de guerre réparties de manière égale entre les individus et accablantes de ce fait pour les plus pauvres. Afin de pousser la population à payer, les militaires procèdent à l’arrestation des principales élites arabes et kabyles, et font de nombreux otages. Les terres des tribus insurgées sont également frappées de séquestre. Selon une enquête parlementaire de 1876, les prélèvements territoriaux ont concerné 446 406 hectares : cultures, vergers et espaces de parcours des troupeaux. Nombre de tribus sont cantonnées sur des terres lointaines et difficiles d’accès. Certaines obtiennent de racheter partiellement leurs terres mais elles doivent s’endetter pour cela37.

À la différence d’autres provinces, le rattachement total de la Grande Kabylie au territoire civil de l’Algérie n’a lieu que le 15 août 1880. Pendant dix ans, les administrateurs militaires ont donc pu y mettre en œuvre un régime d’exception38. Cependant, comparés à d’autres régions plus riches au point de vue agricole (plaines de l’Oranais et de la Mitidja), la Kabylie et le Sud algérien ont été moins touchés par les lois visant à démanteler la propriété collective indigène39. Sous cet aspect au moins, la Kabylie a moins fortement subi les manifestations de l’ordre colonial – spoliation foncière, important peuplement européen et encadrement administratif dans les communes de plein exercice. La faiblesse de la colonisation rurale européenne a pu favoriser la stabilité des institutions traditionnelles, par exemple autour des espaces de délibération et de la vie municipale dans les villages kabyles.

Dans le sillage de la répression de 1871, la région est frappée par une paupérisation générale qui se conjugue à la dissolution progressive de l’ordre social traditionnel. Certains, ne pouvant s’acquitter de leurs contributions, gagnent le maquis. D’autres résistent en s’en prenant aux représentants de l’autorité, caïds ou gardes champêtres : ce sont les bandits d’honneur. Ils mènent une vie de vagabonds, contraints au célibat, en marge des communautés rurales. Ceux qui les aident sont poursuivis pour « asile donné, sans en avoir avisé immédiatement le chef du douar, à des vagabonds, ainsi qu’à tout étranger à la commune mixte non porteur d’un permis régulier ». Tel est le cas d’Areski el-Bachirn actif en Grande Kabylie entre 1890 et 1895. Ouvrier à Alger, il commet un vol ; poursuivi par la police, il rejoint le maquis et devient redresseur de torts et justicier à sa façon. Il survit cinq ans dans la forêt ; poursuivi par une colonne de 300 tirailleurs, spahis et gendarmes, il est arrêté et exécuté en place publique. Des colons et un instituteur français qui l’avaient aidé sont eux aussi arrêtés. Le cas des bandits d’honneur a été évoqué ultérieurement par la fiction écrite et cinématographique qui les a promus héros nationaux algériens40. Comme le constate un anthropologue, « non seulement les Kabyles sont anéantis par la défaite militaire, paupérisés par les contributions de guerre et les séquestres fonciers, muselés par un code de l’indigénat interdisant toute velléité de contestation et assistent à l’ascension des moins scrupuleux d’entre eux, mais encore la justice pénale française leur enlève jusqu’à la possibilité de poursuivre leurs luttes d’honneur en soustrayant à leurs vengeances légitimes les délinquants et les criminels. Comment s’étonner de cette façon que les maquisards incarnent à leurs yeux un certain idéal de l’honneur41 ? »

D’autres villageois enfin deviennent salariés agricoles, métayers ou prennent les chemins de l’émigration. En avril 1891, une commission d’enquête parlementaire propose aux indigènes un questionnaire sur leur situation. Par l’intermédiaire du mufti d’Alger, les musulmans font savoir que la perspective de l’enquête répand « une odeur de justice en Algérie ». Rédigés par un lettré ou par un cadi, des Cahiers arabes sont lus devant la commission d’enquête. Extrait : « Nous sommes frappés, humiliés, maltraités devant nos femmes […]. Les autorités locales sont dures et quand nous nous plaignions, on nous répond par un emprisonnement ou une amende : nos terres sont séquestrées ou expropriées […]. Nos frères sont jugés par des hommes intéressés à leur extermination […]. Dire que l’indigène est heureux c’est plus que mentir […]. Un condamné à mort est-il joyeux et satisfait ? »

Ils revendiquent l’enseignement de l’arabe dans les écoles, une représentation libre, issue du suffrage universel et « proportionnelle à [leurs] intérêts », et « la restitution aux cadis des pouvoirs qui lui ont été retirés ». La commission d’enquête décide alors d’envoyer une délégation de sept sénateurs présidée par Jules Ferry. Pendant deux mois, elle recueille avis et doléances dans 102 centres, dont quatre-vingt-neuf villages de colonisation. Ferry et les sénateurs sont frappés par l’unanimité de la protestation, des bourgeois des villes aux plus pauvres des campagnes. Dans ses remarques griffonnées au cours de la visite dans une école (qu’il avait contribué à créer en tant que ministre de l’Instruction publique), Jules Ferry souligne : « L’institutrice qui mène ses enfants en virago leur pose des questions de ce genre : “Pourquoi vous devez aimer la France ?” “Parce qu’elle est notre mère”, répond le pauvre petit perroquet. » Jules Ferry note : « Une mère ? Une marâtre hélas42. »

C’est pourtant le même Jules Ferry qui a relancé, en 1885, la politique d’expansion coloniale commencée par Gambetta, en particulier en Indochine et en Afrique subsaharienne. C’est également lui qui a énoncé une philosophie politique du colonialisme distinguant les « races supérieures » des « races inférieures », reprenant ainsi la théorie de Gobineau dans l’Essai sur les inégalités des races humaines (1853)43. En 1881, contre l’opposition du gouverneur qui ne veut pas financer les écoles prévues en Kabylie, Ferry fait ouvrir avec ses crédits ministériels huit écoles dans les montagnes kabyles et la vallée de la Soummam (quatre écoles primaires et quatre écoles professionnelles). En rattachant à l’État les biens habous (propriété des institutions religieuses et caritatives, biens communs inaliénables en principe), les lois foncières coloniales ont en effet privé de ressources les établissements scolaires en langue arabe. Au nom du « mythe kabyle » qui oppose Arabes et Kabyles et qui situe ces derniers en haut de la hiérarchie coloniale44, la Kabylie est choisie, malgré les oppositions des colons et du gouverneur, comme terrain expérimental de la scolarisation en Algérie colonisée45. Les instituteurs et institutrices font localement concurrence aux Sœurs blanches qui, du fait de l’absence en Haute-Kabylie des confréries installées dans la plaine, participent à l’implantation catholique dans le massif du Djurdjura46.

Les Sœurs missionnaires de Notre-Dame d’Afrique, appelées « Sœurs blanches », version féminine des « Pères blancs », de la Société des missionnaires d’Afrique, ont été créées par l’archevêque d’Alger Charles Lavigerie (1825-1892). Convaincu de la supériorité des Kabyles sur les Arabes, il était persuadé que les Berbères, convertis de force par les Arabes à l’islam, conservaient un patrimoine chrétien des origines qui pourrait être réactivé. Dans la montagne kabyle, les Sœurs prennent en charge l’assistance aux plus démunis : elles soignent les malades, s’occupent des enfants orphelins ou abandonnés, des veuves et des personnes âgées, instruisent les fillettes47. Leur but est aussi de délivrer les femmes de « l’esclavage matrimonial » et de lutter contre la polygamie. En retour de ce rôle d’infirmières, d’institutrices, de consolatrices et de gestionnaires des corps et des âmes, elles obtiennent des « conversions de la misère », en nombre réduit cependant. Pour les filles et les femmes qui se convertissent tout en restant attachées à leur culture d’origine et à certaines pratiques magiques – les Sœurs prenant ainsi la place des marabouts –, il s’agit d’un accommodement à une situation désespérée qui leur permet de survivre.

Outre l’insurrection en Kabylie, l’Algérie connaît une série de rébellions entre 1876 et 1891 car la révolte est dans les têtes et dans les cœurs. « Il n’y a rien d’étonnant, explique le général Bressolles, à ce que les habitants des tribus désirent le succès des insurgés du Sud ; ils ont à subir des prélèvements territoriaux considérables et voient arriver avec désespoir le moment où ils devront quitter leurs terres48. »

Le 26 mars 1876, la tribu nomade des Bou Azid (cercle de Biskra) se soulève, occupe une oasis et assiège un camp militaire pendant un mois. En juin 1879, des montagnards de l’Aurès, « armés de sabres, de bâtons et de mauvais fusils » et emmenés par un marabout, s’attaquent à un poste défendu par des chasseurs et des spahis qui les mettent en déroute. Plus longue et plus meurtrière, l’insurrection du Sud oranais (avril 1881-mai 1883) débute par l’assassinat d’un lieutenant. Conduits par un marabout nommé Bou’ Amâma (« l’homme au turban »), les insurgés s’en prennent aux plantations des colons espagnols qui exploitent l’alfa, une plante destinée à la fabrication du papier. De nombreux morts s’ensuivent : cinquante-trois selon le général commandant la division d’Oran, 134 selon le gouvernement espagnol. Une des conséquences de cette insurrection conclue par une paix avec l’une des tribus insurgées est l’annexion du Mzab (contrée berbérophone dans le nord du Sahara) jusque-là autonome. Le statut spécifique des juifs du Mzab, qui n’avaient pas bénéficié du décret Crémieux en 1870, pose le problème de la citoyenneté et du régime de l’indigénat.

Extension du régime de l’indigénat

Le terme « indigène » a contribué à nommer et à définir une catégorie de non-citoyens. Le décret Crémieux de 187049, en divisant le groupe des indigènes en deux et en accordant la « naturalisation » (qui ne désigne pas ici un changement de nationalité mais une ouverture des droits à la citoyenneté) aux seuls indigènes israélites, a promu le critère religieux comme facteur de détermination du statut50. Appelé couramment « code de l’indigénat », l’empilement de textes disparates auquel cette expression renvoie n’a pourtant jamais pris la forme d’un véritable code, à l’instar du code civil ou du code pénal51.

En 1834, dès le début de la conquête, le gouverneur et le commandement militaire bénéficient des pouvoirs exceptionnels dits de haute police pour l’internement (emprisonnement, déportation ou assignation à résidence), les amendes et le séquestre de biens individuels ou collectifs. Bugeaud codifie en 1844 les « infractions spéciales » des indigènes soumises à l’amende (refus d’obéissance, désordres et discours séditieux). Le général Chanzy, nommé en 1873 gouverneur général de l’Algérie et commandant des forces de mer et de terre, fait adopter une longue liste d’« infractions spéciales à l’indigénat », d’abord pour la Kabylie (août 1874) puis pour toute l’Algérie (décembre 1874), mesure dont l’application génère des conflits entre les juges, les administrateurs et les militaires. La loi républicaine du 28 juin 1881 fournit un cadre législatif à ces « infractions spéciales à l’indigénat ». Elle donne le pouvoir de « simple police » aux administrateurs dans les communes mixtes. À la différence des communes de plein exercice qui restent sous la juridiction des juges de paix, les communes mixtes sont gérées par un fonctionnaire nommé par le gouvernement d’Alger. Outre le régime de l’indigénat qui couvre tous les aspects de la vie quotidienne (vêtements, fêtes, allégeance aux chaouch, ces agents du pouvoir colonial), les administrateurs des communes mixtes appliquent scrupuleusement les lois scolaires. Applicable au départ pour sept ans, cette loi sur l’indigénat est prorogée, bien qu’aménagée, après la Première Guerre mondiale jusqu’à son abolition par décret du 22 décembre 194552.

À l’exemple de l’Algérie, le régime de l’indigénat est peu à peu étendu à l’ensemble des colonies françaises – Cochinchine en 1881, Nouvelle-Calédonie, Afrique occidentale française (AOF), Annam, Tonkin, Laos et îles Sous-le-Vent en 1887, Cambodge en 1897, Mayotte et Madagascar en 1898, Afrique-Équatoriale française (AEF) en 1901, côte des Somalis en 1907 et enfin Togo et Cameroun (mandats de la Société des nations) en 1923 et en 1924 –, non sans réaction, comme celle de ce sénateur : « Aujourd’hui, on vous propose une loi qui contient une exception énorme – je pourrais dire une monstruosité juridique – en accordant à des administrateurs des pouvoirs judiciaires en fait à peu près illimités, presque indéfinis ; et l’on vient vous dire : cette chose énorme, il faut que vous la votiez d’urgence, pour ainsi dire les yeux fermés ; il y va de la sécurité de notre colonie, il y va de l’autorité et du prestige des représentants de la France. Eh bien, Messieurs, je crois qu’il est impossible que le Sénat accepte perpétuellement un pareil rôle53. »

Le régime de l’indigénat est présenté comme un passage obligé dans le lent travail que nécessite la « mission civilisatrice ». Ainsi la République justifie-t-elle aux colonies l’existence d’un régime spécifique et répressif en contradiction avec ses propres principes officiels. En Nouvelle-Calédonie, l’indigénat a perduré jusqu’en 1946. Comme en Kabylie, l’insurrection des Kanaks en 1878 est une réaction à la spoliation des terres par les colons français.

L’insurrection des Kanaks

« Les vieux ont raconté l’histoire de l’origine de la guerre des Blancs. Ils ont parlé d’Ataï. Les Blancs ont commencé la guerre à partir de Nouméa. La guerre a gagné tous les terroirs. À cause d’elle, il n’y avait plus personne dans tous les pays, en partant du Sud jusqu’ici. Une annonce a été lancée pour que les guerriers se mettent à danser. Pendant qu’ils dansaient les soldats sont montés jusqu’à eux et les ont frappés. Beaucoup sont morts. Seuls sont restés vivants ceux qui s’étaient enfuis entre Nouméa et La Foa. Il en a été de même de Nouméa et jusqu’à La Foa parce que c’est là à La Foa que le colonel avait été tué par Ataï. »

La Guerre d’Ataï, récit oral recueilli en 1973 à Goapin dans la chaîne centrale54.

Les récits oraux qui circulent chez les Kanaks font référence aux événements traumatiques qui ont profondément marqué les mémoires et l’histoire de la Grande Terre. La France prend unilatéralement possession de la Nouvelle-Calédonie en septembre 1853 avec l’intention d’en faire, à l’exemple de l’Australie, une colonie pénitentiaire. En 1864, le premier convoi de forçats débarque sur l’île de Nou, en face de Port-de-France (l’actuelle Nouméa). Le bagne se fait peu à peu tentaculaire, avec différentes installations selon les statuts et le sexe des condamnés. Des concessions sont progressivement attribuées aux libérés du bagne au détriment des espaces antérieurement occupés par les Kanaks. Regroupés en « tribus », ces derniers sont refoulés dans des « réserves indigènes » délimitées par l’administration.

À côté de petites exploitations individuelles de colons se constituent de très grands domaines non enclos dédiés à l’élevage extensif de spéculation, sur lesquels le bétail est en liberté. En 1877-1878, une très grande sécheresse pousse vers les réserves indigènes le bétail affamé qui envahit les jardins vivriers et anéantit les récoltes des Kanaks. Menacés de pénurie alimentaire, ces derniers s’en plaignent aux gendarmes, sans résultat. À cela s’ajoutent brimades, vexations et mises en cause des coutumes et des valeurs locales, ceci par les vols ou la destruction de crânes dans les cimetières55. Les sépultures de la famille du chef Ataï, notamment, sont violées, dépouillées et les « ossements jetés au vent », selon le rapport de la commission d’enquête56.

Les Européens considèrent Ataï comme le responsable de l’insurrection qui démarre en juin 1878 dans la région de Foa. Sans doute apocryphe, reproduit par un prêtre kanak, le père Appolinaire Anova Antaba (1929-1966), le discours d’Ataï devant ses guerriers le 19 juin 1878 expliquerait le déclenchement précoce de la révolte précédée par de longues négociations entre chefferies :

Écoutez tous. Le Blanc est la ruine de notre peuple. Katia, la fille de notre village est entre les mains d’un des leurs. Il faut la sauver. Il faut venger l’honneur du village de Dogny, outragé, bafoué. Toutes nos terres sont entre leurs mains. Leurs bêtes à cornes piétinent les tombes de nos ancêtres. Pouvons-nous supporter plus longtemps de tels outrages, de telles infamies ? Non. Si les malheurs tombent sur nos villages, nos familles, nos enfants, ce sont les dieux qui se vengent. Notre lâcheté fera fondre sur nos têtes le courroux de nos ancêtres. Rassurez-vous, nous ne sommes pas seuls à gémir, à pleurer. Tout le pays est avec nous. Tous les villages du Nord au Sud sont avec nous. Tout le pays nous suivra si nous marchons de l’avant, si nous sommes victorieux. Et, nous serons vainqueurs, car les ancêtres sont avec nous. Personne ne mangera avant que le coupable ne soit puni. Vous, les femmes vous encouragerez les guerriers. Vous, les enfants vous porterez les sachets de pierres et vous serez près de vos aînés ! Vous, les guerriers, préparez vos armes et invoquez la faveur des dieux57 !

Le père Appolinaire donne ici à l’appel aux armes d’Ataï un sens messianique et révolutionnaire. Une autre interprétation existe : un ancien bagnard libéré, gérant d’une station d’élevage, nommé Chène et vivant avec deux concubines kanakes, est tué avec toute sa famille le 18 juin, à l’initiative d’un mari jaloux. Les gendarmes arrêtent plusieurs chefs de la région et, pour les inciter à parler, ils menacent de les transférer à Nouméa, laissant même entendre qu’ils pourraient y être fusillés. Ataï, prévenu, aurait alors déclenché prématurément l’attaque de la gendarmerie et les massacres de La Foa sans avoir le temps d’en avertir la chefferie du Nord, les Canala. D’où le désarroi de ces derniers, leurs interminables discussions sur la conduite à tenir et finalement leur engagement aux côtés des Français, bien qu’ils aient été l’une des chevilles ouvrières de la préparation de l’insurrection58.

Le soulèvement débute donc dans la région de La Foa le 25 juin. Partout, les colons abandonnent le terrain aux insurgés qui pillent et incendient maisons et plantations. À Nouméa, les Kanaks employés en ville sont emprisonnés. Au début, les rebelles se défendent avec détermination et mènent, grâce à leur connaissance intime d’un terrain très accidenté, une guerre de guérilla. Le 3 juillet 1878, ils tuent le commandant en chef des troupes de Nouvelle-Calédonie dans une embuscade. La défense s’organise autour des postes de gendarmerie, malgré une logistique inadaptée. Michel Millet décrit par exemple les difficultés que l’on rencontre pour traîner un canon trop lourd dans des chemins boueux et les défaillances du ravitaillement. Les troupes d’infanterie de marine entreprennent des expéditions punitives, brûlent les villages, saccagent les cultures, espérant affamer des rebelles qu’ils n’arrivent pas à arrêter59.

Le 1er septembre, le commandement monte une opération pour capturer le rebelle Ataï. Les militaires français sont aidés par les Canala, qui se sont ralliés à eux. Plusieurs récits, très différents, existent de ce moment. Selon la coutume très ancienne, le récit oral met en valeur l’héroïsme du chef qui se sacrifie pour que la paix devienne possible :

Ataï est parti. Il a fait des magies Il a trouvé dedans qu’il serait mieux qu’il reste là parce que sinon il y aurait encore une autre guerre. Et il avait également dans la magie qu’il serait bien qu’il meure aussi. Il a appelé ses gens et leur a dit : « Vous allez me tuer pour que la guerre se termine. » Ils se sont rassemblés et ils l’ont tué. Et il est mort. Là où il a été tué, ils ont planté un banian en souvenir de l’endroit de sa mort. Alors la guerre a pris fin60.

La communarde Louise Michel, une des rares parmi les déporté.e.s à avoir soutenu l’insurrection des Kanaks, offre une autre version proche de celle qui a circulé en Nouvelle-Calédonie parmi les Européens :

Suivant la loi canaque, un chef ne peut être frappé que par un chef ou par procuration. Nondo, chef vendu aux blancs, donna sa procuration à Segou, en lui remettant les armes qui devaient frapper Ataï. Entre les cases nègres et Amboa, Ataï, avec quelques-uns des siens, regagnait son campement, quand, se détachant des colonnes des blancs, Segou indiqua le grand chef, reconnaissable à la blancheur de neige de ses cheveux. Sa fronde roulée autour de sa tête, tenant de la main droite un sabre de gendarmerie, de la gauche un tomahawk, ayant autour de lui ses trois fils et le barde Andja, qui se servait d’une sagaie comme d’une lance, Ataï fit face à la colonne des blancs. Il aperçut Segou. « Ah ! dit-il, te voilà ! » Le traître chancela un instant sous le regard du vieux chef ; mais, voulant en finir, il lui lance une sagaie qui lui traverse le bras droit. Ataï, alors, lève le tomahawk qu’il tenait du bras gauche ; ses fils tombent, l’un mort, les autres blessés ; Andja s’élance, criant : « Tango ! Tango ! » (maudit ! maudit !) et tombe frappé à mort. Alors, à coups de hache, comme on abat un arbre, Segou frappe Ataï ; il porte la main à sa tête à demi détachée et ce n’est qu’après plusieurs coups encore qu’Ataï est mort61

La tête d’Ataï est triomphalement ramenée au poste de La Foa. Elle est envoyée en métropole et un moulage est présenté à l’Exposition universelle de 1889. Promise en 1988 dans les accords de Matignon, la restitution de ce trophée macabre par le gouvernement français n’est effectuée qu’en août 2014.

À l’automne 1878, dix jours après la mort d’Ataï, la rébellion continue de s’étendre dans le Nord ainsi que sur le versant est de l’île. Au début de 1879, les premières redditions ont lieu dans le Sud mais les opérations militaires se poursuivent jusqu’en avril. Les combats durent près d’un an, repoussant les insurgés de plus en plus épuisés dans les contrées reculées. L’état de siège est levé en juin 1879. Environ 200 Européens et 1 200 Kanaks ont été tués, sans compter les déportations et autres condamnations.

En 1879, le rapport rédigé par le général de Trentinian conclut fermement à charge contre les colons, les responsables des pénitenciers, l’administration de l’archipel, la police et la gendarmerie : « Nous pouvions éviter ce qui est arrivé, c’est-à-dire que l’Administration aurait dû comprendre et forcer les Colons à être plus prudents, et prendre elle-même des mesures de précaution vis-à-vis des indigènes pour arriver à un modus vivendi acceptable de part et d’autre. Il n’en a rien été. » Les causes de l’insurrection apparaissent clairement : spoliation des terres des indigènes, dévastation des terres par le bétail des colons, non-paiement ou paiement tardif des travaux effectués par les indigènes, réquisitions des hommes pour les travaux publics62. L’histoire de la Nouvelle-Calédonie a été profondément marquée par cette insurrection dont le caporal Stanislas Dubois fut un acteur et un témoin direct63.

Le 23 décembre 1887, une liste d’infractions spéciales pour les indigènes, non-citoyens français, est édictée. Le régime de l’indigénat est appliqué en Nouvelle-Calédonie dans toute sa rigueur jusqu’en 1946, sur une population particulièrement vulnérable, minoritaire et reléguée dans des réserves, avec un véritable couvre-feu et même une limitation de la présence en ville des Kanaks.

Madagascar : révolte des toges rouges et « pacification »

En 1895, la France lance sa seconde expédition armée sur Madagascar après celle de 1883. Malgré les fièvres qui déciment le tiers des troupes durant les sept mois que dure la campagne militaire, le général Duchesne impose, le 1er octobre 1895, un traité de protectorat à la reine Ranavalona III, qui est, de fait, écartée du pouvoir. Mais l’occupation française doit très vite faire face à la révolte des Menalamba (littéralement les toges rouges), mouvement populaire de paysans refusant le pouvoir colonial, qui s’étend sur l’ensemble des hautes terres en une multitude de foyers bientôt impitoyablement réprimés.

Un nouveau gouverneur général, Gallieni, s’installe à Tananarive le 15 septembre 1896. C’est un adepte de la manière forte. Il déploie tout un arsenal de mesures autoritaires destinées à endiguer la montée de la résistance anticoloniale, dont le recours au travail forcé pour des travaux dits d’utilité publique (routes, chemins de fer). Tout homme malgache doit accomplir chaque année un certain nombre de jours de travail gratuit : cinquante jours en 1896. Conçues sur le modèle du régime de l’indigénat, ces corvées – travail forcé et gratuit – imposées aux populations conquises vont contribuer au dressage des corps et des esprits dans le nouvel ordre colonial hégémonique64.

La cour royale, foyer de résistance contre la France, est placée sous surveillance. Le 11 octobre 1896, Gallieni, qui a obtenu les pleins pouvoirs, fait arrêter plusieurs personnalités dont l’oncle de la reine et le ministre de l’Intérieur. Les notables sont traduits devant le conseil de guerre et, à l’issue d’une parodie de procès, exécutés, afin, confie-t-on, de provoquer « une forte impression sur les indigènes ». Le règne Merina se termine définitivement le 28 février 1897 : la reine est exilée, d’abord sur l’île de la Réunion puis à Alger.

Gallieni s’attelle alors à la « pacification » de l’île, adoptant une stratégie en « taches d’huile ». Il développe en outre une « politique des races » consistant à reconnaître et à renforcer l’identité de chaque groupe « ethnique », ceci pour mettre fin à la domination des Merina, les plus hostiles à l’occupation française. En s’appuyant sur les thèses de l’anthropologie racialiste, le gouverneur général organise un recensement systématique de la population et crée des circonscriptions administratives selon cette cartographie des races.

Une recomposition de la propriété foncière s’effectue, avec la concession de plus de 150 000 hectares à de petits colons, surtout des Réunionnais. Une partie des terres est attribuée à certaines chefferies locales pour les récompenser de leur loyalisme à l’égard de l’État-nation impérial. Cette redistribution aboutit à la réduction des cultures vivrières (surtout le riz) qui conduit à des hausses de prix et à la pénurie. Des concessions minières et forestières sur le modèle des grandes compagnies congolaises sont aussi accordées.

En même temps que sont instaurés la réquisition de la force de travail, l’impôt et le travail forcé, Gallieni décide de la fermeture de toutes les écoles protestantes, à ses yeux des foyers d’opposition, et veut obliger les indigènes à parler français. Malgré les politiques de laïcisation en métropole, il favorise l’installation des jésuites pour contrer le protestantisme soutenu par la dynastie Merina et n’applique pas la loi de 1904 sur l’interdiction des congrégations.

Le 19 mai 1905, Gallieni quitte Madagascar après neuf ans de « règne ». Les manuels scolaires de l’entre-deux-guerres retiennent la figure d’un Gallieni « pacificateur » et presque non violent65. Une photographie officielle met ainsi en scène la reddition des Fahavalo (les rebelles) au cours de laquelle les chefs vaincus doivent s’incliner dans une cérémonie officielle et publique devant le gouverneur. Des centaines de photographies du même acabit construisent en images un récit de la pacification de Madagascar à la gloire de la civilisation coloniale et de sa glorieuse épopée66. La mémoire vivante du peuple de l’île est tout autre : « Nous étions vaincus, nous n’avions plus qu’à payer », témoigne en 1978 un vieux Malgache en se référant à la sanglante prise en main de l’île par Gallieni en 1896.

Même au strict plan militaire, le bilan de la « pacification » est tout relatif. Pendant près de vingt ans, de 1898 jusqu’au mouvement des Sadiavahy en 1915, la résistance perdure sous la forme de guérillas rurales éclatées en plusieurs foyers. Cette « pacification » rampante fait plusieurs centaines de milliers de morts.

Résistances indochinoises : lettrés et paysans

En Indochine, les réactions des sociétés face à l’intrusion européenne ont souvent pris des allures eschatologiques. Au moment de la conquête, Paul Bert, gouverneur de l’Annam-Tonkin, privilégie l’entente avec les paysans, estimant que les mandarins étaient détestés par le peuple. En effet, pour les missionnaires, les militaires et les fonctionnaires agents de la colonisation, les lettrés sont à la fois des interlocuteurs et des adversaires.

Ici, ce sont les élites qui ont dans un premier temps animé les résistances à la conquête entre 1885 et 1897. Les lettrés ont été les idéologues et les organisateurs de la résistance aux Français67. Loyal au roi, le mouvement Can Vuong, animé par une valeur de fidélité qui est au cœur du confucianisme, exigeait le retour de la monarchie. Ce mouvement, qui regroupe environ 2 000 lettrés, s’agrège en 1907 aux protestations populaires contre un alourdissement de l’impôt et de la corvée. Des émeutes sont sévèrement réprimées. Les nationalistes s’organisent, plus ou moins clandestinement. Les autorités coloniales poursuivent les meneurs, tel Phan Chau Trinh, un ex-mandarin condamné à mort pour sa participation aux grèves de l’impôt, peine commuée en détention à perpétuité au bagne à Poulo Condor en 1908 : il avait souhaité développer la conscience nationale du peuple contre l’administration mais aussi contre le mandarinat. La défaite face aux troupes françaises sonne la fin de l’influence des lettrés, relayés par d’autres forces politiques comme le Parti communiste d’Ho Chi Minh après la Première Guerre mondiale.

Dans le grand archipel des résistances anticoloniales, la contestation peut aussi se donner à voir sur un mode en apparence plus ludique, la danse, qui ouvre des espaces de répit pour les indigènes et laisse la place aux imaginations, aux rêves et à des formes d’organisation différentes.

Danser et chanter pour être libre

« Au cours d’un tam-tam, un indigène exécuta une danse rampante qui simulait l’évasion d’un prisonnier. M. de Brazza avait déjà vu […] une danse analogue. Il en saisit immédiatement le sens et se renseigna. De retour à Fontsibut, il pressa l’administrateur commandant de la région de questions, se fit apporter le journal du poste et découvrit la vérité. Il demanda à voir ces femmes. L’administrateur lui répondit qu’il les avait libérées la veille68. »

Par la danse, l’indigène a ici réussi à faire comprendre à Brazza – représenté comme « le bon Blanc » qui lutte contre l’injustice – qu’on lui cachait la situation de 119 femmes et fillettes enlevées par les agents d’une concession, retenues dans le poste de Fortsibut comme prisonnières, et que l’administrateur avait réparties dans les villages voisins en prévision de la visite de la mission Brazza. La danse est ici acte d’expression et de résistance.

On trouve des formes d’expression similaires à La Réunion. L’historien Prosper Ève témoigne d’une scène vue dans son enfance (second XXe siècle) liée au culte des ancêtres, à la transe (celle du fils) et au chant des maloyas (par le père). Ce souvenir l’a incité à enquêter sur les cérémonies qui ont commémoré, chaque 20 décembre depuis 1849, l’abolition de l’esclavage : pour symboliser le temps de l’esclavage, un homme blanc était attaché à un poteau ; de temps en temps on lui donnait de l’alcool à boire, sa punition étant d’être saoulé. L’historien réunionnais a retrouvé la description des moments où les esclaves s’exprimaient par le chant, un repère identitaire (« chanter pour oublier, chanter pour être libre, chanter pour ne plus subir l’esclavage »), tout comme par la danse rituelle du maloya, souvent accompagnée de transe69. Prières, chant, transe s’imbriquent lors de ces cérémonies du souvenir du pays perdu qui se déroulent la nuit, après le travail contraint. La danse maloya se diffuse à La Réunion avec la colonisation à la suite des migrations forcées. Après l’abolition de l’esclavage, au temps de l’engagisme, le maloya demeure interdit. De ce fait, sa pratique constitue une forme de résistance et a survécu clandestinement dans les familles. De la rencontre entre peuples malgaches, africains et indiens naissent des pratiques culturelles originales dans un long processus de créolisation.

En Afrique du Nord, des danses, également interdites, mettent en scène le genre. Elles distinguent hommes et femmes tout en ouvrant de possibles jeux de réappropriations croisées. Un ethnologue décrit ainsi, au tout début du XXe siècle, une scène de mariage dans le Sud tunisien :

Simulant un combat singulier, les jeunes gens s’avancent au nombre de deux, marchant l’un contre l’autre, par mouvements saccadés, leurs pieds sur une même ligne, glissant sur le sol, sans quitter leur position et s’observant mutuellement ; lorsqu’ils se sont rapprochés, ils tournent ensemble sur un même cercle, opposés toujours l’un à l’autre, se repliant sur eux-mêmes et feignant de se dissimuler. Tous les mouvements s’exécutent ensemble, faisant faire des moulinets à leurs armes, qu’ils lancent ensuite en l’air, les rattrapant très adroitement, jusqu’au moment où ils lâchent leur coup de fusils en même temps dans le milieu du cercle qu’ils occupent ; puis, ils laissent la place à deux autres joueurs salués par les cris de joie des femmes70.

Cette danse des fusils associe la dimension individuelle et la dimension collective des émotions ressenties. Les femmes sont placées dans une position de spectatrices s’extasiant devant l’habileté des hommes.

Interdite pendant la période coloniale, une autre danse virile symbolise les razzias. Un bâton à la main, deux hommes miment les différentes phases d’un combat. Ils frappent le sol, tournent sur un pied à tour de rôle. L’un, debout, tient le rôle d’un agresseur défiant son adversaire qui, un genou à terre, tente de se défendre. À la fin de la danse, agresseur et agressé se réconcilient publiquement en se donnant l’accolade71.

En ville, à la fin du XIXe siècle, dans les cafés où se retrouvent les ouvriers après le travail, naît une danse spécifique, le rboukh ; toujours plus ou moins improvisée, elle est exécutée par une seule personne. Elle est parfois interprétée par deux hommes, le premier improvisant et le second l’imitant. Dans ces lieux exclusivement masculins, on s’adonne aux plaisirs virils : boire, fumer ou jouer aux cartes et aux dominos. Certains se mettent parfois à chanter des chants populaires rythmés qui parlent de leur travail, de leurs espoirs et de l’amour en des termes peu châtiés. L’ambiance s’échauffe avec des rythmes saccadés quand les chants sont accompagnés d’instruments de musique – darbouka, mandoline ou luth. L’un commence à danser, seul. Ses mouvements improvisés miment le quotidien – le terrassement, le piochage, le portage. Un autre homme se place ensuite en face de lui. Dans ce dialogue entre les deux danseurs s’instaure un jeu subtil, l’un des danseurs incarnant la femme. Ils se mettent alors à bouger les hanches d’une façon ouvertement sexuelle, mimant l’acte d’amour, et sont encouragés dans leur audace par la participation de l’assistance qui se manifeste par des cris, des sifflements et des claquements de mains. Il s’agit bien là d’une transgression de genre, entre hommes, qui expriment par le corps et la danse leurs frustrations et leurs désirs.

Dans l’Aurès algérien, les femmes donnent chaque soir un spectacle de danse à l’occasion de la visite de la doctoresse Dorothée Chellier :

Le plus souvent la danseuse est isolée, parfois elles sont deux se tenant par la main. C’est un pas cadencé, une jambe légèrement fléchie, qui se fait en avant puis en arrière, sur un assez large espace. De temps en temps, une sorte de spasme avec renversement de la tête et du corps en arrière. La danseuse a toujours les paupières baissées, les yeux fixés sur la terre, attitude qui lui donne un air de fausse pudeur qui ajoute à son charme. Les mouvements de bassin sont moins multiples que ceux de la femme arabe (ce sont des chaouïa). Ils se font surtout d’arrière en avant et sont un peu voilés par la Melhafa […], unique vêtement de dessus et de dessous72.

Si, en Afrique du Nord, femmes et hommes dansent séparément, ils et elles expriment par les mouvements du corps tout l’érotisme interdit dans le quotidien par la tradition.

La danse et la musique, qui engagent le corps et l’âme, représentent une modalité d’émancipation spécifique, une prise de conscience et un discours en actes dans une situation de domination. La danse donne à voir la mise en scène de révoltes latentes, le champ des possibles sous la forme de désirs et de fantasmes. Elle exprime à la fois la dure réalité – la misère, la violence, l’oppression, la frustration des colonisés, mais aussi les rêves, le désir d’une vie meilleure, autre, et l’aspiration à la liberté individuelle et collective.

3. VIVRE ENTRE DEUX MONDES :
IDENTITÉS HYBRIDES SOUS DOMINATION COLONIALE

Nous avons déjà croisé Ismaël Urbain, dont le projet utopique d’une Algérie franco-musulmane reposait sur une « fusion des communautés » pouvant donner naissance à un peuple nouveau. Avec sa jeune femme musulmane, ils connaissent pourtant les difficultés d’un couple mixte. Leur fille vit le destin malaisé des enfants métis. Le cloisonnement entre les mondes européen et « indigène » qui se côtoient mais se rencontrent peu est difficile à dépasser, même si des « individus frontières », souvent des femmes, contribuent à faire se lézarder les murailles. Nous examinerons certains parcours d’Européennes – voyageuses, religieuses, institutrices, prostituées ou ouvrières – qui se sont aventurées dans l’autre monde avec leurs projets individuels mais également leurs préjugés. Ceci afin de saisir, au-delà du constat de la domination coloniale, les relations souvent ambivalentes qui purent s’établir de part et d’autre. Partir de l’histoire des femmes dans la diversité de leurs vies permettra aussi de questionner l’image stéréotypée de « la femme indigène » nécessairement passive et silencieuse parce qu’opprimée.

Trois portraits de femmes aux colonies

Mme Benaben : une éducatrice pour des brodeuses

Dans un rapport rédigé en 1907, l’inspecteur général Félix Hémon décrit de manière favorable la formation de jeunes filles musulmanes aux travaux d’aiguille dans un ouvroir de la Casbah d’Alger :

Choisies vers six ou sept ans, peu payées, mais préservées de la misère et de pis encore, les apprenties travaillent à des broderies à la fois riches et délicates, sur fond clair, à des écharpes, à des mouchoirs, où, à défaut des représentations d’animaux interdites par le Coran, s’enroulent ou se déroulent ici des feuillages étranges, observés et rêvés, là des strophes coraniques aux dessins merveilleusement compliqués. Partout la « couleur locale » est respectée : voici des croissants, des mains symboliques, préservatrices du mauvais œil, et voici des costumes éclatants, près de portières d’étamine aux tons éteints.

Cet atelier de couture était dirigé par une Française, Henriette Benaben (1847-1915), venue en Algérie avec le souci de former et de donner une éducation aux fillettes « indigènes » et de les aider à sortir de la misère73. Dans un contexte favorable, puisque la décision en 1867 de remplacer les écoles arabo-musulmanes par des écoles mixtes a fait brusquement chuter le nombre de fillettes scolarisées, elle concurrence ainsi l’action des Sœurs blanches, ces religieuses si actives à Alger et en Kabylie dans le second XIXe siècle.

Petite-fille d’Alix Luce, fondatrice de la première école franco-arabe pour filles indigènes à Alger en 1845, Henriette Benaben a grandi dans cette école située dans la Casbah d’Alger où cohabitaient Algériens musulmans, juifs et « petits Blancs74 ». Outre les savoirs élémentaires, elle a appris auprès de sa grand-mère, qu’elle vénère, la langue arabe, la couture et la broderie. Dans son autobiographie, elle se souvient de ce qu’elle garde au cœur comme une période enchantée :

Dans le patio d’une maison arabe arrangée avec ce goût qui n’appartient qu’à elle, les petites brodeuses accroupies devant leurs métiers bas et groupées harmonieusement par ses soins formaient un tableau si gracieux qu’on venait de loin pour le voir […]. Petit à petit, sa situation s’améliorait, et commençait alors la période de sa vie où elle devait se révéler à elle-même comme la grande artiste, la piètre commerçante peut-être, mais la femme de valeur et l’infatigable travailleuse qu’elle était, et finalement forcer le respect de tous75.

La socialisation d’Henriette Benaben, construite à la convergence de deux mondes apparemment si dissemblables, fait de son expérience de vie un trait d’union des deux côtés de la frontière coloniale. Sa grand-mère constitue pour elle un modèle et l’école ouvroir un refuge ; elle revient y habiter quand elle quitte un mari volage. Lorsque Mme Luce décide, en 1875, de retourner dans son village natal en France, elle confie à sa petite-fille la responsabilité de l’ouvroir. Dès lors et jusqu’à sa mort en 1915, Henriette Benaben permet non seulement à de nombreuses jeunes filles musulmanes d’apprendre un métier mais elle défend ardemment un artisanat féminin de qualité, celui des broderies et des brodeuses d’Alger. Au-delà des simples contacts, cette histoire partagée – ici entre brodeuses et directrice de l’ouvroir – autorise une connaissance réciproque qui, même si elle reste parfois empreinte de préjugés, permet des transferts de savoir-faire et de savoir-être.

En 1881, au moment où, avec la formalisation du régime de l’indigénat, se renforcent les frontières raciales entre Européens et « indigènes », certaines Françaises font donc le choix de travailler à Alger avec des musulmanes. Outre les Petites sœurs des pauvres, trois sages-femmes exercent au Bureau de bienfaisance d’Alger et deux autres femmes dirigent dans la Casbah des ouvroirs, désignés par une administration qui s’intéresse peu à la scolarisation des filles comme des « maisons de travail pour les filles musulmanes ». Entre 1880 et 1900, de nombreuses photographies sont prises de l’ouvroir d’Henriette Benaben. Les images montrent des petites filles devant des métiers à tisser, entourées de tapis et de broderies. Une femme voilée de blanc, sans doute une surveillante, apparaît garante de la bonne tenue de l’établissement et de la moralité des filles, message à destination des familles arabes. Le premier photographe installé en Algérie, le Suisse Jean Geiser, prend un cliché diffusé en carte postale montrant des jeunes filles indigènes occupées à broder dans une cour à l’architecture et au décor mauresques. La collaboration entre filles et femmes est soulignée par le titre de la carte postale, « École de broderies indigènes de Madame Ben-Aben », qui met en avant le travail d’apprentissage. Il s’agit évidemment d’une mise en scène où le patronyme de l’ex-mari de la directrice est « arabisé » pour flatter, en harmonie avec le décor « mauresque », le goût de l’exotisme orientaliste, message en direction des Européens. Au début du XXe siècle, le contexte change et devient plus favorable au développement du travail des femmes indigènes du fait d’une politique arabophile du gouverneur Jonnart et d’une demande de la part des touristes d’objets « typiques », tapis et broderies arabes. Ces photographies et cartes postales accompagnent un discours plus général sur les bienfaits de la colonisation et de la mission civilisatrice de la France.

Au cimetière chrétien de Saint-Eugène à Alger, réservé aux Européens, la tombe de style arabo-musulman d’Henriette Benaben porte deux inscriptions, l’une en français, l’autre en arabe, témoignage de l’exploration, dans son activité professionnelle, d’une hybridation possible entre les deux cultures. Mais comme le souligne Rebecca Rogers, « celles qui brodent attendent encore qu’on puisse les nommer76 ».

Dorothée Chellier : une femme médecin

« J’estime que le rôle de la femme médecin dans le foyer indigène ne saurait être seulement humanitaire ; mais qu’il doit être fatalement moralisateur et politique. En pénétrant dans le gynécée, en se faisant la confidente et l’amie de la femme arabe, la doctoresse ne tardera pas à acquérir sur l’esprit de chacun, une influence capable de servir, au plus haut degré, la cause de l’assimilation, partant de la civilisation. C’est pénétrée de ces idées que je mettais mon entier dévouement au service de cette première mission. »

Dorothée Chellier,
Rapport au gouverneur général, janvier 189777.

Première femme médecin à exercer dans les Aurès (1895-1896) et en Kabylie (1896, 1897, 1899), Dorothée Chellier entend convaincre les femmes des bienfaits de la mission civilisatrice d’une France laïque et contrer ainsi l’influence des Sœurs blanches qui s’occupaient elles aussi, antérieurement, des femmes musulmanes. Par ailleurs, elle ne voit pas d’un bon œil des matrones qu’elle considère dans un premier temps comme « ignorantes et dangereuses », et souhaite enseigner les bonnes positions pour accoucher. Née à Alger en 1860, mariée à dix-huit ans et divorcée en 1889, remariée dix ans plus tard, première femme algérienne docteur en médecine, cette « visiteuse d’Empire » (Claire Fredj) rencontre bien des oppositions, même si son action est soutenue par le gouverneur Jules Cambon (1891-1897), franc-maçon comme elle.

Ses missions sont encadrées par l’administration avec des relais auprès des autorités indigènes qui la reçoivent courtoisement. En 1895-1896, la situation sanitaire est inquiétante dans ces contrées qu’elle parcourt à dos de mulet ou à cheval : variole, typhoïde, tuberculose, syphilis et affections oculaires sont légion. Dans chaque douar traversé, la doctoresse soigne, panse, vaccine, conseille et distribue des médicaments. Malgré ses déclarations destinées avant tout à convaincre le gouverneur des bienfaits de sa mission pour la politique de la France, elle est très soucieuse de « respecter leur foi tout en soulageant leurs maux […], sans exiger [des populations] une conversion en échange de médicaments ». Partout, la doctoresse est bien accueillie et souligne les traditions d’hospitalité des élites musulmanes. Des plus pauvres, elle reçoit des marques de respect et de reconnaissance, et parfois des fruits. Elle essaie de repérer des femmes capables d’exercer le métier de sage-femme. Finalement, elle se décide à instruire les matrones jusqu’à ce que des jeunes filles formées à l’école de sages-femmes puissent les remplacer. Pour ce faire, elle utilise les services d’une interprète, une jeune fille de dix-sept ans éduquée à l’école indigène. Dès sa deuxième mission, la doctoresse a changé d’avis sur les matrones qu’elle considère comme « très intelligentes », « pleines de bonne volonté », avec un sens aigu de l’observation, y compris lors d’accouchements difficiles. Cette évolution montre qu’elle ne se contente pas des préceptes généraux mais qu’elle intègre aussi des éléments des pratiques des matrones qu’elle rencontre. Elle note : « Je m’étonne que les Françaises d’Algérie n’aient jamais eu l’idée de fréquenter avec un peu d’assiduité les femmes arabes ; elles y eussent fait certainement des observations intéressantes et auraient servi la cause de la civilisation78. »

Avec le soutien du gouverneur, Dorothée Chellier installe des « sages-femmes de colonisation » auxquelles elle conseille de travailler avec les matrones, de faire preuve de douceur et de dévouement, d’apprendre l’arabe et de respecter les croyances musulmanes. Elle propose de créer une école d’accouchement avec un hôpital et une consultation où seraient formées des jeunes filles « intelligentes » qui auraient suivi l’école primaire indigène et qui pourraient remplacer les matrones au fur et à mesure de leur disparition. Dorothée Chellier constate néanmoins, en juin 1897, que les quatre sages-femmes qu’elle avait installées lors de sa précédente mission travaillent désormais dans les hôpitaux indigènes des religieuses des missions d’Afrique. Il lui est par ailleurs difficile de recruter d’autres sages-femmes car les écoles primaires pour les filles sont peu nombreuses. Elle se console pourtant en constatant que les matrones d’Alger et de Tanger pratiquent désormais le toucher vaginal (qu’elles ont appris des sages-femmes françaises) pour déterminer l’avancement du travail lors de l’accouchement.

Dorothée Chellier, républicaine et franc-maçonne, est convaincue de la nécessité d’instruire les femmes musulmanes qui pourraient ainsi incarner la « mission civilisatrice » de la France. À l’image de ce qui se fait dans d’autres colonies françaises, à Pondichéry, Tananarive et Hanoï, où ont été ouvertes des écoles de sages-femmes formées en trois ans79, elle tente, en vain, de faire aboutir son projet qui rassemblerait dispensaire, école et maternité. On la critique alors pour son ambition de « faire assister les femmes musulmanes par le seul élément féminin ». Émanant d’un professeur de médecine, ce reproche trahit une domination de genre très ancrée dans la profession médicale, avec la classique rivalité entre hommes médecins et sages-femmes autour du corps des mères.

À Alger, Françoise Entz, née en 1872 à Batna, devenue épouse Legey, docteure en médecine à Paris en 1900, ouvre une consultation dans la Casbah en 1902. D’autres établissements sont créés sur ce modèle les années suivantes à Bône, Oran, Constantine, Tlemcen, Blida, Miliana et Maison-Carrée – dans ce dernier cas en 1904 par Dorothée Chellier. Dans chaque consultation, à côté de la sage-femme européenne, des infirmières et des matrones indigènes exercent. L’historienne Claire Fredj se demande si Dorothée Chellier fait partie de la catégorie des « féministes impériales », à l’image du parcours des Anglaises en Inde. Discrètement féministe, cette femme médecin a témoigné, à l’instar des missionnaires qu’elle récusait, d’une exigence morale pour améliorer la condition des femmes algériennes et faire évoluer les sociétés traditionnelles, archaïques à ses yeux80.

Mokondzi mwasi, une cheffe femme

« Quand cette femme se rendait au marché, on se retournait et un silence régnait tant elle était crainte, au vu peut-être des médailles du pouvoir du Blanc qu’elle affichait sur sa poitrine81. »

Dans le pays akwa (Congo), c’est en ces termes que l’on parle de Mokondzi mwasi, de son vrai nom Clémentine Adjao, une femme intelligente, audacieuse et autoritaire qui arbore la légion d’honneur et l’Étoile du Bénin. Clémentine Adjao a fait l’expérience du commandement lors de son séjour à Pointe-Noire, où elle a suivi son mari qui travaille aux chantiers de construction du chemin de fer Congo-Océan. Venues de loin (Tchad, Oubangui-Chari, etc.), de nombreuses femmes accompagnent comme elle leurs maris pour faire la cuisine et entretenir leur habitation. Devenue responsable de ces femmes de travailleurs, Clémentine Adjao manifeste un sens aigu du commandement – d’où son surnom de Mokondzi mwasi (« cheffe femme ») – pour imposer la discipline dans le groupe, aidée peut-être en cela par les pouvoirs magico-religieux qu’on lui attribue alors, mais aussi grâce à la réputation de son mari, considéré comme un excellent travailleur.

Femme infertile, Clémentine Adjao refuse de rentrer au village à la fin du contrat de son mari. Quand il manifeste l’intention de prendre deux autres épouses pour renforcer sa considération sociale et avoir une progéniture – pratique habituelle pour un homme bénéficiant d’une certaine aisance –, elle le quitte pour fonder son propre village, Ebendza Mere, et en devenir la cheffe. À défaut de s’accomplir par la maternité, elle inspire le respect. Guérisseuse, spécialiste des maladies des enfants jumeaux, elle possède en tant que nganga une autorité qui n’émane pas des institutions sociales traditionnelles du lignage et du clan. C’est surtout afin de consolider leur contrôle sur Ebendza Mere que les autorités coloniales lui attribuent une promotion de « cheffe ». Mais ses qualités sont, de ce point de vue, évidentes : autorité, sens de l’organisation, inventivité. Pour consolider sa place dans les rouages du pouvoir colonial, elle adopte une tenue d’homme occidental : pantalon, chemise, casque, chaussures et médaille de commandement. Si elle entend ainsi se masculiniser, c’est parce que l’appareil de domination coloniale n’est ouvert, sauf exception, qu’aux hommes chefs de clan ou de lignage. Les nouvelles habitudes vestimentaires traduisent aussi l’accès à la modernité coloniale, de même que le port des sandales quand elle adopte une tenue africaine camisole, deux pagnes noués à la ceinture et un mouchoir de tête. Clémentine Adjao entend s’affirmer comme une forte femme, d’où ses initiatives pour introduire des nouveautés dans son village : création d’un marché à prix fixes, aménagement soigné et hospitalité à l’égard des Blancs. Reconnue compétente dans le système traditionnel, son autorité se renforce auprès des populations grâce à la parcelle de pouvoir conférée par l’administration coloniale qui l’aide à s’imposer au-delà de son village.

Des hommes déracinés ? « Mangeurs de craie » et « évolués »

« Mangeurs de craie » est le surnom donné aux instituteurs (appelés plus tard les Pontins) formés à l’école normale créée en 1903 à Saint-Louis du Sénégal. Antérieurement, les écoles étaient tenues par les frères des missions catholiques. Quelques décennies plus tard, avec la politique de laïcisation qui désorganise l’enseignement missionnaire, c’est à « l’école des Blancs », l’école normale, que seront envoyés certains fils de familles. Leurs itinéraires de scolarisation obéissent à des logiques complexes et discontinues selon les configurations familiales et territoriales, ce qui explique la grande diversité de l’élite ouest-africaine. L’essor de l’enseignement masculin au début du siècle permet l’éducation et la promotion de lettrés, appelé alors « évolués », formés dans les écoles fédérales (école normale William Ponty, école Faidherbe) et destinés à former « le cadre indigène » fondé sur des distinctions raciales. Il paraît en effet nécessaire à l’administration d’organiser les territoires conquis, d’encadrer les populations pour y maintenir l’ordre de façon à réaliser les objectifs de la mission civilisatrice dispensatrice de progrès82. Pour fonctionner, l’appareil de l’État colonial local a besoin de former des milliers de fonctionnaires destinés à occuper des places subalternes dans la hiérarchie83. Or il n’y a pas l’équivalent à cette date pour les filles, et l’administration coloniale s’inquiète de produire ainsi des « individus masculins déracinés », isolés socialement et donc potentiellement inquiétants : « C’est un malaise de constater le nombre croissant de jeunes hommes instruits et le petit nombre de femmes éduquées que nous plaçons à côté d’eux […]. Qui épouseront-ils tous ces médecins, ces comptables, ces employés des postes et quantité d’hommes évolués que nous créons à jets continus suivant les besoins de la colonie84 ? » De là naît dans l’entre-deux-guerres le projet de fournir aux élites masculines esseulées des épouses qui leur ressemblent. Développer l’instruction des Africaines apparaît à l’autorité coloniale comme le seul moyen de former des couples et des cellules familiales solides, susceptibles de diffuser la « civilisation ». Le couple Éboué – Félix Éboué et Eugénie Tell Éboué – est, de ce point de vue, emblématique.

Félix Éboué, un « évolué » guyanais

Gouverneur du Tchad lorsqu’éclate la Seconde Guerre mondiale, Félix Éboué choisira la résistance au nazisme et, en se déclarant partisan du Général dès juin 1940, donnera à de Gaulle le territoire qui légitime l’existence de la France libre. Nous le suivrons ici dans sa jeunesse, bien avant son rendez-vous avec la grande histoire.

Né en Guyane en décembre 1884 d’un père orpailleur et d’une mère occupée à élever quasiment seule ses cinq enfants, Félix Éboué réussit en 1898 le concours national des bourses métropolitaines et prépare son bac littéraire au lycée Montaigne à Paris. Il est reçu en 1906 à l’École coloniale et termine bon dernier de sa promotion, ayant passé ses années d’études à fréquenter le théâtre et les réunions de la SFIO, à courir, à jouer au rugby et à faire des parties de bridge le soir dans les cafés du Quartier latin. À la sortie de l’École, il échange un poste à Madagascar contre une affectation en Oubangui-Chari. Il souhaite alors connaître l’Afrique en profondeur. Dans son livre consacré à Félix Éboué, René Maran affirme que « l’Oubangui-Chari est en 1909 une colonie dépotoir où l’on déverse les fonctionnaires ou agents dont la conduite laisse à désirer et dont la métropole désire

entendre parler le moins possible85 ». Félix Éboué y reste jusqu’en 1932, gravissant lentement les échelons : administrateur adjoint en 1910, administrateur en 1917, administrateur chef en 1931. En 1932, il devient secrétaire général du gouvernement de la Martinique. Les raisons de cette carrière plutôt laborieuse sont d’ordre divers. Elles tiennent d’abord au regard sur sa personne : Noir, administrateur diplômé de l’École coloniale, il est très mal accueilli dans le milieu colonial en Oubangui et il doit supporter le préjugé de couleur qui s’exprime parfois violemment. La situation en Oubangui est par ailleurs dramatique : les populations sous-alimentées sont exténuées par le portage, transport à dos d’hommes du matériel des expéditions et des produits de la cueillette, par les maladies (dont la variole et la maladie du sommeil transmise par la mouche tsé-tsé). Éboué renonce au système de l’indigénat, s’adresse aux « indigènes » dans leur dialecte, promeut contre les compagnies prédatrices la culture du coton, seul moyen pour les populations de se procurer de l’argent, et encourage la culture de la pomme de terre. La misère n’est pas éradiquée mais il n’y a plus de famine. En Oubangui, il est ami avec son compatriote guyanais René Maran, qui obtient le prix Goncourt pour son roman Batouala. Il se marie avec la Guyanaise Eugénie Tell qu’il emmène avec lui en Afrique et avec laquelle il écrit en 1935 l’ouvrage La Clef musicale de langages tambourinés et sifflés, confirmant ainsi ses préoccupations d’anthropologue et de linguiste. En 1938, il est nommé gouverneur du Tchad.

La question des métis

La question des métis s’est posée dans les colonies dès la conquête et jusqu’à la décolonisation. Le plus souvent, elle concerne la naissance « hors des liens du mariage » d’un enfant métis issu d’une relation entre un « Européen » et une « indigène ». Considéré comme un « bâtard », le métis trouble l’ordre colonial et pose le problème de la citoyenneté. Jusqu’en 1928, les métis nés de père inconnu sont, en droit, indigènes. Pour accéder au statut de citoyen, ils doivent faire une demande de naturalisation. C’est notamment le cas de Louis L. :

Je soussigné, Louis L. planton à la résidence supérieure en Annam, j’ai l’honneur de venir très respectueusement vous adresser la faveur suivante. Comme tout le monde le sait, je suis un métis abandonné non reconnu. Mon papa, un certain nommé L. était soldat au 9e colonial en garnison à Hué ; lorsqu’il épousa la nommée N.-T.-H., et vous savez bien, Monsieur le Gouverneur général que ce n’est pas de ma faute, si de cette union passagère, j’ai eu le tort de venir au monde. Mon père avait quitté la ville de Hué lorsque j’étais encore un petit bébé dans le ventre de ma mère et je ne l’ai jamais vu. Existe-t-il encore ? Je l’ignore. Ma mère m’a dit que depuis son départ jusqu’à aujourd’hui, il nous a envoyé un seul billet seulement mais qui exprime peu de mots et en outre il ne nous a adressé quoi que ce soit pour nous aider à vivre. Cependant, ce fut grâce aux largesses de la Société de protection des métis abandonnés qui, durant dix ans (1901-1910) m’avait donné un secours mensuel de 3 piastres, que j’ai pu fréquenter quelque temps le collège Quôc-Hoc et j’ai pu ainsi acquérir les premiers éléments de la langue française qui aurait dû être ma langue maternelle. Faisant bon visage à ma mauvaise fortune, j’ai demandé et obtenu en 1913 ma place actuelle de planton. Depuis j’ai toujours accompli consciencieusement ma tâche quotidienne donnant à tous mes chefs entière satisfaction […]. L’avenir m’apparaît sous un jour bien sombre car aucun village ne peut, par ma situation spéciale m’inscrire sur ses rôles […]. J’ose vous demander Monsieur le Gouverneur général de vouloir bien m’accorder ma naturalisation française86.

Si l’Algérie est, sauf dans le Sud où vivent des populations noires, peu concernée par la question métisse en dehors du cadre des relations prostitutionnelles, l’Indochine est un réel laboratoire social et sert de modèle pour les autres territoires. Elle aide à comprendre comment la nation se constitue dans les pratiques sociales. Miroir de la domination dans l’espace de l’intime, elle met en jeu les sexualités et les rapports de genre et de race. Elle dit aussi les contacts et les interactions entre groupes et individus dans l’empire colonial87. Aux Antilles, dès le XVIIe siècle, les termes de « mulâtres » et de « sang-mêlé » tout comme les diverses catégorisations des croisements de couleur appartiennent au vocabulaire courant. En Indochine, où les enfants nés de rencontres coloniales sont plus nombreux qu’ailleurs car civils et militaires ne s’installent pas durablement et que les mères délaissées sont mises au ban de la société villageoise, un asile pensionnat pour les filles métisses abandonnées est fondé dès 1874. Les associations philanthropiques prennent en charge les enfants métis abandonnés. Le problème ne se pose pas en Nouvelle-Calédonie à cause du peu de rencontres possibles du fait de la ségrégation spatiale des Kanaks dans les réserves, et parce qu’il est admis dans la société calédonienne que les enfants peuvent être pris en charge par d’autres personnes que les parents.

Il y a donc bien une géographie différenciée du métissage dans l’empire colonial français. Les enfants métis sont considérés comme des déracinés et des déclassés dans la société coloniale. Ils portent atteinte au prestige français. Cette logique de l’honneur à fondement racial conduit le pouvoir colonial à exiger des signes de respect et de déférence inscrits dans le régime de l’indigénat. Colons, militaires et colonisé.e.s doivent maintenir une « bonne distance » pour conserver la frontière entre les deux mondes. Les métis sont la preuve vivante du trouble identitaire né des rencontres éphémères qui n’ont pas su conserver « la bonne distance ». Le débat sur l’application aux colonies de la loi de 1912 (adoptée en métropole) sur la recherche de paternité est très vif en Indochine et à Madagascar. Il y a en général une hostilité à cette loi, sauf si elle ne concerne que les enfants de parents européens. Le concubinage, qui permet « au jeune Français qui débarque » de satisfaire ses « besoins naturels », est plus sûr que la prostitution aux yeux des notables de la colonie.

En 1928, un décret sur les métis nés de parents inconnus dans les colonies leur accorde la citoyenneté si l’enfant a reçu « une formation, une éducation et une culture françaises » et si l’ascendance blanche, « la race française », est prouvée par décision de justice qui privilégie le plus souvent « les signes physiques de l’appartenance ethnique ». En AOF, il est précisé que le père inconnu doit être « d’origine française ou d’origine étrangère de souche européenne ». Dans les faits, cela revient à ce que l’État se substitue au père en cas d’abandon et crée ainsi une filiation collective pour « les enfants de la colonie ». C’est aussi une introduction de la race dans le droit français88. Jusqu’en 1927, la femme perd sa nationalité si elle se marie avec un étranger. La nationalité est donc héritée du père, comme la citoyenneté (à cette date uniquement pour les hommes). Le cas des métis de l’empire français prouve que le citoyen peut être défini par la nature juridique de sa filiation, son milieu social et sa race.

Migrations coloniales

Travailleurs immigrés aux Antilles

Dans la société postesclavagiste des Antilles, le système de l’habitation perdure jusqu’aux crises sucrières de la fin du XIXe siècle en maintenant, dans l’économie coloniale et les rapports sociaux de production, la sujétion de la couleur et de l’origine89. Pour conserver leur suprématie, les « Grands Blancs », planteurs sucriers, ont provoqué une seconde vague d’immigration de façon à introduire la « concurrence des bras » afin de « ramener à un niveau juste et convenable le taux exorbitant des salaires », appréciation venant d’un groupe de propriétaires, bien entendu. Les décrets des 13 février et 27 mars 1852 autorisent, dans les colonies antillaises, le recrutement de travailleurs sous contrat venant d’Afrique noire, de Chine et d’Inde, pays auxquels s’ajoutent, par décision du ministre de la Marine et des Colonies, les Annamites de Cochinchine condamnés pour rébellion et transportés de force en Guadeloupe où ils doivent contracter un engagement de travail de cinq ans. Dans une alliance étroite avec les planteurs, c’est l’administration locale qui gère le recrutement d’engagés plus ou moins volontaires qui sont affectés à une habitation et ne sont donc pas libres de leurs déplacements.

Le 24 décembre 1854, l’Aurélie, conduite par le capitaine Blanc, débarque à Pointe-à-Pitre le premier convoi de 344 Indiens ayant voyagé dans des conditions d’entassement et de dénutrition proches de celles des esclaves. Le 15 mai 1885, le Neva, parti de Calcutta, débarque les 461 derniers immigrants. Au rythme de trois navires par an ayant en moyenne accosté à bon port, de 1854 à 1885 ce sont approximativement 45 000 Indiens venant de Calcutta et de Pondichéry qui arrivent aux Antilles. Adversaires et partisans de l’immigration s’opposent vigoureusement au conseil de Guadeloupe. Les « républicains », défenseurs des intérêts des travailleurs guadeloupéens, redoutent, avec l’afflux de main-d’œuvre étrangère, une baisse des salaires et le chômage pour les ouvriers agricoles noirs. De plus, au lieu d’un travail payé à la journée d’environ six ou sept heures, permettant aux travailleurs de cultiver, selon la coutume, un jardin pour assurer leur subsistance, la généralisation du travail à la tâche, déterminé selon les capacités des travailleurs les plus robustes, augmente les journées de travail jusqu’à douze heures. Dans l’autre camp, les représentants des planteurs soutiennent que « l’immigration est le pivot, la pierre angulaire de l’édifice colonial ». En conséquence, jusqu’à la suspension de l’immigration réglementée en 1885, les demandes ont toujours été supérieures au nombre des engagés débarqués. Leur engagement avait été signé pour une période de cinq ans. Au terme de ce délai, le droit au rapatriement aux frais de l’administration était en principe prévu. Dans les faits, certains ont été autorisés à résider dans la colonie à la fin de leur engagement à condition de justifier d’une « bonne conduite » et de moyens d’existence, perdant alors leur droit au rapatriement.

Entre 1860 et 1883, les Indiens sur les habitations représentent 30 à 40 % de la main-d’œuvre dans les plantations de canne à sucre, ce qui freine les rémunérations des travailleurs créoles. À partir de 1884, avec le déclenchement de la crise sucrière et la montée du chômage, l’immigration pèse encore plus sur les salaires. Sans la « concurrence étrangère », s’exclame un membre du conseil général en 1888, l’ouvrier serait en mesure « d’imposer les salaires, de travailler à son heure, de s’adonner à telle tâche et de refuser telle autre, d’être, enfin, le maître de la situation90 ».

Si la domination, les discriminations et les inégalités ont caractérisé les rapports au sein de l’économie de plantation, cette dernière a également engendré, malgré les contradictions et les intérêts divergents, des échanges et des rencontres : les migrants venus d’Inde ou d’ailleurs ont contribué à la créolité et au métissage dans la population antillaise.

Domestiques indigènes en métropole

Officier de marine et écrivain, Claude Farrère obtient en 1905 le prix Goncourt pour son roman Les Civilisés, qui présente la figure silencieuse, sans identité et dépersonnalisée du boy annamite. Extrait : « Dans la cour, plantée de grands flamboyants ombreux, entre la maison et la grille, les deux coureurs tonkinois avancèrent le pousse, un pousse très élégant, laqué et argenté. Et ils s’attelèrent entre les brancards, en flèches. Après quoi, ils attendirent le maître, immobiles comme des idoles jeunes vêtues de soie. »

Les domestiques sont un sujet fréquent dans la littérature coloniale, suscitant représentations convenues, fantasmes et préjugés. Tout nouveau débarqué est tenu d’avoir son boy. Celui-ci est chargé de lui trouver des femmes, de faire l’interprète et de le guider dans ce pays inconnu où avoir un domestique est un signe de distinction sociale. « Elle ne m’a pas coûté bien cher, écrit Louis Peytral en 1897, ma petite congaï tonkinoise ; Trente piastres à peine : le prix d’un bibelot. Et pourtant, que de place il tient dans mon intérieur ce petit corps de poupée à visage de cire, presque un bibelot aussi ! Co ba, déjà maîtresse de la place, va, vient, commande, tempête, en enfant gâtée sûre d’elle-même, et les boys de la maison se font tout petit devant elles, lui obéissent sans broncher91. » Comparée à un objet, fût-il de décoration, la congaï se trouve au sommet de la hiérarchie des serviteurs. Mais elle va bientôt être remplacée par une Européenne, maîtresse de maison arrivée de métropole qui reprend la gestion du foyer… et la place centrale dans la littérature coloniale. Les domestiques des colonies sont dans une position ambivalente. Ils et elles sont des sujets mais participent au fonctionnement du système impérial comme serviteurs des cadres de l’empire. Ce sont en fait des « métis sociaux » dans une position de subalternes à la fois par rapport aux colons mais aussi à la société vietnamienne colonisée92. Alors qu’il n’est plus en usage en métropole, un livret d’ouvrier pour domestique est instauré en 1889 au Tonkin, en 1902 en Cochinchine, en Annam et au Cambodge, et en 1911 au Laos : il sert à la fois de document administratif d’identité (avec photographie d’identité et empreintes digitales) et de lettre de recommandation (avec noms des employeurs et salaires versés).

En 1897, un décret autorise les fonctionnaires civils et militaires à emmener leurs domestiques en métropole. Situés dans un entre-deux à la frontière entre monde colonial et monde colonisé en Indochine, ils se retrouvent alors dans un espace étranger. D’origine rurale le plus souvent, ils et elles avaient d’abord migré dans les villes et s’étaient embauchés comme domestiques : en 1921, en Indochine, 17 500 Français sur 24 500 habitaient dans les villes, surtout à Hanoï, siège du protectorat du Tonkin et de l’Union indochinoise, ce qui explique le nombre important de domestiques venant de cette ville et arrivant à Paris avec leurs employeurs. Dès 1897, certains fonctionnaires obtiennent la gratuité du transport pour leurs serviteurs. Les navires des lignes impériales ont aussi leur personnel de marins et de boys. Cette configuration favorise l’émergence d’une identité professionnelle et la participation à des associations, à des syndicats (dans la lignée d’une société de boys et de cuisiniers existant à Hanoï en 1909), voire à des sociétés secrètes93. Les Indochinois.e.s côtoient, dans les beaux quartiers de Paris, une domesticité noire. Des communautés d’anciens marins africains et indochinois s’installent dans les villes portuaires. Les Expositions universelles de Marseille et de Vincennes déclenchent un intérêt pour les danseuses khmères, dont certaines sont restées en métropole. L’affiche de l’Exposition coloniale de Marseille94 présente trois jeunes femmes de l’empire, une Kabyle, une Khmère et une Africaine. Les deux premières sont debout, la troisième est assise. La jeune Kabyle tient un drapeau français qui flotte au vent, envahissant toute la partie supérieure de l’image. C’est à elle que revient l’honneur de faire le lien entre la France et son empire : représentante, à en croire l’anthropologie coloniale, de la « race blanche » au Maghreb95, elle symbolise aussi l’Algérie, « colonie modèle » de l’empire. Les atours des trois personnages sont symboliques de leur culture : riches bijoux et robe flottant au vent pour la Kabyle au visage découvert, habit traditionnel pour la ressortissante de l’Indochine qui tient une statuette khmère offrant à la métropole l’ancienneté et la richesse de sa civilisation. L’Africaine, quant à elle, est assise (dans une position subalterne, donc), à demi vêtue d’un boubou. L’affiche donne ainsi à voir la hiérarchie raciale implicite des peuples colonisés.

Ouvriers kabyles

Jusqu’à la Grande Guerre, les migrations de domestiques s’effectuent à titre individuel et sont peu nombreuses. Tout change ensuite. En 1884, l’anthropologue et linguiste Émile Masqueray, fin connaisseur et ami des populations berbères, avait fait cette prédiction : « En cas d’excès des forces vives, des milliers d’ouvriers kabyles et chaouia iraient offrir leurs bras en France à la place des Italiens et des Espagnols96. » Vingt-cinq ans plus tard, elle s’est révélée exacte.

L’émigration vers la métropole de milliers d’hommes de Grande puis de Petite Kabylie avant 1914 s’explique, d’une part, par leur maîtrise de la langue française, obtenue grâce à l’école, et, d’autre part, par l’ancienneté de la pratique, chez les Kabyles, du colportage et du commerce de longue distance. Inversement, la diffusion en France du mythe colonial kabyle a contribué à forger les imaginaires, à perpétuer les stéréotypes d’une hiérarchie des groupes et des races, mais aussi à préparer l’accueil des migrants sur le territoire métropolitain97.

En 1907, un premier contingent d’ouvriers « indigènes » est envoyé en France métropolitaine dans une savonnerie de Marseille. Les grèves à répétition dans le secteur de l’huilerie poussent les entrepreneurs marseillais à chercher une main-d’œuvre plus docile que les ouvriers italiens, sous-payés, et de plus en plus impliqués dans les mouvements revendicatifs. Un contremaître qui avait vécu dans la région de Tizi-Ouzou s’occupe du recrutement des premiers ouvriers kabyles. En 1910, lors d’une grève généralisée dans les raffineries de sucre, les travailleurs non grévistes font redémarrer les usines : « À la raffinerie de la Méditerranée, le 9 mai, sur 240 ouvriers au travail (un tiers environ de l’effectif normal), on compte cinquante-cinq femmes et 130 “Arabes”98. »

Les ouvriers français et italiens grévistes s’en prennent parfois violemment aux « jaunes », ces « brise-grèves », ces « croumirs » (c’est le même mot en italien), qui prennent leur place. Les patrons marseillais en profitent pour licencier définitivement les Italiens. À Marseille, on dénombre plus de 2 000 ouvriers kabyles en 1912. Dans certaines raffineries de sucre, ils forment la moitié du personnel ouvrier. Des Kabyles sont aussi acheminés dans les mines du Nord pour contrer une grève de mineurs, et au Havre une grève de dockers. À cette première vague s’ajoutent ensuite des projets individuels de départ.

À la veille de la guerre de 1914, entre 10 000 et 15 000 Kabyles travaillent et résident en France métropolitaine. Leur émigration est rendue possible du fait de la solidité des groupes locaux pouvant prendre soin de leur famille restée au pays99. Mais la situation n’est pas simple, comme le montre cette chanson très connue à l’époque et chantée par les ouvriers kabyles dans les cafés maures. La complainte dit toute la souffrance d’une émigration vécue comme une trahison et d’un retour vécu comme un exil :

Ô ! Ils m’ont dit rentre chez toi l’Étranger

Moi Étranger – Moi Étranger

Je suis resté exilé et seul, moi l’Étranger

Je suis allé voir mon père

C’est son frère qui m’accueillit

Ils ont caché ma bien-aimée

Ô ! L’Étranger

Ô ! Ils m’ont dit rentre chez toi l’Étranger100.

CHAPITRE 12

LA BELLE ÉPOQUE, UNE ÉPOQUE REBELLE

« Gloire au génie ! Et gloire aux arts qui font éclore

Ces prodiges… Gloire au travail ! Salut, aurore

Des siècles à venir… Peuples fraternisez !

Désarmez, Nations ! Hommes, utilisez

Vos forces à créer et non plus à détruire !

Amenez vos enfants, mères, pour les instruire !

Dans la foule, perdus entre tant de splendeurs,

Passez rois, méditez, tout-puissants empereurs !

Prêtres, ouvrez les yeux ! Juges, courbez la tête !

Vous femmes, souriez ! Et toi chante, poète,

L’ère de la Justice et de la Vérité1… »

Aux travailleurs de l’Exposition universelle de 1900 ! Vers l’avenir (1789-1900).

L’Exposition universelle de 1900 à Paris, avec ses 50 millions de visiteurs, est emblématique de la Belle Époque, évocation d’un temps de frivolité et de bonheur caractérisé par une croissance exceptionnelle : développement de la consommation, des journaux, de la publicité et des loisirs. À cette représentation irénique, on peut toutefois opposer une autre vision, celle d’une intense période de guerre sociale marquée par l’essor du féminisme, des grèves et de l’antimilitarisme.

1. « COMMENT JE SUIS DEVENUE FÉMINISTE »

« Je compris dès 1899 que le féminisme est un tout : si telle question n’intéresse qu’une catégorie de femmes, la solidarité doit exister pour obtenir les améliorations qui seront utiles à toutes ; le droit de vote est indispensable pour faire cesser ces anomalies. »

Jeanne Bouvier,
Comment je suis devenue féministe.

Le romancier Jules Bois publie en 1896 L’Ève nouvelle. L’écho rencontré par cet ouvrage est à mettre en relation avec l’effroi suscité par un mouvement féministe devenu visible sur la scène publique. Les revendications des femmes font peur et les romanciers les dénoncent : d’Alexandre Dumas fils à Maupassant, de Zola à Maurras, quelle que soit leur couleur politique, une pléiade d’écrivains rejettent la perspective de l’égalité des sexes et dénigrent cette nouvelle figure de la féminité. Dans Fécondité (1899), Zola dénonce une France « dont la virilité s’affaiblit ». Son héroïne, la bien nommée Marianne, mère de onze enfants qu’elle allaite scrupuleusement, est l’antithèse de la « vierge, exsangue et plate, sans sexe », le contraire de la femme lointaine, hiératique et inaccessible que dessine l’art nouveau2. L’angoisse de la dénatalité française face à la prolifique Allemagne conduit à honorer les mères et la maternité. L’art nouveau célèbre, en contrepoint, l’« Ève nouvelle », en particulier sa chevelure, support d’une symbiose de l’art et de la nature qui exprime l’angoisse devant la civilisation industrielle, d’où l’importance de la végétation, dont les volutes se confondent avec celles d’une coiffure devenue à la fois parure, chaîne et serpent.

La publicité naissante utilise elle aussi des figures féminines et couvre les murs d’affiches qui identifient un produit à la femme qui le présente : « Pour Mucha, croquer le biscuit Lu c’est consommer la femme », écrit Michelle Perrot3. Le sport, et en particulier la bicyclette, mais aussi l’alpinisme, appelle d’autres tenues que les longues robes4. Les corsets sont progressivement abandonnés et les ourlets raccourcissent, laissant apparaître la cheville. « L’Ève nouvelle », qui concerne surtout les femmes bourgeoises, est incarnée par cette figure inquiétante qui dit le déplacement des frontières entre les sexes. Toutes les femmes mariées partagent au demeurant une situation juridique de mineures, née du code civil de 1804, statut qui représente la norme sociale même si le divorce, supprimé en 1816, est rétabli partiellement en 1884. Les célibataires taxées de « vieilles filles » fêtent, à vingt-cinq ans, la sainte Catherine. Éducatrices des futurs citoyens, les mères doivent inculquer à leurs enfants la nation par la socialisation et les mœurs. Depuis 1882, l’instruction primaire est obligatoire pour les garçons comme pour les filles et il existe, pour une fraction d’entre elles, la possibilité de suivre des formations postprimaires. Seule une infime minorité est concernée par le secondaire et le supérieur (le baccalauréat n’est ouvert aux filles qu’en 1924) ; cependant, celles qui sont distinguées par leurs institutrices, y compris dans les classes populaires, peuvent grâce aux bourses suivre un cursus dans les écoles primaires supérieures, « ces collèges du peuple », et les écoles normales pour devenir employées ou institutrices. Dans ce panorama général émergent quelques figures de femmes qui, au nom du féminisme, luttent contre les inégalités sociales et politiques que subit leur sexe. Contrairement aux idées reçues, celles-ci ne sont pas que des « bourgeoises », qualificatif péjoratif attribué, à droite comme à gauche, aux féministes. Depuis les prolétaires saint-simoniennes de 1830 en passant par les femmes de 1848 et les dites pétroleuses de la Commune, des femmes du peuple ont dénoncé leur condition et celle de toutes les femmes. Jeanne Bouvier est l’une d’entre elles.

Jeanne Bouvier, ouvrière et féministe

Figure oubliée du syndicalisme, Jeanne Bouvier (1865-1964) a été redécouverte après la publication de ses Mémoires dans la collection « Actes et mémoire du peuple » aux Éditions Maspero. Née en février 1865 dans un bourg de l’Isère, elle vit avec sa mère, femme au foyer, et son père, homme d’équipe dans une compagnie ferroviaire. Son enfance est assez dure, marquée par de nombreuses corrections administrées par sa mère et l’astreinte au travail domestique, mais aussi agrémentée d’une liberté de mouvements dans les prés et dans les arbres. Son instruction dans une pension religieuse est brève (à peine une année). Elle y apprend surtout le crochet et la tapisserie. Devenu vigneron et tonnelier, son père perd tout avec la crise du phylloxéra et la famille doit quitter la maison familiale, les animaux, les vignes et vendre jusqu’aux meubles. Par peur du déshonneur, ils quittent le village et s’installent à 50 kilomètres de là. Le lendemain, sa mère conduit Jeanne, alors âgée de onze ans, dans un moulinage de soie pour qu’elle soit embauchée comme ouvrière. La journée débute à 5 heures du matin et se termine à 8 heures du soir, avec une interruption de deux heures, une pour la soupe du matin et l’autre pour le déjeuner. La loi de 1841 interdit pourtant le travail des enfants plus de huit heures par jour. Lasse de cette vie de privations, sa mère quitte finalement son mari avec ses trois enfants et retourne chez ses parents. Jeanne est employée aux travaux des champs dans une famille de maraîchers puis de nouveau dans une fabrique de soie. Elle est ensuite placée comme bonne dans plusieurs maisons parisiennes. Les patronnes sont exigeantes et le travail harassant. Après plusieurs emplois qu’elle quitte plus ou moins rapidement, elle s’embauche dans une chapellerie et apprend le métier puis travaille comme couturière. Grâce aux travaux supplémentaires effectués le soir, sa situation s’améliore progressivement. Elle peut même aller de temps en temps à l’Opéra-Comique. Elle envisage de se constituer une cagnotte pour pouvoir, à ses vieux jours, acheter une maison à la campagne avec des poules et des lapins, ce qui fait bien rire ses camarades d’atelier.

« Chaque essayage était une leçon de féminisme », confie-t-elle plus tard. Et c’est effectivement par l’une de ses clientes, une ardente féministe, qu’elle apprend l’existence de La Fronde, journal écrit, composé et diffusé par des femmes, fondé par Marguerite Durand en 1897. Cette même cliente incite Jeanne à se syndiquer et à se rendre au Syndicat des couturières à la Bourse du travail. Ayant pris sa carte et payé ses timbres, sans comprendre au début, écrit-elle, les enjeux de son adhésion, elle se montre une militante active, participant à nombre de commissions, dont celle chargée d’accueillir les syndicalistes provinciaux pour la visite de l’Exposition universelle de 1900.

Elle appartient à la Fédération d’industrie des travailleurs de l’habillement née en 1868, autour de cinq objectifs : constituer les assurances mutuelles contre le chômage, la maladie, les infirmités et la vieillesse ; organiser le travail, créer des coopératives de production, de consommation et de crédit ; traiter les questions de salaires, règlements et salubrité des ateliers, avoir au conseil des prud’hommes des experts arbitres compétents ; organiser l’enseignement professionnel ; étudier les questions d’apprentissage, surveiller paternellement l’exécution des contrats.

Après la loi de 1884, les syndicats se constituent sur la base des métiers : tailleurs, coupeurs, lingères, etc. Il y a même six syndicats de tailleurs à Paris, donc un évident morcellement. En 1906, les ouvrières en confection de Lyon font la première grève pour « la semaine anglaise », soit une diminution du temps de travail salarié, puisque le samedi, selon une brochure de la Confédération générale du travail (CGT) publiée en 1913, la ménagère doit s’occuper de l’entretien de son logis. Jeanne Bouvier n’est pas d’accord avec la CGT qui dénonce dans La Voix du peuple du 22 mars 1906 « l’escroquerie des retraites » : ayant lutté depuis son enfance pour sa survie au quotidien, elle entend bien assurer la sécurité de ses vieux jours. Elle applaudit donc à la loi de 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes que le syndicat finit par accepter à contrecœur.

À la sortie de la guerre de 1914-1918, la Ligue syndicale nationale des femmes d’Amérique décide d’organiser à Washington, à ses frais, un Congrès international des femmes travailleuses dans le cadre de la Conférence internationale sur le travail qui se tient du 28 octobre au 30 novembre 1919. Jeanne Bouvier est choisie comme déléguée en raison de son implication importante pendant la guerre pour obtenir une loi en 1915 sur le statut et le salaire des ouvrières travaillant à domicile5. Cette première mission à l’extérieur est pour elle l’occasion de multiplier les contacts avec les déléguées étrangères. La Conférence décide de fonder la Fédération internationale des travailleuses, avec un premier congrès prévu en 1921 à Genève. À la tribune de la conférence de Washington, Jeanne Bouvier défend un point de vue féministe sur le refus d’une protection spécifique pour les femmes qui les empêche d’occuper certains emplois ; elle s’insurge en particulier contre la loi française de 1892 et l’interdiction pour les femmes du travail de nuit6 qu’elle a déjà fustigée au congrès de la Fédération d’industrie des travailleurs de l’habillement de la CGT en 1919 : « Nous sommes pour la suppression de tous les travaux de nuit quel que soit le sexe qui doit l’exécuter. » Jeanne Bouvier réussit à faire adopter, en commission, le principe d’un congé de maternité appelé alors « repos des femmes en couches », six semaines avant et six semaines après l’accouchement.

Le retour à Paris est difficile. À cinquante-sept ans, après vingt-quatre années de syndicalisme, elle est exclue de la direction du syndicat et perd son emploi rémunéré après avoir dénoncé publiquement le comportement du secrétaire de la CGT, Léon Jouhaux, qui s’est affiché avec sa maîtresse lors de la tournée américaine en 1919 : « Le crime de lèse-majesté n’existe plus : moi j’avais commis un crime tout aussi haïssable, le crime de lèse-alcôve. C’est pour ce crime que je me suis vu chasser de toutes les fonctions que j’occupais dans l’organisation ouvrière7. »

Gabrielle Petit, « la femme affranchie »

Une autre figure marquante, Gabrielle Petit, contredit elle aussi l’étiquette de « bourgeoises » accolée en bloc aux féministes de la Belle Époque. Née en 1861 dans une famille paysanne chargée d’enfants, Gabrielle Petit est mise au travail aux champs dès ses huit ans8. Enceinte et mère abandonnée, elle monte à Paris au début des années 1880 et élève avec de grandes difficultés matérielles son fils qu’elle « avai[t] beaucoup désiré et qu’[elle] aim[ait] tendrement ». Dans la capitale, elle s’enthousiasme pour les doctrines nouvelles du socialisme et du féminisme. Elle adhère au Parti socialiste en 1902 et rencontre la même année la directrice de La Fronde, Marguerite Durand, qui la fascine, alors que cette dernière est décriée comme « bourgeoise » par les socialistes et les syndicalistes. Gabrielle Petit milite un bref moment avec le groupe d’Hubertine Auclert, Le Suffrage des femmes ; elle s’en éloigne et fonde, outre une éphémère Ligue féministe, le mensuel La Femme affranchie en 1904, « organe du féminisme ouvrier et libre-penseur ». Sans fonds propres, elle obtient le soutien du socialiste Jean Allemane qui accepte d’imprimer gratuitement le journal dans la coopérative de typographie qu’il dirige. Des militants et militantes connu.e.s expriment dans le journal des positions diverses. L’absence de ligne politique rigoureuse explique peut-être la brève existence du mensuel qui perd progressivement les signatures de renom. Comme le confie de façon hautaine et quelque peu méprisante Odette Laguerre, autre grande figure du féminisme d’alors, fille de diplomate, brillante intellectuelle mariée à un industriel et par ailleurs rédactrice à La Fronde, « Mme Petit, avec beaucoup d’idées et d’énergie, manque par trop de culture et de pondération. Son manque de culture fait qu’elle a besoin d’être aidée et corrigée, mais son extrême impétuosité la rend rétive aux conseils. C’est une force de la nature qui tourbillonne, gronde, éclate, mais qu’il est inutile de vouloir ordonner et rythmer. Or ce n’est pas avec une série d’explosions qu’on peut faire un bon journal9 ».

Gabrielle Petit contribue cependant à la création d’une université populaire féministe non mixte où sont organisées pendant la journée des conférences sur l’hygiène, la contraception et la puériculture, et le soir des réunions pour discuter de questions plus politiques sur les modalités de l’émancipation des femmes. L’université populaire veut aussi aider les travailleuses au chômage à trouver un emploi. À la Maison de l’ouvrière, on accueille des femmes isolées. On organise aussi, le dimanche, des fêtes populaires au bois de Vincennes avec bal, précédées d’une conférence ou de pièces sociales et comiques qui délivrent un message plus politique. Avec sa devise « ni Dieu, ni maître, ni prêtre », Gabrielle Petit est proche des allemanistes et des hervéistes.

Surtout, Gabrielle Petit soutient deux combats : l’action féministe – « la révolte contre l’asservissement d’un sexe par l’autre » – et l’action syndicaliste révolutionnaire pour l’obtention de la journée de huit heures, et même, position osée, la création d’un syndicat de prostituées pour lutter contre la réglementation. Outre les articles sur la libre maternité dans La Femme affranchie, qu’elle confie aux théoriciennes Nelly Roussel ou Odette Laguerre, elle dispense dans ses conférences des conseils pratiques pour éviter la maternité, qu’elle ne repousse pas mais dont elle demande la revalorisation en tant que fonction sociale. Elle refuse que les femmes mettent au monde des enfants pour qu’ils deviennent ensuite de « la chair à canon » : ses positions lui valent à plusieurs reprises la prison, ce qui a pour conséquence de suspendre la parution de son journal qui devient intermittent en 1908 et termine sa brève existence en 1909. Malgré son énergie et ses fermes convictions féministes, néomalthusiennes, syndicalistes révolutionnaires et antimilitaristes, Gabrielle Petit échoue dans son ambition de créer une organisation avec les femmes du peuple.

Féministes, syndicalistes et socialistes : des relations difficiles

« Personne ne vint s’asseoir à côté de moi et on ne me dit pas bonjour. Je suis très gênée et je me vois réduite à tourmenter mes gants, mon canif et ma montre pour me donner une contenance. Je suis une femme, voilà, et si en principe les femmes sont admises, en fait on ne les reçoit volontiers que si elles doublent un homme, mari, père, frère ou amant10. » Madeleine Pelletier, qui en a pourtant vu d’autres, a du mal à trouver sa place lors de la première réunion du courant guesdiste du Parti socialiste à laquelle elle assiste en 1907.

Ce point de vue sur l’accueil, pour le moins réservé, que lui font les militants socialistes ou syndicalistes est partagé par d’autres féministes. Le conflit entre typographes hommes et femmes est de ce point de vue emblématique. Présent dès la Révolution française, les imprimeurs se mettent régulièrement en grève à partir de 1840 lorsque les patrons veulent embaucher des femmes. Le conflit se cristallise au tournant du siècle autour des femmes typographes de La Fronde11.

Pour pouvoir sortir le journal le matin, Marguerite Durand, la directrice, doit passer outre la loi de 1892 interdisant le travail des femmes la nuit et engage pour ce faire une bataille juridique qu’elle gagne, la loi ne s’appliquant plus désormais aux compositrices. Mais le Syndicat du livre refuse leur adhésion, bien qu’elles soient payées au même tarif que les hommes. Elles organisent donc leur propre Syndicat des femmes typographes, affilié à la Bourse du travail, à défaut de pouvoir l’être à la Fédération du livre. En 1901, lors d’une grève dans l’imprimerie Berger-Levrault, à Nancy, où les hommes veulent empêcher les typotes de travailler, le Syndicat des femmes envoie une délégation symbolique de sept compositrices (contre quatre-vingt-dix grévistes hommes) pour démontrer aux hommes qu’ils devraient accepter le travail des femmes et leur participation au Syndicat. Exclues à la demande de ces derniers de la Bourse du travail, elles engagent une procédure auprès du Conseil d’État et gagnent leur réintégration. Mais le Syndicat du livre persiste à refuser les femmes dans les ateliers bien que l’argument de la concurrence sur les salaires ne tienne plus, puisque celles-ci sont désormais payées comme eux. Aux yeux des syndiqués, le féminisme ne sert qu’à dresser les femmes contre les hommes et contre le syndicat : « Malgré toutes les théories, malgré toutes les déclarations d’égalité des sexes et malgré l’opinion de ceux qui considèrent la suppression de la famille comme une opération de haute moralité sociale, je reste irréductiblement opposé au principe général du travail industriel des femmes, source de désordres, de misères, dont la femme, la famille – véritable cellule où se forment les individus – ont le plus à souffrir12. » Le secrétaire général de la Fédération française du livre, Keufer, qui tient ces propos au congrès de 1905, poursuit en expliquant doctement que le salaire de l’homme représente le salaire de la famille et permet d’entretenir son épouse, ménagère et mère.

Les féministes affirment, quant à elles, que l’identité de « travailleur » ne dépend pas du sexe : les femmes, comme les hommes, échangent leur labeur contre un salaire. L’intérêt de tous est de protéger les salaires et de refuser que les patrons établissent une différence de salaire entre femmes et hommes pour un travail qu’elles estiment être en capacité, aussi bien intellectuellement que manuellement, d’accomplir. Ce point de vue se heurte à la conception masculine du métier associant virilité, travail manuel et productivité. L’identité des hommes typographes repose sur cette masculinité partagée. Transgressant les codes de genre, les femmes typographes deviennent des ennemies de la classe ouvrière.

La célèbre affaire Couriau est emblématique de ces conflits. À la fin de l’année 1912, la typote Emma Couriau, épouse de typographe, s’embauche au tarif syndical dans une imprimerie à Lyon où le couple vient de s’installer. En avril 1913, elle demande son admission à la Chambre syndicale typographique lyonnaise. Son adhésion est refusée et son mari est exclu de la section lyonnaise en application d’une décision de 1906 d’exclure « tout syndiqué lyonnais marié à une femme typote, s’il continuait à lui laisser exercer son métier ». Après confirmation de ces deux décisions le 27 juillet, la Fédération féministe du Sud-Est se mobilise et obtient, outre le soutien de la presse féministe – L’Equité, L’Action féministe, Le Droit des femmes, La Française –, celui de La Guerre sociale, de La Bataille syndicaliste et également de la Ligue des droits de l’homme, dont le président Francis de Pressensé a été député du Rhône jusqu’en 1910.

La réintégration de Louis Couriau à la Fédération du livre est obtenue le 2 novembre, à titre individuel. Ce dernier affirme dans le journal syndical avoir soutenu la demande de sa femme au nom de « ses dix-neuf années de syndicalisme militant ». Il s’insurge contre la demande qui lui a été faite d’obliger sa femme à quitter le métier au nom du droit d’autorité que la loi confère au mari : « Je répondis naturellement que ce n’était pas moi qui obligeais ma femme à travailler. Je ne me crois pas ce droit. D’ailleurs même en admettant que je veuille faire acte d’autorité dans mon ménage, ma compagne se refuserait obstinément à m’obéir. Elle prétend qu’on ne peut pas lui dénier le droit de travailler de son métier, que c’est une condition de vie et d’indépendance pour elle. Que puis-je alors ? » Louis Couriau reconnaît le rôle des féministes dans ce combat victorieux : « Qui a fait connaître au monde ouvrier et a mené campagne en faveur du droit au syndicat d’une femme dont un syndicat fédéré et confédéré a voulu nier le droit au travail et en rendre responsable le mari ? La Fédération féministe du Sud-Est et toutes les organisations féministes de France13. »

Ce point de vue est confirmé dans le journal officiel de la CGT, La Voix du peuple, le 4 janvier 1914, par Marie Guillot qui souligne les réticences dans la centrale ouvrière : « Comment se fait-il que seules elles [les féministes] aient pu prendre en main la cause des travailleuses ? Est-ce que les travailleuses, tout comme les travailleurs ne relèvent pas de la CGT ? Comment se fait-il que la CGT n’ait pris aucune position dans cette affaire ? N’y a-t-il pas là une lacune dans son organisation ? »

Les féministes incarnent donc bien le déplacement des frontières entre les sexes, y compris dans le mouvement syndical où discours et pratiques diffèrent selon les lieux et les métiers.

2. LA GUERRE SOCIALE

« Ce jour-là en effet, les frontières se trouveront effacées, et dans l’univers entier, on verra uni ce qui doit être uni et séparé ce qui doit être séparé : d’un côté les producteurs de toute richesse que, sous couleur de patriotisme, on cherche à jeter les uns contre les autres, debout, la main dans la main, dans une même volonté d’émancipation ; de l’autre, les exploiteurs de tout ordre, coalisant vainement leur peur et leur lâcheté contre un mouvement historique que rien ne peut arrêter et qui les emportera… Ce jour-là se dressera devant les indifférents la question sociale tout entière. »

L’Égalité, 7 mars 189114.

La confrontation entre les « producteurs de tous les pays » et leurs exploiteurs prend parfois des formes violentes. Dans la première décennie du XXe siècle, elle revêt épisodiquement l’aspect d’une guerre sociale où grèves, manifestations et émeutes grondent.

Premiers Mai, internationalisme et baptême dans le sang

« Il sera organisé une grande manifestation internationale à date fixe, de manière que dans tous les pays et dans toutes les villes à la fois, le même jour convenu, les travailleurs mettent les pouvoirs publics en demeure de réduire légalement à huit heures la journée de travail, et d’appliquer les autres résolutions du congrès de Paris. Attendu qu’une semblable manifestation a été décidée pour le 1er mai 1890 par l’American Federation of Labour, dans son congrès de décembre 1888 tenu à Saint-Louis, cette date est adoptée pour la manifestation internationale. Les travailleurs de diverses nations auront à accomplir cette manifestation dans les conditions qui leur seront imposées par la situation spéciale de chaque pays. »

Résolution adoptée au Congrès ouvrier international de Paris, 20 juillet 1889.

Si cette résolution de 1889 passe relativement inaperçue pour les Français, elle résonne différemment aux États-Unis : le lundi 3 mai 1886, une grève en faveur de la journée de huit heures se solde à Chicago par une intervention violente de la police qui fait un mort et plusieurs blessés. Au cours d’un meeting de protestation contre cette violence policière tenu à Haymarket Square le lendemain, la police intervient lors de la dispersion et une bombe explose en direction des policiers. Sept d’entre eux sont tués et il y a de nombreux blessés. Huit militants ouvriers très connus, la plupart anarchistes, sont arrêtés ; trois sont condamnés à la prison à perpétuité (amnistiés en 1893), cinq sont condamnés à être pendus, l’un se suicide et quatre sont exécutés en 1887 (et réhabilités en 1893).

Adopté au Congrès ouvrier international organisé à Paris en même temps que l’Exposition universelle de 1889 qui célèbre, avec l’érection de la tour Eiffel, le centenaire de la Révolution française et la consolidation de la république bourgeoise, le choix de la journée du 1er mai entérine l’organisation d’une manifestation internationale15. Le congrès de Paris rassemble 377 délégués venus de vingt-deux pays, essentiellement d’Europe (dont l’Allemagne, mais aussi une délégation spécifique d’Alsace-Lorraine), ainsi que d’Argentine et des États-Unis16.

Pour le 1er mai 1890, les formes choisies par les guesdistes, l’un des courants du socialisme français, sont celles de délégations dépêchées auprès des pouvoirs publics suivies d’une fête familiale et ouvrière tout à fait pacifique. Une circulaire du ministre de l’Intérieur demande aux préfets d’accueillir « les délégués chargés d’exprimer les vœux des ouvriers » mais interdit formellement « les rassemblements dans les rues et les marches processionnelles ». À Paris, la foule qui accompagne les délégués reçus à la Chambre des députés est violemment chargée par la police ; à Lyon, le préfet n’applique pas la circulaire de son ministre et refuse de recevoir la délégation ouvrière.

L’année suivante, la journée du 1er mai 1891 est marquée en France par deux événements aux conséquences divergentes, dont l’un, à Fourmies, se termine dans le sang.

1er mai 1891 : l’affaire de Clichy

Un groupe d’une quinzaine d’anarchistes ayant manifesté, drapeau rouge en tête, dans la rue principale de Levallois-Perret le 1er mai se retrouve chez un marchand de vin à Clichy. Le commissaire de Levallois les poursuit en voiture jusque-là et entend saisir leur drapeau. Cette intervention du policier, en dehors de son ressort, dans un débit de boisson et sans commission rogatoire est illégale, les manifestants ne s’étant attaqués à Levallois ni aux biens, ni aux personnes. L’affrontement est très violent, avec échange de coups de feu de part et d’autre. La jambe de l’anarchiste Louis Leveillé est traversée par une balle et deux autres manifestants sont arrêtés, « passés à tabac » et tellement « abîmés » qu’on ne peut les présenter au parquet que quelques jours plus tard. Leveillé est laissé sans soins, tout comme Henri Louis Decamps qui a l’oreille déchirée et la tempe ouverte. Leur procès se tient en août 1891. L’avocat général requiert la peine de mort pour les trois. Le jury est plus « raisonnable » : ayant déjà été condamnés, Henri Descamps et Charles Dardare écopent respectivement de cinq et trois ans de prison, Louis Leveillé est acquitté.

C’est cet incident qui est à l’origine des fameux « attentats anarchistes ». Le vol de 360 cartouches, 100 mètres de cordeau et 3 kilos de poudre a lieu la nuit du 14 février 1892 dans une carrière de Sousy-sous-Étiolles. En mars, une première bombe est placée sur la fenêtre du commissariat de Levallois. Le 11 mars, l’appartement du président du tribunal de Clichy est visé et l’explosion provoque d’importants dégâts matériels ; un événement similaire se produit le 15 mars à la caserne Lobau, lieu d’exécution de milliers de communards mais aussi casernement des gendarmes à cheval intervenus en renfort à Clichy. Le 27 mars, une explosion dans la maison du procureur rue de Clichy fait sept blessés. L’escalade des représailles et l’enchaînement des condamnations et exécutions des anarchistes (Ravachol, Henry, Vaillant) en 1892-1894, jusqu’à l’assassinat du président de la République par Sante Caserio à Lyon en juin 189417, sont donc les conséquences de l’incident de Clichy18. Le massacre de Fourmies et sa répercussion nationale et européenne ont, sur le moment même, occulté « l’affaire de Clichy ».

Le 1er mai sanglant de Fourmies

Au petit matin du 30 avril 1891, un texte a été placardé dans les entreprises de Fourmies, une commune du Nord dans l’arrondissement de l’Avesnois : « À l’unanimité sauf un seul, tous les chefs d’établissement ont décidé que l’on travaillerait le 1er mai comme tous les autres jours. Tout mouvement contraire sera sévèrement réprimé. » En début d’après-midi, un manifeste patronal signé par 36 patrons sur 37 est diffusé ; il dénonce « les menées criminelles des agitateurs » et met en garde « contre les théories révolutionnaires ». En fin d’après-midi, un tract signé « Groupes ouvriers » réplique de façon énergique et claire, et exhorte à fêter le 1er mai avec « union, calme et dignité »19.

Fourmies est en 1891 un bourg de 15 700 habitants (dont 3 000 Belges) et le premier centre de laine peignée où fonctionnent 15 500 métiers. Environ 4 000 personnes travaillent dans le textile. Les entrepreneurs s’enrichissent, achètent leurs laines en Afrique du Sud, en Australie et en Nouvelle-Zélande, et vendent leur production dans le monde entier. Le commissaire de police signale que « dans le cours des dix dernières années, les salaires ont été réduits de moitié tandis que la fortune des industriels allait toujours en augmentant20 ». En 1891, tandis que les salaires continuent de baisser, tout – loyers, charbon, denrées alimentaire – augmente. L’hiver a été très rude : plus de 3 000 personnes ont dû être secourues dans les « fourneaux économiques ». Dans les usines, les journées de travail durent douze heures ; les règlements sont draconiens avec des amendes ou même des renvois pour retards ou malfaçons. En 1882, une Chambre syndicale très réformiste a été créée et, en 1886, un quart de la main-d’œuvre est en grève pour réclamer un retour au tarif de 1883 (soit 20 % en plus) et la suppression des amendes. À ces revendications, les patrons répondent en instaurant un syndicat mixte qui associe patrons et ouvriers. Le curé en est le secrétaire, ce qui représente une forme de paternalisme mâtiné de religion.

Le 29 avril 1891, devant 1 000 personnes, une réunion du Parti ouvrier à Fourmies, constitué de groupes intitulés les Défenseurs du droit à Wighenies ou le 89 des prolétaires, a insisté sur le rôle des délégations auprès des pouvoirs publics, comme elle s’était organisée déjà le 1er mai 1890, et s’est opposée aux patrons et à l’Église. À la demande officielle du maire, trois compagnies d’infanterie du 84e sont arrivées le 29 avril par le train de voyageurs.

L’après-midi du 1er mai 1891, une fête familiale est programmée au théâtre. Pour l’occasion, on entonne des chants :

Premier Mai ! C’est le renouveau,

Comme aux arbres monte la sève

L’idée aussi monte au cerveau

Et la Sociale se lève !

Ou encore :

Souvenons-nous des fusillades

Qui entourèrent le berceau

Du socialisme nouveau

Vengeons nos amis camarades.

Dès 5 heures du matin, un groupe se forme pour distribuer des tracts devant la plus grosse usine, la Sans-Pareille. Quand la cloche sonne, 200 personnes forment un barrage devant la porte. Quelques gendarmes à cheval interviennent sabre au clair, de même que devant d’autres entreprises, pour expulser les manifestants, jeunes pour la plupart. Sept ouvriers sont retenus prisonniers dans les caves de la mairie qui demande des renforts, tandis que le maire promet à une délégation de délivrer les ouvriers enfermés à 17 heures. Entretemps, le sous-préfet Ferdinand Isaac arrive sur les lieux. La foule est massée sur la place de la mairie ; les gendarmes tirent en l’air. À la gare, le 145e régiment d’infanterie est accueilli aux cris de « Vive l’armée ! ». À 16 h 30, la place est occupée militairement. À 17 h 05, 200 manifestants réclament – en vain – la libération des prisonniers promise par le maire. Autour de 18 heures, un groupe d’adolescents, des femmes en tête, avec un porte-drapeau tricolore barré d’un crêpe noir (pour les prisonniers), entre en contact avec le premier rang des soldats. Des pierres sont jetées sur la troupe. Le feu est commandé par un officier : en moins d’une minute, trois salves sont tirées, accompagnées de coups de revolver des officiers et sous-officiers. Neuf corps gisent sur le sol. Maria Blondeau, dix-huit ans, qui avait travaillé jusqu’à 11 heures le matin, tombe, un rameau d’aubépine à la main. À ses côtés : Louise Hublet, vingt ans, Ernestine Diot, dix-sept ans, Félicie Tonnelier, onze ans, Kleber Giloteaux, dix-neuf ans, Charles Leroy, vingt ans, Émile Segaux, trente ans, Gustave Pestiaux, quatorze ans, Émile Cornaille, onze ans. On dénombre également de nombreux blessés. La peur, l’effroi et le silence tombent comme une chape de plomb sur la ville. Le curé traîne les corps au presbytère.

Le lendemain, les autorités civiles et militaires ne se préoccupent que de l’ordre. Il y a désormais 3 000 hommes en armes dans la ville dont 2 000 cavaliers : « Les mesures militaires prises par le général Loizillon sont folles. Tout est gardé. Les rues transversales au cortège sont barrées par des escadrons de dragons. Une armée ennemie serait signalée qu’il n’y aurait pas d’autres mesures », rapporte un journaliste. Un autre écrit dans Le Petit Journal : « La ville fait l’effet d’un camp retranché formidable. »

Le jour des funérailles, reportées au 4 mai à la demande des familles, Fourmies vit un moment exceptionnel, commenté partout : dix-sept journaux de province, vingt de Paris, deux de Belgique ont des envoyés spéciaux ou des correspondants régionaux. Long de 2 kilomètres, un cortège, composé de 5 000 personnes selon les autorités et 50 000 selon certains journaux, défile derrière les cercueils.

Montéhus chante : « Car à Fourmies, c’est sur une gamine / Que le Lebel fit son premier essai. » C’était effectivement la première fois que le fusil Lebel était employé, d’où une folle rumeur selon laquelle le sous-préfet, juif, aurait ordonné le feu pour expérimenter la nouvelle arme et en envoyer les plans aux Prussiens. Nous sommes au début de la décennie antisémite, celle qui verra éclater l’affaire Dreyfus. Édouard Drumont récupérera le drame pour alimenter ses théories du complot.

À la Chambre, certains députés réclament en vain au gouvernement une commission d’enquête.Tandis que lors des funérailles, le curé de Fourmies, qui a ramassé les cadavres prône l’union nationale, la conciliation des classes et l’harmonie sociale21, les syndicalistes révolutionnaires ne l’entendent pas de cette oreille.

Les 1er mai du syndicalisme révolutionnaire

« Ne laissons pas tomber en désuétude le 1er mai dont la caractéristique est justement de montrer que l’union ouvrière ne connaît pas de frontière. Il appartient aux syndicats de se préoccuper de la manifestation. »

Le Socialiste, 21 octobre 190022.

En septembre 1904, au congrès de Bourges de la CGT créée en 1895 par le rassemblement des syndicats, la majorité syndicaliste révolutionnaire fait adopter la proposition d’organiser des manifestations pour le 1er mai 1905 et de préparer les esprits pour que, le 1er mai 1906, aucun ouvrier ne travaille plus de huit heures par jour ni à un salaire inférieur au minimum établi par les organisations syndicales. Sur le dessin de Grandjouan paru dans L’Assiette au beurre le 26 avril 1906, le combat pour les huit heures est incarné par trois jeunes femmes dénudées affichant le slogan « 8 heures de travail, 8 heures de loisir, 8 heures de sommeil », avec en arrière-fond une végétation fleurie et une masse de silhouettes anonymes pics et fourches dressés. Malgré ces allégories féminines pacifiques, le gouvernement et les bourgeois prennent peur. Certains quittent la capitale où 45 000 policiers et soldats sont mobilisés pour prévenir toute manifestation le 1er mai. Le jour dit, les gendarmes à cheval empêchent effectivement tout rassemblement, en particulier place de la République. Mais dans la rue de Belleville, on voit dresser des barricades et le wagon du funiculaire est renversé. Certains dirigeants de la CGT arrêtés la veille sont inculpés.

À Lyon aussi, le 30 avril au soir, on arrête les principaux meneurs. Cela n’empêche pas à 6 000 ouvriers de s’en prendre le lendemain, à la sortie d’un meeting, aux vitres des tramways et des usines dans le quartier de la Guillotière, et d’affronter la police et les cuirassiers. Le défilé de la région le plus impressionnant se déroule à Saint-Étienne où 15 000 personnes font fermer l’une après l’autre les usines du bassin stéphanois23.

À partir de 1905-1906, les syndicats ayant proclamé le principe de la grève générale (le Grand Soir), avec l’objectif de changer le monde, prennent le pas sur les socialistes pour l’organisation de cette journée volontairement chômée, et donnent progressivement au 1er mai une coloration antimilitariste. La journée devient un déclencheur pour d’autres mouvements de grève et l’expression même de la lutte des classes. En 1906, 10 000 ouvriers lyonnais continuent à chômer jusqu’au 4 mai. Le mythe de l’avenir radieux s’exprime par la symbolique du soleil levant et se confond avec la grève générale qui ferait advenir l’espoir de l’affranchissement du travail24 :

En attendant que soient levés

Les fiers drapeaux du prolétaire

Je crois au bonheur sur la terre

Dans le soleil des temps rêvés25.

Le mouvement ouvrier antillais, un chapitre méconnu de l’histoire

« Conscrits, souvenez-vous des massacres de Fourmies, Châlons, la Martinique sur des poitrines de grévistes las de crever de misère et du joug capitaliste. »

L’Action syndicale, 18 janvier 1905.

Si, en 1905, l’épisode de la Martinique faisait partie du martyrologe du « Jeune syndicat des mineurs » de tendance syndicaliste révolutionnaire26, l’évocation du mouvement ouvrier antillais27 disparaît ensuite des textes des historiens hexagonaux. Contrairement à ce qui se passe à La Réunion, où les premiers syndicats tiennent à l’écart petits planteurs et journaliers28, les ouvriers agricoles de Martinique et de Guadeloupe se sont mobilisés et parfois organisés.

Le « Fourmies colonial29 »

L’expression « Fourmies colonial » désigne la première grève générale d’ouvriers agricoles en Martinique, marquée par une fusillade qui fait, le 8 février 1900, une dizaine de morts au François, sur la côte sud-est de l’île. Quelques « mouvements grévistes » se sont déjà produits en janvier 1900, à la suite desquels une augmentation de 25 % (1,25 franc au lieu de 1 franc) a été accordée dans les habitations sucrières du nord de l’île et à Sainte-Marie, pour la coupe et l’amarrage. La grève démarre le 5 février, dans des habitations de la côte est de l’île : les ouvriers agricoles arrêtent de travailler et réclament entre 1,50 franc et 2 francs pour 300 pieds de canne coupés. Leur répertoire d’action est qualifié de « grève marchante » : « Lorsque les travailleurs […] eurent refusé de prendre la tâche ils formèrent une bande qui commença à parcourir les habitations voisines, s’augmentant en route de tous les mécontents et qui fit cesser le travail en divers endroits30. »

Au soir du 5 février, l’usine du Lorrain est arrêtée car elle n’est plus ravitaillée en cannes à sucre. Dix-sept gendarmes y sont casernés. Le 7 février, un groupe de plusieurs centaines de grévistes visite les habitations les unes après les autres en revendiquant les 2 francs : « Tant que la crise a sévi, nous avons souffert, aujourd’hui que les affaires sont belles, nous demandons à être mieux traités […]. Les auteurs de cette lettre font état des augmentations des directeurs d’usine et des “gros bénéfices” touchés par les actionnaires […]. Nous demandons aussi notre petit bénéfice […] et l’égalité de traitement pour tous les travailleurs31. » À cette nouvelle, le gouverneur décide d’envoyer par bateau 100 hommes d’infanterie de marine.

Le 8 février, les ouvriers de l’usine de Basse-Pointe exigent de gagner le double (7 francs au lieu des 3,50 qu’ils reçoivent). Mieux payés que les coupeurs, les ouvriers de l’usine de transformation de la canne s’arrêtent pour la première fois d’eux-mêmes et non incités par d’autres ouvriers agricoles. Le bruit court pourtant qu’une bande armée terroriserait les travailleurs pour faire cesser le travail. Certains patrons ne veulent pas entendre parler d’augmentation, d’autres sont prêts à commencer la négociation, mais le juge de paix ne reçoit aucune réponse à la proposition de conciliation des ouvriers.

Des récits contradictoires circulent au sujet de la fusillade du François. Les autorités militaires se seraient inquiétées à la suite d’un télégramme d’un lieutenant présent dans l’usine et se disant attaqué. Le commissaire de police et le maire rapportent qu’ils étaient en train de parlementer avec la foule quand la troupe a tiré sans sommation et que « douze sont tombés ». On compte finalement dix morts – y compris le cocher du maire – et douze blessés graves. Le juge d’instruction qui se rend sur place constate le calme de la population et sa stupeur devant les événements de l’après-midi qui « ont causé plus de peine que de colère ». L’arbitrage réclamé par les autorités civiles se tient le lendemain tandis que la grève s’étend sur la côte Ouest et au Sud.

Une augmentation de 25 % est proposée aux coupeurs mais rien aux sarcleurs. Le 13 février, une foule de 400 personnes – dont un cinquième de femmes – envahit les ateliers de l’usine Dillon. Un incident avec les quatre gendarmes armés présents est évité de justesse. Parallèlement, un groupe de 800 personnes, bras croisés, font arrêter l’usine de Rivière Salée. Une négociation a lieu pendant deux jours en présence d’une foule de 2 000 personnes. Finalement, les travailleurs obtiennent satisfaction du propriétaire usinier Hayot : les salaires sont augmentés de 50 %, les tâches fixées pour la coupe et le sarclage de la canne à sucre. Les ouvriers d’usine obtiennent eux aussi une augmentation. Mais les Hayot utilisent l’arme du chômage en licenciant un tiers de leur main-d’œuvre, et c’est finalement les ouvriers qui demandent que l’accord ne soit pas appliqué pour pouvoir conserver leurs emplois. Deux des délégués signataires de l’accord ne trouvent plus de travail. La reprise est difficile, en particulier sur la côte Est. Une soixantaine de grévistes sont poursuivis pour violences dont 45 placés sous mandat de dépôt. Selon les localités, les condamnations sont plus lourdes (entre quatre et six mois), les délégués étant particulièrement visés.

Un certain nombre d’incendies (vingt-trois entre février et mars) ont pu donner l’impression d’une insurrection. Mais les juges d’instruction demandent de ne pas confondre grévistes et incendiaires, les incendies s’étant poursuivis après la reprise du travail. Suite à la grève, les propriétaires réduisent les cultures et contraignent les ouvriers à accepter des salaires inférieurs à ceux prévus par les accords. Les ouvriers agricoles tentent de se syndiquer. Un seul syndicat est répertorié au Lorrain en octobre 1900, qui regroupe 1 081 travailleurs. Plusieurs syndicats se créent après 1904 mais disparaissent faute de moyens.

Des confréries noires aux syndicats guadeloupéens

Durant la période esclavagiste, il existait dans les habitations des sociétés afro-américaines, constituées en fonction des origines de ses membres, qui organisaient collectivement l’entraide mutuelle. Ces sociétés se sont transformées dans le régime postesclavagiste en des réseaux de confréries noires et créoles pratiquant assistance et soutien à leurs membres dans les moments de joie et de peine32. Après la loi de 1884, ici comme ailleurs, le premier syndicat formé en 1887 (le Syndicat des fabricants de sucre de la Guadeloupe) est patronal. Les premiers groupements ouvriers, coopératifs et mutuellistes, s’ancrent dans un renouveau politique matérialisé par le journal Le Peuple, fondé le 14 juillet 1891, qui affirme dans son premier numéro sa volonté d’être un asile : « Là des plaintes ne seront pas étouffées. La pitié y trouvera une voix fidèle. L’indignation fera entendre ses hurlements. » Le leader du mouvement, Légitimus, devient charismatique grâce à son langage enflammé qui exprime « un lien charnel, voire spirituel avec le petit peuple dont il est issu » : « Ô peuple, nos frères, en avant ! Le moment est venu où vous devrez vous-mêmes entrer en lice et combattre pour la défense de vos intérêts33. »

Le mouvement syndical se développe à partir de 1892. Il prend à la fois des formes identiques à celles de la métropole (création de la Bourse du travail de Pointe-à-Pitre en février 1902 qui rassemble, en 1907, 23 syndicats et 1 200 membres) et des formes spécifiques : importance des syndicats agricoles essentiellement en zone sucrière ; multiprofessionnalité des syndicats, en général locaux (à Sainte-Anne, par exemple, Daniel Giron se déclare comme boulanger, boutiquier et transporteur ; Joseph Delalin se dit cultivateur et transporteur qui « fait du sirop »34) ; recherche d’une coordination entre parti politique et syndicat contrairement à l’Hexagone ; toutes formes de lutte plus proches du mutuellisme et de l’associationnisme que de la lutte de classes. Ce syndicalisme exclut à la fois les travailleurs immigrés indiens, considérés comme des étrangers dénaturant le travail ainsi que certains travailleurs noirs qui incarnent les figures de l’« étranger » car venus d’une autre commune. Le territoire de ces syndicats confréries est limité à un quartier, un hameau, un bourg35, avec pour objectif la promotion sociale des membres du groupe qui y réside. Les mouvements déclenchés en Guadeloupe au début du XXe siècle sont de ce fait surtout des mouvements locaux et limités. La grève de 1910 est une exception dans ce paysage.

Grèves spontanées en Guadeloupe (février-mars 1910)

Hégésippe Jean Légitimus écrit dans son journal L’Émancipation le 18 mars 1904 :

Isolés, dispersés, épars, le prolétariat et la race noire ne pouvaient, en dépit de leurs injustes et séculaires souffrances, arriver à se faire entendre de personne, ni d’ici ni d’ailleurs. Désormais groupés, unis et solidaires sous le triple drapeau du socialisme, de la libre-pensée et du syndicat, les prolétaires et les noirs peuvent non seulement parler haut, se faire entendre de partout mais encore peser à ce point sur les administrations du pays qu’ils en obligent ceux-là mêmes qui n’ont jamais cessé de les tenir pour des quantités négligeables et méprisables à compter avec eux et à les respecter.

Cette vision était sans doute trop optimiste. Les affrontements sociaux persistants entre « Blancs pays » et Noirs créoles sont là pour le rappeler en ce début de XXe siècle. En février 1910, un mouvement autour de l’usine Darboussier, aux Abîmes, fédère les travailleurs de plusieurs habitations qui revendiquent une augmentation de salaire de 2 francs pour les hommes, 1,50 franc pour les femmes et 1,25 franc pour les enfants36. Ce mouvement spontané s’étend et touche toute la Grande-Terre. Il se radicalise le 21 février avec la séquestration du directeur de l’usine Blanchet, puis d’un autre directeur d’habitation à Beaufort. Ce dernier, séquestré par les petits planteurs, doit s’engager à augmenter le prix de la tonne de canne en la faisant passer de 11,50 à 19,50 francs. Le lendemain, après une marche sur l’usine Darboussier, le gouverneur ouvre des négociations à Pointe-à-Pitre au terme desquelles les revendications des ouvriers – fin du travail payé à la tâche et augmentations de salaires – sont acceptées pour le temps de cette récolte qu’il devenait urgent de terminer37.

L’issue de la lutte à l’usine Sainte-Marthe est plus violente : devant les grilles fermées, les ouvriers sont arrêtés par des agents de maîtrise en armes et trois gendarmes. Une rafale de tirs fait trois morts et six blessés. Les patrons sont satisfaits : l’usine ne s’arrêtera pas. Entre février et mars 1910, le mouvement s’étend à toute la Guadeloupe pour demander l’application des augmentations de salaire décidées le 22 février. En l’absence du directeur, les ouvriers de l’usine les Mineurs pillent les entrepôts et la maison du propriétaire. Le mercredi 9 mars, en même temps qu’il paraît négocier, le gouverneur fait venir une centaine d’hommes de troupe de la Martinique pour arrêter les meneurs. Le 18 mars, un groupe d’ouvriers entend libérer un conseiller municipal de Capesterre arrêté pour sa participation à la grève. La troupe tire. Bilan : un mort et six blessés.

Grondements de la grève

« Il n’y a entre les classes d’autre arbitrage que la force parce que la société elle-même est l’expression de la force. C’est la force brute du capital maniée par une oligarchie qui domine tous les rapports sociaux ; entre le capital qui prétend au plus haut dividende et le travail qui s’efforce vers un plus haut salaire il y a une guerre essentielle et permanente. La grève n’est qu’un épisode de cette guerre. Le combat continue, incessant, silencieux dans l’atelier comme hors de l’atelier. »

Jean Jaurès, L’Humanité, 30 décembre 190638.

Directeur du quotidien socialiste L’Humanité depuis sa création en 1904, le réformiste Jaurès évolue dans ses positions à l’égard du syndicalisme. La grève et l’action directe sont en effet au cœur des mouvements sociaux dans la première décennie du XXe siècle. L’enjeu essentiel est de défendre l’indépendance syndicale contre ceux qui l’attaquent : le gouvernement, les patrons et même certains socialistes comme les guesdistes. Jaurès soutient les grévistes et les syndicats de Fougères qui s’attachent à canaliser l’expression ouvrière et à mener ce combat « incessant » « dans l’atelier comme hors de l’atelier ».

L’invention des Bourses du travail

Confrontés à la forte augmentation du chômage pendant la « Grande Dépression » (1873-1896), les syndicats organisent des bureaux de placement pour aider ouvriers et ouvrières à trouver du travail. Dans ce but, il faut les regrouper par métiers, dénicher des locaux, mettre sur pied des cours professionnels publics et gratuits. Il existait sous le Second Empire des bourses, chambres ou palais du commerce organisés par les industriels. Les syndicalistes donnent le nom de Bourses du travail (appelées aussi Maisons du peuple) aux lieux où se regroupent localement les activités de placement, d’éducation et de formation professionnelle. Ouverte à Paris en 1887, la première Bourse du travail présentée à l’Exposition universelle de 1889 sert de modèle. Les municipalités socialistes soutiennent la construction de bâtiments imposants, symboles, avec la mairie et les écoles, de la République dans l’espace urbain et de la place prise par le mouvement ouvrier caractérisé aussi par le mutuellisme, la coopération et le syndicalisme. Au départ, toute discussion politique est théoriquement interdite à la Bourse du travail39.

Jules Couasnault, l’un des dirigeants syndicaux de Fougères, écrit à l’avocat et député socialiste de la Seine René Viviani40 le 2 décembre 1900 : « Nous avons la ferme croyance que les faits qui se sont passés dans notre localité ne se renouvelleront plus et que l’ouvrier de Fougères instruit par ses malheurs et les tristes conséquences qui en découlent saura dans l’avenir garder une plus sage réserve qui lui conviendra beaucoup mieux pour la réussite de son émancipation sociale et pour la défense de ses intérêts41. » À la suite du saccage de la fabrique de chaussures Doussin, le 23 juillet 1900, 800 ouvriers et ouvrières ont perdu leur emploi. Désespéré, Couasnault avait aussi écrit le 1er août 1900 à Fernand Pelloutier, secrétaire de la Fédération des Bourses du travail créée en 1892 :

La misère est grande dans notre ville […]. Une femme a vendu son corset 0,75 franc, elle a deux enfants. Une autre veuve avec trois enfants, le plus jeune peut-être quatre mois, ce gosse s’est passé de lait pendant deux jours […]. La classe bourgeoise reste pétrifiée… d’indifférence ! pour tous ceux qui n’ont pas su ou voulu se mettre à genoux devant leurs représentants ensoutanés. Nous espérons de meilleurs jours et dans cette attente la rage au cœur pour la vengeance42.

Ici en effet, le clergé est puissant, allié des notables et des patrons. Jules Couasnault demande également à Pelloutier l’adhésion à la Fédération, la Bourse du travail de Fougères rassemblant neuf syndicats et environ 1 400 membres (cordonniers, coupeurs, typographes, menuisiers, ébénistes, charpentiers, couvreurs, maçons, plâtriers).

Par une délibération le 1er juin 1900, une salle et une subvention sont accordées à la Bourse du travail par le conseil municipal. Signe de l’ancrage républicain, le secrétaire Couasnault demande en sus au maire un drapeau tricolore et un buste de la république avec un bonnet phrygien pour la salle de réunion du comité général de la Bourse. Son rôle essentiel au départ est de s’occuper des offres et des demandes d’emploi. Des cours professionnels sont envisagés, mais le local est insuffisant. Couasnault tente de monter une bibliothèque en écrivant à de nombreuses personnes pour obtenir surtout des « livres techniques ». Éducation, formation, placement sont donc les trois axes de cette Bourse du travail qui a une autre spécificité, celle de ne pas s’inféoder à un syndicat de métier, le Syndicat des cuirs et peaux étant trop révolutionnaire aux yeux des syndicalistes de Fougères. La Bourse organise aussi des œuvres éducatives et récréatives (université populaire, chorale, spectacles lyriques et une promenade populaire annuelle dans différentes villes). La Bourse réunit également à côté des syndicats des organisations coopératives – une coopérative de consommation et une coopérative ouvrière de cordonniers constituée en 1902.

Après l’élection, en juin 1902, de trois ouvriers de la Bourse sur une liste socialiste d’opposition, la cohabitation devient difficile avec la majorité municipale composée de notables proches des patrons de la chaussure. Suite au saccage de l’usine Doussin, un syndicat jaune est né en novembre 1900. La Bourse du travail refuse de l’accepter en son sein : le règlement prévoit en effet l’adhésion de syndicats ouvriers et le syndicat jaune est constitué essentiellement de contremaîtres. Il y a dès lors deux Bourses rivales, et la nouvelle municipalité entend partager la subvention entre la « Bourse rouge » et « la Bourse jaune », appelée « Bourse du travail indépendante ». La mairie coupe d’ailleurs définitivement ses subsides le 1er janvier 1908, en réaction aux grèves de 1906-1907.

À l’hiver 1906, en pleine saison, les patrons décident le lock-out (ils refusent de fournir du travail à un groupe de salariés afin de les contraindre à accepter certaines conditions de travail) et rejettent le tarif unifié, c’est-à-dire de salaires harmonisés entre les différents ateliers et les différentes usines. Les travailleurs répondent par la grève, qui mobilise 2 821 hommes, 1 891 femmes et 492 enfants. En janvier 1907, le patronat tente une réouverture unilatérale des usines mais c’est un échec. Après 103 jours de grève, c’est la victoire des ouvriers et la reconnaissance de leur syndicat par le patronat, arrachée grâce à l’unité et à la détermination des Fougerais, qui ont accepté la médiation d’Alexandre Millerand (député et ancien ministre socialiste indépendant)43. Cette grève a fait l’objet de vingt-trois cartes postales : on peut y voir, entre autres, un barbier rasant les grévistes ou les femmes « jaunes » fièrement campées devant la Bourse du travail indépendante44.

Malgré la suppression de la subvention municipale, le Syndicat de la chaussure, désormais plus fort, peut se payer un permanent pour la Maison du peuple, tout en demandant une subvention au Conseil général. Les premières Maisons du peuple ont été construites dans le Nord, à Armentières (1898), Roubaix (1901) et Lille (1902). À l’initiative du Syndicat de la chaussure unifié, la Maison du peuple de Fougères est inaugurée en août 1908. Une caisse de prévoyance contre le chômage des ouvriers en chaussures est créée en novembre 1911 avec l’aide du conseil municipal. Depuis 1900, les syndicats de Fougères sont plutôt réformistes bien qu’ils aient adhéré en 1906 à la très révolutionnaire Fédération des cuirs et peaux.

Les syndicalistes révolutionnaires, qui attendent le Grand Soir, se heurtent au lock-out et à la violence des patrons soutenus par le gouvernement et l’armée. En juillet 1904, à Cluses dans le Faucigny, le fils du patron horloger Crettiez tire sur les grévistes, faisant trois morts et trente-six blessés. L’événement contribue sans doute à faire pencher les syndicalistes du lieu du côté des syndicalistes révolutionnaires. Les syndicats locaux de Savoie et du Dauphiné adoptent certains des mots d’ordre de ces derniers, comme celui sur le sabotage, et le mettent en pratique en particulier dans les usines d’électrométallurgie : en août 1905, on démolit les barrages de l’Arc, et l’usine de Saint-Michel-de-Maurienne doit s’arrêter alors que les cuves sont pleines d’aluminium en fusion, ce qui cause d’énormes dégâts ; derechef à Modane en janvier 1906. Entre janvier et mai 1906, les demeures d’un surveillant et d’un chef mineur sont attaquées à la dynamite ; une conduite forcée est également sabotée en septembre 190645.

Mais ce qui frappe surtout l’opinion ce sont les mouvements collectifs aux répercussions nationales.

Pâques rouges de Limoges, avril 1905

« Les citoyennes et citoyens réunis à la salle du Cirque s’engagent à combattre pour les idées syndicalistes, affirment leur mépris pour la société capitaliste qui les opprime et constatent qu’ils n’ont à compter que sur eux-mêmes pour leur propre émancipation46. » Cet ordre du jour adopté en décembre 1903 dans une conférence organisée à Limoges par la Fédération internationale de la céramique, dont la branche locale est dirigée par l’allemaniste Jacques Tillet, donne le ton des dispositions militantes à la Bourse du travail. Ville ouvrière où a été fondée la CGT en 1895, dirigée par les socialistes, Limoges compte 85 000 habitants en 1905, dont 32 000 ouvriers (20 % sont syndiqués). Fait exceptionnel, 1 200 ouvrières sont également syndiquées. L’Union des fabricants défend vigoureusement l’autorité patronale dans l’usine, pouvoir incarné par les contremaîtres chargés d’appliquer la discipline du travail industriel. Ces derniers vont être au centre des conflits qui éclatent dans de nombreuses entreprises en 1905. Les ouvriers de chez Monteux, un industriel de la chaussure, sont les premiers à se mettre en grève le 6 février pour le renvoi d’un contremaître haï des ouvriers. Les patrons sont défiés par les grévistes qui défilent dans les rues en chantant L’Internationale et en faisant la quête. Le jour du carnaval, ils promènent un masque avec la figure d’un contremaître, « le type parfait du contremaître, garde-chiourme, dur, inflexible, autoritaire, outré, insolent », et se regroupent devant sa maison en brandissant son effigie. L’avertissement donné par ce « carnaval enragé » vaut pour d’autres de la même espèce. Un mois plus tard, le maire socialiste arrange un compromis : le contremaître reste mais n’aura plus de contact avec les ouvriers. La grève prend fin le 6 avril.

Le 27 mars, chez Théodore Haviland (entrepreneur américain dont le grand-père avait créé l’entreprise en 1842), c’est au tour d’un autre contremaître d’être contesté pour avoir fait renvoyer trois ouvriers décorateurs, et parce qu’il exigeait d’exercer son « droit du seigneur » sur les ouvrières. Haviland ferme son usine le 3 avril. Il en est de même chez Charles Haviland (le frère de Théodore) où un contremaître honni demande protection à la préfecture, parce que, dit-il, il est hué et conspué lors de ses déplacements. Malgré les manifestations quotidiennes, les Haviland ne veulent céder sous aucun prétexte ; ils en appellent même à l’intervention de l’ambassadeur des États-Unis. Le 13 avril, la plupart des fabriques de porcelaine ferment leurs portes. C’est le lock-out, « le pacte de famine », pour les 3 600 ouvriers des Haviland et les 7 608 employés des vingt et une fabriques fermées (soit 20 000 à 25 000 personnes, en comptant les familles).

Le 14 avril, le « tour de ville » des grévistes visite l’une après l’autre les fabriques. La cavalerie intervient et charge sans sommation, des barricades sont dressées dans l’un des faubourgs populaires. On déplore un cheval tué à la suite d’une chute, la jument Estacade, dont le corps devient le centre d’une nouvelle barricade… et d’un cliché de carte postale47. Des renforts militaires sont envoyés. Tout attroupement est prohibé par la préfecture, des armureries sont pillées ; on raconte que des armes ont été déposées à la Bourse du travail. Une bombe de fabrication artisanale explose devant la maison d’un employé non gréviste des usines Haviland et l’automobile de Théodore Haviland est incendiée. Des arrestations interviennent. Le maire apprend que ses pouvoirs de police lui ont été retirés en faveur du préfet et que l’occupation militaire de Limoges est décidée.

Le 16 avril, dimanche des Rameaux, la ville est occupée par plus d’un millier de soldats, les manifestations sont interdites, la Bourse du travail est fermée. Le 17 avril, un cortège formé après un meeting de la CGT se rend à la préfecture pour demander la libération des personnes arrêtées. Sur le refus du préfet, la foule marche vers la mairie afin de demander l’intervention du maire socialiste. Celui-ci tente une démarche auprès du préfet, puis du ministre, sans succès. Les manifestants gagnent alors la prison et forcent l’entrée. Une troupe de cavaliers charge la foule. Des barricades sont dressées, un tramway est renversé. Les ouvriers se réfugient dans le jardin d’Orsay. Sous le jet de divers projectiles, la troupe ouvre le feu et évacue le jardin. L’assaut fait plusieurs blessés et un mort, Camille Vardelle, dix-neuf ans, ouvrier porcelainier qui habitait chez ses parents. Le 19 avril, ses funérailles civiles sont suivies, dans un profond silence, par des dizaines de milliers de personnes. Les couronnes mortuaires sont dédiées « à la victime du régime capitaliste », « à notre frère lâchement assassiné », « à la victime du lock-out ». Les discours du maire et du représentant de la CGT nationale appellent au calme. L’événement fait la une des grands quotidiens français et étrangers.

Le 21 avril, après la fin des négociations, le travail reprend dans la porcelaine mais les salariés n’ont pas obtenu satisfaction sur leurs principales revendications. Le mouvement se poursuit dans d’autres secteurs, sans succès. Des soldats sont pris à partie dans la rue, reçoivent des pierres. Le 1er mai, 4 000 personnes défilent malgré l’interdiction. Le maire socialiste ne parvient pas à maintenir l’ordre. Très critiqué après les événements, il perd la mairie l’année suivante.

Comme toujours, les « Apaches » et la plèbe furent accusés d’être les auteurs des violences. On en arrêta quelques-uns qui avaient participé au pillage des armureries. Au final, ce sont bien des milliers d’ouvriers de toutes catégories qui manifestèrent contre les contremaîtres et le pouvoir patronal. C’est par ces événements que Limoges gagna son surnom de « ville rouge ».

Courrières 1906, le grisou, l’armée et la révolte des mineurs

En ce 10 mars 1906, Noël Vincent, dit Buscar, mineur à la fosse 3 de la Compagnie de Courrières dans le Pas-de-Calais, ne se lève pas à 4 h 30 du matin pour se rendre au travail. La veille, il a eu une algarade avec l’ingénieur en chef, M. Bar, à propos des mesures à prendre pour éteindre l’incendie qui s’est déclaré dans une ancienne veine abandonnée appelée Cécile. L’air est devenu irrespirable et les barricades de briques construites pour arrêter le feu s’avèrent inefficaces. Buscar propose de noyer le feu par la fosse 4, mais il faudrait suspendre l’exploitation du charbon pendant plusieurs jours et l’ingénieur en chef s’y refuse. Le mineur décide alors de ne pas aller travailler le matin car « il tient à sauver sa peau », comme il le raconte a posteriori dans Le Progrès du Nord et du Pas-de-Calais du 15 mars48.

Le 10 mars 1906, vers 6 h 45, se produit une explosion de grisou à la Compagnie de Courrières. Bilan : 1 101 morts (sur les 1 425 mineurs de fond) et de très nombreux blessés. Le délégué mineur de la fosse 4, Simon, dit Ricq (l’un des treize rescapés sortis seuls de la fosse le 30 mars), avait fait un rapport le 8 mars pour avertir du danger d’incendie provenant de vieux bois laissés dans la veine abandonnée. Accablant pour la Compagnie, ce constat est conforté par le rapport du 14 mars du groupe d’ingénieurs nommé par le gouvernement, qui souligne le rôle joué par cette veine dans l’incendie et le coup de grisou. Le journal L’Action syndicale du 18 mars accuse la Compagnie non seulement de « délit d’homicide par imprudence » mais aussi « d’assassinat avec préméditation ».

Après le choc, l’émotion et la douleur, la colère éclate le jour des funérailles. Le représentant de la CGT, un mineur de Montceau-les-Mines, lance devant la fosse commune : « Nous ne devons plus être de la chair à travail […]. Aux survivants, camarades exploités je dis “préparons-nous à la révolte sociale”. » L’ingénieur en chef, traité « d’assassin », ne peut prendre la parole comme prévu. Buscar harangue ses camarades : « S’il s’agissait d’un cultivateur qui aurait mis le feu à sa récolte, on l’enverrait aux assises ; mais au contraire à ces féodaux financiers on envoie des soldats et des gendarmes pour les protéger contre ceux qui auraient l’audace de faire un mauvais coup. »

Dès le lendemain, une grève spontanée se déclenche, d’abord à Courrières puis à Lens et dans tout le Pas-de-Calais. Le député-maire de Lens, Basly, dirigeant du Vieux Syndicat réformiste, présente des revendications pour obtenir une prime et propose d’ouvrir des négociations, une démarche peu appréciée sur place alors que l’heure est à la révolte contre la boucherie de Courrières et à la dénonciation de la Compagnie. Le Jeune Syndicat des mineurs animé par Benoît Broutchoux organise des réunions pour élire un comité de grève et établir un cahier de revendications : huit heures de travail pour huit francs, droit pour les délégués mineurs d’arrêter le travail en cas de danger. La procédure démocratique est à l’opposé des pratiques autoritaires de Basly qui est désavoué par certaines assemblées de grévistes.

Nommé ministre de l’Intérieur le 13 mars, Clemenceau vient sur place le 17 et annonce que le droit de grève, comme le droit au travail, sont reconnus par le gouvernement. Il affirme que les troupes vont venir défendre la loi, mais qu’elles resteront dans les fosses pour défendre l’outil de travail. Le discours est habile mais aussitôt démenti par les faits. Le 20 mars, lors d’une manifestation organisée par le comité de grève pour faire pression sur les délégués du Vieux Syndicat réunis à la mairie de Lens et protégés par les gendarmes, Broutchoux est arrêté, et par la suite condamné à deux mois de prison.

L’armée est arrivée sur place dans la soirée du 19 mars en empruntant les voies ferrées privées des compagnies et elle occupe désormais le bassin minier : si l’infanterie reste effectivement dans les puits, la cavalerie et la gendarmerie organisent des patrouilles dans les villes, ce qui n’empêche pas l’extension de la grève : 51 000 mineurs sur 55 000 la rejoignent, d’après un rapport du procureur de la cour de Douai le 21 mars 190649. Dès l’aube, les patrouilles grévistes passent dans les corons pour convaincre les mineurs de ne pas aller travailler. Elles sont poursuivies par les patrouilles de gendarmes à cheval. Le soir, les mêmes groupes de grévistes sont à la sortie des puits pour conseiller, parfois vivement, à ceux qui travaillent encore de ne plus le faire. Un référendum proposé par le Jeune Syndicat, dont l’idée est reprise par Basly, ne donne pas le résultat espéré par ce dernier : une large majorité se prononce pour la poursuite de la grève.

Jusqu’à la fin du mois, il n’y a pas d’accrochage majeur avec la troupe. Mais le 30 mars, treize mineurs rescapés de la catastrophe, des « cadavres vivants », arrivent à remonter au jour, seuls. La surprise et l’émotion sont extrêmes, la colère aussi : comment les opérations de sauvetage ont-elles été organisées pour qu’on ait ainsi laissé treize mineurs emmurés vivants ? Le mercredi 4 avril, un ultime rescapé sort vivant lui aussi après avoir passé vingt-cinq jours au fond de la mine. On imagine qu’il y en a peut-être d’autres. La colère explose. Un groupe de plusieurs centaines de femmes se rend au siège de la direction à Courrières pour réclamer les corps de leurs maris. Elles se heurtent à un barrage de gendarmes qui laisse finalement passer une délégation ; cette dernière malmène au passage un secrétaire et insulte les ingénieurs et le directeur. À Hénin-Liétard, des rassemblements se forment et un mineur qui continuait de travailler tire sur un groupe de jeunes protestant autour de sa maison : Georges Bottel, vingt et un ans, est tué. Le meurtrier échappe au lynchage grâce à l’intervention de gendarmes eux-mêmes pris à partie. La grève continue et les incidents violents se multiplient dans tout le bassin du Nord-Pas-de-Calais.

À partir du 17 avril, la grève prend le visage d’une insurrection. La gendarmerie de Liévin, qui retient des mineurs prisonniers, est prise d’assaut. Malgré l’intervention du maire, d’un général et du préfet, les mineurs ne relâchent pas la pression et contraignent les gendarmes à se replier. Le 18 avril, le marché de Liévin est pillé et les maisons d’ingénieurs de la Société des mines de Lens saccagées ainsi que le château, demeure du directeur. Le 20 avril, des barricades sont dressées à Lens puis tout autour de la ville de Liévin. Les voies de chemin de fer Lens-Liévin sont coupées. Dans les bagarres, deux officiers et deux gendarmes sont grièvement blessés ; l’un d’eux meurt le lendemain. La troupe réoccupe militairement la ville dans la soirée. Le 20 avril dans le Nord, à Denain, les grévistes parviennent à enfermer des gendarmes à cheval entre des barricades et obtiennent la libération de quatre prisonniers retenus dans une fosse. Les maisons des ingénieurs d’une usine métallurgique en grève sont attaquées. C’est également le cas à Liévin, où les mineurs tiennent la ville jusqu’au 21 avril. À partir du 22 avril, la troupe reprend difficilement le terrain, mais 21 000 hommes sont arrivés en renfort. Beaucoup d’arrestations ont lieu et on relève de nombreux blessés. Clemenceau se justifie en invoquant un complot bonapartiste.

Pierre Monatte, alors jeune journaliste et permanent syndical, est envoyé de Paris par la CGT pour prendre la relève de Benoît Broutchoux, emprisonné. Il est arrêté en gare de Lens le 23 avril et se retrouve lui aussi en prison à Béthune avec une quarantaine de militants. Monatte est accusé d’avoir fomenté un complot contre la République au profit des bonapartistes. Dans le journal qu’il tient pendant six semaines dans un petit cahier rouge, il se plaint du froid mais aussi de n’avoir aucune information sur les raisons de son emprisonnement. En fait, les autorités attendent que le 1er mai soit passé pour le libérer, la thèse du complot bonapartiste s’étant effondrée. Monatte note, amer, que Clemenceau a été épargné par la presse, y compris socialiste, en raison de son passé militant : « Pas une voix ne s’est élevée pour cingler le visage de l’ancien directeur de L’Aurore. Entre copains on ne se fait pas de misères50. »

Avec l’état de siège, la répression se fait plus forte encore. Quelque 50 000 militaires occupent le bassin du Nord-Pas-de-Calais avec autorisation de tirer. Leur présence impose le calme. Entre le 27 et le 30 avril, les compagnies reçoivent les délégués du Vieux Syndicat pour leur réaffirmer les positions patronales. C’est une lourde défaite pour les mineurs, la reprise ayant lieu progressivement, d’abord dans le Nord puis dans le Pas-de-Calais. Le 7 mai, la grève est terminée. Pendant un temps, le Jeune Syndicat recueille les fruits de son action : il passe de 490 adhérents avant la grève à 1 500 en 1907. Mais cette embellie est de courte durée car le découragement gagne les mineurs. Les licenciements sont nombreux et certains mineurs émigrent même aux États-Unis. C’est la victoire du réformisme syndical du Vieux Syndicat de Basly.

Grève de Mazamet, blancs et rouges, janvier-mai 1909

Ce que nous ouvriers avons à considérer, c’est si le salaire des uns et des autres est la juste rémunération du travail ; à ce point de vue, nous reconnaissons que le sabreur doit être payé plus que ses camarades des autres catégories et nous disons que cette différence est légitimée par la différence de travail. Cette question de diminuer les uns pour augmenter les autres doit donc être écartée parce qu’elle comporte une situation injuste. Nous refusons nettement de l’examiner et nous sommes surpris que la commission ait osé la soulever dans un but qu’il est facile de deviner. Ce but n’est autre que de diviser les ouvriers et de dresser les uns contre les autres par la jalousie des salaires les camarades de diverses catégories. Nous estimons que ce n’est pas le rôle du patronat ; ce que vous avez à envisager, c’est uniquement si les salaires sont mérités et si l’augmentation que nous demandons est juste […]. À partir du 9 janvier le syndicat ne répond de rien et toutes les conventions que nous avons signées ensemble sont toutes annulées, et nous prendrons toutes les mesures utiles pour la défense de nos droits.

Pour les deux syndicats réunis, signatures : Étienne Alquier, Isidore Barthès51.

C’est par cette lettre ouvrière datée du 6 janvier 1909 et adressée à la commission patronale que commence la très longue grève des délaineurs de Mazamet qui dure du 10 janvier 1909 (vote de la grève) au 6 mai (signature de l’accord). Elle a été précédée le 22 décembre 1908 par une demande, sur un ton très conciliant, d’augmentation des salaires (sauf pour les sabreurs) signée par le seul Isidore Barthès, secrétaire du syndicat majoritaire. La réponse patronale, le 29 décembre, proposait de diminuer le salaire des sabreurs pour augmenter celui des autres ouvriers. D’où une demande ouvrière plus ferme signée ci-dessus par les secrétaires des deux syndicats.

La situation à Mazamet est exceptionnelle à plus d’un titre. Les patrons du délainage sont pour la plupart des protestants républicains. Aux élections législatives, les ouvriers, majoritairement catholiques, votent pour le candidat conservateur, royaliste et catholique. De ce fait, après les élections de 1904, les quelques ouvriers figurant sur la liste républicaine (et non élus par les ouvriers, leurs pairs) créent un autre syndicat « rouge ». La majorité reste au syndicat dirigé par Isidore Barthès, où se trouvent les ouvriers catholiques et politiquement conservateurs, les « blancs52 ». La lettre du 6 janvier 1909 est le premier acte d’une réunification syndicale qui devient effective à la fin de la grève : la lutte de classes l’a emporté sur les positions politiques et religieuses.

Sans réponse patronale, la grève est adoptée le dimanche 10 janvier par 865 suffrages. Le lendemain, premier jour de grève, le nombre de grévistes approche les 1 400. Une semaine plus tard, les femmes des magasins et les ouvriers de plusieurs usines se joignent au mouvement qui est pendant trente-six jours d’un calme exemplaire. Plusieurs arbitrages (du sous-préfet, du juge de paix) ont été successivement proposés et refusés par les patrons le 15 février. C’est à cette date que se situe le tournant du mouvement, avec les premières manifestations et les premiers heurts avec les non-grévistes, l’organisation de la solidarité (soupes communistes et exode des enfants), la multiplication des incidents, les arrestations, l’appel à la troupe. À partir du 20 février, des patrouilles de grévistes sillonnent la ville. Le 23 février, une manifestation de 500 à 1 500 personnes défile en ville avec le drapeau rouge, le drapeau tricolore et des pancartes : « Il n’y a que deux classes, les exploiteurs et les exploités », « En travaillant, nous voulons vivre », « Vive l’armée, nos frères de misère », « Résistons aux affameurs ». Le jeudi 25, des femmes se couchent sur le sol, dans la neige, pour empêcher les charrettes d’avancer, des balles de peaux sont renversées. Les vitres du Grand Balcon, le café des patrons, sont brisées par des jets de pierres. Plusieurs maisons de directeurs d’usine ou de patrons deviennent la cible des manifestants. Les 215 gendarmes à cheval et les 110 gendarmes à pied sont renforcés le 1er mars par un escadron de dragons et un autre de hussards. Les ouvriers en grève lancent le 4 mars un appel aux soldats « enfants de travailleurs » : « Nous voulons vous considérer comme nos fils, comme nos frères. » Des souscriptions sont lancées dans Le Midi socialiste et dans L’Humanité. Devenu une affaire nationale, le conflit des délaineurs reçoit les visites de soutien de leaders syndicaux. Le préfet obtient que Clemenceau reçoive une délégation d’ouvriers. Elle part le 5 mars après avoir fait voter un ordre du jour promettant de garder le calme pendant le séjour parisien. La délégation rentre bredouille. Cette fin de non-recevoir échauffe les esprits : le 18 mars, des poteaux électriques sont sciés, un canal d’arrivée d’eau dans les usines est bouché par des pierres, des charrettes chargées de laines sont éventrées et renversées ; des pierres sont lancées sur les gendarmes à cheval, des carreaux sont cassés, une non-gréviste est déshabillée et battue. Sept grévistes sont arrêtés, dont le secrétaire du syndicat rouge Étienne Alquier. La foule tente de délivrer les prisonniers qui sont finalement conduits à Castres et jugés le jour même : ils écopent de quatre à quinze jours de prison, Étienne Alquier de huit jours. Deux hommes sont libérés.

Des négociations sont entamées, qui échouent en fin de compte face à la détermination des grévistes ; un certain calme revient, scandé par les visites de Griffuelhes, de Jaurès et de Voirin, le responsable de la Fédération des cuirs et peaux. Après trois mois de grève, les incidents se multiplient. Des charrettes sont arrêtées, leur contenu est vidé ou abîmé, un rocher est même jeté sur des charretiers, une quinzaine de poteaux télégraphiques sont coupés dans les gorges où des usines fonctionnent, les troupes sont attaquées à coups de pierres. Deux cartouches de dynamite sont jetées sur le mur d’une usine et devant la maison d’un patron. Le sénateur du Tarn, Louis Vieu, relance les négociations qui se déroulent à partir du 28 avril sous la présidence du juge de paix. La nuit suivante, un rocher de 1 500 kilos défonce le toit et le plancher de l’usine Guilhou. Les soldats qui se trouvaient à l’intérieur échappent de peu à un massacre.

Une nouvelle séance de négociations aboutit à une nouvelle rupture. Les patrons sont bloqués dans la mairie et ne peuvent sortir que sous la protection de la troupe qui charge la foule. Dès 7 heures du matin, le samedi 1er mai, la Bourse est pleine de travailleurs endimanchés et la réunion est suivie par une manifestation d’environ 4 000 personnes qui chantent La Chanson de la grève et L’Internationale ainsi qu’un couplet en occitan sur l’air de La Carmagnole. C’est une journée de fête qui se termine par un bal à la Bourse du travail.

Le 4 mai, les négociations reprennent avec une nouvelle délégation patronale. Les patrons acceptent de payer une partie de l’augmentation à la quinzaine et de solder le reste (qui constitue un fonds de garantie en cas de conflit) à la fin du semestre et non de l’année comme ils l’avaient proposé au départ. Les ouvriers s’engagent à ne pas abandonner la marchandise en souffrance. Après quatre mois de grève, c’est une large victoire ouvrière. Le travail reprend le lendemain.

Les quatre mois de grève ont été très durs pour les ouvriers et les commerçants de Mazamet. Pour les patrons, moins : le cours de la laine s’est envolé et ceux qui vendaient à l’étranger ont même réalisé, grâce à leurs stocks, de confortables bénéfices. Tous les patrons ne sont cependant pas logés à la même enseigne. Certains petits patrons auraient voulu faire des concessions bien plus tôt mais ils n’ont pas osé s’exprimer. Le foyer de l’intransigeance patronale se situe surtout chez les fils des fondateurs des entreprises, de jeunes patrons qui ont opposé leur morgue aux demandes raisonnables des ouvriers. En fin de compte, ces derniers ont réussi à obtenir de nouveaux interlocuteurs patronaux, plus expérimentés et moins arrogants. La solidarité apportée par les syndicalistes de la CGT, en particulier de la Fédération des cuirs et peaux, et des postiers (qui ont remis une somme importante, reliquat de leur fonds de grève) a permis que s’effectue la fusion entre deux syndicats de bords politiques opposés. Ainsi s’est opérée, comme ailleurs mais de manière spécifique, la séparation entre syndicalisme et politique.

Limoges, Courrières, Mazamet… Nous avons évoqué ici trois grèves emblématiques, dont une seulement a été victorieuse. Dans un paysage national semblable – l’essor, puis le déclin, entre 1900 et 1906, du syndicalisme révolutionnaire ; l’intervention de l’armée dans les conflits –, les configurations et les acteurs locaux ont produit des histoires très différentes. Il n’est malheureusement pas possible d’évoquer ici toutes les grèves, ni tous les morts de la première décennie du XXe siècle – Raon-L’Étape (1907, deux morts), Draveil (1908, 2 morts), Villeneuve-Saint-Georges (1908, 4 morts)53, Méru (1909)54 et d’autres encore. Les femmes ont pris toute leur place dans les grèves et les manifestations, mais aussi dans l’organisation de la solidarité.

Les femmes aussi, grévistes et solidaires

« Pour indiquer les conditions de travail et la marche du mouvement ouvrier dans la région de Vizille, je me contenterai de raconter ce que j’ai vu, ce que j’ai senti, les luttes auxquelles j’ai participé, je retracerai en un mot, ma vie un peu mouvementée d’ouvrière soyeuse et de militante syndicaliste55. » C’est ainsi que commence le récit autobiographique que nous a laissé Lucie Baud, ancienne secrétaire du Syndicat des ouvriers et ouvrières en soierie de Vizille (Isère). Ce document est exceptionnel à plus d’un titre. Si les écrits d’ouvrières sont rarissimes, être secrétaire d’un syndicat mixte, est en 1904, pour une femme, tout aussi inhabituel. Rappelons que dans d’autres syndicats, à Mazamet par exemple, la seule présence des femmes a été refusée jusqu’à la fin de la grève de 1909.

Dans son livre Mélancolie ouvrière, Michelle Perrot a retracé avec brio et émotion le parcours de Lucie Baud, veuve avec deux filles à charge : son action courageuse à la tête de la grève de Vizille en 1905, sa participation active à celle de Voiron en 1906 et son destin contrarié par une tentative de suicide dont elle réchappa grâce à l’intervention d’une proche. Je me permettrai de rappeler ici certains des éléments présentés par Michelle Perrot56.

À Vizille, c’est une grève de jeunes gens, de jeunes filles surtout ; elles sont gaies – « Mlle Berthon frappait sur une caisse en bois qu’elle portait sur le ventre », témoigne, courroucé et réprobateur, le commissaire de police ; elles chantent dans les rues à tue-tête des chants révolutionnaires – La Carmagnole, La Marseillaise, L’Internationale ; elles organisent des charivaris en tapant sur des casseroles et en faisant tinter sonnettes et rouler sifflets. À Voiron, les ouvrières ont même loué un piano pour pouvoir danser, ceci au grand dam du très sérieux secrétaire de la fédération CGT du textile. Elles occupent la ville au glorieux passé révolutionnaire et l’espace urbain devient leur territoire. Lucie est très déterminée et défie son patron, M. Duplan, dont les propos sont rapportés dans Le Petit Dauphinois du 12 avril 1905 :

Le patron :  Je n’ai pas peur de vous… C’est vous qui avez provoqué la grève ; vous tenez tout Vizille ; vous faites cesser le tapage quand vous voulez, mais ce n’est pas à moi que vous faites peur.

Lucie :  Vous ne me faites pas peur non plus ! J’ai devant moi un capitaliste qui fait les millions qu’il n’a pas gagnés.

Le patron : Eh bien ! Vous n’êtes qu’une petite femme ! Continuez à publier des articles contre moi et je ferme mon usine.

Sur ces entrefaites, le maire dut les séparer pour qu’ils n’en viennent pas aux mains…

Lucie ne partage pas les points de vue nationalistes et xénophobes de certaines de ses compagnes, et même de certains de ses camarades qui estiment « qu’il y a incompatibilité de goûts et de mœurs avec les ouvrières étrangères ». Elle éprouve de la compassion pour les jeunes Piémontaises qui travaillent et vivent dans des conditions très difficiles, loin de chez elles, mal payées et mal nourries, parquées dans des internats, encadrées par des sœurs qui exigent le silence à l’atelier et au réfectoire. Il faut selon Lucie être solidaires avec les Italiennes, les faire venir au syndicat et non les mépriser ou les jalouser.

Sardinières, marins-pêcheurs et soudeurs de Douarnenez

« Nous ne demandons pas à habiter des hôtels somptueux comme nos patrons, à avoir de belles robes comme leurs femmes, nous ne demandons pas à passer notre temps à la chasse ou en voyage à Paris ou ailleurs ; nous demandons du pain, et encore, comme quantité, le strict nécessaire… Nous affirmons que si les usiniers veulent maintenir le travail au mille, c’est que ce mode de travail leur permet de nous voler de 30 à 40 % de notre travail. »

Le Matin, 20 juillet 190557.

Dans un rapport du 9 juillet, le commissaire de police de Douarnenez écrit que « les prêtres refusent l’absolution et tous les sacrements aux femmes soupçonnées de vouloir travailler à l’heure58 ». Il est vrai que nous sommes en période de séparation de l’Église et de l’État et que les deux camps s’affrontent sur ces terres bretonnes de catholicisme traditionnel.

Plus d’une dizaine de milliers d’ouvrières sont occupées, dans des usines grandes ou petites, au séchage, à la cuisson et à la mise en boîte des sardines. Très mal payé, le travail consiste à étêter les poissons, les vider, les jeter dans des cuves de saumure, les en retirer au bout d’une heure pour les laver et les mettre à sécher en les enfilant sur des fils de fer. Les sardines sont ensuite plongées dans l’huile bouillante, puis mises en boîte ; le soudeur assure enfin la fermeture hermétique. L’odeur, forte, imprègne la peau, les cheveux et les vêtements. Les sardinières font grève en 1905 en réclamant d’être payées à l’heure et non plus au mille comme auparavant (le comptage des sardines étant, à leurs yeux, sujet à caution). Elles créent un syndicat, tiennent bon et obtiennent, en apparence, une victoire en juillet. Le 17 juillet, les résultats du référendum sur le mode de rémunération sont connus : malgré les pressions de tous ordres, 965 femmes se sont déclarées favorables au travail à l’heure, vingt et une seulement pour le paiement au mille.

« Un vent de révolution soufflait sur la ville », conclut le journaliste du Matin. Même après leurs épousailles, ce salaire est indispensable à ces ouvrières qui sont souvent mariées à des pêcheurs au revenu aléatoire. Mais en novembre, les entrepreneurs et le clergé local ont finalement raison de leur ténacité.

Il faut dire que la pêche à la sardine se relève tout juste d’une longue crise déclenchée en 1902, année où le poisson a manqué. En mer six jours sur sept, le pêcheur sardinier couche à bord, sans lit, à même son banc. Le prix excessif de la « rogue » (appâts pour attirer les sardines) a contribué à l’endettement des pêcheurs. Suite à la pénurie de la sardine, les ouvriers soudeurs se sont également retrouvés dans la misère, d’autant plus qu’une partie de leur travail devait être supprimée du fait de l’introduction de machines. Ce constat montre l’imbrication et l’interdépendance des différents emplois dans la pêche bretonne, ceux des femmes et ceux des hommes, et leurs destins croisés. La pêche côtière et la pêche lointaine à la morue – celle des terre-neuvas et des Islandais, absents de longs mois et à la vie encore plus dure – sont concernées au premier chef par le déficit de la pêche59.

Dans le Finistère, les pêcheurs à la sardine font vivre, en comptant les sous-traitants qui dépendent de leur activité, 100 000 personnes60. En février 1902, quand les marins-pêcheurs de Douarnenez se mettent en grève, les articles d’un journaliste de L’Illustration font connaître le mouvement dans l’opinion et la solidarité populaire s’exprime par des envois de secours aux grévistes.

Le 30 juin, on apprend que l’usine Masson a fait installer des sertisseuses qui ferment mécaniquement les boîtes, ce qui supprime totalement le travail des soudeurs. Ces nouvelles machines peuvent sceller 300 à 400 boîtes à l’heure alors que la cadence d’un bon ouvrier est de 60 à 70 par heure.

Le 14 juillet 1902, 500 à 600 personnes sont rassemblées, calmement, à l’occasion de la fête nationale républicaine, avec un drapeau rouge portant les mots d’ordre « Vive la main-d’œuvre » et « À bas les machines » vite replié à la demande du commissaire de police. Une manifestation se met en branle, précédée de deux clairons. À proximité de l’usine Masson, en quelques minutes un groupe d’ouvriers soudeurs se détache et saccage le bâtiment et les machines ; 250 000 boîtes sont défoncées. Plusieurs des soudeurs sont arrêtés puis condamnés à diverses peines de prison. Mais l’implantation des machines à souder est arrêtée jusqu’en 1908.

À Concarneau, dans la nuit du 11 au 12 juillet 1909, la colère des soudeurs se manifeste avec une extrême violence. Au petit matin, il n’existe plus une machine à souder sur le territoire de la commune. S’inspirant de La Psychologie des foules de Gustave Le Bon, le député Georges Le Bail décrit la situation à la tribune de la Chambre des députés : « La marche des populations vers les usines a été calme. Ce fut, comment dirais-je, une explosion soudaine, un phénomène éruptif, une vague de fond, en tout cas un phénomène de psychologie des foules… Immédiatement notre pays est soumis à un régime militaire : dans tous les ports de pêche les usines sont occupées ; chaque usine est transformée en caserne ; les places, les monuments publics deviennent des bivouacs. »

Après Concarneau, la ville de Douarnenez est également investie par 700 militaires car les marins-pêcheurs sont en grève pour protester contre les prix trop bas : après des années de marasme, la pêche à la sardine est abondante et les prix s’écroulent. En octobre, une manifestation de marins-pêcheurs qui entendent faire débrayer les femmes dans les usines est arrêtée par le préfet en personne, entouré de quinze gendarmes. Dans la bousculade, des gendarmes et des marins sont blessés. La grève est générale dans la ville, où les 700 militaires présents sont rejoints par 300 dragons et 400 fantassins, soit, au total, un militaire pour dix habitants. Le Syndicat des ouvrières sardinières de Douarnenez se reconstitue en octobre 1909 ; le 1er mai 1910 est créé celui de Concarneau. Entièrement féminin, le syndicat décide d’une grève le 11 juillet pour obtenir une augmentation de salaire. Le 14 juillet, les fabricants leur accordent les 25 centimes demandés et l’annoncent dans le journal local.

Soupes communistes

« Nous dûmes faire appel à des camarades du dehors. Nous organisâmes des soupes communistes, que nos amis de Grenoble et de Lyon trouvèrent fort bien. Les secours matériels et moraux ne nous firent pas défaut et nos cantines eurent un grand succès : les jours de marché les paysans étaient nombreux qui venaient goûter notre soupe […]. Cela dura 104 jours. Les petits commerçants étaient hostiles au début, mais peu à peu se mirent de notre côté, et les dons en nature ou en espèces vinrent alimenter chaque jour nos marmites. Nous étions 200 grévistes femmes. »

Lucie Baud, Le Mouvement socialiste, juin 190861.

La carte postale a fixé pour la postérité les images de soupes communistes entre 1905 et 1912 où les femmes sont très actives, contribuant ainsi à la diffusion et à la mémoire de ce répertoire d’action. L’une des soupes communistes les plus connues est celle de la grève des travailleurs de la chaussure à Fougères en 1906. Outre le fait de permettre très concrètement aux grévistes et à leur famille de se nourrir, elles avaient pour fonction de renforcer la solidarité et de créer un lieu de rencontre convivial qui permettait de briser l’isolement né de l’arrêt du travail. Les soupes populaires ont efficacement soutenu les grèves longues et ont permis de tisser des liens.

À Mazamet (Tarn), durant la grève de 1909, entre 600 et 1 400 repas sont servis chaque jour. Certains grévistes se montrent d’abord réticents, craignant sans doute les stigmates de la charité ou de l’assistance : ils viennent chercher leur « portion » et repartent la manger chez eux. Au Chambon-Feugerolles (Loire), pendant les grèves de boulonniers en 1910-1911, des soupes communistes sont organisées à la Maison du peuple de la Vernicherie, une maison commune construite par les syndicats.

Les soupes communistes ont pu être utilisées à d’autres fins. Lors de la grève des briquetiers à Paris en juillet 1910, un « jaune » est arrêté à six heures du matin par des grévistes. Conduit à la soupe communiste, rue des Acacias, il est employé toute la journée à des corvées, frappé parce qu’il ne va pas assez vite. Quand on l’envoie chercher de l’eau, il est accompagné par des grévistes armés d’un long bâton pour prévenir toute tentative de fuite. Il est finalement relâché le soir après avoir été conduit à une réunion syndicale « au cours de laquelle il fut frappé62 ». Après cet incident, cinq ouvriers sont condamnés, dont le secrétaire du Syndicat des briquetiers.

L’exode des enfants

« J’ai assisté au départ. Je n’ai rien vu de ma vie de plus attristant. Les enfants portaient à la boutonnière leur procès-verbal d’identité et enlaçaient le cou des parents en larmes. La séparation fut déchirante, dans cette soirée pleine de brouillard et de pluie, où la mélancolie désolée des choses semblait s’harmoniser avec la tristesse des cœurs. Je comprends bien maintenant que la haine puisse entrer dans le cœur. Je ne l’excuse pas cependant ; mais pourquoi les riches font-ils pleurer les enfants dont ils exploitent durement les parents ? »

J.-B. Benezech, député socialiste, L’Humanité, 18 décembre 190663.

À partir du 9 décembre 1906, date du début de la grève à Fougères, 500 enfants sont envoyés à Rennes puis à Paris, Laval, Flers, Saint-Brieuc, Saint-Nazaire, Nantes et Rouen dans des familles d’adoption provisoires. Dans les villes et les quartiers ouvriers où ils ont été accueillis, les enfants se comportent comme les représentants de la grève, participant aux fêtes de solidarité organisées en faveur des grévistes de Fougères et chantant les chansons qu’ils avaient entendues de leurs parents, entre autres Les Soupes communistes ou La Syndicale.

Mais tout ne s’est pas déroulé aussi simplement que l’affirment les articles quelque peu hagiographiques de la presse syndicale. Entre le 14 mars et le 21 avril, une centaine d’enfants sont conduits à Castres, Albi, Toulouse, Sète ou Graulhet. Dans un premier temps, les parents refusent de se séparer d’eux, encouragés en cela par des prêtres qui ouvrent même une cantine gratuite début mars quand le projet syndical se précise. Pour La Voix de Notre-Dame d’avril 1909, ce serait abandonner les enfants « à des foyers nettement hostiles à nos croyances religieuses ». Il est avéré, dans les témoignages recueillis plus de soixante ans plus tard par Rémy Cazals, que la question de la religion s’est posée dans les foyers d’accueil. Certains ont conduit les enfants au catéchisme, d’autres non. Mais tous soulignent qu’ils ont été bien accueillis, bien nourris, même si l’éloignement des parents et la séparation des fratries étaient difficiles à supporter. Gabrielle témoigne : « De temps en temps on se visitait, les familles se visitaient. Mais moi non, parce que je pleurais. Dès que je voyais mes sœurs je voulais aller avec elles64. » Un père affirme : « Je ne le referais pas. C’est trop pénible de savoir ses enfants avec des étrangers. »

L’exode des enfants, « aspect remarquable de la solidarité prolétarienne, conclut Rémy Cazals, […] a incontestablement permis à la CGT de consolider ses positions à Mazamet ». Les syndicats ont eu systématiquement recours à cet expédient dans les conflits de longue durée entre 1905 et 1912.

Les émeutes contre la vie chère

« Nous avons été les premiers à pointer le problème, nous avons été les premiers à lancer un manifeste tiré à des milliers et des milliers d’exemplaires où nous exposions les causes de la crise et les remèdes à y apporter afin de soulager les millions d’êtres humains qui en étaient les victimes. Mais de là à nous faire les champions de la guerre des œufs, et à conseiller aux braves ouvriers de descendre dans la rue afin de saboter les étalages des marchands et de lapider les paysans producteurs il y a tout un abîme65. »

Compère-Morel, Le Socialiste,
30 septembre 1911.

L’appréciation quelque peu méprisante du député socialiste Compère-Morel sur les émeutes contre la vie chère conduites en 1911 par les « ménagères » s’accompagne du rappel de la vigoureuse campagne politique menée en amont sur ces thèmes par le parti socialiste (SFIO). En France, les prix des denrées alimentaires avaient déjà augmenté après 1905, mais la situation empire au cours de l’année 1911, même si la hausse est variable selon les lieux et les produits : dans la Loire la viande de bœuf et les pommes de terre augmentent fortement (respectivement + 13 % et + 39 %), comme les œufs (+ 142 %) ou le beurre (+ 61 %). Cette hausse des prix provoque un mouvement de révolte, en particulier dans le Nord66. Des cortèges de femmes surnommées les « Amazones maubeugiennes », rose rouge épinglée au corsage, défilent partout en entonnant une chanson de leur cru, L’Internationale du beurre à quinze sous :

Demain au marché des grandes villes

Toutes femmes, nous nous réunirons

Pour protester avec furie

Sur le prix du beurre en cette saison

Nous avons assez de souffrance

Sans augmenter le beurre et le lait

Car demain toutes les femmes de France

Nous le ferons vendre avec rabais.

 

En avant, camarades

Les amis, tous debout

Sans peur, ni tapage

Nous voulons le beurre à quinze sous.

Des bagarres éclatent sur les marchés, les étals des paysans sont renversés, des femmes obligent des épiciers à baisser leurs prix, des hommes se joignent au mouvement. Soucieux de transformer le mouvement en « mâle révolte », les syndicalistes tentent d’en prendre la direction. Par solidarité, les ouvriers métallurgistes de Maubeuge se mettent en grève et les mineurs manifestent à Lens. Le 29 août, à Billy-Montigny, des manifestant.e.s se rendent chez un boulanger pour lui imposer leur tarif. Ce dernier sort une arme à feu et tue un mineur. La réaction des femmes est très violente et l’armée intervient pour protéger le boulanger. Après cet événement, la présidente du Comité des ménagères et deux autres femmes sont arrêtées. Cette arrestation déclenche une vague de protestation avec des milliers de manifestant.e.s un peu partout dans le bassin, des affrontements avec la police, des barricades improvisées, des carreaux d’usines cassés. Après les funérailles du mineur abattu par le boulanger, Benoît Broutchoux intervient dans la grande salle du syndicat à Aniche, le 10 septembre, lors d’une conférence sur la « vie chère » pour canaliser le mouvement. Il rappelle qu’il ne faut pas se tromper d’ennemi : « Tout en étant adversaire de la forme actuelle du commerce et partisan de la coopération, il faut reconnaître que les petits commerçants ne sont pas responsables de la crise, certains en sont victimes comme nous. Il faut voir plus loin que la place du marché et la devanture du boutiquier […]. Regardons au-dessus d’eux, portons nos coups à la spéculation67. »

Dans d’autres régions, le mouvement contre la vie chère ne se déroule pas aussi tragiquement que dans le Nord-Pas-de-Calais. À l’automne 1911, des incidents se produisent dans le bassin stéphanois, sur les marchés de Roche-la-Molière et de Saint-Genest-Lerpt, puis à Saint-Chamond et à La Ricamarie. À Saint-Étienne, à la suite de violences le 19 septembre, le préfet fait occuper les marchés par la troupe68. Mais le fait reste exceptionnel et on ne trouve pas ici l’équivalent des violences nordistes.

Les incidents sur les marchés sont l’œuvre au départ d’un groupe de ménagères, « mouvement curieux, écrit La Bataille syndicaliste le 20 août 1911, qu’il faut transformer en mouvement viril ; le syndicalisme doit pousser le peuple à la possibilité d’une mâle révolte ». Un moment attentiste, la CGT soutient la campagne « contre la vie chère », tout en voulant l’ordonner, la canaliser, comme le précise, dans la « Tribune syndicale » de L’Humanité du 2 octobre 1911, le syndicaliste Victor Renard :

J’ai dit que cet éveil de la conscience parmi les femmes ouvrières était de bon augure. J’ajoute que je vois ces manifestations avec satisfaction. Seulement, il faut qu’elles soient organisées, méthodiques et bien dirigées. Pour cela, il faut que les organisations ouvrières : syndicats, coopératives, Parti socialiste – à défaut des pouvoirs publics constitués qui s’en laveraient les mains – prennent la direction de ces mouvements, qu’elles provoquent l’action de ces ligues de consommateurs qui s’entendront avec les producteurs pour établir les prix forfaitaires pour une période69.

Héritière de Proudhon, la CGT présente une image virile du militant ; les femmes sont des « ménagères » qui doivent entretenir le foyer et la famille. L’iconographie est démonstrative : dans la brochure diffusée par le syndicat pour réclamer la journée de huit heures en 1912-1913, les rôles traditionnels de la ménagère et de l’ouvrier sont réaffirmés. Supplantant les allégories féminines de la fin du XIXe siècle, l’ouvrier au torse nu et aux biceps imposants devient le représentant de la classe ouvrière70 et la ménagère emploie ses heures de loisir du samedi à passer le balai et à faire le ménage. Pourtant, en décembre 1909 à Graulhet, centre de mégisserie, ce sont bien les ouvrières qui démarrent la grève en réclamant une augmentation de 25 centimes de leur salaire journalier (pour obtenir 2,25 francs). Le lendemain, les hommes suivent en réclamant eux une diminution des horaires de travail (face à la mécanisation et aux questions d’hygiène au travail)71. La grève se termine le 2 mai 1910 sans que satisfaction ne soit obtenue.

À la Belle Époque, la figure du (ou de la) gréviste est omniprésente sur la scène sociale. Mais ce n’est pas la seule. Les figures de l’étranger, du prisonnier, du vagabond, du voleur, du criminel hantent aussi les gouvernants et les élites. Et parfois, elles se superposent.

Détenus et prisonniers politiques

Grèves, emprisonnements et amnisties

« Dans un moment où la classe ouvrière commence à prendre notion de son intérêt véritable, nous nous sommes tournés vers les travailleurs qui paraissent prêts à réfléchir et à se montrer soucieux non seulement de leurs droits, mais aussi de leurs devoirs, et nous avons fait ce geste large d’apaisement, de conciliation qui s’appelle l’amnistie72. »

Aristide Briand, Journal officiel,
séance du 2 février 1909.

Georges Yvetot, orateur virulent et secrétaire de la Fédération des Bourses du travail, fut condamné maintes fois, durant sa carrière militante, à des amendes et à de la prison, essentiellement pour outrages à l’armée : un mois de détention le 8 septembre 1903, deux ans le 27 février 1904, trois mois le 28 juillet 1904 (par défaut), deux mois encore le 20 novembre 1904, puis trois ans de prison le 3 décembre 190573. Ce n’est pas un cas isolé : la détention pour délit de presse, de parole ou de manifestation est assez fréquente à la Belle Époque pour les syndicalistes, les manifestant.e.s et les grévistes. Aller en prison apparaît alors aux yeux des dirigeants syndicalistes comme « un risque professionnel ».

Le 30 juillet 1908, journée de grève générale, des échauffourées éclatent autour d’un remblai et de barricades improvisées au cours d’une manifestation à Villeneuve-Saint-Georges. L’armée tire. Le bilan est lourd : soixante-neuf blessés du côté des forces de l’ordre, dont cinq par balles, et quatre morts parmi les manifestants ainsi que 200 blessés, la plupart à coups de sabre. Les principaux dirigeants de la CGT sont arrêtés, dont, à nouveau, Yvetot, mais aussi Griffuelhes et Pouget, qui restent plus de trois mois en prison, tandis que Raymond Péricat se réfugie en Belgique et Pierre Monatte en Suisse.

En 1911, le journal La Croix, très conservateur à l’époque, se plaît à rappeler les multiples condamnations d’un syndicaliste révolutionnaire que nous avons déjà croisé : « Hier après-midi, a comparu devant le tribunal correctionnel de Douai Benoît Broutchoux, trente-deux ans, ancien mineur, actuellement journaliste libertaire à Lens, poursuivi pour avoir provoqué indirectement soit au vol, au meurtre, au pillage ou à l’incendie pendant les émeutes contre la cherté de la vie, le mois dernier […]. M. Dissart, procureur de la République, dans son réquisitoire, rappelle le passé judiciaire de Broutchoux : dix-neuf condamnations, dont quinze à l’emprisonnement74. » Cette année-là, à la suite du mouvement contre la vie chère, le gouvernement s’appuie sur les « lois scélérates » (promulguées contre les anarchistes en 1893-1894) pour condamner Benoît Broutchoux à un an de prison, Léon Jouhaux à six mois et Georges Dumoulin à deux ans.

Dans ce contexte de répression judiciaire, l’amnistie est utilisée par les gouvernants comme un moyen de gérer la question sociale. Ainsi, pas moins de dix lois d’amnistie sont adoptées entre 1900 et 1914.

Lois d’amnistie adoptées entre 1900 et 191475.

Loi du 27 décembre 1900

Amnistie de l’affaire Dreyfus : délits en matière de presse, de réunions, d’élections, d’associations ; faits de grève et faits connexes.

Contexte des grèves de 1899 à Montceau-les-Mines et au Creusot. Grève de Fougères de 1900.

Loi du 30 décembre 1903

Amnistie des faits de grève et faits connexes.

Suites de la grande grève de Montceau-les-Mines (1901).

Loi du 1er avril 1904

Amnistie des délits et contraventions en matière de presse, de réunions et d’associations, des insoumis et déserteurs. Elle concerne essentiellement les anarchistes et les congrégations.

Loi du 2 novembre 1905

Amnistie des condamnés de la Haute Cour (affaire Paul Déroulède) ; délits et contraventions en matière de presse, de réunions et d’associations ; faits de grève et faits connexes.

Loi du 23 décembre 1905

Amnistie des bouilleurs de cru.

Loi du 12 juillet 1906

Amnistie présidentielle (Armand Fallières) : infractions électorales ; faits de grève et faits connexes.

Suites de la catastrophe de Courrières et du « complot » du 1er mai 1906.

Exclusion des postiers grévistes et de Gustave Hervé dont l’amnistie est proclamée.

Loi du 10 avril 1908

Amnistie des délits et contraventions en matière de presse, des faits de grève et faits connexes, et des contraventions à la loi sur le repos hebdomadaire. Amnistie de la crise viticole de 1907. Exclusion des « hervéistes antipatriotes » et des fonctionnaires (instituteurs et postiers) qui réclament le droit de se syndiquer.

Loi du 18 juin 1909

Amnistie des condamnations consécutives aux grèves et manifestations de Draveil et Vigneux. Nouveau refus de l’amnistie des condamnés pour antipatriotisme et des fonctionnaires révoqués (affaire Nègre, instituteur révoqué).

Loi du 31 juillet 1913

Amnistie présidentielle (Raymond Poincaré) : infractions électorales, faits de grève et faits connexes. Nouveau refus d’amnistier les insoumis et déserteurs, les fonctionnaires révoqués et les cheminots grévistes de 1910.

Contexte du vote de la Loi de trois ans.

Loi du 05 août 1914

Amnistie des insoumis et déserteurs : préparation de la guerre.

L’homme d’État qui incarne le mieux cette politique associant étroitement répression et « pardon » est Georges Clemenceau, ministre de l’Intérieur et président du Conseil entre 1906 et 1909. Député de Paris en 1871, il a lutté pour l’obtention de l’amnistie des communards et réclamé la clémence en 1891 après Fourmies. L’amnistie s’accorde avec la volonté affichée des républicains radicaux de faire s’estomper les conflits et les divisions sociales. Ces derniers ont à l’égard du peuple la même attitude paternaliste mise en œuvre dans les colonies. Dans l’un et l’autre cas, le bras de l’État républicain est armé et il entend poursuivre les « meneurs ». Mais il doit aussi éduquer le peuple ouvrier, perverti à leurs yeux par l’alcoolisme. L’amnistie sert en réalité de politique sociale pour réguler les épisodes répressifs du maintien de l’ordre, isoler l’extrême gauche et rallier la majorité du peuple.

Le cas exemplaire de Jules Durand, le « Dreyfus ouvrier »

« Monsieur le Président de la République,

Je vous remercie très respectueusement d’avoir bien voulu effacer l’arrêt de mort que la cour d’assises de la Seine-Inférieure avait prononcé contre moi. Mais ce n’est pas une faveur que je sollicite aujourd’hui de votre haut esprit de justice. Je demande qu’on me donne les moyens de faire réparer l’abominable erreur judiciaire dont je suis victime. Je pardonne à tous ceux qui, involontairement j’en suis sûr, m’ont fait du mal. Je sais que c’est à une voix de majorité seulement que le jury m’a condamné. »

Lettre de Jules Durand,
après la grâce présidentielle d’Armand Fallières, 25 janvier 1911.

Jules Durand, secrétaire du Syndicat des ouvriers charbonniers sur le port du Havre (créé en juillet 1910), a été condamné à mort le 25 novembre 1910, à la suite d’une rixe survenue le 9 septembre 1910 entre trois ouvriers charbonniers en grève depuis trois semaines et un contremaître non gréviste, Louis Dongé. Ce dernier, membre de l’Union corporative indépendante (syndicat jaune), décède le lendemain des suites de ces violences commises en état d’ivresse. Conduite en deux mois, l’instruction est expéditive et Jules Durand est renvoyé devant la cour d’assises de la Seine-Inférieure à Rouen pour complicité d’assassinat, bien que le chef de la sûreté du Havre ait rédigé un rapport à décharge. Seul Jules Durand est condamné à mort, les autres inculpés étant envoyés au bagne ou acquittés. Durand reste plus d’un mois dans le carré des condamnés à mort, cagoule noire sur la tête et fers aux pieds… Il en perdra la raison.

Après sa condamnation à mort, une formidable campagne de presse s’organise à l’initiative de la CGT qui demande la révision du procès. La Ligue des droits de l’homme milite pour la grâce. Des écrivains (Anatole France), des hommes politiques de premier plan (Jean Jaurès), 200 parlementaires (réunis par le député Paul Meunier) sollicitent également la grâce du président de la République, Armand Fallières, très hostile par ailleurs à la peine de mort, et l’obtiennent le 31 décembre 1910. La peine est commuée en sept ans de réclusion. Après un premier refus de la Cour de cassation, son pourvoi en révision est accepté, Jules Durand sort de prison le 15 février 1911. Il veut réparation de l’erreur judiciaire. Son pourvoi aboutit : il est innocenté le 15 juin 1918… mais trop tard. Jules Durand est interné depuis avril 1911 en hôpital psychiatrique où il meurt le 26 février 1926. Sa famille est brisée : ses parents, sa compagne meurent prématurément ; sa fille Juliette, née un mois après sa sortie de prison, porte toute sa vie le fardeau de la condamnation de son père, comme le raconte dans un témoignage poignant sa petite-fille76. Ses coaccusés ont eu aussi un destin tragique : Mathien se suicide à l’île de Ré le jour où Durand est interné à l’hôpital psychiatrique ; Couillandre meurt au bagne ; Lefrançois, ayant purgé sa peine, doit rester plusieurs années en relégation à Cayenne avant qu’une nouvelle campagne de soutien ne le fasse revenir pour conduire au cimetière la dépouille de Jules Durand. Une foule impressionnante accompagne le cortège77.

Ce « crime judiciaire » (pour reprendre l’expression dHenri Leclerc) fut aussi un « crime social ». Le dossier d’accusation fut monté de toutes pièces par quelques cadres de la Compagnie générale transatlantique, qui produisirent de faux témoignages afin de torpiller le syndicat animé par Jules Durand et de briser la grève des charbonniers enclenchée depuis le 18 août. Le scandale qui s’ensuivit en fit, dans un autre contexte et avec d’autres enjeux, une « nouvelle affaire Dreyfus ».

La Compagnie générale transatlantique ne fut jamais poursuivie et les dossiers judiciaires et médicaux de Jules Durand ont disparu des archives de diverses institutions. L’historien John Barzman a reconstitué le contexte économique et social dans lequel s’est déroulée l’affaire, celui de la prospérité du négoce et du transport du charbon par mer, le port du Havre constituant un lieu stratégique de ce trafic. Tout commence lorsque des élévateurs sont installés sur des pontons flottants, tel en 1910 le « Tancarville » appartenant à la Compagnie générale transatlantique. Les 600 « charbonniers » (dockers transportant le charbon) revendiquent alors le droit de bénéficier des bienfaits de l’innovation technologique sans baisse de leurs salaires. C’est la raison de la création du Syndicat des charbonniers, dont Jules Durand devient secrétaire. En juillet 1910, le syndicat dépose un cahier de revendications sur la révision des salaires, l’installation de douches sur les quais, la baisse du nombre d’heures de travail et le respect du repos hebdomadaire. En réaction, le Syndicat indépendant des ouvriers journaliers du Havre, un syndicat « jaune » institué en 1903 avec l’aide patronale, publie en 1910 une brochure intitulée « À bas la grève ! ». Le refus de prendre en compte les revendications des charbonniers et le lock-out patronal démarré le 19 août poussent 580 charbonniers à déclencher une grève qui dure vingt-sept jours. La Compagnie active le Tancarville, fait venir des briseurs de grève logés à bord de ses navires. La machination contre Jules Durand relève donc, dans ce contexte, de la part des entrepreneurs, d’une stratégie d’affrontement avec le syndicat78.

Sur les quais, les bagarres avec les non-grévistes, les « jaunes », sont fréquentes et souvent violentes, mais les responsables policiers savent que les propos attribués à Durand appelant au meurtre du contremaître Dongé n’ont été confirmés par aucun de leurs (nombreux) indicateurs, ce que confirme, en déposant sous serment, lors du procès aux assises, le commissaire Henry ; mais son témoignage n’est pas pris en compte par la justice. C’est le parquet qui, après une plainte d’un agent de la Compagnie générale transatlantique, produit l’accusation. La police ne joue qu’un rôle secondaire dans cette affaire. Les membres du jury populaire qui condamne Jules Durand n’ont pas compris que les réponses qu’ils faisaient aux questions circonstanciées du juge vaudraient à l’accusé la peine de mort. Aussi, très étonnamment, dès le verdict prononcé, les jurés sollicitent en leur nom la grâce présidentielle.

La machination judiciaire contre Durand a été dictée par la haine de classe. Elle ne suscite pas, en dehors des milieux syndicalistes, socialistes et de la direction de la Ligue des droits de l’homme, la même indignation que l’affaire Dreyfus à laquelle elle a été immédiatement comparée. Le mouvement d’opinion pour la défense du capitaine Dreyfus avait en effet transcendé les clivages de classe, mais il faut aussi rappeler qu’il mit plusieurs années à se fortifier et que la plupart des socialistes (y compris Jaurès) ne se mobilisèrent que longtemps après le déclenchement de l’Affaire.

À la Chambre, le député Paul Meunier, réclamant l’équité pour Durand, dénonce à cette occasion les mécanismes d’une justice de classe. L’affaire devient alors emblématique de ce que Jaurès appelle « le crime de la raison d’État capitaliste ».

Le peuple des « bas-fonds » : Apaches, vagabonds, détenus

Les « Peaux-Rouges » de Paris

« Je n’ai pas travaillé et je n’ai pas même cherché à trouver du travail. Je suis allé rejoindre mes camarades les “Apaches” et ensemble nous avons fait plusieurs coups. J’étais chef de la bande “L’Hirondelle” et mon surnom est “Gugusse” dit “la terreur des Halles”79. »

En mars 1904, Laurent C., vingt-trois ans, vient de sortir de prison après y avoir passé sept mois : c’était sa septième condamnation pour vagabondage. Quand il raconte à la police qu’il a tiré deux coups de revolver sur un policier parisien (ce qui est démenti par un commissaire après enquête), on comprend qu’il s’agit d’un récit quelque peu imaginaire mais qui témoigne de la force du mythe des Apaches.

Forme très ancienne de socialisation juvénile, les bandes de jeunes apparaissent à Paris sous le nom d’Apaches en 190280. Les Apaches, fraction marginale des classes populaires, rejettent la société bourgeoise comme le monde ouvrier. La vogue du terme « apache » au XIXe siècle vient du succès littéraire de James Fenimore Cooper Le Dernier des Mohicans, publié en 182481. On passe du bon sauvage du XVIIIe siècle au dangereux barbare du XIXe siècle, qui a le visage des jeunes des faubourgs. Les romanciers participent à la construction de cet imaginaire du social : en 1825, Balzac décrit « les sauvages qui cernent Paris ». Eugène Sue, dans Les Mystères de Paris (1842-1843), fait explicitement le lien entre sauvages d’Amérique et prolétaires délinquants de France. « L’apache de papier » fleurit dans la littérature romanesque que l’on offre dans les distributions de prix des établissements scolaires, contribuant ainsi à forger les imaginaires sociaux des adolescents. Jean Dubois, dans une étude sur le vocabulaire politique et social en France, souligne qu’il est fréquent, en 1871, de traiter les communards de « Peaux-Rouges »82. Gustave Aymard publie une seconde édition en 1889 du livre pour enfants Les Peaux-Rouges de Paris. En 1881, un médecin parisien qualifie les jeunes délinquants de « sauvageons indomptables ». On voit ainsi comment, tout au long du XIXe siècle, violences sociales et violences politiques sont intimement mêlées et restent pérennes dans les mentalités.

Le qualificatif dépréciatif « Apaches » est assumé et repris par les jeunes des quartiers populaires de Paris et de sa périphérie, des jeunes en chair et en os et non plus « de papier », qui mêlent à des formes de délinquance une certaine contestation de l’ordre social. Dans les grands quotidiens, Le Petit Journal, Le Petit Parisien, Le Journal et Le Matin (plusieurs millions d’exemplaires), la rubrique « Paris-Apache » relate leurs actions. Selon les journaux, ils représentent 20 000 à 30 000 jeunes, mais ce chiffre est très aléatoire. Les deux tiers ont entre quinze et vingt ans, vagabondent et narguent la police. Regroupés en bandes de quartiers aux structures assez lâches, ils ont, selon Michelle Perrot, « le goût pour la flânerie, l’alcool, les filles, les plaisirs de la consommation et surtout des vêtements ». Les voilà, écrit-elle « tout prêts à sauter dans une automobile, rêve souvent inaccessible et à l’origine de bien des braquages ». Venus des marges de Paris, les Apaches sont ainsi des urbains qui investissent le cœur de la ville et font peur aux bourgeois. Leurs ressources proviennent du vol et de la prostitution. La question des filles est au cœur des rapports entre les membres d’une bande ou des bandes adverses, et donc au centre de la violence apache. Les filles appartiennent à un homme qui les fait « travailler » et qui, parfois, les roue de coups, signe de pouvoir et de virilité. C’est, conclut Michelle Perrot, « une microsociété avec sa géographie, sa hiérarchie, son langage, son code de l’honneur impliquant la solidarité entre pairs », une solidarité qui se manifeste, entre autres, par le silence lors des arrestations par la police qui les traque. Pour cette jeunesse pauvre, être à la une de l’actualité est un défi, une revanche. Les jeunes, jusqu’à leur majorité à vingt-cinq ans, étaient tenus d’obéir à leur père ou à leur maître et de se taire. Les journaux et les magazines illustrés, qui forgent l’opinion publique dans cette période de développement de la culture de masse, dénoncent la capitulation des autorités judiciaires et policières, la lâcheté des magistrats, le confort des prisons, et certains préconisent même le fouet pour remettre ces sauvageons dans le droit chemin.

Les Apaches parisiens furent enfouis dans les tranchées de la Grande Guerre. Après-guerre, certains groupes qualifiés d’Apaches existent encore en province, en particulier dans la région stéphanoise. Ailleurs, ils portent un autre nom – les « nervis » à Marseille, les « kangourous » à Lyon. Les Apaches du quartier parisien de Belleville à la Belle Époque ont survécu dans l’imaginaire et ont été immortalisés dans le film de Jacques Becker Casque d’or (1952). Simone Signoret y incarne Amélie Élie, dont les mémoires ont été publiées dans la revue Fin de siècle83. Le personnage de Casque d’or est repris quelques décennies plus tard dans plusieurs bandes dessinées. Au début du XXIe siècle, un sociologue a étudié une bande de la banlieue sud de Paris qui s’appelle « la bande à l’apache84 ».

Tout comme les Apaches, le peuple des « bas-fonds » relève en partie de l’imaginaire85. On y trouve différentes « espèces ». Les pauvres sont recensés sous des noms divers : miséreux, sans-logis, ventres-vides, « les crevés, les inachevés, les “fonds de bidets” », écrit en 1897 le chansonnier Aristide Bruant. Certains travaillent un peu, comme les chiffonniers, « les biffins » ou « chiftirs », qui vivent dans la zone ; la plupart sont mendiants. La deuxième catégorie est celle des voleurs. Viennent ensuite les prostituées, incarnation de la débauche, vectrices de maladies mais pourvoyeuses de fonds. Le quatrième état est celui des enfermés : détenus, prisonniers, bagnards qui purgent leurs peines, mais aussi vagabonds et filles des maisons closes. Dernier groupe, les bohémiens, romanichels ou tsiganes, réputés sales, voleurs et criminels86.

Ces descriptions imaginaires des classes dangereuses suscitent des frayeurs sociales et des inquiétudes politiques nées des insurrections du XIXe siècle où surgit la pègre (dénoncée encore par le ministre de l’Intérieur en mai 1968). À la fin du siècle, le régime républicain, qui veut intégrer les ouvriers, développe une politique d’assistance, lutte contre les taudis et mène des travaux d’assainissement. Il reste cependant des vagabonds que les autorités tentent de circonscrire.

La fin des vagabonds87 ?

« En quittant Mâcon nous trouvâmes plusieurs trimardeurs avec lesquels nous fîmes route pendant quelque temps. Au lieu de suivre la route de Dijon pour nous rendre à Paris en quittant Châlons-sur-Saône, nous nous dirigeâmes par Château-Chinon, Briare, Montargis. Là pour un motif futile, je laissai filer devant mon collègue et je restai avec deux des trimardeurs, nous n’étions pas pressés d’arriver dans la capitale. Cela m’avait l’air de deux bons garçons, parisiens, tous deux, l’un âgé de 24 ou 25 ans revenait de Toulon accomplir son congé dans la flotte. L’autre qui était environ du même âge sortait de travailler à Mâcon quand nous le rencontrâmes. Comme ils étaient sans ressources ils voulaient tâcher de travailler quelque temps aux battages dans le Loiret afin de ne pas arriver à Paris sans argent. »

Autobiographie d’Émile Nouguier écrite à la prison Saint-Paul de Lyon, 189888.

Les dénominations varient : le « chemineau » est plutôt le vagabond des campagnes, portant sa besace au bout d’un bâton, parcourant les chemins, traversant les villages, travaillant pendant les moissons et glanant les ressources de la nature. Le « clochard » est urbain et se faufile dans les espaces de la ville, assis à la sortie de la messe et fréquentant la fin des marchés pour récupérer quelque nourriture. Le « trimardeur » est un jeune homme plein de vigueur, prompt à la bagarre, en rupture par rapport au travail de l’usine, de l’atelier ou du bureau, souvent un révolté. Ce terme perdure jusqu’en 1968 dans les facultés lyonnaises occupées.

Considérés comme des fainéants et des délinquants, les vagabonds sont surtout des déclassés et des déracinés venant des classes populaires89. Le vagabond fait peur, scandalise, et provoque une angoisse collective. À la fin du XIXe siècle, il participe, dans un climat général anxiogène, d’un amalgame entre syndicalistes, anarchistes et dangereux marginaux sortis des « bas-fonds ». À la Belle Époque, la répression du vagabondage s’accentue. Les experts comptabilisent et caractérisent « les populations flottantes ». Elles sont cependant beaucoup moins nombreuses qu’au début du XIXe siècle : en Bretagne, terre de pauvreté, on estime alors à 40 000 le nombre de mendiants dans le seul département du Finistère90. En Basse-Bretagne, le mendiant a même un rôle spécifique : présent sur les lieux de culte, il remplace les croyants qui ne peuvent se déplacer. En échange, il est hébergé et nourri, du moins quand il est en pays de connaissance. La misère a reculé au cours du siècle industriel et les structures d’assistance, religieuses et civiles, se sont multipliées, formalisées dans la loi de 1893 sur l’assistance médicale gratuite. Le vagabond devient un enjeu politique et social.

À la fin du XIXe siècle, les vagabonds sont le plus souvent des hommes (90 % des cas) jeunes (trente ans en moyenne), majoritairement célibataires et en rupture avec leur milieu familial, parfois à la suite d’un veuvage. Marie D., arrêtée à Sens (Yonne) en 1903, vagabonde depuis le décès de son mari en 1895 : « Depuis sa mort, j’ai voyagé de ville en ville et j’ai travaillé dans les champs, dans les fabriques », déclare-t-elle au commissaire ; elle a aussi accumulé les condamnations (dix pour vol, mendicité et outrages)91. Le plus souvent, les vagabonds n’ont pas de formation et sont journaliers, manouvriers ou terrassiers ; ils peuvent s’employer à certains travaux agricoles quand il y a besoin de main-d’œuvre et, dans les villes, à la manutention, autour des marchés. Les vieux métiers du cuir, du bois et des textiles, touchés par la dépression des années 1880, fournissent un contingent de vagabonds ayant une petite qualification. Les métiers ambulants (chanteurs, colporteurs, marchands) sont en diminution et se situent souvent à la limite du vagabondage. Les métiers du bâtiment ont aussi leur lot d’errants, en particulier dans les grandes villes. On passe facilement du chômage au vagabondage, plus souvent chez les ouvriers migrants, chez lesquels la frontière est poreuse.

Le vagabondage des enfants – les personnes de moins de seize ans qui ne sont pas pénalement responsables – est très important, particulièrement à Paris où ils représentent la moitié des arrestations. Les parents ont la possibilité de faire enfermer leurs enfants pour « correction paternelle » : c’est le cas de Philippe, treize ans, fils de commerçants, bon élève à l’école mais fugueur invétéré depuis l’âge de neuf ans, enfermé au quartier de correction paternelle de la prison de la Petite Roquette à Paris92. « L’enfance coupable » inquiète les autorités qui placent les « enfants des rues » dans des maisons de correction. Le tribunal pour enfants est créé en 1912.

Un « archipel carcéral »

Les vagabonds les plus âgés sont souvent des récidivistes auxquels est appliquée, à partir de 1885, la loi sur la relégation : « Le condamné Febvre a des antécédents déplorables, c’est un récidiviste incorrigible, mais après l’avoir vu, je déclare que son état physique et moral inspire quelque pitié. Je crois que l’expatriation dans les colonies peut être fatale à ce condamné. J’ajoute que Febvre a 59 ans, il aura près de 60 ans, non, il est vrai, à l’expiration de sa peine, mais quand la relégation pourra être appliquée contre lui93. »

Dans le cas de ce dénommé Febvre, le procureur, suivi par le sous-préfet de Saône-et-Loire, se montre donc hostile à la relégation mais l’un et l’autre sont désavoués par les membres de la commission médicale (sans doute contrariés parce qu’ils s’étaient permis de donner un avis sur « l’état physique » d’Antoine Febvre) qui estiment « que cet homme n’est pas plus déprimé qu’on l’est ordinairement à cet âge » et donnent un avis positif. Les vagabonds sont habituellement emprisonnés pour des délits mineurs (mendicité, petits vols pour manger ou s’habiller, infraction à la police des chemins de fer). Les vagabondes, souvent très jeunes, sont fréquemment arrêtées pour prostitution occasionnelle, fruit d’une défaillance familiale et d’une misère sociale. La crise agricole pousse de nombreux ruraux à une errance intermittente. Ils s’embauchent au moment des moissons et des vendanges, puis reprennent la route et sont alors considérés comme des mendiants, surtout pendant la mauvaise saison. Ils se dirigent souvent vers les villes en espérant y trouver du travail. Certains, en hiver essentiellement, provoquent, par un geste inconsidéré, leur arrestation – « pour me faire emprisonner puisque je n’ai aucun moyen d’existence », déclare en février 1907 Marie Le Gall qui vient de casser la vitrine d’un café à Quimper. Mais l’état d’errance provoque des maladies, souvent dues à un affaiblissement général, qui conduisent à l’hôpital, parfois pour y mourir.

À l’instar des esclaves, on ne connaît l’expression des vagabonds qu’au filtre des sources judiciaires et policières. Solitaire, l’errant parle peu, ne se confie jamais, et, face au juge ou au gendarme, ment ou dissimule souvent. Parfois, par provocation, il entonne des chansons antimilitaristes et se déclare anarchiste : « C’est moi Flaouter, anarchiste de Quimper. Si tout le monde était comme moi, on casserait la gueule à tous les flics. » À la suite de cette déclaration publique, Flaouter est arrêté en janvier 1908, pour ivresse et outrage94. Mais, dans ce cas, la profession de foi correspond plus à une provocation en état d’ébriété qu’à une conviction militante, ce qui n’est pas le cas des détenus politiques.

En octobre 1904, dans un hameau de l’Yonne, Camille Metais, un manouvrier de soixante ans qui s’embauche de ferme en ferme et qui n’a jamais été condamné, demande l’asile pour la nuit. Un bâtiment agricole brûle. Or il possédait des allumettes. On le considère comme un vagabond, il est donc coupable. Emprisonné à la maison d’arrêt de Sens, il y reste jusqu’au 24 décembre, date à laquelle il est libéré après un non-lieu et sans un sou95.

À la fin du XIXe siècle se constitue ainsi un véritable « archipel carcéral96 », fait de maisons d’arrêt où les prévenus sont triés, de centrales qui accueillent les longues peines, et enfin de la Guyane pour les marginaux, les récidivistes et les criminels. Les jeunes garçons sont envoyés dans les colonies pénitentiaires rurales et les jeunes filles dans les couvents du Bon Pasteur, ou à Marseille, au couvent des Repenties qui joue le rôle de prison, d’hôpital et d’asile pour les femmes déviantes de toutes catégories : prostituées, adultères, filles séduites et abandonnées, souvent enceintes, filles-mères, délinquantes et autres criminelles97.

Philippe Artières a étudié les autobiographies de criminels détenus à la prison Saint-Paul de Lyon, des récits impulsés par le professeur Alexandre Lacassagne98. C’est ainsi que l’on découvre le parcours de l’un d’entre eux. En décembre 1898, un certain Émile Nouguier, à la tête d’une « bande d’Apaches », tue une tenancière d’un café du quartier de la Villette à Lyon pour la voler. Né à Lyon d’un père employé de préfecture et d’une mère tailleuse, Émile Nouguier est envoyé très jeune chez ses grands-parents dans les Hautes-Alpes. Son premier contact avec les armes a lieu à quatre ans lors de la mort de son grand-père, braconnier, tué volontairement par un compagnon de chasse. Son père le ramène à Lyon avec sa grand-mère. Très bon élève, Nougier reçoit des punitions sadiques de son père : rester à genoux pendant plusieurs heures sur des éclats de bois taillé, des lames de couteau ou des braises chaudes. Sa mère meurt au cours de sa dixième année. Gardé par sa bienveillante grand-mère, il se met à manquer de plus en plus souvent l’école. Il est reçu à onze ans à l’examen des bourses mais son père ne présente pas les documents nécessaires et il ne peut donc pas aller au lycée. Ce dernier, violeur incestueux, avait déjà « fait » plusieurs enfants à la fille aînée. Émile fugue plusieurs fois et part finalement à Paris où il se forme au métier de voleur.

Revenu à Lyon, il fréquente les anarchistes tout en continuant ses activités. En octobre 1893, il est condamné une première fois à la prison pour vol. Sans le sou à sa sortie, il persiste à exercer ses talents de « récupération » chez les riches. Une nouvelle fois arrêté, puis libéré, il s’engage quelques mois dans un cirque, avant de retrouver ses activités de voleur et de souteneur. Il se rapproche une dernière fois de son père : sa sœur aînée est morte, sa belle-mère est partie. Mais les relations père-fils s’enveniment. Noguier s’engage dans un chantier itinérant et, avec plusieurs bandes successives, cambriole des appartements dans la région lyonnaise. Le 22 décembre 1898, une cabaretière est assassinée. Très vite arrêtés, les membres de la bande dirigée par Noguier et Gaumet, qualifiés d’Apaches par la presse, sont incarcérés à la prison Saint-Paul à Lyon. C’est là que le professeur Lacassagne lui demande d’écrire sa vie. Le 29 novembre 1899, les deux chefs de bande sont condamnés à mort et exécutés le 10 février 1890, les cinq autres écopent de trois à cinq ans de prison. Noguier n’avait pas vingt-deux ans. C’est ainsi que finit une « bande d’Apaches lyonnais ».

Vingt ans plus tard, ce sont Biribi et les bagnes d’Afrique qui sont sur le devant de la scène.

« Au secours !.. Je n’ai plus d’espoir qu’en vous, camarades syndiqués de France99. » Telle est la légende d’un dessin représentant une victime des bagnes d’Afrique dans le numéro du 1er mai 1910 de La Voix du peuple, qui rappelle la répression subie par les militaires en Afrique et qui fait appel à la solidarité syndicale. Car la CGT a adopté une attitude résolument antimilitariste.

3. ANTIMILITARISTES ET BRUITS DE BOTTES

1907 : Gloire au 17e !

Légitim’ était votre colère,

Le refus était un grand devoir.

On ne doit pas tuer ses père et mère,

Pour les grands qui sont au pouvoir.

Soldats, votre conscience est nette :

On n’se tue pas entre Français ;

Refusant d’rougir vos baïonnettes

Petits soldats, oui, vous avez bien fait !

 

Salut, salut à vous,

Braves soldats du 17e ;

Salut, braves pioupious,

Chacun vous admire et vous aime ;

Salut, salut à vous,

À votre geste magnifique ;

Vous auriez, en tirant sur nous,

Assassiné la République.

 

Comm’ les autres vous aimez la France,

J’en suis sûr même vous l’aimez bien.

Mais sous votre pantalon garance,

Vous êtes restés des citoyens.

La patrie, c’est d’abord sa mère,

Cell’ qui vous a donné le sein,

Et vaut mieux même aller aux galères,

Que d’accepter d’être son assassin100.

Cette célèbre chanson de Montéhus rend hommage à la mutinerie du 17e régiment de ligne survenue après que Clemenceau a fait tirer sur des vignerons à Narbonne les 19 et 20 juin 1907, provoquant cinq morts et plusieurs blessés101.

Depuis 1900, une crise frappe la monoculture de la vigne dans le Midi languedocien. Reconstituée après la crise du phylloxéra (1865-1895), elle a pu s’industrialiser grâce à des apports en capitaux, ce qui a entraîné une surproduction qui déséquilibre la société vigneronne. Le Midi viticole est par ailleurs concurrencé par les vins d’Algérie et la production de cidre. Les prix s’effondrent, les propriétés foncières perdent de leur valeur et les dettes des cultivateurs s’accumulent. Mais la revendication centrale avancée par les manifestants de 1907 est d’abord la lutte contre la fraude (contre le « mouillage », qui consiste à couper le vin avec de l’eau, et l’emploi du sucre), un mot d’ordre qui a aussi l’avantage d’être interclassiste, fédérateur et moral, bref, de ne pas mettre en cause les grands propriétaires.

Les ouvriers de la vigne, les premiers touchés par le chômage et la baisse des salaires (30 % du fait de la crise), ont organisé des grèves en 1903-1904 et se sont regroupés dans la Fédération des travailleurs agricoles, affiliée à la CGT. Cette première tentative d’organisation indépendante des ouvriers agricoles constitue une entorse à l’unité affichée du monde de la vigne. Les grands propriétaires, dont le Biterrois Antonin Palazy (nous en reparlerons), s’efforcent très tôt, dès 1905, de reformuler les revendications en termes corporatistes sous l’étendard de la lutte contre la fraude.

Début 1907, ces mêmes grands propriétaires, soutenus dans l’opinion par le journal L’Éclair, animent de fait le mouvement de révolte naissant en essayant de le canaliser à leur profit avant d’y mettre un coup d’arrêt le 21 juin 1907, après la mutinerie. Ils se sont enfin rendus compte du danger politique : ils ont eux-mêmes nourri une potentialité révolutionnaire qui allait bien finir par les menacer.

Marcelin Albert, vigneron et cafetier à Argelliers (Hérault), se déclarant apolitique mais entouré du Comité de défense viticole dominé par les grands propriétaires, crée l’hebdomadaire Le Tocsin, lien entre les différents bourgs de l’Aude, de l’Hérault, des Pyrénées-Orientales et du Gard. Il est l’un des fondateurs du mythe d’une révolte viticole des petits contre les gros.

Qui sommes-nous ? demande l’éditorial du premier numéro du Tocsin en avril 1907. Nous sommes ceux qui travaillent et qui n’ont pas le sou : nous sommes les proprios décavés ou ruinés, les ouvriers sans travail ou peu s’en faut, les commerçants dans la purée ou aux abois […]. Nous sommes ceux qui aiment la République, ceux qui la détestent et qui s’en foutent, radicaux ou conservateurs, modérés ou syndicalistes, socialistes ou réactionnaires […]. Nous sommes ceux qui ont des vignes au soleil et des outils au bout des bras, ceux qui veulent manger en travaillant et ceux qui ont droit à la vie. Nous sommes ceux qui ne veulent pas crever de faim102.

Entre avril et juin, la mobilisation va crescendo et des dizaines, puis des centaines de milliers de personnes se réunissent dans l’une ou l’autre ville pour manifester avec des pancartes et des drapeaux : le 26 mai, ils et elles sont 220 000 à se rassembler à Carcassonne, 500 000 à Montpellier le 9 juin. Une pancarte proclame : « Nos aïeux ont pris la Bastille, s’il le faut nous raserons Bercy103. » En tête de la délégation villageoise, les femmes de Saint-André-de-Sangonis, dans l’Hérault, ceintes d’une écharpe tricolore avec le nom du bourg, brandissent une pancarte dédiée « à nos mères les quenouilles, la faim nous donnera des fourches104 ».

À partir du 10 juin, le mouvement se radicalise : Marcelin Albert appelle à la démission des municipalités et à une grève de l’impôt. Clemenceau fait occuper la région par la troupe à partir du 16 juin. Les dirigeants du mouvement sont arrêtés le 19 juin. C’est à Narbonne que se produisent les événements les plus graves, les 19 et 20 juin. Il y a cinq morts, après que le portail de la sous-préfecture a été défoncé et incendié et que des barricades ont été construites : un régiment de cuirassiers venu de Lyon tire, tuant un militant ouvrier, Ramon, et blessant grièvement sa fille ainsi que le fils d’un photographe narbonnais, lui aussi laissé pour mort mais sauvé in extremis. Une seconde fusillade a lieu le lendemain, faisant quatre morts. Le 20 juin, la préfecture est incendiée à Perpignan, le sous-préfet est séquestré à Lodève. Le 100e régiment de Narbonne, qui a sifflé ses sous-officiers et dont certains soldats ont entonné L’Internationale, est renvoyé sur le plateau du Larzac.

Pendant ce temps, le 17e régiment, cantonné à Agde, se mutine. Au petit matin du 21 juin 1907, environ 600 soldats en armes cheminent en direction de Béziers puis s’arrêtent. Dans ses cahiers, un caporal sapeur du 17e raconte : « À notre arrivée au passage à niveau de la route d’Agde, nous faisons halte et prenons la formation réglementaire : caporal sapeur en tête, tambour et musique, et au signal en avant, nous gravissons l’avenue d’Agde crosse en l’air au son de L’Internationale. Il est 4 heures du matin105. » Les mutins fraternisent avec la population biterroise et bivouaquent sur les allées Paul-Riquet, lieu symbolique où se fixent chaque vendredi les cours du vin. Mais ces soldats y retrouvent aussi, parmi les manifestants, leurs connaissances, voisins, pères, mères, frères ou sœurs. C’est à la suite de cette mutinerie que les autorités militaires décident que les conscrits seront dorénavant envoyés systématiquement loin de chez eux pour effectuer leur service militaire.

L’apaisement vient progressivement avec la promulgation, le 29 juin, d’une loi « tendant à prévenir le mouillage des vins et les abus du sucrage », mais aussi avec la liberté provisoire accordée au comité d’Argelliers qui s’était mobilisé autour de Marcelin Albert et l’abandon de la réclamation des arriérés d’impôts pour les années fiscales 1904, 1905 et 1906106.

La révolte de 1907 a été une grande révolte régionale, interclassiste (malgré les réticences de certains radicaux et socialistes) mais dont la ligne d’union viticole n’a pas permis à un projet politique précis de l’emporter. Clemenceau, surnommé « Clément Sot » par les Narbonnais après la fusillade du 20 juin, a quant à lui accusé royalistes et anarchosyndicalistes de s’être coalisés pour déclencher le mouvement, coalition d’autant plus improbable que les libertaires ont été quasiment absents de ce dernier. D’autres ont, à l’inverse, célébré un mouvement d’honnêtes hommes dressés contre une pratique intolérable, la fraude. Dans l’entre-deux-guerres, communistes et anarchistes ont exalté l’esprit antihiérarchique de la mutinerie du 17e. La chanson de Montéhus a alors servi de vecteur à une popularité mémorielle intense quoique légèrement décalée par rapport à la réalité des événements de 1907.

En 1910, Louis Villaren, l’ancien commandant du régiment mutiné, a accusé Clemenceau, sans preuves à l’appui, d’avoir sciemment fomenté une provocation policière afin d’effrayer la population et de favoriser la répression. Le grand propriétaire biterrois Antonin Palazy107 a raconté comment il avait lui-même rédigé, afin de tranquilliser la troupe, un télégramme faussement attribué à Clemenceau promettant qu’il n’y aurait pas de punition individuelle pour les mutins du 17e. Ils furent pourtant envoyés à Gafsa, en Tunisie, dans un régiment disciplinaire où leur sort, hormis la chaleur et les fièvres (qui causèrent tout de même quinze morts), fut cependant plus bref et moins dur que celui d’autres soldats condamnés au régime disciplinaire. Pour ces mutins, Gafsa ne fut pas Biribi, ainsi qu’en attestent les témoignages d’anciens acteurs de 1907108 : « Nous étions exilés mais pas punis », rapporte ainsi, peut-être dans un souci d’autojustification postérieure, le dernier mutin survivant, François-Joseph Rabaut, mort en 1982.

Évoquant la mutinerie, l’Union des syndicats diffuse à Lyon, en décembre 1907, un tract intitulé « L’armée antimilitariste » qui invite la troupe à tirer sur ses officiers. Traduits aux assises, les auteurs supposés du tract sont acquittés après une vibrante plaidoirie de Marius Moutet109. Un peu partout, les syndicats accompagnent leurs membres qui partent sous les drapeaux en leur envoyant une pièce de cinq francs.

1913 : les antimilitaristes au risque de la guerre

« À toute déclaration de guerre, les travailleurs devront sans délai répondre par la grève générale révolutionnaire. »

Résolution adoptée par la conférence nationale de la CGT en octobre 1911.

Dès 1900, la CGT s’est appliquée à conserver des liens avec ses adhérents partis au service militaire pour éviter la démoralisation du fait de l’isolement. Chaque syndiqué doit verser un sou, dit le « sou du soldat », pour alimenter une caisse destinée à venir en aide aux conscrits. Les fonds sont collectés, par exemple, dans des troncs placés dans certains cafés du bassin stéphanois ou à la sortie des meetings qui connaissent un regain de succès en 1913 avec le refus de la loi des trois ans (faisant passer la durée du service militaire de deux à trois ans). Georges Yvetot, secrétaire de la Fédération des Bourses du travail et de l’Association internationale antimilitariste, invite les soldats à venir : il y a des spectacles choisis à leur intention. On veut sensibiliser les jeunes militaires au rôle répressif que leur fait jouer le gouvernement.

L’antimilitarisme de la Belle Époque s’affirme dans un premier temps par une opposition à l’utilisation de l’armée contre les grèves. Elle devient par la suite une stratégie révolutionnaire. Georges Yvetot et Gustave Hervé (fondateur de La Guerre sociale) souhaitent démoraliser l’armée dans le but de s’attaquer à la société capitaliste. Pour les anarchistes, actifs dans la CGT, l’armée est, comme l’Église, « l’école de la servitude ». À partir de 1909-1910, la CGT s’engage pour promouvoir la grève générale afin d’empêcher la guerre.

Cette position est partagée dans les colonies de l’autre côté de l’Atlantique : « Sang ouvrier, Fourmies ! Narbonne ! Villeneuve-Saint-Georges en France ! Saint-François ! Capesterre, Petit-Bourg à la Guadeloupe110. » Ce point de vue, celui de syndicalistes révolutionnaires, est développé dans L’Étincelle, journal guadeloupéen dont le premier numéro sort le 1er avril 1911 et qui prend immédiatement position sur la question du service militaire, tissant un lien entre les luttes des deux côtés de l’Atlantique.

Insensiblement, l’antimilitarisme évolue dans la première décennie du XXe siècle : de la lutte contre la patrie, il passe, avec les bruits de bottes en Europe et au Maroc, à la lutte contre la guerre qui devient une menace plausible. La pression des événements internationaux fait passer l’antimilitarisme du terrain idéologique à la pratique de l’action politique qui se veut internationale, pour préparer une grève générale insurrectionnelle contre la guerre, aux Antilles comme dans l’Hexagone111 :

Nous ne voulons pas de la guerre, nous ne sommes pas de ceux qui crient à Berlin, sans savoir au juste pourquoi, simplement parce qu’on leur dit que Berlin c’est l’ennemi. Non nous ne voulons pas la guerre parce que c’est toujours le peuple qui en fait les frais et si la bourgeoisie avide veut absolument la guerre, espérons que le peuple conscient des deux pays saura s’y opposer de toutes ses forces, dût-il pour cela agir comme au lendemain de la guerre de 1870 en recommençant l’expérience de la Commune112.

Contre la loi des trois ans

« Obéissant aux ordres des patriotes intéressés, les constructeurs d’armement, la haute banque, les fournisseurs de viande avariée et de semelles en carton à l’usage des troupes veulent imposer au pays de nouveaux sacrifices d’argent qui s’élèvent à près d’un milliard, sacrifices dont les travailleurs supportent seuls les conséquences. »

Affiche du meeting stéphanois contre la loi des trois ans, 22 juin 1913113.

Au début de 1913, l’Empire allemand augmente ses effectifs militaires. Les responsables de l’état-major français estiment qu’une loi prolongeant le service militaire à trois ans est la solution pour rivaliser avec l’armée du Reich. Ce point de vue est adopté par le président de la République, Raymond Poincaré. En réponse, les quotidiens socialistes français et allemand publient le 1er mars un texte identique : « C’est le même cri contre la guerre, la même condamnation de la paix armée qui retentit à la fois dans les deux pays114. »

Cette loi est, pour Jaurès, le symbole du militarisme. Pour le mouvement ouvrier, il s’agit de réactiver son antimilitarisme et son pacifisme contre ce projet de loi présenté à la Chambre des députés le 6 mars 1913 par le socialiste indépendant Aristide Briand, loi finalement adoptée en juillet malgré l’opposition des radicaux et des socialistes.

La campagne hexagonale contre la loi des trois ans est l’œuvre commune des socialistes et des libertaires. Le 25 mai, au Pré-Saint-Gervais, la SFIO organise un rassemblement populaire afin de commémorer la Commune. Jaurès harangue une foule de 150 000 personnes. L’icône du tribun, bras dressé comme pour entraîner les participants dans le combat pacifiste, est restée dans la mémoire collective. À Saint-Étienne, les syndicats, le parti socialiste et une poignée de libertaires du Comité de défense sociale organisent un meeting dominical en plein air contre la loi des trois ans, qui réunit, au Clos Giron, 2 500 personnes115.

L’État s’inquiète de ces menées antimilitaristes. Les journaux syndicalistes sont régulièrement saisis, leurs directeurs cumulent les mois de prison : Les Hommes du jour et La Guerre sociale sont visés, tout comme les dessinateurs, tel Granjouan dans L’Assiette au beurre, La Bataille syndicaliste et La Guerre sociale. La CGT et le sou du soldat sont accusés de trahison par les députés de droite ; s’ensuit une vague d’arrestations le 1er juillet 1913116.

En mai 1913, le président du Conseil annonce le maintien sous les drapeaux des conscrits libérables en septembre 1913. Des incidents ont lieu lors des conseils de révision et dans les casernes. Le premier se produit au 153e de ligne, où entre 300 à 500 soldats manifestent contre la loi des trois ans ; ils sont refoulés par la gendarmerie. À la caserne de Reuilly, à Paris, les soldats manifestent en fanfare, tout comme à Mâcon et Commentry où les chambrées sont saccagées ; à Nancy, on chante L’Internationale au réfectoire ; à Orléans, une manifestation se tient au pied de la statue de Jeanne d’Arc… Partout sont entonnées L’Internationale et Gloire au 17e. À Rodez, le 22 mai, une véritable mutinerie se produit dans deux bataillons du 122e régiment d’infanterie. Les soldats organisent une sortie collective de la caserne qui est bloquée par un officier, fusil pointé sur les mutins. Ils sont mis aux arrêts avant d’être présentés au conseil de guerre. L’état-major refuse de parler de mutinerie mais évoque des « menées révolutionnaires » ; la presse de droite dénonce les anarchistes de la CGT et les antimilitaristes.

Le carnet B

Le carnet B117, répertoire établi en 1886 par le général Boulanger, alors ministre de la Guerre, pour les étrangers suspectés d’espionnage et ensuite plus spécialement destiné à répertorier les antimilitaristes et les « partisans de l’action directe » susceptibles de gêner la mobilisation en cas de guerre, est réactivé à partir de 1909. L’existence de ce fichier des antimilitaristes est révélée par inadvertance au procès de Georges Dumoulin, trésorier adjoint de la CGT, poursuivi pour le mouvement contre la vie chère en 1911. Interpellé à la Chambre le 11 mars 1912, le ministre de la Guerre, Millerand, est obligé de reconnaître son existence118. Mais le carnet B suit son cours. Il liste « les personnes dangereuses pour l’ordre intérieur en cas de troubles, de conflit ou de tension politique », selon l’instruction secrète du 1er novembre 1912, essentiellement alors des syndicalistes et des militants anarchistes. Il est alimenté régulièrement jusqu’en 1914 et au-delà119.

Dans la Loire, sur trente-six noms inscrits au carnet B, dix l’ont été au moment des incidents de mai 1913 ; la plupart des vingt-six autres sont des anarchistes, des jeunes ouvriers qui déploient un activisme forcené masquant l’apathie des organisations syndicales120. Sur le plan national, dix-huit dirigeants de la CGT sont incarcérés sous l’inculpation d’« excitation de militaires à la désobéissance ». Leur procès a lieu au printemps 1914 : Yvetot est condamné à un an de prison et douze autres dirigeants de syndicats (bâtiment, métallurgie, dockers et transports) à huit mois121.

En novembre 1913, la Chambre vote la libération de la classe en novembre, sans doute par peur des incidents dans les casernes. Mais l’ampleur de la campagne contre la loi des trois ans est un leurre. « L’internationalisme proclamé n’empêche pas la permanence d’une xénophobie latente », conclut Yves Lequin. Il ajoute qu’en août 1914, à l’heure de la mobilisation, « le balancier des conduites collectives accentue simplement un mouvement amorcé depuis une huitaine d’années ». Le 31 juillet 1914, Jaurès est assassiné par Raoul Villain au café du Croissant à Paris. Le 1er août, le ministre de l’Intérieur, le socialiste Malvy, décide de ne pas appliquer le carnet B pour favoriser « l’union sacrée » décrétée le 4 août 1914 par Jouhaux, le secrétaire de la CGT, sur la tombe de Jaurès.

Montéhus a traduit en chanson le tournant patriotique et nationaliste après la déclaration de guerre :

Nous chantons La Marseillaise

Car dans ces terribles jours

On laisse L’Internationale

Pour la victoire finale

On la chantera au retour.

CINQUIÈME PARTIE

ENTRE DEUX GUERRES, UNE EMBELLIE FUGACE (1914-1948)

CHAPITRE 13

ÊTRE EN GUERRE (1914-1920)

« Je n’avais pas encore onze ans lorsque survint la “Grande Guerre” de 1914. J’avais appris à l’école que la France avait hâte de se venger de sa défaite de 1870-1871. Nous avions lu “La Dernière Classe de français” d’Alphonse Daudet dans ses Contes du lundi. Nous savions que le traité de Francfort de 1871 avait enlevé à la France l’Alsace, moins Belfort, et une bonne partie de la Lorraine. On parlait encore avec étonnement, voire amusement et ironie, de cette “Entente cordiale” qui reléguait au chapitre des souvenirs l’hostilité franco-britannique, si lourde de conséquences dans notre région du monde. »

Simon Lucas, Un petit créole et ses souvenirs1.

Rédigés après la Grande Guerre2, ces souvenirs d’un enseignant créole réunionnais montrent sa conformité à la formation civique de l’école républicaine, qui explique, ici comme ailleurs, l’adhésion première des populations à cette « guerre du droit ».

1. ENTRÉES EN GUERRE DÉCALÉES

Après l’assassinat du dirigeant socialiste Jean Jaurès, directeur de L’Humanité, le 31 juillet 1914, le jeune militant socialiste Jean Texcier dresse sur-le-champ un constat lucide de l’impuissance des discours d’opposition à la guerre : « C’est la guerre européenne presqu’inévitable, quelque chose d’immense et de barbare qui déconcerte, désarme et nous fait apparaître comme des Pygmées. Où sont les déclarations d’antan […]. Où sont les menaces : grève générale, insurrection. On se sent pris dans la bourrasque comme dans un étau mouvant. Il vous emporte et vous immobilise. On est stupide, angoissé, désorienté. C’est un nostra culpa que nous avons fait ce soir3. »

Depuis l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’Empire austro-hongrois, le 28 juin à Sarajevo, l’Europe entière s’est embrasée et en août 1914 a été précipitée dans la guerre, entraînant dans l’engrenage les Antilles-Guyane, l’Afrique, La Réunion et une partie de l’Asie.

Août 1914, la mobilisation des hommes

« Départ de Paris 3 août à 11 h 50 : voyage sans fin, bousculé et voies encombrées tout le long du parcours c’est l’enthousiasme, le train est pavoisé de fleurs et de feuillages. Nous arrivons à Dôle le 4 août à 4 heures du matin, je donne une lettre à un employé pour être remise à Marie Gaudard, qui lui parvient. Arrivée à Besançon à 7 heures du matin. Besançon, fort des Montboucon, nous sommes logés dans un vieux château baptisé “château des Pépères” inhabité, les casernes étant déjà bondées de réservistes. Toute la journée c’est la pluie. On nous habille et équipe. Ce jour : déclaration de guerre à l’Allemagne et à l’Autriche. »

Joseph Prudhon, Journal d’un soldat. 1914-1918, 3-4 août 19144.

Marié de l’année, Joseph Prudhon, vingt-six ans, habite à Saint-Denis (Seine) avec sa jeune épouse de vingt-quatre ans qu’il a connue dans leur village jurassien d’Authume. Avec la mobilisation générale du 1er août 1914, il doit rejoindre son lieu de recrutement Besançon, dans sa région de naissance, comme soldat de 2e classe au 5e régiment d’artillerie de campagne. Les premières lignes de son Journal témoignent de l’enthousiasme manifesté par la population et pourraient alimenter l’idée reçue, pérenne, selon laquelle les soldats sont partis dans l’enthousiasme général, « la fleur au fusil ». Or la réalité est plus complexe. Un demi-siècle plus tard, l’historien André Latreille avançait dans Le Monde du 31 décembre 1964 : « Dans l’ensemble du pays, pour l’immense masse des Français qu’atteignait et que séparait la mobilisation, la tonalité dominante fut tout autre : résignation grave et angoisse diffuse5. »

Sur la mobilisation, les rapports d’instituteurs et d’institutrices, écrits presque à chaud à la demande du ministre de l’Instruction publique, Albert Sarraut (circulaire du 18 septembre 1914), donnent des informations intéressantes, en particulier sur les ruraux mobilisés. Ce qui est rapporté, ce sont dans un premier temps les sons, le bruit du tocsin (que certains prirent pour une annonce d’incendie), ou encore le bruit du tambour « du commissaire » représentant l’autorité communale dans le village audois du tonnelier Barthas6, ou enfin le bruit des crécelles des enfants dans les villages reculés de La Réunion. À l’annonce de la mobilisation, les premières réactions sont la stupeur, l’émotion et la consternation. Mais pas toujours : à Saint-Lormel (Côtes-d’Armor), une vieille dame prophétise, après avoir entendu les cloches de l’église, « voilà le glas de nos gars qui sonne » et un jeune homme lui répond « en route pour Berlin, vive la France ! Nous aurons les Prussiens, allez, la mère »7. Deux jours plus tard, lors du départ des mobilisés, la résolution et le sens du devoir semblent l’avoir emporté, malgré le chagrin de quitter sa famille, son village, alors que la moisson n’est pas encore rentrée. Les mobilisés ont la conviction que la France a été attaquée, qu’il faut défendre son pays et que cette guerre du droit sera courte et victorieuse. Revenu d’urgence de sa villégiature à Paris, l’historien Marc Bloch note le 2 août : « Le soir on apprend invasion Luxembourg et entrée en territoire français. » Il constate également qu’à Paris, « la tristesse qui était au fond de tous les cœurs ne s’étalait point : seulement les femmes avaient les yeux gonflés et rouges […]. Les hommes pour la plupart n’étaient pas gais : ils étaient résolus, ce qui vaut mieux »8.

Au moment du départ se manifeste une forme « d’enthousiasme ferroviaire » fixé sur la pellicule, qui cache en réalité des émotions contenues et soutenues parfois par l’alcool : à Narbonne, le vin coule à flots, constate le tonnelier Barthas. Un instituteur de Charente explique : « Les soldats chantent, plaisantent, s’interpellent et cherchent surtout à s’étourdir. On devine tout ce qu’il y a de factice dans cette gaîté bruyante9. »

Dans un village du Jura, deux jeunes amants décident, le jour de la mobilisation, de « se passer de la Loi et de ses sacrements ». Le promis part au front et « un mois plus tard, j’étais enceinte et somme toute fière de l’être », raconte soixante-dix ans plus tard une très vieille dame ; ce qui n’était le point de vue ni du curé du village, ni de ses parents, très en colère, souhaitant que l’union soit régularisée au plus vite. Mais l’état de guerre n’autorise pas à cette date de permission10.

D’autres « ne se rendent pas », comme on dit en Languedoc, c’est-à-dire ne rejoignent pas leur corps d’armée et sont déclarés insoumis. Ils sont une poignée, aussi bien dans l’Hérault (0,89 %) et en Lozère catholique (2,73 %) que sur l’ensemble du territoire national (1,5 % en moyenne). En août 1914, les autorités militaires prévoyaient pourtant au moins 10 % d’insoumis ou de déserteurs11. Certes, la mobilisation a été moins bien accueillie dans les cités ouvrières : dans le Gard, l’accueil est « réservé » dans 78 % des localités ouvrières, même si 38 % des hommes se sont résignés au départ quelques jours après et que 62 % partent soit avec le sens du devoir, soit même avec élan pour le tiers des mobilisés12.

Jean Gardant, ajusteur, déclare aux gendarmes le 7 août 1914 : « Je suis antimilitariste et libertaire. Lorsque vint la tension diplomatique qui a précédé les événements actuels, j’ai prévu qu’il faudrait partir à la guerre et je ne voulais pas ; deux moyens s’offraient à moi : résister à ceux qui viendraient me chercher ou m’enfuir. Je choisis ce dernier13. » On peut considérer le cas de ce groupe d’anarchistes stéphanois armés qui se réfugient dans les bois du Bessat, au sud de Saint-Étienne, comme un cas « exceptionnel-normal » qui dit a contrario la norme de la réussite de la mobilisation, mais aussi la trace de l’antimilitarisme libertaire de la première décennie du XXe siècle : armés de pistolets, Jean Gardant, Meyer ainsi que Martin Julien sont arrêtés le 6 août par des paysans, remis aux gendarmes et traduits devant le conseil de guerre pour détention de fusils, de cartouches… et de bicyclettes, et condamnés le 29 décembre 1914 à trois ans de prison.

On trouve quelques cas individuels de résistance : sabotage dans une fabrique de munitions, fils télégraphiques coupés en Dordogne, propos injurieux ou menaçants à l’égard des gradés. Un ouvrier en tulle de Calais est condamné à huit ans de prison pour avoir traité son lieutenant de « sale canaille » ; un sidérurgiste de Denain passe en conseil de guerre pour avoir dit que « les Allemands sont des ouvriers comme les Français » ; plusieurs affirment préférer la révolution à la guerre. Les archives de la justice militaire permettent de mesurer le courant d’hostilité à la guerre : le mouvement est faible mais il ne peut être ignoré, au moins dans les milieux populaires. Plusieurs dizaines de cas d’insoumissions de nature politique sont signalés. Mais, sur les 3 millions de mobilisés, ce nombre reste infinitésimal. Des gestes individuels comme le suicide expriment également le refus de la guerre : dans le bassin stéphanois, avant le 15 août, un cultivateur qui ne voulait pas partir et une ménagère dont le mari était au front mettent fin à leurs jours. Plusieurs dizaines de soldats ne supportent pas l’atmosphère oppressante qui accompagne la mobilisation et sont internés dans un asile. Le sergent L., « enthousiasmé, énervé, surexcité, très patriote et très catholique » selon ses dires, voit des espions partout, sur les Champs-Élysées, dans le train. Arrivé à la caserne, il affirme s’être fait traiter lui-même d’espion… et se retrouve à l’infirmerie puis à l’hôpital. Un des médecins psychiatres décrit la mobilisation sous un autre jour, loin de l’exaltation parisienne : « Nous étions au 1er août 1914 dans l’Est, à la frontière suisse, et nous avons pu nous rendre compte du bouleversement des esprits. Pas de manifestations bruyantes, mais la tristesse, l’angoisse, l’émotion contenue. Dès le premier jour le village vide d’hommes, les chevaux réquisitionnés, les communications interrompues, chaque localité semblait isolée du reste du monde14. »

Le 1er août 1914, l’ensemble des classes 1887 à 1913 sont mobilisées et 3,6 millions d’hommes se retrouvent sous l’autorité militaire. La moitié, les plus jeunes, sont affectés dans la zone des armées directement comme combattants, tandis que les plus âgés sont dans la réserve ou dans la territoriale (classes 1889 à 1898). Les ajournés sont dans un premier temps les soutiens de famille ; les exemptés sont des hommes ayant une incapacité physique ou mentale lourde ; les affectés spéciaux sont mobilisés sur leur poste. La moitié du corps enseignant primaire masculin (30 000 instituteurs) est mobilisée ; il en est de même des ecclésiastiques : paroisses et séminaires se vident des deux tiers de leurs membres. À partir du 16 août, les classes 1914 puis 1915 partent à leur tour par anticipation. Il est vrai que 300 000 hommes avaient déjà été tués et 600 000 blessés, portés disparus ou prisonniers à la fin de l’année 1914. La « récupération » d’hommes ajournés ou exemptés a été draconienne. Ainsi d’Albert Mazenc, veuf, âgé de trente-sept ans, élevant seul son fils de dix ans et sa fille de six ans. Considéré comme soutien de famille dans un premier temps, il est « récupéré » dans l’infanterie en janvier 1915 et est porté disparu sur la Marne le 30 octobre, laissant deux orphelins15.

Dès septembre, avec l’arrivée des réfugiés, les premiers morts connus et la victoire de la Marne, les illusions premières d’une guerre courte disparaissent ; le front se stabilise et la France s’installe dans une guerre totale. La guerre est avant tout une affaire d’hommes. La mobilisation de l’été 1914 sépare radicalement les sexes et donne une force nouvelle au mythe de l’homme protecteur de sa famille et de la mère-patrie. Les femmes sont assignées à leur rôle traditionnel – nourrir, éduquer, soigner –, le bénévolat se généralise (confection de lainages pour les poilus), tout comme le développement des actions caritatives. La Grande Guerre a pourtant été perçue par les contemporains comme une période de bouleversement du rôle des femmes dans la société. Pourquoi ce décalage ?

La mobilisation des femmes

Le 6 août 1914, le président du Conseil René Viviani, socialiste indépendant, lance un appel au ton martial en direction des femmes françaises, plus particulièrement destiné aux épouses et filles des paysans :

À l’appel de la Patrie, vos pères, vos fils, vos maris se sont levés et demain ils auront relevé le défi. Le départ pour l’armée de tous ceux qui peuvent porter les armes, laisse les travaux des champs interrompus : la moisson est inachevée, le temps des vendanges est proche. Au nom du gouvernement de la République, au nom de la nation tout entière groupée derrière lui, je fais appel à votre vaillance, à celle des enfants que leur âge seul, et non leur courage, dérobe au combat. Je vous demande de maintenir l’activité des campagnes, de terminer les récoltes de l’année, de préparer celles de l’année prochaine […]. Debout, donc, femmes françaises, jeunes enfants, filles et fils de la patrie ! Remplacez sur le champ du travail ceux qui sont sur le champ de bataille. Préparez-vous à leur montrer, demain, la terre cultivée, les récoltes rentrées, les champs ensemencés16 !

Les moissons sont encore sur pied et les orages d’été menacent. Assimilées à leurs enfants trop jeunes pour porter les armes, les paysannes sont considérées dans cet appel comme des remplaçantes sous le regard et l’autorité de leurs maris17. La récolte de l’été 1914 a bien été engrangée, mais la pluie et le manque de bras la limitent : en Forez, le 12 août 1914, 17 tonnes de blé sur les 70 prévues sont récoltées18. Les champs sont ensuite travaillés au prix de lourds efforts physiques car les animaux de trait, chevaux et bœufs, ont été réquisitionnés pour l’armée. On dit que des femmes s’attelèrent même à la charrue – le cliché en tout cas a circulé. L’allocation militaire leur a parfois permis d’embaucher la main-d’œuvre manquante comme le relate, en 1915, le curé breton de Gouesnou : « Les travaux de sarclage et de fenaison ne se firent pas sans difficulté. Les femmes du bourg furent prévenues par la mairie qu’elles devaient toutes aider aux travaux des champs, mais il n’y en avait pas assez. Les fermières proposèrent des prix de plus en plus forts, par crainte de ne pas être servies : ce fut une prime à la surenchère. »

Une politique d’assistance est effectivement mise en place par le gouvernement dès le 5 août pour venir en aide aux femmes des mobilisés mais l’allocation journalière est faible et ne permet pas de faire vivre une famille. La détresse matérielle des mères est réelle, d’autant plus que les secteurs traditionnels d’activité féminine (textile et habillement) connaissent le chômage. La guerre fait appel à l’abnégation et au dévouement féminins.

Une nouvelle activité se développe : celle d’infirmière, ange gardien des soldats blessés, magnifiée sur des cartes postales à l’eau de rose. « Quiconque pense à la femme française de 1914 se représente une jeune infirmière drapée dans le voile blanc ou bleu, sémillante malgré la coiffe monastique où brille une croix de sang », écrit Léon Abensour dans Les Vaillantes en 191719. Au sein des hôpitaux militaires et des œuvres d’intérêt public (en particulier dans les gares), 70 000 infirmières bénévoles ayant un diplôme de la Croix-Rouge s’ajoutent aux infirmières militaires.

En ces temps de guerre, le quotidien des femmes dépend de leur état matrimonial – célibataires ou mères de famille –, de leur localisation géographique – la souffrance des femmes des zones occupées dans le Nord et l’Est est plus grande – et de leur situation sociale.

La mobilisation des féministes

Le 17 août, Marguerite Durand, en soutien à l’union sacrée, fait reparaître son journal, La Fronde, suspendu en 1903, et met en veilleuse certaines revendications féministes, en particulier le droit de vote pour les femmes, qui semblait à portée de mains après la grande manifestation de juillet 1914 :

Toutes les théories féministes seront énergiquement défendues dans ce journal quand la paix sera revenue. Mais actuellement nous sommes en temps de guerre. Il nous faut subir l’adversité, donner confiance à ceux qui partent, veiller maternellement sur ceux qui restent. Il nous faut panser des blessures physiques et consoler des peines morales. Il faut nous montrer enfin, en accomplissant loyalement les devoirs que réclame de nous la société, dignes des droits que nous lui demandons.

Quelques féministes, très minoritaires, défendent cependant jusqu’à la déclaration de guerre le mot d’ordre de « grève des ventres », c’est-à-dire le refus d’enfanter pour « faire de la chair à canon ». Ces voix isolées sont, comme celles des socialistes et des syndicalistes pacifistes, incapables d’empêcher la guerre. Dès la mobilisation des hommes en août 1914, la plupart se déclarent prêtes à remplir leurs devoirs sacrés de défense de la patrie. L’union sacrée décrétée par les partis, les syndicats et le gouvernement se double de l’union sacrée entre les sexes au service de la défense nationale. Les féministes, dans leur ensemble, manifestent un civisme à toute épreuve. Elles prouvent leur patriotisme en s’investissant dans les œuvres philanthropiques et en développant une propagande active contre les « fléaux sociaux » (l’alcoolisme, la prostitution) et pour la natalité. Les plus modérées font état de leur nationalisme et même de leur germanophobie. Le 13 juillet 1915, après l’annonce de premières permissions pour les soldats au front, la présidente de l’Union française pour le suffrage des femmes écrit :

Les soldats du front nous arriveront pleins de courage et d’entrain, nous le savons par les blessés que nous soignons et par les lettres que nous recevons ; les renverrons-nous au bout de quelques jours fortifiés par la tendresse dont ils avaient été sevrés si longtemps, ou les affaiblirons-nous par nos larmes et nos regrets ? […] Toute femme qui, à l’heure présente, ébranlerait chez l’homme le sens du devoir envers la patrie, serait une criminelle20.

Un petit noyau de féministes pacifistes se constitue progressivement à partir de 1915. On retrouve les pacifistes de 1914 comme Jeanne Mélin (1877-1962) qui avait dénoncé la montée du chauvinisme avant la guerre, une des rares à avoir apporté son soutien au Congrès international des femmes pour la paix qui se réunit à La Haye en 1915. Cette action est contemporaine de celle des syndicalistes et des socialistes hostiles à la guerre qui commencent à se réorganiser. Les féministes pacifistes font ainsi preuve d’une double transgression : celle de l’intérêt national et celle due à la réserve supposée de leur sexe.

La mobilisation par l’État des Françaises directement au service de la défense nationale est en réalité tardive (elle intervient à la fin de l’année 1916), lente et limitée essentiellement aux usines de guerre. Les « munitionnettes » (diminutif dépréciatif donné immédiatement aux femmes embauchées dans l’industrie de guerre) représentent le dernier recours, après l’embauche des mobilisés, des civils âgés et des « coloniaux ».

La mobilisation des étrangers et des « coloniaux »

« Noir ou Jaune, Arabe ou Berbère, l’indigène est attaché à sa religion, à ses mœurs et à ses coutumes… À quelque religion qu’il appartienne – christianisme, bouddhisme, islamiste, etc. –, il est indispensable de respecter ses croyances et lui donner toute facilité pour l’accomplissement de ses obligations rituelles ou religieuses. »

Manuel à l’usage des officiers et sous-officiers appelés à commander des indigènes coloniaux dans la métropole, 191421.

Dès le 2 août 1914, le décret relatif aux mesures à prendre à l’égard des étrangers stationnés en France prescrit « à toute personne de nationalité étrangère de faire connaître son identité au commissariat de police, à la mairie ou à l’administrateur de sa résidence ». Au total, on estime que 45 000 étrangers ont été internés dans des camps. On rétablit les passeports, avec visa, pour entrer en France et, à partir de 1916, les étrangers doivent tous être porteurs d’une carte d’identité. La Légion devient en août 1914 le réceptacle des étrangers désirant obtenir leur naturalisation ou combattre aux côtés de la France. Dans un élan rappelant partiellement celui de la Révolution française, des milliers de volontaires affluent afin de s’engager pour la durée de la guerre. Ce sont 36 000 hommes de cinquante et une nations, dont des intellectuels tel le Suisse Blaise Cendrars, qui participent aux combats de la Légion. Ils se distinguent rapidement dans les terribles combats de la guerre de position, au prix de pertes épouvantables.

Le parcours de Wladislaw Skudlarsky

Mécanicien ajusteur, né le 27 mai 1888 dans une ville polonaise de Galicie (Empire austro-hongrois), Wladislaw Skudlarsky arrive à Saint-Chamond (Loire) en 1910. Il s’embauche aux Forges et aciéries de la Marine, où il travaille lors de la déclaration de guerre en août 1914. Il s’est marié le 19 novembre 1910 avec Eugénie Fanny Labat, née le 22 juillet 1893 à Saint-Julien (Loire) avec laquelle il a deux enfants : Louise, née en 1911 et un autre enfant né en 1913. On peut supposer, vu la date de naissance de Louise, que le mariage a été une régularisation. La mère d’Eugénie est veuve depuis peu ; elle tient une buvette près des Forges et aciéries de la Marine, lieu sans doute où Eugénie et Ladislas – il a francisé son prénom sur l’acte de mariage – se sont connus.

Du fait de sa nationalité, il risque en août 1914 l’expulsion vers l’Autriche-Hongrie ou l’internement dans un « camp de concentration » mis en place par le gouvernement français pour contrôler les ressortissants des puissances ennemies. C’est probablement la raison pour laquelle Wladislaw Skudlarsky choisit au début des hostilités de s’enrôler dans l’armée. La loi du 5 août 1914 stipule en effet que la naturalisation (accès à la nationalité

française) peut être accordée sans condition de résidence aux étrangers de toute nationalité qui contractent un engagement pour la durée de la guerre dans la Légion étrangère. Le 20 novembre 1914, la chancellerie demande au maire de Saint-Chamond des renseignements permettant d’apprécier « si la qualité de Français peut être conférée à l’étranger, en tenant compte des garanties qu’il peut offrir au point de vue de la moralité et de son attachement à notre pays ». Le commissaire de police de Saint-Chamond délivre un avis favorable, le 24 novembre 1914, en précisant que Skudlarsky a laissé aux Forges et aciéries de la Marine la réputation d’un ouvrier « habile, sobre et laborieux […]. Il s’est toujours tenu en dehors de la politique et son attitude […] est toujours restée correcte. Du point de vue national, son loyalisme ne paraît pas douteux ». La demande de naturalisation est donc acceptée le 26 novembre (Archives municipales de Saint-Chamond).

La Première Guerre mondiale implique la présence en France de centaines de milliers d’hommes venus du monde entier pour combattre et travailler. Certains proviennent des pays limitrophes ; d’autres arrivent des territoires colonisés ou de Chine. Avant la guerre, en 1910, le général Mangin, dans La Force noire, avait suggéré d’intégrer les coloniaux dans la stratégie militaire française.

Dès le début du conflit, les besoins humains sont tels que les réticences à l’emploi de tirailleurs, de spahis (cavalerie « indigène ») et autres goumiers (infanterie marocaine créée en 1912) sont assez vite balayées. La grave pénurie de main-d’œuvre conduit par ailleurs les autorités françaises à recruter des dizaines de milliers de travailleurs dans les colonies. Certains ne sont pas étrangers puisqu’ils sont de nationalité française et citoyens (les Antillais, les Guyanais, les Réunionnais depuis 1848, ou les habitants des quatre communes du Sénégal depuis 1916). « Sujets français », les Algériens (depuis 1865) et les Kanaks sont considérés comme des « indigènes » et ne sont pas citoyens, de même que les autochtones de l’AOF, de l’AEF et de l’Indochine.

La mobilisation révèle rapidement le nombre insuffisant des effectifs français face aux troupes allemandes. L’empire colonial est donc rapidement perçu comme un réservoir de soldats. Si la diversité des contingents coloniaux est très grande, on peut distinguer deux grands corps militaires22. Un premier ensemble, l’armée d’Afrique, comprend les unités d’Afrique du Nord (composée « d’indigènes » et de Français d’Algérie, de Tunisie et du Maroc), la Légion étrangère avec des régiments de zouaves, de tirailleurs, de chasseurs d’Afrique et des unités auxiliaires, les goumiers marocains, réunis en bataillons appelés « tabors ». Les « bataillons d’Afrique » (dits « bat d’Af’ ») sont quant à eux formés d’hommes de métropole condamnés à des peines légères : surveillés et commandés sévèrement, ils fournissent un appoint non négligeable. Le deuxième ensemble, l’armée coloniale, créée en 1900 et rattachée au ministère de la Guerre, existait auparavant sous le nom de troupes de Marine. Elle est formée de troupes métropolitaines, casernées en France et appelées à servir dans les colonies (Afrique noire comprise) ou stationnées dans les colonies. Elle comporte également des tirailleurs indigènes commandés par des métropolitains (trente-cinq bataillons sénégalais, seize Indochinois et neuf Malgaches). En tout, elle représente environ 200 000 hommes (140 000 en Afrique du Nord et 60 000 dans les autres colonies). Leur mobilisation a lieu entre le 2 et le 4 août mais tous les effectifs ne sont pas envoyés immédiatement en métropole afin de prévenir sur place d’éventuelles tentatives de soulèvement.

En Algérie, la conscription organisée par un décret de février 1912 n’a pas vraiment été bien accueillie, à l’exception de l’élite du groupe des jeunes Algériens qui veulent échanger des droits politiques avec cet « impôt du sang ». En août 1914 cependant, le départ des soldats s’effectue sans encombre. En septembre 1916, l’incorporation de l’ensemble des conscrits de la classe 1917 est décidée. Il y a au total autant d’engagés que de « volontaires » désignés par les caïds : environ 172 000, dont 150 000 ont vraiment combattu. Cependant, en novembre 1914, le commandeur des croyants lance d’Istanbul un appel au djihad, alors que la propagande française s’en prend aux Turcs, « les Boches de l’islam ». Avec la poursuite d’une guerre continentale qui s’éternise, avec les réquisitions agricoles de céréales, de vin, de moutons et de tabac alors que sévit la famine en Algérie, les oppositions au recrutement se font de plus en plus vives. Une insurrection dans le nord-est de l’Aurès oblige le gouvernement français à mobiliser deux divisions qui ne partent pas au front pour maintenir l’ordre en Algérie23. Les préoccupations sont identiques au Maroc.

Lyautey, résident général du protectorat depuis 1912, envoie en France début août 1914 un premier contingent de quelque 4 500 tirailleurs marocains du régiment de marche de chasseurs indigènes à pied ainsi qu’un millier de spahis (cavaliers) qui sont engagés immédiatement sur le front dans la grande bataille de la Marne. Au final, 50 000 Marocains sont envoyés sur les champs de bataille. À partir de novembre 1914, les pertes dans l’armée française sont telles que Paris ordonne d’accélérer le recrutement de soldats marocains. Les chefs de tribu et les caïds ralliés à la France jouent le rôle d’intermédiaires et usent de leur influence pour recruter. Mais ce système apporte peu de résultats car les Marocains optent plus souvent pour des travaux de chantiers mieux payés et surtout bien moins risqués. Ceux qui veulent échapper au recrutement forcé s’enfuient dans les territoires insoumis, d’où les graves difficultés de recrutement que rencontre Lyautey24.

L’appellation très générale « indigènes » est aussi peu précise que celle de « tirailleurs sénégalais » qui désigne des soldats originaires de toutes les régions de l’AOF et pas seulement du Sénégal. Arrivés en France, ces « indigènes » sont envoyés dans des camps du Sud-Est : camps d’entraînement, camps de repos après de durs combats, camps de formation à la conduite d’automobiles ou de chars. Si les promesses de récompenses, d’allocations et de solde, ainsi que le soutien des familles, procurent au début, pour des raisons économiques, de nombreuses jeunes recrues, l’âpreté des combats et la brutalité des nouveaux recrutements découragent peu à peu les populations.

Aux Antilles et à La Réunion, où les élites politiques et la population sont quasi unanimes pour considérer que servir dans l’armée est un droit, un signe d’égalité, le recrutement bute sur des obstacles sanitaires. Les militaires filtrent les recrues créoles selon un processus de « sélection très rigoureuse » pour « éliminer les non-valeurs25 » : 80 % des jeunes gens présentés sont écartés pour inaptitude physique. À La Réunion, sous le titre évocateur de « La faillite de la race », le journal La Patrie créole publie les résultats d’un conseil de révision qui s’est tenu début 1914 et où sur soixante jeunes gens examinés, sept seulement sont déclarés bons pour le service26. À Saint-Denis-de-la-Réunion, le 7 août 1914, la commission retient 513 soldats sur les 830 premiers examinés. Dans les autres communes, début 1915, on compte jusqu’à 90 % de réformés, occasion de déplorer la situation de l’hygiène sociale : « L’humiliation serait certes grande pour le pays tout entier, s’il venait à être démontré par suite de l’affaiblissement graduel du contingent annuel que nous sommes incapables de ce service militaire si longtemps revendiqué par nous comme un honneur plus que comme un devoir parce qu’il complétait notre assimilation aux fils de la Métropole. » Mais d’autres intérêts guident aussi la sélection, pratique dénoncée à la Chambre le 23 mars 1916 par certains députés : « J’affirme sans être démenti, qu’à la Réunion aussi bien qu’aux Antilles, les médecins-majors préposés aux opérations de conseils de révision ont délibérément, sous prétexte de nécessités économiques locales, placé les intérêts des possédants au-dessus de ceux de la défense nationale27. »

Avec près de 46 000 engagés, combattants et travailleurs, Madagascar est, en fin de compte, l’un des territoires sous domination française les plus sollicités pendant la Première Guerre mondiale28. Le premier bataillon de soldats malgaches embarque en 1915 : « Je vois aujourd’hui, écrit l’un d’entre eux, s’ouvrir devant moi la porte de mon honneur […]. J’espère pouvoir être admis dans l’artillerie française, toujours dans le but d’être à la hauteur de mes devoirs envers la France […]. Je rêve de pouvoir jouir des droits de citoyen, rêve de porter le titre de Français. » Des commissions mobiles de recrutement sillonnent l’île pour aller chercher les « volontaires » chez eux. Comme dans le reste de l’empire, afin de susciter l’intérêt d’éventuels candidats, une prime d’engagement, fixée à 200 francs pour un combattant, est versée à la signature du contrat. Les commis et ouvriers d’administration (COA) ainsi que les infirmiers touchent une prime de 40 francs et 0,75 franc de salaire par jour. Les travailleurs d’usine, eux, sont pourvus d’une prime de 45 francs. Ils peuvent faire verser leur salaire à leurs familles. Celles-ci reçoivent, sur le budget de la colonie, une allocation journalière allant de 0,25 à 0,50 franc. Insignifiantes, compte tenu des risques auxquels s’exposent les engagés, ces sommes en numéraire n’en sont pas moins substantielles pour les familles.

En Indochine, une union sacrée a d’abord semblé se dessiner : les élites indigènes incitées à manifester leur loyalisme répondent favorablement, à l’exemple du roi du Cambodge et de l’empereur d’Annam, mais des troubles éclatent dès l’automne 191429. Dans le même temps, le gouverneur est violemment critiqué en métropole car il s’est refusé à ordonner la mobilisation générale en Indochine. À ses yeux, la mobilisation aurait désorganisé l’administration, les maisons de commerce, les entreprises agricoles et industrielles tenues par la colonie française. La mobilisation n’est proclamée que le 1er avril 1915. Des tirailleurs indochinois sont finalement incorporés en métropole : certains participent aux batailles de Verdun ou du Chemin des Dames, ou bien sont intégrés à l’armée d’Orient. Les autres sont employés dans le service automobile, à des travaux d’infrastructures, comme infirmiers ou au fossoyage.

Au total, l’engagement des troupes coloniales au cours de la Première Guerre mondiale s’est révélé très progressif et quantitativement faible (moins de 5 % de l’ensemble des troupes engagées dans les combats). Ce n’est qu’au fur et à mesure des batailles que la bravoure de ces troupes fut reconnue. De nombreux bataillons restèrent ainsi en réserve et l’inadaptation climatique et les maladies les décimèrent au moins autant que les combats.

Les réfugiés

« La journée de samedi [22 août 1914] se passe dans une fièvre extraordinaire : tout le monde est sur sa porte. On colporte les nouvelles. Elles sont on ne peut plus mauvaises. Les Allemands avancent ; ils sont à Mont-sur-Marchienne, à 10 km de nous ; des aéroplanes sillonnent le ciel. On est comme inconscient, on ne peut plus réfléchir raisonnablement. Vers 6 heures, les troupes françaises battent en retraite et passent précipitamment près de la maison […], tous les habitants des villages et des villes voisines arrivent en foule. Ils nous renseignent sur les atrocités que les Allemands ont commises chez eux en passant et de voir tout ce monde fuyant avec conviction, on se résigne, à la dernière minute, bêtement, sans rien emporter. On n’a plus qu’une pensée : être loin, les fuir, les devancer, ces maudits ! Se mettre hors de leur portée. Fuir les atrocités ! »

Irène et Eugénie Norga, Quinze jours de douloureux voyage. Le Journal d’exode (1914)30.

Sous l’effet de la peur, les familles belges fuient en direction de la France et s’avancent vers Sens sur des chemins encombrés de chariots, de bicyclettes et de troupes françaises en déroute. L’exemple des réfugiés belges pousse aussi au départ des gens du Nord de la France, de Lille, Valenciennes ou Abbeville.

L’avancée foudroyante des armées allemandes va de pair avec les mouvements massifs de populations en direction de la France en même temps que la retraite des armées alliées. Ce sont les bombardements des forts de Liège, le 7 août, puis les exactions de l’armée allemande, qui provoquent le départ : incendies de villages mis à sac, exécutions sommaires, prise d’otages, déportations de civils31. Les autorités militaires françaises essaient vainement d’enrayer cet exode qui gêne le repli des troupes. Les réfugiés accueillis tant bien que mal dans les villes et les villages racontent leur expérience et font prendre conscience des horreurs de la guerre.

En manque d’informations du fait de la censure militaire, la population est friande de ces récits de réfugiés, avec leur cortège de rumeurs sur les « atrocités allemandes », dont celle des « mains coupées » par les Allemands aux enfants français – récits qui ensemencent la haine du « Boche ». Si l’armée allemande, obnubilée par la peur des francs-tireurs, a bien été responsable d’exactions abominables – des milliers d’exécutions (au moins 6 500) et la destruction de dizaines de milliers de logements – lors de l’invasion de la Belgique et de la Lorraine, le répertoire d’action des « mains coupées » a bel et bien été utilisé par des militaires… mais belges, au Congo, en 1908, contre les indigènes. La mention des « atrocités allemandes » a constitué l’une des ressources majeures du conflit pour mobiliser les opinions publiques et justifier la « guerre du droit »32.

Le 10 août 1914, Clemenceau promeut l’accueil « des frères belges » au sein de la communauté nationale, oubliant les rejets xénophobes des migrants belges dans les campagnes et les usines du Bassin parisien au cours du second XIXe siècle. L’assistance aux réfugiés33 apparaît à l’automne 1914 comme un devoir de charité, de solidarité et d’humanité, même si certains Français en profitent pour obtenir ainsi une main-d’œuvre à bon marché, tel cet hôtelier de Lourdes qui renvoie son personnel – charité chrétienne oblige – pour embaucher des jeunes filles belges au pair en s’appropriant leurs allocations. À Paris, la gare du Nord devient la plaque tournante de l’accueil de ces réfugiés, qui se concentrent dans la capitale, dans le Nord et en Normandie (près du gouvernement belge en exil au Havre).

Le ministre de l’Intérieur rappelle aux maires de France, le 1er décembre 1914, que « le principe essentiel de l’assistance aux réfugiés sans ressources est que l’État doit pourvoir, avec le concours patriotique des populations, à leur logement, à leur subsistance et à leur entretien ». Maires et préfets n’ont cependant pas attendu cette circulaire : l’accueil est déjà en œuvre depuis septembre 1914, soutenu par de très nombreuses œuvres caritatives (plus de 3 000 à Paris34). Une des premières est créée par le Cirque de Paris qui accueille et ravitaille 4 000 personnes dans la seule journée du 25 août 1914.

La solidarité spontanée de la population française s’émousse quelque peu au cours de l’année 1915, le poids de la guerre s’alourdissant. Par ailleurs, les prix des loyers s’envolent dans des villes déjà confrontées à une augmentation de leur population.

Petit à petit, les réfugiés s’intègrent dans différents secteurs économiques. Le plus demandeur est le secteur agricole qui manque cruellement de bras. Si les réfugiés ont du mal à s’adapter au travail dans les vignes du Midi en raison du climat, de techniques agricoles spécifiques et de villages repliés sur leurs traditions et leur langue (l’occitan), ils s’intègrent plus facilement dans les campagnes du Bassin parisien et de la Normandie où des habitants des Flandres s’embauchaient déjà avant la guerre comme ouvriers agricoles temporaires pour la plantation et la récolte des betteraves. Sur 72 000 réfugiés travaillant dans le secteur agricole en février 1917, on comptabilise 15 000 Belges. Ils sont environ 30 000 à la même date dans l’industrie, dont la moitié dans les mines (Pas-de-Calais et Loire) et la métallurgie (surtout dans les usines de la région parisienne). Parallèlement, le gouvernement belge en exil organise dans la région havraise un vaste complexe militaro-industriel où il emploie 15 000 ouvriers en 1917, essentiellement des soldats d’active ou de réserve. Le travail est régi par des règlements militaires (quarante jours de cachot pour contestation des cadences et de l’ordre usinier). Les femmes des ouvriers sont recrutées dans des ateliers de fabriques de munitions. Même si les conditions de travail sont difficiles et les salaires plus bas que dans les usines ou au port du Havre, ils estiment cependant avoir une vie plus facile que celles et ceux qui sont dans les zones occupées.

À ceux qui fuient l’avance allemande et les zones de combat (46 000 personnes en 1916 autour de Verdun) viennent s’ajouter les milliers de Français quittant de gré ou de force les zones occupées par les Allemands.

Zones occupées, zones libérées

L’attitude des populations et des maires des zones occupées du Nord et de l’Est a été ambivalente. Entre obéissance et insubordination, les individus se sont préservés des sanctions appliquées parfois avec une extrême violence, délimitant une zone grise de l’occupation.

Fille de maraîchers, Lucienne Tellotte, trente-sept ans, travaille dans l’exploitation familiale avec son père, dans le nord-ouest de l’Aisne occupée par l’armée allemande. Elle décrit son quotidien lié au travail des champs et la ruse pour dissimuler aux occupants une partie de la récolte réquisitionnée pour les nourrir :

Le lendemain matin, je suis obligée de me lever ainsi que papa pour aller retirer la vache et une génisse de chez cousine Louise, pour mettre leurs chevaux [ceux des soldats allemands] à la place, heureusement qu’il fait un beau clair de lune, car nous en rencontrons quelques-uns qui eux aussi sont affairés, ils n’ont même pas l’air de nous voir, il y a beaucoup de soldats, rien qu’au chardon vert il y a 200 hommes, les canons et les caissons sont sur la place. Nous avons la batteuse la veille et le lundi de Pâques. Deux Allemands qui viennent pour le grain sont toujours là à demander combien nous avons battu dans la journée. Ils avaient évalué notre meule à quarante quintaux, nous ne leur en avons fourni que vingt-huit sous le prétexte que le grain n’avait pas rendu beaucoup, nous sommes obligés de cacher le reste car des perquisitions sont toujours à craindre35.

Dans les zones occupées, les autorités allemandes, craignant que les hommes ne prennent les armes, procèdent à des arrestations. C’est ainsi que Jules Demeulant, cordier de quarante-quatre ans, arrêté en octobre 1914, est envoyé dans un camp de prisonniers en Allemagne dont il rentre en 1916. Depuis le début des hostilités, le département de l’Aisne est un terrain d’affrontement entre armée allemande et armées alliées. Des cas de violences au moment de l’invasion ont été signalés, en particulier dans le bourg du Nouvion, le 27 août 1914, où les Allemands, croyant à la présence de francs-tireurs, incendient 288 maisons et prennent en otages le maire, le curé et le médecin. La commune de 3 000 habitants est considérée comme collectivement coupable de la mort des soldats allemands. C’est cependant là une exception, la violence étant contenue du fait de l’absence de résistance de la part des autorités civiles françaises : les maires, à des degrés divers, ont composé avec l’occupant. Comme toute armée d’occupation, la troupe commet des exactions aux dépens des habitants. Les pillages sont parfois accompagnés de viols mais ceux-ci sont en règle générale sanctionnés lorsque les officiers supérieurs en ont connaissance.

Dix départements sont occupés dans le nord et l’est de la France : l’Aisne, les Ardennes, la Marne, la Meurthe-et-Moselle, la Meuse, le Nord, le Pas-de-Calais, la Somme et les Vosges, soit 2 125 000 personnes administrées directement par les armées d’occupation. Les hommes de dix-sept à soixante ans sont particulièrement surveillés. Les heures de sortie sont réglementées, un laissez-passer est obligatoire pour circuler entre les communes. Les bâtiments publics sont réquisitionnés pour le cantonnement des armées et le portrait du Kaiser remplace le buste de Marianne. En avril 1916, l’occupation devient plus dure avec la déportation de 22 000 personnes de l’agglomération lilloise pour des raisons à la fois économiques et policières : une émeute pour le pain a eu lieu en mars et l’état-major allemand décide d’éloigner celles et ceux qu’elle considère comme plus dangereux pour l’ordre, les ouvriers et les ouvrières, qui sont alors affectés au travail agricole forcé. Les jeunes filles sont particulièrement visées : au cours d’une rafle lors de la semaine sainte, les militaires allemands choisissent celles qui vont être déportées. Les femmes sont également mobilisées en 1916 pour effectuer des travaux de couture, de lessive et de ménage pour les soldats allemands.

« Il faut donner deux œufs par semaine à la Kommandantur et nous n’avons plus rien à manger », note dans son journal la maraîchère Alice Rousseaux le 6 février 1916. Au cours de l’hiver 1916-1917, une véritable crise alimentaire prive les habitants du minimum. Des émeutes de la faim ont lieu sur les marchés à Roubaix ; à Fresnoy-le-Grand, on réclame du charbon. Après une légère amélioration en 1917, de nouvelles pénuries surviennent au cours de l’été torride de 1918. La disette provoque des maladies et une surmortalité. La contrainte imposée par l’occupation est parfois détournée : ainsi, apprenant qu’une réquisition de vins va avoir lieu, certains se hâtent de vendre leurs bouteilles ou de les boire, parfois en compagnie des soldats adverses pour les amadouer. Rentré de son camp de prisonniers depuis peu, Louis-Alphonse Marcq constate le 25 mars 1916 que « beaucoup de personnes portent de l’argent à la Kommandantur par peur des sanctions36 ».

Globalement, il n’y a pas de résistance avérée dans l’Aisne face aux réquisitions ou au travail forcé. La situation est moins nette dans le Nord où quelques cas de refus patriotique sont connus, telles ces ouvrières de Marcq-en-Barœul qui, en juillet 1915, refusent de confectionner des sacs destinés, une fois remplis de sable, à protéger les tranchées allemandes – « des suaires pour nos enfants », disent-elles. Après qu’une vingtaine d’entre elles ont été prises en otages, elles se décident à fabriquer cinq sacs chacune37. Le 3 octobre 1916, en pleine bataille de Verdun, les occupants créent des « bataillons de travailleurs civils » déportés dans des camps de travail reconnaissables à leur brassard rouge, soumis au travail forcé.

Les populations déploient cependant un « large éventail des pratiques d’esquive », comme l’a montré l’historien Philippe Salson. Malgré les sanctions qui vont des amendes à l’emprisonnement, les cultivateurs, telle la famille Tellotte, cachent une partie de leur récolte, et Louis-Alphonse Marcq braconne dans la forêt proche. Poussée par la faim, Alice Rousseaux grappille des betteraves dans les champs. Pour se protéger du froid, Lucienne Tellotte détourne du charbon dans les réserves d’une fabrique38. Certains habitants manifestent une opposition symbolique en refusant de saluer les officiers allemands, en se détournant ou changeant de direction. Plusieurs prêtres sont arrêtés pour avoir manifesté leur opposition à l’occupant dans leurs prêches ou dans le bulletin paroissial. Un abbé de Saint-Quentin organise un système de faux papiers et de planques pour héberger des soldats. D’autres cachent des jeunes gens qui devaient être envoyés dans les « camps de travailleurs civils » en Allemagne. Mais ce sont des actions ponctuelles, individuelles et isolées. Un réseau destiné à recueillir des renseignements sur les convois allemands fonctionne entre février et octobre 1916. Douze personnes sont arrêtées : neuf sont exécutées en décembre à Saint-Quentin, une se suicide et deux ont été graciées, dont le chef du réseau qui a sans doute dénoncé ses camarades. Jeunes ou vieux, les membres du réseau sont tous des hommes qui appartiennent au milieu ouvrier, dont plusieurs sont employés par la Compagnie des chemins de fer. Arrêtée, une femme se suicide pour échapper aux tortures des policiers.

Inversement, une certaine cordialité a pu se manifester à l’égard de soldats ou d’officiers logés chez l’habitant. Ces derniers peuvent en effet apporter des vivres, transmettre parfois du courrier, informer à l’avance des perquisitions. Une certaine sympathie se manifeste au moment du départ, mais les quelques femmes qui ont eu des relations sexuelles avec un ou des Allemands sont rejetées de la communauté locale. Certaines donnent naissance à des enfants considérés comme « enfant du Boche ».

Dans les zones occupées du Nord et de l’Est, les exactions envers les femmes ont été nombreuses. Les viols de guerre, parfois des viols collectifs, sont avérés, mais ont souvent été cachés par les victimes. La question du sort des « enfants de l’ennemi39 » se pose avec acuité : les procès pour infanticide soulignent la détresse des femmes violées, mères considérées comme coupables. Assimilés d’abord par la société à un geste d’héroïsme qui contribue à la purification du sang français, les infanticides sont condamnés à partir de 1917 au nom du devoir d’enfanter. Certaines femmes sont même accusées d’avoir simulé un viol pour cacher un adultère. Un débat a lieu au sein des féministes sur le sort de ces enfants. La directrice de La Française milite en faveur du respect de la vie et de la maternité contre l’avortement, l’infanticide ou l’abandon40. Les plus modérées, hostiles à l’avortement, suggèrent un abandon, d’autres réclament une adoption. Mais le sort des enfants les préoccupe plus que celui des femmes. L’importance du débat national sur la pureté du sang montre à quel point les théories eugénistes ont infiltré la société dans son ensemble.

Annexée depuis 1871, l’Alsace est symboliquement et très partiellement « libérée » au début de la guerre en août 1914. Un soldat français raconte :

Hier nous avons passé la frontière […], il y a à faire attention en pays ennemi. Avant-hier il y avait deux uhlans déguisés en faucheurs que nous avons arrêtés et zigouillés [9 août 1914]. Dans une ferme allemande, un groupe de hussards entre et demande aux fermiers s’il n’y a pas d’Allemands dans la ferme. Ils disent non, mais sitôt entrés deux hussards tombent tués par deux uhlans cachés sous un hangar. Justice de suite, ferme cernée. Habitants pris et conduits sur la place du village fusillés de suite et quelques instants après la ferme était la proie des flammes. Il faut faire attention en pays ennemi – il y a trop de guet-apens – quoique l’Alsace soit portée pour nous, il y a bien de purs Allemands aussi [11 août]41.

Dans ses lettres, ce soldat, socialiste bon teint, mobilisé dès le début de la guerre, présente l’Alsace comme un pays ennemi et assimile tous les habitants aux Allemands. Les Alsaciens-Lorrains (habitants de l’Alsace-Moselle, annexée au Reich depuis le traité de Francfort en 1871) ont été invités par la loi du 5 août 1914 à demander la nationalité française en s’engageant dans l’armée française d’Afrique pour toute la durée de la guerre. Le 7 août 1914, des chasseurs français occupent l’arrondissement de Thann, dans le sud de l’Alsace (60 000 habitants), et évacuent les hommes en âge de porter les armes en compagnie des « Austro-Allemands, romanichels et filles soumises ». Conduits sous escorte militaire vers les « régions de l’intérieur », les 8 000 évacués passent par quatre dépôts de triage – à Besançon, Blanzy, Fleury-en-Bière et la Ferté-Macé – où la commission des réfugiés alsaciens-lorrains les répartit en trois catégories : les bons Alsaciens considérés comme des réfugiés (carte verte), les Alsaciens d’origine française mais d’attitude francophile non affirmée et incertaine, « de sentiments douteux mais non suspects » (carte rouge), et enfin ceux qui sont considérés comme douteux voire suspects (carte jaune) dirigés vers des dépôts surveillés42.

Une circulaire de mars 1916 précise les critères d’attribution d’une carte tricolore pour les Alsaciens nés en France après 1871 ou de père français (si leur mère est française et leur père allemand, ils sont considérés comme allemands) ; elle leur permet d’avoir la liberté de chercher du travail. Une partie d’entre eux – 3 000 – sont dirigés vers ce que la nomenclature administrative d’alors appelle des « camps de concentration » aménagés à la hâte à l’automne 1914. Intriguée par cette dénomination repérée dans les rapports d’industriels stéphanois demandant en 1915 des Alsaciens-Lorrains en provenance des « camps de concentration de l’Ardèche », j’étais allée, en 1975, aux Archives départementales de Privas (Ardèche) et j’avais pu consulter, avec une émotion contenue, des liasses poussiéreuses fermées par une grosse ficelle et des nœuds solides, ouvertes pour la première fois depuis 1918, contenant des dossiers individuels de personnes affectées dans « ces camps de concentration », expression que je croyais réservée à la Seconde Guerre mondiale, ainsi que des rapports instructifs sur les conditions de vie et l’accueil – hostile – de la population locale. J’avais été saisie par le contraste entre ce qui était écrit dans les manuels scolaires sur l’attachement de la France à l’Alsace-Lorraine perdue en 1871 et le traitement qui avait été réservé aux Alsaciens-Lorrains.

Dans le département de l’Ardèche, ces camps sont installés à la hâte, à l’automne 1914, dans des usines désaffectées (Privas et Tournon) et dans des bâtiments d’Église (Viviers, Aubenas ou Annonay). Jusqu’en 1915, le plus grand désordre règne et la réalité des camps est bien différente des strictes catégories établies par les circulaires. Les Alsaciens qui parlent entre eux le dialecte ou l’allemand et non le français sont partout considérés comme des suspects et traités de Boches43. Ainsi la mère d’un de ces internés écrit en 1915 : « Les pauvres réfugiés ! Que ne les nomme-t-on pas d’un nom moins doux mais plus conforme à la vérité. Qu’ils sont donc à plaindre de ce pénible traitement que la France leur fait subir sans qu’ils aient jamais porté les armes contre elle44. »

Dès mars 1915, une circulaire oblige les Alsaciens réfugiés libres à s’embaucher dans les entreprises travaillant pour la défense nationale, en manque de main-d’œuvre. C’est le cas des usines du bassin industriel de Saint-Étienne : un contremaître ou un ingénieur vient dans les camps d’Ardèche recruter des hommes aptes, à ses yeux, au travail industriel. Les Alsaciens sont alors dirigés vers Saint-Chamond ou Firminy, logés dans des baraquements gardés militairement ou dans des garnis loués à prix d’or à des particuliers qui pratiquent la rotation du couchage selon les horaires. Ils travaillent onze heures par jour pour un salaire de 5 francs (ce qui est environ le salaire journalier alors donné aux femmes), mais la vie est beaucoup plus chère dans le bassin stéphanois qu’en Ardèche. Leurs conditions de vie et de travail laissent à désirer et, selon le commentaire réprobateur d’un commissaire de police, ils regrettent « la vie facile qu’ils menaient dans les camps de concentration de l’Ardèche où ils étaient nourris sans rien faire et où ils pouvaient aller et venir dans les environs45 ». Des actes de violence se produisent à l’intérieur même des usines : en août 1915, des ouvriers français et italiens s’en prennent à coups de tenailles et de barres de fer « aux sales Boches ». Le préfet de la Loire suspend alors provisoirement « l’importation » de main-d’œuvre. L’origine alsacienne reste suspecte tout au long de la guerre46.

2. L’ORDINAIRE DES SOLDATS ET DE LEURS FAMILLES

« Le poilu, c’est celui qui deux ou trois jours durant reste dans la tranchée sans manger autre chose que du biscuit et du pain, sans boire autre chose que de l’eau puisée sous les pieds ou la gnole qui vous tord les boyaux et vous endort le cerveau. Le poilu c’est celui qui sans cesse tient à la main une pioche ou une pelle ou un fusil et qui sans cesse manie l’un ou l’autre et qui tombe souvent de fatigue sans lâcher la crosse de l’un ou les manches des autres. Le poilu c’est lui qui voit, entend, devine la mort accourir vers lui. Et la mort affreuse, la mort sans beauté, la mort sanguinolente et douloureuse, la mort au fond d’un trou. C’est l’homme qui une demi-journée, une journée, deux journées demeure immobile, accroupi dans un boyau en butte à l’artillerie ennemie qui peut le carboniser, l’asphyxier, le rendre fou, le décapiter [supprimé par la censure]. »

Léon Hudelle, Le Midi socialiste,
26 décembre 191547.

Figure enracinée dans l’imaginaire collectif, le poilu, soldat de la Première Guerre mondiale, a été mis en avant depuis un quart de siècle par une historiographie qui a insisté à la fois sur le consentement et sur la violence : violence du champ de bataille, violence du vocabulaire, violence et frustration des relations hommes/femmes pendant la guerre, violences qui laissent des traces après les combats et auraient modelé les sociétés européennes avec un processus de « brutalisation » ou « d’ensauvagement » (Georges Mosse) dans la période appelée rétrospectivement et significativement « l’entre-deux-guerres »48. Des appréciations divergentes sur la place centrale de cette « culture de guerre » se sont exprimées, où la question du rôle des multiples témoins et des témoignages est centrale.

Les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier 1914-191849 en sont l’exemple le plus célèbre. Louis Barthas (14 juillet 1879-4 mai 1952) est en 1914 un militant socialiste, tonnelier-vigneron à Peiriac-Minervois dans l’Aude. Ouvrier agricole autodidacte, syndicaliste viticole, il appartient à cette génération de garçons formée par l’école primaire obligatoire où il réussit brillamment son certificat d’études primaires. À trente-sept ans, marié et père de deux garçons, il part au front le 4 août 1914 en tant que caporal dans l’infanterie à la tête de son « escouade minervoise », et en revient le 14 février 1919, « après cinquante-quatre mois d’esclavage », conclut-il en février 1919 dans ses Carnets publiés en 1978, très souvent cités, qui lui donnent, à partir de cette date, la place de témoin privilégié.

Obéir, désobéir, être fusillé pour l’exemple (1914-1915)

Dans son journal de marche, un jeune soldat écrit, à la date du 20 août 1914 :

L’ennemi attaque vers 4 heures du matin. Les bataillons résistent sur les emplacements sommairement organisés. La résistance se prolonge jusqu’à 7 h 35 […]. Le régiment se trouve très réduit. La prolongation de la résistance sur leurs emplacements n’a pas permis aux unités de se dégager facilement. La 10e et la 11e compagnies notamment qui occupaient le village de Bidestroff même ont dû trouver leur retraite coupée50.

Ce jour-là, Victor André, vingt-quatre ans, paysan de l’arrière-pays niçois classe 1910 qui a rejoint le front le 10 août, est laissé pour mort sur le champ de bataille près de Dieuze (Meurthe-et-Moselle). Grièvement blessé, il est fait prisonnier et interné au camp de Grafenwöhr en Bavière. Il y meurt de maladie le 22 mai 1917 après trente-trois mois de captivité.

« Ça jamais, mon Lieutenant ! » : telle est, fin août 1914, au cours de la retraite de son régiment de la Sambre à Provins, la réponse indignée de Marcel Duhamel (1885-1970) à son supérieur qui lui intime l’ordre d’utiliser son revolver pour empêcher les fantassins, épuisés de fatigue et ne pouvant plus marcher, de s’asseoir sur les caissons de l’artillerie tirés par des chevaux. La réponse vigoureuse de Marcel Duhamel laisse le lieutenant pantois51.

Il y a eu, comme on l’affirme avec une étrange forme de « précision inexacte », selon la formule d’Antoine Prost, 235 183 tués dans les deux premiers mois de la guerre52. Le 1er septembre 1914, les armées françaises, battues, reculent partout sur le front occidental ; l’armée allemande est à 40 kilomètres de la capitale. Le même jour, le général Rabier, commandant la 4e division d’infanterie, ordonne que « tout soldat, tournant le dos à l’ennemi, doit être immédiatement abattu à coup de fusil ou de revolver ». Dans une note adressée aux officiers et sous-officiers subalternes, Joffre leur enjoint de « forcer l’obéissance de leurs hommes s’ils se “débandent” ou s’ils se livrent au “pillage et à la dévastation” ». Au 15 septembre, on compte déjà trente soldats fusillés depuis le début du mois, dont treize appartiennent au 14e corps d’armée, connu pour sa discipline et son endurance.

Le vigneron bourguignon Eugène Bouret, vingt-sept ans, marié, un enfant, est mobilisé au 48e régiment d’artillerie de campagne comme servant d’un canon de 75 millimètres. Le 12 août, il embarque à Dijon avec chevaux et canons dans un train en direction de Gérardmer, dans les Vosges. Les esprits sont déjà troublés, on voit des espions partout. Le 20 août, la colonne entre dans l’Alsace annexée et subit les premiers revers. Le lendemain, sous la pluie, c’est la retraite désordonnée. Le 24 août, les quatre canons entrent en action. Le 29 août, le capitaine fait faire une manœuvre imprudente, exposant ses hommes à découvert. Un obus allemand tombe entre le canon et la caisse de munitions. Les artilleurs sont projetés en l’air et donnés pour morts. Eugène se relève, blessé, sonné, en état de choc. Le médecin diagnostique un état de démence par commotion cérébrale. Eugène disparaît du poste de secours, erre à l’arrière du front. Il est arrêté dans une grange, jugé suspect, inculpé le 3 septembre et déféré au conseil de guerre. Accusé d’abandon de poste le lundi 7 septembre, jour de son anniversaire de mariage, il est condamné à mort avec cinq autres soldats et exécuté le même jour à 18 heures, les yeux bandés53. Le 12 octobre, la mairie de Dijon reçoit l’annonce de son décès, sans mention des circonstances de sa mort. On refuse une pension à sa veuve Eugénie, sans raison explicite, et elle demande alors des éclaircissements par l’intermédiaire d’un député socialiste de la Côte-d’Or, Henri Barabant, qui, à force d’obstination, découvre les circonstances de l’exécution. Le député apprend également qu’Eugène avait été examiné par un médecin militaire et considéré comme dément et qu’il s’agit donc d’une erreur judiciaire. Après une longue enquête au sein de l’institution militaire, Eugène Bouret est réhabilité par arrêt de la Cour de cassation le 2 août 1917, information parue au Journal officiel le 25 août 1917. La gauche parlementaire demande des sanctions contre ceux qui ont appliqué aveuglément une « justice » militaire. Mais l’enquête sur les militaires-juges est annulée par le gouvernement Clemenceau en novembre 1917.

Combien de soldats furent ainsi condamnés à mort et exécutés ? Il y en eut 200 entre août et décembre 1914 ; 639 selon le dernier bilan54 (plus 113 par les conseils de guerre d’outre-mer), sans compter les exécutions immédiates, sans jugement. Le chef du personnel des Forges et aciéries de la Marine à Saint-Chamond (Loire), m’a affirmé lors d’un entretien en 1978 (en me demandant de ne pas enregistrer) avoir commandé, en décembre 1914, un peloton chargé de fusiller plusieurs hommes qui n’étaient pas passés par le conseil de guerre. Chrétien, il s’en repentait publiquement soixante ans plus tard en me rapportant l’épisode « pour l’histoire », tout en refusant que son nom soit cité et sa voix enregistrée.

En 1917, pour 412 condamnations à mort, on dénombre vingt-six exécutions et un suicide. Dix-sept d’entre eux étaient célibataires, huit avaient des enfants. Sur les 1 408 condamnés à mort durant toute la guerre, 22 % étaient agriculteurs et 67 % ouvriers, artisans ou commerçants ; les ruraux, socle des soldats au front, sont donc proportionnellement moins nombreux.

La vie dans les tranchées : les corps meurtris

« [14 janvier 1915, Argonne] : Dans la journée il n’y a pas grand-chose à redouter, la nuit c’est tout autre chose. Je dois vous signaler la difficulté qu’il y a eu à faire travailler les hommes, on a dû les menacer du revolver pour les obliger à confectionner le réseau de fil de fer. Ils pleuraient et demandaient à partir comme des enfants ; le médecin-major me signale que malgré le graissage des pieds, les gelures augmentent de jour en jour. »

Rapport au colonel commandant la 18e brigade.

Le normalien Louis Mairet meurt au Chemin des Dames, près de Craonne, le premier jour de l’offensive d’avril 1917 décidée par le général Nivelle, qui a rassemblé, dans la boue et la neige, près d’un million d’hommes. Dans ses carnets rédigés au front, il note, le 2 janvier 1916 :

Le soldat de 1916 ne se bat ni pour l’Alsace, ni pour ruiner l’Allemagne, ni pour sa patrie. Il se bat par honnêteté, par habitude et par force. Il se bat parce qu’il ne peut pas faire autrement. Il se bat ensuite parce qu’après les premiers enthousiasmes, après le premier découragement du premier hiver, est venue avec le second la résignation […]. On a changé sa maison contre un gourbi, sa famille contre des camarades de combat. On a taillé sa vie dans la misère comme autrefois dans le bien-être. On a gradué ses sentiments au niveau des événements journaliers et retrouvé son équilibre dans le déséquilibre. On n’imagine même plus que cela puisse changer. On ne se voit plus retournant chez soi. On l’espère toujours, on n’y compte plus […]. Le peuple possède au plus haut point, le sentiment de la nécessité ; il faut faire la guerre. À cause de quoi, pourquoi, il ne sait55.

Des milliers de récits de combattants ont été écrits56. Si tous n’ont pas la qualité esthétique ou littéraire, ni le succès, du Feu d’Henri Barbusse (1916) ou des Croix de bois de Roland Dorgelès (1919), tous font le récit d’une expérience spécifique, même si certains sont reconnus comme plus fiables que d’autres57. Tous, à leur manière, disent le froid, la soif, l’angoisse, la peur, l’exigence de l’obéissance aux gradés, la nécessité résignée des poilus à tenir, mais aussi les moments de repos, de loisirs et de fêtes, la solidarité entre « copains » de l’escouade, souvent du même coin, avec lesquels on fait un repas bien arrosé après avoir attrapé un lapin, des poissons ou des oiseaux pour améliorer l’ordinaire. Voici le témoignage du soldat Henri Potel, 5e régiment d’infanterie, vingt-quatre ans :

Le 8 avril 1916, vers 19 heures, nous quittons les casernes […]. Plus on avance vers les lignes, plus c’est la même cohue ; et les obus tombent au milieu de cela faisant un carnage épouvantable […]. Il nous fallait vraiment être courageux pour continuer de marcher à travers pareils obstacles, si démoralisants. Le bombardement boche continuait de nous arroser de projectiles. Après avoir baissé la tête plus d’une fois, on arrive enfin dans le secteur du fort de Douaumont. Le fort est occupé par les Boches. Pas de boyau, ni de tranchées, ni abri, on relève chaque soldat dans un trou d’obus à travers la plaine […]. Nous restons là dans nos trous pleins d’eau et de boue. Toute la journée, il fallut se tenir dans nos trous comme des limaçons. Dans quelle situation ? Il n’y a plus qu’attendre la mort ou la blessure […].

Le 23 avril 1916 nous allons prendre les positions du secteur du fort de Vau, ça y tombe presque partout ; le colonel resta dans le fort avec son état-major et la liaison ; tous on aurait bien voulu en faire partie ; mais on va occuper la droite en avant du fort, et c’est justement où ça a l’air de tomber le plus. Le bombardement est formidable, et ce n’est pas meilleur qu’à Douaumont. Le bombardement est d’une violence extrême, et tellement ça tombe et des gros noirs, ça nous secoue les tripes, on en a la diarrhée ; pour ma part j’ai été près de vingt fois aux feuillées58.

Il y a peu de commentaire à faire sur cette description apocalyptique, par un simple soldat, des combats à Verdun, sinon rappeler que la bataille commencée le 21 février 1916 a duré de nombreux mois et qu’en décembre, les Français étaient revenus sur les positions occupées en février. Les pertes – tués, disparus, morts dans les hôpitaux militaires, blessés, prisonniers – avoisinent les 375 000 en 1916 (mais elles ont été 415 000 en 1915).

À Verdun pourtant, en 1916, l’échange de bouts de papier, de cigarettes ou de chocolat est pratique courante entre les Français de la 192e brigade d’infanterie et leurs adversaires allemands : ils boivent un verre de vin ensemble, se présentent des photos familiales, échangent quelques mots entre « frères de tranchées ».

Fraternisations, indisciplines, révoltes

« Je voudrais que tu voies la place où je suis pour le moment. C’est un boyau coupé par un barrage fait avec des sacs de pommes de terre épais de 50 centimètres, haut de 1,20 mètres et Fritz à quelques mètres avec un barrage lui aussi. Ce sont des Bavarois, ils sont bons types, heureusement car il n’y aurait pas moyen de rester là. Ne tirez pas qu’ils nous ont dit, nous ne tirons pas non plus. Ils n’ont sûrement pas beaucoup à manger car ils nous demandent du pain. Ils nous donnent des cigarettes et, hier soir, ils m’ont envoyé une carte. Je la garde. Je te la ferai voir quand j’aurai une permission. Ce sera un souvenir d’eux. Voilà quatre jours que nous sommes là et pas un coup de fusil n’a été échangé. »

Lettre d’un soldat parisien saisie par le contrôle postal, avril 191759.

Malgré la guerre, la mort et les combats, la fraternisation laisse un moment de répit, équilibre fragile qui peut basculer d’un moment à l’autre par l’intervention d’un gradé ou par un tir d’artillerie. Les fêtes – Noël, Pâques, Pentecôte – sont propices à des périodes de trêve, voire de célébration commune entre adversaires d’hier et de demain. La trêve de Noël 1914 est particulièrement intense entre soldats allemands et anglais, moindre entre Français et Allemands. Les chants Minuit chrétien et Stille Nacht sont un signal pour établir ce moment fugace de paix marqué par l’échange de cigarettes, de chocolats ou de liqueurs. Les autres Noël furent plus surveillés par la hiérarchie militaire et donc moins démonstratifs. Pourtant, certains chefs gardent le silence vis-à-vis de leur hiérarchie. Ainsi, en juin 1917, le lieutenant Morin, que ses hommes croient endormi après une nuit de veille, surprend un échange entre soldats français et allemands. Il sermonne ses hommes, mais sans plus : « Bien que mon devoir serait de signaler le fait au colonel, je ne fais aucun rapport ; je crains que les sanctions soient trop sévères en cette période de troubles […]. Cette situation imprévue, exceptionnelle, me déconcerte, me désempare. J’avais déjà occupé des secteurs où, par entente tacite, on n’en troublait pas la tranquillité, mais du moins on restait invisible60. »

Tous les fronts occidentaux ont connu de tels moments d’arrangements raisonnables, mais ce sont surtout les fraternisations en Russie, parce qu’elles ont abouti à l’écroulement du régime tsariste, qui ont fait mémoire. Les mutineries, de façon plus franche, sont restées dans l’histoire.

À Verdun, désobéissances et rébellions

« Causant ce soir avec des camarades de mon ancienne escouade de la 20e compagnie j’ai appris par eux la nouvelle dont j’avais entendu parler vaguement, de la mutinerie du 140 […]. C’était une compagnie entière du 140 qui venait de se mutiner et à elle s’étaient joints d’autres du régiment et des officiers. La cause de ce mouvement était que le 140 ayant goûté du front de Verdun à Douaumont, recevait l’ordre, après avoir pris quelque repos de retourner à Douaumont. Refus des hommes, révolte, etc. Bref le 140 fut conduit bon gré mal gré en deuxième ligne devant le fort de Douaumont où on le fit écharper et actuellement il est entre Vaux et Damloup. »

Marc Delfaud, Carnets de guerre d’un hussard noir de la République, 200961.

L’instituteur Marc Delfaud, vingt-sept ans en 1914, marié, a fait presque toute la guerre comme téléphoniste et à ce titre a pu avoir connaissance des événements survenus pendant la « bataille sacrée », Verdun. Ce jour-là, le régiment descend au repos après deux mois passés sur des lignes bombardées en permanence. Arrive alors l’ordre de repartir le soir même pour relever d’autres unités devant le fort de Vaux. Pourquoi eux, se demandent les soldats, et non le 3e bataillon au repos depuis deux jours ? Ils déclenchent alors une « mutinerie de bras croisés » où « on sent la discipline fondre », selon l’un des lieutenants. À la suite de ce mouvement, trente-cinq soldats passent en conseil de guerre, inculpés, pour la plupart, de refus d’obéissance et d’abandon de poste. Ils sont condamnés à des peines s’échelonnant entre deux mois de prison et cinq ans de travaux publics. Un seul est condamné à mort, un cordonnier de Marseille âgé de vingt-trois ans, exécuté le 10 juin. Le « laxisme » des juges est dénoncé par le général Legrand, commandant la 22e division d’infanterie62.

Ce n’est pas le premier refus d’obéissance à Verdun : déjà, le 19 avril, plusieurs régiments méridionaux avaient fait défaillance, et le 30 avril, des soldats avaient refusé de monter en ligne pour récupérer un petit bois perdu par une autre unité au prix de nombreux morts et blessés. Début juin 1916, à la suite d’attaques allemandes et de replis français, les abandons de poste se multiplient, amenant Joffre à dissoudre un régiment d’infanterie. Le 23 juin, lors d’attaques d’une violence inouïe, la panique s’empare de compagnies d’infanterie suite à l’abandon par plusieurs artilleurs de leurs positions, sans ordre. Le haut commandement s’inquiète : Joffre avertit le gouvernement qu’une vague de « lassitude » et de « découragement » se traduit parfois en indiscipline ouverte. Si la désobéissance à Verdun, ponctuelle et discontinue, n’atteint pas l’ampleur des « mutineries » françaises de 1917, elle est remarquable compte tenu de cette très longue bataille (février-novembre 1916), symbole de la résistance des soldats de l’armée française qui ont tenu malgré tout.

La « gnole » et le « pinard »

« 1er janvier 1917 : encore une année qui commence. Comment la finira-t-on ? C’est à se le demander. Nous devions toucher un litre et quart pour notre jour de l’an, on en touche que ce que nous avons droit et c’est tout. Ils nous volent un litre de vin, les 100 grammes de jambon sont réduits à 30 grammes, les deux oranges à une seule ; et après on dira que nos poilus ont bien fêté le jour de l’an ! sur les journaux, mais ici, ce que l’on doit toucher l’on ne le voit jamais. Ça ne peut arriver jusqu’ici. Ici, c’est le cafard, l’horrible cafard qui nous mine, je m’ennuie, c’est affreux, il faut la fin et rien d’autre, on en a marre ! »

Joseph Prudhon, Journal d’un soldat. 1914-191863.

Si, en théorie, la ration prévue pour chaque combattant en temps de guerre est d’un quart de litre de vin (ou l’équivalent en cidre ou en bière) et d’un seizième de litre de gnole, en fait, les rations varient selon les lieux et les moments (elles sont par exemple plus généreuses avant les attaques), la quantité étant déterminée par une économie de dons et contre-dons entre les officiers et la troupe. Les consommations totales sont énormes et atteignent plusieurs millions d’hectolitres par an (douze millions en 191764). Le vin est transporté par cargos pinardiers à Sète d’où il est acheminé par convois ferroviaires jusqu’à la zone des armées. Il s’agit d’un « pinard » (nom utilisé pendant la Grande Guerre) coupé à l’eau, frelaté avec des adjuvants chimiques… pas bon, donc, mais il donne du courage face à l’épouvante qui gagne au moment de l’assaut ; c’est une boisson indispensable. Par ailleurs, l’eau disponible dans les espaces de combat n’est pas buvable : elle est souillée par les cadavres en décomposition, les résidus des obus et les déchets d’ordre divers laissés par les centaines de milliers de soldats. L’Académie de médecine elle-même préconise, en juillet 1915, une ration journalière de 0,75 litre par personne afin de lutter contre diarrhées, angines, gelures et rhumatismes. La ration passe à un litre journalier en 1918. On est loin des campagnes antialcooliques d’avant-guerre et le vin, par le biais des poilus revenus du front, va s’acclimater dans tous les foyers français, du Nord au Sud et d’Est en Ouest, supplantant en partie les boissons locales (cidre et bière) et devenant ainsi une boisson nationale65. En 1915, Max Leclerc compose une chanson qui met en parallèle le pinard du front et celui du pays :

Salut ! pinard de l’intendance

Qu’as goût de trop peu ou goût de rien

Sauf les jours où t’aurais tendance

À puer le phénol ou bien le purin

Y’a même des fois que tu sens l’pétrole

Tu vaux pas mieux que ta sœur la gnole.

 

Salut pinard pur jus des treilles

Dont un permissionnaire parfois

Nous rapporte une ou deux bouteilles ;

C’est tout le pays qui vit en toi

Dès qu’on a bu les premières gouttes,

Chacun trouve en soi son pat’lin…

Et l’on se sent chaud sous les paupières66.

Refus ou fatigues de la guerre en 1917

« Le lendemain soir à sept heures on nous rassembla pour le départ aux tranchées. De bruyantes manifestations se reproduisirent, cris, chants, hurlements, coups de sifflets : bien entendu L’Internationale retentit ; si les officiers avaient fait un geste, dit un mot contre ce chahut, je crois sincèrement qu’ils auraient été massacrés sans pitié tant l’exaltation était grande67. » Le tonnelier Louis Barthas n’emploie pas ici le terme de « mutinerie » mais ceux « de bruyantes manifestations » et, plus léger encore, celui de « chahut ». « Actes d’indiscipline collectifs et manifestations », écrit le commandant en chef, Pétain, dans une note au ministre de la Guerre le 29 mai 1917. Quelque temps après l’offensive Nivelle du 16 avril et ses dizaines de milliers de morts inutiles, un certain nombre d’hommes refusent, en mai-juin 1917, de « monter au combat ». Les incidents connaissent un pic entre le 15 mai (secteur de Craonne) et le 15 juin, concomitants au calendrier d’importantes grèves parisiennes et provinciales et se prolongent ensuite de manière sporadique.

« Faites-moi fusiller mais je ne monterai pas aux tranchées, d’ailleurs ça revient au même. » Le menuisier de Châlons-sur-Marne Henri Kuhn, qui interpelle ainsi son lieutenant le 29 avril 1917, combat dans ce régiment depuis trois ans et il vient de participer à une offensive au Chemin des Dames68. Avec une centaine d’autres soldats qui se sont concertés toute la journée, ils quittent le camp après la soupe du soir en essayant de débaucher d’autres soldats, comme le tente François Collin, vingt et un ans, cultivateur breton : « Les camarades ne montent pas, moi non plus je ne monte pas ! Allez venez ! » La révolte s’épuise progressivement ; quatre soldats sont condamnés à mort, dont Kuhn et Collin, mais leurs peines sont commuées.

Entre le 2 et le 5 mai, des absences de plus en plus nombreuses sont signalées au 231e régiment d’infanterie, y compris celle d’un lieutenant le 3 mai. Les hommes ne veulent pas forcément déserter puisque la plupart réapparaissent après deux ou trois jours d’absence mais ils refusent de participer à une attaque jugée mal préparée et suicidaire (quatre-vingt-sept tués, 271 blessés et quarante et un disparus)69. La baisse du moral est générale, certains avancent des raisons personnelles (mort d’un frère par exemple) ; l’un des soldats ose énoncer : « À chaque attaque notre artillerie tire sur notre première et deuxième ligne et nous cause autant de pertes que l’artillerie adverse. » Devant le conseil de guerre sont poursuivis trente-trois soldats. En tête de liste, le lieutenant accusé de désertion, sur lequel on n’a pas réussi à remettre la main, est condamné à mort par contumace le 24 août 1917. Sa désertion lui a permis de vivre une existence plus longue que beaucoup de ses camarades. Rayé du contrôle des déserteurs en 1938, il décède à Agde en 1956. Les jugements s’échelonnent de juin à août 1917. Dans un premier temps, on condamne à mort, peine qui est plus tard commuée, à la suite d’une grâce, en vingt ans de prison. Les sentences se font ensuite plus mesurées. Les officiers sont lourdement sanctionnés pour défaut de commandement. La logique de la sanction permet de focaliser l’attention sur les responsabilités individuelles des officiers intermédiaires plutôt que sur la politique de l’état-major, sur sa très lourde responsabilité dans la multiplication d’attaques aussi meurtrières qu’inutiles.

Les formes de l’action collective varient selon les lieux et les moments. Il ne s’agit pas d’une mobilisation unique mais d’une vague de contestations faite de remous locaux et ponctuels, qui vont des protestations individuelles aux refus collectifs, de l’improvisation complète à l’action organisée. Parmi les documents les plus étonnants, il y a cette pétition signée par 884 soldats, transmise par voie hiérarchique présentée très respectueusement dans les formes militaires par deux délégués des mutins, qui affirme leur « intention bien déterminée de ne plus retourner aux tranchées70 ». Dans le répertoire classique de la contestation figurent L’Internationale (chantée au moins une fois sur deux par les mutins), les drapeaux rouges (un quart des mutineries), les mots d’ordre « Vive la révolution ! » (Révolution russe ou souvenir de 1792 ?), et les graffitis. Les inspecteurs de la Compagnie du Nord relèvent les slogans inscrits par les soldats sur les trains de permissionnaires : « À bas la guerre », « Nos chefs, on les aura », « Camarades, la république se fout de nos gueules », « Les gendarmes sont aussi vaches que les Boches, qu’on les pende » ; mais aussi : « Vive le vin et les femmes pour faire un poilu », « Le boudin et les Boches c’est la même chose », « Vive le pinard, aux chiottes les Boches », « Vive les copains du 150e »71. Le mot d’ordre le plus fréquent est « À bas la guerre » et il est crié en français même quand les soldats parlent entre eux breton ou occitan, tel le Béarnais Yulien de Caseboune : « lous souldats be criden coum hous : “à bas la guerre” » (« les soldats crient comme des fous “à bas la guerre” »). Mais au palmarès de la détestation, les graffitis contre les « planqués » font concurrence aux mots d’ordre contre la guerre : « Mort aux embusqués c’est une bande de vaches ils seraient bien mieux au front. »

Vincent Moulia (1888-1984), soldat au 18e régiment d’infanterie originaire des Landes, est un « mutin » de 1917 au destin exceptionnel : avec quatre autres soldats, il refuse de repartir au combat le jour de la Pentecôte après une soirée bien arrosée. Condamné à mort comme mutin, il parvient in extremis à échapper au peloton d’exécution à la faveur d’un bombardement et à s’évader dans la nuit du 11 juin. D’origine modeste, employé d’hôtel avant la guerre, Vincent Moulia passe des années d’exil en Espagne. Gracié en 1933, il revient en France en 1936 et se réinstalle dans son village natal de Nassiet dans les Landes. Quand Alain Decaux le rencontre en juin 1979, Vincent Moulia a quatre-vingt-onze ans. Dans son émission télévisée « Alain Decaux raconte », il fait connaître l’histoire de ce poilu condamné « pour l’exemple » et évadé ; à la fin de l’émission Decaux pose la question : « Qui rendra sa croix de guerre au caporal Moulia ? » Quelques mois plus tard, le 11 novembre 1979 à Nassiet, ce dernier récupère symboliquement sa médaille des mains d’un ancien combattant de 1914-1918.

Pour les soldats languedociens, la désertion est le délit militaire le plus fréquent. Il s’agit moins de désertion au front face à l’ennemi, rarissime, que d’abandon de poste à l’intérieur du pays : c’est le cas de près d’un « délinquant » sur deux en Lozère. Les soldats sont aussi condamnés à plus de cinq ans de prison pour outrages ou voies de fait à l’égard de leur supérieur. La chronologie indique un pic en 1916 et 1917 : c’est sans doute la lassitude et le découragement, voire l’épuisement physique et moral, qui explique à ces dates les désertions.

Le temps de cavale est plus ou moins long, allant de quelques jours à vingt mois, jusqu’à la loi d’amnistie du 23 octobre 191972. Les actes de désertion constituent pour les déserteurs « une assurance de survie »73. Cependant, les refus de la guerre sont restés minoritaires. Les soldats ont globalement supporté l’insupportable au nom de la défense nécessaire de la nation. Mais l’égalitarisme des tranchées est un leurre : le quotidien de la guerre n’est pas identique pour les soldats du rang et pour les officiers qui ont une solde bien plus élevée et des conditions de vie et de survie nettement supérieures. Même si la guerre a permis des rencontres improbables en temps de paix, elle n’a effacé ni le mépris de classe, ni la lutte de classes74.

Les camps de prisonniers

« Si tu ajoutes à tout cela, mon aimée, les idées que me suggère mon séjour prolongé en Allemagne, tu comprendras que mon esprit ait présentement des tendances assez pessimistes. Et puis comme souvent je te l’ai dit, nous sommes sans nouvelles du dehors, nous ignorons tout de la marche des opérations et nous ne savons pas s’il faut avoir confiance ou désespérer. Alternative terrible pour des hommes qui sont loin de leur famille, loin de leur pays et parmi une population hostile, pour des hommes auxquels on fait des promesses toujours irréalisées et qui se demandent s’ils ne sont pas, jusqu’à la fin de la guerre, de vulgaires prisonniers, tout simplement comme ceux qui ont été pris les armes à la main sur les champs de bataille. »

Émile Déchirot, Carnets inédits, 15 janvier 191575.

Joseph Miquel est l’un des « vulgaires prisonniers », évoqués dédaigneusement par Déchirot, ce caporal infirmier militaire rapatrié en juillet 1915. Ouvrier dans les égouts de Paris, quarante-trois ans, marié à une couturière, père de deux enfants, Joseph Miquel est fait prisonnier avec 461 autres de ses compagnons qui défendaient le fort du Camp des Romains sur la Meuse le 25 septembre 1914 ; il le reste jusqu’en octobre 191876. Pendant ces quatre ans, il ne tient que grâce aux courriers échangés avec son épouse et aux colis qu’elle lui envoie régulièrement. Pour cela et pour élever ses deux jeunes enfants, elle doit travailler comme cuisinière dans une famille de la bourgeoisie malgré ses maux de jambe. Sa fillette doit abandonner l’école à la fin de la primaire pour travailler elle aussi, alors que le jeune garçon, très indiscipliné en l’absence du père, est placé en pension. Joseph Miquel ne tient qu’à l’aide de cette correspondance même si parfois il manifeste sa mauvaise humeur, sa jalousie et ses doutes sur la fidélité de son épouse. Il se plaint du temps, du froid, de la neige et de la nourriture, une soupe claire et du mauvais pain noir baptisé « KK ». Il travaille durement pour couper le bois dans la forêt, faire des terrassements et décharger des wagons de sable. À partir de 1916, il se laisse envahir par des idées noires mais il tient cependant ses 1 385 jours de captivité grâce aux siens, aux lettres et aux attentions de son épouse bien-aimée à qui il envoie parfois des fleurs séchées. Rentré en octobre 1918, sans doute malade des poumons, il retrouve sa famille et une fille naît dix-huit mois plus tard. Il meurt à soixante-trois ans en 1936, après avoir obtenu sa carte d’ancien combattant en 1931.

Le lieutenant Paul Cocho est quant à lui fait prisonnier presque à la fin de la guerre, le 27 mai 1918, lors de l’offensive allemande sur le Chemin des Dames ; il est grièvement blessé au bras gauche. Opéré et soigné par un médecin allemand, il est transporté à Laon où il reste plusieurs jours sans véritable prise en charge, se nourrissant de pain noir et d’eau. Transporté par train sanitaire à Mayence puis, dans un premier temps, dans un hôpital-militaire, il est transféré un mois plus tard dans le camp-hôpital pour officiers au sud de Dantzig, en réalité une vieille usine désaffectée. Dans son journal, il parle du temps et de la nourriture du camp qu’il supporte mal, des conditions d’hygiène déplorables et de temps en temps des jeunes filles allemandes qu’il trouve bien habillées, mais avec la cheville un peu forte ! Épicier avant la guerre, il détaille soigneusement les différents produits de ses colis enfin reçus près de trois mois après sa blessure et son arrestation. Il est rapatrié le 4 janvier 191977.

Suivis par la Croix-Rouge de Berne, les 300 000 prisonniers de guerre français en Allemagne (100 000 prisonniers de guerre allemands en France et dans ses colonies d’Afrique) ont, sauf les blessés et les officiers, essentiellement servi de main-d’œuvre dans les campagnes, pour les travaux de terrassement et dans les usines de guerre.

Révoltes coloniales pendant la Grande Guerre

L’affaiblissement et les défaites des Français dès 1914 contribuent à réveiller un certain nombre d’espoirs dans les colonies. Le point commun entre les différentes formes de révoltes, de guerres et de rébellions est le refus de la conscription basée en principe seulement sur le « volontariat » ; les anciens combattants exprimeront par la suite leurs désillusions à ce propos78.

Résistances en AOF

Dans les colonies de l’AOF, la résistance prend dès septembre 1914 la forme de fuites d’individus, parfois de villages entiers, vers les colonies étrangères. Trois villages du cercle de Koumbia, en Guinée française, se vident par exemple entièrement, plus d’un millier de jeunes gens fuyant en direction du territoire portugais (souvenirs encore vivants des chasses aux esclaves par les marchands au XIXe siècle), ou de la « république noire » du Libéria, ou encore vers le Nigeria anglais.

La résistance peut prendre des formes plus violentes. C’est le cas en février 1915, au nord du cercle de Bamako, du soulèvement de milliers de Bambaras qui se révoltent après un incident lors du recrutement dans un village : le chef de canton Titoko Diara affirme qu’« à tout prendre puisque ses guerriers ne devaient jamais revoir leur village, ils préféraient se faire tuer sur leur sol ». À Koumi, dans le village du vieux chef respecté, Diocé Taraolé, le combat est acharné : l’artillerie reprend les cases une par une, sous une chaleur écrasante. Le chef se fait sauter dans son tata avec la poudre. La répression est très dure : lourdes amendes en bétail, peines de prison « pour ruiner les familles rebelles ».

De novembre 1915 à juillet 1916, la révolte de l’Ouest-Volta concerne une zone de 500 000 habitants. Le village de Bouna refuse de donner des jeunes gens au recrutement. L’administrateur français est expulsé manu militari. Les troubles s’étendent. En réaction, les colonnes françaises donnent l’assaut : des villages sont incendiés, des chefs tués. Mais les Français, abandonnés par leurs porteurs africains, doivent se replier. Il s’agit d’une guerre totale, subversive et populaire. La révolte de ces communautés culturellement proches, animistes, organisées en démocraties villageoises, réfractaires à toute forme d’organisation politique centralisée, vise à revenir aux anciennes coutumes. Tous les témoins soulignent le mépris de la mort, le courage tranquille des révoltés. Dans un nouvel assaut donné entre février et avril 1916, les troupes françaises s’attaquent avec quatre compagnies d’artilleurs, de mitrailleurs et quatre canons, à des villages fortifiés. Le bilan fait état de plusieurs milliers de morts ; 110 villages sont détruits ou incendiés ; les réserves alimentaires en greniers anéanties. L’obéissance et la soumission seront provisoirement garanties par une occupation militaire qui mobilise 1 100 tirailleurs quadrillant le pays.

Résistances en Afrique du Nord

En Algérie, dans la plupart des régions, les hommes se présentent contraints et forcés devant les commissions de recensement et de tirage au sort. Mais en 1915, des heurts éclatent avec des tentatives pour délivrer les conscrits. Lors des opérations de recensement, dans un douar de la commune mixte Aïn M’lila, un père proclame : « Mon fils et les autres ne partiront pas. Pourquoi voulez-vous aller faire les soldats et mourir dans des conditions contraires à la religion musulmane ? Le gouvernement français n’a plus aucun pouvoir79. » Il s’ensuit une bousculade avec l’adjoint indigène. Les mères sont elles aussi particulièrement actives dans cette opposition au recrutement, poussant leurs fils à déserter. Dans le nord-ouest de Sétif, en juin 1915, dix-huit inscrits sur 164 refusent de se rendre devant la commission qui ne peut lever les treize appelés prévus. Les insoumis et les déserteurs sont nombreux (un sur sept engagés ou appelés) et représentent 10 400 personnes à la fin de la guerre en 1918. Nombre d’entre eux prennent le maquis et harcèlent ensuite les gendarmes et les fonctionnaires d’autorité. L’insécurité s’étend dans les régions montagneuses, en Kabylie ou dans le Constantinois. Le souvenir des bandits d’honneur80 plane sur ces bandes. L’insécurité gagne toutes les régions. Une insurrection éclate dans le Sud-Constantinois en août 1916 dans la commune mixte de Batna au moment du recensement de la classe 1916, puis de la classe 1917 et la réquisition d’un millier de travailleurs81. La menace de supprimer les remplacements attise la colère, y compris dans les couches moyennes. Lors d’un recrutement le 11 novembre 1916, l’administrateur est tué, le sous-préfet meurt des suites de ses blessures, les archives du recrutement brûlent et la gare est pillée. Des Européens sont tués, des fermes incendiées et des voies ferrées sabotées. La répression dure cinq mois avec des troupes venues de Tunisie, six bataillons de tirailleurs sénégalais et des bataillons de zouaves appuyés par l’aviation (15 000 hommes au total). Les villages sont détruits ainsi que les réserves alimentaires, le bétail est razzié. Amendes et confiscations de terres pèsent lourdement sur les populations.

Résistances malgaches

À Madagascar, l’autorité coloniale assimile en 1915 l’action de l’association Vy Vato Sakelika (VVS, « Fer, pierre, ramification ») à un complot82. Créée en 1913 par des élèves de l’école de médecine, cette organisation recrute essentiellement à Tananarive et dans quelques bourgs des hautes terres centrales. Ses adhérents, dont le nombre est difficile à évaluer (entre 1 000 et 2 000), appartiennent au cercle des lettrés. Ils sont étudiants, instituteurs, commis de bureau, employés de commerce, photographes : « Nous sommes tous des Malgaches, que nous soyons noirs ou blancs, roturiers ou nobles, pauvres ou riches, insensés ou sages. » L’association représente une forme d’unité entre les Malgaches, la terre des ancêtres désignant l’île tout entière : c’est la première expression d’un nationalisme moderne dans l’île. Pourtant, patriotisme français et patriotisme malgache ne sont pas contradictoires pour le pasteur Ravelojaona, comme il l’énonce après son arrestation lors d’un interrogatoire :

J’aime mon pays, mais je veux l’aimer avec intelligence. Tout ce que j’ai dit sur la patrie malgache, je le crois strictement conforme aux déclarations et proclamations des représentants de la France à Madagascar. Je connais bien mon devoir de Malgache, mais je connais aussi mon devoir de sujet français et dans tout ce que je dis sur ce sujet, je tâche toujours de ne pas m’écarter du bon chemin. Ce que je dis sur la patrie malgache n’est pas différent de ce qui se dit dans le langage des représentants de la France.

Défendu par la Mission protestante française à Madagascar, le pasteur est acquitté puis « invité » à s’embarquer pour la métropole et à s’engager. L’armée le charge vers la fin de 1916 de l’accueil de ses compatriotes à Marseille en raison de son aura. Depuis le début de l’année 1915, des arrestations des personnes soupçonnées d’être membres de la VVS ont lieu au moment même où le recrutement prend son envol. La répression est sévère : 223 arrestations, quarante et une condamnations à la prison, dont huit à perpétuité. Le 27 février 1915, le gouverneur général, Hubert Garbit conseille aux membres de la VVS non encore arrêtés de se dénoncer dans un délai d’un mois, avec la promesse d’une amnistie. Certains s’enfuient de Tananarive vers les provinces périphériques où ils font campagne contre le joug français. Les parents d’autres membres incitent leurs fils à se racheter en s’enrôlant. C’est ainsi que soixante-dix-sept adhérents de la société secrète, élèves de l’école de médecine et de l’école de formation des fonctionnaires, se dénoncent, tel Rabefierana Solofo qui obtient en 1919 d’être démobilisé en métropole pour poursuivre sa thèse de médecine. À Paris, le Foyer du soldat malgache est un lieu de sociabilité où est entretenu le nationalisme malgache.

Guerre des Kanaks

En Nouvelle-Calédonie, la reprise d’une colonisation intensive a réduit de 60 % la superficie des réserves où ont été reléguées les populations mélanésiennes. À cela s’ajoute une hausse des impôts de capitation, l’application du régime de l’indigénat et l’intensification de la recherche minière dans les Réserves83. En 1916, 1 000 « volontaires » kanaks partent à la guerre. Ce volontariat est une fiction. Un ancien tirailleur de Lifou témoigne : « on a dit à toutes les tribus qu’on avait retenu les grands chefs et que le peuple irait à leur place », décision prise par les anciens et acceptée par la population, mais sous forte pression coloniale. Aux yeux des Kanaks, ces querelles entre Blancs ne les concernent pas. En 1917, quand on apprend qu’un tiers d’entre eux sont déjà morts, l’insistance des autorités à recruter de nouveaux « volontaires » met le feu aux poudres. La « guerre kanake » déclenchée en avril 1917 dans le Centre de la Grande Terre dure près de dix-huit mois84. On connaît l’histoire de ce conflit par les documents administratifs et militaires mais aussi grâce aux récits, oraux et écrits, en prose ou en vers, conservés par les Kanaks.

Suite aux escarmouches qui émaillent la nouvelle campagne de recrutement, l’administrateur Alfred Fourcade, chef des Affaires indigènes, convainc le chef kanak Noël Néa Ma Pwatiba d’organiser, dans sa tribu de Tiamou, une cérémonie locale appelée « pilou », fête de paix ou de réconciliation. Le plan secret de Fourcade est en fait, selon toute vraisemblance, de capturer les chefs rebelles réunis à cette occasion. Au jour dit, le 28 avril 1917, les danses commencent mais le chef Noël ne se montre pas. Il s’est retiré sur les hauteurs et répond aux invitations répétées de Fourcade à le rejoindre par des insultes et « des gestes obscènes »85. Le gouverneur donne l’ordre de procéder à des arrestations. Noël et les siens répliquent en tirant sur la troupe, qui bat en retraite. Dix-sept danseurs sont arrêtés ; deux meurent en prison de dysenterie infectieuse ; dix autres tentent de s’évader, certains sont repris, internés aux Nouvelles-Hébrides ; six survivent et ne peuvent revenir en Nouvelle-Calédonie qu’en 1920.

La guerre de 1917 se déroule dans trois vallées différentes. Les chefs locaux affrontent des administrateurs coloniaux, des officiers, des géomètres et des maristes, aidés par des volontaires kanaks, des « auxiliaires » et des tirailleurs tahitiens. Des colons isolés sont tués et leurs cœurs sont remis aux chefs kanaks. Les troupes coloniales demandent quant à elles à leurs auxiliaires kanaks de leur apporter la tête des rebelles moyennant une prime de 50 francs pour chaque guerrier tué. L’armée pratique la politique de la terre brûlée, incendiant villages et récoltes. Réfugié en brousse, n’ayant pas cessé de combattre, Noël est tué le 10 janvier 1918 et décapité par un colon arabe nommé Mohamed ben Ahmed, un descendant des exilés après l’insurrection de 1871 en Algérie. Le lendemain, la femme de Noël est arrêtée et son frère tué.

En mars 1918, près de 250 personnes sont emprisonnées à Nouméa ; soixante meurent en captivité. On estime que cette guerre a fait 200 ou 300 morts chez les Kanaks. En 1919, soixante-dix-huit hommes sont jugés, soixante et un sont condamnés et deux sont guillotinés le 8 octobre 1920.

Vie intime et liens familiaux dans le conflit

« J’étais en permission chez moi du 18 février au 26 mars, en rentrant chez moi je n’ai pu que constater que la misère et presque la famine dans ma famille car mon épouse était malade depuis le 1er février 1917. »

Lettre de Camille Chabassut,
mobilisé à la 86e compagnie d’aérostiers,
au préfet de l’Hérault, 8 mars 191786.

La séparation massive des couples pendant la Grande Guerre invite à faire l’histoire des liens, parfois fragiles, maintenus malgré tout entre les conjoints. Cette histoire de l’intime se construit au rythme des permissions, des échanges de courriers et des envois de colis.

C’est seulement à partir du 1er juillet 1915 que des permissions sont officiellement accordées aux combattants du front87. Elles sont de plusieurs types, dont des permissions agricoles octroyées au cas par cas pour la fenaison, les moissons ou les vendanges. Les congés de convalescence deviennent automatiques à partir de décembre 1914. La permission constitue un moment clé de confrontation entre deux univers : vie civile et vie militaire.

Ulysse, né en 1882, et Eugénie, née en 1891, se sont mariés en 1907. Ils se sont connus chez leur maître commun où lui travaillait comme ouvrier agricole et elle comme domestique88. En 1909 naît leur premier enfant, Léandre. Il a cinq ans quand son père part au front en août 1914. Pendant la guerre, Léandre conserve les cartes postales envoyées par son père. Pour Ulysse, écrire une carte postale est un moyen de faire plaisir à son fils. Père, mère et enfant ne sont pourtant pas très à l’aise à l’écrit, même si les parents ont fréquenté l’école républicaine (jusqu’à huit ans seulement pour Eugénie) et que le garçonnet commence seulement à apprendre à lire et à écrire. Entre eux, ils parlent occitan. Ulysse et Eugénie, comme de nombreux couples, s’écrivent tous les jours. Leur correspondance atteste d’une acceptation et d’une intériorisation des rôles sexués où la suprématie masculine est de droit, sans pour autant consentir à la guerre, même si la virilité du soldat s’exhibe sur des photographies produites par l’institution militaire et placées dans la chambre conjugale. Au début de l’année 1918, pour les neuf ans de Léandre, habillé pour l’occasion en tirailleur avec un uniforme prêté par le photographe, mère et fils se font tirer le portrait à côté d’une chaise vide figurant l’absent, cliché conventionnel à destination du père. Aucune de leurs lettres n’exprime de haine contre l’ennemi, pas plus qu’une adhésion au conflit.

« Nous sommes dans un mauvais temps », écrit Ulysse le 13 juin 1915 ; le 3 septembre, Eugénie lui fait écho : « Je t’assure qu’ils ramassent tout le monde, ce serait bien que la guerre finisse. » Ulysse est blessé très tôt à l’automne 1914 et, une fois guéri, il repart au front. En juin 1915, il est à Toulon pour embarquer pour l’armée d’Orient où il reste sans permission pendant vingt mois. « J’en ai mon soûl », écrit-il dès le 29 décembre 1915. Au cours de l’année 1916, il manifeste lassitude et dépression mais se console en se disant qu’il échappe aux combats meurtriers du front occidental.

Le modèle viril de 1914, celui du citoyen-soldat fort, courageux et résolu, cède devant les fatigues et la durée de la guerre. En écrivant à son épouse, Ulysse réaffirme son autorité maritale même s’il dépend en réalité d’elle pour l’envoi de colis, d’argent et pour l’entretien des vignes. Les rôles sont inversés : les femmes doivent assumer des travaux jusqu’alors réservés aux hommes telle la taille des ceps. Le chef de famille glisse aussi des mots de tendresse et d’affection et envoie à sa femme de « doux baisers sur la bouche ». Comme tous les soldats, il s’angoisse quand le courrier n’arrive pas et se demande pourquoi son épouse ne lui écrit plus. Les cartes postales envoyées au fils ont été soigneusement conservées et classées dans un album. L’objet devient un support de mémoire des lieux et des moments de la guerre ; il représente une trace précieuse de la vie de ces « gens de peu » et de l’évolution des sentiments de ce couple de journaliers agricoles.

L’expérience de la guerre entraîne parfois des troubles psychiques notables chez les soldats, mais aussi, selon d’autres modalités, dans la population féminine. Les émotions nées du conflit pèsent sur les pathologies : insomnies résistantes aux somnifères, troubles de l’alimentation, baisses de tension artérielle, refus d’accepter un deuil et troubles psychiques graves89. Dès 1915, le projet de reconquête virile par les armes a fait long feu. Une forme de ressentiment, qui peut se transformer en trauma voire en délire, se développe chez les poilus, faite du soupçon d’abandon et d’infidélité de leur épouse ou fiancée, et du sentiment d’incompréhension face aux souffrances que provoquent les combats du front. Le soldat Victor B. bénéficie d’une permission de six jours après dix-huit mois de front. Dès son arrivée en gare de Saint-Pierre-La-Cour, il est submergé par l’émotion, ne dort plus. Pris de délire de persécution au moment du départ, il imagine que sa femme entreprend des démarches pour lui faire rejoindre le front ; il tente de la tuer et de se tuer lui-même90. Le 27 janvier 1916, la femme du soldat Pierre M., un typographe âgé de vingt-sept ans en permission de convalescence dans son foyer, raconte au directeur de l’asile d’Alençon que, le 1er janvier, pris de déraison, Pierre a voulu tuer leur bébé ; quinze jours plus tard, il a cassé des bouteilles, le biberon, une lampe, le réveil. En septembre 1915, il avait été blessé en Champagne par un éclat de grenade au bras et à la tête, et avait perdu 18 kilos en quatre mois. À l’asile, il revient progressivement à la raison et peut enfin sortir en juin 191691.

La frustration affective et sexuelle des soldats a aussi contribué à développer une misogynie qui s’est parfois exprimée avec violence et toujours dans le sens d’un conservatisme des rôles sexués. Les cartes postales illustrées sont révélatrices de l’omniprésence des valeurs de la masculinité : la virilité du poilu, les charmes de l’aimée ou de la désirée, le dévouement et le sacrifice des infirmières, ces « anges blancs » laïques ou religieuses. La mise en avant de figures consolatrices comme la « marraine de guerre », les métaphores ménagères plaquées sur le travail des femmes – « elles font de la métallurgie comme du tricot » –, tout comme le diminutif de « munitionnettes » dont on affuble les ouvrières des usines d’armement, apparaissent comme autant de tentatives pour remettre chaque sexe à sa place, pour réaffirmer, par le langage et les images, l’ordre d’une domination de genre profondément troublée par l’expérience de la guerre. Les féministes parlent, au contraire, de « combattantes de l’arrière », de « deuxième front ». Elles soulignent ainsi, avec ce vocabulaire guerrier d’inspiration patriotique, le développement d’un véritable civisme féminin.

L’attention portée à la violence des combats ne doit pas éclipser les difficultés quotidiennes « à l’arrière ». La hausse des prix, l’inflation galopante et la pénurie d’approvisionnement dans certaines zones (essentiellement les grandes villes) rendent très difficile la vie quotidienne pour les femmes mariées, souvent réduites à vivre avec la maigre allocation des épouses des mobilisés (1,25 franc par jour et 50 centimes par enfant à charge, alors qu’une ouvrière gagne alors environ 5 à 6 francs par journée de travail). Le charbon, le sucre, la farine et le pain sont rationnés. En 1915-1916, dans les villes industrielles, une mobilisation des ménagères contre la hausse des denrées (le beurre et les pommes de terre surtout) conduit à des situations conflictuelles : les paysannes sont accusées de profiter de la guerre alors que leurs maris sont au front ; inversement, les ménagères sont accusées par les vendeuses d’être des femmes de « planqués », ces ouvriers mobilisés dans les usines de guerre. Ces premiers accrocs à l’union sacrée témoignent, dès 1915, des intérêts divergents des femmes, y compris dans les couches populaires.

3. USINES DE GUERRE : L’EXEMPLE STÉPHANOIS

« Le sort de la France a dépendu souvent et particulièrement en 1914-1918 de la production des usines qui bordaient l’Ondaine, le Furan et le Gier. »

Général commandant la 8e région militaire92.

L’état-major, convaincu que la guerre serait rapidement victorieuse, a notamment sous-estimé les besoins en munitions. L’industrie va devoir monter en régime sans y avoir été préparée. En août 1914, la France peut fabriquer 13 000 obus de 75 par jour. Or, au cœur des combats, 100 000 obus sont quotidiennement nécessaires. Par ailleurs, la mobilisation de l’ensemble de la population masculine pour le front prive dans un premier temps les entreprises d’ouvriers et de cadres. La pénurie de main-d’œuvre reste une préoccupation constante pendant la guerre, non seulement pour les autorités politiques et militaires mais aussi pour l’ensemble des entrepreneurs. Promulguée le 17 août 1915, la loi Dalbiez organise la mobilisation industrielle dans les arsenaux d’État et dans l’industrie privée. L’emploi des prisonniers de guerre et la féminisation du marché du travail ne compensent que partiellement le manque de bras, d’où un recours massif aux travailleurs étrangers et coloniaux. En un temps record, arrivent ainsi près d’un demi-million d’hommes. L’usine de guerre devient le cœur de cette nouvelle politique. Je m’appuierai ici sur l’exemple du bassin stéphanois. En 1917, 108 000 personnes travaillent pour la défense nationale dans 825 usines, dont 46 000 mobilisés, 25 000 civils, 27 000 femmes et 6 660 étrangers. L’usine de guerre, lieu de mobilisation industrielle, représente le lieu privilégié de la politique d’union sacrée et de la collaboration entre l’État, en la personne du ministre de l’Armement Albert Thomas, et le patronat. L’usine de guerre devient le lieu d’un travail incessant autour duquel se relaient, jour et nuit, mois après mois, des « soldats de l’arrière » (les mobilisés), des civils, des étrangers, des coloniaux et des femmes.

Ouvriers mobilisés et travailleurs coloniaux

Dès octobre 1914, à l’usine, les premiers mobilisés se mêlent aux civils, en général plus âgés et non mobilisables. Les mobilisés sont très souvent jalousés et traités « d’embusqués » ; soumis à une discipline militaire (interdiction de fréquenter réunions et cafés, contrôle strict des absences), ils sont logés en baraquements ou en garnis. Les mobilisés sont en partie remplacés en 1916 par des adolescents, classés « enfants » dans les statistiques, et par des étrangers ou des coloniaux, essentiellement des Chinois, des Alsaciens, des Kabyles et des Grecs, logés en cantonnements gardés militairement.

Dans la vallée de l’Ondaine, dont la ville principale est Firminy (19 589 habitants en 1911 et 41 000 pendant la guerre), 11 500 ouvriers sont embauchés dans trente-cinq usines. Mais une seule entreprise, les aciéries de Firminy, concentre à elle seule près de 10 000 ouvriers93. Les étrangers et coloniaux représentent 12 % de la main-d’œuvre. Ils sont 1 328 sur 9 963 ouvriers aux aciéries, et 627 sur un total de 3 833 aux aciéries et forges Holtzer à Unieux, la ville mitoyenne.

En 1916, le ministère de la Guerre fait effectuer plusieurs missions de contrôle sur les conditions de logement de ces travailleurs de l’armement : « Les ouvriers mobilisés, alsaciens, lorrains et kabyles, sont logés dans des baraquements Adrian. Comme partout, en général, pas d’aération. Les toitures ne sont pas étanches […]. Ce qui ne peut subsister plus longtemps, ce sont les Kabyles logés dans des ateliers ou magasins transformés en dortoirs. Les lits sont superposés (trois étages) et se touchent de deux en deux. Les lavabos, WC, et lavoir sont dans la même pièce sans aération94. » Ces cantonnements insalubres sont situés loin du centre-ville, coincés entre la rivière Ondaine, les voies de circulation et l’usine. Des cuisines spécifiques sont organisées dans les baraquements, de façon séparée pour les ouvriers chinois et pour les Kabyles. Les Alsaciens-Lorrains mangent dans les cantines organisées par des coopératives, la municipalité et la Bourse du travail, tel le Foyer du mobilisé95.

La vie quotidienne des travailleurs coloniaux est très surveillée. La fréquentation des cafés leur est interdite comme la consommation de boissons alcoolisées. Les ouvriers chinois ont même l’interdiction de se faire photographier, car des photographies dites licencieuses ont circulé, qui donnent une mauvaise image de la métropole dans la colonie96. Pourtant, un cliché pris en mai 1917 devant la maison-atelier d’un photographe, baptisé Le Photographe des ponts97, souligne la cohésion d’un groupe d’ouvriers chinois. Au dernier rang, l’homme qui s’individualise par sa tenue (chemise blanche et cravate) est sans doute leur interprète98.

Les mobilisés sont eux aussi soumis à la discipline militaire, et n’ont le droit ni de se syndiquer, ni de faire grève. Ils portent un brassard qui les distingue dans l’usine et ils doivent rendre compte de toutes leurs absences non seulement aux contremaîtres de l’entreprise mais aussi aux contrôleurs de la main-d’œuvre militaire.

Le mouvement syndicaliste renaît cependant dès le début de l’année 191799, avec une série de réunions syndicales traitant des salaires. Les Chinois embauchés à l’usine Holtzer se mettent en grève le 20 avril 1917 pour protester contre leur mode de paiement : la paie de la quinzaine leur est versée avec quinze jours de retard, pratique habituelle des patrons stéphanois à l’égard des mobilisés et « des ouvriers indigènes et étrangers »100. Le commissaire de police incrimine la responsabilité de l’interprète « de race chinoise », un « meneur » qui tend à supplanter l’encadrement français. La direction de l’usine menace de fermer la cantine chinoise si les ouvriers n’obéissent pas aux ordres. Dans ce climat troublé se produit une rixe entre ouvriers kabyles, chinois et alsaciens qui fait plusieurs morts101.

La présence massive de travailleurs étrangers et coloniaux représente un tournant important dans l’histoire de la classe ouvrière française. Celle-ci s’était déjà confrontée depuis longtemps aux travailleurs étrangers, Belges et Italiens essentiellement, mais la concentration des coloniaux introduit un élément supplémentaire d’« exotisme » perçu. À partir de 1917, les étrangers doivent faire face à une certaine hostilité de la part de populations ouvrières françaises qui craignaient que l’emploi de la main-d’œuvre étrangère ne permette le renvoi des hommes français au front et n’entraîne une baisse des salaires généralisée. Des dizaines d’incidents ont lieu, opposant les ouvriers français à des Chinois, des Nord-Africains (à Brest, Le Havre, Unieux), des Indochinois (à Tarbes). Certains ouvriers coloniaux sont gravement blessés ou tués ; les violences continuent jusqu’en 1918.

Les « usineuses », femmes dans l’industrie de guerre

« Au milieu, mêlées aux hommes et aux flammes, de jeunes femmes graves, vêtues de cuir, sculpturales. Les machines qu’elles dirigent travaillent comme celles des hommes mais à un rythme plus régulier semble-t-il, plus continu à cause de la douceur de leurs mouvements et de leur vigilance. Il reste de la ménagère dans la tourneuse d’obus et les femmes font de la métallurgie comme elles font du tricot. »

Gaston Rageot, visite de la commission industrielle américaine à Saint-Chamond, 1916.

Les Forges et aciéries de la Marine (FAM) de Saint-Chamond sont la principale entreprise du bassin. La compagnie employait 3 000 ouvriers avant la guerre ; leur nombre est multiplié par six à la fin de la guerre. Après une brève période de désorganisation au début de la guerre, l’embauche reprend, accélérée après l’appel à une production massive d’armement. En août 1914, une affiche placardée sur la porte de l’usine indique qu’il y a du travail et les femmes se présentent au contremaître. En 1917, 5 500 femmes y travaillent ; elles sont employées à l’atelier de chaudronnerie, à la douillerie, à l’usinage et au contrôle des obus. L’atelier de pyrotechnie, où s’effectuent la fabrication et le chargement des fusées, est exclusivement féminin.

Qui sont-elles ? Surtout des femmes de la région, mariées et avec des enfants à charge, qui se sont retrouvées seules après la mobilisation de leurs maris102. Avant la guerre, elles ne travaillaient pas à l’usine. Quelques-unes ne tiennent pas le coup et quittent l’usine le jour même ou dans la semaine qui suit. Mais une sur deux reste toute la durée de la guerre. L’usine, elles la connaissent par leurs maris ; toutes sont femmes d’ouvriers, souvent de cette même usine : la direction embauche en priorité les épouses des travailleurs rappelés au front. Des célibataires sont également recrutées à partir de novembre 1914. Nombre d’entre elles ont déjà travaillé en usine, notamment dans l’industrie textile qui a fermé ses portes faute de matières premières et de commandes.

Voici quel jugement le Groupement des industriels de la Loire émet, en 1916, sur les nouvelles recrues : « Les usineuses improvisées à qui cependant il est attribué des salaires inconnus jusque-là dans l’élément féminin, pour les causes les plus futiles, sans motif, même pour des griefs imaginaires, issus d’une irritabilité et d’une nervosité constitutionnelle, abandonnent le travail causant parfois de graves préjudices à la production nationale103. » N’ayant souvent manié que l’aiguille ou le balai, « usineuses improvisées » elles le sont. La formation se fait sur le tas : après avoir noté rapidement nom, adresse et date de naissance sur le cahier d’embauche, le contremaître conduit la femme à sa tâche où elle est initiée par une surveillante, un régleur ou un chef d’équipe. L’habileté et la dextérité manuelle acquises dans d’autres travaux peuvent compenser le manque de formation professionnelle, surtout pour le travail aux pièces. Ce système est un élément de rivalité entre les ouvrières qui revendiquent en septembre 1916 l’utilisation de leurs propres limes achetées dans le commerce, plus efficaces que celles fournies par l’usine. Au travail souvent effectué debout s’ajoute la fatigue des trajets : « je ne pouvais plus me rendre tellement mes pieds étaient enflés », témoigne Mme Surrel, née en 1900. « On sentait l’huile, on ne pouvait se débarrasser de cette odeur », dit-elle encore. Le travail est très salissant et lavabos et vestiaires ne sont installés qu’en 1918 à la pyrotechnie. Ce travail pénible est aussi très dangereux : les femmes manient un explosif, la mélinite, qui leur donne les mains vertes, d’où leur surnom de « femmes aux mains vertes104 ». L’usine leur fournit du lait comme contrepoison. Cette maladie professionnelle reconnue par un médecin sous le nom de « kératodermie » parce qu’elle provoque un durcissement et un épaississement de la peau des mains fait l’objet d’une circulaire ministérielle tardive le 29 octobre 1918.

Le registre de l’usine témoigne de vingt-cinq accidents graves survenus à des femmes pendant la guerre. La majorité d’entre eux concerne les mains : plaies profondes, broiement d’un doigt ou de la main qui nécessite parfois une amputation. Mais les pires sont les explosions : l’une d’entre elles, en septembre 1915, fait plusieurs blessées graves ; une autre, le 29 mars 1917, fait une dizaine de blessées dont « Vercherand Jeanne, ouvrière dix-neuf ans, salaire annuel 2 298,05 francs (6,38 francs par jour), plaies nombreuses par éclats d’amorces ; ulcérations, plusieurs plaies au niveau du sein droit ayant déterminé la mort le 13 avril 1917105 ». En apprenant la nouvelle de cet accident, les femmes s’arrêtent de travailler. Après discussion dans chaque atelier, elles élisent deux déléguées chargées d’exposer leur revendication au contremaître et au directeur : une augmentation de salaire pour travail dangereux (quatre explosions ont eu lieu en quinze jours). Le directeur, M. Ayrolles, cassant et grossier, les expulse de son bureau et leur intime de « passer à la caisse et de sortir ». Elles se rendent alors à la Bourse du travail tandis que leurs compagnes font la grève des bras croisés. Le mouvement semble parfaitement spontané. Non-organisées, les femmes vont consulter des spécialistes, les syndicalistes, mais le secrétaire des Métaux de Saint-Chamond les reçoit fraîchement et les renvoie devant le contrôleur de la main-d’œuvre militaire.

À partir d’avril 1917, de nouvelles formes d’action apparaissent : sabotage de la production (on découvre plusieurs caisses de fusées non chargées et quatre femmes sont renvoyées), baisse des cadences (les femmes ont établi une norme à ne pas dépasser et elles imposent leurs vues, parfois assez brutalement). Une section féminine du Syndicat des métaux s’est finalement formée, forte de 900 membres (20 % du personnel féminin) sous l’influence de syndicalistes mobilisés dans l’usine, dont le délégué Cassin renvoyé pour cela au front en juin 1917. Les syndicalistes locaux sont hostiles au travail des femmes et à leur syndicalisation, ce qui n’est pas le cas des mobilisés, venus d’ailleurs, soutenant la création de sections syndicales féminines. Françoise Gidon, vingt-huit ans, mariée, se distingue et prend la parole dans les assemblées avec les orateurs masculins. Les femmes syndiquées subissent des brimades de la part des contremaîtres ; certaines sont congédiées. Les renvois se multiplient après la grève générale victorieuse qui a lieu du 1er au 6 décembre 1917 dans le bassin stéphanois pour exiger le retour d’un dirigeant syndical, Clovis Andrieu, renvoyé au front.

L’hebdomadaire socialiste, pacifiste et syndicaliste La Flamme, qui, à en croire sa devise, « éclaire les crânes, mais ne les bourre pas », veille sur la moralité des femmes, surtout des veuves : « Presque toutes les ouvrières se conduisent de façon irréprochable. Mieux encore certaines ont adhéré au syndicat pour affirmer leur parfaite conscience professionnelle. Il se peut qu’il y ait, égarées dans la masse flottante du personnel féminin de la Manufacture, quelques évaporées, double veuves, ou quart de veuve dont les voiles constituent un blasphème au deuil véritable et sacré. »

On retrouve partout cette exigence de moralité à l’égard des femmes. À l’embauche, les ouvrières sont évaluées au sujet de leur conduite, de leur moralité et de leur patriotisme. Une enquête de voisinage permet au commissaire de police de juger si la femme est apte au travail dans une usine de guerre. Si « elle est volage », si elle rentre tard le soir, si « elle passe pour avoir des amants alors que son mari est aux armées », l’avis est réservé et son dossier est refusé. Exigence de moralité également dans l’atelier, où la promiscuité nouvelle hommes/femmes est suspectée. À raison peut-être ? Tous les témoignages recueillis font en tout cas état d’un certain entrain régnant dans les ateliers. Mme Ollagnier raconte « les chansons et les attitudes très libres des usineuses et des mobilisés ». Mme Surrel souligne malicieusement à quatre-vingts ans que « le contrôleur ou le fils du patron se proposaient souvent de la raccompagner après le poste du soir ». Plusieurs femmes témoignent que les jours de congé, elles vont danser dans les guinguettes de la campagne proche avec les mobilisés qui font le guet à tour de rôle car les bals sont interdits et que les gendarmes font des rondes. Là encore, les différenciations entre femmes jouent à plein : les témoignages émanent de jeunes filles ou jeunes femmes seules et sans enfant, qui, grâce à leur salaire, vivent bien : certaines achètent des bijoux en or (que l’on voit sur les photographies d’atelier), une autre un piano. L’opinion publique voit d’un très mauvais œil cette liberté de mœurs. La femme se doit d’être figée dans l’attente du père, du fiancé ou de l’époux. Parfois cette exigence de moralité se manifeste brutalement : le 11 décembre 1917, un soldat permissionnaire soupçonnant sa femme d’infidélité l’éventre.

Sur la question de la fécondité, les femmes sont prises dans une série d’injonctions contradictoires : elles sont coupables de ne pas faire assez d’enfants – le nombre de grossesses a diminué brutalement – mais rien n’est fait par ailleurs pour aider les femmes enceintes. Une chambre d’allaitement et une crèche ne sont envisagées à la pyrotechnie de Saint-Chamond qu’en octobre 1918 ! Une femme est également coupable si elle abandonne son foyer pour travailler et que les enfants sont à la rue. Pour les syndicalistes, la femme est encore coupable parce qu’elle produit les armes et parce qu’elle prend la place à l’usine des maris et des frères. Une femme répond à ces accusations dans La Flamme, en mars 1918 : « Nous ne sommes pas entrées à l’atelier pour notre plaisir, ni pour vous concurrencer, mais parce que la terrible guerre nous y a obligées. »

Des femmes se sont opposées à la guerre en entravant à plusieurs reprises le départ des jeunes classes : à Saint-Chamond, en mai 1918, elles se couchent sur les voies du chemin de fer pour empêcher les trains de partir. Mais il ne s’agit que d’une minorité ; l’opinion publique est très hostile aux grèves pour la paix, comme l’écrit le 25 mai 1918 cette Stéphanoise à son époux au front dans une lettre saisie par le contrôle postal : « Il faudra bien que cette guerre finisse ; les gens sont à bout de force ; il n’y a plus de travail dans les usines et la vie devient de plus en plus chère ; aussi les esprits sont surexcités. Les femmes surtout en sont lasses. Elles parlent de révolution. Tu dois bien penser que ta femme ne tient pas ces propos je ne suis pas une révolutionnaire, au contraire j’en ai peur et je souhaite que la guerre finisse avant qu’on en arrive là. »

La guerre a ainsi provoqué un brouillage des identités masculines et féminines, d’où les discours de l’époque déplorant la « masculinisation des femmes ». Ces discours ont pour fonction de convaincre de la pérennité de la frontière entre les sexes et du caractère temporaire de la situation qui a vu des femmes accomplir des « métiers d’hommes ».

4. SORTIES ET DÉPRISE DE LA GUERRE

« Partout autour de nous les peuples reconquièrent leurs droits. Est-ce que Messieurs les bons bourgeois de France s’imaginent que la classe ouvrière française se contentera d’avoir vaincu l’Allemagne au prix de misères et de flots de sang pour que ceux qui, pendant ce temps, traduisaient le patriotisme en gros dividendes, continuent toujours d’empocher ? »

Victor Petit, 14 novembre 1918106.

11 novembre 1918, 11 heures, sur les champs de bataille, on entend le clairon annonçant l’armistice, puis plus rien, le silence ; de part et d’autre l’artillerie s’est tue. Dans les villes et les villages, les cloches sonnent à la volée. La guerre a duré 1 564 jours. Avec l’armistice, 5 millions d’hommes passent brusquement du statut de soldat à celui d’ancien combattant. Les sorties de guerre peuvent être abordées sous de nombreuses facettes (démobilisation des armées, reconstruction, rapatriement des prisonniers…), selon la diversité de leurs rythmes et chronologies (la guerre continue dans les Balkans jusqu’au printemps 1919 ; les jeunes de la classe 1918 sont libérés en mai-juin 1920), de leurs aspects matériels et administratifs ou encore psychologiques, telles la déprise de la violence ou la réadaptation à la vie familiale, pour les soldats, les mutilés et blessés de guerre (2,8 millions) et enfin les prisonniers. Les déprises de la guerre s’étalent dans la période appelée a posteriori « l’entre-deux-guerres » et même au-delà, puisque certaines veuves de guerre reçoivent des pensions jusqu’aux années 1960-1970.

Démobilisations immédiates et retardées (1918-1919)

« Madame Hélène » écrit dans La Vague (journal socialiste, syndicaliste, pacifiste), le 22 mai 1919 :

Laveuse de vaisselle : moi aussi j’ai travaillé en usine. En novembre dernier, la grippe m’a jetée par terre. Je suis restée faible et je tousse. J’ai dépensé tout ce que j’avais. Je n’ai plus rien. Mon mari est toujours soldat, mon frère et ma vieille mère sont infirmes. On a fait la guerre aux femmes d’usine. On ne sait pas ce qu’elles ont souffert et enduré. Et pour arriver à quoi ? Je charrie des seaux d’eau toute la journée, lave la vaisselle à l’YMCA et je gagne 3,50 francs par jour. Je n’en puis plus et lâcherais tout si je n’avais pas peur de mourir de faim. Ils disaient qu’il leur fallait des canons ! C’étaient nos vies qu’ils voulaient, les canailles de guerre107.

Dès avril 1918, les populations, déjà affaiblies par les restrictions, sont frappées de plein fouet par une pandémie, la « grippe espagnole », qui combine symptômes de la grippe et infection pulmonaire. Les mouvements de troupes, les déplacements des permissionnaires, l’entassement des ouvriers coloniaux dans des baraquements avec une grande promiscuité favorisent la diffusion de l’épidémie. Apparue dès février 1916 dans des cantonnements d’ouvriers annamites, elle est baptisée dans un premier temps dans la presse « pneumocoque des Annamites ». En février 1917, un médecin-major de Nice est intrigué par la fréquence des pneumonies, observées, écrit-il, « chez les sujets de couleur (Algériens, Martiniquais, Indochinois) et qui affectent la forme de broncho-pneumonie, de bronchite, de congestion pulmonaire avec parfois des pleurésies purulentes108 ».

En 1918, l’épidémie se généralise. Dans les campagnes bretonnes, les femmes ne peuvent plus s’occuper de leur bétail. Certaines villes sont mises en quarantaine, ce qui réjouit les permissionnaires – du moins ceux qui échappent au virus – car ils ne retournent pas immédiatement sur le front. Au total, on compte environ 210 000 victimes en France entre septembre 1918 et avril 1919.

Par ailleurs, la hausse des prix et l’inflation entraînent une paupérisation alors que les tickets de rationnement du pain sont encore en vigueur au printemps 1919. Des stocks d’aliments pourrissent sur place dans des dépôts militaires du fait de la désorganisation et du manque de coordination entre ministères, alors que les prix alimentaires flambent au printemps 1919 et que les populations ouvrières manquent de tout.

La lutte contre la vie chère démarre en juillet 1919 par des actions directes des consommateurs pour faire baisser les prix sur les marchés. À Rouen, des grévistes du bâtiment font appliquer une baisse de 50 % sur les denrées. Fin juillet au Havre, les syndicalistes et les membres des coopératives publient des mercuriales qui détaillent les prix et incitent fortement les commerçants à les appliquer. Les autorités municipales sont de plus en plus contraintes, comme pendant la guerre, à s’intéresser à l’approvisionnement de leurs concitoyens pour éviter le désordre et les incidents sur les marchés. La vague de mécontentement dans toute la France oblige le gouvernement à créer des commissions tripartites au chef-lieu des départements (commerçants, syndicats et coopérateurs, administrations locales) pour discuter des tarifs afin de faire cesser le mouvement « sauvage » de baisse des prix. La désorganisation des transports née des nécessités de la démobilisation et de la liquidation des installations, des équipements et des munitions militaires explique la persistance de la hausse des denrées et même de leur rareté.

Dans ce contexte de hausse des prix et d’inflation généralisée, la chronologie des démobilisations s’étale sur deux années au moins et les premières concernées furent les femmes. Ces démobilisations décalées frappent particulièrement les familles populaires.

Démobilisations des femmes

Le 21 décembre 1918, un groupe d’ouvrières de la pyrotechnie de Saint-Étienne prennent la plume et adressent au préfet une lettre à l’orthographe hésitante mais au ton décidé :

Voici quatre ans que nous avons fait notre devoir de femmes en travaillant de toutes nos forces pour la défense nationale aujourd’hui les hostilités sont suspendues, très bien tous le monde et très heureux. Seulement malgré tous cela nos patrons nous ont renvoyées et on fait des choses qui ne doivent pas se faire. 1. sans aucune indemnité 2. sans nous avertir du renvoie et aujourd’hui nous toutes qui venons faire apel à votre pouvoir, nous pauvres femmes sommes sans travail et oserions même le dire sans pain. Car au prix qu’est la vie impossible de rester sans rien faire. les places sont très rares car chez nous et ailleurs nous sommes oubliées femmes et filles de la pirotechnie sur le pavé. Maintenant monsieur le préfet ce qu’il y a de plus cruelle c’est que dans certaines usines de tissage ou de velours nous nous sommes présenter et savait vous l’accueil qui nous a été fait on nous a regarder nos mains tannés par le cuivre et on nous a répondu d’aller travailler d’ou nous venons que nous prenons pas les femmes qui ont travailler dans les usines de guerre donc monsieur le préfet nous espérons que vous remedirait à ces choses stupides et que vous aurez pitié de nous pauvres femmes et filles dont certaines seront nous obliger nous osons vous le dire à faire ce que la faim fait faire – la noce109.

L’entreprise Automoto dont dépend la pyrotechnie répond immédiatement à la demande d’explications du préfet que, dans cet atelier, les ouvrières ont été divisées en trois catégories. Les ouvrières de la catégorie des « non nécessiteuses » qui ont un mari, un père ou un frère travaillant à l’usine, et donc des moyens d’existence, ont été renvoyées fin novembre et ne peuvent être considérées comme chômeuses. C’est le retour à l’ordre patriarcal. Ensuite, la catégorie des ouvrières ayant certes besoin de travailler mais ayant exercé avant-guerre un métier qu’elles pourraient reprendre de suite. C’est le cas des ouvrières de l’atelier de contrôle des éléments de fusées qui ont été renvoyées avec un préavis de quinze jours. Enfin les ouvrières nécessiteuses, qui n’ont pas été renvoyées. Cependant, un certain nombre d’entre elles sont parties « parce qu’on leur offrait ici un travail qu’elles n’ont pas voulu accepter ». Le directeur confirme, de fait, les dires des ouvrières tout en soulignant qu’il s’agit d’une « lettre anonyme » et sans préciser s’il y a eu ou non rémunération (on suppose donc qu’il n’en a rien été, sinon il l’aurait précisé).

La démobilisation brutale des femmes en novembre-décembre 1918 a eu une fonction autant symbolique qu’économique : il faut réaffirmer les identités masculines en crise, effacer la guerre le plus vite possible et rassurer les combattants sur la place qu’ils pourront retrouver dans un monde restauré à l’ancienne. Cette démobilisation s’accompagne de discours critiques sur l’émancipation des femmes et un éloge de la ménagère et des mères. Aux yeux de l’État, le devoir de repeuplement de la France apparaît urgent après le déficit des naissances et les saignées des quatre années de combats.

Démobilisations des combattants

« On fait toujours l’exercice du matin au soir. La vraie caserne avec ses turpitudes et ses imbécillités. Il est effroyable de voir un esprit pareil après quatre ans et plus de guerre. Qui peut donner des ordres pareils110 ? » Ce soldat exprime le rejet de la discipline de caserne, dont la restauration après l’armistice est très mal vécue par tous : reprise des exercices, contrôle de la tenue, cheveux coupés, retour à la distance hiérarchique entre soldats et officiers… : tout provoque le mécontentement général auquel s’ajoute la hâte de rentrer chez soi. En effet, le gouvernement français a choisi de démobiliser les soldats selon l’ancienneté, par classe d’âge. Comme souvent en France, l’égalité apparente relève d’une affirmation de principe, la réalité étant fort différente : les régiments sans cesse décomposés et recomposés au cours de la guerre ne présentent plus d’homogénéité par âge. Les soldats ont ainsi pu retrouver leurs foyers en deux vagues : de novembre 1918 à avril 1919 ou de juillet 1919 à septembre 1919, les hommes les plus âgés – les classes de 1887 à 1891 – partant les premiers à la fin de l’année 1918. Pendant ce temps de latence, l’impatience des démobilisés s’exprime parfois vivement et les frustrations sont légion, associées à la sourde culpabilité des survivants et au délitement progressif de la camaraderie des tranchées. Comment la nation peut-elle manifester sa reconnaissance à ceux qui ont tant souffert ? Comment distribuer les primes de démobilisation, les médailles et les honneurs ? « L’économie morale de la démobilisation » (Bruno Cabanes) s’avère très complexe, le fossé entre civils et militaires étant plus que jamais béant.

Les prisonniers de guerre privés de leur victoire s’estiment moins bien considérés que les héroïques soldats de retour du front. La différence du montant de la prime de démobilisation – 20 francs par mois pour les combattants, 15 francs pour les prisonniers – en est le symbole. Les 520 000 prisonniers français sont de retour soit par chemin de fer via la Suisse, soit par bateaux via les ports de la Manche ou de la Bretagne. Un délai d’environ deux mois s’écoule pour eux avant de pouvoir rejoindre leurs familles.

Dans une expression imagée mais significative, une femme confie à l’historienne Françoise Thébaud à quel point la guerre a transformé son époux de retour du front : « Je leur ai donné un mouton, ils m’ont rendu un lion111. » La durée de la guerre a modifié les personnalités des combattants et de leurs compagnes. Dans son Journal, Marguerite Lesage décrit les transformations provoquées par la durée de la guerre sur Maurice, l’homme qu’elle aime :

Juin 1915 : une lettre de Maurice contient sa photographie. Je ne le trouve pas trop changé, mais il a dans le regard quelque chose de poignant et de dur qui me fait penser : comme il a dû souffrir ! […]

Janvier 1916 : Mauvaise, mauvaise journée car j’ai reçu une photo de Maurice et je l’ai trouvé si changé, si amaigri, le regard plus dur encore, un regard que je ne reconnais plus112.

En février 1917, Marguerite relate dans son Journal la remarque d’un couple ami :

« Vous étiez si timide naguère, votre mari ne vous reconnaîtra pas ! » Cette remarque me rend songeuse. Oui j’ai acquis, en quelque sorte, une « personnalité ». Mais est-ce que ça plaira à Maurice ? Allons quand il sera là, on tâchera de perdre cette « personnalité »113.

À partir du constat similaire, une autre femme exprime un point de vue opposé :

J’ai appris à vivre, à penser par moi-même. J’ai organisé mon existence selon mes goûts qui, je le vois bien maintenant, ne sont pas toujours de ceux de mon mari. Je me suis créé des amitiés, des habitudes, des petites exigences, j’ai conscience de ma personnalité. Madame que dira mon mari quand il reviendra ? Je l’aime plus que jamais, mais notre amour ne peut plus être le même. Comprendra-t-il ? Acceptera-t-il ? Je prévois des heurts, des difficultés, peut-être de graves querelles de cette lutte entre son autorité légitime et mon indépendance légitime114.

Ces textes anticipent l’anxiété provoquée par le retour des soldats face aux transformations de leur monde affectif et amoureux. La démobilisation fait se retrouver des corps affaiblis et marqués par la guerre. Auguste Rama l’évoque a posteriori dans ses Souvenirs : « Mon retour dans mon foyer fut heureux autant qu’on peut l’imaginer, malgré la demi-infirmité que m’imposait mon corset de plâtre qui m’interdisait toute flexion du buste et me limitait considérablement les mouvements de tête115. » Les « suites de guerre » sont effectivement terribles pour les mutilés, les blessés de guerre et leurs familles. Une infirmière, Henriette Rémi, rapporte l’expérience déchirante des retrouvailles entre un grand blessé de la face, une « gueule cassée », et son fils qui ne le reconnaît pas et qui s’enfuit en criant « Pas papa ! Pas papa ! ». Le père est anéanti par cette réaction : « Avoir été un homme, avoir mis toutes ses forces à réaliser en plein ce que ce mot veut dire et n’être plus que ça. Un objet de terreur pour son propre enfant, une charge quotidienne pour sa femme, une honte pour l’humanité. Laissez-moi mourir116. » Il se suicide à la sortie de l’hôpital.

Les pathologies contractées au front pesèrent parfois de longues années sur le quotidien des anciens soldats. Les nuits, surtout, sont difficiles. Aux insomnies et aux cauchemars s’ajoute l’angoisse de l’impuissance sexuelle. Ce problème s’était déjà manifesté au moment des permissions mais nombre d’entre eux l’avaient minimisé eu égard à leur fatigue, à leurs conditions de vie, à la peur de la mort. Avec la démobilisation, au retour, le risque devient permanent. Certains soldats n’arrivent pas à se réadapter à une vie ordinaire et sombrent dans la folie. Adrien C., orphelin de père, est apprenti coiffeur. Incorporé au 4e zouave à vingt ans, il est blessé à la tête par une balle en septembre 1914 à Ypres, pris en charge par un hôpital belge puis versé dans les services auxiliaires. Démobilisé en juin 1919, il est embauché dans le service des postes. À partir de 1920, devenu irritable et insomniaque, il quitte ses places de coiffeur pour n’importe quel motif suivant toujours le même schéma. Poussé par des crises d’angoisse la nuit et par l’envie irrésistible de partir, il s’enfuit sans but précis 30 à 100 kilomètres plus loin, trouve un autre lieu, une autre place. Il atterrit à l’hôpital psychiatrique d’où il fugue également. Finalement, il est interné entre 1923 et 1930 à l’asile du Mans117.

Tous les retours n’ont heureusement pas été traumatiques. En juin 1921, le journal La Vague lance auprès de ses lecteurs et lectrices une grande enquête sur l’idéal amoureux après la guerre, intitulée « Les gens heureux ont une histoire », dont les résultats montrent une joie de vivre et de nouvelles valeurs mises dans la quête du bonheur : « Mariée à vingt ans avec celui que j’aimais […]. La guerre le prit. Lettres… attentes… que de larmes. Enfin l’armistice. Maintenant mon idéal est près de moi […], nous nous aimons118. » Sans doute hostile à la guerre comme tout le public de La Vague, cette lectrice témoigne pour ce qui la concerne d’un équilibre retrouvé et d’une intimité apaisée. La démobilisation des coloniaux et des étrangers fut plus complexe et plus longue.

Démobilisations des coloniaux et des étrangers

Les soldats coloniaux ont été rapatriés dans leur très grande majorité mais le retour a été beaucoup plus long pour certains à cause de la difficulté et de la lenteur de réquisition des bateaux. Primes et pécule furent promis en attendant – de longues années – le règlement et la distribution des pensions.

Sur les 600 000 hommes mobilisés dans les colonies, on estime à environ 161 000 hommes le nombre de soldats mobilisés en AOF (surtout en Guinée et au Sénégal), 293 000 en Afrique du Nord, 49 000 en Indochine, et 23 000 dans les quatre « vieilles colonies »119. À la fin de la guerre, 5 % de l’effectif est mutilé ou malade ; un homme sur cinq ne revint pas, morts au combat ou plus souvent dans les hôpitaux120. Les retours s’échelonnent au cours de l’année 1919 au rythme de 4 000 par mois pour les tirailleurs sénégalais. En février 1920, il restait encore 42 000 soldats noirs hors de l’AOF. Les citoyens français depuis 1916 des Quatre Communes sénégalaises (Dakar, Rufisque, Saint-Louis et Gorée) reçoivent, à la suite du décret du 31 août 1919, une prime de 100 francs pour un tirailleur ayant effectué plus de trois mois de service ; pour les morts, la prime est au maximum de 400 francs (en cas de polygamie). On promet aussi aux tirailleurs des emplois réservés dans les chemins de fer et la poste, ou comme planton si l’instruction est insuffisante. Tous ne pourront accéder à ces emplois.

Esprit du « tirailleur libéré »

« Parfois je regrette d’être venu si loin ; mais quand je réfléchis, j’aperçois tout le profit que me vaudra ce séjour en France. Mon esprit était autrefois appesanti, aujourd’hui il est en plein éveil et c’est le citoyen français que tu accueilleras en moi à mon retour. »

Lettre du canonnier malgache
Ralijaona à son père, janvier 1919121.

À la fin de la guerre, la perspective de changer de statut et d’échapper à l’indigénat est très présente chez tous les tirailleurs122. Comme pour leurs frères d’armes de l’AOF, l’espoir des élites citadines algériennes qui se sont engagées avec l’idée de pouvoir accéder à la citoyenneté est, en fin de compte, déçu.

Lors d’une mission de recrutement militaire en AOF et en AEF, Blaise Diagne, nommé en janvier 1918 commissaire de la République par Georges Clemenceau, promet pourtant la citoyenneté, telle qu’il a réussi à l’établir en 1916 pour les Quatre Communes du Sénégal. Au Parlement, il reçoit le soutien de députés de Guadeloupe, de Martinique, et de La Réunion. Au congrès de la Ligue des droits de l’homme de novembre 1917, il défend l’octroi des pleins droits politiques aux indigènes en Algérie. Il ne réussit cependant pas à faire étendre les droits politiques ni en AOF ni en Algérie.

En 1918, la jouissance des privilèges civiques – donc la levée de l’indigénat – est accordée par décret pour les Africains qui s’engageraient ainsi que pour leur famille123. Après la démobilisation, « l’éclosion de l’instinct démocratique comme la naissance d’un sentiment d’égalité » que constate à Dakar le gouverneur Angoulvant, inquiètent les administrateurs coloniaux. Ils s’efforcent alors, au mépris de tous les engagements pris lors des campagnes de recrutement, de faire revenir les ex-engagés dans le régime de l’indigénat. Des incidents éclatent un peu partout en AOF en 1919, au moment de la démobilisation au Soudan, en Côte d’Ivoire, au Dahomey, au Sénégal et en Guinée. Au camp de Kindia, en Guinée, les « incidents » se transforment en « mutineries ». À Douala, en Côte d’Ivoire, les tirailleurs refusent de participer aux cérémonies du 11 novembre 1920. Des frictions importantes se produisent aussi au sein des villages avec les chefs traditionnels, car les tirailleurs, qui ont eu d’autres expériences, supportent mal leur autorité.

À partir du début de 1919, les rapatriements sont organisés et accélérés pour les ouvriers coloniaux, à l’exception des Algériens. La volonté des autorités, qui entendent recomposer l’identité ouvrière autour des Français, se heurte à des contraintes logistiques : il faut acheminer les travailleurs vers le dépôt de Marseille qui est saturé puis trouver des navires pour les évacuer. Expulser les coloniaux n’est pas une mince affaire d’autant qu’un certain nombre qui étaient arrivés par leurs propres moyens pendant le conflit ou qui avaient réussi à échapper à la surveillance à l’arrivée à Marseille ne sont pas toujours identifiés ni précisément repérés. Quelques centaines de ces travailleurs décident de rester en France et de s’y installer, malgré les avis contraires des autorités. Le rapatriement des Chinois se fait dans un désordre certain. Environ un millier d’ouvriers chinois abandonnent les usines dans lesquelles ils avaient été placés.

Le code civil de 1804 (article 19) stipule que la femme française qui aurait épousé un étranger perdait la qualité de française « sans qu’elle ait le droit d’exprimer sa volonté contraire ». Il y a là une injonction à choisir un « époux national ». Cet article prend un tour nouveau à la suite des contacts entre Françaises et étrangers durant la guerre. Certaines femmes entreprennent des démarches auprès des autorités militaires pour pouvoir officialiser une liaison ou une union. La Première Guerre mondiale a été l’occasion de rencontres, ordinairement improbables, qui ont donné lieu à « des mariages mixtes ». Il s’agit de Françaises qui choisissent un compagnon hors de la communauté nationale, que ce soit dans le contingent des Alliés, chez les soldats coloniaux – plus « dommageable » au regard de la « pureté raciale » selon l’idéologie et les termes de l’époque –, ou « pire », enfin, auprès de l’ennemi, le « Boche »124. Après des tergiversations, le gouvernement décide en 1919 de ne pas rapatrier les indigènes qui ont contracté une union légale. Il est vrai que ces unions – quelques centaines tout au plus – pourraient aussi, en cas de retour dans leur pays d’origine, déstabiliser l’ordre colonial et le prestige des Blancs.

Les grèves de 1919-1920 et les espoirs d’un changement révolutionnaire

« Depuis 1919 les grèves étaient fréquentes, non que la condition fût pire que dans d’autres temps, mais parce que les hommes, après les souffrances de la guerre, acceptaient plus volontiers la lutte pour leur bien-être. Pour les éléments les plus ardents de la classe ouvrière, les grèves dépassaient les motifs d’augmentation de salaires. Forme d’agitation, elles étaient le moyen de créer un état d’esprit révolutionnaire dans les masses, une situation d’où pourrait surgir l’insurrection. »

Georges Navel, Parcours, 1950125.

En 1919, l’Europe est secouée par des grèves et des mouvements insurrectionnels qui paraissent mettre en cause les fondements du capitalisme, dans le sillage de la Révolution russe d’octobre 1917. À Berlin, en janvier 1919, les spartakistes ont tenté de s’emparer du pouvoir. En Italie, 150 000 ouvriers de Turin ont cessé le travail et élu des conseils dans les usines et des soviets sont formés à Florence. Cette année-là, en mars, la IIIe Internationale est fondée pour coordonner les mouvements anticapitalistes en Europe. C’est dans ce contexte qu’éclate à Paris, en juin 1919, la grève des métaux, condamnation de l’union sacrée et du réformisme de la CGT incarnée par son secrétaire général, Léon Jouhaux. La grève exprime une opposition résolue au capitalisme et au gouvernement. Pendant tout le mouvement, Clemenceau, ce « sinistre vieillard », apparaît comme la figure de l’ennemi, l’homme de la répression d’avant-guerre à Draveil et à Narbonne126.

Le 1er juin 1919, l’accord entre l’Union des industries métallurgiques et minières et Alphonse Merrheim, secrétaire de la Fédération des métaux (CGT), doit entrer en application : en échange de la journée de huit heures avec le même salaire, l’engagement est d’accepter la semaine de quarante-huit heures en augmentant la production donc les cadences. Mais les ouvriers rejettent cet accord : 1 500 ouvriers de Puteaux réunis le 30 mai 1919 estiment que « La Fédération a manqué à son devoir en signant un engagement avec les patrons sans avoir consulté auparavant la classe ouvrière ; nous ne tiendrons pas compte de ses engagements ». Le Comité d’entente des Syndicats des métaux de la Seine refuse cet accord qui n’avait pas été discuté auparavant. Il revendique la semaine de quarante-quatre heures et une augmentation pour compenser la vie chère et la perte de salaire, en particulier pour les ouvriers payés aux pièces. Il appelle à la grève générale le lundi 2 juin. Le 3 juin, 150 000 métallurgistes sur 200 000 sont en grève. D’autres revendications, de nature moins économiques et plus politiques, voire révolutionnaires – fin de l’intervention contre les bolcheviques en Russie, amnistie des prisonniers politiques et militaires – sont ajoutées par certains comités locaux de grève qui font pression sur les conseils syndicaux. Le maire de Saint-Denis, un socialiste tendance révolutionnaire, demande aux grévistes de s’unir au prolétariat international et de faire la révolution.

Au printemps 1919, en province, des grèves sectorielles, longues et déterminées, se soldent par des victoires. C’est le cas au Havre, en mars-avril, avec une grève de vingt-quatre jours pour la revalorisation des salaires dans la confection ; le 8 avril, une commission paritaire signe une convention accordant une augmentation de 100 à 125 % dans l’ensemble de la branche. La section féminine du syndicat se montre particulièrement combative pour obtenir ce résultat. Dans la même veine, les traminots et les traminotes cessent le travail le 24 avril, et ce pendant près d’un mois, en réclamant un salaire de 15 francs par jour, aucune augmentation n’ayant eu lieu pendant la guerre. La municipalité intervient le 24 mai pour réquisitionner la Compagnie et accorde une augmentation de 3,50 francs par jour par employé.e127.

Le 26 avril, face à l’agitation croissante qu’il sent monter dans la classe ouvrière et voulant contrer la mobilisation pour le 1er mai, Clemenceau concède la limitation de la journée de travail à huit heures tout en voulant la limiter pour certaines catégories : ouvriers agricoles, marins, dockers. Le 1er mai 1919, les manifestations prévues à Paris sont interdites, celles organisées en province sont tolérées souvent avec des conditions restrictives. Soldats et coloniaux sont consignés dans les casernes et les baraquements ; cafés et restaurants sont fermés. Des violences ont lieu à Paris, qui font au moins un mort. Les grèves se développent en mai et surtout en juin. On en dénombre au total plus de 2 000 qui rassemblent 1,3 million de grévistes dont un tiers sont des métallurgistes ; en juin, on compte 170 000 grévistes dans la région parisienne, configuration menaçante et dangereuse pour le pouvoir. Ils sont encore 140 000 le 24 juin, même si l’assistance aux réunions décroît à partir du 10 juin128.

Un certain nombre de métallurgistes parisiens souhaitent que le gouvernement reconnaisse la Révolution russe et accorde l’amnistie à tous les prisonniers politiques et militaires. Ils considèrent leur grève comme le signal d’une action révolutionnaire pour une prise du pouvoir politique par les travailleurs. Sous les acclamations des participants qui valident la transformation du Comité intersyndical en un Comité local des soviets, le maire de Saint-Denis conclut ainsi un meeting le 4 juin : « La bourgeoisie avait cru tuer la Commune de 1871, mais aujourd’hui Saint-Denis entend la faire revivre plus puissante que jamais. » Un drapeau rouge est accroché au balcon de l’hôtel de ville. La stratégie des Dionysiens est d’imposer à la CGT le déclenchement d’un mouvement général destiné à renverser le gouvernement. Il s’agit pour cela de convaincre les autres comités syndicaux d’adopter le même ordre du jour sommant le gouvernement de céder le pouvoir à la classe ouvrière.

La Révolution russe est très populaire parmi les grévistes, et particulièrement les soviets. C’est le « seul régime qui se rapproche le plus des aspirations ouvrières », affirme un gréviste d’Ivry le 18 juin 1919129. À Ivry, les Jeunesses socialistes brandissent le drapeau rouge, chantent des chants révolutionnaires et crient « Vive la révolution ! » dans un meeting le 24 juin. Il en est de même dans l’Est parisien, du XIIIe au XXe arrondissement. Dans l’Ouest parisien, autour des usines Renault et Citroën, la grève est très dure, émaillée d’incidents, de sabotages et de brèves occupations d’usines, même si les revendications restent économiques. Le 13 juin, un camion transportant des non-grévistes fonce sur un piquet de grève et tue un manœuvre de chez Renault, Victor Guichard, cinquante-deux ans. Le soir, 2 500 grévistes entourent l’usine et empêchent la sortie des non-grévistes. La cavalerie intervient pour protéger leur départ. Un contremaître est frappé, son corps est retrouvé dans la Seine. L’usine Renault de Boulogne est fermée jusqu’à la fin du mois.

Progressivement cependant, l’enthousiasme révolutionnaire diminue, tout comme le nombre de participants aux réunions, ce qui n’est pas le cas à Boulogne où est formée une Garde rouge chargée de combattre la police. On prophétise encore le 21 juin : « Lorsque le travail aura cessé complètement dans l’industrie, les mines, les transports paralysant ainsi la vie du pays, le capitalisme devra se retirer et nous laisser la place pour que nous procédions à la reconstitution du pays dans l’ordre et le calme ce que le régime bourgeois a été incapable de faire. »

L’appel à « une grève générale révolutionnaire » est encore lancé le 24 juin130. Dans cette banlieue Ouest, alors ouvrière, une dizaine d’usines sont envahies plus ou moins longuement. Les « jaunes » sont promenés en ville de force. Les grévistes qui n’habitent en général pas sur place se réunissent dans les rues et autour des soupes communistes. Seule la ville d’Aubervilliers reste très modérée autour d’une grève strictement revendicative, mais il est vrai qu’elle compose avec la présence active d’un dirigeant de la Fédération des métaux. La grève n’est donc pas uniforme dans la région parisienne et la banlieue s’avère souvent plus révolutionnaire. L’absence d’organisation centralisée explique les diverses formes que prennent les manifestations, essentiellement banlieusardes et limitées au territoire communal. On recense quelques violences contre des policiers isolés « pour se venger du 1er mai ».

Les dirigeants syndicaux se refusent malgré tout à lancer un mot d’ordre de grève générale et le Comité d’entente appelle à la reprise le lundi 30 juin sur la base d’un constat conclu le 21 juin : intégration de la prime de vie chère dans le salaire minimum, salaire d’embauche de 16 francs par journée de huit heures pour les travailleurs payés aux pièces. La métallurgie parisienne est restée isolée et on peut donc considérer qu’il s’agit d’un demi-échec. Les patrons refusent totalement l’égalité des salaires masculins et féminins et il n’y a pas, comme au Havre, de femmes dans les instances de direction syndicale pouvant soutenir cette revendication.

Anciens combattants, veuves et orphelins

« La perte du père, du soutien matériel, nous a mis dans l’obligation, pour la majeure partie, de trouver des ressources immédiates afin de continuer à faire vivre le foyer familial. Combien d’entre nous n’ont-ils pas dû interrompre leurs études, quitter leur apprentissage où se révélait déjà le désir d’assurer le but de la vie. »

Henri Pain,
Le Souvenir (journal des orphelins de guerre),
1er mars 1933.

Marcelle Castelli écrit dans son journal : « Je dois aider ma mère à subvenir aux besoins du ménage. Je vais donc chercher du travail et je pleure toutes les larmes de mon corps car il va me falloir quitter une école que j’aime. J’accepte toutefois sans broncher car je ne veux pas que ma mère souffre de cet état de chose131. » Le poids des deuils pèse sur les survivants – mères, enfants, familles – dans des sociétés déséquilibrées par le conflit. On compte 600 000 veuves et 1 100 000 orphelins, qui s’ajoutent aux 1 350 000 morts au combat. Mais le deuil n’est pas vécu de la même façon selon les individus et selon les univers sociaux et familiaux. Toute une génération d’enfants – et pas seulement les orphelins – ont été élevés dans l’esprit de responsabilité et de la dette face au sacrifice des pères et des hommes dont les noms sont inscrits sur les monuments aux morts des villages et des bourgs. La figure du père absent marque durablement ces « enfants du deuil ».

Pour les anciens combattants qui ont survécu, la question du travail est fondamentale pour la réadaptation à la vie civile et la resocialisation. Les paysans, qui ont tant souffert de la guerre, ont été les premiers à pouvoir retrouver une vie sociale : leurs femmes avaient conservé les exploitations et les avaient entretenues avec les enfants, les personnes âgées et les prisonniers de guerre. Une loi du 22 novembre 1918 oblige l’ancien employeur à reprendre un soldat revenu du front à condition qu’il lui ait envoyé une lettre recommandée quinze jours au plus après la démobilisation, ce que beaucoup oublient de faire dans l’émotion du retour. Beaucoup sont au chômage car ils ne trouvent pas d’emploi dans des industries en pleine restructuration. La réinsertion des anciens combattants est cependant facilitée par le développement du milieu associatif. Dès 1916, des associations de mutilés se sont constituées et obtiennent une loi sur les pensions. Après la démobilisation, l’Union nationale des combattants, proche des catholiques sociaux, pose la question du nécessaire travail des anciens combattants. Dans le contexte politique de 1919-1920, favorable aux espoirs de transformation politique, se développent également des associations pacifistes proches des socialistes (puis des communistes après décembre 1920) comme l’Association républicaine des anciens combattants. D’autres groupements spécifiques – les mutilés, les aveugles, les prisonniers de guerre, les « gueules cassées » – fédèrent certaines catégories particulières d’anciens combattants. L’unité des 3 millions d’adhérents aux diverses associations se réalise autour d’une même revendication : la revalorisation des pensions, obtenue en 1930 avec la retraite liée à la carte du combattant (créée en 1927)132.

Le deuil est particulièrement difficile pour les veuves comme pour les orphelins, d’autant qu’il n’y a le plus souvent ni cérémonie funéraire ni corps du disparu. Le deuil se vit dans un second temps à travers la quête des restes du cadavre des disparus. Certaines femmes, très minoritaires, bravant l’interdiction, tentent de récupérer le corps dans la zone des armées pour l’inhumer à l’arrière. Le poids des 1 300 000 soldats morts pèse sur la société française de l’entre-deux-guerres. Le culte qui leur est rendu avec la construction de monuments aux morts dans chaque ville et village contribue à entretenir le souvenir mais dit aussi la difficulté à faire le deuil. La littérature publiée pendant et après la guerre fait de la mort des soldats et du deuil des mères, épouses et fiancées, le lieu de l’héroïsme féminin133. Pour les orphelins, l’État crée, en 1917, l’Œuvre des pupilles de la nation afin de seconder les femmes dans l’épreuve. La tutelle des mères n’est pas contestée mais elles sont surveillées par la famille proche134.

Émilie Allery, épouse Dufresne, a vingt-huit ans quand elle apprend officiellement, en décembre 1914, le décès de son mari Gabriel, soldat au 32e régiment d’infanterie mort sur le front en Belgique le 26 octobre. Elle est donc veuve, tutrice légale et naturelle de son fils André, âgé de quatre ans et demi. En mai 1916, par l’intermédiaire du juge de paix, elle convoque le conseil de famille prévu par la loi, composé des grands-pères paternel et maternel, d’un oncle paternel et de trois amis. Le grand-père paternel est déclaré subrogé-tuteur. En 1918, Émilie trouve du travail à Clichy comme « demoiselle de magasin » et André est confié à la garde de ses grands-parents maternels. Il est déclaré pupille de la nation en janvier 1919 mais Émilie tarde à faire les démarches pour obtenir une aide financière, de peur qu’on lui enlève la garde de son enfant. Poussée par son père, elle demande finalement en 1920 les aides auxquelles elle a droit pour son fils. En 1919, remariée, Émilie est légalement privée de la tutelle de son fils, situation qu’elle régularise un an et demi plus tard auprès du conseil de famille : « Elle supplie la famille de lui rendre la tutelle qu’elle a perdue par ignorance du droit. » En vertu du code civil, elle doit cependant partager cette tutelle avec son nouveau mari, Georges Pradel, mécanicien. Ce dernier s’occupe activement et affectueusement de l’avenir de son nouveau pupille qu’il appelle « notre fils ». Les veuves, telle Émilie, sont donc investies du pouvoir de chef de famille, qu’elles doivent cependant partager en cas de remariage. La famille surveille l’éducation du pupille, ici avec bienveillance. Ce qui n’est pas toujours le cas. La conduite des veuves est par ailleurs largement surveillée par l’opinion publique et les voisins : les dénonciations affluent à la police ou aux autorités municipales sur les supposés écarts à la moralité publique des veuves de guerre dénoncées comme des « veuves joyeuses ».

Sur le marché du travail, une politique d’emploi est très précocement élaborée pour favoriser l’embauche des veuves. Le décret du 16 janvier 1915 réserve les trois quarts des débits de tabac vacants « aux veuves des victimes de guerre » à condition de réussir l’examen de moralité nécessaire pour espérer obtenir cet emploi. Les autorités s’inquiètent également de leurs opinions politiques. Si l’enquête porte la mention « se conduit bien, est de bonne moralité et est partisan des institutions républicaines », la candidate-veuve peut alors se présenter devant une commission départementale de recrutement. Les représentations de l’époque – des « veuves joyeuses » ou inversement des « veuves courage » qui assumeraient seules leur triste sort ou se seraient remariées essentiellement avec des mutilés de guerre dont elles seraient les infirmières – sont largement démenties par l’étude de la situation sociale des veuves135. Ainsi, 280 000 veuves de guerre se sont remariées, dont la moitié dans les années qui suivent la guerre, et pas forcément avec des mutilés. Les veuves ont un accès prioritaire à l’emploi dans de nombreuses administrations publiques. Même si elles sont prioritaires à l’embauche dans ces emplois, les veuves n’y sont occupées dans un premier temps qu’à titre temporaire. De fait, elles sont tenues, avant toute prise de fonction, de faire par écrit la déclaration suivante : « Je reconnais que cet engagement, essentiellement temporaire, même s’il était renouvelé, ne me crée aucun titre particulier pour l’avenir. » Au tournant des années 1920, nombre d’entre elles sont soit poussées à la démission, soit licenciées.

Le retour à l’ordre politique, social et moral

Faire connaître la réalité de la guerre apparaît aux anciens combattants comme un devoir moral, un devoir d’histoire, ainsi que l’expose en 1921 un éditorial du Béquillard meusien :

Cette tâche incombe aux éducateurs de la jeunesse, instituteurs et prêtres. Ils doivent insister sur l’horreur d’un soir de bataille : les morts avec leurs grimaces atroces, leurs blessures béantes, la tête fracassée, les entrailles pendantes, les blessés avec leurs attitudes suppliantes, leurs appels suprêmes […]. Ils doivent décrire la vie horrible du poilu dans la tranchée, dans la boue, dans la fiente, souligner la promiscuité infâme de cette existence souterraine parmi les rats, les poux. Il leur faut rappeler l’existence atroce des prisonniers, dépeindre aussi la vie du blessé à l’hôpital, le « billard », le masque, la jambe d’un camarade dans un panier, derrière un rideau qu’on a oublié de tirer […]. Souligner surtout la noblesse du soldat supportant toutes ces horreurs, mais aussi la bestialité, quand, acculé par la peur, la rage, la folie sanglante, il commet des actions dites d’éclat, en réalité d’actes de sauvagerie ou guet-apens : s’arrêter enfin sur l’œuvre sinistre des conseils de guerre, cours martiales dont les noms seuls font frémir… Nos enfants doivent savoir tout cela136.

L’auteur de ce programme littéraire est un ancien instituteur, mutilé de guerre, responsable de l’Office des mutilés du département qui, selon Antoine Prost, « ne se signale pas par des opinions avancées ». Comme nombre d’autres textes, il témoigne du pacifisme viscéral des anciens combattants pour qui la guerre est le mal absolu qu’il faut éradiquer par la démocratie et l’éducation à la paix. S’appuyant sur l’expérience vécue, quelle que soit leur orientation politique, ils fustigent les conséquences de la guerre, l’hécatombe et les ruines matérielles et morales. L’exigence de la paix par le droit va se briser sur l’échec de la Société des nations et l’établissement de régimes autoritaires et bellicistes en Europe. Certains défendront un pacifisme intégral prêt à composer avec n’importe quel État (y compris le régime de Vichy) au nom de la paix ; d’autres, plus réalistes, feront passer, après 1933 et l’arrivée au pouvoir d’Hitler, l’antifascisme avant le pacifisme.

Les féministes seront divisées de la même façon sur la question de la paix mais nombre d’entre elles s’engagent dans des organisations pacifistes dans l’entre-deux-guerres. D’une façon générale, se reconvertir à la paix coûte cher pour les femmes. Michelle Perrot a souligné à quel point la phase d’après-guerre est profondément conservatrice et remet finalement chaque sexe à sa place. La fin de la guerre est un retour à l’ordre moral, conjugal et politique. La loi de 1920 qui interdit toute propagande pour la contraception et celle de 1923 qui correctionnalise l’avortement pour mieux le punir sont là pour marquer ce retour à l’ordre. En 1922, le Sénat refuse d’accorder aux femmes le droit de vote alors que la Chambre des députés l’avait accepté en 1919. Reste qu’à moyen et à long terme, la guerre a ouvert de nouvelles perspectives professionnelles pour les femmes. L’histoire économique et sociale de l’entre-deux-guerres montre qu’elles ont conforté leur place dans l’industrie, parallèlement au processus de taylorisation et de mécanisation, les industriels ayant découvert le bienfait des qualités dites « féminines » – sérieux, minutie, aptitude au travail répétitif –, précieuses pour la nouvelle production en série. Dans les bureaux complétement féminisés se sont développés les postes de secrétaires et de dactylographes investis par les femmes pendant la guerre. Et dans les années 1925-1930, une minorité de femmes, les « garçonnes », s’affichent dans des costumes masculins et transgressent les normes de sexe et de genre.

Dans la société en guerre, aux transgressions liées à la sexualité s’étaient ajoutées les transgressions plus politiques du modèle dominant nationaliste et viriliste. Les femmes convaincues de relations sexuelles avec l’ennemi, ou même avec un autre que leur mari au front, ont subi l’opprobre général comme si leur comportement avait porté atteinte au corps national. Le corps des femmes en temps de guerre est ainsi partie prenante du corps de la nation. Il l’est aussi après la guerre où les veuves sont soumises au regard suspicieux de la société. Ni rupture, ni parenthèse, la guerre a été un révélateur des (lents) changements en cours dans l’ordre des sexes.

Pour les Algériens, la guerre a vraiment été une rupture : elle a transformé les « indigènes », en particulier les ouvriers et les tirailleurs rapatriés de métropole. En 1919, ouvriers européens et ouvriers arabes font pour la première fois cause commune dans les grèves qui agitent les grandes villes, au premier chef desquelles Alger et Oran. L’émir Khaled, qui revendique l’accession à la citoyenneté française dans le cadre du statut personnel musulman, intervient auprès du président Wilson à la conférence de la paix pour demander l’autodétermination des Algériens sous l’égide de la Société des nations. La liste présentée par Khaled, qui prêche l’unité des Algériens musulmans et la suppression de l’indigénat, est élue à Alger, ce qui provoque une onde de choc dans le pouvoir colonial. La conjonction de l’essor du mouvement ouvrier, de la formation d’un Parti communiste algérien intercommunautaire (malgré le désintérêt de l’Internationale communiste) et de l’expression politique d’un nouveau nationalisme algérien semble annoncer des temps nouveaux même si, momentanément, impérialisme colonial et mythe de l’empire se renforcent et semblent triompher.

Il en est de même en métropole en 1920, où se produit un dernier sursaut du potentiel révolutionnaire hérité de la guerre. Les grèves de 1920, et en particulier celles des cheminots, semblent en effet à première vue incarner ce mouvement révolutionnaire espéré par certains137. Le 24 avril 1920, au gymnase Japy à Paris, le congrès de la Fédération des cheminots porte à sa tête une nouvelle direction qui entend faire du 1er mai 1920 une journée révolutionnaire de grève générale avec la revendication de la nationalisation des chemins de fer. Le jour dit, des manifestations violentes se déroulent dans tout le pays, en particulier à Paris, faisant deux morts et une centaine d’arrestations. La CGT décide le lendemain de lancer dans le mouvement les fédérations des ports, des docks et des marins, et celle des mineurs. Le gouvernement engage alors des poursuites pour « complot contre la sécurité de l’État », au nom desquelles il arrête plusieurs dirigeants syndicaux, les autres plongeant dans la clandestinité. Plusieurs compagnies de chemins de fer décident de révoquer certains de leurs cheminots grévistes. Le 11 mai, face à l’extension de la grève, le gouvernement envisage de dissoudre la CGT. Sur le terrain, les grévistes restent confiants, comme le raconte le 14 mai un métallo lyonnais dans un courrier saisi par la police :

Aujourd’hui nous avons esquinté pas mal de non-grévistes qu’on appelle des renards. Les trains sont arrêtés complètement et les élèves des écoles supérieures de la garde civique qui essaient de remplacer les grévistes sont copieusement arrangés car ils nous menacent avec leur Browning c’est vrai qu’on n’a pas bien peur de ces blancs-becs à manchettes et de ces fainéants. Depuis hier soir on emploie des moyens forts et ce n’est pas fini, ce soir nous avons arrêté une locomotive, fait jeter ses feux138.

En réalité, les syndicalistes sont divisés et le nombre de grévistes diminue progressivement. Il n’a pas dépassé les 40 % atteints le 10 mai, avec des différences selon les réseaux : l’Est et le Nord ont été peu grévistes, en contraste avec le PLM (Paris/Lyon/Méditerranée). Face à ce constat, la direction syndicale cheminote appelle à cesser la grève le vendredi 28 mai. Le mouvement est un échec, suivi d’une lourde répression patronale : 18 000 cheminots, soit un gréviste sur dix, sont révoqués ou congédiés (pour ceux qui ont été embauchés depuis moins d’un an). Selon les compagnies, ce ne sont pas les mêmes catégories des cheminots qui sont touchées mais tous les révoqués n’auront de cesse de demander leur réintégration139. Ceux qui veulent, après mai 1920, continuer le combat, se regroupent autour de Pierre Monatte dans les Comités syndicalistes révolutionnaires, puis après la scission syndicale de 1921 – consécutive à la formation en décembre 1920 du Parti communiste français – dans la CGTU. Les cheminots, eux, vont majoritairement s’abstenir de faire grève, y compris avec les autres corporations en 1936 lors du Front populaire.

CHAPITRE 14

DE LA MOSAÏQUE FRANCE
AU FRONT POPULAIRE (1920-1938)

« Il suffisait qu’une minorité d’hommes agissants se lève et fasse le geste révolutionnaire pour que la vieille société bourgeoise, sapée, minée par le temps, s’écroulât lamentablement sur les ruines que la guerre a provoquées. Ces braves gens, dont la vie s’écoule, agitée et fébrile, dans l’atmosphère empoisonnée et surchauffée des usines et des meetings, n’oublient qu’une chose, c’est que plus qu’en tout autre pays, le socialisme en France ne doit pas ignorer l’agriculture et le monde rural. »

Adéodat Compère-Morel,
« Rien à faire sans les paysans »,
Le Populaire, 1er mars 19241.

Après l’échec des espérances révolutionnaires de 1919-1920, Compère-Morel, député socialiste du Gard, membre de la Commission de l’agriculture de la Chambre des députés, oppose ici dans Le Populaire, quotidien de son parti, socialistes des villes et socialistes des champs. C’est pourtant l’unité d’action de tous qui permet en mai 1936 le triomphe électoral du Front populaire. Compère-Morel, qui avait précédemment exalté la terre de France fécondée pendant des siècles par la sueur des paysans et en 1916 par leur sang, s’interroge peu sur les mutations en cours dans les campagnes, du fait de l’arrivée d’un nombre important de migrant.e.s européen.ne.s qui pallient le déficit démographique et de main-d’œuvre de l’après-guerre. En 1930, le nombre des immigrants – multiplié par trois depuis le début du siècle – dépasse les 3 millions et le taux d’accroissement de la population étrangère est considéré comme le plus fort du monde (il est supérieur à celui des États-Unis). Pourtant, la France n’a jamais voulu se vivre comme une nation d’immigrants.

1. LES « MAL VU.E.S »

Dans le Nord-Pas-de-Calais, les destructions systématiques de l’appareil productif à la suite de l’invasion allemande (puits noyés, corons démolis, effectif des mineurs diminué de 20 % après le départ des 18 000 prisonniers de guerre allemands et le retour des réfugiés belges chez eux) ont conduit le comité central des houillères à avoir massivement recours à la main-d’œuvre étrangère, en particulier polonaise2. Il en est de même dans les campagnes : on manque de bras et l’antienne des partis agrariens se vérifie après 1918 : sur les 3,5 millions paysans mobilisés pendant la Grande Guerre, 670 000 ne revinrent pas et près de 500 000 restèrent mutilés, inaptes à se remettre à la charrue. Les ouvriers agricoles quittent la terre pour s’embaucher en ville et trouver un sort meilleur. Pour les remplacer, on choisit des Polonais.e.s, robustes et habitué.e.s à travailler dur.

La mosaïque France3 : travailleurs étrangers des villes et des champs

« Dans un intérieur polonais visité, il n’y avait qu’un poêle, une petite armoire, une table, deux ou trois chaises, un lit, un berceau pour le bébé. Cela s’explique par les déplacements fréquents de ces ménages, de village en village, de ferme à ferme, et aussi par la pensée qu’ils ont de retourner un jour dans leur pays. »

Rapport d’un Valenciennois, 19364.

Venus des campagnes pauvres et surpeuplées de la Pologne occidentale où la misère a fait naître une tradition migratoire, hommes et femmes de Galicie prennent le chemin de la France à la suite d’une convention signée entre la France et la Pologne le 3 septembre 1919. Les migrants sont d’abord dirigés vers le dépôt de Toul, en Lorraine, où ils passent une visite médicale pour déterminer leur aptitude au travail agricole ou industriel, au cours de laquelle des mesures d’hygiène sont aussi appliquées (douche, épouillage, désinfection des vêtements et des literies) et où les épidémies (variole et typhus) sont prévenues par les vaccinations. À partir de 1923, l’Office central de la main-d’œuvre agricole gère l’offre et la demande.

Né en 1900, cet ouvrier agricole, fils d’un petit paysan pauvre, aîné d’une famille de dix enfants vivant et travaillant « chez les autres » depuis l’âge de treize ans, quitte sa Pologne natale en juin 1923 pour travailler dans une ferme près d’Aix-les-Bains :

L’ouvrage était bien dur : de 6 heures du matin à 8 heures auprès des cochons et des chèvres, et après le déjeuner dans les champs jusqu’à 10 heures du soir. Une chaleur insupportable, pas de jours fériés, un travail ininterrompu. Une fois, le patron vient avec toute sa famille ; il arrache de mes mains la fourche à foin et me montre comment jeter les gerbes sur le chariot ; il me dit quelque chose que je ne comprends pas. Une autre fois, il me fait remarquer que j’ai peu de rendement ; moi je lui montre mes mains blessées, pour lui expliquer qu’elles me font mal ; il me répond que cela ne le regarde pas et qu’elles guériront toutes seules. Je me suis senti très offensé mais il n’y avait rien à faire. C’est alors que j’ai commencé à réfléchir à la manière de quitter cet enfer.

Quelques mois plus tard, le 13 janvier 1924, il réussit à fuir et à gagner la Beauce via Paris :

J’ai trouvé du travail dans une ferme pour 200 francs par mois. C’était une bonne place, la besogne n’était pas pénible, personne sur le dos, la bonne vie, sinon qu’il fallait dormir à l’écurie avec les chevaux. Mais comme il n’y avait pas de Polonais, je m’ennuyais beaucoup tout seul. Je suis resté là dix mois car les Français étaient corrects.

Il travaille ensuite dans une distillerie en compagnie d’autres Polonais pour 600 francs par mois, un travail dur, sans une journée de libre. Neuf mois plus tard, il s’en va :

Le 1er octobre 1926, je suis parti pour la région parisienne où j’ai trouvé un emploi dans une usine d’Aubervilliers. Cependant je n’y suis pas resté longtemps. On m’a congédié à cause de ma carte de travailleur agricole. Il me fallut de longues démarches pour échanger cette carte contre celle de travailleur industriel5.

Avec sa nouvelle carte, il travaille huit ans dans une tréfilerie à Aubervilliers ; il se marie en 1928 avec une Polonaise, un enfant naît en France avant son retour en Pologne en 1934. Ne pas avoir un jour de repos et l’humiliation subie sont les deux motifs qui l’incitent à quitter la première place pour laquelle il avait signé un contrat. On voit l’importance des papiers, de la carte pour obtenir un emploi. Ensuite, il cherche à améliorer sa situation, le travail industriel étant beaucoup mieux payé que le travail agricole.

« Ces femmes travaillent aux champs comme des hommes6 »

Réputées robustes et fortes, les Polonaises prennent la place occupée autrefois par les servantes de ferme devenues introuvables après la Grande Guerre. Recrutées sur contrat, les jeunes femmes sont préférées aux hommes pour les soins aux animaux et la traite (elles sont alors classées « V », pour vachères), le sarclage et l’arrachage des betteraves, les tâches ménagères (catégorie « X » pour bonne de ferme, ou « T » lorsqu’elles font aussi la traite). Julie Duval, inspectrice de la main-d’œuvre agricole d’Indre-et-Loire qui a l’avantage de parler polonais, note, à propos d’une de ces ouvrières agricoles :

Elle m’a écrit tout récemment que ses patrons étaient devenus très exigeants : elle travaille de 4 heures du matin à minuit. Depuis huit mois chez eux, elle n’est allée que six fois à l’église, qu’on lui réserve pour le dimanche tout le travail de la maison ; que l’après-midi, elle va dans les champs, mène les chevaux et ne peut plus y tenir.

Reléguées dans des tâches pénibles et salissantes, les ouvrières agricoles polonaises sont employées sans horaires fixes et souvent sans arrêt dominical. Les situations peuvent être différentes d’une ferme à l’autre : il y a de « bonnes » et de « mauvaises » maisons. Il arrive que les ouvrières agricoles subissent les violences sexuelles des patrons, de leurs fils ou des garçons de ferme. Maria Bistula écrit à l’inspectrice d’Indre-et-Loire, Julie Duval :

Il y a, Madame, un malentendu entre moi et le fils du patron. Je travaille ici depuis sept mois et, pour la chose, il m’a pas laissée tranquille du tout, mais il est venu chez moi et moi j’ai pas réussi à le repousser, il m’a prise de force en me criant dessus et il m’a violée. Qu’est-ce que je vais faire maintenant, pauvre de moi, je vais me pendre ou me noyer ? Parce que je n’ai pas d’autre issue. Où aller ? Et lui, ça l’a fait rire quand je lui ai dit. Le 20 octobre, il part à l’armée et moi je reste, que vais-je faire ?

Après cette lettre du 21 septembre 1931, elle écrit de nouveau, en octobre :

Je voulais vous demander qui est le chef pour les Polonais parce que mes patrons veulent me renvoyer en Pologne, ils disent que je dois m’en aller. C’est pas assez ce qu’ils m’ont fait, ils veulent en plus me chasser. Répondez-moi vite7.

Dans les lettres reçues par l’inspectrice, les grossesses non désirées sont un thème récurrent, qu’elles soient la conséquence de relations contraintes par la violence (le plus souvent) ou de rapports consentis. À l’heure où la main-d’œuvre est très recherchée, les migrantes ont cependant une « arme de dissuasion » : changer de patron. La mobilité géographique peut permettre l’amélioration de leur sort. Telle cette Polonaise, célibataire, entrée en France à vingt ans en 1931 avec un contrat de travail pour une exploitation en Haute-Marne ; à la fin de ce contrat, elle se rend en Eure-et-Loir. En 1934, elle est à Houdan en Seine-et-Oise puis part trois mois en Pologne. Elle revient à Houdan en 1935-1936, s’installe à Cherisy en Eure-et-Loir, puis à Crécy-Couvé en juin 1937, où elle rencontre celui qui devient son mari, conducteur de tracteur installé ici depuis longtemps qui lui n’a ni bougé ni changé d’emploi car il est bien payé. Après le mariage, elle arrête le travail salarié et élève ses quatre enfants. Le couple fait une demande de naturalisation en 19628.

On peut cerner, à partir de ce genre de cas, le phénomène des migrations par défaut : les femmes ne pouvant s’embaucher dans les mines sont plutôt dirigées vers l’agriculture, activité qui ne leur était pas étrangère dans leur pays d’origine. Ce sont souvent des femmes seules, très jeunes, mais plus d’un quart d’entre elles sont des femmes mariées qui ont laissé leurs enfants au pays. L’isolement des ouvrières agricoles célibataires explique la progression des mariages mixtes : il n’y a pas d’autre possibilité que de se tourner vers un conjoint français, parfois pour légitimer une naissance9.

Anna Kampurda est née en 1912 à Chicago où son père avait émigré avant de revenir en Pologne en 1914. Avec cette expérience de migration, elle part en France à dix-neuf ans en 1931 avec les papiers d’emprunt de sa sœur aînée car elle n’avait pas l’âge légal (vingt ans). Elle arrive en Indre-et-Loire où elle reste douze ans dans une ferme puis au château de Guénillé : elle mène une existence difficile, couchant à côté de l’écurie. Elle est très isolée et se marie avec un salarié agricole français dont elle a un enfant10. Elle ne retrouve sa sœur qu’à l’âge de quatre-vingt-deux ans. Les destins et les parcours individuels sont souvent plus complexes que ne le laissent voir les statistiques.

En 1931, les Polonaises sont plus nombreuses que les Italiennes. Autant les qualités viriles des premières sont valorisées, autant les secondes, employées, dans le sud-est de la France, à la cueillette des fleurs et des fruits, sont réputées pour leur habileté, leur agilité et leur délicatesse, des attributs considérés comme féminins. On plaque ainsi, par stéréotype, des caractères psychophysiques sur l’une ou l’autre des nationalités : en 1935, le Syndicat des producteurs de fraises de Carpentras obtient même l’autorisation d’embaucher des mères de familles nombreuses étrangères non munies de cartes de travail, censées avoir une grande résistance physique11. La migration brouille l’ordre social traditionnel fondé sur la répartition et sur la complémentarité des rôles entre hommes et femmes. Qu’elles aient pris le chemin de l’exode ou qu’elles soient restées au pays comme gardiennes du foyer alors que leurs hommes partaient travailler en France pour y accomplir parfois des tâches féminines (cuisiner, entretenir leur linge, etc.), la vie des femmes est marquée par la prise de responsabilités et la solitude.

Dans la cohorte des migrants

« Leurs vêtements se composent d’une blouse rayée, d’un pantalon de velours uni, serré à la cheville, et de savates. Leur nourriture ne varie guère : la morue sèche, les harengs saurs, les échalotes, les tomates et les piments forment leurs mets journaliers12. »

Les Polonais n’ont pas l’exclusivité de la misère : dans l’Hérault, les paysans espagnols vivent dans la même indigence. Dans le Var, « quand les journaliers italiens commencent à s’installer, ils se contentent d’une étroite pièce avec un châlit de bois, une table et une chaise qu’ils font eux-mêmes ». Mais la situation d’autres Italiens, recrutés comme métayers ou fermiers, est beaucoup plus favorable. C’est le cas dans le Sud-Ouest (notamment dans le Gers) au cours des années 1920. Paysans venus de la plaine du Pô ou de la Vénétie pour la plupart, ils arrivent en France avec un petit capital qu’ils ont acquis en vendant les biens qu’ils possédaient. S’installant à proximité les uns des autres, ils se regroupent en communautés, ce qui leur permet d’atténuer les effets du déracinement. Mais pour devenir « de bons étrangers » aux yeux des Français, ils doivent aussi participer aux activités culturelles et sportives de la municipalité ou jouer aux cartes au café du village.

Les groupes nationaux les plus anciennement installés en France – Belges dans les campagnes du Nord et du Bassin parisien, Italiens dans le Sud-Est mais aussi dans les campagnes aquitaines, Espagnols dans le Sud-Ouest – fournissent les contingents les plus nombreux de travailleurs étrangers dans l’agriculture. La religion est un signe de distinction : nombre de Polonais et d’Italiens fréquentent l’église le dimanche, y compris dans des régions déchristianisées comme le Sud-Ouest. Alors que les Catalans s’intègrent rapidement en Cerdagne, partageant la même langue et les mêmes coutumes que les locaux, les saisonniers qui arrivent du sud de l’Espagne, d’Aragon, de Valence ou de Murcie, trop différents des gens du pays et parlant un autre dialecte, sont laissés à l’écart. En peuplant les villages désertés, les migrants importent de nouvelles techniques d’irrigation (par exemple dans le Var et l’arrière-pays niçois).

Dans l’entre-deux-guerres et même au cours de la crise des années 1930, la concurrence entre Français et migrants est moins vive dans l’agriculture que dans l’industrie. Entre 1931 et 1936, l’immigration contribue au repeuplement des campagnes françaises et l’emploi dans le secteur agricole permet d’atténuer les conséquences de la crise économique pour la population étrangère. Si les opportunités d’ascension sociale sont néanmoins meilleures pour eux dans le monde industriel, en particulier en région parisienne, c’est aussi là, dans le monde urbain, que sévit le rejet des étrangers. Les explosions de violences sont certes moindres qu’à la fin du siècle précédent mais cela n’empêche pas l’existence d’une xénophobie au quotidien : le tutoiement, les surnoms, les humiliations diverses et les agressions verbales sont légion, y compris pour les enfants dans l’espace scolaire. La délinquance des étrangers est l’un des thèmes favoris de la presse, même si les faits incriminés sont souvent bénins et que la majorité des poursuites concerne les contraventions à la police des étrangers.

« Compétents, stables, animés d’esprit de famille »

Tel est le stéréotype attribué en 1919 aux Polonais par le Comité central des houillères. À l’époque, ceux-ci n’avaient pas été accueillis avec aménité par les populations locales, qui les traitaient de « Boches »13.

Ce jeune homme de vingt-trois ans qui a grandi en Westphalie où travaillait son père a été garçon d’hôtel puis mineur pendant la guerre. Revenu en Pologne en 1922, sans travail, il décide de partir en France, laissant sa fiancée et leur bébé ; il signe un contrat d’un an dans une mine de fer de Lorraine. Arrivé dans le bourg, il loge chez une Italienne qui loue également à sept autres Polonais. En 1936, il raconte :

Nous sommes allés à la mine pour l’examen médical. Le médecin comprenait un peu l’allemand. Il nous a ordonné de nous déshabiller et de marcher. Il observa nos pieds et nos mains pour voir si nous étions aptes au rude labeur qui nous attendait. Chacun d’entre nous reçut un certificat de santé lui permettant d’aller travailler le lendemain…

Là il n’y avait pas de pièces équipées de lavabos comme en Allemagne. Chacun était forcé de mettre ses vêtements de travail à la maison et de revenir avec, pour se laver chez soi. J’ai remarqué que les puits pour le transport des hommes étaient très étroits. En Westphalie de tels puits se trouvaient souvent au fonds et servaient à descendre les chariots vers la galerie centrale. La mine n’avait que 100 mètres de profondeur. J’ai reçu une lampe à carbure mais j’ai dû la payer. Le carbure était aussi à mes frais. Je m’étonnais de voir la lampe allumée et les gens qui fumaient la pipe ou la cigarette. Le porion nous emmena à trois voir l’endroit qui nous était assigné. Un mineur italien forait des trous dans le minerai et il tirait à l’aide d’un détonateur. Nous deux, devions charger le minerai dans de grands chariots. Un chariot plein pesait deux tonnes. Celui qui chargeait et transportait vingt chariots par jour pendant toute une quinzaine gagnait 20 francs par journée de travail. Mais nous n’avons presque jamais pu charger ces vingt chariots. Donc mon gain n’a pas dépassé dix-sept francs.

En empruntant de l’argent, il parvient à résilier son contrat et à rembourser la compagnie minière pour les frais engagés pour son recrutement. Il part travailler près de ses frères, à Marles-les-Mines, à proximité de Bruay-en-Artois.

Le lendemain j’ai cherché du travail. Mais on ne voulut de moi nulle part. Dès que je montrais mes papiers on m’opposait un refus. L’on me conseillait de retourner dans les mines de fer achever mon contrat mais, indigné j’ai refusé, me souvenant du dur travail et des accès de toux où je crachais de la rouille […]. Enfin j’ai retrouvé un ancien copain. Il m’a recommandé au bureau de la mine [de la compagnie de Courrières]. J’ai réussi à me faire embaucher. J’étais heureux de trouver enfin une occupation régulière.

Il rentre en Pologne pour se marier, fait venir sa femme et son fils et, dix ans plus tard, toujours mineur dans les houillères du Nord, il écrit : « je préférerais me suicider que de retravailler dans une mine de fer. »14

Dans la cohorte des migrants de l’après-guerre, les Polonais représentent un cas à part. Ce n’est qu’après la Première Guerre mondiale qu’ils sont embauchés massivement par les entreprises françaises suivant des procédures spécifiques. Ils inaugurent les conventions entre États sur les échanges de main-d’œuvre. En mai 1924, la Société générale d’immigration est créée. Elle est chargée, à partir de dépôts installés directement en Pologne, d’assurer le recrutement, l’hébergement et le transport des travailleurs étrangers et de leur famille. Un certain nombre d’entre eux sont refoulés dès la première visite, d’autres n’obtiennent qu’un contrat de manœuvre et non d’ouvrier qualifié, les femmes enceintes ne sont pas acceptées. Les candidats à l’émigration sont essentiellement des paysans.

En 1926, le recensement comptabilise 309 312 Polonais dont 90 996 dans le seul Pas-de-Calais. Ils arrivent avec leurs curés et leurs bonnes sœurs qui font l’école aux enfants. L’alliance traditionnelle entre le charbon et le goupillon s’accorde avec l’encadrement religieux de ces fervents catholiques. Les hommes se regroupent parfois, comme dans la région de Montceau-les-Mines, autour de pratiques sportives dans des associations polonaises. Elles s’apparentent aux structures religieuses et culturelles spécifiques qui permettent d’entretenir une « frontière culturelle »15. Une des causes de rupture des contrats dans l’agriculture est l’absence d’un repos dominical pour pouvoir assister à la messe. Chez les femmes, la figure dominante est celle de la ménagère, épouse ou veuve de mineur qui élève ses (nombreux) enfants, avec parfois des revenus, dits « d’appoint », de blanchissage ou de couture. Viennent ensuite les célibataires plus jeunes, ouvrières dans le textile ou domestiques agricoles.

Si les exilés antifascistes arrivent à partir de 1922-1925, l’émigration économique est la principale cause de l’émigration des Italiens, venus des Marches (Italie centrale), du Piémont, de Lombardie et de Vénétie (Italie du Nord). Les bassins houillers et sidérurgiques deviennent ainsi des territoires bigarrés : à Decazeville, par exemple, la part de la population étrangère passe de 11 % en 1921 à 25 % en 1931. Si Espagnols et Polonais dominent ici, on trouve aussi des Italiens, des Grecs, des Arméniens et des Tchécoslovaques16. À Paris, les étrangers se retrouvent dans la grande entreprise moderne, comme les usines Renault à Billancourt ou Citroën quai de Javel. Avec les femmes, ils sont au cœur de la rationalisation de l’entreprise. Dès la fin des années 1920, on note une dominante nord-africaine : en 1930, sur près de 27 000 salariés, plus de 3 000 sont originaires d’Afrique du Nord. On compte également, un millier de Russes blancs, 775 Polonais, 490 Arméniens, 450 Italiens. En tout, 7 550 travailleurs sont étrangers, soit environ 30 % de la main-d’œuvre17. Jusqu’en 1930, 100 000 étrangers au moins viennent chaque année travailler dans l’industrie française, sauf en 1927 et 1928 où la baisse est forte, en particulier dans le textile, les armes et le cycle, signes précurseurs de la crise.

Les premiers mis à la porte

Mariée à dix-huit ans, mère à dix-neuf, Louise émigre en 1923 : en Pologne, le salaire de son époux est insuffisant pour nourrir la famille. Huit ans plus tard, en France, la situation du couple est menacée. Tout comme 140 000 autres Polonais, Louise et son mari peuvent être rapatriés d’un jour à l’autre. Elle raconte :

Les temps difficiles commencent avec la crise. Les salaires ont diminué. Il y a de plus en plus de jours chômés. On entend partout dire qu’on va nous rapatrier. C’est comme ça. Déjà plusieurs ont reçu leur carte pour partir en Pologne. Les Français disent que nous prenons leur travail. On entend partout : « Va-t’en en Pologne ! » Qu’est-ce qu’on va faire ? Dans la colonie règne une grande agitation. Tout le monde vend ses meubles pour presque rien. Chaque jour je demande à mon mari s’il a reçu sa carte de départ. J’ai vendu mon mobilier pour la moitié de sa valeur. À présent nous tuons nos bêtes, nous les vendons ou nous les mangeons et nous vivons dans l’incertitude. Quelques convois sont partis de Bruay et nous, pas encore. Nous sommes comme des Gitans dans la maison vide… Mon mari a un travail très dur et il ne gagne que 40 francs par jour… Les rapatriements sont terminés. On travaille encore dans l’incertitude mais on nous dit que maintenant en France, ça ira mieux… Nous avons quelques économies à la PKO [caisse d’épargne polonaise]. Donc nous avons envie d’acheter un terrain en Pologne. Mais pour l’instant, on a peur parce que la situation en Pologne est dure pour les émigrants et à la campagne, la misère règne. Or nous ne voulons aller qu’à la campagne. Nous en avons assez de la vie errante et voudrions rentrer au pays le plus vite possible18.

Dès 1931, les fabriques textiles lainières et cotonnières du Nord renvoient les femmes polonaises du jour au lendemain, sans indemnité et sans une attestation qui leur permettrait de recevoir des secours. Les épouses de mineurs sans contrat de travail connaissent le même sort : le chômage définitif.

À la mine, l’organisation du travail se transforme : chronométrage, mise en place du système Bedaux qui instaure la mesure du travail, décompose les tâches et les gestes et leur attribue un temps donné, évacuation du charbon sur des tapis roulants. Tous ces changements accentuent la productivité en supprimant les temps de pause et de repos. Au même moment, la crise économique de 1929 fait sentir ses effets. Dans les houillères, les hommes voient d’abord leurs horaires réduits, puis commencent les licenciements en 1932. Le nombre d’étrangers diminue fortement à l’exception, un temps, des Polonais. On passe à quatre jours de travail ; les plus de cinquante-cinq ans sont d’office mis à la retraite (mais les Polonais ne touchent pas de retraite) ; les plus jeunes sont renvoyés sous différents prétextes (faute professionnelle ou militantisme). Si les dirigeants syndicaux continuent à défendre la solidarité entre travailleurs, la base ne suit pas et les salariés français deviennent très hostiles à l’égard des étrangers « qui viennent manger le pain des Français ». En 1934, le gouvernement fait pression sur les houillères pour licencier 5 000 à 6 000 Polonais du Nord-Pas-de-Calais. L’année 1935 est la pire pour eux. La réglementation sur les étrangers se durcit : la carte d’identité de travailleur, dont ils ont besoin pour signer leur contrat de travail, n’est désormais plus valable que dans le département où elle a été établie – forme d’assignation à résidence. Impossible de chercher un emploi ailleurs. Le gouvernement du Front populaire mettra fin à cette mesure.

Le 7 août 1934, dans une tentative désespérée, la section de la Confédération générale du travail unitaire (CGTU) de la société des mines de l’Escarpelle, qui emploie 1 000 Français et 1 350 Polonais, organise une grève « sur le tas », au fond de la mine (une première), qui préfigure les occupations de 1936. Après l’arrestation de deux militants communistes sur le carreau de la mine, les dirigeants du syndicat de la fosse no 10, dans la cité de Leforest (4 700 habitants dont 1 750 Polonais, femmes et enfants compris), bloquent la remontée des mineurs du poste du matin le 7 août. Ils restent trente-six heures au fond. Très sévères, les sanctions pleuvent immédiatement : une dizaine de personnes sont arrêtées, 122 licenciées ; 77 décrets d’expulsion sont signés le soir même par le ministre de l’Intérieur, à exécuter dans les quarante-huit heures. Le total des rapatriements en Pologne entre 1931 et 1936 diverge selon les statistiques du ministère français du Travail (130 000) et celles du gouvernement polonais (140 000).

Si, en 1932, les familles avaient décidé elles-mêmes de rester ou pas en France, en 1934-1935, ce sont des départs forcés aux frais des compagnies houillères (le gouvernement payant le billet de train jusqu’à la frontière française) avec le droit d’emporter seulement 30 kilos de bagages par personne (20 kilos par enfant). Selon la Chambre des houillères du Nord et du Pas-de-Calais, 4 744 ouvriers et 5 797 femmes et enfants sont rapatriés en 1934. Seule la Compagnie de Lens paie le transport des meubles de ses mineurs, considérés comme des privilégiés. Les « chers voisins » français se chargent de vider les appartements de leur contenu, ou du moins de ce qu’il en reste quand le mobilier n’a pas été vendu à vil prix avant le départ. À partir de juin 1935, l’État prend en charge le rapatriement de tous jusqu’à la frontière du pays d’origine, alignant ainsi le sort de tous les travailleurs rapatriés sur celui des mineurs polonais19. En 1936, il reste en France 422 694 Polonais, contre 507 811 en 1931.

Bonifacia, Marceline et Raymonde S., filles d’un immigré espagnol installé juste après la Première Guerre mondiale dans le quartier de La Plaine (Saint-Denis-Aubervilliers), se souviennent :

Lors de la grande crise économique, les étrangers ont été mis à la porte les premiers. Notre père [quarante et un ans en 1935] a été licencié de chez Mouton où il était tréfileur depuis 1923. Il a travaillé quelque temps à l’usine de soufre de la rue du Landy, puis s’est retrouvé au chômage [jusqu’à la mobilisation de 1939]. Par chance, malgré le chômage, ses papiers de résidence ont toujours été renouvelés. Il touchait des indemnités de chômage et devait pointer deux fois par semaine20.

Journalière agricole de l’Estramadure (au sud-ouest de l’Espagne), leur mère était arrivée en France en 1922. Dix ans plus tard, les Tréfileries et laminoirs du Havre (ancienne maison Mouton), premier employeur de main-d’œuvre espagnole de Saint-Denis, licencie en 1932, avec la crise, les deux tiers de ses salariés, le plus souvent manœuvres sans qualification. Les plus âgés, comme leur père, ne retrouvent pas de travail et leurs épouses, qualifiées dans les recensements de « ménagères », doivent s’embaucher dans des entreprises de tri des chiffons récupérés par les biffins de la zone :

C’était un travail très dur et très sale, explique Carmen M., car il fallait trier des chiffons crasseux et souillés qui arrivaient dans des ballots faits par les chiffonniers : il n’y avait que des Espagnoles, des Italiennes et des Polonaises. Là, il n’y avait pas de quotas car les Françaises ne voulaient pas y aller travailler. Les femmes enlevaient les boutons des vieux vêtements puis les découpaient en petits morceaux. Une des contremaîtres était espagnole, ce qui faisait que celles qui ne parlaient pas français arrivaient à se débrouiller21.

Les Espagnols installés depuis le début des années 1920 et ayant plusieurs enfants nés en France voient leur carte d’identité de travailleur renouvelée mais les familles arrivées plus tardivement sont contraintes de retourner en Espagne avec des conséquences dommageables pour les enfants, obligés d’interrompre leur scolarité et ne connaissant pas la langue de leurs parents. Pour ceux qui restent, se pose le problème de la naturalisation pour assurer l’avenir de leurs enfants. Le gouvernement français est réticent à l’accorder jusqu’à la veille du conflit en 1938-1939 où, nécessité de recrutement militaire oblige, il naturalise d’un coup 73 000 étrangers, puis 43 000 encore au printemps 1940.

Les habitants de la « petite Espagne » ne se précipitent pas pour se faire naturaliser eux-mêmes, mais le font volontiers pour leurs enfants nés en France. Dans les années 1930, la moitié des Espagnols d’Aubervilliers quitte la ville pour emménager à… Saint-Denis, ville mitoyenne. Pierre Laval, maire d’Aubervilliers depuis 1923, refuse en effet de donner aux chômeurs espagnols une allocation de chômage, alors que celui de Saint-Denis, Jacques Doriot, la leur accorde :

À Saint-Denis, sous Doriot, pendant la crise, en tant qu’enfants de chômeurs, on bénéficiait gratuitement de l’école, de la cantine et des colonies. Tous les ans on recevait aussi un tablier noir et des bottines noires. Je suis partie en colonie chaque année pendant six ans de neuf à quinze ans (entre 1931 et 1937) dans la région de Sancerre. Nous étions hébergés dans des fermes de petits villages à sept ou huit par famille. On dira tout ce qu’on voudra de Doriot, qu’il a tourné sa veste, etc., n’empêche, il nous a beaucoup aidés pendant les années 193022.

Après la rupture de Doriot avec le Parti communiste français (PCF, fondé à la suite du congrès de Tours en décembre 1920), les communistes espagnols de Saint-Denis sont sommés de choisir leur camp. Les deux cellules de la Plaine, « composées en majorité de chômeurs étrangers » restent doriotistes. Souvenir ironique et laconique de 1936 : « Mon père bien sûr n’a pas fait la grève : il la faisait en permanence depuis des mois : il était chômeur. »23

Si la guerre en Espagne change la donne pour cette communauté, c’est l’occupation de l’Éthiopie qui se fait sentir sur les Italiens : « On avait à l’école des amis d’origine française, ça se passait bien… Ça se passait bien jusqu’en 1935-1936, quand il y a eu la guerre d’Éthiopie, là alors, il y a eu une vague de xénophobie dont je me souviens très bien. J’avais des amis, ils parlaient des “sales italiens” et ils disaient “pas toi, pas toi”, mais je le prenais pour moi24. »

Ce souvenir d’école primaire, à hauteur d’enfant, ne rend qu’imparfaitement compte du climat xénophobe qui pèse avant 1935 sur la communauté italienne comme sur tous les étrangers. Dès 1925, le représentant des terrassiers (CGTU) affirme, lors d’une réunion en banlieue parisienne, « qu’il n’y a qu’un moyen pour obliger les étrangers à se syndiquer : celui de l’action directe contre les “macaronis” [Italiens] et les escargots [Espagnols]25 ».

La question de la virilité est au centre des clichés qui expriment le rejet des Italiens, bien qu’ils soient les mieux vus parmi les étrangers, le bas de l’échelle étant occupé par les sidis, les manœuvres algériens, ceux que l’on ne décompte pas comme immigrés parce que Français. Maçons, plâtriers, ébénistes, fabricants de meubles sont parmi les métiers les plus représentés chez les Italiens de l’Est parisien, qui dépendent fortement des commandes des donneurs d’ordre pour l’ameublement, les grands magasins et l’entreprise Lévitan, nœud de la crise dès 1931. La chronologie de l’effondrement des emplois dans les années 1930 varie selon les secteurs. Le premier touché est le meuble, dont la dépendance aux gros vendeurs est vitale, ce dont témoigne Thérèse Bozza, fille d’un ébéniste italien :

Ma sœur [qui s’occupait de la gestion] était de mauvaise humeur tous les jours. Elle essayait de trouver des clients, elle cherchait des arrangements avec les banques. Elles faisaient confiance, car mon père avait un gros stock. Et puis, il a pu prolonger jusqu’en 1932. Il allait à la chasse avec beaucoup d’Auvergnats. L’un d’eux, propriétaire du Terminus Est, lui a fait refaire toutes les armoires de l’hôtel. Pourtant un jour, maman a trouvé sa chambre vide au retour de vacances, son linge par terre et tout : papa avait vendu la chambre à coucher ! Beaucoup d’Italiens ont fait faillite et ont dû aller travailler chez les autres26.

La forme du travail la plus répandue est celle du temps très partiel, même si les emplois industriels régressent d’un quart entre 1929 et 1937 : « Souvent je n’allais pas travailler. Je n’étais pas à l’atelier plus de deux ou trois jours par semaine, il n’y avait presque plus personne et quand j’y allais, on bricolait, pas grand-chose quoi27 ! »

Le secteur du bâtiment résiste un peu plus longtemps du fait des programmes en cours de construction des habitations à loyers modérés (HBM) et du prolongement de la ligne de métro jusqu’à Mairie de Montreuil. Mais l’effondrement se produit en 1934-1935. Même les femmes, ces « mères italiennes » réputées sans emploi28 mais qui font des ménages, du repassage ou de la couture chez les autres (activité non déclarée), sont touchées par la diminution des ressources de leurs patronnes. Le principe du « salaire familial » apporté par l’homme joue à plein. Ainsi Marguerite F., arrivée d’Italie à l’âge de trois ans, habitant la région lyonnaise avec le père de son enfant, travaille comme couturière puis dans une usine de fabrication de lampes. En 1932, elle est menacée d’expulsion car elle n’a pas renouvelé sa carte d’identité. Elle se défend et proteste : toute sa vie s’est construite en France. On l’autorise finalement à rester « sous la réserve qu’elle justifiera de ressources lui permettant de vivre sans occuper sur notre territoire d’emploi salarié ». Réciproquement, les femmes étrangères qui n’ont pas de famille pour les entretenir sont expulsées, telle Angela W., quatre enfants dont trois nés en France, ayant perdu son travail salarié depuis 1931 mais effectuant des travaux de repassage ou de couture et recevant des secours de la mairie de Lyon, expulsée car considérée « sans moyens d’existence réguliers » : en effet son mari a été lui-même expulsé. Le préfet refuse de revenir sur sa décision. Elle décide de rester, clandestinement, ses enfants élevés en France étant à ses yeux totalement français29.

La loi du 10 août 1932 entérine une politique de « préférence nationale » en prévoyant de fixer des quotas maximums d’étrangers par métiers (entre 10 et 25 % selon les branches). Après les restrictions au renouvellement des cartes d’identité des travailleurs, les fabricants de meubles de l’Est parisien sont obligés de se séparer d’une part de leurs ouvriers italiens. L’entreprise De Mora passe ainsi de 70 % d’ouvriers transalpins en janvier 1934 à 20 % en 1935. Le conseil municipal de Nogent – première ville italienne de la banlieue Est – demande en 1935 que « les immigrés au chômage puissent obtenir le rapatriement frais payés avec leur famille vers leur pays d’origine ». Le quart des emplois des hommes sont supprimés en 1935, avec peut-être des déplacements en province dans le Sud-Ouest. Par ailleurs, des petits patrons ne respectent pas les quotas et gardent leurs bons ouvriers. Certains travaillent clandestinement et sont à la merci d’une dénonciation, tel Enzo Bruni qui cherche du travail à quatorze ans en 1937 : « Pour avoir le permis de travail il fallait la carte d’identité et pour avoir la carte d’identité il fallait avoir le certificat de travail ! Alors j’ai fini par trouver du travail n’importe où et un jour, au commissariat de police, on a reçu une lettre anonyme où on disait que tel employeur employait un Italien sans carte d’identité. Cela venait d’un Italien, je sais à peu près qui… Des voisins jaloux30. »

La solidarité fait défaut dans ce climat de crise et de xénophobie. Les tensions internationales pèsent sur les Italiens surtout après les massacres en Éthiopie, l’alliance de Mussolini avec Hitler et l’éventualité d’une guerre avec l’Italie : « Ma voisine ne cesse de m’insulter parce que mon mari n’a pas été mobilisé en disant qu’il reste ici pour gagner de l’argent pendant que les autres se font casser la figure… On a toujours préféré ne pas répondre31 », témoigne une Italienne du Lot-et-Garonne.

En juin 1940, ils devront choisir entre leur patrie de naissance et la patrie d’adoption.

« Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan ! » : une jeunesse enfermée

« Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !

Au-dessus de l’île, on voit des oiseaux

Tout autour de l’île il y a de l’eau

Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !

Qu’est-ce que c’est que ces hurlements ?

Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !

C’est la meute des honnêtes gens

Qui fait la chasse à l’enfant

Il avait dit J’en ai assez de la maison de redressement

Et les gardiens à coup de clefs lui avaient brisé les dents

Et puis ils l’avaient laissé étendu sur le ciment. »

Jacques Prévert, La Chasse à l’enfant, 1934.

Un soir de l’été 1934, un incident bénin au réfectoire, suivi d’un violent châtiment corporel sur un enfant, provoque une révolte au sein de l’institution pénitentiaire de Belle-Île-en-Mer (Morbihan). Contrairement au règlement, un des « colons » a mangé son fromage avant de boire sa soupe et les surveillants le frappent. Une révolte éclate que le personnel n’arrive pas à contenir : franchissant le mur d’enceinte, cinquante-cinq colons s’évadent et se répandent dans l’île où résident, en cette saison d’été, nombre de vacanciers. Le directeur lance alors un appel aux habitants de Belle-Île et aux touristes en promettant une récompense de 20 francs par enfant à qui aidera la police à rattraper les évadés.

La forte mobilisation de la population permet de retrouver quasiment tous les fugueurs qui reçoivent en retour une sévère correction. L’enthousiasme mis par « les honnêtes gens » à cette « chasse à l’enfant » provoque une violente campagne de presse avec dénonciation des colonies pénitentiaires pour mineurs.

Les colonies pénitentiaires, des « bagnes pour enfants » ?

Le dispositif de prise en charge des mineurs de justice ne se limite pas à Belle-Île-en-Mer. L’histoire des colonies agricoles est ancienne et fondée sur l’impératif, formulé dans le premier XIXe siècle, de séparer l’enfant d’un milieu urbain considéré comme une source de vices et de délinquance afin de permettre aux adolescents de retrouver une nature vue comme rédemptrice. La loi du 5 août 1850 sur l’« éducation et le patronage des jeunes détenus » avait officialisé et généralisé les colonies. Elle prévoyait que les jeunes y recevraient « une éducation morale, religieuse et professionnelle »32. Création républicaine, la colonie pénitentiaire de Belle-Île-en-Mer est une colonie agricole et maritime datant de 1880. Installée dans l’ancienne prison politique des républicains de 1848, dans des bâtiments situés derrière la forteresse Vauban agrandie en 1902 pour accueillir jusqu’à 320 détenus, elle retient des jeunes âgés de treize à vingt et un ans condamnés à des peines inférieures à deux ans.

En 1924, après avoir visité la colonie, un journaliste dénonce : « Ces écoles professionnelles sont tout simplement l’école du bagne. » Il conclut : « Il faut raser les murs de toutes ces institutions, c’est la seule réponse. » S’ensuit un décret, en 1927, par lequel les colonies pénitentiaires deviennent des « maisons d’éducation surveillée », les surveillants des « moniteurs » et les colons des « pupilles ». Cependant, si les appellations changent, les méthodes répressives et violentes persistent. À la suite de la révolte d’août 1934 popularisée par le poème de Jacques Prévert, une campagne de presse est menée par le grand reporter Alexis Danan pour le journal Paris-Soir afin de dénoncer les pratiques dans ces « bagnes » pour enfants et de sensibiliser l’opinion publique33. Écrivains, poètes, cinéastes relaient la charge contre la violence de ces institutions dites de justice. Le récit des abus soulève l’émotion de l’opinion publique qui réclame l’abolition des colonies pénitentiaires ; des manifestations populaires sont même organisées dans ce sens34.

La colonie pénitentiaire de Mettray

« Si écrire veut dire éprouver des émotions ou des sentiments si forts que toute une vie sera dessinée par eux, s’ils sont si forts que seule leur description, leur évocation ou leur analyse pourra réellement vous en rendre compte, alors oui, c’est à Mettray et à quinze ans que j’ai commencé à écrire. »

Jean Genet, L’Enfant criminel (1949).

Par jugement du tribunal de Meaux du 25 août 1926, Jean Genet, âgé de seize ans, est envoyé à la colonie de Mettray en Indre-et-Loire. Il la quitte le 1er mars 1929 après avoir devancé l’appel par un engagement dans l’armée35. Pendant les trente mois de sa présence dans la colonie pénitentiaire, on dénombre entre 438 et 445 colons, dont 206 enfants de l’Assistance publique. Pour commencer à comprendre ce qu’ont pu y vivre Genet et ses camarades, citons Jacques Mathieu Lardet, le directeur de Mettray, qui en résume la philosophie en 1926 :

Dès leur arrivée à la colonie, un grand nombre de ces malheureux enfants qui ont le travail en horreur, qui n’ont jamais été habitués à obéir, cherchent à se soustraire à la discipline pourtant bienveillante de la colonie. Alors ils s’évadent, ils se gardent bien de dire le motif de leur fuite et donnent presque toujours comme prétexte qu’ils sont maltraités ou mal nourris ; le mensonge est inné chez eux ; après quelques mois de présence à la colonie, nous arrivons à leur faire comprendre qu’ils doivent obéir, travailler convenablement, apprendre un métier pour qu’une fois sortis de Mettray, ils puissent vivre comme tout le monde et se créer une place honorable dans la société.

Des bons points et des récompenses pécuniaires sont accordés aux colons en cas de bonne conduite, permettant aussi de racheter des punitions légères. Un temps est réservé pour l’instruction qui concerne les illettrés (une centaine d’élèves de treize à vingt ans) et ceux qui sont d’âge scolaire (qui reçoivent une instruction sommaire). Au cours de l’année 1926, 189 évasions se produisent (un colon sur deux, si l’on décompte les malades et ceux qui sont placés à l’extérieur). Les automutilations sont fréquentes en particulier aux jambes, ainsi que les tentatives de suicide par absorption de verre pilé ou de produits dangereux. Le personnel comprend quatre-vingt-dix personnes.

Au cours de l’année 1927, le surveillant-chef du quartier disciplinaire meurt. Voilà ce qu’écrit Jean Genet dans Le Miracle de la rose : « Pour l’été il avait inventé de se faire apporter une bassine pleine d’eau fraîche et il nous regardait mourir au soleil quand lui-même prenait des bains de pied qui duraient trois heures. Il mourut d’un autre mal. Toute la compagnie l’accompagna au cimetière du village de Mettray. » Dans ce roman, en partie autobiographique, Genet dresse un portrait sans complaisance d’un milieu où dominent les rapports de forces (entre surveillants et colons et entre colons eux-mêmes), qui apporte un démenti cinglant aux vertus éducatives de l’enfermement dans cette institution prétendue rédemptrice. Mettray a été créée en 1840 comme une alternative à la prison ; or elle incarne, selon Michel Foucault, l’archipel carcéral, les techniques disciplinaires qui organisent la société entre surveiller et punir : il y a là « du cloître, de la prison, du collège, du régiment36 ». Cette institution particulière tient aussi de la famille, du travail et du judiciaire, avec une logique du dressage. D’autres témoignages sur Mettray existent : ceux de Le Dano37, d’Henri Bonnier38 et de Raoul Léger. Ce dernier affirme que Genet a inventé ce qu’il dit des rapports homosexuels entre colons et de la violence des surveillants39.

Pour l’État, Mettray est une colonie pénitentiaire mais aussi une institution charitable et une école professionnelle, ce qui lui permet de recevoir, outre des pupilles de l’Assistance publique, les cas « difficiles », « fugueurs » et « vicieux ». Dans l’entre-deux-guerres, la question se pose de la rentabilité de Mettray. Les bâtiments sont en mauvais état, l’alimentation est insuffisante, le trousseau est réduit (il n’y a pas de chaussettes et marcher en sabots abîme sérieusement les pieds, comme le raconte Henri Bonnier).

Le témoignage de Jean Genet signe l’échec de la logique carcérale évoquée par Michel Foucault dans Surveiller et punir et s’inscrit dans un rejet de plus en plus large d’une rééducation par la coercition et la contrainte. La campagne lancée en 1934 contre l’établissement de Belle-Île-en-Mer et les « bagnes d’enfants », comme la fermeture définitive de Mettray en 1937, semblent le prouver40.

L’institution pénitentiaire poursuit cependant sa vie sous d’autres formes. En 1938, le caractère militaire des surveillants des établissements pour mineurs est réaffirmé avec le port d’un uniforme ressemblant à celui des officiers et sous-officiers. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le site de Belle-Île-en-Mer est évacué. À partir d’avril 1945, il reçoit les mineurs qui ont fait partie des milices supplétives de l’armée allemande.

En 1945, l’ordonnance relative à l’enfance délinquante prévoit la mise en place d’une justice spécifique pour les enfants ainsi que des « sanctions éducatives » prononcées par les tribunaux pour mineurs. Six Institutions publiques d’éducation surveillée – qui ne dépendent plus de l’administration pénitentiaire – sont créées parmi lesquelles… Belle-Île-en-Mer, qui ouvre à nouveau ses portes en 1947 avec un régime théoriquement plus éducatif que répressif. En 1975, elle prend le nom de « maison d’éducation surveillée ». Les errements de la dénomination indiquent sans doute la difficulté à se transformer. Deux ans plus tard, en 1977, l’établissement ferme définitivement.

Des femmes ont pris une part active dans la campagne contre « les bagnes d’enfants » mais aussi dans les marches de la faim organisées partout en France au moment de la crise des années 1930.

Militantes féministes et communistes pour le suffrage des femmes

« Le public qui nous intéresse est le public des marchés, des fermes, des petits paysans, des humbles en un mot. Nous voulons créer un vaste mouvement populaire et nous avons adopté le discours des “sans voix”. »

Marthe Bray, Le Phare de Nantes,
11 septembre 1926.

Avec la Ligue d’action féminine pour le suffrage des femmes créée fin 1925, la féministe Marthe Bray41 (1884-1949) prend la tête d’une « croisade féministe », selon ses propres termes, prônant l’action directe en faveur du suffrage des femmes et voulant s’adresser à toutes les femmes42. Un autocar couvert d’affiches transporte la caravane de suffragettes qui sillonnent la France pour exiger le droit de vote. Reprenant la stratégie offensive des féministes Hubertine Auclert et Madeleine Pelletier, les suffragettes se manifestent à nouveau après une initiative du Parti communiste français (PCF). Créé en décembre 1920 au congrès de Tours par adhésion à la IIIe Internationale et scission du Parti socialiste, le PCF présente aux élections municipales du printemps 1925 des candidates alors que, « citoyennes sans citoyenneté », les femmes sont dépourvues de droits politiques43. À Douarnenez, le 3 mai 1925, l’ouvrière d’usine Joséphine Pencalet (son nom signifie « tête dure » en breton) est élue conseillère municipale au premier tour avec 1 283 voix sur une liste soutenue par le Parti communiste qui remporte 26 sièges sur 27. La liste comporte notamment dix-sept marins, deux ouvriers d’usine et un jeune communiste, permanent syndical de la CGTU, Charles Tillon44.

Née en 1886 dans une famille nombreuse de marins pêcheurs, avant-dernière d’une fratrie de treize, Joséphine Pencalet, veuve de guerre d’un cheminot qu’elle avait épousé en 1908 à Argenteuil malgré la désapprobation de ses parents, revient après la guerre dans sa ville natale avec ses deux jeunes enfants. Embauchée comme ouvrière dans une conserverie, elle participe à la grève qui secoue la ville pendant sept semaines en 1924-1925. C’est une forte personnalité qui ne s’en laisse pas conter. La transgression symbolique à l’ordre politique se déroule dans un contexte local et national spécifique, dans cette partie de la Bretagne à la fois très catholique et républicaine. Première mairie communiste en 1921, Douarnenez se forge une réputation de « ville rouge ». L’identité socio-économique de cette ville de 12 000 habitants est tournée vers la mer, autour de la pêche et de la conserverie. Nous avions déjà croisé en 1905 les ouvrières des conserveries, les Penn sardin (« têtes de sardine », surnom donné à leur coiffe), en lutte victorieuse pour être payées à l’heure et non plus au « mille » de sardines. En effet, la division sexuelle du travail à Douarnenez s’ordonne entre hommes en mer et femmes de tous âges à l’usine.

De novembre 1924 à janvier 1925, une nouvelle grève pour les conditions de travail et les salaires, longue et dure, oppose les patrons des conserveries et les Penn sardin. Elle se conclut par une victoire des sardinières dont la lutte est relayée dans la presse nationale (surtout par L’Humanité) et soutenue à la Chambre des députés par Léon Blum, Vincent Auriol et même par le président de cette assemblée, l’ancien président du Conseil Paul Painlevé. Il faut dire que les patrons des usines avaient commandité une tentative d’assassinat du responsable communiste Daniel Le Flanchec le 1er janvier 1925, devenu ainsi un « martyr » de la cause ouvrière, personnage haut en couleur, « borgne, tonitruant et tatoué », brestois et tête de liste municipale à Douarnenez. Le 6 janvier 1925, la justice de paix enregistre un contrat préparé sous l’égide du préfet qui instaure des mesures spécifiques pour les conserveries, les usines de métallurgie et les biscuiteries, parmi lesquelles l’interdiction de renvoi pour « fait de grève ou action syndicale », l’augmentation des salaires horaires (1 franc pour les femmes dans les conserveries), l’application de la journée de huit heures et la majoration des heures supplémentaires et des heures de nuit.

C’est dans ce contexte social que Joséphine Pencalet, devenue secrétaire adjointe du Syndicat des métaux (CGTU) à la suite de la grève, est désignée candidate municipale à Douarnenez en application des directives de 1924 du Secrétariat féminin de l’Internationale communiste à Moscou. Marthe Bigot, responsable française du Secrétariat, souligne les réticences de la base à appliquer les directives : « Si dans les sphères dirigeantes du Parti, se manifeste nettement la volonté de soutenir la propagande auprès des femmes, cette volonté est loin encore d’être partagée par tous les camarades dans les départements. »

Les différentes instances du Parti ont cependant entériné le principe de candidatures féminines en utilisant une faille du code électoral : la loi n’interdit pas explicitement aux femmes d’être candidates, elles peuvent même être proclamées élues (au risque d’une annulation par le Conseil d’État), les préfectures ne vérifiant la régularité des candidatures qu’après l’élection et non en aval45. En rupture avec les institutions françaises, la position du PCF ne l’est néanmoins pas vraiment du point de vue du genre puisque le Bloc ouvrier et paysan (nom des listes communistes) affirme que les candidates féminines (cantonnées ici dans un rôle traditionnel) se consacreront à « la défense de tous les intérêts immédiats de la mère et de l’enfance, qui occuperont, comme en Russie, la première place dans les réalisations des municipalités communistes ».

D’autres candidates se présentent, en particulier dans des communes de banlieue parisienne. Cette tactique électorale permet de rendre visibles à la fois le champ des possibles – les femmes peuvent recueillir des voix et être élues – et l’obstacle politique et institutionnel d’un suffrage non universel. C’est aussi une lutte pour attirer les femmes catholiques : « Les candidatures de femmes attirent dans l’arène politique le prolétariat féminin, et par conséquent font faire un pas en avant à la classe ouvrière vers la révolution. Ceci sera d’ailleurs le meilleur moyen de détacher les femmes de l’Église, car la lutte politique leur ouvrira les yeux, beaucoup mieux que de bouffer du prêtre sur une tribune devant des électeurs », énonce après les élections la revue communiste Les Cahiers du bolchevisme46.

Le PCF en profite pour dénoncer les « féministes bourgeoises » : Louise Bodin, ancienne institutrice syndicaliste et féministe surnommée « la Bolchevique aux bijoux », épouse d’un professeur de médecine de l’université de Rennes, lance une attaque au vitriol contre Cécile Brunschvicg, présidente de l’Union française pour le suffrage des femmes : « Les grandes féministes bourgeoises se bornent à des gestes et ne sont pas dangereuses. Pour un ruban de la Légion d’honneur, on en voit la farce et elles acceptent tout : d’être bernées par les ministres et les députés, devant lesquels pourtant elles font toutes les courbettes ; d’être laissées à la porte du Sénat, etc., etc. […] Elles sont bien sages ; elles se présentent, sans se présenter, tout en se présentant ; elles n’ont même pas de programme politique47. »

C’est aussi une belle opération de propagande pour le Parti communiste qui, tout en suivant les directives de Moscou, dénonce les hommes et les partis politiques français qui bloquent l’adoption d’une loi sur le suffrage féminin. En effet, au lendemain de la guerre de 1914-1918, le contexte avait semblé dans un premier temps favorable au vote des femmes qui avaient manifesté leur patriotisme et adhéré à « l’union sacrée ». En mai 1919, la Chambre des députés accorde effectivement aux femmes le droit de voter et d’être éligibles. Le président du groupe de la Gauche démocratique au Sénat, Émile Combes (un des auteurs de la loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État), donne la consigne de repousser la proposition de loi. Le scénario d’un vote positif de la Chambre puis du mutisme ou du refus du Sénat se répète à quatre reprises entre 1922 et 1936. La France siège sur les bancs des « pays non affranchis » dans les congrès internationaux : au pays des Droits de l’homme, les femmes restent exclues des urnes.

C’est la raison pour laquelle dès que le Sénat daigne enfin, en 1922, examiner (pour la repousser) la proposition de la Chambre des députés adoptée en mai 1919, l’action directe des suffragettes reprend. Lors de la « croisade féministe » de 1926-1927, les militantes manifestent en voiture ou à pied en brandissant des pancartes : « Les femmes veulent voter, le Sénat ne le veut pas. » Elles collent des affiches, distribuent des cartes postales humoristiques en faveur du droit de vote. Il s’agit pour elles de toucher les femmes du peuple, d’où les déplacements en province, dans les rues et sur les marchés, au risque d’une arrestation. Le 6 novembre 1928, à l’ouverture de la session parlementaire, une vingtaine d’entre elles sont arrêtées devant le Sénat, dont l’avocate Maria Vérone48. Quelques jours plus tard, deux autres avocates, Andrée Lehmann et Simone Weiler, sont conduites au poste pour stationnement illicite sur le trottoir du Luxembourg49. « Ni bourgeoises, ni prolétaires, femmes d’abord », proclame Marthe Bray50. À la propagande sur le terrain, la journaliste Louise Weiss préfère les coups d’éclat à destination de la presse lors d’événements sportifs ou d’élections. Entre 1934 et 1937, elle conduit une série d’actions spectaculaires qui la portent sur le devant de la scène. Elle empêche notamment le départ d’une course de chevaux à Longchamp à laquelle assiste le président de la République ; lâche des ballons lors de la Coupe du monde de football en 1936. Les suffragettes restent cependant une toute petite minorité visible sans résultats tangibles.

La Grande Guerre a redistribué les cartes dans les rapports de genre et les féministes de l’entre-deux-guerres, entre 1919 et 1939, se préoccupent surtout d’obtenir des droits pour les mères. La maternité, considérée alors comme une fonction sociale, est devenue un impératif politique avec l’obsession démographique. La faiblesse de la fécondité est associée à la décadence morale et à la faillite nationale. Ce discours est encore renforcé par le traumatisme de la Première Guerre mondiale et ses millions de morts et de mutilés, ce qui explique le contexte dans lequel sont votées, en 1920 et 1923, de nouvelles « lois scélérates ». La loi du 31 juillet 1920 interdit toute forme d’information et de « publicité » qui pourraient « provoquer au crime d’avortement ». Elle vise également les promoteurs de la contraception, c’est-à-dire toute personne qui propagerait des informations « propres à prévenir la grossesse » ou qui se serait livrée à une « propagande anticonceptionnelle ou contre la natalité ». Les peines de prison prévues peuvent aller de un à six mois et l’amende de 100 à 5 000 francs. La loi de 1920 interdit donc, de fait, la vente de contraceptifs féminins.

La loi du 27 mars 1923 vient quant à elle changer la qualification juridique de l’avortement pour rendre la répression plus efficace. Pour traquer avortées, avorteurs et avorteuses, les parlementaires proposent que l’avortement ne soit plus qualifié de crime mais de délit, les juges professionnels pouvant se montrer moins indulgents que les jurys populaires des assises. C’est ce que fait la loi de 1923 en « correctionnalisant » l’avortement et en précisant les peines encourues : de un à cinq ans de prison et de 500 à 10 000 francs d’amende. L’Église catholique soutient les offensives familialistes et natalistes, condamne explicitement le recours à la contraception « comme intrinsèquement contre nature » et l’avortement comme un « crime extrêmement grave » puni d’excommunication. Le familialisme, un courant d’inspiration catholique, a non seulement pour objectif de relancer la natalité mais aussi de renforcer la famille conçue comme une institution naturelle. La logique familialiste défend, contre l’individualisme républicain, la famille en tant qu’unité sociale et structure politique majeure. Cette conception est indissociable de la domination du mari et du père, point de vue patriarcal largement partagé au-delà des cercles catholiques. Soutenue par différents mouvements familiaux, cette idéologie inspire largement les mesures adoptées dans les années 1930 (les allocations familiales en 1932, le code de la famille en 1938) et celles de la politique de l’État français mise en place par le maréchal Pétain en 1940. Cependant, toute cette propagande paraît inopérante si l’on considère les taux de natalité de l’entre-deux-guerres.

En 1927, l’affaire Henriette Alquier relance les critiques des lois de 1920 et 1923. Institutrice syndicaliste et féministe, elle est l’auteure d’un rapport sur « la maternité, fonction sociale » adopté au congrès des groupes féministes de l’enseignement à Grenoble et publié en février 1927 dans le Bulletin des groupes féministes. Elle examine dans cette étude toutes les questions touchant à la maternité et à l’enfance avec un souci évident de rendre plus heureuse la maternité et de diminuer la misère des enfants prolétaires. Henriette Alquier pose incidemment la question de la maternité consciente et entrevoit pour l’avenir un régime où une proportion rationnelle serait établie entre la naissance des enfants et les possibilités de les élever. Les dirigeants des ligues natalistes font pression sur le président du Conseil pour qu’il engage une action judiciaire contre cette institutrice féministe arrêtée pour avoir eu l’audace d’aborder la question du contrôle des naissances. Son acquittement permet la relance du militantisme sur ce sujet. Le journal du néomalthusien Eugène Humbert La Grande Réforme reparaît en 1931 et une nouvelle revue, Le Problème sexuel, est créée par Bertie Albrecht. Les députés de gauche et la Ligue des droits de l’homme (LDH) se prononcent pour l’abrogation de la loi de 1920.

Dans ces cercles militants, la doctoresse Madeleine Pelletier (1874-1939), une figure exceptionnelle et singulière, se distingue. Malgré une enfance pauvre et malheureuse, elle devient la première femme médecin aliéniste et développe un féminisme radical favorable à une masculinisation des femmes, elle-même portant un costume masculin. Dans ses nombreux articles et brochures, elle défend une conception de l’égalité intégrale, politique et sexuelle, et notamment « le droit à l’avortement ». Au nom de la spécificité de l’oppression de toutes les femmes, elle refuse la distinction entre féminisme bourgeois et féminisme prolétaire prônée dans les congrès internationaux des partis socialistes d’avant-guerre, ainsi que la primauté donnée à la lutte des classes. Très active au sein des milieux féministes et socialistes, puis communistes et anarchistes dans l’après-guerre, elle cherche à articuler émancipation des femmes et action politique dans ou hors des partis, sans trouver le soutien qu’elle espérait. Installée comme médecin généraliste à Paris, elle est condamnée en 1939 pour avoir pratiqué des avortements sur des femmes en détresse. Internée par force, elle meurt peu après à l’asile, très isolée51. D’autres féministes tentent de créer des liens avec les coloniaux.

2. NATIONALISMES INDIGÈNES
ET NÉGRITUDE FACE À L’ORDRE COLONIAL

Apparu en 1915, le large sourire du « brave nègre » Banania coiffé de sa chéchia rouge fait place, à la fin de la Grande Guerre, à la prise de parole des dominés et, dans un premier temps, à celles d’élites politiques et littéraires antillaises, malgaches, réunionnaises et sénégalaises qui s’insurgent contre la vision paternaliste, aliénante mais aussi familière des nègres, critiquent la discrimination sociale et politique de race et exigent une reconnaissance culturelle de l’identité noire. Paradoxalement, les soldats noirs de l’armée américaine débarqués en 1917, relativement bien accueillis, considèrent alors la France comme une terre de liberté où il est possible, contrairement aux États-Unis, de s’asseoir dans n’importe quel café parisien à côté d’un Blanc. Parallèlement à la Conférence de la paix à Versailles, les cinquante-sept membres du premier congrès panafricain se réunissent en 1919 à Paris. Au nom des Noirs du monde entier, ils émettent des revendications pour plus de justice et d’égalité. Le texte est signé par le grand intellectuel noir américain, W. E. B. Du Bois, professeur à Harvard, qui a publié en 1904 Les Âmes noires, associé à Blaise Diagne, député du Sénégal, recruteur des tirailleurs coloniaux français.

Dans le texte final, les États-Unis sont condamnés pour ségrégation raciale mais pas le colonialisme français – forme de compromis avec Clemenceau qui avait autorisé la réunion. Dans sa première formulation, le panafricanisme entend uniquement lutter contre les inégalités et les abus du colonialisme. Composé essentiellement d’intellectuels, le mouvement panafricain n’a pas ou peu d’assise populaire, à la différence du mouvement intercolonial soutenu par le jeune Parti communiste français. À l’intersection du panafricanisme, de l’anti-impérialisme communiste et de la tradition humaniste représentée par la LDH naît dans « l’entre-deux-guerres » un « protonationalisme nègre »52.

La question noire : panafricanisme et négritude

Pour la diaspora noire des Caraïbes et d’Afrique, Paris représente un lieu de résistance où se forge une culture transnationale noire53. En 1921, dans la lignée des résolutions adoptées par les délégués au Congrès panafricain de Paris le 21 février 1919, le prix Goncourt attribué à René Maran pour Batouala, qualifié de « véritable roman nègre », marque le coup d’envoi du débat sur les notions de race, de métissage et de culture nègre. Ce roman constitue la première pierre d’une dénonciation publique qui prend de l’ampleur dans l’entre-deux-guerres.

Principales résolutions du premier Congrès panafricain,
19-22 février 1919

« Le Congrès exige :

A. Que les puissances alliées et associées établissent un code législatif international pour la protection des indigènes d’Afrique, semblable au projet de code international du travail.

B. Que la Ligue des nations établisse un bureau permanent spécifiquement chargé de surveiller l’application de ces lois pour le bien-être politique, social et économique des indigènes.

C. Les Noirs du monde entier demandent à ce que, dorénavant, les indigènes d’Afrique et les peuples de descendance africaine soient gouvernés selon les principes suivants :

— La Terre. La terre et ses ressources naturelles seront à la disposition des indigènes, et à tous moments ils pourront jouir de la propriété effective d’une quantité de terre équivalente à celle qu’ils peuvent exploiter avantageusement.

— Le Capital. L’investissement en capital et la cession de concessions devront seulement être régulés de manière à éviter l’exploitation des indigènes et l’épuisement du bien-être naturel du pays. Les concessions devront toujours être limitées dans le temps et soumises au contrôle de l’État. La croissance des besoins sociaux des indigènes doit être prise en compte et les profits taxés dans l’intérêt social et matériel des indigènes.

— Le Travail. L’esclavage et les châtiments corporels seront abolis ainsi que le travail forcé, sauf en cas de condamnation pour crime, de plus, les conditions générales de travail devront être fixées et régulées par l’État.

— L’Éducation. Chaque enfant indigène doit avoir le droit d’apprendre à lire et à écrire dans sa propre langue, et dans la langue de la nation mandataire, aux frais de l’État, ainsi que d’être instruit dans l’une des branches de l’industrie. L’État devra également former le plus grand nombre d’indigènes possible dans les écoles pour développer leurs capacités techniques et culturelles et entretenir un corps de professeurs indigènes.

— L’État. Les indigènes d’Afrique doivent avoir le droit de participer au gouvernement aussi vite que leur formation le leur permet, et conformément au principe selon lequel le gouvernement existe pour les indigènes et

non l’inverse. Ils devront immédiatement être autorisés à participer au gouvernement local et tribal, selon l’ancien usage, et cette participation devra graduellement s’étendre, au fur et à mesure que se développent leur éducation et leur expérience, aux plus hautes fonctions des États ; de façon à ce que l’Afrique finisse par être gouvernée par le consentement des Africains.

Chaque fois qu’il sera prouvé que les indigènes africains ne sont pas traités correctement au sein d’un État ou qu’un État, quel qu’il soit, exclut délibérément de son corps politique et de sa culture, ses citoyens civilisés ou ses sujets d’origine noire, il incombera à la Ligue des nations de porter l’affaire à la connaissance du monde civilisé. »

L’histoire a retenu de ce moment fondateur l’effervescence musicale du « Paris noir » autour du jazz, les prestations de Joséphine Baker dans la « Revue nègre », les « bals nègres » et la prise de parole des écrivains de la négritude à la fin des années 1930. Dans les faits, le panafricanisme est relayé par un certain nombre d’organisations, de journaux et de revues qui, au nom de la « dette du sang », revendiquent un statut conforme à la devise de la République, « liberté, égalité, fraternité ». Un des premiers nationalistes malgaches, Jean Ralaimongo, devient secrétaire général de la Ligue pour l’accession aux droits de citoyens des indigènes de Madagascar, qui milite pour une colonisation plus conforme aux Droits de l’homme. Les 200 premiers adhérents de 1920 sont essentiellement d’anciens tirailleurs. La Ligue malgache fusionne bientôt avec l’Association des patriotes annamites pour former le Groupe socialiste des originaires des colonies. Dans l’esprit de ses fondateurs, l’organisation doit être ouverte à tous les indigènes luttant pour leurs droits politiques. L’instituteur Louis Hunkanrin, qui envisage une Ligue regroupant tous les indigènes de l’AOF pour l’accès à la citoyenneté crée, en novembre 1920, le périodique Le Messager dahoméen54. Descendant d’un communard qui fut député de la Guadeloupe, l’avocat guadeloupéen Max Bloncourt devient dirigeant de l’Union intercoloniale, première organisation anticolonialiste du PCF créée dans le sillage de la 8e condition de la IIIe Internationale communiste :

Tout parti qui désire appartenir à la IIIe Internationale est tenu de démasquer les manigances de ses impérialismes dans ses colonies, d’appuyer non seulement par des paroles, mais par des faits, les mouvements libérateurs des colonies, d’exiger l’expulsion immédiate de ses impérialistes nationaux hors de ses colonies, de cultiver dans le cœur des ouvriers de son pays des relations vraiment fraternelles avec les populations ouvrières des colonies, et dans les troupes de son pays, une agitation systématique contre toute oppression des peuples coloniaux55.

Ces thèses diffusées en 1919 donnent naissance à une série de partis communistes. C’est en application de ce texte qu’est créée l’Union intercoloniale. Créé en 1921, le journal Le Paria exprime, d’avril 1922 à avril 1926, les revendications des colonisés : on trouve entre autres les signatures de Ho Chi Minh, de Messali Hadj, de Lamine Senghor et du Malgache Ralaimongo. Le Paria est un microcosme à l’éventail idéologique très ouvert et aux positions politiques très diverses allant du léninisme au socialisme jauressien, de l’assimilationnisme à la volonté d’émancipation et d’indépendance. L’action multiforme d’une série de journaux et de revues ainsi que d’une kyrielle d’organisations plus ou moins éphémères se cristallise souvent autour d’un leader plus ou moins charismatique. Dirigé par Lamine Senghor, le Comité de défense de la race nègre est, en 1926, radical dans ses positions. Né en 1889, ancien tirailleur démobilisé à Dakar en 1919, Lamine Senghor revient à Paris et se lance en politique. Il épouse une Française et travaille comme employé des Postes (il bénéficie d’un emploi protégé à la suite d’une tuberculose provoquée par un gazage alors qu’il était tirailleur pendant la guerre). Fin 1926, le Comité de défense de la race nègre compte quelque 300 membres. Après une scission en 1927, il fonde la Ligue de défense de la race nègre. Tiémoko Garan Kouyaté prend la tête de l’organisation après la mort de Lamine Senghor. Né au Soudan français, Kouyaté est fils d’un garde-cercle (fonctionnaire de l’administration coloniale). Il devient enseignant en Côte d’Ivoire après des études à l’école William Ponty puis, en 1923, à l’école normale d’Aix-en-Provence dont il est exclu en 1925 pour « indiscipline » et « idées subversives » (propagande communiste). Il adhère ensuite à l’Union des travailleurs nègres (UTN) et écrit dans son journal Le Cri des Nègres56. L’UTN insiste lors de sa fondation sur l’exploitation des travailleurs. Kouyaté est un syndicaliste, secrétaire de la section Afrique dans le Syndicat international des ouvriers nègres en août 1930, et secrétaire de la section CGTU des gens de mer. Il collabore aussi avec des militants et des organisations non communistes (Marcus Garvey, W. E. B. Du Bois, l’association ENA, l’Étoile nord-africaine).

Journaux et revues ont joué un rôle important dans l’expression des valeurs culturelles du monde noir. Fin 1935, la Martiniquaise Paulette Nardal arrive au siège de l’UTN. Elle aide à la diffusion du Cri des nègres. Comment et pourquoi cette femme de la bourgeoisie noire de la Caraïbe en est-elle venue à travailler avec les ouvriers et les communistes africains ? Une forme de solidarité de couleur n’y est sans doute pas étrangère. Sa trajectoire commence dans les années 1920 avec la création de La Dépêche africaine. Née en 1896 en Martinique, Paulette Nardal est l’aînée de sept sœurs dont certaines ont pris une part active aux débats autour de la négritude avant les années 1930, notamment dans La Dépêche africaine. Après des études d’anglais à la Sorbonne, elle cofonde La Revue du monde noir (1931-1932) pour laquelle elle traduit les articles des panafricanistes américains57. C’est sa sœur Jeane Nardal, poète et musicienne, qui, dans un article sur « l’internationalisme noir » publié dans La Dépêche africaine en 1928, forge le néologisme « afro-latin » pour désigner la double expérience vécue par les francophones conscients d’avoir une identité à la croisée des langues et des cultures. Ce texte est fondateur de la prise de conscience du rapprochement des identités noires et « métisses » à partir de laquelle s’est construite l’idée de l’éveil de la « conscience de race » évoqué en 1932 dans l’ultime numéro de La Revue du monde noir. Le dimanche, dans leur maison de Clamart, les sœurs Nardal tiennent un salon fréquenté entre autres par Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire.

Né en 1913 dans une famille nombreuse de Basse-Pointe d’un père petit fonctionnaire et d’une mère couturière, brillant élève du lycée Schœlcher de Fort-de-France, Césaire se lie d’amitié avec le Guyanais Léon Gontran Damas et poursuit ses études au lycée Louis-le-Grand où il rencontre Senghor. Alors âgé de dix-neuf ans, Césaire exerce sa plume dans L’Étudiant noir. On y lit son rejet de « l’esprit de brousse » des coloniaux, de leur politique d’assimilation même si « la dette de sang » est au cœur des réflexions sur la culture nègre : « Que veut la jeunesse noire ? Vivre. Mais pour vivre vraiment il faut rester soi. La jeunesse noire veut agir et créer, elle veut avoir ses poètes, ses romanciers qui lui diront ses grandeurs à elle. […] La jeunesse noire tourne le dos à la tribu des Vieux. La tribu des Vieux dit Assimilation. Nous répondons Résurrection58. » Au contact des étudiants africains de Paris, Aimé Césaire et Léon Gontran Damas ont compris les origines africaines de l’identité antillaise et leur situation coloniale. Admis à l’École normale supérieure, Aimé Césaire commence en 1936 la rédaction de Cahier d’un retour au pays natal. Il se marie en 1937 à une étudiante martiniquaise, Suzanne Roussi, et tous deux retournent en 1939 à Fort-de-France enseigner au lycée Schœlcher. Avec René Menil et Aristide Maugée, ils fondent en 1941 la revue Tropiques (1941-1943), dont Suzanne Césaire est le pilier :

Leur cri clame à voix rauque et large que l’Afrique est là, présente, qu’elle attend, immensément vierge malgré la colonisation, houleuse, dévoreuse de Blancs. Et sur ces visages constamment baignés des effluves marins proches des îles, sur ces terres limitées, petites, entourées d’eau comme de grands fossés infranchissables, passe le vent énorme venu d’un continent. Afrique-Antilles, grâce aux tambours, la nostalgie des espaces terrestres vit dans ces cœurs d’insulaires. Qui comblera cette nostalgie59 ?

En 1940, le cri très connu de Senghor ancre la négritude :

Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort

Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ?

Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux

Je ne laisserai pas – non ! – les louanges de mépris vous enterrer furtivement.

Vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur

Mais je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France60.

Né au Sénégal en 1906 dans une famille convertie au catholicisme, Léopold Sédar Senghor arrive en 1928 à Paris. Devenu Français en 1933, il est agrégé de grammaire. Après l’occupation de l’Éthiopie, ses positions se radicalisent et en 1939, dans Ce que l’homme noir apporte, il théorise son idée de la négritude, un projet culturel et politique. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que la création de la revue Présence africaine puis la publication en 1948 de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, préfacée par « L’Orphée noir » de Jean-Paul Sartre, lui apportent la consécration. Paulette Nardal affirmera plus tard, dans une lettre au biographe de Senghor : « Césaire et Senghor ont repris les idées que nous avons brandies et les ont exprimées avec beaucoup plus d’étincelles, nous n’étions que des femmes ! Nous avons balisé les pistes pour les hommes. »

« Qu’y a-t-il de commun entre un cireur de chaussures de Harlem, un paysan sahélien ou un coupeur de canne antillais ? », se demande en 1985 l’historien pionnier des « mouvements nègres en France », Philippe Dewitte. « Il y a le regard de l’Autre », affirme-t-il, qui produit « la conscience de race ». En Afrique, la répression et le manque de communication empêchent tout lien entre les mouvements nègres de France et les populations coloniales isolées et bâillonnées, d’où l’absence de relations et même de filiation entre les générations de militants politiques61.

Travail forcé et « évolués » en Afrique subsaharienne

« On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer. Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse. »

Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, 1950.

La construction du chemin de fer Congo-Océan est devenue emblématique du travail forcé en Afrique. Dénoncé par André Gide dans Voyage au Congo (1927) et par le grand reporter Albert Londres dans Terre d’ébène (1929), il fit 17 000 morts pour 140 kilomètres de voies ferrées réalisées dans le but de relier Brazzaville, capitale de l’AEF, à Pointe-Noire, située sur la côte Atlantique (dans l’actuelle République du Congo), appelée à devenir un grand port. La Société de construction des Batignolles, en vertu d’une convention signée le 23 juillet 1922, emploie des « indigènes » soumis au travail forcé et souvent requis dans des régions très éloignées pour pallier l’insuffisance de la main-d’œuvre. La fatigue des déplacements et du travail harassant couplée à une sous-alimentation chronique explique la mortalité effroyable admise par le Journal officiel en 1928, qui s’élève à 57 % des effectifs.

En Afrique subsaharienne, refusant d’être soumis au travail forcé, les Africains fuient vers le seul État indépendant alors, le Libéria, ou encore vers les possessions anglaises.

« Le navétane est un migrant saisonnier (pendant la saison des pluies)62 »

Rappelle-toi le caoutchouc et tous ses maux,

Il troubla les liens de sang et les liens conjugaux […].

Rappelle-toi comment on contraignait et forçait les gens

À partir pour le Sénégal où ils mourraient.

Si le navétane te raconte sa vie au Sénégal,

Tu serais pris de pitié pour le pauvre hère.

Celui qui avait quelque bien était inscrit : il payait

Et évitait ainsi d’aller en enfer.

Ceux qui n’en avaient pas, on les inscrivait, on les contraignait

Celui qui voulait refuser se trouvait enchaîné

Rien ne pouvait lui éviter de partir.

Il allait quérir des provisions et se mettait en route.

Le navétanat est l’une des formes d’utilisation par la contrainte de la main-d’œuvre indigène en AOF. Il est surtout employé au Sénégal et en Guinée dans les plantations d’arachide ou d’hévéas. Le pouvoir colonial se sert des chefs traditionnels qui deviennent les auxiliaires de l’administration coloniale pour récupérer les impôts, mobiliser la main-d’œuvre, lever des troupes. Ils désignent les hommes qui doivent être mobilisés pour le travail forcé, les plus riches payant pour en être exemptés. Un décret de 1919 crée dans tous les cercles un Conseil des notables qui se réunit une fois par an en novembre sous l’autorité du commandant pour décider des travaux à réaliser. Avec un encadrement européen limité en nombre couplé au régime de l’indigénat, qui permet aux administrateurs de condamner les populations colonisées à des peines de prison et d’amende sans recourir à la justice, le système de mise à contribution des chefs traditionnels se révèle très efficace pour l’ordre colonial.

La mobilisation de la main-d’œuvre prestataire correspond au versement des impôts non en espèces mais en nature – c’est-à-dire à un nombre défini de jours de travail variable selon les colonies : en 1926, il s’agit de huit jours par an au Sénégal, dix en Guinée, douze au Soudan et en Mauritanie. Sont exemptés les coloniaux militaires, les gardes-cercle, les douaniers et les gardes forestiers. La corvée sur des chantiers publics d’intérêt local pour l’entretien des routes, des pistes et des terrains d’aviation n’est théoriquement pas exigible dans les périodes de culture ou de cueillette et ne doit pas être située à plus de 5 kilomètres du village63. Un décret du 31 octobre 1926 établit en AOF une troisième modalité pour mobiliser la main-d’œuvre sur les chantiers de travaux publics : il s’agit d’utiliser une fraction du contingent appelée « la deuxième portion » et formée de recrues tirées au sort après le prélèvement de la « première portion » destinée aux régiments de tirailleurs sénégalais.

Soldats travailleurs : le cas de l’Office du Niger

Dans les années 1920, la vallée du Niger est transformée en un vaste champ de culture de coton au bénéfice de l’industrie textile française dans le but de concurrencer l’Angleterre. Les « soldats travailleurs » engagés pour une durée de trois ans passent deux ans sur des chantiers soumis à une discipline militaire. De 1928 à 1939, l’Office du Niger recrute 24 795 soldats travailleurs organisés en compagnies de 500 à 600 hommes et encadrés par des officiers et sous-officiers européens64. Les rations sont insuffisantes, la nourriture mauvaise ; de nombreuses maladies provoquent des taux trois fois plus importants, en comparaison avec les tirailleurs, de décès et de réformes. Le zèle des travailleurs est aiguillonné par la chicotte, les coups de bâton, les brimades, les vexations, voire les emprisonnements contre la « paresse » des indigènes. Les rapports d’inspection dénoncent régulièrement la non-application des règlements et la mauvaise alimentation des soldats travailleurs.

Ces derniers ne se laissent cependant pas faire : l’insoumission à la discipline du travail et la pratique d’une baisse volontaire des rendements sont constantes. Les travailleurs désertent les chantiers et les camps, produisent des réclamations individuelles ou collectives sur le régime alimentaire et refusent l’enrôlement dans les contingents de la deuxième portion. Certains partent comme navétanes au Sénégal ou en Gambie ; d’autres s’enrôlent dans la première portion avant le tirage au sort. Héritage des grands empires, les traditions guerrières valorisent plus le métier des armes que les activités de production. Le travail est encore plus déconsidéré quand il est forcé. La période de 1920 à 1936 représente « l’âge d’or » du travail contraint sur les chantiers publics et les exploitations privées (concessions) en AOF, avec une triple modalité : travail forcé, cultures obligatoires et utilisation de la main-d’œuvre pénale65. Après la condamnation de la France par le Bureau international du travail (BIT) à la conférence de Genève en 1930, on passe du « travail forcé » au « travail obligatoire », sans modification fondamentale mis à part le nom. Le « travail forcé » a cependant été poursuivi en AOF et en AEF jusqu’en 1946, date de son abolition législative officielle, mais il perdure en fait jusqu’aux indépendances nationales des États africains (1960) et parfois même au-delà66.

« Évolués » et « gens d’en bas » face à l’arbitraire colonial

« Il nous revient que notre compatriote Maximilien Falade, naturalisé français pourtant, a été malmené par les agents de police […]. Ce citoyen français de couleur avait beau déclarer aux agents de police qu’il était un “Français”, mais n’ayant pu montrer aucune “étiquette”, il a été passé à tabac et contraint à l’hospitalité de la taule […]. Pour prévenir de pareilles méprises, il serait nécessaire de distribuer aux “naturalisés” des cartes d’identité. »

La Voix du Dahomey, no 7, 15 novembre 1927.

Les critiques à l’égard de la justice indigène et du régime de l’indigénat se multiplient au cours des années 1920-1930. Les critiques sont souvent formulées dans la presse par l’élite cultivée – instituteurs, interprètes, médecins –, ceux qu’on appelle alors les « évolués ». Mais des réactions peuvent aussi provenir de « gens d’en bas » et prendre la forme de plaintes et d’actes d’insoumission à l’égard des décisions de justice. Il s’agit alors moins d’une remise en cause de la colonisation que de la dénonciation des abus commis par des administrateurs et d’une revendication d’assouplissement du système colonial.

Le groupe des « évolués » se positionne alors en porte-parole de la défense des indigènes contre l’arbitraire colonial et réclame soit l’égalité des conditions et des statuts, soit la reconnaissance d’un statut particulier pour eux-mêmes. Les autorités coloniales ne souhaitent pas créer des statuts particuliers pour les évolués ou les convertis au christianisme car elles ont besoin de l’appui des autorités traditionnelles sur lesquelles repose l’organisation sociale. Dans un arrêt du 13 novembre 1924, la chambre d’homologation de la cour d’appel d’AOF établit que la « religion catholique ne confère pas aux indigènes un statut particulier ou des droits civils nouveaux contraires à leurs coutumes ». Les « évolués » critiquent la justice indigène et ceux qui y siègent, administrateurs ou chefs locaux. Formés à l’école coloniale, ils se sont parfois éloignés des valeurs traditionnelles et « supportent mal les décisions des assesseurs attachés aux coutumes ». Ils revendiquent donc de ne plus en dépendre.

Après avoir été condamné en 1935 à un mois de prison et 8 francs d’amende pour vol de bois au préjudice de la colonie, Jules Déguenon se défend devant le tribunal de premier degré : « Je fais appel du jugement me condamnant à un mois de prison ; pendant le temps qui s’écoulera avant que le jugement du tribunal colonial soit rendu, je n’irai pas à la corvée, je resterai à la prison. Je n’accepte pas votre jugement ; je veux être jugé par un tribunal européen. Je ne me considère pas comme coupable, car si j’ai volé c’est que je ne me trouvais pas assez payé67. » Il est aussitôt condamné à un autre mois de prison pour insulte à l’égard du tribunal. Les oppositions populaires à la justice indigène s’expriment parfois aussi de manière collective afin de prendre la défense d’un groupe ou d’un individu considéré comme injustement accusé ou emprisonné par un administrateur. Certains jugements font par ailleurs apparaître des résistances à l’égard des forces de l’ordre chargées de venir arrêter un individu ou exécuter un jugement. Les critiques exprimées par les « évolués » sur l’arbitraire de la justice indigène semblent partagées par la population.

1931 : « Ne visitez pas l’Exposition coloniale ! »

Les mouvements de résistance sont récurrents depuis les débuts de la colonisation, que ce soit en Algérie, en Indochine, au Maghreb ou en Afrique subsaharienne, mais c’est seulement après la Première Guerre mondiale qu’émerge une intelligentsia avec des formes modernes d’opposition. Il s’agit d’intellectuels, d’artistes et de travailleurs ayant séjourné en France, acculturés et bilingues. C’est en partie le cas de ceux qui conduisent la campagne anticoloniale en 1931.

En premier lieu, un groupe d’artistes surréalistes se mobilise contre l’Exposition et publie le 30 avril 1931 un texte intitulé « Ne visitez pas l’Exposition coloniale », notamment signé par André Breton, Paul Éluard, Louis Aragon et René Char. On peut y lire :

N’en déplaise au scandaleux Parti socialiste et à la jésuitique Ligue des droits de l’homme, il serait un peu fort que nous distinguions entre la bonne et la mauvaise façon de coloniser. Les pionniers de la défense nationale en régime capitaliste, l’immonde Boncourt en tête peuvent être fiers du Luna-Park de Vincennes. Tous ceux qui se refusent à être les défenseurs des patries bourgeoises sauront opposer à leur goût des fêtes et de l’exploitation l’attitude de Lénine.

Aux discours et aux exécutions capitales, répondez en exigeant l’évacuation immédiate des colonies et la mise en accusation des généraux et des fonctionnaires responsables des massacres d’Annam, du Liban, du Maroc et de l’Afrique centrale […].

Du 6 mai au 15 novembre 1931 se tient à la porte Dorée de Vincennes l’Exposition coloniale internationale. L’événement a pour but de glorifier la colonisation française68. 33,5 millions de tickets sont vendus à environ 8 millions de visiteurs, dont la moitié sont Parisiens, 3 millions provinciaux, et un million étrangers. L’appel des surréalistes à ne pas visiter l’Exposition coloniale n’a donc pas été entendu sauf par une infime minorité. Paul Doumergue, président de la République, Paul Reynaud, ministre des Colonies, et le maréchal Lyautey, commissaire général, inaugurent l’Exposition : à travers leurs personnes, la droite et la gauche témoignent de leur adhésion à la « mission civilisatrice » de la « plus grande France » considérée comme universaliste. L’année 1931 est souvent présentée comme l’apogée de l’empire colonial français qui trône en rose, au centre du planisphère, dans toutes les écoles.

Les critiques de la colonisation se répartissent en deux familles qui s’interpénètrent : celle des anticolonialistes qui contestent la colonisation elle-même, et celle des humanistes coloniaux qui dénoncent ses « abus » autant que ses manques. En 1931, la LDH approuve majoritairement la motion d’Albert Bayet qui soutient la « colonisation démocratique », « instrument de progrès humain ». Des féministes organisent de leur côté en 1931, dans l’enceinte de l’Exposition, des états généraux avec des associations réformistes. Elles réclament l’intensification de la mission civilisatrice, soulignant le rôle que jouent les femmes européennes, et réclament aussi le suffrage pour elles et l’égalité dans les colonies. En amont de l’Exposition, elles ont préparé et diffusé un questionnaire sur l’organisation des services de santé et de l’action sociale, la situation légale et morale des femmes et des enfants, la question des unions illégitimes, la condition des métis, l’éducation des enfants colonisés, et enfin l’impact des femmes françaises en outre-mer. Les conclusions sont résumées lors de ces états généraux, dont le but est aussi de diffuser le féminisme dans les colonies. Le journal La Française publie plusieurs articles qui articulent féminisme et mission civilisatrice. Quelques-unes mentionnent certains effets négatifs de la présence française en dénonçant en particulier la prostitution et la corruption des jeunes filles noires ou asiatiques par les hommes blancs.

Les militants qui organisent la campagne anticoloniale de 1931 appartiennent tous à des groupes et des partis politiques de gauche ou d’extrême gauche.

En janvier 1931, la Ligue anti-impérialiste lance depuis Berlin un « appel universel » à se mobiliser contre l’Exposition universelle : « Les peuples colonisateurs veulent farcir leur exposition de mensonges et de contre-vérités pour les exposer pendant des mois à la face des gens qui ne connaissent rien des colonies69. » Le gouvernement s’inquiète de l’action potentielle du PCF et de la CGTU pour développer une agitation aux colonies, ainsi que des coloniaux en France qui pourraient saboter le chantier. Il suspecte en particulier les travailleurs indochinois communistes de Paris. En effet, en Indochine, le contexte local a été particulièrement agité en 1930-1931 : le parti nationaliste et socialiste vietnamien a soutenu en février une mutinerie d’ouvriers, de paysans, d’étudiants et d’intellectuels à Yên Báy. D’autre part, le Parti communiste indochinois a impulsé dans le Nord des grèves ouvrières et paysannes et des manifestations. Leur répression violente a été dénoncée par la reporter Andrée Viollis par ses articles et plus tard dans SOS Indochine (1935)70. Sur le chantier de l’Exposition, des ouvriers du bâtiment font grève en mars pour une hausse des salaires. À Paris, Marseille, Bordeaux et Toulouse, des comités de lutte rassemblent des originaires d’Indochine, auxquels se joignent plus tard Africains, Malgaches et Antillais. Les comités de lutte sont constitués de petits groupes qui distribuent des tracts, collent des affiches et des papillons, organisent manifestations et réunions publiques. Le 9 avril, à la Bellevilloise, salle du mouvement coopératif parisien, 600 personnes environ assistent à une soirée contre le colonialisme. À Marseille, ce sont des étudiants, des marins et des dockers qui se réunissent dans les locaux du Syndicat unitaire des marins pour contacter les employés indochinois de la future exposition qui devaient arriver par différents bateaux. La police, prévenue, empêche toute manifestation. Le comité de lutte de Toulouse distribue en avril des tracts contre l’Exposition coloniale et des papillons dénonciateurs : « L’impérialisme français édifie des palais à Vincennes… mais il a ravagé en Afrique et en Asie des milliers de villages ! », « À bas la terreur impérialiste en Indochine ! », « Des milliers de nègres sont morts pour construire la ligne Congo-Océan. C’est beau la mise en valeur ! » et « Vive l’indépendance en Indochine ! ».

La campagne d’opposition s’accélère en juin du fait de plusieurs facteurs. Des tracts sont diffusés à l’intérieur de l’Exposition aux employés indochinois ainsi qu’aux visiteurs le 21 juin (« Le véritable guide de l’Exposition coloniale »). Plusieurs projets de manifestation ou de diffusion de tracts, connus par la police, ne peuvent aboutir. Des étudiants indochinois sont arrêtés et des employés indochinois dans l’exposition sont licenciés. En 1931, Kouyaté apparaît, selon la police, comme l’un des principaux protagonistes de la campagne contre l’Exposition coloniale et de l’organisation de la contre-exposition La vérité sur les colonies. Il est arrêté à plusieurs reprises et condamné à la prison. L’organisation de la contre-exposition en subit les conséquences, même si d’autres militants sont impliqués dont Hadj Ali, Stéphane Rosso, Amédée Pallas et Samuel Ralaimongo. Ali est un communiste d’origine algérienne militant en France. Lors d’une réunion préparatoire à la contre-exposition le 19 juin, d’autres personnes ont été repérées par la police (grâce à ses informateurs). Guadeloupéen, Stéphane Rosso né en 1886, journaliste, est en 1913 le vice-président du Syndicat de la presse guadeloupéenne. Migrant en métropole en 1923, il trouve un emploi au service comptabilité des éditions Hachette, où travaille aussi à cette date Kouyaté. En 1925, il suit assidûment les cours de l’École coloniale du PCF aux côtés de Lamine Senghor, avant de participer à sa commission coloniale. Cofondateur en 1931 du Cri des nègres, dont il devient le rédacteur en chef en 1933, également membre du PCF, Rosso est peu connu mais il est, de fait, le bras droit de Kouyaté. Alors qu’une manifestation est annoncée le 1er août (contre la guerre impérialiste), il est lui-même arrêté en entrant dans l’Exposition coloniale. Le Réunionnais Amédée Pallas, né en 1891, arrive en métropole comme soldat à l’occasion de la guerre. Blessé puis réformé, il est embauché comme employé de métro à Paris. Sympathisant communiste, il est membre de la Ligue de défense de la race nègre (LDRN) puis de l’Union des travailleurs nègres (UTN). Samuel Ralaimongo, né en 1901, est le fils de Jean Ralaimongo, instituteur malgache qui a voyagé en France et milité dans la Ligue française pour l’accession aux droits de citoyen français des indigènes de Madagascar. Samuel étudie à Tananarive puis émigre en France où il milite pour les mêmes valeurs de liberté et d’égalité que son père. Max Bloncourt, né en 1887 à Pointe-à-Pitre, est avocat, membre de la LDH et de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), puis du PCF après le congrès de Tours. Il est responsable de la section Antilles de l’Union inter-coloniale. En mars 1927, après le congrès de Bruxelles, il quitte le PCF. Âgés de trente à quarante ans, tous ces militants ont eu une expérience de la Grande Guerre et travaillent comme ouvriers ou dans les services. Ils ont déjà une solide expérience politique mais ils sont tous repérés par la police qui infiltre les groupes.

L’Humanité inaugure en septembre une rubrique intitulée « La vérité sur les colonies » avant l’ouverture de la contre-exposition anti-impérialiste du même nom. Aucun Indochinois, Africain, Antillais, Malgache ou Maghrébin ayant participé à sa préparation n’est invité à la tribune de l’inauguration – ni non plus les surréalistes d’ailleurs. L’exposition comprend trois parties : la première sur les crimes de la colonisation, la deuxième sur la politique soviétique envers les minorités nationales, et la dernière sur les problèmes culturels soulevés par l’impérialisme. La fréquentation de cette contre-exposition est un échec complet : ouverte trois jours par semaine jusqu’en février 1932, elle accueille moins de 5 000 visiteurs en quatre mois, ce qui démontre, de fait, une certaine indifférence des militants politiques et syndicaux français pour la question de la colonisation.

Les colonisés s’organisent : avant-gardes et partis nationalistes

Enracinés dans un passé national réel ou reconstruit, les nationalismes sont stimulés par les modèles étrangers : les principes enseignés par la France (les Droits de l’homme), les principes de Wilson et de la Société des nations et la ligne politique de l’International communiste. Paris joue le rôle de « cour d’appel » (Claude Liauzu) contre l’administration coloniale : quelques dizaines d’Algériens, de Marocains, d’Africains et de Malgaches fréquentent les universités parisiennes et provinciales, vivant dans des conditions très disparates selon leur fortune. L’appétit de savoir des candidats coloniaux pour les études secondaires et supérieures se heurte localement aux réticences des colons et tout est fait pour les empêcher de partir pour la métropole. Mais les communautés locales se mobilisent pour envoyer les plus modestes suivre leurs études dans l’Hexagone. Pour tous, c’est le lieu d’une formation politique dans les associations et organisations d’étudiants. Les usines de la région parisienne et des villes industrielles deviennent aussi des lieux de formation politique, via les syndicats, même pour les étudiants contraints de gagner leur vie.

Avec la crise économique, des mouvements revendicatifs se développent en plusieurs points de l’empire colonial, notamment à Dakar dans les grandes villes d’Indochine, Hanoï, Hué et Saïgon. On observe la naissance précoce, en 1924 d’un syndicalisme national en Tunisie : la Confédération générale des travailleurs tunisiens, en rupture avec la CGT française, s’appuie sur un prolétariat urbain (dockers, cheminots…). Ce syndicalisme porté par des intellectuels et des travailleurs s’efforce de lier revendications sociales et revendications nationalistes.

Dans les années 1930, le fait nouveau est la récurrence de la protestation contre la situation coloniale qui s’articule désormais sur une avant-garde organisée. Des partis se greffent sur des amicales ; des leaders personnifient les revendications.

En Indochine, le Parti communiste vietnamien est créé en février 1930 sous l’impulsion de Nguyên Ai Quôc (qui prendra le nom d’Hô Chi Minh) alors qu’une insurrection de tirailleurs lancée par le Parti nationaliste vietnamien échoue dans le même temps. La tradition lettrée se perpétue dans la culture des communistes avec le maintien de la devise confucéenne (travail, épargne, intégrité, droiture). Le communisme vietnamien s’inspire aussi de l’expérience millénaire de résistance à l’étranger et en particulier à l’Empire chinois. En 1931, la ligne dure du Komintern, « classe contre classe », isole les paysans et les ouvriers face à la violence de la répression coloniale. La Légion étrangère bombarde les manifestants, une technique éprouvée dans le Rif par Pétain en 1925. Les arrestations et les condamnations à mort ou aux travaux forcés se multiplient.

Dans l’Algérie de 1930 où l’on vient de célébrer en grande pompe le centenaire de la conquête, les premières organisations expriment les aspirations nationales.

Messali Hadj, l’Étoile nord-africaine et le Parti du peuple algérien

« La révolution d’aujourd’hui ou de demain sera ce que sera l’homme et la société sur notre planète. Si l’homme est libre, s’il jouit de toutes les libertés démocratiques, dans tous les domaines de son existence, il ne cherchera pas à faire la révolution pour le plaisir de faire la révolution. Par contre, si l’homme est soumis à un régime de parti unique et de dictature, la révolution deviendra pour lui un devoir et un moyen de se libérer de toutes les contraintes et de la dictature quelle que soit sa forme. C’est précisément pour cela que nous luttons au nom de l’Étoile nord-africaine, et c’est encore pour cela que nous préparons la révolution. »

Messali Hadj, Mémoires, 1er novembre 193471.

Le principal courant nationaliste se forme en 1926 à Paris à l’initiative de migrants d’Algérie tels Djilani Mohammed, corroyeur à l’usine Citroën de Saint-Ouen où il milite à la CGTU et au PCF, et surtout Messali Hadj, né en 1898 à Tlemcen dans une famille d’artisans et de fellahs72. La découverte de la métropole pendant son service militaire le pousse à émigrer en 1923. Il est approché par les communistes au moment de la guerre du Rif (1924-1926). En juin 1926, il crée, avec le soutien du PCF, l’Étoile nord-africaine (ENA) qui réclame non seulement l’indépendance de l’Algérie, mais aussi celle du Maroc et de la Tunisie. En février 1927, il assiste, à Bruxelles, au congrès de la Ligue contre l’oppression coloniale, proche des communistes, et déclare vouloir l’indépendance et une assemblée nationale constituante. Il lance un appel en direction des peuples de l’Afrique du Nord qui ont des intérêts communs. L’ENA, accusée de propagande subversive, est dissoute par le gouvernement en novembre 1929. Elle regroupe alors 3 600 militants dont la moitié environ à Paris.

Programme de L’Étoile nord-africaine, 193373

1. Abolition immédiate de l’odieux Code de l’Indigénat et de toutes les mesures d’exception.

2. Amnistie pour tous ceux qui sont emprisonnés, en surveillance spéciale, ou exilés pour infraction à l’indigénat ou pour délit politique.

3. Liberté de voyage absolue pour la France et pour l’étranger.

4. Liberté de presse, d’association, de réunion, droits politiques et syndicaux.

5. Remplacement des délégations financières élues au suffrage restreint par un Parlement algérien élu au suffrage universel.

6. Suppression des communes mixtes et des territoires militaires. Remplacement de ces organismes par des assemblées municipales élues au suffrage universel.

7. Accession de tous les Algériens à toutes les fonctions publiques sans aucune distinction. Fonction égale, traitement égal pour tous.

8. L’instruction obligatoire en langue arabe. Accession à l’enseignement à tous les degrés. Création de nouvelles écoles arabes. Tous les actes officiels doivent être simultanément publiés en langue arabe et française.

9. En ce qui concerne le service militaire, respect intégral de la sourate coranique qui dit : « Celui qui tue délibérément un musulman est voué à l’enfer durant l’éternité et mérite la colère et la malédiction. »

10. Application des lois sociales et ouvrières. Droit de chômage aux familles algériennes en Algérie et allocations familiales. Octroi immédiat des assurances sociales.

11. Élargissement du crédit agricole aux petits fellahs, organisation plus rationnelle de l’irrigation. Développement des moyens de communication. Secours non remboursables du gouvernement aux victimes de famines périodiques.

La politique du PCF à l’égard de l’Étoile nord-africaine fluctue au gré des positions variables de l’Internationale communiste dirigée par l’URSS. Après avoir été dissous, le mouvement nationaliste algérien se reconstitue en 1933 avec interdiction pour ses membres de la double appartenance au mouvement nationaliste et au PCF ; il prend en 1937 le nom de Parti du peuple algérien (PPA). Implanté à Paris, Lyon, Poitiers, Limoges et Saint-Étienne, il déploie une grande activité politique, soutient le Front populaire par impératif antifasciste, mais est vite déçu de la timidité du gouvernement de Léon Blum en matière de politique coloniale. Le 2 août 1936, au stade d’Alger, Messali Hadj prononce « devant des milliers de personnes » un discours qualifié par Benjamin Stora de « retentissant » ; l’ENA ouvre ainsi les hostilités avec le gouvernement de Front populaire et s’implante sur le sol algérien : « Je me suis baissé, j’ai pris une poignée de terre et j’ai dit que cette terre ne se vendait pas. Tout un peuple en était l’héritier. On ne vend pas son pays ! On n’assimile pas son pays74 ! »

L’association des Oulémas, ces « docteurs de la loi », des théologiens qui s’opposent à l’islam populaire, est créée en 193175. Son président fondateur, le cheikh Abdelhamid Ben Badis (1889-1940), appartient à une grande famille musulmane de notables de Constantine. Son combat est avant tout culturel et politique : il souhaite que l’islam soit réformé, qu’il retrouve sa pureté originelle contre les superstitions des confréries religieuses et des marabouts. La propagande des Oulémas se développe dans les médersas (les collèges religieux) et les associations de bienfaisance. Ils publient en arabe des appels contre l’humiliation des musulmans colonisés et en français des rappels aux droits des musulmans en s’appuyant sur les principes de 1789. Cette parole a un attrait puissant chez les marchands et entrepreneurs des villes de l’intérieur mais aussi auprès des petits et moyens propriétaires ruraux séduits par le discours égalitaire et le rêve d’une réforme agraire.

Le courant Jeune algérien, qui regroupe des intellectuels et des membres de la bourgeoisie libérale algérienne depuis l’avant-guerre, est incarné à cette période par Ferhat Abbas. Né en 1899 dans le Constantinois, fils d’un caïd, docteur en pharmacie, il réclame l’égalité des droits dans un cadre français : il croit en la France des Droits de l’homme de 1789. Il souhaite que ces principes soient imposés aux colons d’Algérie ; à ses yeux, on peut être musulman et français. Le Parti communiste algérien (PCA) est officiellement fondé en 1936 mais des groupes communistes existent depuis 1920 dans l’Oranie et dans le secteur des transports (dockers, cheminots). Sa base est surtout européenne, il y a peu d’autochtones algériens musulmans dans ses rangs et sa politique est définie par le concept de « nation en formation » (1939) ; il n’avance pas le mot d’ordre d’indépendance.

Dans la continuité du mythe berbère qui a dominé en France et dans l’intention de diviser pour régner, les Français essaient d’imposer au Maroc, en mai 1930, « Le Dahir berbère » qui vise à soustraire les populations berbères à la justice et à l’administration marocaines relevant des prérogatives du sultan dans le cadre du protectorat. Cette politique est ressentie comme une agression contre l’identité arabo-musulmane et donne lieu à de violentes manifestations populaires76.

Le Comité d’action marocain est formé en 1932 par de jeunes intellectuels français et arabes. Trois étudiants appartenant au groupe des Jeunes Marocains, dont Ahmed Balafrej, lancent une revue consacrée aux problèmes du Maroc, Maghreb, qui paraît de juin 1932 à octobre 1935. S’ils ne revendiquent pas l’indépendance, elle est pour eux une perspective d’avenir logique. Ils s’interrogent sur la nature juridique et politique du protectorat et avancent des propositions pour les masses rurales. À la suite des émeutes de Fez en 1934, la revue est définitivement interdite au Maroc.

Le Néo-Destour tunisien est un groupe politique fondé par les jeunes dissidents du parti Destour en 1934 qui fédère les classes moyennes sur la base d’un programme nationaliste réformiste et préconise un cheminement par étapes vers l’indépendance. Il est incarné par Habib Bourguiba. Né en 1903, ce dernier est un élève brillant qui étudie à Paris et se marie avec une veuve de guerre française. Journaliste, il fonde en 1932 L’Action tunisienne et crée le 2 mars 1934 le Néo-Destour près de sa ville natale Monastir. Bourguiba, ses frères et ses amis sont envoyés en résidence surveillée dans le sud du pays. Des émeutes éclatent en septembre 1934 à Tunis et à Sfax après que le résident général décide de limiter à quarante par an le nombre de bacheliers tunisiens.

Tous ces leaders nationalistes ont plusieurs traits en commun : ce sont des diplômés des écoles et universités françaises, des militants formés dans les écoles de cadres communistes ou dans les rangs de l’armée. Ces intellectuels ont exercé des fonctions dirigeantes dans la contre-société qu’était le mouvement national, fonctions que leur interdisait la société coloniale. Ils se situent à l’articulation de deux mondes à la fois opposés et complémentaires.

Les relations entre colonisés et colonisateurs ne se laissent pas réduire à un simple rapport de résistance. Il y a eu nombre de formes d’accommodement à la situation coloniale, dont le cas de la confrérie mouride du Sénégal, passée de la résistance à la coopération avec les Français dans la production et la vente des arachides. Sans effacer la permanence de la domination coloniale, il faut souligner l’ambiguïté des contacts.

Dans l’entre-deux-guerres, l’indépendance des colonies n’est pas à l’ordre du jour. Actant le changement complet de la politique du PCF à l’égard des colonies, son secrétaire général, Maurice Thorez, affirme dans un discours à Alger le 11 février 1939 : « Oui nous voulons une union libre entre les peuples de France et d’Algérie. L’union libre, cela signifie certes le droit au divorce, mais pas l’obligation du divorce. J’ajoute même que dans les conditions historiques du moment, ce droit s’accompagne pour l’Algérie du devoir de s’unir plus étroitement encore avec la démocratie française. »

Point de vue paradoxal qui rejoint la position tout aussi paradoxale du PCF au moment du Front populaire : acteur de premier plan, mais soutien sans participation au gouvernement de Léon Blum.

3. LE FRONT POPULAIRE, UNE EMBELLIE ?

Antifasciste originaire des Abruzzes, un réfugié politique italien retrouve l’espoir et célèbre le résultat des élections de mai 1936 :

Nous n’avons d’autre ressource que le subside accordé par la mairie à tous les chômeurs sans distinction de nationalité. C’est vraiment là une grande chose qui n’existe pas en Italie, nous devons le reconnaître […]. Mais tout espoir n’est pas mort ; ce mois-ci ont eu lieu en France les élections législatives et par un vrai signe du destin une grande majorité a été obtenue par les partis socialiste et communiste qui s’intéressent beaucoup à nous ouvriers […] et on a vu le triomphe du Front populaire qui va changer la situation en faveur des travailleurs de toute nationalité77.

La France a été précédée en ce domaine par l’Espagne où la coalition de Front populaire triomphe en février 1936. Au second tour des élections françaises, le 3 mai 1936, les partis qui ont conclu une alliance électorale de Front populaire obtiennent 376 sièges (contre 222 aux droites qui sont battues). La SFIO compte 146 députés, devançant ainsi les radicaux-socialistes en recul avec 115 sièges (159 en 1932) et le PCF qui obtient soixante-douze sièges. Le Parti communiste refuse la participation au gouvernement (malgré le soutien de Maurice Thorez à « l’alliance des classes moyennes avec la classe ouvrière », « la main tendue aux catholiques » et « l’union contre les 200 familles et leurs mercenaires »78) ; les radicaux acceptent d’entrer au gouvernement le 22 mai et Léon Blum demande l’investiture à la Chambre le 6 juin. Le vide politique relatif permet l’irruption d’un mouvement social insolite servi par la réunification entre la CGT et la CGTU, actée en mars 1936 au congrès de Toulouse. La première grève avec occupation éclate au Havre à l’usine Bréguet, en protestation contre le licenciement d’ouvriers grévistes le 1er mai. Elle est rapidement victorieuse et sert de déclencheur à une vague de grèves dans les usines d’aviation et d’automobiles79.

Caractéristique du printemps et de l’été 1936 et initiatrice d’un processus d’unité entre les forces politiques de gauche précipité par l’arrivée d’Hitler au pouvoir en Allemagne, l’interaction entre mobilisation politique et revendications sociales se cristallise en 1934 après la prise de conscience publique de la crise au cours de l’année 1933.

Crises et conscience de crise au début des années 1930

« Septembre 1933 : fête de nuit boulevard Haussmann. Des danseuses revêtues de voiles se déploient autour d’un feu de joie qu’on alimente en jetant des papiers (dont nous n’avons pu déterminer la nature). “À mort la crise !”, entend-on crier. »

Actualités-Gaumont, septembre 193380.

L’année 1933 semble bien être l’année où la conscience de la crise devient manifeste.

Entraînés par le parti agrarien, des agriculteurs touchés par la baisse des produits agricoles manifestent à Chartres le 14 janvier 1933. Paysan beauceron, Ephraïm Grenadou raconte comment les 3 000 cultivateurs rassemblés sur la place des Halles s’invitent, après avoir enfoncé les grilles de la préfecture, dans le bureau du préfet auquel ils font signer un papier où il déclare accepter l’ensemble de leurs revendications. Le préfet est muté dans un autre département mais cette manifestation sert de bannière pour le parti agrarien81.

Imitant les exemples britannique et américain, la CGT organise, le 27 juin 1933, une marche d’ouvriers des chantiers navals au chômage de Saint-Nazaire à Nantes, où ils tiennent meeting. Dans un vélodrome de la périphérie de la ville, les 600 marcheurs rejoignent plusieurs milliers de Nantais. À partir du 18 novembre, une « marche de la faim », qui frappe les esprits car elle est organisée nationalement par la CGTU, soutenue par le Parti communiste et répercutée par la presse, les actualités cinématographiques et plus tard par un film, part du Nord et va jusqu’à Saint-Denis, où les marcheurs sont accueillis le 2 décembre par le maire Jacques Doriot, l’entrée dans Paris leur ayant été interdite.

À la fin de l’année 1933 et en janvier 1934, ce sont les ligues antiparlementaires d’extrême droite – tels les Jeunesses patriotes de Pierre Taittinger, les Camelots du roi de Maurice Pujo ou l’Action française de Charles Maurras – qui battent le pavé. Fort de ses centaines de milliers d’adhérents, le mouvement nationaliste d’anciens combattants les Croix-de-Feu entendent rétablir l’« ordre français ». Les sections parisiennes de l’Union nationale des combattants, association de droite extrême, dénoncent les scandales politico-financiers et en particulier l’affaire Stavisky. Directeur d’un établissement de crédit, cet escroc accusé d’avoir détourné plusieurs centaines de millions de francs avec la complicité d’un député, poursuivi de nombreuses fois sans que les procès n’aboutissent en raison de ses liens avec les milieux de la politique, de la presse, de la police et de la justice, se suicide le 8 janvier. Impliqué dans le scandale par l’intermédiaire de sa famille, le chef du gouvernement Camille Chautemps doit démissionner le 28 janvier. Il est remplacé brièvement par Édouard Daladier.

Enflammées par des proclamations antirépublicaines, antisémites et antimaçonniques dans la presse d’extrême droite, des manifestations violentes et quasi quotidiennes de l’Action française et des Camelots du roi entendent s’en prendre à la Chambre des députés et saccagent grilles d’arbres, kiosques, bancs et cafés notamment. Le 3 février, Daladier décide de muter le préfet de police de Paris, Jean Chiappe, en poste depuis 1927 et très populaire parmi les 15 000 policiers qu’il commande, proche des milieux nationalistes et beau-père du directeur de l’hebdomadaire nationaliste Gringoire, mais qui cultive des amitiés politiques aussi bien socialistes (Malvy) que radicales (Chautemps, Sarraut)82. Le 5 février, les Croix-de-Feu, organisées en sections, descendent dans la rue au son de La Madelon en direction de l’Arc de triomphe. Le lendemain, après la dispersion d’une nouvelle manifestation, des milliers d’anciens combattants – y compris l’Association républicaine des anciens combattants (ARAC), proche du PCF, et des membres des ligues d’extrême droite – tentent de prendre d’assaut l’Assemblée. La place et le pont de la Concorde connaissent le souffle de l’émeute, l’odeur de l’incendie et une pluie de projectiles. À deux moments, ce 6 février, la violence d’État tourne au bain de sang : entre 19 h 30 et 20 heures, les policiers, bousculés devant la Chambre des députés, ouvrent le feu ; à minuit, les gardes mobiles, sabres au clair, appuient les agents de police qui chargent et tirent de nouveau. Les quatorze morts de la journée sont tous tués par balles. Le 6 février 1934 ouvre un cycle meurtrier qui dure jusqu’au 12 février et fait trente et un morts et de nombreux blessés à Paris et en banlieue83.

Pour la gauche, c’est une alerte majeure : le 6 février donne corps à une menace fasciste en France. Mais les rivalités politiques entre les partis ainsi que la stratégie sectaire de la IIIe Internationale empêchent sur le moment toute réplique unitaire. Les communistes refusent les propositions d’unité d’action des fédérations socialistes. La CGT décide, le 7 février au matin, d’appeler à une grève générale pour soutenir le gouvernement Daladier. Apprenant ensuite que ce dernier est démissionnaire, elle maintient néanmoins son mot d’ordre de grève générale pour le 12 février, « contre les menaces de fascisme et pour la défense des libertés publiques84 ». Pour la direction syndicale, c’est un pari risqué.

Le 9 février, les communistes appellent seuls à manifester en fin d’après-midi place de la République à Paris « pour la dissolution de la Chambre et le respect des libertés85 ». La manifestation, conduite par Doriot, se tient malgré son interdiction par le nouveau préfet de police : quelques milliers de manifestants se dispersent dans le quartier et construisent des barricades entre Oberkampf et le faubourg du Temple, retrouvant le territoire de la révolte populaire de la Commune : on dénombre 1 214 arrestations, quatre morts par balles et vingt-quatre blessés parmi les manifestants, ainsi que 141 blessés chez les forces de l’ordre.

Le 12 février 1934, jour de grève générale, les manifestations sont autorisées par le nouveau gouvernement Doumergue. Avec comme mot d’ordre « Vive la République », la manifestation parisienne sur le trajet cours de Vincennes-Nation est emmenée par la SFIO, à laquelle se joignent les communistes. Plus de 340 villes de province connaissent des meetings et des défilés, dont dix-neuf rassemblent plus de 5 000 personnes. Des heurts se produisent en banlieue parisienne provoquant encore quatre morts, des blessés et des arrestations. Le gouvernement lance une commission d’enquête parlementaire et envisage une nouvelle législation pour les manifestations. « Le peuple est resté maître de la rue », écrit Antoine Prost qui fait de cette journée l’acte de naissance du Front populaire en raison de l’unité d’action pour la défense républicaine réalisée localement entre communistes et socialistes, sans consignes des états-majors86. En effet, sur ce point, il n’y a pas d’accord au sommet de la part des communistes qui privilégient toujours « le front unique à la base ». La CGT du Calvados, ancrant le mouvement dans une généalogie historique et générationnelle, affirme que « les petits-fils des ouvriers révolutionnaires de 1789, 1830, 1848, 1871 répondront aux menaces et se substitueront aux défaillances gouvernementales87 ». Après le succès de la journée du 12 février, il est avéré que le syndicalisme a permis de mobiliser les forces populaires autour de la défense de la république, prouvant ainsi son incontestable force politique.

Un autre espace de politisation par le bas se développe dans divers comités – et ce quelle que soit leur appellation, « de défense », « de lutte », « de résistance », « de vigilance » ou « antifascistes » – constitués localement en province et qui développent des pratiques politiques inédites, interclassistes et en dehors des appareils nationaux des partis : à Clermont de l’Oise en Picardie comme à Villelaure dans le Vaucluse, des habitants se réunissent hors des appartenances partisanes et proclament leur unité pour la défense de la république contre « les menées royalistes et fascistes ». À Grenoble et Vizille, « ouvriers, paysans, fonctionnaires, citadins et montagnards » créent un comité de vigilance. « Froidement résolus à défendre leurs libertés, [ils] sont prêts à sonner le ralliement de la province unanime et à restituer au mot révolution ses mobiles nobles et ses buts généreux. » En Ardèche, des villages et des bourgs ont leur comité avec une participation importante : 350 personnes aux Vans dans une commune de 1 658 habitants par exemple. Une de leurs activités consiste à organiser des manifestations contre la présence d’orateurs des ligues d’extrême droite, tel Philippe Henriot qui suscite partout des « comités d’accueil » prêts à en découdre y compris physiquement88. À Troyes, des groupes de « volontaires de la liberté » sont mis sur pied dans plusieurs faubourgs ouvriers89. Dans les campagnes, la mobilisation antifasciste prend la forme d’une opposition parfois violente au groupe des Chemises vertes de Dorgères90. Le 5 mars 1934, un appel « aux travailleurs » lancé symboliquement par un radical, le philosophe Alain, un proche du PCF, Paul Langevin, et par un socialiste, l’ethnologue Paul Rivet, donne lieu à la naissance du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes qui implique aussi le Syndicat national des instituteurs et la LDH.

À partir de juillet 1934, on assiste à une sorte de captation progressive de ce mouvement par les partis de gauche qui proposent des formes organisationnelles plus classiques, des cartels d’organisations regroupées dans des « comités de Front populaire » et un désistement au second tour pour les élections entre SFIO et PCF. L’expression « Front populaire », avancée par Maurice Thorez en 1934, acte le tournant du PCF entre 1934 et 1936, à la fois réformiste (lutte contre le parlementarisme et démocratie bourgeoise versus défense de la république contre le fascisme ; prolétariat versus peuple), patriotique (défaitisme révolutionnaire versus patriotisme et défense nationale) et stratégique (orientation « classe contre classe » versus unité à tout prix)91. Bien entendu, ces subtilités lexicales mettent plus de temps pour être intégrées par la base militante qui manifeste cependant, après le 6 février, un attachement immédiat à la république sans doute forgé par l’enseignement des instituteurs et institutrices de l’école publique. Les élections municipales de mai 1935 témoignent du succès de l’unité électorale entre socialistes et communistes.

Nous faisons le serment de rester unis pour défendre la démocratie, pour désarmer et dissoudre les ligues factieuses, pour mettre nos libertés hors d’atteinte du fascisme. Nous jurons, en cette journée qui fait revivre la première victoire de la République, de défendre les libertés démocratiques conquises par le peuple de France, de donner du pain aux travailleurs, du travail à la jeunesse et au monde la grande paix humaine92.

Ce serment solennel pour le 14 juillet d’André Chamson, de Jacques Kayser et de Jean Guéhenno est repris dans une série de municipalités provinciales lors des défilés pour la fête nationale en 1935. À Paris, dans le rassemblement populaire pour défendre « le pain, la paix, la liberté », les trois leaders des partis communiste (Maurice Thorez), radical (Édouard Daladier) et socialiste (Léon Blum), côte à côte à la tribune, prêtent serment, baptisant ainsi officiellement le Front populaire. En août 1935, des manifestations des ouvriers des arsenaux contre les décrets-lois Laval (mesures de rigueur de réduction des dépenses publiques et de baisse des salaires) tournent à l’émeute à Brest (un mort, trente-sept blessés) comme à Toulon (deux morts, dix-neuf blessés).

Neuf mois plus tard, en mai 1936, c’est la victoire électorale des partis de gauche et l’expression immédiate de la combativité ouvrière.

Printemps-été 1936 : occupations d’usines et lois sociales

Les événements allaient vite et le Front populaire arriva, les accords de Matignon, les congés payés, moins d’heures de travail et augmentation des salaires. C’était l’euphorie dans la classe ouvrière. Mariage donc. Ma mère nous laisse son logement tout meublé, elle va vivre chez mon frère. Premier achat de notre nouveau couple : un tandem, rouge, magnifique. Je l’ai encore. Et nous voilà partis tous les samedis et dimanches sur les routes, couchant dans les auberges de jeunesse93.

Ce témoignage écrit rend compte, soixante ans après les événements, des traces mémorielles du Front populaire ancrées sur les accords Matignon, les lois sur les congés payés et la semaine de quarante heures. Les grèves n’y sont pas directement évoquées ; seuls subsistent dans le souvenir « l’euphorie dans la classe ouvrière », le bonheur privé et public et la nouvelle forme des loisirs. Au-delà du mythe marqueur de la mémoire, il nous faut revenir à la complexité de la période marquée par une explosion sociale et des événements internationaux qui assombrissent un tableau enchanteur.

Le film des événements commence en général par une commémoration de l’histoire du peuple en révolution, une manifestation monstre de Nation au mur des Fédérés du cimetière du Père-Lachaise (célébrant les morts de la Commune) le dimanche 24 mai, en attente de l’investiture du gouvernement de Front populaire. Mais ce qui polarise l’attention ce sont les grèves, le plus souvent « sur le tas », c’est-à-dire avec occupation de l’entreprise, grèves « sur place » pour la CGT dès le 6 juin pour minimiser la transgression sociale et politique que représente cette forme d’appropriation (provisoire) de l’espace patronal. Si l’on prend le point de vue des ouvriers, il s’agit en fait d’une « conscience de leurs droits94 » qui s’exprime lorsqu’ils occupent leur usine – ils en respectent d’ailleurs soigneusement l’ordre et le matériel. L’historien Antoine Prost distingue trois vagues de grèves : la première dans la semaine qui suit le 24 mai avant les accords Matignon signés le 8 juin ; la deuxième après ces accords, qui s’étale jusqu’à la fin du mois ; la troisième qui court de début juillet à août. Les trois quarts des 12 000 usines en grève sont occupées : il s’agit d’une caractéristique forte et originale du mouvement de 193695.

En réalité, les grèves démarrent après la victoire électorale du 3 mai : si l’on en croit les souvenirs du militant syndicaliste unitaire et communiste Louis Eudier, l’usine aéronautique Bréguet du Havre est occupée le 9 mai pour défendre deux militants licenciés après avoir appelé à la grève le 1er mai96. Précisions intéressantes à souligner, même s’il peut s’agir d’une reconstruction mémorielle, les priorités du règlement de l’occupation : le premier point concerne les femmes qui ne devront pas rester la nuit dans l’usine ; le second porte sur les fascistes qui « seront neutralisés et surveillés dans l’entreprise » ; le troisième porte sur la séquestration du directeur qui sera « bloqué dans les locaux de l’usine »97 ; le dernier point, enfin, envisage la marche à suivre en cas d’évacuation violente par la police : il est prévu une sonnerie de clairon à la suite de laquelle les grévistes devront tous monter dans un très précieux prototype d’avion en construction dans le hall de l’usine… C’est cette menace qui fait plier le directeur des établissements Bréguet alors que 450 gendarmes et policiers encerclent l’usine. Les militants sont réintégrés, les journées de grève payées et le chef du personnel déplacé. Cette rapide victoire donne un élan à d’autres occupations. Une série d’arrêts du travail « sur le tas » se produisent entre le 11 et le 20 mai dans les usines d’aviation et d’automobiles – Latécoère à Toulouse, puis Bloch à Courbevoie, Lavalette – visant entre autres, comme pour l’usine Bréguet, à faire annuler les licenciements d’ouvriers ayant cessé le travail le 1er mai. Bien que victorieux, ces conflits ont été un peu oubliés. De même, d’autres cessations de travail et occupations ont perduré bien après août 1936, comme « les 100 jours » de l’occupation, en août 1937, de la Manufacture d’armes et cycles de Saint-Étienne (Mimard) que nous évoquerons plus loin.

Le 6 juin, Léon Blum présente son gouvernement à l’investiture devant la Chambre des députés qui lui accorde sa confiance par 384 voix contre 210. Le 7 juin, il réunit à Matignon les représentants patronaux et six représentants de la CGT. Les négociations durent jusqu’à une heure du matin et, le 8 juin, les accords Matignon sont signés. Ces accords sont remarquables d’abord par la tenue d’une négociation tripartite (État, syndicats, patrons), la première depuis la guerre de 1914-1918. Ils représentent aussi la reconnaissance officielle du syndicalisme (article 3 : liberté d’adhérer à un syndicat) et la possibilité de négocier les salaires (le premier article porte sur le contrat collectif de travail), ce qui introduit une brèche dans la domination patronale absolue (y compris pour refuser des sanctions pour fait de grève, article 6). Forme de citoyenneté dans l’entreprise, l’élection de délégués ouvriers doit contrôler l’application du code du travail, des accords sur les salaires et le respect des consignes sur l’hygiène et la sécurité. Mais ce qui a surtout fait mémoire pour le Front populaire, ce sont les décisions prises par le gouvernement et proposées au Parlement. Léon Blum s’engage par écrit auprès de Léon Jouhaux à déposer immédiatement les projets de loi sur les quarante heures, les congés payés et les contrats collectifs dès le lendemain. Ce qui est fait.

Ces textes fondamentaux s’accompagnent d’une série impressionnante d’autres lois, adoptées très vite, avec un sentiment d’urgence compte tenu de la poursuite des grèves : le gouvernement doit prouver qu’il met en œuvre une série de réformes capables d’améliorer la situation des classes populaires, dont les hausses de salaires. Le système de protection sociale est organisé plus précocement qu’on ne le dit généralement (assurances sociales, retraites des mineurs). L’arsenal législatif confirme aussi l’intervention de l’État dans l’économie, avec la création de l’Office du blé pour réguler les prix agricoles, et des nationalisations – en particulier dans l’industrie d’armement – auxquelles il faut ajouter les réseaux ferroviaires pour former la SNCF en 1937. Les grévistes vont imposer, en particulier dans la métallurgie, des conventions collectives plus favorables aux ouvriers professionnels.

Principales réformes mises en place par le Front populaire98

Lois/réformes

Date de dépôt

Date de promulgation (après votes de la Chambre et du Sénat)

Conventions collectives

9 JUIN

20 JUIN

Congés payés

9 JUIN

21 JUIN

40 heures par semaine

9 JUIN

21 JUIN

Plus d’impôt sur les pensions

9 JUIN

19 JUIN

Abaissement âge de la retraite

11 JUIN

18 AOÛT

Amnistie

11 JUIN

12 AOÛT

Prolongation de la scolarité jusqu’à quatorze ans

11 JUIN

13 AOÛT

Statut de la Banque de France

19 JUIN

24 JUILLET

Création de l’Office du blé

18 JUIN

15 AOÛT

Nationalisation des fabriques d’armement

26 JUIN

12 AOÛT

Lancement de grands travaux

30 JUIN

18 AOÛT

Contre la hausse illicite des prix

21 JUILLET

22 AOÛT

Création d’unions coopératives

5 JUILLET

28 AOÛT

Organisation du marché charbonnier

9 JUILLET

18 AOÛT

Retraite des mineurs

30 JUILLET

26 AOÛT

Amélioration des assurances sociales

1ER AOÛT

26 AOÛT

Insaisissabilité des allocations chômage

11 AOÛT

27 AOÛT

Sur le front des grèves, les situations locales sont parfois complexes et empêchent toute généralisation. Grévistes précoces, les « midinettes », surnom des ouvrières des maisons de couture parisiennes auxquelles se sont jointes les ouvrières à domicile, signent, avant les métallos (pourtant érigés en figure centrale de la classe ouvrière), le premier contrat collectif le 10 juin 1936. Il prévoit la suppression du travail aux pièces et une hausse des salaires de 12 %. Les ouvrières à domicile doivent obtenir congés payés, assurances sociales et suivre les règles des maisons de couture pour les horaires de travail et le contrat de travail99.

Dans le Nord, la première grève commence le 2 juin aux ateliers de Fives, à Lille, en solidarité avec un ouvrier licencié. Deux jours plus tard, le mouvement spontané rassemble dans le Nord quatre-vingt-quatorze usines occupées et 36 628 grévistes ; le 9 juin, 1 144 usines sont touchées et concernent 254 552 grévistes100. La CGT négocie avec les patrons des accords d’entreprise tandis que d’autres militants occupent les usines. Le 12 juin le mouvement reflue. Mais d’autres mouvements renaissent et il reste 20 000 grévistes en juillet. Les dockers de Dunkerque occupent le port du 8 au 27 juin après avoir obtenu satisfaction sur la hausse des salaires et la représentativité du syndicat, qui passe de 600 à 3 000 adhérents. La grève dans la métallurgie est courte (elle a lieu du 9 au 11 juin) mais se prolonge dans certaines entreprises. L’accord Matignon est appliqué et les journées de grève payées pour la première fois. Dans le bassin houiller, la grève a éclaté de façon spontanée avant d’être reprise en mains par le syndicat le 8 juin. Elle cesse le 12, à la suite d’un accord national. Exaltée par les journaux trotskistes, la grève de la chocolaterie Delespaul-Havez, à Marcq-en-Barœul101, dure du 4 juin au 25 juillet. À partir du 3 juillet, une « tentative d’exploitation directe » est menée brièvement par le comité de grève qui prélève des stocks pour les vendre, mais le patron fait immédiatement couper eau et électricité. Une lettre ironique est envoyée au patron le 7 juillet 1936 :

À Monsieur Victor Franchomme,

Monsieur, devant votre misère, les ouvriers de votre usine ont décidé de faire du pain : nous vous envoyons un échantillon ; si vous le trouvez agréable, vous pourrez venir au ravitaillement tous les jours à 14 h 30. Nous regrettons pour l’instant de ne pouvoir vous donner un secours en espèces, mais cela viendra par la suite.

Veuillez agréer, Monsieur l’assurance des salutations empressées des grévistes enthousiastes à votre service.

Signé : Le comité de grève.

Dans la région de Nantes-Saint-Nazaire, le mouvement ne démarre que le 3 juin, à l’appel de la Fédération de la métallurgie, à l’usine des Batignolles (construction des locomotives) où s’est forgée en 1935 pour la première fois une unité entre manœuvres étrangers, professionnels nantais et ruraux102. Très organisé, le syndicat prévoit le ravitaillement dès le premier jour. Les 1 100 ouvriers des Batignolles, qui ont entraîné la métallurgie nantaise, reprennent le travail le 12 juin après des négociations paritaires sur les salaires. À noter que dans la convention collective de la métallurgie nantaise, le salaire horaire accepté pour les ouvriers professionnels est le double de celui du salaire féminin.

Le 11 juin, le secrétaire général du PCF Maurice Thorez a une formule qui restera dans la postérité : « Il faut savoir terminer [une grève] dès que satisfaction a été obtenue103. » Mais la prescription thorézienne est sans effet immédiat sauf exception, comme aux Batignolles, où l’on suit le mot d’ordre de la direction du Parti. Dans le bassin industriel nantais, le mouvement ne se termine qu’au mois août : l’acmé se situe le 17 juin avec 17 000 grévistes après l’entrée en scène la veille des employées des grands magasins, des ouvriers-ouvrières du textile et de l’alimentation ; et il y a encore 11 000 grévistes le 1er juillet avec vingt-six usines occupées. Les chantiers navals de Saint-Nazaire restent en grève avec occupation jusqu’au 3 août au moins, jour où les archives officielles se taisent : le préfet annonce ce jour-là à sa hiérarchie, avec une certaine lassitude, qu’il renonce à faire des rapports journaliers sur le conflit104

La grève peut parfois être émaillée de soubresauts du fait de l’intransigeance patronale. C’est ainsi que les ouvrières des filatures et tissages de Gravelle, au Havre, en grève le 8 juin contre la baisse de 10 % de leurs salaires en raison de la crise, s’arrêtent le 11 juin, ayant obtenu en principe 12 % d’augmentation. Mais le patron n’applique pas l’accord : elles réoccupent donc l’usine entre le 25 juin et le 14 août, en réclamant 15 %. L’arbitrage final ne leur accorde finalement que les 12 % prévus105. Il en est de même aux Forges et aciéries de la Marine à Saint-Chamond, entrées en grève tardivement le 16 juin après les élections des délégués (80 % CGT, 20 % CFTC, Confédération française des travailleurs chrétiens). Il s’agit d’une grève dure – un mannequin représentant le chef du personnel est pendu à l’entrée de l’usine – qui ne se termine que le 3 août avec l’arbitrage du ministre de l’Intérieur Roger Salengro qui accorde ce que d’autres entreprises avaient obtenu depuis plusieurs semaines. Il est vrai qu’il y avait ici une tradition unitaire de lutte fortement ancrée : en 1935, une grève d’un mois avec, fait notable, un comité de grève unitaire CGTU/CFTC, a mis en cause les modes de rémunération introduits par la rationalisation et la surveillance militaro-policière des ateliers106. C’est donc une grève victorieuse avec suppression des gardes et modification du système de rémunération.

Les accords Matignon ne mettent donc pas fin aux grèves, bien au contraire : au-delà des revendications, elles signifient aussi très fortement une revanche contre l’autoritarisme patronal. « Chaque ouvrier, en voyant arriver au pouvoir le Parti socialiste, témoigne Simone Weil, a eu le sentiment que, devant le patron, il n’était pas le plus faible. La réaction a été immédiate107. »

Le cours des mouvements sociaux dépend fortement des branches industrielles, de leur forme de syndicalisation et de l’histoire des entreprises : si, dans la métallurgie, les ex-unitaires majoritaires, très organisés, suivent les mots d’ordre nationaux, dans le textile et l’alimentaire, où la syndicalisation est plus aléatoire, le mouvement, poussé par l’euphorie politique du moment après des années de crise, de chômage et de baisse des salaires, démarre sans cahier de revendications et sans expérience antérieure mais avec beaucoup d’enthousiasme et de foi dans l’avenir. Le paysage gréviste permet de lire la structuration de l’industrie entre grosses entreprises et petites affaires familiales où règne un paternalisme mâtiné d’autoritarisme. On remarque aussi l’importance des grèves dans les grands magasins, largement photographiées et filmées parce qu’elles concernent essentiellement des femmes, objets de curiosité pour les Parisiens qui viennent en famille le dimanche visiter les Galeries Lafayette et le Printemps occupés par les employées. En juin 1936, le comité de grève des Magasins réunis-Étoile est constitué par Madeleine Colliette, employée de commerce, syndiquée à la CGT, fille d’un militant socialiste connu. Elle raconte la mise en grève avec occupation et l’élaboration d’un cahier de revendications :

En cette journée du vendredi 12 juin 1936, le magasin paraît aux clientes garder son activité habituelle. Pourtant quelque chose d’indéfinissable est dans l’air ; des paroles mystérieuses s’échangent entre certains employés « à bouches fermées », car les inspecteurs veillent : à l’extérieur le monde du travail bouge et il ne s’agit pas de laisser s’instaurer de dangereux conciliabules ; il faut être prêt à prendre des sanctions contre d’éventuels meneurs : la maison ne doit pas souffrir d’une grève […]. À 17 h 30 [l’heure habituelle étant 19 heures], signal de fermeture. Les clients s’affolent un peu ; mais très vite les comptoirs sont couverts, les étalages extérieurs rentrés. Les chefs, les inspecteurs sont « suffoqués ». Rien n’a transpiré. Où est le meneur ? Les premiers employés prêts se rassemblent aux vestiaires : une vingtaine. Ce sont les plus conscients. Ils formeront la délégation chargée de présenter le cahier de revendications à la Direction. Au fait, que contiendra-t-il ? Comment le rédiger ? Pas de temps à perdre, nous partons à quatre. Vite un taxi. […] À la chambre syndicale des employés de la région parisienne, c’est la grande foule108

Exigé pour le lendemain matin par les directeurs, le cahier de revendications est rédigé et tapé dans la nuit. Dans un premier temps, ces derniers opposent une fin de non-recevoir catégorique et la grève s’organise dans le grand magasin occupé jour et nuit, y compris – fait exceptionnel – par des femmes. Le grand patron vient haranguer les employées le surlendemain, promettant d’examiner leurs demandes si le magasin est évacué, mais il se heurte au refus des deux déléguées qui lui tiennent tête. Au bout d’une semaine, une convention provisoire est signée. Les revendications sont acceptées « presque sans discussions ». Dans ce magasin de 500 personnes où les syndiquée.e.s (CGT et CFTC) se comptent sur les doigts d’une main avant juin, les salaires sont bien inférieurs à ceux des autres grands magasins parisiens. Le samedi 20 juin, le magasin est évacué et le travail reprend le lundi suivant.

En 1936, Mlle Chevalier est employée aux Nouvelles Galeries de Saint-Étienne. Des années plus tard, elle se souvient :

Le patron a fermé lui-même les magasins à 14 heures pour éviter qu’on occupe comme à Monoprix ; on est tout de suite monté à la Bourse ; ça vociférait dans tous les coins. « Cuisse de mouche » était surexcitée. Mademoiselle B. avait un marteau et criait « Silence Mesdames ». On s’est dit les uns aux autres nos salaires ; nous étions indignés des écarts ! Il n’y avait que la CGT qui parlait ; alors on a vu l’insigne JOC de Mademoiselle Debard, je lui ai proposé de contacter la CFTC ; on nous y a indiqué comment nous y rendre. Nous avons été faire le porte-à-porte pour recruter quelques adhérentes et à la deuxième réunion à la Bourse du travail, nous voilà cinq petites mâtrues et deux hommes à nous présenter devant le comité de grève qui nous a tout de suite acceptés. Nous n’étions pas de trop pour aller vers le patron ! Un permanent de la CGT et un de la CFTC nous accompagnaient. Nous avons obtenu une augmentation de salaire, les congés payés, la suppression du travail le dimanche, l’élection de délégués du personnel et la promesse de négocier une convention collective (ça traînera durant un an !). Nous étions très surprises de notre audace, car aux Nouvelles Galeries, les dames étaient bien rangées. Jamais on n’avait vu tant de femmes dans les grèves que dans ces mois-là ! Il faut dire qu’à la maison l’atmosphère y poussait109.

Les grèves de 1936 revêtent des caractères inédits. Leur principale nouveauté concerne l’occupation. Bien sûr, il faut s’organiser pour tenir, contrôler l’espace de travail, se ravitailler, dormir et se nourrir110, mais aussi pour se distraire et vivre intensément car ce sont aussi des grèves festives dont la joie intense irradie encore à travers les photographies en noir et blanc. Les femmes font beaucoup plus qu’y contribuer. On les voit, sur certains clichés, hisser au bout d’une corde un panier ou un seau remplis de vivres afin de ravitailler, par-delà les murs de l’usine occupée, leurs hommes en grève111. Quand elles sont salariées et donc partie prenante, au moins pendant la journée, de l’occupation, les femmes demeurent le plus souvent dans leur rôle de genre traditionnel : elles cuisinent, dansent ou écoutent les discours des délégués. Dans d’autres cas, il est vrai plus exceptionnels, ce sont elles qui dirigent la grève, comme aux Magasins réunis. Il faut encore souligner, parmi les traits d’originalité de ce mouvement, la vigueur de l’élan de solidarité tout à fait considérable, en argent comme en nature, apporté par les familles, les voisins, les coopératives et certains commerçants. Pour ne donner qu’un seul exemple, cité par Morgan Poggioli et que n’aurait pas renié Marie-Antoinette : ce pâtissier de Cholet qui offre des brioches aux grévistes112. On note enfin une progression impressionnante des effectifs syndicaux : la CGT réunifiée passe ainsi de 785 000 adhérents en 1935 à 4 millions en 1937.

Des moissons rouges ? 1936 dans les campagnes

« Donc arrive 1936, le Front populaire… Qu’est-ce qu’on a fait ? On a fait grève, pardi… À l’époque, j’étais secrétaire du syndicat CGT. J’avais vingt ans. Ce n’était pas facile de lutter dans les fermes, parce que c’était beaucoup de travailleurs immigrés, des Polonais. Ils étaient logés chez le patron et craignaient. Comme tous les travailleurs étrangers. La grève a démarré dans le courant de juillet, peu après le démarrage de la moisson. C’était un feu, cela prenait de partout, ça s’embrasait à droite et à gauche. Ça couvait depuis longtemps, et un beau jour, nous avons formé un syndicat, et l’on a décrété la grève […]. À l’époque, les syndicats ça faisait boule de neige. Comme j’étais l’un des seuls Français qui savaient lire et écrire, on m’a bombardé secrétaire du syndicat. Dire qu’on a eu des relations avec les organisations syndicales, non ! Les gars étaient complètement débordés à cette époque. Car malgré son ancienneté, le syndicat était encore une notion nouvelle. »

Témoignage d’un ancien ouvrier agricole113.

Dès le mois de mai, dans les campagnes, les premières grèves sporadiques qui éclatent entre le 18 et le 27 mai dans l’Aisne n’avancent pas de revendications particulières mais font appel au député socialiste nouvellement élu à Saint-Quentin. Fin mai, en Seine-et-Oise, des piquets de grève devant les portails des fermes sont le fait d’ouvriers agricoles qui réclament la réduction des horaires de travail, l’augmentation des salaires, les congés payés, de meilleures conditions de logement et de nourriture. Ils obtiennent satisfaction le 15 juin, y compris sur l’égalité des droits entre ouvriers français et ouvriers étrangers114.

Dans la Beauce, les ouvriers agricoles veulent profiter des traditionnelles « louées » de la Saint-Jean, où est recrutée la main-d’œuvre pour les moissons de l’été, pour avancer leurs revendications et réclamer l’égalité avec les autres corporations. Avertis, les exploitants ne se présentent pas pour embaucher. Cela n’empêche pas une série de grèves « sur le tas » au cours de l’été dans de grandes propriétés. Jean-Claude Farcy évalue à 10 000 le nombre d’ouvriers agricoles concernés dans le Bassin parisien115. À la ferme de Breuil, le 17 juillet 1936, un accord est trouvé avec les grévistes qui obtiennent une hausse de salaire de 12 % mais rien sur la question des congés payés. Quelques semaines plus tard, à Beville-le-Comte, une autre grève se heurte à la résistance du propriétaire qui licencie sept ouvriers agricoles pour avoir cessé le travail la veille. Les moissonneurs du Bassin parisien, les ouvriers viticoles du Midi, les bûcherons du Centre ont cessé le travail pour obtenir des négociations locales, la reconnaissance du syndicat et des conventions collectives.

Ces grèves font peur : on accuse les « meneurs étrangers ». Les Chemises vertes de Dorgères exploitent la situation, cherchent à dresser le monde agricole contre les « rouges » et suscitent des violences comme à Toury-en-Brie, en octobre 1936. Interpellé le 19 octobre 1936 à la suite de ces violents incidents, Abdi, ouvrier kabyle, explique aux gendarmes : « II y a une semaine environ, un délégué syndical de Paris est venu à la sucrerie pour nous faire adhérer à un groupement dont j’ignore le nom. C’est ainsi que tous mes compatriotes ont, comme moi, versé 8 francs de cotisations. » Un autre des ouvriers kabyles décrit aux gendarmes le déroulement et les circonstances de cette altercation en milieu rural entre un groupe de paysans producteurs de betteraves et des ouvriers de la sucrerie en soulignant les symboles opposés arborés par les manifestants :

Nous avons aperçu un groupe de personnes que nous avons pris aussitôt pour des camarades de travail. Ce groupe arrivait vers nous, en direction de la mairie. Arrivés presque à leur hauteur, ces personnes, en nous voyant, nous ont fait un salut à la fasciste, c’est-à-dire le bras tendu horizontalement et la main ouverte, nous leur avons répondu […] par un salut avec le poing fermé. Nous ne nous doutions pas que nous avions affaire à un groupe de cultivateurs dont les idées étaient opposées aux nôtres116.

Les paysans venaient d’une réunion organisée dans un bourg voisin par le Parti agraire français pour protester contre les cours fixés par l’Office du blé. L’incident témoigne de la politisation du monde rural et a pour origine une grève – courte mais avec occupation de l’usine – pour la revalorisation des salaires des ouvriers de la sucrerie – « cinquante Français, 200 Kabyles, 150 étrangers » selon le rapport de police. Les Kabyles habitent la région depuis une quinzaine d’années et s’embauchent pour faire les moissons ou comme ouvriers dans les sucreries. L’affrontement, violent, à coups de pierres et de couteaux, fait deux blessés graves et des dizaines de blessés légers. Le calme revient et les salaires des ouvriers sont augmentés.

Les grèves des ouvriers agricoles reprennent dès mai 1937 mais les patrons réagissent fortement. À Moissy-Cramayel, en Seine-et-Marne, le 3 juillet 1937, le propriétaire Maurice Legras tire avec son fusil de chasse sur un groupe de militants de la CGT, incitant les ouvriers agricoles à interrompre le binage des betteraves. Il y a sept blessés. Certains propriétaires font appel aux « volontaires de la moisson » des Chemises vertes mobilisés contre les « rouges ». D’autres optent pour une solution radicale : la mécanisation, dans l’espoir que machines et herbicides chimiques les débarrassent d’une main-d’œuvre décidément trop rebelle117.

Clichés du Front populaire

En 1936, les photographies du peuple, en manifestation ou en grève, sont légion. Produites par de jeunes photographes, la plupart immigrés juifs d’Europe centrale (Willy Ronis, Robert Capa, Gerda Taro, André Kertész, David Seymour) –, elles exaltent les défilés, la geste militante poings levés, les usines occupées. Ces clichés représentent souvent les événements de manière irénique : on y voit les bals, les accordéons, la préparation des repas en commun (sauf que ce sont les femmes qui sont le plus souvent à la tâche), les parties de cartes bien ordonnées ; mais les tensions avec les non-grévistes, les directions ou la maîtrise ne sont pas montrées. Dans les défilés, les enfants juchés sur les épaules de leurs pères et coiffés de bonnets phrygiens, leurs petits poings levés eux aussi, disent à la fois l’exaltation de la famille, le calme de la manifestation et la propagande pour les temps nouveaux. Autre figure souvent présente dans les divers cortèges, une jeune Marianne poing levé, drapée de tricolore et coiffée du bonnet phrygien118.

Un sentiment de liberté et d’autonomie émane des clichés des premières vacances populaires, avec les figures obligées du vélo tandem, du couple d’amoureux, de la tente ou de la plage bondée, même si l’on sait que les premiers congés en 1936 n’ont pas toujours donné lieu à des vacances étant donné que « personne ne peut croire que l’on va être payé à ne rien faire » et que l’argent manque119. La photographie prise par Willy Ronis de Rose Zehner (1901-1988), ouvrière chez Citroën, adhérente à la CGT et au PCF, a plus récemment marqué les imaginaires120. On connaît depuis peu l’histoire de cette image développée et publiée pour la première fois en 1980 dans la monographie de Ronis Sur le fil du hasard. La photographie, très souvent reproduite depuis lors, a été prise non pendant les grèves de 1936 comme elle est souvent légendée, mais en mars 1938 : Rose Zehner, bras tendu, doigt pointé, harangue les ouvrières de la sellerie du quai de Javel. Le cliché documente en fait l’échec de la grève pour la reconduction de la convention collective signée en juin 1936.

Rose Zehner est licenciée, ouvre un café à Paris puis se retire à la campagne après la guerre. Ronis précise, en 2005, les conditions de la prise de vue à Citroën : « J’étais dans l’usine, en grève, j’ouvre une porte et je tombe sur cette scène. C’était l’époque où les conquêtes sociales de 1936 étaient remises en question. Les gens criaient de colère. Je n’ai pas eu une vraie réaction de reporter : l’atmosphère était tellement tendue que je me suis senti de trop et suis parti. Je n’ai fait qu’une photo, celle-là. Il a fallu attendre 1982 pour que je rencontre cette femme, Rosette [Rose Zehner]. Nous avons reparlé de cette époque et elle m’a dit qu’elle avait eu le temps de me voir et cru que j’étais un flic121 ! »

Un documentaire du cinéma militant s’est intéressé aux grèves de 1936 dans plusieurs lieux en région parisienne : Renault-Billancourt, les studios de cinéma et la rue pour les manifestations. Filmé en 1936, monté et commenté a posteriori, Grèves d’occupations a été l’un des films les plus diffusés sur le moment même dans les circuits militants du Front populaire. Il donne le point de vue du syndicat CGT sur le cours de la grève – la bonne humeur et le côté pittoresque sont soulignés ainsi que le moralisme et l’ordre – et sur le gouvernement de Front populaire, comme l’indique la phrase finale prescriptive : « Chacun doit tenir ses promesses ». Les occupations des usines et des grands magasins sont représentées par la danse, la musique et les jeux – cartes, billards, fléchettes, corde à sauter pour les femmes –, une vision festive qui montre également l’organisation : on nettoie ateliers et machines, on s’occupe du ravitaillement. Les rôles féminins restent traditionnels : les femmes préparent et servent les repas – « des banquets de centaines de couverts », est-il précisé. Sont également mis en valeur le folklore et les traditions populaires carnavalesques : funérailles du capital promené sur un corbillard puis jeté à la Seine, mannequin des quarante-huit heures brûlé, effigies de patrons ou de chefs pendues symboliquement, hommes déguisés en bolcheviques un couteau entre les dents, dénonciation publique des non-grévistes avec leurs noms sur des pancartes. Les cortèges accompagnant la rosière de Nanterre et un mariage de gréviste tout comme les gymnastes des fêtes de la Jeunesse, privilégient le blanc symbole de pureté et de virginité. Le mariage et la maternité sont exaltés. Enfin, dans la tradition communiste, on brandit les portraits des grands hommes, on joue L’Internationale sur un ton militaire et on marche dans les défilés au pas cadencé.

Ces visions de la grève ne sont pas partagées par tous et l’atmosphère festive ne doit pas occulter à la fois les oppositions internes dans les entreprises et les fractures qui divisent les groupes sociaux dans la société française.

La réaction patronale

Président du Comité central du textile de Lille, Pierre Thiriez écrit en septembre 1936 une lettre à Léon Blum. Les patrons sont excédés, et le ton, excédé et menaçant, annonce la revanche :

Les industriels de Lille ne veulent plus que leurs usines soient occupées. Ils ne veulent plus de séquestration, de laissez-passer accordés aux patrons par les délégués d’usine, de menaces adressées au personnel qui ne partage pas les manières de voir de la CGT. Ils ne veulent plus voir des patrons bloqués chez eux ou assaillis dans leurs usines et obligés de recourir aux moyens extrêmes pour défendre leur vie et celle de leur personnel […]. Ils ne veulent plus être « autorisés » à entrer dans leurs établissements pour payer leurs ouvriers. Ils ne veulent plus de piquets de grève installés jour et nuit au domicile de leurs directeurs. Ils ne veulent plus que leur personnel puisse être traduit en jugement par un conseil d’usine. En un mot, ils ne veulent pas accepter l’instauration de soviets dans leurs établissements. Tant que le gouvernement que vous présidez n’aura pas marqué sa volonté formelle de rétablir d’ordre dans la rue, dans les usines et dans les esprits, nous pensons, monsieur le président du Conseil, qu’aucune solution n’apparaît possible et nous estimons que l’intérêt national fait un devoir impérieux au patronat français de s’opposer résolument à l’anarchie122.

La fureur n’est pas nouvelle. Dès le 4 juin 1936, Thiriez fustige « une tentative révolutionnaire123 ». Les dessinateurs de la presse de droite et d’extrême droite (Le Figaro et Candide) brodent sur les mêmes thèmes avec une ironie dont l’absence de drôlerie trahit le dépit de classe : on y croque une « usine fermée pour cause de vacances », ou un « ministère de la Paresse » pour dénoncer les congés payés. Certains patrons emploient des moyens plus radicaux : à Metz, Wendel coupe le gaz à la population les 28 et 29 juin 1936 et fait porter la responsabilité de cette coupure aux grévistes.

Le patronat se réorganise après les grèves de 1936124. Il change de dirigeant et de dénomination et devient, en août, la Confédération générale du patronat français. Les patrons français sont divisés entre ceux qui souhaiteraient reprendre « les chantiers de la paix sociale » – une minorité moderniste – et ceux qui entendent affirmer sans partage leur autorité dans leurs entreprises.

Les catholiques les plus conservateurs, après avoir mis en cause le résultat des élections (La France catholique, 9 mai 1936), fustigent l’illégitimité de la grève avec occupation au nom de la morale (La Croix, 13 juin 1936) ou considèrent l’occupation comme une atteinte à la propriété et une violation de domicile (Le Pèlerin, 21 juin 1936). La résistance catholique est incarnée par un parti de masse, le Parti social français (PSF), qui s’est substitué aux Croix-de-Feu dissoutes avec les dernières ligues le 18 juin 1936 par le gouvernement de Front populaire. Le chef du Parti social français, François de La Rocque, développe une opposition déterminée au gouvernement de Léon Blum125. Le PSF entend recatholiciser la société française et accorde une place importante aux femmes, restées plus que les hommes fidèles à l’Église ; dans le parti elles s’occupent de tout un secteur social dirigé par Antoinette de Préval : elle a monté un réseau de services sociaux dans la « banlieue rouge » parisienne – soupes populaires, soutien scolaire, éducation physique pour les filles et les garçons (mais séparés), colonies de vacances, consultations médicales gratuites. Fort de son million d’adhérents, le PSF, premier parti de France, réussit à se constituer une base de masse, y compris dans les milieux populaires126.

La guerre d’Espagne ou l’espoir brisé (1936-1939)

Le coup d’État lancé les 17 et 18 juillet 1936 contre le gouvernement républicain du Frente Popular suscite immédiatement en France et ailleurs, une immense vague d’émotion. S’ensuit une ardente solidarité à l’égard des familles de réfugiés qui passent la frontière pour fuir la guerre civile – en particulier dans la région parisienne et dans le Sud-Ouest. À partir de décembre 1936, entre 10 000 et 15 000 enfants sont ainsi envoyés en France, hébergés dans des familles ou dans des colonies de vacances à l’initiative de la CGT et de son Comité d’accueil aux enfants d’Espagne, en lien étroit avec le gouvernement espagnol : « Les premiers camps provisoires sont situés dans les Pyrénées-Orientales, l’Isère, la Haute-Loire, l’Hérault, les Basses-Pyrénées. Les premiers placements définitifs en famille se font dans les Pyrénées-Orientales, le Dauphiné, l’Aude127. »

Tout en laissant dans un premier temps le radical-socialiste Pierre Cot, ministre de l’Air, fournir discrètement armes et avions, le gouvernement se prononce publiquement le 8 août pour la non-intervention en faveur de l’Espagne républicaine, suivant ainsi l’Angleterre qui entend rester neutre. Pour Léon Blum, il s’agit d’éviter un embrasement de l’Europe et « de rendre la paix inévitable ». Suite au soutien appuyé de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste aux troupes de Franco, Blum se prononce alors pour « la non-intervention relâchée », où la frontière est moins surveillée pour laisser passer armes, ravitaillement et réfugiés. Tandis que les radicaux sont très opposés à l’intervention au nom du pacifisme, les communistes soutiennent fortement l’intervention. Léon Blum choisit, au nom du réalisme politique gouvernemental, la non-intervention (il parle de « non-immixtion »). Les anarchistes eux, emploient les termes de « trahison » et « d’assassinat » (Le Libertaire, 7 août 1936) et déplorent la lenteur de la CGT à mettre en œuvre un soutien réel128.

Des dizaines de milliers de volontaires – 35 000 combattants dont environ un tiers de Français – partent se battre aux côtés des républicains espagnols dans les Brigades internationales. Beaucoup sont ouvriers, la moitié sont liés aux organisations communistes mais aussi trotskistes et anarchistes, avec d’importants conflits entre eux sur le terrain dans les zones de combat en Espagne. Ce sont des hommes – et quelques femmes, dont brièvement Simone Weil – qui ont en moyenne entre vingt-six et trente-quatre ans. Ceux qui ont survécu doivent quitter l’Espagne fin octobre 1938129.

Dans le quartier de la Petite Espagne à Saint-Denis, 1936 évoque moins le Front populaire en France que la déchirure de l’été 1936. De nombreux jeunes hommes gagnent l’Espagne individuellement pour aller se battre ; d’autres partent plus tard avec les Brigades internationales. C’est le noyau militant communiste et anarchiste qui se sent concerné, soit environ 500 personnes à Saint-Denis-Aubervilliers. Sur les quarante-deux volontaires identifiés, onze perdent la vie, trois reviennent grièvement blessés. Les militants qui ne sont pas partis contribuent à développer des réseaux de solidarité, à organiser des meetings, à récolter argent et vivres pour l’Espagne. Les anarchistes de la Confédération nationale du travail-Fédération anarchiste ibérique (CNT-FAI) montent une troupe de théâtre, de musiciens et de jongleurs qui se produit dans la banlieue Nord. Quelques combattants volontaires se retrouvent dans les camps du Sud-Ouest au moment de la retraite en 1938-1939. À la Plaine-Saint-Denis, le positionnement des prêtres espagnols du côté des nationalistes a pour conséquence la chute brutale du nombre de baptêmes et de mariages religieux et l’effondrement de la fréquentation du patronage catholique130.

Gouvernement de Front populaire, des espoirs déçus

« J’ai voté pour que ça change, parce qu’avec le Front populaire, tout le monde le disait, ça devait changer. Si ça change, on ne s’en aperçoit guère. Ils nous ont mis le feu dans les veines, pendant les élections. Maintenant, ils trouvent nos ardeurs trop vives […]. Si ça continue, nous n’aurons plus le droit de débrayer. Un conflit, ça se réglera entre quatre murs, en cabinet secret, avec des arbitres, et nous serons tenus d’accepter des conneries qu’ils baptiseront sentences d’arbitrage […]. Tant que nous ne ferons pas nos affaires nous-mêmes, avec des gens qui ont vécu la vie du peuple et ne l’ont pas oubliée, nous serons roulés. »

Tristan Rémy, La Grande Lutte, 1937131.

Le constat de la désillusion née de l’action (ou de l’inaction) du gouvernement de Léon Blum est aggravé par la fusillade de Clichy le 16 mars 1937 : le ministre de l’Intérieur Marx Dormoy132 refuse d’interdire une réunion du Parti social français que le colonel de La Rocque veut tenir à Clichy. Un rassemblement pour l’empêcher se heurte à la police qui tire, faisant quatre morts et de nombreux blessés. À gauche, l’événement est considéré comme une trahison gouvernementale. Plusieurs autres éléments contribuent à cette désillusion, dont le règlement des conflits liés à l’application des conventions collectives qui se heurte à La résistance patronale.

La loi sur les contrats collectifs a institué des commissions mixtes chargées d’établir les conventions collectives et l’élection des délégués d’atelier. En 1936, la loi prévoit l’extension de la convention par le ministère du Travail à la branche si elle est signée par les organisations syndicales représentatives et si elle contient des clauses obligatoires sur les minima de salaires133. La convention collective de la métallurgie parisienne du 12 juin 1936, signée avant la loi et qui sert de matrice aux autres conventions, lie la qualification à la possession d’un CAP, institutionnalise la segmentation de la main-d’œuvre par sexe et par âge et valorise les métiers masculins au détriment des postes féminins134. Dans la Loire, la convention de la métallurgie aboutit à ce que les fileuses, qui peignent à main levée les filets sur les tubes des cadres des bicyclettes, soient classées ouvrières spécialisées « décoratrices de série » alors que les fileurs continuent d’être classés professionnels, ce qui représente une déqualification car elles étaient auparavant payées comme professionnelles135. Il en est de même dans la bonneterie troyenne où la distinction des différents métiers par âge et par sexe aboutit à ce qu’un travail autrefois indifféremment masculin ou féminin soit désormais genré et conduit à une différence de salaire de 20 %136.

En 1936-1937, la conflictualité est forte dans un certain nombre d’entreprises et particulièrement à la Manufacture des armes et cycles de Saint-Étienne, dirigée autoritairement depuis quarante ans par Étienne Mimard. Ce dernier fait obstruction à l’application de la loi sur les contrats collectifs en tentant de diviser le personnel, limitant strictement aux ateliers de fabrication d’armes et de cycles la convention de la métallurgie plus favorable aux salariés. Le 7 décembre 1936, déjà, une brève occupation de l’usine a lieu pour que les quarante heures soient aussi appliquées au personnel des bureaux et magasins. En rétorsion, Mimard supprime les gueltes (pourcentages sur les ventes) et les primes. Il fixe les vacances pour tous aux deux premières semaines de septembre et demande, pour compenser les congés payés, la récupération des fêtes religieuses auparavant payées (Noël, Pâques, Pentecôte). La grève démarre le 3 août 1937, en pleine saison de fabrication des cartouches et armes de chasse. Les grévistes réclament l’égalité de traitement pour tous les salariés. L’entreprise est occupée du 3 août au 20 septembre mais la grève ne se termine que le 11 novembre. Elle est dite « grève des 100 jours ». Mimard licencie ensuite tout le personnel pour rupture du contrat de travail et n’en réembauche que les deux tiers. Il n’a pas supporté la mise en cause de son pouvoir de patron, la loi l’obligeant à négocier avec les syndicats pour établir le contrat collectif.

Pour les femmes et les coloniaux, une grande désillusion

« 1936 a fait naître au cœur de la travailleuse une grande espérance ; si elle a bénéficié comme l’homme des congés payés et des 40 heures, elle est loin cependant d’avoir vu triompher sa plus légitime revendication, “l’égalité des salaires”. »

Le Droit des femmes, décembre 1938.

Si à la fin du Front populaire, ce constat du journal féministe peut paraître optimiste et décalé – où sont les quarante heures en décembre 1938 ? Que faire des femmes qui travaillent à domicile, des laveuses et des revendeuses, non concernées par les mesures de juin 1936 ? –, il est en tout cas certain que le slogan « à travail égal, salaire égal » n’a pas été mis en œuvre. On peut parler pour les femmes d’un « espoir brisé »137.

Sur le plan politique, si Léon Blum a bien nommé trois femmes sous-secrétaires d’État (Cécile Brunschvicg, radicale, Suzanne Lacore, socialiste et Irène Joliot-Curie, proche des communistes), son gouvernement n’a pas soutenu le droit de vote et d’éligibilité des femmes (pourtant adopté le 30 juillet 1936 par les députés). L’opposition des radicaux influents au Sénat, qui redoutent toujours l’emprise cléricale sur les femmes, persiste et le gouvernement ne veut pas rompre l’accord électoral de gouvernement. Il ne remet pas non plus en cause les lois de 1920 et 1923 sur l’avortement et l’interdiction de la propagande anticonceptionnelle. Il sait que le Parti communiste, après son tournant nataliste et familialiste de 1934-1935, ne soutient pas l’abrogation de ces lois.

 

La victoire du Front populaire avait soulevé de grandes espérances tant en France que dans les colonies, comme le montre cette pétition de prisonniers au bagne de Poulo Condor : « La victoire du Front populaire français a apporté beaucoup d’espoir à nous, détenus maltraités. À haute voix nous crions : Vive le Front populaire. Et nous vous saluons en vous souhaitant la bienvenue. À partir d’aujourd’hui, nous mettons toute notre confiance en vous138. » Face aux grèves qui éclatent dans la péninsule indochinoise sous les mêmes formes qu’en métropole fin août 1936, le ministre des Colonies Marius Moutet télégraphie au gouverneur général qu’« ordre français doit être maintenu comme ailleurs139 ». Conformément au programme du Rassemblement populaire de janvier 1936, le gouvernement de Front populaire prend un certain nombre de mesures dont les plus durables concernent la fermeture progressive des bagnes en Guyane, Algérie et Indochine, grâce à l’action déterminée du ministre de la Justice, Marc Rucart. Les projets limités de réforme – tel le projet Blum-Viollette d’accorder la citoyenneté à un nombre restreint « d’indigènes algériens français » membres de l’élite musulmane – se heurtent à l’opposition virulente des milieux coloniaux qui font capoter le projet. Enfin, le gouvernement Blum ne met en place que tardivement des commissions d’enquête dans les colonies sur la situation des femmes indigènes140 et sur les actes de violence commis par des Européens sur les indigènes.

Même si les exilés politiques se sont réjouis de la victoire du Front populaire en mai 1936, la politique suivie à l’égard des migrants ne leur est pas favorable : la loi de protection sur le travail national de 1932 est renforcée et limite les professions autorisées aux étrangers. En mars 1938, le ministre de l’Intérieur Albert Sarraut entend dans une circulaire « débarrasser [le] pays des éléments étrangers indésirables » ; un décret-loi du 2 mai 1938 incite à traduire devant les tribunaux un étranger dont les papiers de séjour sont en retard, font défaut ou portent la trace d’un refus. Justin Godart se bat pour tenter d’empêcher le fait que venir travailler en France soit « le droit d’aller en prison », sans effet le plus souvent. Combinant le rejet des migrants pour le travail et des réfugiés juifs allemands puis autrichiens, ce décret-loi signe, parmi d’autres, la fin du Front populaire.

Dès le début de l’année 1938, une grève est déclenchée à l’usine Goodrich de Colombes (2 000 salariés) contre les méthodes de chronométrage du système Bedaux et contre le licenciement d’un ouvrier. Les locaux sont occupés. Malgré le soutien de dizaines de milliers d’ouvriers d’autres entreprises, la grève est un échec. Pour mettre fin au conflit, un arbitrage est décidé. Rendu le 6 janvier, il prend parti en faveur de l’entreprise pour le maintien de « l’autorité patronale » : la tonalité de l’année 1938 donnée, la défaite ouvrière est ainsi enclenchée141. L’élan de juin 1936 est brisé.

1938, une triste fin

Je pensais que vous aimeriez connaître ce qu’il en est dans les boîtes face aux décrets-lois, mais ce serait trop long de vous en informer par lettre. Ce n’est plus le seul Daladier qui passe à l’offensive, les patrons nous attaquent sur le terrain du travail. Diminution des salaires, rejet de la convention collective, une affiche près des pendules de pointage nous apprenait ce matin les mesures prises par la direction. Il ne s’agit sans doute encore que d’un premier pas […]. Je me range absolument, faute d’informations peut-être, à l’avis de la masse qui ne veut « débrayer », comme on dit, que si toute la métallurgie débraye et qui attend que l’appareil syndical serve à donner le signal et à coordonner toutes les actions éventuelles en une seule action […]. C’est mon avis et ça ne tient peut-être pas debout, il est possible qu’à l’heure actuelle on ne puisse faire autre chose qu’amorcer une vague de grèves de protestation et de défense. C’est à quoi s’efforcent les camarades communistes de la boîte. « C’est à vous, camarades, le syndicat, c’est à vous de prendre une décision », disent-ils ; alors que souvent les métallos se sont fait engueuler pour leur manque de discipline, on les encourage à ne pas se préoccuper de l’appareil syndical, mais à faire comme en 1936 où, sans organisation syndicale, pour ainsi dire, la vague de grèves que vous savez fut déclenchée spontanément142.

Georges Navel évoque, dans cette lettre, les décrets-lois pris le 12 novembre 1938 par le gouvernement Daladier, dont l’investiture a signé la fin du Front populaire.

Ces décrets-lois remettent en cause les quarante heures et, à leur suite, les dirigeants des entreprises choisissent soit d’augmenter l’horaire hebdomadaire, soit de répartir les quarante heures sur six jours comme par exemple chez Renault143 : le 24 novembre, une grève dure contre ces mesures est déclenchée. Elle se traduit par des affrontements violents entre la police appelée par le directeur général François Le Hideux et les ouvriers armés de matraques artisanales, de boulons et de projectiles divers. Ils doivent céder à cause de l’usage des gaz par une brigade spéciale144. L’usine est évacuée mais des arrestations ont lieu à l’extérieur, dans les rues et les cafés. Parmi les 283 arrestations maintenues, un tiers sont des ouvriers qualifiés et plus de la moitié des ouvriers spécialisés (OS), dont 38 % se disent adhérents à la CGT. Les procès en correctionnelle donnent lieu à des peines de prison et des amendes. La répression est spectaculaire, mettant en cause le droit de grève et de syndicalisation. La Fédération des métaux de la CGT recommande le calme. Le lendemain, l’usine est fermée, c’est le lock out. Les ouvriers sont tous licenciés et certains sont réembauchés individuellement avec des clauses défavorables dans leur contrat (perte de l’ancienneté, donc des congés payés). Les autres doivent chercher du travail. Le 9 janvier, la semaine est portée à quarante-huit heures.

L’attitude de la direction de Renault préfigure ce que sera la réaction patronale lors de la grève nationale du 30 novembre contre les décrets-lois et les accords de Munich, appelée par la CGT : « Elle est fixée à vingt-quatre heures, quels que soient les circonstances et les événements ; elle se fera sans occupation d’usine, de chantier ou de bureau ; il ne sera organisé aucune manifestation ; ce sera un mouvement d’ordre et d’honnêteté145. »

La grève est un demi-échec à l’exception des mines, des docks et de la métallurgie, qui représentent environ un quart des salariés du secteur privé. Le secteur public n’a pas suivi. « La répression est délibérée, systématique et d’une rare sévérité », écrit Antoine Prost. Le ministre de la Justice annonce le 3 février 1939 qu’il y a eu 806 peines de prison ferme dont 103 supérieures à deux mois. Marchadier, militant syndical chez Michelin à Clermont-Ferrand, a été condamné à dix-huit mois de prison et cinq ans d’interdiction de séjour146. Les grévistes considérés comme des « meneurs » ne sont pas réembauchés, en particulier les délégués d’atelier. Près de 10 000 ouvriers sont ainsi licenciés et un certain nombre ne retrouveront pas de travail avant la déclaration de guerre de 1939. La répression patronale est particulièrement brutale dans le Nord ainsi qu’en Côte-d’Or, malgré les interventions des préfets essayant de la limiter.

Nous laisserons la conclusion à Simone Weil : « Quoi qu’il puisse arriver par la suite on aura toujours eu ça. Enfin, pour la première fois et pour toujours, il flottera autour de ces lourdes machines d’autres souvenirs que le silence, la contrainte, la soumission. Des souvenirs qui mettront un peu de fierté au cœur, qui laisseront un peu de chaleur humaine sur tout ce métal147. »

CHAPITRE 15

ANNÉES NOIRES, ANNÉES ROUGES (1939-1948)

Été 1939. Il fut long et chaud et plein d’imprévus car, depuis septembre, où Chamberlain et Daladier semblaient avoir sauvé la paix à Munich, on ne parlait que de guerre, et le bruit des bottes de l’autre côté du Rhin se faisait de plus en plus fort. Vendangerions-nous cette année comme l’an passé, une très belle récolte ? Cette année s’annonçait bien et nous avions foi en nos hommes politiques qui, encore une fois, sauraient éviter l’irréparable1.

Ainsi commence le récit de Gustave Folcher, paysan languedocien qui nous raconte, dans ses carnets écrits au jour le jour, sa propre guerre qui s’achève le 12 mai 1945 avec son retour dans son village d’Aigues-Vives en Minervois, après un « séjour » dans un camp de prisonniers en Allemagne. Il exprime ici le « lâche soulagement » d’une grande partie de la population française en septembre 1938, lors de la conclusion des accords de Munich. Face à Hitler et à Mussolini, les gouvernements français et britannique, représentés par Chamberlain et Daladier, abandonnent la Tchécoslovaquie à l’Allemagne pour conserver très provisoirement la paix.

Un an plus tard, après le coup de tonnerre que représente la signature, le 23 août 1939, du pacte germano-soviétique (accord de non-agression entre Hitler et Staline), suivi le 1er septembre par l’invasion de la Pologne par l’armée allemande à l’Ouest, et à partir du 17 septembre par les troupes soviétiques à l’Est, la guerre est déclarée le 3 septembre à l’Allemagne par la France et le Royaume-Uni.

1. « LA DRÔLE DE GUERRE » ET SES SUITES

« Le silence accueille la nouvelle. Chacun courbe le dos en sachant ce que coûtent les guerres en souffrances humaines. Pas de chants patriotiques, pas de paroles grandiloquentes. »

Marthe Massenet, Journal d’une longue nuit2.

Après avoir voté les crédits de guerre le 2 septembre, le PCF condamne « la guerre impérialiste » et se déclare partisan d’une paix « juste et durable ». Il est dissous par le gouvernement français le 26 septembre3. Cadres et militants sont arrêtés ou se cachent. Les personnes poursuivies pour « défaitisme » sont surtout des militants de base ou des sympathisants communistes. Dans ce climat troublé s’expriment également la peur de l’autre – celle des étrangers surtout, déclarés « indésirables » – et la crainte des bouleversements provoqués par la guerre : déplacements de populations, masse des réfugiés et premières restrictions. La situation provoque une « crise de conscience nationale » (Pierre Laborie).

La campagne de France, la débâcle,
l’exode et l’armistice (mai-juin 1940)

Depuis septembre 1939, notre paysan languedocien Gustave Folcher est posté sur la ligne Maginot, censée arrêter l’armée allemande. Les mois passent entre Moselle et Meuse, occupés à creuser des tranchées et à installer des barbelés. Soudain, le vendredi 10 mai, tout change :

La Belgique et la Hollande ont été attaquées à la pointe du jour. L’effet ne se fait pas attendre car tout à coup, vers 7 h 30, dans un boucan épouvantable des avions débouchent de la colline derrière nous rasant les toits et les arbres. Ils font pleuvoir sur nous une véritable grêle de balles, prenant les blocs et les positions en enfilade. Cela a duré quelques secondes à peine mais pour un début, car ne les voyant pas venir derrière les collines et plongeant en piqué dans la vallée tout en mitraillant, ils passent, sans même avoir le temps de faire aucun geste de protection4.

La « drôle de guerre » est terminée. La véritable bataille commence. Brève, elle se conclut par l’armistice demandé à l’Allemagne le 17 juin par le nouveau président du Conseil, le maréchal Pétain, qui a remplacé Paul Reynaud, démissionnaire. Le 10 juin, le gouvernement a abandonné Paris pour Bordeaux, provoquant la panique. Le 18 juin, Charles de Gaulle lance de Londres un appel à la résistance. Les conventions d’armistice sont signées officiellement le 22 juin, dans un wagon à Rethondes, le lieu même de la capitulation allemande en 1918. En mai-juin 1940, l’armée française a été vaincue en quelques semaines mais les combats ont été plus rudes qu’on ne le dit souvent, avec des dizaines de milliers de morts dans les deux armées : 59 000 hommes sont tués ou portés disparus pour l’armée française ; 45 000 pour l’armée allemande.

Le 14 juin, la rumeur se répand de l’arrivée prochaine des troupes allemandes dans la région parisienne. Madeleine Poli, seule avec ses beaux-parents italiens, tient une épicerie buvette à Nanterre et ses clients, les biffins de la zone, l’adorent parce qu’elle leur fait crédit5. Elle convainc à grand-peine le père et la mère de son époux de partir immédiatement. La guerre leur a brusquement rappelé leur nationalité. Bruno, artisan fondeur, italien âgé de vingt-huit ans, vient de s’engager dans l’armée française avec une promesse de naturalisation, car, avec la déclaration de guerre de l’Italie à la France le 10 juin, il aurait pu être considéré comme ennemi. Finalement décidés à partir, parents et épouse abandonnent tout sur place, le linge qui sèche comme le vin tiré dans des chopines, et partent en direction du sud. Ils ne vont pas bien loin : aux portes de Paris, ils sont arrêtés par un membre de la défense passive qui leur conseille de retourner chez eux, les Allemands entrant dans la capitale. Ils font alors demi-tour : pendant leur absence qui a duré environ deux heures, tout a disparu : le linge, le vin et les autres produits de l’épicerie.

D’autres parviennent à partir. Ces centaines de milliers de civils, fuyant à pied ou en carriole avec baluchons et landaus, avancent moins vite que les armées allemandes sur les routes de l’exode. On compte ainsi 21 000 victimes civiles, dont une bonne partie lors du mitraillage des routes pendant la campagne de France. L’adjudant noir Édouard Ouédraogo décrit à la fin de la guerre le traitement réservé à son bataillon de tirailleurs sénégalais, le 5 juin 1940, par les soldats de l’armée allemande à Cavillon, à l’ouest d’Amiens. Les prisonniers sont séparés selon leur race et les Noirs sont fusillés :

Les blessés sont achevés sur le champ avec un bon coup de pied, les valides sont abattus, ayant au préalable leurs dents brisées d’un coup de crosse […]. Des camarades tombaient, récompensés d’un coup de baïonnette car un Allemand ne se contente pas de tuer, il faut qu’il fasse quelque chose de plus, qui horrifie et le satisfasse […]. Quelques blessés allemands nous furent présentés qui demandaient vengeance et celle-ci fut faite sur quelques dizaines de prisonniers qui payèrent leur reddition de leur vie6.

Les 19 et 20 juin 1940 dans la commune de Chasselay, au nord de Lyon, 188 tirailleurs sénégalais sont exécutés par les Allemands dans des conditions horribles (ils sont mitraillés puis écrasés par des chars à chenilles). Sur le moment, des habitants du village commencent à enterrer les victimes. Un terrain spécifique est affecté ensuite à l’inhumation des soldats et un « tata sénégalais », construit avec un décor exotique sur le modèle des Expositions coloniales, est inauguré en novembre 1942 dans le cadre de la propagande du gouvernement de Vichy sur l’empire7.

Près de 108 000 « tirailleurs » africains noirs, mais aussi des Nord-africains, des Indochinois, des Malgaches et des Réunionnais ont participé à la campagne de France en mai-juin 1940. Les massacres – qui représentent entre 1 500 à 3 000 victimes – ont été présentés par les nazis comme des représailles aux exactions commises par les soldats noirs dans les combats. Aucun ordre écrit officiel de fusiller les prisonniers noirs n’a été émis mais on sait que le ministre de la Propagande Goebbels a conseillé aux médias nazis de réactiver la mémoire de la « honte noire », une expression utilisée lors de l’occupation de la Ruhr en 1923-1925 avec la figure du tirailleur sénégalais barbare et sauvage. À la radio, dans les journaux et dans les actualités cinématographiques, la propagande raciste anti-Noirs se déchaîne. On en trouve des traces dans les journaux de marche des régiments et dans les correspondances des soldats.

Prisonniers de guerre

Le nombre de prisonniers noirs détenus par l’Allemagne est supérieur au nombre de soldats noirs assassinés. Sur un total de 1,5 à 1,6 million de prisonniers lors de la défaite de mai-juin 1940, les soldats de couleur sont entre 90 000 et 100 000. La plupart sont détenus dans les Frontstalags répartis sur tout le territoire de la France occupée. Les prisonniers ont été divisés en de très nombreux commandos de travail dans l’agriculture ou dans les exploitations forestières, mais aussi occupés à des terrassements pour les champs d’atterrissage ou les hangars8. De véritables réseaux d’aide à l’évasion ont fonctionné, en particulier dans les Vosges, lors des travaux de ces prisonniers à l’extérieur : Mademba Dia réussit à s’enfuir à sa seconde tentative le 31 décembre 1940. À Épinal, Alfred Jullet et ses collègues cheminots se chargent de trouver une place pour les évadés dans les trains de voyageurs ou de marchandises, sans passer par la gare très surveillée et en leur fournissant de faux papiers. À Remiremont, c’est un médecin de l’hôpital, aidé d’infirmières et toujours de cheminots, qui « évacuait » les prisonniers vers le sud9. Un certain nombre de prisonniers ont par ailleurs été libérés pour maladie, car la tuberculose frappait dans les Frontstalags. En 1941, on comptabilise, parmi les prisonniers, environ 60 000 Algériens, 12 000 Tunisiens, 18 000 Marocains, 15 000 Noirs africains, 3 900 Malgaches et 2 400 Indochinois, auxquels s’ajoutent 456 Antillais considérés comme non-Français par les Allemands et 3 700 personnes « de race non déterminée »10.

Gustave Folcher est fait prisonnier dans un champ de blé, sans doute le 15 juin 1940, et conduit dans le village d’Orconte près de Saint-Dizier (Marne), où il réussit à faire soigner une blessure sans gravité. Sa compagnie a perdu 125 hommes en deux jours, il n’en reste que trente-cinq dont quinze blessés, certains très grièvement. Ils sont conduits dans un stade puis dans une usine où ils retrouvent des milliers de prisonniers entassés et très peu nourris. Ils survivent dans ces conditions éprouvantes plus d’un mois avant d’être emmenés en train en Allemagne le 4 août.

Dès les premières semaines après leur capture, pendant le transfert en Allemagne et au camp, les prisonniers de guerre souffrent de la faim. À l’été 1944 et au printemps 1945, le manque de nourriture devient plus criant encore, comme en témoigne le sergent Depoux à propos de la distribution du « rab » au premier kommando où il a été affecté :

Tout en dévorant leurs gamelles, les hommes ne quittent pas des yeux l’ouverture du guichet et alors, dès que la porte remue, c’est la ruée en masse ; ceux qui sont placés à proximité sont favorisés, et ensuite les forts, les méchants qui éliminent les faibles et les bons d’un geste violent. Tous sentiments humains ont disparu ; il ne reste plus qu’un troupeau de bêtes sauvages affamées qui ne connaissent qu’une loi : celle du ventre11.

Les conventions de Genève prévoyaient que les prisonniers de guerre devaient travailler (à l’exception des gradés) mais ne pouvaient pas être employés dans les usines d’armement. Après les difficultés des troupes allemandes en URSS et la mobilisation totale des soldats, les prisonniers de guerre sont transférés dans des kommandos pour travailler dans les usines en remplacement des Allemands appelés sur le front. Certains prisonniers de guerre ne mettent pas vraiment du cœur à l’ouvrage, comme le raconte le serrurier Gaston Lucas :

Il suffisait d’un rien pour qu’on nous traite de bolchévique, de saboteur, ce qui pouvait vous mener tout droit en prison ou dans un camp disciplinaire : ça ne nous empêchait pas de saboter autant comme autant. On trouvait sur une porte de bateau une fente par où elle risquait de faire eau ? Au lieu de la ressouder, on y collait un peu de mastic, un coup de minium par là-dessus et vogue la galère, c’était bien assez bon pour eux ! On nous donnait à faire un travail plus compliqué, un travail qui valait au maximum deux cents heures ? On mettait huit cents heures à l’exécuter12.

Si environ un tiers des Français prisonniers de guerre ont été libérés sous diverses conditions et si 80 000 ont réussi à s’évader, il reste cependant en 1944 environ 800 000 à 900 000 hommes en captivité. Dans le cadre de la politique dite de « la relève » menée par le gouvernement de Vichy à partir de juin 1942, des prisonniers reviennent (les plus âgés et inaptes au travail), tandis que 200 000 autres deviennent des travailleurs civils employés dans l’agriculture, l’industrie ou à des travaux de terrassement. Logés dans des camps spécifiques, dits « camps de travailleurs », ils servent également l’industrie allemande. Ils sont très peu payés – 10 francs par jour pour six à huit heures de travail (un manœuvre gagne 10 francs de l’heure). Leur alimentation est insuffisante et la situation sanitaire précaire. La moitié des prisonniers de guerre travaillent dans l’agriculture allemande où ils sont en général mieux nourris et où les contrôles sont moins tatillons. Pour tous, la séparation pendant de longs mois des êtres chers – femmes, enfants, parents – est un déchirement permanent dans l’attente interminable et l’écoulement morne du temps.

Cette lettre, glissée dans un colis par l’épouse d’un prisonnier de guerre du stalag IXc, a échappé au contrôle postal. Son mari, qui l’a soigneusement conservée, l’a communiquée bien plus tard à un historien :

Le soir, quand je n’en peux plus du travail, j’allonge ma tête sur la table en face de ta place et je reste en attendant un retour qui ne vient pas et je pleure. Je mange un peu et je monte me coucher. Pour ne pas m’endormir tout de suite j’imagine que tu es allongé près de moi et que tu as posé tes habits sur la chaise du père, comme autrefois. Je ne sens pas ta main quand tu me caressais le ventre ni la douceur de tes cheveux, quand, prêt à t’endormir, tu laissais ta tête aller sur ma poitrine. Qu’il était chaud ton corps… alors qu’aujourd’hui j’ai si froid13.

Les femmes attendent des mois avant de connaître le sort de leur mari, fils ou frère prisonnier. Elles souffrent non seulement de la séparation mais aussi des pénuries matérielles. Les allocations militaires étant insuffisantes (sauf pour les épouses d’officiers), la plupart des femmes doivent travailler en dehors de chez elles, reprendre le commerce ou la ferme. Les urbaines sont contraintes de recourir, moyennant finances, au marché noir. Les rapports avec parents et beaux-parents qui entendent parfois contrôler la vie de leur fille ou belle-fille ne sont pas toujours faciles. Comme pendant la Grande Guerre, le soupçon d’adultère pèse sur les épouses. Le voisinage entend surveiller leur conduite et les femmes infidèles, considérées comme déviantes, sont condamnées par l’opinion publique et la justice. En « trompant » leur mari, elles trahissent l’État français14.

2. VIVRE ET SURVIVRE, RÉSISTER SOUS VICHY
DANS LA FRANCE VAINCUE : LES ANNÉES NOIRES

Après avoir signé l’armistice le 22 juin, Pétain, président du Conseil, obtient le 10 juillet 1940 les pleins pouvoirs de l’Assemblée nationale (la Chambre des députés et le Sénat), par 569 voix contre quatre-vingt, pour établir une nouvelle Constitution. Le lendemain, il se proclame unilatéralement chef de l’État français. Dans les mémoires individuelles et familiales, ce qui subsiste surtout de ces années sombres, en dehors de certains destins et épisodes tragiques ou héroïques, c’est moins ce bouleversement institutionnel que le poids des tâches matérielles et les problèmes à résoudre pour assurer la survie quotidienne. La pénurie et les restrictions installent une sorte de « dictature du quotidien ». Elle n’est cependant pas identique selon les classes sociales, la condition d’urbain ou de rural et le lieu de vie. Par ailleurs, sa chronologie ne s’arrête pas avec la fin de la guerre et de l’Occupation : elle perdure au moins jusqu’en décembre 1948, date de la suppression des tickets de rationnement.

Dès septembre 1939, les prix grimpent. Ils s’emballent en janvier-février 1940 tandis que la France connaît un des hivers les plus rigoureux depuis le début du siècle. Déjà, le café manque partout, ainsi que l’huile, les pâtes, les conserves dans certaines régions. La situation s’aggrave à partir de juin 1940 avec l’indemnité d’occupation pour l’entretien des armées allemandes prévue par les conventions d’armistice, et des réquisitions de plus en plus lourdes.

Se nourrir, une préoccupation permanente

« La population pauvre de Paris se nourrit de rien, de soupe populaire, c’est une misère sans nom. Lorsque le voyageur arrive à Paris, il y a une tapée de gens à la gare qui se battent entre eux pour porter sa valise ou ses colis pour avoir de quoi acheter quelque chose. »

Rapport du 1er décembre 194015.

Pour la majorité de la population, manger à sa faim comme se prémunir du froid devient une obsession. Le beurre, les pommes de terre, les conserves, les bestiaux sont réquisitionnés par l’occupant aussi bien dans la zone occupée que dans la zone Sud et sont envoyés en Allemagne. Cela pèse à la fois sur la vie quotidienne et sur le moral des Français. Les queues s’allongent devant les magasins. Le blocus anglais empêche l’arrivée de produits coloniaux – huile d’arachide, cacao, sucre, riz. Même le pain est rationné dans certains départements (100 grammes par jour et par personne) dès juillet 1940. Le sucre est limité à 500 grammes par mois. Le 22 septembre 1940, le système de carte d’alimentation individuelle est mis en place en fonction de l’âge et de l’emploi. Les rations diminuent progressivement tandis que de fausses cartes font leur apparition. Le charbon manque, on a froid et la pénurie s’accentue. Le courant, coupé une partie de la journée, provoque un ralentissement économique.

Les ressources sont très inégales selon les régions, les villes et surtout les catégories sociales. Les personnes âgées, les ménages ouvriers urbains, les femmes de prisonniers de guerre chargées d’enfants ont beaucoup de mal à se nourrir et de vives oppositions naissent entre les différentes catégories sociales. Les hommes enfourchent leur vélo pour aller dans les campagnes se procurer des pommes de terre, des œufs ou du lard en utilisant un système de troc (contre des tickets de chaussures, de tabac, de chambres à air ou de pneus de bicyclette). Mais il ne faut pas se faire prendre au retour : les inspecteurs du ravitaillement, la Gestapo à partir de 1942 ou la Milice dressent des barrages à l’entrée des villes et ouvrent les sacs au hasard dans les trains et dans les gares. À la perte de la marchandise confisquée en cas d’arrestation s’ajoutent une amende et parfois une peine de prison. En ville, faire la queue pour se ravitailler est une préoccupation essentielle, souvent le lot des femmes. C’est le lieu des nouvelles, des opinions, de la resquille et des disputes.

Ces restrictions, de plus en plus lourdes, alimentent une mise en cause du gouvernement. Les ruraux soutiennent dans un premier temps sinon le régime, du moins le maréchal, qui le leur rend bien dans ses discours et la propagande. Mais les paysans manquent de produits fabriqués et aussi de bras. Les ruraux, chefs d’exploitation comme ouvriers agricoles, ont payé un lourd tribut à l’armistice avec les prisonniers de guerre. En novembre 1941, un villageois de Saint-André (Pyrénées-Orientales) écrit ainsi au ministre de l’Agriculture :

À l’appel de notre maréchal, « la terre ne ment pas », je me sentis remué et, en mars dernier, je remis mon fils à la terre. Là, il usa vite ses légères chaussures d’écolier. Actuellement, il est sans souliers, attendant mois après mois son bon d’achat […]. Beaucoup de jeunes comme lui retroussent leurs manches. Ils devraient être placés au même niveau que les bons scouts et vaillants compagnons de France en général bien chaussés […]. Faites donner aux écoliers qui ont fait un vrai retour à la terre une paire de rudes souliers16.

En Seine-et-Marne, en 1942, un mois de travail agricole d’un adulte s’échange contre 50 kilos de pommes de terre et 25 kilos pour son épouse et chacun de ses enfants17. Les restrictions permettent aux paysan.ne.s de vendre leur production à des prix bien plus élevés que les prix taxés et ainsi d’accumuler des liquidités dans des « boîtes à sucre » pleines de billets. Pratiquer la vente parallèle, c’est tout à la fois s’opposer indirectement aux réquisitions allemandes et à la fixation des prix agricoles par le régime de Vichy et garder la main sur son travail et sa production18. Même si les situations sont très hétérogènes, les images de paysans accapareurs s’enrichissant sur le dos des ouvriers restent pérennes après la Libération.

Travailler en usine ou dans les mines

1 750 000 ouvriers et ouvrières sont mobilisés dans les usines de guerre en 1939-1940. Pour compenser le départ des soldats, gouvernement et industriels font appel, outre aux mobilisés sur place, aux femmes et aux travailleurs étrangers. Les horaires explosent et les rendements aussi, comme le souligne ce sidérurgiste de Lorraine : « En 1939, j’ai été mobilisé à Senelle [usine sidérurgiste de Senelle-Maubeuge]. Ma famille est restée ici. On a travaillé, pendant neuf mois, à plein rendement, en sortant plus de 1 000 tonnes par jour, ce qu’on n’avait jamais fait en temps de paix. Ça a duré comme ça jusqu’au mois de mai 1940. Il a fallu partir parce que les Allemands arrivaient19. »

Un ouvrier tourneur à la compagnie de constructions mécaniques Sulzer, à Saint-Denis, se souvient lui aussi : « On travaillait de nuit pendant la guerre… on faisait les trois huit. On n’était pas chauffé, on avait des braseros, le rendement n’était pas formidable, l’eau dans les tours gelait, il fallait aller à la forge chauffer un fer et dégeler l’eau, l’huile aussi gelait… Les conditions étaient très difficiles… Je m’en suis ressenti, j’ai eu deux pneumonies20. » Dans cette entreprise moderne, les commandes, en particulier allemandes, sont stables, mais les entraves à la production (coupures de courant, difficultés d’approvisionnement en matières premières, manque de personnel) obligent une partie des ouvriers à travailler la nuit, ce qui rend les conditions de travail plus difficiles, en particulier en hiver. La santé des ouvriers s’en ressent. Dans certains ateliers, la durée hebdomadaire de travail atteint cinquante-deux heures. Les quarante heures acquises avec le Front populaire avaient déjà été remises en cause en novembre 1938 (quarante-huit heures). En 1939-1940, dans les usines de guerre, la durée de travail hebdomadaire atteint parfois soixante heures. En mars 1941, la durée légale de travail est portée par le gouvernement de Vichy à quarante-huit heures (en vigueur jusqu’en 1946). Ces horaires varient fortement selon les branches, les lieux et la conjoncture.

Par ailleurs, dès 1939-1940, les compagnies minières du Nord-Pas-de-Calais tentent de revenir au salaire individuel, au chronométrage et au système Bedaux ; elles se heurtent alors à des résistances parmi les mineurs. La forte augmentation de la durée du travail liée aux pénuries et aux difficultés du ravitaillement explique la détérioration de la santé des travailleurs et le développement de l’absentéisme. Les rendements baissent ; le phénomène a pu être interprété comme une forme de protestation muette21. Soumis à de telles conditions de vie et de travail, les ouvriers sont mal vus par le régime de Vichy qui redoute les grèves, la lutte des classes, les divisions de la société. Annoncée par Pétain à Saint-Étienne au printemps 1941, la loi sur la Charte du travail adoptée le 4 octobre supprime le droit de grève et les syndicats interprofessionnels et crée, via les comités sociaux d’établissement, une forme de syndicalisme catégoriel, unique et obligatoire. Ces comités regroupent les représentants – employeurs, ouvriers, employés et autres (techniciens, maîtrise, ingénieurs cadres) – élus ou désignés par l’entreprise. Les représentants sont chargés de discuter les conventions collectives et les salaires22. Les réactions à ce nouveau type d’organisation corporatiste sont très diverses. On trouve de fortes résistances ouvrières et même parfois patronales, tel Étienne Mimard (Saint-Étienne) qui refuse à la fois la représentation du personnel et la politique de collaboration avec Vichy. D’autres, au contraire, participent aux réunions des comités sociaux, y compris d’anciens délégués élus en 1936, parfois même des militants communistes. Il s’agit à la fois pour eux de posséder une couverture légale mais aussi de s’inscrire dans une logique d’unité syndicale et d’expression de l’autonomie ouvrière23.

Femmes exclues du travail et assignées à la maternité

« Notre malheureuse génération a été sacrifiée, nous les veuves blanches comme les 1 500 000 hommes qui ont disparu dans la tourmente. Du chômage, il n’en est pas beaucoup question [dans la loi d’octobre 1940], on parle plutôt d’économie de l’administration. »

Vieille fille de cinquante ans.
Veuve Blanche de la guerre de 1914-191824.

Dans la conception réactionnaire qui anime le régime de Vichy, la place de la femme est au foyer. Par la loi du 11 octobre 1940, il restreint le droit au travail pour les femmes : interdiction, pour les femmes mariées, d’être recrutées dans la Fonction publique et départ à la retraite forcée pour les plus de cinquante ans, mariées ou célibataires. Le gouvernement incite les entreprises privées à faire de même. Patron de l’entreprise stéphanoise d’alimentation et de distribution Casino, Geoffroy Guichard soutient cette politique. Dans cette entreprise, plus d’une femme mariée sur deux s’est portée volontaire pour laisser son emploi. Mais dans le secteur privé, cette politique est relativement de courte durée : en 1942-1943, les départs pour la Relève et le Service du travail obligatoire (STO) sont compensés par l’appel à la main-d’œuvre féminine25.

Pour Pétain, conformément à la devise de la « Révolution nationale » « travail, famille, patrie », le devoir des « femmes-mères » est d’enfanter. Mais l’objectif de la lutte contre la dénatalité s’inscrit en continuité de la politique de la IIIe République et du code de la famille promulgué le 30 juillet 1939. Voyant dans le déclin démographique de la France une « aggravation du péril extérieur26 », Daladier a généralisé les allocations familiales dès le deuxième enfant né dans un mariage légitime et français, établi une prime à la première naissance et créé l’allocation de mère au foyer. Signe de l’imprégnation du vocabulaire politique et juridique par la pensée racialiste, le chapitre du code de la famille sur « la protection de la race » entend la rendre « plus saine » en engageant notamment une lutte contre la pornographie et l’alcoolisme.

La politique familiale de Vichy reprend le code de la famille en développant certaines de ses dispositions. Les femmes enceintes reçoivent des rations supplémentaires, du charbon pour le jour de l’accouchement (à domicile) et des tickets de vêtements. Les allocations familiales sont augmentées et l’allocation de la mère au foyer généralisée (15 février 1941). La propagande célèbre la « journée des mères » officialisée à partir du 25 mai 1941.

Mais il s’agit aussi, pour l’État français, de s’introduire dans la vie privée pour contrôler les corps et la morale des femmes. Par le moyen d’une circulaire tout d’abord, puis par la voie légale, l’adultère devient un « crime » qui corrompt la famille et tend à pervertir la nature, l’État et le corps social. Un nouveau cran est également franchi dans la répression de l’avortement.

Le 30 juillet 1943 à 5 h 25 du matin, Marie-Louise Giraud, blanchisseuse de son état âgée de trente-neuf ans, originaire de Cherbourg, a été guillotinée dans la cour de la prison de la Roquette à Paris. Son corps n’ayant pas été revendiqué ni par la famille, ni par l’Académie de la médecine a été inhumé dans un caveau appartenant à la prison. Son cercueil a été acquis pour la somme de 44 francs selon les archives. Son crime ; avoir pratiqué vingt-sept avortements dont vingt-deux après la promulgation de la loi no 30027.

La loi no 300 du 15 février 1942 fait de l’avortement un crime « de nature à nuire au peuple français ». Entre 1942 et 1944, le tribunal d’État est saisi de quarante-deux affaires représentant 267 avortements, en majorité dans des territoires ayant une grande concentration de soldats allemands, comme la Manche, le Calvados ou le Nord. Coucher avec l’ennemi et avorter, c’était trahir doublement la France : être infidèle à un mari, souvent prisonnier de guerre (une accusée sur deux), et priver la nation du fruit de ses entrailles. Les quarante-deux affaires ne concernent que des femmes des classes populaires, les « faiseuses d’anges » (les avorteuses) comme les avortées, « surtout des ouvrières, des domestiques des serveuses, des ouvrières agricoles, des couturières ou des sages-femmes28 ». Marie-Louise Giraud, seule femme à être guillotinée au XXe siècle, arrêtée sur dénonciation sans doute de son propre mari, un retraité de la marine au courant de ses pratiques et de sa « vie dissolue », ne se cachait pas. Le tribunal fut scandalisé par son « immoralité ». Femme au foyer, mariée depuis 1929, elle avait eu cinq enfants dont deux seulement avaient survécu. Elle était la figure même de la femme-mère indigne, adultère et avorteuse, méprisant la loi et les conventions sociales. Son exécution marqua les mémoires des sages-femmes qui organisèrent le silence sur la pratique des avortements29. À noter également, le cas moins connu, d’un avorteur, Désiré Piogé, guillotiné le 22 octobre 1943 pour avoir pratiqué trois avortements.

Le régime de Vichy étend la « protection de la race » pour la rendre « plus saine » non seulement au contrôle de la maternité et des naissances, mais aussi aux poursuites contre les juifs de France et d’ailleurs.

Vie et survie : le quotidien des juifs en France

Marc Bloch définit sa judéité dans L’Étrange Défaite, ce livre écrit à chaud entre juillet et septembre 1940 :

Je suis Juif, sinon par la religion, que je ne pratique point, non plus que nulle autre, du moins par la naissance. Je n’en tire ni orgueil, ni honte, étant, je l’espère, assez bon historien pour n’ignorer point que les prédispositions raciales sont un mythe et la notion de race pure une absurdité particulièrement flagrante, lorsqu’elle prétend s’appliquer, comme ici, à ce que fut en réalité un groupe de croyants recrutés jadis, comme dans tout le monde méditerranéen, turco-khazar et slave. Je ne revendique jamais mon origine que dans un cas : en face d’un antisémite. Mais peut-être les personnes qui s’opposeront à mon témoignage chercheront-elles à le ruiner en me traitant de « métèque ». Je leur répondrai, sans plus, que mon arrière-grand-père fut soldat en 93 [1793] ; que mon père, en 1870, servit dans Strasbourg assiégé ; que mes deux oncles quittèrent volontairement leur Alsace natale, après son annexion au IIe Reich ; que j’ai été élevé dans le culte des traditions patriotiques, dont les Israélites de l’exode alsacien furent toujours les plus fervents mainteneurs ; que la France, enfin, dont certains conspireraient volontiers à m’expulser aujourd’hui et peut-être (qui sait ?) y réussiront, demeurera, quoi qu’il arrive, la patrie dont je ne saurais déraciner mon cœur. J’y suis né, j’ai bu aux sources de sa culture, j’ai fait mien son passé, je ne respire bien que sous son ciel, et je me suis efforcé à mon tour, de la défendre de mon mieux30.

Avant la guerre, en 1938, le gouvernement de Daladier s’applique à limiter la circulation des « étrangers indésirables » et projette même d’envoyer 10 000 juifs à Madagascar, préparant l’opinion publique à intégrer les propos xénophobes et antisémites. Il fournit aussi ses fondements juridiques à la politique d’internement des étrangers. Des réfugiés juifs affirment alors ironiquement que la devise de la France est devenue « liberté, égalité, carte d’identité31 ».

Les réfugiés espagnols font les frais de la politique française de refus d’accueil des étrangers. La frontière franco-espagnole est même fermée un temps après la prise de Barcelone, fin janvier 1939, alors que des dizaines de milliers d’Espagnols fuient l’avancée des troupes franquistes. Les hommes « jeunes et valides », désarmés, sont parqués dans des camps proches de la frontière, dans les Pyrénées-Orientales : on a dénombré au total jusqu’à 226 000 internés dans ces camps. Un autre camp est installé à Gurs, où sont regroupés 6 000 anciens des Brigades internationales. Après septembre 1939, les « sujets ennemis » doivent être internés dans des camps spéciaux, y compris les juifs qui ont fui l’Allemagne hitlérienne. À Rivesaltes (Pyrénées-Orientales), un ancien camp militaire est converti en camp d’internement : des milliers de réfugiés espagnols, principalement juifs et tsiganes, s’entassent dans 150 baraques32.

L’antisémitisme d’État du régime de Vichy s’affirme dès le 3 octobre 1940 avec l’édiction d’un premier « statut des juifs », qui leur interdit toute fonction élective et tout travail dans la fonction publique. L’Ordre des médecins limite de même le droit d’exercice aux praticiens français « de souche », l’expression fait fortune aujourd’hui. Le 22 juillet 1940, une loi sur la révision des naturalisations permet aux autorités de retirer la nationalité française à des personnes l’ayant acquise après 1927. En octobre, le décret Crémieux de 1870 est annulé33 et les juifs d’Algérie perdent leur citoyenneté. « La “purification” de la nation française est en marche34. »

Fuyant les persécutions, de nombreux exilés d’Europe centrale avaient trouvé refuge en France depuis les pogroms de l’Empire tsariste en 1881 jusqu’à la nuit de Cristal en Allemagne (9 au 10 novembre 1938). Dès 1939, ils sont mis dans des camps en tant qu’« étrangers indésirables ». Certains avaient acquis la nationalité française, tel Joseph Dawidowicz, cinquante-quatre ans, qui se fait enregistrer à la demande des autorités comme juif le 13 décembre 1940 à Béthune (dans la zone côtière dite « zone interdite » à cause de la proximité avec l’Angleterre). Né dans un village de Pologne sous domination russe près de Lodz, il a quitté son pays à seize ans pour devenir mousse sur des bateaux de la côte en Allemagne, pays où, en tant que prisonnier comme « ennemi russe » de 1914 à 1918, il travaille dans une entreprise de salaisons. En 1919, âgé de trente-cinq ans, il se marie dans son village polonais avec Chana et le couple part pour la France. Quatre enfants naissent de leur union. Les mineurs polonais forment une clientèle potentielle pour le commerce de salaisons que monte Joseph Dawidowicz à Douai. Il ouvre ensuite un magasin de confection et fourrure à Béthune. Prévenu par un officier français le 16 décembre 1940, il échappe à la rafle de l’armée d’occupation qui veut « libérer » la zone côtière des juifs. Fanny, sa dernière fille alors âgée de dix ans, se souvient qu’on est venu la chercher en classe pour fuir35. Avec sa famille, Joseph Dawidowicz se lance dans un périple de quatre ans qui va de Pau à Lyon en passant par Nice puis Uriage. En octobre 1944, de retour chez lui à Béthune, il trouve le bail de son logement résilié par la mairie qui refuse de le lui restituer. Il écrit au préfet pour que ce dernier intervienne auprès de la municipalité parce que sa famille « composée de huit membres dont quatre mineurs a besoin de repos en raison des péripéties qu’elle a dû supporter pendant quatre années »36. Déterminé, Joseph refuse de partir et reste sur place ; une longue bataille juridique commence alors avec la mairie37.

La famille de Joseph Dawidowicz appartient au groupe des 991 juifs de Lens-Béthune (la plupart arrivés en 1929-1930) dont 467 ont été déportés et seulement dix-huit sont revenus : en 1945, seuls 528 sont encore en vie. Même si leur périple et le retour ont été difficiles, la famille de Joseph Dawidowicz a survécu. De nombreux autres n’ont pas eu cette chance ni la possibilité économique de quitter la région. Les notables et les personnes plus aisées sont partis les premiers. Les autres familles juives de Boulogne et de Béthune arrêtées le 16 décembre 1940 sont envoyées dans un bâtiment administratif à Troyes qui sert de prison. Elles sont mal nourries, traitées « comme des malfaiteurs », les personnes sont « photographiées de face et de profil avec un numéro sur l’épaule »38.

« L’aryanisation » des entreprises juives en zone occupée dès octobre 1940 conduit à la paupérisation progressive de la communauté juive, en particulier à Paris. Préparé par Xavier Vallat, premier responsable du Commissariat général aux questions juives créé en mars 1941 par le gouvernement de Vichy, le second statut des juifs de juin 1941 ne doit rien aux autorités d’occupation. En 1973, l’historien américain Robert Paxton révèle, dans La France de Vichy, un télégramme allemand du 6 juillet 1942 relatant la proposition du Premier ministre Pierre Laval d’inclure les enfants dans les convois de déportation.

Annette Krajcer a douze ans quand elle est arrêtée en compagnie de sa mère et de sa sœur Léa et conduite au Vélodrome d’Hiver dans le XVe arrondissement de Paris :

Nous avions été arrêtées chez nous, 10 rue de Sévigné, le 16 juillet à 6 heures du matin par des policiers français en uniforme. Ils ont expliqué simplement à maman qu’il fallait qu’elle vienne parce qu’elle était « sur la liste ». Ma sœur et moi n’y étions pas : mes parents étaient considérés comme apatrides, mais nous avions toutes deux la nationalité française. Depuis fin 1941 mon père était en tant que juif dans un camp agricole des Ardennes dirigé par un chef de culture allemand […]. Ils ne voulaient emmener que maman. Mais nous voulions venir avec elle et de toute façon, il n’y avait pas d’autre solution : nous ne pouvions rester seules. On nous regroupa avec d’autres familles sous un préau de l’école. Les policiers qui nous gardaient étaient très polis avec maman, à cause de son français impeccable, elle tranchait un peu sur tous ces gens rassemblés dans l’école, petites gens de milieu ouvrier du Marais, s’exprimant mal en français. Maman questionnait les policiers sur ce qu’ils allaient faire de nous, mais ils étaient gênés, ne nous regardaient pas en face et répétaient qu’ils ne savaient rien, qu’ils « exécutaient les ordres ». Après quelques très longues heures d’attente, debout sous le préau, des autobus vinrent nous embarquer et nous conduisirent au Vélodrome d’Hiver. Cela nous valut une longue traversée de la capitale, en plein jour, sous le regard apparemment indifférent, parfois surpris des Parisiens39.

Sous les ordres du secrétaire général de la Police de Vichy à Paris René Bousquet, la rafle du Vel d’Hiv exécutée les 16 et 17 juillet 1942 par des policiers français dans des bus parisiens représenta au total 12 884 arrestations, dont 5 919 femmes et 4 115 enfants.

Le 19 juillet, la famille Krajcer – mère et enfants – quitte le Vélodrome d’Hiver après l’appel de son nom par haut-parleur ; elle est emmenée dans des wagons à bestiaux à Pithiviers dans le Loiret, dans un « camp des internés israélites » entouré de barbelés et de miradors et géré par la gendarmerie française. Depuis le 7 juin 1942, les juifs ont l’obligation de porter l’étoile jaune cousue à gauche sur leurs vêtements. Le docteur Adélaïde Hautval, protestante, dernière fille d’un pasteur alsacien, internée à Pithiviers pour avoir porté une étoile en papier en signe de solidarité avec les juifs (comme le firent aussi certains enfants d’une école de Belleville40), est affectée à l’infirmerie du camp ; en 1943, elle est déportée à Auschwitz où elle est placée au bloc des expérimentations humaines. À la Libération, elle exerce comme médecin scolaire. Elle a laissé des notes personnelles publiées après son suicide en 198841.

Un premier convoi de 1 049 personnes (hommes et femmes polonais ou russes, sans enfants), quitte le camp de Pithiviers le 31 juillet en direction du camp d’extermination d’Auschwitz. En 1945, ils ne seront que treize à être rescapés de ce convoi. La mère d’Annette Krajcer est déportée dans le second convoi le 2 août et Annette reste seule avec sa sœur Léa. Les enfants attendent dans le camp dans un état d’angoisse et d’abandon. Finalement, à la demande des autorités françaises, l’armée allemande décide de les envoyer en déportation en les faisant transiter par le camp de Drancy. C’est le cas pour Annette Krajcer et sa sœur. Découvrant leurs noms, une de leurs parentes, secrétaire dans l’administration du camp, les efface de la liste des partants ; elles font partie des rares libérées de Drancy à la fin septembre 1942. Elles vont alors vivre chez leur grand-mère maternelle. Après la Libération, elles retrouvent leur père qui a échappé à la déportation après s’être enfui du camp agricole où les Allemands le retenaient prisonnier. Leur mère ne reviendra pas.

Comme d’autres associations juives d’entraide très actives, l’Œuvre de secours aux enfants s’efforce, à partir de 1942, de placer les enfants dans des institutions chrétiennes ou laïques. Le 6 avril 1944, la Gestapo de Lyon, sur ordre de son chef, Klaus Barbie, investit la maison bourgeoise qui accueille la « colonie d’enfants réfugiés de l’Hérault » dirigée par Sabine et Miron Zlatin. Quarante-quatre enfants et leurs éducateurs sont raflés et envoyés à Drancy. Hormis les directeurs et deux adolescents, tous sont déportés à Auschwitz et gazés. Seule une monitrice réchappe des camps de la mort42.

Des individus anonymes, des associations et certaines autorités religieuses (tel l’archevêque de Toulouse) prennent des initiatives pour protéger, aider ou cacher les juifs persécutés43. Dans la France de Vichy, la délation coexiste avec l’entraide. Les protestants du Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), de Dieulefit (Drôme) et de villages des Cévennes (en Lozère), les couvents de l’Aveyron, ou encore les écoles primaires supérieures du Limousin constituent, un temps, des lieux de refuge sûrs. Nombre d’instituteurs, secrétaires de mairie, accueillent des enfants et fournissent des faux papiers. Reconnus par l’État d’Israël, 3 500 Justes ont ainsi contribué à sauver des juifs de France44. Mais bien des anonymes ne demandèrent pas cette reconnaissance.

3. RÉSISTER

Résister c’est transgresser, agir illégalement face à une situation considérée comme insupportable – la défaite, l’occupation par l’Allemagne nazie et le reniement des valeurs de la République par le régime de Vichy45. Le passage à l’action est le fait d’une infime minorité (ils et elles représentent, par exemple en Bretagne, moins de 2 % de la population46) qui n’aurait cependant pas pu agir efficacement si elle n’avait pas été soutenue par une large frange, croissante, de la population. Sans pouvoir retracer ici la complexe histoire organisationnelle de la Résistance47, nous mettrons en avant plusieurs aspects parfois sous-estimés de ce mouvement hétérogène, parmi lesquels la précocité des gestes informels et des réseaux, le rôle des étrangers et la place des femmes.

Résister au quotidien : gestes isolés, spontanés, éphémères

« Celui qui ne se rend pas a raison contre celui qui se rend. »

Tract diffusé le 17 juin 1940 après l’appel de Pétain à cesser le combat.

Dès l’annonce de la demande d’armistice par Pétain, le 17 juin, des « V » de la victoire dessinés hâtivement à la craie sur les murs sont attestés à Paris comme dans le Loiret. À Toulouse, les élèves du lycée de garçons et des classes préparatoires qui couvrent la ville de graffitis se nomment Groupe insurrectionnel français. De même, les affiches de propagande allemande enjoignant aux « populations abandonnées » de « faire confiance au soldat allemand » – comme celle collée dès juin 1940 dans la France du Nord occupée, représentant un soldat de la Wehrmacht souriant et portant dans ses bras un garçonnet qui mange une tartine – sont régulièrement arrachées ou couvertes d’inscriptions hostiles. Âgée de vingt-deux ans, Hélène Mordkovitch, étudiante à la Sorbonne (épouse Viannay, future résistante dans le mouvement Défense de la France) de retour du chemin de l’exode fin juin 1940, gifle à la gare de Vierzon un soldat allemand qui avait eu des paroles et un geste déplacés sans s’interroger sur les éventuelles conséquences de son acte48.

Au cours des premières semaines de l’Occupation, il ne s’agit pas d’une résistance organisée mais de gestes individuels transgressifs contre la défaite et contre l’occupant, ainsi que de l’aide aux victimes, forme de « résistance humanitaire ». Dans les Cévennes, la tradition camisarde de résistance perdure dans ces années noires. Dès 1939-1940, les premières actions des Cévenols, souvent des instituteurs, se font en direction de juifs allemands fuyant les persécutions49. Les premiers actes spontanés (sabotages de lignes téléphoniques) ont sans doute été le fait de paysans50. De jeunes agriculteurs d’un village du Doubs fondent dès juillet 1940 un groupe de résistance, rassemblent et cachent des armes, s’entraînent avant leur premier sabotage le 10 septembre 1942.

Résistances ouvrières

« À bas l’oppression étrangère, à bas le capitalisme ! », « Femmes, manifestez comme vos sœurs du Pas-de-Calais, continuez la grève jusqu’à la victoire », « Vivre en travaillant ou mourir en combattant, c’est aussi le mot d’ordre des mineurs », « Travaux forcés ? Ah, la bonne blague ! Nous y sommes tous les jours en travaillant le ventre creux. Qu’on nous y emmène tous. Les généraux de Messieurs Hitler et Mussolini viendront eux-mêmes faire le charbon ! »51 : tels sont quelques-uns des papillons qui se posent sur les murs du bassin houiller du Nord-Pas-de-Calais pendant la longue grève de mai-juin 1941. La plupart des conflits qui éclatent dans les usines, les mines ou les ateliers sur des questions salariales et de ravitaillement, sont en général brefs – quelques heures, une journée tout au plus – afin d’éviter la répression.

La « grève des dix jours » dans le bassin houiller du Nord-Pas- de-Calais, qui dure du 27 mai au 6 juin 1941, se déroule dans la zone contrôlée par l’armée allemande. Débutant par des revendications alimentaires et d’organisation du travail, la grève gagne toutes les concessions minières les unes après les autres. Le 4 juin, 80 % des mineurs du bassin sont en grève. Contagieux, le mouvement s’étend pendant cinq jours au textile de Roubaix, aux sucreries Béghin, aux constructions mécaniques (Fives-Lille-Cail et Marquette), à l’électrochimie et aux ateliers de chemin de fer. On peut parler de quasi-grève générale dans ce territoire industriel. Les femmes de mineurs se chargent d’intercepter les non-grévistes à l’entrée des corons. Elles manifestent quotidiennement à partir du 31 mai. Gendarmes et policiers français sont paralysés face aux manifestantes et les Allemands prennent énergiquement le relais. Outre la répression, les privations et le manque d’argent conduisent au reflux du mouvement. Voici le mot d’ordre de reprise dans un tract saisi à Douai :

Reprenez le travail lundi 9 juin ! Votre courageuse bataille n’a pas été inutile ; en maints endroits le patronat a cédé […]. Les compagnies minières ont pris connaissance de vos revendications ; votre magnifique bataille ne peut faire autrement que de les faire réfléchir et pour que ces revendications soient satisfaites, il faut que vous restiez unis, prêts à reprendre le combat sous d’autres formes, avec d’autres méthodes qui prêteront moins à la répression.

Les Allemands procèdent à des arrestations massives le soir même alors que la grève se termine. Sur les 400 personnes arrêtées, 270 détenus sont déportés en Allemagne. La répression laisse un souvenir de terreur dans le bassin. Le Parti communiste, qui a mené le mouvement de bout en bout et dont les structures sont démantelées, ne réussit plus à lancer d’action d’envergure avant 1944. À la tête d’un groupe de communistes clandestins, l’ancien mineur du Nord Charles Debarge a animé la résistance clandestine armée en multipliant les actions contre les occupants jusqu’à son arrestation par la Gestapo le 23 septembre 1942. Grièvement blessé, il meurt le lendemain52.

Une autre forme de résistance consiste à célébrer des dates nationales symboliques. Dès le 11 novembre 1940, étudiants et lycéens montrent la voie en déposant des gerbes et des bouquets tricolores au pied de la statue de Clemenceau et à l’Arc de triomphe. Les ouvriers à leur tour célèbrent deux événements, l’un républicain, l’autre symbole de victoire sur l’armée allemande, en défilant dans les usines, drapeau tricolore en tête. C’est le cas par exemple chez Peugeot le 14 juillet et le 11 novembre 1943 où, à l’appel des résistants, 6 400 ouvriers déclenchent une grève53.

Dans le répertoire de la résistance ouvrière, minoritaire, les actes de sabotage volontaires de la production – loupés des pièces, sable dans les engrenages (dès avril 1941 chez Peugeot), en particulier dans les usines travaillant pour l’Allemagne – prennent un caractère immédiatement politique, national et patriotique. Ils se multiplient à partir de 1942. Moins risqué, le freinage, ralentissement volontaire du travail, se répand, comme le constate avec une ironie glacée le délégué allemand du Comité principal des véhicules sur rail en visite d’inspection chez Schneider, au Creusot :

Samedi après-midi on pouvait observer dans presque tous les ateliers visités des groupes d’ouvriers assis tranquillement en cercle qui discutaient avec animation en particulier dans le local à chauffage où on monte actuellement des essieux sur la locomotive à turbines […]. Diverses opérations de transport dans les ateliers demandaient beaucoup de temps parce que la pontonnière vraisemblablement devait encore faire un tour de tricot à son bas avant de prendre la peine de faire exécuter à son pont la manœuvre demandée. On pourrait citer beaucoup d’autres exemples54.

Trois semaines plus tard, le directeur de l’usine et ses proches collaborateurs sont arrêtés et déportés en Allemagne. Henri-Charles Stroh n’en reviendra pas. Il est vrai que tout en s’efforçant de sauver les apparences par rapport aux exigences allemandes, le patron et la direction de l’usine, en accord avec les ingénieurs, les techniciens et les ouvriers, s’étaient entendus pour maintenir dans l’entreprise un ralentissement volontaire de la production pour des motifs à la fois patriotiques et pragmatiques (ne plus avoir de bombardements alliés comme en 1942 et 1943). Ce comportement avait contribué à renforcer la cohésion interne et les liens paternalistes avec Schneider, qui mettait également en œuvre une politique d’assistance à destination de son personnel. En septembre 1944, au moment de leur départ, les Allemands mettent hors d’usage des centres vitaux de l’entreprise, bloquant totalement la production, pour punir patrons et ouvriers d’avoir résisté. Cependant, en fin de compte, les résistances au travail ont été sans doute plus nombreuses en Allemagne qu’en France, pour les requis au STO.

Résister au STO ou se résigner

Les travailleurs forcés français sont les seuls d’Europe à avoir été envoyés dans le Reich par les circulaires et les lois de leur propre gouvernement. La classe ouvrière a payé un lourd tribut à la politique des prélèvements de main-d’œuvre, soit en allant travailler en Allemagne à la suite des lois de septembre 1942 et de février 1943 (loi sur le STO), soit par le travail obligatoire dans l’organisation Todt pour travailler dans les régions côtières sur des chantiers allemands. Certains sont également partis volontairement avec la Relève (22 juin-4 septembre 1942)55.

On estime à 240 000 le nombre de personnes à avoir refusé de partir travailler en Allemagne, à s’être évadées de leur cantonnement ou à s’être échappées à la faveur d’une permission. En 1942, les ouvriers constituent les trois quarts des réfractaires, plus ou moins la moitié en 1943 et 1944. Devenir réfractaire, c’est devoir se trouver rapidement un point de chute clandestin, de faux papiers et des cartes d’alimentation. Il faut changer de vie, de relations, de circuits…

« Plus jamais une heure, plus jamais un homme pour les Boches », titre La Vie ouvrière clandestine (organe de la CGT) le 29 août 1942. Le 13 octobre 1942, dans les dépôts SNCF d’Oullins, une grève spontanée éclate après l’affichage des trente-sept requis pour le travail en Allemagne. Alertés par la sirène, les ouvriers occupent les ateliers ; le mouvement s’étend dans les gares, dans les entreprises de l’agglomération lyonnaise et jusqu’aux départements limitrophes. On compte 12 000 grévistes et 347 arrestations. La nouvelle se répand. Le 21 octobre, les listes de requis sont retirées et les prisonniers libérés. À la fin de l’année 1942, aucun employé de la SNCF n’est parti et seulement 2 500 ouvriers qualifiés (130 000 en zone Nord) sur 250 000 travailleurs requis, essentiellement dans la zone occupée56. À Saint-Étienne, reprenant un répertoire d’action employé pendant les grèves de 1917-1918, des femmes manifestent dans la gare et se couchent sur les voies en février 1943 pour empêcher les départs des requis au STO57.

Les agriculteurs sont exemptés jusqu’en mai 1943 ; ils forment ensuite un quart des réfractaires environ. La plupart se cachent dans des fermes plus ou moins éloignées de chez eux, en fonction de la présence ou non des Allemands. Ils travaillent, ne sont pas toujours payés mais sont, en général, nourris convenablement. Aider les réfractaires peut coûter une forte amende, l’internement et même la déportation. L’année 1943 marque un tournant : les paysans basculent dans la dissidence. Si le risque d’être dénoncé est moindre pour un réfractaire au STO que pour un juif ou pour un résistant, il existe. Le faible nombre de délations les concernant atteste cependant du rejet global du STO par la population française.

Si la figure du réfractaire s’est par la suite confondue, dans un imaginaire collectif empreint d’un « mythe résistancialiste58 », avec celle du maquisard, en réalité seule une minorité des réfractaires rejoint effectivement la Résistance. Certains sont des maquisards actifs, d’autres se retrouvent dans des « maquis refuge » sans armes, sans explosifs et sans chef.

D’autres partent, contraints et forcés le plus souvent, travailler pour l’Allemagne. Edgar B., envoyé à l’usine automobile Borgward à Brême, raconte un épisode significatif :

J’avais un gars de chez Renault qui travaillait dans ce groupe-là avec moi, il m’a dit : écoute, je vais te faire voir un truc, ça va être amusant. Tu passes le calibre comme ça, tu vois, si la chambre d’explosion est bonne. Et quand elle sera bonne, tu donnes un petit coup en plus et c’est fini. Ben, je dis, et ça sert à quoi ? Et bien tu fous la pièce en l’air [rires]. Ah, mais j’ai dit, c’est pas bête ce truc-là. Alors je faisais tous mes trous et crrr… mais quand c’est passé au contrôle, au bout de 150 pièces que j’avais fait, même plus que ça, plus de 200 puisqu’ils en faisaient, des pièces, ils ont voulu savoir, qui c’est qui avait fait ça […]. Ils m’ont conduit à la Gestapo. Ils ont commencé par m’interroger un peu, brutalement59.

Ce témoignage a l’intérêt de nous présenter une double expérience de requis au STO, celle d’un tailleur acculturé au travail d’usine et celle d’un ouvrier de chez Renault qui lui fait partager les habitudes et les pratiques de « tire-au-flanc » acquises avant la guerre.

Si des formes minoritaires de résistance active ou, au contraire, de collaboration militante ont bien existé parmi les envoyés au STO, le quotidien de la majorité d’entre eux passe par des formes d’accommodement à leur vie d’exil. Parmi les requis, un sentiment de patriotisme se développe à mesure que s’approfondit la nostalgie du pays natal. Lorsqu’ils assistent aux bombardements massifs des armées alliées, les nombreuses victimes civiles éveillent chez eux une compassion à l’égard du peuple allemand qu’ils distinguent explicitement des cadres du régime nazi. Dans les chambrées, tous ne rêvent que de « la quille ». En 1945, le retour est difficile60. Ces hommes qui, comme l’écrit l’un d’entre eux, « sous la contrainte, à cause d’une malchance souvent inévitable, ont travaillé à contrecœur au service d’un régime et d’un pays exécrés », se voient alors plus ou moins ouvertement reprocher d’avoir collaboré à l’économie de guerre allemande61.

Les femmes sont encore plus stigmatisées. Entre 50 000 et 70 000 Françaises partent travailler en Allemagne comme volontaires pendant la guerre. Bien qu’inclus dans les lois du 4 septembre 1942 et du 1er février 1944, le recrutement des femmes pour l’Allemagne n’est pas mis en œuvre par le gouvernement, Pétain s’y étant opposé. Trouver un emploi, échapper à la famille ou aux poursuites judiciaires, suivre en 1944 leur amant lors de la retraite, tels sont les motifs qui poussent des femmes à aller vivre dans le Reich en guerre. Les conditions de travail sont extrêmement pénibles et les conditions d’hébergement précaires. En août 1943, une jeune ouvrière installée à Vienne confie dans une lettre : « Je t’en prie retiens toutes les filles qui ont l’idée de partir en Allemagne, car elles le regretteront plus d’une fois. Et puis, tous les contrats faits en France ne comptent pas. Arrivés ici, les contrats sont faits pour la fin de la guerre. Alors tu vois d’ici la joie62. »

De 3 000 à 3 500 enfants seraient nés d’unions passagères. Expulsées dans un premier temps quand leur grossesse est connue, elles sont, à partir de 1943, gardées sur place pour pallier le déficit de main-d’œuvre. À leur retour, elles sont le plus souvent mises au ban de la société et de leur famille, parfois arrêtées pour collaboration avec l’ennemi du fait d’initiatives locales. Les travailleuses doivent se procurer de quoi se nourrir (cartes d’alimentation) et ont – à raison – peur d’être tondues. Des habitants se liguent parfois pour faire justice comme le montre cette pétition au procureur signée par trente habitants d’une commune : « Il est choquant de constater que ces personnes qui par leur action ont contribué à prolonger la guerre, les souffrances de nos valeureux prisonniers déportés et requis, jouissent en paix de leur trahison […]. Nous venons Monsieur le procureur vous demander d’agir énergiquement pour punir cette mauvaise Française63. » La morale de la France libérée est sauve.

4. ORGANISER ET COMBATTRE

Premiers groupes et réseaux

« Résister ! C’est le cri qui sort de votre cœur à tous dans la détresse où vous a laissé le désastre de la Patrie. C’est le cri de vous tous qui ne vous résignez pas, de vous tous qui voulez faire votre devoir. »

Boris Vildé, éditorial, Résistance,
no 1, 15 décembre 194064.

Dès juin 1940, un premier groupe de résistance au régime de Vichy et au nazisme est formé au musée de l’Homme à Paris par une bibliothécaire, la protestante Yvonne Oddon, et deux ethnologues exilés d’origine russe, Boris Vildé et Anatole Lewitsky, sous le nom de Comité national de salut public. Ses membres s’occupent de faire évader des prisonniers, de publier un journal clandestin à l’automne 1940, Résistance (quatre numéros), et de collecter des renseignements envoyés à Londres. D’autres groupes existent comme celui de l’ethnologue Germaine Tillion. Le réseau de résistance du musée de l’Homme est dénoncé par l’un des leurs. Les premières arrestations ont lieu en février 1941. Après enquête, les femmes sont déportées ; le 23 février 1942, Jules Andrieu, Georges Ithier, Anatole Lewitsky, Léon Nordmann, René Sénéchal, Boris Vildé et Pierre Walter sont fusillés au mont Valérien. Le 13 août 1942, Germaine Tillion, qui a pris la direction du réseau après l’arrestation de ses camarades, est arrêtée à la gare de Lyon à Paris. Incarcérée à la prison de la Santé puis à Fresnes (Val-de-Marne), elle est déportée au camp de Ravensbrück.

Les maquis

« Dans cette commune, de jeunes Français en révolte contre la déportation et le travail forcé pour le compte de l’ennemi trouvèrent un refuge, grâce au soutien des habitants, où ils purent se préparer militairement aux luttes victorieuses de la Libération. »

Plaque apposée sur le mur de l’école de Manigod, près des Glières, Haute-Savoie65.

Forme de résistance et de patriotisme rural, le maquis reprend parfois localement une très longue tradition de luttes. Ainsi, en Haute-Corrèze, le lieu où se constitue le maquis du Chambon a servi successivement de refuge aux huguenots, aux prêtres réfractaires et aux hommes voulant échapper à la conscription napoléonienne66.

On passe insensiblement du maquis-refuge au maquis-action directe. Dans les Cévennes, à l’automne 1943, les coups d’éclat se multiplient : sabotages, vols de vêtements, vol de tickets de rationnement et, pour finir, vol à main armée sur un employé des postes transportant plus d’un million de francs destinés à la compagnie de Molières. La gendarmerie poursuit la bande de « malfaiteurs » et de « terroristes » dans les bois. Un jeune homme de dix-neuf ans, Gabriel Mourier, est tué. Sa tombe est fleurie le 2 novembre avec ce message « Ici repose un patriote : mort pour la France, tu seras vengé67. »

En octobre 1943, la résistance se soulève en Corse et libère l’île. Dans la zone Sud, on pense un temps que la libération est proche. Mais les espoirs d’un débarquement allié imminent s’évanouissent et, à l’hiver 1943-1944, les pénuries alimentaires s’accroissent. Dans le Limousin, « le préfet du maquis », le communiste Georges Guingouin, chef d’un groupe de Francs-tireurs et partisans (FTP), fixe les prix agricoles et contrôle les hausses illicites tandis que les maquisards réquisitionnent les vivres68. Cette pratique a également cours dans d’autres maquis FTP : une culture « hors la loi » fondée sur une distinction entre légalité et légitimité se développe avec le soutien d’une partie de la population.

Le 11 novembre 1943, une quarantaine d’hommes du maquis « France », commandés par Jean-Jacques Chapou, « occupent » le village de Marcilhac (Lot), y défilent et déposent une couronne au monument aux morts. Les habitants les accueillent chaleureusement et leur remettent des cadeaux de tous ordres avant qu’ils ne repartent en forêt69. Instituteurs et institutrices ont été largement mobilisés dans le soutien aux maquis dans les Cévennes, en Lozère ou dans l’Aude. Secrétaires de mairie, ils pouvaient fournir faux papiers et cartes de ravitaillement. Les femmes s’acquittent très bien des tâches d’agents de liaison. Pasteurs et curés soutiennent souvent les maquis par leur autorité morale mais aussi de façon pratique : écoles et presbytères constituent des caches sûres pour des personnes recherchées, des postes de radio clandestins ou même des armes. Des structures médicales sont installées dans les maquis avec des étudiants en médecine, des infirmières et des médecins de campagne. Les sœurs hospitalières sont aussi efficaces dans les hôpitaux cependant soumis aux contrôles fréquents des autorités de Vichy ou des Allemands. Cafetiers et hôteliers sont aussi concernés par l’accueil et la nourriture des maquisards. Certains le paieront d’une déportation dans les camps en Allemagne.

Addi Bâ Mamadou, résistant guinéen des Vosges

Né le 25 décembre 1913 à Pelli-Foulayabé (cercle de Mamou en Guinée), de son vrai nom Mamadou Hady Bah, Addi Bâ Mamadou arrive en métropole en Indre-et-Loire à la fin de l’année 1937 comme domestique. Engagé comme tirailleur volontaire en novembre 1939 dans une division d’infanterie coloniale, il livre en mai 1940 de violents combats dans les Ardennes. Le 19 juin 1940, après une résistance héroïque et de nombreuses pertes, son bataillon se rend. Fait prisonnier, Addi Bâ est transféré à Neufchâteau dans les Vosges. Il s’évade avec quelques-uns de ses camarades, récupère des armes abandonnées par l’armée française et se cache en forêt. Parlant très bien le français, Addi Bâ prend contact avec le maire et l’institutrice du village de Tollaincourt qui les accueillent avec humanité. Les tirailleurs blessés reçoivent soins et ravitaillement. Le maire, un ancien combattant de 1914-1918, héberge Addi Bâ et l’emploie comme commis agricole. Dès le mois d’octobre 1940, ce dernier entre en relation avec le réseau Ceux de la Résistance.

Il organise le passage en Suisse d’une quarantaine des tirailleurs au début de l’année 1941 et participe à la constitution du premier maquis des Vosges qui abrite quatre-vingts jeunes réfractaires au STO. Le groupe comporte également deux Allemands se disant déserteurs de la Wehrmacht. Le 11 juillet 1943, ces derniers s’enfuient et révèlent l’emplacement du camp à leurs supérieurs. Le surlendemain à l’aube, le camp est attaqué, Addi Bâ est arrêté le 15 juillet dans une ferme et blessé. Emmené sans être soigné à la prison d’Épinal, il est torturé à plusieurs reprises mais se tait, sauvant la vie de ses camarades. Il est fusillé le 18 décembre 1943 à Épinal.

La mémoire d’Addi Bâ continue à être transmise par les résistants vosgiens survivants et par les habitants de Tollaincourt qui entretiennent son souvenir. Ce résistant de la première heure n’a reçu aucun hommage officiel posthume70.

Au printemps 1944, Vichy et les Allemands rassemblent des troupes en Haute-Savoie. Les maquisards se regroupent sur le plateau des Glières. Près de 500 hommes, majoritairement de l’Armée secrète, ainsi que deux groupes locaux de FTP, se heurtent aux miliciens et aux paramilitaires des Groupes mobiles de réserve. Le 12 mars, les Allemands bombardent les positions maquisardes et passent, le 26, à l’assaut du plateau avec des milliers d’hommes. Parmi les maquisards, les pertes sont massives, estimées à 140 hommes.

En avril 1944, prenant la place de la police de Vichy, les Allemands lancent des représailles dans l’Ain, les Cévennes et la Haute-Savoie. La Milice dirigée par Darnand, reconnue par les nazis pour son action aux Glières, rivalise d’atrocités avec l’armée allemande. Au printemps-été 1944, la mobilisation des résistants sur le mont Mouchet en Auvergne, à Tulle et dans le Vercors montre que les maquis, en attente d’une insurrection, sont inclus dans une stratégie liée au débarquement. L’Auvergne est désignée par de Gaulle comme le lieu idéal pour l’avant-garde de la libération. Malgré l’échec des Glières, 2 700 volontaires sont concentrés début juin au mont Mouchet. C’est un échec, même si les maquisards démontrent leur organisation et leur puissance de feu. L’occupation de la ville de Tulle les 7 et 8 juin par les FTP est pour eux une répétition générale de la libération à venir de la France par le peuple insurgé. La population exprime sa joie. Une section de la division Das Reich arrive à Tulle le 8 juin au soir. Les maquisards se retirent mais quatre-vingt-dix-neuf hommes sont pendus en représailles aux balcons des maisons du centre-ville. Le 10 juin, 120 hommes de la 3e compagnie de la division Das Reich investissent Oradour-sur-Glane, un village de 650 personnes. Ayant rassemblé la population, ils enferment les hommes dans plusieurs bâtiments, les mitraillent et mettent le feu. Femmes et enfants sont conduits dans l’église, également incendiée ; une seule de ces femmes parvient à échapper au massacre.

Des « terroristes » : résistants étrangers et communistes

En novembre 1943, 200 résistants communistes de la région parisienne sont arrêtés en trois rafles successives par la police et remis à la Gestapo. Le 21 février 1944, vingt-deux « terroristes » sont fusillés au mont Valérien, près de Paris, et Olga Bancic est exécutée ensuite à la prison de Stuttgart. Il s’agit de membres du groupe Manouchian : « Manouchian – Arménien, chef de bande, 56 attentats, 150 morts, 600 blessés », proclame l’Affiche rouge intitulée « Des libérateurs ? La libération par l’armée du crime » apposée par les autorités allemandes dans les grandes villes de la France occupée. Les autres « terroristes » sont des résistants communistes étrangers, dont de nombreux juifs. De mars 1942 à novembre 1943, à Paris, quatre-vingt-douze hôtels allemands sont attaqués à la bombe, trente-trois à la grenade ; quinze bureaux de recrutement sont incendiés, 125 camions militaires détruits, onze traîtres abattus, trente et une formations militaires attaquées. Le 28 septembre 1943, Marcel Rayman (juif polonais) et Celestino Alfonso (communiste espagnol) exécutent un officier SS. Il s’agit – ils l’apprendront quelques jours plus tard – de Julius Ritter, adjoint direct de Sauckel, responsable allemand du STO en France. Missak Manouchian est arrêté comme Marcel Rayman et Joseph Epstein en novembre 1943. Le 21 février 1944, vingt-deux « terroristes » sont fusillés au mont Valérien. En 1959, Louis Aragon écrit un poème interprété par Léo Ferré qui fait largement connaître l’action du groupe Manouchian. Le poète s’est inspiré de l’ultime lettre de Manouchian à son épouse Mélinée :

21 février 1944, Fresnes.

Ma chère Mélinée, ma petite orpheline bien aimée,

[…] Je m’étais engagé dans l’armée de la libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la victoire et du but. Bonheur ! à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la liberté et de la paix de demain. J’en suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit […]. Bonheur ! à tous ! J’ai un regret profond de ne pas t’avoir rendue heureuse, j’aurais bien voulu avoir un enfant de toi, comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute, et avoir un enfant pour mon honneur et pour accomplir ma dernière volonté, marie-toi avec quelqu’un qui puisse te rendre heureuse […]. Tu apporteras mes souvenirs, si possible, à mes parents en Arménie. Je mourrai avec vingt-trois camarades tout à l’heure avec le courage et la sérénité d’un homme qui a la conscience bien tranquille, car personnellement, je n’ai fait de mal à personne et si je l’ai fait, je l’ai fait sans haine. Aujourd’hui, il y a du soleil. C’est en regardant au soleil et à la belle nature que j’ai tant aimée que je dirai adieu à la vie […]. Adieu. Ton ami, ton camarade, ton mari71.

Les sept résistants survivants ont fait part de leurs interrogations et de leurs doutes, de leurs hésitations à attaquer et tuer un soldat allemand, mais aussi de leur détermination sans faille et enfin de leur manque de moyens et de leurs échecs. Plusieurs historiens ont souligné le rôle déterminant de la brigade spéciale no 2 des Renseignements généraux de la police française – qui organise les filatures, utilise des dénonciateurs, relie les informations – dans l’arrestation des « terroristes » avant de les remettre à la police allemande. À la Libération, l’administration française, malgré leur conduite héroïque contre l’occupant, refuse à certains d’entre eux la nationalité française.

À Toulouse, la 35e brigade des FTP-Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI), accomplit des centaines d’actions de guérilla : attentats contre les Allemands, contre les collaborateurs et sabotages de trains et d’usines. Elle regroupe quelques dizaines de membres, étrangers ou Français d’origine étrangère, hommes et femmes. Fait notable, ces dernières participent activement aux actions militaires, telle Rosine Bet, grièvement blessée en opération72. À l’été 1943, la brigade prend le nom de son commandant, Marcel Langer, exécuté par la justice collaborationniste.

L’ancien colonel des Forces françaises de l’intérieur (FFI) Serge Ravanel raconte, quarante ans plus tard :

Je me rappelle avec précision de ce voyage que j’avais fait à Toulouse à la fin du mois d’octobre 1943. Je devais y rencontrer notre chef régional des groupes francs Marcel Joyeux [Joly]. Il m’accueillit dans un pavillon de la Côte-pavée. Le visage heureux, il me raconta : « La résistance vient de faire un coup formidable. L’avocat général Lespinasse a été exécuté. » Joyeux ignorait le nom du groupe qui en était l’auteur. Il m’expliqua. L’avocat général (aujourd’hui on parlerait de procureur) était celui qui requérait les peines contre les accusés qui comparaissaient devant la section spéciale de la cour d’appel. Lespinasse était français. Les tribunaux étaient français. Les hommes qu’ils jugeaient l’étaient aussi73. C’étaient pour la plupart des résistants. Les peines prononcées étaient exceptionnellement sévères. Il y avait eu des condamnations à mort. Un nommé Marcel Langer avait notamment été guillotiné par un bourreau français74.

Mendel, alias Marcel Langer, né en 1903 à Szczucin (actuelle Pologne) dans une famille juive modeste, rejoint la France en 1931 et devient fraiseur ajusteur. Il s’engage en 1936 dans les Brigades internationales. Interné au camp de Gurs lors de la Retirada (exil espagnol) en 1939, il s’évade et retourne travailler à Toulouse dans une usine métallurgique. Il retrouve ses anciens camarades de la MOI et passe dans la clandestinité. Après l’occupation de la zone Sud le 11 novembre 1942, il organise la résistance militaire et la lutte armée. Il est arrêté le 5 février 1943 en gare de Toulouse alors qu’il transporte une valise remplie d’explosifs. Torturé, il ne parle pas. Sur réquisitoire de l’avocat général Lespinasse, il est condamné à mort par la section spéciale de la cour d’appel et guillotiné le 23 juillet 1943 à la prison Saint-Michel. « En sortant de sa cellule, il s’est écrié : “Vive la France !”, “À bas les Boches !”, “Vive le Parti communiste !” Il a refusé le secours de la religion75. »

Le rôle de ces étrangers communistes et internationalistes dans la Résistance française a été passé sous silence pendant plus d’une vingtaine d’années. Après 1945, la reconstruction identitaire de la France s’est accomplie sur des fondements nationaux d’où une forme de « nationalisation » de la Résistance. Ensuite, à partir de 1949, l’installation de la guerre froide s’est accompagnée de procès en Europe de l’Est, dans lesquels d’anciens résistants étrangers – tel Arthur London, chargé de la propagande à la direction de la MOI – ont été condamnés. De façon identique, l’action des résistantes est tombée, un temps, dans l’oubli.

Les résistantes : un rôle longtemps sous-estimé

En 2008, une ancienne résistante, Marie-Louise Delacroix, témoigne dans Le Courrier picard :

En quatre ans d’occupation je n’ai pas beaucoup dormi. On avait peur pour nous, pour notre famille. C’est pourquoi je dis qu’il fallait avoir vingt ans pour ça ! On se méfiait de tout, la peur était d’abord la dénonciation. Mais pas forcément pour la Résistance, mais pour tout car le moindre problème avec des voisins pouvait se terminer en lettre de dénonciation qui n’avait rien à voir. Mon frère a travaillé au bureau de poste pendant une année, il en a jeté des lettres destinées à la Kommandantur […]. Un jour les Allemands couraient, j’ai alors demandé à ma mère ce qu’avaient les « Boches ». Un policier français m’a alors repris : « On ne dit pas les Boches mais les soldats allemands ». Moi j’ai répété : « les Boches ». J’aurais pu être arrêtée pour ça ! […] Les Allemands avaient deux quartiers généraux à Albert, la maison en face de l’actuelle station Esso et sur la place de la mairie. Nous on cherchait tous les moyens de leur nuire. Tracts, attentats sur les voies ferrées76.

Marie-Louise Delacroix a vingt ans, en 1940, quand elle aide à l’évasion de prisonniers de guerre internés à l’abattoir d’Albert, dans la Somme, la ville industrielle où elle réside, en leur fournissant vêtements civils et faux papiers. Les groupes de résistance sont actifs dans la région. Plusieurs maquis se forment dont celui dirigé par Henri Dumoulin (FTP). Avec son frère, en 1941, elle aide un responsable de la résistance belge recherché par les Allemands, Pierre Radermecker, à se cacher. Secrétaire à l’usine aéronautique de Méaulte près d’Albert, elle tape des tracts et fournit des renseignements au groupe FTP auquel son mari appartient depuis novembre 1942. Le refus de l’occupant est « viscéral », aussi évoque-t-elle sa propre « résistance au quotidien », par exemple en refusant de descendre d’un trottoir devant un soldat allemand ou encore en organisant avec d’autres femmes la récupération de charbon tombé d’un train à la suite d’un déraillement. À la Libération, elle assure un travail de secrétariat auprès de l’état-major FFI d’Henri Dumoulin pour la formation du bataillon 7 février (dans lequel s’est engagé son mari). Ces actions lui vaudront l’obtention du statut de combattant volontaire de la Résistance et de combattant.

Le parcours de Marie-Louise Delacroix est celui d’une de ces nombreuses femmes que « l’histoire vue d’en haut » a largement ignorées mais dont les « petites » actions, l’esprit d’insoumission et la soif de liberté ont formé l’ossature invisible de la grande chaîne des résistances pendant l’Occupation77. La Résistance n’est pas seulement une affaire d’hommes, et les quelques femmes élevées au rang d’héroïnes ou de martyres (Lucie Aubrac, Danielle Casanova, Bertie Albrecht ou Marie-Madeleine Fourcade) ne doivent pas faire oublier l’action des innombrables autres. La quotidienneté de la Résistance est faite de la participation active des femmes et d’abord dans leurs tâches ordinaires et familières d’entretien, de nourriture et de soins. Les femmes sont aussi souvent à l’origine, dans l’ombre le plus souvent, de la vie de réseaux d’entraide et de proximité. Certaines femmes proches du PCF organisent des distributions de tracts et même des manifestations dans les queues devant les magasins, comme celle qui a lieu rue de Buci, à Paris, en 1942.

Dans les mouvements et les réseaux de la Résistance, les femmes occupent le plus souvent des positions qui correspondent au rôle traditionnel des femmes : assurer la logistique, le ravitaillement, les liaisons. Il est plus rare qu’elles portent les armes ou dirigent un groupe. Quelques-unes vont jusqu’à fabriquer des explosifs, suscitant l’incrédulité de leurs compagnons d’armes, telle la Bretonne Jeanne Bohec qui a témoigné de son expérience dans La Plastiqueuse à bicyclette (1975). Madeleine Baudoin, dite Marianne Bardini, participe à une action avec des bombes et des grenades incendiaires le 29 juillet 1944 contre le siège de la Milice marseillaise avec un groupe franc des Mouvements unis de la Résistance (MUR)78. Certaines femmes sont intégrées dans les corps d’armée (sections féminines) pas seulement comme infirmières, assistantes sociales ou secrétaires, mais comme combattantes.

La « dissidence » antillaise

« Car la France n’est pas seule ! […] Elle a un vaste empire derrière elle. Elle peut faire bloc avec l’Empire britannique qui tient la mer et continue la lutte. »

Appel du général de Gaulle à la BBC,
18 juin 1940.

En 1940, après la demande d’armistice, le socialiste Paul Valentino fait part de son émotion profonde devant le conseil général de Guadeloupe, qu’il préside :

Quand j’ai entendu à la radio le maréchal Pétain déclarer au monde : « Comment voulez-vous qu’une nation de 40 millions d’habitants puisse lutter efficacement contre une autre qui en compte 80 millions ? », mon cœur de colonial a saigné. J’avais entendu dire que l’Empire français comptait 100 millions d’hommes. Je croyais que nous, coloniaux, étions définitivement intégrés dans la nation française. Le gouvernement sous la menace de l’ennemi a-t-il été obligé de réduire à néant cette croyance et de limiter la France au seul territoire métropolitain79 ?

Le haut-commissaire de France aux Antilles, l’amiral Robert, et les gouverneurs de Guadeloupe et de Martinique se prononcent, eux, en faveur du maréchal. Les conseils généraux sont dissous le 27 octobre 1940 et les maires destitués. Valentino est arrêté. Les autorités des Antilles instaurent un État policier qui pratique la censure, la détention arbitraire et la répression violente.

Le peuple antillais s’oppose au régime de Vichy par des gestes symboliques manifestant une opposition larvée : les Martiniquais refusent de se découvrir pendant La Marseillaise ; les affiches pétainistes sont lacérées. À Pointe-à-Pitre, en janvier 1941, la plaque de la place de la Victoire, rebaptisée place du Maréchal-Pétain, est souillée d’excréments. Lors d’un match de football, on crie « Vive le goal ! » (entendre : « vive de Gaulle »)80. Des témoins évoquent des bouteilles de rhum cachées dans les cases ou de nombreux bals clandestins qui, sous un régime qui interdit toute réunion populaire, constituent un défi aux autorités.

La « dissidence » est le nom donné au mouvement de ces jeunes Antillais – 4 000 environ – qui, avides de liberté et poussés par les privations, s’échappent au péril de leurs vies dans les îles anglaises voisines. Frantz Fanon fut de ceux-là. Dès mai 1942, la pénurie de main-d’œuvre agricole se fait sentir. L’historien Éric Jennings assimile cette pratique au marronnage. Les départs pour la Dominique perdurent après la libération des Antilles en juillet 1943. La plupart de ces « dissidents » rejoignent les Forces françaises combattantes après une rapide formation militaire aux États-Unis, au Canada ou en Grande-Bretagne.

Il existe chez les Antillais la conviction d’avoir été les premiers à s’être libérés par eux-mêmes. Une manifestation aux cris de « Vive de Gaulle, à bas les Blancs ! » est réprimée dans le sang en mars 1943 près de Basse-Terre, en Guadeloupe81. À l’autre bout de l’île, le 30 mai 1943, des dizaines de personnes sommairement armées attaquent un poste de gendarmerie lors d’une manifestation. Il s’agit bien d’un acte de résistance associé à des revendications sociales contre le propriétaire d’une usine sucrière qui s’approprie des terres cultivables82.

En Martinique, le 24 juin 1943, une foule se rassemble place de la Savane à Fort-de-France pour commémorer le « douloureux armistice » de juin 1940 par une minute de recueillement au monument aux morts. Une compagnie de l’armée composée de soixante-dix soldats européens et vingt-deux soldats africains se mutine. Elle est acclamée par la foule qui réclame la démission du haut-commissaire. Celui-ci est finalement remplacé le 14 juillet 1943 par Henri Hoppenot, représentant du Comité français de libération nationale83.

En 1943, l’effondrement de l’administration vichyste avait ouvert aux Antillais l’horizon d’un renouveau politique et social. En 1945, les Antillais, dans leur grande majorité, se considèrent comme Français et gaullistes. Comme les autres Français, ils espèrent une amélioration de leurs conditions de vie, une augmentation des salaires et un meilleur approvisionnement.

5. LA LIBÉRATION : ESPOIRS ET DÉSILLUSIONS
AU SEUIL DES « ANNÉES ROUGES » (1944-1948)

Le sujet de l’épreuve de version latine du baccalauréat proposé avec une certaine malice aux élèves bretons le 6 juin 1944 est un extrait de Tite-Live intitulé « Des inconvénients des villes maritimes en cas de débarquement ennemi ». L’examen est finalement ajourné, ainsi que d’autres concours, par décision du gouvernement de Vichy « en raison des événements et des difficultés de transport84 ». Cet exemple témoigne du bouleversement apporté dans les existences quotidiennes par la Libération, dont la chronologie est très différente selon les régions et les villes.

De la Normandie à l’Alsace, une libération décalée

Après avoir livré un dernier combat contre un convoi allemand en déroute le 25 août 1944, le bataillon du maquis Bir-Hakeim entre dans Montpellier. La description qu’en donne le lendemain L’Information du Languedoc pourrait presque être identique pour toutes les villes de France :

Les maquisards réguliers, organisés, militarisés, arrivaient dans notre ville. Et avec eux la véritable libération de notre cité. Hommage vibrant sincère, incomparable que nos concitoyens rendaient aux forces du maquis, nos compatriotes, nos libérateurs. Ceux que l’immonde radio de Vichy traitait de terroristes furent acclamés, hissés sur les épaules… minute inoubliable où les femmes pleuraient, où les hommes embrassaient le « maquis », où l’on retrouvait dans un sentiment patriotique unanime l’âme de la France immortelle, un des moments historiques qui auront une place de choix dans nos annales locales85.

On ne peut fixer une date unique et précise pour la Libération. L’avancée des troupes alliées et les actions de la Résistance intérieure se combinent selon des modalités différenciées. Des villes qui se sont libérées sont reprises provisoirement par les armées allemandes, comme Tulle. La percée d’Avranches, en Normandie, s’effectue le 31 juillet 1944, tandis que la poche de Lorient résiste jusqu’à la fin de la guerre86.

Le débarquement a lieu en Provence le 15 août 1944. Trois jours plus tard, la CGT marseillaise appelle à la grève insurrectionnelle. Le 21 août, la préfecture est envahie par la foule. Représentant le gouvernement provisoire, le commissaire de la République Raymond Aubrac arrive le 24 août. Les Allemands qui ont dynamité le port de Marseille tiennent encore les îles, les forts et Notre-Dame de la Garde. Le 25 août, les tirailleurs algériens, au prix de nombreux morts, prennent d’assaut la basilique ; le 26, une escadre aérienne bombarde les îles fortifiées par les Allemands ; le 28, enfin, l’armée allemande capitule. Insurrection populaire puis arrivée des troupes de libération : le processus est similaire à celui, plus connu, de Paris, qui ne sera pas rappelé ici. À Marseille, le défilé de la victoire le 29 août associe les troupes de la Libération et les forces de la Résistance87.

Le vécu des populations du nord au sud et de l’ouest à l’est de la France (l’Alsace et Strasbourg sont libérées en novembre 1945) est très différent, parfois même à quelques kilomètres de distance, en raison de la présence ou non des armées allemandes rendues encore plus violentes par la défaite annoncée. Des sites victimes de la barbarie sont devenus des lieux de mémoire, emblèmes de la Résistance et des maquis, tel Vassieux-en-Vercors où, le 21 juillet 1944, des avions débarquent les commandos allemands qui fusillent maquisards et civils des villages voisins88.

Les femmes tondues

« Vous serez tondues, femelles dites françaises qui donnez votre corps à l’Allemand, tondues avec un écriteau dans le dos : “Vendues à l’ennemi.” Tondues vous aussi petites sans honneur qui minaudez avec les occupants, tondues et cravachées. Et sur vos fronts, au fer rouge, on imprimera une croix gammée. »

Défense de la France, 15 février 194289.

Si l’on trouve des appels précoces à la flétrissure de femmes « vendues à l’ennemi » dans des journaux clandestins de la Résistance, quelle que soit leur orientation politique, il n’y a cependant pas eu d’appel national, pas de texte officiel, pas de politique publique déclarée pour coordonner la pratique massive de « tontes » de femmes à la Libération90. Entre 1943 et 1946, et surtout pendant les mois de la libération du territoire en 1944-1945, environ 20 000 Françaises (jeunes et célibataires ou femmes de prisonniers) ont été tondues et humiliées publiquement dans la quasi-totalité des départements français. Photographiées, filmées et diffusées, les images de femmes tondues sont devenues le symbole de l’épuration morale.

L’explication des origines de cette violence symbolique et sexuée est complexe. Serait-ce une survivance du charivari – pratique traditionnelle de contrôle par le groupe de jeunes de la « normalité » des conduites sexuelles ? Il s’agit en tout cas d’une intervention punitive sur le corps des femmes dont on réaffirme qu’il n’appartient et ne peut appartenir qu’à « leurs » hommes : pas à l’ennemi et encore moins à elles-mêmes. Par la mise en scène symbolique d’une exécution publique, ces femmes sont placées au ban de la communauté. Elles sont promenées et exhibées dans les rues des villes et des villages après leur tonte. Cette forme de violence sexuée est, dans cette conjoncture précise, un mode d’expression de la domination masculine. Dans le présent de la Libération, l’acte est intégré et assumé. Pour les autorités, il s’agit d’« excès inévitables » ; pour les femmes tondues, l’humiliation publique se pérennise localement et marque les mémoires. Une femme tondue est ainsi restée cloîtrée chez elle jusqu’en 1983.

Réappropriation du corps des femmes par les vainqueurs, reconstitution de l’identité nationale et réassurance de la virilité des hommes, telle est l’analyse de ce phénomène. Alors que les femmes obtiennent l’égalité politique en avril 1944, des résistants qui représentent l’ordre nouveau leur contestent fondamentalement, au nom des valeurs de la République, le droit inaliénable à disposer de leur corps.

De la liesse à la vengeance : délation et épuration

En 1944, après l’immense joie d’avoir retrouvé la liberté, un autre affect prend temporairement le dessus : une volonté de vengeance, une sorte de désir de « dédommagement moral » se manifeste dans le pays. L’épuration est réclamée par une part de l’opinion publique et semble indispensable à la reconstruction identitaire et nationale. En Bretagne, précocement libérée, les FFI, convaincus d’incarner la légalité républicaine, s’attribuent des compétences de police et de justice. Ils perquisitionnent, réquisitionnent, arrêtent et interrogent des personnes suspectes. Des « camps de concentration » sont ouverts pour des centaines de suspects au point que le Comité départemental de libération et le préfet s’en inquiètent et que les autorités s’efforcent de contrôler les groupes bretons armés. À l’automne, la situation se stabilise. La violence de sortie de guerre apparaît comme un phénomène social qui excède l’épuration ou la guerre elle-même. Les FFI/FTP exécutent des voleurs (trafic de marché noir), des violeurs et des femmes qui ont eu des relations sexuelles avec les Allemands. L’épuration immédiate, entreprise de liquidation violente d’un passé honni, installe progressivement un malaise91. Colporté par la rumeur publique, le chiffre de 100 000 morts est annoncé et repris par la presse d’extrême droite, même si des enquêtes ultérieures de la gendarmerie en comptent dix fois moins, la moitié ayant eu lieu avant la Libération. Selon une enquête de gendarmerie de 1948, 3 144 exécutions auraient eu lieu après la Libération sans jugement et 1 325 après jugement (mais le comptage est difficile car les dates sont variables selon les lieux). Il faut ajouter à cela les peines de prison et les mesures de dégradation nationale assez vite amnistiées en 1951 et en 1953.

De Marseille, la photographe Juliette Pirotte, membre des FTP-MOI, clame sa joie et son émotion le jour de la capitulation de l’Allemagne :

La foule, la foule, plus rien pour les yeux que la foule, et cette joie si immense, si grandiose, et des drapeaux, des drapeaux ; drapeaux tricolores et drapeaux rouges flottent joyeusement au-dessus de la masse enthousiaste en fête. Entends-tu cette symphonie merveilleuse des cloches ? Elles sonnent la fin de la barbarie, elles sonnent la vie du progrès […]. Petite parcelle de la foule déchaînée, foule joyeuse, foule victorieuse. Je hurle, je chante, je danse, comme elle, avec elle. Et la joie est si grande, grande92.

Le 8 mai 1945 est sans doute le dernier grand moment d’unité spontanée autour de la Résistance. Jour exceptionnel à tous égards, tant les Français sont accaparés par d’autres préoccupations pour se nourrir, se loger, vivre, enfin.

Une libération ensanglantée : Dakar, 1944, Sétif et Guelma, 1945

Venant du centre de Rennes en novembre 1944, 300 tirailleurs ex-prisonniers de guerre refusent de partir parce qu’ils n’ont pas reçu le règlement qu’ils devaient percevoir avant leur retour au Sénégal. Il s’agit des rémunérations de travailleurs mis sur des livrets d’épargne gérés dans les Frontstalags. Ils doivent aussi percevoir les droits liés à leur condition de prisonnier de guerre (pécule, solde, prime de démobilisation, indemnité de congé de libération). La circulaire du 25 octobre 1944 de la Direction des troupes coloniales du ministère de la Guerre prévoit que les tirailleurs sénégalais perçoivent un quart de leur solde de captivité dans les centres avant de partir et les trois quarts restants au débarquement. Au lieu de leur donner leur dû, voici comment les traitent les autorités françaises :

En pleine nuit, raconte le caporal Poutraka, nous avons vu deux gendarmes entrer dans notre baraque en disant : « Levez-vous vite. » Nous sortons, il y a 200 gendarmes formés en cercle avec des fusils ; le capitaine commande « feu ». On tire sur nous. Il y en a de grièvement blessés ou morts peut-être. Par conséquent, la France voulait nous tuer parce que nous n’étions pas d’accord pour l’argent de notre captivité. On nous a jetés dans un camp de prisonniers à Trévé : barbelés, sentinelles, rien à manger, un peu de pommes de terre, un morceau de pain pour vingt-quatre heures. Vous voyez comment la France nous traite. Après quatre ans de souffrances aux mains des Allemands, c’est maintenant la France qui nous met prisonniers de guerre pour la deuxième fois93.

Le massacre des tirailleurs libérés à Thiaroye (Sénégal)

Le 21 novembre 1944, une partie des tirailleurs rapatriés débarque à Dakar. Ils réclament en arrivant le rappel de leur solde et refusent de quitter la caserne de Thiaroye tant qu’ils ne seront pas payés. Au matin du 1er décembre 1944, l’armée se déploie autour du camp. Les hommes, rassemblés sur une esplanade, sont fauchés par les tirs de trois automitrailleuses. On évoque une mutinerie mais les ex-prisonniers de guerre n’étaient pas armés. L’armée compte officiellement trente-cinq morts et autant de blessés. Dans les rapports, les officiers se contredisent sur la chronologie des événements. Le commandant des automitrailleuses nous apprend qu’il a reçu un ordre oral lors d’une réunion des officiers la veille au soir – cela suppose donc une préméditation. Dans la description de la chronologie des faits, il arrête son compte rendu à 8 h 30 et reprend son récit à 9 h 45 alors que les salves meurtrières ont été tirées à 9 h 30. Considérés comme des meneurs, certains tirailleurs sont inculpés de provocation à la désobéissance et de rébellion. On les accuse d’être devenus des ennemis de la France, travaillés par la propagande allemande durant leur captivité. Trente-quatre hommes sont condamnés de un à dix ans de prison, les peines les plus lourdes étant accompagnées de la dégradation militaire et d’une interdiction du territoire.

Membre de la commission des Territoires d’outre-mer, l’ancien avocat des « mutins » de Thiaroye, Lamine Guèye, fait insérer un amendement dans la loi d’amnistie du 16 août 1947 permettant à tous les condamnés d’en bénéficier. Seul un lieutenant-colonel avait été sanctionné pour ces faits et fut amnistié en 1947. Les faits reprochés et la sanction ont été effacés de son dossier. Tous ces éléments (absence d’ordres écrits dans les archives, absence de déposition au tribunal du commandant des automitrailleuses, rapport amputé du moment des tirs, etc.) suggèrent une préméditation qu’il fallait masquer par tous les moyens94. Ce massacre colonial est suivi par un autre, le 8 mai 1945 : date de la capitulation de l’Allemagne, c’est un moment de joie en métropole, de deuil en Algérie.

Mai sanglant en Algérie : Sétif et Guelma, 1945

À l’école, à Sétif, j’avais appris la Révolution française. Je m’identifiais à elle, c’était ma passion… Et puis il y a eu le 8 mai 1945, la manifestation, la répression… J’avais seize ans, j’ai été arrêté et je suis resté plusieurs mois dans une espèce de camp de concentration. Là ça a été formidable : pour la première fois je rencontrais vraiment mon peuple, j’ai compris ce qu’il était en train d’endurer, j’ai appris cette fraternité qui était justement, dans les livres, l’âme de la Révolution. Mais ce n’était plus les livres, ce n’était plus la France. C’était l’Algérie, mon peuple, mon pays, en chair et en os… Rien que pour m’avoir fait découvrir ça, je peux dire que je suis reconnaissant aux Français. Même s’ils ne se doutaient pas de l’effet que ça me produirait, ils l’ont gravé dans ma chair.

C’est ainsi que s’exprime l’écrivain Kateb Yacine à propos des événements qui se déroulent à Sétif95. Tout commence au premier congrès des Amis du manifeste de la liberté (AML), début mars 1944, où l’on annonce 500 000 adhérents. L’association légale, dirigée par Ferhat Abbas96, a déposé ses statuts le 14 mars 1944. Pour la première fois en Algérie, un grand mouvement – avec comme mots d’ordre « autonomie, égalité, justice » – rassemble intellectuels, bourgeois algériens et classes populaires – « le peuple », dit Messali Hadj. Lors de ce congrès, la position modérée de Ferhat Abbas est mise en minorité. Les jeunes activistes du parti messaliste chauffent la salle et font adopter une motion favorable à des institutions algériennes indépendantes de la France. Le 29 avril 1945, au meeting de Sétif qui se déroule sans incident, on demande publiquement une Algérie indépendante. Pour avoir toléré la tenue de ce meeting et refusé la dissolution des AML, le gouverneur d’Algérie, Chataigneau, est rappelé à Paris. En son absence, ses adversaires ont les mains libres et en particulier le général Henry Martin. Ils arrêtent Messali Hadj qui est emmené vers une destination inconnue avec d’autres militants du Parti du peuple algérien (PPA). Dans toute l’Algérie on demande sa libération. Des manifestations quotidiennes avec chants patriotiques inquiètent la police et l’armée. Pour les Algériens, le but est de prendre possession de l’espace civique et politique97. Des armes sont distribuées, fin mars, aux colons de Guelma98.

À Sétif, le 29 avril 1945, un grand meeting se tient devant 2 500 musulmans, avec la conférence d’un avocat, adjoint au maire de la ville, au nom des AML99. La manifestation syndicale traditionnelle du 1er mai est organisée par les syndicats avec un service d’ordre des dockers et des traminots algériens et des mots d’ordre hostiles au nazisme. Dans la plupart des villes, les rassemblements se déroulent sans incident, le PPA est placé en fin de cortège après les syndicats. À Sétif, 5 000 personnes, hommes, femmes et enfants, défilent dans le calme. À Guelma, un cortège de 1 500 à 2 000 personnes est mené par les jeunes. Le sous-préfet intervient pour faire disperser la manifestation100. Des affrontements ont lieu également à Alger et à Oran. Des manifestants venus des faubourgs marchent derrière un drapeau algérien. La police intervient et tire : il y a des arrestations, des morts et des blessés. Dans un tract, la CGT condamne le 3 mai les désordres, œuvre du PPA, « expression fidèle de Radio-Berlin ». Le même jour, le Parti communiste algérien (PCA) dénonce le complot du PPA « qui prend ses mots d’ordre à Berlin chez Hitler ». Le 1er mai 1945 signe une rupture durable entre la gauche et les nationalistes. Le secrétaire général du PCA reconnaît cependant en avril 1947 que « le Parti s’était aperçu de son erreur et cherchait à la corriger101 ».

Sétif est le cœur du nationalisme algérien. Toute manifestation politique est interdite aux musulmans. Les AML préparent pour le 8 mai une manifestation pacifique avec les drapeaux des Alliés et le drapeau algérien. Le 8 mai, ici comme ailleurs, on doit célébrer la fin des cinq ans de guerre. L’armée se prépare aussi mais sa réquisition dépend des autorités civiles. Une liste de dirigeants nationalistes à arrêter est constituée102. Parti de la mosquée, un cortège de 6 000 à 7 000 personnes arrive dans la ville coloniale, précédé de 200 scouts portant une gerbe et les quatre drapeaux alliés ; les manifestants entendent affirmer la présence politique de leur communauté dans l’espace public. Soudain, des jeunes brandissent un drapeau algérien et des pancartes pour la libération de Messali et pour l’indépendance. Une voiture de police veut saisir drapeau et pancartes. Une bagarre s’ensuit et la police tire sur une foule en panique. Il y a des morts et des blessés. Autour du souk, des Algériens sortent matraques, couteaux et armes à feu et s’en prennent à des Européens : une vingtaine d’entre eux succombent. Le nombre d’Algériens massacrés n’est pas connu. Les autorités coloniales décrètent le couvre-feu et la loi martiale. Des armes sont distribuées aux Européens. Le commissaire Bergé conclut ainsi son rapport d’enquête : « Chaque soir pendant plusieurs jours des automitrailleuses de la Légion étrangère et des tirailleurs sénégalais circulent dans les rues de la ville et tirent des rafales sur les indigènes qui fuient. La troupe effectue des arrestations massives. »

La nouvelle se répand dès l’après-midi dans les campagnes environnantes. Dans la zone rurale de Petite Kabylie autour de Kherrata, des paysans et des montagnards s’insurgent : on recense pillages d’armes, meurtres et incendies. Des administrateurs, des fonctionnaires et des colons sont tués, mutilés parfois. Le sous-préfet délègue ses pouvoirs à l’armée pour la région de Sétif. Le général Duval réclame un appui aérien et applique le « plan insurrection ». Militaires et civils reprennent le dessus en fin de journée. Mais dès le lendemain, les tribus descendent dans les bourgs, pillent et tuent pour venger les morts de la veille. L’intervention de l’armée – quatre régiments – par terre, par mer et dans les airs brise la révolte le 11 mai103. Le bilan est de quatre-vingt-dix Européens tués. Les colons accusent le gouverneur et le pouvoir civil de laxisme et veulent se faire « justice » eux-mêmes.

À l’est du département de Constantine, dans la ville de Guelma, un nombre conséquent de militants des AML et du PPA se sont organisés. En face, nommé depuis peu, le sous-préfet, un ancien commissaire de Vichy passé à la Résistance, est connu pour ses pratiques violentes. Il interdit à l’avance toute manifestation dans la ville le 8 mai. À 16 heures, un cortège se forme à l’extérieur de la ville : 1 500 à 2 000 personnes, essentiellement des jeunes, se dirigent vers le monument aux morts. Vers 18 heures, précédés de drapeaux alliés, du drapeau algérien et de pancartes (« Libérez Messali ! » « Vive l’Algérie ! », « Vive la Charte atlantique ! »), les manifestants, qui n’ont pas d’armes chantent comme à Sétif l’hymne patriotique des scouts kabyles104 :

Ô frères soulevez-vous

Pour combattre pour votre patrie

Elle est entre les mains de vos ennemis.

Aidé de quelques policiers, le sous-préfet tente d’arrêter la manifestation. Bousculé, il tire. Les manifestants se dispersent. Il y a au moins un mort et des blessés. Le sous-préfet qui a proclamé l’état de siège installe l’armée aux carrefours et décrète le couvre-feu. Le jeune homme qui avait bousculé le préfet est arrêté, ainsi que son père et son frère, le chef de la section AML de Guelma. Leur maison est pillée, des documents sont trouvés qui permettent de remonter à d’autres militants, également arrêtés. Le sous-préfet constitue dès le 9 mai une milice civile de 250 hommes. Un tiers des hommes de la ville qui la composent ont entre trente-cinq et cinquante ans. Pour la plupart artisans et ouvriers, ils sont recrutés à gauche comme à droite. La milice, qui devient le bras armé des exécutions sommaires, est dirigée par un socialiste et un responsable CGT qui va jusqu’à fournir la liste de ses propres adhérents indigènes.

L’aviation intervient le 9 mai contre des groupes de ruraux et les routes sont dégagées le soir. Entre le 9 et le 18 mai, 2 500 musulmans – quasiment toute la population indigène, masculine et adulte – est présentée devant un tribunal improvisé. À partir du 11 mai, le sous-préfet réquisitionne des camions pour conduire les prisonniers sur les lieux d’exécution et autorise le pillage (appelé réquisitions) des biens des prisonniers. Neuf dirigeants des AML sont exécutés après avoir été torturés, ainsi que trois membres de la famille Reggui qui possède le plus bel hôtel de la ville et le café-glacier où se réunissent les notables. Les Européens ne supportent pas la réussite économique de ces Français musulmans mariés à des Françaises qui ne veulent pas renier leur culture musulmane. On fait creuser des tranchées aux prisonniers : les cadavres y sont déposés par dizaines et les exécutions continuent jusqu’au 27 juin. Le ministre de l’Intérieur ayant annoncé sa venue pour le 24 juin, les cadavres sont déterrés et brûlés à la chaux dans l’entreprise de bâtiment d’un des principaux colons, Marcel Lavie. Un témoin, habitant près des fours à chaux, évoque auprès d’un enquêteur la noria des camions, « l’insupportable odeur » et « la fumée bleue des cadavres »105.

Devenu un enjeu politique, le nombre de morts algériens a beaucoup varié, allant de seize (selon le sous-préfet) à 1 165 morts (selon le gouvernement français) et jusqu’à 45 000 (selon le PPA en 1945 et le gouvernement algérien après 1962). L’armée britannique quant à elle parle de 6 000 à 14 000 morts, l’armée américaine de 17 000. Marcel Reggui avance le nombre de 1 500 à 2 000 morts pour la région de Guelma uniquement106. Quelques hommes seulement ont protesté contre les crimes (quatre officiers dont le chef de la garnison de Guelma, le médecin militaire, le commandant des troupes marocaines arrivées le 26 mai et deux civils). Règlement de comptes racial pour Charles-Robert Ageron, la révolte européenne institue un ordre subversif qui rompt avec le régime républicain. Véritable « chef charismatique », le sous-préfet Achiary a été déterminant dans le passage à l’acte des Européens.

Les parents de Kateb Yacine doivent quitter Guelma où ils habitaient, la mère étant devenue folle après le massacre. Devant le tribunal militaire de Constantine, 2 665 inculpés algériens sont traduits. Aucun avocat, sauf commis d’office, n’accepte de les défendre. En tout, 157 personnes sont condamnées à mort, 600 aux travaux forcés. Après la loi de 1946, les trois quarts d’entre eux sont amnistiables. Emprisonné, Ferhat Abbas n’est pas jugé après la loi d’amnistie du 2 mars 1946 ; il est libéré le 16 mars. Les derniers condamnés à mort sont graciés par Léon Blum. Les Européens obtiennent l’impunité. Outre la conviction que la violence politique était devenue inévitable, les événements de mai 1945 dans le Constantinois ont enraciné le sentiment national algérien dans les populations urbaines et rurales.

Un nouveau statut pour les départements d’outre-mer

Rosan Girard, médecin, ancien maire communiste et conseiller général du Moule, en Guadeloupe, à la Libération, se souvient de son état d’esprit à l’époque :

Oui, nous étions patriotes français, et gaullistes, parce que antiallemands, parce que viscéralement antinazis parce que nègres. Oui, nous souhaitions passionnément contribuer à la victoire de la France combattante. Le peuple guadeloupéen a toujours eu une claire conscience de qui étaient ses ennemis véritables, et ses ennemis en 1944 n’étaient pas la France, mais l’Allemagne, ses alliés et tous ceux qui avaient collaboré avec le régime107.

En 1943, l’effondrement de l’administration vichyste ouvre aux Antillais le champ des possibles et l’horizon d’un renouveau politique et social. Il s’agit d’inscrire dans les institutions à reconstruire un cours nouveau pour les « vieilles colonies ». En 1945, les Antillais espèrent une amélioration de leurs conditions de vie, une augmentation des salaires et un meilleur approvisionnement. Dès janvier-février 1945, une grève touche tous les centres sucriers de la Guadeloupe. Après la séquestration provisoire de deux cadres, les ouvriers obtiennent le doublement de leurs salaires. Le mouvement gagne ensuite la Martinique, d’habitation en habitation. La conflictualité s’étend également aux travailleurs urbains. Les conditions sociales favorisent, d’une certaine façon, la victoire électorale des communistes qui soutiennent ces revendications.

En Guadeloupe, les élections législatives de novembre 1946 consacrent la victoire et l’influence pérenne des communistes ; Rosan Girard et l’avocate Gerty Archimède accèdent à la députation. En Martinique, à partir de 1945, le dirigeant de la Fédération communiste martiniquaise du PCF Léopold Bissol et l’intellectuel Aimé Césaire y accèdent également et conserveront leur siège pendant de longues années108.

Aimé Césaire et Rosan Girard ont des destins parallèles : ils sont nés tous deux en 1913 et appartiennent aux couches populaires intermédiaires dont les enfants, brillants élèves du secondaire, peuvent suivre des études supérieures à Paris grâce aux bourses de l’État. Avant leur retour aux Antilles en 1938-1939, ce ne sont pas à proprement parler des militants inscrits dans le jeu politique institutionnel. Aimé Césaire est professeur de lettres au lycée Schœlcher à Fort-de-France. Rosan Girard s’installe comme médecin dans sa commune d’origine, Le Moule. Très proche des gens du peuple, il capte son public par ses talents oratoires en français et en créole et suscite l’enthousiasme populaire. Après la guérison rapide d’une de ses patientes, on lui attribue des pouvoirs surnaturels qui lui auraient été transmis par sa mère connue comme magicienne, un peu sorcière. Césaire conquiert son auditoire interclassiste dans des conférences littéraires. En avril 1945, il n’est pas encore adhérent au Parti communiste qui le choisit pourtant, bien que politiquement inexpérimenté, pour mener la liste aux élections municipales en raison de son succès auprès de la petite bourgeoisie intellectuelle et commerçante de Fort-de-France ; il conquiert le fauteuil de maire et l’occupe pendant près de soixante ans.

Voici comment il évoque, à l’Assemblée nationale constituante en mars 1946, la situation aux Antilles :

Mesdames, Messieurs, c’est là un fait sur lequel il convient d’insister : dans ces territoires où la nature s’est montrée magnifiquement dangereuse règne la misère la plus injustifiable. Il faut, en particulier, avoir visité les Antilles pour comprendre ce qu’il y a de faux dans la propagande officielle qui tend à les présenter comme un paradis terrestre. En réalité, dans des paysages qui comptent parmi les plus beaux du monde on ne tarde pas à découvrir des témoignages révoltants de l’injustice sociale. À côté du château où habite le féodal – l’ancien possesseur d’esclaves – voici la case, la paillote avec son sol de terre battue, son grabat, son humble vaisselle, son cloisonnement de toile grossière tapissée de vieux journaux. Le père et la mère sont aux champs. Les enfants y seront dès huit ans ; ils feront partie de ce qu’on appelle là-bas « les petites bandes » d’un terme qui rappelle assez curieusement « les petites hordes » de Fourier. La tâche est rude sous le soleil ardent ou parmi les piqûres de moustiques. Au bout de quelques années, pour celui qui s’y adonne et qui n’a pour tromper sa faim que les fruits cuits à l’eau de l’arbre à pain, il y a la maladie et l’usure prématurée. Voilà la vie que mènent les trois quarts de la population de nos îles109.

Coauteur (avec le radical guyanais Gaston Monnerville et le communiste réunionnais Raymond Vergès) d’une proposition de loi en février 1946 tendant à faire des « vieilles colonies » des départements comme les autres, le nouveau député de Martinique dresse dans ce discours emblématique un portrait de la misère sociale des milieux populaires antillais. Pour lui, le nouveau statut devrait permettre de faire bénéficier la population de l’égalité des droits en matière de protection sociale (assurance maladie, maternité et allocations familiales, législation du travail, cotisations patronales) pour améliorer ses conditions de vie.

La loi de mars 1946 est l’héritière d’une longue histoire de la volonté politique d’assimilation institutionnalisée avec la IIIe République. De longue date, les élites de couleur aux Antilles, en Guyane et à La Réunion ont aspiré à l’assimilation, qui leur semblait pouvoir garantir l’égalité devant la loi110. C’est à la France de la Déclaration des droits de l’homme et de l’abolition de l’esclavage qu’ils souhaitait s’intégrer alors que l’arbitraire de l’administration coloniale, sur place et à Paris, leur montrait une réalité bien différente. Même si on le trouve dès la Libération dans certains projets politiques et administratifs, le terme de départementalisation n’est cependant pas promu en 1946 par Aimé Césaire mais a posteriori en substitut du mot « assimilation », devenu pour lui le maître-mot d’une pensée colonialiste111.

La loi de 1946 est accueillie avec satisfaction par les élites de la classe politique, surtout en Martinique, et avec une certaine indifférence populaire. En Guadeloupe, un jeu de mots en créole révèle cette indifférence distante : « Nou té asi boukèt, yo mété nou asi… milé » (« Nous étions à dos de bourrique, voilà qu’on nous a juchés sur un mulet »)112. Les classes populaires ont en effet d’autres préoccupations. Comme dans l’Hexagone, les tickets pour l’alimentation de base et le textile subsistent jusqu’à la fin de l’année 1948 et leur premier souci est, jusqu’en 1949, le ravitaillement. En Martinique, l’interruption, à plusieurs reprises, des approvisionnements en viande, poisson et farine provoque des pénuries113.

Moment d’autocélébration impériale en août 1947, les pompeuses cérémonies d’installation des préfets ne peuvent masquer les impatiences de la classe politique antillaise qui attend de l’État les preuves immédiates de sa capacité à résoudre la question sociale et le contentieux colonial. Car la demande d’égalité « ne souffre pas de rester abstraite » (Aimé Césaire). Une fois la loi obtenue, on passe de la France mythique, rêvée, à la départementalisation vécue et bientôt remise en cause.

« La sale guerre d’Indochine114 » (1945-1954)

« Pendant que nous vivons nos petits soucis quotidiens, que nous préparons la veille au soir, en maugréant, la lampe à pétrole du ménage pour la coupure du lendemain, que nous discutons au café de la baisse ou non, 5 % des Français se battent et meurent. Ils meurent au loin, par petits paquets, sans déranger nos habitudes déjà reprises ni personne, sauf les familles qui reçoivent la nouvelle un jour fatal ; ils meurent mal, dans une guerre qui n’est pas à la mesure de notre temps ni même des campagnes glorieuses qu’ils firent de 1941 à 1945. Dans une guerre coloniale. Et ils meurent en silence… »

Bertrand d’Astorg, « Pour un Lyautey socialiste », Esprit, no 130, février 1947.

Dans l’euphorie de la Libération, le gouvernement ne saisit pas la profondeur des aspirations des peuples de l’empire. En Indochine française occupée par les Japonais, le Vietminh sorti du maquis déclenche une insurrection victorieuse et son dirigeant Hô Chi Minh proclame l’indépendance de la République du Vietnam le 2 septembre 1945, jour de la capitulation japonaise. La nation vietnamienne s’est forgée à travers une « guerre de résistance » de trente ans qui a été aussi une guerre civile entre le Nord et le Sud115. Nous ne ferons pas ici le récit de cette guerre mais évoquerons quelques figures de combattant.e.s qui y ont participé et celles de militant.e.s qui se sont opposés à cette « sale guerre », certains depuis 1946. Ceci dans une assez grande indifférence générale dans les cercles intellectuels de la métropole, à l’exception de quelques revues dont Les Temps modernes de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir116.

À un ami vietnamien.

[…] Loï j’avais vu dans tes yeux un reflet de métal comme un scintillement de poignard quand tu disais Viet-Nam. Et tu pensais à ce village et aussi à mon pays cette France que tu n’as pas connue

et que tu aimes avec violence et désespoir Loï celle qu’on refusait de chercher ailleurs que dans les manuels d’histoire du Lycée d’Hanoï

Et tu disais Révolution Quatre-vingt-neuf La Commune de Paris

Comme d’autres chantent dans les rizières au lever du soleil […]

Loï, je suis retourné à Phu-to et j’ai pensé à toi […]

Sur un pan de mur éraflé par les balles j’ai lu

Comme si ta main les avait tracés avant de jeter

la grenade ces mots :

Soldats français qui avez libéré votre pays du joug nazi pourquoi combattez-vous contre vos camarades vietnamiens qui luttent pour leur liberté117 ?

L’auteur de ces poèmes, précise l’éditeur à l’époque, « fut l’un des combattants du maquis du Vercors, parti en Indochine avec le corps expéditionnaire dès la fin de la campagne d’Allemagne. Il reste près de deux ans en Indochine et rentre en France au mois de mai 1947. Il écrit sous le pseudonyme de Georges Dahiel et est âgé de vingt-cinq ans ». Sous ce nom de plume se cache Daniel Atger, pasteur et aumônier militaire118. Son parcours et ses poèmes témoignent du paradoxe que représente, pour les résistants, la décision de partir faire une guerre coloniale en Indochine contre des populations civiles et contre d’autres résistants qui se battent, eux aussi, pour l’indépendance de leur pays.

Les motivations des soldats pour s’engager dans cette campagne sont diverses. Jeunes pour la plupart, ces hommes qui ont vécu, pour certains, dans la clandestinité, se retrouvent à la Libération sans formation ou sans emploi et rencontrent de réelles difficultés pour se réadapter à l’ordinaire de la vie119 ; les soldats coloniaux recrutés l’ont été le plus souvent par nécessité. D’autres, Italiens et Allemands surtout, s’engagent dans la Légion étrangère où l’on oublie leur passé fasciste ou nazi. Presque tous sont attirés par l’exotisme et l’aventure offerts par cette lointaine colonie qu’ils ne connaissent, le plus souvent, que par la chanson populaire égrillarde Ma Tonkinoise popularisée par Joséphine Baker en 1930. Et ils y vont pour y « connaître » d’autres femmes…

« Ça a été un carnage, on n’a rien laissé vivant debout ou dehors sur cinq ou six kilomètres : vieillards, malades, femmes et enfants, poules, cochons, bicoques, pagodes… Tout au coupe-coupe et à l’allumette120. » Une fois n’est pas coutume, je me permets de citer ici l’escroc baroudeur Albert Spaggiari, engagé dans la première guerre d’Indochine121, afin de rappeler les pratiques de guerre des soldats français contre le Viêt-Minh et les populations civiles.

On connaît cette histoire par des récits postérieurs qui évoquent à mots couverts la barbarisation dans les deux camps. La guerre provoque la division dans les familles : Jackie Bong-Wright évoque dans ses mémoires publiés en 2001 l’engagement de ses frères et sœurs « dans des versants opposés ». L’une de ses sœurs a rejoint le Viêt-Minh ; l’autre, un parti nationaliste. Sa mère lui apprend plus tard que, selon la rumeur, l’aînée aurait dénoncé son propre frère, Trung, envoyé dans un camp de rééducation au Nord122.

La guerre marque violemment les corps, les cœurs et les consciences des femmes. Le Ly Hayslip se remémore l’image de sa mère et de ses sœurs préparant avec des herbes de la teinture rouge pour salir leur pantalon : « Elles voulaient que les soldats pensent qu’elles avaient leurs règles, ce qui leur ôterait l’envie de les violer. Malheureusement certains s’en moquaient complètement, mais c’était le risque que courait chaque femme de Ky La123. » Un jour, sa mère lui apprend que ses voisins ont été assassinés, leurs corps mutilés et que sa voisine a été violée par des soldats marocains de l’armée française. Plus tard, ce sera pour elle le fait de « patriotes vietnamiens », évocation rare dans les témoignages parce que le principal est alors « la lutte de libération nationale » : « J’avais été violée ! Je connaissais à mon tour cette horreur que toutes les femmes redoutent. Ce qu’on a préservé pendant des mois pour un futur mari était déchiré en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Le plus horrible était que je ressentais cet acte de vie comme un geste de mort124. »

En janvier 1947, un appel des catholiques vietnamiens aux catholiques de France est publié dans un quotidien issu de la Résistance, Témoignage chrétien, le 10 janvier 1947 : « Après les fusillades et les tueries, il faut avoir la paix. La paix véritable. La paix selon l’esprit du christianisme. La condition essentielle, c’est que le Vietnam soit traité avec le respect que l’Évangile conseille vis-à-vis des nations comme vis-à-vis des personnes. C’est la France qui, ayant les armes pour la guerre, a aussi la grande responsabilité d’édifier la paix. » Au nom de l’Évangile et des liens forts existant entre les deux communautés, les catholiques vietnamiens interpellent les Français pour faire naître une prise de conscience de leur situation et affirmer les droits des Vietnamiens à revendiquer la paix et l’indépendance nationale. Sur place, le Viêt-Minh respecte les églises et leurs desservants mais contrôle la circulation des prêtres. En présence de catholiques vietnamiens, les jésuites, qui ont évangélisé la région depuis le XVIIe siècle, organisent précocement à Paris, le 8 décembre 1945, une conférence intitulée « Indochine et conscience chrétienne ». À Hanoï, 40 000 catholiques vietnamiens défilent le 23 septembre 1945 pour soutenir le gouvernement de la République démocratique du Vietnam125. Monde ouvrier, l’organe du Mouvement populaire des familles, reconnaît le 20 juillet 1946 la légitimité de l’indépendance des peuples coloniaux. C’est le cas aussi de l’association France-Vietnam, fondée au cours de l’été 1946. Cette association pluraliste – elle regroupe des communistes mais aussi le directeur d’Esprit Emmanuel Mounier, le catholique François Mauriac et le démocrate-chrétien Maurice Schumann – est présidée par l’ancien ministre radical-socialiste Justin Godart. Ce dernier soutient de façon prémonitoire « les droits à l’indépendance d’un peuple dont la conscience nationale pleinement éveillée ne saurait plus être étouffée126 ». À cette date, le champ des possibles paraissait encore ouvert.

Amorcé par la revue Esprit, le processus de sensibilisation des catholiques français s’effectue lentement. Témoignage chrétien met en doute la mission civilisatrice de la France. Le journal publie un article d’un journaliste de L’Aube, Jacques Chegaray, sur « les tortures en Indochine ». « À côté de la machine à écrire, le mobilier d’un poste comprend une machine à faire parler » : il s’agit d’une dynamo aperçue dans un poste militaire du Tonkin et dénoncée dans ce reportage le 29 juillet 1949127. L’article fait grand bruit. En novembre, le quotidien compare le nombre de morts lors de l’offensive vietnamienne du 19 décembre 1946 parmi les Européens (trente-sept morts) et du bombardement d’Haïphong par la marine française le 23 novembre 1946 (6 000 morts vietnamiens). A posteriori, on comprend ainsi les causes immédiates du déclenchement de la guerre, voulue à Saïgon par l’amiral d’Argenlieu et son entourage militaire et civil avant que les institutions de la IVe République ne soient vraiment installées.

Tandis que l’on entre progressivement dans la période dite de guerre froide, la guerre d’Indochine devient un enjeu entre les deux blocs. En février 1949, le PCF déclenche une campagne avec les organisations sœurs (l’Union des femmes françaises, UFF, et l’Union de la jeunesse républicaine de France, UJRF128) sur « Le non de la classe ouvrière à la guerre ». Une série d’actions sont lancées dans les ports et les gares afin que le matériel militaire pour l’Indochine ne soit pas chargé. La troupe remplace les dockers grévistes qui sont bientôt isolés dans leur résistance. En 1950, l’Appel de Stockolm, antiaméricain, anticapitaliste et anti-impérialiste, oriente la propagande communiste sur le mot d’ordre de paix.

En France, Georges Bidault fait adopter le 8 mars 1950 une loi qui permet de poursuivre les auteurs de propagande pour « démoralisation de l’armée » et de punir les actes de sabotage contre le matériel militaire. C’est dans ce contexte qu’éclate l’affaire Henri Martin. Né dans le Cher en 1927 d’un père ajusteur et d’une mère catholique, Henri Martin entre au maquis à seize ans et participe à la libération de la Bourgogne, puis combat jusqu’en décembre 1944 autour de la poche de Royan. Après avoir cherché en vain du travail pendant six mois, il s’engage en juin 1945 dans la marine pour combattre les Japonais. Les lettres à ses parents donnent la mesure de sa prise de conscience progressive du rôle que joue l’armée française au Vietnam, bien loin de ses convictions patriotiques forgées dans la Résistance. Henri Martin demande la résiliation de son engagement mais il n’est rapatrié qu’en décembre 1947 et affecté à l’arsenal de Toulon comme second maître mécanicien. Il est arrêté, sur dénonciation, le 14 mars 1950 pour complicité dans le sabotage d’un navire de guerre (accusation vite abandonnée) et pour diffusion de tracts hostiles à la guerre129.

Après deux procès devant les tribunaux militaires de Toulon et de Brest, Henri Martin reste de longs mois en prison jusqu’à sa libération conditionnelle le 2 août 1953. La campagne en faveur de sa libération est lancée en juillet 1950 par André Marty, ancien mutin de la mer Noire en 1919. Au cours des six premiers mois de 1950, quarante-quatre personnes sont arrêtées, dont Raymonde Huberteau, épouse Dien, vingt et un ans, sténodactylo, membre de l’Union des jeunes filles de France (UJFF) qui a fait dix mois de prison pour s’être couchée, dans un geste spectaculaire le 23 février 1950, devant un train de matériel militaire à Saint-Pierre-des-Corps. Dix-huit personnes sont arrêtées le 23 mars à Roanne après une manifestation violente face aux CRS pour bloquer un train ; et beaucoup d’autres, surtout dans les ports130. La campagne en faveur d’Henri Martin dure trois ans. Massive et sans relâche, elle est relayée par l’organisation sœur du PCF (dite « de masse ») spécialisée dans la solidarité aux victimes de la répression, le Secours populaire131. Les intellectuels et les peintres sont invités à célébrer l’action d’Henri Martin. Chacun dans son style – Picasso, Lurçat, Léger, Fougeron, etc. – le représente ; Jacques Prévert, Vercors, Aragon, Hervé Bazin, Michel Leiris et d’autres écrivent des textes dans L’Affaire Henri Martin, commentée par Jean-Paul Sartre qui publie en même temps un numéro spécial des Temps modernes dénonçant la guerre132.

Malgré les prises de position précoces au sujet de la guerre d’Indochine, l’engagement des chrétiens pour Henri Martin est tardif (janvier 1952), freiné par la position anticommuniste très ferme de l’Église et par le monopole du PC dans la campagne133. Si, pour les communistes, Henri Martin est un héros, les chrétiens en font un martyr. Ils insistent sur sa formation catholique dans une famille modèle et son itinéraire spirituel, source de sa révolte contre l’armée française.

Le cas de Jeanne Bergé et son rapprochement avec celui d’Henri Martin paraît à première vue évident. Monde ouvrier titre le, 28 février 1953, « Il faut sauver Jeanne Bergé ». Née en 1920, cette dernière, fille d’ouvrier agricol et aînée de quatre enfants, se marie en 1938 avec un officier de carrière qui l’emmène en 1939 en Indochine. Elle devient téléphoniste aux PTT. En 1942, elle est emprisonnée pour des activités de résistance gaulliste contre les Japonais et décorée à la Libération. Elle évolue progressivement vers un refus de la guerre coloniale. Dénoncée, elle est arrêtée le 1er février 1951 : la police a retrouvé chez elle des tracts pour la paix. Le tribunal militaire de Saïgon la condamne à vingt ans de travaux forcés pour « entreprise volontaire de démoralisation de l’armée et de la nation ». Malade, elle est rapatriée en 1952. Elle est soutenue mollement par le Secours populaire français. Accusée de trahison au profit du Viêt-Minh, elle n’a pas eu une vie édifiante comme celle d’Henri Martin : elle a divorcé et passe pour avoir des amants, ce qui n’est pas conforme au puritanisme communiste. La priorité est finalement donnée à une demande de grâce pour raisons de santé. Sa défense par le journal Monde ouvrier s’inscrit dans un univers militant humanitaire tourné vers la solidarité134. À la recherche de la vérité et de la justice, Monde ouvrier met par ailleurs en avant les contradictions entre le coût de la guerre et les difficultés au quotidien des ouvriers et, en accord sur ce point avec la CGT, exige une commission d’enquête parlementaire qui est créée le 2 juillet.

Poussés par leur conscience, les chrétiens ont confirmé leur engagement en solidarité mais se refusent cependant à suivre la CGT ou le PCF, pris, dans le contexte de guerre froide entre deux camps antagonistes, dans un discours globalisant et antiaméricain.

L’insurrection malgache (1947-1948)

« La lutte a été âpre : adversaires soutenus par des partis coalisés, menaces officieuses, provocations, emprisonnements, tout a été mis en œuvre pour barrer la route à nos leaders. »

La Nation malgache, no 24, 6 décembre 1946.

Le Mouvement démocratique de rénovation malgache (MDRM), créé à Paris en 1946 par deux députés de Madagascar, remporte une victoire totale aux élections de janvier 1947. Les trois députés élus – Joseph Raseta, Joseph Ravoahangy et Jacques Rabemananjara – sont considérés comme des héros par la population. Ils proposent à l’Assemblée constituante la création d’un État indépendant au sein de l’Union française. Le Parlement français n’a accordé, comme au reste de l’Afrique, que des réformes jugées insuffisantes : suppression du service de la main-d’œuvre et des travaux d’intérêt général (travail forcé et corvées) et autonomie budgétaire des assemblées provinciales. L’administration française cherche à contourner le résultat des élections. Le ministre de l’Outre-Mer, Marius Moutet, donne un ordre précis : « lutte contre l’autonomisme malgache. » En effet, le nationalisme malgache est pérenne depuis la colonisation. Pendant la Seconde Guerre mondiale se sont créées des sociétés secrètes – le Parti nationaliste malgache (PaNaMA) en 1941, le JINA ou JINY en 1943 : « Notre organisation s’appelait Jiny. Jiny pas Jina. […] Le jiny est une sorte de petit oiseau des régions côtières dont une partie des plumes est rouge. Lorsque cet oiseau se trouve dans un fossé profond et que vous passez tout près, s’il vous surprend, vous perdez connaissance […] il paraît qu’il dégage un poison. […] on a opté pour Jiny qui était facile à prononcer et suffisamment court, et de plus symboliquement, l’oiseau jiny représentait une force qui pouvait tuer135. »

En 1947, à la veille de l’insurrection, on peut évaluer à 300 000 le nombre d’adhérents du MDRM.

Fin mars 1947 éclate l’insurrection qui gagne assez rapidement du terrain. Les habitants de cette région ont particulièrement souffert du travail forcé devenu « corvée » en 1926. Le 29 mars 1947, quelques centaines de nationalistes malgaches armés de sagaies et de coupe-coupe attaquent le camp militaire de Moramanga, des plantations isolées et des petites villes de la côte Est. Ils s’en prennent aux Européens et aux Malgaches qui vivent et travaillent avec eux et les tuent. Des églises sont saccagées. Jusqu’en juillet 1947, l’insurrection ne cesse de s’étendre. À sa tête dans le Sud-Est, Michel Radaoroson, né vers 1910 dans une famille paysanne, est instituteur, président d’une section du MDRM et membre de la société secrète JINA ; il meurt en juillet 1948. Dans le Nord-Est, Victorin Razafindrabe, né en 1898, dans une famille de caste servile, fonctionnaire puis agriculteur, président d’une section du MDRM et membre de la JINA, joue dans l’insurrection un rôle essentiellement militaire. Fait prisonnier en septembre 1948, il meurt à l’hôpital un mois plus tard. Tous deux étaient animés d’une intense foi patriotique.

Le gouvernement français, qui avait massé des troupes (composées essentiellement de tirailleurs sénégalais) depuis 1946, saisit l’occasion pour écraser dans le sang ce que l’on considère comme un soulèvement général. L’insurrection tourne en une guérilla et devant la répression, les résistants se réfugient dans les forêts, dans des conditions de vie extrêmement difficiles ; les morts sont nombreux. Le gouvernement envoie encore de nouveaux renforts. La répression confiée au général Garbay donne lieu à des exactions et des crimes de guerre : tortures, exécutions sommaires, regroupements forcés, mises à feu de villages. L’armée, la police et des milices ratissent tout le pays.

L’un des crimes les plus graves est commis le 6 mai 1947 : au prétexte que des insurgés s’apprêtent à délivrer les otages, le commandant du camp de Moramanga fait mitrailler plus d’une centaine de militants du MDRM emprisonnés en gare dans des wagons plombés affectés ordinairement au transport des bestiaux. Les soixante et onze survivants sont emprisonnés, torturés et affamés. Le 8 mai, ils sont conduits devant un peloton d’exécution après que le général Casseville en a donné l’ordre. Laissé pour mort, Rakotoniaima, l’un des otages, a pu s’échapper et en raconter les circonstances. Il reste donc un seul témoin pour faire part du massacre136. L’insurrection est définitivement vaincue en décembre 1948.

Comme dans le Constantinois en 1945, des milliers de Malgaches ont été massacrés. Le nombre de morts reste sujet à caution et fait l’objet de vifs débats ou d’un silence pesant. Les chiffres avancés oscillent entre 11 200 morts (1 900 dans l’insurrection, 3 000 victimes de la répression d’après l’armée, 6 300 disparus) et 89 000 morts, chiffre avancé par le haut-commissaire de Chevigné au cours d’une conférence de presse en janvier 1949. L’historien Jean Fremigacci compte entre 30 000 et 40 000 morts, « dont 10 000 de mort violente et le reste de faim ou de maladies qui ont frappé des populations en fuite, le plus souvent sous la contrainte des insurgés137 ». Même revu à la baisse, le nombre de morts est effroyable.

Bien que les trois députés malgaches aient très vite condamné l’insurrection, le gouvernement Ramadier les en rend responsables. L’Assemblée nationale, y compris les communistes, vote la levée de leur immunité parlementaire. L’administration coloniale liquide localement le MDRM qui s’était pourtant démarqué des insurgés, sans résoudre pour autant la question du nationalisme malgache. La protestation anticolonialiste prend cependant de l’ampleur à la fin de 1948 et en 1949. Venue sur place, la journaliste Andrée Viollis s’indigne du déroulement du procès de Tananarive. Malgré les protestations du président de la République, Vincent Auriol, une justice expéditive multiplie les condamnations à mort au « procès des parlementaires » (juillet-septembre 1948) et, dans les autres procès, condamne aussi à des années de bagne et de prison des inculpés sans défense. Le dernier condamné à mort est exécuté en 1954 et les derniers prisonniers ne sont libérés qu’en 1956, date où l’état de siège est finalement levé.

L’insurrection de 1947 a été gommée de la mémoire collective des Français mais aussi de celle des Malgaches. Une mémoire d’effroi, mutique, s’est constituée après l’insurrection. « Objet de discours contradictoires, d’une “rumeur” ou tabataba qui perdure, enfle ou se dissout », la mémoire de 1947 a cependant ressuscité dans l’histoire récente de Madagascar138. C’est à la littérature, en particulier l’œuvre de Jean-Luc Raharimanana, que l’on doit le retour de cette mémoire enfouie. Dans une œuvre polymorphe – le roman Nour, 1947 (2001), le court pamphlet illustré de photos Madagascar 1947 (2007), la pièce de théâtre 1947 (2008), le recueil de portraits en noir et blanc assortis de témoignages recueillis dans l’est du pays, Portraits d’insurgés. Madagascar 1947 – l’auteur entend restaurer des voix manquantes, « des paroles à sortir du silence et de la stupeur […] des visages à faire sortir de l’oubli139 » pour que le silence et l’oubli soient à nouveau réinvestis par la rumeur, le tabataba, qui désigne les événements de 1947 transmis par ce vecteur.

6. PRODUCTIVISME ET QUESTIONS SOCIALES

« On peut estimer que le monde ouvrier, le moment d’allégresse de la victoire passé, insiste sur le fait que la fin de la guerre doit coïncider avec la reprise d’une action plus intense pour la réalisation des revendications ouvrières. Les dirigeants syndicaux ne voulant pas se laisser dépasser, s’efforcent de garder la maîtrise de l’action sans toujours y parvenir. »

Lucien Monjauvis,
préfet communiste de la Loire, 1945140.

Dès 1944, les prises de contrôle d’entreprises dans la zone Sud montrent les aspirations d’une part des salariés (ouvriers, employés, techniciens et cadres) à la gestion des entreprises. Les usines Renault sont nationalisées en janvier 1945 – « nationalisation sanction » pour Louis Renault, accusé de collaboration. Après la Libération, les classes populaires soutiennent les nationalisations, espérant que ces réformes structurelles les affranchiront de l’autorité patronale et amélioreront leur quotidien. Le gouvernement nationalise quatre grandes banques de dépôt en décembre 1945, le gaz et l’électricité en avril 1946, les charbonnages en mai. L’esprit de la Libération s’effritant, le processus évolue en 1948 avec la création de sociétés mixtes (Air France) ou de régies (Régie autonome des transports parisiens, RATP).

Les difficultés économiques et sociales de la reconstruction – inflation, ravitaillement et marché noir, crise du logement et pénuries – pèsent toujours et de plus en plus sur le quotidien des classes populaires. Témoin de cette « crise du logement », l’ordonnance du 11 octobre 1945 instaure une taxe sur les « logements sous-occupés »141. Les priorités du premier Plan pour réorganiser l’économie portent sur les industries de base, sidérurgie et charbon, puis les cimenteries et la fabrication des machines agricoles. Les industries de transformation sont sacrifiées jusqu’en 1950, ce qui explique la persistance des pénuries dans le textile ou l’industrie de la chaussure, alors que le travail s’intensifie dans les entreprises. Acceptée par le PC et par les syndicats, la semaine de travail de quarante-huit heures contribue à la réalisation du premier Plan comme l’affirme de façon volontariste l’affiche d’un homme viril, bien campé sur ses deux jambes, et déclarant, geste à l’appui : « Depuis un an ça va déjà mieux ! Retroussons nos manches cela ira encore mieux. »

Retroussez vos manches ! Pour la production et la démocratie

Après la guerre, au lieu de se reposer et de cesser de se faire crever comme on l’a fait, est arrivé le fameux Maurice Thorez. Il est descendu à Douai et à Valenciennes […] pour parler à la « masse laborieuse ». Il a dit aux mineurs qu’il fallait retrousser les manches pour relever la France. Il comptait sur nous, vu qu’on avait travaillé pour les Boches. Il fallait saquer dedans, nous qui étions déjà usés, parce qu’il fallait « lutter pour atteindre cent mille tonnes ». On a fait avoir des godasses, des cochons, des vélos aux mineurs. Celui qui s’est fait remarquer dans son travail a gagné le plus de la mine, celui-là avait droit à un vélo142.

L’ancien mineur Louis Lengrand évoque ici, avec une pointe d’ironie, trois décennies plus tard, le discours vibrant de Maurice Thorez, secrétaire général du PCF, devant les cadres communistes réunis à Waziers (Nord) le 21 juillet 1945 :

Produire, produire, encore produire, faire du charbon c’est aujourd’hui la forme la plus élevée de votre devoir de classe, de votre devoir de Français. Hier l’arme, c’était le sabotage, mais aujourd’hui l’arme du mineur, c’est de produire pour faire échec au mouvement de réaction, pour manifester sa solidarité de classe avec les ouvriers des autres corporations […]. Je suis sûr que nous gagnerons la bataille de la production comme nous avons gagné la bataille contre l’occupant.

« La bataille pour la production » est engagée dès septembre 1944 par le secrétaire général de la CGT, Benoît Frachon, suivi par Maurice Thorez revenu d’URSS en novembre et devenu ministre d’État dans le gouvernement du général de Gaulle. Il est vrai qu’au printemps 1945, des mouvements de grève ont lieu, en particulier dans les mines, provoqués par le mécontentement du retour à l’ordre ancien, le système Bedaux des salaires, appliqué par des cadres qui avaient échappé à l’épuration. Le rappel à l’ordre de Maurice Thorez montre que « la rage de produire n’habitait pas spontanément les ouvriers143 ».

Avec le mot d’ordre « produire d’abord, revendiquer ensuite », les travailleurs participent en fin de compte peu à la gestion des entreprises, sauf pour les délégués syndicaux dans les comités de gestion d’une centaine d’entre elles et dans un temps très bref à la Libération144. À Vénissieux, l’usine Berliet constitue à la fois une expérience vitrine et une exception par sa durée (septembre 1944-novembre 1949)145. Marius Berliet, soixante-dix-huit ans, patron « de droit divin », a été arrêté le 4 septembre 1944 pour collaboration, ainsi que ses fils. Comme il a refusé de s’entendre avec la Résistance, l’usine de Vénissieux est bombardée par l’aviation alliée à plusieurs reprises en mars 1944, rendant quatre ateliers et 500 machines-outils hors d’usage ; la cité ouvrière près de l’usine est également détruite après avoir été évacuée. L’usine compte alors environ 4 000 salariés, près de 5 000 en 1945 après le retour des prisonniers de guerre et des requis au STO. Les trois quarts d’entre eux sont des ouvriers, la moitié OS ou manœuvres. Les corps sont épuisés mais l’espoir est là de vivre bientôt une vie meilleure.

Une usine sans patron c’est possible ! (pendant trois ans)

Le Livret de l’ouvrier remis à l’embauche chez Berliet en 1945 décrit l’usine sans patron :

Tu entres dans une entreprise où la notion de profit capitaliste a été bannie. Ici, tu ne seras pas soumis à l’exploitation capitaliste et ton travail, tes efforts serviront l’intérêt général donc toi-même. L’amélioration de tes conditions de travail et de ton salaire résultera de l’intensité et de la qualité de ton travail. En tant que travailleur tu bénéficies ici d’une considération particulière. Nos services et des camarades t’entoureront de leur aide et de leur sollicitude. Ta santé sera surveillée et protégée. Tes droits seront reconnus et respectés. Enfin par le canal de tes représentants élus c’est toi qui diriges cette usine. Tu es responsable de sa bonne marche et de son développement. Tu es placé dans les conditions de l’avenir, assurant aux travailleurs la dignité humaine et la liberté146.

Sous la direction du communiste Marcel Mosnier (administrateur séquestre) et du socialiste Alfred Bardin (directeur technique), un comité ou conseil de gestion se réunit chaque matin pour faire le point et décider les mesures à prendre. C’est un organisme de concertation auquel participent deux ouvriers, secrétaires du syndicat CGT de l’usine de Vénissieux et de l’usine de Monplaisir-Montchat. L’ancien règlement intérieur a été aboli mais, malgré les exhortations de la direction communiquées dans son journal Contact, les manières de faire ouvrières perdurent : « caduche » (arrêt de travail sous un prétexte, généralement au moment des gros travaux des champs), grignotage sur l’horaire de travail (on pointe à l’heure mais on arrive plus tard à son poste ; on se prépare avant l’heure de sortie), absentéisme, « perruque » (travail pour soi avec le matériel de l’usine). Inversement, constituées par des militants, des brigades de travail volontaire fonctionnent le samedi. Il fait froid dans l’usine avec des ateliers parfois à ciel ouvert du fait des bombardements, sans chauffage ; les 300 braseros ne suffisent pas vraiment à réchauffer l’espace, les hivers 1944 et 1945 ayant été particulièrement rigoureux.

Le premier camion sorti d’une usine sans patron fait de l’entreprise une vitrine de la nouvelle gestion ouvrière ; la presse, la radio, les hommes politiques viennent l’ausculter ; une légende se forge. Les héros du travail sont exaltés : ils sont au maximum 500, des militants communistes essentiellement, qui se coupent progressivement de la majorité des salariés car ils s’érigent en donneurs de leçons. Mensuel du PC dans l’usine, Le Mécano fustige les « tireurs au flanc » et les « petits métiers ». Puritain, il lui arrive de « dénoncer nommément un ouvrier dont les mains à l’occasion errent sur d’autres rotondités que celles de sa machine », formulation sexiste et euphémisée147. La charge contre les « déserteurs », les « freineurs », les « malins de la perruque », les « planqués du caduche », sur celui qui « forge des pieds à ressemeler » en catimini, sont constantes. Anathèmes et dénonciations nominatives se succèdent, créant un malaise dans le personnel, alors qu’il s’agit pour les rédacteurs d’« élever le niveau de l’esprit de classe », ce qui signifie, dans le langage local, inviter à la lecture des brochures du Parti et des rapports de Maurice Thorez. Mais on ne parle dans Le Mécano ni du statut de l’usine, ni des augmentations de salaire. C’est ce qui fait réagir les ouvriers, car on est au départ assez mal payé chez Berliet par rapport aux autres usines et un quart des ouvriers les plus qualifiés quittent ainsi l’entreprise.

Impensable dans une usine régénérée, le premier conflit collectif de travail, en juin 1946, se déclenche en dehors des appareils syndicaux ; il est le fait des outilleurs, une élite ouvrière qui revendique une augmentation de salaire en ces temps d’inflation : ils sont qualifiés de « provocateurs », d’« agents de la réaction » ou d’« oiseaux malfaisants ». Des violences individuelles se produisent entre ouvriers et militants. Certains d’entre eux s’investissent dans le sport ouvrier. André Kutz, agent de production, communiste et ancien résistant, fonde le stade Auto-Lyonnais, baptisé Auguste Delaune, du nom d’un sportif résistant tué par la Gestapo. Une cinquantaine d’ouvriers construisent le stade pendant leurs loisirs. C’est une réussite : en juillet 1948, dix-sept sections sportives fonctionnent, dont le tennis, réservé ailleurs à l’élite bourgeoise. Cependant, d’autres ouvriers reprochent aux sportifs d’avoir des privilèges, comme de cesser le travail avant l’heure pour aller s’entraîner148.

La modification complète de la situation politique générale en 1947 va avoir raison de l’expérience Berliet. Dans le contexte de la guerre froide, la confusion entre syndicat et cellule du Parti aide à mettre en cause la gestion de l’entreprise. Les cadres supportent mal la gestion ouvrière ; certains restent attachés à la famille Berliet et font grève, allant également négocier directement avec le ministre de la Production industrielle. Le 10 décembre 1947, ce dernier met fin aux fonctions de l’administrateur provisoire, l’ingénieur communiste Marcel Mosnier. Marius Berliet est gracié le 24 décembre 1948 et son amende, divisée par 100, est réduite à 2 millions de francs. De Cannes, où il finit ses jours, il désigne son fils Paul pour lui succéder avec ce conseil : « On n’en discute pas avec ces voleurs. Dans quelques semaines – quelques mois au plus tard – tout sera réglé149. » En 1949, le Parlement refuse le projet de nationalisation. Après quatre années de bataille juridique, le Conseil d’État restitue les usines à la famille Berliet. L’expérience Berliet a vécu. Le stade de l’usine Auguste Delaune (résistant déporté) devient le stade Marius Berliet.

Plus modeste a été, dans un premier temps, le rôle des comités d’entreprise hérités des comités sociaux de Vichy. L’ordonnance du 22 février 1945 est limitée aux établissements de plus de 100 salariés dans lesquels les comités d’entreprise, chargés essentiellement des œuvres sociales, n’ont qu’un rôle consultatif150. Les syndicats ont obtenu plus de liberté d’action, en particulier dans les entreprises nationalisées. Dès 1949, le Plan est devenu, avec un taux de croissance de 5 %, le cadre de la transformation en profondeur de l’économie et de la société françaises, consacrant ainsi le recul d’une France restée en partie rurale et engoncée dans des traditions exaltées sous le régime de Vichy, en particulier l’intérêt porté à la famille qui perdure.

Sécurité sociale et familialisme

« La nation assure à l’individu et à sa famille les conditions nécessaires à son développement. Elle garantit à tous, notamment à l’enfant et à la mère, aux vieux travailleurs, la protection de la santé, de la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être qui en raison de son âge, de son état physique et mental, de la situation économique se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence. »

Constitution de 1946 (IVe République).

Contrepartie de la mobilisation de la main-d’œuvre pour la reconstruction du pays, le système de sécurité sociale créé par l’ordonnance du 4 octobre 1945 instaure un ordre social nouveau. La protection sociale fait en sorte que les individus les plus favorisés soient solidaires des travailleurs et des familles défavorisées, et garantit une égalité théorique devant les soins et les prestations à tous, quels que soient les revenus. Elle a donc à la fois une fonction de protection et de redistribution. Dans le contexte de l’après-guerre, le système est financé par des cotisations de l’employeur et des salariés. Tous les risques sont couverts : maladie, accident, invalidité, vieillesse, maternité, à l’exception du chômage, car l’époque est au plein-emploi et aux heures supplémentaires. La généralisation de la Sécurité sociale se fait lentement. En 1946, 46 % des salariés sont couverts par l’assurance maladie et les non-salariés – artisans, commerçants, professions libérales – refusent pendant longtemps d’être assujettis : la généralisation n’est achevée qu’en 1980. Seules les allocations familiales, devenues autonomes, regroupent tous les assurés sociaux quel que soit leur statut professionnel. En effet, dès 1946, la politique familiale se distingue de la protection sociale. La loi du 22 août 1946 étend le droit, pour toutes les familles sur le territoire métropolitain, sans distinction de nationalité, de légitimité ou de revenus, de toucher des allocations pour les enfants et l’allocation de salaire unique si la mère ne travaille pas à l’extérieur. L’objectif est d’assurer l’égalité de prestations entre les familles et de renforcer la natalité. Le statut de « mère au foyer » est encouragé, témoignage de la politique nataliste constante en France depuis la fin du XIXe siècle. Les mesures d’encouragement à la natalité sont limitées au territoire métropolitain.

Depuis 1942, une « révolution démographique » est en cours. Ce sera le fameux « baby-boom » : à partir de 1946, la France enregistre en moyenne plus de 800 000 naissances par an. C’est une rupture avec la norme de l’enfant unique de l’entre-deux-guerres, qui doit beaucoup à la politique familiale de la IIIe République (allocations familiales et code de la famille), du régime de Vichy et de la IVe République. Il s’agit d’une véritable « révolution maternelle » qui tient au « civisme démographique » de la génération des femmes nées entre 1920 et 1930151. La génération arrivée à l’âge adulte en 1945 aspire à un avenir meilleur. Cet optimisme fait aussi partie de la croyance sociale dans le progrès et le bonheur familial qui imprègne la société française. Dans ce contexte, malgré les difficultés de tous ordres, la Sécurité sociale représente, depuis 1945, une référence déterminante car elle reste l’emblème de la solidarité nationale et d’une démocratisation prônée aussi dans le champ éducatif et culturel.

Démocratisation culturelle

Pour la première fois, la Constitution de 1946 garantit, dans son préambule, « l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, la formation professionnelle et la culture ». Les espoirs d’une démocratisation de l’enseignement et de la culture pourront-ils aboutir ?

Sur la question de l’éducation, les années de reconstruction sont marquées par la discussion sur ce qui sera appelé par la suite le plan Langevin-Wallon, texte mythique constamment évoqué par les syndicats enseignants et les partis politiques de gauche. Mythique et utopique car il est resté à l’état de projet, au fond d’un tiroir, après sa remise le 19 juin 1947 au ministre de l’Éducation nationale, pour cause de début de guerre froide. Mais pendant plusieurs décennies, il constitue le socle de toutes les réformes de l’Éducation nationale. Pour les auteurs du plan, la formation civique de la jeunesse est l’un des devoirs fondamentaux d’un État démocratique. Le principe énoncé pour la reconstruction de l’enseignement est la justice sociale ; l’enseignement public doit être gratuit à tous les degrés. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la conception de la formation professionnelle évolue avec la généralisation des conventions collectives et la définition des classifications Parodi-Croizat en 1945-1946152, servies par la standardisation des diplômes, notamment du Certificat d’aptitude professionnelle (CAP), amorcée sous le régime de Vichy (arrêté du 17 septembre 1943), et parachevée à la Libération. Sur ce point, les branches professionnelles ont des positions divergentes. La métallurgie délègue à l’État l’organisation de la formation professionnelle des ouvriers. Ce modèle est approuvé par les syndicats, en particulier la CGT, et par le patronat qui négocient un compromis sur les règles nationales de certification. Les patrons du textile demandent, eux, après un apprentissage plus court, des certifications négociées sur une base régionale. C’est ce qui explique la faible place faite aux filles dans l’enseignement technique après 1945. Délaissant la politique de Vichy qui avait privilégié pour elles l’enseignement ménager, les filles s’engouffrent après la guerre dans les formations générales des cours complémentaires, des collèges et des lycées modernes ; elles pourront ainsi, avec leurs diplômes, trouver des emplois dans le tertiaire.

Dans une démarche identique à celle des réformateurs du système éducatif, de nombreux militants issus des mouvements de résistance contribuent à développer la décentralisation théâtrale, la lecture publique et la promotion de l’éducation populaire. Plusieurs associations telles que l’association Peuple et culture, fondée à Grenoble, et Travail et culture, proche de la CGT et du PCF, sont soucieuses d’attirer un public populaire, gage d’une démocratisation de la culture. Des gens de théâtre avec des exigences fortes de qualité des spectacles et d’accès aux textes classiques comme aux œuvres contemporaines, vecteurs pour eux d’une émancipation politique et sociale du peuple, tels Jean Vilar, créateur en 1947 du festival d’Avignon, ou Jean Dasté dès 1947 à Saint-Étienne, sont les figures emblématiques de ces bateleurs investis dans leur mission de service public de la culture. Leurs spectacles, joués sous chapiteau dans les quartiers populaires, entendent distraire une population très préoccupée encore au quotidien par les problèmes de rationnement.

7. 1947-1948 : UNE « INSURRECTION FROIDE » ?

« À travers le pays jusque dans les recoins passe le souffle de cette insurrection froide. »

Vincent Auriol, Journal du septennat,
3 décembre 1947.

Au début de l’année 1945, dans les villes, les colis familiaux se tarissent avec les difficultés de transport et il faut avoir de l’argent pour s’approvisionner au « marché noir ». Le rationnement a été maintenu par l’ordonnance du 9 août 1944 sur les produits de première nécessité. Les très mauvaises conditions météorologiques des années 1944 et 1945 (pluies diluviennes puis froid rigoureux en hiver, sécheresse en été) pèsent sur la récolte (50 % en moins pour le blé et la betterave à sucre). Les paysans refusent de livrer leurs produits aux prix taxés. Les convois ne peuvent circuler à cause de la destruction des ponts.

Tous les départements ne sont pas logés à la même enseigne : en Mayenne, dans l’Orne et en Ille-et-Vilaine, on dispose de viande, de beurre et de fromages sans restriction, alors que dans les villes de la côte méditerranéenne ou les cités industrielles du Nord et de l’Est, le déficit alimentaire atteint un seuil physiologique critique. Aux problèmes de ravitaillement s’ajoutent les problèmes de chauffage accentués par la rigueur de l’hiver 1944-1945. Le charbon ne peut arriver par les canaux gelés, les logements ne peuvent être chauffés. Les régions sinistrées sont particulièrement touchées. En Normandie où nombre de villes ont été détruites, des milliers de gens n’ont pas de toit, les baraques provisoires promises n’étant pas arrivées. Environ un tiers des logements sont insalubres à Caen, Lyon, Lille, Nantes, Le Havre, et plus de la moitié à Saint-Étienne. Le tissu manque, les chaussures aussi, et il faut des tickets pour s’en procurer. Les trafics en tout genre se poursuivent. Mais ils se diversifient, notamment avec les produits échangés par les soldats américains : corned-beef et tabac contre beurre, fromages et eau-de-vie. Des rassemblements de ménagères organisés par l’Union des femmes françaises ont lieu dans le Midi, région très affectée par les pénuries alimentaires, puis dans toute la France. Les classes populaires sont les plus touchées et les inégalités se creusent avec l’inflation153.

Printemps 1947 : le quotidien, les grèves, le grondement de la rue

En 1947, les problèmes de ravitaillement s’aggravent, les prix s’envolent et l’inflation lamine les salaires. Le mécontentement populaire grandit. La paupérisation ouvrière est réelle avec un revenu moyen inférieur de moitié à celui d’avant-guerre (85 % en 1945) ; la situation a donc empiré. Le 1er mai 1947, le gouvernement est contraint de réduire les rations de pain et de sucre. Des manifestations, parfois violentes, réclamant aux préfets plus de ravitaillement ont lieu à Limoges, à Nevers, à Amiens et à Lyon où, à la suite d’une marche pour le pain, les portes de la préfecture sont forcées. Ces « émeutes de la faim » sont suivies par des « grèves alimentaires spontanées » qualifiées de « débordements » par la direction de la CGT et du PCF154.

Le 25 avril 1947, au poste du matin, les ouvriers des départements 6 et 18 de l’usine Renault-Billancourt se mettent en grève en coupant l’électricité, paralysant ainsi la production. La revendication matérielle et égalitaire – augmentation de 10 francs pour tous – est avancée par un groupe restreint de militants d’extrême gauche (des trotskistes qui fondent ensuite la Voie ouvrière, ancêtre de Lutte ouvrière) et ils sont suivis par tous les ouvriers mécontents de la situation. Dans un premier temps, la CGT ne soutient pas le mouvement. Mais quelques jours plus tard, après l’élection d’un comité de grève, l’usine est paralysée autour de la revendication unitaire. Dès le 29 avril, la CGT ouvre les négociations avec le ministre du Travail, Ambroise Croizat, communiste et militant de la Fédération des métaux de la CGT. Le compromis est refusé par les ouvriers. Le 8 mai, le gouvernement accorde 3 francs aux grévistes de chez Renault. La grève a ouvert un cycle de luttes sociales dont les grèves de novembre-décembre 1947 sont l’apogée.

L’éviction des ministres communistes le 4 mai 1947 par le président du Conseil a précipité la situation. En condamnant la politique suivie par le gouvernement dans l’Union française, les députés communistes s’abstiennent et ne votent pas les crédits de guerre pour l’Indochine alors que les ministres communistes les avaient antérieurement approuvés. C’est une des raisons pour laquelle Paul Ramadier demande aux ministres communistes de démissionner le 4 mai. Dans un premier temps, le départ du gouvernement ne change pas la ligne politique du Parti – qui soutient encore le tripartisme (PC, SFIO et MRP, Mouvement républicain populaire) né de la Libération – mais qui s’efforce par ailleurs d’encourager les mouvements de grèves tournantes afin de montrer combien peut peser, pour le gouvernement, l’absence des communistes. Une campagne accusant les Américains d’être la source de l’exclusion des communistes du gouvernement est lancée le 13 septembre dans le quotidien du Parti L’Humanité. Ce sont les événements internationaux de l’automne – la fondation du Kominform (22-28 septembre 1947) – qui provoquent en fait la rupture, en particulier après l’injonction faite par les Soviétiques aux dirigeants du PCF de changer de politique.

Guerre froide dans l’Hexagone ?

Le 13 mars 1947, dans un bref discours devant le Congrès à Washington, le président américain Harry Truman présente sa politique d’endiguement, les États-Unis représentant l’espoir et le bouclier du « monde libre » face au communisme. Le 5 juin 1947, le secrétaire d’État à la Défense, le général George Marshall, annonce un plan d’aide aux pays européens pour protéger les exportations américaines et pour éviter aux populations paupérisées de basculer dans le camp communiste. Les premiers crédits du plan Marshall arrivent au printemps 1948 (2 500 millions de dollars jusqu’en 1952).

Les grèves de l’automne 1947 débutent à Marseille le mercredi 12 novembre et se développent ensuite le 15 dans le bassin houiller du Nord. La reprise du travail a lieu les 9 et 10 décembre. Le bilan établi par le cabinet du ministre socialiste de l’Intérieur, Jules Moch, d’après une synthèse des rapports de préfets, affirme « qu’il n’y a pas eu de grève générale, mais une série de grèves d’importance variable suivant les départements155 ». La CGT est d’accord avec ce point de vue puisque la centrale syndicale n’a jamais appelé à une grève générale, même si un comité central de grève a été constitué. Robert Mencherini a étudié précisément le déroulement du mouvement marseillais du 10 novembre au 9 décembre et il souligne l’effet interne d’entraînement qui met à mal l’hypothèse d’un mouvement orchestré pour déstabiliser le gouvernement (accusation lancée immédiatement par le socialiste marseillais Gaston Defferre). Aux élections municipales d’octobre, la municipalité de Marseille était passée des communistes au Rassemblement du peuple français (RPF). Elle décide d’augmenter le prix des tickets de tramway. Les syndicalistes et les communistes locaux s’y opposent. Une manifestation violente investit le palais de justice et la mairie. Il y a un mort quand les manifestants s’en prennent aux bars et aux boîtes de nuit des quartiers chauds de Marseille. La grève se généralise dans les différents secteurs de la ville.

Dans le Nord, c’est la révocation de Léon Delfosse, un syndicaliste administrateur des houillères nationalisées, qui met le feu aux poudres dans les charbonnages du Nord-Pas-de-Calais le 14 novembre. Après la grève qui reprend chez Renault le 18 novembre et l’appel à l’extension du mouvement dans la métallurgie, le gouvernement Ramadier démissionne. Le nouveau gouvernement, et surtout le ministre socialiste de l’Intérieur Jules Moch, adopte une logique d’affrontement. Il fait investir par l’armée et des spécialistes électriciens de la marine les centrales électriques le 1er décembre : ils remplacent dans la nuit les grévistes de la Fédération de l’éclairage. Les actes de violence se multiplient sur tout le territoire. À Saint-Étienne, le 29 novembre, après un meeting à la Bourse du travail, une manifestation d’une dizaine de milliers de salariés en grève se forme, personnalités et dirigeants syndicaux en tête, avec tambours et drapeaux, qui se heurtent devant la préfecture à un barrage des forces de l’ordre156. Le préfet donne l’ordre aux CRS de charger et d’utiliser les grenades lacrymogènes avant d’appeler l’armée. Les manifestants lancent des pavés puis entourent les automitrailleuses arrivées en renfort en criant « la troupe avec nous ! ». La troupe fraternise avec les manifestants et, grimpés sur les véhicules, des jeunes détournent les armes des soldats (rendues le lendemain discrètement). Tout rentre dans l’ordre dans la soirée et les nouveaux renforts arrivés dans la nuit trouvent une ville endormie.

La situation devient critique après le déraillement, dans la nuit du 2 au 3 décembre près d’Arras, du train postal Paris-Lille censé transporter des membres des forces de l’ordre et provoqué par le sabotage des voies par des militants communistes du Nord-Pas-de-Calais. D’autres manifestants investissent la gare de Valence le lendemain. Le 9 décembre, après un nouveau mort par balles à Marseille, le comité national de grève appelle à la reprise du travail. Le bilan des préfets fait état de « 150 manifestations dans quarante-cinq départements, 120 sabotages dans trente-cinq départements, 1 250 arrestations dans vingt départements ». En décembre 1947, Jules Moch dissout deux compagnies de CRS de Marseille qui avaient été formées par le commissaire de la République Raymond Aubrac, avec 2 500 résistants issus des FTP et des milices patriotiques. Autre conséquence immédiate et durable des grèves de novembre-décembre 1947, la scission syndicale entre la CGT-Force ouvrière et la CGT, scission soutenue de part et d’autre (y compris financièrement) par les deux camps de la guerre froide. La CGT perd un peu plus du tiers de ses adhérents, une bonne moitié même chez Michelin à Clermont-Ferrand157.

En 1948, des conflits très durs mais localisés éclatent : à Clermont-Ferrand en juin 1948, les usines Bergougnan sont les premières à se mettre en grève, avec occupation des locaux par des ouvriers de Michelin. Le 15 juin 1948, les grévistes sont évacués par les forces de l’ordre et des heurts violents éclatent entre les piquets de grève devant l’usine et les CRS qui envoient de si nombreuses grenades lacrymogènes que tout le quartier doit être évacué. C’est une véritable émeute urbaine : des barricades sont construites avec des pavés, des ampoules remplies d’acide sulfurique jetées par des jeunes sur les forces de l’ordre ; il y a de nombreux blessés. Une manifestation de femmes a lieu devant la préfecture pour demander la libération de la cinquantaine d’ouvriers emprisonnés. En signe de solidarité, les « Michelin » débrayent. Les Actualités françaises projetées en avant-première dans les cinémas ont filmé les événements et ainsi diffusé l’information aux spectateurs de la France entière, contribuant à faire connaître les événements et les répertoires d’action employés158. À Clermont-Ferrand, après la violence de l’affrontement, un fossé se creuse entre une minorité déterminée de militants activistes et la masse ouvrière qui a peur et aspire à la tranquillité.

Grèves de 1948 et apogée de la figure emblématique du mineur

« Héros des ténèbres amoureux de son dur labeur, invincible soldat de l’abîme courageusement au service de la communauté159 » : telle est la figure emblématique du mineur au sommet du panthéon communiste depuis la Libération. À l’automne, dans un contexte économique et social dégradé, la publication des décrets Lacoste le 18 septembre contre l’absentéisme fait craindre la remise en cause du statut des mineurs obtenu en juin 1946, en même temps que la nationalisation des houillères et de leurs caisses de sécurité sociale de bien plus longue histoire. Le mot d’ordre de débrayage le 4 octobre est lancé après consultation des salariés et avec l’accord, dans un premier temps, de la CFTC qui souhaite un mouvement limité. Dans le bassin stéphanois, sur les 14 000 votants le 30 septembre, 85,7 % se prononcent pour la grève ; le résultat est identique dans le Nord-Pas-de-Calais160. Au plan national, les 350 000 mineurs déclenchent une grève qui va durer sept semaines, entre le 4 octobre et le 29 novembre 1948.

Nous suivrons la grève des mineurs du bassin stéphanois à travers les vues prises par le photographe Léo Leponce pour le journal local Le Patriote161. Dès le 4 octobre, les mineurs bloquent l’entrée des puits avec des piquets de grève et commencent à faire la chasse aux « jaunes ». Un comité central de grève dirige le mouvement au jour le jour. À partir du 12 octobre, des barricades constituées d’objets hétéroclites apparaissent devant les puits. La solidarité s’organise avec des collectes chez les commerçants, dans les entreprises et auprès de la population. Des paysans apportent leurs produits pour approvisionner cantines et soupes communes. Le 17 octobre, des pompes sont arrêtées dans certains puits. La menace de l’arrêt de la sécurité (pompage de l’eau) dans les mines par la CGT fait réagir le ministre de l’Intérieur Jules Moch qui, depuis l’expérience de l’automne 1947, s’est soigneusement préparé à faire face à des grèves qualifiées d’« insurrectionnelles ». Montée comme une opération militaire, la stratégie d’encerclement décidée par les forces de l’ordre consiste à s’en prendre aux bassins les plus faibles et aux puits les plus éloignés pour attaquer au dernier moment les points forts des grévistes.

À partir du 18 octobre, les puits sont investis un par un par les forces de l’ordre – CRS, gardes mobiles, armée – au prix de violents affrontements. Après la Lorraine, le bassin stéphanois est l’un des premiers occupés par l’armée dans la nuit du 17 au 18 octobre, car les vieux puits peuvent être inondés beaucoup plus rapidement. Le préfet de la Loire choisit de commencer par les puits de l’Ondaine avant d’investir le puits roi, le puits Couriot, à Saint-Étienne même. Des affrontements ont également lieu avec les CRS dans le quartier mineur du Soleil comme le rapporte un placard : « les Sections Spéciales de Moch se livrent aux pires brutalités contre la population du Soleil162 ». Le 19 octobre, de violents incidents à Roche- la-Molière font les premiers blessés. Le couvre-feu est déclaré. Un tract est distribué aux « soldats de la République », appelés à ne pas se battre contre les ouvriers de la Loire et à fraterniser comme en 1947. Le 19 octobre, une vingtaine de gardes mobiles sont blessés. Les mineurs, qui connaissent parfaitement les lieux, déjouent les barrages policiers pour échapper aux arrestations. À la Béraudière, le commissaire doit négocier avec les grévistes, ce qui apparaît comme une victoire sur les « SS de Moch163 ». La rumeur attribue aux grévistes le décès d’au moins un CRS. À l’extrémité du bassin, le puits Cambefort et la ville de Firminy sont au centre des véritables combats des 21 et 22 octobre. Un adjudant de la Garde républicaine, frappé à coups de barres de fer, a la joue transpercée. Des grévistes réussissent à stopper le pompage des eaux. Certains ont récupéré des armes de la gendarmerie et de l’armée lors des affrontements et se font photographier dans une posture qui rappelle les résistants. Le 22 octobre, face au millier de personnes rassemblées, les gardes mobiles tirent pendant environ une heure. Il y a des blessés des deux côtés et un mort, Antonin Barbier, ouvrier mineur de quarante-quatre ans, marié, qui laisse une fillette de neuf ans. Marcel Goïo, grièvement blessé, meurt lui aussi le 17 décembre 1951. Les manifestants s’enfuient en courant. La population de l’Ondaine est sous le choc. Les rideaux des commerces sont baissés. Le 25 octobre est un jour de grève générale pour les obsèques solennelles de Barbier qui ont lieu à Firminy. Le 29 octobre, le puits Couriot à Saint-Étienne, puits central du bassin, est occupé à son tour par la troupe. Le nombre des grévistes diminue fortement. L’ordre de reprise du travail est donné par le comité de grève. Le 2 décembre, un mineur arrêté à Cambefort puis licencié se suicide. C’est une défaite cinglante.

Quand Gabriel Maritan est libéré le 5 mai, les mineurs de son puits de la Béraudière débrayent et viennent en manifestation (interdite) jusqu’à Saint-Étienne. En prison, il a composé une chanson, Salut à vous mineurs de France, que l’on chante dans les meetings stéphanois pendant des décennies et particulièrement au cours de la grève de 1963164. La Fédération du sous-sol CGT produit un film, La Grande Lutte des mineurs, qui insiste sur la comparaison avec le comportement des « Boches », un fil rouge entre tous les bassins165, comme le montre la diffusion du mot d’ordre « CRS = SS », particulièrement dans le Nord marqué par l’Occupation et la Résistance, et dans le bassin d’Alès où perdure la tradition cévenole de résistance166. Chant et film contribuent à entretenir les mémoires militantes.

Des milliers de mineurs sont arrêtés, emprisonnés, condamnés puis révoqués167. La peur s’installe dans les foyers. L’épisode marque les mémoires familiales, encore vives aujourd’hui comme l’ont montré les débats récents sur l’amnistie des derniers survivants condamnés en 1948168. Cependant, les deux épisodes de 1947 et de 1948 sont souvent confondus dans la mémoire commune et en particulier dans les mémoires communistes. Le ministre socialiste de l’Intérieur, Jules Moch, est toujours chargé d’opprobre à la suite de l’émotion suscitée par les morts – celles qui sont célébrées (un manifestant le 12 novembre à Marseille, trois morts le 3 décembre lors de l’assaut de la gare de Valence en 1947, six morts dans les bassins miniers en novembre 1948169) et celles qui sont tues (les seize morts du déraillement du train postal Paris-Lille en décembre 1947). Les grèves de 1947 et 1948, de nature sociale et politique, correspondent plus à des éruptions de violence d’un monde ouvrier paupérisé qu’à une insurrection programmée, même si elles sont utilisées, a posteriori, par le PC, comme arme contre le gouvernement socialiste coupable à ses yeux d’avoir accepté le plan Marshall.

S’apparentant à une guerre civile localisée, la grève des mineurs de 1948 a laissé des traces profondes et pérennes, y compris à l’intérieur des réseaux familiaux, comme le rapporte Louis Lengrand des années plus tard : « J’avais tout de même le sentiment de trahir. On est enfant d’ouvrier et on a passé dans l’autre camp, le camp des chefs. [Après la grève] Je savais ce qui m’attendait. À 2 heures du matin, mes carreaux ont volé […]. La solidarité ouvrière cesse quand on est dans la maîtrise. Vous êtes avec les porions, les chefs porions, les ingénieurs, les directeurs. Vous n’êtes plus avec les ouvriers. Vous n’êtes plus de la même classe170. » Le mineur de fond Louis Lengrand est passé dans la maîtrise, et donc de la CGT à la CGC (la Confédération générale des cadres, syndicat des « patrons » pour les ouvriers). Son frère, ouvrier cégétiste, est licencié, ce qui entraîne une rupture familiale qui dure jusqu’à l’enterrement de leur mère où ils sont amenés à se reparler. Son expérience personnelle dit aussi les failles provoquées dans le monde des gueules noires entre ouvriers et entre cadres et ouvriers, entre gouvernement socialiste et monde ouvrier cégétiste et communiste.

Trente ans plus tard, certains ouvriers clermontois estiment que l’appartenance à une communauté ouvrière se serait délitée avec la guerre et que la solidarité ouvrière se serait envolée parce que, selon un salarié de chez Michelin, « le marché noir nous avait appris le système D., le chacun pour soi. La mentalité à mon avis a changé à partir de là ». Dans son témoignage rétrospectif, il met aussi en cause la télévision, arrivée vingt ans après dans les foyers ouvriers. Un autre ouvrier de chez Michelin témoigne du contraire et la précision apportée quarante-trois ans plus tard est instructive à plus d’un égard : « Les restrictions se sont poursuivies longtemps après la guerre et lorsque je suis parti au service militaire en 1948, un voisin m’a donné une boîte de sardines. C’était un cadeau royal à l’époque ! J’avais apprécié son geste171. »

SIXIÈME PARTIE

UN AUTRE MONDE EST-IL POSSIBLE ?

CHAPITRE 16

L’ENVERS DES TRENTE GLORIEUSES

Publié en 1979, le livre de Jean Fourastié Les Trente Glorieuses. La révolution invisible de 1946 à 1975 développe une parabole qui s’appuie sur la comparaison de deux villages, l’un en 1946 et l’autre en 1975, qui en réalité n’en sont qu’un seul : Douelle en Quercy, situé à une dizaine de kilomètres de Cahors. Le titre (mais non le sous-titre1) du livre a été répété et utilisé à satiété. En 1946, Douelle est un village de paysans engoncé dans un monde rural traditionnel. En 1975, répondant à l’objectif de la « modernisation », le nombre d’exploitations agricoles a été divisé par deux et la coopérative viticole désertée. Les derniers paysans résistent grâce à l’emploi de leurs femmes dans les services aux personnes âgées. L’auteur entend montrer le passage des campagnes du sous-développement au développement postindustriel. Il scrute, dans ces fameuses années (1945-1975, les Trente Glorieuses), les changements apportés par la « motorisation » (mécanisation) et la production intensive dans l’agriculture, ainsi que le développement de la consommation et de nouveaux comportements associés à la « modernité » qui forgent « une nouvelle humanité ».

Le succès de l’expression « Trente Glorieuses » tient moins au texte de Fourastié qu’au moment de sa publication et au contexte économico-social de sa réception : second « choc pétrolier », développement d’un chômage de masse, accroissement des inégalités, retour sur un passé perdu (exaltation des racines, année du patrimoine en 1980, tournant mémoriel). Dans l’imaginaire collectif, les Trente Glorieuses demeurent une sorte d’âge d’or de la croissance et de la modernisation de l’économie française comme de la société. Réexaminer cette période permet de déconstruire la mémoire héroïque de la modernisation de la France d’après-guerre2. La plupart des concepts développés par Jean Fourastié – lien entre progrès technique, croissance, rendement et productivité, développement du secteur tertiaire – sont encore ancrés dans l’opinion commune. Mais bien peu se rappellent que les crises sociales, écologiques, urbanistiques, sanitaires qui frappent la France d’aujourd’hui trouvent leur origine dans ces années de gestion autoritaire des populations – de la jeunesse comme de la main-d’œuvre –, de gabegie énergétique, de désastre écologique et d’urbanisme irresponsable3. Les réactions des populations concernées et les résistances à ce processus sont tombées dans l’oubli. Or elles ont existé, aussi bien dans les campagnes que dans les villes et les usines. L’objet de ce chapitre est de produire une lecture distanciée et critique de ces années mythiques dont nous sommes en train de payer la facture.

Nous entrons dans le monde paysan avec un premier constat, sa diminution drastique : la population active agricole passe de 36 % en 1946 à 12 % en 1968 et 8 % en 1980. Les plus dominés sont les plus touchés : les ouvriers agricoles voient leur nombre chuter brusquement ; dans les fermes, les cadets et les femmes quittent la terre les premiers.

1. L’ÉROSION PROGRAMMÉE DU MONDE PAYSAN

« Il y a des fois je me dis : “Nom de Dieu, j’aurais mieux fait de faire du marché noir, aujourd’hui je serais riche et tout le monde me dirait bonjour.” J’ai fait de la résistance, on me prend pour un con. » Ainsi s’exprime Louis Grave, agriculteur en Auvergne, interviewé en 1971 dans le film de Marcel Ophuls Le Chagrin et la pitié, assertion se terminant par un grand rire qui semble démentir ses propos4. Dès la Libération, le débat est ouvert sur la nécessité ou non de transformer l’agriculture. Certains résistants prônent alors une forme de collectivisation « à la française » avec la création de Coopératives d’utilisation du matériel agricole (CUMA) pour briser l’individualisme et l’isolement caractéristiques du monde paysan. Ce sont en général des jeunes qui aspirent aux changements alors que les plus âgés redoutent que les innovations techniques ne bouleversent traditions et équilibre dans les campagnes et accentuent l’exode rural.

Farrebique et 40 ans plus tard… Biquefarre

La comparaison entre ces deux films du documentariste Georges Rouquier nous permet de bien mesurer les mutations des campagnes et les problèmes rencontrés5. Dans le docufiction Farrebique, sorti en 1946 (tourné en 1943), Rouquier nous présente une image de la France rurale vivant au rythme cyclique des saisons. Dans une ferme du Rouergue en Aveyron (où le réalisateur et son équipe se sont longuement installés et qu’il connaît bien puisqu’il est lié par cousinage avec le propriétaire), on pétrit et on cuit le pain à la maison, on s’éclaire à la lampe à pétrole en espérant bientôt avoir accès à l’électricité. Les travaux des champs se font essentiellement à la main, une paire de bœufs tirant la charrue. Outre le blé, on récolte aussi des pommes de terre et des haricots et on ramasse les châtaignes. Cela assure une autosuffisance alimentaire. Le patriarche règne sans partage sur une maisonnée où son fils aîné et sa bru sont sous sa coupe. On parle occitan en famille, seuls les enfants qui vont à l’école s’expriment en français. Le fils cadet a dû aller chercher du travail ailleurs, les deux filles sont devenues religieuses. Le patrimoine foncier a ainsi été conservé intact pour l’aîné, à la mort du père, ce qui permet – ici comme ailleurs – à une petite exploitation de subsister. Le notaire « s’arrange » avec le code civil. L’attachement à la terre et la volonté de transmettre un patrimoine non divisé marquent les vies et les consciences.

Quarante ans plus tard, dans la même ferme de l’Aveyron, le documentaire Biquefarre (1983), du même réalisateur, enregistre les changements. Bien éclairée à l’électricité, la cuisine en formica a remplacé la pièce à vivre un peu sombre qui s’organisait autour de la cheminée. Les semailles comme les labours se font mécaniquement mais on doit louer le matériel en s’inscrivant à l’avance sur un planning ; on ajoute aux cultures engrais et pesticides. Les animaux sont parqués dans des lieux spécialisés – bergeries, étables et porcheries. De l’ancien, il reste la basse-cour et un potager, domaine des femmes. La traite des vaches se fait mécaniquement ; les veaux comme les porcs sont nourris avec des aliments fournis par l’industrie alimentaire. L’insémination est artificielle et l’un des agriculteurs s’exclame avec un certain regret attendri : « Pauvres vaches, on les empêche même de faire l’amour6 ! » Le soir, la famille se retrouve devant la télévision et le père se rend à une réunion du syndicat agricole. Travaillant comme salariées à l’extérieur, les femmes conduisent et sont plus autonomes. Fils et filles vont suivre des études à la ville proche (Toulouse) ou lointaine (Paris), leur espace mental et vécu s’élargit. Mais les problèmes de cette nouvelle agriculture « moderne » ne sont pas cachés. Le principal problème concerne l’endettement suite à la hausse du prix des terres agricoles : pour que l’exploitation soit rentable, il est nécessaire de cultiver au minimum vingt hectares. Il faut donc trouver des parcelles à louer ou à acheter et les payer à crédit après avoir sollicité un prêt au Crédit agricole. Le voisin, auquel la famille est apparentée, a finalement consenti à leur vendre sa terre et est parti travailler à la ville. Devenu agriculteur, le paysan doit apprendre à gérer le budget de l’exploitation. Le lait et la viande sont vendus et subissent la concurrence d’autres pays dans le cadre de la politique agricole commune de la Communauté économique européenne (CEE). Deuxième problème soulevé à l’image, celui de l’usage des engrais et des pesticides. La caméra nous montre longuement l’agonie de bestioles touchées par une pulvérisation. Marcel, un des agriculteurs, est empoisonné par des pesticides et ne peut assumer la traite, même mécanique, de ses vaches. Son voisin lui donne un coup de main et la Chambre d’agriculture lui cherche un remplaçant. L’agriculteur n’est pas complètement isolé mais déjà en 1983, sont évoqués les dégâts écologiques provoqués par l’usage intensif des pesticides. La comparaison à quarante ans de distance de la même exploitation permet de mesurer très concrètement les transformations aussi bien de l’agriculture que des modes d’organisation familiale.

Des tracteurs pour tous !

« Dans nos campagnes françaises, désormais, la cause est entendue : les cultivateurs aiment leurs tracteurs comme jadis ils aimaient leurs chevaux7. » En 1950, le magazine Le Marchand de machines agricoles anticipe quelque peu, dans son intérêt, la demande sociale de motorisation dans les campagnes françaises, même si certains audacieux montrent l’exemple. Les résistances sont en effet fortes. En 1947, dans le film Palot tourné dans le cadre de la Cinémathèque du ministère de l’Agriculture, Armand Chartier évoque, non sans une pointe de sexisme, les conflits entre paysans « modernisateurs » et les autres :

Le tracteur a trouvé du premier coup ses ennemis : les vieux. « De mon temps, ça s’est toujours fait comme ça. Le grand-père de mon père n’aimait pas les aventures. » Les coléreux, les envieux, ceux qui ont mal au foie de ne pas être les premiers dans leur village, ceux qui cherchent éternellement des querelles et qui ne craignent pas d’afficher en toutes circonstances l’étroitesse de leur esprit. Enfin toutes les personnes insensibles, et généralement celles qui redoutent les taches de cambouis sur leur robe et l’odeur du pétrole8.

En tout cas, l’apparition d’un tel engin dans un village ne passe pas inaperçue. Dix ans plus tard, Ernest Monpied, agriculteur à Champs, village des Combrailles dans le Puy-de-Dôme, enregistre le bouleversement des repères traditionnels après l’arrivée des tracteurs dans le village :

Ma première pensée va aux vieux ménages de paysans accrochés à leur petit bien, résignés à persévérer et à tenir le coup avec leur paire de vaches, leur faux et leur charrue. Je n’en compte plus que quelques-uns […]. Seuls ont des tracteurs ceux qui ont assez de bien ou qui pensent en avoir assez. J’ai vu tel ou tel cultivateur s’ingénier à acheter des terres en vente, à briguer des successions, à louer des parcelles. Leur audace, leur caractère intrépide ou entreprenant leur ont réussi, mais ils sont pris dans un engrenage sans fin : posséder davantage pour mieux utiliser le matériel, mieux s’outiller pour pouvoir mieux exploiter […]. Ce n’est pas sans hésitation qu’ils se sont lancés dans l’achat d’un tracteur. Il leur a fallu emprunter, acheter à crédit ; ils ont fait de l’élevage de porcs ou de volailles ; ils ont pris des initiatives pour assurer des rentrées supplémentaires d’argent ; ils ont même parfois fait appel aux petites économies de leurs parents […]. Oser spéculer sur des rentrées d’argent futures, c’est déjà avoir la garantie d’un revenu minimum, c’est miser sur une trésorerie, c’est déjà comptabiliser. J’avoue que je tremble parfois en pensant aux risques courus et pourtant ils ont raison, tout indique qu’ils auront raison9.

Ernest Monpied raconte les conflits entre pères et fils, ces derniers, plus entreprenants, se disputant, quand il est acheté, la conduite du tracteur : celui qui guide la machine dicte sa loi dans l’organisation des travaux ; si c’est le fils qui le prend en mains, il va progressivement déposséder son père de la direction de la ferme. « La révolution technique ébranle toutes les assises du village », conclut Monpied – et aussi, peut-on ajouter, des familles. Ce témoignage, qui décrit bien les enjeux individuels et collectifs de la mécanisation, a l’intérêt d’avoir été écrit dans le cours même de la révolution technique agricole et montre les enjeux d’un devenir en débats.

L’usage des tracteurs accompagne le renouveau de la politique de remembrement datant de 1918. Le 5 février 1960, M. Brunel, maire de Plumelec dans le Morbihan, décrit fièrement dans un reportage de Pierre Dumayet diffusé dans l’émission très suivie Cinq colonnes à la une consacrée au « malaise paysan », le bilan du remembrement dans sa commune : elle est passée de 27 000 parcelles à environ 3 000 ; 530 kilomètres de talus ont été arasés, dégageant ainsi 400 hectares de terres cultivables ; 50 kilomètres de chemins ruraux ont été goudronnés10.

Foin de ces chiffres, le témoignage de Pierre Sclaminec, paysan de Plozévet (bourg le plus célèbre de Bretagne après l’enquête intensive d’une centaine de chercheurs dans les années 196011) répondant à des écologistes qui condamnaient la disparition du bocage, est éclairant. Pierre Sclaminec se reconnaît dans la génération agricole de l’après-guerre qui a contribué à l’arrachage des haies et au remembrement des terres. Il se souvient de l’arrivée tardive de l’électricité dans les fermes, de la dureté des conditions de travail des années d’après-guerre, des talus qu’il fallait nettoyer et des chemins creux dans lesquels aucun engin motorisé ne pouvait passer12.

Mais on peut faire un autre bilan : entre 1950 et 1975, un tiers des haies bocagères ont été détruites, avec pour conséquences la disparition des zones humides comme de la biodiversité agricole et le bouleversement des écosystèmes. On retrouve des traces des engrais et des pesticides utilisés dans la monoculture intensive dans les eaux des rivières et des nappes phréatiques13.

Certes, bien des différences existent entre les régions. En dehors de la Bretagne profonde, l’électrification de certaines campagnes, l’amélioration des voies de communication et les débuts de la mécanisation avaient commencé avant la Seconde Guerre mondiale. C’est par les filles et les femmes qu’arrive aussi le changement.

Les femmes, « cheval de Troie du monde urbain14 » ?

En novembre 1975, Entreprises agricoles publie un entretien au titre accrocheur : « Un agriculteur vosgien : “Épouser une agricultrice n’est pas une obligation” », dans lequel l’agriculteur en question explique : « J’ai toujours souhaité ne pas avoir une femme agricultrice. Pourquoi un agriculteur serait-il obligé d’épouser une agricultrice ? […] Déjà à dix-sept ans je ne pouvais admettre cela et j’ai autant fréquenté des jeunes filles d’autres milieux que d’agricultrices15. » L’épouse renchérit : « Quand je me suis mariée j’avais mon métier (infirmière) et je ne voulais pas le quitter pour devenir agricultrice. La vision que j’avais des agricultrices dans la région (les Vosges) n’était pas très réjouissante et leur vie ne me semblait pas très épanouissante. Une agricultrice était la bonne de son mari et la bonne à tout faire de l’exploitation. C’était l’esclavage. »

Exprimés au début des années 1970, ces propos iconoclastes et minoritaires (7 % seulement des épouses sont alors salariées) représentent une transgression des normes sociales et culturelles établies depuis longtemps dans le milieu paysan. Travailler à la ferme apparaît (faussement) « naturel » pour une femme d’agriculteur. Le mari est à la fois « chef de famille » (d’après le code civil) et « chef d’exploitation ». À leurs côtés, les femmes sont définies – et ce jusqu’à la loi d’orientation de 1980 qui leur accorde le statut de coexploitantes – au mieux comme « aides familiales ». Dans le sud de la France, plusieurs générations coexistent sous le même toit et les épouses se retrouvent parfois sous la coupe des « belles-mères ». Les espaces de travail se répartissent selon le genre : les femmes, outre le travail domestique au foyer et l’éducation des enfants, s’occupent traditionnellement des animaux et du jardin. Mais elles travaillent aux champs quand on a besoin d’elles, au moment des moissons ou des vendanges. Aussi les discussions familiales autour de l’achat d’une nouvelle machine ou de la construction d’un bâtiment pour l’élevage sont-elles vives, le budget familial et celui de l’exploitation étant souvent le même ; les femmes demandent parfois pour elles des compensations, comme avoir l’eau sur l’évier. Progressivement, les sphères domestique et professionnelle sont de plus en plus séparées16. Les filles s’éloignent d’ailleurs du modèle traditionnel. Dès 1962, 41 % des filles d’exploitants agricoles âgées de quinze à dix-neuf ans sont scolarisées ailleurs que dans l’enseignement agricole (contre seulement 32 % des garçons). Être étudiant.e ou lycéen.ne éloigne de la société paysanne et de ses rythmes temporels17.

En 1967 apparaissent des actrices nouvelles sur la scène publique : les femmes de viticulteurs, ou « vigneronnes ». Dans un milieu masculin où chasse et rugby développent la sociabilité virile, le phénomène surprend : le leader des comités d’action André Castéra est à l’initiative de la mobilisation des femmes pour soutenir la lutte des viticulteurs ; c’est une projection dans l’espace public de sa vie personnelle car il est entouré et soutenu par sa femme et ses deux filles. L’appel aux vigneronnes est un succès : en février 1967, lors d’un rassemblement de 7 000 personnes à Narbonne, 1 200 femmes sont présentes ; désormais, elles seront en nombre dans toutes les manifestations urbaines18.

Revendiquant son statut et son rôle dans l’exploitation, l’agricultrice Anne-Marie Crolais, par ailleurs fortement engagée au Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA), l’un des protagonistes actifs de la grande transformation agricole, écrit ainsi, en 1982 : « Il est inconcevable qu’aujourd’hui, une femme qui travaille plus de six heures par jour sur une exploitation agricole, participant aux travaux, mais aussi à la gestion de celle-ci, responsable financièrement, comme son mari, du succès ou de l’échec de l’installation, soit… un zéro social19. »

Les vecteurs du changement : la JAC et le CNJA

La Jeunesse agricole chrétienne (JAC) et le CNJA sont habituellement évoqués pour avoir impulsé l’idée que la « modernisation » des campagnes était inéluctable. Créée en 1929 dans le cadre de l’Action catholique, la JAC prend son essor après la Seconde Guerre mondiale et rassemble les jeunes qui veulent, selon leur devise, « voir, juger, agir » et s’engager à la fois collectivement et individuellement pour transformer le monde agricole. Pour cela, la JAC organise des séances de formation afin d’inventorier les problèmes à résoudre et les moyens d’y parvenir, en particulier à travers des groupes de parole, en s’appuyant entre autres sur les couples. Dans certains départements, l’engagement jaciste prend des proportions étonnantes. Au cours de l’hiver 1962, 2 000 à 2 500 jeunes filles participent en Ille-et-Vilaine à un rassemblement du mouvement. Bien implantée dans l’Ouest et dans le Massif central, la JAC constitue une pépinière de responsables pour les organisations syndicales agricoles. Bernard Lambert, l’infatigable animateur des Paysans-Travailleurs dans les années 1968, dont nous reparlerons, a fait ses classes à vingt-quatre ans, en 1955, comme permanent de la JAC, tout comme Michel Debatisse qui, à la tête du CNJA de 1959 à 1964, propose et soutient la réforme des structures agricoles menée dans le cadre de la Politique agricole commune (PAC) par le ministre de l’Agriculture Edgard Pisani en 1961-1962. Le CNJA montre sa modernité en s’ouvrant aux femmes : filles d’exploitants le plus souvent, elles représentent environ 15 % des adhérents en 1960, et quatre-vingt-cinq femmes assument des responsabilités départementales dans les CDJA ; trois siègent au bureau national du CNJA, dont la vice-présidente Estelle Deneux-Robin ; elles sont toutes d’anciennes jacistes.

Outre ces organisations, il faut souligner le rôle spécifique des conseillers agricoles dans le processus de dépendance à l’égard du marché et du changement des manières de faire des agriculteurs. L’un d’entre eux, qui exerce son activité professionnelle dans une zone d’agriculture de haute-montagne en Haute-Savoie depuis ses vingt-quatre ans, précise que pour mettre en confiance les paysans plus disposés ensuite à l’écouter, il donne un « coup de main » pour rentrer les bêtes à l’étable, décharger des sacs de semence, éventuellement finir la traite : « Il a fallu faire la preuve pratique qu’on pouvait apporter quelque chose. Parce qu’apporter un veau sélectionné, c’était plus parlant que de faire un beau discours20. » Le morcellement de la propriété lui impose par ailleurs des réponses bricolées : par exemple, plutôt que de pratiquer un remembrement, la possibilité de regrouper les terres sans que les propriétaires doivent vendre, mais se contentent d’abandonner leur droit d’usage à un groupement agricole.

L’exception antillaise

Il n’y a aux Antilles ni le même encadrement, ni le même rythme d’évolution qu’en métropole. Après la coupure de la guerre, l’économie coloniale d’exportation redémarre quasiment à l’identique. Dans le monde des campagnes, celui des habitations tardives, propriétés de la vieille plantocratie locale ou de sociétés métropolitaines, les patrons refusent d’appliquer les lois sur l’organisation du travail et les salaires21. C’est dans ce contexte qu’éclatent les luttes sociales des travailleurs de la terre22. En Martinique, l’application des accords collectifs signés en 1947 s’accompagne de conflits ; il y a des morts à deux reprises en 1948 : en mars au Carbet, où les gendarmes ouvrent le feu sur des ouvriers en grève, tuant trois coupeurs de canne, et en septembre à Basse-Pointe.

Présenter en détail « L’affaire des seize de Basse-Pointe » montre à quel point le régime d’habitation a peu évolué et qu’il est de moins en moins supporté23 : au départ, un « géreur » béké licencie trois ouvriers agricoles « casés » – c’est-à-dire habitant sur place dans une case et disposant d’un jardin –, parce qu’ils travaillent ailleurs, sur l’habitation Saint-James à Saint-Pierre chez un autre patron béké qui applique le protocole de 1947 sur les salaires. Un licenciement signifie l’expulsion immédiate du logement et donc la perte de toute ressource dont celle, précieuse et complémentaire, des produits du jardin. Ayant fait appel en vain à l’inspection du travail, un groupe d’ouvriers agricoles et de syndicalistes essaient de négocier le maintien du travailleur dans sa case. Refus du « géreur » qui fait appel à la gendarmerie et à un groupe armé dirigé par son frère ; ce dernier est retrouvé mort dans un champ de canne, frappé de coups de sabre (couteau à canne). Seize syndiqués, coupeurs de canne à sucre, se constituent prisonniers après la mort du béké. Ils sont accusés de meurtre, de violences et de vols de fusils. Jugés à la cour d’assises de Bordeaux en 1951 après trente-quatre mois de détention préventive, les seize sont tous innocentés faute de preuves. Le 13 août 1951, ils sont accueillis en triomphe lors de leur retour à la Martinique par une foule imposante… ainsi que par les CRS à coups de grenades lacrymogènes : ces derniers arrêtent des syndicalistes présents et saccagent le soir un quartier populaire. L’acquittement des seize de Basse-Pointe sonne comme une victoire provisoire contre les grands planteurs békés et les forces de l’ordre. En réalité, le syndicat a été très affaibli par l’emprisonnement prolongé de plusieurs de ses cadres. Tout en admettant en apparence le principe de la Sécurité sociale, les dirigeants économiques des îles, grands patrons exportateurs de sucre et de rhum, estiment dangereuse son extension totale ou partielle et exercent des pressions sur le gouvernement. Ce n’est qu’au début des années 1960 que le monde des habitations va se transformer.

Des précurseurs contre le credo productiviste

Un certain nombre d’écrivains et de penseurs ont développé de longue date des réflexions à la fois sur la nature, la technique et la modernité. Bernard Charbonneau (1910-1996) met précocement en garde contre les dérives du progrès technique qui demande toujours plus d’organisation et de contraintes et restreint de ce fait les libertés individuelles. Avec Jacques Ellul, il crée des lieux de discussions sur les méfaits et les risques du progrès technoscientifique et industriel. En 1971, il publie Notre table rase où il accuse « les trusts agrochimiques d’envahir les campagnes, ainsi que le Plan Mansholt et le grand capitalisme de hâter la destruction de la nature et des paysans sous prétexte de les secourir24 ». Jean-Loup Trassard a développé une approche littéraire et photographique sur la région bocagère de la Mayenne où il vivait : il a su restituer, dans Paroles et écrits du bocage, la poésie des lieux : il célèbre les chemins creux, les haies « à hauteur d’épaule », les ruisseaux et les récoltes à la faux25. Dans un tout autre style, Jacques Rémy, alors chercheur à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), publie en 1970 une parabole, un conte sur « la mort du père Mathieu »26. C’est le bouvier – le « toucheu’de bœufs » – qui explique la situation du père Mathieu : « Je lui avais bien dit, n’achète pas de tracteur ! Il ne m’a pas cru, il l’a eu son tracteur et un tas de matériel et les dettes avec… et maintenant voilà : le matériel est rouillé, les dettes pas payées, le tracteur démoli par les CRS le jour où Mathieu a fait un barrage, c’est-y pas malheureux ! » Mathieu raconte son histoire autrement : « En 46 j’avais seize ans. Le gouvernement y disait sans arrêt, les gars équipez-vous. Moi je tanne le père, il achète le tracteur : un tracteur du plan Marshall, une belle Massey-Harris avec les roues avant jumelées. Tiens ça tournait sur place cet engin, il suffisait de freiner d’un seul côté. Et il tirait ! Ah bien sûr il était à l’essence, et l’essence même détaxée, au bout du compte cela coûte une fortune. »

En 1954 les prix s’effondrent, Mathieu participe aux premiers barrages. Son père lui cède l’exploitation, il a trente ans. Il espère un mieux avec les réformes de structure de 1960-1962, mais s’endette pour s’équiper et doit successivement se consacrer au lait, à la viande, au poulet puis au porc et il se heurte chaque fois au problème, à terme, de la surproduction, de la baisse des cours pendant que les dettes s’accroissent. Ce conte idéal-typique du parcours d’un paysan des Trente Glorieuses a été écrit en réaction à la publication du rapport Vedel sur la « perspective à long terme de l’agriculture française » (1968-1988)27, qui adaptait à la France le Plan Mansholt (présenté le 21 décembre 1968 devant le Conseil européen des ministres de l’Agriculture, il s’agissait d’un « mémorandum sur la réforme de l’agriculture » de la Commission économique européenne, CEE) : tous deux actaient, dans les vingt ans à venir, la diminution drastique des terres agricoles et la disparition des exploitations petites et moyennes au sein de la CEE.

Alors que le nombre d’exploitations (donc de paysans) diminue fortement – il passe de 2,28 millions en 1955 à 1,58 million en 1975 –, les productions augmentent : celle du blé est multipliée par 1,8 entre 1955 et 1974, celle de viande par 2,7 pour la même période. Cependant, dès 1952-1953, les paysans voient leur pouvoir d’achat baisser du fait d’un excédent de l’offre. Aléas de la conjoncture, les cours s’effondrent même en juillet 1953. Les viticulteurs puis les éleveurs du Massif central, du Poitou et des Charentes sont parmi les premiers touchés, non sans réaction.

Réactions et violences paysannes

En juin 1951, à l’appel du Comité d’action viticole, se tient une manifestation au cours de laquelle on remarque cette pancarte « Lou darnie Croustet (le dernier croûton) 1907-195128 ». On le voit, cette manifestation s’inscrivant dans une longue histoire fait explicitement référence à la mémoire des puissantes manifestations viticoles de 190729. Le 29 décembre 1953, le maire et les conseillers municipaux de la commune d’Aigues-Vives dans l’Aude présentent leur démission au préfet, « satisfaction n’ayant pas été donnée à l’Association des maires du Minervois » :

Vous connaissez, Monsieur le Préfet, la situation dramatique dans laquelle se trouvent les vignerons de notre région. Le Minervois va disparaître ; les familles, une à une, quittent nos villages, les dettes s’accumulent auprès des commerçants, qui refusent de livrer des marchandises à crédit. Les chômeurs sont de plus en plus nombreux et les caisses de Crédit agricole hésitent à consentir des prêts à la majorité de nos viticulteurs qui ont déjà atteint le plafond de garantie. Tous les moyens calmes et hardis, nous les avons employés, croyant qu’ils seraient susceptibles d’obliger le gouvernement à se pencher sur le sort malheureux de nos braves vignerons30.

Une des particularités du mouvement des viticulteurs est le soutien et la participation active des élus locaux qui marchent, avec leur écharpe tricolore, en tête des manifestations. La chute des prix due à des récoltes pléthoriques et à la croissance des rendements, ainsi que la concurrence des vins algériens, poussent les viticulteurs à passer à l’action en établissant – une première – des barrages sur les routes. Il en est de même dans les Charentes. Le dimanche 12 juillet 1953, 30 000 viticulteurs rassemblés à Béziers, élus ceints de leur écharpe en tête, exigent que les cours soient revalorisés pour assainir le marché31. Ces élus et d’autres tentent le 18 juillet d’occuper la préfecture de Carcassonne. Au printemps 1960, la reprise des manifestations avec des actions violentes a lieu notamment en Bretagne où la sous-préfecture de Morlaix est occupée le 8 juin 1961 ; largement médiatisé, cet épisode a acquis une dimension quasi légendaire. Les mouvements spectaculaires de revendications ont gagné l’ensemble du pays. En juin 1961, l’effondrement des prix de la pomme de terre provoque dans le Finistère une révolte des agriculteurs qui s’en prennent – sacrilège – aux urnes lors du premier tour des élections cantonales : quatre urnes sont ainsi brûlées, début d’une révolte qui couvre une cinquantaine de départements. « Vannes : 100 femmes, 4 tracteurs », indique le 20 juin 1961 le rapport de synthèse des Renseignements généraux, actant ainsi l’incongruité, à leurs yeux, d’une présence féminine dans les manifestations paysannes32.

Bien que l’unité du monde paysan n’ait jamais existé sauf dans les représentations, on voit s’effriter durablement le mythe unitaire du monde paysan avec notamment le développement d’autres courants syndicaux – dont le Mouvement de défense des exploitants familiaux (MODEF), proche du PCF, créé en 1959 – pour lesquels le thème de l’unité paysanne ne sert qu’à défendre les intérêts des gros agriculteurs capitalistes.

Aux manifestations contre la nouvelle politique d’orientation agricole entre 1961 et 1963 s’ajoute en 1964 une grève du lait. Dans le Midi viticole, la révolte apparaît spécifique et isolée. La crise viticole est pérenne, tant en raison de l’extension du vignoble, de la croissance des rendements avec l’amélioration des plants et l’emploi d’engrais, que de la baisse de la consommation de vin. L’entrée dans le marché commun, la PAC et l’ouverture des frontières, précipitent la crise. L’agitation redémarre en décembre 1966 : les cours du vin se sont effondrés. Les élections législatives étant proches, le syndicat des viticulteurs voit là un moyen de faire pression sur le gouvernement pour fixer les prix à un cours-plancher, obtenir des distillations et surtout arrêter l’importation de vins d’Algérie prévue par les clauses secrètes des accords d’Évian en 1962. Au cours de l’hiver 1966-1967, à l’initiative de jeunes viticulteurs se forment dans chaque localité des comités d’action33 (dont la composition est, en principe, clandestine) qui mobilisent les esprits et restent toujours en état d’alerte pour effectuer des actions illégales : poteaux téléphoniques sciés, blocage de voies ferrées et de routes par lesquelles transite le vin importé. Les organisations corporatives agricoles et particulièrement le CDJA se disent publiquement hostiles aux actions violentes, qui sont en effet menées par d’autres mais non sans leur assentiment secret.

Les comités d’action viticoles organisent le 16 mars 1967 à Carcassonne, avec la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et le CDJA, un vaste rassemblement de 12 000 viticulteurs où se déploie toute la panoplie manifestante : élus avec drapeaux des communes, meeting avec discours, motion à la préfecture et, en prime, combats de rue au centre-ville avec pierres, bombes au soufre, voitures renversées et brûlées. Le bilan est lourd : soixante-trois blessés dont cinquante-trois parmi les forces de l’ordre et quatre sérieusement atteints. Pour le journal local, il s’agit d’une « véritable guérilla » tandis que le préfet évoque des « scènes d’émeute ». « Jamais, de mémoire de CRS, je n’ai vécu une telle révolte », déclare un commandant de CRS à un journaliste34. Malgré l’avis du préfet, les quatre personnes arrêtées sont relâchées : le procureur a reçu du ministère de la Justice un ordre écrit de relaxe. En 1970, le ministère de l’Intérieur règle à la ville 80 % des dégâts et confirme, à terme, la clémence de l’État et le sentiment d’impunité chez les viticulteurs : « Quand on vote des motions on ne nous entend pas. Quand nous en venons à tout casser on nous entend. On ne peut qu’être violent. L’action à venir sera de plus en plus brutale. Nous poursuivrons l’escalade, mais l’escalade de la violence35. »

À cette date, les viticulteurs de l’Aude sont relativement isolés, localement et nationalement. Mais une mutation s’amorce parmi les membres des comités d’action : les plus actifs sont de jeunes viticulteurs formés à la JAC. Politiquement partisans d’une gauche laïque, ils s’éloignent des discours d’extrême droite – sur la défense nécessaire de la pureté du vin et de la race française face au vin algérien – tenus par le leader viticole André Castéra. Il n’y a de continuité que de nom entre les comités d’action de 1961, ceux de 1967 et ceux, plus médiatisés, de 1974-197636.

À l’égal du Midi viticole, l’Ouest est le théâtre, en 1967, de plusieurs manifestations paysannes violentes au cours desquelles le service d’ordre est débordé : à Redon le 29 juin, puis le 2 octobre à Quimper. Cette dernière manifestation, organisée dans le cadre d’une journée d’action de la FNSEA, se déroule aux cris de « Nous ne voulons pas deux Europe, celle des riches et celle des pauvres », « Che Guevara est en Bretagne » ou encore « Québec libre, Bretagne libre », qui indiquent une forme de politisation et une attention aux événements extérieurs ; le local du député UNR, ancien dirigeant de la FNSEA, est mis à sac. « Le service d’ordre a eu affaire à des foules ayant un comportement identique : nombreux, agressifs, organisés, équipés de projectiles divers : boulons, pavés, éclats de métal, bouteilles, galets », écrivent dans un rapport les officiers de CRS chargés du maintien de l’ordre ; ils soulignent l’insuffisance des effectifs et demandent une modification de l’armement et en particulier la possibilité d’utiliser, dans certaines circonstances exceptionnelles, des grenades offensives dont l’usage avait été limité en 196437. Ce rapport entraîne un rappel des conditions légales de l’usage de ces dernières et des recherches pour mettre au point des grenades lacrymogènes plus performantes, moyen (théoriquement) privilégié en France du maintien de l’ordre dans un cadre démocratique38.

La radicalisation des actions paysannes inscrit durablement, dans les représentations communes, la violence comme caractéristique des pratiques de protestation du monde agricole. De ce point de vue, cette radicalisation participe d’une recomposition de la conflictualité sociale qui touche en premier lieu le monde ouvrier.

2. LE MONDE DES OUVRIERS ET DES OUVRIÈRES

« Devenant ouvrier, j’ai voulu être un vrai, un bon […]. La vie de forgeron était “à part”. On travaillait dur […]. Nous étions à notre manière et dans notre milieu, une sorte d’aristocratie. J’ai eu la fierté des forgerons. J’ai vraiment voulu vivre à fond cette vie-là. »

Paul Anglade, Prêtre-ouvrier forgeron,
Ce que c’est qu’obéir39.

N’ayant pas eu la même possibilité de choix que le prêtre-ouvrier Paul Anglade, devenu volontairement forgeron à vie, Armand Sonnet est contraint de passer en 1951 de la campagne, où il était artisan forgeron tonnelier, à Renault-Billancourt, d’abord sur un poste d’OS, et, finalement, dans un des ateliers parmi les plus durs et de ce fait marqueur d’une fierté virile, l’atelier 62, celui des forges. La photographie qui illustre le livre que l’historienne Martine Sonnet a consacré aux trajectoires professionnelles de son père, mort en 1986 semble incarner à elle seule la classe ouvrière virile : on voit « le père » – haut, massif, mains dans les poches et cigarette au bec – suivi par un ouvrier sans doute immigré, jeune et fluet, et encadré par deux publicités – l’une pour le Viandox réparateur présenté par une figure féminine, l’autre pour le vin rouge quotidien, source de force masculine40. Dans cette trajectoire professionnelle, comme dans d’autres parcours ouvriers, on distingue bien les classifications opérées au sein du monde ouvrier selon le modèle de la « grille Parodi-Croizat » de 1945 (manœuvres, OS, OP 1, 2, 3) qui détermine les salaires, des qualifications – réelles et symboliques – qui distinguent les ouvriers professionnels français (OP) de chez Renault des OS (ouvriers spécialisés). Aucun migrant ni aucune ouvrière ne dépassent la première catégorie des OP (OP1). Nous avons dans ces portraits un condensé de l’expérience ouvrière de la période dite des Trente Glorieuses qui, à elle seule, suffirait à déconstruire totalement la séquence identifiée par Jean Fourastié et reprise à l’envi.

En 1954, les ouvriers constituent un tiers de la population active, soit près de 6,5 millions de personnes. Avec ses 8 millions d’ouvriers (37,7 % de la population active), l’année 1975 représente l’apogée de la société industrielle. Les nouveaux arrivants viennent des campagnes (qui ont perdu 3 millions d’actifs entre 1954 et 1975), du monde du petit commerce et de l’artisanat, auxquels il faut ajouter les migrants en provenance d’Italie du Sud, du Maghreb et de la péninsule Ibérique (leur nombre double entre 1954 et 1975). Un ouvrier sur cinq est un immigrant et un ouvrier sur cinq est une ouvrière. Ces ouvriers et ouvrières partagent dans l’usine et l’atelier sinon les mêmes postes, du moins, pour la plupart – sauf dans les usines nouvellement construites, des cubes au toit plat – le même cadre de vie – le bruit, la saleté, le froid et la chaleur, les courants d’air qui marquent les corps au travail. Longtemps, elles et ils reçoivent chaque quinzaine une enveloppe où se trouve, en liquide, leur paie calculée à l’heure ou à la tâche, diminuée des amendes et des avances. Il faut attendre 1956 pour obtenir la troisième semaine de congés payés après les deux semaines accordées par le gouvernement de Front populaire, Renault ayant donné l’exemple en 1955. Au mitan des années 1950, l’étau se desserre quelque peu sur les existences ouvrières qui ne sont plus seulement soumises à la stricte nécessité et qui peuvent envisager autre chose que les longues heures de travail.

De qui les ouvriers sont-ils le nom ?

« Dans l’usine de Neuves-Maisons, il y avait deux sortes de gars : les gars de Neuves-Maisons, les vrais gars de l’usine et puis les gars de l’extérieur qu’ils appelaient les chevreuils. Quand mon mari et ceux des villages alentour arrivaient le matin on entendait “Ah, voilà les chevreuils”. » Mme Lardin, qui habite depuis longtemps avec son époux, ouvrier métallurgiste, le village de Frolois à quelques kilomètres de l’usine, raconte en juin 1976 l’opposition entre ces deux groupes :

Il y a toujours eu, je crois, une espèce de tirage entre les gens de Neuves-Maisons – nous, on les appelait les « Neu-Neu » – et ceux de l’extérieur. Remarquez, quand ils nous appelaient les « chevreuils », ce n’était pas une insulte, c’était pour dire « tiens ce sont les péquenots qui arrivent de la campagne pour venir travailler chez nous ». Il y avait quand même de la jalousie, parce que les « chevreuils » avaient souvent de bonnes places. Peut-être parce qu’ils étaient plus sérieux dans leur travail. L’usine leur tenait au ventre, à mon beau-père, à mon mari et à ses frères. Ils auraient été actionnaires, ça n’aurait pas été pire41.

Ce témoignage énonce implicitement les diverses identités de cette épouse dont le mari métallurgiste se fait traiter de « chevreuil » alors qu’il est né à Neuves-Maisons. Assignée au groupe des « chevreuils » par son mariage et son habitation, son identité de villageoise se croise avec son histoire personnelle, elle qui est fille d’un « vrai » métallurgiste de Pont-à-Mousson ; d’où le reproche ironique implicite par rapport au comportement soumis de son mari et de sa belle-famille à l’égard du travail usinier. Le texte évoque aussi la vie, qui n’est pas spécifique à la Lorraine industrielle, de ces ouvriers paysans avec une double activité qui s’accorde avec les stratégies des industriels pour recruter une main-d’œuvre en apparence plus docile : la culture d’un lopin de terre et d’un jardin permet de compléter un salaire que les patrons ne sont pas obligés d’augmenter. C’est le cas par exemple dans les industries décentralisées d’électronique ou d’électroménager (Moulinex ou Thomson) et dans l’industrie automobile à Sochaux (Peugeot), Flins (Renault) ou Rennes (Citroën), où une noria de cars déverse deux fois par jour au poste du matin et de l’après-midi les ouvrières et ouvriers paysans qui viennent parfois de fort loin.

« Quoi de commun, au juste, entre un typographe parisien, un fondeur lorrain, un ajusteur du Mans, une OS caennaise de Moulinex, un docker de Marseille, un manœuvre algérien du bâtiment et un ouvrier agricole de la Beauce ? », se demande à juste titre l’historien Michel Pigenet, puisque tout les distingue – « la branche, le métier, le type d’entreprise, la qualification, l’âge, le sexe, le territoire et l’origine42 ».

Malgré la diversité des lieux et des statuts, tous et toutes subissent à des degrés variables l’exploitation, l’intensification et l’accroissement de la durée du travail (45-46 heures en moyenne) ; elles et ils sont soumis à la discipline d’atelier, à la pénibilité et/ou à l’augmentation des cadences due à une extension de la rationalisation (dite « amélioration de la productivité ») qui marquent les corps.

Didier Éribon évoque la nature du travail et ses effets sur la vieillesse de sa mère :

Quand je la vois aujourd’hui, le corps perclus de douleurs liées à la dureté des tâches qu’elle avait dû accomplir pendant près de quinze ans, debout sur une chaîne de montage où il lui fallait accrocher des couvercles à des bocaux de verre, avec le droit de se faire remplacer dix minutes le matin et dix minutes l’après-midi pour aller aux toilettes, je suis frappé par ce que signifie, physiquement, l’inégalité sociale […]. Le rythme de travail était à peine imaginable dans cette usine, comme dans toute usine d’ailleurs : un contrôleur avait un jour chronométré une ouvrière pendant quelques minutes et cela avait déterminé le nombre minimum de bocaux à « faire » par heure […]. Mais comme une bonne partie de leur salaire se composait de primes dont l’obtention était liée au total quotidien, ma mère m’a indiqué qu’elle-même et ses collègues parvenaient à doubler ce qui était requis. Le soir, elle rentrait chez elle fourbue, « lessivée » comme elle disait, mais contente d’avoir gagné sa journée, ce qui nous permettait de vivre décemment43.

Le nombre des ouvrières spécialisées augmente fortement dans la période dite des Trente Glorieuses sans que leurs conditions de travail ne s’améliorent. Elles sont et restent le plus souvent classées au bas de la hiérarchie, leurs compétences et leurs formations antérieures n’étant pas reconnues. L’exemple type est celui du CAP couture qui constitue l’essentiel des formations techniques proposées aux filles, non pris en compte pour exercer un métier dans l’électronique où minutie et dextérité acquises par exemple dans une formation de couturière sont pourtant requises. Il en est de même des migrants et des travailleurs étrangers, dont le nombre progresse également et dont les formations antérieures à l’embauche ne sont pas prises en considération. L’exemple des OS de Renault est particulièrement probant.

En 1955, la Régie nationale des usines Renault (RNUR), considérée comme un « laboratoire social », emploie 60 % d’OS dans le personnel ouvrier. Parmi ces OS – la catégorie la plus basse de la classification –, les Algériens sont, au sein « des ouvriers non-métropolitains » (catégorie employée par l’entreprise), les plus nombreux – plus des deux tiers de la main-d’œuvre étrangère et coloniale44. Les « carrières » des ouvriers algériens de Renault restent majoritairement stagnantes ou avec une très faible progression : c’est le cas d’Ahmed G., embauché en avril 1962 à vingt-trois ans comme ouvrier spécialisé au coefficient 125 et qui, après trente-cinq ans de bons et loyaux services, prend sa retraite en 1997 comme « agent qualifié spécialisé » (nouvelle dénomination pour OS). Après avoir démontré une réelle polyvalence et ayant été changé plus d’une dizaine de fois d’atelier ou de poste et muté de Billancourt à Flins, il a gagné en tout et pour tout deux échelons en trente-cinq ans : mobilité sectorielle et stagnation professionnelle se conjuguent et il n’est pas le seul dans ce cas45. Nombre de ces ouvriers ont une expérience professionnelle antérieure dans l’industrie mécanique ou automobile ; leur durée d’emploi dans l’entreprise est en moyenne de plus de cinq ans et ne correspond donc pas au portrait convenu diffusé par la direction du personnel, d’une main-d’œuvre instable et inexpérimentée. L’assignation au statut d’OS est « marquée du sceau colonial, patent dans les années 1950 », qui perdure dans les années 1960 et au-delà46.

Pourtant, la Régie Renault a accepté précocement, en 1955, un accord d’entreprise prévoyant un réajustement des salaires, la troisième semaine de congés payés et des avantages maison pour les congés maladie et les accidents du travail. Elle est suivie par d’autres grandes entreprises comme Peugeot ou Péchiney qui accordent des avantages à leurs salariés pour qu’ils acceptent les contraintes en matière d’heures supplémentaires. Même les métallurgistes militants de la CGT, soucieux de leur pouvoir d’achat, ne rechignent pas devant les heures supplémentaires : c’est sans doute l’une des raisons de l’échec relatif, en 1952, de la campagne du PCF contre la fabrication du matériel militaire pour l’Indochine47. En effet, malgré la création en 1950 d’un salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) dont l’inflation masque les bienfaits, son taux relativement bas doit être compensé par les heures supplémentaires. En mai 1952, la politique de « défense du franc » du gouvernement Pinay commence cependant à porter ses fruits : les prix se stabilisent et la condition ouvrière s’améliore, même si des différences notables et les inégalités perdurent entre bassins industriels, petites ou grandes entreprises. Ce sont les ouvriers professionnels de ces grandes entreprises, des Français le plus souvent, qui recueillent (un peu) les fruits de la croissance au prix d’un travail considérable. L’amélioration lente de la condition ouvrière se lit dans l’usage de biens d’équipement : « Couteau électrique, mixeur, machine à laver, je lui ai tout acheté à ma femme », énonce Louis Lengrand dans une réflexion où chaque sexe est remis à sa place, sa femme au foyer et lui travaillant à l’extérieur et accomplissant après son poste à la mine, une double, voire une triple journée48. Comme lui, les ouvriers s’équipent en télévision, réfrigérateur et machine à laver, plutôt dans les années 1960 et parfois avec l’aide des allocations familiales.

Se loger et vivre mieux

Pour essayer de résoudre les problèmes de logement liés à la faiblesse de la construction pendant l’entre-deux-guerres et aux destructions de la Seconde Guerre mondiale, des militant.e.s du Mouvement populaire des familles occupent illégalement des immeubles et des appartements afin d’y loger des familles sans toit en particulier dans le Nord. Dans la région de Marseille, via l’Association des sinistrés et évacués du Vieux-Port, 2 500 familles auraient été relogées en réquisitionnant des logements vides d’après un des animateurs du groupe, Marius Apostolo, ancien jociste49. Les militants sont poursuivis et condamnés.

D’autres envisagent des solutions collectives d’aide à la construction. C’est notamment ce qu’énonce le règlement du comité ouvrier du logement de Rézé le 30 avril 1950 :

Dans la société actuelle, nous sommes individuellement des faibles, des exploités. Exploités dans notre travail qui n’est pas suffisamment payé, dans nos logements où nos gosses manquent d’air. Mais un fort ne peut rien contre des faibles qui s’unissent. Seul, chacun de nous ne pourrait se libérer de sa situation, ni bâtir sa maison. Ensemble nous y parviendrons […]. Celui qui vient avec l’idée de bâtir seul sa maison, pour ignorer ensuite tous les autres n’a rien à faire dans notre société50.

Un peu partout en France, comme ici à Rézé près de Nantes, des familles se regroupent en coopératives d’autoconstruction appelés « les Castors ». Les ouvriers occupent leurs week-ends et « loisirs » à construire leur maison, dont ils seront propriétaires. Quinze ans plus tard, le quotidien régional Ouest France fait le bilan de ce qui devient une cité : « les rues sont tracées, des groupes de maisons apparaissent », 154 au total.

Alors que des coopératives commencent à réaliser leurs programmes de construction de maisons individuelles, les autorités ministérielles font le choix, au début des années 1950, de l’habitat collectif. Jusque-là, depuis la création des habitations à bon marché (HBM) par la loi Siegfried de 1894, 300 000 logements seulement ont été mis à disposition des Français, alors que 2,5 millions de logements ont été construits en Allemagne entre 1919 et 1932. La France accuse donc un retard certain. En 1953, un rapport du Conseil économique et social sur La crise du logement dresse un sombre bilan de la situation. Les Français disposent en moyenne de moins de deux pièces, au confort très limité : selon le recensement de 1954, 90 % des logements n’ont ni douche ni baignoire et 42 % sont dépourvus de l’eau courante. Or la population urbaine en France passe de 59 à 73 % entre 1954 et 1975, il devient nécessaire de loger les 13 millions de personnes supplémentaires. Par ailleurs, l’état des logements existants n’est pas satisfaisant.

Le lancement du programme de Bron-Parilly dans la banlieue lyonnaise, avec plus de 1 100 logements prévus, est effectif dès 1951. Les premiers bâtiments qui se retrouveront quelques années plus tard en bordure du périphérique – non sans d’importantes nuisances sonores – sont livrés en 1954. Ce choix ne s’est pas fait sans hésitation ni contradictions ni sans que les décideurs aient toujours eu une claire conscience des conséquences de leurs décisions.

C’est dans ce contexte que l’abbé Pierre, au cours d’un hiver particulièrement froid, lance publiquement un appel aux autorités et aux citoyens. En 1949, l’abbé avait fondé le mouvement Emmaüs pour aider les pauvres et les sans-abri. Son fameux appel du 1er février 1954 sur Radio-Luxembourg réclamant une aide urgente pour les sans-logis provoque un impressionnant élan de solidarité dans le pays. Ce cri de détresse en faveur des mal-logés est un repère fort dans la prise de conscience des Français au sujet du problème du logement. À la suite de cet appel, le gouvernement adopte un programme de 12 000 logements en cités d’urgence prévues au départ pour être provisoires et qui ont duré un demi-siècle. Le mouvement de l’abbé Pierre, Les Compagnons d’Emmaüs, se développe dans toute la France et même à l’étranger. L’abbé Pierre, député MRP, intervient par la suite régulièrement pour dénoncer le scandale des sans-abri, du logement des plus démunis et de la pauvreté. Effectivement, se loger dans la région parisienne est devenu très difficile avec l’augmentation de la population, l’arrivée massive de citadins provinciaux (souvent des jeunes couples avec enfants), des migrants italiens, portugais et nords-africains et, à partir de 1956, des rapatriés qui reviennent du Maroc et de la Tunisie devenus indépendants. Les bidonvilles fleurissent à Nanterre, Saint-Denis, Champigny. Les gens s’entassent dans les hôtels meublés et les garnis (13 000 dans la Seine). On manque cruellement de logements.

En 1961, Christiane Rochefort écrit un roman, Les Petits Enfants du siècle, une chronique à la fois acide et tendre de l’éclosion à la sexualité et de l’exploitation ménagère de Josyane, la fille aînée d’une famille nombreuse de la Seine où le nombre élevé d’enfants, étroitement lié à la perspective d’allocations familiales, permet d’acheter à crédit les objets modernes – machine à laver, voiture, télévision, mixeur, etc. – et d’obtenir un autre logement :

Maintenant, notre appartement était bien. Avant on habitait dans le treizième une sale chambre avec l’eau sur le palier. Quand le coin avait été démoli, on nous avait mis ici ; on était prioritaires ; dans cette cité les familles nombreuses étaient prioritaires. On avait reçu le nombre de pièces auquel nous avions droit selon le nombre d’enfants. Les parents avaient une chambre, les garçons une autre et je couchais avec les bébés dans la troisième ; on avait une salle d’eau, la machine à laver était arrivée quand les jumeaux étaient nés, et une cuisine séjour où on mangeait ; c’est dans la cuisine où était la table que je faisais mes devoirs. C’était mon bon moment : quel bonheur quand ils étaient tous garés, et que je me retrouvais seule dans la nuit et le silence51.

Sans doute la romancière avait-elle en tête, dans sa description du premier logement occupé par la famille de Josyane, l’émission télévisée très populaire Cinq colonnes à la une diffusée à 20 h 30 sur la seule et unique chaîne et qui présenta le 5 avril 1957, dans la série « À la découverte des Français » de Jean-Claude Bergeret et Jacques Krier52, une courée insalubre du Moulin-de-la-Pointe dans le XIIIarrondissement de Paris. La caméra pénétrait dans une maison à l’escalier sombre en colimaçon avec eau et w.-c. sur le palier intermédiaire, entre les étages. La semaine suivante une nouvelle émission de Cinq colonnes à la une, intitulée « La Butte à la reine », soulignait a contrario le déménagement attendu de familles de la courée du Moulin-de-la-Pointe dans une cité moderne du sud de Paris. À cette date, un million de ménages étaient équipés du petit écran mais on pratiquait également le visionnage collectif dans des cafés, des télé-clubs, chez des voisins ou devant les vitrines de magasins. La télévision se voulait alors éducative et suggérait une modification des habitudes et des normes. À la fin du roman de Christiane Rochefort, la narratrice, enceinte et bientôt mariée, propose à son futur d’acheter à crédit car « sa boîte [de téléphones] lui consentirait sûrement un prêt avec des délais pour rembourser » un appartement à Sarcelles. Nous sommes en 1960. La construction de Sarcelles, conçue par Roger Boileau et Jacques-Henri Labourdette, a commencé cinq ans plus tôt. Le chantier à peine terminé, les critiques fusent.

La construction des grands ensembles, unités d’habitat avec des bâtiments collectifs, édifiés rapidement grâce à des innovations techniques (standardisation des produits, utilisation de grues et coffrage du béton armé), s’accompagne de politiques publiques, telle la loi foncière de 1953 qui permet l’expropriation, et une législation sur les zones à urbaniser en priorité (ZUP) en 1957. En principe, les équipements collectifs et les commerces sont censés suivre, ce qui n’est pas toujours le cas dans l’immédiat. De fait, 200 000 habitations à loyer modéré (HLM) sont construites entre 1955 et juin 1958 en région parisienne. Rapidement, les difficultés de la vie quotidienne apparaissent et on forge même un mot pour désigner une nouvelle maladie, la « sarcellite ». Les bâtiments sont immenses, froids, coupés de la ville et dépourvus d’espaces verts ; les hommes partent au petit matin et les femmes restent seules et dépriment entre la sortie de l’école et le foyer. Présentés dans un premier temps comme l’archétype d’une modernité urbaine égalitaire, les grands ensembles sont censés incarner la modernité et apparaître comme une réussite sociale croisant jeunesse de la population et mixité sociale. Ils deviennent pourtant assez vite l’objet de critiques. C’est ainsi que dès 1959, Pierre Sudreau, ministre de la Construction, dénonce les « véritables murailles de béton » qui « annihilent le côté humain de la construction ».

Les autorités ont été aiguillonnées par les associations de locataires, un des seuls groupements dont les membres ont augmenté depuis 1949, atteignant 100 000 adhérents pour la Seine53. Dans la banlieue ouvrière de Saint-Denis, malgré divers freins et contraintes, la municipalité communiste soutenue par les associations de locataires se préoccupe de construire des logements : 1 800 en 1959, plus de 4 000 en 1965 et 5 000 en 196854. Mais résorber l’habitat insalubre est compliqué car le processus suppose aussi un agrandissement des logements et donc des populations à reloger. Par ailleurs, depuis la loi Loucheur de 1928, les HLM sont réservées aux nationaux, avec exceptions pour les ressortissants de pays ayant signé une convention d’immigration (Italie, Pologne, Belgique). Ce principe est confirmé en 1959. Les familles ouvrières ont parfois du mal à payer leurs loyers et on constate 20 % d’impayés en 1960, d’où des tensions entre Office HLM, municipalité et préfecture pour élaborer un barème afin de choisir les futurs habitants – en priorité des familles stables, moins de pauvres et moins d’étrangers. Les réservations de logements au titre du 1 % patronal, à partir de 1967, auxquelles s’ajoutent un contingent de fonctionnaires et la réserve municipale (attribuée à de nombreux militants communistes) conduisent à une diversification sociologique du peuplement et à l’élargissement du bassin de recrutement des locataires.

L’Office dyonisien continue à sélectionner de préférence des locataires employés, fonctionnaires et ouvriers ou techniciens qualifiés. Il y a cependant entre 20 et 30 % d’étrangers et de naturalisés malgré une forme de quota non officiel fixé autour de 15 %55. Ces choix sont confrontés au changement de la population de Saint-Denis et au recrutement dans les HLM : 10 % d’étrangers en 1954, 20 % en 1968, le pourcentage de 15 % étant largement dépassé dans les faits. Par ailleurs, la destruction du bidonville du Franc-Moisin (peuplé alors surtout de Portugais) commence en 1968.

En 1975, l’amélioration de la situation générale est palpable : 75 % des logements ont une installation sanitaire complète ; et moins de 5 % sont en état de surpeuplement accentué. Au total, entre 1958 et 1969, près de 200 ZUP offrent 800 000 logements. En 1973, une circulaire d’Olivier Guichard souligne lucidement la nécessité d’« une meilleure qualité de l’habitat et de l’urbanisme » et dénonce la « ségrégation sociale par l’habitat ». La solution est à ses yeux de limiter les grands ensembles et de soutenir la construction de maisons individuelles dans les zones d’aménagement concerté (ZAC). Mais les chiffres et les circulaires ne disent pas tout.

À partir des années 1960, on enregistre la volonté d’une fraction des classes populaires d’accéder à la propriété, même en s’endettant. Il s’agit d’abord de se fixer sur un lieu, d’avoir un « chez soi » que l’on pourra transmettre aux enfants ; l’héritage devient un bien affectif que l’on ne peut éthiquement renier :

C’est une maison que mes parents n’avaient pas fini de payer, qu’ils ont fait construire il y a dix ans dans le lotissement. Ils avaient eu beaucoup de problèmes dans leur vie, ils avaient beaucoup économisé, beaucoup travaillé. Ils étaient sur une ferme pendant plus d’une quarantaine d’années, on était donc métayers et il a fallu partir de la propriété. Mes parents sont donc partis domestiques dans un château, mon père faisait l’élevage des moutons et ma mère faisait la cuisinière. Ils étaient nourris, logés, blanchis ce qui fait qu’ils mettaient la paye de côté et un jour avec leurs économies, ils ont acheté un terrain, ils ont fait un emprunt pour construire la maison. Mon père qui avait eu pas mal d’accidents de cœur a pris sa retraite et ma mère qui avait quatorze ans de moins que lui a continué à faire des ménages. Mes parents s’étaient beaucoup attachés à leur maison. Ils n’avaient jamais rien eu, toujours placés chez les autres, toujours logés chez les autres, c’est ça surtout56.

Dans ce cas, comme dans d’autres, le sacrifice parental a été respecté : à la mort des parents, les deux enfants, qui étaient déjà propriétaires, gardent cependant la maison en indivision. L’épargne ouvrière n’a pu se constituer qu’avec le passage progressif des « horaires », où tâche horaire et salaire au rendement étaient couplés avec des pratiques de dépenses au quotidien, aux « mensuels », comme l’étaient déjà les employés, la maîtrise et les cadres. En 1970, cette mensualisation des salaires dans de nombreux secteurs s’accompagne d’un ajustement du crédit par la diminution de l’apport personnel et la création du Plan épargne logement. Devant les difficultés croissantes dans les grands ensembles et les premières rébellions urbaines, la volonté d’accession à la propriété des populations ouvrières s’affermit : à cette date, près d’un ménage sur deux, en général endetté, est déjà propriétaire. Ce qui n’empêche pas les ouvriers de s’adonner à des loisirs, même si le départ en vacances doit parfois être différé.

Vies ouvrières : sports, loisirs, engagements

La pêche et la chasse relèvent des loisirs populaires ordinaires. L’écrivain ouvrier Robert Piccamiglio reçoit pour son départ en retraite une canne à pêche : « Une canne à pêche comme cadeau ? Parfait. À la pêche, j’y vais depuis l’enfance. Un loisir facile, pas cher. Un loisir d’ouvrier. Je n’ai jamais rencontré sur les berges d’un torrent de montagne un avocat, un notaire, un banquier, un cadre, petit, moyen ou supérieur. Je ne sais pas ce qu’ils font de leur temps libre57. »

La pêche à la ligne (ou à la main, bien qu’interdite depuis longtemps) fait partie avec le jardinage et le bricolage des jubilations solitaires58 mais elles peuvent être parfois familiales comme l’évoque Didier Éribon ; l’achat en 1963 d’une voiture d’occasion permet à la famille de quitter Reims de temps en temps :

L’été il n’était évidemment pas question de partir en vacances. Nous n’en avions pas les moyens […]. Mais le plus souvent, quand il faisait beau, nous allions sur les bords de Marne, près des villages du champagne, où nous restions des heures entières à nous adonner à l’activité de détente favorite de mon père : la pêche. Il y devenait un autre homme et un lien s’instaurait entre lui et ses enfants : il nous apprenait les gestes et techniques nécessaires, nous donnait des conseils59.

Nul mieux que Fernand Léger, dans son tableau Le Campeur (1954), n’a exprimé, dans le style qui lui est propre associant héritage cubiste et attention aux personnes, le regard chaleureux porté sur le monde des classes populaires60. Il célèbre dans sa série Partie de campagne, à laquelle appartient Le Campeur, les conquêtes sociales du Front populaire, les loisirs, les familles populaires partant en week-end ou en congés, hommage tranquille au quotidien et aux joies de la vie simple. Si la bicyclette et les auberges de jeunesse ont été emblématiques des loisirs conquis par la jeunesse du Front populaire, le camping en couple ou en famille, à vélo, à mobylette, à scooter ou, mieux encore, dans une petite voiture – 2 CV ou 4 CV par exemple – est très répandu dans les années 1950-1960.

Un ouvrier sur deux environ part réellement en vacances. Pour les loisirs organisés, de nombreuses associations de tourisme social existent, qui sont liées aux syndicats : Tourisme et travail dont le but est à la fois social, culturel et politique, est lié à la CGT61. Les lieux d’accueil sont souvent installés dans des espaces réservés autrefois à une clientèle plus fortunée (Cogolin, Juan-les-Pins ou Chamonix), où l’on peut pratiquer des activités de prestige tels que nautisme, équitation ou ski. Dans le même ordre d’idées, Léon Delfosse, ancien cadre syndical devenu avec la nationalisation (pour un temps bref), « directeur général en charge du personnel et de l’organisation sociale pour l’ensemble des Houillères du Nord-Pas-de-Calais », fait acheter et aménager le château de La Napoule, inauguré en août 1947, afin que les Gueules noires du Nord puissent avoir accès aux eaux bleues de la Méditerranée62.

L’essor des sports modernes a dans un premier temps été impulsé par l’Église et le patronat pour encadrer les ouvriers. Au départ, il s’agissait donc de rassembler des sportifs au profit de la paix sociale dans l’entreprise et au nom d’un certain paternalisme, dans le but d’éduquer la jeunesse physiquement et moralement. C’est le cas par exemple de Berliet et de Renault à la fin de la Grande Guerre, de Geoffroy Guichard chez Casino à Saint-Étienne en 1930, et de Peugeot en 1935. Ce développement du sport, et en particulier du football, s’est opéré au détriment des loisirs typiquement miniers qui relevaient d’une subculture populaire (sarbacane et tir à l’arc dans le bassin houiller stéphanois, colombophilie ou combats de coqs63 dans celui du Nord). « Le football est le sport roi dans la totalité de nos bassins miniers […]. Notre corporation minière fournit un important contingent de footballeurs professionnels. C’est que notre métier pénible forge des hommes courageux, résistants, durs à la peine, que le danger auquel les mineurs sont constamment exposés, développe chez eux l’esprit de solidarité, de collectivité. Ce sont là des qualités indispensables sur un terrain sportif64. »

Le sport ouvrier connaît un renouveau après 1945, à la fois dans les comités d’entreprise contrôlés par les syndicats mais aussi dans les vieux bassins industriels, en particulier dans les bassins miniers dans le contexte de la nationalisation des Houillères et de la bataille de la production, comme c’est le cas à Lens65. Si la Compagnie des mines avait pris en charge le Racing Club de Lens en 1934 pour développer son emprise paternaliste, c’est surtout après la Seconde Guerre mondiale et la nationalisation des Houillères que le football conquiert une popularité certaine, que ce soit dans les associations sportives ou les clubs de supporters. Malgré la tentative de la CGT et du PC de développer un football corporatif à visée politique66, les mineurs lensois se reconnaissent dans leur équipe professionnelle de cœur, le Racing. Le refus des mineurs de lier pratique sportive et militantisme politique conduit le football purement ouvrier à un échec. Mais, à la Libération, cela n’empêche pas une adhésion massive à la CGT, et un vote en faveur des partis ouvriers qui n’implique néanmoins pas d’accepter le contrôle des loisirs par l’activisme politique. Après la conquête de la mairie en 1947, les communistes entérinent la popularité du Racing Club de Lens. La municipalité soutient le club qui recrute alors les meilleurs joueurs locaux, notamment des mineurs polonais ou leurs fils : Raymond Kopa (ex-Kopaszewski) est le plus connu mais il quitte l’équipe de Nœux-les-Mines pour jouer à Angers puis à Reims. Les qualités ouvrières sont supposées correspondre aux exigences du football : sens de l’effort et de l’abnégation ou capacité à se fondre dans un collectif. Le RCL se veut alors le club des « Gueules noires » et promeut valeurs de virilité, d’engagement et de fidélité.

Après la Seconde Guerre mondiale, la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT) est en plein renouveau, avec des assises solides dans la région parisienne, en Rhône-Alpes et sur le littoral méditerranéen. Elle s’appuie en partie sur les comités d’entreprise des grosses entreprises contrôlés par les syndicats. À Ivry, le club de la FSGT permet de construire l’identité urbaine et l’appartenance à la « banlieue rouge ». Mais elle subit dès 1947 les avatars successifs de l’entrée en guerre froide et les retombées des grèves de 1947 et 1948, ainsi que l’hostilité entre militants communistes et socialistes, ces derniers misant sur d’autres associations comme l’Union française des œuvres laïques d’éducation physique (UFOLEP) ou les clubs Léo Lagrange, développés par Pierre Mauroy dans le Nord67.

Finalement, le sport, à la fois pratiqué, soutenu et applaudi par les ouvriers, prend de multiples dimensions. Par affiliation identitaire locale ou choix idéologique, ils peuvent choisir de faire du sport dans des équipes syndicales, patronales ou des patronages religieux, ce qui renvoie à la bigarrure du monde ouvrier dont l’unité doit sans cesse être retissée par les organisations qui prétendent le mobiliser et le représenter. Or tous les ouvriers ne sont pas communistes ou même socialistes. Il y a aussi des ouvriers gaullistes et des conservateurs.

Militantisme catholique

Les catholiques ont joué un rôle important et longtemps sous-estimé dans la vie des classes populaires68. Voulant lutter contre la déchristianisation du monde ouvrier, l’Église initie dès 1926 la création de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC). En 1950, prolongeant l’action auprès des jeunes catholiques, l’épiscopat lance en direction des adultes l’Action catholique ouvrière (ACO) dont les membres s’investissent dans la CFTC, syndicat des travailleurs chrétiens. On peut ainsi suivre le parcours de l’ajusteur Georges Minazzi, né en 1922 dans le Pays de Montbéliard, formé à la JOC, marié et père de trois enfants nés en 1954, 1957 et 195969. En 1950, il adhère à la fois à l’ACO, au Mouvement de libération du peuple (MLP, issu du Mouvement populaire des familles, proche du PCF) et à la CFTC ; il participe activement à la grève qui a lieu du 28 février au 27 mars 1950 à Peugeot, marquée par des tensions et des violences70. Après le vote de la loi du 11 février 1950 qui met fin au blocage des salaires et invite aux discussions dans l’entreprise, une revendication de 3 000 francs pour tous est avancée par les trois syndicats de Peugeot. L’entreprise refuse, les grévistes se battent pour le contrôle des entrées – les portières – et les forces de l’ordre font pénétrer 1 200 à 1 700 non-grévistes (surtout des cols blancs). Georges Minazzi remarque l’intervention d’ouvriers algériens dont l’un avance des mots d’ordre indépendantistes et cite deux membres du MTLD, le parti nationaliste algérien de Messali Hadj, Abderhamane B et Saïd Y, tous deux anciens soldats. Les CRS interviennent un soir de façon musclée dans les dortoirs d’Algériens71. Le conflit s’éternise sans conciliation possible et les non-grévistes sont toujours escortés par les CRS. Les trois syndicats appellent à la reprise qui s’effectue en traînant les pieds. Cette longue grève se termine par un échec immédiat, mais qui va donner lieu, ultérieurement, à un accord d’entreprise en 1955. À cette date, Georges Minazzi adhère à la CGT et après avoir quitté l’ACO en 1959, il entre au parti socialiste unifié (PSU) en 1960. Nous le retrouverons plus tard, très actif en 1968.

Ce conflit ouvre de nouvelles relations sociales, marquées par la conflictualité dans un certain nombre de sites industriels.

3. PERSISTANCE ET RENOUVELLEMENT
DE LA CONFLICTUALITÉ SOCIALE ET POLITIQUE

Dans la période de croissance des Trente Glorieuses au cours de laquelle est exaltée la modernité, la France, engagée dans deux guerres coloniales successives en Indochine et en Algérie qui constituent l’horizon pendant de longs mois d’une partie de la jeunesse masculine, est par ailleurs confrontée à des moments épisodiques de fortes conflictualités sociale et politique. Territorialisée dans un bassin industriel – chantiers navals de Saint-Nazaire-Nantes (1955), régions minières (1963) – ou encore une profession – dockers (1950-1952), fonctionnaires (été 1953) ou paysans (1953, 1960-1963, 1967) –, cette conflictualité débouche sur une insubordination généralisée dans les « années 1968 ». Elle prend parfois des formes violentes et s’oppose au pouvoir politique réputé, à tort, faible sous la IVRépublique ou au contraire fort, après l’arrivée du général de Gaulle en 1958 et l’instauration de la Ve République. Il est symptomatique que si l’on excepte le cru exceptionnel de 1968, ce soit en 1963 que le nombre maximum de jours de grève est comptabilisé.

À l’avant-garde de la lutte contre la guerre : les dockers72

« L’équipe c’est la cohésion, la camaraderie, la distribution du travail selon les capacités […]. On se connaît, on sait que demain on travaillera ensemble, on s’aide facilement, on aide les vieux, on conseille les jeunes. »

L’Avenir des ports, juin 194873.

Cette vision quelque peu idyllique d’un syndicaliste du port de Dunkerque ne correspond que très partiellement à ce qui se passe réellement sur les quais. La profession est organisée à la Libération par une loi promulguée le 6 septembre 1947. Consacrée à « l’organisation du travail de manutention dans les ports », elle a valeur de véritable statut. La loi fait le pari de l’adhésion des dockers à l’effort de productivité en contrepartie de ce règlement statutaire paradoxal de l’intermittence. Au moment où débute la guerre d’Indochine, les autorités se préoccupent en effet des ports, sites stratégiques des flottes de guerre et des bateaux de commerce en charge des liaisons avec l’empire et l’étranger, portes d’entrée et de sortie des hommes comme des marchandises.

Le travail des dockers se caractérise par l’alternance de temps morts et de presse, ainsi que par la pénibilité et la dangerosité des tâches aggravées par la course au rendement. Une enquête menée dans vingt-trois ports entre 1947 et 1951 démontre que la fréquence des accidents est cinq à sept fois supérieure à celle des autres salariés74. En mars 1957, L’Avenir des ports comptabilise vingt-huit morts chez les dockers entre 1950 et 195775.

Les dockers sont représentés comme « des gaillards pleins de force », des « titans », des « durs » qui règlent leurs différends avec leurs poings et qui font montre « d’une antipathie raisonnée à l’encontre des uniformes, notamment des gardiens, des douaniers ou des agents de police76 ». Leur bravoure s’accompagne en général d’alcool consommé en grande quantité. Ils exercent un « métier d’hommes » et refusent aux femmes qui déchargent les fruits et les emballent, ou encore aux poissonnières, le droit de posséder une carte professionnelle. Si leurs épouses ou compagnes sont sollicitées par le syndicat au moment des grèves – « Vos maris sont à la hauteur de leurs tâches, soyez à leurs côtés » –, elles sont ordinairement tenues à l’écart de toutes les festivités corporatives ; elles n’ont pas non plus droit de regard sur leur salaire qui varie avec les primes et les indemnités souvent supérieures au salaire de base. Les dockers reconnaissent cependant le rôle de quelques militantes dévouées – au secrétariat ! – dans les périodes difficiles de la guerre froide. Le plus souvent, ils font preuve d’un machisme ordinaire dont quelques hommes considérés comme des homosexuels font également les frais. Les jeunes qui entrent dans le métier sont astreints, dans un véritable rite initiatique, aux travaux les plus durs au nom d’une masculinité normative du groupe que les nouveaux doivent intégrer par tous les moyens.

Le système d’embauche est fractionné par demi-journée en début de matinée et en début d’après-midi. En principe aléatoire, le recrutement des équipes est effectué par les contremaîtres et surveillé, à partir de 1947, par les contrôleurs du syndicat qui embauchent prioritairement les membres qui possèdent une carte professionnelle. On sait cependant que nombre de recrutements se décident également à l’avance dans les bars plus ou moins tenus par des contremaîtres. Après la Seconde Guerre mondiale, le syndicalisme docker, qui n’a pas connu la scission de 1947-1948, affiche des taux de syndicalisation proches de 90 %. À l’égal des mineurs, les dockers ont une forte propension à la grève. Les conflits sociaux donnent souvent lieu à des batailles rangées avec les non-grévistes.

En 1950, les dockers sont choqués de devoir embarquer des canons pour l’Indochine et de voir débarquer les cercueils des soldats tués là-bas. Poussés par les directions communistes et cégétistes, ils s’engagent dans une « lutte héroïque pour la paix » célébrée dans la presse syndicale et militante. Dans La Vie ouvrière du 16 février 1950, Jean-Pierre Chabrol campe un travailleur des quais dont les bras croisés symbolisent la fermeture des ports « aux armes de la guerre impérialiste77 ». Des cinéastes militants glorifient leurs actions. Dès 1950 est tourné un court-métrage à diffusion confidentielle, Vive les dockers, de Robert Menegoz, dont le commentaire est écrit par André Stil, directeur de L’Humanité. Il célèbre la lutte des dockers et s’insurge contre le plan Marshall. Le long-métrage Le Rendez-vous des quais, de Paul Carpita, connaît une existence plus difficile. Si, en 1955, la première projection se déroule sans encombre sur la Canebière, à Marseille, la seconde, qui devait avoir lieu dans les quartiers nord de la ville devant les dockers ayant joué les figurants, est empêchée par les CRS postés devant la salle ; les bobines sont saisies. À la demande d’autorisation de l’exploitation du film, le ministre de l’Industrie et du Commerce répond en août 1955 qu’il interdit la projection pour trouble à l’ordre public ; cette censure aura duré trente-cinq ans, puisque le film n’a été autorisé qu’en 1990. Carpita met en scène un jeune couple, un docker et une ouvrière en biscuiterie, à la recherche d’un appartement. Le drame se noue autour d’une « traîtrise » qui a lieu au moment de la lutte des dockers contre la guerre : le docker renie ses engagements syndicaux pour obtenir l’appartement. L’écrivain Sembène Ousmane publie en 1956 Le Docker noir, un roman écrit à partir de sa propre expérience de docker et travailleur clandestin pendant plusieurs années sur le port de Marseille, dans lequel il ose témoigner de ce que cachent pudiquement les dockers : « Après des années de labeur, l’homme devenait une loque minée en dedans, le dehors n’étant plus qu’une enveloppe. »

Figures emblématiques de l’« internationalisme prolétarien en actes » dans leur lutte contre la guerre d’Indochine magnifiée par les écrivains et les artistes communistes, les actions des dockers sont considérées le 22 février 1950 par la Commission de la Défense nationale de l’Assemblée comme des « atteintes criminelles » au potentiel des forces armées et au moral de la nation. C’est la raison pour laquelle la résistance des dockers à l’envoi de matériel militaire pour l’Indochine a été fermement combattue par les différents gouvernements de la IVRépublique. Isolés, les dockers marseillais ont payé très cher leur engagement au temps de la guerre froide : arrestations, retrait de la carte professionnelle, effondrement du syndicat pour de longues années. C’est finalement un quartier-maître de l’arsenal de Toulon, Henri Martin, et non un docker que les dirigeants du PCF (et en particulier André Marty, ancien mutin de la mer Noire en 1919) choisissent de célébrer en héros de la lutte contre la guerre78.

1953, la grande grève des fonctionnaires

« Nous comprenons mal qu’une discrimination soit établie entre des éléments de la même patrie. NON ! Nous n’admettrons jamais de distinction ethnique, raciale, entre les fils de l’Union française sous quelque latitude qu’ils se trouvent79. » C’est par ces mots que le journal antillais Le Sportif, habituellement modéré, s’insurge en 1948 contre la transformation du « tiers colonial », supplément précédemment versé aux fonctionnaires métropolitains devenu indemnité de vie chère exceptionnelle dans un premier temps, et qui se pérennise ensuite en indemnité forfaitaire. La décision d’accorder une prime aux « métros » n’était pas forcément conçue par l’administration comme discriminatoire mais elle a pu être ainsi perçue parce que tous les Antillais étaient soumis comme les « métros » à la vie chère. Le conflit plus ou moins souterrain éclate en 1950 dans tous les départements d’outre-mer : la grève générale des fonctionnaires en Guadeloupe, Guyane, Martinique et Réunion se conclut par une première victoire. Après trente-trois jours de grève, le conflit aboutit au vote d’une loi, le 3 avril 1950, établissant le principe de l’égalité entre tous les fonctionnaires, quelle que soit leur origine. La victoire est néanmoins vite amère car les décrets d’application tardent à être signés.

« C’est nous désormais qui tenons le manche du fouet80 » : ce mot d’ordre, avancé par les fonctionnaires grévistes en 1953, est emblématique du contenu politique de la revendication salariale avancée lors de la grève générale des fonctionnaires qui commence en Martinique le 15 mai 1953, la Guadeloupe suivant début juin. Le privé se joint au mouvement en particulier les salariés de la Compagnie générale transatlantique (CGT !) très syndiqués. Au-delà de leurs différences, le socle commun à la Guadeloupe et à la Martinique est la revendication d’égalité promise par la République81.

Les emplois publics sont devenus un lieu de rivalité et de conflit entre fonctionnaires venus de « métropole » et les enfants de la petite bourgeoisie locale qui ont fait des études au moins secondaires et se sentent dépossédés de toute perspective d’ascension sociale. Les « métros » occupent également les postes les plus élevés dans la hiérarchie administrative. La grève dans la Fonction publique antillaise prend un tour spécifique : la dénonciation des différences de rémunération entre fonctionnaires locaux et fonctionnaires métropolitains s’exprime au nom de la lutte des Antillais pour l’égalité des droits, contre la discrimination raciale et contre le colonialisme. Soutenue par les organisations syndicales et politiques de gauche, cette mobilisation est victorieuse fin juillet avec pour conséquence ultérieure de séparer les fonctionnaires et les enseignants des ruraux confinés dans le système colonial traditionnel de l’habitation82. Quelques jours plus tard, après la fin de la grève aux Antilles, celle des fonctionnaires commence dans l’Hexagone. Peut-être la première, évoquée vigoureusement par Aimé Césaire à la tribune de l’Assemblée nationale, a-t-elle inspiré les premiers grévistes bordelais ?

La grève des fonctionnaires débute en métropole à une date improbable, au début du mois d’août 1953. Comme souvent, les gouvernants choisissent le début de l’été, date à laquelle les salariés semblent endormis par la torpeur des vacances, pour faire passer des décrets : c’est le cas, en 1953, du président du Conseil Georges Laniel qui veut aligner la retraite des fonctionnaires sur le régime général de Sécurité sociale pour (déjà !) réduire le coût des régimes de retraite83. Les agents de la section FO des PTT de Bordeaux, suivis par les sections CFTC et CGT, décident alors de se mettre en grève illimitée. Le 6 août, un cartel des services publics CFTC et FO décide d’étendre le mouvement à la SNCF, à EDF et aux salariés du secteur public. Le 7 août, la grève illimitée est déclarée dans toute la Fonction publique. Outre les décrets, les grévistes dénoncent l’insuffisance des salaires, la violation du statut des fonctionnaires, les conditions de travail, le manque d’effectifs et le retard apporté à la titularisation des auxiliaires. Les mineurs rejoignent le mouvement, ainsi que certains secteurs du privé tels les chantiers navals de Saint-Nazaire. La ville de l’estuaire de la Loire est totalement paralysée : les trains ne circulent plus, le courrier n’est plus distribué, la ville est même privée d’électricité, les chantiers sont arrêtés. Les jeunes hommes et les filles du central téléphonique, où les conditions de travail sont d’un autre âge, tiennent leur assemblée générale le matin et vont à la plage ou en balade l’après-midi, découvrant ainsi une liberté inconnue jusqu’alors84.

Face à l’extension et au durcissement de la grève – nationalement, la grève concerne alors 4 millions de travailleurs –, le gouvernement réplique en déclarant la réquisition, en concentrant des troupes et en menaçant de sanctions les grévistes ; il multiplie les poursuites judiciaires contre les requis et les grévistes pour « entrave à la liberté du travail ». Des policiers de Saint-Nazaire, contraints de transmettre les ordres de réquisition du gouvernement aux grévistes, adoptent une motion tout à fait exceptionnelle : « Le personnel policier de Saint-Nazaire reste fidèle à l’idéal républicain, mais n’admet pas d’être relégué au rang de factotum de l’ordre républicain et patronal85. » Même quand ils sont distribués, ces ordres de réquisition ne sont pas suivis par les grévistes. Des heurts particulièrement violents avec les CRS ont lieu à Nantes et à Angers.

Finalement, l’intercession du MRP et de la SFIO aide à la négociation menée par FO et la CFTC qui concluent un accord et donnent l’ordre de reprise du travail sans consulter les grévistes. La CGT, tout en dénonçant la négociation séparée entre le gouvernement et les deux syndicats réformistes, accepte le compromis quatre jours plus tard ; les responsables et militants CGT emprisonnés sont relâchés. Les décrets Laniel sur l’âge de la retraite sont retirés par le gouvernement, qui prévoit une prime dite « de productivité » pour « réajuster » les salaires des auxiliaires, mais il n’y a ni augmentation générale des salaires ni titularisation des auxiliaires.

Pour la première fois dans l’histoire sociale française, les agents du secteur public ont été à l’avant-garde d’un mouvement national. L’initiative est venue de la province, de la « base » syndicale. En 1953, les Français se sont montrés impatients de pouvoir profiter d’une croissance célébrée et annoncée.

Un conflit victorieux à Saint-Nazaire et à Nantes en 1955

J’étais ouvrier P3 et employé aux ateliers de Saint-Denis à Saint-Nazaire au montage des moteurs Sulzer. Suite à un retard de montage, la direction fait venir des ouvriers de Saint-Denis Paris […]. Un jour de paie, je demande au copain avec qui je travaillais de comparer nos bulletins. Pour le même nombre d’heures, son salaire dépassait le mien de plus de 30 % alors que pour la maîtrise j’étais responsable de la bonne exécution du travail. Dépendant de la même entreprise et travaillant ensemble, cela m’est apparu inacceptable ; c’était aussi une justification de notre revendication d’augmentation des salaires de 30 %86.

Recueilli près d’un demi-siècle après les événements de 1955, dont la violence a marqué localement les mémoires, ce témoignage précis montre à quel point la question de l’égalité salariale entre la province et Paris est restée prégnante dans les souvenirs de cet ouvrier professionnel très qualifié. Un autre syndiqué de la CFTC d’alors, Marcel Guihéneuf, ouvrier aux chantiers Dubigeon, l’un des trois principaux chantiers nantais, avance une explication plus distanciée du contentieux historique pour expliquer le saccage à Saint-Nazaire des bureaux de la direction des Chantiers de Penhoët le 21 juin 1955 : « Les gars étaient remontés, ils avaient accumulé pas mal de rancœurs avec les difficultés de la guerre, la vie chère, et les patrons n’avaient rien voulu lâcher depuis 1950, alors ce saccage a été leur façon de s’exprimer. »

Il évoque ici en particulier la longue grève du printemps 1950 où les ouvriers avaient dû rentrer après quarante jours de grève, sans rien obtenir des 15 % d’augmentation demandés, le patronat s’étant révélé intransigeant. En effet, la loi du 11 février 1950 sur les conventions collectives introduisait de nouvelles règles de négociations laissées à la discrétion des entreprises si elles étaient acceptées par deux syndicats représentatifs87, ce qui impliquait donc le retour à la libre discussion des salaires entre salariés et employeurs et mettait fin au dirigisme de l’État.

Un militant CGT précise ce qui s’est passé le 21 juin 1955 en soulignant l’impossibilité complète de s’y opposer : « Les camarades n’ont pas su refréner leur colère. C’est là qu’ils ont occupé la direction. Ils ont passé les fichiers par la fenêtre. Alors, ça a été un boum. C’est la première occupation qu’on voyait. On passait tout par les fenêtres, ça ne s’était jamais produit avant. Moi, à ce moment-là, j’étais délégué. C’était impossible de se mettre en travers de la colère des gars. Au contraire, ils nous auraient plutôt boxés, s’il avait fallu, mais ils auraient passé88. »

Ces violents événements nazairiens avaient été précédés par des grèves tournantes suite à une diminution des temps de travail accordés pour une tâche. Depuis février, les soudeurs à l’arc de Penhoët refusaient ainsi de faire plus que leurs 48 heures hebdomadaires et déclenchaient chaque semaine, sans préavis, une grève d’une journée qui désorganisait la production. Les dirigeants patronaux refusaient quant à eux d’ouvrir des négociations, d’où les réactions évoquées ci-dessus du 21 juin 1955. Le 22 juin, avec le renfort d’autres ouvriers des chantiers, les soudeurs envahissent le bâtiment de la direction, saccagent les locaux, séquestrent le directeur et hissent un drapeau rouge à tête de mort au bout d’une drisse. Le 23 juin, c’est le lock-out. Tandis qu’autour de la table des négociations les discussions s’enlisent, des métallos d’autres entreprises nazairiennes se joignent aux ouvriers des chantiers et s’opposent aux forces de l’ordre.

Dans un deuxième temps, au retour des congés de juillet, la situation se bloque à nouveau, la direction ne voulant pas aller au-delà des 5 % proposés et les ouvriers des chantiers réclamant toujours les 30 % d’augmentation qui représentent le différentiel avec les salaires parisiens. Le 1er août, 10 000 ouvriers des chantiers mettent le feu à la lettre qu’ils ont reçue de la direction et le feu se propage à un baraquement, siège du syndicat patronal, où se déroulent les négociations ; les ouvriers empêchent les pompiers d’intervenir pour éteindre l’incendie. C’est l’émeute dans l’entreprise :

Les CRS ont facilement investi la nef de traçage […]. Mais dans les trois nefs suivantes, la confusion est totale […]. Happés comme par enchantement, des dizaines de gars disparaissent dans les rangs des forces de l’ordre, mais de toute façon celles-ci ont perdu l’initiative à partir du moment où elles se sont engagées dans l’atelier. Entraînés pour le combat de rue, les CRS ne peuvent rien contre des hommes qui connaissent l’issue de ce labyrinthe de pièces en construction. À une quinzaine de mètres du sol, des ouvriers occupent les chemins de roulement des ponts et ajustent avec précision tout CRS qui s’aventure à la verticale. D’autres occupent les cabines des pontonnières et manœuvrent les ponts roulants de telle sorte que leurs crocs de levage foncent dans les rangs policiers. D’autres encore allument les torches à propane qui servent habituellement au chauffage des pièces en cours de soudage, des gars chargent avec ces lance-flammes qui crachent le feu à plusieurs mètres et causent une panique indescriptible parmi la flicaille89.

Pendant ce temps, les ouvriers entreprennent de défoncer la grille d’entrée avec une lourde pièce de bois et, sous les jets de pierres, les vitres de la porte d’entrée et des fenêtres avoisinantes volent en éclats. Les gardes mobiles se heurtent à plusieurs barricades formées dans les chantiers. Cette journée d’émeutes fait 110 blessés, dont cinquante manifestants et soixante gardes mobiles ou CRS. Le 20 août, les 22 % d’augmentation accordés aux ouvriers des chantiers de Saint-Nazaire sont acceptés par plus de 80 % des ouvriers. Cette grève marque l’accès tardif de la classe ouvrière nazairienne au bénéfice de la croissance des deux dernières décennies des Trente Glorieuses.

À Nantes, le 17 août 1955, une réunion de la commission mixte prévue de longue date se déroule à la Chambre patronale. Les ouvriers réclament 40 francs d’augmentation par heure, les patrons proposent 8 francs. Dans la rue, des centaines de grévistes se sont rassemblés et envahissent la salle d’audience, en mettant à sac le siège du syndicat patronal. Les patrons cèdent et accordent 32 francs d’augmentation, comme à Saint-Nazaire. Refus des ouvriers qui exigent leurs 40 francs. Les patrons s’y résolvent, la victoire semble totale. Mais dans la soirée, les délégués patronaux déclarent que la signature leur a été « arrachée dans un climat de contrainte et de violence » et qu’en conséquence, l’accord est « frappé de nullité ». Ils décident le lock-out des entreprises.

Le lendemain 18 août, le Comité d’action intersyndical se rend à la préfecture, soutenu par 14 000 manifestants. Deux déflagrations blessent de nombreux CRS et le préfet suspend les négociations. À Nantes, c’est dans la rue que, durant plusieurs heures, les ouvriers affrontent les forces de l’ordre : on dénombre près de 400 blessés et une centaine d’interpellations. Le 19 août, une manifestation pour la libération des manifestants emprisonnés est organisée ; certains s’en prennent aux grilles de la maison d’arrêt, d’autres s’affrontent aux CRS sur le cours des 50-Otages. Un jeune ouvrier maçon de vingt-quatre ans, Jean Rigollet, est tué par balle au cours de la manifestation. Des négociations reprennent, délocalisées à Rennes. Le 23 août, le lock-out est levé. Des grèves perlées ou tournantes bloquent encore le fonctionnement des entreprises. Le 8 septembre, les pourparlers sont rompus et le lendemain matin, les travailleurs découvrent à nouveau leurs usines fermées, gardées par des CRS. Le second lock-out dure trois semaines (9 septembre-3 octobre) : des semaines de privations pour les familles ouvrières malgré les dons en nature et les collectes de solidarité partout en France ; des semaines de négociations et de manifestations qui, fin septembre, dégénèrent en nouveaux combats de rue. André Morice, le ministre de l’Industrie par ailleurs député de Loire-Atlantique, convainc les patrons de proposer aux métallurgistes une prime exceptionnelle de 3 500 francs en plus des 22 à 30 francs d’augmentation déjà accordés. Le 4 octobre, par référendum, 53 % des 10 000 métallos donnent mandat au Comité d’action pour signer l’accord provisoire. Les métallurgistes qui ont moins obtenu que la Navale sont plus réticents à signer l’accord.

Que conclure de ces événements qui ont mis l’estuaire de la Basse-Loire à feu et à sang pendant plusieurs mois ? Après les échecs de 1950, la classe ouvrière a repris espoir en 1955 dans sa capacité à faire plier le patronat. Les syndicats ont été convaincus de la nécessité de lutter ensemble : cette unité d’action, fructueuse et houleuse à la fois, perdure durant près de vingt ans, dans un amalgame étonnant entre un pôle catholique plutôt réformiste (CFTC puis Confédération française démocratique du travail, CFDT) face à un pôle de tendance anarchosyndicaliste et laïque, partisan de l’action directe (FO). Entre les deux, la CGT se méfie de l’action des « trotskistes », qu’elle assimile à l’organisation Socialisme ou barbarie ou à FO, et a convaincu le préfet du rôle néfaste de ces derniers. En réalité, les directions syndicales locales n’ont pas été en mesure de contrôler le mouvement et encore moins la violence ouvrière. Mais elles ne se sont jamais coupées des ouvriers, ont digéré les événements et ont engrangé des adhésions en nombre après le mouvement ; elles n’ont donc pas été délégitimées. Dans les années 1950, les forces de l’ordre tuent des ouvriers grévistes et manifestants, comme dans le cas des ouvriers agricoles des Antilles. Les épisodes de violence ne sont sans doute pas sans rapport avec les « événements d’Algérie » qui prennent de l’ampleur lors de cet été 1955.

4. LES ANNÉES ALGÉRIENNES

« Même si les soldats du contingent continuaient de partir en Algérie, l’époque était à l’espérance et à la volonté, aux grands desseins sur terre, sur mer et dans le ciel, aux grandes paroles et aux grands deuils, Gérard Philipe et Camus. Il y aurait le paquebot France, la Caravelle et le Concorde, l’école jusqu’à seize ans, les maisons de la culture, le Marché commun et, un jour ou l’autre la paix en Algérie90. »

En évoquant dans Les Années ce qui est le cœur ordinaire des Trente Glorieuses – les réalisations plus ou moins prestigieuses de la Ve République –, la romancière sociologue Annie Ernaux a le mérite de nous rappeler l’existence de la guerre d’Algérie, ce qui n’est pratiquement jamais le cas quand on parle de cette fameuse période dite de prospérité et de modernité. Dans le cadre de notre relecture critique de cette séquence, nous aborderons les années algériennes du point de vue des expériences de la guerre au quotidien, de part et d’autre de la Méditerranée, en Algérie comme en « France métropolitaine »91. Sans détailler ni les événements politiques nationaux ni l’histoire militaire, nous considérerons ici la guerre comme une toile de fond pour nous attacher à scruter la diversité de vécus singuliers et collectifs en nous concentrant sur les résistances à cette guerre « sans nom »92.

Jeunesses françaises : blousons noirs et appelés

Ma conscience politique était en sommeil, enfouie dans l’évidence de mon désir de vivre comme tous les jeunes de mon époque […]. Je faisais des « virées » sur ma vespa, cadeau du Noël 54, passant et repassant bruyamment sur le Vieux-Port, fier de faire goûter à de charmantes et d’éphémères conquêtes – rencontrées au gré de mes pérégrinations nocturnes de jeune homme – les délices de la vitesse maîtrisée par moi […]. Je n’avais donc pas vraiment envie de songer à l’Algérie, même si j’entendais malgré moi des conversations inquiètes entre mon père, fervent communiste, et ses camarades de section. Je me rendis compte que plus le moment de mon départ approchait, plus leurs visites s’espaçaient, jusqu’à devenir rarissimes93

Ce récit fictionnel de Sophie Alfieri a été composé à partir des souvenirs des grands-parents paternels de l’auteure et des traces laissées par son père Raymond, qui s’est suicidé en 1966 dix ans après la date anniversaire de son départ comme soldat en Algérie. Il rend compte de l’insouciance de la jeunesse avant le grand saut dans l’inconnu algérien, jeunesses qu’a scrutées en profondeur et dans leur diversité l’historienne Ludivine Bantigny94.

Avoir vingt ans avant les Aurès

En France, depuis le milieu des années 1950, la jeunesse est au centre des préoccupations. En 1959, montés en épingle par la presse, des faits divers orientent l’attention vers les bandes de « blousons noirs ». En juillet 1959 dans le XVe arrondissement de Paris et le même jour à Bandol, dans le Var, des batailles rangées opposent des bandes d’adolescents armées de chaînes de bicyclettes (les mêmes armes que celles utilisées par les teddy boys londoniens). Ces « rebelles sans cause » personnifient une jeunesse qu’on dit alors dépolitisée et sans idéal95. L’invention du phénomène « blousons noirs » illustre moins le résultat d’enquêtes statistiques sur la délinquance juvénile que la capacité des médias à présenter des « problèmes de société ». Dès octobre 1957, le réalisateur de télévision Marcel Bluwal se penche sur les problèmes de la jeunesse et le conflit de générations96.

Forme de sociabilité propre à la jeunesse des classes populaires, les « bandes de jeunes » font l’objet, à tort ou à raison, d’une présomption de délinquance. Les « voyous » correspondent au stéréotype d’une jeunesse populaire sans repères et marginalisée. Il y a des invariants dans les formes de sociabilité masculine : cooptation, exclusion des femmes, culte de la force physique ; c’est dans cet univers d’apprentissage des conduites de virilité que se constitue un « capital agonistique ». Il s’agit d’un phénomène d’initiation et de marquage de territoire, un rite d’accession à la virilité. Les filles sont rares dans ces bandes ; il y a une majorité d’ouvriers et d’apprentis parmi les jeunes mineurs arrêtés et jugés97. Dans un premier temps, le PC soutient ces jeunes fils de prolétaires, avant de les dénoncer comme membres du lumpenproletariat et comme délinquants98. En janvier 1960, une conseillère municipale parisienne, Mme Alexandre-Debray, propose au préfet de police de Paris « d’envoyer immédiatement les jeunes “blousons noirs” remplir leurs obligations militaires en Algérie »99.

Depuis la loi du 30 novembre 1950, les jeunes du contingent sont incorporés à vingt ans pour un service militaire de dix-huit mois : l’armée, en fonction de ses besoins et des aptitudes déterminées lors de l’incorporation, définit une affectation pour ses soldats. Pendant la guerre d’Algérie, le service militaire se prolonge et dure en moyenne vingt-huit mois. En 1960, au début de ses classes, un conscrit entend d’un adjudant la sentence suivante qui, fidèle à la tradition, inscrit le service militaire comme rite de passage et brevet de virilité : « Vous avez été choyés par vos parents, vous êtes encore des femmelettes. Mais ici vous allez devenir de vrais hommes. On vous apprendra à manier les armes à feu et lorsqu’on vous fera l’honneur de vous les confier tout à fait, c’est que vous aurez cessé d’être des enfants100. »

Si l’insurrection du Nord-Constantinois, en mai-juin 1945, a constitué les prémices de la guerre d’indépendance et le 1er novembre 1954 le début officiel de l’insurrection nationale, c’est l’adoption de la loi sur l’état d’urgence le 3 avril 1955 qui affranchit du respect des libertés individuelles et collectives, dote les autorités françaises de larges pouvoirs et permet une montée en puissance de l’armée101. En Algérie, cette guerre qui ne dit pas son nom se distingue de la précédente en Indochine par le recours massif au contingent. Les « opérations de maintien de l’ordre » dessinent, avec leurs conséquences – arrêter, détenir, interroger – une nouvelle façon de faire la guerre. On est loin de l’image de la jeunesse insouciante à l’orée des années 1960.

Manifestations de rappelés et d’appelés (1955-1956)

« Être actuellement militaire appelé en Algérie et avoir en même temps vingt ans, c’est la pire des calamités. »

Roger Bove, L’Algérie102.

« Ne jetez pas le contingent dans la guerre », écrit Claude Bourdet le 6 septembre 1955 dans France-Observateur. Il est sans doute trop tard pour suivre ce conseil mais le numéro de l’hebdomadaire est saisi. En effet, le 20 août 1955, le soulèvement du Nord-Constantinois – une quarantaine d’objectifs civils et militaires attaqués en même temps, soixante et onze Européens assassinés – enclenche une sévère répression et une réaction immédiate du gouvernement qui promulgue des décrets pour maintenir sur place les soldats de la classe 54/1 (premier trimestre de la classe 1954) sur le point d’être libérés et rappeler les classes 53/1 et 52/4 et 53/2. En réalité, les demandes d’effectifs supplémentaires étaient bien antérieures à cette insurrection. Des rappelés (« les disponibles ») de vingt-trois à vingt-quatre ans ayant quitté le service actif depuis dix-huit mois reçoivent des gendarmes leur convocation et doivent abandonner immédiatement métier et famille. C’est, pour certains, un véritable drame103 qui ne va pas sans réactions. À partir de la fin août 1955, l’ensemble du territoire (en particulier les gares et les bâtiments militaires) est touché par des manifestations de soldats, des actes de désobéissance et des incidents violents (contre l’encadrement ou le matériel)104. Dans les gares retentissent les cris de « La quille ! La quille ! » et « On n’ira pas en Algérie ! ». Ces mouvements peuvent évoquer les actes d’insubordination après la déclaration de guerre en août 1914, ou les manifestations dans les gares lors des mutineries de 1917, même si le contexte est très différent105.

Le 11 septembre 1955, 600 soldats, des rappelés de l’armée de l’Air, arrivent par camions de toute la région parisienne pour prendre le train destination Marseille à la gare de Lyon, afin de rejoindre le Maroc. Dans les wagons, les soldats actionnent les signaux d’alarme et les freins, empêchant le départ du train. Ce répertoire d’action devient habituel dans les manifestations de soldats. Réunis dans la cour de la gare, les « aviateurs » crient aussi des slogans politiques hostiles à l’intervention au Maroc alors insurgé : « Nous ne voulons pas partir », « Dix-huit mois nous suffisent », « Le Maroc aux Marocains », « L’Algérie aux Algériens » et aussi, appel à la solidarité populaire, « Les chemins de fer en grève ». Après l’échec d’une nouvelle tentative de départ, les soldats sont reconduits de force à la caserne puis à Villacoublay, d’où ils partent pour l’Algérie le 12 septembre par avion106.

À Rouen, les 6 et 7 octobre 1955, a lieu l’incident majeur du mouvement des rappelés de 1955. Cantonnés dans la caserne Richepanse située au milieu d’un quartier populaire de Rouen, des soldats saccagent leurs chambrées avant leur départ prévu dans la soirée du 6 octobre. Cinq camions transportant des hommes tentent de partir mais une bonne centaine de soldats les empêchent de passer. Le départ est différé. Les troubles reprennent le lendemain : 2 000 à 3 000 personnes alertées par des tracts du PCF se regroupent à la sortie des usines et lancent des projectiles. Des renforts de CRS et de policiers interviennent avec des grenades lacrymogènes pour disperser la foule et faire rentrer les soldats dans la caserne. Montés sur le toit, des rappelés lancent insultes et slogans, mais aussi pierres et tuiles. Le 8 octobre, encadrés par les gendarmes, les rappelés du bataillon de marche quittent la caserne à deux heures du matin pour Reims où, via le camp de Sissonne, ils embarquent le 9 octobre dans un avion à destination du Maroc. Cet « incident » s’apparente à une véritable émeute non seulement en raison du nombre élevé de participants (environ 300 soldats dont dix-huit « meneurs » inculpés de « révolte militaire » et envoyés à la prison de Fresnes) mais aussi par le soutien actif de nombreux civils et par les violences commises contre les biens et les personnes.

Le 17 octobre 1955 se produisent les premiers incidents dans les chemins de fer près de la gare de Valence. Une résistance collective retarde le départ puis les signaux d’alarme sont tirés à plusieurs reprises. Les 400 soldats rejoignent la ville et 200 d’entre eux se couchent sur la Nationale 7 ; une cinquantaine refuse de rejoindre la gare. Ils insultent le colonel et peignent sur les wagons « Déportés en AFN. La quille107 ». Le souvenir de la Seconde Guerre mondiale est encore prégnant. Le convoi arrive finalement à Marseille à minuit à petite vitesse, par sécurité, les freins des wagons ayant été débranchés.

Une deuxième vague de mobilisations a lieu à partir d’avril 1956. Contrairement aux attentes de sa gauche, le gouvernement de Guy Mollet poursuit la politique d’augmentation des effectifs des soldats pour tenir tête au Front de libération nationale (FLN) qui marque des points sur le terrain en Algérie. Le 12 avril 1956, des décrets sont promulgués, maintenant sous les drapeaux le contingent de 1955 et rappelant les classes de 1951 à 1954. Le mouvement d’opposition démarre lentement mais il est plus long et plus violent. Le 11 mai 1956, dans le train Paris-Quimper, des rappelés tirent plusieurs fois le signal d’alarme et s’en prennent à un gradé. Les soldats détériorent ensuite du matériel ferroviaire et saccagent les barrières d’un pont.

La mort de vingt rappelés dans une embuscade à Palestro, en Kabylie, le 18 mai 1956, provoque un choc108. À Verdun, le 17 juin, le président René Coty invoque « la Patrie en danger ». La solidarité s’organise pour aider les familles éprouvées moralement et financièrement par le départ des rappelés109. Cependant, les incidents se multiplient encore en juin : les « disponibles » normands et bretons provoquent des incidents dans les trains et des dégâts à Cherbourg même ; le chef de gare constate le 13 juin : « Depuis deux jours, les choses ont empiré et des rappelés se sont attaqués directement au matériel, sabotant tout ce qu’ils trouvaient à portée de main, serviettes, portemanteaux, robinetterie, stores, installations électriques. » En fin de compte les dégâts s’élèvent à 50 000 francs110. En Limousin circule même la rumeur de l’existence de maquis de rappelés. Mis à part quelques graffitis et quelques cris à la gare de Limoges, le départ des 897 rappelés s’est pourtant passé sans incident notable. Mais en milieu rural, où la perte de bras pour faire les foins inquiète, un tract trouvé le 12 juillet 1956 fait resurgir le souvenir des maquis de 1943-1944 : « Jeunes ; tous réfractaires en masse, rejoignez les maquis […]. Contacte des camarades sûrs, organise-les. Dès maintenant, prépare avec tes camarades les sabotages de voies ferrées et des transports de matériel, l’organisation des maquis, la grève générale111. »

La DST mène l’enquête et arrête des membres de la Fédération communiste libertaire – une dizaine de jeunes gens de vingt-cinq ans environ – animée par l’instituteur Georges Fontanis. L’idée des maquis de rappelés revient à un sous-officier de Limoges, et le tract a été imprimé à 2 000 exemplaires par Paul Philippe, un instituteur de Pierrefitte, rappelé ayant refusé de partir et devenu clandestin. Ce micro-événement attesté par quelques documents d’archives et deux témoignages montre comment on peut encore découvrir des traces de ces résistances individuelles s’enracinant dans une histoire locale spécifique (culture libertaire ancienne et souvenir encore vivace des maquis de Haute-Vienne dirigés par Georges Guingouin)112. Les incidents diminuent cependant et la plupart des rappelés suivent leurs ordres de route. Selon Tramor Quemeneur, « [l]es rappelés ont tiré le signal d’alarme de la guerre, trop tard. Ils ont aussi exprimé par ce geste leur refus de partir à la guerre ; ils retardaient ainsi leur départ de France, mais rejoignaient finalement l’Algérie. Ils contestaient et obéissaient113. »

Ici et là-bas. Vivre et combattre de part et d’autre de la Méditerranée

Bachir Hadjadj est l’un des 100 000 « Français musulmans » – désignés, à partir de 1958, comme des « Français de souche nord-africaine » (FSNA) – qui ont servi l’armée française pendant la guerre d’Algérie114. Son parcours sinueux illustre la complexité de la situation. En 1956, il est étudiant à Grenoble ; ayant suivi la consigne de l’Union générale des étudiants algériens d’une grève totale des cours et des examens, son sursis est résilié et il fait ses classes au 15e bataillon de chasseurs alpins, affecté comme traducteur des consignes lors de l’instruction de ses camarades algériens :

À vingt ans, quand j’étais instructeur, on était des gamins, et on était à Modane en France. Il y avait les copains, toutes les occasions étaient bonnes pour oublier la situation de militaires français, en partance pour l’Algérie. Ils buvaient […]. Même moi je buvais pour oublier cela. C’était oppressant, très oppressant […]. On savait simplement qu’il y avait une bataille contre l’injustice, contre l’oppression. Les Algériens étaient du bon côté. Et nous, soldats algériens, nous n’étions pas du bon côté, là115.

Bachir Hadjaj est resté vingt-huit mois au service militaire, dont la moitié en France. Il conclut rétrospectivement dans un entretien en 2006 :

L’armée a donné systématiquement à tous les Français, qu’ils soient FSNA, ou d’autres qui sont allés en Algérie, une médaille commémorative du « maintien de l’ordre » à la fin de leur service. Mais de la reconnaissance ? Non. D’abord je me sentirais honteux si la France me remerciait d’avoir fait ce que j’ai fait, je ne serais pas à l’aise. Le cas est déjà suffisamment grave pour qu’on n’en rajoute pas en me remerciant116.

À vingt-deux ans, il revient à Grenoble. Il est membre d’une cellule universitaire de la Fédération de France du FLN. Au début de l’année 1961, il répond à un appel pour rejoindre les rangs de l’Armée de libération nationale (ALN). Il s’engage et rejoint le maquis.

Contrôler les « Nord-Africains »

Soutien politique et financier important pour la lutte qui se mène au pays, les 350 000 Algériens vivant en métropole représentent un enjeu pour les partis indépendantistes, le FLN et le MNA de Messali Hadj, qui se livrent alors à une lutte fratricide. Au cours d’une véritable guerre entre les deux organisations, le FLN parvient à imposer son appareil d’encadrement de la masse des migrants pour le soutien au combat en Algérie : la principale activité est la collecte de fonds. S’y ajoute la prise en charge, par des collectifs d’avocats algériens et français, des détenus de plus en plus nombreux dans les prisons et les camps d’internement.

Face à ces organisations, l’État français répond par la répression et le contrôle social et policier des « Français musulmans », dont l’égalité des droits avait pourtant été reconnue117. Avant même le déclenchement de la guerre, cette politique a constitué un laboratoire pour la gestion des populations arabo-musulmanes. Au début des années 1950, les rafles et les recensements des hôtels abritant des Algériens, sous prétexte de contrôle d’hygiène, sont fréquents. En 1952, trois Algériens meurent – au Havre, à Montbéliard et dans les Ardennes – dans des manifestations pour la libération de Messali Hadj. Cinq jours plus tard, lors de la manifestation très violente contre la venue en France du général américain Ridgway organisée par le PCF le 28 mai 1952, le seul mort de la journée est Belaïd Hocine, « militant communiste visé individuellement, tué par balles118 ». Dans la manifestation du 14 juillet 1953, la police ouvre le feu sur le cortège du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (PPA-MTLD). Henri Perrin, un manifestant venu de Briançon, témoigne dans L’Observateur du 23 juillet 1953 : « L’ordre imposant et impeccable des Nord-Africains marquait bien leur intention d’éviter tout désordre : leur groupement par bloc de 300 environ, leur encadrement par deux files en brassards verts, la liaison des chefs de groupes, tout était sérieux, imposant et magnifique. Le moindre bon sens dictait aux forces de l’ordre de disparaître, d’autant plus qu’elles étaient en tout petit nombre119. » Lors de cette manifestation du 14 juillet par ailleurs bon enfant, les Algériens défilent en fin de cortège, bien organisés, en rangs serrés et encadrés par un service d’ordre se distinguant par un brassard vert. Les manifestants scandent des slogans : « Contre le racisme policier », « Contre les provocations policières en Afrique du Nord », « À travail égal, salaire égal », « Extension de la Sécurité sociale en Algérie ».

Une provocation – l’attaque des Algériens présents par un groupe de parachutistes d’Indochine en permission – suffit à déclencher un massacre de type colonial : le feu est ouvert sans sommations, les Algériens se défendent avec des armes de fortune. On dénombre sept morts, dont six Algériens, et quarante blessés par balles du côté des manifestants, ainsi qu’une dizaine de gardiens de la police parisienne grièvement blessés120. La préfecture de police obtient par la suite la création d’une brigade motorisée qui a la particularité d’intégrer pour moitié des « Français musulmans », chargés de la surveillance et du contrôle des Algériens. Démobilisés après leur service, sans emploi, de nombreux « Français-Nord-Africains se sont engagés dans cette police auxiliaire de Paris : « On nous a mis dans des zones à forte concentration d’immigrés. On a commencé à vivre avec la population. On a fait la médiation sociale, on parlait la langue, c’était plus facile. Les gens étaient proches de nous, c’est comme cela qu’on recueillait les renseignements […]. On cassait les collectes de fonds […]. C’était pas la joie mais il fallait des résultats. On était autorisés par les hautes sphères […]. On emmenait les gars à la cave […]. Une période sale121. »

En 1958, plus de 120 000 contrôles de police visant des Français musulmans d’Algérie sont effectués sur la voie publique. Ils sont envoyés dans des centres provisoires de « triage » : on procède à la vérification de leur identité et à leur fichage et, pour certains, on prépare leur renvoi en Algérie. Les bidonvilles de Nanterre et le « Paris Arabe » – en particulier les hôtels et les garnis du quartier de la Goutte-d’Or dans le XVIIIe arrondissement – sont particulièrement surveillés.

Algériens et Algériennes en métropole :
entre foyers et hôtels-taudis, bidonvilles et camps

Estimée à 120 000 personnes, la population algérienne de la région parisienne se répartit entre foyers, hôtel-taudis, garnis et bidonvilles.

En 1957, les Slimân habitaient dans un des bidonvilles de Houilles. Transportant leurs deux cantines à La Folie [un bidonville de Nanterre], ils se sont fabriqué un nouvel abri de fortune […]. Quand on sait que les Algériens ne déménagent qu’avec l’autorisation du Front de libération nationale, on imagine les raisons qui obligent plus d’une famille à changer de domicile. Il leur faut le « Baïen », c’est-à-dire le visa du FLN comportant matricule et attestation du règlement de la cotisation. Sinon, interdiction de s’éloigner du quartier. Mais les changements de baraque ne sont jamais visibles. Déménagements et emménagements se font la nuit, en cachette, avec célérité. Dans les bidonvilles, la répression policière est telle que de nombreux stratagèmes sont utilisés pour protéger le plus grand nombre de militants. Contre la paroi de la cour d’une nouvelle famille, le père a installé un grand tableau noir récupéré sur un chantier de démolition dans le coin, site futur de ce qu’on appelle l’« aménagement de La Défense ». Passant voir la mère, je suis impressionnée par le spectacle que je découvre dans ce décor de vieilles tôles rouillées. L’aînée des fillettes s’applique à tracer les lettres de notre alphabet à l’aide d’un bout de plâtre qu’elle tient serré entre ses doigts fluets122.

Monique Hervo, entrée en 1959 au bidonville de La Garenne (1 000 habitants environ), près de la Folie à Nanterre, avec l’association chrétienne du Service civil international, partage la vie des habitants « dans une approche militante qui lie action humanitaire et lutte politique123 » ; ses notes et ses photographies constituent les sources de l’histoire de ce bidonville devenu célèbre après la construction, tout près, de la faculté de Nanterre124. Les bidonvilles qui s’avèrent être des lieux efficaces de l’organisation clandestine du FLN inquiètent les autorités. Selon les Renseignements généraux, le FLN semble en 1958 avoir emporté la bataille de l’implantation dans la région parisienne et organiserait 40 000 militants contre 1 700 pour le Mouvement national algérien125.

Nommé « délégué à l’action sociale en faveur des Français musulmans d’Algérie » en janvier 1959, Michel Massenet entend résoudre en deux ans le problème des bidonvilles en commençant par Nanterre, tout en affirmant vouloir séparer action sociale et action répressive, ce qui ne paraît pas évident après ce discours du responsable du Service d’assistance technique aux Français musulmans d’Algérie (SAT-FMA) nanterrois : « J’ai pacifié un bidonville à Alger, je sais m’y prendre. Je vais installer des haut-parleurs partout, les gens vont savoir qu’on les protège. Le FLN va cesser de les terroriser. » Il crée avec des harkis l’efficace Force de la police auxiliaire, dont les membres, avant la manifestation du 17 octobre 1961, encerclent à plusieurs reprises les bidonvilles nanterrois, arrêtant et torturant pour faire avouer les liens des habitants avec le FLN126. Malgré les beaux discours, la politique de résorption de l’habitat insalubre est d’abord une opération antirébellion.

Plus encore que l’habitat précaire des bidonvilles, la règle commune d’habitation pour les Algériens et les immigrés revêt d’autres formes – dont les « hôtels meublés », les « cafés garnis » et les foyers – et existe au cœur de Paris. À la Goutte-d’Or habitent environ 2 000 « Nord-Africains », mais le quartier est beaucoup plus fréquenté les jours de marché. On s’y rend aussi du fait de la présence de maisons de passe « au fonctionnement taylorisé et à la clientèle aussi misérable que leurs pensionnaires […] s’apparentant aux “quartiers réservés” d’Afrique du Nord127 ».

Le 30 juillet 1955, jour de l’Aïd-El-Kébir, les policiers interviennent à Paris pour interpeller deux Algériens pour vol et recel. Pris à partie par la foule très dense, ils se dégagent difficilement et se réfugient dans le poste de police rue Doudeauville, où ils se barricadent ; un millier de personnes veulent libérer les interpellés ; les policiers tirent quelques rafales de mitraillettes, qui font des blessés. Le contact est violent avec les renforts policiers arrivés en hâte et en nombre : des vitrines sont brisées, des voitures endommagées, et une boucherie incendiée, son patron étant soupçonné d’être un indicateur de la police. Des Algériens affluent de tout Paris, une manifestation s’organise et des heurts se produisent. Quatorze Algériens sont hospitalisés, dont quatre blessés par balles. Le quartier est ensuite bouclé pendant une semaine, avec contrôle systématique « au faciès » des hommes jeunes. Bilan : 10 000 interpellations et 600 arrestations128.

En août 1958, alors que le FLN a décidé d’ouvrir un nouveau front en métropole marqué par une série d’attentats dans la nuit du 25 août et que Maurice Papon réorganise la police parisienne en mêlant action sociale, répression et action psychologique à l’image de ce qu’il a vu pratiquer en Algérie, un système de contrôle associant rafles, contrôles d’identité et arrestations se met en place. À Paris, dans un sinistre jeu de mémoire qui n’est pas sans susciter quelques remous dans l’opinion publique, la police utilise d’abord le Vélodrome d’Hiver et le gymnase Japy pour interner et contrôler les personnes. Elles sont, dans un premier temps, renvoyées en Algérie, puis par la suite acheminées dans les centres de rétention et les camps dont le réseau est progressivement organisé. À Paris, le centre d’identification de Vincennes ouvre en janvier 1959. En 1960, 67 281 contrôles ont donné lieu à 3 389 arrestations129.

Les centres de rétention et les camps

La loi du 16 mars 1956, sur « les pouvoirs spéciaux », proposée par le gouvernement de Guy Mollet et votée y compris par les députés communistes (ce qui troubla à l’époque nombre de militants) stipule que « le gouvernement dispose en Algérie, des pouvoirs les plus étendus pour prendre toute mesure exceptionnelle commandée par les circonstances en vue du rétablissement de l’ordre, de la protection des personnes et des biens et de la sauvegarde du territoire ». Ce texte est en partie étendu à la métropole par la loi du 26 juillet 1957. Des « centres d’assignation à résidence surveillée » sont donc installés à partir de 1957, les deux premiers à Vadenay (dans le camp militaire de Mourmelon) et à Saint-Maurice-l’Ardoise ; puis en 1958 ouvrent ceux de Thol (près de Neuville, dans l’Ain) et du Larzac, avec une capacité globale de 6 000 places. L’internement, affranchi de tout contrôle judiciaire par une ordonnance du 7 octobre 1958, permet au ministre de l’Intérieur d’enfermer « les personnes dangereuses pour la sécurité publique ». Le camp du Larzac est le plus important. Les commissaires choisis pour leur « connaissance » des Algériens assurent l’administration du camp divisé en deux zones séparées, l’une – « l’Orient » – réservée à ceux qui sont considérés comme irrécupérables (les militants FLN), et l’autre – « l’Occident » – réservée aux assignés considérés comme modérés. Des centaines de CRS et de militaires assurent la garde et la sécurité extérieures. Le FLN y reconstitue une organisation et participe, avec l’accord tacite de la direction, à la cogestion du camp. Les internés multiplient les revendications pour la liberté de circulation et d’expression, l’amélioration de leurs conditions de détention et des actions d’affirmation de leur attachement à la cause de l’indépendance de l’Algérie.

De l’autre côté de la Méditerranée, l’expérience des camps de regroupement a été généralisée à près d’un quart de la population. À partir de 1956-1957, les regroupements des ruraux deviennent en Algérie une pièce maîtresse de la stratégie militaire française afin d’assécher les ressources des maquis. Sur toute la période de la guerre, on dénombre 2 000 camps de regroupement qui « accueillent » entre 1 600 000 et 2,5 millions de personnes, soit entre 15 et 25 % de la population, et plus d’un rural sur trois. Les conséquences sociales de ces regroupements sont considérables : misère, déracinement, déstructuration des sociétés paysannes autochtones. Tous ces éléments conduisent Germaine Tillion (1907-2008), l’une des premières à avoir pratiqué des enquêtes de terrain dans les Aurès avant la Seconde Guerre mondiale, à parler de « clochardisation » de la population rurale algérienne. Elle s’engage avec son expérience d’ethnologue dans la politique algérienne : membre du cabinet de Jacques Soustelle, gouverneur général d’Alger, elle crée les Centres sociaux en 1955. Mais en 1957, du fait des pratiques du général Massu, elle dénonce la généralisation de la torture et dialogue avec les responsables du FLN.

Engagements et oppositions à la guerre

C’est en 1957 qu’a lieu en métropole la prise de conscience collective et la dénonciation de la torture et des exécutions sommaires. En effet, face aux offensives du FLN, le général Massu, commandant de la 10division de parachutistes, se voit confier le 7 janvier 1957 la responsabilité du maintien de l’ordre à Alger. Il donne alors la priorité aux activités de renseignement et de fichage, au bouclage et au quadrillage des quartiers musulmans ; les arrestations, internements et détentions irrégulières se multiplient comme le recours ordinaire à la torture, aux exécutions sommaires et au « retournement » de militants. En plus d’être une méthode d’obtention de renseignements, la torture vise aussi à terroriser la population, à distiller la méfiance et la hantise de la traîtrise, et à développer la paranoïa chez l’adversaire. Ces pratiques sont très vite connues et ne sont pas foncièrement nouvelles. Si, en Algérie, c’est l’armée qui est mise en accusation, en métropole c’est la police. Des centaines de personnes manifestent silencieusement à Grenoble contre la torture par la police de la ville, faits qui avaient déjà été dénoncés à Lyon, Saint-Nazaire ou Versailles dès 1957130.

La dénonciation publique de la torture est essentiellement le fait de la presse et des intellectuels. Des témoignages attestent de la généralisation de sa pratique dans les lettres de soldats publiés par les journaux. Le premier est sans doute le « dossier Jean Müller », ancien responsable des scouts de France tué dans une embuscade le 27 octobre 1956 ; en février 1957 son témoignage, porté par le journaliste Robert Barrat, paraît dans les Cahiers du Témoignage chrétien. Il a fait part, dans des lettres à ses proches, de plusieurs exemples d’exécutions sommaires, de tortures effectuées par des officiers et sous-officiers, du témoignage de deux amis parachutistes affirmant avoir vu « un suspect balancé dans le vide depuis un hélicoptère (200 mètres de haut)131 ».

Le 29 mars, L’Express publie une lettre du général de La Bollardière qui, opposé aux méthodes de Massu et à la torture, demande à être relevé de ses fonctions ; il y dénonce « l’effroyable danger qu’il y aurait pour nous à perdre de vue, sous le prétexte fallacieux de l’efficacité immédiate, les valeurs morales qui seules ont fait jusqu’à maintenant la grandeur de notre civilisation et de notre armée ». Les articles publiés par Jean-Jacques Servan-Schreiber dans L’Express ou celui écrit par l’historien Robert Bonnaud dans Esprit, « La paix des Nementchas » (avril 1957), sont plus connus. Le 13 mars 1957 paraît également le livre de Pierre-Henri Simon, Contre la torture. Ces rares voix dissonantes présentent d’autres versions de la guerre.

Le 9 février, le « suicide » d’un avocat, Ali Boumendjel, détenu par les parachutistes, provoque la protestation du professeur de droit gaulliste René Capitant, dont Ali Boumendjel avait été l’élève. Les affaires Maurice Audin et Henri Alleg éclatent dans la seconde moitié de l’année 1957. Arrêtés en juin, ils sont tous deux membres du Parti communiste algérien. La presse métropolitaine s’inquiète de leur sort. Henri Alleg, qui a écrit le récit des conditions de son arrestation et de sa détention en juin-juillet 1957, est présenté devant un tribunal. Le manuscrit parvient à Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit. Tiré à 5 000 exemplaires, La Question rend public le récit des tortures subies par Henri Alleg. Le livre est saisi après la vente de 72 000 exemplaires132 et continue de circuler clandestinement : je possède encore l’exemplaire acheté à l’époque dans une réunion discrète d’une amicale laïque stéphanoise.

Quant à Maurice Audin, arrêté chez lui dans la nuit du 11 au 12 juin par des parachutistes conduits par le capitaine Devis et le lieutenant Erulin133, on perd ensuite sa trace. Mme Audin est informée le 1er juillet par le lieutenant-colonel Trinquier que son mari se serait évadé le 21 juin. Elle dépose plainte pour homicide volontaire. Paul Teitgen, le secrétaire général de la préfecture d’Alger chargé de la police, informé de « l’évasion », se rend sur place le lendemain mais ne relève ni douilles, ni impact de balles. La soutenance de thèse de Maurice Audin, brillant mathématicien, est organisée in absentia en Sorbonne par Laurent Schwartz, le 2 décembre 1957. En mai 1958 paraît L’Affaire Audin de Pierre Vidal-Naquet. L’historien s’est attaché à dénoncer sans relâche la torture dans la République. D’autres anciens résistants retrouvent avec horreur les méthodes de la Gestapo qu’ils ont subies, tel Paul Teitgen134.

Souvent chrétiens et non encartés, les opposants à la guerre d’Algérie s’expriment dans des revues, des journaux ou des comités de soutien. Intellectuels, prêtres et avocats s’engagent parfois plus directement dans le soutien aux nationalistes algériens. L’opposition à la guerre peut être plus dangereuse pour celles et ceux qui sont impliqués dans l’aide matérielle aux nationalistes algériens. Rarement évoqué, le soutien au MNA existe grâce aux réseaux développés en métropole par Messali Hadj. C’est ainsi par exemple que Marceau Pivert, opposant de gauche au parti socialiste SFIO, a toujours été un soutien sans faille pour Messali Hadj135.

Fernand Iveton, ouvrier de trente ans né en Algérie, constitue l’unique exemple d’un Français communiste rallié aux méthodes du FLN. Arrêté en novembre 1956, il est torturé et condamné à mort après un procès expéditif. Il est accusé d’avoir envisagé de déposer une bombe dans l’usine de gaz où il travaillait (il a été découvert avant de pouvoir mettre la bombe en action). Fernand Iveton est le seul « Européen » condamné à mort et guillotiné le lundi 11 février 1957 – sa grâce ayant été refusée « pour l’exemple », par le ministre de la Justice François Mitterrand et le président de la République René Coty – en même temps que deux Algériens, Mohamed Lakhnèche et Mohamed Ouenouri, dans la cour de la prison Barberousse à Alger. Au moment de monter sur l’échafaud, Fernand Iveton et l’un des deux condamnés à mort algériens se seraient embrassés, puis auraient crié « Vive l’Algérie libre ! Vive l’indépendance ! ». Deux jours plus tard, le jeune avocat commis d’office qui l’avait défendu, A. Smadja, est arrêté à son tour et interné au camp de Lodi pendant un an et demi136.

Les « porteurs de valises137 », tels les membres du réseau Jeanson qui s’est formé en 1957, fournissent logement et planques aux responsables du FLN, effectuent des transports d’armes et de fonds et servent de chauffeurs. À intensité variable, la participation des un.e.s et des autres dépend de leurs parcours individuels d’engagement. Christiane Klapisch raconte ainsi comment elle a été poussée à l’action par des raisons plus morales que politiques (indignée par la torture) mais qu’elle avait également été convaincue de la juste lutte des nationalistes algériens par l’une de ses amies, condisciple à l’ENS de Sèvres et fille d’un responsable du FLN, Assia Djebar. Son séjour à la prison de la Roquette après son arrestation due à l’imprudence du responsable algérien qu’elle hébergeait, lui permit des rencontres improbables avec des ouvrières de la région parisienne, de jeunes Algériennes membres du FLN et des militantes internationalistes aguerries138.

À Besançon comme à Lyon, la matrice du christianisme social est fondamentale dans l’engagement. C’est le cas de la Belfortine Francine Rapiné, fille d’un douanier, étudiante en faculté de lettres et responsable de la Jeunesse étudiante catholique féminine (JECF), porteuse de valises arrêtée en décembre 1957 et accusée d’être secrétaire et agent de liaison d’un responsable FLN du Nord-Est, condamnée à trois ans de prison (plus lourdement que les deux autres accusés en même temps qu’elle)139. À Lyon, les récits d’engagement des Lyonnais auprès des Algériens en guerre en 1954-1962 ont montré toute l’importance de la matrice du catholicisme social dans leurs parcours d’engagement. Se consacrant aux cours d’alphabétisation ou aux visites de prisonniers, hommes et femmes s’engagent à des degrés divers dans le soutien au FLN. On croise des figures étonnantes telle Georgette Saït, épouse d’un cadre local du FLN qui raconte :

J’étais souvent présente dans les réunions, puisque je m’occupais de l’argent. Il y en avait un qui avait une mitraillette et il y a eu une descente de police. Et vous savez qu’il y avait des guetteurs. Donc mon mari, qui était responsable de la réunion, a pris la mitraillette et m’a dit : « tu ne pourrais pas l’apporter à la maison ? Toi on ne te fouillera pas, tu es une femme et tu es française » […] J’ai accepté, je l’ai mise sous mon manteau et puis je suis passée au milieu des CRS, comme ça140.

Incidemment, cette épouse dans un couple mixte affirme ainsi qu’elle occupe dans la réunion une fonction fondamentale, celle de gérer les fonds qui constitue une activité essentielle du FLN en France. Et sans sourciller, elle gère également une situation dramatique en évacuant une mitraillette et en assumant ainsi des risques importants.

Autre personnage étonnant, le prêtre Albert Carteron, chargé depuis 1948 des travailleurs immigrés dans le diocèse de Lyon et qui, pour cette raison, part étudier l’arabe en Algérie. De retour en 1952, il s’installe vers la place du Pont, dans la « Goutte-d’Or » lyonnaise. Avec d’autres prêtres il s’occupe d’accueillir les Algériens, de leur trouver un logement à l’aide des réseaux catholiques lyonnais. En 1955, au cours de son second voyage en Algérie, il se fait embaucher comme manœuvre balayeur dans un hôpital à côté de manœuvres arabes. Il découvre la réalité du nationalisme avant d’être expulsé par le préfet. Revenu à Lyon, il écrit un article, « Retour d’Algérie : le pays de la peur », publié en novembre 1955 dans Dialogues des peuples avec un « Manifeste de la région lyonnaise » qui demande la reconnaissance par le gouvernement français du droit à l’indépendance du peuple algérien et se termine par ces mots : « La jeunesse française mérite un autre idéal qu’un rôle de répression sans issue141. »

Le nom d’Albert Carteron est connu : c’est chez lui que débarquent les militants algériens qui arrivent à Lyon. Ils savent qu’ils y trouveront protection, gîte et couvert. Carteron tente aussi de réconcilier, sans succès, les responsables du MNA et du FLN à Lyon « pour éviter les tueries ». Il est responsable d’un Comité de soutien aux détenus des prisons de Lyon qui prend en charge les militants incarcérés. Il associe action sociale légale et activités clandestines, organisant des filières d’évasion des hommes et de l’argent vers la Suisse. En octobre 1958, deux prêtres d’un centre de formation sont arrêtés, leurs noms ayant été divulgués par deux jeunes Algériens pris dans une rafle et torturés. Le cardinal Gerlier, que Carteron informe régulièrement de ses activités, choisit de défendre ses prêtres et dénonce alors les tortures subies par les Algériens à Lyon dans le commissariat de la rue Vauban. Carteron doit se cacher. Il retourne en Algérie après la guerre, devient infirmier et s’occupe de la santé publique dans des zones déshéritées. Dans le terreau lyonnais du catholicisme social travaillé depuis l’entre-deux-guerres par les publications des Chroniques sociales, il avait su recruter nombre de militants formés politiquement qui mesurent les conséquences de leur engagement.

En octobre 1960, le procès du réseau Jeanson, dont la plupart des membres ont été arrêtés, est l’occasion d’un débat dans l’arène judiciaire sur la légitimité de la guerre. Le débat se prolonge dans des manifestes signés par des intellectuels. La guerre d’Algérie est aussi une « bataille de l’écrit ». Le Manifeste des 121 (qui date du 4 septembre 1960 mais dont le texte est censuré en France) est une déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie et de soutien à la « guerre d’indépendance nationale » menée par les Algériens, à la « cause du peuple algérien » qui est « la cause de tous les hommes libres ». Le texte est notamment signé par Sartre, Simone de Beauvoir, Simone Signoret, Vercors, Claude Roy, André Breton, Marguerite Duras et André Mandouze. Certains d’entre eux sont perquisitionnés, sanctionnés, voire révoqués, comme Laurent Schwartz, enseignant à Polytechnique. Le Manifeste des 121 témoigne de la vitalité d’une mouvance intellectuelle à la gauche du PCF (peu de communistes sont parmi les signataires), qui joue pendant quelques années un rôle politique de premier plan.

L’aide à la désertion et à l’insoumission concerne essentiellement les soldats en Algérie ou, en métropole, ceux qui refusent de partir. Dès octobre 1955, dans un meeting organisé à Paris contre l’envoi du contingent en Afrique du Nord, Marceau Pivert, au nom du Mouvement justice et liberté outre-mer, déclare : « Les soldats du contingent ont maintenant le droit de n’obéir qu’à leur propre conscience142. » Jean-Louis Hurst, qui a formé un réseau de prise en charge des insoumis et déserteurs, publie en 1960, sous le pseudonyme Maurienne, Le Déserteur, tandis que Maurice Maschino écrit Le Refus. La chanson de Boris Vian Le Déserteur est quant à elle interdite de passage sur les ondes.

La contestation de la guerre dépasse donc celle de la torture, mais seule la lutte contre cette dernière fait consensus dans une partie de l’opinion publique démocratique. La désertion, le soutien au FLN ou les mots d’ordre pour l’indépendance créent des divisions. Plus généralement, l’opposition active à la guerre (malgré des sondages qui indiquent dès 1956 qu’une majorité de Français est favorable à des négociations avec le FLN) n’a concerné qu’une minorité de personnes et n’a jamais revêtu un caractère massif.

Manifester : massacres d’État à Paris, 17 octobre 1961 et 8 février 1962

Pour riposter au couvre-feu imposé par la police parisienne et préparer les deux manifestations pacifistes prévues les 17 et 20 octobre, la Fédération de France du FLN diffuse ses consignes, ici à l’intention des femmes pour celle du 20 octobre :

Comme il est à prévoir des arrestations ou des internements, il convient de préparer les femmes à une manifestation avec les mots d’ordre suivants :

— À bas le couvre-feu raciste,

— Libération de nos époux et de nos enfants,

— Négocier avec le GPRA [Gouvernement provisoire de la République algérienne], Indépendance totale de l’Algérie, etc.

La manifestation aura lieu devant la préfecture de police le troisième ou le quatrième jour après le déclenchement du boycott du couvre-feu. À cette occasion, faites votre possible pour faire participer le maximum de femmes algériennes, faites en sorte que la manifestation soit encadrée par des militants expérimentés, évitez les provocations de tous bords143.

C’est en octobre 1961 que culmine la violence d’État contre la communauté algérienne en France. Les manifestations du 17 et du 20 octobre s’inscrivent dans un cycle de violence meurtrière qui commence début septembre : entre le 29 août et le 3 octobre, les groupes armés du FLN tuent treize policiers, provoquant colère et tensions dans la police. Maurice Papon, préfet de police de Paris, décide alors d’imposer un couvre-feu pour les Algériens de 20 h 30 à 5 h 30. En septembre et en octobre, on retrouve de nombreux cadavres d’Algériens dans les canaux et rivières de la région parisienne. Des Algériens sont tués après leur arrestation, soit dans les commissariats, soit à l’extérieur.

La Fédération de France du FLN décide d’organiser deux manifestations pacifiques dans le centre de Paris : l’une le 17 octobre, destinée aux enfants, aux femmes et aux hommes sans armes, et le 20 octobre pour les femmes uniquement. Le 17 octobre, les 30 000 manifestants sont fouillés par les militants du FLN afin de s’assurer qu’ils ne portent aucune arme, et se rendent par petits groupes vers les lieux de manifestation prévus. Prévenue à l’avance de ce caractère pacifique par ses indicateurs, la police (7 000 policiers mobilisés) tire cependant sur la foule. L’une des attaques les plus sanglantes contre les manifestants a lieu sur les Grands Boulevards, devant le cinéma Le Rex. Un « civil européen » – sic ! – qui entrait au cinéma est battu à mort. Des centaines de manifestants sont arrêtés, des corps sont jetés depuis les ponts dans la Seine. Le nombre des victimes de ce cycle des violences antialgériennes a fait l’objet d’évaluations divergentes, mais on peut retenir, en suivant les estimations de Jim House et de Neil MacMaster, un ordre de grandeur plausible de 120 victimes algériennes144 en septembre et en octobre 1961. Le préfet Papon et le ministre de l’Intérieur Roger Frey doivent affronter les critiques et les demandes d’explication du conseil municipal de Paris, de l’Assemblée et du Sénat, mais réussissent à bloquer la constitution d’une commission d’enquête parlementaire.

Le second « massacre d’État » se produit à Paris le 8 février 1962 lors de la répression d’une manifestation contre l’Organisation de l’armée secrète (OAS, qui entend conserver l’Algérie française). À la fin de l’année 1961, des « comités antifascistes » sont nés dans les lycées et les facultés et une dynamique antifasciste à gauche est dirigée contre les actions de l’OAS. Le 7 février, l’OAS organise une série d’attentats à l’explosif à Paris (l’un d’eux, qui vise le domicile d’André Malraux, défigure une fillette de quatre ans, Delphine Renard). Les syndicats parisiens de la CGT, de la CFTC, de la Fédération de l’Éducation nationale (FEN) et du Syndicat général de l’Éducation nationale (SGEN) ainsi que l’Union nationale des étudiants de France (UNEF), décident d’une manifestation le lendemain avec les mots d’ordre « OAS assassins », « Paix en Algérie » et « Le fascisme ne passera pas ». Le PCF, le PSU et leurs organisations de jeunesse, le Mouvement de la paix, s’y associent. La manifestation est interdite ; elle mobilise 20 000 personnes. Au métro Charonne, la police charge et matraque des manifestants entassés dans l’escalier, jetant grilles et tables de bistrot. On compte huit morts dont trois femmes et un adolescent de seize ans. Les huit victimes sont Fanny Dewerpe, trente ans, secrétaire, Anne Godeau, vingt-quatre ans, employée aux PTT, Suzanne Martorell, trente-cinq ans, employée de presse, Jean-Pierre Bernard, trente ans, Daniel Féry, seize ans, Édouard Lemarchand, quarante ans, employé de presse, Hippolyte Pina, cinquante-huit ans, maçon – tous membres de la CGT et militants communistes –, et enfin Raymond Wintgens, quarante-quatre ans, typographe et militant de la CGT du livre. Six des victimes sont mortes asphyxiées dans la bouche du métro et trois ont été matraquées à mort aux abords du métro. Il y a de nombreux blessés et une neuvième victime, Maurice Pochard, décède en avril des suites de ses blessures. Comme pour le 17 octobre, il ne s’agit ni d’une « bavure » ni d’une tragique fatalité, mais d’un massacre d’État qui ne fait « que porter à son extrême une violence normée, routinière, inscrite dans des actions répertoriées et autorisées autant par les techniques du maintien de l’ordre que par une morale policière, inavouable à d’autres mais fondée à leurs yeux145 ». Tandis que l’État soutient que ce sont les manifestants qui ont attaqué la police, laquelle a dû riposter, une autre version officielle incrimine des provocateurs OAS. Ce mensonge d’État a le soutien de l’administration et d’une grande partie des médias. L’enquête judiciaire aboutit en 1966 à un non-lieu, accréditant ainsi la vérité officielle sur Charonne. Quarante ans plus tard, un livre nous apporte d’autres éléments infirmant totalement ce jugement. À la fin de l’introduction de son livre-monument, Alain Dewerpe écrit : « Si être le fils d’une martyre de Charonne ne donne aucune lucidité, il n’interdit pas de faire son métier d’historien146. »

Les funérailles s’inscrivent dans la tradition civique des enterrements politiques née au XIXe siècle et forment un panthéon républicain, ouvrier et révolutionnaire, et « une opération de remise en ordre symbolique, un rite de réparation civique147 ». Par l’ampleur de la mobilisation, la cérémonie acquiert une portée universaliste. Les centaines de milliers de personnes à Paris148, outre les dizaines de manifestations en province, sont restées dans les mémoires. Charonne est ainsi devenu un véritable lieu de mémoire pour le Parti communiste français. Le lien entre le 17 octobre et le 8 février est maintenu un bref moment mais il s’efface dans les mémoires de gauche, Charonne l’emportant nettement. À partir de 1991 se produit un retournement « en faveur » du 17 octobre 1961 qui, après avoir été refoulé pendant vingt ans, s’impose dans l’espace public149.

Après la guerre, les traces

« On ne fait plus mystère des transferts importants des capitaux algériens sur la métropole, même les Caisses d’épargne (c’est-à-dire les petits comptes) ont connu des retraits intensifs et inhabituels, le bruit court du blocage des transferts150 » : en février 1961, une note non signée de la Chambre de commerce d’Oran constate une crise de confiance chez les Français d’Algérie qui quittent le pays ou qui transfèrent leurs fonds. Le processus de détachement de l’Algérie a bel et bien commencé.

Avant la guerre d’indépendance, on comptait 984 000 Français d’Algérie, soit un peu moins d’un dixième de la population totale. À cela s’ajoutaient 60 000 étrangers, surtout des Espagnols. Les Français vivaient à 80 % en milieu urbain, même si la confiscation des meilleures terres avait permis de développer de grandes propriétés (600 environ en 1954) très rentables de monoculture du blé, de la vigne et de l’alfa. Les nantis représentaient 15 000 personnes. Les trois quarts des Français d’Algérie étaient des salariés ou des fonctionnaires tandis que le dernier quart était constitué d’indépendants, d’artisans, de commerçants ou de professions libérales : on le voit, la société coloniale était très hétérogène151. En face, 6 millions d’Algériens vivaient dans une pauvreté totale et la classe moyenne ne dépassait pas 100 000 personnes. L’ensemble du territoire, rural ou urbain, fut touché à des degrés divers par la guerre. Le conflit algérien fit environ 250 000 morts dont un quart de victimes civiles (2,5 % de la population algérienne, 0,5 % des Français d’Algérie).

Devenir métropolitains : rapatriés, intégration et rejet

Après la signature des accords d’Évian (18 mars 1962), l’exode des Français d’Algérie s’accentue. Contrairement aux idées reçues, la plupart d’entre eux appartiennent aux classes populaires. Au printemps 1962, les plus aisés et les plus prévoyants avaient déjà envoyé depuis un ou deux ans leurs enfants étudier en métropole et, depuis 1955, certains ruraux avaient acheté terrains et maisons dans le Sud-Est et le Sud-Ouest de l’Hexagone. L’OAS interdit les départs jusqu’au 22 mai, les considérant comme des désertions, mais elle les provoque par ses actions qui se font de plus en plus violentes entre les accords d’Évian et le référendum sur l’indépendance de l’Algérie en juillet. L’ampleur de ce retour, au printemps 1962 – entre 651 000 et 679 000 de janvier à juin 1962 –, surprend le gouvernement français, même s’il avait été préparé de longue date.

Les premiers départs définitifs de l’Algérie avaient commencé bien plus tôt dans les zones rurales : dès 1955 pour les petites propriétés. Ensuite, ce fut le tour des gros colons. En juin 1958, le directeur des services de la préfecture de Haute-Garonne précise ainsi que 600 propriétés représentant 40 000 hectares ont été achetées par des Français d’Algérie152.

Les rapatriements n’ont pas commencé en juin 1962. Avant l’Algérie, il y eut, en 1956, la crise de Suez (retours d’Égypte, en particulier des juifs), ainsi que la crise et les indépendances du Maroc et de la Tunisie. Au total, entre 1954 et 1964, ce sont ainsi 1,6 million de personnes, de nationalité française pour la plupart, qui arrivent en France dans des conditions souvent difficiles153. C’est seulement à partir de la loi de décembre 1961 que l’État se préoccupe vraiment d’organiser le rapatriement. Cependant, en mai 1962, l’idée selon laquelle la plupart des Européens qui reviennent (en France) repartiront (en Algérie) prévaut encore au gouvernement. Les vagues de départs s’accélèrent après les événements traumatiques que sont pour les Français d’Algérie les accords d’Évian le 19 mars 1962, la fusillade de la rue d’Isly à Alger le 26 mars, les actions des commandos de l’OAS en mai-juin 1962, le référendum d’autodétermination du 3 juillet (à cette date, environ 650 000 Français d’Algérie sont déjà partis) et les massacres de plusieurs centaines d’Européens à Oran le 5 juillet 1962. Marseille est le principal lieu d’arrivée des Français qui fuient en masse l’Algérie par bateau ; la ville est d’abord perçue par les rapatriés comme un lieu inamical, de rejet, à l’image de ces dockers du port qui les accueillent avec des slogans hostiles. Au drame de l’exode forcé et au désespoir de quitter une terre qui est leur pays natal, l’accueil reçu en France est empreint le plus souvent d’indifférence, de méfiance, voire d’animosité. En 1964, il restait 112 200 Français en Algérie contre 88 880 en mars 1965, dont environ la moitié de coopérants154.

Arrivée d’Algériens à Marseille (avril-juin 1962) :
les harkis, « rapatriés » ou « réfugiés ? »

Désignés aujourd’hui par le nom générique de « harkis », 80 % des auxiliaires (« supplétifs ») de l’armée française – Algériens d’origine arabe ou berbère ayant à divers titres servi la France pendant la guerre d’indépendance – sont licenciés après les accords d’Évian155. Les premiers « rapatriements » de « harkis » ont lieu en avril 1962, souvent à l’initiative d’officiers, anciens responsables d’unités de « supplétifs ». Une note de Louis Joxe, ministre chargé des Affaires algériennes, demande même, en mai 1962, de renvoyer les « supplétifs » et harkis débarqués en métropole et de sanctionner les responsables de ces rapatriements. Le gouvernement français suit ici la volonté de de Gaulle. Le 19 juillet, Pierre Messmer demande l’arrêt des rapatriements, les capacités d’accueil des camps étant saturées. Le 25 juillet, de Gaulle leur refuse même le terme de « rapatriés », qui « ne s’applique pas aux musulmans » : ils ne sont que des « réfugiés » qualifiés de « réfugiés temporaires » ou « réfugiés musulmans », quelle que soit leur confession156. Il est vrai qu’une ordonnance du 21 juillet 1962 modifie une des clauses des accords d’Évian : le droit pour tous les habitants de l’Algérie de garder leur nationalité française. La question de l’appellation n’est pas secondaire : Georges Pompidou estime, en septembre 1962, que pour des raisons humanitaires (des dizaines de milliers d’entre eux auraient été liquidés et torturés), « il est nécessaire d’assurer le transfert en France des anciens supplétifs qui sont actuellement en Algérie […] sous la menace de représailles de leurs compatriotes », sous-entendant ainsi qu’ils ne sont pas Français157.

Entre 30 000 à 35 000 harkis sont officiellement rapatriés, tandis que certains gagnent la France par d’autres moyens, dont des rapatriements clandestins organisés par des officiers français. Ces Algériens « rapatriés » n’avaient pas d’autre choix que de quitter l’Algérie au moment de l’indépendance pour se protéger des exactions et des revanches après leur engagement par les autorités françaises, militaires le plus souvent. Ceux qui restent en Algérie sont victimes de nombreuses exactions et exécutions. Comme pour les Français d’Algérie, l’exode des harkis, qui fuient les représailles et les massacres, a été sous-estimé par le gouvernement qui n’a pas prévu de structures d’accueil. Six camps de transit sont ouverts à la hâte (à Bias, Bourg-Lastic, La Rye, le Larzac, Rivesaltes, Saint-Maurice-l’Ardoise) où les conditions d’hébergement (en tentes) et de vie sont souvent rudimentaires et très difficiles : les harkis du Larzac, par exemple, doivent être déplacés à l’automne 1962 vers les camps plus au Sud en raison du froid. Des hameaux forestiers et des cités urbaines, dirigés et encadrés par des militaires, sont également créés pour héberger les rapatriés musulmans d’Algérie : en 1964, 75 hameaux forestiers accueillent 10 000 personnes.

Jusqu’en 1969, des familles d’ex-harkis fuient l’Algérie pour la France. À partir de 1975, plusieurs révoltes, actions et grèves de la faim de fils de harkis ont lieu en France pour dénoncer la relégation dont ils sont victimes ainsi que la précarité de leurs conditions de vie et pour que soit reconnue l’injustice de leur traitement en France. Des mesures concernant l’amélioration de l’habitat et l’indemnisation des harkis sont peu à peu adoptées mais la « question harki » en France reste encore largement un point aveugle de la mémoire nationale.

Le processus de « rationalisation des techniques de l’internement » mises en œuvre dès le début du XXe siècle158 a constitué un modèle pour la gestion des populations coloniales, étrangères et migrantes. Les formes ultérieures de la rétention administrative des étrangers en France sont les héritières directes de ce système.

La gangrène et l’oubli impossible

« Même si nous avons su nous préserver et paraissons indemnes, une fêlure indélébile nous ravage le cœur159. »

Lettre écrite par un ancien appelé à Daniel Mermet, émission « Là-bas si j’y suis », 1998.

Le 3 janvier 1966, Serge Altrani, né le 15 mai 1935, classe 1955, se suicide dix ans jour pour jour après la réception de sa convocation officielle d’incorporation dans le Service armé pour l’Afrique du Nord, avec un départ prévu de Marseille le surlendemain. Il en revient vingt-quatre mois plus tard, mais l’Algérie ne l’a jamais quitté jusqu’à son suicide. Sa fille, Sophie Alfieri, privée par ce geste de son père à l’âge de cinq ans, a hérité d’un album contenant une centaine de photos qu’elle a mises en récit et commentées avec un humour sobre et, parfois, de la dérision160. À partir de ces indices, elle écrit trois nouvelles fictionnelles qui reposent sur des éléments biographiques paternels véridiques. Ces textes poignants nous informent sur les traces laissées par la guerre non seulement chez les survivants directs – dont le témoignage a parfois été publié, souvent bien des années plus tard – mais aussi chez leurs descendants. La culpabilité née du suicide de son père s’est apaisée quand elle a su qu’existaient bien d’autres cas de soldats qui n’avaient pas supporté le choc post-traumatique de cette guerre restée sans nom jusqu’en 1999 et passée sous silence, faussement oubliée. « La guerre colle à leur mémoire et les ronge », écrit Claire Mauss-Copeaux, dans Appelés en Algérie, la parole confisquée161.

Marcel Donati, qui a été engagé dans la guerre d’Algérie entre avril 1959 et juin 1960, décrit dans son autobiographie la torture et la « corvée de bois » (les exécutions sommaires) en usage dans son régiment162. Il en porte des séquelles au quotidien. Sa mère lui dit : « Mon pauvre fils, la guerre d’Algérie ne t’a pas arrangé. Tu ne supportes même pas le bruit des couverts quand je les range dans le tiroir. Ce n’est pas normal, tu devrais voir un médecin. Tu ne sais plus rire comme tu savais le faire avant ton départ pour l’armée. Cela a déjà été la même chose pour ton frère. Oublie donc ce qui a pu se passer là-bas ! Tu as encore toute la vie devant toi. Profites-en163. »

Tous les anciens soldats n’ont pas souffert de traumatismes car tous n’ont pas vécu les mêmes expériences pendant la guerre mais ils se sont souvent tus ou, s’ils ont parlé, n’ont pas été entendus ou compris. Des médecins estiment cependant qu’un quart des appelés en Algérie souffriraient de traumas. En 1962, l’amnistie avait constitué une sorte de « fin de non-recevoir ». En 1992, un décret reconnaît enfin aux « anciens combattants » de la guerre d’Algérie (statut octroyé en 1974) le statut de victimes de névroses traumatiques donnant droit à réparation. En 1999, le qualificatif de « guerre » est officiellement admis par le Premier ministre Lionel Jospin, sans que la responsabilité de l’État ne soit pour autant reconnue164.

Suites nucléaires : Reggane, premier lieu d’expérimentation de la bombe atomique française

Située au centre du Sahara, l’ancienne palmeraie de Reggane est devenue une ville après que le gouvernement français a choisi ce lieu pour expérimenter la bombe atomique française qui signait la présence de la France dans la cour des grands et qui se voulait force de dissuasion et marqueur de l’indépendance nationale. Le 13 février 1960, à 7 h 04, heure de Paris, a lieu la première explosion, surnommée « poétiquement » Gerboise bleue. Les images du « point zéro » sont présentées à la télévision le 4 mars 1960 dans l’émission populaire Cinq colonnes à la une. Le Sahara est devenu un enjeu dans les négociations en cours entre la France et les nationalistes algériens, et, avec les accords d’Évian, le général de Gaulle obtient la possibilité de continuer les essais atomiques dans le Hoggar – de novembre 1961 à février 1966, treize tirs sont effectués dans des galeries souterraines – jusqu’à ce que les installations de tir soient transférées en Polynésie.

En Polynésie française, les sites de Mururoa et Fangataufa sont choisis en raison de leur isolement et de leur faible population. Environ 2 000 personnes, dont 600 enfants de moins de quinze ans, résident dans le secteur lors des essais. Entre 1966 et 1974, quarante et un essais nucléaires aériens ainsi que cinq essais de sécurité sont menés à partir du Centre d’expérimentation de la Polynésie (CEP). Les tirs deviennent ensuite souterrains : 137 tirs et dix essais de sécurité sont réalisés entre 1975 et 1996.

Les populations autochtones comme les soldats français présents sur le site de Reggane ont formé un mouvement de protestation contre les dommages subis à la suite de ces expériences. En 2008, une proposition de loi relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais ou accidents nucléaires a été déposée par Christiane Taubira165 : elle vise d’abord à reconnaître et à réparer les souffrances de ceux qui, par leur travail ou du fait de leur présence à proximité des sites, ont développé une maladie radio-induite. Alors que 20 000 personnes environ vivaient en 1960 dans la zone contaminée, un rapport du Sénat a reconnu la responsabilité du gouvernement et de l’armée française dans le développement ultérieur de cancers, de maladies mentales et de la multiplication de naissances de bébés porteurs de malformations166. Des demandes de réparations ont été formulées et, très récemment, le gouvernement français a décidé d’indemniser les soldats tombés malades ou les familles de soldats décédés après avoir participé à certains des 210 essais nucléaires pratiqués par l’armée, aussi bien dans le Sahara algérien de 1960 à 1966, qu’en Polynésie de 1966 à 1996, reconnaissant ainsi implicitement sa responsabilité. Mais sur les 840 demandes d’indemnisation reçues (une projection avait été faite portant sur 2 000 à 5 000 demandes potentiellement recevables), seulement onze ont été accordées au 24 juin 2013.

5. GRÈVE DES MINEURS DU PRINTEMPS 1963,
VICTOIRE D’UNE PROFESSION CONDAMNÉE

« À Carmaux, nous devons être vigilants, car le grave problème qui se pose aux mineurs de Decazeville risque, demain, d’être le nôtre. Ainsi, la lutte que mènent les mineurs de Decazeville est notre lutte, et nous devons les accueillir en frères. Les technocrates n’ont tenu aucun compte des problèmes humains. Ils ne devraient pas oublier que pour qu’un progrès soit valable, il doit contribuer à améliorer le sort de l’ouvrier, et non pas l’abaisser. »

Le Tarn Libre, no 1, 5 janvier 1961167.

Lucide, cet article rend compte du début d’un long processus de revendications initié en 1961 dans le bassin houiller de Decazeville. En mauvaise posture financière, les usines chimiques et métallurgiques de la ville décident d’arrêter une partie de leur production et de désaffilier leurs employés de la Sécurité sociale minière. Cette remise en cause de conventions qui fondent la protection sociale, considérée comme inique par l’ensemble de la population du bassin de Decazeville, devient le point de départ de la grève pour le maintien des avantages acquis168. Aux yeux du gouvernement, le charbon français est devenu une énergie trop chère qui ne peut rivaliser avec les bas prix du pétrole et la concurrence de la production houillère des autres pays de la CEE. Le gouvernement élabore un plan d’adaptation des houillères, le plan Jeanneney, adopté le 21 juin 1960, qui prévoit une baisse de la production et des effectifs. Le plan est appliqué dès la fin de l’année dans le bassin de Decazeville, d’où la longue grève qui dure du 19 décembre 1961 au 23 février 1962. C’est aussi pour la première fois que s’exprime, en occitan, « le droit de vivre et de travailler au pays ».

En 1963, des négociations salariales entre les Charbonnages de France et les fédérations syndicales de mineurs achoppent sur l’augmentation des salaires : les syndicats réclament 11 %, la direction ne veut aller au-delà de 5,7 %. La grève est décidée pour un motif salarial mais en arrière-plan plane la sourde inquiétude sur le devenir du charbon. La longueur et la ténacité de la grève de 1963 s’expliquent dans un premier temps par la maladresse du gouvernement qui décide d’un ordre de réquisition – ce qui n’avait même pas été fait au cours des grèves de 1947 et de 1948 – signé par le président de la République, ce qui choque les mineurs169. La personne même du général de Gaulle est, pour la première fois hors contexte algérien, mise en cause. Comme en 1953 pour la grève des fonctionnaires, la CGT se rallie finalement au mot d’ordre de grève générale lancé par FO et la CFTC. La grève éclate d’abord dans la Lorraine gaulliste (30 000 mineurs), puis dans le Nord-Pas-de-Calais (100 000 mineurs) où les ingénieurs, fait rarissime, se solidarisent et versent deux jours de salaire aux grévistes170. Des comités intersyndicaux sont constitués par puits. Partout, les prêtres apportent leur soutien au mouvement ; ceux de Gardanne proclament par affiche : « L’homme passe avant les machines, le salaire juste avant les bénéfices, les plus pauvres passent avant les plus riches, l’initiative de travailleurs dans l’organisation économique passe avant la construction du plan. La voix des travailleurs passe avant les organisations professionnelles171. » C’est autour de la certitude de la légitimité de cette grève que se construit le soutien dans la France entière : il est massif, particulièrement dans les petits bassins.

L’histoire fait souvent peu de place aux femmes de mineurs, oubliant le rôle qu’elles ont joué aux côtés de leurs maris. Le plus souvent, elles travaillent jusqu’au mariage ou la naissance du premier enfant. Ensuite, entretien du ménage, confection des repas, soins aux enfants, mais aussi couture et lavage pour les autres sont le lot des ménagères qui tiennent un rôle majeur dans les familles. Elles en sont le pivot, le « ministère des Finances » ; elles tiennent les cordons d’une bourse pas toujours bien remplie, se rendent disponibles, au service de leurs maris. Des cartes postales du début du XXe siècle montrent ainsi l’épouse lavant son mari mineur, noir de charbon au retour du travail, dans une grande bassine de la cuisine familiale.

Les ménagères sont restées longtemps exclues d’une sphère syndicale purement masculine. En 1963, on a encore en mémoire la longue grève des mineurs du Nord de mai 1941 au cours de laquelle les femmes ont été largement présentes dans les piquets de grève. Dans les périodes moins dramatiques, elles se regroupent dans l’espace public à l’appel de plusieurs organisations liées au PCF. En 1947-1948, l’Union des femmes françaises (UFF), l’organisation féminine de masse du PCF, avait été sollicitée afin d’inciter les femmes à s’investir au côté de leurs maris. C’est à nouveau le cas en 1963. L’Humanité évoque des manifestations féminines les 23, 25 et 27 mars 1963 dans la Loire, la Lorraine et le Nord. En Moselle, des femmes de mineurs, retrouvant là des gestes d’autrefois, molestent des non-grévistes. Un reportage télévisé du 27 mars montre la manifestation stéphanoise des femmes de mineurs précédées par des dirigeants syndicaux ayant saisi des mains des femmes la banderole de tête proclamant « Toutes unies dans la lutte avec nos maris jusqu’à la victoire ». Nombre d’entre elles portent un foulard – car à cette date aucune femme convenable ne sortait hors de son quartier « en cheveux » (tête nue). Encadrées par des syndicalistes hommes, elles se rendent en délégation à la préfecture de la Loire. Les pancartes évoquent la santé des hommes (la silicose) et les salaires172.

Les hommes politiques favorables au gouvernement (le sénateur UNR – Union pour la nouvelle République – de Moselle par exemple) s’inquiètent ; ils s’interposent pour faire adopter la création d’un comité des sages173 présidé par Jean Massé, qui donne finalement raison aux mineurs : le constat est fait d’un vrai retard salarial, une augmentation de 8 % est proposée. Le gouvernement, lui, ne veut pas aller jusque-là et propose un rattrapage progressif. L’accord, signé le 4 avril, n’est pas admis par tous. Des mineurs de Lens exigent des explications sur le protocole. Le secrétaire général de la Fédération nationale du sous-sol CGT se fait huer et insulter au cours d’un rassemblement d’un millier de grévistes car le journal communiste Liberté a publié l’accord avant qu’il ne soit ratifié par les mineurs174.

Il n’a pas été facile de faire rentrer les mineurs qui estiment que ce qui a été obtenu est très mince par rapport à la longueur du conflit et à l’ampleur de la mobilisation et du soutien dans toute la France, où 27 millions de francs ont été récoltés grâce à des collectes nationales et des dons internationaux. Achille Blondeau, secrétaire général de la fédération CGT des travailleurs du sous-sol, est obligé de le reconnaître dans ce témoignage publié à chaud :

C’est pourtant bien de la déception qu’éprouvèrent une partie des mineurs lorsqu’ils prirent connaissance de l’accord […]. Tous les observateurs considéraient que la grève avait été victorieuse et que même si tout n’avait pas été obtenu, elle avait été payante. Mais pour les mineurs, ce qui sautait aux yeux, c’est que les 11 % de retard n’étaient pas dans le protocole. Ils ne voyaient que cela […]. De plus, l’élan de solidarité avait suscité beaucoup d’illusions, avait conduit à surestimer nos forces, ce qui est toujours néfaste dans un conflit175.

Si Blondeau révèle la forte abstention lors des assemblées générales réunies pour le vote, il ne dévoile pas le fait que deux bassins ont voté contre la reprise à une courte majorité : Courrières et Lens-Lievin176.

Des lectures différentes de la crise peuvent être proposées. On peut, dans un premier temps, analyser le processus gréviste comme le produit de la rationalisation économique, et les deux longues grèves de mineurs entre 1961 et 1963, comme des mouvements corporatistes pour la survie de secteurs retardataires en déclin, et faire à terme le bilan d’un échec de ces actions après la fermeture des puits.

La contestation de l’arrêt de la grève en avril 1963 par une fraction des mineurs du Nord-Pas-de-Calais est la manifestation publique de l’existence d’ouvriers radicalisés, mais non organisés, qui mettent en cause les décisions des directions syndicales. Cet élément peut contribuer à une deuxième lecture de l’événement qui envisage ces deux grèves comme appartenant à la « préhistoire de mai 1968177 ».

Troisième lecture possible, celle de la formation d’une opinion publique – grâce aux reportages de la presse quotidienne régionale et de la télévision – favorable aux mineurs. Ce métier incarne par excellence la classe ouvrière et la profession est dotée, depuis la Libération, d’un statut emblématique dans la reconstruction du pays. Encourageant la manifestation de cette opinion populaire favorable, la presse régionale a largement soutenu la grève – tous les préfets le soulignent et le déplorent. De leur côté, les viticulteurs du Midi comprennent parfaitement l’enjeu que représente l’accès aux médias puisqu’ils demandent que la remise des hectolitres de vin collectés pour les mineurs de Lens ou ceux de Carmaux et d’ailleurs soit faite devant la télévision et la presse régionales.

Enfin, dernière lecture possible de l’événement, celle de la convergence, dans l’action, d’acteurs sociaux divers. Dans le Quartier latin, 2 000 étudiants qui manifestent leur soutien à la grève des mineurs se heurtent violemment avec la police. Pour la première fois depuis la fin de la guerre d’Algérie, les cris de « Charonne » (souvenir de la manifestation sanglante du 8 février 1962) fusent. Un professeur de la faculté des sciences déclare : « Rompant avec cette étiquette de caste dont on aimerait nous voir affublés, nous nous rangeons sans hésiter du côté des mineurs. Ce n’est pas seulement par sympathie que nous sommes avec eux, mais parce que leurs revendications sont légitimes et que leur combat pour la défense des libertés syndicales est aussi le nôtre178. » Les lycéens et les étudiants font renaître les comités du Front antifasciste de la guerre d’Algérie. À Grenoble et à Montpellier, ils participent aux manifestations et aux marches sur la préfecture. Il y a, dans le feu de l’action, convergence de catégories sociales peu habituées à se rencontrer : paysans qui apportent un soutien concret aux grévistes, étudiants qui manifestent leur solidarité et affrontent parfois violemment la police.

Au-delà de l’augmentation des salaires, les suites sont amères. La table ronde prévue par les accords annonce de fait la fermeture, à terme, des puits. Par ailleurs, en juillet 1963, un projet de loi est déposé par le gouvernement sur la réglementation du droit de grève. L’opinion, préoccupée alors par la hausse du coût de la vie, ne réagit guère au moment du vote de la loi179 bien qu’il s’agisse là d’une manifestation de l’autoritarisme du pouvoir gaulliste.

En 1963, les mineurs en grève ont rassemblé autour d’eux d’autres acteurs sociaux : convergences éphémères des aspirations, elles n’en laissent pas moins des traces dans les mémoires. Jusqu’en 1968, ces convergences restent passagères mais soulignent la centralité de la question ouvrière. Dès le début de mai 1968, quand les étudiants manifestent dans la rue, des mineurs du Nord, en souvenir de 1963, leur apportent leur soutien.

CHAPITRE 17

LE MOMENT 1968

« Changer le monde, c’était d’abord changer la vie de chaque jour, la vie réelle. »

Henri LEFEBVRE, 19611.

« Changer la vie », écrivait Arthur Rimbaud. La formule a fait un long chemin. Repris par le surréaliste André Breton, le slogan fut tracé sur les murs en mai et juin 1968 par des graffiteurs sans doute inspirés par l’Internationale situationniste, avant d’être récupéré, en 1972, par le programme du Parti socialiste2. Il n’en demeure pas moins emblématique du « moment 68 » que nous envisagerons ici comme l’épicentre d’un séisme politique et social qui court du début des années 1960 à la fin des années 1970. Ce chapitre se propose de retracer une histoire des contestations à cette période, entre histoires individuelles et collectives, subjectivités, utopies, rêves et désillusions3.

« Ceux de 68, ils roulent en Rolls Royce », déclare à un journaliste de Libération l’un des organisateurs des manifestations étudiantes et lycéennes contre le gouvernement Balladur en mars 1994. La représentation des « soixante-huitards » en tant que génération4 – notion convenue – a été récemment déconstruite par Julie Pagis qui a mis au jour des « micro-unités de génération » composées de personnes ayant en commun une participation identique aux événements, des formes de politisation et des effets comparables du militantisme. La chronologie fine de leur « exposition à l’événement », la manière dont ils ou elles l’ont vécu, est fondamentale pour comprendre leurs parcours individuels5.

L’histoire de ces années-là n’est pas seulement franco-française, elle est connectée à une histoire mondiale, celle du soulèvement de la jeunesse de part et d’autre du globe. Un phénomène de radicalisation se produit partout, après 1965, autour de la protestation contre l’impérialisme – américain dans les pays occidentaux et les pays du tiers-monde, russe en Europe de l’Est – marquée parfois, localement, par des affrontements avec la police. L’anti-impérialisme et le tiers-mondisme sont pour les jeunes une pépinière de héros mythiques : Che Guevara, Fidel Castro, Hô Chi Minh ou Mao Zedong. Pratiques manifestantes, idées et arts de faire circulent entre les mouvements de contestation dans différents pays. Le 4 février 1960 un nouveau répertoire d’action, le sit-in, apparaît en Caroline du Nord devant un supermarché qui pratiquait la discrimination raciale. Connu en France par les reportages des magazines télévisés sur la ségrégation dans le sud des États-Unis – comme celui de Cinq colonnes à la une en octobre 1962 – et par les images de la révolte des Noirs que la télévision française présente comme des héros positifs6, le sit-in est imité en France dès 1963 à Grenoble par les ouvriers de Neyrpic. La contestation culturelle et l’agitation dans les campus universitaires américains se développent vers 1964-1965 autour de l’organisation étudiante Students for a Democratic Society (SDS), qui préconise la démocratie directe et revendique la libre expression politique à l’Université. Les images des groupes compacts d’étudiants japonais casqués et armés de longues perches de bambous, diffusées dans le monde entier, fournissent un modèle aux services d’ordre des organisations étudiantes européennes. Aux Pays-Bas, le groupe contestataire Provos, né en 1965 et autodissous le 13 mai 1967, fonctionne sans chef et sans organisation structurée, et refuse toute forme de pouvoir ; un modèle dont s’inspirent les étudiants nanterrois du Mouvement du 22 mars. Plus généralement, une transformation des attitudes, des représentations corporelles et des formes souterraines d’affirmation des individu.e.s ébranle la « domination rapprochée » en contestant « à bas bruit » le dressage des corps et des âmes.

1. LES CONTESTATIONS DE LA « DOMINATION RAPPROCHÉE »
AVANT 1968

Selon Dominique Memmi, c’est la « domination rapprochée », modalité de pouvoir caractéristique d’une société dont les membres sont reliés par une relation d’interdépendance puissante qui, au début des années 1960, entre en crise7. Les rapports d’autorité, de pouvoir et de sujétion personnelle sont remis en question dans les institutions scolaires et dans les entreprises, non seulement en métropole, mais aussi dans les départements et territoires d’outre-mer.

Persistance de la domination coloniale et révoltes en outre-mer

« Il y a eu en métropole deux relèvements du SMIG, et à ce jour aucun décret d’application pour les DOM n’est intervenu. La Sécurité sociale n’y est pas encore entièrement appliquée. Les allocations familiales sont d’un taux différent. »

Emmanuel Very, L’Information, 7 janvier 1960.

Le traitement discriminatoire auquel sont soumis les Domiens en matière d’emplois, de salaires et de Sécurité sociale est souligné par le député socialiste de Martinique au lendemain de la révolte urbaine qui éclate à Fort-de-France fin décembre 1959. En 1952, un épisode précédent dans la commune du Moule, en Guadeloupe, avait représenté un tournant dans la « domination rapprochée » : les gendarmes, appelés par un planteur, avaient tiré sur les grévistes dans une plantation de cannes à sucre. Ils ne s’étaient pas contentés de tirer à vue sur les ouvriers agricoles mais avaient également ouvert le feu, en pleine ville, sur une population alors largement acquise au député-maire communiste de l’époque, Rosan Girard. Cet épisode de répression sociale et politique, qui s’inscrit dans la droite ligne de la domination plantocratique, acquiert postérieurement tout son sens à la lumière des événements de 1959 en Martinique.

L’émeute de décembre 1959 en Martinique

Ce dimanche 20 décembre 1959, sur la place de la Savane à Fort-de-France, un automobiliste métropolitain renverse un scooter conduit par un jeune Martiniquais. Les deux conducteurs s’invectivent, le ton monte et une bagarre survient ; un témoin appelle les CRS. Pendant ce temps, calmés, les deux protagonistes de l’altercation règlent leur différend autour d’un verre. Sur la place, une trentaine de CRS interviennent avec une violence disproportionnée. Prises à partie par la foule, les forces de police ont bien du mal à se dégager et tirent en l’air après avoir utilisé matraque et grenades lacrymogènes. Le calme est rétabli à 1 heure du matin. L’intervention des forces de l’ordre n’a pas été comprise et a provoqué en réaction un geste collectif de défense.

Le lendemain, la situation semble calme. Toute la matinée, les CRS, provocateurs, armes au poing, patrouillent dans la ville. À 18 h 15, des incidents sont signalés : jets de pierres et bris de glace sur des voitures place de la Savane. Les policiers martiniquais sont rapidement débordés. Vers 20 heures, des commissariats sont visés. Des voitures sont incendiées, une station d’essence brûle. Les incidents durent jusqu’à 1 heure du matin. L’émeute se propage de la place à la ville8. Dans la confusion d’une ville plongée dans la pénombre, des tirs font deux morts. Le jeune Marajo, seize ans, reçoit une balle en plein front. Pour la majorité des témoins9, il semble acquis que les tirs de la police sont à l’origine de sa mort. Cela est corroboré par une enquête postérieure du tribunal de Fort-de-France (29 janvier 1962) suite à une plainte déposée par la famille. Le policier incriminé est cependant acquitté : dans un contexte de tension où les forces de l’ordre ont été prises à partie, son geste est qualifié d’involontaire. Le quotidien du Parti communiste martiniquais Justice évoque dans un numéro spécial « les meurtres de la veille », les provocations de la police et dénonce « le colonialisme, la misère et le chômage »10.

Le 22 décembre, des appels au calme sont lancés à la radio. Dix-sept personnalités morales présentes dans l’île – l’évêque, le président du conseil général, l’adjoint au maire de Fort-de-France, les dirigeants des principaux partis (UDR, SFIO, PCF, PPM) et des syndicats – les relaient au début de l’après-midi. La préfecture interdit les rassemblements. Les obsèques de Christian Marajo ont lieu au Robert, commune distante d’une trentaine de kilomètres de Fort-de-France. Le vice-recteur, Alain Plenel, y prononce un éloge du lycéen, avec une déclaration anticolonialiste. Il est rappelé quelques jours plus tard d’autorité en métropole. En début de soirée, des barricades sont dressées. Trois pelotons de gendarmerie venus de Guadeloupe sont la cible de coups de feu en provenance du quartier populaire de Morne Pichevin ; les gendarmes ripostent. On recense plusieurs blessés, dont quatre graves, et un mort, Julien Betzi, dix-neuf ans, la troisième victime directe des émeutes, touché par une balle perdue.

À Paris, la situation est jugée inquiétante. Le vaisseau De Grasse est dépêché à Fort-de-France et, « pour ramener le calme dans les esprits », deux escadrons de la gendarmerie mobile sont immédiatement mobilisés11. Le secrétaire général de la préfecture décide, après divers échanges avec Paris (Jacques Foccart et le secrétaire général pour l’administration des DOM), d’imposer un couvre-feu à 20 heures. Les obsèques de la seconde victime se déroulent sans incident mais dans une atmosphère qualifiée de « lourde12 ». La préfecture annonce des arrestations et des mesures judiciaires contre les incendiaires de la nuit. Le soir, les patrouilles de gendarmerie circulent avec des armes lourdes dans les rues du centre-ville. Le 24, le calme est restauré, le couvre-feu est respecté. La journée de Noël se passe sans incident.

Un premier rapport exhaustif de l’autorité préfectorale précise que sans l’intervention des CRS, rien ne se serait passé. Il conclut sur les « vraies raisons de l’émeute » : l’attitude des CRS, l’introduction de travailleurs venus des colonies anglaises sur les champs de cannes à sucre, le chômage, et surtout « l’incertitude de l’avenir pour ceux de vingt ans dont le nombre croît rapidement ». Le 29 décembre, les députés martiniquais exigent des mesures immédiates pour calmer la colère populaire : le retrait du vaisseau de guerre, le départ des CRS de l’île, une hausse du SMIG, l’interdiction de la main-d’œuvre étrangère dans l’île, une réforme fiscale, des crédits supplémentaires pour mener la lutte contre le chômage, l’égalisation sur les montants métropolitains des allocations familiales.

Les jeunes hommes des départements d’outre-mer étaient alors tenus à l’écart du service militaire13. Une très large majorité d’entre eux était simplement recensés avant d’être placés en congé budgétaire, sans accomplir leur service14. L’émeute de décembre 1959 précipite la fin de ce système. En mai 1960, le général de brigade Jean Némo, nommé à la tête des troupes des Antilles-Guyane, préconise, dans un rapport, la mise en œuvre d’un service militaire adapté aux conditions locales15. Ce « plan Némo » prévoit qu’une moitié du contingent autochtone effectue son service national classique, de préférence en métropole, tandis que l’autre moitié effectue sur place un service militaire adapté, orienté vers des tâches d’intérêt général incluant une formation professionnelle, pour l’essentiel dans les secteurs agricole et du bâtiment. Némo propose en outre d’organiser sur vingt ans un courant migratoire de 400 000 Antillais vers la Guyane. Mais avec la création du Bureau pour le développement des migrations d’outre-mer (Bumidom) en 1963, les autorités optent pour une autre formule.

Le Bumidom et la politique d’émigration vers la métropole

« La mise en œuvre immédiate d’une politique systématique d’émigration vers la métropole est la condition primordiale de la réalisation des objectifs du plan. »

Rapport de la Commission centrale des DOM, 1961.

Favoriser et organiser le transfert des populations « excédentaires » des DOM en métropole devient le maître mot des hautes instances nationales. À la fin des années 1950, la Martinique (comme la Guadeloupe ou La Réunion) est à la limite de « l’explosion démographique16 », avec une population très jeune dont la moitié a moins de vingt ans17. Cette pression démographique est la principale préoccupation des autorités préfectorales, l’économie insulaire étant dans l’incapacité de l’absorber. Le gouvernement français décide de mettre en place une politique migratoire avec la création d’un instrument, le Bumidom, chargé d’organiser les départs, en principe sur la base du volontariat. De 1963 à 1981, il prend en charge le déplacement des candidats à la migration avec, à partir de 1963, un objectif de 6 500 départs par an depuis la Martinique et la Guadeloupe. D’où la charge violente postérieure d’Aimé Césaire qui y voit une forme de génocide par substitution. Au total, le Bumidom a organisé le recrutement, l’acheminement, la formation et le placement d’environ 160 300 Antillais en métropole, dont 85 863 nés aux Antilles18.

On connaît le point de vue de jeunes filles venues des Antilles via le Bumidom par leurs réponses à l’enquête sur la jeunesse lancée en 1966 par le ministre François Missoffe. Un groupe d’une centaine de jeunes Antillaises d’un foyer parisien répond aux questions du dossier, auquel elles ajoutent une touche personnelle en l’illustrant de photos de femmes et de paysages des Antilles. Elles estiment avoir été trompées par une « publicité tapageuse » des centres qui, depuis les îles, forment et orientent les migrants. Les garçons reçoivent une formation technique alors que les filles n’ont qu’un enseignement ménager, de puériculture ou d’aide- soignante, alors qu’elles auraient voulu être formées au métier de sage- femme ou d’infirmière. En fait, elles se retrouvent souvent dans le secteur des services, devant travailler avec des cadences de vie et de travail très différentes de celles qu’elles ont connues aux Antilles : « Je fais exprès d’être lente, écrit l’une d’elles, cela correspond à l’idée de ce que les gens pensent des Noirs. » Venues pour gagner de l’argent, elles voient leurs salaires grignotés par la cherté des loyers. Elles se plaignent de la solitude et du changement total de cadre de vie. Leur sentiment d’isolement, plus radical sans doute, rejoint cependant celui exprimé par nombre de jeunes issus du monde rural (en particulier les jeunes postiers du tri parisien), mais elles y ajoutent la certitude de l’exclusion parce qu’elles sont noires. Leur témoignage souligne aussi la différence sexuée des formations techniques, qui n’est pas propre seulement aux Antilles19.

Les enfants réunionnais, « orphelins de la République20 »

À La Réunion, la politique migratoire prend une forme spécifique et concerne les enfants, voire les bébés, placés comme pupilles de l’État en métropole dans des familles de départements ruraux21. Un étudiant en géographie, devenu ensuite député, analyse dès 1968, sans effet, cette situation des enfants :

Il est une catégorie originale que l’on camoufle officiellement sous la rubrique « autres formations » : les pupilles de l’État. Ces pupilles de l’État sont des enfants dont la garde est assurée par les Directions d’action sanitaire et sociale des départements jusqu’à leur majorité. Depuis la politique de migration, on les « transfère » vers la métropole […]. Actuellement, on recense à travers l’île tous les enfants se trouvant dans des situations plus ou moins régulières dans des familles « adoptives », pour les rassembler au centre de Bellepierre à Saint-Denis, avant de les envoyer en métropole. Une telle façon d’agir a un caractère inhumain difficile à tolérer. Des pupilles âgés de neuf mois ont été ainsi acheminés vers la Métropole par le Bumidom22.

Cette politique migratoire est soutenue par l’ex-Premier ministre Michel Debré, élu député de La Réunion en mai 1963 face au communiste Paul Vergès avec 80,75 % des suffrages. Un métropolitain installé à La Réunion décrit au même moment la situation des enfants dits abandonnés :

Le gouvernement a instauré depuis peu l’émigration des bébés. À La Réunion, jusqu’à un passé récent, personne n’avait entendu parler d’un enfant abandonné. Lorsqu’une fille ramenait un bébé dans sa famille, après les reproches d’usage, il était toujours finalement bien accepté. Lorsque des parents mouraient, il n’y avait pas d’exemple que les enfants, quel que soit leur nombre, ne fussent recueillis par des parents ou voisins […]. Les « enfants ramassés » ne font jamais l’objet d’aucune discrimination dans une famille créole, et sont traités comme les enfants naturels. Le civilisateur s’est penché sur cette anomalie. Pour qu’il y ait famille, il faut père et mère. Si les parents ne sont plus là et si l’enfant est élevé par des étrangers, il est considéré comme abandonné. Les assistantes sociales sont chargées de dépister ces enfants « en danger moral » […]. L’enfant peut être considéré en « danger moral » également si ses parents ont fait de la prison, ou s’il a commis lui-même un menu larcin. Les enfants abandonnés ou en danger sont signalés au juge d’enfants, qui prend un arrêté de mise en tutelle de l’enfant par la direction de la population23.

Les premiers départs ont été organisés entre juillet et décembre 1963. Vingt-six enfants, treize filles et treize garçons, quittent le sol réunionnais pour la métropole. Entre 1963 et 1981, quelque 1 600 mineurs réunionnais sont transférés vers l’Hexagone, pour une grande part d’entre eux dans la Creuse (mais aussi dans d’autres départements ruraux comme le Tarn, la Lozère et le Gers), d’où le titre du premier ouvrage qui a fait le point sur cette histoire occultée jusqu’au début du XXIe siècle, Tristes tropiques de la Creuse24. En 2001, l’un de ces « enfants réunionnais de la Creuse », Jean-Jacques Martial, a déposé plainte contre l’État et a publié le récit de sa vie dans l’Hexagone, L’Enfance volée. « Déportation », « exil » « placement », « vol d’enfance »… : les mots varient – et chaque association défend le sien – pour désigner le même phénomène, le déplacement forcé entre 1963 et 1981 d’enfants réunionnais vers la métropole. Le documentaire télévisé Une enfance en exil : Justice pour les 1615, réalisé par William Cally en 2013, a eu un impact certain25. Sur proposition de la députée socialiste Ericka Bareigts, le 18 février 2014, l’Assemblée nationale a adopté, par 125 voix contre quatorze (celles du groupe UMP qui défendait la mémoire de Michel Debré), une résolution « relative aux enfants réunionnais placés en métropole » :

Considérant que l’État se doit d’assurer à chacun, dans le respect de la vie privée des individus, l’accès à la mémoire ;

Considérant que les enfants, tout particulièrement, doivent se voir garantir ce droit pour pouvoir se constituer en tant qu’adultes ;

Considérant que dans le cas du placement des enfants réunionnais en métropole entre 1963 et 1982 ce droit a été insuffisamment protégé ;

1. Demande à ce que la connaissance historique de cette affaire soit approfondie et diffusée ;

2. Considère que l’État a manqué à sa responsabilité morale envers ces pupilles ;

3. Demande à ce que tout soit mis en œuvre pour permettre aux ex-pupilles de reconstituer leur histoire personnelle.

En 1968, des affiches sont réalisées dans l’atelier des Beaux-Arts à Paris, appelant à « briser les chaînes de l’esclavage » ou proclamant « Non aux négriers du Bumidom26 ». Mais ces slogans ont été oubliés et le déplacement autoritaire des enfants a continué jusqu’au début des années 1980.

Dans le contexte de la révolution cubaine de 1959, de l’affirmation du tiers-monde et des indépendances des États africains de l’empire français, une fermentation politique et nationaliste se développe. Le 22 juin 1962, un accident d’avion survient près de l’aéroport du Raizet (Pointe-à-Pitre), en Guadeloupe, dans lequel disparaissent les 102 passagers et les dix membres de l’équipage, dont le leader autonomiste guadeloupéen Albert Béville – alias Paul Niger –, le député guyanais Justin Catayée et le militant martiniquais Roger Tropos. Cette tragédie est présentée à tort comme un attentat fomenté par l’État français, ce qui contribue à conforter les points de vue autonomistes naissants. Plusieurs organisations se positionnent, à gauche du PC, sur un continuum revendicatif allant de l’autonomie à l’indépendance. D’orientation marxiste-léniniste prochinoise, le Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe (GONG), créé en 1963 avec des militants en métropole et en Guadeloupe, est dénoncé dès 1967 par les autorités comme étant à l’origine d’un complot contre l’État et l’unité de la nation.

Rébellions urbaines et massacre d’État en Guadeloupe (mars-mai 1967)

Le 20 mars 1967, dans la principale rue au centre de Basse-Terre, le commerçant européen Vladimir Snrsky, par ailleurs « agent électoral » de l’Union pour la nouvelle République (UNR, gaulliste) et connaissance de Jacques Foccart, est accusé d’avoir lancé son chien sur un cordonnier noir, Raphaël Balzinc, pour le chasser du devant de son magasin où il exerce son métier de « clouteur » sur le trottoir (il pose des fers aux chaussures neuves). Regroupés pour protester, des jeunes repèrent la voiture du commerçant et la renversent au milieu de la rue avant d’y mettre le feu et de la jeter à la mer. Le magasin est saccagé, même si le préfet reconnaît que « les meneurs » se sont efforcés d’empêcher les vols.

Le lendemain, dès 7 heures du matin, la foule est déjà nombreuse et les gendarmes jettent des grenades offensives pour se dégager. Des petits groupes de jeunes gens interpellent les Blancs, lancent des pierres et arrêtent des voitures. Il s’agit d’une réaction de rejet des métropolitains accusés d’être trop nombreux, d’accaparer les emplois du secteur public comme privé, et de contraindre les Antillais à émigrer. Les inégalités de traitement et les discriminations de toutes sortes ne sont plus supportées. Des gardes mobiles arrivent en renfort de métropole à la demande du préfet, et une opération de ratissage a lieu dès l’après-midi au centre-ville et dans les quartiers populaires. Le soir, le préfet accuse les « communistes autonomistes » de profiter de la situation27. La figure d’une rébellion urbaine de jeunes hommes, à caractère racial, est ainsi constituée. On la retrouve lors des événements des 26 et 27 mai 1967 à Pointe-à-Pitre28.

Ce jour-là, après une grève des ouvriers du bâtiment pour une augmentation de salaire, une négociation paritaire a lieu dans la matinée entre représentants syndicaux et patronaux. Une foule houleuse apprend, à la sortie des délégués syndicaux, que la négociation n’a pas abouti. Les manifestants bloquent alors la délégation patronale, protégée par des policiers locaux et par les CRS. Des projectiles divers sont lancés sur les forces de l’ordre et un tireur abat, semble-t-il sur ordre du commissaire central, l’un des membres du GONG, Jacques Nestor, personnage très populaire parmi les jeunes de Pointe-à-Pitre. Des armureries et des quincailleries sont alors pillées. Les CRS ouvrent le feu. C’est dans ce contexte qu’arrivent en ville, à 16 h 30, les gendarmes réquisitionnés par le préfet alors qu’ils s’apprêtaient à repartir sur le continent après deux mois de présence en Guadeloupe. Ils font des patrouilles en ville et tirent. Les opérations de ratissage continuent toute la nuit et le lendemain, avec de nouvelles manifestations, en particulier de lycéens.

Un point commun existe entre les deux journées de mars et de mai 1967, outre l’intervention violente du même régiment de gardes mobiles appelés ici « les képis rouges » : l’affrontement avec les Européens blancs. Ces derniers sont pris à partie, leurs voitures sont arrêtées par des manifestants, fouillées, parfois détériorées. Ces formes d’actions, qui ne sont pas approuvées par l’ensemble de la population guadeloupéenne, sont le fait de jeunes venus des quartiers populaires, souvent sans travail et sans perspective d’avenir, qui veulent en découdre avec les forces de l’ordre, mais aussi avec ceux qu’ils accusent de prendre leur place, les « métros » blancs. Ces formes racialisées de rébellions urbaines ont quelque ressemblance avec les soulèvements des ghettos noirs états-uniens et aussi avec les premières rébellions qui se manifestent dans les banlieues lyonnaises dès 1967, en particulier chez les fils de harkis.

L’enquête est lancée en direction des milieux autonomistes radicaux. En Guadeloupe, la volonté répressive de l’État visant à éradiquer le mouvement nationaliste trouve des alliés jusqu’au sein du PC (en particulier auprès du maire de la ville). L’ampleur des événements s’explique par l’attitude des autorités qui avaient désigné le GONG, l’organisation indépendantiste la plus active, comme l’ennemi principal. Mais ce n’est pas un dérapage. Les documents d’archives montrent que de mars (émeutes de Basse-Terre) à mai (massacre de Pointe-à-Pitre), le préfet de Guadeloupe croyait devoir résister à un début d’insurrection armée préparée par le GONG. L’arrivée du général Quilichini, chef des forces armées Antilles-Guyane, dans la matinée du 27, prouve que les autorités départementales et nationales considèrent qu’il s’agit d’une situation de guerre sociale et coloniale, qui doit être réprimée comme cela avait été fait récemment à Djibouti en mars 1967 (des mots d’ordre y font d’ailleurs référence dans les manifestations à Pointe-à-Pitre)29.

Mai 1967 est l’exemple même d’une répression préparée politiquement et exécutée, qui provoque, en trois jours, sans doute bien plus que les huit morts identifiés, sans compter de très nombreux blessés. Lors des premières enquêtes qui suivent les événements, le pouvoir se rend compte que le GONG n’était pas à l’origine des émeutes (celles-ci ont été spontanées et avaient une cause sociale directe) et que, par ailleurs, ce dernier n’avait pas la capacité de susciter une révolution même si son intention « séparatiste et révolutionnaire » est attestée. Le procès du GONG devant la Cour de sûreté de l’État à Paris, en février et mars 1968, est moins le procès d’émeutiers (soutenus par les étudiants contestataires parisiens et nanterrois) que celui du discours politique indépendantiste, illégal et irrecevable au nom de l’intégrité de la République. Les peines sont relativement légères et le mouvement autonomiste/indépendantiste a pu considérer ce procès comme un succès pour l’idée nationale guadeloupéenne. Mais les morts de mai 1967 ont été enfouis dans les mémoires, jusqu’à leur retour sur la scène publique au début du XXIe siècle.

L’éveil des subjectivités féminines

« Finalement, écrire sur 1968, c’est avoir envie d’écrire sur avant 1968. Sur l’énorme rage, par exemple, qui m’habitait à partir de 1962 au lycée que j’appelais “prison”. Le “En rang, Mesdemoiselles ! Deux par deux et en silence s’il vous plaît” lancé par la voix de crécelle de la surveillante (toujours des demoiselles) pour monter vers les classes, me résonne encore dans les oreilles. J’avais l’impression d’être un enfant de troupe. »

Sylvette, 200230.

Le témoignage de Sylvette Dupuy, recueilli au début du XXIe siècle dans le groupe « Mai 68 » de l’Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique (APA), restitue la colère qui habitait la jeune fille dans son « lycée-prison » de 1962. Il doit être confronté aux biais de la mémoire, comme doivent l’être aussi les autobiographies ou les mémoires rédigés a posteriori, à l’écriture décalée par rapport aux événements. Quatre archives de paroles, d’images ou d’écriture produites sur le moment même à des endroits très divers du territoire vont nous permettre d’approcher certaines émotions ressenties alors.

Le journal intime de quatre lycéennes bourguignonnes

Boris Gobille a étudié un journal intime tenu clandestinement qui permet de restituer les affects et les émotions d’adolescentes dans un internat de province31. Quatre jeunes filles âgées de dix-sept ans, élèves en classe de première dans un lycée mixte d’une petite ville de Bourgogne, ont rédigé pendant une année, de janvier 1961 à janvier 1962, un journal intime collectif. Ce témoignage de première main nous permet de percevoir les sentiments, les émotions et les différences d’expression de chacune d’entre elles, et de donner corps – du point de vue de celles qui la subissent – à la « domination rapprochée », habituellement plutôt appréhendée à partir des archives des institutions (par exemple par les règlements intérieurs d’établissements et les relevés des sanctions). Le lycée qu’elles fréquentent alors est devenu mixte depuis 1959 ; l’introduction de la mixité provoque, en même temps qu’un afflux d’élèves et de pensionnaires dans l’internat non mixte, un surcroît de contrôles. Le contact possible entre filles et garçons génère tout une série d’interdits et d’espaces réservés (les repas au réfectoire, par exemple, ne sont pas pris en commun). Plus que les garçons, les filles sont soumises à la discipline des corps (interdiction du maquillage comme du port du pantalon notamment32). Il faut insister sur l’étroit contrôle par l’école et la famille des déplacements, des sorties et des rapports entre filles et garçons, qui limite considérablement les contacts corporels. Alors que cette période est souvent décrite comme un moment de libération sexuelle et de rénovation pédagogique, les rapports entre les sexes perçus par l’écriture de ce journal témoignent d’une ambivalence. La sexualité n’est jamais évoquée, à l’inverse de la sentimentalité, omniprésente. Car si un certain ordre contraint des corps marque les relations avec les garçons, celles-ci n’en dessinent pas moins une autre vie clandestine. L’allure, le comportement, le moindre geste, la voix, le regard, le visage des garçons sont détaillés et qualifiés à longueur de pages. Ils sont même photographiés depuis un poste d’observation dans les toilettes des filles ! Il existe bel et bien une vie libidinale souterraine par rapport à l’institution dans le quotidien morne et reclus du lycée-internat où gestes et paroles sont contrôlés.

La manière dont les dominées expriment, dans le journal, leurs tactiques et leurs ruses, atteste d’un art de la dérision, du détournement et de la résistance qui passe par une série de micro-insubordinations (trafics de notes, alibis pour pouvoir sortir, etc.), et de l’existence de ce que l’anthropologue James Scott appelle un « texte caché »33. Alors que la révolte contre les « internats-prisons » est le plus souvent analysée à partir de discours politisés ou d’actes de rébellion ouverte – à la résidence universitaire d’Antony en 1965 ou à celle de Nanterre en 1967 –, ce journal intime, écrit sur le moment même, conduit à interroger les situations plus incertaines, les « zones grises » où des désirs mal définis rendent la domination insupportable et où se produisent, sous l’obéissance ou la loyauté apparentes, des ruptures dans l’accommodement à l’ordre des choses. Ces jeunes pensionnaires ne disposent pas des codes de la critique et de l’action collective que d’autres possèdent et expriment publiquement.

« La femme que nous voulons être »

Au cours de veillées d’un camp de vacances du mouvement Loisirs et culture, un groupe de 150 jeunes filles a discuté afin de remplir le questionnaire concernant l’enquête sur la jeunesse de 1966 déjà évoquée. Plutôt que de répondre à chaque question posée, elles ont choisi collectivement de développer cinq thèmes dont l’un s’intitule « la femme que nous voulons être ». Elles revendiquent dans leur texte plus de liberté dans les choix décisifs de leur vie. Elles croient en une nature féminine spécifique faite d’intuition, de sensibilité, de curiosité et de sens de l’amour. Elles s’imaginent intégrées à la société moderne par un travail choisi en fonction de leur équilibre personnel et familial ou par un engagement social. La femme idéale soigne son corps, se maquille un peu, « prend le vent de la mode », mais ne retient que ce qui convient à son style et à son genre de vie. Elle aime ce qui est pratique et a du goût pour son intérieur. Elles estiment qu’il faut donner aux filles une formation spécialisée et recourir à de nouveaux vecteurs de savoir : livres, cours du soir, émissions de télévision. Elles énoncent un programme idéal d’éducation qui comprendrait des cours de psychologie, d’organisation ménagère, de diététique, de couture, de gynécologie, de puériculture, de législation, de comptabilité, d’esthétique et de coiffure, de couture et d’habillement, ainsi qu’une information pour pouvoir suivre l’actualité car « il faut sortir de ses casseroles »34. Ces jeunes filles décrivent ainsi l’idéal-type d’une femme accomplie dans la famille et le mariage, conciliant formation personnelle, tâches ménagères, travail salarié, éducation des enfants et ouverture au monde. Ce portrait de groupe dessine des utopies réalistes qui traduisent une certaine affirmation individuelle des désirs du « sujet femme »35.

« Les femmes aussi »

« Je cherchais essentiellement à faire une émission qui s’adresse aux femmes en tant qu’êtres responsables et adultes. »

Éliane Victor, entretien dans Ouest-France, 8 février 197236.

Comme pour le journal intime des quatre lycéennes, les entretiens réalisés par l’équipe de l’émission Les femmes aussi nous livrent des paroles de femmes ordinaires enregistrées entre 1964 et 1975. Programmée le jeudi soir à 21 h 30 sur la première chaîne regardée alors par 40 % des téléspectateurs, la série documentaire créée en 1964 par la productrice Éliane Victor présente la vie de femmes trentenaires ou quarantenaires, toujours affairées du matin au soir dans leurs multiples activités domestiques, éducatives et professionnelles. Les participantes ont accepté de parler d’elles-mêmes et de se laisser filmer dans leur quotidien pendant trois semaines. La diversité des portraits et des statuts (mères de famille nombreuse, femmes de mineur, vendeuse de grands magasins, ingénieure, ouvrière, agricultrice, mères célibataires, etc.) permettent à la fois de découvrir des personnalités variées et de dégager des points communs. Ces témoignages attestent de la valorisation des heures accordées à la famille, au mari et aux enfants, mais aussi des désirs de changement et du rêve d’une autre vie, telle cette femme mariée et mère de quatre enfants qui affirme : « je donnerais n’importe quoi pour avoir huit jours toute seule37. » Autre exemple dans le numéro de l’émission intitulée « De mères en filles », enregistrée au cours de l’année 1965 dans une maison d’un coron du Nord où vivent quatre générations de femmes : Alina, trente-trois ans, a quitté l’école à treize ans pour entrer « en service » où « elle s’est occupée d’enfants » ; mariée à dix-sept ans avec un mineur, elle donne naissance à son premier enfant l’année suivante. Elle affirme qu’elle « ne savait que ce qu’elle faisait en se mariant ». À la question du journaliste lui demandant si elle aimerait changer quelque chose dans sa vie, elle répond affirmativement « qu’elle le ferait si elle le pouvait ». De nombreuses mères lancent, à l’attention de leurs filles, un vigoureux « pas comme moi ! », en espérant qu’elles seront en mesure de vivre autrement. Micheline dit expressément qu’elle éduquera sa fille de façon à ce qu’elle n’ait pas elle aussi six enfants38. Dans l’émission « À propos du bonheur » (1965), l’épouse d’un ouvrier, mère de douze enfants, n’hésite pas à le dire explicitement à la caméra : « Avoir des enfants c’est pas le bonheur […]. Ils vous viennent, vous les prenez, c’est tout […]. Le bonheur c’est pas une vie terre à terre comme celle que je mène39. » Plus parfois que les propos, les hésitations ou les silences, le regard, les mains, les gestes et les corps très présents à l’image offrent une expression du « moi » qui ne se réduit pas au rôle social d’épouse et de mère.

À la radio, sur RTL, l’émission quotidienne de Ménie Grégoire, connaît un succès foudroyant. La sociologue, devenue confidente de milliers de femmes, reçoit 100 000 lettres entre mars 1967 et juillet 1981. L’émission contribue à montrer aux femmes qu’elles ne sont pas isolées, à rendre publique la vie privée et à donner un nom à des faits jusqu’alors tabous, comme la dépression, le viol ou l’inceste40. Ces lettres déclinent une histoire de la sensibilité au corps, de la prise de conscience et des revendications féministes qui culminent en 1972-197341. Les magazines féminins, les éditeurs, les réalisateurs d’émissions télévisées et radiophoniques offrent ainsi des espaces de réflexion aux femmes et sur les femmes ; ils font connaître les modifications sociales en cours, pointent des questions en suspens et les inégalités. L’étau de la « domination rapprochée » se desserre dans les couples et les familles.

Journal d’ouvrières à Montpellier, 1967-1968

Au départ, c’est un journal intime commencé par une jeune ouvrière, OS d’une entreprise de câble et de soudure pour ordinateurs sous-traitante d’IBM. La rédaction de ce texte s’étend entre septembre 1967 et septembre 196842. Individuel à l’origine, le journal devient collectif en mai 1968, en même temps que l’identité personnelle de la narratrice, désignée seulement par les initiales de ses nom et prénom, devient plus floue. Écrire son journal au jour le jour lui a permis de dire l’aspect insupportable de l’encadrement et du contrôle des esprits et des corps par la maîtrise de l’usine. « Depuis quand envoie-t-on des télégrammes aux mères des ouvrières majeures ? », proteste celle dont la mère a été convoquée pour se voir signifier le licenciement de sa fille majeure. L’ordre familial et l’ordre patronal sont contestés dans le même temps ; c’est aussi une protestation contre le manque d’autonomie individuelle et une affirmation du sujet féminin. L’archive d’une parole féminine exprime des aspirations à la fois individuelles et collectives. L’écriture personnelle du journal a été le point de départ pour passer ensuite à la rédaction collective d’un cahier de revendications. L’attachement au syndicalisme comme organe central de la classe ouvrière peut paraître un discours convenu, mais l’aspiration critique à rénover le syndicat est plus originale, comme le souci exprimé de nouer des liens avec les étudiants. La volonté d’une autonomie ouvrière féminine émerge, à la fois contre l’organisation taylorisée du travail et pour changer les rapports dans les organisations syndicales traditionnelles, en même temps que se confient les affects subjectifs dont se tissent les solidarités : « Quand tu m’as dit “Bonjour, tu es nouvelle, moi aussi” j’ai eu moins peur. Nous rions ensemble de nos impressions des premiers jours, nous promettant de saluer les nouvelles chaque fois qu’il y en aura une dans l’usine. » Mai-juin 1968 représente pour ces jeunes femmes l’éveil à la politique. Écrit à sept, le propos s’éloigne des aspirations et des émotions personnelles dans le récit du quotidien usinier et insiste sur la nécessité de l’organisation, la volonté de soutenir les luttes dans le monde, et le souci d’une commune humanité. Il prend fin le 10 septembre 1968. L’écriture du journal a permis de construire l’autonomie du sujet et sa capacité à fédérer d’autres individualités dans un projet utopique commun de transformation du monde où s’exprimaient les aspirations à l’égalité et au décloisonnement social.

Après-midi pour un « Grand Soir » ?

L’expression « répétition pour un Grand Soir », employée par le préfet de la Sarthe le 18 décembre 1967 dans un rapport au ministre de l’Intérieur, rend compte de l’inquiétude pas toujours maîtrisée qui saisit nombre de hauts fonctionnaires devant la situation économique et sociale de leurs départements43. En 1967, la contestation sociale prend des formes et des revendications nouvelles. Elle témoigne à la fois de la volonté de participer aux fruits de la croissance et d’une forte exigence d’égalité entre les territoires, prélude aux aspirations régionalistes. L’égalité des salaires entre la province et Paris est exigée sous le mot d’ordre de « parité », initialement lancé en janvier 1967 à Dassault-Bordeaux.

Série de conflits sociaux

Aux chantiers navals de Saint-Nazaire, la revendication de la « parité » se couple à la lutte pour l’emploi dans un long conflit qui associe « mensuels » (techniciens et employés payés au mois) et « horaires » (ouvriers payés à l’heure). En février 1967, l’usine de textiles artificiels Rhodiacéta, à Besançon, est occupée pendant un mois par des OS qui protestent contre les cadences et demandent des temps de pause et des congés supplémentaires. De jeunes ouvriers qui ont « fait l’Algérie » supportent mal la hiérarchie de l’entreprise44. À Lyon-Vaise, dans l’usine mère du même groupe, les ouvriers affrontent la police au cours d’une journée nationale d’action syndicale. En décembre, après l’annonce d’une diminution des horaires, d’une baisse des salaires de plus de 5 % et d’une réduction des effectifs, les ouvriers et ouvrières de l’usine de Vaise débrayent et, rejoints par des étudiants, se rendent en cortège au centre-ville malgré les consignes des dirigeants syndicaux qui « ont du mal à tenir leurs troupes ».

Pendant tout le mois d’octobre 1967, la ville du Mans est le théâtre de différentes manifestations violentes qui visent la préfecture, symbole du pouvoir central45. Les agriculteurs ouvrent la voie, suivis par les salariés, ouvriers et employés, qui manifestent contre les ordonnances sur la Sécurité sociale. Le préfet attribue cette agitation à l’industrialisation très rapide et à la présence de ruraux sans spécialisation, mal payés et transplantés dans de grands ensembles.

À Caen, tout commence en janvier 1968 avec une grève d’OS qui culmine, le 26 janvier, lors d’une nuit d’émeute et d’affrontements en ville avec les forces de l’ordre46 : aux ouvriers se sont joints une centaine d’étudiants. Le préfet souligne la tradition de ce lien ouvriers-étudiants depuis les luttes communes avec la CFDT pendant la guerre d’Algérie, ainsi que la détermination et le courage physique des manifestants lors des « attaques contre les symboles de la société en place » – préfecture, chambre de commerce, banques, magasins – avec des bris de vitrines mais pas de pillage47.

Le 11 mars 1968, à Redon, un cortège composé d’ouvriers et de lycéens bloque la voie ferrée et se heurte violemment aux forces de l’ordre ; on recense de nombreux blessés. À l’origine de cette manifestation, un simple débrayage pour une augmentation de salaire d’ouvriers de quatre usines métallurgiques des environs. L’intransigeance patronale (refus de participer à une commission de conciliation organisée par le sous-préfet), soulignée par un rapport de l’inspection du travail, peut sans doute expliquer la détermination ouvrière48. La présence de paysans et de lycéens dans la manifestation atteste de la solidarité forte, dans l’Ouest, entre ouvriers venus des campagnes proches et paysans formés pour une grande part à la JAC.

Le Mans, Caen, Redon : ces luttes, parties d’usines de montage aux conditions de travail rudes et à la hiérarchie brutale, largement répercutées dans la presse militante, deviennent des emblèmes de la révolte et les symboles d’une possible convergence sociale dans l’action.

Circulations de la pensée critique et mobilisations anti-impérialistes

« Marcuse, qui est-ce ? », répond ironiquement Daniel Cohn-Bendit au Nouvel Observateur en juin 1968, signifiant ainsi qu’il n’avait ni gourou, ni modèle.

Avant mai-juin 1968, la remise en cause des dominations existe bel et bien comme « code partagé et signe de reconnaissance49 ». La circulation de la pensée critique prend sa source dans un mouvement de relecture critique du marxisme qui conteste à partir de 1956 le stalinisme, le modèle soviétique et le communisme orthodoxe. Sous la plume d’intellectuels critiques et d’une petite minorité d’étudiants politisés, de nouveaux modèles sont recherchés dans les nations du tiers-monde, dans les expériences autogestionnaires (en Yougoslavie par exemple), dans la révolution cubaine et même, dès 1966, dans la révolution culturelle chinoise qui apparaît alors, à tort, comme une insurrection de la jeunesse contre l’autorité. On se penche sur l’histoire d’expériences politiques inabouties, telles celles des conseils d’usines des années 1919-1920 en Italie. On lit avec avidité les textes des pensées critiques, celles, contemporaines, des théoriciens de l’école de Francfort comme celles, plus anciennes, de Rosa Luxemburg ou d’Antonio Gramsci. Henri Lefebvre théorise « la révolution de la vie quotidienne » et l’on découvre William Reich et sa « révolution sexuelle ». La contestation de l’ordre établi et la mise en cause du consentement sont à l’ordre du jour, certes dans des cercles très restreints, mais bruyants et de plus en plus visibles.

L’autre point commun de la jeunesse contestataire occidentale est l’opposition à la guerre du Vietnam. Aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en République fédérale allemande, la contestation radicale de la guerre provient pour l’essentiel des milieux étudiants et intellectuels. Le théâtre et le cinéma s’en font l’écho. En France, l’engagement contre l’intervention américaine mobilise bien au-delà des cercles étudiants, en particulier chez les communistes et les catholiques. La prise de conscience de l’opinion publique française sur la situation au Vietnam naît en février 1965 avec les premiers bombardements, au Nord, de l’armée américaine alliée du gouvernement du Sud-Vietnam. Le mot d’ordre du Mouvement de la paix, organisation proche du PCF, est « Paix au Vietnam », celui des groupes d’extrême gauche « FNL vaincra50 ». La violence juvénile dans la rue, ajoutée à celle des manifestations paysannes et ouvrières de l’automne 1967, marque un changement de ton et préoccupe les responsables du maintien de l’ordre.

En 1968, une série de manifestations et d’actions spectaculaires transforment la nature du soutien au peuple vietnamien. Il s’agit d’imposer une présence symbolique du Vietnam dans les villes françaises lors de la journée anti-impérialiste du 21 février en référence à l’exécution par les nazis de Manouchian et des membres des FTP-MOI : un drapeau du FNL est hissé sur le consulat du Sud-Vietnam et les drapeaux vietnamiens, de la République du Vietnam du Nord et du FNL du Sud, sur la Sorbonne51. Des actions symboliques plus violentes se déroulent aussi contre les intérêts américains : c’est ainsi que les locaux d’American Express sont attaqués par un groupe d’étudiants nanterrois. Six d’entre eux sont arrêtés. À la suite de cette arrestation, 142 étudiants occupent, le 22 mars, le bâtiment administratif de la faculté de Nanterre : le Mouvement du 22 mars est né, qui occupera la scène politique pendant trois mois.

Nanterre mars 1968, visibilité de la contestation étudiante

Les changements récents de l’enseignement supérieur, avec notamment le doublement des effectifs étudiants en lettres depuis 1962, ont constitué les conditions pour qu’émerge un mouvement étudiant qui, en décriant le contenu même des enseignements et en dénonçant « la formation des oies gavées52 » se radicalise au cours de l’année universitaire 1967-1968.

Avec son campus isolé au milieu des bidonvilles et ses bâtiments encore inachevés, la nouvelle faculté de Nanterre connaît, à partir du printemps 1967, des mouvements d’agitation sporadiques. La situation d’isolement du campus favorise les relations entre militants, au-delà de leurs différences idéologiques et politiques. La fonction de creuset du lieu fait naître un fort sentiment d’appartenance : « Avant d’être d’une organisation, on est de Nanterre53 ». Pourtant, des circulations et des passeurs existent : la recette du cocktail Molotov publiée par les libertaires de Nanterre est diffusée au Sénégal par l’intermédiaire d’Omar Blondin Diop, héros maoïste de La Chinoise de Godard (1967)54. Les étudiants activistes ne sont qu’une poignée – entre 100 et 200 en 1967, un millier en avril 1968. Si l’UNEF n’a pas la même influence qu’à la Sorbonne, on retrouve ici toute la variété des groupes d’extrême gauche, mais la forte présence des libertaires est l’une des particularités nanterroises. À ces derniers s’ajoute un nombre infime d’Enragés se réclamant des situationnistes et dont la visibilité est inversement proportionnelle à leur nombre : ils inscrivent sur les murs du grand hall les premiers slogans qui fleuriront en mai. À la résidence universitaire, au recrutement populaire, étudiant.e.s boursiers, provinciaux et étrangers vivent, du fait de l’isolement du campus, repliés sur eux-mêmes ; sans café, sans cinéma et sans librairie, à la différence du Quartier latin, ils se forgent une identité de « bande ». La masse des étudiants, environ 10 000, dont une partie vient d’une banlieue Ouest plutôt aisée, est choquée par cet environnement et par l’inachèvement de l’équipement de l’université.

Mais il faut d’emblée évoquer un autre point de vue sur ce mois de mars 1968 à Nanterre. Monique Hervo, que nous avons déjà croisée sur le bidonville de Nanterre, témoigne :

On sait que la construction de la fac se fait, puisqu’il y a des hommes du bidonville qui y travaillent. Y en a même un qui est mort. Un père de famille. Parce qu’il travaillait tout en haut, au dernier étage des tours. Et puis il pleuvait ; avec le ciment, ça glisse. On mettait pas de filets. Il est tombé dans une cage d’escalier en construction. Il s’est écrasé. Il est mort. Nous, de 68 et d’avant 68, c’est ça qui nous reste55.

Dans ses archives personnelles déposées à l’Institut d’histoire du temps présent, on retrouve une trace de cette mort : Bilani, marocain, père de trois enfants, est mort sur le chantier de la fac de Nanterre en mars 1968 : « “Le chantier de la fac, c’est trop dangereux”, m’avait répété à plusieurs reprises le père Bilani. Il y a laissé sa peau. » Histoires divergentes qui pourtant ont pu se croiser, comme l’évoque le libertaire Jean-Pierre Duteuil, étudiant logeant dans la résidence universitaire :

Des liens se tissent ainsi avec les habitants du bidonville, qui devient un endroit où l’on peut discuter, boire du thé à la menthe ou manger une brochette. Des rapports de solidarité également : parfois une femme, en conflit avec son milieu familial, trouve une étudiante pour l’héberger provisoirement ; des gosses du bidonville viennent fréquemment jouer dans le chantier qui entoure le bâtiment. À Noël 1966, un groupe informel de résidents décide de faire une collecte pour ces enfants. Trois mille francs sont ainsi recueillis puis répartis pour moitié au Secours catholique et pour l’autre à l’UGTA [Union générale des travailleurs algériens]. Cette initiative fut très critiquée par les groupes d’extrême gauche qui n’y voyaient que de la simple charité ; ils avaient certainement raison sur le fond, mais ils ne comprenaient pas que la politisation prend les chemins qu’elle peut56.

C’est dans les départements de philosophie, de psychologie et de sociologie qu’a débuté la critique de l’enseignement et du contenu des cours par, entre autres, la mise en cause des examens. Partie du département de sociologie, une grève éclate à la rentrée de novembre 1967 pour protester contre la sélection envisagée dans le premier cycle57. Le mot d’ordre contre la sélection n’a paradoxalement pas quitté les campus depuis un demi-siècle alors que l’enseignement français est toujours socialement très sélectif du primaire à l’université.

En novembre 1967, un mouvement qui dure dix jours est animé par un comité de grève dans lequel des étudiants catholiques sont particulièrement actifs. Des délégués, syndiqués ou non syndiqués, sont élus dans chaque groupe de travaux pratiques et des revendications sur le paritarisme et sur la limitation à vingt-cinq du nombre d’étudiants dans lesdits travaux pratiques sont avancées. Le doyen accepte le principe d’une participation étudiante au conseil de faculté, ainsi que la création de comités paritaires par département, à l’image de ceux existant déjà en sociologie, en philosophie et en anglais. Le 14 mars 1968, un boycott des partiels de psychologie a lieu ; le tract « Nanterre ou la formation des oies gavées » dénonce « la léthargie, la déception et le dégoût qui forment l’atmosphère quotidienne de tout amphithéâtre » et revendique un enseignement qui laisse l’initiative de la réflexion à l’étudiant.

Nous exigeons la fin d’un enseignement illusoire et sclérosant, la fin du paternalisme primaire, la fin de la faculté des « oies gavées ». Nous exigeons la naissance d’un réel dialogue, d’une véritable coopération professeurs-étudiants. Nous exigeons que la vie, l’ardeur, la recherche, le vrai travail commun remplacent enfin la fadeur et la léthargie des amphithéâtres. Nous exigeons que les cours soient polycopiés bien avant les réunions – ils seront ainsi mieux élaborés – et qu’ils comportent enfin une incitation à la réflexion, à la recherche par des données bibliographiques correspondant à des problèmes précis. Les étudiants pourront alors travailler enfin intelligemment de vrais problèmes, étudier les relations bibliographiques, débattre déjà entre eux, lors de « groupe de travail », tous les fruits de leurs recherches personnelles. Ils arriveront ainsi avec ardeur aux cours puisque ces cours seront enfin des opinions, des débats (méthode inaugurée avec fécondité par M. Ricœur) où le dialogue sera établi entre le professeur et les étudiants tel que ces derniers qui connaîtront déjà leur cours puissent demander l’éclaircissement de questions délicates58.

Professeur de sociologie à Nanterre depuis 1965, Henri Lefebvre fait cours sur « sexualité et société » ; les libertaires mènent une campagne sur le thème de la révolution sexuelle avec la revendication du droit, pour la jeunesse, non seulement à l’information sexuelle, mais aussi à la pratique de la sexualité. Déjà en 1965, à la résidence d’Antony, dans le sud de la région parisienne, les étudiants avaient tenté de s’opposer à la présence d’une loge de concierge dans le bâtiment des filles. En effet, dans les résidences universitaires, filles et garçons étaient traités différemment : les garçons majeurs avaient toute liberté, contrairement aux filles majeures qui n’avaient le droit de sortir que jusqu’à 23 heures et qui ne pouvaient inviter personne dans leur chambre. À la résidence de Nanterre, le hall du bâtiment des filles avait été occupé le 21 mars 1967 ; la police avait encerclé le bâtiment et, malgré les promesses faites pour faire cesser l’occupation, une trentaine d’étudiants avaient été sanctionnés.

Le mouvement pour la liberté de circulation dans les cités universitaires s’étend. À Nantes, les résidences des filles sont occupées en décembre 1967 et en janvier 1968. Inversement à Grenoble et à Aix-en-Provence, ce sont les filles qui vont dans les résidences des garçons. Au cours de l’hiver, le mouvement des occupations se diffuse dans toutes les cités universitaires. Le 21 mars 1968 se tient une conférence qui a pour thème « sexualité et répression ». Si la revendication sur la liberté sexuelle a été déterminante dans la cristallisation et le déclenchement de la contestation, elle passe nettement au second plan après le 22 mars 1968.

Ce jour-là, la décision d’occuper la salle du conseil de faculté dans la tour centrale réservée à l’administration, après l’arrestation de plusieurs militants à la suite d’une manifestation de soutien au Vietnam, a été prise in extremis par un groupe de 142 étudiant.e.s nanterrois.e.s. Le Mouvement du 22 mars, une réunion informelle des 142 participants à l’occupation du bâtiment administratif de Nanterre auxquels s’agrègent ensuite nombre d’autres étudiants, n’est ni un groupe politique classique, ni un syndicat. Il veut fonctionner sans chef selon le principe d’une démocratie directe absolue. C’est sans doute la raison pour laquelle son existence est éphémère ; il s’autodissout dès la fin du mois de mai. La faculté se transforme après le 22 mars en un forum permanent. La revendication de salles ou d’amphithéâtres pour mener les débats et l’irruption dans les cours afin de prendre possession des lieux provoque des incidents. Le 2 mai, le cours d’histoire contemporaine de René Rémond est interrompu par les étudiants du Mouvement du 22 mars qui souhaitent tenir une réunion politique dans l’amphithéâtre.

Avec une certaine mauvaise foi, le ministre de l’Éducation nationale dénonce les Enragés de Nanterre sur les ondes de Radio-Luxembourg en les opposant à la masse des étudiants. Le 3 mai, le doyen suspend les cours sine die. Les Nanterrois migrent à la Sorbonne pour y tenir meeting… « Mai, c’est parti », écrit a posteriori le préfet de police Maurice Grimaud.

2. MAI-JUIN 1968 : HUIT SEMAINES QUI ÉBRANLÈRENT LA FRANCE

En Mai 68 il a fallu jongler avec le temps, les manifs, les débats, les angoisses (un mari qui ne rentre pas quand la nuit s’éternise), les livraisons de choux-fleurs aux portes des usines et le repas dominical à préserver pour ne pas affoler la famille. Ce dimanche-là nous étions remontés, la semaine avait été rude, les pavés arpentés et les affrontements mal digérés. Nous avons parlé plus que de coutume. Nous n’avons pas senti le point de rupture où l’écoute est devenue silence et blessure. Soudain le père de Francis s’est levé, livide, une vraie armoire à glace, compacte : « Vous n’avez même pas la reconnaissance du ventre ! » Le père de Francis était flic, il était lui aussi dans la rue, en face. Ce repas dominical que nous avions voulu privilégier pour dire l’existence des hommes à côté des événements n’avait maintenant plus de sens. Il a fallu du temps et des renoncements pour s’asseoir de nouveau à la table familiale59.

Jocelyne Derrienic a vingt-quatre ans en 1968. Professeure stagiaire à l’École normale nationale d’apprentissage (ENNA), elle est mariée depuis quatre ans et n’a pas d’enfant. Elle complète ce récit recueilli dans le groupe « Mai 1968 » de l’APA, en 2002, par des précisions sur son état d’esprit de l’époque : « À partir du 22 mars, je suis prise dans la tourmente par mon mari qui milite dur à l’UNEF. J’ai peur pour lui. Je sens monter de vieilles angoisses transmises par mes parents réfugiés politiques de la guerre d’Espagne qui ont enchaîné huit ans de guerre. Moi je me borne à battre le pavé lors des grandes manifestations et je ne participe pas aux AG. Ce sont des jours confus, exaltants et difficiles60. » Ce témoignage rétrospectif brassant les angoisses de deux générations qui déterminent leur comportement dans ce moment unique nous permet de pénétrer dans l’intimité d’une famille et de mesurer l’effet de rupture du moment 1968.

Les « événements » français de 1968 sont très souvent appelés « Mai 1968 », acception contractée parfois en « Mai61 », qui s’accompagne implicitement d’un effet de réduction temporelle (un mois) et géographique (Paris). L’appellation « Mai 68 » suppose une chronologie implicite qui va du 3 mai 1968, date de l’occupation de la Sorbonne par la police et de la manifestation étudiante parisienne, au 30 mai 1968, date du discours du général de Gaulle annonçant la dissolution de l’Assemblée nationale et de nouvelles élections législatives. La dénomination permet de mettre l’accent sur l’ébranlement de l’État, le retour à la normale et le rôle du sauveur, comme en 1940, du général de Gaulle. Le mois de juin est occulté (la poursuite des grèves, les quatre morts) sauf sa fin, la victoire éclatante du parti de l’ordre aux législatives.

Dans l’histoire politique, sociale et culturelle de la France du second XXe siècle, 1968 constitue une rupture et il est nécessaire, pour comprendre, de restituer l’inouï, le singulier, la « rupture instauratrice » dans le quotidien (Michel de Certeau).

Une périodisation simplificatrice mais courante divise la séquence historique appelée « Mai 68 » en trois temps : la crise étudiante du 3 au 13 mai, la crise sociale du 13 au 30 mai, et la crise politique du 30 mai au 30 juin, qui privilégie le rôle du pouvoir politique et du général de Gaulle. Ce découpage ne prend en considération ni les chronologies croisées du social et du politique, ni la multiplicité et la diversité des scènes territoriales, ni enfin la complexité et le rythme haletant des événements. Le « constat » de Grenelle accepté au petit matin par le Premier ministre Georges Pompidou et les directions syndicales, puis son rejet deux heures plus tard par les salariés de Renault-Billancourt, inciteraient à faire le choix du 27 mai comme date majeure, si on ne s’en tenait qu’aux grévistes et aux syndicats.

À l’échelle nationale, on distingue en fait un tournant, une date charnière : le 24 mai, qui enregistre à la fois l’échec de la proposition gaullienne d’un référendum, les deux premiers morts depuis le début des événements – un dans chaque « camp » : un commissaire de police à Lyon et un manifestant à Paris – et un basculement de l’opinion jusque-là favorable à la contestation politique et sociale, les trois phénomènes étant évidemment liés. La « disparition » du général de Gaulle et son allocution radiodiffusée du 30 mai suivie par la grande manifestation gaulliste à l’Arc de triomphe, préparée de longue date, ne prendront tout leur sens qu’après l’adhésion des partis de gauche au processus électoral et la victoire aux législatives de la droite le 30 juin.

Je proposerai ici une autre manière de découper le temps de cette séquence historique : du 3 au 13 mai, le tropisme des manifestations parisiennes et les variations régionales ; du 14 mai au 16 juin, le temps des grèves et des occupations – dont les deux lieux symboliques forts que sont la Sorbonne et Renault-Billancourt –, et celui de la prise de parole et de la libération des pesanteurs du quotidien ; mais aussi, après le 30 mai, la période dure, violente, d’investissement du territoire des usines par les forces de l’ordre. L’évacuation des derniers occupants de la Sorbonne le 16 juin marque symboliquement, avec la fin des négociations à Renault, le terme de ce long mois de grèves et de prises de parole croisées ou divergentes, même si, à cette date, subsistent des conflits et des occupations dont certaines se poursuivent jusqu’à la mi-juillet. Enfin, troisième temps du 17 juin au 24 juillet, celui de la retraite en ordre dispersé des bastions avancés de l’Office de radiodiffusion télévision française (ORTF) et des universités, peu à peu investis par le pouvoir, celui de l’amnistie des chefs de l’OAS Bidault et Salan à la date symbolique du 18 juin, et, avec les deux tours des élections législatives, le septième et dernier mort de mai-juin – un militant communiste, Marc Lanvin, tué pendant la campagne électorale. Rappel grinçant de l’ordre colonial, la loi générale d’amnistie des activistes d’Algérie adoptée fin juillet par le Parlement permet de rapprocher, au nom de l’ordre, les familles politiques de droite et d’extrême droite62.

Au rythme des manifestations (3-13 mai)

« Le recteur de l’académie de Paris, président du conseil de l’université, soussigné, requiert les forces de police de rétablir l’ordre à l’intérieur de la Sorbonne en expulsant les perturbateurs. »

Jean Roche, Paris, 3 mai 1968, 15 h 3563.

Ce texte signe le début des huit semaines qui ébranlèrent la France64. Chaque grande journée de manifestation parisienne a son ou ses slogans marquants, mais il en est un qui perdure : « Libérez nos camarades. »

3 mai, Quartier latin : « La Sorbonne aux étudiants », « CRS – SS »

Les quelque 300 militants présents dans la cour d’honneur de la Sorbonne sont arrêtés à la suite de l’autorisation du recteur de Paris de pénétrer dans l’enceinte universitaire. Les étudiants qui se trouvent alors dans le quartier se regroupent, des pavés commencent à voler, les rumeurs se diffusent : un policier serait mort, atteint par un pavé. Ses collègues de la police parisienne se déchaînent. Il n’y a aucun CRS présent mais le mot d’ordre « CRS – SS », repris aux mineurs de 1948, a déjà été scandé au Quartier latin en 1964. L’émeute éclate avec barricades, voitures renversées et jets de pavés. On dénombre 481 blessés dont 279 étudiants et 202 policiers parisiens, quatre-vingts arrestations dont quarante sont maintenues (les mineurs et les manifestantes – nombreuses, une première – ont été libérés). La Sorbonne est fermée.

6 mai, place Denfert-Rochereau et Quartier latin :
« Nous sommes un groupuscule »

Le slogan du jour est une réponse à l’article de Georges Marchais, futur secrétaire général du PCF, qui dénonce dans L’Humanité du 3 mai « les groupuscules gauchistes » et « l’anarchiste allemand Cohn-Bendit ». La journée et la nuit suivante sont particulièrement rudes65. Rapport de fin d’intervention du commandant de deux escadrons de la gendarmerie :

De l’autre côté du carrefour, à hauteur de la place Saint-Germain-des-Prés, une masse très agressive de quatre à cinq mille manifestants occupe toute la largeur du boulevard Saint-Germain, obligeant une compagnie de CRS à reculer malgré un lancement continu de grenades lacrymogènes. L’agressivité des manifestants donnait à la démonstration le caractère d’une petite émeute. Un jet continu de projectiles, principalement des pavés provenant de la chaussée du boulevard largement défoncée, était dirigé sur le service d’ordre. Des cabanes en bois avaient été démontées et placées en travers de la chaussée, ainsi que plusieurs véhicules renversés sur le toit. Malgré l’emploi massif de gaz lacrymogènes et de plusieurs charges successives, il n’a pas été possible de faire reculer les manifestants en raison de leur nombre et de leur extrême virulence. À leur tête se remarquait une jeune fille qui, telle une Pasionaria, les incitait à charger le service d’ordre, ce qu’ils ont fait à différentes reprises en poussant des hurlements et les cris de « SS assassins ». Ils ont été très difficilement contenus et les échanges étaient extrêmement violents. Plusieurs CRS grièvement atteints au visage ont dû être évacués. Plusieurs gendarmes mobiles de nos deux escadrons ont été blessés. J’ai été moi-même atteint par un pavé au genou gauche66.

Le lundi 6 mai, dans la région parisienne, à partir des lycées bastions des comités d’action lycéens, des cortèges déambulent pour débaucher les autres établissements et les regrouper en vue des manifestations du soir au Quartier latin.

À Strasbourg, les militants de la faculté d’État de théologie organisent une première manifestation qui réunit quelques centaines d’étudiants. Ils exigent des Dernières nouvelles d’Alsace moins de partialité dans ses comptes rendus des manifestations67.

À Brest, l’AGEN-UNEF, lieu de rencontre des adhérents de toutes les associations – catholiques, régionalistes, syndicalistes, communistes et théâtrales –, lance le 6 mai avec les syndicats enseignants un mot d’ordre de grève suivi par quasiment tous les étudiants. Des revendications spécifiques sur les locaux et les conditions de travail des assistants s’ajoutent à celles sur le soutien aux étudiants parisiens. La préparation de la journée d’action régionale pour la défense de l’emploi, prévue le 8 mai, a favorisé la mobilisation68.

Inversement, à Dijon, plusieurs centaines d’étudiants, selon les Renseignements généraux, défilent le 6 mai aux cris de « Les Enragés à l’asile », « Pas de Nanterre à Dijon » et « Nous voulons travailler »69. Il faut rappeler qu’elles se déroulent pendant la campagne de Robert Poujade, secrétaire de l’Union des démocrates pour la Ve République (UD-Ve, gaulliste), pour les élections municipales de Dijon (après le décès du maire, le chanoine Kir).

7 mai : « le pouvoir est dans la rue »

La longue marche dans Paris avec une banderole « Les étudiants avec les travailleurs » jusqu’à l’Étoile – cortège qui fera couler beaucoup d’encre, les contestataires ayant été accusés d’avoir uriné sur la tombe du Soldat inconnu – se termine en soirée par des affrontements au Quartier latin, malgré l’intervention de responsables de l’UNEF pour éviter les incidents. Dans une conférence de presse, Georges Séguy, secrétaire de la CGT, évoque l’émotion suscitée chez les travailleurs par la répression policière contre les étudiants et la nécessité d’une réforme démocratique de l’Université. Il met aussi en cause les « éléments troubles et provocateurs », les « gauchistes », qui prétendent apporter à la classe ouvrière la théorie révolutionnaire et qui affaiblissent le syndicalisme étudiant.

À Strasbourg, le recteur accepte – une première en France – la création d’un conseil étudiant, organisme de dialogue et de proposition entre professeurs et étudiants70. À Lyon, sur le campus de la Doua, l’INSA, école supérieure pour ingénieurs mobilisée avec le mot d’ordre « Nous ne serons pas des ingénieurs-flics », ainsi que la faculté des lettres sur le quai Claude-Bernard, restent ouvertes : spécificité lyonnaise, les bâtiments universitaires demeurent accessibles en mai-juin (jusqu’au début du mois de juin pour la faculté des lettres). Au Mans, 500 étudiants font un sit-in sur la route nationale en direction de Laval pour bloquer – en fait retarder d’une heure – les convois de gardes mobiles qui se dirigent vers la Bretagne en vue de la manifestation régionale du 8 mai, action symbolique de conscience régionaliste et interclassiste71.

8 mai : « Fouchet enragé, libérez la Sorbonne72 »

À Toulouse, le principe d’une grève illimitée est adopté, avec les mots d’ordre parisiens. S’y ajoute un appel à la liberté d’expression dans les lycées à la suite d’une sanction prise à l’encontre d’un élève qui avait distribué des tracts politiques au lycée Pierre de Fermat. Une manifestation de 4 000 personnes en direction du rectorat se termine par un affrontement avec la police.

Le 8 mai, des dizaines de milliers de personnes défilent dans de nombreuses villes de Bretagne et des pays de Loire autour du slogan « L’Ouest veut vivre »73. La journée régionale d’action est l’aboutissement d’un long processus de mobilisation favorisé par la fréquentation, par les responsables syndicaux, des mêmes cercles de réflexion où l’on utilise le même vocabulaire. Çà et là, des groupes de quelques centaines de jeunes s’en prennent à des symboles : à Fougères, ce sont la mairie, la chambre de commerce et le domicile du député UD-Ve qui sont visés. Au Mans, un groupe d’étudiants décroche le drapeau américain et le remplace par un drapeau nord-vietnamien et à Nantes, quelques centaines d’étudiants, drapeaux rouges et noirs en tête, s’en prennent aux grilles de la préfecture74. Fait exceptionnel, à Rennes, 20 % des ouvriers de Citroën font grève et 3 000 étudiants sont contenus avec peine dans la manifestation par le service d’ordre syndical. La télévision montre et fait entendre les manifestations de l’Ouest, images brèves mais qui donnent le sentiment que tout l’Ouest est mobilisé dans ces défilés sous la pluie75.

L’unité régionale interclassiste pour la défense de l’emploi, outre qu’elle contribue à une prise de conscience régionaliste, va dans le même sens que les déclarations des étudiants parisiens qui disent ne pas vouloir se couper des « travailleurs ». C’est par l’Ouest que se diffuse le mouvement gréviste cinq jours plus tard. Et c’est à Nantes que démarre la première occupation officielle.

9 mai : pause manifestante parisienne, relais provinciaux

Les lycéen. ne. s de Rouen s’organisent dans des comités de grève et élisent très sérieusement un délégué par établissement76 ; c’est une exception, ailleurs l’organisation est plus lâche et prend la forme de défilés en ville, désordonnés, qualifiés souvent de « monômes » par les autorités, terme qui leur dénie le sérieux.

À Lyon, une seconde manifestation de 3 000 personnes environ rejoint, en accord avec la CFDT, un meeting de salariés à la Bourse du travail. Les liens de l’UNEF locale avec la CFDT, noués pendant la guerre d’Algérie, se sont poursuivis lors des manifestations contre la guerre au Vietnam et contre l’armement nucléaire. En 1967, la grève de la Rhodiacéta-Vaise a inauguré les relations ouvriers-étudiants. Les responsables des deux syndicats se retrouvent aussi au PSU local. Le cortège suit le même parcours que le 7 mai et, au cœur de la presqu’île, le hall du quotidien local Le Progrès, accusé de publier des « mensonges », est endommagé ainsi qu’une camionnette du même journal en bas des pentes de la Croix-Rousse77.

À Strasbourg, le conseil étudiant se réunit dans la faculté de lettres et lance un appel à tous les étudiants de France pour engager les débats, poursuivre la grève illimitée et constituer des conseils étudiants comme à Strasbourg, « afin qu’ils entreprennent une critique radicale et constructive de l’Université et de la société dans laquelle elle s’insère : en particulier une réflexion sur le système des examens pouvant aboutir éventuellement au boycott pour obtenir satisfaction dans nos revendications immédiates78 ».

10 mai : « La barricade ferme la rue mais ouvre la voie »

Le vendredi 10 mai au matin, les lycéens parisiens défilent dans la capitale. Ils font le tour des établissements scolaires pour convaincre leurs camarades de les suivre. Ils arrivent à 10 000 environ à Denfert-Rochereau à 14 heures. Les lycéennes, plus contrôlées par l’administration des établissements et par leurs parents, sont moins nombreuses dans les cortèges jusqu’au 10 mai. Si c’est l’ordre à l’intérieur des établissements secondaires qui préoccupe le ministre de l’Éducation nationale, le préfet de police de Paris est quant à lui inquiet de la présence des jeunes lycéen.ne.s dans la rue.

Dans les Bouches-du-Rhône, le mouvement se départementalise, notamment dans l’enseignement technique. À Aubagne, les collégiens affirment leur solidarité avec les étudiants et les lycéens parisiens et revendiquent la liberté d’expression et la présence d’un délégué aux conseils de classe et au conseil de discipline. La police interpelle les « meneurs » : tous deux sont âgés de seize ans et fils de sidérurgistes. À Marseille, après avoir fait le tour des différents établissements en mobylette, 2 000 lycéens se rassemblent devant la faculté des sciences qui devient leur quartier général79.

Informés par les radios périphériques et la télévision80, les lycéens se mobilisent spontanément ou parfois avec l’aide d’adultes, d’étudiants, de surveillants ou de jeunes professeurs. Les groupes politiques d’extrême gauche ne semblent pas jouer un rôle spécifique, sauf dans quelques lycées parisiens. Les élèves expriment leur solidarité envers les étudiants mais ils avancent aussi leurs revendications spécifiques de liberté et d’autonomie, et font même quelquefois des propositions pour une refonte de l’administration des établissements secondaires. Leur présence dans l’espace public les premiers jours de mai contribue à nationaliser la contestation, à l’acclimater jusqu’au cœur des familles sur tout le territoire et à lui donner une figure proche, plus amène que celle des affrontements parisiens. Elle contribue aussi dans un premier temps à la bienveillance de l’opinion publique.

À Paris, la journée du 10 mai se termine par de sérieux affrontements au Quartier latin, connus sous le nom de « nuit des barricades ». Au cours de ces événements se dévoile la toute-puissance de la radio : les reportages en direct annoncent à la France entière l’édification des barricades, leur localisation, puis l’assaut des forces de l’ordre ; c’est par leur intermédiaire que se font, en direct, les négociations entre le recteur Chalin et le secrétaire du SNESup Alain Geismar. La radio est donc partie prenante de la construction de l’événement. Le préfet de police attend le résultat des diverses négociations et ne veut pas engager les forces de l’ordre avant l’heure du dernier métro, ce qui laisse tout le temps de consolider les différentes barricades dont le rôle est plus symbolique que stratégique, mais qui créent « l’événement critique », selon la formule de Pierre Bourdieu. Le Quartier latin est dégagé entre 2 heures et 6 heures du matin par les forces de l’ordre. Bilan : 367 blessés, 460 interpellations, 188 voitures endommagées. Le choc est énorme sur tout le territoire. La dynamique émotionnelle a largement été forgée par les reportages et les interviews réalisés à chaud dans le feu de l’action, par la transmission des voix, des sons, des cris et des silences.

« Le conseil étudiant […] prend désormais en main, avec le concours des professeurs qui désirent s’associer à lui, l’ensemble du fonctionnement de l’Université autonome de Strasbourg. Nous invitons toutes les universités de France à prendre la même décision et à proclamer leur autonomie respective, refusant ainsi toute autorité au pouvoir actuel81. » À Strasbourg, à la suite des événements parisiens de la soirée du 10 mai, un millier d’étudiants environ décident d’occuper la faculté de lettres. Ils hissent le drapeau rouge et revendiquent l’autonomie de l’université de Strasbourg. Les événements parisiens ont contribué à précipiter et à radicaliser des positions latentes depuis que les situationnistes avaient pris la direction des associations étudiantes à partir de 1966. Le 14 mai, le ministre de l’Éducation nationale autorise l’université de Strasbourg à « explorer la possibilité de l’autonomie » et il donne mandat au conseil de l’université pour en définir les modalités : il nie donc l’existence du conseil étudiant. Les occupants de la faculté des lettres refusent cet état de fait et la solution réformiste qui prédominait depuis début mai est balayée.

Les informations sur la « nuit des barricades » parisiennes provoquent l’occupation de la faculté des sciences de Marseille dans la nuit du 10 au 11 mai. Spécificité marseillaise, un comité unitaire d’occupation comprenant tous les groupes d’extrême gauche et, dans un premier temps, les communistes, est mis en place. Associant étudiants, lycéens et enseignants, il prend le nom de Mouvement du 11 mai82. La faculté devient le quartier général de la contestation, point de ralliement obligé avant chaque manifestation.

Très vite connues par les ondes, les expériences strasbourgeoise et marseillaise inspirent plus ou moins directement une dizaine d’étudiants du Mouvement d’action universitaire (MAU) qui occupent un bâtiment annexe de la Sorbonne, à Censier, dès le 11 mai au soir. Censier parvient ultérieurement, même si on en parle moins, à maintenir son autonomie par rapport à la Sorbonne83.

Lyon, Strasbourg, Marseille : trois occupations précoces mais différentes par leur forme, leur mode d’action et leur but, qui sont à la fois en décalage et en phase avec les événements parisiens. Elles reflètent une volonté de prise en main d’une réforme de l’Université. La scène manifestante parisienne agit comme une loupe mais chaque scène locale sécrète sa propre dynamique en fonction des différentes forces politiques en présence et des réactions de l’administration universitaire et policière. À Paris, les manifestations de rue sont propices à l’affirmation du virilisme des forces de l’ordre. La répression policière des manifestations étudiantes du 6 au 13 mai constitue un rappel à l’ordre des identités de genre en ciblant spécifiquement les étudiantes : robes déchirées, coups portés systématiques au ventre, gestes obscènes, fouilles au corps allant jusqu’aux menaces de viol contenues par les gradés. Le virilisme des policiers s’exerce également sur les garçons manifestants, dont les cheveux longs sont coupés ou rasés et qui se trouvent eux aussi brutalement ramenés à une identité masculine virile84.

Par ailleurs, il n’y a pas eu que des étudiants sur le devant de la scène dans ces deux premières semaines de mai. On y a croisé aussi des paysans, des ouvriers, des enseignants et lycéens. Si la répression des manifestations étudiantes parisiennes a fonctionné comme une chambre d’écho, d’autres mélodies s’échappent des terrains provinciaux.

Au matin du 11 mai, la France est sous le choc des informations parisiennes. Les appels à des grèves, des occupations de facultés et des manifestations spontanées utilisent un vocabulaire disproportionné – « la férocité de la répression policière85 » ou le « massacre des manifestants parisiens ». Si les événements et les morts de mai 1967 en Guadeloupe sont tombés dans l’oubli, on évoque le souvenir de Charonne, des « méthodes qui relèvent de la répression de la guerre civile86 ». Cette inflation du vocabulaire est le signe d’une émotion nationale partagée qui précipite les événements. À l’appel de la CGT, les confédérations syndicales décident d’une grève générale et de manifestations pour le 13 mai, une date symbolique dix ans après le coup d’État d’Alger qui a amené de Gaulle au pouvoir. La mesure d’apaisement décidée le soir même par le Premier ministre Georges Pompidou, la réouverture de la Sorbonne, représente un souci de réalisme face à la situation. Elle ne suffit néanmoins pas à changer l’appel à la grève générale et aux manifestations du 13 mai.

Occupations et prises de parole (13 mai-16 juin)

L’événement « critique » de la « nuit des barricades » et de sa répression a constitué un facteur déterminant pour forger contre le gouvernement une unité provisoire de mondes sociaux dissemblables. L’appel intersyndical à la grève générale de vingt-quatre heures le 13 mai (la seule puisqu’aucun mot d’ordre de grève générale n’a été donné par la suite) fait le bilan de dix ans de régime, demande une réforme démocratique de l’enseignement et le plein-emploi. La grève est diversement suivie selon les secteurs – elle est massive dans l’enseignement, à EDF et à la Sécurité sociale, plus limitée aux PTT et à la SNCF ; dans le privé, la chimie, la métallurgie et le textile sont plus mobilisés – et selon les régions (l’Ouest et le Sud-Est sont plus grévistes que le Nord et l’Est). Des entreprises sont fermées faute de courant.

« Dix ans ça suffit ! »

Partout, à Paris comme en province et même dans les petites villes, les manifestations font le plein. L’unité s’affiche sur le triptyque de la banderole de tête de l’imposant cortège parisien du 13 mai 1968 qui proclame « Étudiants, enseignants, travailleurs solidaires », métonymie de la manifestation. Notons que la banderole, fruit d’un subtil compromis après de longues discussions entre organisations partenaires, n’est pas signée, comme habituellement, du sigle des organisations parties prenantes. Autre compromis pour la CGT, la présence de Daniel Cohn-Bendit, en tant que « représentant de l’UNEF », à la tête du cortège à côté des représentants syndicaux, racontée a posteriori par Georges Séguy, secrétaire de la CGT – lui y était hostile mais dut l’accepter, les autres responsables, de la CFDT (Descamps), de la FEN (Marangé) et de l’UNEF (Sauvageot) n’y voyant pas d’inconvénient87. La manifestation, vibrante, hérissée de banderoles et de drapeaux rouges et noirs, défile pacifiquement devant la préfecture de police et la Sorbonne encore fermée, entraînée par Jacques Sauvageot (UNEF), Alain Geismar (SNESup) et Daniel Cohn-Bendit. Leur portrait, bras autour du cou, symbole de l’union de trois générations militantes, a fait le tour du monde.

À Paris comme en province, le nombre de manifestants surprend les autorités. La préfecture de police de Paris en escomptait au plus 80 000, elle en dénombre 230 000 ; un million, affirment les organisateurs tandis que Séguy en déclare 600 000 en 1972. Quelques heures plus tard, la manifestation se disperse place Denfert-Rochereau et les milliers de manifestants qui veulent poursuivre au-delà se retrouvent au Champ-de-Mars pour continuer les débats. Au journal télévisé du soir, le présentateur annonce 171 000 participants, ce qui suscite un tollé général contre cette télévision aux ordres et amorce, le lendemain, un processus de grève du personnel de l’ORTF.

Occupations, première !

« “Le Quartier latin aux étudiants !”, ce slogan lancé depuis la fermeture de la Sorbonne s’est brusquement concrétisé lundi soir. Après l’avoir complètement investie, les étudiants l’ont “ouverte” à la population, appelant “les ouvriers et les travailleurs” à venir discuter avec eux “des problèmes de l’Université”. Ce fut une extraordinaire nuit de liberté exaltée, de discussions fiévreuses pour changer la société. »

Bertrand Girod de l’Ain, « Nuit de liberté à la Sorbonne », Le Monde, 15 mai 1968.

Le soir du 13 mai, les Parisiens entrés dans la Sorbonne « libérée » écoutent un concert de jazz et discutent dans les amphithéâtres des problèmes du monde88. La première occupation après la grève générale du 13 mai est donc celle de la Sorbonne.

Racontant la grève de mai-juin 1968 à l’usine Samafor-Couthon de La Courneuve, un militant chrétien résume ainsi l’ampleur de l’effraction et de la subversion que constitue l’occupation du lieu de travail :

On ne soulignera jamais assez ce que peut avoir de révolutionnaire l’occupation d’une usine. Lorsqu’on met une direction hors de son entreprise, qu’on occupe les ateliers en particulier les bureaux, où les ouvriers n’ont pas le droit de mettre les pieds, si ce n’est au moment du licenciement, et qu’on hisse le drapeau rouge, symbole des luttes de la classe ouvrière, on ne le fait pas pour obtenir quelques centimes d’augmentation89.

La première usine occupée au lendemain de la grève générale du 13 mai est Sud-Aviation Bouguenais (près de Nantes), occupation qui dure un mois, du 14 mai au 14 juin. Elle est connue par une chronique, L’Aubépine de mai, rédigée au moment des faits par l’un de ses ouvriers grévistes90. Embauché un an auparavant comme intérimaire, François Le Madec, trente-neuf ans, syndiqué à la CFDT, a voulu en fixer sur-le-champ la mémoire pour ensemencer l’avenir. À Sud-Aviation, la CGT est majoritaire chez les « horaires ». Depuis février 1968, date à laquelle la direction de Sud-Aviation, présidée par Maurice Papon (le préfet de police de Paris du 17 octobre 1961 et de Charonne), avait annoncé une réduction d’horaires sans compensation de salaire, des débrayages incessants se produisent, qui prennent la forme de défilés dans les ateliers et sont accompagnés d’affrontements avec des non-grévistes. Le 14 mai, les bureaux sont envahis et l’occupation s’installe de facto. Le personnel est retenu à l’intérieur de l’entreprise-forteresse, à l’exception des femmes et des employés âgés qui sont invités à quitter les lieux. L’occupation est d’abord une prise de possession de l’espace et des moyens de production. À la soumission hiérarchique et technique succède l’ordre militant. L’usine est organisée comme une place forte avec des postes de garde, des sentinelles et des rondes. C’est le monde inversé, avec un contrôle et une discipline stricts et l’imposition, parfois violente à l’égard des réfractaires, d’un ordre nouveau91.

Le soir de l’occupation, des étudiants nantais distribuent un tract de soutien en ville. Le lendemain, ils organisent une marche à partir de Nantes jusqu’à l’usine : un millier d’étudiants apportent argent et couvertures – soutien concret apprécié –, et passent la nuit à discuter avec les piquets de grève : « Le contact est chaleureux et bon enfant […]. Leur générosité et leur jeunesse nous suffisent, sans qu’aucun esprit chagrin ne se mêle trop, à cet instant, de contester le bien-fondé politique de toutes leurs déclarations. » Dans les premiers jours de la grève, la rencontre est donc qualifiée de « chaleureuse » mais sans illusion sur les différences :

Nous n’ignorons pas les obstacles qui s’opposent encore à une union profonde entre l’usine et l’Université. Des meetings communs, des rencontres au sommet entre eux et les syndicats ouvriers ne sont pas suffisants en l’état actuel des choses pour combler le « fossé » qui sépare encore faussement l’ouvrier et l’étudiant. Il faut de part et d’autre et surtout à la base où les contacts peuvent être plus directs et plus riches, des échanges sérieux et fructueux sur la meilleure façon de conjuguer les luttes ouvrières et étudiantes92.

Malgré la condamnation de la CGT par la voix de Georges Séguy le 18 mai sur les ondes d’Europe 1, le directeur et les principaux cadres sont séquestrés pendant seize jours, du 14 au 29 mai. Après un vote à bulletins secrets, ces derniers peuvent quitter l’usine entre une haie d’ouvriers silencieux, simplement salués par une sonnerie de clairon – modèle militaire – et la musique du Régiment de Sambre et Meuse. Le 11 juin, la direction organise un vote pour la reprise du travail à la mairie de Bouguenais. Le lieu est investi par les grévistes qui remplacent le drapeau tricolore par le drapeau rouge, brûlent les bulletins et bousculent ceux qui sont venus voter. Certains sont pris à partie individuellement : « Un chef chrono, à la réputation de “buveur de sang des compagnons”, a droit à tous les honneurs ; on lui organise une conduite de Grenoble93. » Après un vote à l’intérieur de l’usine, une faible majorité décide la reprise. Le quotidien productif reprend ses droits le lundi 17 juin. Racontée par l’un de ses acteurs, la chronologie de la longue grève dans la première entreprise française occupée semble indifférente aux événements nationaux. Connue dès le début par la radio, la presse et la télévision, la première occupation devient, comme celle de la Sorbonne pour les universités, un modèle d’action.

Les salariés de Sud-aviation sont imités dès le lendemain par les jeunes ouvriers de Renault-Cléon94 : ces derniers quittent les chaînes le 15 mai en fin d’après-midi, occupent les bureaux, séquestrent le directeur ainsi que des cadres, et installent des piquets de grève aux portes de l’usine. Leur revendication première est la fin des contrats provisoires, mais ils demandent aussi la parité des salaires avec Billancourt et la diminution des horaires de travail. Les Renseignements généraux de Rouen notent que « dès qu’ils apprirent l’occupation de l’usine de la RNUR de Cléon, un groupe d’étudiants se présenta devant les grilles afin d’essayer d’entrer en contact avec les grévistes95 ». Pour discuter plus avant, de jeunes ouvriers vont, les jours suivants, à l’université de Mont-Saint-Aignan. Nous en reparlerons.

Le 16 mai au matin, prévenus par la CFDT de Cléon, les syndicats CFDT de Renault-Flins proposent à la CGT un débrayage qui se transforme, après un défilé dans les ateliers, en grève illimitée avec occupation dont la première revendication est, avec la suppression des mutations obligatoires et des mises à pied, la liberté dans l’usine96. L’exemple de Cléon et de Flins met dans l’après-midi l’usine Renault du Mans en grève illimitée avec occupation, adoptée après un vote à mains levées97. En fin d’après-midi, le 16 mai, après un rassemblement dans l’île Seguin, la décision d’occuper Billancourt le soir même est prise, peut-être précipitée par la spontanéité et l’ampleur du mouvement quoique bien encadré par la CGT. L’arrêt de l’ensemble des usines de la régie Renault le 16 mai au soir est un signe fort pour la généralisation de la grève étant donné le caractère symbolique de cette usine dans le paysage social français. Les syndicalistes de Berliet-Vénissieux apprennent l’occupation de Renault alors qu’ils sont en réunion paritaire et votent la grève pour le lendemain.

À défaut de « nationalisation » de la grève – aucun mot d’ordre général n’a été avancé en ce sens par les directions syndicales –, il y a en 1968 une forme de territorialisation centrée sur l’entreprise (avec des revendications spécifiques à chacune), l’établissement (Sud-aviation et la régie Renault) ou le bassin d’emploi (Seine-Maritime). Si la CGT, au départ, ne freine pas la grève, elle l’encadre, la canalise et la contrôle le plus possible, après l’impulsion première donnée le plus souvent par des jeunes98. Elle redoute plus que tout la contagion étudiante et les « actions inconsidérées », c’est-à-dire, à ses yeux, les séquestrations de cadres de direction.

La grève s’étend dans le secteur public. Le cas de la SNCF est très important car si la grève reste essentiellement corporative, il y a des gares et des trains sur tout le territoire. La télévision présente dès le 17 mai des images de quais de gares désertés, sans voyageurs et sans trains, qui frappent l’opinion. La grève se propage à EDF et les 17 et 18 mai aux PTT, toujours sous l’influence des plus jeunes, en particulier à Paris.

Il n’est pas possible de faire ici un récit détaillé de ce qui a été le plus grand mouvement de grèves et d’occupations du XXe siècle99 mais certains aspects, peut-être moins connus, seront ici mis en valeur, comme les rencontres inédites résultant de processus de « désectorisation sociale » (Michel Dobry) que ce soit dans les institutions (les facultés, l’Odéon) ou les entreprises occupées, le rôle des filles et des femmes et la place des coloniaux et des immigrés.

Alliances inédites et rencontres improbables

Étudiant en maîtrise d’histoire à Grenoble en 1968, Paul, né en 1947, est le fils d’un instituteur et d’une employée, tous deux communistes, anciens résistants et athées. Adhérent à l’UNEF en 1964 puis, dans la lignée de l’engagement parental, à l’Union des étudiants communistes (UEC), Paul est, en 1968, responsable à l’UNEF et se rapproche de l’Union des Jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJC ml). Il met ses compétences de syndicaliste étudiant et son savoir-faire militant à la disposition des ouvriers les plus contestataires, ce qui lui confère rapidement un rôle de « passeur » entre les luttes étudiantes et ouvrières. Quarante ans plus tard, relatant à Julie Pagis la formidable rencontre avec ces ouvriers venus chercher conseil auprès des étudiants grenoblois, il n’a rien perdu de son enthousiasme :

Une délégation de prolos d’une usine en grève est venue à la fac d’histoire voir les étudiants et nous demander de venir dans leur village ! Ça a été assez incroyable, ça ressemblait à une mythologie de 36 ou de 1917 : tout le village était sur la place pour attendre les étudiants et nous demander les consignes, quoi ! Et je me rappelle faire un discours genre « Front populaire », avec tout le monde super-remonté, qui crie et applaudit […]. Et là, devant ces ouvriers, nos paroles ont comme des effets de paroles magiques… Pour des gamins, c’est fascinant100 !

Le 15 mai 1968, le secrétaire de l’union départementale CFDT dresse un portrait élogieux de ces étudiants grenoblois : « Ils ne nous ont paru ni farfelus, ni enragés, ni […] des extrémistes qui menacent les libertés d’expression, mais au contraire, des gens extrêmement conscients de la gravité des problèmes qu’ils soulèvent et des responsabilités qu’ils portent101. » Même si l’exemple de ces ouvriers venus en 1968 rencontrer les étudiants et la fusion opérée dans le meeting commun restent rares, les rencontres improbables entre ouvriers et étudiants sont attestées en maints endroits. Une enquête nationale conduite par la CFDT auprès des unions départementales et des fédérations atteste ainsi de l’existence, en juin 1968, de relations fortes en Haute-Garonne, en Gironde, en Loire-Atlantique et en Isère102. De même, au cours de la Commission confédérale « Jeunes » des 15 et 16 juin 1968, des responsables soulignent qu’en Côte d’Or, « les étudiants ont démarré la grève dans de nombreuses entreprises », mais aussi dans la Loire, en région parisienne ou à Tours. Ces contacts sont évidemment facilités par une solidarité générationnelle qui rapproche jeunes étudiants et jeunes ouvriers, par-delà les appartenances organisationnelles, mais pas seulement. Jean Lacouture évoque cet intervenant dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne où la parole se libère pour créer du commun : « Ce vieil ouvrier tout droit sorti des Misérables, rescapé de répressions anciennes et qui résume ainsi les rapports de classes dans la France d’aujourd’hui : “de Gaulle, je vous le dis, il n’a jamais mangé des harengs avec le peuple”103. »

Les principales réserves viennent du Parti communiste (L’Humanité du 4 mai évoque « les groupuscules composés de fils de grands bourgeois ») et de la CGT (communiqué de la CGT dès le 17 mai), qui redoutent la contagion « gauchiste » et entendent de ce fait préserver les usines des visites et des rencontres étudiantes. Dès lors, les lieux universitaires occupés, en particulier les facultés de lettres, deviennent un espace de rencontres et de ressources pour de jeunes ouvriers qui souhaitent échanger avec d’autres, trouver des arguments pour transformer leur grève ou comprendre la situation. Les comités d’action (CA) constituent fréquemment les instances de rencontres entre étudiants et salariés, et sont plus globalement les lieux d’un certain métissage social, surtout dans les quartiers de Paris, Lyon ou Marseille104. Dans le quartier de La Duchère, à Lyon, le comité d’action rassemble par exemple des étudiants en sociologie et des ouvriers de l’usine Rhodiacéta mobilisés depuis 1967, tandis que des structures similaires existent dans les communes voisines105. À l’échelon national, la Direction centrale des Renseignements généraux estime le nombre des CA à plus de 600 : 450 en région parisienne et 175 en province, parmi lesquels quarante-trois demeurent en activité à l’été 1968, dont sept comités d’entreprise et trois comités d’action étudiants-ouvriers106.

Une liaison se construit aussi entre techniciens, ingénieurs et cadres d’une part, et ouvriers d’autre part. En effet, la coupure traditionnelle entre le monde ouvrier et celui des employés, confortée par les modalités d’organisation des élections aux comités d’entreprise, s’estompe dans maintes usines. Ainsi, à Cannes par exemple, des ingénieurs de l’usine Sud-Aviation réfléchissent à la cogestion et à l’autogestion, et une structure informelle de discussion destinée à la population se crée. Surtout, les structurations organisationnelles les plus audacieuses subvertissent la logique syndicale. C’est le cas des comités de base ou des commissions ouvrières, ou encore des réflexions les plus poussées sur l’autogestion apparues dans les entreprises qui rassemblent une large part de techniciens ou ingénieurs, comme Rhône-Poulenc à Vitry (une vingtaine de cadres sur 320 y ont occupé l’usine) ou les sites de la CSF d’Issy-les-Moulineaux et de Brest107.

Cette jonction entre les divers groupes de salariés, toutefois, échoue fréquemment, soit par hostilité de cadres attachés à l’ordre conservateur, soit plutôt par retrait prudent et attentisme de la plupart. Surtout, la contestation croissante de la hiérarchie, la subversion de l’organisation du travail, voire le recours à quelques séquestrations de dirigeants, heurtent ces salariés en position d’intermédiaires entre les ouvriers et la direction. Initiatives individuelles le plus souvent, ces rencontres improbables ont inquiété à la fois la direction de la CGT et les autorités policières. Les uns et les autres les ont traquées.

Filles, femmes, genre

Étudiant qui remets tout en question

Les rapports de l’élève au maître ;

As-tu pensé aussi à remettre en question

Les rapports de l’homme à la femme ?

Étudiante qui participes à la révolution,

Ne sois pas dupée une fois de plus,

Ne suis pas seulement les autres,

Définis tes propres revendications !

Cette affiche féministe a été placardée à la Sorbonne par le groupe Féminin, masculin, avenir (FMA). Dans la Sorbonne occupée du 13 mai au 16 juin 1968, une parole spécifique a été développée par ce groupe né du Mouvement démocratique féminin. FMA, alors groupe mixte, réunit des personnes qui réfléchissent sur la sexualité, la différence des sexes et les rapports inégalitaires entre eux108. Voilà comment Jacqueline Feldman, l’une des activistes, décrit leur intervention dans la Sorbonne occupée :

Nous allâmes proposer une réunion sur « La femme et la révolution » aux étudiants qui s’occupaient des débats et des salles. Cela fut très facile : on nous donna un amphithéâtre. Mais on nous expliqua que nous devrions aller sur les marchés persuader les femmes ouvrières de ne pas décourager leurs maris qui faisaient grève, cette fameuse grève générale qui devait absolument continuer jusqu’à la révolution finale. Ces arguments ne nous touchaient plus ; nous voyions qu’il y avait bien des choses à faire sur place : nous avions l’œil féministe. L’amphi fut plein. Nous étions, Anne et moi, en bas, derrière la table, et nous donnions la parole aux gens. Nous n’avions pas de théorie à proposer, mais nous savions tout de même déjà répondre un peu. Il y eut quelques étudiants africains pour défendre la femme au foyer, les rôles différents, mais la plupart étaient tout de même pour l’égalité. Les débats furent animés. Les hommes furent, une fois de plus, ceux qui osèrent parler […]. Après ces quelques réunions glorieuses par le nombre, FMA commença à nouveau à s’étioler109.

En 1968, les personnes de ce groupe sont parmi les rares à poser la question des rapports hommes/femmes en s’adressant dans leurs tracts non seulement aux filles et aux femmes, mais aussi aux hommes. Ce discours est relativement isolé mais le groupe joue un rôle d’éveilleur par sa présence permanente au Quartier latin. Même si la conscience des identités de genre ne se généralise que dans les années post-68, la question du masculin et du féminin a été prégnante dans les événements de mai-juin 1968.

Outre les militantes féministes, il y a d’autres expressions du genre pendant l’occupation de la Sorbonne : un service d’ordre a été mis sur pied très tôt, dont s’est chargé un groupe de marginaux surnommés les Katangais, adeptes des interventions musclées et armées. À l’inverse, une crèche-garderie appelée « crèche sauvage » a été organisée essentiellement par les étudiantes. Elles s’occupent aussi du téléphone, de l’accueil, du secrétariat… et du nettoyage, suivant des rôles féminins très traditionnels.

Enfin, une première parole homosexuelle publique apparaît dans la Sorbonne occupée. Elle débute en Mai 68 avec l’affiche d’un mystérieux Comité d’action pédérastique révolutionnaire connu uniquement dans une publication ultérieure de 1971110. Initiative de deux jeunes homosexuels agissant seuls, cette affiche proclame que « pour un glorieux Jean Genet, 100 000 pédérastes honteux sont condamnés au malheur ». L’affiche ayant été immédiatement arrachée par le Comité d’occupation de la Sorbonne, très peu de personnes ont réellement pu la voir. Parmi les membres du Comité d’occupation, il y a Guy Hocquenghem, futur militant homosexuel et dirigeant du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), qui vit alors encore « une vie de schizophrène » avec « la hantise permanente » que sa vie sexuelle puisse être connue par ses camarades politiques. Il n’est pas le seul dans cette situation. Vingt ans plus tard, quelques militants gays ont raconté dans la revue Gai Pied leurs souvenirs de Mai 68. L’un d’eux confie : « J’ai milité comme une bête dans un groupuscule gauchiste proche des autonomes. J’ai réussi à me faire des petits mecs prolo à la Sorbonne occupée. Évidemment pas question d’en parler aux “camarades” le lendemain matin111. »

À la faculté de médecine de Paris occupée le 14 mai, les commissions étudiantes décident la suppression du mandarinat strictement masculin. Le mouvement gagne les différents centres hospitalo-universitaires et prend nettement une forme antihiérarchique112. Une commission spécifique du personnel féminin est créée par les internes, infirmières, filles de salles et employées de bureau qui élaborent leurs propres revendications : elles demandent considération et égalité de la part des « patrons », accusés pour certains de « mains baladeuses » – le terme « harcèlement sexuel » n’existe pas encore. Elles organisent également une garderie et une crèche dans l’hôpital pour leurs enfants113. Les jeunes médecins, internes ou étudiant.e.s en médecine ne se contentent pas de critiquer les hiérarchies – dont l’Ordre des médecins, fondé sous Vichy – : ils fustigent aussi « la répartition hiérarchisée du savoir médical » et la division sociale du travail sanitaire ayant pour effet d’exclure du pouvoir thérapeutique les infirmières réduites à l’état de simples auxiliaires de l’autorité du « médecin savant », quand elles n’en sont pas purement et simplement les « esclaves » (le mot est employé). Dans les facultés de médecine de province, les « mandarins » résistent plus vivement qu’ils n’ont pu le faire à Paris. À l’hôpital Broussais, le « patron » mis en cause en mai-juin par ses assistants et ses infirmières en chasse un certain nombre du service fin juin114. Cet exemple, extrême, est un indice de la vivacité des antagonismes créés par le mouvement qui a mis en cause, un temps, les hiérarchies traditionnelles, y compris les hiérarchies de genre.

Sur les photographies ou dans les reportages télévisés ou cinématographiques115, on constate une apparente égalité des garçons et des filles. Égalité en nombre d’abord, même si les services d’ordre sont le plus souvent composés d’hommes. Les filles comme les garçons ont fait la chaîne pour se passer les pavés sur les barricades. Sur la célèbre photographie de la « Marianne de 68 » brandissant un drapeau et juchée sur les épaules d’un robuste manifestant, on peut voir, à ses côtés, une chaîne de jeunes femmes en pantalons et de jeunes hommes en cheveux longs, bras dessus, bras dessous, témoignent des mutations de genre116. Dans les manifestations, ils et elles crient les mêmes mots d’ordre et chantent les mêmes chansons. C’est l’égalité entre les sexes qui est ainsi affirmée, même si les orateurs et la première ligne des personnalités sont tous des hommes.

Dans le cours du conflit social, les femmes apparaissent soit comme grévistes, soit comme femmes de grévistes associées épisodiquement aux manifestations, organisant le ravitaillement dans les quartiers nantais avec les instituteurs117. Devant Peugeot-Sochaux, lors des affrontements avec les forces de l’ordre le 11 juin, « des ouvrières de vingt ans et des mères de famille ravitaillent les grévistes en vivres et en projectiles118 ». Les femmes interviennent parfois directement à la porte d’une entreprise pour soutenir leurs maris, comme le raconte Aurélie, membre de l’Action catholique ouvrière :

À ce moment-là, je ne sais pas, je ne peux pas expliquer ce qui s’est passé en moi. Avec une autre femme, mère de huit enfants, nous nous sommes avancées et nous avons remplacé le piquet de grève. Nous avons harangué les travailleurs, expliqué, parfois avec violence. Certains ont murmuré : « Mais qu’est-ce qu’elles ont à faire là ces bonnes femmes ! Elles ne font pas partie de l’usine. » Mais nous avons dit : « Ce sont nos maris qui sont dans l’usine, mais c’est nous qui faisons avec les payes et nous savons pourquoi nous sommes là : c’est notre droit de défendre les intérêts de la classe ouvrière. »119

À Peugeot-Sochaux, étant donné la longueur du conflit, certains foyers manquent d’argent pour acheter de quoi manger ; les femmes décident alors de se rendre en groupe dans le supermarché voisin pour prendre de quoi nourrir leurs enfants. Cet aspect est souvent passé sous silence, de même que les revendications spécifiques des travailleuses. Comme il est écrit dans La Vie ouvrière, organe de la CGT : « Il est vrai qu’une grève de femmes ça pose encore plus de problèmes120 » – pour l’organisation de la grève s’entend. Le témoignage suivant montre la rupture encore plus grande dans le quotidien et l’ordre des choses que représente une occupation dans une usine de femmes – ici la CSF dans l’Isère –, les difficultés rencontrées dans les foyers mais aussi les capacités d’initiative dans ces moments extraordinaires : « Ce qu’il y a, c’est que la nuit… bon on était une usine de femmes. Il y en a qui n’acceptaient pas que leur femme reste. Alors il y avait des gars de Grenoble qui venaient nous aider le soir. On avait mis tous les tuyaux d’incendie vers le portail et on s’est dit : “Si on est attaquées, au moins ça, c’est efficace ! Et ça fait pas mal”121. »

On voit les femmes sur le devant de la scène, et en particulier sur les photographies122, quand elles sont majoritaires dans certaines entreprises ou dans certains métiers considérés comme « féminins » – les assistantes sociales, les infirmières ou les employées de maison, ou encore aux chèques postaux et dans les grands magasins. Là, la résistance des jeunes employées qui refusent de travailler sous la protection de la police et de rentrer au début du mois de juin, surprend. À Jaeger, à Caen, les ouvrières s’affirment avec un mot d’ordre explicite : « Les compteurs défilent, les femmes tombent. » Autre revendication, celle des salaires puisqu’à catégorie égale, les différences entre salaires masculins et salaires féminins sont importantes : à la CIBA, dans le Rhône, le rattrapage entre salaires féminins et salaires masculins est réclamé123.

Les femmes en 1968, c’est aussi une voix, celle haut perchée, presque stridente, de l’ouvrière des usines Wonder qui refuse « de rentrer dans cette taule », le jour de la reprise du travail, le 10 juin 1968. L’ouvrière anonyme est l’héroïne malgré elle du film La Reprise du travail aux usines Wonder. Ce plan-séquence de douze minutes, réalisé le 10 juin 1968 par des élèves de l’Institut des hautes études cinématographiques, largement diffusé et rediffusé lors des diverses commémorations de 1968, est devenu un film emblématique de la révolte : celle d’une femme inconnue, et à travers elle celle d’une classe, la classe ouvrière. Mais c’est aussi une voix individuelle qui fait part de ses émotions, qui se distingue du groupe, qui s’autonomise dans sa volonté de ne pas rentrer. Elle préfigure ainsi l’action des femmes après 1968124.

Coloniaux, étrangers, immigrés

Créé dès le 14 mai à Censier, le Comité d’action des travailleurs étrangers publie le 18 mai un tract traduit en italien, en espagnol, en portugais et en arabe :

Des centaines de milliers de travailleurs étrangers sont importés en France comme n’importe quelle marchandise utile au capital. Le gouvernement va même jusqu’à organiser une immigration clandestine. Ces travailleurs sont exploités par le capital, ils n’ont pas eu le choix. Ils ont quitté leur pays où ils crevaient de faim car ce pays est aussi sous le joug du capital. Victimes là-bas, ils sont encore victimes ici. Il faut que cela cesse ! Car ils ne sont pas les ennemis du prolétariat français, ils en sont même les plus sûrs alliés125.

Le Comité d’action étudiants-ouvriers des pays sous domination coloniale française, constitué à la Sorbonne par des « camarades travailleurs et étudiants guadeloupéens, martiniquais et guyanais », occupe, dès le 19 mai, les locaux du Bumidom avec un tract :

Qu’est-ce que le Bumidom ? C’est le bureau chargé de l’immigration des originaires des départements d’outre-mer. En termes clairs, c’est l’organisme gouvernemental qui orchestre « la traite moderne » de nos frères pour avoir une masse de travailleurs plus exploitables en France et dans le but de vider nos pays de leurs forces vives pour briser l’élan révolutionnaire de nos peuples […]. Venez nombreux témoigner votre solidarité et participer aux débats sur les colonies françaises126.

L’occupation prend fin dans la nuit du 5 au 6 juin lorsque la police expulse les occupants à coups de grenades lacrymogènes. Un appel à la solidarité pour la libération immédiate de « nos jeunes camarades » est lancé. Le soir, la télévision diffuse une brève séquence sur les locaux tagués du Bumidom.

La lutte contre la domination coloniale exercée par l’État français est restée périphérique dans le mouvement de Mai, même si plusieurs affiches des Beaux-Arts lui ont été consacrées. C’est le passé esclavagiste qui est dénoncé et il n’y a pas de lien explicite déclaré avec les luttes indépendantistes ni avec les procès, au printemps 1968, des rebelles du mai 1967 guadeloupéen.

Le 29 mai, alors que le mouvement est à son apogée, la CFDT adresse une note alarmiste à ses fédérations et syndicats de la région parisienne sur la situation des travailleurs immigrés127 :

Nous venons d’apprendre certaines informations dramatiques concernant les travailleurs immigrés. Notamment, sur la région parisienne, dans les foyers de Citroën (mais il faudrait vérifier dans chaque localité où des foyers d’étrangers existent), des travailleurs immigrés sont enfermés et crèvent de faim. Dans les bidonvilles, des autocars portugais viennent chercher les familles portugaises pour les éloigner de la « révolution communiste lépreuse ». Des travailleurs africains et d’autres nationalités sont actuellement terrés chez eux, ne comprenant rien aux événements et craignant l’hostilité des travailleurs français128.

En 1968, 881 000 ouvriers étrangers travaillent dans l’industrie (14,9 % d’ouvriers étrangers)129. Le 25 juin 1968, un rapport sur « les travailleurs étrangers lors des événements de mai-juin130 » constate avec satisfaction le retrait qu’ont manifesté ces ouvriers pendant la vague de grèves. Il évoque en particulier un certain affolement dans la colonie portugaise. À Paris, quatre ou cinq cars seraient partis chaque jour pour le Portugal au plus fort du mouvement. Impossibles à mesurer, ces attitudes de retrait ne constituent cependant qu’une fraction de la mosaïque des comportements individuels. D’autres ouvriers immigrés s’engagent également dans les grèves de mai-juin aux côtés de leurs camarades français, ou vont voir ce qui se passe dans les universités.

Certains des ouvriers immigrés ont déjà des expériences d’actions revendicatives. Comme le rappelle un militant CGT de Renault-Billancourt, parmi ces hommes se trouvent « les éléments les plus conscients de la classe ouvrière [des] pays d’origine qui ont dû s’expatrier pour des raisons politiques : Espagnols chassés par Franco […], Algériens qui ont lutté pour l’indépendance pendant la guerre d’Algérie et qui n’ont pu regagner leur pays, Portugais qui depuis quarante-deux ans sont obligés de fuir la dictature et que sont venus renforcer depuis 1961 les jeunes Portugais qui refusent de participer à la guerre coloniale menée par Salazar131 ». Ainsi, les ouvriers espagnols constituent probablement la fraction la plus mobilisée parmi les ouvriers immigrés. « Les Espagnols, il faut leur tirer notre chapeau, dit-on à Stein-Roubaix. Sans eux, on se demande comment on aurait fait132. »

Les travailleurs immigrés se contentent parfois de suivre la majorité gréviste ou, au contraire, sont actifs, comme chez Renault, notamment à Billancourt. Des ouvriers étrangers rédigent en particulier une plateforme revendicative qui s’écarte de la plateforme générale de la CGT, de sorte que celle-ci refuse de la faire connaître lors des assemblées générales quotidiennes133. Intitulé « Vœux immigrés Renault » et daté du 26 mai 1968, le texte pourrait correspondre aux revendications d’ouvriers immigrés formulées dans le cadre des négociations de Grenelle. L’ensemble du texte est travaillé par la demande d’égalité et affirme la nécessité de lutter avec les syndicats134.

Parallèlement, des étudiants créent le Comité d’action travailleurs-étudiants de Censier et le Comité d’action ouvriers-étudiants de la Sorbonne. Ils rédigent des tracts en langues étrangères pour mobiliser les immigrés : c’est ainsi qu’une quarantaine d’étudiants portugais créent la section de langue portugaise, imités par des Grecs le 22 mai ; ils organisent ensuite une série de meetings en région parisienne et visitent des usines135.

Chez Citroën, la CGT ne se satisfait pas de vagues « améliorations dans l’ordre social et professionnel ». Elle conteste en particulier l’utilisation par la direction des interprètes qui serviraient d’agents de surveillance de la main-d’œuvre étrangère. De même, les tracts réclament une transformation des foyers, où les travailleurs sont encore surveillés par des gardiens, et leur gestion par le comité d’entreprise. La précision des revendications prouve qu’elles ont été élaborées avec les ouvriers concernés et, par conséquent, que ces hommes ont participé à la grève136.

Une petite fraction des ouvriers immigrés a été à la pointe du mouvement : parmi les 378 personnes arrêtées à la suite de la manifestation du 7 juin, appelée par les organisations d’extrême gauche consécutivement à l’intervention des forces de l’ordre à Flins et à la mort d’un lycéen, figurent vingt-deux ouvriers parmi lesquels deux ouvriers de Renault et huit ouvriers immigrés137. De même, quand la police déloge le piquet de grève devant l’usine Roussel-Uclaf à Romainville, elle interpelle soixante-dix-huit Français mais également, parmi les grévistes actifs, neuf étrangers, dont sept Algériens, un Marocain et un Tunisien, tous nés entre 1940 et 1949138. Souvent étrangers, les ouvriers immigrés au cœur du mouvement s’exposent à une répression réelle et brutale. Les Espagnols sont la cible de diverses mesures répressives : à la fin de l’année 1968, « une quarantaine sont expulsés ou assignés à résidence, en presque totalité des communistes prochinois et des trotsk[i]stes139. »

De fait, les menaces d’expulsion frappent tous les étrangers, y compris des militants nés en France. C’est par exemple le cas de Roland Rutili, militant syndical à Audun-le-Tiche en Moselle, père de deux enfants et assigné à résidence dans le Puy-de-Dôme pour « trouble à l’ordre public ». En tant qu’Italien, il est menacé d’expulsion, alors même que son père immigré résistant est mort en déportation à Mauthausen140. Ce cas exemplaire, qui mobilise à ce titre la CGT et le PC, montre que la répression frappe quelques centaines d’étrangers dont la majeure partie est immigrée. Entre le 24 mai et le 20 juin 1968, 183 étrangers de trente-sept nationalités différentes sont ainsi expulsés, parmi lesquels trente-deux Algériens, vingt Portugais, dix-sept Espagnols, quinze Italiens et onze Tunisiens141. Mais la répression se poursuit également après la fin du mouvement. Léon Gani mentionne ainsi cinq militants cégétistes directement expulsés, dont quatre travaillaient chez Citroën142.

Au total, la participation des immigrés aux grèves de mai-juin 1968 fut donc inégale, à l’image d’ailleurs de celle des autres ouvriers : active dans quelques sites, suiviste le plus souvent, et finalement assez proche de l’image qu’en donnent les documentaires militants : on voit des ouvriers immigrés assistant aux réunions, aux meetings ou présents devant les usines occupées, sans qu’ils appartiennent pour autant au groupe des meneurs143. On doit cependant ajouter deux dimensions particulières de leur expérience vécue : la fuite, parfois, ou le repli dans les foyers d’hébergement par timidité ou désarroi ; l’expulsion pour les plus engagés. Les grèves de mai-juin ont cependant fait émerger d’autres figures que l’ouvrier mâle professionnel et français ; elles ont ouvert à une bigarrure de la scène ouvrière qui constitue les prémices de l’insubordination caractéristique des années post-68144.

Du 24 au 30 mai, le retournement de l’opinion publique

Dans le courant du mois de mai, autour des notions de majorité et de minorité, l’opinion publique devient un instrument de légitimation politique. Le jeudi 23 mai, les fréquences permettant aux reporters radio d’assurer le suivi en direct des manifestations sont suspendues. À la télévision, l’ensemble du personnel est en grève à partir du 25 mai ; le journal télévisé de 20 heures est alors assuré par les non-grévistes qui sont assistés par des techniciens grévistes astreints au service minimum. Dans la presse, le Syndicat du livre impose parfois soit le contrôle des articles (au Figaro), soit l’interruption de la parution de quotidiens régionaux : dans la région Rhône-Alpes, Le Dauphiné et Le Progrès ne paraissent pas entre le 24 mai et le 8 juin. On a sous-estimé la montée de l’inquiétude et de la peur dans la population du fait de ce déficit d’information dans certaines villes et bourgs de province. À partir du 24 mai, le gouvernement tisse en effet progressivement l’image d’une nation assiégée menacée par la guerre civile.

La chronologie des grèves et des occupations des universités, des entreprises et des lycées est en partie indépendante de la chronologie politique nationale. Ouverte le 24 mai par la recrudescence de la violence manifestante qui tourne à l’« émeute » à Paris et dans certaines villes de province et, contradictoirement, par l’annonce de négociations syndicales et patronales sous la houlette du Premier ministre au ministère du Travail et de l’Emploi rue de Grenelle (25-27 mai), la crise politique se clôt le 30 mai avec l’intervention du président de la République dont la disparition, la veille, avait créé surprise et désarroi. On sait aujourd’hui qu’il est allé à Baden-Baden discuter avec le général Massu. L’annonce, à la radio – médium gaulliste de prédilection depuis l’Appel du 18 juin 1940 –, de la dissolution de l’Assemblée nationale et de la tenue de nouvelles élections, ouvre la voie au compromis républicain.

La soirée du 24 mai est cruciale à Paris et dans certaines villes de province. À Nantes, paysans, étudiants et ouvriers se rejoignent dans un cortège précédé symboliquement par un tracteur surmonté de l’inscription « Place au peuple ». Largement diffusés, les clichés de la manifestation contribueront à forger le mythe nantais – l’unité de toute une ville contre le pouvoir, baptisée « La Commune de Nantes145 ». Des violences se produisent toute la nuit dans la ville. Le lendemain, les dirigeants du syndicalisme agricole se désolidarisent et désavouent les dégâts commis la veille.

À Lyon, la situation est bien différente tant du point de vue des alliances syndicales que du déroulement de la manifestation. L’hostilité de la CGT impose aux autres syndicats de renoncer à toute initiative commune avec les étudiants. Ces derniers sont donc isolés et sans véritable coordination. Les policiers sont pris en tenaille entre deux groupes de manifestants au cœur de la ville, entre les Cordeliers dans la presqu’île et le pont Lafayette. C’est dans ces circonstances que le commissaire Lacroix est renversé par un camion chargé de pierres, accélérateur bloqué, venu des rangs des manifestants. Il décède à l’hôpital. Premier mort de Mai du côté des forces de l’ordre. Des incidents violents ont lieu dans la métropole lyonnaise jusqu’à 3 heures du matin : vitrines brisées, magasins parfois mis à sac, incendies et chocs des grenades, mais aussi « ratonnades » (terme employé alors, hérité de la guerre d’Algérie) et descentes policières dans les meublés nord-africains du quartier de la Guillotière au centre-ville. Le bilan est lourd : quarante-six blessés hospitalisés, dix-neuf chez les manifestants et vingt-sept parmi les forces de l’ordre146, 156 arrestations de jeunes et d’immigrés. Des « trimards » – résurgence d’un terme ancien pour désigner de jeunes marginaux – se réfugient dans les locaux de la faculté de lettres. Le lendemain, la ville est sous le choc. L’ambiance est pesante, accentuée par l’absence de nouvelles en raison de la non-parution des quotidiens régionaux. Perquisitions, arrestations et déclarations alarmantes se multiplient147 et provoquent l’affolement de la population, que traduisent des réflexes d’angoisse, de peur de la pénurie et du rationnement. La CFDT lyonnaise parle de « psychose de guerre civile ».

À partir de rassemblements organisés dans différents points de Paris (car il y a eu interdiction de rassemblement par le ministère de l’Intérieur), la manifestation parisienne du 24 mai, appelée par l’UNEF et le Mouvement du 22 mars, converge en fin d’après-midi vers la gare de Lyon où les 40 000 manifestants sont bloqués par la police. Ils écoutent le discours du président de la République dont la fin – la menace de son départ en cas de désaveu populaire du projet de réferendum – est saluée par des milliers de mouchoirs agités au cri du mot d’ordre spontané « Adieu de Gaulle, adieu ». Interdits de défilé et contrés rudement par les forces de l’ordre autour de la Bastille, les manifestants se scindent alors en plusieurs groupes (l’un d’entre eux tente de mettre le feu à la Bourse, symbole du capitalisme) puis se regroupent en fin de soirée au Quartier latin, où se produisent des affrontements violents avec construction de barricades, voitures brûlées, magasins saccagés et commissariats attaqués.

Les dégâts, en particulier l’abattage systématique des arbres avec des tronçonneuses par des hommes d’âge mûr, comme le montrent certaines photographies, ainsi que la mort d’un homme, ont fait sans doute beaucoup dans le retournement de l’opinion. Dans la nuit en effet, un jeune homme est tué par un éclat de grenade qui l’a atteint près du cœur, comme le révèlent (très discrètement) les conclusions de l’enquête en juillet148. Sur le moment, le décès est attribué par les autorités à un coup de couteau donné par des manifestants. Ce qui n’empêche pas, dès le lendemain, le ministre de l’Intérieur de rappeler impérativement aux préfets les conditions de l’emploi des grenades offensives tout en fustigeant « la pègre qui sort des bas-fonds de Paris, qui est véritablement enragée et qui se bat avec une folie meurtrière… et les anarchistes bien organisés pour la guerre des rues, la guérilla149 ». On retrouve la même rhétorique, la dénonciation de « la pègre », dans l’hebdomadaire du Parti communiste L’Humanité-Dimanche le 25 mai150. Le Premier ministre affirme quant à lui que les événements lyonnais démontrent une tentative de déclencher une guerre civile. Cette volonté de dramatisation des événements est très nette ; elle se noue autour du corps des deux morts attribués aux manifestants et occulte les violences policières de tous ordres. L’usage de la formule « guerre civile » par le Premier ministre vise à faire basculer l’opinion publique en faveur d’un retour à l’ordre.

Après les émeutes du 24 mai et l’échec, le 27 mai, du protocole de Grenelle rejeté par les salariés de Renault-Billancourt151, la stratégie charismatique du discours du général de Gaulle et la manifestation de soutien qui suit le 30 mai est l’acmé de la nationalisation de l’événement. L’appellation « Mai 68 » clôt en apparence la séquence contestataire à cette date.

Juin 1968 : résistances à la reprise du travail, violences policières, crépuscule électoral

Après le 30 mai, nombre de grèves et d’occupations se durcissent et se prolongent, certaines jusqu’au début du mois de juillet, alors que d’autres s’enclenchent après le protocole d’accord de Grenelle, surtout dans de petits établissements restés jusqu’alors à l’écart, en Isère, en Haute-Loire, dans l’Eure, en Vendée, en Haute-Saône ou dans la région de Dunkerque152.

Grèves longues, violences politiques

En juin, les évacuations musclées, par les forces de l’ordre, de grévistes occupant leurs usines débutent les 5 et 6 chez Lockeed à Beauvais, à Renault-Flins en région parisienne et à Peugeot-Sochaux. La poursuite des grèves, due à la difficulté de négocier dans certaines entreprises, donne lieu à des violences tardives autour des usines d’automobiles, qui font plusieurs morts.

À l’usine de Renault-Flins (ouest de la région parisienne) une main-d’œuvre d’OS, d’origine rurale ou immigrée, a été recrutée, qui est moins encadrés par les syndicats – et en particulier par la CGT – qu’elle ne l’est à Renault-Billancourt153. Dans la nuit du 6 au 7 juin, un millier de CRS entourent l’usine de Flins154. Des affrontements dans les communes et dans les champs qui entourent l’usine ont lieu avec des ouvriers de l’entreprise et des centaines d’étudiants venus en renfort. Les images de gardes mobiles courant au milieu des champs de blé aux herbes hautes paraissent incongrues. Des lycéens ont été poussés à se jeter à l’eau à la suite de l’intervention soudaine des gendarmes : Gilles Tautin, dix-sept ans, élève au lycée Mallarmé à Paris, meurt noyé, ce qui provoque de violentes manifestations de jeunes en province et à Paris, avec de nouvelles barricades155. Mais l’annonce de cette mort et le récit des manifestations sont éclipsés par la campagne électorale qui débute le 10 juin156.

À Peugeot-Sochaux comme à Flins, des violences policières qui font deux morts et de nombreux blessés provoquent localement la reprise du mouvement157. Pour contraindre à la reprise du travail le 10 juin, la direction de Peugeot fait appel aux forces de l’ordre et tout dérape avec leur intervention dans la nuit du 10 au 11 juin. Un des CRS, isolé, tire au pistolet-mitrailleur sur un ouvrier de vingt-quatre ans, Pierre Beylot. À la fin de la journée, Henri Blanchet, un autre ouvrier de quarante-neuf ans, déséquilibré par une grenade offensive, tombe d’une murette et meurt d’une fracture du crâne. Plusieurs centaines de personnes prennent alors d’assaut le Cercle Hôtel, un bâtiment de réception et de prestige, symbole de la puissance de la direction de l’entreprise ; ils pillent ou cassent des bouteilles d’apéritifs et de vins fins. Aux deux morts s’ajoutent quatre-vingts blessés, dont plusieurs amputés à cause des grenades. L’usine ne fonctionnera de nouveau que le 21 juin, après trente et un jours d’arrêt du travail.

Dans ces deux bastions symboliques de l’automobile, l’intervention policière avait pour but de casser le mouvement et d’imposer la reprise du travail ; elle a au contraire fait l’unité contre elle parmi les ouvriers, des plus jeunes aux plus âgés, et alimenté la poursuite de la grève. Mais les violences politiques et la radicalité sociale du mois de juin, qui ne sont pas constituées en événement sur la scène nationale, ne parviennent pas à rompre le compromis républicain qui s’est mis en place sur une base électoraliste.

Il en est de même des ultimes débats sur l’autonomie des universités. Une synthèse des différentes expériences de gestion autonome des universités est tentée à la mi-juin. Les représentants d’une trentaine de facultés des lettres assistent à des assises organisées à l’université de Clermont-Ferrand entre le 17 et le 19 juin. Il s’agit de réfléchir sur les différentes structures mises en place, d’envisager des universités d’été et d’élaborer une réforme pédagogique. Les plus politisés se confrontent aux modérés et c’est finalement le projet du collège littéraire universitaire de Brest, très modéré, qui est retenu158. Les Brestois ont vécu une occupation sage et studieuse : pas de graffiti ni d’affiches, locaux propres et évacués la nuit, assemblées générales calmes, ton mesuré des orateurs – on est loin ici de l’atmosphère de la Sorbonne, de l’université de Strasbourg ou de la faculté des sciences de Marseille. L’intérêt de ce projet réside dans la conception d’une université autonome mais reliée aux autres dans une fédération nationale avec des représentants élus. Le régionalisme permet de penser à la fois l’intégration de la faculté dans le développement culturel de l’Ouest et les liens égalitaires avec les autres universités. Les étudiants se sont appuyés sur de jeunes enseignants syndicalisés, dont c’était souvent le premier poste, pour contester la hiérarchie universitaire. Les étudiants brestois ont même envisagé que le doyen, élu, puisse être un des leurs et ont proposé une réforme du statut professoral avec une part de notation par les étudiants pour les promotions des enseignants. Différents projets de réforme de l’enseignement supérieur ont été formulés par les étudiants dans le sillage du mouvement, tous véhiculant, au-delà de leurs différences, des aspirations égalitaires et l’exigence de la participation de tous à la gestion des universités. Ces projets utopiques n’ont pas eu de suite.

La scène électorale nationale : le compromis républicain

L’adhésion des syndicats, des partis de gauche et des organes d’information – au premier rang desquels Le Monde – au processus électoral empêche toute réaction d’ampleur à la répression qui s’abat sur certaines scènes locales. Malgré la grève du personnel de la télévision, l’Intersyndicale de l’ORTF assure les émissions de la campagne électorale. Les contestataires et les derniers grévistes sont paralysés et isolés. La campagne électorale permet une coordination tacite de tous les professionnels de la politique.

La campagne est brève, centrée sur la subversion et la lutte contre le communisme, et émaillée d’incidents violents, comme le relate Pierre Viansson-Ponté dans son éditorial pour Le Monde : « À Rouen, à Orléans, à La Rochelle surtout, ces groupes [les comités d’action civique] disposant d’armes à feu [à la différence des groupuscules dissous] se sont employés, parfois avec un tragique succès, à maintenir la tension et à rechercher la violence159. » Confirmation de cette analyse : à la veille du second tour, Marc Lanvin, un jeune militant communiste qui collait des affiches du PCF à Arras, dans le Pas-de-Calais, est tué par balle par un groupe de militants des comités de défense de la République160. Mais ces incidents ne font pas événement et ne pèsent pas sur les résultats électoraux. Les trois morts de mai, les quatre de juin, ne sont en général guère mentionnés. Le résultat des élections de juin 1968, la victoire de la droite, est cependant un signe fort du soutien d’une majorité de Français aux institutions de la Ve République. C’est une des raisons qui explique l’imposition de l’expression « Mai 68 » pour qualifier la crise de mai-juin : de la division à l’unité retrouvée de la nation.

La capacité de révolte vécue en 1968, avec un engagement total dans une cause politique, explique le choix de Paul, que nous avons déjà croisé, de « s’établir » en usine après mai-juin 1968 :

Pour moi, l’établissement, c’était aller là où ça se passe, donc ma conviction profonde était que ça se passerait là… Il fallait continuer 1968 dans tous les sens, que ce soit dans les luttes radicales des OS ou dans les autres luttes… Mais j’allais pas au contact avec des réalités différentes, j’allais au contact avec ceux qui étaient capables de faire Mai 68, c’est tout […]. Disons qu’il y avait une phase où la construction d’une force politique impliquait qu’on tisse des liens qu’on n’avait pas naturellement et dont on était coupés par les syndicats161.

3. ET APRÈS ? L’INSUBORDINATION EN PARTAGE (1968-1981)

« Apprenons à faire l’amour, car c’est le chemin du bonheur – c’est la plus merveilleuse façon de se parler et de se connaître. »

Comité d’action pour la libération de la sexualité, Corbeil, 1971.

Le docteur Jean Carpentier explique comment il en est venu à rédiger avec deux lycéens ce tract au titre provocateur, « Apprenons à faire l’amour », dont la diffusion a provoqué une « affaire » emblématique des années post-68 :

Au début de l’année 1971, deux lycéens viennent me raconter une histoire : un gars et une fille de leur classe surpris en train de s’embrasser sont tancés vertement et leurs parents reçoivent des lettres de l’administration leur faisant part de la chose. Les deux lycéens sont furieux, et veulent écrire un tract de protestation, « un tract un peu agressif, qui en rajoute, qui dit tout ce qu’un gars et une fille peuvent faire ensemble, on en a ras le bol des interdits stupides ». On écrit un tract sur un coin de table en lui donnant une forme de cours, un peu sec, premièrement, deuxièmement, etc., une « leçon de choses » sans « faire de sentiment » car ce n’est pas la question. D’ailleurs, « ils » s’en foutent pas mal du sentiment et de « la dimension affective » comme ils diront ensuite pour critiquer ce tract et en poursuivre les auteurs : qu’y avait-il de plus sentimental que ce baiser entre un lycéen et une lycéenne ? On fait lire le projet à quelques personnes, y compris des parents d’élèves, il choque mais il plaît car il oblige à parler. Par un beau matin de printemps, on distribue ce papier devant le lycée162.

Pour avoir corédigé ce tract, le docteur Carpentier, alors médecin généraliste dans l’Essonne, est interdit d’exercice pendant un an par l’Ordre des médecins. Les deux lycéens sont exclus de leur établissement. Le contraste avec le moment de liberté ouvert en mai-juin 1968 ne rend que plus évident ce décalage entre le blocage d’une société sur ses normes juridiques et sociales anciennes et les aspirations de la jeunesse. La question de la libération sexuelle et de la libération des corps est ainsi posée publiquement par des « affaires » ouvrant à une politisation de l’intime.

Libérez les corps !

Le texte du tract « Apprenons à faire l’amour » s’est largement diffusé dans les lycées en 1971-1972. Au lycée de Belfort, en décembre 1972, une professeure de philosophie en classes de terminale (élèves âgées de dix-sept ou dix-huit ans), dénoncée par la famille d’une de ses élèves, est suspendue d’enseignement et inculpée « d’outrages aux bonnes mœurs » pour, à la demande d’autres élèves, avoir lu et commenté ce tract en classe. Des mouvements de soutien se produisent dans de nombreux lycées et ils aboutissent à la création, en 1973, d’une commission chargée de réfléchir à l’éducation sexuelle dans les établissements. La présidence du Conseil supérieur de l’information sexuelle, de la régulation des naissances et de l’éducation familiale (le titre est tout un programme !) est confiée à Lucien Neuwirth, député de la Loire163 et auteur de la loi de 1967 sur la contraception – loi dont les décrets d’application n’avaient pas encore été publiés à la date de rédaction du tract, la pilule n’étant donc pas en vente libre dans les pharmacies et encore moins « dans les Monoprix », comme le préconisait le chanteur Antoine dans ses Élucubrations en 1966.

Un autre fait divers emblématique avait déjà secoué les lycées marseillais au cours de l’année scolaire 1968-1969, l’affaire Gabrielle Russier : cette jeune professeure de lettres, adepte d’une pédagogie active et ouverte sur l’extérieur, est accusée de détournement de mineur après une liaison, en 1968, avec l’un de ses élèves âgé de dix-sept ans. Le couple est soutenu par de très nombreux élèves, filles et garçons, qui manifestent pour la libération de la jeune professeure. Emprisonnée plusieurs fois pendant quelques jours et condamnée en juin 1969 à un an de prison avec sursis, elle se suicide en septembre à la veille de la rentrée scolaire, le parquet ayant fait appel a minima. Ce fait divers reflète les verrouillages de la société française de l’après-68 et les dysfonctionnements de trois de ses institutions, la famille, l’école et la justice, et montre la contradiction entre l’aspiration de la jeunesse à la liberté d’aimer et les carcans moraux qui enserrent les sexualités164.

Mobilisations lycéennes contre la loi Debré

Les 2 000 élèves de Béthune (Pas-de-Calais) ont refusé hier matin de suivre les cours pour protester contre une décision du proviseur de l’établissement interdisant les cheveux longs aux garçons et les pantalons aux filles à l’entrée du lycée et notamment dans les ateliers. Des tracts ont été diffusés à tous les élèves à l’entrée du lycée […]. Ils se refusent à la « caporalisation de l’enseignement et à la discipline militaire » et réclament l’unité entre élèves, parents et professeurs pour exiger la levée de cette décision qu’ils jugent arbitraire165.

Vingt-cinq élèves d’une section de l’enseignement technique, âgés de quinze à dix-neuf ans, sont à l’origine de cette révolte généralisée d’un lycée relatée par Le Soir de Bayonne le 24 février 1972. On pourrait s’étonner que cette nouvelle, somme toute banale, d’un lycée du nord de la France paraisse dans un quotidien régional à l’extrême Sud-Ouest. L’anecdote est cependant significative : garçons aux cheveux longs et filles en pantalons troublent l’ordre du genre.

La situation est très variable selon les établissements : si quelques lycées (en région parisienne et à Marseille notamment) sont en permanence très agités, la majorité ne connaît pas de contestation et les pratiques traditionnelles perdurent, en particulier dans les lycées de jeunes filles où la mixité n’est pas encore de mise et où l’alternance des blouses bleues et des blouses roses, selon les semaines, rythme encore le calendrier scolaire. Seules des « affaires » viennent perturber cet ordre apparemment immuable : grossesse cachée d’une élève166 ou pratiques enseignantes considérées comme subversives. Proviseurs et administrations sont plus préoccupés par l’absentéisme massif et le désintérêt que manifestent les lycéens vis-à-vis de leurs études que par l’agitation politique, œuvre d’une petite minorité.

L’apogée de la contestation lycéenne se situe en mars 1973, en pleine campagne pour les élections législatives. Mises en place par l’armée dans les lycées sur tout le territoire en février 1973, les conférences d’information sur le service national destinées à expliquer la loi Debré, mettent le feu aux poudres167. Adoptée en juin 1970, la loi Debré est l’aboutissement d’une réflexion sur le service national engagée depuis la fin de la guerre d’Algérie : un service civil avait été évoqué, pour les filles comme pour les garçons avant 1968. Après Mai, ce sont la mise au pas et l’encadrement des étudiants et des lycéens qui priment. Au nom de l’égalité entre jeunes Français, la loi établit l’appel entre dix-sept et vingt et un ans en supprimant les sursis pour les étudiants. Les lycéens – et les lycéennes évidemment – ne sont en principe pas directement concernés, mais ils et elles s’en saisissent pour mettre en cause l’ordre scolaire :

Nous exigeons le rétablissement et l’extension du régime des sursis, le libre choix de la date d’incorporation pour toute la jeunesse. Nous avons, bien sûr, des divergences : certains sont partisans de l’objection de conscience, d’autres veulent la suppression pure et simple du service militaire, d’autres enfin disent : « On te donne un fusil, apprends à t’en servir. » Mais nous sommes tous d’accord sur l’objectif que nous nous sommes fixé ensemble, pour l’instant : faire abroger la loi Debré, l’empêcher de nous faire apprendre de force la hiérarchie, la soumission, la « virilité », toutes les belles vertus qu’ils sont si malheureux de ne plus trouver dans les lycées.

Avec ces revendications, la coordination lycéenne décide d’une journée nationale d’action pour le 22 mars, date anniversaire du mouvement nanterrois de 1968, avec le mot d’ordre ludique « Cinq ans déjà ! Coucou nous revoilà168 ! » Le fonctionnement d’un lycée sur deux (1 803 établissements sur 3 614) est fortement perturbé. Le mouvement se développe d’abord en province et ne touche Paris qu’après le second tour des élections législatives.

Les murs des lycées se couvrent d’affiches et de caricatures, de résolutions, de propositions de débats ; les assemblées générales se moquent des sonneries de cours : c’est le printemps, il fait beau, c’est la fête. Plusieurs centaines de défilés et de rassemblements ont lieu en province. Les filles sont là, aussi nombreuses que les garçons : les lycéennes d’Hélène-Boucher, à Paris, expliquent : « Nous ne voulons pas jouer le rôle de briseuses de grève, continuer à travailler tranquillement pendant que les autres se battent. Et puis, de toute façon, la sélection et l’embrigadement de la jeunesse, cela nous concerne autant qu’eux. » La préfecture de police interdit la manifestation du 22 mars organisée par la coordination lycéenne169. Les manifestants parisiens (30 000 selon la préfecture, 100 000 selon Le Monde) sont chargés violemment par les forces de l’ordre malgré l’aspect ludique des farandoles de lycéens et lycéennes grimés, portant des entonnoirs sur la tête par dérision envers le ministre de la Défense Michel Debré170. Une note à diffusion interne du cabinet du ministre de l’Intérieur souligne que le mouvement démontre « un malaise très profond de l’enseignement secondaire dépassant le problème des sursis militaires. La disponibilité des lycéens et lycéennes pour la mobilisation politique reflète le malaise de la jeunesse171 ».

Une nouvelle journée nationale d’action, le 3 avril 1973, regroupe encore plus de manifestants. À Angoulême, plusieurs centaines de lycéens envahissent la cour de la caserne locale, hissent le drapeau rouge à la place du drapeau tricolore avant d’être délogés par les gendarmes mobiles172. À Laval, 1 500 lycéens tentent d’entrer dans la caserne du 38régiment de transmissions et sont repoussés avec des lances à incendie173. À Narbonne, le 6 avril, imitant les viticulteurs, plusieurs centaines de lycéens barrent la circulation sur la RN 113 durant tout un après-midi174.

Le ministre de l’Éducation nationale déclare vouloir mettre un terme à la politisation dans les lycées et les universités et menace de supprimer les bourses et les allocations familiales en cas d’absentéisme des élèves, visant ainsi les familles les plus modestes175. Mais ce sont plutôt les vacances scolaires et la proximité des examens qui sonnent la fin du mouvement.

En mars et avril 1973, le « peuple lycéen » est dans la rue ; il connaît une expérience d’organisation originale faite d’assemblées générales et de démocratie directe, sans chef, même s’il y a eu des porte-parole, dont Michel Field. La grève a fonctionné comme une soupape de sécurité pour le « ras-le-bol » lycéen176. Un mouvement s’est développé de façon autonome dans l’enseignement technique : les élèves, peu concernés par les sursis étant donné leur âge, posent cependant la question de l’armée et du service national ; l’organisation Lutte ouvrière dirige la grève de « ceux du technique177 » : elle a très vite compris le sentiment de ces élèves d’appartenir à un monde différent de celui des autres lycéens. Le ministère estime que leur comportement rappelle « celui des blousons noirs des années 1960 », reléguant ainsi les élèves du technique, enfants des classes populaires, dans l’infrapolitique178. Le gouvernement a dialogué à la télévision avec des lycéens de la filière générale, annoncé le réexamen du problème des sursis179 et attendu les vacances, persuadé que le mouvement n’aurait ni la force ni les conséquences de celui de mai-juin 1968 qui reste pour tous l’horizon de référence180.

« Mon corps est à moi ! » :
Le combat pour la contraception et l’avortement

« Mon corps est à moi » est un slogan des féministes des années 1970. Il s’agit pour elles de dénoncer l’emprise que peuvent avoir l’État, les médecins, les juges et les hommes en général sur le corps des femmes. La question du corps se décline en questions concernant la maternité, les sexualités et les violences. Les féministes considèrent que « le privé est politique » et que, de ce fait, la dénonciation de la domination dans la sphère privée passe par l’action politique, collective et publique. Au début des années 1970, une nouvelle configuration politique, due aux mouvements féministes et homosexuels, fait spectaculairement entrer le problème des identités de genre dans le débat public. La question du masculin et du féminin contribue à forger une conscience de genre qui interroge alors l’universalisme caractéristique du modèle politique français.

Sur une des premières affiches signées par le Mouvement pour la liberté de l’avortement (MLA), s’alignent, comme dans un cimetière militaire, des femmes enceintes victimes des avortements clandestins : le parallèle est ainsi fait entre le service militaire des hommes et le « service maternel » des femmes. L’affiche illustre le choix des féministes de prendre, dès 1970, l’avortement comme principal cheval de bataille, et non la contraception comme dans la décennie précédente, avec comme revendication l’« avortement légal, gratuit, sans conditions pour toutes ». Si cette revendication n’est pas complètement nouvelle, les mots d’ordre et les répertoires d’action le sont et s’apparentent aux actions symboliques de 1968.

Le Nouvel Observateur publie le 5 avril 1971 un manifeste signé par 343 femmes, connues ou non, déclarant avoir avorté – ce qui est encore interdit par la loi. Ce manifeste, repris le jour même par un éditorial du Monde sous le titre « Une révolution », est souvent cité aujourd’hui, à tort, sous l’appellation « manifeste des 343 salopes » qui vient de la couverture de Charlie Hebdo paru la semaine suivante avec une caricature de Michel Debré bramant « 343 salopes ». Selon Françoise Picq, sur le moment, certaines féministes considèrent cette action passant par une pétition comme réformiste181. Le 20 novembre 1971, la marche internationale des femmes pour la contraception et l’avortement libres et gratuits est la seconde grande manifestation féministe mixte du siècle. Pour la première fois, les nouvelles pratiques des femmes militantes envahissent la rue : pas de service d’ordre, un désordre joyeux, des banderoles et des ballons colorés, des danses et des farandoles, des enfants dans des poussettes, et des chansons composées sur des airs connus. C’est un changement radical dans la pratique manifestante.

La question des avortements est prise en charge par le Mouvement pour la liberté de la contraception et de l’avortement (MLAC), créé en avril 1973 pour soutenir les jeunes médecins du Groupe information santé (GIS) pratiquant des avortements. Le MLAC, mouvement féministe mixte, association 1901, est constitué de groupes de militant.e.s qui mettent en œuvre des actions illégales : diffusion de propagande interdite comme le film Histoire d’A, mise en place de lieux d’accueil où des femmes viennent pour avorter (les avortements n’étant pas toujours pratiqués par des médecins mais par d’autres femmes – cette question faisant l’objet de vifs débats), soit sur place (avec la méthode Karman par aspiration), soit dans des cliniques à l’étranger. Pour accéder à ces « services », il faut être membre de l’association : 15 000 femmes adhèrent ainsi en deux ans. Disposer de son corps, pouvoir choisir le moment où devenir mère, c’est transformer un destin en choix : « Un enfant si je veux, quand je veux »182.

Avec l’adoption des lois sur la contraception de décembre 1974 et de la loi sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG) de janvier 1975, dites lois Veil, le combat des féministes pour la maîtrise de la fécondité semble en passe d’être gagné183. En 1979, la loi sur l’IVG, adoptée pour cinq ans, doit être à nouveau discutée au Parlement. Une marche des femmes, la dernière manifestation non mixte d’importance, est organisée le 6 octobre 1979 à l’occasion du débat parlementaire. « Avorter c’est notre droit », proclame la banderole de tête suivie par 30 000 femmes venues de toute la France. La loi est adoptée définitivement. Le dernier combat sera le remboursement de l’IVG par la Sécurité sociale, obtenu – difficilement – en 1982 du président François Mitterrand, grâce, entre autres, à la ténacité de la ministre des Droits de la femme Yvette Roudy.

Les mouvements de libération des homosexuels et des lesbiennes

Né en 1970, le Mouvement de libération des femmes (MLF) devient le laboratoire privilégié d’une identité politique et sexuelle nouvelle : le lesbianisme. Le MLF, mouvement non mixte, permet en effet à de nombreuses femmes d’exprimer une homosexualité ou une bisexualité latente. La contre-culture des années 1970, à laquelle appartient le féminisme radical, valorise des modes de vie qui permettent de multiplier les expériences et d’échanger sur ces expériences, dans des communautés éphémères ou durables. Dans un contexte où la norme sociale est l’hétérosexualité, le lesbianisme devient « par définition un acte de résistance ». Pour un certain nombre de femmes, le féminisme est la théorie, le lesbianisme la pratique.

Des femmes et des hommes participent à la fondation du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) au printemps 1971184. Ce mouvement, mixte au départ, est centré sur la libération sexuelle. Leur première action publique a lieu le 10 mars 1971 : des militant.e.s envahissent le plateau de l’émission radiophonique de Ménie Grégoire consacrée ce jour-là à « l’homosexualité, ce douloureux problème ». En avril 1971, Tout !, journal du groupe d’extrême gauche Vive la Révolution !185 – « mélange de Mao, de Fourier et de Woodstock » selon Julian Jackson186 – publie, à l’imitation du manifeste féministe pour l’avortement libre et gratuit, le « manifeste des 343 pédés ». Ce numéro spécial, préparé par Guy Hocquenghem et intitulé « Libre disposition de son corps », revendique le « droit à l’homosexualité et à toutes les homosexualités » ainsi que le « droit des mineurs à la liberté du désir et à son accomplissement ». Officiellement directeur de la publication, Jean-Paul Sartre est inculpé « d’outrages aux bonnes mœurs » pour « pornographie ». Ce manifeste est très loin de la respectable revue Arcadie et de son club qui revendique 15 000 adhérents et se transforme en 1975 en Mouvement homophile de France. Les délégués régionaux sont des « notables », professeurs, médecins, avocats, etc. Mais, au milieu des années 1970, surtout en province, la plupart des adhérents mènent encore une vie cachée. À Paris, la vie est relativement plus facile (avant la terrible épidémie du SIDA). Le climat change progressivement avec la visibilité des sexualités et les nouvelles formes de militantisme homosexuel, en partie grâce à l’écho que leur donne le nouveau quotidien Libération, né en mai 1973, dans ses petites annonces « Chéri ».

Dans une ambiance qui les soustrait au sexisme et à l’homophobie ordinaire, l’unanimisme fusionnel entre femmes marque les premiers temps du MLF. La remise en question de la normativité d’une sexualité uniquement hétérosexuelle conduit à une remise en question des fondements de la société – la famille, l’enfant, la reproduction. À partir de 1978, des tensions internes au mouvement féministe encouragent des attitudes radicales et séparatistes que traduit le mot d’ordre « hétérosexuelles kapos du patriarcat » datant de 1978-1979. Des groupes de lesbiennes et des journaux militants naissent dans quelques grandes villes, dont Lyon, où paraît en 1978 le premier Journal des femmes pour les femmes. Les perspectives réformistes se précisent avec l’arrivée souhaitée de la gauche au pouvoir. En effet, dans certains partis politiques de gauche, les points de vue évoluent, au PSU d’abord, et même au PS qui déclare officiellement en 1976 : « L’homosexualité est un comportement comme les autres… une des expressions de la liberté du corps. » Le 5 mai 1972, sous la plume du dirigeant communiste Jacques Duclos, L’Humanité avait qualifié le FHAR (après des heurts lors du défilé du 1er mai avec le service d’ordre de la CGT) de « pourriture du capitalisme à son déclin » ; L’Humanité titre encore, le 16 janvier 1976 : « Oui, nous sommes contre l’immoralité ».

Après 1970, le mouvement féministe et les revendications des homosexuel.le.s mettent en cause le virilisme qui existe dans les groupes d’extrême gauche. Dans le premier corpus théorique du MLF, publié dans la revue Partisans en 1970 et intitulé « Libération des femmes année zéro », la sexualité tient une place importante. L’écrivaine Christiane Rochefort s’attaque au « mythe de la frigidité féminine » tandis qu’Emmanuelle Durand fait le récit d’un viol qu’elle a subi. Le clitoris, organe féminin de la jouissance, a été nié et « les femmes ont donc été définies sexuellement en fonction de ce qui fait jouir les hommes », résume Anne Koedt. Certaines féministes suivant la perspective de la radicale new-yorkaise Valerie Solanas, qui a publié Scum Manifesto en 1967, voient dans la sexualité féminine un champ de bataille ravagé par la domination masculine.

« Quand une femme dit non, c’est non, ce n’est pas oui ! »

Le viol et les violences faites aux femmes apparaissent comme le paroxysme de la domination masculine. Les féministes font du viol une question politique, notamment lors des journées de dénonciation des crimes contre les femmes en 1972 à la Mutualité à Paris ou lors des « Dix heures contre le viol » en 1976, précédées par la publication d’un manifeste contre le viol, « expression de la violence permanente faite aux femmes par une société patriarcale187 ». Le débat sur l’impunité de la plupart des violeurs est en effet relancé par la plainte déposée en 1975 par deux jeunes touristes belges violées par trois Français alors qu’elles faisaient du camping sauvage. Leur avocate, Gisèle Halimi, se bat pour obtenir que le procès ait lieu en assises (le viol est un crime) : ce sera devant la cour d’assises d’Aix-en-Provence les 2 et 3 mai 1978. Les accusés sont condamnés à des peines allant de quatre à six ans de prison. Le débat est néanmoins vif parmi les féministes ainsi qu’avec certains militants homosexuels ou d’extrême gauche qui dénoncent le recours à la justice d’État, la criminalisation de la sexualité ou encore la stigmatisation des hommes des classes populaires dans les procès pour viol. Certaines formes de misandrie ont même pu s’exprimer à partir de 1975188. Un groupe de « lesbiennes radicales et offensives » appelle à « la mobilisation générale contre tous les hommes » et encourage l’autodéfense des femmes et le recours à la violence contre la violence. Le slogan « Cet homme est un violeur. Cet homme est un homme », qui apparaît sur une affiche, fait écho à ce point de vue. Mais l’affiche est très discutée et ne sera pas diffusée.

Le premier refuge pour femmes battues est ouvert à Londres par Erin Pizzey, auteure de Crie moins fort, les voisins vont t’entendre, publié aux Éditions des femmes en 1975. Le livre est l’occasion, comme l’indique la quatrième de couverture, de « dénoncer et de mettre fin à la plus vieille des oppressions domestiques, à la tyrannie féodale qu’exercent les hommes sur les femmes dans les familles ». À la suite de cela, des féministes françaises se regroupent pour créer la première association de lutte contre les violences conjugales, SOS Femmes alternatives, tandis que le premier foyer d’accueil, le centre Flora Tristan, est ouvert en 1978. Ces débats ont lieu dans des cercles relativement restreints de militant.e.s., mais les idées féministes ont pénétré par capillarité le corps social.

En réalisant une enquête d’histoire orale sur l’impact de 1968 auprès de femmes de tous milieux sociaux vivant dans une ville moyenne de province, Auxerre, Catherine Achin et Delphine Naudier ont découvert un lieu paradoxal d’autonomie pour des femmes de milieu populaire, à rebours du sens commun, les réunions Tupperware189. Lieux de sociabilité féminine par lesquels se diffusaient et se banalisaient, outre les récipients en plastique, des idées féministes, les réunions Tupperware ont été le lieu d’une mise en commun des expériences personnelles, voire intimes, qui a cristallisé certaines dispositions à l’émancipation et à la libération des corps. Une prise de conscience du sentiment de soi émerge dans cette configuration historique marquée par une large diffusion des idées féministes.

De même, étudiant les autobiographies déposées à l’Association pour l’autobiographie d’Ambérieu-en-Bugey, Anne-Claire Rebreyend revient sur les enjeux de la « libération sexuelle » et sur les multiples représentations de la « femme libérée »190. Cela signifie d’abord perdre sa virginité sans attendre le mariage ; la virginité n’étant plus considérée comme une vertu, les filles les plus ignorantes se sentent dévalorisées. Les courriers du cœur des magazines publient ainsi des lettres de jeunes filles qui s’inquiètent de l’âge moyen du premier rapport sexuel. En théorie, la « révolution sexuelle » telle qu’elle est prônée signifie l’accès égal des filles et des garçons à la sexualité et au plaisir. Cependant, dans les faits, la ligne de genre de la « révolution sexuelle » reste très marquée. Des militants reprochent aux militantes de ne pas être aussi « libérées » qu’elles devraient l’être. Aux yeux de ces hommes, la « révolution sexuelle » ne s’interprète donc pas seulement comme l’autorisation de coucher avec qui bon leur semble, mais aussi comme un devoir de jouir. Ce qui change effectivement dans les années 68, c’est qu’une « femme libérée » l’est d’abord de la peur de la grossesse non désirée ; c’est une femme qui peut décider de la vie sexuelle et amoureuse qu’elle souhaite mener dans ou hors du strict cadre conjugal. La maîtrise par les femmes de leur fécondité est un des phénomènes historiques majeurs du XXe siècle. Si les féministes des années 1970 ont contribué à dissocier sexualité et procréation, certaines formes de domination masculine et de violences sexuées archaïques demeurent.

Le Groupe d’information sur les prisons (GIP)191

« Nul de nous n’est sûr d’échapper à la prison. Aujourd’hui moins que jamais. Sur notre vie de tous les jours le quadrillage policier se resserre : dans la rue et sur les routes ; autour des étrangers et des jeunes ; le délit d’opinion est réapparu ; les mesures antidrogues multiplient l’arbitraire. Nous sommes sous le signe de la “garde à vue”192. » Ainsi commence le texte du manifeste du GIP, signé par Jean-Marie Domenach, Michel Foucault et Pierre Vidal-Naquet le 8 février 1971, lu par Michel Foucault à la chapelle Saint-Bernard de Montparnasse et remis à la presse.

Le GIP souhaite développer une information sur la prison et alerter l’opinion en faisant appel à celles et ceux qui ont un rapport avec elle : les détenus au premier chef, leurs familles, mais aussi les magistrats, les avocats, les médecins, les psychologues. À partir de février 1971, les membres du GIP distribuent aux portes des prisons, dans les files d’attente des familles qui vont visiter les détenus, des questionnaires dont le but déclaré est de « briser les barreaux du silence193 ». Les questions portent sur le quotidien des prisonniers. Le texte de présentation définit la situation dans les prisons comme « intolérable », nom d’une collection de brochures dans lesquelles sont relatées les conditions de vie dans les prisons. Le GIP revendique la suppression du casier judiciaire qui bloque toute réinsertion. En trois mois, un millier de questionnaires circulent et se diffusent. Le GIP reçoit des lettres de médecins, d’avocats, de visiteurs de prison, de groupes de lycéens et de détenus qui dénoncent l’entassement dans les cellules, la faim et le froid. Les premières réponses sont publiées dans une brochure le 28 mai 1971. La présentation (non signée, écrite par Michel Foucault) pointe l’oppression politique qui s’exerce par le biais d’institutions comme « les tribunaux, les prisons, les hôpitaux, les hôpitaux psychiatriques, la médecine du travail, les universités, les organismes de presse et d’information194 ». L’enquête, ni sociologique, ni journalistique, vise à briser l’isolement des détenus, à recueillir des témoignages et des récits bruts pour mettre en cause la justice et la prison. Une des conséquences immédiates et tangibles de ces actions est la possibilité accordée aux prisonniers, par le ministère de la Justice, d’avoir des journaux et d’écouter la radio : elle est appliquée entre les mois d’avril et de juillet 1971.

Le GIP s’appuie sur les principes fondateurs officiels de la République : il s’agit de s’élever contre ce qui, dans la prison, est contraire aux principes d’égalité et aux droits des individus ; en particulier, est affirmé le droit pour les détenus à avoir une sexualité, condition de l’affirmation de leur subjectivité. Le GIP pose la question de l’encadrement, du contrôle de la société et du rôle des travailleurs sociaux dans ce contrôle : il obtient le soutien de certains médecins travaillant dans les prisons qui apportent un témoignage de première main et remettent de ce fait en cause leur rôle et leur place dans l’institution. Le GIP opère ainsi un déplacement par rapport au militantisme d’extrême gauche : à l’universalisme du peuple ou du prolétariat, sujets traditionnels du discours « gauchiste », est substituée la figure spécifique du détenu. Le militant ne parle plus au nom ou à la place des individus, mais leur donne la parole. Deux ans après la fondation du GIP, Michel Foucault en tire le bilan : « Après la fondation du Groupe d’information sur les prisons, les détenus ont su qu’il y avait à l’extérieur un mouvement qui s’intéressait à leur sort, un mouvement qui n’était pas simplement un mouvement de philanthropie chrétienne ou laïque, mais un mouvement de contestation politique de la prison195. »

Révoltes de prisonniers

« On fait aux détenus une vie indigne d’un être humain.

Les droits qu’ils ont ne sont pas respectés.

Nous voulons porter ce scandale en plein jour. »

Groupe d’information sur les prisons, 1971196.

La mise en cause de l’institution pénitentiaire est accompagnée d’un mouvement de rébellions dans une trentaine de prisons au cours de l’hiver 1971-1972. Le début de l’agitation, sporadique de 1971 à 1974, marquée par des révoltes collectives, des grèves de la faim et des suicides, a été précédé par deux affaires : le 27 juillet 1971, à la prison Saint-Paul de Lyon, un surveillant de prison est mortellement blessé par un détenu qui s’était procuré un pistolet dans un colis de linge197. Le 21 septembre 1971, à la centrale de Clairvaux, dans l’Aube, une infirmière et un surveillant sont pris en otage, puis tués par les mutins. L’émotion grandit dans le personnel pénitentiaire : aux Baumettes, à Marseille, les gardiens réclament la suppression de la presse, « le retrait des visiteurs de tous ordres qui n’ont rien à faire dans les établissements » et la suppression des colis198. Cette dernière mesure, accordée par le ministre de la Justice pour calmer l’agitation du personnel pénitentiaire et rendue publique le 12 novembre, déclenche un mouvement de protestation des détenus dans les prisons qui prend des formes diverses. La révolte la plus connue est celle de Toul.

Le 5 décembre 1971, à la prison centrale Ney, à Toul, 285 prisonniers sur 375 refusent de rentrer après la promenade199. Des grèves ont lieu dans les ateliers les jours suivants ; la mutinerie éclate le 9 décembre. Depuis les toits, les mutins réclament un dialogue avec le ministre de la Justice, le départ du directeur et du gardien chef, des douches chaudes et des soins dentaires. À la centrale de Ney subsiste alors encore le système de « galons » octroyés à ceux qui n’ont pas eu de sanction dans l’année et inversement, la contention pour les détenus « agités ». Les jeunes détenus détruisent leurs lieux de détention et de travail pour ne pas rester à Toul et ils sont effectivement transférés vers d’autres prisons où ils importeront la révolte et ses modes d’action. Les promesses faites aux prisonniers n’ayant pas été tenues, une nouvelle mutinerie se termine par une intervention violente des forces de l’ordre qui fait de nombreux blessés. Le 13 décembre, L’Est républicain publie un texte intitulé « Nous voulons savoir », rédigé par le Comité pour la vérité sur les événements de la centrale Ney, qui réunit les aumôniers, le psychiatre, les éducateurs, des ex-détenus, des surveillants et des membres du personnel technique et administratif. Le 16 décembre, au cours d’une conférence de presse à Toul, Michel Foucault lit le rapport que le docteur Édith Rose, psychiatre de la prison, a adressé au président de la République, et qui devient ainsi une lettre ouverte200. Le ministre de la Justice nomme le 15 décembre une commission d’enquête qui rend son rapport début janvier en reconnaissant la dureté du régime pénitentiaire

Le 15 janvier 1972, la révolte à la prison Charles III de Nancy est déclenchée après l’arrivée de deux détenus d’Écrouves, où avaient déjà eu lieu des incidents. Ils écrivent : « Nous demandons une justice plus équitable à l’intérieur de la prison de la part des surveillants et de l’encadrement […]. Nous demandons l’amélioration de l’ordinaire en nourriture. Nous réclamons que les journaux ne soient plus censurés. Nous réclamons une hygiène décente, du chauffage dans tous les dortoirs. Nous réclamons que les détenus ne soient plus roués de coups par les surveillants à la suite de légères infractions201. »

La moitié des 319 prisonniers sont des prévenus, la plupart très jeunes, en détention préventive souvent pour des délits mineurs. Le 15 janvier, après avoir constaté qu’il n’y avait pas de lait pour le café du matin, la révolte qui couvait démarre avec la construction d’une barricade faite de bancs et de tables du réfectoire. Puis des coups de feu éclatent. « On a cru qu’ils voulaient nous fusiller », affirment des détenus. D’après une note anonyme, le directeur et le surveillant-chef tirent au pistolet-mitrailleur « afin de maintenir les prisonniers à distance, risquant de blesser ou de tuer les détenus ; c’est le commissaire central qui donne l’ordre d’arrêter le tir202 ». Les révoltés se précipitent sur les toits en criant « c’est la révolution ! ». Des tracts « bien écrits, sans faute » – notation de surprise ironique du préfet –, sont lancés des toits et demandent une justice plus équitable de la part des surveillants et de l’encadrement et l’amélioration de l’ordinaire203.

Le 18 janvier 1972, Michel Foucault, en compagnie de Jean-Paul Sartre, Gilles Deleuze, Claude Mauriac, Alain Jaubert et quelques autres, tient une conférence de presse sous les voûtes du ministère de la Justice place Vendôme, où est lu le cahier de revendications des détenus de la centrale de Melun. Les différents cahiers de revendications des prisons de Toul, Loos-les-Lille, Melun, Nancy, Fresnes et Nîmes sont publiés ultérieurement par le GIP, qui souligne la prise de conscience que représente la formalisation de revendications qui semblent modestes mais fondamentales pour les individus emprisonnés : en premier point vient toujours l’amélioration de l’ordinaire (nourriture, hygiène, chauffage, santé). Les procès-verbaux d’interrogatoire donnent des renseignements sur les révoltés inculpés au nom de la loi anti-casseurs : Daniel J., vingt-quatre ans, chaudronnier, condamné pour vol et libérable en août 1972 ; Michel M., vingt et un ans, rectifieur, condamné à huit mois de prison pour vol, libérable en août ; Gibert V., vingt-cinq ans, soudeur, condamné à deux ans de prison pour vol. Il y a aussi Charles, dit Jacky H., vingt ans, garçon de café, Jean-Claude D., vingt-six ans, charcutier, Gérard L, vingt-cinq ans, puddleur. Ce sont des jeunes, ouvriers et fils d’ouvriers, condamnés pour des (petits) vols, appelés au procès « vols de récupération ». Au procès qui a lieu le 8 juin à Nancy, ils écopent de cinq à huit mois de prison et 250 francs d’amende pour chacun204.

Le GIP a contribué à la naissance d’une organisation des prisonniers gérée par eux-mêmes, le Comité d’action des prisonniers (CAP), qui se manifeste publiquement le 11 décembre 1972205. Les initiateurs du GIP, qui s’est dissous dans l’intervalle, créent en décembre 1972 une Association de défense des droits des détenus présidée par Mme Dominique Eluard pour mettre sur pied un soutien juridique. Au cours de l’année 1972, une vague de suicides (trente-sept comptabilisés dans Le Monde du 5 janvier 1973) se produit dans les prisons, transformant en cri individuel et en violence contre soi l’espérance déçue des mouvements collectifs206. En avril-mai 1973, les détenus de la prison Saint-Paul, à Lyon, rédigent un cahier de doléances qui se termine par ces mots : « Nous ne voulons pas la violence, mais l’avons employée seulement pour nous faire entendre, pour rappeler que nous somme des êtres humains et que nous entendons être traités comme tels, non pas comme des pions anonymes207. »

L’accident du travail, ce n’est pas la « fatalité », c’est le patron !

« Je travaillais sur la chaîne 5. Je portais une jupe soleil comme c’était la mode à l’époque. »

Martine208.

Ce jour-là, le jeudi 11 mai 1967, l’usine Rochel de conditionnement de bombes aérosols d’insecticides et de produits de beauté, basée à Méru, dans l’Oise, explose. Bilan, trois mortes, quarante-neuf brûlé.e.s sur un total de quatre-vingt-dix-sept employé.e.s. Le personnel est alors constitué d’un encadrement masculin, ainsi que d’une quinzaine de jeunes gens et une majorité de très jeunes filles embauchées dès l’âge de quatorze ans sur machines (malgré l’interdiction légale) et payées entre 1,70 et 2 francs de l’heure, une misère en 1967.

Ce jour-là, Marc Vivet est contraint par un des chefs de mettre en marche une machine alors qu’il vient de le prévenir d’une fuite de gaz : « J’ai refusé, j’ai dit ça va sauter. » Le chef lui répond : « Il n’arrivera rien. Allez-y c’est un ordre. » Le gaz s’enflamme, les ouvrières aussi, transformées en torches vivantes. Sur les quatre-vingt sept présent.e.s ce jour-là, cinquante-sept victimes ont été transportées d’urgence à l’hôpital. Marc Vivet recevra des soins intensifs pendant dix-huit mois.

Quelques années après, Simone de Beauvoir rend visite aux rescapées et témoigne :

Martine Baron, dix-neuf ans, mariée depuis peu. Elle avait quinze ans au moment de l’accident. Elle est restée un mois à l’hôpital de Lille, entre la vie et la mort. Après sept mois à Lille, elle a passé sept mois à Berk où elle a subi un traitement de rééducation extrêmement douloureux : attachée sur une planche, elle restait deux heures sur le dos, puis deux heures sur le ventre. Elle pleurait du matin au soir de souffrance et de solitude. Elle a passé chez ses parents un an et demi de convalescence. Gravement brûlée de la tête aux pieds, on lui a fait un grand nombre de greffes. Elle a les pieds tordus et elle souffre des reins et des jambes. Toute sa peau est comme morte. Elle m’a montré son corps : tout le bas du dos est crevassé et boursouflé d’une façon affreuse. Cependant elle est indemnisée seulement à 7 % sur la base de 14 % d’invalidité209.

En 1969, le tribunal correctionnel de Beauvais condamne M. Bérion, le PDG depuis 1964 « coupable d’une faute inexcusable » pour « homicide par imprudence », à un an de prison avec sursis et 20 000 francs d’amende : il fond en larmes au moment du verdict mais il est amnistié quelques semaines plus tard et va construire ailleurs une autre usine. Aucune des règles de sécurité dans l’usine de Méru, classée « à risques », n’a été respectée : pas de prise de terre, choix d’une machine à moindre coût (celle qui a provoqué l’explosion), négligence des observations du service de prévention de la caisse de Sécurité sociale. À un cadre qui lui réclamait d’appliquer des consignes de sécurité, M. Bérion aurait répondu : « Ne faites pas l’andouille. Faites-les cravacher, c’est tout ce qu’on vous demande210. »

Les victimes n’ont pas eu le droit de se porter partie civile en raison du code de la Sécurité sociale. Pourtant, les conséquences sur leurs corps ont été à la fois physiques, morales, psychiques et esthétiques : « Aucun effort n’a été fait pour essayer de réparer quelque peu ces dommages », écrit Simone de Beauvoir, qui conclut son article par une formule forte : « En France, aujourd’hui, on peut tuer impunément. »

Ce sont les ouvrières qui avaient demandé, en 1971, à Simone de Beauvoir de venir les voir. Cette dernière fut bouleversée par cette rencontre et avait souhaité écrire elle-même l’article publié le lendemain de sa visite à Méru dans J’accuse. Sur le chemin du retour, elle avait affirmé à Jean-Pierre Barou : « J’ai senti la même gêne que chez les survivants d’Hiroshima » – une sorte de honte, résultant d’une dignité qui ne peut s’exprimer face à l’impossibilité d’obtenir réparation, même symbolique. Une rue de la zone industrielle de Méru a depuis été baptisée « rue du 11 mai 1967 ». Mais le vrai lieu de mémoire de l’accident, ce sont les corps des ouvrières. Quarante ans après, Josie ose avouer que ses jambes gardent encore la marque laissée ce jour-là sur sa peau par son porte-jarretelles brûlé211.

L’insubordination des travailleurs

« Pourtant un ouvrier reste attaché, paradoxalement, à l’usine. Ces bâtiments lui collent à la peau et plus encore, ces murs, ces allées, ces coins de cafétéria. Il y suinte autre chose qu’un décevant productivisme. C’est l’espace social affectif. Il remplit son existence pendant des années. Ce sont les combats acharnés contre la matière, les bons tours joués à la machine, cette “gueuse”, et aussi les rapports de force avec les catégories supérieures, la maîtrise, les ingénieurs, la direction. Ces luttes élèvent le tonus de l’esprit humain. »

Charles Dusnasio,
Un vieux barbu dans la chaudière, 1992212.

L’histoire des mouvements sociaux qui ont marqué les années 68 ne peut ici être exhaustive213. Après 1968, l’insubordination des « travailleurs » est en effet un phénomène récurrent, le mot « travailleur » étant le terme le plus fréquemment employé dans le vocabulaire de la CGT comme de la CFDT jusqu’en 1978214. Les mobilisations contestataires participent du processus de radicalisation d’un certain nombre d’acteurs sociaux aux engagements multiples qui entrent parfois en convergence : ouvriers et ouvrières, lycéen.ne.s, étudiant.e.s, paysan.ne.s, technicien.ne.s, enseignant.e.s se retrouvent épisodiquement au cours des conflits qui jalonnent la période et dont certains deviennent emblématiques215. La lutte de Lip ou la grève de l’usine du Joint français côté ouvrier, le Larzac côté Paysans-travailleurs, sont de ceux-là. Célébrés et magnifiés, ils ont constitué des points de référence, des modèles et des césures. Inaugurant ou perpétuant des formes d’action inhabituelles, ils ont mis à mal la politique contractuelle de l’État et bousculé les orientations des organisations syndicales représentatives216.

Tous les conflits n’ont pas eu le même destin : il y a eu des grèves isolées, sans éclat, oubliées, qui n’ont pas – ou peu – laissé de traces, sauf dans la conscience de celles et ceux qui y ont participé. À l’opposé, il y a eu des grèves phares qui sont devenues des symboles et des modèles exemplaires. Plusieurs éléments y ont contribué : la détermination des grévistes et leur place dans le procès de production, la possibilité de faire connaître leur mouvement publiquement, par la presse régionale ou par la télévision régionale, la présence dans le groupe de porte-parole, parfois même l’intervention des forces de l’ordre. La reprise des informations par des collectifs militants – collectifs organisés aux portes des usines comme les comités de soutien, ou journaux comme Les Cahiers de Mai – a contribué à faire connaître ces conflits en leur accordant une importance parfois sans commune mesure avec leur portée réelle, mais contribuant ainsi à diffuser l’expérience acquise.

Les conflits, créateurs d’identités individuelles et collectives, cristallisent des enjeux, des figures, des espaces et des moments symboliques. L’entreprise, souvent assimilée à l’usine, où domine la figure de l’OS à qui l’on ne prête pas toujours une nationalité ou un sexe, en est le cœur. De nouveaux acteurs sociaux – les femmes, les travailleurs immigrés, les ouvriers ruraux – et de nouveaux terrains – le Grand Ouest de la décentralisation industrielle par exemple – imposent leurs marques dans cette période des années 68 et contribuent à ancrer une problématique identitaire, régionale ou de groupe217. Une étude du ministère de l’Intérieur sur « l’utilisation de la violence dans les milieux salariés » estime que « les origines de ces formes d’action sont à rechercher dans les événements de mai-juin 1968, l’évolution des mœurs et des mentalités, la contestation généralisée, le développement des groupes révolutionnaires et le déclin de l’autorité et du principe hiérarchique218 ».

La grève au Joint français (1972),
un symbole de l’insubordination ouvrière

« Ce qu’il y a c’est que la photo a été interprétée, il y a eu des tentatives de récupération, c’est peut-être pas le mot, mais elle a servi de prétexte à pas mal de trucs. Il y a tous les petits groupes gauchistes qu’il y avait à l’époque, c’était comme un emblème, un gréviste qui shoote un CRS ! En fait moi je suis hyper énervé, je lui tire sur les vêtements, alors il va en faire qu’une bouchée ! C’est totalement le contraire, je lui dis comme ça textuellement : “Puisque tu es là pour ça, vas-y ! Casse-moi la gueule, tape-moi dessus”, voilà ce que je lui ai dit : “Vas-y ! Vas-y ! Tape-moi dessus comme ça.” C’était un grand copain à moi on a été quatre ans ensemble à l’école, on était assis à la même table. »

Guy Burniaux, entretien, 2001219.

Ce 6 avril 1972, à Saint-Brieuc, alors que la CRS 16 a relevé la veille les gardes mobiles, les policiers reçoivent l’ordre de dégager le rassemblement des grévistes. Jacques Gourmelen, photographe à Ouest-France, prend une série de photos pour illustrer la rude grève du Joint français qui dure depuis le 10 mars. L’une d’entre elles est devenue célèbre et est régulièrement republiée. On y voit deux hommes s’affronter, l’un tient par le col l’uniforme de l’autre, un CRS casqué. Les traits tirés, le visage du premier est crispé – de douleur, de haine, ou de révolte, c’est difficile à dire.

En réalité, les deux protagonistes sont des amis d’enfance : ils ont fréquenté pendant quatre ans les mêmes bancs du lycée technique de Saint-Brieuc ; ils ont passé leur CAP d’ajusteur en 1965 ; ensemble, ils ont fait les 400 coups dans leur jeunesse. Et tandis que Jean-Yvon Antignac devient CRS comme son père, Guy Burniaux entre à l’usine comme métallo. Au Joint français, il est chargé de réaliser des moules dans lesquels sont coulées des pièces en caoutchouc. À vingt-cinq ans, père d’un premier enfant, il ne touche que 1 000 francs par mois pour quarante-huit heures de travail par semaine. « Et en trois huit. C’était très dur. Il régnait une discipline de fer dans l’usine. Et l’été, la chaleur était telle que certaines femmes tombaient dans les pommes. Dans l’autre usine du groupe, à Bezons, dans la banlieue parisienne, ils touchaient plus que nous. En faisant grève, on voulait rééquilibrer les salaires. On demandait 70 centimes d’augmentation par heure. C’était pas le Pérou. »

Installée à Saint-Brieuc depuis 1962, dans le cadre de la politique de décentralisation, l’usine du Joint français est essentiellement une usine d’OS (60 % de femmes) aux salaires bas. Seulement 10 % des salariés sont payés au mois, l’encadrement est peu nombreux (onze cadres, cinquante et un agents de maîtrise, vingt-trois techniciens et quinze employés pour un millier d’ouvriers). Le conflit démarre le 15 février 1972. Après quinze jours de grève perlée, marquée par des débrayages de trente minutes où les bureaux et la maîtrise, appelés par les syndicats, rejoignent les ouvriers dans l’action, l’occupation de l’usine est décidée par les trois quarts du personnel le 10 mars. La décision, venue de la base, surprend même l’UD-CFDT. La question de la parité entre les salaires de la région parisienne et ceux de la province, en particulier dans les entreprises décentralisées, était une revendication depuis le milieu des années 1960. L’occupation dure une semaine, jusqu’au jugement du tribunal rendu à la demande de la direction de l’usine qui redoute « l’intervention d’éléments extérieurs à l’usine » et ordonne à la force publique l’évacuation des locaux. L’opération est réalisée le 17 mars, sans violence, par une centaine de gardes mobiles. Accueillis par des huées à chaque rentrée, les non-grévistes ne tiennent pas plus de deux jours et l’usine devient une simple caserne.

Soutenus par Yves Le Foll, maire PSU de Saint-Brieuc, les grévistes reçoivent un accueil favorable dans la population. Des cadres s’interposent auprès de la direction qui campe sur ses positions, méprise les délégués syndicaux et les ouvriers qui manifesteraient « une attirance un peu infantile pour les biens de consommation sous l’influence de la publicité220 ». Les négociations n’avancent pas, les propositions de la direction n’excédant pas 19 centimes de l’heure, ce qui apparaît comme une provocation et une atteinte à la dignité des salariés. Manifestations en ville, blocage de la route nationale, collectes dans toute la France… : tous les moyens sont bons pour tenir. Excédés, les plus jeunes envahissent le 5 avril la salle de négociations et séquestrent la direction et les représentants syndicaux. Des journalistes, un cinéaste même, enregistrent les négociations marquées par des violences verbales. Après une nuit blanche, l’évacuation des locaux par la police est décidée, qui tourne à l’affrontement. La séquestration de la direction se termine et la télévision nationale filme en direct le départ des directeurs dans un fourgon de police ; les images passent sur les deux chaînes au JT du soir, construisant ainsi la popularité du conflit. Le gouvernement – et en particulier le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin – qui s’inquiète des séquestrations de cadres221, ne supporte plus de voir le millier de salariés du Joint français lui tenir tête, d’autant plus que le 25 février, un jeune ouvrier maoïste, Pierre Overney, avait été assassiné par un vigile armé, Jean-Antoine Tramoni, à Renault-Billancourt, et qu’un cadre de la Régie, Robert Nogrette, a été séquestré le 8 mars par la Gauche prolétarienne222.

À la fois locale, régionale et nationale, la solidarité joue à plein. « On est allé jusqu’à Clermont-Ferrand faire la quête à la sortie des usines Michelin, se souvient Guy. D’autres équipes étaient allées aux chantiers de la Ciotat et sur d’autres grands sites industriels. Cet argent nous a permis de tenir le coup. » Les commerçants locaux soutiennent cette grève considérée comme « sympathique » (sans casse) et la population de Saint-Brieuc participe aux manifestations (4 000 personnes le 7 avril, 10 000 le 18 avril), tout comme les lycéens et les enseignants, entraînés par l’extrême gauche (la Ligue communiste essentiellement). Les paysans du Centre départemental des jeunes agriculteurs (CDJA) et de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), mais aussi les Paysans-travailleurs qui commencent à s’organiser dans les Côtes-du-Nord, apportent des vivres qui sont redistribués aux grévistes223. C’est un de leurs choux-fleurs qui avait été présenté aux patrons pour leur petit-déjeuner lors de la séquestration. Même l’évêque apporte sa caution morale le 30 mars et sensibilise les catholiques. En avril, le discours sur le conflit se politise, autour des déclarations du maire PSU et du développement d’un argumentaire régionaliste par diverses organisations sur la « colonisation de la Bretagne ». Le conflit dure jusqu’au 8 mai. Lors de l’ultime négociation, 65 centimes d’augmentation par heure sont accordés. Sur 827 votants, 641 salariés votent « oui » à la reprise du travail contre 191 « non » et 5 nuls. Sur le moment, le dénouement apparaît comme une victoire ouvrière en même temps qu’une affirmation de l’identité bretonne.

Les années ont passé. Guy Burniaux, ancien ajusteur, se souvient comme si c’était hier de ce 6 avril 1972 et de ces quelques secondes d’une extrême intensité pendant lesquelles il affronte son ancien camarade devenu CRS. « Je n’avais aucune rancœur, ni aucun message politique à lui envoyer à la figure. Ça n’était pas mon style. J’étais engagé dans le conflit en tant qu’ouvrier. J’étais beaucoup moins politisé que certains de mes copains. » Les jours qui suivent, le cliché, vendu par Ouest-France à l’AFP, est repris par les grands titres de la presse nationale, dont Paris Match. La télévision régionale a filmé pendant une dizaine de secondes l’incident entre les deux hommes ; le clip est affiché tous les soirs en vignette du JT quand on parle du Joint français. Le cliché figure également en couverture de publications ou sur des tracts d’organisations d’extrême gauche, comme symbole de l’ouvrier luttant pour sa liberté contre l’État oppresseur. L’image devient une icône ; elle incarne, à son corps défendant, le symbole de l’insurrection ouvrière contre l’État et ses forces de l’ordre. Pour l’union régionale CFDT, c’est le symbole d’une Bretagne exploitée dont les fils doivent trouver du travail, l’un dans une usine, l’autre dans les CRS224.

Après le conflit, Guy Burniaux quitte le Joint français et retrouve très vite du travail dans une autre grosse entreprise briochine. « Les patrons de l’époque n’avaient pas fait le rapprochement entre le cliché et moi. Sinon, je n’aurais jamais eu le poste. » Jean-Yvon Antignac quitte quant à lui les CRS l’année suivante après avoir refusé une affectation trop lointaine, et travaille dans le bâtiment. Guy et Jean-Yvon ne se sont plus perdus de vue. « J’ai même formé son fils à l’usine, raconte Guy. On se voyait régulièrement au PMU, le dimanche matin. On prenait un verre ensemble. Un jour, il m’a annoncé qu’il avait un cancer. Ça m’a foutu un sacré coup. Et puis, il est parti225. »

L’histoire bégaie. Le 4 février 2014, Le Télégramme titre « Le Joint français : négociations salariales sous haute tension » et, à cette occasion, rappelle le conflit du Joint français de 1972. De l’usage du passé dans le présent…

La figure autogestionnaire : Lip 1973

Construit d’emblée comme exemplaire par sa durée et par ses formes, très connu, le conflit de Lip, usine d’horlogerie de Besançon, a posé publiquement la question de la propriété du produit du travail et celle des conséquences sur l’emploi de l’industrialisation et de la gestion des entreprises. Pendant plus de sept mois, de juin 1973 à janvier 1974, le feuilleton Lip a tenu les Français en haleine. Pour sauver leur emploi, les salariés de Lip (« les Lip ») ont occupé l’usine, saisi le stock de montres, organisé des ventes dites « sauvages » partout en France et fait redémarrer la production, pour eux-mêmes. Ils se sont payés et ont négocié un plan de maintien des activités et des emplois.

Même si différentes solutions ont été préconisées et si les individus se sont souvent affrontés verbalement, les syndicats CGT et CFDT ainsi que le comité d’action (créé à côté des structures syndicales) ont toujours coexisté dans le cadre de l’assemblée générale et de la pratique de la démocratie directe. Ils ont été accompagnés par une série de militants d’extrême gauche dont la présence a été tolérée – plus ou moins bien – par certains Lip, et encouragée par d’autres, minoritaires. La CFDT de Lip a fait de cette lutte le symbole de l’expérience autogestionnaire (même si la fabrication a de fait été limitée) avec le slogan devenu célèbre « On fabrique, on vend, on se paie », tandis que la CGT opposait à cette forme d’autogestion un principe de « gestion démocratique ». Des milliers de personnes ont manifesté leur soutien ou leur intérêt à l’égard du conflit en achetant des montres, en signant des pétitions, en défilant ou en participant à des meetings de soutien. Bien que l’usine de Palente ait été occupée par la police le 14 août, le rassemblement de dizaines de milliers de personnes sur le causse du Larzac le 25 août 1973 a marqué l’apogée du collectif bisontin. La stratégie des Lip – leur illégalité tranquille – a transformé un problème local en un événement national et la mauvaise gestion d’une entreprise privée en une affaire d’État. Dans le beau film de Christian Rouhaud, Les Lip, l’imagination au pouvoir (2007), on retrouve quelques-unes des grandes figures de cette lutte : Charles Piaget, leader de la CFDT, Roland Vittot, Fatima Demougeot, Raymond Burgy, Jean Raguenès et Jeannine Pierre-Émile.

Le comité d’action, créé le 22 avril 1973 pour faire participer à l’action les non-syndiqués, est animé entre autres par Monique Piton et par Jean Raguenès. À leurs yeux, la finalité du mouvement est moins de préserver des avantages acquis que de construire une autre société et de penser différemment le travail. Jean Raguenès, partisan d’une paie égale pour tous, s’est dit très déçu par le choix de conserver la hiérarchie des salaires : « Derrière la hiérarchie il y a toute une image conventionnelle du monde, des rapports sociaux entre les hommes226. » Monique Piton s’est quant à elle particulièrement préoccupée du statut des femmes dans l’entreprise. Les femmes OS de Lip avaient déjà été présentées à la télévision sur la première chaîne le 4 octobre 1968, dans une enquête de Françoise Dumayet relayée par un article du magazine Elle : portraits individuels de « vingt-deux femmes à la chaîne », coincées entre un travail minutieux et soumis aux cadences, la famille et le travail domestique227. Elles se sont aussi exprimées, au cours de la lutte, dans une brochure, Lip au féminin, dont la rédaction, échelonnée sur une année entre 1973 et 1974, a été décidée en raison des difficultés pour les femmes à prendre la parole dans l’assemblée générale – « Comme on n’avait pas de pouvoir sur le collectif on se réunissait ailleurs, à côté228 » et aussi à cause de la répartition sexuée des tâches : elles balayent beaucoup et s’occupent du restaurant collectif mais pas de sa gestion. La brochure Lip au féminin pointe l’imbrication entre vie privée, vie professionnelle et vie sociale et collective ; la présence, dans le collectif rédactionnel, des épouses – « femmes au foyer » – des leaders de la CFDT Vittot et Piaget souligne ce fait : « On défend dans l’entreprise des idées révolutionnaires, mais on se conduit chez soi d’une façon conservatrice. Bien sûr certains font des efforts. Mais il faut parvenir à une réflexion et à des solutions collectives. On pourra montrer que les difficultés, si elles sont ressenties individuellement par des quantités de gens, ce n’est plus un problème individuel, mais un problème général, on pourrait même dire un problème politique229. »

Dans le colloque sur l’emploi organisé par la CFDT de Lip en décembre 1973, une commission sur le travail féminin, animée par Monique Piton, met en exergue trois formes de comportement des femmes de Lip : les « activistes » qui participent et qui militent à l’égal des hommes ; les « tricoteuses », des femmes plus âgées en général, assises dans le hall de la Maison pour tous, présentes mais ne participant pas aux activités ; celles enfin qui restent chez elles, par indifférence ou par obéissance aux maris230. La volonté unitaire, très forte dans le groupe des grévistes a, malgré la montée d’une prise de conscience chez les femmes, freiné l’expression de leurs revendications spécifiques. Les questions de l’organisation du travail lui-même – de nombreuses femmes étaient OS – ont peu été abordées. Mais le conflit a agi, pour certaines, comme un révélateur ; il a fait émerger les problèmes des femmes de la sphère privée à la sphère publique dans le champ syndical.

Le conflit de Lip peut être lu comme une tentative pour articuler, non sans tension, les aspirations à la démocratie directe et autogestionnaire, l’espoir d’une fusion possible entre classe ouvrière, intellectuels et étudiants (différents courants du gauchisme), et les nécessités réalistes liées aux difficultés économiques et à l’emploi. De nouveaux groupes sociaux (les OS, les employées) ont imposé, parfois brièvement, leurs représentations face à l’ancien groupe des ouvriers professionnels et des techniciens.

Grèves de femmes

À partir de 1972-1973, une vague de grèves contre le rendement secoue les usines de femmes, notamment dans les secteurs du textile et de l’électroménager. Les ouvrières de Coframaille à Schirmeck (Bas-Rhin) évoquent les motifs de leur grève en liant santé au travail, équilibre familial et contestation des cadences :

Les ouvrières de la « Bonneterie » ont découvert que leur santé était en péril ainsi que l’équilibre au plan familial et social. Elles refusent l’augmentation des cadences. C’est une lutte pour la qualité de la vie […]. La cause des ouvrières est juste, elles ne veulent plus être tributaires de la mode, du fil, de la machine, des changements d’articles, des changements de postes. Elles exigent un véritable salaire mensuel fixe garanti […]. C’est la lutte contre le salaire lié au rendement, contre les cadences231.

Comme dans toutes les grèves qui tentent d’améliorer les conditions de travail, les conflits sur le rendement montrent que les salariés aussi veulent préserver leur santé. C’est l’indice que le compromis fordien (augmentation de salaires compensant la croissance de la productivité du travail), qui avait réglé les relations sociales depuis la Libération, se délite232.

« Moulinex libère la femme, la femme OS se libère de Moulinex » : C’est ainsi qu’un tract de la CFDT, parodiant la publicité de l’entreprise, présente la grève des ouvrières du montage de Moulinex Alençon qui démarre le 27 février 1974 par un mouvement de contestation des cadences233. Les ouvrières exigent alors 200 francs d’augmentation pour toutes et tous et diminuent collectivement les cadences de 25 %. La direction envoie un huissier pour constater cette diminution et annonce que le salaire sera réduit d’autant234. Le 7 mars, les ouvrières organisent coulages et débrayages et incitent les travailleuses à se rendre au meeting pour informer de ce qui se passe dans leur secteur et des propositions discutées sur les chaînes. À l’occasion du 8 mars, journée internationale des femmes, la commission féminine de la CGT Moulinex Alençon dépose un cahier de revendications auprès de la direction de l’entreprise avec des revendications strictement féminines235. La mobilisation s’étend progressivement sur plusieurs sites de Moulinex. La direction propose alors un « calendrier d’augmentation236 ». Comme en 1971, où les ouvrières avaient fait trois semaines de grève et obtenu 100 francs d’augmentation237, elles sont en 1974 à l’initiative d’une grève qui se généralise rapidement sur plusieurs sites, ce qui contraint la direction à céder.

La grève de 1978 est l’un des conflits les plus importants qu’ait connus le groupe. En effet, sur les douze sites de Moulinex, sept entrent en grève avec occupation et deux autres sont en grève illimitée pour demander une augmentation uniforme de 400 francs, la cinquième semaine de congés payés ainsi que le paiement des ponts. Le 14 juin, les syndicats d’Alençon appellent à la grève illimitée et l’occupation de l’usine est décidée dans la foulée. Cette grève s’inscrit dans un contexte particulier dans lequel d’autres entreprises sont également touchées : 400 conflits sociaux simultanés sont recensés par Le Nouvel Observateur238. L’initiative de la grève revient à la CFDT qui organise des débrayages répétés. L’implication des ouvrières est forte. Certaines d’entre elles, militantes à la CFDT, forment d’ailleurs une commission femmes dans le cadre de la grève. Sur une photographie, on les voit brandissant une banderole sur laquelle on peut lire : « Moulinex, égalité de la femme, même combat : même salaire, même tâche, même considération, même combat. » Les femmes s’organisent et mettent en place une garderie pour les enfants dans l’école des apprentis de Moulinex. Si cette commission permet d’assurer la gestion au quotidien de la grève, la direction du mouvement est presque exclusivement masculine alors même que les ouvrières occupent l’usine et participent au piquet de grève.

De leur côté, des non-grévistes se rassemblent et pétitionnent tandis que d’autres salarié.e.s ne participant pas à la grève optent pour une neutralité distante, affirmant qu’« ils ont du boulot chez eux ». Le quotidien régional Ouest-France reprend dans ses colonnes les propos d’ouvrières non grévistes : « La direction pourrait quand même faire quelque chose. Les professionnels ont bien eu des promotions mais il n’y a jamais rien pour les ouvrières. » Elles expliquent pourquoi elles ne participent pas au mouvement du fait de la pression financière : « On ne peut pas se permettre de perdre de l’argent » ; « On a fait construire, il faut rembourser ». « C’est dégueulasse ce qu’on fait. S’ils obtiennent quelque chose, on en profitera. Mais, vraiment la vie est déjà trop dure, on ne peut pas faire grève », reconnaît l’une d’entre elles. Ces propos dénoncent le décalage entre l’avancement des ouvrières et celui des professionnels, ainsi que les difficultés financières liées au remboursement de leur maison. Trente ans plus tard, Valentine C. explique dans un entretien à propos de la grève de juin 1978 :

J’y allais de temps en temps, oui. Qu’on sache s’il faut aller travailler ou pas. L’usine était fermée, ils avaient tout bouclé, hein. On ne rentrait pas, les ouvriers ne rentraient pas dans l’usine. Ils avaient squatté l’usine. Je pense que vis-à-vis de ceux qui avaient envie de travailler, comme moi, qui venaient de faire construire, qu’avaient une maison et trois enfants, euh… Vous ne pensez pas vraiment à faire la grève pendant trois semaines, vous pensez plutôt à payer vos traites239.

La ville d’Alençon offre la gratuité de la cantine aux enfants de grévistes jusqu’au 30 juin et la population soutient la grève. Les ouvrières grévistes sont une nouvelle fois mises en avant par la presse lorsque Moulinex a recours à des « nervis » afin de libérer les usines des occupant.e.s240, le journal Ouest-France affirmant à ce titre que « les ouvrières d’Alençon ont repris l’usine aux gros bras de la direction241 ». Dans un récit postérieur, héroïque, l’une d’entre elles raconte que l’un des « gros bras de l’ASL, syndicat maison de chez Citroën », avait frappé « violemment au ventre » une syndicaliste enceinte, avant de la pousser dans les escaliers, ce qui avait conduit les autres ouvrières à réagir :

Erreur de stratégie, ils avaient osé frapper une femme, notre copine. La colère et la haine nous ont fait oublier le danger et la peur. Nous étions environ une vingtaine dans ce hall. Notre colère va faire de nous des animaux enragés. Notre copine Mimi gît au sol, nous ne pouvons pas l’approcher, alors nous nous jetons sur les ignobles salopards toutes griffes dehors. Nous mordons, donnons des coups de pied. Ils étaient six ou sept, nous étions une vingtaine. Trois furies par homme, bonjour les dégâts, nous étions enragées, ils reculent, les scélérats, ils se sauvent242.

Une OS syndiquée à la CGT figure dans la délégation des syndicalistes reçus à la préfecture, comme l’illustre une photographie des sept représentants, dont six sont des hommes. Bien qu’elles ne semblent pas diriger le conflit, en particulier sur le site d’Alençon, ce sont les ouvrières qui sont sollicitées par la presse pour témoigner de leurs vies à l’usine, à tel point que leur présence médiatique occulte presque celle des hommes de l’usine.

À l’exemple de Lip, la CIP

La grève de la Confection industrielle du Pas-de-Calais (CIP), usine de confection du bassin minier du Nord, est connue entre autres par une enquête de terrain réalisée par deux sociologues, pendant et après le conflit243. Il s’agit d’une grève pour l’emploi avec occupation des locaux et reprise de la fabrication sous contrôle des ouvrières. En décembre 1973, le PDG, qui dirige quatre ateliers de fabrication de chemises et de pyjamas dans le Nord et le Pas-de-Calais, où il emploie 700 personnes, dépose son bilan après des opérations frauduleuses qui le conduisent en prison. Au cours d’une première occupation, de décembre 1973 à janvier 1974, les ouvrières continuent à travailler sous le contrôle du tribunal de commerce. En novembre 1974, l’entreprise prend le nom de CIP : le nouveau PDG veut fermer deux ateliers, ce qui équivaut à 200 licenciements. Le siège social est occupé en mai 1975 et le directeur, séquestré, est délivré par les forces de l’ordre. Les ouvrières, aidées par des syndicalistes et des élus locaux, empêchent le départ des stocks de produits fabriqués. Un accord est trouvé sur le partage de l’emploi (chômage partiel). Mais en juillet, après un rapport d’expertise, la direction décide de fermer l’usine et de licencier les 500 salariés présents.

Le personnel décide alors d’occuper l’usine, d’évacuer les non-grévistes et de reprendre la fabrication. L’occupation, menée jour et nuit par 117 femmes et un homme (un prêtre-ouvrier), dure dix-huit mois, de juillet 1975 à janvier 1977 ; elle est soutenue par les partis de gauche et la fédération régionale CFDT : seul syndicat présent dans l’usine, la CFDT est bien implantée avec une centaine d’adhérents, soit environ 20 % du personnel244. Les six heures de travail quotidien alternent avec des réunions d’assemblées générales ou de commissions, dont l’une est chargée des « échanges » – c’est-à-dire de la vente, mais le mot n’est jamais utilisé – des chemises contre une solidarité financière. Dans un premier temps, les ouvrières tentent de fabriquer chacune une chemise entière, cassent la chaîne et travaillent sans chef, sans cadence et sans rendement ; mais elles finissent par revenir à l’organisation antérieure du travail, avec cependant des cadences moins rapides, une des déléguées assumant la fonction de « contredame ».

Diverses manifestations permettent de faire connaître le mouvement dans la région et sur le plan national (« tour de France de l’emploi », pièce de théâtre montée par la troupe de l’Aquarium). Tout au long du conflit, les ouvrières ont le soutien du maire et des élus locaux, et des syndicalistes de l’entreprise voisine, La Française de mécanique. En janvier 1977, un protocole d’accord avec une entreprise belge de fabrique de canapés permet de réembaucher progressivement une majorité de « Cipettes », comme sont surnommées les ouvrières. La reprise s’échelonne sur plus d’un an : dans l’attente de leur embauche, celles qui n’ont pas de travail continuent, à un rythme moins soutenu, à fabriquer des chemises dans un local de fortune et à les « échanger ». Les ouvrières, qui appartiennent à des familles de mineurs, ont mené leur mouvement sans le soutien de leur milieu et de leurs maris, au mieux indifférents, au pire hostiles. Mais en fin de compte, tout en respectant les structures familiales, leur attitude représente une sorte de défi aux rapports d’autorité et de domination au sein du couple. Certes, il n’est ni explicite, ni théorisé : seules les célibataires (ou les femmes mariées dont le mari est absent) occupent l’entreprise la nuit ou participent aux voyages en dehors de la région pour les « échanges ». Mais les ouvrières déploient pourtant, sans le nommer, une sorte de féminisme marqué par leur autonomie, leur aspiration à l’indépendance – qu’elles disent en particulier vouloir pour leurs filles –, et la volonté de partager les tâches du quotidien et de maîtriser la procréation. Si dans le récit de leur lutte ne s’exprime ni exaltation du travail, ni amour du métier, toutes affirment leur attachement à l’emploi, qui leur a permis d’acquérir une fierté, une assurance et de conserver une place dans une région où le travail des femmes – en particulier des épouses – n’est ni une tradition, ni une évidence. Pour rappeler ces « grèves productives245 » du début des années 1970, on aurait également pu évoquer les cas des ouvrières de l’usine Burton à Boulogne246 ou de Cousseau à Cerizay, qui présentent des traits similaires247.

Ouvriers immigrés en lutte

La diversité du groupe des OS apparaît également lors de conflits impliquant des ouvriers immigrés248, dont les revendications spécifiques portent notamment sur le logement et les cartes de travail et de séjour.

La question des bidonvilles était apparue publiquement dans la presse en 1964, ce qui avait suscité l’adoption d’une loi sur leur résorption249. Au cours de l’année 1969, une grève des loyers éclate parmi les travailleurs africains d’Ivry-sur-Seine et de Saint-Denis250. En octobre 1971, la presse se fait l’écho de la grève des ouvriers arabes d’Oyonnax, dans l’Ain. La ville est spécialisée dans la fabrication du plastique et compte une multitude de petites et moyennes entreprises : 700, dont 300 ont moins de cinquante ouvriers, qui emploient au total 6 500 ouvriers immigrés. Cet éclatement explique la difficulté pour ceux-ci de réaliser une unité d’action fondée sur autre chose que sur la langue commune. Le 8 octobre 1971, 400 ouvriers algériens, soutenus par la CFDT, entament une grève qui dure quatre jours après que le directeur du foyer a décidé de doubler le nombre de lits par chambre (de trois à six). Les Français, techniciens ou régleurs, ne réagissent pas, tout comme les OS espagnols et portugais qui, avec leur carte de résident temporaire, se sentent moins protégés que les ouvriers algériens qui ont une carte de « résident privilégié »251. Ces derniers sont isolés. Ils obtiennent satisfaction pour le foyer mais huit d’entre eux sont licenciés. Cette division par nationalités inquiète la CFDT qui lance une campagne nationale pour « les mêmes droits pour tous, sans distinction de nationalité252 ».

En mars 1972, le conflit de Pennaroya, mené pendant trente-trois jours à Lyon-Gerland par 105 OS algériens et marocains, devient le symbole de la surexploitation que subissent les ouvriers immigrés. Une série de rapports de l’inspecteur du travail avait déjà attiré l’attention de la direction de la Société minière et métallurgique de Pennaroya, installée à Gerland, sur les dangers du saturnisme et l’état déplorable des baraques dans lesquelles étaient logés les ouvriers immigrés et des installations sanitaires : pas de portes aux w.-c., douches sales, en nombre insuffisant et différemment réparties selon que les ouvriers sont « européens » ou « immigrés »253. L’absence de réaction de la direction avait conduit l’inspection du travail à plusieurs mises en demeure afin de faire respecter la législation sur l’hygiène et la sécurité. À la suite d’un accident du travail mortel survenu le 19 décembre 1971 à cause d’un appareillage défectueux signalé auparavant dans des rapports254, les ouvriers immigrés déposent un cahier de revendications le 27 décembre, puis un second le 25 janvier 1972. Avant même le début de la grève, se constitue un comité de soutien, auquel participent médecins et juristes. Par ailleurs, avec l’aide des Cahiers de Mai, les grévistes envoient aux autres usines de Pennaroya cassettes et lettres ouvertes où sont exposées leurs revendications. À Lyon, le deuxième jour de la grève, des paysans du CNJA Rhône-Alpes apportent du ravitaillement. Une section CFDT est créée, qui accepte les pratiques collectives mises en place par les OS : décisions en assemblée générale, élection des délégués atelier par atelier. Un film est tourné sur la grève. Des collectes sont réalisées un peu partout en France. À la fin de la grève, le 11 mars, presque toutes les revendications sont satisfaites sauf celles de l’augmentation des salaires égale pour tous dans les usines du groupe.

Ces grèves d’ouvriers immigrés ont été soutenues et popularisées par les collectifs militants tels que celui constitué autour de la revue des Cahiers de Mai, des comités de soutien locaux et par la CFDT. Elles ont contribué, avec les grèves de la faim pour les cartes de travail, à poser devant l’opinion publique la question de l’immigration avant que la crise économique ne devienne perceptible. Par ailleurs, elles ont conduit à interroger les choix économiques et sociaux de la période dite des Trente Glorieuses, notamment concernant les conséquences de l’emploi d’une main-d’œuvre abondante et mal payée dans le bâtiment et les branches taylorisées de l’industrie.

Pour les « immigrés », comme on les appelle désormais255, prendre la parole est déjà, en soi, un acte politique dans un pays où ils sont exclus des formes conventionnelles de la politique : privés du droit de vote, du droit de créer une association ou de publier un journal sans autorisation spéciale256. Après 1968, une parole publique s’exprime dans les quartiers, les foyers et les églises où se déroulent les grèves de la faim. Le terrain se déplace des revendications économiques, dans l’entreprise et à propos du logement, au combat contre les discriminations et pour les droits, des valeurs dans lesquelles se reconnaît une partie de la gauche française.

Les premières luttes des immigrés partent des foyers de la région parisienne257. Le mouvement de grève de loyers débute en Seine-Saint-Denis, dans des foyers vétustes et surpeuplés occupés par des Africains. La mobilisation la plus connue a concerné les foyers gérés par la Société nationale de construction de logements pour les travailleurs (Sonacotra). La « grève des loyers » à laquelle prennent part, de façon intermittente, plusieurs dizaines de milliers de résidents des foyers entre 1969 et 1981, est souvent présentée comme le « premier mouvement autonome de l’immigration ». La mobilisation s’étend progressivement dans les foyers Sonacotra pour devenir massive à partir de 1974-1975 : le maximum de grévistes est atteint en 1978 où, dans près d’un foyer sur deux, les loyers ne sont plus payés258. La mort de cinq Maliens asphyxiés par un système de chauffage vétuste dans un foyer d’Aubervilliers, la nuit de la Saint-Sylvestre 1970, a été le point de départ d’actions symboliques de soutien aux ouvriers immigrés.

Une des premières paroles publiques qui introduit une politisation dans les milieux de l’immigration s’exprime en septembre 1970 avec la création, par des étudiants originaires de Tunisie, du Maroc et de Syrie, de comités de soutien à la révolution palestinienne au moment de l’intervention armée du roi Hussein contre les camps palestiniens de Jordanie. Ce militantisme, au départ extérieur à la politique française, est le vecteur, par la diffusion intensive de tracts bilingues et de journaux, d’une forme d’expression politique dans les foyers, les cafés et les quartiers immigrés (notamment à la Goutte-d’Or et à Belleville à Paris, ou la porte d’Aix à Marseille)259. Très vite, les comités Palestine se transforment en organes de lutte contre le racisme en France et sont soutenus par des militants et des intellectuels français260 : dans son Journal, Claude Mauriac raconte comment, en juin 1971, il pénètre pour la première fois, en compagnie de Michel Foucault, dans le quartier de la Goutte-d’Or, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, « espace central immigré », lieu d’accueil et de transit des nouveaux arrivants, lieu de mémoire de l’immigration261.

La résistance aux premières mesures d’expulsion prises à l’automne 1972 avec l’application de la circulaire Marcellin-Fontanet s’amplifie en 1973 en un mouvement pour l’obtention de la carte de travail. Les grèves de la faim se multiplient et ont un retentissement important. Héritage mémoriel des prisonniers politiques algériens pendant leur guerre d’indépendance, ce répertoire d’action est fréquemment employé dans les années 68262. La première grève de la faim menée par des étrangers est le fait, en avril 1971, de 200 étudiants sénégalais qui protestent contre la répression sanglante dans leur pays263 ; à Valence, à l’automne 1972, un jeûne est entrepris contre l’expulsion d’un Tunisien pour « atteinte à la neutralité politique » ; en octobre 1972, enfin, deux militants actifs des comités Palestine, en instance d’expulsion, font également une grève de la faim dont la médiatisation est attisée par un comité de soutien regroupant entre autres les intellectuels qui intervenaient à leurs côtés à la Goutte-d’Or264. Leur comité de soutien prend le nom de Comité de défense de la vie et des droits des immigrés265. Ce mode d’action se répand ensuite pour revendiquer la carte de travail : les grèves de la faim se déroulent souvent dans les églises ou des locaux paroissiaux. Au début de l’année 1973, à Paris et à Mulhouse, des travailleurs tunisiens, dont certains sont menacés d’expulsion, s’engagent dans cette voie : « La grève de la faim, c’est tout ce qui nous reste », disent-ils266. En mars 1973, à Lille, Montpellier, Marseille, Nîmes, Perpignan, Toulouse, Nice, Lyon, Saint-Étienne et Toulon, des dizaines d’immigrés protestent, par leur jeûne, contre les circulaires ministérielles les concernant267. Le mouvement s’élargit avec la participation de Français : le 16 mai 1973, une cinquantaine de travailleurs immigrés accompagnés de vingt-huit Français déclenchent une grève de la faim pour l’abrogation des circulaires Marcellin-Fontanet, l’obtention d’une carte de travail dès l’embauche et la liberté d’expression et d’association. Ils sont également soutenus par la CFDT qui reprend un mot d’ordre de 1968, « Travailleurs français et immigrés, même patron, même combat », et rappelle ainsi l’internationalisme de la condition ouvrière268. Les résultats de ces grèves de la faim sont très variables selon les départements – de la délivrance des cartes de séjour au refus de négocier – en fonction de l’attitude des préfets et de l’importance du soutien local.

Le Mouvement des travailleurs arabes (MTA) est créé en 1972 par les intellectuels et ouvriers des ex-comités Palestine à Marseille et à Paris. Il revendique un « rôle de d’orientation, de direction et d’unification » pour la formation « d’une conscience nationale arabe ». À côté de cette prise de position spécifique, les militants du MTA interviennent dans les luttes pour la carte de travail, qui ne concernent pas seulement les travailleurs arabes, et mènent une campagne contre le racisme qui suscite un écho jusque dans les centrales syndicales269. Le MTA se manifeste publiquement le 3 septembre 1973 en région marseillaise par une « journée de deuil ». À la suite du meurtre, le 25 août, d’un conducteur d’autobus marseillais par un Algérien reconnu comme déséquilibré, quatre immigrés sont tués lors d’expéditions visant à « venger » le chauffeur de bus. Le succès de la journée de deuil marseillaise amène le MTA à lancer, le 14 septembre 1973, une grève des travailleurs arabes de la région parisienne contre le racisme, après une série d’homicides – sept dans la région parisienne et un en Corse – dénoncés comme des « crimes racistes270 ». Selon les chiffres officiels, la grève est suivie à 50 % dans la région parisienne. Le maximum est atteint en Seine-et-Marne (70 %). On recense 50 % de grévistes en Seine-Saint-Denis et 20 % d’absentéisme dans les usines Chausson et Citroën. Le 19 septembre, le gouvernement algérien décide, au moment où se tient à Alger la conférence des pays non alignés, de suspendre toute émigration vers la France pour dénoncer la montée du racisme en France. Selon Patrick Weil, une des raisons de cette initiative est la volonté du gouvernement algérien de ne pas paraître se désintéresser de la défense de ses ressortissants271. Après 1976, avec l’effacement relatif des organisations d’extrême gauche et face à une répression étatique qui multiplie les expulsions, l’intervention des militants immigrés contre le racisme et les discours xénophobes prend une dimension plus « culturelle ». Certains responsables de l’ex-MTA créent l’association El Assifa, qui pratique le théâtre de rue272. D’autres « professionnels du militantisme immigré273 » s’orientent vers la presse et fondent le journal Sans Frontière en avril 1979.

La question de la régularisation des travailleurs immigrés clandestins et de l’obtention des papiers est reposée dans des termes nouveaux au printemps 1980. Les travailleurs clandestins de la confection, dans le quartier parisien du Sentier, mènent alors avec succès une longue bataille pour obtenir leur régularisation. La lutte a été déclenchée par un collectif de Turcs du Sentier animé par des militants de l’extrême gauche turque, la plupart extérieurs au milieu de la confection. Ils ont soigneusement préparé une grève de la faim de dix-sept militants avec l’objectif d’une régularisation de tous les Turcs concernés. En février 1980, avant le déclenchement de leur action, ils demandent le soutien des syndicats français. La CGT, consultée la première, refuse de soutenir des clandestins, d’autant qu’elle avance alors le mot d’ordre « Produisons français ». La direction de la CFDT de la région parisienne accepte, probablement parce qu’elle est animée par des militant.e.s opéraïstes un peu atypiques par rapport à la Confédération. De cette rencontre naît une façon originale de poser le problème : la proposition de régulariser des travailleurs plutôt que des individus. Ce mot d’ordre repose sur la conviction que le travail clandestin répond aux offres de travail et aux intérêts des patrons de la branche. La revendication avancée est donc la régularisation de tous ceux qui ont un emploi officialisé par des promesses d’embauche et des contrats de travail ; elle est élargie à tous les travailleurs de la confection, Turcs ou non. Manifestations et occupations massives d’ateliers relaient rapidement les grèves de la faim de quelques militants. Le succès de l’action – le secrétaire d’État Lionel Stoléru accepte de régulariser les travailleurs de la confection sur la base de cette revendication – s’explique, pour bonne part, par l’association d’un groupe immigré soudé et d’une structure syndicale française ; il est l’aboutissement provisoire de la longue campagne « pour les papiers » lancée par les grèves de la faim en 1973274.

Les actions contestataires du début de la décennie ont souvent perpétué la segmentation de la population « immigrée » en fonction de l’origine (travailleurs arabes, originaires des pays d’Afrique sub-saharienne, turcs, etc.). On est loin ici de la plateforme des ouvriers immigrés, sans distinction de nationalité, adoptée en mai 1968 à Renault-Billancourt. Dans ce contexte, c’est l’action commune avec des organisations et des militants français qui a parfois permis de dépasser – provisoirement – le morcellement de l’action politique immigrée selon les identités d’origine.

Avec la crise économique, une xénophobie se développe dans les milieux populaires de la région parisienne, de Marseille et de Toulon, où la demande d’un contrôle plus rigoureux de l’immigration s’exprime ouvertement275. En décembre 1973, un attentat contre le consulat d’Algérie à Marseille fait plusieurs morts : il a été organisé par des militants de la droite radicale italienne et des anciens de l’OAS. Contrairement à ce que pensent alors les militants antiracistes, il s’agit sans doute moins d’un crime raciste que d’une action tendant à déstabiliser le gouvernement algérien276. Le poids de la mémoire de la colonisation, et notamment de la guerre d’Algérie, est particulièrement visible lorsque l’on scrute, par les sondages, peu de temps après le meurtre du conducteur d’autobus marseillais, l’opinion publique sur ses « préférences ethniques »277 : les opinions les plus favorables concernent les Italiens ; les plus défavorables les « Nord-Africains » (catégorie utilisée par les Renseignements généraux), rejetés par 84 % des personnes interrogées278.

La multiplication des conflits des OS – pas seulement immigrés – provoque une réflexion sur l’organisation et la recomposition du travail, ainsi que sur le devenir du fordisme. Compte tenu du désordre introduit dans l’ordre productif par ces conflits, certains experts et décideurs envisagent un réexamen des coûts relatifs de la main-d’œuvre et des investissements : le développement de la robotisation dans les usines d’automobiles en découle partiellement. Entre 1969 et 1975, face à des conflits nombreux et à la réelle combativité d’une minorité ouvrière, l’attitude patronale se raidit et entraîne des réactions diverses279 : licenciement de délégués ; emploi de la maîtrise et des cadres, voire de milices patronales, contre les grévistes ; multiplication du nombre d’actions en référés ; soutien à des syndicats « indépendants » et à la Confédération des syndicats libres (ex-CFT) – et pas seulement à Simca-Poissy ou Citroën.

Le rapport établi en 1975 par des ouvriers-forestiers saisonniers marocains, recrutés par contrat, constitue un témoignage exceptionnel et permet de connaître leurs conditions de travail et d’existence dans une entreprise forestière qui possède des chantiers en Bourgogne280. Il est le produit d’une rencontre entre un étudiant marocain engagé dans des associations marocaines en France et auprès de la CFDT, et un Français, fils de paysan, militant aux Paysans-travailleurs et proche de la CFDT qui s’embauche comme bûcheron. Scandalisé par ses conditions de travail, ce dernier part à la rencontre des bûcherons marocains, travailleurs invisibles et isolés au fond des forêts de Bourgogne. Avec Omar, l’étudiant marocain, ils produisent anonymement un rapport chapeauté par la commission Justice et paix, une association chrétienne de Dijon. Les Marocains qualifient leur situation d’« esclavage ». Le patron régional de l’entreprise les recrute directement au Maroc, dans le Moyen Atlas, où il s’est acoquiné avec le caïd de Kenitra qui lui fournit les hommes « volontaires » pour aller travailler comme bûcherons en France. Il choisit des hommes au physique robuste qui ne parlent pas le français : ainsi, ils ne pourront ni nouer de contacts en France, ni comprendre le contrat qu’on leur fait parapher. Afin d’éviter tout contrôle de l’inspection du travail agricole, on ne leur attribue pas de lieu d’habitation fixe. Le patron ne remplit pas les papiers à la Mutualité agricole et si les bûcherons s’avisent de faire des réclamations, il leur faut faire de longues heures de train, au risque de perdre leur journée sans obtenir satisfaction. Ils sont payés à la tâche mais c’est le contremaître qui comptabilise les stères de bois débitées, sans aucun contrôle possible. Ils sont licenciés avant la fin de leur contrat et on leur fait signer une attestation de démission volontaire qui évite de devoir leur payer les indemnités auxquelles ils auraient droit et leur ôte toute possibilité de trouver un autre travail, étant donné qu’ils n’ont plus de carte de séjour. Divisés en équipes de huit bûcherons, ils ne se connaissent pas entre eux et ne peuvent donc pas se coaliser. Leur logement ne comporte ni douche, ni lavabo ; ils sont véhiculés par le chef de chantier au milieu des bidons d’essence, des tronçonneuses et autre matériel. C’est par l’intermédiaire de l’un d’entre eux que nos deux compères arrivent à rassembler témoignages et doléances et en 1975, ils parviennent à alerter les prud’hommes par l’intermédiaire de la CFDT. Suite à la procédure qui est engagée, l’entreprise quitte la Bourgogne.

Aujourd’hui ce sont surtout des Bulgares et des Roumains qui sont détachés en France par des entreprises sous-traitantes installées dans leur pays d’origine. Ce type d’exploitation continue donc dans des formes similaires, elle a simplement changé de continent.

4. LUTTES ANTIMILITARISTES ET ANTINUCLÉAIRES

La non-violence face à l’État : pacifisme et antimilitarisme

En juin 1962, à la fin de la guerre d’Algérie, Louis Lecoin, un vieux militant anarchiste et pacifiste, lance une campagne pour l’attribution d’un statut aux objecteurs de conscience. Le mode d’action choisi – la longue grève de la faim d’un vieil homme de soixante-quatorze ans – entre en résonance avec la volonté, générale en métropole, d’en finir avec la guerre, et donne de la force à l’événement. La ténacité de Louis Lecoin, hospitalisé après vingt et un jours de grève de la faim, fait le reste : un statut des objecteurs de conscience est discuté au Parlement et la loi voit le jour le 21 décembre 1963. Elle crée un service civil d’une durée plus longue que le service militaire281, mais il est formellement interdit de faire de la publicité pour ce nouveau statut, et donc de faire connaître la loi. Plutôt qu’un véritable mouvement organisé pour l’objection, il existe des objecteurs qui, à titre individuel, pour des raisons politiques, sociales ou religieuses, refusent de porter les armes. Certains revendiquent le droit de participer aux marches de la paix organisées après le refus du gouvernement de ratifier le traité du 5 août 1963 interdisant les explosions nucléaires dans l’atmosphère, l’espace et les eaux. Le Mouvement contre l’armement atomique (MCAA), créé en 1963 et animé par Claude Bourdet, existe dans quarante-huit départements et regroupe 2 000 adhérents en 1964, 6 000 en 1970, la plupart appartenant au PSU. Il organise chaque année des marches pacifiques, à l’imitation de celles des Noirs américains pour les droits civiques.

Après 1968, le mouvement pacifiste se structure dans deux directions : non-violence active et antimilitarisme. La non-violence active est essentiellement le fait d’individus autour desquels peuvent se développer, à l’occasion d’une « affaire », des campagnes de solidarité : c’est ainsi le cas de l’affaire Brochier. En novembre 1969, ce jeune électricien de Toulon se voit refuser le statut d’objecteur qu’il a demandé hors délai. Arrêté, il entreprend une grève de la faim pour l’octroi d’un statut, appuyée par des jeûnes publics dans une dizaine de grandes villes. Après une condamnation à six mois de prison pour insoumission par le tribunal permanent des forces armées, il est définitivement libéré un an plus tard.

Plus politique, un courant antimilitariste est animé par les groupes d’extrême gauche, en particulier la Ligue communiste et Révolution ! ; un journal adressé aux soldats, Crosse en l’air, réclame la liberté d’expression dans les casernes mais vise aussi l’armée, sinon dans son existence même, du moins dans ses buts. L’« armée au service d’une classe sociale et non de la nation », cette « armée nationale au service du capital » est qualifiée « d’armée coloniale » après l’intervention au Tchad282.

Ce sont en fait les jeunes lycéens et étudiants incorporés en 1973 et 1974 (à la suite de la loi Debré) qui provoquent, à l’intérieur des casernes, des incidents divers dont seule une partie transparaît publiquement – pour un cas connu, combien d’affectations en bataillon disciplinaire, combien de mises aux arrêts en forteresse ? Le 10 septembre 1973, 200 soldats du 19régiment d’infanterie de Draguignan défilent en civil dans la ville en protestant contre le racisme qui a cours dans l’armée (la plupart d’entre eux sont Antillais)283. Pendant la campagne électorale présidentielle, en mai 1974, 100 soldats du contingent, appartenant à vingt casernes, lancent un appel aux deux candidats et publient un cahier de revendications, L’Appel des cent, réclamant le libre choix de la date d’incorporation entre dix-huit et vingt-cinq ans, une solde égale au SMIC, la gratuité des transports et la liberté d’information et de discussion. Ces événements sont le signe d’un profond malaise dans l’armée. Une floraison de petits journaux circule, aux titres évocateurs : Le Crapahuteur enragé à Constance, Col rouge à Toulon et à Brest, Les Marsouins prennent la parole à Cahors, L’Alpin déchaîné à Briançon. Le ton de cette « presse libre » doit beaucoup aux bandes dessinées, à Actuel et aux multiples journaux lycéens284. L’armée, épargnée en Mai 68, est la dernière institution à avoir été touchée par des mouvements sporadiques de contestation.

Un autre mouvement antimilitariste, non-violent pour l’essentiel, acquiert durant cette période une résonance nationale : de 1971 à 1981, le Larzac devient un foyer d’agitation permanente.

Le Larzac, utopies et réalités285

Le causse du Larzac, aux confins de la Lozère et de l’Aveyron, est une terre utilisée par les paysans pour le pacage extensif des brebis, dont le lait est vendu aux fabriques de Roquefort. Sur ce territoire, un camp militaire de 3 000 hectares sert de lieu d’exercice pour les unités motorisées de l’armée. Un projet d’extension du camp est annoncé officiellement le 27 octobre 1971 par le ministre de la Défense nationale, Michel Debré. Les notables économiques, l’extrême gauche, les régionalistes, les chrétiens s’investissent successivement dans le soutien aux 103 paysans concernés par l’extension du camp. Local puis régional, le problème devient national au début de l’année 1973.

Les contradictions entre les différents acteurs sont perceptibles dès le refus des paysans du causse de s’associer à la première marche pacifiste contre la « militarisation de la société », organisée, le 9 mai 1971, par le MCAA, le PS, la CFDT, Vie nouvelle et les Amis de l’Arche, une communauté non-violente fondée et dirigée par Lanza del Vasto. L’Association pour la sauvegarde du Larzac, créée au début de l’année 1971 à l’initiative des notables centristes et des industriels du Roquefort, finit par regrouper, en mars 1972, les associations locales puis les maires de l’Aveyron, hostiles au projet. Pour le mouvement Lutte occitane, le Larzac est le symbole de la dépossession régionale, mais les prises de position régionalistes qui s’ordonnent autour du souvenir mythifié de la résistance des Camisards contre le pouvoir central de Louis XIV, ne prennent pas racine. Les étudiants et les lycéens d’extrême gauche, venus de Toulouse ou Montpellier en « longues marches » sur le plateau, ont du mal à s’adapter à un quotidien qui leur est très étranger, et leur présence étonne les populations catholiques et conservatrices du causse. Les militants régionalistes, pacifistes et d’extrême gauche n’en contribuent pas moins à l’extension nationale du mouvement en créant un peu partout en France des « comités d’action Larzac » – le premier est formé à Rodez en janvier 1972 – qui informent, collectent des signatures et organisent des manifestations.

Au départ, les paysans du Larzac ne contestent pas l’armée ; ils refusent simplement de quitter leurs terres et d’abandonner leur mode de vie et leur outil de travail. Mais comme le note le préfet de l’Aveyron, ils s’inscrivent, en raison même de leur but, dans un antimilitarisme de fait286. L’année 1972 constitue un tournant : les paysans prennent la direction du mouvement en se constituant en association autonome. Le 28 mars 1972, « les 103 » – 103 exploitants sur 107 potentiellement concernés par l’extension du camp – s’engagent à refuser les offres d’achat proposées par la Défense nationale :

Nous, soussignés, exploitants agricoles touchés totalement ou partiellement par l’extension du camp militaire, pour mettre fin à tous les mensonges ou insinuations qui ont pour but de tromper l’opinion sur notre véritable état d’esprit, nous confirmons publiquement notre opposition au projet d’extension et, sûrs de notre bon droit, nous prenons solidairement l’engagement de repousser toute tentative de séduction ou d’intimidation et toute offre d’achat de nos terres, de la part de l’armée287.

Le serment du printemps 1972 forge l’unité d’un groupe qui perdure par l’organisation d’une série d’actions symboliques. Cette unité et cette détermination ont été rendues possibles, sur ces terres très catholiques, grâce au soutien des autorités religieuses locales, dont l’évêque de Rodez, venu jeûner sur le plateau le jour de la déclaration des 103. L’usage de la violence, un temps envisagé, est désavoué par les paysans du Larzac et c’est un apôtre de la non-violence, Lanza del Vasto, qui, à partir de mars 1972, s’impose comme la figure symbolique de la résistance non-violente à l’armée : du 19 au 31 mars 1972, il entreprend un jeûne total pour stopper la guerre et la violence, soutenu par les évêques de Rodez et de Montpellier, et les membres de Vie nouvelle288. Une marche de la paix est organisée le dernier jour du jeûne : plusieurs milliers de personnes sont accueillies dans les fermes ; le slogan « Gardarem Lo Larzac » naît à cette occasion et souligne, par la langue, la dimension régionale occitane. En juin 1972, dans le temple protestant de Florac (Lozère), la liaison entre plusieurs mouvements s’organise. Elle réunit la mouvance communautaire, les régionalistes occitans et les objecteurs de conscience qui ont installé un centre d’accueil sur le plateau289. Le décret d’expropriation est signé le 27 décembre 1972 mais les paysans refusent toujours de quitter leurs terres.

En janvier 1973, la marche, depuis le causse du Larzac vers Paris, de vingt-cinq tracteurs portant le nom de leurs propriétaires, marque la nationalisation du conflit du Larzac et l’implication des 103 dans les débats du syndicalisme agricole. La FNSEA est très réservée vis-à-vis de cette initiative et se désolidarise de la manifestation prévue à Paris. Cette dernière, interdite par le gouvernement, est remplacée par un meeting à la Bourse du travail290. Les 103 sont activement soutenus par les membres des Paysans-travailleurs, courant oppositionnel du CNJA qui remet en cause le système économique et préconise des actions concrètes créatrices de rapports de force, ainsi que par le groupe Paysans en lutte, animé en Loire-Atlantique par Bernard Lambert291. Ce sont surtout les Paysans-travailleurs qui organisent le rassemblement sur le causse d’août 1973. À partir de cinq regroupements régionaux, la marche converge à Millau pour rejoindre le Larzac le 26 août292. Le vocabulaire du tract d’appel est significatif de l’engagement politique du mouvement : entre les « travailleurs colonisés » et « déportés » vers les centres urbains pour trouver du travail et les « travailleurs exploités » par le capitalisme, l’unité d’action se fait contre l’armée : « l’armée ça pollue » est le slogan retenu293. Redoutant une récupération politique, les 103 ont longtemps hésité avant de donner leur accord à ce rassemblement et ne l’ont fait qu’à la condition stricte qu’il serait non-violent.

La participation de chanteurs irlandais proches de l’Armée républicaine irlandaise IRA – l’armée britannique s’entraîne aussi sur le Larzac – et d’une délégation d’Indiens d’Amérique donne une dimension planétaire au mouvement, mais il s’agit surtout d’un grand rassemblement national de plusieurs dizaines de milliers de personnes (les estimations vont de 30 000 à 80 000). Le point fort de ce moment de communion populaire est la marche vers la bergerie de la Blaquière, dont la construction illégale par les 103, le 10 juin 1973, sur le périmètre réservé à l’armée, acte la transgression de l’autorité de l’État294. La journée du 26 août représente un point de convergence entre différents mouvements sociaux et politiques nés après 1968. La présence des Lip, très applaudis, contribue à faire de cette journée un symbole de l’aspiration à l’utopie autogestionnaire. À Lip comme au Larzac, tout semble possible dès lors qu’une volonté commune forte s’exprime : dans le temps de l’événement, la fusion émotionnelle fait disparaître la diversité des approches et des principes295. La journée marque ainsi le début de la constitution d’un mythe, repérable dans les affiches qui diffusent partout en France des images du conflit : les brebis productrices de roquefort renvoient à un aspect corporatiste ; le sabot au régionalisme ; les moutons pacifiques à la non-violence ; la manifestation d’ouvriers et de paysans brandissant des fourches face aux tanks à la résistance du prolétariat ; le casque militaire où germent des épis de blé, enfin, à l’antimilitarisme296. Les paysans du Larzac ont réussi à fédérer diverses familles de pensée. La non-violence proclamée leur a attiré la sympathie de l’opinion publique et leur résistance a été idéalisée autour d’une unité proclamée ; les conflits internes ont été, en apparence, gommés.

L’année suivante, un nouveau rassemblement a lieu les 17 et 18 août 1974, plus important encore qu’en 1973 : les organisateurs annoncent 103 000 présents, chiffre symbolique calqué sur les 103 du causse. L’aspect planétaire et tiers-mondiste est affirmé, donnant une nouvelle dimension à la lutte. « Le blé fait vivre, les armes font mourir », « Des moutons, pas des canons » : les slogans soulignent la non-violence et l’antimilitarisme et font le lien avec la situation au Sahel. Des moissonneuses labourent un champ de blé ensemencé dans le périmètre d’extension du camp et la récolte est destinée aux paysans de l’Afrique. L’agression, par des maoïstes de Front rouge, de François Mitterrand, venu à titre individuel sur le causse du Larzac, révèle cependant les ambiguïtés d’un unanimisme apparent : l’acte est condamné par le PS, le Parti radical et la CFDT ainsi que par les organisateurs297.

Convaincus de la légitimité de leurs revendications, les paysans du Larzac n’ont pas hésité à mener des opérations symboliques illégales (plantations de 103 arbres et moissons sur le terrain militaire, construction de la bergerie de la Blaquière), mais ils ont toujours désavoué les actions violentes menées par de petits groupes extérieurs. « La non-violence est notre loi et notre force » : ce mot d’ordre, affirmé dès janvier 1973, n’empêche pas le recours à des formes de désobéissance civile, dont la proposition de déduire des impôts la part consacrée au budget militaire ou le renvoi les livrets militaires. Bien qu’il permette un dénouement « heureux », l’abandon officiel de l’extension du camp en 1981, après l’élection de François Mitterrand, rompt l’unité apparente, qui s’était effritée à partir de 1978. Le mouvement social a été remplacé par un écomusée, lieu de mémoire, qui fixe les souvenirs et pétrifie le mythe.

Le choix de la non-violence marque aussi la lutte antinucléaire qui a commencé contre l’armement atomique dans la gauche des années 1960 et qui reprend des couleurs après 1968, avec le refus du tout nucléaire. Le combat change d’aspect, passant de la non-violence écologique de Fessenheim en 1971 à la lutte contre la violence d’État en 1977.

Le combat antinucléaire

Le nucléaire est en France un sujet tabou. Dans le domaine militaire, il est considéré comme garant de l’indépendance nationale depuis que le général de Gaulle, en 1960, a bravé la communauté internationale en décidant de lancer la première expérimentation française au Sahara alors que les autres pays occidentaux et l’URSS observaient un moratoire298. Mettre en cause le nucléaire, c’est contester le système énergétique français et donc s’en prendre à la nation et à l’État. La grande majorité des Français a soutenu le gouvernement dans sa politique. EDF, qui gère ce secteur, a représenté jusqu’à sa privatisation partielle le fleuron du service public à la française. Le mouvement antinucléaire est resté très minoritaire dans l’Hexagone comme en Polynésie.

De Fessenheim à Creys-Malville

La première manifestation antinucléaire après 1968 a lieu à Fessenheim, en Haute-Alsace, en 1971, et rassemble quelques milliers de manifestants. Ils sont dix fois plus l’année suivante, en mai 1972. La marche est organisée par l’association régionale pour la protection de la nature et le comité local « pour la sauvegarde de Fessenheim et de la plaine du Rhin ». Le tract d’appel, rédigé en français et en alsacien, marque le régionalisme de l’initiative et associe des militants antinucléaires allemands du proche pays de Bade. Chaque année, un rassemblement, calme et silencieux le plus souvent, se tient à Fessenheim, sauf en 1975 où quelques heurts se produisent entre une centaine de manifestants (sur 10 000) et la police299.

En mai 1973, une marche Londres-Paris contre les essais nucléaires dans le Pacifique, organisée par des mouvements pacifistes et Greenpeace, est interdite et mobilise des centaines de policiers, alors que les marcheurs ne sont pas plus d’une cinquantaine, dont quinze Australiens et Néo-Zélandais300.

Les travaux de terrassement sur le chantier du site nucléaire de Creys-Malville démarrent avant la clôture de l’enquête d’utilité publique le 8 novembre 1974301. En juillet 1976, les écologistes décident d’une occupation pacifique du site ; ils sont délogés par les CRS. Un an après, les « Comités Malville » de la région Rhône-Alpes appellent à nouveau à une « marche offensive, mais pacifique » vers le site du surgénérateur Superphénix le 31 juillet 1977. Regroupés en association, 140 élus de la région appellent à y participer avec « les couleurs de la République ». Mais les écologistes sont isolés des forces politiques et syndicales ; lorsque, le 12 juillet, la manifestation est interdite par la préfecture de l’Isère, les syndicalistes se retirent, la CGT défendant le productivisme énergétique national. Seuls le PSU et les groupes d’extrême gauche302, auxquels s’ajoute l’association Les Amis de la terre, soutiennent la marche qui se prépare dans un climat très tendu.

Plusieurs dizaines de milliers de manifestants – 60 000 selon les organisateurs, 40 000 selon la presse – se rassemblent néanmoins pour une marche en direction d’un secteur interdit par la préfecture. Les forces de l’ordre les laissent se regrouper, puis chargent à l’aide de grenades lacrymogènes et offensives. Le bilan est lourd : des dizaines de blessés, trois mutilés (deux parmi les manifestants, un Allemand qui a eu la main arrachée et un Français la jambe déchiquetée ; un parmi les CRS, une grenade ayant explosé dans sa main) et un mort, Vital Michalon, professeur de physique de la Drôme âgé de trente et un ans, qui a reçu une grenade offensive dans la poitrine. Le préfet de l’Isère annonce le décès du manifestant en affirmant qu’il s’agit d’un Allemand mort d’une crise cardiaque. La figure de « l’ennemi héréditaire » est ainsi réactivée : les rumeurs circulent dans la région sur la présence, pêle-mêle, de nazis et de membres de la bande à Baader. La manifestation est très vite suivie par un procès : à Bourgoin-Jallieu, le 6 août, sept Allemands, trois Français et deux Suisses, arrêtés plusieurs heures après les faits, comparaissent en flagrant délit en vertu de la loi « anti-casseurs ». Plusieurs condamnations à trois mois de prison ferme sont prononcées, confirmées ensuite en appel à Grenoble. À Malville, l’État a choisi l’affrontement, jouant sur l’isolement politique des écologistes et sur la volonté de certains groupes minoritaires d’en découdre avec la police. Sur place, le manque d’organisation et de coordination a fait le reste.

Creys-Malville représente une étape importante pour le mouvement antinucléaire. Certains écologistes avaient déjà pratiqué des actions de commandos contre EDF avec la destruction, le 3 mai 1975, de la salle informatique de la centrale de Fessenheim alors en construction. Le ministère de l’Intérieur parle alors de « terrorisme écologique ». Les militants antinucléaires choisissent en général des modes d’action fondés sur la non-violence. En Bretagne, près de Nantes et surtout à Plogoff, l’opposition à l’implantation d’une centrale nucléaire se manifeste par les obstacles de tous ordres mis au bon déroulement des enquêtes d’utilité publique. Des collectifs d’édiles municipaux, soutenus par les habitants, refusent l’accès des mairies aux enquêteurs. À Plogoff, 100 000 personnes se réunissent contre la centrale en mai 1980. Mais il s’agit plus d’une manifestation régionale et écologique pour la défense d’un territoire que d’une prise de position générale contre le nucléaire. Comme pour le Larzac, l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand met fin au projet.

En France, le mouvement pacifiste et antimilitariste a été d’une ampleur limitée. Les objecteurs de conscience n’ont jamais été plus de 4 000 (environ 1,5 % du contingent), alors qu’à la même époque, en Allemagne, ils représentaient un quart des conscrits303. Seul le Larzac, mouvement complexe, a rassemblé des foules nombreuses autour de la cause des paysans. Sous la poussée des contestations juvéniles, surtout après 1973, le service militaire a été déstabilisé et une réforme a été engagée. Le combat antinucléaire s’est quant à lui heurté à l’idée, largement partagée, selon laquelle refuser l’atome, c’était s’opposer à l’idée même d’indépendance de la nation. Ceci explique la faiblesse et l’isolement des contestataires sur cette question et la violence des réactions de l’État, à Malville, quand le « tout nucléaire » est attaqué. Il en a été de même en Polynésie.

Mururoa

« La présence de Pouvanaa a Oopa [à Tahiti] serait particulièrement préjudiciable pour les intérêts français étant donné son action antinationale et surtout les futures expérimentations atomiques qui doivent normalement se dérouler dans les eaux du Pacifique. »

Note de 1963, ministère de l’Intérieur304.

Le 11 octobre 1958, un député tahitien, Pouvanaa a Oopa (1895-1977), est arrêté à Papeete et accusé, sans preuve, d’avoir commandité des incendies criminels. Ancien combattant de 1914-1918, il avait contribué en 1940 au ralliement de Tahiti à la France libre et fondé un parti partisan de l’autonomie, voire de l’indépendance. En 1959, à soixante-quatre ans, il est condamné à huit années de réclusion en métropole et à quinze années d’interdiction de séjour en Polynésie, assigné (et surveillé étroitement par les services de renseignements) dans une maison de retraite protestante dans l’Oise, il rentre à Tahiti en novembre 1968. Amnistié, populaire en tant que Metua (« père de la nation »), il est élu sénateur le 26 septembre 1971305. Au soir de sa vie, Pouvanaa chercha, en vain, à faire réviser son procès de 1959306.

Dès la fin de 1957, l’archipel tahitien avait été choisi pour abriter les essais nucléaires français, en remplacement du périmètre du Sahara menacé par la guerre d’indépendance algérienne. Pouvanaa, protestant, pacifiste, hostile au nucléaire, représentait un obstacle qu’il fallait neutraliser, d’où son arrestation en octobre 1958. On peut y voir la main de l’homme politique Jacques Foccart, qui avait des intérêts économiques et financiers personnels sur place depuis 1946307. En avril 1958, le général Ailleret avait envisagé le transfert des installations du Sahara, option confirmée le 12 novembre 1958 dans une réunion du Conseil de Défense nationale présidée par le général de Gaulle. Le savant atomiste Francis Perrin s’adresse alors au ministre des Affaires étrangères : « Dans quelques années, il sera indispensable de choisir un autre polygone situé soit dans les îles du Pacifique, soit aux Kerguelen. » Les essais aux Kerguelen ne pouvant se concrétiser et la Nouvelle-Calédonie posant problème en raison de sa proximité avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande, la Polynésie est choisie. Le 22 mai 1966, une force aéronavale s’y rend pour pratiquer une série de quatre essais atmosphériques. Le 2 juillet 1966, le premier tir aérien a lieu sur l’atoll de Mururoa.

La campagne d’essais qui s’ouvre en juin 1967 acquiert une certaine importance dans un contexte géopolitique où, avec la sortie de l’OTAN, la France ne compte plus que sur sa seule force de dissuasion nucléaire. C’est aussi le signe d’une décolonisation inaboutie et de l’autoritarisme du pouvoir gaulliste, celui-là même qui a été contesté dans le moment 68.

CHAPITRE 18

AGIR DANS LA FRANCE NÉOLIBÉRALE ET POSTCOLONIALE (1981-2005)

« J’ai une petite idée comme ça […]. Un resto qui aurait comme ambition, au départ, de distribuer deux ou trois mille couverts par jour. »

Coluche, 26 septembre 1985, sur Europe 1.

« En 2005, les Restos du cœur ont vingt ans. Soixante-quinze millions de repas ont été servis durant cette campagne grâce au soutien de 48 000 bénévoles et 470 000 donateurs1. »

En 1981, l’arrivée au pouvoir de l’union de la gauche a fait naître des espoirs bien vite suivis d’une grande désillusion. Au sortir des années 68, moment de contestation et de radicalité, nous entrons dans une ère néolibérale où la toute-puissance des marchés va de pair avec le chômage de masse, la précarité et l’accentuation des inégalités2.

Les débuts du premier septennat de François Mitterrand, élu le 10 mai 1981, sont marqués par deux lois – l’une très connue, l’autre à peu près oubliée – qui en illustrent, prises ensemble, les ambiguïtés. La première est l’œuvre du garde des Sceaux Robert Badinter : le 18 septembre 1981, par 363 voix contre 117, l’Assemblée nationale décide d’abolir la peine de mort. La seconde est imposée aux députés le 23 octobre 1982, par le recours à l’article 49-3 : elle prévoit la réparation des « préjudices de carrière » subis par les officiers qui avaient participé, en avril 1961, à la tentative de putsch contre de Gaulle. Parmi ces anciens partisans de l’Algérie française, le général Raoul Salan avait appelé à voter pour Mitterrand, lui assurant ainsi le vote d’une partie de l’électorat pied-noir3. En 1982, le Président renvoie l’ascenseur, et peu importe si cette mesure va à l’encontre des convictions du peuple de gauche. Quant au droit de vote des immigrés, qui avait constitué l’une des 110 propositions du candidat Mitterrand, la promesse restera lettre morte.

1. DANS LA DÉCENNIE 1980, RÉSISTER QUAND MÊME

« Ce qui était pénible n’était pas tant ce chemin, après tout c’était du temps payé, pour sa moitié du moins, et faire ça ou peigner la girafe, que le bruit, puisque le hall à traverser c’était l’atelier tôlerie, les chaudronniers avec leurs cisailles y coupaient du six-huit millis d’un seul claquement, plus les coups secs des presses ou ceux résonnants des marteaux, les types y bossaient avec des casques ou du coton comme une touffe blanche à dépasser des oreilles mais ça n’empêchait pas les vieux d’être bien tous plus qu’à moitié sourdingues. Et pas rare qu’un soudeur ait laissé son rideau ouvert, alors l’éclair violet de l’arc ou crépitante la gerbe jaune des éclats d’une meule, on marchait en tendant la main face aux yeux puisque le gus n’allait pas s’arrêter de gratter à chacun qui passait, eux bossaient en équipe, commençaient sur les six heures et pas de leur faute si. »

François Bon, Sortie d’usine, 1982.

Malgré la défaite historique des sidérurgistes en 1979, les ouvriers et ouvrières existent encore. Ils sont 8 millions en 1981 et ne restent pas tous silencieux4. Dès le second semestre 1981, des grèves contre les cadences ont lieu dans la plupart des usines d’automobiles. Renault-Sandouville commence en septembre, suivi par Billancourt et Flins. Un long conflit éclate dans la foulée à Peugeot-Sochaux, ainsi qu’à Maubeuge Carrosserie Automobile, Citroën (Aulnay, Levallois, Saint-Ouen), Talbot (Poissy), Chausson (Gennevilliers, Asnières) et Fiat-Unic (Trappes). S’y engagent des épreuves de force souvent longues, dures et victorieuses. L’industrie automobile est entrée dans une profonde restructuration industrielle qui à terme change complètement l’organisation du travail, en particulier sur les chaînes. Mais c’est surtout à Citroën-Aulnay et à Talbot-Poissy que se déroulent les grèves les plus significatives, entre 1982 et 1984.

Grèves ouvrières dans l’automobile (1982-1984)5

L’entreprise automobile Simca-Poissy pratique de longue date une flexibilité de l’emploi, embauchant avec des contrats de travail de courte durée renouvelables (ou non) un personnel immigré contraint à de nombreuses heures supplémentaires (jusqu’à douze heures de travail par jour et samedi ouvré)6. Dans l’usine, un syndicat « indépendant », la Confédération des syndicats libres (CSL)7, porté par la direction, a éliminé la CGT8. Certains avantages sociaux et matériels sont octroyés par le comité d’établissement, mais, en contrepartie, l’allégeance est requise : usine quadrillée, liberté restreinte, grève prohibée. Simca et Citroën sont appelées les « usines de la peur ». L’arrivée de la gauche au pouvoir, avec notamment le rapport Auroux (ministre du Travail) sur « les droits des travailleurs » en septembre 1981, change un peu la donne. Dès 1982, à Citroën-Aulnay et à Simca-Poissy, des listes CGT sont présentes aux élections syndicales. C’est une première depuis longtemps.

Le 22 avril 1982, à Citroën-Aulnay, l’équipe du soir débraye sans consigne syndicale. La grève s’élargit progressivement et la production est complètement arrêtée à partir du 26 avril. Le mouvement dure cinq semaines et concerne également les usines Citroën de Levallois, Asnières et Saint-Ouen. Les parkings de l’usine d’Aulnay sont occupés et les reportages de la télévision montrent des ouvriers immigrés en train de faire leur prière. Si la pratique existait avant la grève, la nouveauté consiste dans sa visibilité. Dans le manifeste rédigé par les OS d’Aulnay apparaît, entre autres revendications, celle du droit à pratiquer sa religion9.

Manifeste des OS de Citroën-Aulnay (extraits)

Nous sommes OS à l’usine Citroën d’Aulnay-sous-Bois. Nous y subissons depuis des années le poids d’une véritable chape de plomb.

L’usine d’Aulnay, c’est l’usine de la peur […].

Aujourd’hui, forts de notre grève, nous proclamons :

Le système de répression Citroën : c’est fini.

La terreur : c’est fini.

Les barrières entre travailleurs : c’est fini.

— Fini le quadrillage de l’usine par les mouchards pour mieux réprimer les travailleurs, et pour faire passer la politique de la direction ;

— fini la hiérarchie parallèle, doublant la maîtrise et les techniciens (affectation à des postes productifs) ;

— fini les agents de secteurs qui balancent avertissements et lettres à domicile, sans motifs valables ;

— fini les cadeaux au « chef-interprète », fini le pastis au chef… pour obtenir ainsi : une promotion, un congé pour enfant malade, etc. ;

— fini les insultes racistes ;

— fini la médecine maison, les pressions par les agents de secteurs, pour reprise du travail avant guérison – ou pour décider à la place de la médecine du travail de la gravité d’un accident, ou pour nous garder plusieurs jours à l’infirmerie.

Nous ne supporterons plus d’être traités en esclaves.

Nous voulons tout simplement avoir les mêmes droits que tous les travailleurs :

— le respect de la dignité ;

— la liberté de parler avec qui nous voulons ;

— de prendre la carte du syndicat de notre choix ;

— de voter librement.

Nous voulons :

— choisir l’interprète de notre choix […] ;

— qu’on nous reconnaisse le droit de pensée et de religion différentes […] ;

— des élections libres […] ;

— voter comme tous les autres travailleurs de ce pays […].

Chez Citroën, la liberté et les droits de l’homme doivent triompher10.

Après quatre semaines de grève, un médiateur est nommé par le gouvernement et ses recommandations délégitiment le système d’encadrement de Citroën. Le nombre d’adhérents aux syndicats explose : pendant le conflit, 1 500 adhésions à la CGT et 350 à la CFDT sont réalisées à Aulnay.

À Citroën-Aulnay, le travail reprend le 1er juin et, le lendemain, un atelier de Talbot-Poissy se met à son tour en grève11. L’exemple a été contagieux. Le 2 juin 1982, à 18 heures, après une distribution, sur les chaînes, de tracts où sont exposées les revendications – 400 francs d’augmentation mensuelle de salaire pour tous, libertés individuelles et syndicales, cinquième semaine de congés au libre choix, augmentation des temps de pause, affichage des cadences et des effectifs –, un cortège avec une banderole de la CGT se forme, immédiatement attaqué par des membres de la CSL. Cette dernière est pour la première fois boutée hors de l’atelier. Le lendemain, avec l’équipe de jour, les bagarres sont plus violentes et font des blessés (entre quarante et 100), mais le terrain reste aux mains des grévistes. Ailleurs, le travail est ralenti et le conflit dure quatre semaines ; au noyau dur de 1 000 salariés s’ajoutent plus de 5 000 grévistes partiels et 10 000 non grévistes. Des collectes de solidarité ont lieu dans toutes les usines automobiles. La maîtrise CSL et certains non-grévistes occupent le hall de la mairie de Poissy dirigée par un communiste, par ailleurs époux de la responsable syndicale CGT de Talbot-Poissy.

Après trois semaines de conflit, le gouvernement désigne un médiateur qui préconise un plus grand respect des libertés et du droit syndical, un lieu de culte et des commissions pour discuter des rémunérations et des carrières. La CGT organise un vote au terme duquel ces propositions sont acceptées. Le système Simca-Talbot a été mis en échec. La revendication de dignité est prégnante, le nombre de syndiqués à la CGT bondit (4 000 adhérents) ainsi qu’à la CFDT (un millier). Une organisation originale avec l’élection, sur les chaînes, de délégués, permet de transmettre les revendications et les problèmes de la base, minant de ce fait l’autorité de la maîtrise CSL.

Alors que les grèves ouvrières se poursuivent, un discours nauséabond se répand dans la sphère politique. En janvier 1983, le ministre de l’Intérieur socialiste, Gaston Defferre, lance, tout en nuances, à propos des grévistes de Renault-Flins : « Il s’agit d’intégristes, de chiites. » Le Premier ministre Pierre Mauroy lui emboîte le pas en évoquant des « travailleurs immigrés dont je ne méconnaîs pas les problèmes mais qui, il me faut bien le constater, sont agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises ». Quant au ministre du Travail Jean Auroux, il déclare au journal L’Alsace : « Il y a à l’évidence une donnée religieuse et intégriste dans les conflits que nous avons rencontrés. » Ces propos choquent jusqu’au secrétaire d’État chargé des immigrés, François Autain, qui explique au contraire publiquement que le fait religieux n’a pas été un élément marquant dans les grèves. En mars 1983, il est muté secrétaire d’État au ministère de la Défense. Comme l’indique Vincent Gay, ces prises de positions gouvernementales aux relents islamophobes opèrent « un déplacement des regards sur les luttes ouvrières, participant d’une mise à distance des racines sociales des conflits, et des identités au travail auxquelles est substituée une identité religieuse décrite comme potentiellement dangereuse12 ».

Début décembre 1983, la direction de Talbot-Poissy annonce un plan social portant sur un quart de l’effectif, avec 2 900 licenciements et des départs en préretraite. La CFDT déclenche immédiatement, le 7 décembre 1983, une grève avec occupation. Les premières lettres de licenciement tombent. Elles sont symboliquement brûlées le 22 décembre, devant le siège de PSA, avenue de la Grande-Armée à Paris.

La main-d’œuvre de Talbot est très majoritairement composée d’OS, parmi lesquels de nombreux travailleurs immigrés. Un tiers des ouvriers de l’entreprise sont des Marocains, mais on compte aussi des Algériens, des Turcs, des Sénégalais, des Espagnols et des Portugais. Ils effectuent un travail à la chaîne très pénible, et les trois quarts d’entre eux ont une ancienneté de plus de dix ans13. Ce profil sociologique porte l’empreinte de la politique de recrutement menée depuis le début des années 1960.

Après avoir tergiversé, le gouvernement autorise 1 905 licenciements avec des dispositifs de formation ou de reclassement. Honnis de la direction, les délégués de chaînes sont particulièrement visés : une cinquantaine de la CGT et quinze de la CFDT figurent parmi les licenciés. La CFDT appelle à poursuivre l’occupation de l’usine sous le mot d’ordre « zéro licenciement ». FO approuve les propositions, tandis que la CGT appelle à l’ouverture de négociations sur les reclassements14.

La base militante, qui représente environ un millier d’ouvriers, accepte mal cet accord et manifeste. C’est dans ce contexte qu’un certain nombre d’OS immigrés concernés par les licenciements avancent une revendication qui surprend syndicats et gouvernement : la demande d’une aide au retour « au pays ». Après quelques hésitations, syndicats et gouvernement s’en accommodent, sous réserve qu’il s’agisse d’une démarche volontaire15. En décembre, le communiste Jack Ralite, ministre de l’Emploi, annonce à l’Assemblée que les immigrés de Talbot seront « aidés, s’ils en expriment le souhait, à retourner dans leur pays16 ». « L’immigré » a remplacé le « travailleur immigré », le pays redevient celui des origines.

Le 3 janvier 1984, quelques centaines de grévistes soutenus par la CFDT s’opposent par la force à la reprise du travail et s’affrontent très violemment à la maîtrise CSL pendant trois jours. On dénombre onze blessés le 3 janvier, quarante-trois le 4. Le 5 janvier, des membres de la CSL venus des autres usines PSA, et appuyés par un groupe d’extrême droite, entendent « libérer » l’usine. Le Parti des forces nationales précise : « Les Arabes et les Noirs encadrés par la CFDT entravaient la liberté du travail […]. Après avoir épuré Talbot, nous allons épurer Poissy des fainéants, des émigrés et des casseurs17. » Les slogans « les Arabes au four » et « les Noirs à la Seine » sont prononcés. Les grévistes se barricadent dans l’atelier B3. Il y a cinquante-cinq blessés, dont dix-huit doivent être hospitalisés. La CFDT demande l’intervention des forces de l’ordre. Les CRS séparent la maîtrise CSL des grévistes. Plusieurs ateliers sont dévastés, l’usine doit être remise en état, le personnel est renvoyé sans rémunération. Le 11 janvier, l’usine redémarre. Le 14 janvier, des marcheurs pour l’égalité18 manifestent avec la CFDT et des travailleurs licenciés de Talbot-Poissy19. Les anciens protagonistes recommencent progressivement à travailler ensemble. Le groupe PSA entreprend une modernisation radicale et continue à diminuer les effectifs ouvriers, en particulier ceux des OS immigrés.

Dans ces luttes du début des années 1980, les ouvriers immigrés se sont forgé une conscience collective et ont découvert leurs capacités d’agir. Ces grèves ont aussi fait émerger publiquement la question religieuse, celle de la pratique de l’islam dans les entreprises, très vite instrumentalisée par la droite mais aussi, après un revirement spectaculaire, par le gouvernement socialiste. Aux municipales de 1983, le Front national, mettant en avant des thèmes xénophobes, enregistre ses premiers succès électoraux. Une liste RPR-Front national emporte la mairie de Dreux, jusque-là socialiste – une ville où résident nombre d’ouvriers de Renault-Flins et de Talbot-Poissy.

Se battre et marcher pour l’égalité

Aux origines des « rodéos des Minguettes »

À l’été 1981, les Minguettes – un quartier de Vénissieux, dans l’agglomération lyonnaise – est le théâtre de violents affrontements entre jeunes et forces de police. Cet événement est devenu l’un des premiers symboles de la « crise des banlieues ».

Les premières violences urbaines juvéniles masculines dans la région lyonnaise, à Vaulx-en-Velin et à Villeurbanne en 1971, n’ont, en revanche, pas fait mémoire. La cité de la Grappinière, à la lisière de Vaulx-en-Velin (banlieue Est de Lyon), a une population composite, faite de « rapatriés » – harkis et pieds-noirs –, de travailleurs d’Afrique du Nord, dits « célibataires », de fonctionnaires et de familles inscrites sur les listes d’attente de la municipalité. Les premières lettres adressées au maire sur les difficultés de relations de voisinage datent de l’année même de l’ouverture de la cité, en 1966. Les premiers épisodes publics violents, en septembre 1971, sont le fait d’une bande de jeunes garçons âgés de seize à vingt ans, qualifiés par les journaux de « voyous ». Les reportages de la presse quotidienne régionale contribuent très vite à construire une image dévalorisante de la cité et participent à la stigmatisation de ses habitants. En 1975, on signale les premières mises à sac de locaux scolaires et, entre 1975 et 1978, les premiers rodéos avec des voitures volées au centre-ville, de grosses cylindrées qui sont ensuite brûlées aux abords de la cité20. S’il ne s’agit pas de formes traditionnelles de l’action politique, il s’agit clairement de réactions contre le refus de l’exclusion spatiale et de l’injustice sociale, ainsi qu’une volonté de participer à la société de consommation (les voitures sont d’abord utilisées comme béliers pour « ouvrir » et dévaliser les magasins du centre-ville lyonnais).

L’agglomération lyonnaise a connu une extension considérable après la Seconde Guerre mondiale. Chassées de l’habitat ancien des quartiers en rénovation du centre-ville, les populations ouvrières sont dirigées vers la banlieue Est. L’indépendance algérienne, en 1962, et la croissance des années 1960 drainent vers les zones à urbaniser en priorité (ZUP) les familles de rapatriés et les nouveaux migrants : entre 1968 et 1978, date à laquelle les étrangers représentent 15 % de la population de l’agglomération, le nombre d’Algériens a doublé. Il s’agit en général de familles nombreuses, aux faibles revenus, frappées de plein fouet par la crise économique et la baisse des emplois industriels. Les communes de Vaulx-en-Velin et de Vénissieux concentrent les plus forts taux de populations étrangères (20 % aux Minguettes et 30 % à Vaulx-en-Velin), auxquelles il faut ajouter les « Domiens » (venus des départements d’outre-mer, en particulier des Antilles et de La Réunion) et les « Français nés en Algérie », catégorie statistique forgée pour l’occasion par l’administration préfectorale, qui regroupe à la fois les harkis et les pieds-noirs, assimilés culturellement aux immigrants venus du Maghreb, dont certains ont la nationalité française.

À Villeurbanne, grande ville qui jouxte Lyon, c’est la cité Olivier-de-Serres, bâtie à la hâte par un promoteur privé en 1962 à destination des « rapatriés d’Algérie » qui, au début des années 1970, concentre les incidents. Dès 1972, les locataires refusent de payer les charges et les loyers, sans doute soutenus par la propagande de groupes d’extrême gauche. Les formes de rébellion s’aggravent. Les actes délictueux visent dans un premier temps les biens puis les personnes : des femmes et des jeunes filles sont quotidiennement prises à partie dans les rues. Les incidents ne concernent alors qu’une minorité d’adolescents, parfois très jeunes. Les familles les plus désireuses de « s’en sortir » quittent la cité dès que possible, comme l’indiquent les demandes de logement déposées à l’Office HLM de Villeurbanne ; elles sont alors pour une part orientées vers les ZUP en construction à Vaulx-en-Velin (le Mas du Taureau) et Vénissieux (les Minguettes). La police et les CRS quadrillent périodiquement le quartier, faisant de la cité une sorte de « village de regroupement » comme au temps de la guerre d’Algérie.

Cette guerre d’Algérie est d’ailleurs évoquée en permanence dans les nombreuses pétitions envoyées à la mairie de Villeurbanne, au préfet et même au président de la République. Ceux qui écrivent – les voisins des habitants de la cité Olivier-de-Serres – se considèrent comme victimes et désignent un collectif d’agresseurs (leurs voisins, appelés « Nord-Africains », surtout des jeunes). C’est en 1975-1976 qu’on dénombre le plus de pétitions, après le déclenchement de la première crise pétrolière. Le vocabulaire employé relève du legs colonial dans l’assignation d’une place fondée sur le critère de l’appartenance « ethnique » et confessionnelle, et dans la production d’imaginaires sur les « indigènes ». Les « Européens », proches voisins des « Nord-Africains » de la rue Olivier-de-Serres, écrivent : « Nous ne voulons pas de cette race chez nous. Même ceux qui sont nés en France, qu’ils partent mettre leur territoire en valeur21. »

On retrouve là un des buts assignés à la colonisation française : la mise en valeur du territoire conquis censée accompagner la « civilisation ». Les solutions proposées sont identiques à celles pratiquées en Algérie pendant la guerre : construction de barbelés autour de la cité, construction d’un mur « entre eux et nous », présence massive et constante de la police pour quadriller la cité. Une pétition datant du 4 mai 1980 dénonce pourtant le laxisme des CRS, sans réaction devant « cette racaille22 ». La pétition se conclut sur cette affirmation : « La guerre d’Algérie reprend donc par la faute des pouvoirs publics, mais cette fois nous sommes chez nous et ce sont eux qui partiront de gré ou de force23. »

Ces événements façonnent les politiques urbaines. Pionnière dans l’installation d’une politique policière de l’îlotage en 1971, l’agglomération lyonnaise l’est aussi dans la destruction de barres et des tours. La réputation exécrable de l’îlot Olivier-de-Serres et les plaintes journalières des habitants du quartier conduisent la municipalité à faire abattre successivement, entre novembre 1978 et août 1984, les différentes barres de la cité.

Les « rodéos » des Minguettes à Vénissieux, au cours de l’été 1981, font événement national et deviennent ainsi une balise mémorielle24. La généalogie des rébellions urbaines montre comment se cristallisent des événements qui scandent périodiquement, depuis près d’un demi-siècle, la vie des jeunes et des populations des grands ensembles des banlieues françaises.

La marche de 1983

Monmousseau est un quartier des Minguettes,

Où tous les jeunes aiment s’amuser et se rencontrer

Non il n’est pas un repère [sic] de bandits

Mais un quartier parmi d’autres,

Où la vie est possible,

Un jour pourtant la presse en a fait

Son horrible réputation,

Sans nous comprendre, sans nous aimer,

Et nous ne sommes pas d’accord,

Aujourd’hui, nous préparons un nouveau départ,

Un nouvel espoir pour tous.

Vive Monmousseau.

Mohamed, Djamel, Toumi, Patrick, Farouk, Minouche, Rachid, Kamel, Farid et tous les autres qui avez lutté et souffert pour qu’il y ait une meilleure justice et une vie plus humaine sur le quartier.

C’est aussi pour vous que vous vous êtes battus.

Comme vous, nous ne sommes pas épargnés par le rejet, le racisme et l’injustice.

Nous espérons avec vous ; la dignité à laquelle nous avons tous droit.

Nous construirons avec vous un quartier indestructible.

Vous n’êtes pas des loubards, vous avez prouvé votre désir de vivre comme tout le monde25.

Le 21 mars 1983, de nouvelles émeutes éclatent suite à une descente policière dans le quartier Monmousseau, un secteur des Minguettes marqué par une forte ségrégation. Des jeunes regroupés autour de l’association SOS Avenir Minguettes entament une grève de la faim pour protester contre les poursuites judiciaires qui s’ensuivent et exiger la mutation de certains policiers. Les membres de l’association partagent des trajectoires sociales communes : jeunes garçons nés au début des années 1960, de nationalité algérienne ou française (pour les enfants de parents français ou de rapatriés d’Algérie), père ouvrier, mère au foyer. Sortis prématurément du système scolaire, la plupart sont au chômage en 1983.

Le 20 juin, le président de l’association, Toumi Djaïdja, vingt ans, s’écroule sur la chaussée, une balle dans le ventre. Alors qu’il portait secours à un jeune aux prises avec un chien policier, un agent lui a tiré dessus, le blessant grièvement. C’est autour de son lit d’hôpital, dit-on, que naît l’idée d’organiser, en s’inspirant des mouvements noirs états-uniens pour les droits civiques, une grande marche à travers le pays26.

Le choix d’un répertoire d’action non-violent – grève de la faim puis Marche pour l’égalité –, vient en partie de l’alliance avec des militants chrétiens, dont le père Christian Delorme, curé de Saint-Fons (une commune qui jouxte Vénissieux) et le pasteur Jean Costil, tous deux membres de la Cimade.

Le projet de la Marche est présenté publiquement pour la première fois sous forme de tract en août, lors du rassemblement sur le plateau du Larzac, et intitulé « Marche pour l’égalité ». L’objectif est de « manifester qu’il y a en France un peuple nombreux qui veut que la vie ensemble des communautés d’origines différentes soit possible dans la paix et la justice, pour le bonheur de tous27 ». En septembre, à la demande des organisations militantes antiracistes, le titre et le contenu de l’appel sont modifiés et deviennent plus politiques. L’intitulé devient « Marche pour l’égalité des droits et contre le racisme » ; il cherche à « rassembler le plus largement possible les habitants de France pour faire naître une volonté de construire une nation plurielle et solidaire ».

L’affiche « Marche pour l’égalité, Marseille 15 octobre-Paris 3 décembre 1983 » représente deux jambes et deux pieds, l’un chaussé d’une babouche l’autre d’une charentaise. C’est le symbole d’un « rassemblement de tous les habitants de France, de toutes les origines pour la constitution d’une société solidaire ». Partie de Marseille le 15 octobre 1983 avec vingt-cinq marcheurs permanents – treize jeunes d’origine maghrébine (dont trois jeunes femmes), onze militants de soutien (dont quatre femmes, deux prêtres et un pasteur) –, la marche est relativement isolée jusqu’à l’étape lyonnaise. La non-violence est parfois mise à rude épreuve, en particulier après le lynchage et la défenestration par trois légionnaires, le 14 novembre, d’Habib Grimzi, un touriste algérien âgé de vingt-six ans, dans le train Bordeaux-Vintimille. Selon l’un des marcheurs, « c’était la douche froide. C’est comme si on t’annonce que quelqu’un est mort dans ta famille ». Suite à ce crime raciste, des personnalités de plus en plus nombreuses rejoignent la Marche. L’accueil devient plus important et chaleureux jusqu’à l’arrivée à Paris le 3 décembre, où, à l’issue de l’imposant cortège, les représentants des marcheurs sont reçus par le président de la République.

Le gouvernement socialiste s’était saisi de l’initiative de la Marche et on peut expliquer son succès grâce à une alliance improbable entre les « jeunes de cité », un pôle des Églises catholique et protestante lyonnaises et une fraction de l’appareil gouvernemental autour de Georgina Dufoix, secrétaire d’État à la Famille, à la Population et aux Travailleurs immigrés. La manifestation finale à Paris, qui rassemble environ 100 000 personnes, a produit un immense espoir et un apparent unanimisme antiraciste dans l’opinion publique. Elle apparaît comme une grande victoire, génératrice d’illusions. Une fois l’enthousiasme retombé, l’acquis le plus durable a été la carte de séjour de dix ans (adoptée le 15 mai 1984 sur un projet de Georgina Dufoix). Cependant, l’espoir suscité par le succès de la Marche se heurte au quotidien des cités, qui ne change guère. Le nom de la Marche a ensuite été déformé en « Marche des Beurs », ce qui a considérablement réduit son message politique.

En 1985, l’association nationale SOS racisme est créée, dont le nom est calqué sur celui de SOS Minguettes. Proche d’un courant du Parti socialiste animé par le Premier ministre Laurent Fabius, elle développe un discours sur le métissage. Son slogan, « Touche pas à mon pote », son logo en forme de petite main jaune, la médiatisation de ses initiatives (subventionnées par le ministre de la Culture Jack Lang), par exemple le concert public gratuit donné le 15 juin 1985, place de la Concorde, qui rassemble 300 000 personnes et auquel participent un certain nombre de vedettes, séduit les jeunes, lycéens et étudiants, en raison de sa connotation morale et humaniste. Mais il est vécu comme une récupération par les jeunes des Minguettes qui avaient organisé les premiers concerts publics en 1980 et la première Marche en 1983 : histoire et mémoire échappent à ceux qui sont dès lors appelés « Beurs » et dits « issus de l’immigration ».

En parallèle, la mise en place de la politique nationale de « développement social des quartiers » (DSQ) se traduit par des subventions aux associations, et par la professionnalisation et la salarisation de militants. Autrefois porteurs de la contestation, certains deviennent dès lors acteurs d’un nouveau « secteur social » en rapport avec les élus locaux qui installent parfois un système clientéliste. D’autres poursuivent le combat militant.

Portraits de militantes de l’égalité

Dès le milieu des années 1970, des femmes originaires du Maghreb et d’Afrique subsaharienne s’organisent de façon autonome et prennent des initiatives pour leur émancipation. Les filles d’immigrés algériens sont les premières à utiliser la musique ou le théâtre militant pour dénoncer les violences racistes et sexistes et affirmer leur aspiration à l’égalité, notamment par la création de la troupe de théâtre La Kahina (créée en 1976 et animée entre autres par Salika Amara). Les pièces de La Kahina, qui mettent en scène la vie quotidienne et les relations familiales au sein des familles de l’immigration algérienne, sont jouées en soutien à des mobilisations dans le quartier de Barbès à Paris ou dans les foyers à l’occasion de la grève des loyers.

À Lyon, quatre jeunes femmes d’origine algérienne, Djida (née en 1957), Tim (née en 1959), Nadia (née en 1960) et Farida (née en 1954), créent en 1979 le collectif Zaâma d’banlieue28. Étudiantes ou salariées dans le travail social, elles ont grandi dans des bidonvilles ou dans l’habitat plus ou moins insalubre du centre-ville, puis dans les grands ensembles de la banlieue Est. Elles produisent, à partir de 1981, un journal de quatre pages qui rend compte des différentes mobilisations. Après la mort de jeunes à Lyon en 1982, l’action du groupe se déplace aux Minguettes avec un soutien aux familles des victimes. Les militantes rendent publiques les expériences négatives des filles au sein de l’espace familial, du quartier et de la société dans son ensemble. Elles mettent en valeur leur féminité avec coquetterie, en utilisant du maquillage, en portant minijupes et talons aiguilles. Ce style mêlant provocations vestimentaires et discours radical est une entorse aux normes traditionnelles. Bien qu’elles dénoncent des logiques patriarcales, les filles de Zaâma d’banlieue affirment leur volonté d’éviter toute stigmatisation des pères et des frères. A posteriori, l’une d’entre elles dresse ce bilan : « Nous étions féministes par la place que nous prenions sur la scène publique, pas par la revendication. Nous n’orientions pas le combat contre nos pères ou nos frères. La lutte, nous la menions ensemble. Ils nous laissaient toute notre place, parce que parfois nous étions plus combatives29… »

Souad Benani, née au Maroc, venue en France comme étudiante, fondatrice de l’association Les Nanas-Beurs en 1985, explique ainsi sa création :

Il y a eu la Marche des Beurs, à laquelle j’ai participé très activement, dans le collectif Jeunes. J’ai rencontré énormément de jeunes issus de l’immigration, et c’est là que m’est venue l’idée de fonder une association de jeunes femmes maghrébines […]. La Marche, d’abord, c’était très masculin, mais comme partout, il y avait des filles qui faisaient un travail de fourmis, faisaient les tracts, organisaient les choses, élaboraient, conceptualisaient tandis que les garçons étaient les leaders sociaux ! Et puis, je me suis installée à Boulogne où j’ai logé des tripotées de filles qui étaient en fugue, en rupture avec leur famille pour des histoires de conflits de valeurs, de mariages… Il y avait une vague de mariages forcés, de retours forcés au pays… On s’est dit avec les copines que c’était le moment ou jamais, qu’il fallait tenter de faire réagir les pouvoirs publics30.

Les Nanas-Beurs avaient pour objectif de lutter contre la double oppression sexiste et raciste subie par les femmes d’origine immigrée, et pour la citoyenneté et l’égalité. Très opposée au port du foulard, l’association souhaitait regrouper les laïques tout en défendant une identité spécifique du fait de leur origine.

Nassera Oussékine, fondatrice de l’association Voix d’Elles-rebelles, témoigne pour sa part, en 1995 :

Ce qui a aussi profondément marqué mon existence, c’est l’assassinat de mon frère par trois flics. Ça, ça a été… C’est mon petit frère, il se baladait dans Paris, il sortait sûrement de la Paillote, un bar de jazz… C’était pendant les manifestations étudiantes de 1986, dans la rue, les flics lui sont tombés dessus et l’ont tabassé à mort. Là, il y a eu un basculement. À partir de ce moment, ça a basculé, tu te dis, moi, je suis Française, je fais mon trou dans la société, et voilà, mon frère meurt et les flics s’en tirent parfaitement bien. Et toutes les horreurs qu’on a dites sur mon frère […]. À partir de ce moment-là, ça a été une descente aux enfers. On te renvoie à une identité d’étranger, en France, alors que tu es Français […]. Pour beaucoup de raisons à la fois, le sexisme en France, la montée de l’intégrisme en Algérie, le racisme… Un moment donné, tu ne peux plus rester sans rien faire. Ici, on peut se battre, plus qu’en Algérie, je suis née en France, je suis imprégnée de culture française, c’est comme ça et je me bats ici31.

Contre la sélection : le mouvement étudiant de 1986

Pendant la première cohabitation (1986-1988), un projet de réforme de l’Université est mis sur pied par Alain Devaquet, ministre délégué chargé de la Recherche et de l’Enseignement supérieur dans le gouvernement présidé par Jacques Chirac. Le projet vise à donner plus d’autonomie (en particulier financière) aux universités, à introduire la sélection et à concentrer les enseignements de prestige dans quelques universités32. Un mouvement de grève naît à partir de celle de Paris 13-Villetaneuse, préparé par des comités de syndiqués et non syndiqués dès la rentrée de 1986 avec une coordination nationale regroupant les étudiants mobilisés. À partir de la fin du mois de novembre, plusieurs manifestations d’étudiants et de lycéens, touchés par les projets de sélection à l’entrée des universités, s’opposent au gouvernement. Si l’on rassemble les trois grandes journées de manifestations parisiennes (27 novembre, 4 décembre avec participation des provinciaux, et 10 décembre) et les petits cortèges quotidiens des lycéens à partir du 21 novembre (il y en eut 1 500 dans toute la France, chiffre impressionnant), le nombre total de participants est supérieur aux manifestations étudiantes de mai-juin 6833. Le 4 décembre, une manifestation rassemble plus d’un million de personnes dans toute la France et environ 500 000 manifestants à Paris (150 000 selon la police) avec, à la fin, des affrontements violents entre la police et 3 000 à 4 000 manifestants sur l’esplanade des Invalides34. Le conflit prend peu à peu la forme d’une crise politique lorsque le mouvement appelle les parents d’élèves et les syndicats à une action commune, voire à une grève générale.

Dans la nuit du 5 au 6 décembre, alors qu’une manifestation spontanée se prolonge au Quartier latin, un étudiant, Malik Oussekine, est pris en chasse par des « policiers-voltigeurs » – une équipe de deux motards dont l’un conduit tandis que l’autre, assis à l’arrière, a les mains libres pour matraquer au passage. Le jeune homme court et cherche refuge dans le hall d’un immeuble de la rue Monsieur-le-Prince. Un témoin raconte : « Je rentrais chez moi ; au moment de refermer la porte après avoir composé le code, je vois le visage affolé d’un jeune homme. Je le fais passer et je veux refermer la porte. Deux policiers s’engouffrent dans le hall, ils se sont précipités sur le type réfugié au fond et l’ont frappé avec une violence incroyable. Il est tombé, ils ont continué à frapper à coups de matraque et de pieds dans le ventre et dans le dos. » Malik Oussekine, vingt-deux ans, meurt cette nuit-là.

Le lendemain, désavoué par son ministre de tutelle René Monory, Alain Devaquet démissionne. Le 8 décembre, le Premier ministre décide le retrait du projet de loi. La manifestation du 10 décembre à laquelle participent les syndicats se transforme ainsi en cortège de victoire et de deuil. La grève étudiante de trois semaines s’arrête, celle des cheminots démarre. Ce mouvement a été l’occasion d’un divorce entre une fraction de la jeunesse et la droite, et il a, en partie, contribué à la réélection de François Mitterrand en 1988 avec le slogan « Génération Mitterrand » lancé à Villetaneuse.

« Vive la Kanaky libre »

« Or il faut se rappeler, pour comprendre notre malaise et nos aspirations, que nous ne sommes pas encore décolonisés […]. Ce monde “moderne”, que nous n’avons pas encore exorcisé, continue à porter la marque d’une colonisation qui nous diminue, qui nous châtre. »

Jean-Marie Tjibaou, mars 198435.

Le 15 juillet 1982, la branche lyonnaise du groupe d’ultragauche Action directe fait sauter les locaux de l’Agence nationale d’Outre-mer, qui a remplacé le Bumidom en 1981. À partir de 1982, un courant indépendantiste, l’Alliance révolutionnaire caraïbe (ARC) pour les Antilles et la Guyane, se manifeste périodiquement par une série d’attentats à la bombe, en particulier en Guadeloupe36. L’ARC est relativement isolée, ce qui n’est pas le cas du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) en Nouvelle-Calédonie.

Son leader, Jean-Marie Tjibaou, vient plusieurs fois sur le Larzac37. Le FLNKS propose un « boycott actif » des élections territoriales du 18 novembre 1984 : le jour du vote, Éloi Machoro, secrétaire général de l’Union calédonienne, brise à la hache une urne à Canala. L’abstention dépasse 80 % chez les Mélanésiens ; la nouvelle assemblée territoriale est une chambre « blanche » élue par la moitié de la population du territoire.

Le 20 novembre 1984, la ville minière de Thio, seule municipalité de la côte Est de la Nouvelle-Calédonie à être administrée par un Européen (membre du Front national), est occupée par 200 militants et militantes kanaks qui bloquent les accès routiers et maritimes, réquisitionnant les véhicules de la société Le Nickel et les dépôts de carburant, en faisant ainsi une commune autonome. Sans avoir eu à tirer un seul coup de feu, ils se rendent maîtres des gendarmes et des renforts, y compris du GIGN. Par cette action, le tout nouveau FLNKS inaugure une nouvelle forme de lutte anticoloniale, dont l’objectif proclamé est l’indépendance. Des escadrons de gendarmes mobiles continuent d’arriver de métropole (ils seront 6 000 hommes en tout). Toute manifestation est interdite. Envoyé spécial du gouvernement, Edgard Pisani part pour la Nouvelle-Calédonie avec pour mandat « d’assurer l’ordre, de maintenir le dialogue et préparer les modalités selon lesquelles sera exercé le droit à l’autodétermination ». Le 4 décembre, avant toute négociation, il réclame la levée des barrages. Le FLNKS demande l’annulation des élections territoriales, l’organisation d’un référendum d’autodétermination réservé aux seuls Kanaks et la libération des prisonniers politiques. Le 5 décembre, des « loyalistes » montent une embuscade contre des militants kanaks, provoquant la mort de dix personnes dont deux frères de Jean-Marie Tjibaou. Ce dernier fait malgré tout lever les barrages le 10 décembre.

Le 11 janvier 1985, à Nouméa, une émeute s’en prend aux personnalités proches des Kanaks. Le 12 janvier, vers 6 heures du matin, Éloi Machoro, qui participe alors à l’occupation d’une ferme, reçoit une balle dans la poitrine, tirée par un membre d’un commando du GIGN. L’état d’urgence est proclamé par le haut-commissaire de la République (ce qu’avait prévu le gouvernement de Laurent Fabius dans la loi du 6 septembre 1984 portant sur le statut de l’île). Il reste en vigueur jusqu’au 1er juillet 1985, après sa prolongation par l’Assemblée nationale le 25 janvier 1985. Seuls les députés RPR et communistes ont voté contre38.

Depuis le boycott actif du 18 novembre, le bilan est lourd pour le peuple kanak : quinze tués, des centaines de blessés, 104 prisonniers à Nouméa. Jusqu’en 1988, la mobilisation perdure. La résistance s’accroît contre le statut Pons, qui définit les compétences respectives de l’État et des régions de Nouvelle-Calédonie, mis en place avec le retour de la droite au pouvoir en métropole en 1986, niant toute spécificité au peuple kanak.

Le 22 avril 1988, deux jours avant le premier tour de l’élection présidentielle, un groupe d’indépendantistes de l’île d’Ouvéa tentent d’occuper la gendarmerie locale. Face à ces gens armés, un officier, fraîchement débarqué dans l’île, sort son pistolet. Les Kanaks ripostent, quatre gendarmes tombent. Le commando des Mélanésiens prend peur et s’enfuit en deux groupes, l’un prenant les seize gendarmes restants en otage près du village de Gossanah. Les témoignages des gendarmes capturés sont explicites. Une fois dans la grotte où ils sont retenus, au fin fond de la forêt, ils sont bien traités par leurs ravisseurs qui sont visiblement dépassés par l’ampleur de l’affaire. L’armée est envoyée sur place : 700 hommes des unités d’élite quadrillent l’île et interrogent la population ; toute l’île est interdite à la presse. Bernard Pons, alors ministre des DOM-TOM, est chargé par le Premier ministre Jacques Chirac de gérer l’affaire. La négociation commence avec d’un côté le capitaine du GIGN, Philippe Legorjus, et le substitut du procureur, et de l’autre le chef du commando, Alphonse Dianou, qui réclame l’indépendance de la Kanaky libre socialiste.

En réalité, les preneurs d’otages sont politiquement isolés. Maki Wea, indépendantiste de Gossanah, estime qu’ils ont été abandonnés par le FLNKS, qui ne veut pas assumer politiquement et publiquement la mort des quatre gendarmes. Par le biais d’Edgard Pisani, conseiller à l’Élysée, les Kanaks demandent le 28 avril la nomination d’un médiateur. Simultanément, les militaires préparent un coup de force. Le 1er mai, François Mitterrand propose au Premier ministre Jacques Chirac une mission de « conciliation » que ce dernier refuse. François Mitterrand donne son accord à Jacques Chirac pour mener une opération visant à libérer les otages. Initialement prévu le 4 mai au matin, l’assaut est reporté de vingt-quatre heures (diminuant ainsi l’effet de surprise), parce qu’au même moment les otages retenus au Liban sont libérés, ce qui peut être mis au crédit de l’action de Jacques Chirac, candidat à l’élection présidentielle. L’ordre est lancé le 5 mai 1988. L’opération Victor va durer huit heures.

Soixante-quinze hommes sont engagés pour délivrer les otages. Le premier assaut dure soixante minutes. Profitant de la mêlée, les otages se libèrent et se réfugient au fond de la cavité. Les Kanaks ne les exécutent pas. À 12 h 30 a lieu le deuxième assaut, mené par le GIGN. À 13 heures, tout le monde est libre : les otages sont sortis par une cheminée à l’autre extrémité de la grotte tandis que les ravisseurs se rendent un à un. Deux soldats sont morts pendant l’assaut, ainsi que dix-neuf Kanaks.

C’est à ce moment-là que démarre la polémique. La version officielle est simple : sur dix-neuf cadavres, dix-huit ont été tués au cours du combat. Mais douze d’entre eux ont, en plus de blessures diverses, « une balle dans la tête ». Waïna Amossa, dix-huit ans, avait apporté le thé aux otages ce matin-là. Il était vivant à la sortie de la grotte, à la fin de l’assaut. On le retrouve finalement mort, une balle dans la tête. D’autres sont littéralement passés à tabac, y compris le chef du groupe, Alphonse Dianou, laissé quatre heures sans soins avec une balle dans le genou. Il meurt après son transfert. Les cadavres sont ficelés, une corde à chaque pied, puis traînés à terre et emportés vers l’aéroport de Nouméa, où pendant deux jours ils sont entassés dans un hangar par trente degrés.

Le procureur de Nouméa ouvre deux enquêtes. La première information judiciaire, pour « non-assistance à personne en danger », concerne le cas Dianou. La seconde, pour « exécution sommaire », s’intéresse au sort de deux des ravisseurs. Le nouveau gouvernement de Michel Rocard entame rapidement des discussions et boucle le dossier politique. Le 26 juin 1988, les accords de Matignon, signés entre le Premier ministre Michel Rocard, Jean-Marie Tjibaou (pour les Kanaks) et Jacques Lafleur (pour les Caldoches), instaurent une période de transition de dix ans avant que les Néo-Calédoniens puissent se prononcer sur leur indépendance. Le Parlement vote une loi d’amnistie pour les preneurs d’otages et les militaires. Les accords de Matignon sont perçus comme des accords de « capitulation » par les « loyalistes » du Rassemblement pour la Calédonie dans la République (RPCR) alors que pour le FLNKS, ce sont des accords de « trêve » préservant l’avenir.

Le 4 mai 1989, Jean-Marie Tjibaou et Yeiweiné Yeiweiné, leaders du FLNKS, sont assassinés par un militant kanak, Djubelly Wéa, opposé aux accords de Matignon. L’unité du « peuple kanak » explose.

Vingt ans après l’affaire de la grotte d’Ouvéa qui fit vingt-cinq morts en Nouvelle-Calédonie, l’ancien Premier ministre Michel Rocard reconnaissait sur France Culture qu’il savait que les militaires français avaient achevé des prisonniers kanaks « à coups de bottes » : « Ce que je savais moi – et que j’étais seul à savoir, je ne pouvais pas le dire aux autres délégations parce qu’il ne fallait pas que le secret sorte – c’est qu’il y avait aussi des officiers français… enfin, au moins un et peut-être un sous-officier, on ne sait pas très bien… À la fin de l’épisode de la grotte d’Ouvéa, il y a eu des blessés kanaks et deux de ces blessés ont été achevés à coups de bottes par des militaires français, dont un officier.39 »

2. RÉPONDRE À L’INTOLÉRABLE : L’ÈRE DES « SANS »
ET DU « TOUS ENSEMBLE »

« C’est une petite révolution sémantique, mais comme d’habitude, elle est le signe d’un grand bouleversement. Nous avons à nouveau basculé dans l’ère des “sans” ? Au cours de la Révolution française, les sans-culottes ont pris le pas sur le tiers état. »

Libération, 30 août 199640.

Lors des manifestations lycéennes de 1973-1974, les coordinations avaient représenté un nouveau mode d’organisation. Au milieu des années 1980, des mouvements sociaux, qui échappent au contrôle des organisations dites représentatives (syndicats ou partis), apparaissent. Dans le prolongement de ces mutations, les années 1990 voient l’émergence d’une série de mouvements des « sans » : sans-logis, sans-papiers, sans-emploi, etc.

Sans avenir ? Vivre et lutter avec le sida

Le 25 juin 1984, Michel Foucault décède à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Son compagnon, Daniel Defert, lit par hasard, à l’hôpital, sur un formulaire administratif : « cause du décès : sida41. » Il avait entendu parler de l’épidémie aux États-Unis en 1982, mais, en France, presque aucune information n’avait été diffusée sur la maladie. Daniel Defert, fort de son expérience dans le GIP42, décide alors de faire de son deuil une lutte.

Il faut pouvoir aborder de front, écrit-il, les aspects psychologiques, matériels et légaux de la maladie : « C’est mieux que la panique ou la moralisation43. » En octobre 1984, il cofonde l’association Aides – dont le nom renvoie aussi à l’acronyme anglais pour sida, aids. Les statuts de l’association sont déposés, le bureau constitué, un article d’Éric Conan dans Libération la publicise44. Les obstacles sont immenses : opposition des « patrons » dans les hôpitaux, de l’Église et des politiques qui ont tardé à mettre en place une politique de prévention (ne serait-ce qu’avec les préservatifs). C’est seulement en juillet 1985 qu’est rendu obligatoire le dépistage des donneurs de sang et qu’a lieu « l’affaire du sang contaminé », « expérience marquante » pour de nombreux hémophiles déjà touchés par les transfusions sanguines : sur une population d’environ 5 000 hémophiles au début des années 1980, 1 350 sont contaminés et 600 environ meurent du sida45.

À la fin de l’année 1985, il y avait eu en France 573 cas de sida dépistés, dont 214 décès, surtout en Île-de-France. C’est sans doute depuis le milieu des années 1970 que l’épidémie s’est diffusée. En 1985, les tests de dépistage des anticorps au virus VIH permettent de détecter précocement les séropositifs. Au sein de Aides, des groupes de parole sont créés par le psychiatre Didier Seux pour les malades et les séropositifs. Des personnes « volontaires » accompagnent en binôme les malades à l’hôpital ; une permanence téléphonique est mise en place pour les écouter et indiquer des médecins référents. L’association organise aussi des conférences avec des spécialistes. En 1991, Daniel Defert, animateur infatigable, passe la main après sept ans à la tête de l’association. C’est le médecin psychiatre Arnaud Marty-Lavauzelle, lui-même séropositif et ayant une importante expérience associative (Planning familial, intervention au Biafra qui donne naissance à Médecins du monde, Aides depuis 1987), qui prend le relais.

Animée par le souci politique que l’épidémie ne soit pas identifiée à un « cancer gay », Aides se bat dès le départ pour être reconnue comme une association de santé publique. Identifier le sida à l’homosexualité est un obstacle à la compréhension de l’épidémie : en Afrique, c’est une maladie essentiellement hétérosexuelle. Si les groupes « à risques » en France sont alors les homosexuels, les toxicomanes (avec le problème de l’emploi des seringues usagées), les hémophiles (à partir de 1985) et les femmes africaines, ces catégories sont généralisatrices et en partie arbitraires. L’enquête menée par Michael Pollak en 1985 a montré qu’il existait dans le groupe « homosexuels » des différences individuelles et des sous-groupes marqués par les origines, les appartenances de classe et les lieux de résidence qui n’ont pas les mêmes pratiques sexuelles, ni la même visibilité46.

Sur la diffusion de l’épidémie dans les milieux de toxicomanes, le témoignage d’un médecin d’un quartier populaire de Saint-Denis, Jacques C., est particulièrement intéressant. Militant d’extrême gauche, critique de l’Ordre des médecins et engagé dans la politisation de la santé pendant ses études et au-delà, il s’installe en 1978 en médecine libérale (jusqu’en 2014) et met en œuvre une médecine sociale attentive aux patients et à leurs conditions de vie dans un quartier populaire de banlieue47 :

Ça a été une période, 1988-1990, vraiment, on a eu les grands pics du sida, où… il y a quand même beaucoup de toxicomanie dans notre quartier, donc beaucoup de jeunes qui se sont contaminés, qui ont été malades, qui sont morts, enfin ça a été très dur pour tout le monde, très lourd en accompagnement, en émotion, en intensité, en énergie déployée, enfin ça a été une période difficile pour eux, mais pour nous, une période de surcharge à la fois de travail, mais émotionnelle, en intensité, en charge… ça a été assez dur parce qu’on perdait des gens jeunes, parce que ça demandait des efforts déments, parce qu’on a, à ce moment-là… pour la première fois on s’est… La médecine générale, on s’imposait un peu à l’hôpital où on accompagnait nos patients […]. Donc c’était toute cette période un peu de changement des pratiques, ça nous a ouvert aussi sur beaucoup de choses, nous. Un lien avec des groupes là aussi d’usagers, Aides et compagnie, des patients de plus en plus formés à leur pathologie48.

La diffusion du virus prend son essor dans des groupes spécifiques, en particulier dans les zones urbaines et dans la région parisienne. Les ouvriers et les ruraux sont plus tardivement atteints. Les réactions face à la maladie sont également différenciées socialement. Un jeune homme de vingt-cinq ans, employé au chômage, témoigne qu’il a refusé de voir tous les signes successifs de l’implantation de la maladie, tout en développant des tendances suicidaires, jusqu’à ce qu’il se retrouve à l’hôpital après avoir eu un malaise dans le métro. Là, dans un milieu où le personnel hospitalier est bienveillant et où il n’a pas honte de son homosexualité, il reprend confiance et pense qu’il peut s’en sortir49.

À l’utilisation du préservatif, seule voie proposée (tardivement) dans les campagnes de prévention pour réduire les risques, certains homosexuels préfèrent adopter d’autres chemins. On observe des changements dans les pratiques sexuelles : des groupes de rencontres safer sex se créent. Un danseur de trente-trois ans affirme qu’il dissocie la sexualité pratiquée de la sexualité fantasmée : « J’ai mis mon sexe dans la tête50. » Certains conservent la seule pratique sans risque, la masturbation. Pour d’autres, la maladie remet en question des relations sexuelles fondées sur le seul plaisir et valorise les amitiés et les liens de couple ou de parenté. Le nombre de « couples fermés » où existe une confiance réciproque (sans multipartenaires) augmente51.

La maladie est souvent vécue dans le secret. Certains malades (surtout les hommes mariés et les bisexuels) se murent dans le silence, ce qui les empêche de mobiliser des soutiens matériels et affectifs. La peur de la contagion est très présente dans l’entourage, comme en témoigne ce peintre de trente-cinq ans : « Ma mère et ma sœur sont venues exprès du Midi pour me voir à Paris et être près de moi. Quand elles sont venues à l’hôpital, elles avaient peur de me toucher. Quand le médecin est passé dans le couloir, je l’ai vite pris à témoin, et il leur a expliqué qu’il n’y avait aucun risque de contamination. Néanmoins quand ma mère est repartie, elle ne m’a pas embrassé et, en même temps, elle en était gênée. C’était plus fort que moi, après je ne voulais plus la revoir52. »

Entre juillet 1990 et février 1991, l’écrivain et photographe Hervé Guibert, auteur de À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie53, atteint du virus du sida, entreprend, sur la proposition d’une productrice de télévision, de réaliser son premier film, intitulé La Pudeur ou l’impudeur, dont il est à la fois l’auteur et le sujet. Conçu au départ comme une autofiction, le projet prend en fait la forme d’un documentaire sur la vie quotidienne d’une personne vivant avec le sida et sentant la mort proche. Le film n’est diffusé qu’en janvier 1992 à la télévision, un mois après la mort de l’écrivain, mais il joue un rôle dans la visibilité et la compréhension de l’épidémie, de même que son roman, diffusé à plus de 400 000 exemplaires54. Il devient en quelque sorte un porte-parole de la maladie, y compris de manière posthume. Daniel Defert explique combien il était émotionnellement douloureux d’aller plusieurs fois par semaine assister à une crémation au Père-Lachaise pour des amis morts du sida. Pendant plus de dix ans, la mort a pesé quotidiennement et violemment sur les survivants, pour certains en sursis.

C’est ce que souligne l’association Act Up, qui apparaît en France en 1989 (en 1987 à New York), avec ses cornes de brume, ses affiches noires, ses interventions spectaculaires et rapides et ses cortèges de morts-vivants, en s’opposant à Aides. Act Up reproche à Aides de discuter et de collaborer avec l’État, et de trop élargir le contexte de l’épidémie quand eux insistent sur la spécificité des gays. Un certain nombre de militants de Aides passent à Act Up par besoin de « crier leur colère ». Ils revendiquent la prise en charge du sida par les malades eux-mêmes et contestent la médicalisation de l’homosexualité et de la toxicomanie. Les militants d’Act Up sont plus jeunes que ceux de Aides – un tiers des activistes ont entre dix-sept et vingt-quatre ans, ce qui explique en partie leur radicalité –, et deux tiers d’entre eux sont homosexuels55. Act Up joue d’une certaine manière le rôle de porte-parole de la « communauté sida56 ». Le 1er décembre 1993, Cleews Vellay, président d’Act Up-Paris, organise la pose d’une capote géante sur l’obélisque de la place de la Concorde. Il proteste également contre la mise à l’index du préservatif par le pape pendant une messe de la Toussaint à l’église Notre-Dame de Paris. Quelques mois plus tard, le 26 octobre 1994, plus de 500 militants d’Act Up-Paris, ainsi que des amis, accompagnent à pied, selon ses dernières volontés, son cercueil du Centre gay et lesbien de Paris au crématorium du Père-Lachaise. Il s’agit d’un « enterrement politique » dans la droite ligne d’Act Up57. À partir de 1996, de nouveaux médicaments redonnent un peu d’espoir aux malades et diffèrent ou écartent en partie la mort ; l’avenir reste envisageable.

Sans logis : squats et Droit au logement

« J’aime pas le mot squat, j’aime mieux quand on dit “lieu occupé”, parce que déjà le mot squat c’est tellement connoté que c’est un mot qu’il faut enlever du vocabulaire. Parce qu’il y a tellement de gens on leur dit squat, pour eux c’est squatter chez des gens, c’est vachement rapport à profit, c’est vachement rapport à défonce, dans les squats il y a des seringues partout. C’est trop mal connoté ce mot-là, je l’utilise, mais ça me dérange, je préfère “lieu occupé illégalement” [rires]. Après, pour moi, on peut dire que c’est une oasis, on peut dire que c’est une maison, que je ne sais pas, une base… Oui c’est ça, la maison, la base… »

Agathe, trente et un ans, habitante du squat L’Huilerie occupée (Marseille)58.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, des catholiques occupent à Marseille des appartements faute de logements. Dans les années 68, des maisons sont occupées au nom des comités de quartiers par le Secours rouge, dans une perspective de lutte sociale et urbaine59. À la fin du XXe siècle, on évoque les squatters qui occupent sans titre un espace vacant60. Florence Bouillon, qui a enquêté sur les squats marseillais, les définit comme des « squats de pauvreté » avec des « hommes maghrébins récemment arrivés, jeunes ouvriers au chômage, famille sans papiers, artistes sans ressources, personnes toxicomanes61 ».

À Paris, au cours de l’hiver 1986, plusieurs incendies (certains d’origine criminelle) dévastent des hôtels meublés dans le XXe arrondissement, tuant dix-sept personnes et mettant à la rue environ quatre-vingts ménages, principalement de migrants. Le 2 novembre 1986, le Comité des mal-logés (CML) occupe un immeuble, rue des Vignoles, pour les reloger.

Le 2 mai 1990, deux des immeubles occupés par le CML, rue des Vignoles et rue de la Fontaine-au-Roy (XIe arrondissement) sont évacués par la police. Les familles expulsées s’installent dans un campement sur le square de la place de La Réunion. Après des désaccords sur l’attitude à adopter, une scission dans le CML donne naissance en septembre 1990 à l’association Droit au logement (DAL), qui privilégie la négociation et une large médiatisation. En septembre, les familles sont relogées. De juillet à septembre 1991, un campement de 103 familles s’installe sur un terrain de la ville de Paris, quai de la Gare, à côté du chantier de la Bibliothèque nationale de France. Les occupants sont relogés. Entre le printemps et l’automne 1992, un campement d’une dizaine de familles, maliennes au départ, s’installe sur l’esplanade de Vincennes. « Les Maliens de Vincennes » comptent entre 200 et 300 familles au cours de l’été et sont évacués par la force à l’automne. Le Conseil des Maliens de France dirige les négociations, et trente-cinq familles seulement obtiennent une promesse de relogement. Au cours de l’été 1992, la Marche des sans-logis, organisée par le DAL, vadrouille dans Paris. Elle est composée de trente-cinq familles qui dorment dans les lieux de culte et se rassemblent régulièrement devant différents immeubles vides pour demander leur réquisition.

En 1993, le DAL reprend la stratégie des squats dans le but d’obtenir un relogement pour des familles essentiellement africaines, en tout cas à Paris. Du 18 décembre 1994 à mars 1996, dans le quartier chic de Saint-Germain-des-Prés, rue du Dragon, trente-deux familles et une trentaine de célibataires du Comité des sans-logis (CDSL), investissent ainsi un immeuble de la Cogedim, société qui fait l’objet de poursuites judiciaires. Le DAL est soutenu par de nombreuses personnalités. L’abbé Pierre, Albert Jacquard et le président du DAL, Jean-Baptiste Eyraud, sont reçus par le Premier ministre Édouard Balladur, qui s’engage à ne pas déloger les occupants. Le 19 janvier 1995, le Conseil constitutionnel rend une décision dans laquelle il qualifie le droit à un logement décent « d’objectif à valeur constitutionnelle ».

En avril 1995, une grande manifestation unitaire « pour les droits et l’égalité, contre les exclusions et la précarité », à l’initiative du DAL, de Droits Devant !! et du CDSL, rassemble à Paris entre 20 000 et 30 000 personnes. Des cortèges se forment également dans plus de cinquante villes de France. À partir de l’hiver 1995, les organisations de lutte pour le logement rejoignent les autres associations qui prennent en charge les causes des « sans ».

Au cours des grèves de novembre et décembre 1995, le DAL, le CDSL et Droits Devant !! se joignent aux manifestations des syndicats et lancent avec le soutien de certains de ces derniers (notamment SUD et la FSU) un « appel des sans » le 13 décembre. Ils tiennent durant une semaine un « forum permanent sur l’exclusion » dans une salle du centre Pompidou qu’ils occupent. Un an plus tard, en décembre 1996, les trois associations, rejointes par d’autres, occupent un immeuble au 5 rue d’Aligre et y ouvrent la Maison des ensembles, où cohabitent différentes associations de lutte contre l’exclusion, des associations de quartier et des syndicats.

1995 : « Tous ensemble ! »

Du 24 novembre au 16 décembre 1995, la France connaît un conflit social d’une ampleur exceptionnelle. La lutte, qui vise le plan Juppé de réforme des systèmes d’assurance-maladie, d’assurance-chômage et des retraites, dure vingt-cinq jours. Elle se cristallise en partie autour de la question des caisses de retraites spécifiques (SNCF, RATP, Poste…). L’essentiel des grévistes et des manifestants sont des salariés du secteur public. Populaire dans l’opinion, massif par sa mobilisation avec ses 700 000 grévistes et ses 2 millions de manifestants au plus haut niveau du mouvement sur l’ensemble du territoire, le mouvement social prend la forme de multiples cortèges dans les métropoles régionales comme dans les villes moyennes.

En 1995, la contestation étudiante a précédé la grève des salariés. Lors des premières manifestations étudiantes en octobre 1995, la presse présente des figures de jeunes gens à l’héritage politique générationnel, fils ou filles de parents « baba cool » ou « soixante-huitards », comme s’ils assumaient dans leur mouvement une tradition politique familiale. Avec les grèves et les manifestations des salariés de la Fonction publique, une représentation journalistique nouvelle des acteurs du mouvement social est présente et prend la forme des « paroles de grévistes ». La parole est donnée à des anonymes via de brefs portraits : un prénom, un âge et quelques phrases sont ainsi censés donner du « vécu » au récit. Les activistes mis en vedette par la presse sont tous décrits comme ancrés dans une histoire politique personnelle et familiale (père réfugié de la guerre d’Espagne, militant politique du Front populaire ou de la Résistance), dans des expériences de grèves de fonctionnaires antérieures (1953 pour les pères, 1986 pour les fils de cheminots) ou dans l’expérience des coordinations, formes d’organisation nées dans les années post-68 en dehors des appareils syndicaux. La présentation individuelle des acteurs sociaux souligne le processus de subjectivation de l’identité sociale et politique propre à la fin du XXe siècle. Les interprétations globales fleurissent dans le cours même du processus manifestant et pèsent sur les représentations et les pratiques des acteurs sociaux ; elles participent donc à la construction de l’événement qui a aussi une géographie réelle et imaginaire.

Dès la première grève des fonctionnaires en octobre 1995, la cartographie quantifiée des manifestations (sous forme de cartes et de camemberts) occupe une grande place dans la presse, ce qui leur attribue le rôle principal, la grève elle-même s’effaçant un peu des représentations. Cette cartographie met par ailleurs en valeur la diffusion du phénomène sur le territoire national et le processus d’unification locale de différentes catégories sociales dans les manifestations. On a ici une inversion de perspective qui est significative de la distance prise, près de trente ans après Mai 1968, avec le centralisme parisien. Marseille et Toulouse comptabilisent parfois plus de la moitié des manifestants parisiens. Dans les villes de province, le nombre de manifestants est souvent égal ou supérieur à celui de 1968. La France industrielle du Nord et de l’Est, peu ou pas manifestante en 1995, contraste avec la France du Sud-Ouest, de l’Ouest et du Midi, des zones où la Fonction publique joue un rôle primordial dans l’offre d’emplois. Les jeunes y font des études plus longues ; l’hôpital, le lycée, la mairie, la préfecture, les services de l’équipement sont les principaux employeurs ; la défense du secteur public y est une nécessité vitale. Ce ne sont pas seulement les emplois qui sont menacés, mais aussi l’intégration de ces territoires à l’ensemble national et leur identité sociale, les fonctionnaires étant les représentants locaux de l’État et des acteurs importants des sociabilités régionales et locales.

La télévision est au centre de l’événement en novembre-décembre 1995, dans un contexte où la concurrence entre les chaînes et la dictature de l’audimat jouent un rôle important. La reprise, par Les Guignols de l’info, sur Canal Plus, de la phrase malencontreuse du Premier ministre « s’il y a 2 millions de personnes dans la rue, je serai obligé de me retirer », et son instrumentalisation avec l’invention du « Juppéthon », sont au cœur des manifestations et modifient les slogans. Chaque jour, le comptage du nombre des manifestants pousse ces derniers à faire toujours plus, comme un défi. Mouvement social et grèves se jouent en partie à la télévision. Un exemple : la transmission en direct de l’expression de la colère de certains syndicalistes contre la secrétaire nationale de la CFDT Nicole Notat, favorable au plan Juppé de réforme de la Sécurité sociale, est à l’origine d’une pétition, suivie d’une autre, contradictoire, qui contribue à lancer un vif débat sur le rôle des intellectuels dans les mouvements sociaux.

La télévision apparaît comme un lieu du pouvoir des élites politiques et médiatiques. Le temps de parole des grévistes est réduit et leur parole vidée de son sens. Le 1er décembre 1995, dans le magazine La France en direct de France 2, consacré « à ce qui bloque la société », les grévistes – qui attendaient dehors, dans le froid et sous la neige, de pouvoir intervenir – n’ont pu parler qu’un quart d’heure sur les deux heures d’émission. Au fil des débats et des manifestations, la télévision est dénoncée par de nombreux grévistes et manifestants comme un instrument de domination. Pierre Bourdieu, très présent dans les assemblées générales des cheminots en 1995, écrit un pamphlet Sur la télévision en 1996.

La critique en 1995 porte prioritairement sur l’ordre économique et s’articule autour du thème de la « mondialisation ». Décembre 1995 peut être interprété comme une défense de l’État-providence dont le service public constitue l’ossature. Ceci expliquerait peut-être le soutien, difficile à expliquer, des salariés du privé malgré les difficultés considérables que leur cause la grève des transports dans la vie quotidienne, en particulier dans la région parisienne. La lutte pour la conservation du statut et des retraites (des cheminots, des traminots marseillais, des salariés des télécommunications) devient la lutte pour le service public tout entier ; elle fait le lien entre les intérêts particuliers et l’intérêt général. Le mot d’ordre « Tous ensemble », inlassablement répété au cours des manifestations, en est le paradigme. L’exclusion et les inégalités sociales que la situation économique provoque ont brisé le consensus intégrateur – des pans de la classe ouvrière disparaissent ; des régions entières sont sinistrées – et mis à nu la réalité de l’intégration inégalitaire. L’école, le travail social et les politiques de santé ont de plus en plus de difficultés à contenir la fragmentation sociale. Dans une réaction immédiate face aux effets dévastateurs de la mondialisation et du néolibéralisme, en 1995, le service public apparaît comme un rempart à défendre62.

Au terme de trois semaines de grève, après les 2 millions de manifestants comptés le mardi 13 décembre par le « Juppéthon », la reprise du travail par les cheminots à partir du 15 décembre 1995 se fait sur un argument corporatiste, énoncé par l’intersyndicale CGT-CFDT : le maintien des caisses de retraite et des caisses d’assurances SNCF, et l’annulation du contrat de plan. Les négociations finales demeurent catégorielles, en décrochage avec l’ambition du mot d’ordre fédérateur « Tous ensemble ».

Même si l’on a pu écrire que les fonctionnaires avaient fait grève « par procuration » pour les salariés du privé, la grève de la Fonction publique de novembre-décembre 1995 n’a pas atteint l’importance de la grève générale de mai-juin 1968 qui associait secteur privé et secteur public. Par ailleurs, rien n’a été modifié dans l’immédiat dans le pouvoir politique – pas même la composition du gouvernement – après décembre 1995, même si la dissolution de l’Assemblée nationale presque deux ans plus tard conduit la gauche plurielle au pouvoir.

Une autre modalité du « Tous ensemble » de décembre 1995 est mise en œuvre dans les ferments utopiques d’une république universelle perceptibles dans les manifestations de soutien aux travailleurs africains sans papiers de 1996 : elles constituent peut-être une ouverture vers une autre mondialisation.

Sans papiers : lutter pour la régularisation.

« Je regardais la télé et j’ai vu que des sans-papiers occupaient l’église Saint-Ambroise pour demander leur régularisation. J’ai constitué un dossier et j’y suis allé […]. Comme si j’étais drogué au mouvement, je pensais que c’était la seule façon d’obtenir des papiers et de trouver enfin un travail stable. »

Niambouré Macalou63.

Le 18 mars 1996, plus de 300 sans-papiers, en majorité des Maliens et des Sénégalais, occupent pendant cinq jours l’église Saint-Ambroise dans le XIe arrondissement de Paris. Le lieu a été choisi parce qu’il est proche du centre de soins gratuits de Médecins du monde, qu’ils fréquentent. Ils exigent la régularisation de leur situation et des papiers. Quelques jours plus tard, le curé de Saint-Ambroise – avec l’accord des autorités religieuses – donne les clés de l’église aux policiers ; les sans-papiers sont évacués. Commence alors une longue errance dans Paris, au fur et à mesure des expulsions, qui les mène du gymnase Japy à la Cartoucherie de Vincennes où ils sont un temps hébergés, puis aux entrepôts désaffectés de la SNCF et enfin à l’église Saint-Bernard du quartier de la Goutte-d’Or, où ils atterrissent le 28 juin. Ce jour-là, vers 17 heures, le curé Henri Coindé prend une décision importante pour la régularisation des migrants sans papiers. « Avec le temps qui passe, il y a des moments effacés, mais je me souviens parfaitement de cet instant-là64 », raconte-t-il. Prévenu que 300 personnes en situation irrégulière veulent occuper l’église Saint-Bernard, le père Coindé, cinquante-quatre ans, décide sans hésiter de les accueillir, alors que l’archevêché de Paris estime pour sa part que cette occupation est « irresponsable ».

Le destin de Henri Coindé s’est joué une première fois en 1958, quand il est envoyé en Algérie pour son service militaire. Bouleversé par la situation coloniale, il abandonne à son retour son poste de salarié dans la banque Rothschild et entre au séminaire. « Missionnaire du travail » pendant de nombreuses années au contact de syndicalistes, il participe à mai-juin 68. L’occupation de Saint-Bernard est le second tournant dans sa vie. Il résiste à toutes les pressions de la préfecture et de l’archevêché – « Ils ont compris que je ne céderais pas » – ; les menaces ne l’intimident pas : « Ça ne nous faisait pas peur, on tirait notre force dans le fait de constituer un mouvement, un collectif. »

Le 28 juin, raconte Niambouré Macalou, chacun cherche une place où s’installer pour dormir. « Le matin, on faisait le ménage, ensuite on préparait à manger, un seul repas par jour. » Sa famille ne comprend pas ce qu’il fait de ses journées et commence à s’inquiéter : « Ils me disaient que je n’étais pas venu en France pour ça65. »

Madjiguène Cissé et Ababacar Diop sont les deux porte-parole des sans-papiers de Saint-Bernard. Sénégalaise de quarante-cinq ans, professeure d’allemand, Madjiguène Cissé a grandi à Dakar avant de se former à l’université de Sarrebruck, dans la Sarre ; elle est arrivée en France en 1993 avec un visa de tourisme. Né au Sénégal, Ababacar Diop est quant à lui arrivé en France clandestinement en juillet 1988. Il a enchaîné les petits boulots dans des entreprises de services ou de nettoyage tout en poursuivant des études d’informatique. Le 18 mars 1996, humilié de voir la préfecture de Seine-Saint-Denis lui refuser un statut légal alors qu’il avait une promesse d’embauche, une petite fille et sept ans passées sur le territoire, il rejoint l’église Saint-Ambroise.

Ponctuée par diverses manifestations, la longue lutte des sans-papiers pour la régularisation devient ainsi visible dans l’espace public. Elle n’est cependant pas nouvelle. Les mêmes configurations s’étaient déjà cristallisées en 1971-1975 : lutte pour les papiers, occupations de lieux de culte, grèves de la faim et appui d’intellectuels prestigieux. Le renouveau des mobilisations de 1996-1997 s’est nourri de l’impopularité du gouvernement Juppé, de la mobilisation sociale de l’hiver 1995 et d’un mouvement de jeunes cinéastes qui ont signé en juin 1996 un manifeste en faveur des sans-papiers. Depuis 1993, les lois Pasqua (du nom du ministre de l’Intérieur de la seconde cohabitation dans le gouvernement Balladur) sur l’entrée et le séjour des étrangers avaient multiplié les obstacles à l’obtention de la nationalité pour les enfants d’immigrés et la régularisation des sans-papiers.

Le 23 août 1996, à 7 h 30, à la suite d’un arrêté d’expulsion contre l’occupation de l’église sans que l’expulsion ait été confirmée par une décision judiciaire, plusieurs centaines de gardes mobiles aidés par autant de policiers des commissariats environnants et de CRS, encerclent l’église dont ils défoncent la porte arrière à coups de haches et de bélier. L’image choque. Les forces de l’ordre évacuent les occupants, cinquante-quatre femmes, soixante-huit enfants et une centaine d’hommes brusquement réveillés dans leur sommeil. Ils procèdent à 220 interpellations, parmi lesquelles 210 personnes sans papiers qui sont conduites dans le centre de rétention de Vincennes.

« J’ai eu très peur, se remémore Lassana Boune, un sans-papiers malien alors âgé de vingt-huit ans. J’étais inquiet pour les enfants et ceux qui étaient en grève de la faim depuis plusieurs semaines… Puis il y a eu des échanges de coups avec la police, et j’ai été emmené pieds nus au centre de rétention administratif de Vincennes. » Madjiguène Cissé se souvient avec émotion : « J’ai été impressionnée par la disproportion des moyens qui étaient utilisés. Nous étions moins de 300 à l’intérieur, dont une centaine d’enfants. En face, près de 1 500 policiers et CRS armés jusqu’aux dents. La République voulait montrer sa force et elle l’a fait. »

Quelques heures plus tard, en plein mois d’août, 10 000 sympathisants du mouvement manifestent de façon spontanée leur indignation place de la République, à Paris. Sur les 220 interpellés de l’église Saint-Bernard, huit ont été expulsés du territoire dans la foulée, soixante-treize ont reçu un titre de séjour et les autres se sont « évaporés ». Car malgré ses déclarations, le gouvernement se révèle impuissant à renvoyer les sans-papiers de Saint-Bernard. Beaucoup sont ici depuis des années, ont des enfants nés en France, y travaillent, sont mariés. Ces images d’une église profanée choquent profondément l’opinion publique et construisent la popularité du mouvement.

En France, des manifestations rassemblent des dizaines de milliers de personnes contre la politique du gouvernement Juppé. En 1997, le mouvement reprend de l’ampleur. En effet, en février 1997, la loi Debré crée un « délit d’hospitalité » (pour hébergement de sans-papiers avec constitution d’un fichier, souvenir vichyste) à la suite duquel naît un vaste mouvement mené par des cinéastes – des jeunes, peu connus – qui signent une déclaration le 11 février 1997 : « Nous sommes coupables, chacun d’entre nous, d’avoir hébergé des étrangers en situation irrégulière. » Des milliers d’intellectuels, d’artistes, de comédiens, d’écrivains, de médecins signent la pétition66. Des parrainages et des marrainages sont mis en place pour aider individuellement les sans-papiers à constituer un dossier, les accompagner dans les préfectures, les soutenir financièrement.

Après la dissolution de l’Assemblée nationale par le président Chirac le 20 avril 1997 et l’arrivée de Lionel Jospin à Matignon, l’espoir renaît puisque le Parti socialiste avait promis l’abrogation des lois Pasqua-Debré. La gauche extraparlementaire publie un manifeste, « Nous sommes la gauche ! », rédigé à l’origine par les militants d’Act Up, le collectif des sans-papiers, le GISTI, Sud-culture et SOS homophobie : « La gauche officielle ne gagnera pas les élections sans nous. Nous sommes la gauche qui se bat […] pour les étrangers, les chômeurs, les homosexuels, les femmes, les SDF, les séropositifs. Nous sommes les électeurs de gauche. Nous ne voulons plus l’être par défaut67. » Mais le ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, veut se contenter d’assouplir la mise en œuvre des lois Pasqua. La circulaire du 24 juin 1997 définit les critères de régularisation mais l’application est à la discrétion des préfets. Selon le ministère de l’Intérieur, au 31 mai 1998, date limite fixée par la circulaire, 109 000 dossiers de régularisation avaient été examinés sur 130 000 déposés, et 53 000 avaient été refusés68. Si environ 50 000 sans-papiers sont régularisés, les autres restent dans une semi-clandestinité. Le front des intellectuels et artistes se fissure, entre ceux qui soutiennent la politique prudente du gouvernement et ceux qui soutiennent la régularisation complète des sans-papiers. Le nombre de ces derniers s’accroît en raison de la guerre civile en Algérie et des demandes d’asile politique. La plupart des sans-papiers travaillent dans le bâtiment, la sécurité, la restauration, la confection, les services et l’agriculture.

Les événements parisiens ne doivent pas masquer les situations provinciales locales, en particulier le travail dans l’agriculture, travail saisonnier mais régulier qui est une porte d’entrée dans l’emploi. Tel est le cas de Djamel (niveau Bac + 4 en Algérie) qui travaille au ramassage des fruits dans la Drôme. Il vit dans un squat et fait aussi embaucher des copains. À l’automne, il se consacre aux vendanges et au ramassage de l’ail. Comme d’autres, il travaille avec une fausse carte de résident ou avec une carte de CMU : avec le numéro de la carte, le patron peut déclarer les travailleurs sans papiers à la Mutualité sociale agricole et ainsi les assurer. Ils sont payés au SMIC et déclarés69.

Après l’occupation puis l’expulsion de Saint-Bernard, le mouvement des sans-papiers tente de se structurer, non sans conflits. Anzoumane Sissoko a trouvé un emploi à mi-temps : deux heures de ménage matin et soir. Ses journées sont libres pour militer pour les sans-papiers. « Saint-Bernard était toujours dans les esprits. Aux dates anniversaires de l’expulsion, il y avait des milliers de personnes dans la rue », raconte-t-il. Le collectif monte des centaines de dossiers, s’incruste dans les préfectures et parvient à établir un rapport de forces permanent pour obtenir des régularisations : « De 2002 à 2008, on a effectué trente-deux occupations : des églises, la mairie de Neuilly, le cabinet d’avocat de Sarkozy, le Medef, des QG de campagne… » Entré en France en 1993, il est régularisé en 2005. Un titre de séjour lui permet de revenir pour la première fois au Mali. Devenu français en 2015, il se souvient avec ironie de la cérémonie : « On nous a parlé des valeurs, des monuments, de l’hymne national… Mais après vingt ans en France, je n’ai rien appris de nouveau70. »

Sans emploi et sous-emploi

« À force d’avoir des réponses négatives comme ça pour le fait de ne pas être qualifiée et l’âge que vous avez […], je comprends que des gens faibles puissent complètement s’enfermer et puis être dépressifs, une chose que je n’aurais jamais comprise avant. Je disais “Mais non quand on veut, on peut, il faut être volontaire”, j’étais assez, comment dire, intransigeante envers les gens un peu faibles. Je comprends maintenant ces gens-là, c’est vrai que le chômage ça vous bouffe. C’est une maladie. Il faut y être pour le croire, j’assimile ça à un cancer. C’est incroyable comme ça vous bouffe de l’intérieur. »

Patricia, ancienne couturière,
licenciée en 1999 de l’entreprise Lévi-Strauss71.

Les chômeurs étaient 1,5 million en 1981 ; ils dépassent les 2 millions en 1983 ; ils sont 2,5 millions en 200572. Même si les groupes de chômeurs se sont organisés dès « l’invention du chômage73 » à la fin du XIXe siècle, l’un des mouvements les plus importants s’est manifesté, en France, au cours de l’hiver 1997-199874.

Le mouvement des chômeurs

« C’est un mouvement de rébellion. Il y a eu cette histoire de la prime de Noël, un droit conquis qui a été repris, mais au travers de la prime de Noël, a été posée une revendication à la dignité, à ne pas être traités en sous-hommes. Est-ce qu’on se permettrait d’enlever à un salarié son treizième mois ? Comme ça, sans le consulter, arbitrairement ? Avec les chômeurs, on a cru pouvoir se le permettre, nier totalement leurs droits… »

Charles Hoareau, 199875.

Depuis 1990, au moment des fêtes de fin d’année, les comités CGT chômeurs des Bouches-du-Rhône organisent des actions pour réclamer l’octroi d’une « prime de Noël » de 3 000 francs versée à chaque chômeur avec ce qu’il reste des fonds sociaux de l’Unedic76 (généralement autour de 2 %) .

Créés en 1978, les comités de chômeurs de la CGT ont été réanimés dans les Bouches-du-Rhône par Charles Hoareau, d’abord à La Ciotat, ville durement touchée par les restructurations des chantiers navals et plusieurs vagues importantes de licenciements, puis à Marseille. Selon Charles Hoareau, ces comités regroupent en 1996 quelque 10 000 membres qui luttent pour « l’acquisition locale de droits ». Il cite l’exemple de la ville d’Istres, où les chômeurs ont gagné l’accès gratuit à la piscine et la demi-gratuité au cinéma.

Plusieurs organisations rassemblant surtout des chômeurs de longue durée ont été créées depuis la fin des années 1970. Une part importante de leurs revendications vise à obtenir une amélioration du statut de chômeur, une meilleure indemnisation ainsi que l’obtention de nouveaux droits sociaux (gratuité des transports par exemple). Tout en refusant de se transformer en bureau d’aide sociale, ces organisations tentent de concilier actions d’urgence et actions protestataires sur un terrain local, en visant en général les institutions en charge du traitement et de l’indemnisation du chômage (ANPE, Assedic, missions locales).

Le Mouvement national des chômeurs et précaires naît en 1986 ; l’Association pour l’emploi, l’information et la solidarité, proche du Parti communiste, est créée en 1987 par Richard Dethyre et Malika Zediri. L’association la plus active et la plus visible, AC ! (Agir ensemble contre le chômage), lancée en 1993 par des syndicalistes dissidents de la tendance « CFDT en lutte » et les syndicats Solidaires unitaires démocratiques (SUD), est un réseau de lutte pour l’emploi, contre le chômage et pour le partage du temps de travail, qui revendique une réduction du temps de travail à trente-deux heures hebdomadaires. Les Marches européennes contre la précarité et l’exclusion, qui ont lieu de Tanger à Amsterdam au printemps 1997, permettent à AC ! de fédérer et d’organiser diverses initiatives et ainsi de nationaliser la cause des chômeurs.

En 1997-1998, des chômeurs occupent plusieurs bâtiments administratifs (ANPE, Assedic, EDF, etc.), des bâtiments symboliques (ENS, IEP) et organisent de nombreuses manifestations locales ou nationales. Autour de la revendication d’une prime de Noël de 3 000 francs et d’une revalorisation générale de tous les minima sociaux, le mouvement défie la majorité de gauche plurielle issue des élections anticipées de 1997 après la dissolution de l’Assemblée nationale par Jacques Chirac. Le mouvement est populaire : les deux tiers des Français déclarent éprouver de la sympathie à son égard et soutenir ses actions.

Le travail rend pauvre !

Les années 1990 voient se développer une frange de travailleurs pauvres. Face au chômage77 femmes et hommes ne sont pas égaux comme face au sous-emploi. En France, dans les années 2000, près de 85 % des personnes qui travaillent à temps partiel sont des femmes.

C’est sous la pression du chômage que des femmes « choisissent » le temps partiel du sous-emploi pour ne pas rester sans emploi. Femmes de ménage, ouvrières du nettoyage, caissières, vendeuses, elles sont nombreuses à prendre ces emplois de quelques heures, faute de mieux, en attendant un emploi à temps plein, c’est-à-dire un salaire qui ne soit pas partiel. Dans les grands magasins, les contrats de travail à temps partiel sont venus, dans les années 1980, remplacer la pratique traditionnelle des « extras » (salariés payés à la journée, embauchés pendant les périodes de pointe). Dans les hypermarchés, les salarié.e.s à temps partiel sont celles et ceux sur qui repose le travail pendant les périodes de l’année les plus pleines, à Noël, au moment de la rentrée scolaire ou avant les vacances.

Au-delà de toute préoccupation d’aménagement du temps de travail, l’emploi partiel est devenu un outil de gestion de la main-d’œuvre à laquelle on impose des horaires décalés et fractionnés. C’est notamment le cas dans la grande distribution, les métiers de service ou encore les emplois d’aide à la personne, dans lesquels les femmes sont surreprésentées. Ainsi en France, elles occupent 80 % des postes à temps partiel et 80 % des postes à bas salaires. Dans le même temps, le coût du logement s’est considérablement accru, notamment dans la région parisienne.

Les premières lois sur le travail à temps partiel datent de 1981 : d’abord pour le secteur public (décembre 1980) puis pour le secteur privé (28 janvier 1981), ce sont les premières incitations au développement du travail à temps partiel, mais choisi. Elles ont été préparées par des experts du Commissariat général au plan qui rejoignent le cabinet de François Mitterrand après le 10 mai 1981. Dès l’arrivée de la gauche au pouvoir, l’ordonnance du 26 mars 1982 et le décret du 20 juillet 1982 proposent des aides financières aux employeurs pour la création d’emplois à temps partiel (pour les jeunes, les plus âgés et les femmes). La loi quinquennale sur l’emploi du 20 décembre 1993 introduit de nouvelles incitations au travail à temps partiel avec le principe d’annualisation du temps de travail et les abattements de cotisations sociales patronales pour les embauches à temps partiel. Les gouvernements passent de la droite à la gauche, puis de la gauche à la droite, mais la politique vis-à-vis du temps partiel suit toujours la même ligne incitative. Il n’est jamais défini comme contraint alors qu’il est pour les employeurs du secteur privé un mode de gestion de la main-d’œuvre. On confond dans la catégorie « temps partiel » le mercredi libre des fonctionnaires et le mi-temps de la caissière de Monoprix. Dans le premier cas, il s’agit d’un aménagement individuel du temps de travail à l’initiative du ou de la salarié.e. ; dans le second, ce sont des emplois partiels créés à l’initiative de l’employeur et imposé aux salarié.e.s.

Malgré une baisse statistique de la conflictualité globale, un certain nombre de luttes pour la sauvegarde de l’emploi, souvent médiatisées, montrent que les salariés résistent le dos au mur, la plupart du temps avec une grande détermination, et refusent ce qu’on appelle le « plan social », une expression qui sert précisément à masquer la réalité de l’abandon du social : Péchiney (chimie) et GIAT-Industrie (armement) en 1996, Daewoo (électronique) en 1999, Cellatex (textile) en 2000, Lu-Danone et Moulinex en 2001, Metaleurop en 2003, etc. Ces secteurs industriels traditionnels sont rejoints par le secteur bancaire, en pleine restructuration : au Crédit foncier, en 1997, les employé.e.s occupent le siège social et séquestrent les dirigeants. Le cinéma rend compte de la résistance des salariés de McDonald’s dans On n’est pas des steaks hachés, réalisé par Alima Arouali et Anne Galand (2002)78.

Si la Confédération européenne des syndicats, qui regroupe l’ensemble des syndicats des travailleurs d’Europe (60 millions de travailleurs syndiqués), se prononce en faveur du traité constitutionnel européen soumis au référendum en France le 29 mai 2005, presque tous les syndicats français (à l’exception de l’UNSA et de la CFTC) y sont défavorables. Le Parti socialiste et les Verts (qui avaient pourtant choisi le « oui » dans leurs instances respectives) sont divisés sur l’attitude à adopter. La gauche de la gauche se prononce contre un traité qu’elle estime antidémocratique, ultralibéral et socialement délétère. Précédé par une campagne active, le « non » l’emporte largement, avec 54,87 % des suffrages, et constitue un très net rejet de l’Europe libérale.

Portraits de paysans contestataires

« On a beaucoup plus de liens et de solidarité avec toutes les associations comme le DAL, Droits devant !! euh, donc de gens exclus, […] nous aussi on se bagarre contre les exclusions dans le milieu paysan, hein parce que le mec qui arrête son exploitation parce qu’économiquement il est mis sur la touche, c’est un exclu, hein, j’veux dire la moitié des sans-papiers ils sont d’origine paysanne, et c’est nos politiques agricoles qui génèrent tous ces gens-là, donc si tu veux c’est vrai qu’avec le discours qu’on a, sur l’agriculture, sur la souveraineté alimentaire, sur la place de l’agriculture, sur le statut social des paysans […], naturellement ces gens-là se retournent vers nous, enfin “se retournent”, ou sont en attente si tu veux d’actes de solidarité et de présence. »

Régis, militant à la Confédération paysanne, 200279.

Après 1981, la réflexion sur le productivisme menée dans les années 1970 par les Paysans-travailleurs se transforme progressivement en critique du développement intensif de l’agriculture qui entraîne « la désertification de régions entières » et « les répercussions de l’industrialisation de toute la chaîne agro-alimentaire sur la qualité des produits, la santé et l’environnement »80. La résistance au productivisme (que l’on trouve plutôt chez des agriculteurs du sud de la France, parfois des « néoruraux ») conduit à aspirer à produire autrement, en développant des circuits courts de commercialisation en lien avec des réseaux de militants associatifs et écologistes.

La Confédération paysanne, nouvelle organisation syndicale créée en 1987, se fait connaître par des actions symboliques spectaculaires, comme, en 1990, l’introduction d’une vache au musée du Louvre. À la critique des politiques agricoles européennes, elle associe le refus de l’inégalité structurelle des échanges Nord-Sud à l’origine du sous-développement des pays du tiers-monde. Se posant en syndicat de défense des paysans, les membres de la Confédération paysanne ne sont pas refermés sur leur lutte corporatiste mais s’ouvrent au monde, en particulier en direction des peuples dominés.

Manifeste pour la création de la Confédération paysanne,
1987 (extraits)

Une nouvelle politique agricole doit répondre aux objectifs suivants :

— Assurer le maximum d’emplois correctement rémunérés.

— Assurer la sécurité alimentaire de l’Europe pour une gamme très diversifiée.

— Offrir des produits alimentaires de bonne qualité.

— Contribuer à la vitalité et au développement de l’ensemble des zones rurales (maintenir le potentiel de production du pays et assurer le renouvellement des ressources naturelles).

— Développer des systèmes de production respectueux de l’environnement.

— Permettre l’auto-suffisance alimentaire des peuples du tiers-monde81.

Parmi les militants de la Confédération paysanne, la différence est souvent faite entre les « héritiers » ou « purs porcs » (fils ou filles de paysans), et les « néoruraux », installés plus tardivement. En réalité, Ivan Bruneau, qui a suivi des parcours individuels dans l’Orne et dans l’Aveyron, montre que la frontière entre néoruraux et héritiers est plus ténue qu’il n’y paraît. Certains ont vécu leur enfance et leur adolescence en milieu rural. C’est par exemple le cas de Romain, installé en 1999, à l’âge de vingt-cinq ans, sur une petite exploitation de 18 hectares sur le plateau de l’Aubrac (Aveyron). Enfant, Romain a vécu dans une commune à une trentaine de kilomètres de là. Fils d’un ouvrier du bâtiment et d’une assistante maternelle, il a obtenu un baccalauréat en 1992 et a poursuivi sa scolarité dans un IUT préparant aux métiers de l’animation socioculturelle. Après son diplôme, il est recruté dans un centre de vacances des Œuvres laïques en Aveyron :

Paysan ça a été autant un prétexte pour rester au pays en fait, plutôt qu’autre chose, là-haut moi ça me plaisait beaucoup, j’ai accompagné aussi beaucoup de gens en randonnée, donc je connais très bien le plateau à pied, et puis tout ce qui va avec quoi, c’est-à-dire qu’il faut connaître l’histoire, il faut connaître la flore, il faut connaître la faune, il faut connaître tous ces trucs-là donc et puis la topographie du terrain, donc c’était intéressant, la géologie, après c’est jamais fini, donc euh je ne me suis pas fatigué de ça, je me suis fatigué de la vie en collectivité82.

Ses parents n’étaient pas agriculteurs, mais il reprend la ferme de son oncle qui a eu un destin emblématique de petit paysan resté célibataire après le service militaire en Algérie :

Il était un peu rebelle aussi donc euh, mais « rebelle » dans le mauvais sens du terme quoi, y avait rien pour le canaliser, il avait foutu quatre gendarmes par terre une fois, ils étaient venus pour lui signifier je sais plus quoi, et puis bon ils s’acharnaient un peu contre lui, il buvait un peu, ils lui avaient retiré le permis pendant six mois, ici c’est un endroit très isolé, si t’as plus le permis, t’es cuit, donc il roulait en tracteur, ils venaient de lui redonner le permis depuis deux jours, ils savaient qu’il allait voir des copains, donc il avait pris le tracteur, et puis ils sont venus lui piquer le permis à la maison, ce qu’ils n’ont absolument pas le droit de faire puisqu’il était en tracteur, il était pas en voiture, donc c’est quand même pas la même vitesse, ni la même chose, ni rien, et donc lui ben il s’est énervé sur le coup, bon il était un peu cinglé, il avait fait un peu l’Algérie, tout ce genre d’antécédents qui ont bien traumatisé un peu aussi tout le monde, il a fait un peu de savate et tout, donc ben il a foutu quatre flics par terre quoi… [sourire], et bon c’est passé pour une fois, et puis au final au bout d’un moment ça passe plus quoi, la camisole chimique s’occupe de lui maintenant83.

Reprendre la ferme devient ainsi un projet familial pour réparer ce que tous considèrent comme une injustice à l’égard de l’oncle. Lassé de son travail d’animateur culturel, Romain considère par ailleurs que reprendre la ferme est un impératif de fidélité à son histoire familiale. On le voit, suivre les parcours individuels introduit de la complexité dans les catégories, ici celle de « néoruraux ».

Il en est de même pour les « héritiers ». Ces derniers ont souvent différé le moment de leur installation. Les contradictions de leur « héritage » familial ont pesé sur leurs devenirs professionnels. Plus longtemps scolarisés, ils ont souvent vu leurs frères et sœurs aînés poursuivre des études supérieures. Enfants uniques, ils ont dû venir en aide à leurs parents. Joël, militant de la Confédération paysanne de l’Orne, s’est installé en 1983, à l’âge de trente ans, en reprenant l’exploitation familiale située dans le Perche. Cette installation intervient au terme d’une longue période d’indétermination professionnelle. Inscrit dans un lycée de Rennes en 1969, il s’est impliqué dans les mouvements lycéens et était proche de la Ligue communiste. Il passe en conseil de discipline en terminale et échoue au brevet technique agricole. La relation avec son père, un petit notable agricole local, est conflictuelle. Il devient donc ouvrier agricole dans un autre département, milite au syndicat affilié à la CFDT et ne reprend la ferme paternelle qu’à la retraite de ce dernier, mais sous la forme d’un groupement agricole d’exploitation en commun (GAEC) avec l’un de ses amis de longue date : « Je ne concevais pas de m’installer tout seul, c’était inconcevable, c’est de dire pour moi, j’ai mis du temps à réaliser ça, que s’installer paysan, je ne concevais pas de, à la limite c’était réactionnaire de s’installer tout seul, c’était inconcevable, ou je ne m’installais pas ou je m’installais à plusieurs, mais pas pour des raisons pratiques, pour des raisons purement idéologiques. »

Pour les héritiers, l’engagement au sein de l’une des organisations de la gauche paysanne s’est souvent accompagné d’une rupture avec l’ordre politique familial. Ces jeunes agriculteurs se sont classés à gauche, voire à l’extrême gauche, alors que leurs parents et les membres de leur famille votaient à droite. La politisation à gauche et la subversion syndicale, autorisées par des passeurs – comme ont pu l’être des frères et sœurs étudiants, quelques prêtres ou des personnalités paysannes – leur ont offert l’opportunité de s’établir socialement aux marges de leur milieu d’origine84.

En 1995, une délégation du Larzac se rend en Polynésie afin de protester contre la reprise des essais nucléaires décidée par Jacques Chirac. À Papeete, José Bové rencontre Arnaud Apoteker, l’un des responsables de Greenpeace en France, qui lui fait part de la réflexion de l’association sur la question des OGM85. La Confédération paysanne partage les inquiétudes de l’organisation écologiste sur le transgénique et les risques sanitaires et environnementaux qu’il implique. C’est ainsi que s’organise, en juin 1997, un premier « fauchage » de champ de maïs génétiquement modifié en Isère. En janvier 1998, dans le Lot-et-Garonne, une centaine de militants détruisent un stock de semences. S’ensuit un procès où José Bové, René Riesel et Francis Roux86 sont condamnés à huit mois de prison avec sursis, jugement suivi de beaucoup d’autres87.

José Bové, « militant inclassable et prophète de l’altermondialisme88 » selon la formule d’Ivan Bruneau, a acquis une position surmédiatisée après le démontage d’un McDonald’s en cours de construction à Millau le 12 août 1999, dans le but de dénoncer l’Organisation mondiale du commerce. Cette dernière avait en effet donné raison aux États-Unis qui avaient refusé d’importer du fromage au lait cru (entre autres le Roquefort) en réponse au refus de l’Union européenne d’importer de la viande de bœuf américaine élevée aux hormones de croissance. Emprisonné à Villeneuve-les-Maguelones le 19 juin 2002, José Bové déclare à sa sortie, le 1er août, devant les nombreux militants présents ce jour-là (plusieurs milliers) : « La prison, c’est pas seulement une privation de liberté, c’est une négation de la personnalité » ; le système pénitentiaire français n’est « pas digne du pays des Droits de l’homme »89.

3. FRACTURES DANS LA FRANCE POSTCOLONIALE

« La guerre d’Algérie n’est pas finie. Le FN c’est la guerre d’Algérie. L’idée qu’un Algérien ne peut être français montre que cette question n’est pas réglée dans l’inconscient collectif, qu’elle devient un refoulé. »

Laurent Mauvignier, 200990.

Des hommes, de Laurent Mauvignier91, ausculte avec la force de la littérature les traces enfouies de la guerre d’Algérie dans la société française. C’est le récit d’une fête de famille, organisée dans un village en l’honneur des soixante ans et de la retraite de Solange, qui tourne mal avec l’arrivée d’un de ses frères, Bernard, qui vit dans les bois depuis qu’il a abandonné sa femme – une riche fille de colons revenue avec lui d’Algérie – et ses enfants. L’insulte de « bougnoule » qu’il profère à l’égard de Chefraoui, « l’Arabe du village » « bien intégré », fait resurgir les souvenirs enfouis de cette guerre que plusieurs des protagonistes ont faite. Une part d’eux-mêmes est restée dans les villages algériens où ils ont connu la violence, la torture et la mort. Laurent Mauvignier a quarante-trois ans lorsqu’il écrit ce texte ; c’est la génération de ses parents qui est, une nouvelle fois, le sujet du livre. Le père du romancier, qui avait été soldat en Algérie pendant vingt-huit mois et était resté silencieux sur cette partie de sa vie, s’est suicidé à l’adolescence de l’auteur. Ce dernier conclut sobrement : « Le roman c’est l’art de reformuler les questions. »

Affaire de foulards

À l’automne 1989, « l’affaire » du foulard porté à la rentrée scolaire par trois élèves musulmanes d’un collège de Creil, dans l’Oise, avait provoqué un vif débat national, récurrent jusqu’à l’adoption d’une loi, en 2004, sur l’interdiction des « signes ostensibles » dans l’espace scolaire. De la représentation du foulard au début de l’affaire, en octobre 1989, on est passé rapidement au « tchador », qui évoque les « terroristes iraniens » des attentats de 1986 à Paris. Quelques années plus tard, le port du foulard est référé à l’expérience du port de la burka imposée par les Talibans en Afghanistan. La médiatisation du conflit de Creil a radicalisé les positions. Le débat né autour de la question de la laïcité scolaire s’est très vite reformulé en problème du « communautarisme ».

Les jeunes filles en foulard réveillent aussi un imaginaire national et politique qui associe femmes et religion, en diffusant une histoire tronquée de la laïcité qui oublie que l’école républicaine a organisé la séparation des sexes, que la mixité scolaire est un phénomène récent92 et que la laïcité « à la française » est une laïcité de compromis. Mais surtout, l’analyse des journaux télévisés à l’époque montre que les thématiques et le vocabulaire du Front national, avancés dès le début de l’affaire en octobre 1989, sont repris par la plupart des commentateurs un mois plus tard. On est ainsi loin d’une banale affaire d’ordre scolaire et de mise en cause de la laïcité par trois fillettes en foulard. L’affaire éclate dans un contexte politique spécifique : la crise de l’État-nation parallèlement à la construction européenne, la montée en puissance du Front national et le rejet des travailleurs immigrés, avivés par la dépression économique et le chômage. Le climat passionnel dans lequel se déroule le débat, qui traverse familles, partis politiques, syndicats et associations, est très significatif de la faible tolérance manifestée en France à l’égard d’autres cultures que celle dite nationale. L’image de ces jeunes filles se construit en contrepoint à celle des frères ou des cousins, jeunes révoltés de banlieues ou « délinquants », rendus particulièrement visibles avec la nouvelle vague de rébellions urbaines qui débute à Vaulx-en-Velin en 199093.

L’année 1990 semble vraiment la date charnière dans les représentations télévisuelles des « jeunes de banlieue »94. Progressivement se construit dans l’information télévisée l’image d’une jeunesse violente, issue de « l’étranger », une jeunesse qui représente un autre monde. À l’été 1990 apparaît à la télévision la thématique des bandes de jeunes. Les reportages qui les prennent pour sujet se succèdent : ils montrent toujours de jeunes hommes, noirs ou arabes, et jamais la moindre fille95 ; leur âge oscille autour de vingt ou vingt-cinq ans ; ils portent des jeans et des blousons alors même que l’été bat son plein, très souvent des sweat-shirts larges à capuches qu’ils rabaissent sur la tête pour se camoufler, parfois des casquettes. Pour éviter toute identification, ils se masquent le visage avec des bandanas rouges ou des keffieh palestiniens. Ces « bandes organisées » sont présentées comme relevant d’une « organisation militaire ».

En novembre 1990 apparaît la thématique des « casseurs » lors de violences et de pillages qui ont lieu à Paris, en marge d’un mouvement de lycéens et de lycéennes qui dénoncent les conditions de scolarité dans les lycées populaires. On assiste alors à une réelle stigmatisation des jeunes issus de l’immigration qui sont associés à la violence en général et construits comme de nouveaux barbares.

Quinze ans plus tard, le même constat est établi après les révoltes de novembre 2005. Nacira Guénif-Souilamas s’est penchée sur les itinéraires complexes des « descendantes d’immigrants nord-africains » qualifiées de « beurettes »96. Elle s’insurge ensuite avec Éric Macé contre les stéréotypes virilistes attribués uniformément aux « garçons arabes »97. C’est aussi à cette date que la figure du « grand frère » s’impose : âgé de vingt-cinq à trente ans, il a peut-être connu les années du militantisme « beur » des quartiers en 1983-1986. Les grands frères, catégorie forgée par les représentations télévisuelles, deviennent une catégorie de l’action politique et sont utilisés pour la « paix sociale » dans les bus, les écoles, etc.

Les parcours individuels des garçons comme des filles sont plus complexes que ne le décrivent les explications globalisantes. Cependant, tous et toutes sont confrontés à un phénomène de « marquage » par le nom de famille et souvent le faciès, qui entraîne une discrimination à l’embauche, dans les lieux de loisirs (dont les boîtes de nuit) et plus généralement dans l’espace public où ils et elles sont soumis à des contrôles incessants par la police, les garçons plus que les filles d’ailleurs.

Le surgissement de la question noire dans l’Hexagone

« Nous sommes là aujourd’hui pour affirmer qu’il y a des populations noires. Nous devons l’assumer pour sortir de la prison d’un double discours. Le discours raciste, que vous connaissez. Et le discours antiraciste : il n’y a pas de race, donc il n’y a pas de Noirs. Ce discours produit, avec les meilleures intentions du monde, une catastrophe. »

Louis-Georges Tin, porte-parole du Conseil représentatif des associations noires (Cran).

À la fin du XXe siècle, les Noirs deviennent visibles dans l’espace public : la manifestation silencieuse de plusieurs dizaines de milliers de Noirs antillais et africains à Paris, le 23 mai 1998, à l’occasion de la commémoration de la seconde abolition de l’esclavage de 1848 a frappé les esprits. En juillet 1998, la mise en avant d’une France « black-blanc-beur » n’a pas duré longtemps et l’élan quasi unanimiste après la victoire à la Coupe du monde de football est vite retombé.

La célébration, somme toute modeste en métropole, du 150anniversaire de l’abolition de l’esclavage en 1998, le vote de la loi de 2001 reconnaissant la traite et l’esclavage comme des « crimes contre l’humanité », ainsi que la candidature de Christiane Taubira à l’élection présidentielle ont sans doute été les vecteurs de l’intérêt pour la question noire. Pour les populations noires de France, le retour sur le temps de l’esclavage permet de souligner le sentiment des discriminations subies et l’inégalité des chances pour les habitants des DOM-TOM ainsi que pour les Antillais et Africains de « métropole » et leurs enfants nés dans l’Hexagone.

Nous avons déjà abordé à plusieurs reprises dans ce livre la « condition noire », qui n’a pas attendu 1998 pour être mise sur le tapis98. Mais, jusqu’à très récemment, il n’était guère possible (et cela ne l’est toujours pas complètement) de parler de race ou de racialisation, entendues au sens de notions historiquement et socialement construites – qui ont donc une histoire et un efficace – et non au sens d’existence de races biologiques en tant que telles. Lorsque le footballeur professionnel Vikash Dhorassoo, d’origine mauricienne, né à Harfleur (Seine-Maritime) en 1973 (son père étant venu de l’île Maurice travailler sur les chantiers du Havre), dit « l’argent m’a blanchi99 », il pose crûment les rapports entre domination sociale de classe et domination ethnoraciale.

Outre les soldats, les étudiants et les travailleurs noirs présents au cours de tout le XXe siècle, la France noire métropolitaine est constituée de deux blocs : les populations venues des Antilles, de Guyane et de La Réunion par le biais du Bumidom à partir de 1961 pour travailler dans les services publics100, et les populations venues d’Afrique subsaharienne. Jusqu’en 1986, ce second groupe bénéficiait de la liberté de circulation avec des visas touristiques et les hommes alternaient des séjours en Afrique et sur le continent. En 1986, c’est la fin de cette exception coloniale : des visas sont exigés pour venir en France. Le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, fait même expulser par charter 101 Maliens déclarés « en situation irrégulière » le 19 octobre 1986101. C’est un choc dans l’opinion publique et pour les Africains, qui s’efforcent alors d’arriver en France, d’y rester et de faire venir leurs familles. Ils sont alors 400 000 environ en France, pour les trois quarts en région parisienne, dans des foyers, des squats ou des maisons occupées. En 1998, la France noire est donc un groupe tout à fait hétérogène dont les membres n’ont ni les mêmes aspirations, ni les mêmes besoins, ni ne parlent la même langue.

C’est par l’histoire et la mémoire, les deux étant souvent confondues, et par le biais de l’Unesco, qu’est posée en 1998 la question de la traite négrière et de la transmission de cette histoire dans les écoles. La députée guyanaise Christiane Taubira s’en saisit et porte avec ténacité une proposition de loi qui aboutit en 2001. Un Comité national pour la mémoire de l’esclavage, prévu dans l’article 4 de la loi, est institué par un décret du 5 janvier 2004. Il publie en avril 2005 son premier rapport, qui fait un constat précis sur l’état des lieux de ce sujet dans les programmes et les manuels scolaires, et formule des propositions, en particulier pour le choix d’une date de commémoration et de célébration de la mémoire de l’esclavage, le 10 mai102.

En 1997, un discret groupe de pression, le Club Averroès, est créé pour promouvoir la « diversité » dans les médias et en particulier à la télévision. En février 2001, une première victoire modifie le cahier des charges des chaînes publiques et les oblige à « assurer une meilleure représentativité des minorités à la télévision ». Dans le champ politique, le handicap est encore plus flagrant. En octobre 2004, un militant du Parti socialiste, Gaspard-Hubert Lonsi Koko, d’origine congolaise, dresse un bilan sur la présence d’élus dans les diverses élections : aux cantonales de 2004, seulement trois élus sont issus de l’immigration non européenne, soit 0,15 % ; aux régionales, quarante-quatre sont d’origine non européenne ou d’outre-mer, soit 2,56 %.

Pour le politologue Fred Constant, cette sous-représentation s’explique notamment par « la faible organisation de la population française et étrangère de couleur, extraordinairement éclatée en de multiples associations segmentées et disséminées dans la périphérie des grands centres urbains, qui n’a pas rendu possible l’apparition de leaders représentatifs susceptibles d’offrir aux pouvoirs publics une médiation crédible dans la régulation de certains conflits sociaux103 ». En 2005, la France compte plus de 8 000 associations guyanaises ou antillaises et 5 000 associations africano-françaises. La plupart sont des associations culturelles ; d’autres ont été créées pour maintenir des liens entre personnes originaires d’un même village. Seules quelques associations fonctionnent comme des groupes de pression économiques ou politiques.

Une seule personnalité politique d’origine africaine émerge aux élections municipales de 1989 dans le village de 354 habitants de Saint-Coulitz (Finistère) : Kofi Yamgnane, « togolais, breton et maire104 », mais pas tout à fait un immigré de la première génération comme un autre : il a passé un bac scientifique, suivi une classe préparatoire en maths sup, puis est entré dans une grande école française ; il est ingénieur à la Direction départementale de l’équipement et est marié avec une Française, professeure de mathématiques, blanche et bretonne. Il développe une coopération locale avec le Togo en y installant des puits et en important une race de vaches, « la pis-noir », abandonnée en Bretagne parce que pas assez productive de lait. Lui qui déclarait en 1989 vouloir rester un élu local est intégré au gouvernement de 1991 à 1993, comme secrétaire d’État aux Affaires sociales et à l’Intégration. Quatre Antillais se sont vu pour leur part attribuer un poste au gouvernement : Roger Bambuck (secrétaire d’État chargé de la Jeunesse et des Sports de 1988 à 1991), Lucette Michaux-Chevry (secrétaire d’État chargée de la Francophonie en 1986, puis chargée de l’Action humanitaire et des Droits de l’homme de 1993 à 1995), Margie Sudre (secrétaire d’État chargée de la Francophonie de 1995 à 1997), Léon Bertrand (ministre délégué au Tourisme de 2002 à 2006).

Dans la foulée de la manifestation de 1998 et de la loi de 2001, deux nouveaux groupes sont créés pour représenter la France noire. Le 26 novembre 2005, un docteur en pharmacie d’origine béninoise, Patrick Lozès, membre de l’UDF, crée le Conseil représentatif des Noirs de France (Cran). Autoproclamé porte-parole de la France noire, le Cran devient, progressivement, un interlocuteur reconnu des médias et des institutions. Il intervient dans les débats sur les statistiques ethniques, la discrimination positive, la définition du mot « colonisation » dans le Petit Robert ou la pertinence des tests ADN pour le regroupement familial.

Le 10 mai 2006, pour la première fois, la France métropolitaine organise une journée nationale de la mémoire de l’esclavage et de la mémoire de l’abolition, date anniversaire de la loi Taubira choisie par le président de la République, Jacques Chirac.

La loi sur le bilan positif de la colonisation

« Il nous faut écrire l’histoire et l’enseigner pour que les enfants de notre pays sachent que la France n’a pas été colonialiste mais colonisatrice, qu’elle a transmis aux peuples les valeurs républicaines et formé leurs élites dirigeantes. ».

Lionnel Luca (UMP, Alpes-Maritimes), Assemblée nationale, 11 juin 2004.

Le 23 février 2005, l’Assemblée nationale adopte la loi « portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés ». Préparée pour satisfaire le lobby de certaines associations pieds-noirs, en particulier du sud de la France, ainsi que des enfants de harkis, la loi provoque un très vif débat sur l’écriture et l’enseignement de l’histoire. La controverse se déroule dans un contexte de médiatisation de la question de la torture en Algérie. À partir de 2000, une série de témoignages, déclenchés tout à la fois par un article d’une journaliste du Monde consacré à l’Algérienne Louisette Ighilariz105, de nouvelles déclarations du général Massu reconnaissant l’exercice de la torture, « l’Appel des douze » publié par L’Humanité106, de nouveaux travaux d’historiennes107, ainsi que par la publication d’un livre du général Aussaresses108, font simultanément connaître aux plus jeunes les réalités de cette guerre et relancent le débat sur le bilan de la colonisation.

L’article premier de cette loi, dite loi Alliot-Marie, alors ministre de la Défense, qui a présenté le projet de loi au nom du gouvernement, énonce :

La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française. Elle reconnaît les souffrances éprouvées et les sacrifices endurés par les rapatriés, les anciens membres des formations supplétives et assimilés, les disparus et les victimes civiles et militaires des événements liés au processus d’indépendance de ces anciens départements et territoires et leur rend, ainsi qu’à leurs familles, solennellement hommage.

Ce texte, dépourvu de toute portée juridique concrète, se présente comme une réparation symbolique pour ceux que l’on nomme les harkis. L’article 4 est le plus controversé : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. »

Une injonction précise est ainsi adressée aux concepteurs des programmes scolaires, aux éditeurs et, indirectement, aux enseignants eux-mêmes : reconnaître que la colonisation par la France a été une bonne chose. Afin de mettre un terme aux débats et de repousser la loi, le Conseil constitutionnel avance en janvier 2006 que cette dernière empiète sur le domaine réglementaire (l’établissement des programmes scolaires). En glorifiant la colonisation par la France, les promoteurs de l’article 4 entendaient s’opposer à ce qui leur apparaissait comme une tendance à « l’autoflagellation » et à la « repentance ».

La réaction d’un certain nombre d’historiens est immédiate. Six d’entre eux lancent une pétition qui « demande l’abrogation d’urgence de cette loi qui impose une histoire officielle, contraire à la neutralité scolaire et au respect de la liberté de pensée qui sont au cœur de la laïcité ; qui ne retient que le “rôle positif” de la colonisation, en imposant un mensonge officiel sur des crimes et des massacres allant parfois jusqu’au génocide, sur l’esclavage, sur le racisme hérité de ce passé ; parce qu’elle légalise un communautarisme nationaliste suscitant en réaction le communautarisme de groupes ainsi interdits de tout passé109 ». Publiée dans Le Monde du 25 mars 2005, la pétition reçoit en trois semaines plus d’un millier de signatures d’enseignants et de chercheurs de toutes les disciplines.

La pétition contribue à entretenir un débat sur la colonisation lancé au début de l’année par un groupe militant qui a adopté un nom provocateur, le Mouvement des indigènes de la République. Leur manifeste de janvier 2005 dénonce les discriminations dont sont victimes les personnes des « ex- ou actuelles colonies françaises » et les « immigrants postcoloniaux ». Un appel est lancé à tenir des assises de l’anticolonialisme postcolonial, qui se tiennent le 16 avril 2005 et réunissent plusieurs associations et personnalités. Comme le souligne le sociologue Abdellali Hajjat en 2008 : « Malgré la dépendance du MIR vis-à-vis du champ médiatique et leur inexistence politique dans les banlieues françaises, son discours a le mérite de soulever au moins deux types de problème : celui des usages politiques de la référence coloniale et celui de la construction d’une identité politique fondée sur le stigmate du dominé110. »

Automne 2005 : révolte urbaine généralisée et état d’urgence : un legs colonial ?

« Qui se souvient des émeutes de 2005 ? »

Manuel Valls, Premier ministre, 20 janvier 2015, lors de ses vœux à la presse111.

Clichy-sous-Bois, le 27 octobre 2005 : deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré, meurent dans un transformateur EDF où ils s’étaient réfugiés pour fuir la police. Le lendemain, leurs familles portent plainte pour non-assistance à personne en danger. De fait, les communications radio des policiers, révélées plus tard au cours de l’enquête, sont explicites : « J’pense qu’ils sont en train de s’introduire sur le site EDF, faudrait ramener du monde, qu’on puisse cerner un peu le quartier, ils vont bien ressortir […]. En même temps, s’ils rentrent sur le site, je donne pas cher de leur peau. »

Ousmann, quinze ans, habitant de Clichy-sous-Bois, raconte : « Les gens du quartier ont eu tellement de peine dans leur cœur qu’ils se sont exprimés comme ça. Surtout quand on a entendu la version officielle, qui disait que nos potes avaient fait un cambriolage. Quel cambriolage ? On nous a menti, on est traité comme des moins que rien112. »

Des révoltes éclatent le soir même à Clichy-sous-Bois : elles durent cinq jours, du 27 octobre au 1er novembre, après une période d’accalmie suite à une marche silencieuse de 500 habitants de Clichy le 29 octobre. Le 30 octobre, une grenade lacrymogène est lancée par des CRS devant la porte de la mosquée de Clichy. L’émeute reprend et s’étend progressivement aux quartiers populaires de la région parisienne. Le mouvement prend la forme d’affrontements entre les forces de l’ordre et des petits groupes extrêmement mobiles, souvent à partir de la tombée de la nuit. Des voitures sont brulées, des cars de police, de pompiers et de bus caillassés. L’extension des émeutes à toute la France s’effectue dans la nuit du 3 au 4 novembre. La nuit du 7 au 8 novembre, 1 500 voitures sont brûlées dans 274 communes. L’état d’urgence est décrété. Le 8 novembre 2005, le Premier ministre Dominique de Villepin informe les Français de l’entrée en vigueur de l’état d’urgence sans employer le terme, tout comme le président de la République qui annonce dans son communiqué « l’application de la loi de 1955113 ». Au Parti socialiste, les tenants d’une ligne sécuritaire, menés par le député de l’Essonne et maire d’Evry Manuel Valls, approuvent la décision de Dominique de Villepin. Les élus de l’opposition de gauche – socialistes, membres des Verts et communistes – ont voté contre. L’état d’urgence permet de décréter le couvre-feu dans un certain nombre de communes (ce que pouvaient déjà faire les maires) et d’interdire des rassemblements à Paris et à Lyon. L’état d’urgence est levé le 4 janvier 2006114.

En son temps, déjà, la loi du 3 avril 1955 avait nourri l’opposition d’une grande partie des députés socialistes et communistes115. La loi prévoyait que les prérogatives du pouvoir judiciaire, en matière d’enquête de police et de limitation des libertés individuelles ou publiques, soient provisoirement transférées à l’autorité administrative. Ainsi, l’article 6 permettait au ministre de l’Intérieur (donc au préfet) d’assigner à résidence « toute personne dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics ».

Mohamed Mechmache raconte :

Il n’y avait pas que les jeunes qui exprimaient leur colère. Il y avait aussi des parents, des pères et des mères de famille qui étaient là. Des jeunes qui étaient plus jeunes que moi de quatre ou cinq ans à peine, des gens aussi qui avaient la quarantaine, hyper révoltés de ce qui se passait. Il y avait aussi d’autres acteurs qui agissaient pour que la situation se calme. Non pas parce qu’ils n’étaient pas d’accord avec ce qui se passait, mais plutôt pour éviter les dégâts en direction des habitants. Pas mal de gens se sont retrouvés en mandat de dépôt, ont souffert de gaz lacrymogènes, de tirs de flash-balls, d’insultes, de violence psychologique. Les enfants ont vu des hélicoptères tourner au-dessus d’eux, avec des projecteurs sur leur chambre. Des pères de famille très âgés, comme mon père, en sortant le soir de la mosquée se sont retrouvés confrontés à un escadron de CRS, qui leur a imposé de rentrer chacun chez eux en longeant le mur, en file indienne116.

Les analyses des révoltes généralisées de novembre 2005 infirment les discours officiels : il n’y a pas trace d’une intervention des « intégristes »117 ; les personnes arrêtées, plus ou moins en flagrant délit, sont très diverses du point de vue de leurs origines familiales ; elles comprennent une part notable de jeunes gens diplômés, sans emploi ou dans des emplois précaires. Les événements enregistrent en outre une participation d’un nombre réduit, mais réel, de filles, dans les épisodes de rébellions urbaines.

Comme l’ont souligné maints analystes, la vague de rébellions urbaines de novembre 2005 dans les banlieues françaises exprimait une réaction contre l’exclusion. Les explosions de colère et de rage de la jeunesse populaire n’ont pas cessé après l’embrasement de 2005. Le chercheur Alain Bertho en a recensé 137 (dont il fournit la liste) pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy118. Sans programme, sans organisation structurée et sans leader déclaré, les rébellions urbaines du second XXe siècle sont bien différentes des violences politiques syndicalistes ou partidaires du premier XXe siècle, mais elles expriment très sûrement une révolte contre l’injustice sociale, qui cherche encore ses formes et sa force.

Les enjeux contemporains du passé colonial et postcolonial apparaissent prégnants dans ces événements et dans leurs répercussions. Dans un essai au titre évocateur, La Gangrène et l’oubli, Benjamin Stora avait souligné précocement, en 1991 et à propos de l’Algérie, ce qu’on peut qualifier aujourd’hui de syndrome, équivalent pour la France à celui de la période de Vichy. En effet, la société comme l’administration sont irriguées en profondeur par les représentations héritées de la période coloniale. Leur réactivation par la propagande du Front national de Jean-Marie Le Pen – depuis ses premiers succès électoraux à Dreux en 1983 jusqu’à sa présence au second tour des élections présidentielles de 2002 –, comme l’ethnicisation, voire la racialisation des relations sociales, se confrontent (parfois vivement) dans le même temps à une réactivation mémorielle autour des épisodes judiciaires (procès Papon en 1997 pour crimes contre l’humanité sous Vichy, avec la dénonciation de son rôle comme préfet de police dans la répression du 17 octobre 1961), médiatiques (dénonciation de la torture en Algérie en 2000), ou législatifs (article 4 sur « le bilan positif de la colonisation » de la loi de février 2005, annulé par le Conseil constitutionnel), tandis que des associations appellent « au devoir de mémoire » autour des exactions coloniales (l’esclavage ou la manifestation sanglante du 17 octobre 1961). On a sans doute sous-estimé, dans nombre d’analyses, les suites postcoloniales dans la société française, et l’impact mémoriel, de la guerre d’Algérie pour une génération d’hommes qui ont aujourd’hui l’âge de la retraite ainsi que pour leurs familles, tout comme la réactivation – voire la réinvention – de mémoires familiales pour les descendant.e.s des familles ayant immigré.

*

État d’urgence, recours au 49-3, volonté pour certains de revenir à la peine de mort ou à l’internement arbitraire sur fond d’amnésie coloniale : voilà qui n’est que trop familier. Suite aux attentats de 2015 et 2016, les tendances les plus sombres creusent leur sillon.

Mais l’histoire longue, celle que nous avons rappelée, a toujours été peuplée de tentatives fragiles, éphémères ou utopiques, mais aussi parfois victorieuses – même si inlassablement remises en cause – pour faire advenir d’autres mondes. Tout comme on rêve, on lutte.

Gilles Deleuze écrivait : « Croire au monde, c’est aussi bien susciter des événements même petits qui échappent au contrôle, ou faire naître de nouveaux espaces-temps, même de surface ou de volume réduits. C’est au niveau de chaque tentative que se jugent la capacité de résistance, ou au contraire la soumission à un contrôle […]. Il faut à la fois création et peuple119. »

REMERCIEMENTS

Aux éditeurs

Grégoire Chamayou qui m’a proposé d’écrire cette Histoire populaire de la France et qui a suivi minutieusement le manuscrit dans une ambiance chaleureuse et de confiance, et à Hugues Jallon qui l’a accepté et défendu.

 

Au personnel de la bibliothèque Denis-Diderot de Lyon qui a été un lieu de ressources et de travail indispensable et particulièrement aux personnes en charge du prêt interbibliothèques que j’ai accablées de demandes, toutes satisfaites avec diligence y compris les plus lointaines (merci au personnel de la bibliothèque du campus Schœlcher de l’université des Antilles !).

Au personnel de la bibliothèque de l’Institut d’études politiques de Lyon.

À mes ami.e.s Laurent Baggioni, Jean-Luc de Ochandiano et Marianne Thivend, qui ont réalisé pour moi le prêt entre bibliothèques lyonnaises (qui n’existe pas institutionnellement).

À tous les auteurs auxquels j’ai emprunté textes et analyses et que je me suis efforcée de signaler scrupuleusement en note et dans la bibliographie en ligne.

 

Aux deux premiers lecteurs du manuscrit, du premier au dernier chapitre, l’historien Xavier Vigna qui m’a donné avec une très grande générosité son temps, ses textes, des références et son soutien moral, et Jean-Claude Zancarini qui, outre offrir ses compétences de linguiste et d’historien du politique, m’a supportée (au sens sportif) au quotidien et a pris seul en charge pendant de longs mois les courses, la cuisine, le ménage et le repassage…

À Philippe Artières, mon acolyte sur 68 et le GIP, qui a suggéré mon nom à La Découverte et m’a offert ses connaissances sur les prisons et son expérience au Conseil national du Sida.

À Leora Auslander pour le fil ininterrompu depuis plus de trente ans de nos discussions sur tout.

À Sylvie Steinberg, pilier de Clio, qui m’a suggéré des lectures indispensables et qui a relu les chapitres en histoire moderne.

À Christian Delacroix, complice de longue date, qui a partagé sa conception d’une histoire populaire et qui a relu certains chapitres en histoire contemporaine.

À tous celles et ceux qui, malgré des emplois du temps contraints, ont bien voulu relire un chapitre en fonction de leurs connaissances et compétences respectives : Pascale Barthélémy, Jean-Louis Fournel, Christine Legay, Clyde Plumauzille, Jacques Rémy.

Aux collègues et ami.e.s qui ont envoyé à ma demande articles, thèses, copies d’archives ou textes inédits : Peggy Bette, Ivan Bruneau, Luc Capdevila, Natacha Coquery, Naomi Davidson, Jacques Dumont, Fanny Gallot, Boris Gobille, Abdellali Hajjat, Alban Jacquemard, Serge Mam Lam Fouck, Pierre-Jean Le Foll-Luciani, Sylvain Mary, Anne Montenach, Julie Pagis, Louis-Georges Placide, Vincent Porhel, Florence Rochefort et Philippe Atger, Gilles Richard, Jean-Pierre Sainton, Benjamin Stora, Timothy Tackett, Sylvain Trousselard.

À mes (grands) enfants Laure et Pierre et à mes ami.e.s pour m’avoir encouragée et avoir accepté mon manque de disponibilité, tout particulièrement à tous les membres du comité de rédaction de la revue Clio. Femmes, Genre, Histoire, à Florence et à Bibia du séminaire sur les féminismes, à Bernard et Marie-Laure, Claude et Sylvain de Lyon, à Herta, Rosine et Yves de Paris et d’ailleurs, à Denys, Jean-Claude et Christine de Saint-Étienne ; à Leora et Tom de Chicago, pour les repas normands et les discussions sur la vie et l’histoire de race et de peuples.

 

Et in fine

À Laure Peraudin et à Jean-Claude pour la relecture des épreuves papier.

Et à toute l’équipe de La Découverte mobilisée pour la sortie de l’ouvrage. Merci !

NOTES

Notes de l’introduction

1. Antonio GRAMSCI, Cahiers de prison, 27, 1935. Traduction française in Robert PARIS (dir.), Antonio GRAMSCI, Cahiers de prison. Cahiers 19-29, Gallimard, Paris, 1991, p. 337-338. Ici « instrumentales » signifie « classes salariées ».

2. Ces lignes sont tirées du bel article de Simona CERUTTI, « Who is below ? E. P. Thompson, historien des sociétés modernes : une relecture », Annales. Histoire, Sciences sociales, no 4, 2015, p. 931-956.

3. Alf LÜDTKE, « La domination comme pratique sociale », Sociétés contemporaines, no 99-100, 2015, p. 17-63 (traduction d’Alexandra Oeser avec la collaboration de Fabien Jobard).

4. La formule « Les luttes et les rêves », qui sert de surtitre à cet ouvrage, est empruntée au Livre III des Contemplations de Victor Hugo, où le poète témoigne de la misère sociale.

5. Le terme « Hexagone » apparaît dans les dictionnaires avec la fin officielle de l’empire après 1962, et prend le sens de « territoire métropolitain », le terme métropole se référant aux colonies. Voir Eugen WEBER, « L’Hexagone », in Les Lieux de mémoire, tome 2, « La nation », Gallimard, Paris, 1986, p. 100. Les Antillais et les Guyanais disent couramment « la France » pour l’Hexagone.

6. L’expression est empruntée à Alvaro BIZZARRI, Accueillis à bras fermés, film documentaire, 2009.

Notes du chapitre 1

1. Sylvie MIROT, « Un document inédit sur le marronnage à la Guyane française au XVIIIe siècle », Revue d’histoire des colonies, no 143, 1954, p. 249.

2. Jean-François NIORT, Le Code Noir, idées reçues sur un texte symbolique, Le Cavalier bleu, Paris, 2015.

3. Des juifs venus d’Amsterdam s’étaient installés en Martinique au temps de la présence hollandaise pour pratiquer le commerce ; d’autres juifs, chassés du Brésil en 1654 par l’Inquisition portugaise, ouvrent en Martinique et en Guadeloupe de petites boutiques de commerce de détail. Entre 1664 et 1680, le nombre de familles juives double. Les jésuites envoient à l’intendant Begon un long mémoire intitulé « Remontrance faite par les pères Jésuites à l’égard des Juifs habitués dans cette île », que l’intendant est obligé de transmettre au ministre. Voir Jacques PETITJEAN-ROGET, « Les Juifs à la Martinique sous l’Ancien Régime », Revue d’histoire des colonies, vol. 43, no 151, 1956, p. 138-158.

4. Cette conception maternaliste de la transmission semble en contradiction avec l’exaltation de l’autorité du père de famille promue dans le reste de la société, mais elle répond sans doute surtout au problème que pose le nombre élevé d’enfants illégitimes, fruits de rapports, contraints le plus souvent, d’une esclave noire avec un Blanc.

5. Rapportée in LANONYME DE CARPENTRAS (auteur anonyme à qui on a ensuite attribué ce nom), Relation d’un voyage infortuné fait aux Indes occidentales par le capitaine Fleury avec la description de quelques îles qu’on y rencontre, recueillie par l’un de ceux de la compagnie qui fit le voyage, Bibliothèque de Carpentras. Voir Real QUELLET (textes établis par), La Colonisation des Antilles. Textes français du XVIIe siècle, vol. 1, Hermann, Paris, 2014, p. 97.

6. Ibid., p. 98.

7. Jean-Pierre SAINTON (dir.), Histoire et civilisation de la Caraïbe (Guadeloupe, Martinique, Petites Antilles), Tome 1, Le temps des Genèses, des origines à 1685, Maisonneuve et Larose, Paris, 2004, p. 50.

8. Afin de se protéger des insectes, les Amérindiens extrayaient des graines du rocouyer une teinture rouge qu’ils mélangeaient à de l’huile de ricin (ou karapat) pour se peindre le corps : Real QUELLET (textes établis par), La Colonisation des Antilles, op. cit., p. 96 note 2.

9. Relation d’un voyage infortuné…Voir Real QUELLET (textes établis par), La Colonisation des Antilles, op. cit., p. 97.

10. Le royaume d’Andres, sur la côte du Bénin en Afrique de l’Ouest, représente une part essentielle dans le commerce négrier français après le privilège accordé en 1664 par Colbert à la Compagnie des Indes occidentales. En 1670, le roi d’Andres envoie un ambassadeur en Martinique pour décider qui, de la Hollande ou de la France, aura la priorité pour le commerce avec la Guinée. L’ambassadeur se rend ensuite en France via le port de Dieppe pour rencontrer Louis XIV.

11. Il y a débat sur l’importance de la traite négrière atlantique eu égard aux autres traites : voir les discussions autour de l’ouvrage d’Olivier PÉTRÉ-GRENOUILLEAU, Les Traites négrières. Essai d’histoire globale, Gallimard, Paris, 2004.

12. Marcus REDIKER, À bord du négrier. Une histoire transatlantique de la traite, Seuil, Paris, 2013, p. 27.

13. Kenneth G. KELLY, « La vie quotidienne des habitations sucrières aux Antilles : l’archéologie à la découverte d’une histoire cachée », In Situ. Revue des patrimoines, no 20, 2013, [en ligne].

14. Pierre DOCKÈS, Le Sucre et les larmes. Bref essai d’histoire et de mondialisation, Descartes et Cie, 2009, p. 68-73.

15. Jean-Pierre SAINTON (dir.), Histoire et civilisation de la Caraïbe, op. cit., p. 36.

16. Jacques de CAUNA, « Formes de résistance à l’esclavage », Les Anneaux de la mémoire, catalogue d’exposition, Nantes, 1992, p. 78-79.

17. Frédéric RÉGENT, « Ni esclaves, ni Blancs », L’Histoire, no 353, mai 2010, p. 52-55.

18. Jean CAVIGNAC a dressé la liste des négriers bordelais à la fin du XVIIIe siècle. On compte, parmi les plus grands, Paul Nairac et fils (vingt-quatre navires négriers), Laffon de Ladebat (13), Jean Dommenget fils (11), Ladurantie, J. Delorthe, Sageran et Gaultier (10), Isaac Couturier, Jean Senat (9), Cabarrus (8). « Étude statistique sur la traite négrière à Bordeaux au XVIIIe siècle », in Serge DAGET, De la traite à l’esclavage du XVIIIe au XIXe siècle, Actes du colloque international sur la traite des Noirs, Nantes, 1985, p. 377-394.

19. Laure PINEAU-DEFOIS, « “Sphères d’approvisionnement”. Grands négociants nantais en denrées d’exportation (fin XVIIIe siècle) », Histoire urbaine, vol. 1, no 30, 2011, p. 87-107.

20. Cité par Sue PEABODY, « Race, esclavage et francité », in Cécile VIDAL (dir.), Français ? La nation en débat entre colonies et métropole, XVIe-XIXe siècles, Éditions de l’EHESS, Paris, 2014, p. 193.

21. 24 juin 1705, lettre du secrétaire d’État Ponchartrain au gouverneur de Guyane, Férolles. Marie-Louise MARCHAND-THÉBAULT, « L’esclavage en Guyane française sous l’Ancien Régime », Revue française d’histoire d’outre-mer, vol. 47, no 166, 1960, p. 10.

22. Yannick Le ROUX, « Loyola, l’habitation des jésuites de Rémire en Guyane française », In Situ. Revue des patrimoines, no 20, 2013 [en ligne].

23. Gabriel DEBIEN et Jean HOUDAILLE, « Les origines des esclaves aux Antilles. Sur une sucrerie de la Guyane », Bulletin de l’Institut français d’Afrique noire, vol. 26, no 1-2, 1964, p. 166-194.

24. Gabriel DEBIEN, Les Esclaves aux Antilles, (XVIIe-XVIIIe siècles), Sociétés d’histoire de la Guadeloupe et de la Martinique, Basse-Terre et Fort-de-France, 1974.

25. Marion F. GODFROY, Kourou, 1763. Le dernier rêve de l’Amérique française, Vendémiaire, Paris, 2011.

26. Ibid., p. 230.

27. Prosper ÈVE, Le Corps des esclaves de l’île Bourbon. Histoire d’une reconquête, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, Paris, 2013, p. 29-31.

28. Vie militaire de M. Guérin de Frémicourt… pour servir d’instruction et d’exemple à son fils, Baudoin, 1780, p. 181, cité par Claude WANQUET, « Violences urbaines dans les Mascareignes pendant l’époque révolutionnaire », in Brunot BENOÎT (dir.), Villes et Révolution, Actes du colloque international de Lyon, 1993, p. 108.

29. D’après Frédéric REGENT, La France et ses esclaves. De la colonisation aux abolitions (1620-1848), Hachette, Paris, 2007, tableau p. 48.

30. Prosper ÈVE, Le Corps des esclaves de l’île Bourbon, op. cit., p. 134.

31. Ibid., p. 66-68.

32. Mohammed AISSAOUI, L’Affaire de l’esclave Furcy, Gallimard, Paris, 2010.

33. Jean MARTHEILHE, Mémoires d’un galérien du Roi-Soleil, Mercure de France, Paris, 1982.

34. D’après le Livre de raison de Pierre Lezan, cité par Marianne CARBONNIER-BUCKARD et Patrick CABANEL, Une histoire des protestants en France, Desclée de Brouwer, Paris, 1998, p. 83-84.

35. Ibid., p. 65.

36. Michel RICHARD, La Vie quotidienne des protestants sous l’Ancien Régime, Hachette, Paris, 1967, p. 158.

37. Cité par Yves KRUMENACKER, Les Protestants du Poitou au XVIIIe siècle (1681-1789), Honoré Champion, Paris, p. 117.

38. Élisabeth LABROUSSE, La Révocation de l’Édit de Nantes, Payot, Paris, 1990. Janine GARRISSON, L’Édit de Nantes et sa révocation, Seuil, « Points », Paris, 1998.

39. Philippe JOUTARD, La Légende des camisards, une sensibilité au passé, Gallimard, Paris, 1977, p. 25.

40. D’après le Livre de raison de Jean Giraud, cité par Marianne CARBONNIER-BUCKARD et Patrick CABANEL, Une histoire des protestants en France, op. cit., p. 61-62.

41. Information sur son ancêtre donnée par l’historien américain Timothy Tackett que je remercie chaleureusement. Louis Tacquet s’est sans doute installé au sud-est de Washington près d’un actuel centre commercial appelé le Tackett’s Mill. Par la suite, chaque génération de Tacquet/Tackett est allée un peu plus à l’Ouest. Le père de Timothy Tackett est arrivé en Californie sur la côte du Pacifique en 1927. La famille a abandonné le calvinisme, est devenue baptiste, signe d’intégration à leur nouveau pays.

42. Yves KRUMENACKER, Les Protestants du Poitou au XVIIIe siècle, op. cit., p. 253-254.

43. D’après Marianne CARBONNIER-BUCKARD et Patrick CABANEL, Une histoire des protestants, op. cit.

44. Dans la Bible, Joël 3,1 : « Alors, après cela, je répandrai mon esprit sur tout être de chair, vos fils et vos filles prophétiseront, vos anciens seront instruits par des songes, et vos jeunes gens par des visions. »

45. Extrait du Théâtre sacré des Cévennes publié à Londres en 1707, cité in Marianne CARBONNIER-BUCKARD et Patrick CABANEL, Une histoire des protestants, op. cit., p. 86.

46. Cynthia SKENAZI, « Marie Dentière et la prédication des femmes », Renaissance et Réforme, vol. 21, no 1, 1997, p. 5-18.

47. D’après Michel RICHARD, La Vie quotidienne des protestants sous l’Ancien Régime, op. cit.

48. Yves KRUMENACKER, « Marie Durand, une héroïne protestante ? », Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, no 30, 2009, p. 79-98.

49. Jean MARTHEILE, Mémoires d’un galérien du Roi-Soleil, op. cit., p. 98-99.

50. Pierre FANGUIN, « Un village languedocien : Codognan avant et après la révocation de l’édit de Nantes », La Révocation de l’édit de Nantes dans les Cévennes et en Bas-Languedoc 1685-1985, Éditions Lacour, Nîmes, 1986, p. 108.

51. André ZYZBERG, « Le temps des galères (1481-1748) », in Jacques GUY-PETIT et al., Histoire des galères, bagnes et prisons, Privat, Toulouse, 1991, p. 95 sq.

52. Jacques PETITJEAN-ROGET, « Les protestants à la Martinique sous l’Ancien Régime », Revue d’histoire des colonies, vol. 42, no 147, 1955, p. 220-265.

53. Ibid., p. 239.

54. Ibid., p. 248.

55. Ibid. p. 259.

56. Philippe JOUTARD, La Légende des Camisards, op. cit., p. 269.

57. Michel VOVELLE, « Jalons pour une histoire du silence. Les testaments réformés dans le sud-est de la France », Cinq siècles de protestantisme à Marseille et en Provence, Église réformée de Marseille et Fédération historique de Provence, Marseille, 1978, p. 41-59.

58. Ibid., p. 55.

59. Correspondance des contrôleurs généraux des finances avec les intendants de province, A. M. de Boislisle, tome 1, 1683 à 1699, imprimé en 1874, Imprimerie nationale (BnF Gallica).

60. Philippe HAUDRÈRE, « La contrebande des toiles indiennes à Paris au XVIIIe siècle », in Tisser l’histoire. L’industrie et ses patrons, XVIe-XXe siècle. Mélanges offerts à Serge Chassagne, Presses universitaires de Valenciennes, Valenciennes, 2009, p. 169.

61. Beverly LEMIRE et Ratel GUILLAUME, « Le goût du coton : culture matérielle, politique et consommation dans le Japon des Tokugawa et l’Angleterre moderne », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 60, 2013, p. 71-106.

62. Anne MONTENACH, « Genre, prohibition et commerce de détail : les femmes et la circulation des indiennes en Lyonnais et Dauphiné (1686-1759) », Il commercio al minuto. Domanda e offerta tra economia formale e informale, Firenze University Press, Florence, 2015.

63. Ibid. ; source AD Isère, 2 C 101, Manufactures. Toiles peintes et indiennes, 22 et 31 mai 1739. L’aune correspond à la distance qui sépare le nez de l’extrémité des doigts quand on tend le bras. Sa longueur varie d’une région et d’un corps de métier à l’autre. En Dauphiné, les aunes marchandes ou de tisserand varient de 1,19 à 1,59 mètres (note d’Anne MONTENACH).

64. Philippe HAUDRÈRE, « La contrebande des toiles indiennes à Paris au XVIIIe siècle », art. cit., p. 169-182.

65. AD Isère, 2 C 101. À Nantes, l’essentiel des contraventions concerne des femmes de la noblesse et surtout des femmes du monde de l’artisanat et de la boutique. En Provence, c’est surtout sur des femmes du peuple que sont saisis des vêtements d’indienne dans les années 1740-1750.

66. Daniel ROCHE, La Culture des apparences, Fayard, Paris, 1989.

67. Natacha COQUERY, « La diffusion des biens à l’époque moderne : une histoire connectée de la consommation », Histoire urbaine, no 30, 2011, p. 5-20.

68. Eugénie MARGOLINE-PLOT, « Les circuits parallèles des toiles de l’océan Indien. Lorient au XVIIIe siècle », Histoire urbaine, no 30, 2011, p. 109-125.

69. Alain DEWERPE et Yves GAULUPEAU, La Fabrique des prolétaires. Les ouvriers de la manufacture d’Oberkampf à Jouy-en-Josas (1760-1815), Éditions Rue d’Ulm, Paris, 1990, p. 150.

70. Daniel ROCHE, Le Peuple de Paris, Aubier, Paris, 1981, p. 197.

Notes du chapitre 2

1. Joël CORNETTE, Le Roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Payot, Paris, 1993.

2. Paul COHEN, « Penser un empire de Babel. Langues et célébration du pouvoir royal dans le monde atlantique français, XVIe-XVIIe siècle », in Cécile VIDAL (dir.), Français ? op.cit, p. 35-54.

3. Pierre-Yves BEAUREPAIRE, La France des Lumières. 1715-1789, Belin, Paris, 2011.

4. Jean-Pierre MARBY, « Le prix des choses ordinaires, du travail et du péché : le livre de raison de Ponce Millet, 1673-1725 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 48, 2001, p. 7-31.

5. Sur la mobilité des subalternes, voir Daniel ROCHE, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Fayard, Paris, 2003.

6. Bernard BODINIER : « Un journal paysan du XVIIIe siècle. Le livre de recettes et dépenses de François Jacques Maret laboureur et vigneron à Bueil (Eure), de 1730 à 1761, 1ère partie », Histoire & sociétés rurales, vol. 40, 2013, p. 97-154.

7. Un arpent (appelé ailleurs journal) est la surface que peuvent labourer deux bêtes attelées à une charrue entre le lever et le coucher du soleil.

8. D’après le rôle de taille, Archives nationales (AN) Z1 G 296. Texte étudié in Annie ANTOINE, Terre et paysans en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Orphrys, Paris, 1998, p. 79-97.

9. Ibid., p. 190-191.

10. André GUESLIN, D’ailleurs et de nulle part. Mendiants, vagabonds, clochards et SDF, Fayard, Paris, 2013.

11. Alain BELMONT, Les Ateliers au village. Les artisans ruraux en Dauphiné sous l’Ancien Régime, tome 2, Presses universitaires de Grenoble, Grenoble, 1998, p. 209-210.

12. Sébastien JAHAN, avec Emmanuel DION, Le Peuple des forêts, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2003.

13. Alain BELMONT, Les Ateliers au village, op. cit., p. 200.

14. Charles FROSTIN, « Du peuplement pénal de l’Amérique française aux XVIIe et XVIIIe siècles : hésitations et contradictions du pouvoir royal en matière de déportation », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, vol. 85, no 1, 1978, p. 67-94.

15. Alain BELMONT, Les Ateliers au village, op. cit., p. 192.

16. Alain LOTTIN, Chavatte, ouvrier lillois. Un contemporain de Louis XIV, Flammarion, Paris, 1979.

17. La livre parisis est le nom de la monnaie de Flandre, divisée comme la livre tournois – monnaie de France – en 20 sols et 240 deniers.

18. Denis WORONOFF, Histoire de l’industrie en France du XVIe siècle à nos jours, Seuil, Paris, 1998, p. 83.

19. Daniel ROCHE, Le Peuple de Paris. Essai sur la culture au XVIIIe siècle, Aubier, Paris, 1981, p. 69-71.

20. Maurice GARDEN, « Ouvriers et artisans au XVIIIe siècle. L’exemple lyonnais et les problèmes de classification », Revue d’histoire économique et sociale, 1970, no 1, repris in Un historien dans la ville, Éditions de la MSH, Paris, 2008, p. 100-102.

21. Les informations viennent du tableau d’Alain LOTTIN, Chavatte, ouvrier lillois. op. cit., p. 73.

22. Réflexions des marchandes et maîtresses-lingères de Paris sur le projet de détruire les jurandes, 1776, in Cynthia TRUANT, « La maîtrise d’une identité. Corporations féminines à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles », Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, no 3, 1996, p. 64.

23. Steven L. KAPLAN, La Fin des corporations, Fayard, Paris, 2001, p. 413-414.

24. Françoise BAYARD, « Anne Meunier et Catherine Maria, deux mauvaises patronnes lyonnaises en 1751 », in COLLECTIF, Tisser l’histoire, op-cit, p. 157-167.

25. Jacques-Louis MÉNÉTRA, Journal de ma vie. Compagnon vitrier au XVIIIe siècle, présenté par Daniel Roche, Montalba, Paris, 1982, p. 35.

26. Gwénaël MURPHY « Faire “mauvais ménage” au village. Les violences conjugales dans les campagnes poitevines (1650-1790) », Histoire & sociétés rurales, vol. 39, 2013, p. 71-95.

27. Jérôme-Luther VIRET, « Le pouvoir dans la famille. Un mémoire judiciaire du Velay en 1787 », Histoire & sociétés rurales, vol. 26, 2006, p. 169-192.

28. Alain LOTTIN, Chavatte, ouvrier lillois, op. cit., p. 353.

29. Marcel LACHIVER, Les Années de misère. La famine au temps du Grand Roi, Fayard, Paris, 1991.

30. Jean NICOLAS, La Rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale (1661-1789), Seuil, Paris, 2002, p. 281-287.

31. Cynthia BOUTON, « Les mouvements de subsistance et le problème de l’économie morale sous l’Ancien Régime et la Révolution française », Annales historiques de la Révolution française, no 319, 2000, p. 79.

32. Jean NICOLAS, La Rébellion française, op. cit., p. 47.

33. Ibid., p. 25, note 2.

34. Ibid., p. 548-550.

35. Ibid., p. 33-35.

36. Natalie ZEMON DAVIS et Arlette FARGE (dir.), Histoire des femmes en Occident, tome 3, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Plon, 1991, p. 481-497.

37. Tous les exemples de rébellions qui suivent proviennent de Jean NICOLAS, La Rébellion française, op. cit., p. 70 pour l’exemple de la Croix-Rousse, p. 81 pour Saint-Gobain, p. 74 pour Saint-Étienne.

38. Archives départementales (AD) de la Loire. Extraits des registres paroissiaux de la commune de Saint-Médard, canton de Saint-Galmier.

39. Voir Jean NICOLAS, La Rébellion française, op. cit., chapitre 4, « Unis contre les fermes », p. 95-117.

40. Maurice GARDEN, « La réflexion d’un historien », in Yves LEQUIN (dir.), La Mosaïque France. Histoire des étrangers et de l’immigration, Larousse, Paris, 1988, p. 499.

41. Joël CORNETTE, Le Roi de Guerre, op. cit.

42. Jean-François DUBOST et Peter SAHLINS, Et si on faisait payer les étrangers ? Louis XIV, les immigrés et quelques autres, Paris, Flammarion, 1999, p. 130-150.

43. Ibid., p. 365.

Notes du chapitre 3

1. « L’Encyclopédie et l’esclavage colonial », in Jean EHRARD, Lumières et esclavage. L’esclavage colonial et l’opinion publique en France au XVIIIe siècle, André Versaille éditeur, Bruxelles, 2008, p. 182-184.

2. La célèbre planche de Moreau le Jeune ne fut adjointe au texte qu’en 1787, pour l’édition des œuvres complètes de Voltaire.

3. Née en Grande-Bretagne et dans les treize colonies d’Amérique du Nord à l’initiative des Quakers, puis en Angleterre avec le renouveau religieux du méthodisme, la mobilisation de l’opinion publique contre la traite s’est, de fait, imposée dans une France majoritairement catholique plus lentement et plus difficilement que de l’autre côté de la Manche.

4. Caroline OUDIN-BASTIDE ET Philippe STEINER, Calcul et morale. Coûts de l’esclavage et valeur de l’émancipation (XVIIe-XIXe siècle), Albin Michel, Paris, 2015.

5. Ottobah CUGOANO, Réflexions sur la traite et l’esclavage des Nègres, La Découverte, « Zones », Paris, 2009.

6. Léo ÉLISABETH, La Société martiniquaise aux XVIIe et XVIIIe siècles, 1664-1789, SHM-Karthala, Fort-de-France et Paris, 2003.

7. AD de la Haute-Saône, B 4213.

8. Keith BAKER, Au tribunal de l’opinion. Essai sur l’imaginaire politique au XVIIIe siècle, Payot, Paris, 1993.

9. Jacques-Louis MÉNÉTRA, Journal de ma vie, op. cit.

10. Arlette FARGE et Jacques REVEL, Les Logiques de la foule : l’affaire des enlèvements d’enfants à Paris en 1750, Hachette, Paris, 1988.

11. Arlette FARGE, Effusion et tourment. Le récit des corps. Histoire du peuple au XVIIIe siècle, Odile Jacob, Paris, 2007, p. 129.

12. Walter BENJAMIN, Écrits français sur le concept d’histoire, Gallimard, Paris, 1991, p. 441.

13. Robert DARNTON, L’Affaire des Quatorze. Poésie, police et réseaux de communication à Paris au XVIIIe siècle, Gallimard, « Essais », Paris, 2014.

14. Roger CHARTIER, Les Origines culturelles de la Révolution française, Seuil, « Points », Paris, 2000, p. 289.

15. Benoît GARNOT, Le Peuple au siècle des Lumières. Échec d’un dressage culturel, Imago, Paris, 1990, p. 168.

16. Images du peuple au XVIIIe siècle, colloque d’Aix-en-Provence, 25 et 26 octobre 1969, Armand Colin, Paris, 1973, p. 355-356.

17. Antoine LILTI, Le Monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Fayard, Paris, 2005.

18. Sarah MAZA, « Le tribunal de la nation : les mémoires judiciaires et l’opinion publique à la fin de l’Ancien Régime », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, no 1, 1987, p. 73-90.

19. Arlette FARGE, Effusion et tourment, op. cit., p. 61.

20. Arlette FARGE, Essai pour une histoire des voix au XVIIIe siècle, Bayard, Paris, 2009, p. 109. Pour un panorama général, voir aussi Arlette FARGE, Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle, Gallimard, Paris, 1979.

21. Arlette FARGE, Essai pour une histoire des voix au XVIIIe siècle, op. cit., 2009, p. 112-113.

22. Commentaire de Daniel ROCHE à propos de Jacques-Louis MÉNÉTRA, Journal de ma vie, op. cit., p. 350.

23. Steven KAPLAN, La Fin des corporations, op. cit., Chapitre 3, « Le “carnaval” de Turgot : l’apocalypse ».

24. Cité par Samuel GUICHETEAU, Les Ouvriers en France, Armand Colin, Paris, 2014, p. 106 et p. 91.

25. Arlette FARGE, La Vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIe siècle, Hachette, Paris, 1986, p. 291 sq.

26. BnF, Gallica, « Lettres inédites sur l’émeute de Dijon, 18 avril 1775 ».

27. Arlette FARGE, Essai pour une histoire des voix au XVIIIe siècle, op. cit., p. 138.

28. Jean NICOLAS, « À propos de la liberté du marché des blés à Grenoble en 1775 : “une sorte de révolution” », Ville et Révolution française, Actes du colloque de Lyon, 1994, p. 19-28.

29. Cynthia BOUTON, « Les mouvements de subsistance et le problème de l’économie morale sous l’Ancien Régime et la Révolution française », art. cit., p. 71-100.

30. Siméon-Prosper HARDY tint un journal (huit manuscrits au total, conservés aux Archives nationales), le plus souvent sur ce qu’il voyait de sa fenêtre, intitulé Mes loisirs, ou journal d’événements tels qu’ils parviennent à ma connaissance, Hermann, Paris, 2014.

31. Samuel GUICHETEAU, Les Ouvriers en France, op. cit., p. 112-113.

32. François JARRIGE, « Le genre des bris de machines : violence et mécanisation à l’aube de l’ère industrielle (1750-1850) », Clio. Femmes, Genre, Histoire, no 38, 2013, p. 19-41.

33. Philippe JARNOUX, « “Une espèce de petite république”. Les privilèges d’une paroisse bretonne : Le Gavre, XIIIe-XVIIIe siècles », Histoire & sociétés rurales, vol. 18, 2002, p. 159-185.

34. L’expression est de Jules MICHELET dans son Histoire de la Révolution française, 1847-1853, Gallimard, Paris, 1952, p. 77.

35. Roger DUPUY, « En guise de conclusion provisoire », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, vol. 89, no 2, 1982, , « Les paysans et la politique (1750-1850) », p. 265-269.

36. Jean NICOLAS, La Rébellion française, op. cit., p. 75.

37. André BURGUIÈRE, « Société et culture à Reims à la fin du XVIIIe siècle : la diffusion des “Lumières” analysée à travers les cahiers de doléances », Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, no 2, 1967, p. 303-339.

38. Pierre GOUBERT et Michel DENIS, 1789, les Français ont la parole, Julliard, Paris, 1964, p. 68-69.

39. Philippe GRATEAU, Les Cahiers de doléances, une relecture culturelle, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2000, p. 87-89.

40. Ibid., p. 119.

41. Paule-Marie DUHET, Les Femmes et la Révolution (1789-1794), Gallimard, « Archives », Paris, 1971, p. 29-30. Steven L. KAPLAN, La Fin des corporations, op. cit., p. 367-370 : « les corporations (parisiennes) furent immolées par inadvertance ».

42. Paule-Marie DUHET, Les Femmes et la Révolution (1789-1794), op. cit., p. 29-30.

43. Richard AYOUN, Les Juifs de France. De l’émancipation à l’intégration (1787-1812), L’Harmattan, Paris, 1997.

44. Georges RUDÉ, La Foule dans la Révolution française, Maspero, Paris, 1982, p. 57.

45. Ibid., p. 50-61.

46. Timothy TACKETT, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Albin Michel, Paris, 1997, p. 27-28.

47. Haim BURSTIN, Une révolution à l’œuvre. Le faubourg Saint-Marcel (1789-1794), Champ Vallon, Paris, 2005, p. 31.

Notes du chapitre 4

1. « L’Hydre du despotisme terrassé, ou la Chasse patriotique à la grosse bête », présenté par Antoine de BAECQUE, Le Corps de l’histoire. Métaphore et politique (1770-1800), Calmann-Lévy, Paris, 1993, p. 245-246.

2. Le journal Le Mercure national, dirigé par le républicain François Robert et sa femme l’écrivaine Louise de Kéralio, se préoccupe dans cet article de la régénération de la langue française dans la période révolutionnaire. Ce débat a été formalisé en 1794 à la Convention par l’abbé Grégoire dans son rapport sur l’universalisation de la langue française contre l’utilisation des « patois » et des langues des groupes ethniques comme le yiddish ou les créoles. Utiliser la langue française, c’est pour l’abbé Grégoire faire la nation, « créer un peuple ».

3. Bibliothèque municipale de la Part-Dieu, Lyon, fonds ancien, Récit sanglant de ce qui s’est passé à Lyon, le 3 juillet, au sujet des réjouissances occasionnées par la réunion des trois Ordres. Le 8 juillet  1789.

4. Maurice WAHL, Les Premières Années de la Révolution à Lyon 1788-1792, Armand Colin, Paris, 1894. p. 94-97.

5. AD du Rhône, maréchaussée, 7 B 91.

6. Bibliothèque du Palais des Arts, Lyon, « Adresse des prévôts des marchands et échevins aux curés des campagnes ».

7. Georges LEFEBVRE, La Grande Peur de 1789, Armand Colin, Paris, 1932.

8. Haim BURSTIN, Une révolution à l’œuvre. Le faubourg Saint-Marcel (1789-1794), Champ Vallon, Paris, 2005, p. 41.

9. Momcilo MARKOVIC, « La Révolution aux barrières : l’incendie des barrières de l’octroi de Paris en juillet 1789 », Annales historiques de la Révolution française, 2013, no 372, p. 27-48.

10. Haim BURSTIN, Une révolution à l’œuvre, op. cit., p. 61.

11. Dominique GODINEAU, « De la guerrière à la citoyenne. Porter les armes pendant l’Ancien Régime et la Révolution française », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, no 20, 2004, p. 43-69 [en ligne].

12. Haim BURSTIN, Une révolution à l’œuvre, op. cit.

13. Haim BURSTIN, Révolutionnaires. Pour une anthropologie politique de la Révolution française, Vendémiaire, Paris, 2013, p. 122-123.

14. Expression appliquée à 1968 par Edgar Morin en 1969. On inverse donc la proposition de De Certeau : « On a pris la parole en 1968 comme on a pris la Bastille. »

15. Haim BURSTIN, Une révolution à l’œuvre, op. cit., p. 68-69.

16. Les condamnés au carcan, attachés, étaient exposés sur la place publique corde au cou avec un écriteau décrivant leur forfait. Ils pouvaient être battus et marqués aux fers.

17. Hervé LEUWERS, Robespierre, Fayard, Paris, 2014.

18. Les sections sont des assemblées qui réunissent les citoyens selon les quartiers. C’est dans ce cadre que se regroupent les sans-culottes. Riho HAYAKAWA, « L’assassinat du boulanger Denis François le 21 octobre 1789 », Annales historiques de la Révolution française, no 333, 2003, p. 1-19.

19. Haim BURSTIN, L’Invention du sans-culotte. Regards sur le Paris révolutionnaire, Odile Jacob, Paris, 2005, p. 23.

20. Anne FILLON, Louis Simon, villageois de l’Ancienne France, Éditions Ouest France, Nantes, 1996, p. 93-94.

21. Cité par Timothy TACKETT, « La Grande Peur et le complot aristocratique sous la Révolution française », Annales historiques de la Révolution française, no 335, 2004, p. 5.

22. Georges LEFEBVRE, La Grande Peur de 1789, op. cit., p. 149.

23. Anatoli ADO, Paysans en révolution. Terre, pouvoir et jacquerie, 1789-1794, Société des études robespierristes, Paris, 1996, p. 128-130 et p. 150-151.

24. Georges LEFEBVRE, La Grande Peur de 1789, op. cit., p. 100.

25. Luc ROJAS, « Les forgeurs et les limeurs face à la machine : la destruction de l’atelier de Jacques Sauvade (1er et 2 septembre 1789) », Annales historiques de la Révolution française, no 376, 2014, p. 27-52 [en ligne].

26. ANONYME (transcrit par M. Pauze), Journal d’un bourgeois de Saint-Étienne sous la Révolution (1789-1795), 1935, cité par Luc ROJAS, « Les forgeurs et les limeurs face à la machine », art. cit.

27. Dominique GODINEAU, Citoyennes tricoteuses. Les femmes du peuple pendant la Révolution française, Alinéa, Aix-en-Provence, 1988, p. 109.

28. Dominique GODINEAU, Les Femmes dans la société française. XVIe-XVIIIe siècle, Armand Colin, Paris, 2003, p. 198.

29. Marie-Jo BONNET, Liberté, égalité, exclusion. Femmes peintres en Révolution (1770-1804), Vendémiaire, Paris, 2012. Jean-Clément MARTIN, La Révolte brisée. Femmes dans la Révolution française et l’Empire, Armand Colin, Paris, 2008, p. 75.

30. Haim BURSTIN, Révolutionnaires. Pour une anthropologie politique de la Révolution française, op. cit., p. 270-287.

31. Georges RUDÉ, La Foule dans la Révolution française, op. cit., p. 95.

32. Haim BURSTIN, Révolutionnaires, op. cit., p. 326.

33. Grégoire CHAMAYOU, « La querelle des têtes tranchées : les médecins, la guillotine et l’anatomie de la conscience au lendemain de la Terreur », Revue d’histoire des sciences, tome 61, no 2, 2008, p. 333-365, citation p. 334.

34. Ibid.

35. Haim BURSTIN, Révolutionnaires, op. cit., p. 303.

36. Ibid., p. 431, note 219.

37. Serge ABERDAM, « Deux occasions de participation féminine en 1793 : le vote sur la Constitution et le partage des biens communaux », Annales historiques de la Révolution française, no 339, 2005 [en ligne].

38. Étudié par Serge ABERDAM, « L’Élargissement du droit de vote entre 1792 et 1795 au travers du dénombrement du comité de division et des votes populaires sur les Constitutions de 1793 et 1795 », thèse d’histoire, université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2001.

39. Annie GEFFROY, « Louise de Kéralio-Robert, pionnière du républicanisme sexiste », Annales historiques de la Révolution française, no 344, 2006, p 107-124.

40. Dominique DESSERTINE, « Le divorce sous la Révolution : audace ou nécessité ? », in Irène THERY et Christian BIET (dir.), La Famille, la Loi, L’État. De la Révolution au Code civil, La Documentation française, Paris, 1989, p. 312-321.

41. Olwen HUFTON, Past and Present, no 53, p. 99, citée par Timothy TACKETT, La Révolution, l’Église, la France, Cerf, Paris, 1986 ; le paragraphe qui suit s’inspire des pages 197-200 de ce livre.

42. Annie DUPRAT, « “La trésorière des Miramionnes n’avait qu’une fesse…” », Annales historiques de la Révolution française, no 361, 2010, p. 53-64 [en ligne].

43. Haim BURSTIN, Une révolution à l’œuvre, op. cit., p. 225-228.

44. Catherine MARAND-FOUQUET, La Femme au temps de la Révolution, Stock, Paris, 1989, p. 93-94.

45. Valérie SOTTOCASA, « Protestants et catholiques face à la Révolution dans les montagnes du Languedoc », Annales historiques de la Révolution française, no 355, 2009, p. 101-123 [en ligne].

46. La Fabrique est l’ensemble de la fabrication du tissage des marchands aux compagnon.ne.s. Citations p. 3 (texte de 1790) et p. 6 de Alain COTTEREAU, « La désincorporation des métiers et leur transformation en publics intermédiaires. Lyon et Elbeuf, 1790-1815 », publié in extenso en 2014 sur sa page personnelle (site de l’EHESS), version abrégée in La France malade du corporatisme, XVIIIe-XXe siècles, Belin, Paris, 2004, p. 97-147 ; les informations qui suivent lui sont redevables.

47. Philippe MINARD, Typographes des Lumières, Champ Vallon, Paris, 1999 ; Samuel GUICHETEAU, Les Ouvriers en France (1700-1815), Armand Colin, Paris, 2014. Steven L. KAPLAN, La Fin des corporations, Fayard, Paris, 2001.

48. Ibid., p. 467-468.

49. Timothy TACKETT, Le Roi s’enfuit. Varennes et l’origine de la Terreur (2003), La Découverte, Paris, 2004.

50. Sur le parcours de Pauline Léon, voir Dominique GODINEAU, Citoyennes tricoteuses, op. cit., p. 375-376.

51. Georges RUDÉ, La Foule dans la Révolution française, op. cit., p. 106-109.

52. Haim BURSTIN, Une révolution à l’œuvre, op. cit., p. 332-344.

53. Maurice WAHL, Les Premières Années de la Révolution à Lyon 1788-1792, Armand Colin, Paris, 1894, p. 577.

54. Ibid., p. 605-608, citation p. 605.

55. Caroline FAYOLLE, « Une révolution intime. Genre et émotion dans la correspondance de Rosalie Jullien de la Drôme », Émotions contemporaines XIXe-XXIe siècles, Armand Colin, Paris, 2014, p. 221-231. Citations du Journal d’une bourgeoise de Paris pendant la Révolution (1791-1793), 1881, p. 217 et p. 226.

56. Georges RUDÉ, La Foule dans la Révolution française, op. cit.

57. Ibid., p. 127-133.

58. Haim BURSTIN, Une révolution à l’œuvre, op. cit., p. 439.

59. La publication de la traduction de Timothy TACKETT, The Coming of the Terror in the French Revolution, est en cours aux Éditions du Seuil.

60. Citation extraite du Journal d’une bourgeoise de Paris pendant la Révolution (1791-1793), 1881, in Dominique GODINEAU, Citoyennes tricoteuses, op. cit., p. 231.

61. Michel BIARD et al., 1792. Entrer en République, Armand Colin, Paris, 2013.

62. André Hubert DAMERAS, Chronique, transposition de J. CHARLIER in Revue historique ardennaise, tome 12, 1905, cité par Jean-Pierre JESSENNE, in « Révolution, passé-présent-futur : la fixation d’un mot et la diversité des appréhensions d’une rupture de la fin de l’Ancien Régime au début du XIXe siècle », Terminée la révolution…, Actes du IVe colloque européen de Calais, Bulletin des Amis du vieux Calais, 2002, p. 19.

63. Isabelle BOURDIN, Les Sociétés populaires à Paris pendant la Révolution française jusqu’à la chute de la royauté, Recueil Sirey, Paris, 1937, p. 13, citée par Haim BURSTIN.

64. Paula COSSART, « S’assembler en Provence sous la Révolution. Légitimité des réunions des sociétés populaires comme mode de participation collective du peuple au débat public (1791-1794) », Annales historiques de la Révolution française, no 331, 2003, p. 55-75.

65. Louis-Michel LE PELETIER DE SAINT-FARGEAU, « Plan d’éducation nationale », Enfance, tome 42, no 4, 1989, p. 91-119. Le Peletier ayant été assassiné par un royaliste, c’est Robespierre qui présente son projet à la Convention.

66. Jean-Clément MARTIN, La Révolte brisée, op. cit., p. 169.

67. Philippe BOURDIN, « Un public d’amateurs dans la France moderne ? », in Jean-Louis JAM (dir.), Les Divertissements utiles des amateurs au XVIIIe siècle, Presses universitaires Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand, 2000, p. 103.

68. Séverine SOFIO, « La vocation comme subversion. Artistes femmes et anti-académisme dans la France révolutionnaire », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 3, no 168, 2007, p. 34-49.

69. Cette lettre publiée dans Le Batave, no 221, du mardi 24 septembre 1793, a été écrite le 20 septembre avant le décret de la Convention nationale sur le port obligatoire pour les femmes de la cocarde tricolore.

70. Dominique GODINEAU, « Citoyennes, boutefeux et furies de guillotine », in Cécile DAUPHIN et Arlette FARGE, De la violence et des femmes, Albin Michel, Paris, 1997, p. 48, note 6.

71. Leora AUSLANDER, Des révolutions culturelles. La politique du quotidien en Grande-Bretagne, en Amérique et en France, XVIIe-XIXe siècle, Presses universitaires du Mirail, Toulouse, 2010 (2009), p. 217-218.

72. Haim BURSTIN, L’Invention du sans-culotte, op. cit., p. 59. Le paragraphe qui suit s’inspire de l’analyse sur le livre célèbre d’Albert SOBOUL, Les Sans-culottes parisiens en l’an II. Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire (2 juin 1793-9 thermidor an II), Librairie Clarveuil, Paris, 1958.

73. Jean-Clément MARTIN, « Femmes, genre, révolution », Annales historiques de la Révolution française, no 358, 2009, p. 163.

74. Pierre GUYOMAR, Le Partisan de l’égalité politique entre les individus, ou Problème très important de l’égalité en droits et de l’inégalité en fait, 1793, p. 3 (BnF Gallica).

75. Jean-Clément MARTIN, La Révolte brisée, op. cit., p. 132-133.

76. Lynn HUNT, Le Roman familial de la Révolution française, Albin Michel, Paris, 1995 (1992), p. 94.

77. Cité par Guillaume MAZEAU, « La baignoire et le couteau. L’assassinat de Marat (13 juillet 1793) », in Coline CARDI et Geneviève PRUVOST (dir.), Penser la violence des femmes, op. cit., p. 350-360.

78. Luc CAPDEVILA et Dominique GODINEAU (dir.), « Armées », Clio. Histoire, femmes et sociétés, no 20, 2004.

79. Dominique GODINEAU, Citoyennes tricoteuses, op. cit., p. 137.

80. Hervé LEUWERS, Robespierre, op. cit.

81. Citée par Serge ABERDAM in Danièle PINGUÉ et Jean-Paul ROTHIOT (dir.), Les Comités de surveillance. D’une création citoyenne à une institution révolutionnaire, Société des études robespierristes, Paris, 2012, p. 25.

82. Michel BIARD (dir.), Les Politiques de la Terreur, 1793-1794, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2008, p. 45.

83. Donald SUTHERLAND, « le fédéralisme dans une petite ville : le cas d’Aubagne », in Martine LAPIED et Christine PEYRARD (dir.), La Révolution française au carrefour des recherches, Publications de l’université de Provence, Aix-en-Provence, 2003, p. 195-202.

84. L’exemple des Marseillaises est emprunté à Jacques GUILHAUMOU, « Conduites politiques de Marseillaises pendant la Révolution française », Provence historique, no 186, octobre-décembre 1996.

85. Jean-Clément MARTIN, La Guerre de Vendée 1793-1800, Points, Paris, 2014.

86. Anne FILLON, « Louis Simon, étaminier 1741-1820 dans son village du Haut-Maine au siècle des Lumières », thèse de doctorat d’histoire, université du Maine, 1982.

87. Jean-Clément MARTIN, La Révolte brisée, op. cit., p. 122.

88. Ibid., p. 126.

89. Cité par Jean-Clément MARTIN, La Guerre de Vendée, op. cit., p. 145.

90. Déposition d’un témoin, « Procès criminel des membres du comité révolutionnaire de Nantes », instruit par le Tribunal révolutionnaire établi à Paris par la loi du 10 mars 1793 (automne 1794) [en ligne].

91. Jean-Clément MARTIN, La Guerre de Vendée, op. cit., p. 229-232.

92. « Procès criminel des membres du comité révolutionnaire de Nantes », déposition citée.

93. Georges RUDÉ, La Foule dans la Révolution française, op. cit., p. 167-168.

94. Dominique GODINEAU, Citoyennes tricoteuses. op. cit., p. 300.

95. Ibid., p. 314.

96. Philippe BOUTRY et Jacques NASSIF, Martin lArchange, Gallimard, Paris, 1985. Le récit qui suit est tiré de cet ouvrage. Sur les apparitions de l’Archange à Martin, voir le chapitre 6 du présent ouvrage.

97. Voir le bilan de la vente des biens nationaux dans Michel BIARD, Philippe BOURDIN et Silvia MARZAGALLI, Révolution, Consulat, Empire (1789-1815), Belin, Paris, 2014, p. 579-584.

98. Aimé CÉSAIRE, Tousssaint Louverture. La Révolution française et le problème colonial, Présence africaine, Paris, 1961, p. 24.

99. Yves BÉNOT, « La chaîne des insurrections d’esclaves dans les Caraïbes de 1789 à 1791 », in Marcel DORIGNY (dir.), Les Abolitions de l’esclavage de L. F. Sonthonax à V. Schœlcher, 1792 1794 1848, Presses universitaires de Vincennes et Éditions UNESCO, Paris, 1998, p. 180.

100. Abel A. LOUIS, Les Libres de couleur en Martinique, tome 2, 1789-2002, L’Harmattan, Paris, 2012.

101. Léo ÉLISABETH, La Société martiniquaise aux XVIIe et XVIIIe siècles (1644-1789), SHM-Karthala, Fort-de-France/Paris, 2003, p. 455 sq.

102. Sous l’appellation « libres de couleur » sont regroupés les libres de naissance (les enfants nés d’un père blanc et d’une mère noire ou métisse) et les Noirs affranchis. Voir Léo ÉLISABETH, « Résistances des esclaves aux XVIIe et XVIIIe siècles, principalement aux îles du Vent », in Marcel DORIGNY (dir.) Esclavage, résistances et abolitions, Éditions du CTHS, Paris, 1999, p. 85-86.

103. Texte du Conseil supérieur, 7 septembre 1789, cité in Léo ÉLISABETH, La Société martiniquaise aux XVIIe et XVIIIe siècles (1664-1789), op. cit., p. 444 sq.

104. Léo ELIZABETH, « La République dans les îles du Vent (déc. 1792-avril 1794) », Annales historiques de la Révolution française, no 293, 1993, p. 373-408.

105. Yves BÉNOT, « La chaîne des insurrections d’esclaves dans les Caraïbes de 1789 à 1791 », art. cit., p. 183-184.

106. Léo ÉLISABETH, La Société martiniquaise aux XVIIe et XVIIIe siècles, op. cit., p. 390-391.

107. L’exemple guyanais est rapporté in Yves BÉNOT, « La chaîne des insurrections d’esclaves dans les Caraïbes de 1789 à 1791 », art. cit., p. 182 et p. 185.

108. Cité par Lucien-René ABÉNON, « Les révoltes serviles à la Guadeloupe au début de la Révolution (1789-1793), in Marcel DORIGNY (dir.) Esclavage, résistances et abolitions, op. cit., p. 211. Les informations sur la Guadeloupe viennent de cette contribution.

109. Moreau de SAINT-MÉRY, Description de la partie française de l’Isle de Saint-Domingue, nouvelle édition revue et complétée par Blanche MAUREL et Étienne TAILLEMITE, Paris, Librairie Larose, 1958.

110. Florence GAUTHIER, « Le rôle de Julien Raimond dans la formation du nouveau peuple de Saint-Domingue, (1789-1793) », in Marcel DORIGNY (dir.), Esclavage, résistances et abolitions, op. cit., p. 223-233.

111. Florence GAUTHIER, L’Aristocratie de l’épiderme. Le combat de la Société des citoyens de couleur 1789-1791, CNRS éditions, Paris, 2007, p. 173-179., en particulier note de Julien RAIMOND, p. 174-175.

112. Cité par Aimé CÉSAIRE, Toussaint Louverture, op. cit., 1961, p. 98.

113. Dominique ROGERS, « De l’origine du préjugé de couleur en Haïti », in Marcel DORIGNY (dir.), Haïti, première république noire, Société française d’histoire d’Outre-mer, Paris, 2007, p. 91.

114. Yves CAUNA « La Révolution à Port-au-Prince », cité par Anne PERROTIN-DUMON, « Aux Antilles : bilan et perspectives préliminaires sur l’étude d’un passé violent », in Jean-Clément MARTIN (dir.), La Révolution à l’œuvre, op. cit., p. 241-253.

115. L’expression est d’Aimé CÉSAIRE.

116. Jean-Clément MARTIN, La Révolte brisée, op. cit., 2008, p. 122.

117. Aimé CÉSAIRE, Toussaint Louverture, op. cit., p. 193, note dans laquelle un universitaire de Kinshasa propose une nouvelle traduction – que Césaire caractérise comme « définitive » – liée à la connaissance du cérémoniel vaudou.

118. Anne PEROTIN-DUMON, « Aux Antilles : bilan et perspectives sur l’étude d’un passé violent », in Jean-Clément MARTIN (dir.), La Révolution à l’œuvre, op. cit., p. 247.

119. Marcel DORIGNY (dir.), Léger-Félicité Sonthonax. La première abolition de l’esclavage. La Révolution française et la révolution de Saint-Domingue, Société française d’histoire d’outre-mer, Paris, 2005.

120. Le texte complet avec le préambule (avec les différences entre le manuscrit et l’affiche) peut être consulté in Marcel DORIGNY (dir.), Léger-Félicité Sonthonax, op. cit., p. 196-205.

121. Yves BENOT, « Comment la Convention a-t-elle voté l’abolition de l’esclavage en l’an II ? », Annales historiques de la Révolution française, no 293, 1993, p. 349-361.

122. Jean-Claude HALPERN, « Les fêtes révolutionnaires et l’abolition de l’esclavage en l’an II », in Marcel DORIGNY (dir.), Les Abolitions de l’esclavage de L.F. Sonthonax à V. Schœlcher, op. cit., p. 187-198, citations p. 195-196.

123. Ibid., p. 184.

124. Aimé CÉSAIRE, Toussaint Louverture, op. cit., introduction de Charles-André JULIEN, p. 17.

125. Citation non datée in Claude WANQUET, La France et la première abolition de l’esclavage (1794-1802). Le cas des colonies orientales, Île de France (Maurice) et La Réunion, Karthala, Paris, 1998, p. 20.

126. Ibid., p. 63.

127. Vues générales…, p. 67 et p. 53, in Claude WANQUET, La France et la première abolition de l’esclavage, op. cit., p. 85.

128. Citation in Michel BIARD, Philippe BOURDIN, Silvia MARZAGALLI, Révolution, Consulat, Empire, op. cit., p. 140.

129. Leora AUSLANDER, Des révolutions culturelles, op. cit., p. 241 sq.

130. Jean-Clément MARTIN, La Révolte brisée, op. cit., p. 147.

131. Martine LAPIED, « Réaction et Terreur blanche dans le Comtat en l’an III : évolution ou confirmation des options politiques », in Michel VOVELLE, Le Tournant de l’an III. Réaction et Terreur blanche dans la France révolutionnaire, Éditions du CTHS, Paris, 1997, p. 539-555.

132. Stephen CLAY, « Le massacre du fort Saint-Jean, un épisode de la terreur blanche à Marseille », in Michel VOVELLE, Le Tournant de l’an III, op. cit., p. 569-583.

133. Laura MASON, « Après la Conjuration : le Directoire, la presse et l’affaire des Égaux », Annales historiques de la Révolution française, no 354, 2008, p. 77-103.

134. Philippe BUONARROTI, Conspiration pour l’égalité dite de Babeuf, La Fabrique, Paris, 2015, p. 256-257.

135. Ibid., p. 263-301.

136. Clyde PLUMAUZILLE, « “Scandale” au Palais-Royal. Les riverains à l’épreuve des “femmes de mauvaise vie” sous la Révolution », Hypothèses, no 17, 2013, p. 241-253. L’ensemble de ce paragraphe s’appuie sur les travaux de Clyde Plumauzille que je remercie chaleureusement pour m’avoir transmis tous ses articles.

137. Clyde PLUMAUZILLE, « Le “marché aux putains” : économies sexuelles et dynamiques spatiales du Palais-Royal dans le Paris révolutionnaire », Genre, sexualité et société, no 10, automne 2013 [en ligne].

138. Alain COTTEREAU, « La désincorporation des métiers et leur transformation en publics intermédiaires. Lyon et Elbeuf, 1790-1815 », art. cit.

139. Cité par Leora AUSLANDER, Des révolutions culturelles, op. cit., p. 243.

140. La formule a été employée pour la première fois par Stanislas de CLERMONT-TONNERRE à l’Assemblée en décembre 1789, et incluse dans le décret du 27 septembre 1791.

141. Richard AYOUN, Les Juifs de France, op. cit.

Notes du chapitre 5

1. Lucien BONAPARTE, 21 ventôse an VIII (12 mars 1800).

2. Couillon.

3. Jean-Jacques CLÈRE et Jean-Louis HALPÉRIN (dir.), Ordre et désordre dans le système napoléonien, Éditions La Mémoire du Droit, Paris, 2003. Citations p. 63, 243 et 245.

4. Jacques-Olivier BoUDON, Revue du souvenir napoléonien, no 428.

5. D’après le général de MONTHOLON, Récit de captivité de l’Empereur, 1847.

6. Christian BIET et Irène THÉRY (dir.), La Famille, la Loi, l’État. De la Révolution au Code civil, op. cit.

7. Natalie PETITEAU, « Contestations et dysfonctionnements de l’ordre établi en Vaucluse sous le Premier Empire », in Jean-Jacques CLÈRE et Jean-Louis HALPÉRIN (dir.), Ordre et désordre dans le système napoléonien, op. cit., p. 248-249.

8. Pierre COFTIER et Paul DARTIGUENAVE, Révolte à Caen, 1812, Éditions Cahiers du temps, Cabourg, 1999 ; les informations et citations proviennent de cette enquête. Voir également Guy LEMARCHAND, « Révolte à Caen, 1812 », Annales historiques de la Révolution française, no 33, 2001, p. 142-145. Jean-Paul BERTAUD, « Le regard des civils sur les militaires sous l’Empire », in Hervé DRÉVILLON, Bernard FONCK, Michel ROUCAUD (dir.), Guerres et armées napoléoniennes, Nouveau Monde Éditions/Fondation Napoléon/Service historique de la Défense, Paris, 2013.

9. Lettre du général La Bassée au préfet, 20 mars 1812.

10. Pierre COFTIER et Paul DARTIGUENAVE, Révolte à Caen, 1812, op. cit., p. 70-71.

11. Citée in ibid., p. 54, lettre du préfet à Réal, 26 mars 1812.

12. Pascal CHAMBON, La Loire et l’Aigle. Les Foréziens face à l’État napoléonien, Publications de l’université de Saint-Étienne, Saint-Étienne, 2005, p. 147.

13. Claude LANGLOIS, « L’héritage révolutionnaire au seuil du XIXe siècle », in Bernard PLONGERON (dir.), Pratiques religieuses dans l’Europe révolutionnaire (1770-1820), CNRS/Brepols, Paris, 1988, p. 40.

14. Jean-Jacques CLÈRE et Jean-Louis HALPÉRIN (dir.), Ordre et désordre dans le système napoléonien, op. cit., p. 67.

15. Pierre BRANDA et Thierry LENTZ, Napoléon, l’esclavage et les colonies, Fayard, Paris, 2006, p. 48-49.

16. Lettres du ministre Decrès au Premier consul, in Pierre BRANDA et Thierry LENTZ, Napoléon, l’esclavage et les colonies, op. cit., p. 311-314.

17. Aimé CÉSAIRE, Toussaint Louverture, op. cit., p. 331.

18. Cité in Jean-Pierre LE GLAUNEC, L’Armée indigène. La défaite de Napoléon en Haïti, Lux, Montréal, 2014, p. 50.

19. Moniteur du 30 floréal-Ier prairial an X, p. 988-989, cité par Claude WANQUET, La France et la première abolition de l’esclavage (1794-1802), op. cit., p. 643.

20. Cité par Pierre BRANDA et Thierry LENTZ, Napoléon, l’esclavage et les colonies, op. cit., p. 117-118.

21. Claude WANQUET, La France et la première abolition de l’esclavage (1794-1802), op. cit., p. 647.

22. Frédéric REGENT, Esclavage, métissage, liberté. La Révolution française en Guadeloupe 1789-1802, Grasset, Paris, 2004, p. 421-427 et 433.

23. Cité par Serge MAM LAM FOUK, « La résistance au rétablissement de l’esclavage en Guyane française : traces et regards. 1802-1822 », in Yves BÉNOT et Marcel DORIGNY (dir.), Rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises. Aux origines de Haïti, Maisonneuve et Larose, Paris, 2003, p. 270.

24. Gabriel DERRIEN, « Un Nantais à la chasse aux marrons en Guyane (octobre-décembre 1808) », Enquêtes et documents, université de Nantes, 1971.

25. Dépêche du gouverneur au ministre des Colonies, 26 novembre 1824, citée par Serge MAM LAM FOUK, « La résistance au rétablissement de l’esclavage en Guyane française : traces et regards. 1802-1822 », art. cit.

26. Cité in Jean-Pierre LE GLAUNEC, L’Armée indigène, op. cit., p. 17.

27. Anne PÉROTIN-DUMON, « Aux Antilles : bilan et perspectives préliminaires sur l’étude d’un passé violent », in Jean-Clément MARTIN, La Révolution à l’œuvre, op. cit., 2005, p. 241-253, citation p. 253. Voir le chapitre 6 « Tant qu’il resterait un Nègre » in Jean-Pierre LE GLAUNEC, L’Armée indigène, op. cit.

28. Bilan dressé par Pierre BRANDA et Thierry LENTZ, Napoléon, l’esclavage et les colonies, op. cit., p. 167, qui ne citent cependant pas la bataille de Vertières.

29. Jean-Marcel CHAMPION, « 30 floréal an X : le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte », in Marcel DORIGNY (dir.), Les Abolitions de l’esclavage de L.F. Sonthonax à V. Schœlcher, op. cit., p. 271.

30. Claude WANQUET, La France et la première abolition de l’esclavage, op. cit., p. 659.

31. Ibid., p. 655.

32. Ibid., p. 661-662.

33. Prosper ÈVE, Le Corps des esclaves de l’île Bourbon, Presses universitaires Paris-Sorbonne, Paris, 2013, p. 324-333.

34. Annie CREPIN, « La conscription, outil de la politique napoléonienne », in Hervé DRÉVILLON, Bernard FONCK, Michel ROUCAUD (dir.), Guerres et armées napoléoniennes, op. cit., p. 175. L’expression « masse de granit » a été avancée le 8 mai 1802, par Napoléon Bonaparte lors d’une discussion relative au projet de loi sur la Légion d’honneur.

35. Natalie PETITEAU, « Les Français face à l’ordre impérial », in Michel BIARD (dir.), Terminée la Révolution, op. cit., p. 101.

36. Jean-Paul BERTAUD, « Le regard des civils sur les militaires sous l’Empire », in Hervé DRÉVILLON, Bernard FONCK, Michel ROUCAUD (dir.), Guerres et armées napoléoniennes, op. cit., p. 323.

37. AD Pas-de-Calais, M 1432, 1804.

38. Pascal CHAMBON, La Loire et l’Aigle, op. cit., p. 225-226.

39. Ibid., p. 255.

40. Ibid., p. 262.

41. Frédéric ROUSSEAU, « La désobéissance militaire au XIXe siècle. Déserteurs et insoumis héraultais », thèse d’histoire, université de Montpellier, 1985, p. 191, citée par Pascal CHAMBON, La Loire et l’Aigle, op. cit., 2005, p. 301.

42. Jean-Paul BERTAUD, La Vie quotidienne des soldats de la Révolution. 1789-1799, Hachette, Paris, 1985, p. 150.

43. Alain PIGEARD, L’Armée de Napoléon. Organisation et vie quotidienne, Tallandier, Paris, 2002, p. 358.

44. Jean-Clément MARTIN, La Révolte brisée, op. cit., p. 116-123.

45. Jean-Paul BERTAUD, La Vie quotidienne des soldats de la Révolution, op. cit., p. 151.

46. Les informations sur la guerre de Calabre viennent de Nicolas CADET, Honneur et violences de guerre au temps de Napoléon. La campagne de Calabre, Vendémiaire, Paris, 2015.

47. Nicolas CADET, Honneur et violences de guerre au temps de Napoléon, op. cit., p. 44.

48. Ibid., p. 237 (je souligne).

49. Ibid., p. 329.

50. Sur les événements de Saragosse, les informations viennent de l’article de Pedro RUJULA, « La mort ou la victoire. Violence pendant les sièges de Saragosse (1808-1809) », Cahiers de l’Institut d’histoire de la Révolution française [en ligne].

51. Manifeste de Palafox, Saragosse, 31 mai 1808.

52. Récit de l’intendant Calbo de Rozas publié à Madrid en 1909.

53. Cité par Marie-Pierre REY, « La Grande Armée dans la campagne de Russie », in Hervé DRÉVILLON, Bernard FONCK, Michel ROUCAUD (dir.), Guerres et armées napoléoniennes, op. cit., p. 154.

54. Les citations et analyses proviennent du livre de Marie-Pierre REY, L’Effroyable Tragédie. Une nouvelle histoire de la campagne de Russie, Flammarion, Paris, 2012.

55. Marie-Pierre REY, L’Effroyable Tragédie. op. cit.

56. François HOUDECEK, « La lutte contre les maraudeurs et les débandés lors de la campagne de 1814 », Napoleonica. La Revue, no 19, 2014, p. 68-78.

57. Lettre de Mortier à Berthier, 7 février 1814, François HOUDECEK, « La lutte contre les maraudeurs et les débandés lors de la campagne de 1814 », art. cit.

58. Le Récit d’un civil dans la campagne de France de 1814. Les « lettres historiques » de Pierre Dardenne (1768-1857), éditées par Jacques HANTRAYE, 2008. Ces lettres ont été publiées pour la première fois en feuilleton dans Le Citoyen de la Haute-Marne entre octobre 1831 et le printemps 1833. La lettre de Dardenne citée est la septième, datée du mardi 24 janvier 1814.

59. Lettre du 14 mars 1814.

60. Lettre de Dardenne no 57, dimanche 27 mars 1814.

61. Lettre de Dardenne no 62, jeudi 14 avril 1814.

62. Dernière lettre de Dardenne no 64, lundi 21 avril 1814.

Notes du chapitre 6

1. Gérard GAYOT, « Quand les chefs de manufacture et les gens de travail retrouvèrent leur place naturelle dans la société après Brumaire an VIII », in Jean-Pierre JESSENNE (dir.), Du Directoire au Consulat, t. 3, Brumaire dans l’histoire du lien politique et de l’État-nation, Université de Valenciennes et CRHENO, Lille, 2001, p. 240.

2. Emmanuel de WARESQUIEL, L’Histoire à rebrousse-poil (1815-1830). Les élites, la Restauration, la Révolution, Tallandier, Paris, 2014 (2005), p. 51-52.

3. Emmanuel FUREIX, « Le deuil de la Révolution dans le Paris de la Restauration (1815-1816) », in Jean-Yves MOLLIER, Martine REID, et Jean-Claude YON (dir.), Repenser la Restauration, Nouveau Monde Éditions, Paris, 2005, p. 17-29.

4. Emmanuel FUREIX, « Une transmission discontinue. Présences sensibles de la Révolution française, de la Restauration aux années 1930 », in Sophie WAHNICH, Histoire d’un trésor perdu. Transmettre la Révolution française, Les Prairies ordinaires, Paris, 2013, p. 155-158.

5. Sergio LUZZATTO, Mémoire de la Terreur. Vieux Montagnards et jeunes républicains au XIXe siècle, Presses universitaires de Lyon, Lyon, 1991. Chiffre des « régicides » bannis p. 21, note 3.

6. François-René de CHATEAUBRIAND, Mémoires d’outre-tombe, vol. 1, Gallimard, « Pléiade », p. 895-896, cité par Natalie PETITEAU, « La Restauration face aux vétérans de l’Empire », in Jean-Yves MOLLIER, Martine REID et Jean-Claude YON (dir.), Repenser la Restauration, op. cit., p. 36.

7. Sur le sort des vétérans de l’Empire, voir Natalie PETITEAU, « La Restauration face aux vétérans de l’Empire », art. cit., p. 31-43.

8. Exemple cité par Emmanuel FUREIX, « Une transmission discontinue. Présences sensibles de la Révolution française, de la Restauration aux années 1930 », art. cit., p. 159.

9. Denis BÉLIVEAU, « Les grains de la colère. Géographie de l’émotion populaire en France au sujet de la cherté des céréales (1816-1817) », Criminologie, vol. 27, no 1, 1994, p. 99-115 [en ligne].

10. Nicolas BOURGUINAT, Les Grains du désordre. L’État face aux violences frumentaires dans la première moitié du XIXe siècle, Éditions de l’EHESS, Paris, 2002.

11. Jean-Jacques CLÈRE et Jean-Louis HALPÉRIN (dir.), Ordre et désordre dans le système napoléonien, La Mémoire du droit, Paris, 2003, p. 47.

12. Nicolas BOURGUINAT, Les Grains du désordre, op. cit., p. 311-312 et 324-336. Roger DUPUY, La Politique du peuple. Racines, permanences et ambiguïtés du populisme, Albin Michel, Paris, 2002.

13. Albert SOBOUL, « Survivances “féodales” dans la société rurale du XIXe siècle », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, no 5, 1968, p. 986.

14. Le chansonnier VINCARD aîné cité par Jacques ROUGERIE, in « Le mouvement associatif populaire comme facteur d’acculturation politique à Paris, de la Révolution aux années 1840 : continuité, discontinuités », Annales historiques de la Révolution française, no 297, 1994, p. 498, note 7.

15. Imitation d’une vieille coutume lors du sacre de Charles X, où on lâcha dans l’église un grand nombre d’oiseaux.

16. L’article de la Charte de 1814 relatif à la liberté des cultes n’est pas accepté par Charles X qui ne veut pas confirmer (jurer) son acceptation.

17. Jean-Claude CARON, Générations romantiques. Les étudiants de Paris et le Quartier latin (1814-1851), Armand Colin, Paris, 1991, p. 286.

18. Rapport de 1827 du préfet de police de Paris cité par Maurizio GRIBAUDI, Paris, ville ouvrière. Une histoire occultée, 1789-1848, La Découverte, Paris, 2014, p. 254.

19. Jean-Claude CARON, Les Deux Vies du général Foy (1775-1825) : guerrier et législateur, Champ Vallon, Seyssel, 2014.

20. Emmanuel FUREIX, La France des larmes. Outils politiques à l’âge romantique (1814-1840), Champ Vallon, Seyssel, 2009, p. 323-372.

21. Denys BARAU, La Cause des Grecs. Une histoire du mouvement philhellène (1821-1829), Honoré Champion, Paris, 2009.

22. Alain CORBIN, Le Temps, le Désir et l’Horreur. Essais sur le dix-neuvième siècle, Aubier, Paris, 1991, p. 53.

23. Ibid., p. 58.

24. Emmanuel FUREIX, « Une transmission discontinue. Présences sensibles de la Révolution française, de la Restauration aux années 1930 », art. cit., p. 168, note 64.

25. Corinne LEGOY, « Sous la plume du pouvoir, le public de théâtre entre 1815 et 1830 : l’embarrassant miroir d’une nation souveraine », Parlement[s], Revue d’histoire politique, no 3, 2012, p. 95-108.

26. Jean-Noël TARDY, L’Âge des ombres. Complots, conspirations et sociétés secrètes au XIXe siècle, Les Belles Lettres, Paris, 2015, p. 21.

27. Relation concernant les Événements qui sont arrivés au sieur Martin, laboureur à Gallardon en Beauce dans les premiers mois de 1816, analysée par Philippe BOUTRY et Jacques NASSIF, Martin l’Archange, Gallimard, Paris, 1985.

28. Lettre XVIII de Philippe BOUTRY, ibid., citation p. 281.

29. Jean-Claude CARON, Les Feux de la discorde, op. cit., p. 19.

30. Jean-Noël TARDY L’Âge des ombres. Complots, conspirations et sociétés secrètes au XIXe siècle, op. cit., p. 24-25 et 47-185.

31. Jean-Claude CARON, Générations romantiques. Les étudiants de Paris et le Quartier latin (1814-1851), Armand Colin, Paris, 1991, p. 239 sq.

32. Jean-Noël TARDY, L’Âge des ombres, op. cit., p. 77.

33. Ibid., p. 101-102.

34. Cité par Prosper ÈVE, Le Corps des esclaves de l’île Bourbon, op. cit., p. 221.

35. Ibid., p. 82.

36. Ibid., p. 216-217.

37. Sue PEABODY, « Race, esclavage et francité », in Cécile VIDAL, Français ? op. cit., p. 189-210.

38. Prosper ÈVE, Le Corps des esclaves de l’île Bourbon, op. cit., p. 334-341.

39. Jean-François GÉRAUD, Les Esclaves du sucre, op. cit. Le paragraphe qui suit s’inspire de cette étude.

40. Le même procédé est utilisé au cours des années 68 pour conforter la domination patronale dans les usines d’automobile afin d’empêcher les travailleurs sur la chaîne de se parler et de se coaliser.

41. Jean-François GÉRAUD, Les Esclaves du sucre, op. cit., p. 122.

42. Prosper ÈVE, Le Corps des esclaves de l’île Bourbon, op. cit., p. 161.

43. De la situation des gens de couleur libres aux Antilles françaises, Paris, 1823 (imprimé sans nom d’auteur, attribué à Bissette).

44. Marco FIORAVANTI, « Le préjugé de la couleur et l’administration de la justice aux Antilles françaises pendant la Restauration », Cahiers poitevins d’histoire du droit, 4cahier, p. 113-152. Éric MESNARD, « Les mouvements de résistance dans les colonies françaises : l’affaire Bissette (1823-1827) », in Marcel DORIGNY (textes réunis par), Les Abolitions de l’esclavage de L. F. Sonthonax à V. Schœlcher, 1792 1794 1848, op. cit., p. 293-297.

45. Sylviane LARCHER, L’Autre Citoyen, Armand Colin, Paris, 2014, p. 119.

46. Ibid., p. 120-121.

47. Frédéric RÉGENT, Gilda CONFIER et Bruno MAILLARD, Libres et sans fers. Paroles d’esclaves français, Fayard, Paris, 2015. Les paroles d’esclaves citées ici viennent sauf mention contraire de cet ouvrage.

48. Frédéric RÉGENT, Gilda CONFIER et Bruno MAILLARD, Libres et sans fers, op. cit., p. 179.

49. Ibid., p. 232.

50. Ibid., p. 103.

51. Ibid., p. 95-96.

52. Cité par Alain COTTEREAU, « Providence ou prévoyance ? Les prises en charge de la santé des ouvriers, au cours des XIXsiècles britannique et français », Prévenir, no 19, 1989, p. 58.

53. Vincent ROBERT, « L’Ouvrier », article inédit, vol. 2 de son habilitation à diriger des recherches, 2005, p. 25.

54. Jacques ROUGERIE, « Le mouvement associatif populaire comme facteur d’acculturation politique à Paris de la Révolution aux années 1840 : continuité, discontinuités », art. cit., p. 493-516.

55. Ludovic FROBERT, « Sur les traces de Pierre Charnier », Gryphe. Revue de la BM de Lyon, no 23, juin 2013, p. 27-35 ; l’article est complété par le descriptif du fonds Charnier à la bibliothèque municipale.

56. Les chiffres viennent de l’article de Jacques ROUGERIE, « Le mouvement associatif populaire comme facteur d’acculturation politique à Paris de la Révolution aux années 1840 : continuité, discontinuités », art. cit., p. 503-504.

57. Francis DÉMIER, La France de la Restauration (1814-1830). L’impossible retour du passé, Gallimard, Paris, 2012, p. 862 (lettre au directeur général de la Police, 25 septembre 1825).

58. François JARRIGE, Au temps des « tueuses de bras », op. cit., 2009, p. 76-82 (exemple note 129).

59. Emmanuel FUREIX et François JARRIGE, La Modernité désenchantée. Relire l’histoire du XIXe siècle français, La Découverte, Paris, 2015, p. 237 sq.

60. Jean-Claude CARON, Générations romantiques, op. cit., p. 302-312.

61. Emmanuel FUREIX, « Une transmission discontinue. Présences sensibles de la Révolution française, de la Restauration aux années 1930 », art. cit.

62. Emmanuel FUREIX, « Luttes pour les symboles et appropriations de souveraineté dans l’espace insurgé (1830-1848) », in Jean-Claude CARON (dir.), Paris, l’insurrection capitale, op. cit., p. 184-185.

63. Ibid., p. 191-192.

64. Nathalie JAKOBOWICZ, 1830. Le Peuple de Paris, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2009, p. 181.

65. Ange GUÉPIN et Gabriel SIMON, Événements de Nantes pendant les journées des 28, 29, 30 et 31 juillet 1830 par plusieurs témoins oculaires, Burolleau, Nantes, 1830, cités in ibid., p. 164-165.

66. Nathalie JAKOBOWICZ, 1830. Le Peuple de Paris, op. cit., p. 164.

67. Jean-Claude CARON, « Inscrire la Révolution dans l’Histoire : les Trois Glorieuses, coda, appendice ou palimpseste de la Grande Révolution ? », in Michel BIARD (textes réunis par), Terminée la Révolution, op. cit., p. 57-67.

Notes du chapitre 7

1. Cité in Alain FAURE et Jacques RANCIÈRE, La Parole ouvrière, 10/18, Paris, 1976, p. 56-73.

2. Fernand RUDE, Les Révoltes des canuts (1831-1834), La Découverte, Paris, 2007, citations respectivement p. 7 et 11.

3. Description dès 1835 dans Dr. L. R. VILLERMÉ, État physique et moral des ouvriers, 10/18, UGE, 1971 (1840).

4. Ludovic FROBERT, Les Canuts ou la démocratie turbulente. Lyon, 1831-1834, Tallandier, Paris, 2009, introduction.

5. La cage est la partie du « magasin » des négociants séparée par une grille où les tisseurs allaient chercher les matières premières, le descriptif du travail à effectuer et où ils remettaient la pièce tissée qui était alors « aunée » (mesurée).

6. Ludovic FROBERT et George SHERIDAN, Le Solitaire du ravin. Pierre Charnier canut lyonnais et prud’homme tisseur, ENS éditions, Paris, 2014.

7. Philippe RÉGNIER (dir.), Le Livre nouveau des Saint-Simoniens, Du Lérot éditeur, Tusson, 1991, p. 24-26.

8. Jacques RANCIÈRE, La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Fayard, Paris, 1981, p. 152.

9. Maurizio GRIBAUDI, Paris, ville ouvrière. Une histoire occultée, 1789-1848, op. cit., p. 313-315.

10. Voir la postface de Ludovic FROBERT à Marie-Christine BLAISE et Bernard COLLONGES, L’Insurrection lyonnaise de 1834. Défense d’Anselme Petetin devant la Cour des Pairs, Aléas, Lyon, 2007, p. 188-189.

11. « Le Conseiller des Femmes », L’Écho de la Fabrique, 27 octobre 1833.

12. L’Écho de la Fabrique est consultable en ligne sur le site www.echo-fabrique.ens-lyon.fr.

13. Ludovic FROBERT, Les Canuts ou la démocratie turbulente, op. cit.

14. Tel celui qui signe ses articles « le solitaire du ravin », Pierre Charnier, canut atypique car catholique et légitimiste, mais attaché à la défense du métier et du système prud’homal. Ludovic FROBERT et George SHERIDAN, Le Solitaire du ravin, op. cit.

15. Le récit du prélude aux événements est emprunté à Fernand RUDE, Les Révoltes des canuts, op. cit.

16. Ludovic FROBERT et George SHERIDAN, Le Solitaire du ravin, op. cit., p. 45-46.

17. François JARRIGE, « La longue agonie de la “République” des ouvriers papetiers : insubordination et normalisation au travail (France, début du XIXe siècle) », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 42, 2011.

18. Cité par Alain FAURE et Jacques RANCIÈRE, La Parole ouvrière, op. cit., p. 34.

19. Jean-Claude CARON, « La société des Amis du Peuple », Romantisme, no 28-29, 1980, p. 169-179.

20. Jean-Numa DUCANGE, « La transmission socialiste de la Révolution française au XIXe siècle », in Sophie WAHNICH (dir.), Histoire d’un trésor perdu, op. cit., p. 325.

21. Maurizio GRIBAUDI, Paris, ville ouvrière, op. cit., p. 74-77, citation de George Sand p. 76.

22. George SAND, Histoire de ma vie, 1856.

23. Sous la plume du républicain Marie. Voir Emmanuel FUREIX, La France des larmes, op. cit., p. 379-381.

24. Ibid., p. 384-390.

25. Ibid., p. 396.

26. Thomas BOUCHET, Le Roi et les barricades. Une histoire des 5 et 6 juin 1832, Seli Arslan, Paris, 2000, p. 17.

27. Le récit des événements est emprunté à ibid. Mention du blanchisseur Mina p. 27.

28. Ibid., p. 46.

29. Ibid., p. 68.

30. Charles JEANNE, À cinq heures nous serons tous morts ! Sur la barricade Saint-Merry, 5-6 juin 1832. Présenté et commenté par Thomas BOUCHET, Le Roi et les barricades, op. cit.

31. Thomas BOUCHET, « “Aux armes !”, “Bravo ! Bravo !”, “Que d’horreurs !!” Écrire les cris d’insurrection (à propos des 5 et 6 juin 1832) », in Jean-Claude CARON (dir.), Paris, l’insurrection capitale, op. cit., p. 113-121.

32. Thomas BOUCHET, Le Roi et les barricades, op. cit., p. 79-80.

33. Thomas BOUCHET, « La barricade des Misérables », in Alain CORBIN et Jean-Marie MAYEUR (dir.), La Barricade, Publications de la Sorbonne, Paris, 1997, p. 125.

34. « Coalitions », L’Écho de la Fabrique, 17 novembre 1833. Ludovic FROBERT, Les Canuts ou la démocratie turbulente, op. cit., p. 146.

35. Ibid., p. 151.

36. L’Écho de la Fabrique, 9 février 1834.

37. Ludovic FROBERT, Les Canuts ou la démocratie turbulente, op. cit., p. 193-195.

38. Fernand RUDE, Les Révoltes des canuts (1831-1834), op. cit., 2007, chapitre 11, « La sanglante semaine ».

39. Adolphe SALA, Les Ouvriers lyonnnais en 1834. Esquisses historiques, Hivert, Paris, 1834, p. 81 sq.

40. Auguste BARON, Histoire de Lyon pendant les journées des 21-22-23 novembre 1831, Lyon, Paris, 1832, p. 150.

41. Cité par Maïté BOUYSSY, « Rue Transnonain nº 12. Histoire d’une bavure annoncée », in Anne-Emmanuelle MARTINI et Dominique KALIFA (dir.), Imaginaire et sensibilités au XIXe siècle. Études pour Alain Corbin, Créaphis, Paris, 2005, p. 125-135.

42. Maïté BOUYSSY, op. cit.

43. Lettre de Charnier à Arago au printemps 1848, in Ludovic FROBERT et George SHERIDAN, Le Solitaire du ravin, op. cit., p. 223, note 13.

44. Marie-Christine BLAISE et Bernard COLLONGES, L’Insurrection lyonnaise de 1834, op. cit.

45. Denis BAYON, « Michel-Marie DERRION, pionnier coopératif », Économie et Humanisme, no 354, octobre 2000, p. 32-37.

46. Jeanne DEROIN, Lettre de dames au Globe, cité in Michèle RIOT-SARCEY, La Démocratie à l’épreuve des femmes. Trois figures critiques du pouvoir, 1830-1848, Albin Michel, Paris, 1994, p. 51.

47. Les saint-simoniennes ont été étudiées par la sociologue et historienne Marguerite THIBERT en 1926, par l’archiviste Édith THOMAS en 1948, et redécouvertes après 1968 par Geneviève FRAISSE et Lydia ELHADAD, dans la revue Révoltes logiques en 1976, Christine PLANTE, « Les Saint-Simoniennes, ou la quête d’une identité impossible à travers l’écriture à la première personne », thèse de troisième cycle (Université Paris 3), 1983, et enfin Michèle RIOT-SARCEY, La Démocratie à l’épreuve des femmes, op. cit.

48. Lettre de Suzanne VOILQUIN à ENFANTIN, 23 janvier 1838. Voir Jacques RANCIÈRE, La Nuit des prolétaires, op. cit., p. 244-245.

49. Michèle RIOT-SARCEY, La Démocratie à l’épreuve des femmes, op. cit., p. 135.

50. Luce CZYBA, « L’œuvre lyonnaise d’une ancienne saint-simonienne : Le Conseiller des femmes (1833-1834) d’Eugénie Niboyet », in Jean-René DERRÉ, Regards sur le saint-simonisme et les saint-simoniens, Presses universitaires de Lyon, Lyon, 1986, p. 103-141.

51. Charles-André JULIEN, Histoire de l’Algérie contemporaine. La conquête et les débuts de la colonisation, PUF, Paris, 1964, introduction « La Régence d’Alger en 1830 ». Le dey est le titre porté depuis 1671 par le chef de la régence d’Alger, formant une « colonie d’exploitation de l’empire ottoman dirigée par une minorité de Turcs avec le concours de notables indigènes » aidés par des janissaires, sorte de milice turque (p. 1).

52. « Des lieux pour la recherche en Algérie », Bulletin de l’IHTP, no 83, 2004, p. 162-163.

53. Smaïl AOULI, Ramdane REDJALA et Philippe ZOUMMEROFF, Abd el-Kader, Fayard, Paris, 1994, p. 72.

54. Charles-André JULIEN, Histoire de l’Algérie contemporaine, op. cit., p. 94.

55. Smaïl AOULI, Ramdane REDJALA et Philippe ZOUMMEROFF, Abd el-Kader, op. cit., p. 246.

56. Charles-André JULIEN, Histoire de l’Algérie contemporaine, op. cit., p 67.

57. Smaïl AOULI, Ramdane REDJALA et Philippe ZOUMMEROFF, Abd el-Kader, op. cit. Citation de Desmichels, p. 116.

58. Charles-André JULIEN, Histoire de l’Algérie contemporaine, op. cit., p. 110.

59. Charles-Robert AGERON, Le Gouvernement du général Berthezène à Alger en 1831, Bouchène, Saint-Denis, 2005, p. 81.

60. Jacques FRÉMEAUX, La France et l’Algérie en guerre (1830-1870, 1954-1962), Economica, Paris, 2002, p. 215.

61. L’Algérie est devenue le nom officiel des territoires de l’Afrique du Nord le 14 octobre 1839.

62. Smaïl AOULI, Ramdane REDJALA et Philippe ZOUMMEROFF, Abd el-Kader, op. cit., p. 292-294.

63. Ibid., p. 210-223.

64. Charles-André JULIEN, Histoire de l’Algérie contemporaine, op. cit., p. 174-179.

65. Smaïl AOULI, Ramdane REDJALA et Philippe ZOUMMEROFF, Abd el-Kader, op. cit., p. 326-328.

66. Charles-André JULIEN, Histoire de l’Algérie contemporaine, op. cit., p. 319. François MASPERO, L’Honneur de Saint-Arnaud, Seuil, « Points », Paris, 1995.

67. Charles-André JULIEN, Histoire de l’Algérie contemporaine, op. cit., p. 297.

68. Choses vues, 1849-1869, cité par Jacques FRÉMEAUX, La France et l’Algérie en guerre, op. cit., p. 213.

69. François MASPERO, L’Honneur de Saint-Arnaud, op. cit., p. 242-243.

70. Smaïl AOULI, Ramdane REDJALA et Philippe ZOUMMEROFF, Abd el-Kader, op. cit., p. 354-359.

71. Général Alexandre SEGRÉTAIN, 1845-1891. Souvenirs d’un officier du Génie, Hachette, Paris, 1962, cité par Jacques FRÉMEAUX, La France et l’Algérie en guerre, op. cit., p. 213-215

72. Charles-André JULIEN, Histoire de l’Algérie contemporaine, op. cit., p. 321.

73. Jacques FRÉMEAUX, La France et l’Algérie en guerre, op. cit., p. 220-221.

74. Flavien PARISOT, Flavien de Fignévelle. Lettres d’Algérie et de Crimée d’un soldat vosgien (1850-1855), Éditions Saône-Lorraine, Monthureux-sur-Saône, 1994, p. 87-88. Cité par Thomas DODMAN, « Un pays pour la colonie. Mourir de nostalgie en Algérie française, 1830-1880 », Annales. Histoire, Sciences sociales, no 3, 2011, p. 743-784.

75. Charles-André JULIEN, Histoire de l’Algérie contemporaine, op. cit., p. 288 et p. 289.

76. Charles-Robert AGERON, Le Gouvernement du général Berthezène à Alger en 1831, op. cit., p. 21.

77. Thomas DODMAN, « Un pays pour la colonie. Mourir de nostalgie en Algérie française, 1830-1880 », art. cit., p. 743-784.

78. Dominique-Jean LARREY, « Instructions générales d’hygiène pour les troupes d’Afrique », cité par Thomas DODMAN, « Un pays pour la colonie. Mourir de nostalgie en Algérie française, 1830-1880 », art. cit., p. 750.

79. Thomas DODMAN, « Un pays pour la colonie. Mourir de nostalgie en Algérie française, 1830-1880 », art. cit., citation p. 752.

80. Charles-André JULIEN, Histoire de l’Algérie contemporaine, op. cit., p. 289-291.

81. Flavien PARISOT, lettre datée du 12 décembre 1852. Thomas DODMAN, « Un pays pour la colonie. Mourir de nostalgie en Algérie française, 1830-1880 », art. cit., p. 766.

82. Jacques FRÉMEAUX, La France et l’Algérie en guerre, op. cit., p. 110-111.

83. Jennifer SESSIONS, « Le paradoxe des émigrants indésirables pendant la monarchie de Juillet, les origines de l’émigration assistée vers l’Algérie », Revue d’histoire du XIXe siècle, vol. 2, no 41, 2010, p. 63-81.

84. Hervé LUXARDO, Rase campagne : la fin des communautés paysannes, 1830-1914, Aubier, Paris, 1984, p. 17. Aurélien LIGNEREUX, La France rébellionnaire. Les résistances à la gendarmerie (1800-1859), Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2008, p. 131.

85. Marcel VIGREUX, « Comportements révolutionnaires en Morvan central au milieu du XIXe siècle : structures foncières, sociales et mentales. Souvenirs de l’Ancien Régime et de la Révolution », Annales historiques de la Révolution française, no 278, 1988, p. 427-443.

86. Lisa BOGANI, « “À bas les rats ! À bas les contributions !”Les résistances à l’impôt des boissons dans le département du Puy-de-Dôme dans le premier XIXe siècle (1811-1851) », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 48, 2014, p. 125-143.

87. Charles WRIGHT, « Retour critique sur une catégorie de l’historiographie : les violences contre l’État. Corrèze, 1800-1860 », Ruralia, no 20, 2007, note 56. Les informations sur la Corrèze viennent de cet article.

88. François PLOUX, Guerres paysannes en Quercy. Violences, conciliations et répression pénales dans les campagnes du Lot (1810-1860), La Boutique de l’Histoire Éditions, Paris, 2002, p. 200.

89. Appréciation de l’abbé Marcellin-M. GORSE cité par Charles WRIGHT, « Retour critique sur une catégorie de l’historiographie : les violences contre l’État. Corrèze, 1800-1860 », art. cit., note 39.

90. Aurélien LIGNEREUX, La France rébellionnaire, op. cit., p. 173.

91. Jean-Claude CARON, L’Été rouge. Chronique de la révolte populaire en France (1841), Aubier, Paris, 2002, p. 15-18.

92. Cité par Maurizio GRIBAUDI, Paris, ville ouvrière. Une histoire occultée, 1789-1848, op. cit., p. 337.

93. Cité par Jean-Claude CARON, L’Été rouge, op. cit., p. 12, note 3.

94. Maurizio GRIBAUDI, Paris, ville ouvrière, op. cit., p. 339. Les informations sur les grèves de 1840 à Paris viennent essentiellement du chapitre 9 de ce livre.

95. Louis-Gabriel GAUNY, Le Philosophe plébéien, présenté par Jacques RANCIÈRE, Le Philosophe plébéien. Louis-Gabriel Gauny, Presses universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 1983.

96. Tableau détaillé in Maurizio GRIBAUDI, Paris, ville ouvrière, op. cit., p. 345.

97. Flora TRISTAN, Le Tour de France. Journal 1843-1844, Maspero/La Découverte, Paris, 1980, et Flora TRISTAN, L’Union ouvrière, Éditions des femmes, Paris, 1986.

98. Préface de Maurice AGULHON, « À la source perdue du socialisme français », in Bruno VIARD (Anthologie établie et présentée par), À la source perdue du socialisme français. Pierre Leroux, Desclée de Brouwer, Paris, 1997.

99. Pierre LEROUX (1863) cité par Maurizio GRIBAUDI, Paris, ville ouvrière, op. cit., p. 379.

100. Jean-Claude CARON, L’Été rouge, op. cit., p. 140 sq.

101. Ibid., p. 79-81.

102. Ibid., p. 191-213.

103. Ibid., p. 9-125.

104. Nicolas BOURGUINAT, Les Grains du désordre, op. cit., p. 443. Le paragraphe qui suit sur Buzançais s’inspire de cet ouvrage.

105. Ibid., p. 396.

106. Ibid., p. 444.

107. Déjà en 1840, les autorités clermontoises s’étaient inquiétées de voir des paysans aux banquets organisés par la Société démocratique de Clermont et de patriotes d’Aubière et de Beaumont. Les banquets ont lieu également dans les zones rurales de Bourgogne et de Franche-Comté notamment, et ne se limitent donc pas aux bourgeois des villes. Jean-Claude CARON, L’Été rouge, op. cit., p. 186.

108. Vincent ROBERT, Le Temps des banquets. Politique et symbolique d’une génération (1818-1848), Publications de la Sorbonne, Paris, 2010, p. 325. Le paragraphe qui suit s’inspire du chapitre 10 de cet ouvrage.

109. Martin NADAUD, Léonard, maçon de la Creuse, La Découverte, Paris 1998. Jacques ROUGERIE, « Le mouvement associatif populaire comme facteur d’acculturation politique à Paris de la Révolution aux années 1840 : continuité, discontinuités », art. cit. p. 493-516.

110. Bernard MÉNAGER, Les Napoléon du peuple, Aubier, Paris, 1988. Martin Nadaud et les maçons ouvriers migrants sont classés dans cette catégorie « bonapartistes ».

111. Correspondance d’Agricol PERDIGUIER citée par Dinah RIBARD, « De l’écriture à l’événement. Acteurs et histoire de la poésie ouvrière autour de 1840 », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 32, 2006, p. 79-91.

112. Jacques RANCIÈRE, La Nuit des prolétaires, op. cit., p. 25-26.

113. Judith LYON-CAEN, « Saisir, décrire, déchiffrer : les mises en texte du social sous la monarchie de Juillet », Revue historique, no 630, 2004, p. 303-331.

114. Jacques RANCIÈRE, Le Philosophe plébéien. Louis-Gabriel Gauny, op. cit., p. 6.

115. Ibid., p. 102.

116. Ibid., p. 93.

117. Publiés in Jacques RANCIÈRE, Le Philosophe plébéien. Louis-Gabriel Gauny, op. cit. Citation p. 77-78.

118. Ibid., p. 99.

119. Ibid., p. 134.

120. Lettre du 6 mars 1848. Michelle PERROT, George Sand. Politique et polémiques, Imprimerie nationale, Paris, 1997, p. 20-23.

Notes du chapitre 8

1. Daniel STERN, Histoire de la révolution de 1848, tome 1, Charpentier, Paris, 1850. Daniel Stern est le nom de plume de Marie D’AGOULT (1805-1876), citée in Maurizio GRIBAUDI et Michèle RIOT-SARCEY, 1848, la révolution oubliée, La Découverte, Paris, 2009, p. 24.

2. Louis MÉNARD, Prologue d’une révolution, février-juin 1848, Au bureau du peuple, Paris, 1849, cité par Maurizio GRIBAUDI et Michèle RIOT-SARCEY, 1848, la révolution oubliée, op. cit., p. 32-33. Louis Ménard (1822-1901) est un jeune poète qui fait un récit enthousiaste de la révolution de février 1848.

3. Daniel STERN, Histoire de la révolution de 1848, op. cit., citée in Maurizio GRIBAUDI et Michèle RIOT-SARCEY, 1848, la révolution oubliée, op. cit., p. 36.

4. Ibid., cité in Maurizio GRIBAUDI et Michèle RIOT-SARCEY, 1848, la révolution oubliée, op. cit., p. 55-56.

5. Emmanuel FUREIX, « Luttes pour les symboles et appropriations de souveraineté dans l’espace insurgé (1830-1848) », in Jean-Claude CARON (dir.), Paris, l’insurrection capitale, op. cit., p. 187-188.

6. Discours à l’hôtel de ville du 25 février 1848. Maurice DOMMANGET, Histoire du drapeau rouge : des origines à la guerre de 1939, Éditions de l’étoile, Paris, 1966, p. 87.

7. Alphonse de LAMARTINE, Histoire de la révolution de 1848, tome 1, Perrotin, Paris, 1849, p. 377.

8. Mark TRAUGOTT, « Les limites du protagonisme : une anthropologie politique de 1848 », Politix, no 112, 2015, p. 83-110. Citation p. 92-93.

9. AN BB 302 pièce 1911, citée par Maurizio GRIBAUDI et Michèle RIOT-SARCEY, 1848, la révolution oubliée, op. cit., p. 100-101.

10. Mark TRAUGOTT, « Les ateliers nationaux en 1848 », in Jean-Luc MAYAUD (dir.), 1848, Actes du colloque international du cent cinquantenaire, Créaphis, Paris, 2002 p. 185-202.

11. Cité par Michèle RIOT-SARCEY, La Démocratie à l’épreuve des femmes, op. cit., p. 177.

12. Chant de V. BARBIER, Les Enfants de Paris (sur l’air du Canal Saint-Martin), cité par Fridériki TABAKI-IONA, Chants de liberté en 1848, L’Harmattan, Paris, 2001, p. 29.

13. Louis HINCKER, Citoyens-combattants à Paris (1848-1851), Presses du Septentrion, Villeneuve d’Asq, 2008.

14. Louis HINCKER, « Expériences populaires de la prise d’armes révolutionnaires au XIXe siècle. Légitimité et illégitimité du citoyen-combattant à Paris durant la Seconde République », in Michel BIARD (textes réunis par), Terminée la Révolution, op. cit., p. 191-202 ; Samuel HAYAT, 1848. Quand la République était révolutionnaire. Citoyenneté et représentation, Seuil, Paris, 2014, p. 88 et 132.

15. Jacques RANCIÈRE, Le Philosophe plébéien. Louis-Gabriel Gauny, op. cit., p. 134-135.

16. Joseph BENOÎT, Confessions d’un prolétaire, Éditions sociales, Paris, 1968 (écrites en 1860), p. 82.

17. C’est également la thèse de Philippe VIGIER, 1848, les Français et la République, Hachette, Paris, 1998, et de Jean-Luc MAYAUD (dir.), 1848, op. cit., avec les contributions de Frédéric CHAUVAUD et Jean-Jacques YVOREL, « Les provinces face à février 1848. Échos et contre échos (22 février-6 mars) », Jean-Claude FARCY, « L’écho des journées de juin 1848 en province », Peter MCPHEE, « La révolution au village ? », Vincent ROBERT, « Éviter la guerre civile : la région lyonnaise au printemps 1848 ».

18. Jean-Noël TARDY, L’Âge des ombres. Complots, conspirations et sociétés secrètes au XIXe siècle, Les Belles Lettres, Paris, 2015, p. 464-465, et pour les renseignements biographiques, Joseph BENOÎT, Confessions d’un prolétaire, op. cit.

19. Sur le cas lyonnais, voir Philippe VIGIER, 1848, les Français et la République, op. cit., chapitre 3, p. 81-108.

20. Le Journal d’un bourgeois de Lyon en 1848 (Joseph BERGIER), édité par Justin GODART en 1929.

21. Justin GODART, À Lyon en 1848, les Voraces, PUF, Paris, 1948.

22. Philippe VIGIER, 1848, les Français et la République, op. cit., p. 160-163. Citation des Buzançais p. 370, note 22.

23. Frédéric CHAUVAUD et Jean-Jacques YVOREL, « Les provinces face à février 1848. Échos et contre échos (22 février-16 mars) », in Jean-Luc MAYAUD (dir.), 1848, op. cit., p. 262. Francis DEMIER, « Les ouvriers de Rouen parlent à un économiste en juillet 1848 », Le Mouvement social, no 119, 1982, p. 3-31.

24. Vincent ROBERT, « Éviter la guerre civile : la région lyonnaise au printemps 1848 », in Jean-Luc MAYAUD (dir.), 1848, op. cit., p. 318.

25. Mathilde DUBESSET et Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Parcours de femmes. Réalités et représentations. Saint-Étienne, 1880-1950, Presses universitaires de Lyon, Lyon, 1993, p. 23-26.

26. Aurélien LIGNEREUX, La France rébellionnaire, op. cit., p. 189.

27. Nicolas BOURGUINAT, Les Grains du désordre, op. cit., p. 444 et 451.

28. Citée par Maurizio GRIBAUDI et Michèle RIOT-SARCEY, 1848, la révolution oubliée, op. cit., p. 102.

29. Philippe VIGIER, 1848, les Français et la République, op. cit., p. 109-127.

30. Rémi GOSSEZ, Les Ouvriers de Paris, livre premier, L’organisation, 1848-1851, Imprimerie centrale de l’Ouest, La Roche-sur-Yon, 1967, p. 245-247.

31. Ibid., p. 260-264.

32. AN BB 302, pièce 643, rapports de la police générale, citation par Maurizio GRIBAUDI et Michèle RIOT-SARCEY, 1848, la révolution oubliée, op. cit., p. 146-147.

33. Joseph BENOIT, Confessions d’un prolétaire, op. cit., p. 113.

34. Heinz-Gerhard HAUPT, « 1848 en Allemagne : une perspective comparative », in Jean-Luc MAYAUD (dir.), 1848, op. cit., p. 463-473.

35. Sylvie APRILE, « L’Europe en révolution », in Sylvie APRILE, Raymond HUART, Pierre LÉVÊQUE et Jean-Yves MOLLIER, La Révolution de 1848 en France et en Europe, Éditions sociales, Paris, 1998, p. 179-239.

36. Citée par Maurizio GRIBAUDI et Michèle RIOT-SARCEY, 1848, op. cit., p. 133.

37. Bonnie S. ANDERSON, « Influences internationales sur les mouvements de femmes en 1848 », in Jean-Luc MAYAUD (dir.), 1848, op. cit., p. 499-517.

38. Maurice AGULHON, « Le suffrage “universel” », p. 19-28 et Raymond HUARD, « Les pratiques électorales en 1848 », p. 59-77, in Jean-Luc MAYAUD (dir.), 1848, op. cit.

39. Joan SCOTT, La Citoyenne paradoxale, Albin Michel, Paris, 1998.

40. Réponse de George Sand publiée dans La Réforme le 9 avril et dans La Vraie République le 10 avril 1848. Michelle PERROT, George Sand, op. cit., p. 531-532.

41. Pierre ARDAILLOU « Les républicains bleus du Havre sous la Seconde République », Revue du XIXe siècle, no 15, 1997, p. 38, cité par Michel OFFERLÉ, « Les figures du vote », Sociétés & Représentations, no 12, 2001, p. 108-130.

42. Olivier IHL, « L’Urne et le fusil. Sur les violences électorales lors du scrutin du 23 avril 1848 », Revue française de science politique, no 1, 2010, p. 9-35. Michel OFFERLÉ, dans « Les figures du vote », art. cit., nous met en garde : « La gravure de Bosredon, sous-titrée “L’urne et le fusil”, où se mélangent réalisme (l’habit d’ouvrier et le mur d’affiches généralement peu interrogé) et symbolisme (urne et geste électoral) est ainsi devenue une icône incontournable pour qui prétend rendre compte de ce ralliement supposé des ouvriers au suffrage en 1848 et de la renonciation à la violence à laquelle ce geste fondateur renvoie. »

43. Exemples cités par Olivier IHL, « L’Urne et le fusil. Sur les violences électorales lors du scrutin du 23 avril 1848 », art. cit., p. 23.

44. Philippe GRANDCOING, La Baïonnette et le Lancis, Presses universitaires de Limoges, Limoges, 2002, en particulier le chapitre 5.

45. Ibid., p. 151.

46. Philippe VIGIER, 1848, les Français et la République, op. cit., p. 168-174.

47. Francis DEMIER, « Les ouvriers de Rouen parlent à un économiste en juillet 1848 », Le Mouvement social, no 119, 1982, p. 24-25.

48. Yannick MAREC, « Entre répression et conciliation sociale : les réactions aux émeutes rouennaises d’avril 1848 », in Jean-Luc MAYAUD (dir.), 1848, op. cit., p. 334-341.

49. Thomas BOUCHET, Le Roi et les barricades. Une histoire des 5 et 6 juin 1832, Seli Arslan, Paris, 2000, p. 153.

50. Rémi GOSSEZ, Les Ouvriers de Paris, livre premier, op. cit., p. 264-266.

51. Joseph BENOIT, Confessions d’un prolétaire, op. cit., p. 146. Maurice AGULHON cite ce texte découpé différemment in Les Quarante-huitards, Gallimard, Paris, 1992, p. 150.

52. Rémi GOSSEZ, Les Ouvriers de Paris, livre premier, op. cit., p. 307.

53. Maréchal BUGEAUD, La Guerre des rues et des maisons, Manuscrit inédit (décembre 1848) présenté par Maïté BOUYSSY, Jean-Paul Rocher éditeur, Paris, 1997.

54. François PARDIGON, Épisodes des journées de juin, La Fabrique, Paris, 2008, p. 129.

55. Marc TRAUGOTT, « Perspectives sur la longue durée insurrectionnelle à Paris », Jean-Claude CARON (dir.), Paris, l’insurrection capitale, op. cit., p. 19-29.

56. Charles TILLY et Lynn LEES, « Le peuple de juin 1848 », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, no 5, 1974, p. 1061-1091.

57. Charles TILLY et Lynn LEES, « Le peuple de juin 1848 », art. cit., p. 1072-1073.

58. Jean-Claude FARCY, « L’écho des journées de juin 1848 en province », art. cit.

59. Extrait des journaux de Paris. Récits des événements arrivés à Paris et à Marseille, Defarge, 27 juin 1848.

60. Cour d’assises de la Drôme. Procès des accusés de juin de Marseille, Imprimerie nationale, Marseille, 1849.

61. Jean-Claude FARCY, « L’écho des journées de juin 1848 en province », art. cit., p. 286 sq.

62. Alexandre HERZEN, socialiste russe, s’était exilé d’Allemagne en France en 1847. Extrait traduit de l’édition italienne par Maurizio GRIBAUDI, 1848, la révolution oubliée, op. cit., p. 251.

63. Maurizio GRIBAUDI, Paris, ville ouvrière op. cit., p. 386-387.

64. Laurent CLAVIER, Louis HINCKER et Jacques ROUGERIE, « Juin 1848. L’insurrection », in Jean-Luc MAYAUD (dir.), 1848, op. cit., p. 123-140. Bilan statistique, p. 127.

65. Victor SCHŒLCHER, Le Procès de Marie-Galante (Guadeloupe), 1851, consultable sur Gallica (BnF), phrases conclusives de la publication, p. 75. Le verdict contredit ce point de vue irénique.

66. Voir Abolition de l’esclavage, Procès-verbaux, rapports et projets de décrets de la commission instituée pour préparer l’acte d’abolition immédiate de l’esclavage, Imprimerie nationale, Paris, 1848.

67. L’article de Jean-Pierre SAINTON est fondamental sur l’histoire de la période aux Antilles : « De l’état d’esclave à “l’état de citoyen”. Modalités du passage de l’esclavage à la citoyenneté aux Antilles françaises sous la Seconde République (1848-1850) », Outre-mers, no 338-339, 2003, p. 47-82.

68. Ibid., p. 64.

69. Édouard DELÉPINE, Dix jours qui ébranlèrent la Martinique, Maisonneuve-Larose, Paris, 2000.

70. Silyane LARCHER, L’Autre Citoyen. L’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage, Armand Collin, Paris, 2014, p. 79.

71. Myriam COTTIAS, « L’oubli du passé contre la citoyenneté : troc et ressentiment à la Martinique (1848-1946) », in Fred CONSTANT et Justin DANIEL (dir.), Cinquante ans de départementalisation, L’Harmattan, Paris, 1997, p. 295-315.

72. 83 % des voix en janvier 1850, après l’invalidation du scrutin de juin 1849 annulé pour fraude.

73. Victor SCHŒLCHER, Le Procès de Marie-Galante (Guadeloupe), op. cit.

74. Jean-Pierre SAINTON, « De l’état d’esclave à “l’état de citoyen” », art. cit., note 58.

75. Danielle DONET-VINCENT, « De l’esclavage et du bagne en Guyane française », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 18, 1999.

76. Prosper ÈVE, Le Corps des esclaves de l’île Bourbon, op. cit., p. 291.

77. Bernard LEJEUNE et Évelyne LEJEUNE-RESNICK, « Maurice et La Réunion : deux îles de l’océan Indien face à la France de 1848 », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 16, 1998.

78. Bulletin officiel de la Réunion, 1848, cité par Raoul LUCAS, Bourbon à l’école (1815-1946), Océan éditions, Saint-André (La Réunion), 2006, p. 191.

79. A. D. GATINE, Situation des affranchis à l’île de la Réunion, 1850, p. 11-12, cité par Raoul LUCAS, Bourbon à l’école, op. cit., p. 207.

80. Céline FLORY, De l’esclavage à la liberté forcée. Histoire des travailleurs africains engagés dans la Caraïbe française, Karthala, Paris, 2015, p. 348-350.

81. Céline FLORY, « Les frontières de l’intime. Unions et alliances matrimoniales des travailleurs africains engagés en Martinique post-esclavagiste (1862-1902) », in Guy BRUNET (dir.), Mariage et métissage dans les sociétés coloniales. Amériques, Afrique et îles de l’océan Indien (XVIe-XXe siècles), Peter Lang, Berne, 2015, p. 225-227.

82. Nelly SCHMIDT, La France a-t-elle aboli l’esclavage ? Guadeloupe, Martinique, Guyane. 1830-1935, Perrin, Paris, 2009.

83. Silyane LARCHER, L’Autre Citoyen, op. cit., p. 25.

84. Yvette KATAN, « La Seconde République et l’Algérie, une politique de peuplement ? », in Jean-Luc MAYAUD (dir.), 1848, op. cit., p. 389-412.

85. Pierre LEROUX, discours à l’Assemblée nationale, 15 juin 1848.

86. Yvette KATAN, « La Seconde République et l’Algérie, une politique de peuplement ? », art. cit., p. 403.

87. Charles-André JULIEN, Histoire de l’Algérie contemporaine, op. cit., p. 358. François MASPERO, L’Honneur de Saint-Arnaud, op. cit.

88. Claude LATTA, « L’insurrection et les insurgés de juin 1849 à Lyon », in La France démocratique. Mélanges offerts à Maurice Agulhon, Publications de la Sorbonne, Paris, 1998, p. 231-242. L’auteur a retrouvé dans les archives le registre des condamnés, ce qui permet de savoir qui sont les insurgés.

89. Joseph BENOÎT, Confessions d’un prolétaire, 1968, op. cit., p. 187.

90. François JARRIGE, « Une “barricade de papiers” : le pétitionnement contre la restriction du suffrage universel masculin en mai 1850 », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 29, 2004, p. 53-70.»,

91. Cité par François JARRIGE, « Une “barricade de papiers” », art. cit.

92. Léon FAUCHER, lors de son rapport au nom de la commission des pétitions le 1er juin 1850, mentionne 527 000 signatures. Voir Le Moniteur universel, 2 juin 1850. François JARRIGE en a comptabilisé 470 000, in « Une “barricade de papiers” », art. cit.

93. Raymond HUARD, « La défense du suffrage universel sous la Seconde République, les réactions de l’opinion gardoise et le pétitionnement contre la loi du 31 mai 1850 (1850-1851) », Annales du Midi, 1971, p. 315-336, cité par François JARRIGE, « Une “barricade de papiers” », art. cit.

94. Alain GARRIGOU, « Mourir pour des idées. Les récits de la mort d’Alphonse Baudin », in Sylvie APRILE et al., Comment meurt une République. Autour du 2 décembre 1851, Créaphis, Paris, 2004, p. 75-87 ; Alain GARRIGOU, Mourir pour des idées. La vie posthume d’Alphonse Baudin, Les Belles Lettres, Paris, 2010.

95. Raymond HUARD, « Conclusion », in Sylvie APRILE et al., Comment meurt une République, op. cit., p. 463.

96. Éric DARRIEUX, « Le 2 décembre 1851 au village. Le cas de Saint-Lager-Bressac », in Sylvie APRILE et al., Comment meurt une République, op. cit., p. 300.

97. Gaston LÈBRE (dir.), Revue des grands procès contemporains, « La peine de mort. Affaire Montcharmont – procès de LÉvénement », tome 6, 1888, disponible sur BnF, Gallica, p. 4-86. Le récit du procès de Charles Hugo occupe une place beaucoup plus longue que celle de l’affaire Montcharmont : c’est en réalité le procès de la peine de mort, abolie cent trente ans plus tard, en 1981, qui est instruit.

98. Sylvie APRILE, La Révolution inachevée (1815-1870), Belin, Paris, 2014, p. 362.

99. Hélène MONDANGE, « Un moment de l’histoire de Saint-Gengoux : décembre 1851 », Bulletin annuel de la Société d’études historiques et naturelles du pays de Grosne, 1999, p. 69-78. Je remercie Sylvain Trousselard de m’avoir communiqué ce bulletin. Toutes les informations qui suivent viennent de cet article. Pour les détenus, voir AD de Saône-et-Loire, 4M-32/1-2-3.

100. Éric DARRIEUX, « Le 2 décembre 1851 au village. Le cas de Saint-Lager-Bressac », in Sylvie APRILE et al., Comment meurt une République, op. cit., p. 299-308.

101. Frédéric NÉGREL, « Un groupe de résistants anodins : la Société secrète d’Artignosc », in Sylvie APRILE et al., Comment meurt une République, op. cit., p. 309-316.

102. Philippe VIGIER, 1848, les Français et la République, op. cit., exemple de Clamecy p. 315-327.

103. Bilan chiffré in Ibid., p. 423 note 90.

104. Maurice AGULHON, « 1848, le suffrage universel et la politisation des campagnes françaises », Histoire vagabonde, tome 3, Gallimard, Paris, 1996, p. 61-82.

105. Sylvie APRILE, Le Siècle des exilés. Bannis et proscrits de 1789 à la Commune, CNRS éditions, Paris, 2010, p. 103-104.

106. « Le Coup d’État vu par un ouvrier », présenté par Paul CHAUVET, Revue d’histoire du XIXe siècle, no 22, 2001.

107. Jacques ROUGERIE, « Par-delà le coup d’État, la continuité de l’action et de l’organisation ouvrières », in Sylvie APRILE et al., Comment meurt une République, op. cit., p. 267-283.

108. Lettre citée par Alain GARRIGOU, « Mourir pour des idées. Les récits de la mort d’Alphonse Baudin », in Sylvie APRILE et al., Comment meurt une République, op. cit., p. 80. Victor Schœlcher, l’un des trois représentants du peuple avec Baudin, commandait la barricade de la rue Saint-Antoine le 3 décembre. Il publie en 1852, la même année que Victor Hugo et son célèbre Napoléon le Petit, Histoire des crimes du 2 décembre (2 vol.) et, en 1853, Le Gouvernement du deux décembre.

109. Pierre DUPONT, cité par Alain GARRIGOU, Mourir pour des idées, op. cit., p. 80.

110. Sylvie APRILE, Le Siècle des exilés, op. cit., p. 108-109.

Notes du chapitre 9

1. Extrait de la préface de la première édition publiée à Londres en 1876.

2. Le livre précurseur est celui de Jeanne GAILLARD, Communes de province, commune de Paris, 1870-1871, Flammarion, « Questions d’histoire », Paris, 1971. Voir aussi sur le site commune-rougerie.fr, de Jacques ROUGERIE, une précieuse chronologie très complète, ainsi que des documents sur les Communes de province en 1871.

3. L’expression est du chevalier d’Alix, anticommunard revendiqué, mais elle peut qualifier à bon escient la période antérieure à la fin de l’empire de Napoléon III, à condition d’ajouter aux clubs et aux réunions publiques qu’il évoquait les grèves ouvrières.

4. Cité par Alain DALOTEL, Alain FAURE et Jean-Claude FREIERMUT, Aux origines de la Commune. Le mouvement des réunions publiques à Paris 1868-1870, Maspero, Paris, 1980, p. 20-21.

5. Laure GODINEAU, La Commune de Paris par ceux qui l’ont vécue, Parigramme, Paris, 2010, p. 16-18.

6. Les titres sont cités in Maurice MOISSONNIER, La Première Internationale et la Commune à Lyon (1865-1871), Éditions sociales, Paris, 1972, p. 41.

7. Alain DALOTEL, Alain FAURE et Jean-Claude FREIERMUT, Aux origines de la Commune, op. cit., p. 43-75.

8. Raymond HUARD, « Napoléon Gaillard, chef barricadier de la Commune, 1815-1900 », in Alain CORBIN et Jean-Marie MAYEUR (dir.), La Barricade, op. cit. p. 311-322.

9. Laurence KLEJMAN et Florence ROCHEFORT, L’Égalité en marche. Le féminisme sous la Troisième République, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1989, p. 33-50. Alain DALOTEL, Alain FAURE et Jean-Claude FREIERMUT, Aux origines de la Commune, op. cit., p. 168-178.

10. Maria DERAISMES, « La femme dans la démocratie », Ce que veulent les femmes : articles et conférences de 1869 à 1891, Syros, Paris, 1980, p. 82.

11. Jacques ROUGERIE, « 1871, la Commune de Paris », in Christine FAURÉ (dir.), Nouvelle Encyclopédie politique et historique des femmes, Les Belles Lettres, Paris, 2010, p. 511.

12. Henri MITTERAND, « Zola à Anzin : les mineurs de Germinal », Travailler, no 7, 2002, p. 37-51.

13. Archives municipales de Lyon, dossiers cités par Maurice MOISSONNIER, La Première Internationale et la Commune à Lyon, op. cit., p. 44-45.

14. Ibid., liste p. 76-77.

15. Claire AUZIAS et Annik HOUËL, La Grève des ovalistes, juin-juillet 1869, Payot, Paris, 1982.

16. Sylvie APRILE, « La gauche sous le Second Empire », Histoire des gauches, op. cit., p. 85-94.

17. Le livre de Xavier VIGNA, Les Ouvriers dans la France des usines et des ateliers, Les Arènes, Paris, 2014, p. 10-11, présente la dynastie des Schneider, un plan des usines dans la ville et des extraits de lettres d’ouvriers.

18. Le Progrès, 14 avril 1870, appel du secrétaire de la Société de la libre-pensée, Jules Frantz cité par Maurice MOISSONNIER, La Première Internationale et la Commune à Lyon, op. cit., p. 153-154.

19. François CHEVALDONNÉ, Rosa Bordas, rouge du Midi. Mémoires, oublis, Histoire, L’Harmattan, Paris, 2012.

20. Antoine OLIVESI, La Commune de 1871 à Marseille et ses origines, Librairie Marcel Rivière et Cie, Paris, 1950, p. 51-52. Bastelica, qui s’était réfugié un temps à Barcelone après le plébiscite et l’arrestation de Varlin et de Richard à Lyon, est envoyé en mars 1871 comme directeur des contributions à Paris pendant la Commune ; exilé en Suisse après la Semaine sanglante, il devient typographe et meurt en 1884 à trente-neuf ans.

21. Ibid., p. 69-70.

22. Roger VIGNAUD, Gaston Crémieux. La Commune de Marseille, un rêve inachevé, Édisud, Aix-en-Provence, 2003.

23. Jean-Paul DONNÉ, « Une société en crise. La Commune à Lyon (1870-1871) », Diplôme d’études supérieures, 1966, p. 61-62.

24. Victorine BROCHER, Victorine B. Souvenirs d’une morte vivante, Maspero, Paris, 1982 (1909), p. 101. Rémy CAZALS, « Chansons de la Commune », in Gilbert LARGUIER et Jérôme QUARETTI (dir.), La Commune de 1871 : utopie ou modernité ?, Presses universitaires de Perpignan, Perpignan, 2000, p. 390-391. Badinguet est le surnom donné à Napoléon III.

25. Antoine OLIVESI, La Commune de 1871 à Marseille et ses origines, op. cit., p. 75.

26. Ibid., p. 83 et 89.

27. Julian ARCHER, « La Commune de Lyon (mars-avril 1871) », Le Mouvement social, no 77, 1971, p. 46-47.

28. Gilbert PAGO, L’Insurrection de Martinique, 1870-1871, Syllepse, Paris, 2011, p. 37.

29. Liste des inculpés et portraits détaillés in ibid., p. 108-114.

30. Pierre-Henri ZAIDMANN, Émile Duval (1840-1871), Un héros du XIIIe arrondissement, ouvrier fondeur, général de la Commune de Paris, Éditions Dittmar, Paris, 2006, p. 331.

31. Robert TOMBS, Paris, bivouac des révolutions. La Commune de 1871, Libertalia, Paris, 2014 (1999), p. 102.

32. Victorine BROCHER, Victorine B., op. cit. Victorine Brocher (1838-1926) a publié ses mémoires à soixante-dix ans.

33. Émile MAURY, fourrier au 204e bataillon de la Garde nationale de Paris, Mes souvenirs sur les années 1870-1871, La Boutique de l’Histoire Éditions, Paris, 1999, p. 23-24.

34. Son biographe ne confirme pas que cette exclamation vienne de Crémieux, même si ce dernier avançait souvent cet argument dans ses articles de L’Égalité : Roger VIGNAUD, Gaston Crémieux, op. cit., p. 137.

35. Jacques ROUGERIE, Le Procès des communards, Julliard, « Archives », Paris, 1964, p. 41.

36. Victorine BROCHER, Victorine B. , op. cit., p. 156-157.

37. Voir la lettre du 9 mars 1871 écrite par le menuisier Désiré LAPIE à sa famille en province, in Jacques ROUGERIE, Le Procès des communards, op. cit., p. 175-176, où il raconte comment il a pris l’initiative de déplacer le 26 février les 350 canons sur la Butte-Montmartre.

38. Émile MAURY, Mes souvenirs sur les années 1870-1871, op. cit., p. 8.

39. Jacques ROUGERIE, Le Procès des communards, op. cit., p. 45, donne la liste des condamnés à mort par le conseil de guerre le 18 novembre 1871, responsables sans doute de l’arrestation des deux généraux mais pas de leur exécution.

40. Jean-Claude CARON, Frères de sang. La guerre civile en France au XIXe siècle, Champ Vallon, Seyssel, 2009, p. 198-199.

41. Texte non daté, contresigné par Benoît Malon, cité par Édith THOMAS, Les Pétroleuses, Gallimard, Paris, 1963, p. 94-96. Le texte prévoyait d’organiser pour les femmes le travail à domicile.

42. Robert TOMBS, Paris, bivouac des révolutions, p. 238-233.

43. « Rapport de la commission des élections », Journal officiel de la Commune, 31 mars 1871.

44. Récit de la mort de Duval et bilan in Pierre-Henri ZAIDMAN, Émile Duval (1840-1871), Un héros du XIIIe arrondissement, op. cit., p. 264-265 et 366-367.

45. Jean-Claude CARON, Frères de sang. op. cit., p. 201.

46. Robert TOMBS, Paris, bivouac des révolutions, op. cit., p. 23.

47. Cité par Laure GODINEAU, La Commune de Paris par ceux qui l’ont vécue, op. cit., p. 77.

48. Citée par par Édith THOMAS, Les Pétroleuses, op. cit., 1963, p. 166. Marguerite Guinder née en 1832 à Salins dans le Jura, séparée de son mari, vit depuis onze ans avec son compagnon, le monteur en bronze Lachaise.

49. Cité par Jacques ROUGERIE, Le Procès des communards, op. cit., p. 113.

50. Exemples cités par Robert TOMBS, Paris, bivouac des Révolutions, op. cit., p. 294. L’auteur précise que c’est la plus importante manifestation de femmes de la Commune.

51. « Le 18 mars en province », publié dans Die Zufunkt en 1877 et republié en 1914 à Paris dans un recueil de divers textes dont celui sur La Commune, p. 75.

52. Cité par Jean LORCIN, « Le garibaldien Jacques Vacher et la Commune de Saint-Étienne », in Claude LATTA (dir.), La Commune de 1871. L’événement, les hommes et la mémoire, Publications de l’université de Saint-Étienne, Saint-Étienne, 2004, p. 197.

53. Jeanne GAILLARD, Communes de province, commune de Paris, 1870-1871, Flammarion, Paris, 1971, p. 36-37.

54. Michel CORDILLOT, « Agitation révolutionnaire et sentiments pro-communalistes dans l’Yonne en 1870-1871 », in Claude LATTA (dir.), La Commune de 1871, op. cit., p. 157-181.

55. Pierre SERAFF, « Gaston Crémieux et la commune de Marseille », in Gilbert LARGUIER et Jérôme QUARETTI (dir.), La Commune de 1871 : utopie ou modernité ?, op. cit., p. 97-104.

56. Cité par Roger VIGNAUD, Gaston Crémieux, op. cit.

57. John MERRIMAN, Limoges, la ville rouge. Portrait d’une ville révolutionnaire, Belin, Paris, 1990, p. 145-151.

58. 23 mars 1871, Affiche du comité démocratique de l’Alliance républicaine et du Comité central démocratique de la Garde nationale de Lyon.

59. Julian ARCHER, « La Commune de Lyon (mars-avril 1871) », art. cit.

60. Lettre de Ferrouillat (élu en mai), à Ernest Picard, ministre de l’Intérieur le 11 mai 1871, citée par Jeanne GAILLARD, Communes de province, commune de Paris, op. cit., p. 126-127.

61. Récit inspiré de Julian ARCHER, « La Commune de Lyon (mars-avril 1871) », art. cit.

62. D’après Charles-Henri GIRIN, « La Commune de 1871 à Saint-Étienne », in Claude LATTA (dir.), La Commune de 1871, op. cit., p. 183-197.

63. Discours reproduit par Jeanne GAILLARD, Communes de province, commune de Paris, op. cit., p. 114-115.

64. Marc CÉSAR, « L’extension souhaitée, nécessaire, mais problématique de la commune de Narbonne », in Gilbert LARGUIER et Jérôme QUARETTI (dir.), La Commune de 1871 : utopie ou modernité ?, op. cit., p. 73-96. Sylvie CAUCANAS (dir.), 1871, la Commune à Paris et à Narbonne, AD de l’Aude, 2011 [en ligne].

65. Cité par Jacques ROUGERIE, qui analyse le cas du Mans sur le site www.commune-rougerie.fr.

66. Citée par Laure GODINEAU, « Les barricades de mai 1871 chez Jules Vallès », in Alain CORBIN et Jean-Marie MAYEUR (dir.), La Barricade, op. cit., p. 167.

67. Siân REYNOLDS, « Allemane avant l’allemanisme. Jeunesse d’un militant », Le Mouvement social, no 126, 1984, p. 3-28.

68. Émile MAURY, Mes souvenirs sur les années 1870-1871, op. cit., p. 77.

69. Jean-Claude CARON, Frères de sang, op. cit., p. 223.

70. Quentin DELUERMOZ, « Comparer les massacres ? La boucherie de juin 1848 et la Semaine sanglante de mai 1871 », in Jean-Claude CARON (dir.), Paris, l’insurrection capitale, op. cit., p. 55-69.

71. Journal de Geneviève Bréton, cité par Laure GODINEAU, La Commune de Paris par ceux qui l’ont vécue, op. cit., p. 222.

72. Selon Odile KRAKOVITCH, « Violence des communardes : une mémoire à revisiter », Revue historique, no 602, avril-juin 1997, p. 523.

73. Définition du Robert citée par Édith THOMAS, Les Pétroleuses, op. cit., p. 13.

74. Ibid., p. 190-191.

75. Odile KRAKOVITCH, « Violence des communardes : une mémoire à revisiter », op. cit., p. 520-531. Marisa LINTON, « Les femmes et la Commune de Paris de 1871 », Revue historique, no 602, avril-juin 1997, p. 21-47.

76. Maurice AGULHON, Les Quarante-huitards, Julliard, Paris, 1975.

77. Robert TOMBS, « Les Communeuses », Sociétés & Représentations, no 6, 1998, p. 47-65.

78. En hommage à Théroigne de Méricourt, voir chapitre 4.

79. Journal officiel de la Commune de Paris, 29 mars 1871, consultable sur BnF Gallica.

80. Les informations sur cette crise proviennent de l’article de Bertrand TAITHE, « La famine de 1866-1868 : anatomie d’une catastrophe et construction médiatique d’un événement », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 41, 2010, p. 113-127.

81. Ayoun RICHARD, « Le décret Crémieux et l’insurrection de 1871 en Algérie », Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 35, 1988, p. 61-140.

82. AN F/19/11144/Alger Constantine Oran Israélites, documents généraux depuis 1867 jusqu’en 1872. Je remercie chaleureusement Naomi Davidson pour m’avoir transmis ce document.

83. Xavier YACONO « Kabylie : l’insurrection de 1871 », Encyclopédie berbère, p. 4022-4026, [en ligne].

84. Jean ALLEMANE, Mémoires d’un communard. Des barricades au bagne, La Découverte, Paris, 2001. L’édition de 1906 est disponible sur BnF Gallica.

85. Éric FOURNIER, La Commune n’est pas morte. Les usages politiques du passé de 1871 à nos jours, Libertalia, Paris, 2013. Voir aussi Paul LIDSKY, Les Écrivains contre la Commune, La Découverte, Paris, 2010.

86. Laure GODINEAU, « Contre la Commune », in Jean-Louis ROBERT (dir.), Le Paris de la Commune, Belin, Paris, 2015, p. 72-74.

87. Danielle TARTAKOWSKY, Nous irons chanter sur vos tombes. Le Père-Lachaise, XIXe-XXe siècles, Aubier, Paris, 1999, p. 49.

88. Éric FOURNIER, La Commune n’est pas morte, op. cit., p. 34-35.

89. Sylvie APRILE, Le Siècle des exilés, op. cit., p. 252.

90. Stéphane GACON, L’Amnistie. De la Commune à la guerre d’Algérie, Seuil, Paris, 2002.

91. Jacques ROUGERIE, « La Commune et la gauche », in Jean-Jacques BECKER et Gilles CANDAR (dir.), Histoire des gauches en France, vol. 1, La Découverte, Paris, 2004, p. 95-112.

92. Madeleine REBÉRIOUX, « Le Mur des fédérés », in Pierre NORA (dir.), Les Lieux de mémoire, t. 1, Paris, Gallimard, 1984.

93. Jules JOUY, « Le tombeau des fusillés », cité in Pierre BARBIER et France VERNILLAT, Histoire de France par les chansons. La IIIe République de 1871 à 1918, Paris, Gallimard, 1961, p. 76-77.

94. La récente réforme des rythmes scolaires (2014) a supprimé ce qui n’était que survivance dans un certain nombre de municipalités : la célébration du souvenir de la Commune chaque 18 mars dispensait institutrices, instituteurs et élèves de l’étude du soir.

Notes du chapitre 10

1. Titre inspiré des vers de L’Internationale, « ouvriers paysans nous sommes le grand parti des travailleurs », qui est aussi le titre (partiel) du livre de Michel PIGENET, Ouvriers, paysans, nous sommes. Les bûcherons du Centre de la France au tournant du siècle, L’Harmattan, Paris, 1993.

2. Frédéric CHAUVAUD et Jean-Luc MAYAUD (dir.), Les Violences rurales au quotidien, Actes du 21e colloque de l’Association des ruralistes français, La Boutique de l’Histoire Éditions, Paris, 2005.

3. Alain CORBIN, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu 1798-1876, Flammarion, Paris, 1998.

4. Jacques RÉMY, « Partage égalitaire et vente aux enchères au siècle de Louis-François Pinagot », Ruralia, no 3, 1998 [en ligne]. Je suis de très près cet article et je remercie très chaleureusement Jacques Rémy de me l’avoir signalé.

5. François PLOUX, « Violence et reproduction domestique dans les campagnes du Haut-Quercy au XIXe siècle », in Frédéric CHAUVAUD et Jean-Luc MAYAUD (dir.), Les Violences rurales au quotidien, op. cit., p. 137-152.

6. Isaure GRATACOS, « Les femmes pyrénéennes dans la culture traditionnelle du Comminges et du Couserans », in COLLECTIF, Le Paysan, Actes du colloque d’Aurillac, 2 au 4 juin 1988, 1989, p. 204.

7. Alain CORBIN, « L’histoire de la violence dans les campagnes françaises au XIXe siècle. Esquisse d’un bilan », Ethnologie française, no 3, 1991, p. 224-236.

8. Après une plainte déposée par les voisins, une famille ardéchoise est surveillée par le garde champêtre et le maire, mais il faut la mort de l’un des enfants, un jeune garçon, pour que le tribunal de Privas décide, le 30 août 1888, de retirer aux parents la garde de leur fille. Autre exemple en Haute-Loire, où une fillette est enlevée à des parents indignes et confiée jusqu’à ses douze ans à une institutrice par le tribunal d’Yssingeaux. À Saint-Chéron, en Seine-et-Oise, un médecin constate des traces de coups sur le corps d’une fillette décédée : la mère est condamnée à un an de prison pour coups et blessures mais acquittée de l’accusation d’homicide. Les juges se montrent souvent indulgents vis-à-vis de la « rudesse proverbiale des paysans ». Jean-Jacques YVOREL, « Les violences à enfants en milieu rural d’après l’enquête de 1891 », in Frédéric CHAUVAUD et Jean-Luc MAYAUD (dir.), Les Violences rurales au quotidien, op. cit., p. 125-136.

9. Ephraïm GRENADOU (et Alain PRÉVOST), Grenadou, paysan français, Seuil, Paris, 1966 : récit de vie d’un paysan de Saint-Loup en Beauce entre 1897 et 1930, « organisé et mis en page » par le romancier Alain Prévost.

10. Pétrus FAURE, Un témoin raconte, Imprimerie Dumas, Saint-Étienne, 1962.

11. Jean-Claude FARCY, La Jeunesse rurale dans la France du XIXe siècle, Éditions Christian, Paris, 2004.

12. Marcel VIGREUX, Paysans et notables du Morvan au XIXe siècle, Académie du Morvan, Château-Chinon, 1998, p. 504-505.

13. Ivan JABLONKA, Ni père, ni mère. Histoire des enfants de l’Assistance publique (1874-1939), Seuil, Paris 2006, p. 213.

14. Le petit « alo » (à l’eau) est celui qui est chargé de la corvée d’eau.

15. Jean-Claude FARCY, La Jeunesse rurale dans la France du XIXe siècle, op. cit., p. 44.

16. Ibid.

17. AD de la Loire, série U, procès pour infanticide, 1885.

18. Isaure GRATACOS, « Les femmes pyrénéennes dans la culture traditionnelle du Comminges et du Couserans », art. cit., p. 193-208.

19. Odile ROYNETTE, « Bons pour le service », l’expérience de la caserne en France à la fin du XIXe siècle, Belin, Paris, 2000.

20. Roger THABAULT, Mon village, ses hommes, ses routes, son école, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1993 (1943). Le paragraphe qui suit s’inspire de ce livre.

21. Jean VIGREUX, « Les campagnes françaises et la politique (1830-1914) », Parlement(s). Revue d’histoire politique, no 5, 2006, p. 56.

22. Gilles PÉCOUT, « La politisation des paysans au XIXe siècle. Réflexions sur l’histoire politique des campagnes françaises », Histoire & sociétés rurales, no 2, 1994, p. 91-126.

23. Émile ZOLA, Carnets d’enquêtes.Une ethnographie inédite de la France, Plon, « Terre humaine », Paris, 1986, p. 588-589. Ce texte fait partie du chapitre intitulé « Zola en Beauce » : il y séjourna avec sa femme du 7 au 11 mai 1886, visita plusieurs fermes, tirant ses informations des maîtres pour préparer son roman La Terre.

24. Ibid.

25. Marcel VIGREUX, Paysans et notables du Morvan au XIXe siècle, op. cit., p. 508-509.

26. Gilbert GARRIER, « L’apport des récits de vie et des romans “paysans” », in Ronald HUBSCHER et Jean-Claude FARCY (dir.), La Moisson des autres. Les salariés agricoles aux XIXe-XXe siècles, Actes du colloque international de Royaumont, 13-14 novembre 1992, Créaphis, Paris, 1996, p. 15-27.

27. Serge GRAFTEAUX, Mémé Santerre. Une vie, Marabout, Verviers, 1982, p. 25-32.

28. Michel PIGENET, « Activité saisonnière, syndicalisme et conscience sociale. Les bûcherons du Cher », in Ronald HUBSCHER et Jean-Claude FARCY (dir.), La Moisson des autres, op. cit., p. 251-265.

29. Citée in « Les paysans de l’Yonne au XIXe siècle », Service éducatif des AD, 1978 (recueil de documents commentés).

30. Michel PIGENET, « Activité saisonnière, syndicalisme et conscience sociale. Les bûcherons du Cher », art. cit., p. 259-262.

31. Jean-Luc MAYAUD, La Petite Exploitation rurale triomphante. France XIXe siècle, Belin, Paris, 1999.

32. Yves RINAUDO, « Le vigneron provençal, de la cave à l’atelier », in Gilbert GARRIER et Ronald HUBSCHER (dir.), Entre faucilles et marteaux. Pluri-activités et stratégies paysannes, Presses universitaires de Lyon/Éditions de la MSH, Lyon et Paris, 1998, p. 99-120.

33. Archives de la Fédération du sous-sol, manuscrit anonyme, Cahiers de l’Institut d’histoire sociale et minière, juin 1997, no 12.

34. Michelle PERROT, Mélancolie ouvrière, Paris, Grasset, 2012, p. 8.

35. Pour les écrits sur les ouvriers, voir Xavier VIGNA, L’Espoir et l’effroi. Luttes d’écriture et luttes de classes en France au XXe siècle, Paris, La Découverte, 2016.

36. Lucie BAUD, « Les tisseuses de soie de la région de Vizille », texte publié dans Le Mouvement socialiste (1899-1914), par Hubert Lagardelle en juin 1908, p. 418-425. La revue a un lectorat composé d’intellectuels de gauche, d’étudiants et de syndicalistes.

37. Michelle PERROT, « Le témoignage de Lucie Baud, ouvrière en soie », Le Mouvement social, no 105, 1978, p. 139-146. Michelle PERROT, Mélancolie ouvrière, op. cit.

38. Aline VALETTE, La Fronde, 24 février 1898. Aline Valette (1850-1899) était journaliste à La Fronde, journal fondé par Marguerite Durand, écrit, composé et vendu exclusivement par des femmes.

39. Mathilde DUBESSET et Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Parcours de femmes. Réalités et représentations. Saint-Étienne, 1880-1950, op. cit. Les citations sont extraites d’entretiens réalisés avec des passementières et passementiers entre 1984 et 1986.

40. Augustin VISEUX, Mineur de fond, Plon, « Terre humaine », Paris, 1991, p. 13 et 17-18.

41. Bruno MATTÉI, Rebelle, rebelle ! Révoltes et mythes du mineur, 1830-1946, Champ Vallon, Seyssel, 1987, p. 84-86.

42. Traduction : « elles se ressemblent toutes les cahutes ».

43. Cité par Xavier VIGNA, Les Ouvriers dans la France des usines et des ateliers, Les Arènes, Paris, 2014, p. 12. Le poème est présenté dans cet ouvrage sous la forme du fac-similé d’une version manuscrite.

44. Bruno MATTÉI, Rebelle, rebelle !, op. cit., p. 267.

45. Michel CHABOT, L’Escarbille. Histoire d’Eugène Saulnier, ouvrier verrier, Presses de la Renaissance, Paris, 1978, p. 77-78.

46. Xavier VIGNA, « Les bizutages dans le monde ouvrier en France à l’époque contemporaine », Clio. Femmes, Genre, Histoire, no 38, 2013, p. 152-161.

47. Pétrus FAURE, Un témoin raconte, op. cit., p. 21-22.

48. Jean-Paul MARTIN, « Le syndicalisme révolutionnaire chez les métallurgistes de l’Ondaine (1906-1914). Aperçu sur un type de comportement ouvrier », mémoire de maîtrise, université de Saint-Étienne, 1971.

49. Françoise FORTUNET, « Les femmes aux hauts fourneaux, forges et aciéries du Creusot, des travailleurs comme les autres », in Marie-Danielle DEMÉLAS (dir.), Militantisme et histoire, Presses universitaires du Mirail, Toulouse, 2000, p. 199-209.

50. Marion FONTAINE, Le Racing Club de Lens et les « Gueules noires ». Essai d’histoire sociale, Les Indes savantes, Paris, 2010, p. 34-35.

51. Karen BRETIN-MAFFIULETTI, « Les loisirs sportifs en milieu de grande industrie : sport, patronat et organisations ouvrières au Creusot et à Montceau-les-Mines (1879-1939) », Le Mouvement social, 2009, no 226, p. 49-66.

52. Pierre ARNAUD (dir.), Les Origines du sport ouvrier en Europe, L’Harmattan, Paris, 1994, p. 45-85.

53. Pétrus FAURE, Un témoin raconte, op. cit., p. 27-30.

54. Yves LEQUIN, « La formation du prolétariat industriel dans la région lyonnaise au XIXe siècle », Le Mouvement social, no 97, 1976, p. 121-137.

55. Jean-Paul BURDY, Le Soleil noir. Un quartier de Saint-Étienne, Presses universitaires de Lyon, Lyon, 1989, p. 105-106.

56. Maurice BONNEFF, Didier, homme du peuple, Paris, Payot, 1914, p. 38-40.

57. Yves LEQUIN (dir.), La Mosaïque France, op. cit., p. 336-342.

58. Cité in Jean-Luc de OCHANDIANO, Lyon à l’italienne. Deux siècles de présence italienne dans l’agglomération lyonnaise, Lieux Dits, Lyon, 2013, p. 17.

59. Yves LEQUIN, Les Ouvriers de la région lyonnaise (1948-1914), vol. 2, Presses universitaires de Lyon, Lyon, 1977, p. 56.

60. Yves LEQUIN (dir.), La Mosaïque France, op. cit., p. 344.

61. AD Aube, M. 2291, pétition citée par Pierre-Jacques DERAINNE, « Le travail, les migrations et les conflits en France », thèse de doctorat d’histoire, université de Bourgogne, 1999, tome 2, annexe B 9.

62. Laurent DORNEL, La France hostile. Socio-histoire de la xénophobie (1870-1914), Hachette, Paris, 2004.

63. Voir l’étude précise de Gérard NOIRIEL, Le Massacre des Italiens, Aigues-Mortes, 17 août 1893, Fayard, Paris, 2010.

64. La description minutieuse de cette émeute a été développée précocement par Georges LIENS, « Les “Vêpres marseillaises” (juin 1881), ou la crise franco-italienne au lendemain du traité du Bardo », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 1, janvier-mars 1967, p. 1-30.

65. L’expression est de Pierre MILZA, « Un siècle d’immigration étrangère en France », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 7, 1985, p. 6.

66. Pour répondre à ces questions, outre des dossiers de presse et des rapports de police répertoriés des archives départementales du Rhône, j’ai dépouillé, dans les archives judiciaires, les actes qui recensent en juillet 1894 les condamnations en correctionnelle (300 dossiers pour la ville de Lyon) et devant la cour d’assises (onze dossiers dont quatre seulement concernent les émeutiers, sept autres sont condamnés pour apologie du crime). Bien sûr, comme dans toute source, il y a des biais, les personnes arrêtées et poursuivies en justice pourraient être les moins agiles, celles qui ne couraient pas très vite ou qui ont été dénoncées.

67. AD Rhône, 4 M 224, rapport du commissaire de police au secrétaire général pour la police, 25 juin 1894.

68. Écho du Rhône, 27 juin 1894 (faits du 26 juin au matin).

69. AD Rhône, 4 M 224, lettre du procureur, 16 juillet 1894.

70. Voir AD Rhône, 4 M224, en particulier sur le cas de la famille Casati qui a tout perdu et qui n’est pas indemnisée malgré le rapport des experts pourtant désignés par la préfecture.

71. AD Rhône, 4 M 225, rapport du commissaire spécial des chemins de fer.

72. Jean-Charles BONNET, « Les Italiens dans l’agglomération lyonnaise à l’aube de la Belle Époque », Affari Sociali Internazionali, no 3-4, 1977, p. 87-103.

73. Francis DE PRESSENSÉ, Les Lois scélérates de 1893-1894, Éditions de la Revue blanche, Paris, 1899.

74. Yves LEQUIN, L’Assassinat du président Sadi Carnot et le procès de Sante Ironimo Caserio, Actes du colloque organisé à Lyon le 21 juin 1994, Presses universitaires de Lyon, Lyon, 1995, p. 97.

75. À noter que cette exclusion ne touche pas, en revanche, certains coloniaux considérés ici comme des nationaux français : « La présente loi est applicable à l’Algérie. Elle est également applicable aux colonies de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Réunion », Journal officiel, 22 mars 1884, p. 1578.

76. Danielle DELMAIRE, Antisémitisme et catholiques dans le Nord pendant l’affaire Dreyfus, Presses universitaires du Septentrion, Lille, 1991. Gérard NOIRIEL, Immigration, antisémitisme et racisme en France, XIXe-XXe siècle. Discours publics, humiliations privées, Fayard, Paris, 2007, p. 164-196.

77. Bernard CUBY, « Libéralisme et protection du travail national », inédit dactylographié, communication au colloque sur le libéralisme, université de Paris 8-Vincennes-Saint-Denis, 1997.

78. AD Nord, cité par Danielle DELMAIRE, Antisémitisme et catholiques dans le Nord pendant l’affaire Dreyfus, op. cit., p. 171.

79. Herman KARPEL et Simon DINNER, Le Prolétariat juif : lettre des ouvriers juifs de Paris au Parti socialiste français, Imprimerie typographique J. Allemane, Paris, 1898, p. 8.

80. Pierre BIRNBAUM, Le Peuple et les Gros, Grasset, Paris, 1979.

81. Pierre-Joseph PROUDHON, Carnets, 1847, cité par Zeev STERNHELL, La Droite révolutionnaire. Les origines françaises du fascisme, Fayard, Paris, 2000, p. 198.

82. Marc CRAPEZ, L’Antisémitisme de gauche au XIXe siècle, Berg International, Paris, 2002. Michel DREYFUS, L’Antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe de 1830 à nos jours, La Découverte, Paris, 2010.

83. Introduction de Madeleine REBÉRIOUX à Marc ANGENOT, Ce que l’on dit des Juifs en 1889, Presses universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 1989.

84. Benoît MALON, « La question juive », La Revue socialiste, no 18, juin 1886.

85. Danielle DELMAIRE, Antisémitisme et catholiques dans le Nord pendant l’affaire Dreyfus, op. cit., p. 173.

86. Bertrand JOLY, Nationalistes et conservateurs en France (1885-1902), Les Indes savantes, Paris, 2008, p. 276.

87. Ibid., p. 286.

88. Marc ANGENOT, Ce que l’on dit des Juifs en 1889, op. cit., p. 176-177.

89. Émile POUGET, Le Père peinard, no 4, novembre 1894, p. 24.

90. Émile POUGET, Le Père peinard, 20 avril 1890, p. 9-10.

91. Michel PIGENET, « Les ouvriers et leurs organisations », in Michel DROUIN (dir.), L’Affaire Dreyfus de A à Z, Flammarion, Paris, 1974.

92. Marc ANGENOT, Ce que l’on dit des Juifs en 1889, op. cit., p. 116.

93. Zeev STERNHELL, La Droite révolutionnaire, op. cit., chapitre 6, « Une droite prolétarienne, les Jaunes », p. 253-288.

94. Ibid., p. 289.

95. Xavier-Édouard LEJEUNE, Calicot, Montalba, Paris, 1984, p. 156.

96. Ibid., p. 191-192.

97. Delphine GARDEY, La Dactylographe et l’Expéditionnaire, Belin, Paris, 2001.

98. La Fronde, 24 février 1898, cité in Marcelle CAPY et Aline VALETTE, Femmes et travail au XIXe siècle, Syros, Paris, 1984, p. 69-70.

99. Delphine GARDEY, La Dactylographe et l’Expéditionnaire, op. cit., 2001.

100. Cette chronologie est valable pour l’Hexagone mais pas pour les colonies où une infime minorité de garçons et encore moins de filles ont pu accéder à l’éducation, et quoi qu’il en soit bien après la Grande Guerre.

Notes du chapitre 11

1. Charles-Robert AGERON, Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), tome 1, 2005, p. 397-414 : « un apôtre de l’Algérie franco-musulmane : Thomas Ismaël Urbain ».

2. Parmi ses publications disponibles sur Gallica, on peut signaler les Lettres sur la race noire et la race blanche, avec Gustave D’EICHTHAL, Paulin, Paris, 1839 ; Algérie. Du gouvernement des tribus. Chrétiens et musulmans, Français et Algériens, J. Rouvier, Paris, 1848 ; De la Tolérance dans l’islamisme, Pillet fils aîné, Paris, 1856 ; L’Algérie pour les Algériens, Michel Lévy frères, Paris, 1861 ; L’Algérie française. Indigènes et immigrants, Challamel aîné, Paris, 1862.

3. Claude LIAUZU, Passeurs de rives. Changements d’identité dans le Maghreb colonial, L’Harmattan, Paris, 2000.

4. Rapport Brazza. Mission d’enquête du Congo, rapport et documents (1905-1907), Commission Lanessan, présenté par Catherine COQUERY-VIDROVITCH, Le Passager clandestin, Paris, 2014, citations p. 271 et p. 275. Le texte est restitué dans sa version originelle.

5. Barkahoum FERHATI, « La danseuse prostituée dite “Ouled Naïl”, entre mythe et réalité (1830-1962). Des rapports sociaux et des pratiques concrètes », Clio. Histoire‚ Femmes et Sociétés, no 17, 2003, p. 101-113

6. Hubertine AUCLERT, Les Femmes arabes en Algérie, 1900, p. 6 et 113, disponible sur Bnf Gallica.

7. Proverbe arabe rapporté par le peintre Eugène FROMENTIN : après son voyage en Algérie, il publie en 1859 Une année dans le Sahel, édition de 1892 disponible sur Bnf Gallica.

8. Christelle TARAUD, La Prostitution coloniale. Algérie, Maroc, Tunisie (1830-1962), Payot & Rivages, Paris, 2009 (2003). L’essentiel des informations et des citations, sauf mention contraire, vient de cet ouvrage pionnier.

9. Claudine ROBERT-GUIARD, Des Européennes en situation coloniale. Algérie 1830-1939, Publications de l’université de Provence, Aix-en-Provence, 2009.

10. Lieux de cantonnement des populations indigènes dans les villes (Oran, Alger, etc.) au cours de la première période de la conquête, les « villages nègres » sont contrôlés par l’armée française.

11. Omar CARLIER, « Le café maure. Sociabilité masculine et effervescence citoyenne (Algérie XVIIe-XXe siècles) », Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, no 4, 1990, p. 975-1003.

12. Alain RUSCIO, « Nous avons débarqué au milieu du peuple le plus étrange », in François GUILLEMOT et Agathe LACHER-GOSCHA (dir.), La Colonisation des corps. De l’Indochine au Viet Nam, Vendémiaire, Paris, 2014, p. 75.

13. Isabelle TRACOL-HUYNH, « La prostitution au Tonkin colonial, entre races et genres », Genre, sexualité et société, no 2, automne 2009 [en ligne]. Isabelle TRACOL-HUYNH, « Désir et répulsion : les prostituées du Tonkin », in François GUILLEMOT et Agathe LACHER-GOSCHA (dir.), La Colonisation des corps. De l’Indochine au Viet Nam, op. cit., p. 200-228. Sauf mention contraire, les informations et les citations proviennent de ces références.

14. Les commandants, des militaires ayant participé à la conquête du territoire depuis 1885 et possédant les pouvoirs de police et de justice, gèrent les cercles (circonscription coloniale administrative de base), ici celui de Kayes.

15. Les informations sur ce cas viennent de l’article de Marie RODET, « Sexualité, mariage et esclavage au Soudan français à la fin du XIXe siècle », Clio, Histoire‚ Femmes et Sociétés, no 33, 2011, p. 45-64.

16. Félicien CHALLAYE, Un livre noir du colonialisme « Souvenirs sur la colonisation », Les nuits rouges, Le Rove, 2015 (1938), p. 74.

17. Voir le Rapport Brazza. Mission d’enquête du Congo, rapport et documents (1905-1907), art. cit.

18. Catherine COQUERY-VIDROVITCH, Le Congo au temps des grandes compagnies concessionnaires (1898-1930), Mouton, Paris, 1972.

19. René MARAN, Batouala, Albin Michel, Paris, 1921.

20. Lettre de PICQUÉ au ministre du Commerce, 11 mars 1894, in JEAN-Lucien SANCHEZ, À perpétuité. Relégués au bagne de Guyane, Vendémiaire, Paris, 2013, p. 49.

21. Texte cité in Alain DALOTEL, De la Chine à la Guyane. Mémoires du bagnard Victor Petit, 1879-1919, La Boutique de l’Histoire Éditions, Paris, 1996, p. 67.

22. Odile KRAKOVITCH, « Les archives des bagnes de Cayenne et de Nouvelle-Calédonie : la sous-série colonies H aux Archives nationales », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 1, 1985 [en ligne].

23. Paul LEROY-BEAULIEU, De la colonisation chez les peuples modernes, tome 2, 1902, p. 286, cité par Roselène DOUSSET-LEENHARDT, Colonialisme et contradictions. Nouvelle-Calédonie. Les causes de l’insurrection de 1878, L’Harmattan, Paris, 1978, p. 91. Il faut souligner que Paul Leroy-Beaulieu ne prend pas en compte dans sa description les communardes, dont la célèbre Louise Michel : devenue institutrice des enfants kanaks, elle rassemble pour la première fois par écrit les contes kanaks, et est l’une des rares parmi les déportés à soutenir l’insurrection kanake de 1878 dirigée par le chef Ataï.

24. Charles LUCAS, « La transportation pénale ou la politique du débarras, rapport verbal à l’occasion de la notice publiée par le ministère de la Marine sur la Guyane française et la Nouvelle-Calédonie (Académie des sciences morales et politiques, séance du 16 février 1878) », notice publiée par le ministère de la Marine sur la Guyane française et la Nouvelle-Calédonie, 1878.

25. Cour d’appel de Poitiers, « réponse à l’enquête de la Commission d’enquête parlementaire sur le régime des établissements pénitentiaires ». Jean-Lucien SANCHEZ, À perpétuité, op. cit., p. 22-23, cite cet extrait de l’enquête parlementaire lancée en 1872 et publiée en 1874.

26. Journal officiel, avril 1883.

27. Docteur Léon COLLIN, Des hommes et des bagnes, Libertalia, Paris, 2015, p. 255 note 15.

28. Jean-Lucien SANCHEZ, À perpétuité, op. cit., p. 50.

29. Michel DEVÈZE, Cayenne. Déportés et bagnards, Julliard, « Archives », Paris, 1965. Sylvie CLAIR, « Le bagne. L’île du Diable », in Michel DROUIN, L’Affaire Dreyfus de A à Z, op. cit., p. 323-329.

30. Dante n’avait rien vu (Biribi) est le titre d’un livre du célèbre journaliste Albert LONDRES, publié en 1924.

31. Les informations et citations sur Biribi viennent, sauf mention contraire, de Dominique KALIFA, Biribi. Les bagnes coloniaux de l’armée française, Perrin, Paris, 2009.

32. Docteur Léon COLLIN, Des hommes et des bagnes, op. cit., p. 321.

33. Odile ROYNETTE, « Les Apaches à la caserne », in La Plume et le Sabre. Hommages offerts à Jean-Paul Bertaud, Publications de la Sorbonne, Paris, 2002, p. 353-368, citée par Dominique KALIFA, Biribi, op. cit., p. 106.

34. Dominique KALIFA, Biribi, op. cit., p. 114.

35. Voir le chapitre « Scènes de genre au gourbi », in Dominique KALIFA, Biribi, op. cit., p. 248-263.

36. Voir le chapitre 9.

37. Bertrand JALLA, « L’autorité judiciaire dans la répression de 1871 en Algérie », Outre-mers, no 332-333, p. 393-394. Il faut nuancer les effets du séquestre foncier après l’insurrection : en effet, un possible rachat des terres collectives séquestrées (moyennant une soulte d’un cinquième de leur valeur) a permis de reconstituer des propriétés individuelles. De nombreux lots attribués aux Européens rapidement abandonnés ont été revendus aux autochtones, même si des usuriers ont largement profité de leurs coreligionnaires. Voir Alain MAHÉ, Histoire de la Grande Kabylie, XIXe-XXe siècles. Anthropologie historique du lien social dans les communautés villageoises, Bouchêne, Paris, 2001, p. 152.

38. Ibid., p. 225.

39. Il s’agit de la la loi de 1873 (dite loi Warnier), qui complète le sénatus-consulte de 1863 sur la propriété foncière, et de la loi de 1887 qui le prolonge. Mais tous ces textes ne sont pas appliqués en Kabylie avant 1900-1902. Voir ibid., p. 25, et Didier GUIGNARD, « Le sénatus-consulte de 1863 : la dislocation programmée de la société rurale algérienne », in Abderrahmane BOUCHÊNE, Jean-Pierre PEYROULOU, Ouanassa SIARI TENGOUR, Sylvie THÉNAULT (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale, La Découverte, Paris, 2014 (2012), p. 76-81.

40. Jean DEJEUX, « Le bandit d’honneur en Algérie : de la réalité et de l’oralité à la faction », Études et documents berbères, no 4, 1988, p. 39-60.

41. Alain MAHÉ, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., p. 215.

42. Charles-Robert AGERON, « Jules Ferry et la question algérienne en 1892 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, avril-juin 1963, p. 144.

43. Gilles MANCERON (dir.), 1885 : le tournant colonial de la République, Jules Ferry contre Clemenceau, La Découverte, « Poche », Paris, 2007.

44. L’expression « mythe kabyle » vient de Charles-Robert AGERON, Les Algériens musulmans et la France, op. cit. Patricia M. E. LORCIN, Kabyles, Arabes, Français : identités coloniales, Presses universitaires de Limoges, Limoges, 2005 (1995).

45. Alain MAHÉ, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., p. 261-265.

46. Karima DIRÈCHE, Chrétiens de Kabylie, 1873-1954 : une action missionnaire dans l’Algérie coloniale, Bouchêne, Saint-Denis, 2004.

47. On mentionnera cependant deux affaires dont le caractère exceptionnel dit a contrario la norme : elles concernent des enlèvements d’enfants par les congrégations et montrent les pratiques de ces dernières et les réactions des familles. Dans le premier cas, en 1869, deux orphelins devaient être confiés à l’orphelinat tenu par les Sœurs à Alger malgré les protestations de la famille élargie. Dans le second cas, un jeune garçon de treize ans, Ali Naït Nobet, est enlevé et envoyé en détention dans le département du Vaucluse. La mère est veuve et le frère de son premier mari porte plainte. La Cour d’Alger refuse cette plainte au nom du droit coutumier kabyle qui accorde la majorité à treize ans. L’administrateur de Fort-National insiste en arguant que c’est la première fois que la Cour se réclame ainsi du droit coutumier et que le droit français concernant les recherches d’enfants ne se préoccupe pas de l’âge kabyle de la majorité. On ne sait pas comment l’affaire a été conclue mais elle est révélatrice de conceptions diverses dans l’application du régime de l’indigénat. Oissila SAAIDIA, Algérie coloniale. Musulmans et chrétiens : le contrôle de l’État (1830-1914), CNRS éditions, Paris, 2015, p. 187-189

48. Charles-Robert AGERON, Les Algériens musulmans et la France, op. cit., p. 56-66. Le général Bressolles commandait la subdivision de Sétif depuis août 1875.

49. Voir le chapitre 10.

50. Laure BLÉVIS, « Les avatars de la citoyenneté en Algérie coloniale ou les paradoxes d’une catégorisation », Droit et société, no 48, 2001, p. 557-581.

51. Isabelle MERLE, « De la “légalisation” de la violence en contexte colonial. Le régime de l’indigénat en question », Politix, vol. 17, no 66, 2004, p. 137-162.

52. Laure BLÉVIS, « La citoyenneté française au miroir de la colonisation : étude des demandes de naturalisation des “sujets français” en Algérie coloniale », Genèses, no 4, 2003, p. 25-47.

53. Déclaration du sénateur Le Breton, lors de la séance du 22 juin 1888, Journal officiel, débats parlementaires, p. 991. Je souligne.

54. Michel MILLET, 1878. Carnets de campagne en Nouvelle-Calédonie précédé de La Guerre d’Ataï, Éditions Anacharsis, Toulouse, 2004, p. 9.

55. Alain SAUSSOL, « Un témoignage ardéchois sur l’insurrection kanake de 1878 en Nouvelle-Calédonie : les notes inédites du caporal Dubois », Cahier de Mémoire d’Ardèche et temps présent, no 98, 2008.

56. Roselène DOUSSET-LEENHARDT, Colonialisme et contradictions, op. cit., p. 138.

57. Père APOLLINAIRE, « L’insurrection des Néo-calédoniens de 1878 et la personnalité du grand chef Atai », Journal de la Société des océanistes, vol. 25, 1969, p. 201-219.

58. Alain SAUSSOL, « En marge de l’insurrection kanake de 1878 : nos “fidèles alliés Canala”, mythe ou réalité ? », Le Journal de la Société des océanistes [en ligne].

59. Michel MILLET, 1878. Carnets de campagne en Nouvelle-Calédonie précédé de La Guerre d’Ataï, op. cit.

60. La Guerre d’Ataï, op. cit.

61. Louise MICHEL, La Commune, histoire et souvenirs, 1898.

62. Roselène DOUSSET-LEENHARDT, Colonialisme et contradictions, op. cit., publie le rapport de la commission d’enquête in extenso p. 127-159.

63. Voir le récit de ce caporal ardéchois in Alain SAUSSOL, « Un témoignage ardéchois sur l’insurrection kanake de 1878 en Nouvelle-Calédonie : les notes inédites du caporal Dubois », art. cit.

64. Jean FREMIGACCI, État, économie et société coloniale à Madagascar (fin XIXe siècle-1940), Karthala, Paris, 2014, p. 72.

65. Yves GALUPEAU, « Les manuels par l’image. Pour une histoire sérielle des contenus », Histoire de l’éducation, no 58, 1993, p. 103-135.

66. Alain TIREFORT, « La “pacification” de Madagascar : septembre 1896-mai 1905. Les représentations photographiques du fonds FTM à Antananarivo », in Alain TIREFORT (dir.), Guerres et paix en Afrique noire et à Madagascar, XIXe et XXe siècles, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2006, p. 187-204.

67. Charles FOURNIAU, Annam-Tonkin 1885-1895 Lettrés et paysans vietnamiens face à la conquête coloniale, L’Harmattan, Paris, 1989.

68. Notes personnelles, in Le Rapport Brazza, op. cit., p. 28.

69. Prosper ÈVE, Le Corps des esclaves de l’île Bourbon, op. cit., p. 216-218.

70. H. MENOUILLARD, « Un mariage dans le Sud tunisien », Revue tunisienne, vol. 9, 1902, p. 372-374, cité in Hafsi BEDHIOUFI, « Danse des hommes et transgressions sociales », Cultures et sociétés, 2010, p. 93-101.

71. Rodolphe d’ERLANGER, Mélodies tunisiennes, hispano-arabes, arabo-berbères, juive, nègre, recueillies et transcrites par le baron Rodolphe d’Erlanger, 1937.

72. Dorothée CHELLIER, Femme médecin en Algérie. Journal de Dorothée Chellier (1895-1899), présenté et annoté par Claire FREDJ, Belin, Paris, 2015, p. 67.

73. Rebecca ROGERS, « Relations entre femmes dans l’Alger colonial : Henriette Benaben (1847-1915) et son école de broderie “indigène” », Genre & colonisation, no 1, 2013, p. 144-189 [en ligne].

74. Rebecca ROGERS, « À l’école arabe de Mme Luce », L’Histoire, no 371, janvier 2012, p. 52-55.

75. Jeanne CROUZET-BENABEN, Souvenirs d’une jeune fille bête : souvenirs autobiographiques d’une des premières agrégées de France, Nouvelles Éditions Debresse, Paris, 1971. Lessentiel des informations sur cet ouvroir vient de différentes publications de Rebecca ROGERS citées dans les deux notes précédentes.

76. Rebecca ROGERS, « À l’école arabe de Mme Luce », art. cit., p. 55.

77. Femme médecin en Algérie. Journal de Dorothée Chellier (1895-1899), op. cit., p. 84.

78. Ibid., p. 116.

79. Pascale BARTHÉLÉMY, Africaines et diplômées à l’époque coloniale, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2010, p. 27.

80. Claire FREDJ, « L’assistance médicale aux femmes indigènes au début du XXe siècle », in Dorothée CHELLIER, Femme médecin en Algérie, op. cit., 2015, p. 280-290.

81. Scholastique DIANZINGA, « Parcours de femmes dans l’histoire du Congo (1892-1985) », Revue du C.A.M.E.S., no 5, 2015, p. 315-346.

82. Pascale BARTHÉLÉMY et Jean-Hervé JÉZÉQUEL, « Marier les “demoiselles frigidaires” et les “mangeurs de craies” : l’idéal du ménage lettré et l’administration coloniale en Afrique-Occidentale française », in Odile GOERG, (dir.), Perspectives historiques sur le genre en Afrique, L’Harmattan, Paris, p. 77-96.

83. Jean-Hervé JÉZÉQUEL, « Grammaire de la distinction coloniale. L’organisation des cadres de l’enseignement en Afrique-Occidentale française (1903-fin des années 1930) », Genèses, no 69, 2007, p. 4-25.

84. Cité par Pascale BARTHÉLÉMY et Jean-Hervé JÉZÉQUEL, « Marier les “demoiselles frigidaires” et les “mangeurs de craies” », art. cit., p. 77-96.

85. Cité par René BÉLÉNUS, « Félix Éboué, gouverneur du Front populaire à la Guadeloupe », in Lucien ABENON, Danielle BÉGOT et Jean-Pierre SAINTON (dir.), Construire l’histoire antillaise, Éditions du CTHS, Paris, 2002, p. 173-195.

86. Louis L., Lettre au gouverneur général de l’Indochine, mars 1926, cité in Emmanuelle SAADA, Les Enfants de la colonie. Les métis de l’Empire français entre sujétion et citoyenneté, La Découverte, Paris, 2007, p. 63.

87. Ibid., introduction.

88. Ibid., p. 268.

89. Jean-Pierre SAINTON, Les Nègres en politique. Couleur, identités et stratégies de pouvoir en Guadeloupe au tournant du siècle, tome 1, Éditions du Septentrion, Lille, 1999, introduction et p. 46-47.

90. Didier DESTOUCHES, « L’institution de l’engagement aux Antilles françaises. Contribution à l’étude des débuts de l’immigration coloniale », Hommes et migrations, no 1274, juillet-août 2008 [en ligne]. Voir aussi Didier DESTOUCHES, « Institutions et peuplement des Antilles françaises : l’organisation de l’immigration coloniale de main-d’œuvre de 1848 à 1946 », in Nancy GREEN et Marie POINSOT (dir.), Histoire de l’immigration et question coloniale en France, La Documentation française, Paris, 2008, p. 119-125.

91. Louis PEYTRAL, Silhouettes tonkinoises, 1897, cité par Solène GRANIER, Domestiques indochinois, Vendémiaire, Paris, 2014, p. 55. L’analyse sur les domestiques indochinois provient de cet ouvrage.

92. Jean-François KLEIN, préface à Solène GRANIER, Domestiques indochinois, op. cit.

93. Solène GRANIER, Domestiques indochinois, op. cit., p. 15.

94. L’image date de 1922 mais correspond aussi aux représentations politico-culturelles d’avant-guerre.

95. Cette « thèse » est celle de toute une littérature anthropologique qui, à la fin du XIXe siècle, prétend démontrer l’origine européenne des Kabyles, supposés descendants des anciens conquérants romains.

96. Cité par Émile TEMIME, « Des Kabyles à Marseille. Une migration précoce et durable », Confluences Méditerranée, vol. 4, no 39, 2001, p. 119-128.

97. Patricia M. E. LORCIN, Kabyles, Arabes, Français : identités coloniales, op. cit.

98. Émile TEMIME (dir.), Migrance. Histoire des migrations à Marseille, vol. 2, Édisud, Marseille, 1990, p. 154.

99. Alain MAHÉ, Histoire de la Grande Kabylie, op. cit., p. 292.

100. Hafsi BEDHIOUFI, « Danse des hommes et transgressions sociales », Cultures et sociétés, 2010, p. 93-101.

Notes du chapitre 12

1. Anonyme, cité in Jeanne BOUVIER, Mes Mémoires, La Découverte/Maspero, « Actes et mémoires du peuple », Paris, 1983, p. 106.

2. Claude QUIGUER, Femmes et machines de 1900. Lectures d’une obsession Modern Style, Klincksieck, Paris, 1979.

3. Michelle PERROT, « De Marianne à Lulu, les images de la femme », Le Débat, no 3, 1980, p. 142-151.

4. Cécile OTTOGALI, « Des sportives à part : entre transgression et concession. L’image des femmes alpinistes parisiennes avant la Seconde Guerre mondiale », in Laurent GUIDO et Gianni HAVER (dir.), Images de la femme sportive, Georg, Genève, 2003, p. 167-185.

5. Colette AVRANE, « Jeanne Bouvier, une vie au service des ouvrières à domicile », in Christine BARD (dir.), Les Féministes de la première vague, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2015, p. 99-108.

6. Voir, sur la loi de 1892, Leora AUSLANDER et Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Protection sociale et différence des sexes, Presses universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 1995.

7. Jeanne BOUVIER, Mes Mémoires, op. cit., p. 140.

8. Le parcours de Gabrielle Petit est retracé par Laurence KLEJMAN et Florence ROCHEFORT, L’Égalité en marche, op. cit, p. 217-222 et p. 333-334.

9. Lettre citée par Laurence KLEJMAN et Florence ROCHEFORT, L’Égalité en marche, op. cit., p. 218.

10. Madeleine PELLETIER, « Mémoire d’une féministe », manuscrit non daté, Bibliothèque historique de la ville de Paris, cité in Laurence KLEJMAN et Florence ROCHEFORT, L’Égalité en marche, op. cit., p. 224.

11. Le débat a été repris et complexifié par Joan W. SCOTT, « Féministes et syndicalistes dans l’industrie typographique : guerres des sexes ou lutte de classe ? », in Marie-Danielle DEMÉLAS (dir.), Militantisme et histoire, Presses universitaires du Mirail, Toulouse, 2000, p. 182-198.

12. Auguste KEUFER, 9e Congrès du livre, Lyon, juin 1905, cité par Joan W. SCOTT, « Féministes et syndicalistes dans l’industrie typographique : guerres des sexes ou lutte de classe ? », art. cit., p. 188.

13. Louis COURIAU, La Bataille syndicaliste, 14 septembre 1913.

14. Cité par Michel RODRIGUEZ, Le 1er mai, Gallimard, « Archives », Paris, 1990, p. 31.

15. D’après le compte rendu rétrospectif du journal L’Éclair du 11 avril 1893, cité par Michel RODRIGUEZ, Le 1er mai, op. cit., p. 23.

16. Danielle TARTAKOWSKY, La Part du rêve. Histoire du 1er mai en France, Hachette Littératures, Paris, 2005, p. 14, note 4.

17. Voir chapitre 10.

18. Jean-Marc BERLIÈRE « Aux origines d’une conception “moderne” du maintien de l’ordre », in Madeleine REBÉRIOUX, Fourmies et les Premier Mai, Éditions de l’Atelier, Paris, 1994, p. 188-189.

19. Jean-Louis CHAPPAT, « La fusillade de Fourmies », in Madeleine REBÉRIOUX, Fourmies et les Premier Mai, op. cit., p. 23-38, citations p. 29. Le récit du déroulement précis de la journée est emprunté à cet article.

20. Ibid., p. 25.

21. Madeleine REBÉRIOUX, Fourmies et les Premier Mai, op. cit., p. 135-141.

22. Cité in Danielle TARTAKOWSKY, La Part du rêve, op. cit., p. 70.

23. Yves LEQUIN, Les Ouvriers de la région lyonnaise (1848-1914), tome 2, op. cit., p. 315.

24. Éric HOBSBAWM, « Un anniversaire oublié : le centenaire du 1er mai », Le Monde, 9 juin 1990.

25. Tract du 1er mai 1907 (Morbihan), cité par Danielle TARTAKOWSKY, La Part du rêve, op. cit., p. 82.

26. L’Action syndicale du 17 janvier 1905 est cité par Bruno MATTÉI, Rebelle, rebelle !, op. cit., p. 181.

27. Jacques ADELAÏDE-MERLANDE, Les Origines du mouvement ouvrier en Martinique, 1870-1900, Karthala, Paris, 2000.

28. Prosper ÈVE, « Le premier syndicalisme réunionnais (1887-1911) », art. cit, conclusion.

29. Expression d’Eugène FOURNIÈRE dans LÉgalité de Roubaix, reprise dans le journal martiniquais L’Opinion le 24 mars 1900, citée in Jacques ADELAÏDE-MERLANDE, Les Origines du mouvement ouvrier en Martinique, op. cit., p. 197.

30. Rapport du juge d’instruction cité in ibid., p. 146.

31. Lettre des délégués des grévistes de Sainte-Marie au juge de paix, 7 février 1900, citée in Jacques ADELAÏDE-MERLANDE, Les Origines du mouvement ouvrier en Martinique, op. cit., p. 166-167.

32. Jean-Pierre SAINTON, « Aux origines du mouvement syndical guadeloupéen (1889-1912) », Études guadeloupéennes, no 7, janvier 1995, p. 141-159.

33. Le Peuple, 13 août 1891, cité par Jean-Pierre SAINTON, ibid.

34. Exemples cités par Jean-Pierre SAINTON, ibid., p. 154.

35. Raymond BOUTIN, Vivre ensemble en Guadeloupe, 1848-1946. Un siècle de construction, Ibis rouge Éditions, Matoury, 2009, p. 134.

36. Informations sur le site de l’Union générale des travailleurs de Guadeloupe.

37. Spontané, ce mouvement qui s’est déroulé en dehors des syndicats ouvriers agricoles a été condamné par les notables socialistes locaux, qui déconstruisent ainsi l’action commune parti socialiste/mouvement ouvrier forgée à la fin du XIXe siècle.

38. L’article de Jean Jaurès à propos de la grève de Fougères est cité par Rolande TREMPÉ, « Jaurès et les grèves », p. 102, et Jacques JULLIARD, « Jaurès et le syndicalisme révolutionnaire », in Madeleine REBÉRIOUX, Jaurès et la classe ouvrière, Éditions ouvrières, Paris, 1981, p. 101-123.

39. David HAMELIN, « Les Bourses du travail : entre éducation politique et formation professionnelle », Le Mouvement social, no 235, 2011, p. 23-37. Jean-Michel STEINER, « La création de la Bourse du travail de Saint-Étienne. Espoirs et inquiétudes de la “grande ville ouvrière” au miroir d’un bâtiment », no 2, Patrimages, 2003, p. 63-153. Peter SCHÖTTLER, Naissance des Bourses du travail. Un appareil idéologique d’État à la fin du XIXe siècle, PUF, Paris, 1985.

40. Viviani a défendu un amendement (loi du 27 décembre 1900) permettant d’amnistier les ouvriers condamnés. Stéphane GACON, « La République briseuse de grèves et l’amnistie (1905-1914). Une tentative de régulation politique du conflit social en France », Vingtième Siècle, no 125, 2015, p. 17-31.

41. Jules Couasnault, lettre à Viviani, 2 décembre 1900. Claude GUESLIN, Moi, Jules Couasnault, syndicaliste de Fougères, Apogée, Rennes, 1995, p. 29. Nous connaissons Jules Couasnault par un registre de lettres qui a permis à l’historien Claude Gueslin de retracer son parcours professionnel et militant. On n’y trouve aucun détail sur sa vie privée. Bernard LEGENDRE, « La vie d’un prolétariat : les ouvriers de Fougères au début du XXe siècle », Le Mouvement social, no 98, 1977, p. 3-41.

42. Claude GUESLIN, Moi, Jules Couasnault, syndicaliste de Fougères, op. cit., p. 24. Ici le clergé réactionnaire est puissant, allié des notables et des patrons,

43. Claude GUESLIN, Moi, Jules Couasnault, syndicaliste de Fougères, op. cit., p. 105. Les informations sur Fougères proviennent des deux articles cités dans les notes précédentes.

44. Madeleines REBÉRIOUX, « La carte postale de grève : propos sur une collection et une exposition », Le Mouvement social, no 131, 1985, p. 141.

45. Yves LEQUIN, Les Ouvriers de la région lyonnaise, op. cit., p. 314-315 et note 101.

46. John M. MERRIMAN, Limoges la ville rouge. Portrait d’une ville révolutionnaire, Belin/Souny, Paris, 1990, p. 324. Les informations sur Limoges en 1905 viennent essentiellement du chapitre 8 de ce livre.

47. Voir le cliché du cadavre de la jument entouré d’hommes et d’enfants, in John M. MERRIMAN, Limoges la ville rouge, op. cit., p. 252.

48. Article cité par Bruno MATTÉI, Rebelle, rebelle !, op. cit., p. 186.

49. Odile ROYNETTE-GLAND, « L’armée dans la bataille sociale : maintien de l’ordre et grèves ouvrières dans le Nord de la France (1871-1906) », Le Mouvement social, no 179, 1997, p. 33-58.

50. Les Temps nouveaux, 16 juin 1906, propos cités par Colette CHAMBELLAND, « Pierre Monatte, Journal de prison, Béthune, 1906 », in Marie-Danielle DEMÉLAS (dir.), Militantisme et histoire, op. cit., p. 84.

51. Rémy CAZALS, Avec les ouvriers de Mazamet dans la grève et l’action quotidienne 1909-1914, CHS/Maspero, Paris, 1978, p. 75-76.

52. Localement, les membres du syndicat rouge les qualifient en 1905 de « syndicat jaune », mais ce syndicat n’a aucun rapport avec le syndicat jaune (hostile à la grève en général). Le qualificatif de « blanc » employé ici correspond à leurs prises de position en faveur du « baron », le député-maire antirépublicain.

53. Jacques JULLIARD, Clemenceau briseur de grèves. L’affaire de Draveil-Villeneuve-Saint-Georges, Julliard, Paris, 1965. Serge BIANCHI, Une tragédie sociale en 1908. Les grèves de Draveil-Vigneux et Villeneuve-Saint-Georges, Comité de recherches historiques sur les révolutions en Essonne et Éditions d’Albret, Nérac, 2014.

54. Jean SANDRIN, « Méru 1909 : la guerre des boutons », Le Peuple français, no 10, avril-juin 1980. Anne STEINER, Le Goût de l’émeute, L’Échapée, Paris, 2012, p. 57-84.

55. Lucie BAUD, Le Mouvement socialiste, juin 1908. Le texte de Lucie Baud a été republié dans Le Mouvement social, oct-déc. 1978 et dans Michelle PERROT, Mélancolie ouvrière, op. cit.

56. Voir aussi Michelle PERROT, Jeunesse de la grève (1871-1890), Seuil, Paris, 1984.

57. Jean-Michel LE BOULANGER, Douarnenez de 1800 à nos jours. Essai de géographie historique sur l’identité d’une ville, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2015, p. 205-237.

58. Jean-Christophe FICHOU, « Les syndicats ouvriers des filles de la conserve de poisson en Bretagne 1905-1914 », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, vol. 117, no 2, 2010, p. 85-100.

59. Sur la pêche lointaine à Terre-Neuve et à Saint-Pierre, voir, sur www.canal-u.tv, la conférence du 14 avril 2014 de l’ethnologue Aliette GEISTDOERFER ; sur la pêche en Islande, voir François CHAPPÉ, L’Épopée islandaise. 1880-1914, Paimpol, la République et la mer, L’Albaron, Thonon-les-Bains, 1990 (sur la traite des enfants, voir p. 130).

60. Jean-Christophe FICHOU, « La crise sardinière de 1902-1913 au cœur des affrontements religieux en Bretagne », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, vol. 116, no 4, 2009, p. 150-170.

61. Le texte de Lucie Baud a été republié dans Le Mouvement social, oct-déc. 1978 et dans Michelle PERROT, Mélancolie ouvrière, op. cit., p. 176-177.

62. La Presse, mercredi 21 septembre 1910. Je remercie chaleureusement Xavier Vigna de m’avoir fourni cette information.

63. Cité par Claude GUESLIN, « La grève des chaussonniers fougerais de l’hiver 1906-1907 », Cahiers Jaurès, no 199, 2011, p. 48.

64. Rémy CAZALS, Avec les ouvriers de Mazamet dans la grève et l’action quotidienne, op. cit., p. 106-107 et 181-185.

65. Cité in Alain CHATRIOT et Marion FONTAINE, « Contre la vie chère », Cahiers Jaurès, no 187-188, 2008, p. 97-116.

66. Voir le site consacré à Benoît BROUTCHOUX, www.benoitbroutchoux.wordpress.com.

67. Benoît BROUTCHOUX, brochure, Contre la vie chère.

68. Jean-Marie FLONNEAU, « Crise de vie chère et mouvement syndical, 1910-1914 », Le Mouvement social, 1970, no 72, p. 49-81. Yves LEQUIN, Les Ouvriers de la région lyonnaise op. cit., p. 22-31.

69. Cité par Alain CHATRIOT et Marion FONTAINE, « Contre la vie chère », art. cit., p. 107.

70. Éric HOBSBAWM, « Un anniversaire oublié : le centenaire du 1er mai », art. cit., p. 8-9.

71. François JARRIGE, « Une invention de Jaurès ? La grève de Graulhet entre hygiénisme et machinisme au début du XXe siècle », Cahiers Jaurès, no 199, 2011, p. 9-26.

72. Cité par Stéphane GACON, « La République briseuse de grèves et l’amnistie (1905-1914). Une tentative de régulation politique du conflit social en France », Vingtième Siècle., no 125, 2015, p. 22.

73. Jacques JULLIARD, Clemenceau briseur de grèves, op. cit., p. 123.

74. La Croix, 14 octobre 1911.

75. Tableau des lois d’amnistie emprunté à l’article de Stéphane GACON, « La République briseuse de grèves et l’amnistie (1905-1914). Une tentative de régulation politique du conflit social en France », art. cit., p. 18.

76. Christiane DELPECH, « Jules Durand, mon grand-père », in John BARZMAN et Jean-Pierre CASTELAIN (dir.), Jules Durand, op. cit., p. 189-191.

77. Jean-Pierre CASTELAIN, « Comment parler de Jules Durand et des charbonniers ? Considérations sur l’état des recherches », Jules Durand, op. cit., p. 39-40.

78. John BARZMAN, « Le contexte économique, social et politique de l’affaire Durand », in John BARZMAN et Jean-Pierre CASTELAIN (dir.), Jules Durand, op. cit., en particulier p. 61-66.

79. Jean-François WAGNIART, Le Vagabond à la fin du XIXe siècle, Belin, Paris, 1999, p. 255.

80. Michelle PERROT, « Dans le Paris de la Belle Époque, les “Apaches” premières bandes de jeunes », Cahiers Jussieu, no 5, 1979, repris in Michelle PERROT, Les Ombres de l’histoire, op. cit., p. 351-363.

81. Dominique KALIFA, « Archéologie de l’apachisme. Les représentations des Peaux-Rouges dans la France du XIXe siècle », Revue d’histoire de l’enfance irrégulière, no 4, 2002.

82. Jean DUBOIS, Le Vocabulaire politique et social de la France de 1869 à 1872 à travers les œuvres des écrivains, les revues et les journaux, Larousse, Paris, 1962, p. 93-96, cité par Dominique Kalifa, « Archéologie de l’apachisme », art. cit.

83. Mémoires de Casque d’or republiées par Quentin DELUERMOZ, Chronique du Paris apache (1902-1905), Mercure de France, Paris, 2008.

84. Thomas SAUVADET, « Équipes, bandes, classes d’âge : la vie juvénile de cité et de rue sous forme de poupées russes », in Marwan MOHAMMED et Laurent MUCCHIELLI (dir.), Les Bandes de jeunes. Des « blousons noirs » à nos jours, La Découverte, Paris, 2007, p. 131.

85. Dominique KALIFA, Les Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Seuil, Paris, 2013.

86. Les différentes catégories des bas-fonds sont empruntées à Dominique KALIFA, ibid., p. 52-61.

87. Michelle PERROT, « La fin des vagabonds », L’Histoire, no 3, juillet-août 1978, p. 22-33, repris in Les Ombres de l’histoire, op. cit., p. 317-336. Je suis ici les différentes dénominations appliquées aux vagabonds.

88. Cité par Philippe ARTIÈRES, Le Livre des vies coupables, Albin Michel, Paris, 2000, p. 98-99.

89. Jean-François WAGNIART, Le Vagabond à la fin du XIXe siècle, op. cit., p. 210-211.

90. Guy HAUDEBOURG, Mendiants et vagabonds en Bretagne au XIXe siècle, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2015.

91. Jean-François WAGNIART, Le Vagabond à la fin du XIXe siècle, op. cit., p. 218.

92. Michelle PERROT, Les Ombres de l’histoire, op. cit., p. 348-349.

93. Jean-François WAGNIART, Le Vagabond à la fin du XIXe siècle, op. cit., p. 251.

94. Ibid., p. 299.

95. Ibid., p. 261.

96. Michelle PERROT, Les Ombres de l’histoire, op. cit., p. 56.

97. Dominique KALIFA, Les Bas-fonds, op. cit., p. 86.

98. Philippe ARTIÈRES, Le Livre des vies coupables, op. cit., 2000.

99. Michel PIGENET et Jean-Louis ROBERT, « Travailleurs, syndiqués et syndicats dans les dessins de La Voix du peuple (1900-1914) », Sociétés & Représentations, no 10, 2000, p. 309-322.

100. Montéhus, Gloire au 17e, 1907.

101. Dans une bibliographie pléthorique sur les événements de 1907 dans le Midi viticole, on retiendra un ouvrage qui présente, entre autres, un bilan historiographique conséquent et une remarquable iconographie commentée sur les événements : Jean SAGNES, Monique et Rémy PECH, 1907 en Languedoc et en Roussillon, Espace Sud Éditions, Saint-Jean-de-Vedas, 1997.

102. Le Tocsin, no 1, 21 avril 1907, éditorial.

103. À l’époque, Bercy évoque le marché parisien aux vins et non le ministère des Finances !

104. Carte postale et commentaire in Jean SAGNES, Monique et Rémy PECH, 1907 en Languedoc et en Roussillon, op. cit., p. 160-161.

105. Cahier manuscrit d’un caporal sapeur du 17e rédigé à Gafsa, sans doute Joseph Gasch, de Puissergier, caporal-fourrier du régiment.

106. Jean SAGNES, « Le mouvement de 1907 en Languedoc-Roussillon : de la révolte viticole à la révolte régionale », Le Mouvement social, no 104, 1978, p. 3-30.

107. Antonin PALAZY, « Il y a quarante ans… Le 17e Régiment d’infanterie se mutinait et se joignait au mouvement des vignerons du Midi », Midi libre, 21 juin 1947, article signalé par Jean SAGNES, Monique et Rémy PECH, 1907 en Languedoc et en Roussillon, op. cit., p. 234 et 256.

108. Henri BOYER, Mémoires d’une mutinerie, MJC Béziers, 1986.

109. Yves LEQUIN, Les Ouvriers de la région lyonnaise, tome 2, op. cit., p. 353.

110. Jacques DUMONT, « Un journal antimilitariste et libertaire à la Guadeloupe : L’Etincelle, 1911-1914 », Bulletin de la société d’histoire de la Guadeloupe, no 173, 2016. La rédaction précise dans son premier numéro du 1er avril 1911 qu’il ne s’agit nullement d’un poisson d’avril. Je remercie chaleureusement Jacques Dumont de m’avoir communiqué son article avant parution.

111. Marc ANGENOT, L’Antimilitarisme : idéologie et utopie, Presses de l’université de Laval, Québec, 2003.

112. L’Étincelle, no 11, 10 août 1911.

113. AD Loire, 10 M 158. Durant l’hiver 1968, alors que je préparais une maîtrise sur « L’opposition à la guerre de 1914-1918 dans le bassin stéphanois », j’ai trouvé l’affiche appelant à ce meeting – très grande, de couleur orange, avec des lettres noires de 15 centimètres – et j’ai constaté avec émotion qu’elle avait été réalisée dans l’imprimerie de mes grands-parents maternels.

114. L’Humanité, 1er mars 1913.

115. Yves LEQUIN, Les Ouvriers de la région lyonnaise, tome 2, op. cit., p. 359 et AD Loire, 10 M 158.

116. Guillaume DAVRANCHE, Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre, L’insomniaque et Libertalia, Paris, 2014, p. 360.

117. Jean-Jacques BECKER, Le Carnet B. Les pouvoirs publics et l’antimilitarisme avant la guerre de 1914, Klincksieck, Paris, 1973.

118. Guillaume DAVRANCHE, Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre, 2014.

119. Jean-Pierre DESCHODT, « La preuve par le carnet B », Les Cahiers du Centre de recherches historiques, 2010, no 45, p. 181-193.

120. AN F7 13348, Complot contre la sécurité de l’État ; AD de la Loire, 10 M 158 (huit arrestations à Firminy, sept au Chambon-Feugerolles et six à Saint-Étienne). 19 M 32 Communiqué de l’Union départementale de la Loire, Tribune républicaine, mai 1913, « qui déclare avec orgueil que 80 de ses organisations mettent en pratique le Sou du soldat ».

121. Jean-Jacques BECKER, Le Carnet B., op. cit., p. 40-44.

Notes du chapitre 13

1. Simon LUCAS, Un petit créole et ses souvenirs, Océan éditions, Saint-Denis, 1992, p. 15, cité par Pierre-Éric FAGEOL, « L’île de la Réunion pendant la Grande Guerre : patriotisme colonial, identification à la nation et stigmatisation des ennemis », Guerres mondiales et conflits contemporains, no 255, 2014, p. 47-62.

2. Pour l’usage des témoignages, voir Nicolas MARIOT, « Avec qui on écrit l’histoire. Le cas du témoignage combattant dans l’historiographie française de la Grande Guerre », Genèses, no 95, 2014, p. 136-155.

3. Cet extrait du journal de Jean TEXCIER est tiré des archives Texcier déposées à OURS : Fonds Jean Texcier, 7 APO 1, dossier 3. Le document original a été reproduit dans L’OURS Cahier et revue, no 173, janvier-février 1987, p. 7-9 (citation p. 7).

4. Joseph PRUDHON, Journal d’un soldat. 1914-1918. Recueil des misères de la Grande Guerre, L’Harmattan, Paris, 2010, p. 23-24.

5. Jean-Jacques BECKER, « “La fleur au fusil” : retour sur un mythe », in Christophe PROCHASSON et Anne RASMUSSEN, Vrai et faux dans la Grande Guerre, La Découverte, Paris, 2004, p. 154. Jean-Jacques BECKER a consacré sa thèse à 1914. Comment les Français sont entrés en guerre, Presses de Sciences Po, Paris, 1977.

6. Rémy CAZALS, Les Carnets de guerre de Louis Barthas tonnelier, 1914-1918, La Découverte, Paris, 1997, p. 13.

7. Jean-Jacques BECKER, « Voilà le glas qui sonne… », Cahiers du Mouvement social, no 2, 1977.

8. Marc BLOCH, Écrits de guerre 1914-1918, Armand Colin, Paris, 1997, citations p. 41 et p. 119-120.

9. Cité par Jean-Jacques BECKER, « “La fleur au fusil” : retour sur un mythe », art. cit., p. 164.

10. Anne ROCHE et Marie-Claude TARANGER, Celles qui n’ont pas écrit. Récits de femmes dans la région marseillaise, 1914-1945, Édisud, Aix-en-Provence, 1995, p. 111.

11. Jules MAURIN, Armée, guerre, société. Soldats languedociens (189-1919), Publications de la Sorbonne, Paris, 1982, p. 379. Les prévisions nationales varient entre 10 % et 20 %, 13 % selon Raoul Girardet dans son étude sur la société militaire.

12. Jean-Jacques BECKER, 1914. Comment les Français sont entrés en guerre, op. cit., p. 341. Sauf mention contraire, je suis ci-dessous le paragraphe « Insoumission et réticences », p. 344-356.

13. AD Loire, M. 431, rapport de la gendarmerie du Bessat, 7 août 1914.

14. Dr Marius Albert DUMESNIL, Délires de guerre, 1916, cité par Hervé GUILLEMAIN et Stéphane TISON, Du front à l’asile. 1914-1918, Alma, Paris, 2013. Exemple du sergent L. cité p. 87 ; exemple du Dr Dumesnil, p. 209.

15. Luc CAPDEVILA, François ROUQUET, Fabrice VIRGILI et Danièle VOLDMAN, Hommes et femmes dans la France en guerre (1914-1945), Payot, Paris, 2003, p. 45.

16. Le Figaro, 7 août 1914, appel du président du Conseil.

17. Luc CAPDEVILA François ROUQUET, Fabrice VIRGILI et Danièle VOLDMAN, Hommes et femmes dans la France en guerre, op. cit., p. 52-53.

18. Henri GEREST, Les Populations rurales du Montbrisonnais et la Grande Guerre, Centre d’études foréziennes, 1977.

19. Cité par Françoise THÉBAUD, Les Femmes au temps de la guerre de 14, Payot, Paris, 2013, p. 115.

20. « Appel aux femmes françaises ! », Le Petit Méridional, 13 juillet 1915. Citation de Mme de Witt-Schlumberger, présidente de l’UFSF, in Frédéric ROUSSEAU, « Paroles de femmes de poilus : jours de guerre au féminin sur le front intérieur languedocien », Annales du Midi, no 232, 2000, p. 496.

21. Marc MICHEL, « “Manger à l’africaine”. L’alimentation des troupes coloniales indigènes » in Caroline POULAIN (dir.), Manger et boire entre 1914 et 1918, Snoeck et Bibliothèque municipale de Dijon, Gand et Dijon, 2015, p. 49-64.

22. Jacques FRÉMEAUX, Les Colonies dans la Grande Guerre. Combats et épreuves des peuples d’outre-mer, Éditions 14-18, Paris, 2006, p. 26-50. Chantal ANTIER, « Le recrutement dans l’empire colonial français, 1914-1918 », Guerres mondiales et conflits contemporains, no 230, 2008, p. 23-36.

23. Gilbert MEYNIER, « Les Algériens et la guerre de 1914-1918 », in Abderrahmane BOUCHÊNE, Jean-Pierre PEYROULOU, Ouanassa SIARI TENGOUR, Sylvie THÉNAULT (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale, op. cit., p. 229-234.

24. Informations transmises par Jean-Pierre RIERA, professeur d’histoire au lycée Lyautey de Casablanca, coauteur d’Ana ! Frères d’armes marocains dans les deux guerres mondiales, Senso Unico, Mohammedia, Maroc, 2006.

25. Lettre du ministre des Colonies au ministre de la Guerre, 5 mars 1915, citée par Jacques DUMONT, « Conscription antillaise et citoyenneté revendiquée au tournant de la première guerre mondiale », Vingtième Siècle, no 92, 2006, p. 101-116. Sauf mention contraire, les citations de ce paragraphe proviennent de cet article.

26. André-Jean BENOIT, Sport colonial. Une histoire des exercices physiques dans les colonies de peuplement de l’océan Indien, L’Harmattan, Paris, 1996, p. 250

27. Cité par Georges MAUVOIS, Louis Des Étages (1873-1925). Itinéraire d’un homme politique martiniquais, Paris, Karthala, 1990, p. 44-45.

28. Faranirina V. RAJAONAH, « La Grande Guerre du côté des Malgaches. Quelles perspectives pour des colonisés ? », Guerres mondiales et conflits contemporains, no 255, 2014, p. 27-45.

29. Francis GRANDHOMME, « 1914-1918, un avant-conflit en Indochine ? Effort de guerre français et revendications nationales », Guerres mondiales et conflits contemporains, no 256, 2014, p. 19-31.

30. Cité par Michael AMARA, Des Belges à l’épreuve de l’Exil. Les réfugiés de la Première Guerre mondiale. France, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Éditions de l’université de Bruxelles, Bruxelles, 2008, p. 28-29.

31. Ibid., p. 24.

32. John HORNE et Alan KRAMER, 1914. Les atrocités allemandes. La vérité sur les crimes de guerre en France et en Belgique, Tallandier, Paris, 2011.

33. Les « réfugiés » désignaient ceux que la guerre avait poussés ou contraints à quitter leur domicile ; les « évacués » ceux que les autorités civiles ou militaires avaient obligés à quitter leur domicile pour des raisons de sécurité dans les zones occupées par l’armée allemande.

34. Olivier FARON, Les Enfants du deuil. Orphelins et pupilles de la nation de la Première Guerre mondiale, La Découverte, Paris, 2001.

35. Lucienne Tellotte, 2 au 5 avril 1915, citée par Philippe SALSON, L’Aisne occupée. Les civils dans la Grande Guerre, Presses universitaires de Rennes, Rennes, « Histoire », 2015, p. 31-32. Sauf mention contraire, les informations sur l’Aisne viennent de cet ouvrage.

36. Ibid., p. 177.

37. Annette BECKER, Oubliés de la Grande Guerre. Humanitaire et culture de guerre, Paris, Fayard, 2003, p. 58-59.

38. Philippe SALSON, L’Aisne occupée, op. cit., p. 187.

39. Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, L’Enfant de l’ennemi. 1914-1918, Aubier, Paris, 1995.

40. Françoise THÉBAUD, « Femmes et genre dans la guerre », in Stéphane AUDOIN-ROUZEAU et Jean-Jacques BECKER (dir.), Encyclopédie de la Grande Guerre, 1914-1918, Bayard, Paris, 2004, p. 622.

41. Cité par Jean-Jacques BECKER et Gerd KRUMEICH, La Grande Guerre, une histoire franco-allemande, Tallandier, Paris, 2008, chap. 7.

42. Sur les origines de cette politique d’enfermement, voir Jean-Claude FARCY, Les Camps de concentration français de la Première Guerre mondiale (1914-1920), Anthropos, Paris, 1995.

43. Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « L’autre front : la guerre de 1914-1918 dans le bassin stéphanois », AD Loire, 1978.

44. AD Haut-Rhin, purgatoire 11 734, pièce 52, 16 janvier 1915, lettre de la mère d’un jeune homme de vingt-quatre ans retenu dans le camp de concentration de Vals-les-Bains au curé de Rammersmatt, canton de Thann.

45. AD Loire, 15 M 38, commissaire de police de Saint-Chamond, 18 mai 1915.

46. Jean-Claude FARCY, Les Camps de concentration français de la Première Guerre mondiale, op. cit., p. 58.

47. Rémy CAZALS, « Quelques pierres apportées au chantier », Annales du Midi, no 232, 2000, p. 415-446, rend compte d’une maîtrise de M.P. Dubois sur Léon Hudelle, du même village et capitaine du tonnelier Barthas au 28e régiment d’infanterie, journaliste, qui publia pendant la Grande Guerre 214 articles.

48. Stéphane AUDOIN-ROUZEAU et Annette BECKER, « Violence et consentement : la “culture de guerre” du premier conflit mondial », in Jean-Pierre RIOUX et Jean-François SIRINELLI (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 251-271.

49. Les Carnets de guerre de Louis Barthas tonnelier, 1914-1918, op. cit., p. 551.

50. Victor ANDRÉ, « Journal de marche du 111e régiment d’infanterie », in Paul RAYBAUD (dir.), « Les raisins sont bien beaux ». Correspondance de guerre d’un rural, 1914-1917, Paris, Fayard, 1977, p. 164-165.

51. Voir sa notice sur www.crid1418.org ; c’est aussi le titre de ses souvenirs : Marcel DUHAMEL, Ça jamais, mon Lieutenant ! Guerre 1914-1918, L’Harmattan, Paris, 2014.

52. Antoine PROST, « Compter les vivants et les morts : l’évaluation des pertes françaises de 1914-1918 », Le Mouvement social, no 222, 2008, p. 41-60.

53. Didier CALLABRE et Gilles VAUCLAIR, Le Fusillé innocent. La réhabilitation de l’artilleur Eugène Bouret, 1914-1917, Autrement, Paris, 2008, p. 40-62.

54. Rapport d’Antoine PROST, 1er octobre 2013. Voir « Le nombre de fusillés de 14-18 revu à la hausse. Une bataille de chiffres autour des soldats exécutés par l’armée oppose le ministère de la Défense à un historien », Le Monde, 29 octobre 2014, p. 7.

55. Louis MAIRET dans Carnet d’un combattant (1919), publié post-mortem. Norton CRU, Témoins. Essai d’analyse critique des souvenirs de combattants édités en français, Presses universitaires de Nancy, Nancy, 1993 (1929), p. 192.

56. Antoine PROST, « La guerre de 1914 n’est pas perdue », Le Mouvement social no 199, 2002, p. 95-119.

57. Mais comme le souligne Antoine Prost (lui-même mobilisé pendant la Guerre d’Algérie), des historiens qui appartiennent à la première génération n’ayant pas connu le combat ne peuvent prétendre réfuter la parole des soldats de la Première Guerre mondiale, quelle qu’elle soit.

58. Mémoires d’un poilu pendant la Campagne de la Grande Guerre (2 août 1914-15 septembre 1919), cité par André BACH, Justice militaire. 1915-1916, Vendémiaire, Paris, 2013, p. 393-395.

59. Marc FERRO, Malcom BROWN, Rémy CAZALS et Olaf MUELLER, Frères de tranchées, Perrin, Paris, 2005, p. 114-115.

60. Cité par Rémy CAZALS in ibid., p. 168-169.

61. Cité in André BACH, Justice militaire, op. cit., p. 343-344.

62. Paul JANKOWSKI, « L’autre Verdun : doutes et désobéissances dans la bataille », in André LOEZ et Nicolas MARIOT, Obéir, désobéir, op. cit., p. 72.

63. Joseph PRUDHON, Journal d’un soldat, op. cit., p. 185.

64. Christophe LUCAND, Le Pinard des poilus. Une histoire du vin en France durant la Grande Guerre (1914-1918), Éditions universitaires de Dijon, Dijon, 2015, p. 6.

65. Charles RIDEL, « L’armée française et les boissons alcoolisés entre 1914 et 1918 : des liaisons dangereuses », in Caroline POULAIN (dir.), Manger et boire, op. cit., p. 67-75.

66. Christophe LUCAND, Le Pinard des poilus, op. cit., p. 126.

67. Les Carnets de guerre de Louis Barthas tonnelier, op. cit., p. 474.

68. C’est par cet exemple que débute le livre d’André LOEZ, 14-18. Les refus de la guerre. Une histoire des mutins, Gallimard, Paris, 2010.

69. Denis ROLLAND, « Révolte à Vendresse », in Nicolas OFFENSTADT (dir.), Le Chemin des Dames. De l’événement à la mémoire, Paris, 2004, Stock, p. 206-215. Les citations et exemples qui suivent viennent de ce texte.

70. Minutes du jugement 501 du 11 juillet 1917, pétition citée par André LOEZ, « Mots et cultures de l’indiscipline : les graffiti des mutins de 1917 », Genèses, no 59, 2005, p. 33.

71. Ibid., p. 25 et 31.

72. Sauf pour ceux qui, comme Moulia, se sont réfugiés en Espagne, et qui sont amnistiés par la loi du 12 juillet 1937.

73. Jules MAURIN, Armée-guerre-société, op. cit., p. 522-533.

74. Nicolas MARIOT, Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple, Seuil, Paris, 2013.

75. Cité par Thierry HARDIER et Jean-François JAGIELSKI, Oublier l’apocalypse. Loisirs et distractions des combattants pendant la Grande Guerre, Imago, Paris, 2014, p. 355. Émile Déchirot n’est pas un « simple soldat prisonnier » comme l’indiquent les auteurs, mais le caporal d’une section d’infirmiers militaires.

76. Marc SCHREVEL, « Être prisonnier de guerre français en Allemagne de 1914 à 1918 : une étude de cas, Joseph Miquel », Revue du Nord, no 404-405, 2014, p. 309-330.

77. Paul COCHO, Mes carnets de guerre et de prisonnier (1914-1919), Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2010.

78. Marc MICHEL, L’Appel à l’Afrique, Publications de la Sorbonne, Paris, 1982, p. 50-54.

79. Gilbert MEYNIER, L’Algérie révélée. La guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, Droz, Genève, 2015, p. 559.

80. Voir le chapitre 11.

81. Jacques FRÉMEAUX, Les Colonies dans la Grande Guerre, op. cit., p. 250-275.

82. Faranirina V. RAJAONAH, « La Grande Guerre du côté des Malgaches. Quelles perspectives pour des colonisés ? », art. cit.

83. Alban BENSA, « Les Réserves sont des “espaces inaliénables, incessibles et indivisibles” appelés aussi “tribus” laissés aux Kanak au terme du cantonnement par décision de la France en 1868 », in Alban BENSA, Kacué Yvon GOROMOEDO et Adrian MUCKLE, Les Sanglots de l’aigle pêcheur, Éditions Anarchasis, Toulouse, 2015, p. 13.

84. Ibid., p. 12.

85. Jacques VASSEUR, « Maurice Leenhardt et la rébellion de 1917 en Nouvelle-Calédonie », Journal de la Société des océanistes, tome 41, no 81, 1985, p. 241-274.

86. AD Hérault, 41 M 149, cité par Frédéric ROUSSEAU, « Paroles de femmes de poilus : jours de guerre au féminin sur le front intérieur languedocien », Annales du Midi, no 232, 2000, p. 485.

87. Emmanuelle CRONIER, Permissionnaires dans la Grande Guerre, Paris, Belin, 2013. Sauf mention contraire, le paragraphe sur les permissionnaires vient de cet ouvrage.

88. L’histoire de ce couple et de leur correspondance pendant toute la guerre a été relatée par Luc CAPDEVILA, « L’expérience de guerre d’un combattant ordinaire : une histoire de la souffrance et de la résignation à partir des sources privées (France 1914-1918) », Modern & Contemporary France, vol. 11, no 1, 2003, p. 57-67. Je suis de très près cet article et je remercie chaleureusement Luc Capdevila de me l’avoir communiqué.

89. Hervé GUILLEMAIN et Stéphane TISON, Du Front à l’asile, op. cit., p. 90-95.

90. Ibid., p. 121.

91. Ibid., p. 122-123.

92. Revue historique de l’armée, 1963.

93. AD Loire, 92 M 240, récapitulatif du personnel travaillant dans les établissements militaires, usines et ateliers privés pour la défense nationale, commissaire central de Saint-Étienne, 1917.

94. AN, F 22 535, note et rapports de contrôle du lieutenant Paret-Dortailau au sous-secrétaire d’État de l’artillerie et des munitions.

95. Émile MONTOUX, La Vie économique dans la région de la Loire de 1916 à 1919, Éditions de l’Union technique et commerciale, Paris, ; AN F22 535, rapport Bourillon du 15 janvier 1917 à la suite d’une visite d’inspection à Firminy. Il fait la différence également entre la cantine des aciéries de Firminy « qui n’est pas en faveur des ouvriers » et celle de l’usine Holtzer très estimée.

96. AD Loire 10 M 122, rapport du préfet au ministère de l’Intérieur.

97. Maurice MULLER et Pierre-Yves PERRIER, Le Photographe des ponts, cérémonies du portrait, Imprimerie Dumas, Saint-Étienne, 1983. Les archives d’un atelier de quartier ont été retrouvées sous la forme de milliers de plaques de verre (13 x 18 cm). Fréquenté par une clientèle de voisinage, l’atelier du photographe était installé sous le viaduc du chemin de fer près d’une gare ferroviaire et routière, d’où son nom.

98. Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « Usages de la photographie et immigration : de l’identification à l’intégration. Le photographe des Ponts, Saint-Étienne, 1917-1950 », La Trace, no 5, 1991, p. 20-32.

99. AD Loire 93 M13, rapport du commissaire de police de Firminy le 14 janvier 1917. Clovis Andrieu (classe 1896, mobilisé aux usines Holtzer, secrétaire du Syndicat des métaux de Firminy) est l’âme de la mobilisation syndicale.

100. AD Loire 92 M 240, rapport du commissaire de police d’Unieux au préfet de la Loire, 21 avril 1917.

101. Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « Coexistence, tensions et confrontations entre ouvriers étrangers dans les usines de guerre du bassin stéphanois en 1914-1918 », in Pilar GONZALEZ-BERNALDO, Manuela MARTINI et Marie-Louise PELUS-KAPLAN (dir.), Étrangers et Sociétés. Représentations, coexistences, interactions dans la longue durée, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2009, p. 385-394.

102. Archives de l’entreprise, registre du personnel de l’atelier de la pyrotechnie, analyse statistique.

103. AD Loire, 81 M 32, rapport du Groupement des industriels de la Loire pour la défense nationale, 26 septembre 1916, sur la création d’une section pour l’emploi de la main-d’œuvre féminine et du personnel civil dans les usines de guerre.

104. Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « Les femmes aux mains vertes : les munitionnettes de la Loire », colloque de Vincennes, 1978. Les citations proviennent d’entretiens oraux avec des femmes réalisés en 1978.

105. Archives privées des Forges et Aciéries de la Marine (FAM), registre des accidents du travail.

106. Cité par Alain DALOTEL, De la Chine à la Guyane, op. cit., p. 61.

107. Entretien de Marcelle Capy avec « Madame Hélène », La Vague, 22 mai 1919, cité par John BARZMAN, Dockers, métallos, ménagères. Mouvements sociaux et cultures militantes au Havre (1912-1923), Publications des universités de Rouen et du Havre, Rouen et Le Havre, 1997, p. 157.

108. Pierre DARMON, « Une tragédie dans la tragédie : la grippe espagnole en France (avril 1918-avril 1919) », Annales de démographie historique, no 2, 2000, p. 153-175. Du même auteur, « La grippe espagnole submerge la France », L’Histoire, no 281, 2003, p. 79-85.

109. AD Loire, 2 R 133, démobilisation des femmes. L’orthographe et la ponctuation de la lettre manuscrite des ouvrières de la pyrotechnie ont été respectées. Lettre dactylographiée de la direction en réponse à une note du préfet qui montre concrètement le rôle de l’État dans la gestion de la main-d’œuvre dans le privé.

110. Soldat du 138e régiment d’infanterie, lettre saisie par le contrôle postal, 1919. Cité par Bruno CABANES, La Victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français (1918-1920), Paris, Seuil, 2004, p. 75-76.

111. Françoise THÉBAUD, Les Femmes au temps de la guerre de 1914, Payot, Paris, 2013. Entretien réalisé en 1983.

112. Marguerite LESAGE, Journal de guerre d’une Française, La Diffusion du livre, Paris, 1938, p. 64.

113. Ibid., p. 86.

114. Lettre d’une lectrice à une journaliste de Femmes de France, 17 novembre 1918. Textes cités par Dominique FOUCHARD, Le Poids de la guerre. Les poilus et leur famille après 1918, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2013, p. 53-54.

115. Texte cité par Dominique FOUCHARD, ibid., p. 59.

116. Ibid.

117. Hervé GUILLEMAIN et Stéphane TISON, Du front à l’asile, op. cit., p. 346-347.

118. Texte dans La Vague du 3 novembre 1921 cité par Dominique FOUCHARD, Le Poids de la guerre, op. cit., p. 142.

119. Marc MICHEL, Les Africains et la Grande Guerre. L’Appel à l’Afrique, Karthala, Paris, 1982, p. 404.

120. Ibid., p. 196.

121. Extrait de lettres censurées par le contrôle postal, citées par Chantal VALENSKY, Le Soldat occulté. Les Malgaches de l’armée française, 1884-1920, L’Harmattan, Paris, 1995.

122. François MANCHUELLE, « Le rôle des Antillais dans l’apparition du nationalisme culturel en Afrique noire francophone », Cahiers d’études africaines, no 127, 1992, p. 375-408.

123. Décret publié au Journal officiel de l’AOF, 2 février 1918, article 1. Cité par Marc MICHEL, Les Africains et la Grande Guerre, op. cit.

124. Jean-Yves LE NAOUR, Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre. Les mœurs sexuelles des Français 1914-1918, Aubier, Paris, 2002.

125. Georges NAVEL, Parcours, Gallimard, Paris, 1950, p. 96.

126. Voir chapitre 12.

127. John BARZMAN, Dockers, métallos, ménagères, op. cit., 1997, p. 178-179.

128. Jean-Louis ROBERT, Les Ouvriers, la patrie et la Révolution, Paris 1914-1919, Les Belles Lettres, Paris, 1995, p. 292-300.

129. Ibid., p. 329 et 340.

130. Ibid., p. 349.

131. Textes cités par Dominique FOUCHARD, Le Poids de la guerre, op. cit., p. 153. Le Souvenir est le journal des orphelins de guerre ; le Journal de Marcelle Castelli a été déposé à l’APA à Ambérieu-en-Bugey sous le no 1969.

132. Antoine PROST, Les Anciens Combattants et la société française 1914-1939, vol. 1, Presses de Sciences Po, Paris, 1977.

133. Carine TRÉVISAN, Les Fables du deuil. La Grande Guerre, mort et écriture, PUF, Paris, 2001.

134. Peggy BETTE, « Des maîtresses en leur demeure : le pouvoir de tutelle des veuves de guerre au sein de la sphère familiale au lendemain de l’armistice (1919-1921) », in Bruno CABANES et Guillaume PIKETTY (dir.), Retour à l’intime au sortir de la guerre, Tallandier, Paris, 2009, p. 245-257. Je suis ici le cas d’Émilie Dufresne.

135. Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, Cinq deuils de guerre, Tallandier, Paris, 2001. Peggy BETTE, « Veuves françaises de la Première Guerre mondiale. Statuts, itinéraires et combats », thèse de doctorat d’histoire, université de Lyon 2, 2012.

136. Cité par Antoine PROST, « Pacifismes de l’entre-deux-guerres », in Michel LEYMARIE et Rémy PORTE, Dictionnaire de la Grande Guerre 1914-1918, Robert Laffont, Paris, 2008, p. 1218.

137. Christian CHEVANDIER, Cheminots en grève ou la construction d’une identité (1848-2001), Maisonneuve et Larose, Paris, 2002, p. 104-135.

138. Ibid., citation p. 118.

139. Une loi d’amnistie générale, le 12 juillet 1937, règlera la question avant la nationalisation des chemins de fer.

Notes du chapitre 14

1. Cité par Édouard LYNCH, « Le Parti socialiste et la paysannerie dans l’entre-deux-guerres : pour une histoire des doctrines agraires et de l’action politique au village », Ruralia, no 3, 1998 [en ligne].

2. Janine PONTY, Polonais méconnus. Histoire des travailleurs immigrés en France dans l’entre-deux-guerres, Publications de la Sorbonne, Paris, 1988, p. 36-38.

3. Yves LEQUIN (dir.), La Mosaïque France. Histoire des étrangers et de l’immigration en France, Larousse, Paris, 1988.

4. Description par un correspondant de Valenciennes, in Georges MAUCO et Albert DEMANGEON, Documents pour servir à l’étude des étrangers dans l’agriculture française, Hermann, Paris, 1939, cité par Gérard NOIRIEL, « L’immigration étrangère dans le monde rural pendant l’entre-deux-guerres », Études rurales, no 135-136, 1994, p. 13-35.

5. Janine PONTY, op. cit., p. 85-86.

6. Commune de Forest-sur Marque dans le Nord, enquête de DEMANGEON et MAUCO datant de 1936, op. cit.

7. Sylvie APRILE, Maryla LAURENT et Janine PONTY, Polonaises aux champs. Lettres de femmes immigrées dans les campagnes françaises, Le Rocher de Calliope, Numilog, 2015.

8. Portrait et itinéraire in Ronald HUBSCHER, L’Immigration dans les campagnes françaises (XIXe-XXe siècles), Odile Jacob, Paris, 2005, p. 93.

9. Gérard NOIRIEL, art. cit.

10. Sylvie APRILE, Maryla LAURENT et Janine PONTY, Polonaises aux champs, op. cit., p. 12-13.

11. Christiane VEAUVY, « Immigration/émigration dans les campagnes provençales ; conditions de l’expression collective des salariés agricoles », Peuples méditerranéens, no 31-32, 1985, p. 158-159.

12. Céline AZAS, « Migrants espagnols dans le Biterrois (1886-1934). Contribution à l’étude des communautés viticoles languedociennes », thèse de 3e cycle, université Paris 5, 1981, p. 32.

13. Janine PONTY, op. cit. Sauf mention contraire, les informations sur les Polonais de cette région viennent de cet ouvrage. Les premiers arrivants venaient de Galicie polonaise, alors occupée par les Empires centraux germanophones.

14. Ibid., p. 115-117. Récit de vie recueilli en 1936.

15. Karen BRETIN-MAFFIULETTI, « Immigration polonaise et pratique sportive en milieu de grande industrie. Le cas du bassin de Montceau-les-Mines dans l’entre-deux-guerres », Hommes et migrations, no 1, 2011, p. 38-47.

16. Alain BOSCUS, Économie et société dans le bassin industriel nord-aveyronnais (1900-1950), Montreuil, IHS CGT, 1997, p. 249-254 et 696, cité par Xavier VIGNA, Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, op. cit., 2012.

17. Jacqueline COSTA-LASCOUX et Émile TEMIME, Les Hommes de Renault-Billancourt, Autrement, Paris, 2004, p. 38-42.

18. Janine PONTY, « Des Polonaises parlent : mémoires d’immigrées dans le Nord/Pas-de-Calais entre les deux guerres mondiales », Revue du Nord, no 250, 1981, p. 730-731. Récit du 1er juillet 1936.

19. Janine PONTY, op. cit., p. 287-318.

20. Entretien du 1er avril 1997 cité par Natacha LILLO, La Petite Espagne de la Plaine-Saint-Denis, 1900-1980, Autrement, Paris, 2004, p. 87.

21. Entretien avec Carmen M., Pierrefitte-sur-Seine, 1999, cité par Natacha LILLO, op. cit., p. 93-94.

22. Ibid.

23. Ibid.

24. Entretien de Marc Roffi avec Pierre Milza, 12 mars 1994, cité par Marie-Claude BLANC-CHALEARD, Les Italiens dans l’Est parisien. Une histoire d’intégration (1880-1960), Collection de l’École française de Rome, Rome, 2000, p. 481.

25. Ibid., p. 277.

26. Entretien avec Thérèse Bozza, 5 mai 1994, cité in ibid., p. 442.

27. Entretien avec Auguste Bocarrelli, 18 septembre 1993, cité in ibid., p. 442.

28. Sylvie SCHWEITZER, « La mère de Cavanna. Des femmes étrangères au travail au XXe siècle », Travail, genre et sociétés, no 20, 2008, p. 29-45.

29. Mary D. LEWIS, « Les pratiques d’expulsion dans le Rhône durant la crise », in Philippe RYGIEL (dir.), Le Bon Grain et l’ivraie. L’État-nation et les populations immigrées, fin XIXe-début XXe siècle, Éditions rue d’Ulm, Paris, 2004, p. 156.

30. Cité par Marie-Claude BLANC-CHALÉARD, Les Italiens dans l’Est parisien, op. cit., p. 442.

31. Ronald HUBSCHER, L’Immigration dans les campagnes françaises (XIXe-XXe siècles), op. cit., p. 167.

32. Jean-Jacques YVOREL, « Esquisse d’une histoire de la prise en charge de l’enfance délinquante aux XIXe-XXe siècles », in Luc FORLIVESI, Georges-François POTTIER et Sophie CHASSAT, Éduquer et punir. La colonie agricole et pénitentiaire de Mettray (1839-1937), Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2005, p. 9-25. Camille BURETTE et Jean-Claude VIMONT, « Les colonies pénitentiaires pour mineurs : des “bagnes” pour enfants. L’exemple de Belle-Île-en-Mer (1880-1977) », www.criminocorpus.org, 17 décembre 2014.

33. Le journaliste écrit aussi des livres, dont Mauvaise graine en 1931 et Maisons des supplices en 1936.

34. Véronique BLANCHARD, « Centre d’exposition “Enfants en justice”. Bagnes d’enfants, campagnes médiatiques XIXe-XXe siècles », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », no 13, 2011, p. 145-150.

35. Georges-François POTTIER, « La colonie agricole et pénitentiaire de Mettray pendant le séjour de Jean Genet de septembre 1926 à mars 1929 », in Luc FORLIVESI, Georges-François POTTIER et Sophie CHASSAT, Éduquer et punir, op. cit., p. 197-210.

36. Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975, p. 300.

37. Jean-Guy LE DANO, La Mouscaille, Flammarion, Paris, 1973.

38. Henri BONNIER, Le Moko, Albin Michel, Paris, 1983.

39. Même si les quatre personnes dont les témoignages sont évoqués ci-dessus ont bel et bien séjourné à Mettray entre 1920 et 1935, chacun de ces récits est singulier, ce qui s’explique par la personnalité des témoins, par le travail sélectif de la mémoire et par la diversité des expériences vécues dans la colonie pénitentiaire. Éric PIERRE, « Mettray dans les années 1920. Une période noire », in Raoul LÉGER, La Colonie agricole et pénitentiaire de Mettray. Souvenirs d’un colon (1922-1927). Punir pour éduquer ?, L’Harmattan, Paris, 1997, p. 127-151.

40. C’est la thèse de Sophie CHASSAT, « Le cercle carré du carcéral : Mettray par Foucault », in Luc FORLIVESI, Georges-François POTTIER et Sophie CHASSAT, op. cit., p. 211-221.

41. Voir la notice Marthe Bray in Le Maitron. Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier.

42. Christine BARD, Les Filles de Marianne. Histoire des féminismes (1914-1940), Fayard, Paris, 1995. Album de photographies sur la croisade féministe, Archives du féminisme, université d’Angers, fonds Bouglé.

43. Fanny BUGNON, « De l’usine au Conseil d’État. L’élection de Joséphine Pencalet à Douarnenez (1925) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 125, 2015, p. 32-44. Fanny BUGNON, « Joséphine Pencalet, une Penn sardin à la mairie », in Arlette GAUTIER et Yvonne GUICHARD-CLAUDIC (dir.), Bretonnes, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2016, p. 183-200.

44. Futur dirigeant de la Résistance, voir Charles TILLON, On chantait rouge, Robert Laffont, Paris, 1977.

45. AD Seine-Saint-Denis, archives du PCF citées in Fanny BUGNON, « De l’usine au Conseil d’État… », art. cit.

46. Les Cahiers du bolchevisme, no 21, 15 juin 1925, cités in ibid., p. 41.

47. Louise BODIN, La Bretagne communiste, 15 mai 1925.

48. Elle y gagne un surnom, « l’avocate au violon », Le Droit des femmes, novembre 1928. Le violon, comme le poste, désigne la garde à vue au commissariat.

49. Christine BARD, op. cit., p. 155-160.

50. « La Ligue d’action féminine pour le suffrage des femmes », Minerva, 17 janvier 1932.

51. Charles SOWERWINE, « Militantisme et identité sexuelle : la carrière politique et l’œuvre théorique de Madeleine Pelletier (1874-1939) », Le Mouvement social, no 157, 1991, p. 9-32 ; Charles SOWERWINE et Claude MAGNIEN, Madeleine Pelletier, une féministe dans l’arène politique, Éditions ouvrières, Paris, 1992 ; Christine BARD (dir.), Madeleine Pelletier (1874-1939). Logique et infortunes d’un combat pour l’égalité, Côté-Femmes, Paris, 1992.

52. Philippe DEWITTE, Les Mouvements nègres en France, 1919-1939, L’Harmattan, Paris, 1985, conclusion.

53. Pap NDIAYE, La Condition noire. Essai sur une minorité française, Calmann-Lévy, Paris, 2008, p. 308-310.

54. Philippe DEWITTE, Les Mouvements nègres en France, op. cit., p. 65-67.

55. Extrait de la 8e condition de L’Internationale communiste, 1919.

56. Saïd BOUZIRI (dir.), Presse et mémoire : France des étrangers, France des libertés, L’Atelier, Ivry-sur-Seine, 1990. Attiré par le panafricanisme, Kouyaté est exclu de l’Internationale communiste et du PCF en 1933 ; il se rapproche alors des socialistes du Front populaire. Il meurt en 1942 au camp de concentration de Mauthausen.

57. Tanella BONI, « Femmes en négritude : Paulette Nardal et Suzanne Césaire », Rue Descartes, no 83, 2014, p. 62-76. Les informations sur Paulette Nardal proviennent de cet article.

58. Aimé CÉSAIRE, L’Étudiant noir, no 1, 1935.

59. Suzanne CÉSAIRE, Le Grand Camouflage. Écrits de dissidence (1941-1945), Seuil, Paris, 2009, p. 93. Tanella BONI, « Femmes en négritude : Paulette Nardal et Suzanne Césaire », art. cit., p. 71.

60. Léopold Sédar SENGHOR, Hosties noires, Seuil, Paris, 1948.

61. Philippe DEWITTE, op. cit., conclusion.

62. Thierno Abdourahmane, poète cité par Boubacar BARRY dans sa préface à Babacar FALL, Le Travail forcé en Afrique occidentale française (1900-1945), Karthala, Paris, 1993, p. 8.

63. Ibid., p. 201-203.

64. Auxquels s’ajoute une cuisinière par groupe de vingt-cinq hommes (femme de travailleur ou engagée au sein des populations locales près des chantiers).

65. Ibid., p. 17.

66. Élikia M’BOKOLO, « Le travail forcé c’est de l’esclavage », L’Histoire, no 302, 2005, p. 66-71.

67. Jules Déguenon, 9 septembre 1935, cité par Bénédicte BRUNUET-LA ROCHE, « La justice pénale au Dahomey de 1900 à 1960 », Master 2 histoire contemporaine, université de Toulouse Le Mirail, 2008. Les éléments sur la justice pénale viennent de ce mémoire.

68. Charles-Robert AGERON, « L’Exposition coloniale de 1931 : mythe républicain ou mythe impérial ? », in Pierre NORA (dir.), Les Lieux de mémoire, vol. 1, Gallimard, Paris, 1984, p. 561-591.

69. Cité par Vincent BOLLENOT, « À bas l’Exposition coloniale. Acteurs, réseaux, mobilisations (France, 1931) », Master d’histoire ENS de Lyon, 2015, p. 63. Je remercie chaleureusement Pascale Barthélémy de me l’avoir communiqué.

70. Sur Andrée Viollis voir Anne RENOULT, Andrée Viollis. Une femme journaliste, Presses unversitaires d’Angers, Angers, 2004, et Alice-Anne JEANDEL, Andrée Viollis : une femme grand reporter. Une écriture de l’événement, 1927-1939, L’Harmattan, Paris, 2006.

71. Cité par Benjamin STORA, « Les mémoires de Messali Hadj, aspects du manuscrit original », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, vol. 36, no 1, 1983, p. 75-101.

72. Benjamin STORA, « Messali Hadj et la création de l’Étoile nord-africaine en 1926 », in Abderrahmane BOUCHÈNE, Jean-Pierre PEYROULOU, Ouanassa SIARI TENGOUR et Sylvie THÉNAULT (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale, op. cit., p. 393-397.

73. Source : El Ouma, septembre 1934, reproduit in Jacques SIMON, Messali Hadj par les textes, Bouchène, Saint-Denis, 2001, p. 20-23.

74. Texte cité par Benjamin STORA, Le Nationalisme algérien avant 1954, CNRS éditions, Paris, 2010, p. 35.

75. James MCDOUGALL, « Abdelhamid Ben Badis et l’Association des Oulémas », in Abderrahmane BOUCHÈNE, Jean-Pierre PEYROULOU, Ouanassa SIARI TENGOUR et Sylvie THÉNAULT (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale, op. cit., p. 387-392.

76. Claude LIAUZU, Aux origines des tiers-mondismes ? Colonisés et anticolonialistes, 1919-1939, L’Harmattan, Paris, 1982, p. 55-56.

77. Lettre de Giuseppe Ricci, mai 1936, saisie par les services fascistes, citée par Marie-Claude BLANC-CHALEARD, Les Italiens dans l’Est parisien, op. cit., p. 451.

78. Discours de Maurice Thorez à Radio-Paris, 17 avril 1936.

79. Antoine PROST, Autour du Front populaire. Aspects du mouvement social au XXe siècle, 2006, Seuil, Paris, 2006, p. 72.

80. Texte cité par Danielle TARTAKOWSKY, Les Manifestations de rue en France, 1918-1968, Publications de la Sorbonne, Paris, 1997, p. 249.

81. Jean-Claude FARCY in Frédéric CHAUVAUD et Jean-Luc MAYAUD (dir.), Les Violences rurales au quotidien, actes du 21e colloque de l’Association des ruralistes français, La Boutique de l’Histoire Éditions, Paris, 2005, p. 83. Ephraïm GRENADOU et Alain PRÉVOST, Grenadou, paysan français, Points-Seuil, Paris, 1978 (1966), p. 177-179.

82. C’est son successeur, Adrien Bonnefoy-Sibour, qui doit gérer la crise ouverte le 6 février 1934. Emmanuel BLANCHARD, « Le 6 février 1934, une crise policière ? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 128, 2015, p. 15-28.

83. Y compris donc les quatorze morts du 6 février. Danielle TARTAKOWSKY, Les Manifestations de rue en France, op. cit., p. 304 avance le chiffre de trente-sept morts en cinq semaines en comptant les décès ultérieurs de blessés.

84. Antoine PROST, Autour du Front populaire, op. cit., p. 49.

85. Danielle TARTAKOWSKY, Les Manifestations de rue en France, op. cit., p. 293-295.

86. Antoine PROST, Autour du Front populaire, op. cit., p. 43-70.

87. Frédéric MONIER, Le Front populaire, La Découverte, Paris, 2002, p. 19.

88. Gilles VERGNON, « Processus de politisation et mobilisations politiques », in Xavier VIGNA, Jean VIGREUX et Serge WOLIKOW (dir.), Le Pain, la paix, la liberté. Expériences et territoires du Front populaire, La Dispute/Éditions sociales, Paris, 2006, p. 29-42, citations p. 32.

89. Helen HARDEN CHENUT, Les Ouvrières de la République. Les bonnetières de Troyes sous la Troisième République, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2010, p. 358.

90. Robert O. PAXTON, Le Temps des Chemises vertes. Révoltes paysannes et fascisme rural. 1929-1939, Seuil, Paris, 1996. Xavier VIGNA, Jean VIGREUX et Serge WOLIKOW (dir.), Le Pain, la paix, la liberté, op. cit., p. 74-75.

91. Damon MAYAFFRE, Le Poids des mots. Les discours de gauche et de droite dans l’entre-deux-guerres, Champion, Paris, 2000, p. 407-481.

92. Cité par Frédéric MONIER, Le Front populaire, op. cit., p. 29-30

93. Marie-Françoise SPANNENTE, L’Humanité, 5 juin 1996. Témoignage cité par Louis-Pascal JACQUEMOND, L’Espoir brisé. 1936, les femmes et le Front populaire, Belin, Paris, 2016.

94. Claude DIDRY, L’Institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, La Dispute, Paris, 2016, p. 120.

95. Antoine PROST, Autour du Front populaire, op. cit., p. 72-74.

96. Louis EUDIER, « Breguet-Le Havre : première grève-occupation en 1936 », Cahiers d’histoire de l’institut Maurice Thorez, no 29, 1972, p. 67-70. Des historiens avancent la date du 11 mai pour le début de l’occupation (Lefranc, Prost, Monier), mais Vigreux reprend la date du 9 mai.

97. Il est intéressant de noter que le témoignage de Louis Eudier a été publié en 1972, quatre ans après la première usine occupée en 1968 (Sud-Aviation à Nantes), le 14 mai, où là aussi le directeur de l’usine avait été séquestré. Voir chapitre 18.

98. Tableau simplifié d’après « Les vagues de réforme », in Michel MARGAIRAZ et Danielle TARTAKOWSKY, « L’avenir nous appartient », une histoire du Front populaire, Larousse, Paris, 2006, p. 84. Nous reprenons ici les dates proposées dans ce tableau, dates qui peuvent varier selon d’autres auteurs.

99. Claude DIDRY, op. cit., p. 117-119.

100. Marcel GILLET, « Le Nord-Pas-de-Calais en grève : 1936-1938 », in Marcel GILLET et Yves-Marie HILAIRE, Le Nord/Pas de Calais 1936-1939. De Blum à Daladier, Presses universitaires du Septentrion, Lille, 1979, p. 125-160.

101. Ibid., p. 135-140.

102. Jacky REAULT, « L’usine des Batignolles à Nantes. Histoire d’une usine au XXe siècle », Norois, no 112, p. 661-673 (chronologie commentée).

103. On a oublié que ce mot d’ordre répondait explicitement à un autre, celui de Marceau Pivert, de la tendance gauche révolutionnaire, qui affirmait : « Tout est maintenant possible. » « Nous et nous seuls, […] avons répondu : “Non, tout n’est pas possible maintenant” », affirme Maurice THOREZ in Œuvres, livre III, tome 12, Éditions sociales, Paris, 1954, p. 48.

104. AD Loire-Inférieure, 69 1 M 2331, rapports journaliers du préfet. Voir ARCHIVES DÉPARTEMENTALES, Le Front populaire vu de Loire-Inférieure, Nantes, 1986.

105. Marie-Paule DHAILLE-HERVIEU, Communistes au Havre : histoire sociale, culturelle et politique (1922-1983), Presses universitaires de Rouen et du Havre, Rouen 2009, p. 78.

106. Georges LEFRANC, Juin 1936. « L’explosion sociale » du Front populaire, Gallimard/Julliard, 1966, p. 18-21.

107. Simone WEIL, « La vie et la grève des ouvrières métallos », La Révolution prolétarienne, 10 juin 1936.

108. Texte complet de son récit in Georges LEFRANC, Histoire du Front populaire, Payot, Paris, 1965, p. 455-459.

109. Pierre HÉRITIER, Roger BONNEVIALLE, Jacques ION et Christian SAINT-SERNIN, 150 ans de luttes ouvrières dans le bassin stéphanois, Le Champ du possible, Saint-Étienne, 1979, p. 186.

110. Morgan POGGIOLI, « Manger (et boire) dans les usines occupées du printemps 36 », in Thomas BOUCHET, Stéphane GACON, François JARRIGE, François-Xavier NÉRARD et Xavier VIGNA (dir.), La Gamelle et l’outil, Arbre bleu Éditions, Nancy, 2016, p. 191-204.

111. Morgan POGGIOLI, « Les femmes en grève pendant le Front populaire », 3 juin 2014, www.anrpaprika.hypotheses.org.

112. Voir les exemples précis cités par Morgan POGGIOLI, « Manger (et boire) dans les usines occupées du printemps 36 », art. cit.

113. Cité par Édouard LYNCH, « Toury : une grève à la campagne sous le Front populaire », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 67, 2000, p. 86.

114. Jean VIGREUX, Histoire du Front populaire. L’échappée belle, Tallandier, Paris, 2016, p. 132-136.

115. Ronald HUBSCHER et Jean-Claude FARCY (dir.), La Moisson des autres. Les salariés agricoles aux XIXe et XXe siècles, Actes du colloque international de Royaumont, 13-14 novembre 1992, Éditions Créaphis, Paris, 1996.

116. AD Eure-et-Loir, 10 M 27, déposition d’Ahmed Khemissi, 19 octobre 1936, cité par LYNCH, « Toury : une grève à la campagne sous le Front populaire », art. cit., p. 88.

117. Robert PAXTON, Le Temps des chemises vertes, op. cit., p. 140-156. Il en sera de même dans les vignobles du Midi après 1968.

118. Jacques GIRAULT, 1936. Au-devant du bonheur. Les Français et le Front populaire, CIDE, Paris, 2006.

119. Rolande TREMPÉ et Alain BOSCUS, « Les premiers congés payés à Decazeville et à Mazamet », Le Mouvement social, no 150, 1990, p. 65-77.

120. Roger GAUVRIT, Alain MALHERBE et Jean-Yves MASSON (dir.), Citroën par ceux qui l’ont fait : un siècle de travail et de luttes, L’Atelier/VO Éditions, Ivry et Montreuil, 2013.

121. L’Express, 20 octobre 2005, entretien avec Willy Ronis.

122. Pierre Thiriez, Lettre à Léon Blum, 17 septembre 1936, citée par Georges LEFRANC, Juin 1936, op. cit., p. 289-290. Xavier VIGNA, dans son Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, op. cit., la commente largement.

123. Marcel GILLET, « Le Nord-Pas-de-Calais en grève : 36-38 », art. cit., p. 124.

124. Olivier DARD, « La réorganisation du patronat au temps du Front populaire », in Gilles MORIN et Gilles RICHARD (dir.), Les Deux France du Front populaire, L’Harmattan, Paris, 2008, p. 247-254.

125. Gilles RICHARD, « Comment définir le plus grand parti politique que la France a connu ? », in Serge BERSTEIN et Jean-Paul THOMAS (dir.), Le PSF. Un parti de masse à droite, CNRS éditions, Paris, 2016, p. 325-339.

126. Laura LEE DOWNS, « “Nous plantions les trois couleurs”. Action sociale féminine et recomposition des politiques de la droite française : le mouvement Croix-de-Feu et le Parti social français, 1934-1947 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 3, no 58, 2011, p. 118-163.

127. Célia KEREN, « Négocier l’aide humanitaire : les évacuations d’enfants espagnols vers la France pendant la guerre civile (1936-1939) », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », no 15, 2013, p. 167-183.

128. David BERRY, Le Mouvement anarchiste en France 1917-1945, Éditions libertaires/Noir et Rouge, Saint-Georges-d’Oléron et Paris, 2014 (2002), p. 295-296.

129. Rémi SKOUTELSKY, L’Espoir guidait leurs pas. Les volontaires français dans les Brigades internationales, 1936-1939, Grasset, Paris, 1998.

130. Natacha LILLO, op. cit., 2004, p. 94-102.

131. Tristan RÉMY, La Grande Lutte, Éditions sociales internationales, Paris, 1937, p. 284. Sur l’auteur, qui appartient au courant de la littérature prolétarienne, voir Jean-Charles AMBROISE, « Entre littérature prolétarienne et réalisme socialiste : le parcours de Tristan Rémy », Sociétés & Représentations, no 15, 2003, p. 39-63.

132. Il a remplacé au ministère de l’Intérieur Roger Salengro qui, face à une campagne de calomnies sur son comportement comme soldat pendant la Première Guerre mondiale, s’est suicidé à Lille le 18 novembre 1936.

133. On comprend pourquoi, avec les leçons de l’histoire de 1936, certaines organisations syndicales se sont battues avant l’adoption de la loi Travail de juillet 2016 pour défendre les accords de branche.

134. Catherine OMNÈS, « Qualifications et classifications professionnelles dans la métallurgie parisienne, 1914-1936 », in Gérard GAYOT et Philippe MINARD (dir.), « Les ouvriers qualifiés de l’industrie (XVIe-XXe siècles). Formation, emploi, migrations », Revue du Nord, no 15, 2001, p. 307-322.

135. Jean-Paul BURDY, Mathilde DUBESSET et Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « Rôles, travaux et métiers de femmes dans une ville industrielle », Le Mouvement social, no 140, 1987, p. 27-53. Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « Collective agreements in France in the 1930s », in Noel WHITESIDE et Robert SALAIS (dir.), Governance, Industry and Labour Markets in Britain and France, Routledge, Londres, 1998, p. 178-192.

136. Helen HARDEN CHENUT, Les Ouvrières de la République, op. cit., 2010, p. 375-380.

137. Sur les femmes pendant le Front populaire, voir le livre de Louis-Pascal JACQUEMOND, L’Espoir brisé, op. cit., 2016.

138. Pétition de simples détenus au haut personnage du Front populaire en mission à Poulo-Condor, citée par Alain RUSCIO, « Les patriotes vietnamiens et le Front populaire, convergence et divorce », in Xavier VIGNA, Jean VIGREUX et Serge WOLIKOW (dir.), Le Pain, la paix, la liberté, op. cit., p. 284-285. Sur le bagne indochinois, voir le blog de Philippe Poisson, 1er juin 2009, « Vietnam : Retour à Poulo Condore, l’île du bagne ». Les détenus du bagne de Poulo-Condor ont été pour la plupart amnistiés et libérés, parmi lesquels de nombreux prisonniers politiques communistes qui deviendront des cadres expérimentés du Parti communiste vietnamien.

139. Cité par Alain RUSCIO, « Les patriotes vietnamiens et le Front populaire, convergence et divorce », art. cit., 2006, p. 290-291.

140. Sophie DULUCQ et Odile GOERG, « Le fait colonial au miroir des colonisées », in Anne HUGON (dir.), Histoire des femmes en situation coloniale. Afrique, Asie, au XXe siècle, Karthala, Paris, 2004.

141. Récit in Masses, socialisme, liberté, avril-mai 1948, no 14, dans un article contre le système Bedaux.

142. Georges NAVEL, Sable et limon, Paris, Gallimard, 1989, p. 245-246. Je remercie Xavier VIGNA de m’avoir signalé cette lettre.

143. Antoine PROST, Autour du Front populaire. Aspects du mouvement social au XXe siècle, op. cit., p. 105-126.

144. Jean-Paul DEPRETTO et Sylvie SCHWEITZER, Le Communisme à l’usine. Vie ouvrière et mouvement ouvrier chez Renault, CRHMSS/EDIRES, Paris, 1984, p. 264-271.

145. Déclaration de la Commission exécutive de la CGT citée in ibid., p. 270.

146. Antoine PROST, Autour du Front populaire, op. cit., p. 120.

147. La Révolution prolétarienne, 10 juin 1936, p. 151.

Notes du chapitre 15

1. Gustave FOLCHER, Les Carnets de guerre de Gustave Folcher, paysan languedocien (1939-1945), Maspero, Paris, 1981, p. 17.

2. Transcription d’un carnet de bord journalier, Pierre et Marthe MASSENET, Journal d’une longue nuit, Fayard, Paris, 1971, p. 11.

3. Jean-Louis CRÉMIEUX-BRILHAC, Les Français de l’An 40, 2 tomes, Gallimard, Paris, 1990, p. 168-174.

4. Les Carnets de guerre de Gustave Folcher, paysan languedocien, op. cit., p. 68.

5. Entretien inédit, 19 juin 2005.

6. Cité in Raffael SCHECK, « Les massacres des prisonniers noirs par l’armée allemande en 1940 », in Johann CHAPOUTOT et Jean VIGREUX (dir.), Des soldats noirs face au Reich. Les massacres racistes de 1940, PUF, Paris, 2015, p. 62.

7. Reportage de France 3 sur « Le tâta sénégalais », diffusée le 12 novembre 2004, consultable en ligne sur le site de l’Ina.

8. Raffael SCHECK, « Une étrange captivité : le trajet des prisonniers de guerre coloniaux et nords-africains après 1940 », in Johann CHAPOUTOT et Jean VIGREUX (dir.), Des soldats noirs face au Reich, op. cit., p. 114-115.

9. Armelle MABON et Martine CUTIER, « La singulière captivité des prisonniers de guerre africains (1939-1945) », in Sylvie CAUCANAS, Rémy CAZALS et Pascal PAYEN (dir.), Les Prisonniers de guerre dans l’Histoire. Contacts entre peuples et cultures, Privat, Toulouse, 2003, p. 144-145.

10. Johann CHAPOUTOT et Jean VIGREUX (dir.), Des soldats noirs face au Reich, op. cit., p. 8.

11. Ibid. p. 124.

12. Adelaïde BLASQUEZ, Gaston Lucas, serrurier. Chronique de l’anti-héros, Pocket, Paris, 1983 (1976), p. 181.

13. Lettre citée par Yves Durand dans sa préface à Sarah FISHMAN, Femmes de prisonniers de guerre, 1940-1945, L’Harmattan, Paris, 1996 (1993), p. 8.

14. Circulaire du 7 février 1941 du garde des Sceaux, ministre et secrétaire d’État à la Justice aux procureurs généraux ; loi du 23 décembre 1942 tendant à protéger la dignité du foyer loin duquel l’époux est retenu par suite des circonstances de guerre (Journal officiel de l’État français, 26 décembre 1942). Cette loi met en cause les hommes « séducteurs » des épouses de prisonniers qui ne sont accusées dans le texte de loi que de complicité. Mais les peines attribuées par un corps judiciaire réactionnaire sont, de fait, a minima pour les hommes et c’est l’infidélité des femmes qui est surtout stigmatisée. Voir Cyril OLIVIER, « Les couples illégitimes dans la France de Vichy et la répression sexuée de l’infidélité (1940-1944) », Crime, Histoire & Sociétés, vol. 9, no 2, 2005.

15. Rapport cité par Dominique VEILLON, Vivre et survivre en France, 1939-1947, Payot, Paris, 1995, p. 98, note 52.

16. Lettre de Casimir Xéridat, du village de Saint-André (Pyrénées-Orientales) au ministre de l’Agriculture, 14 novembre 1941, citée in ibid., p. 202.

17. Claude CHERRIER, enquête IHTP, 1994.

18. François MARCOT, « Étude régionale, la Franche-Comté », in Jean-Pierre AZÉMA et François BÉDARIDA (dir.), Vichy et les Français, Fayard, Paris, 1992, p. 643.

19. Émile Juseret, sidérurgiste de Montigny-sur-Chiers, cité par Serge BONNET, L’Homme du fer, tome 2, Presses universitaires de Nancy, Metz, 1987, p. 156.

20. Témoignage recueilli en 1992 et cité par Danièle ROUSSELIER-FRABOULET, Les Entreprises sous l’Occupation. Le monde de la métallurgie à Saint-Denis, CNRS éditions, Paris, 1998, p. 121-122.

21. Patrick FRIDENSON et Jean-Louis ROBERT, « Les ouvriers dans la France de la Seconde Guerre mondiale. Un bilan », Le Mouvement social, no 158, 1992, p. 117-147.

22. Jean-Pierre LE CROM, Syndicats nous voilà ! Vichy et le corporatisme, Éditions de l’Atelier, Paris, 1995.

23. Daniel COLSON, « La Charte du travail et le syndicat des métaux de Saint-Étienne », in Denis PESCHANSKI et Jean-Louis ROBERT (dir.), Les Ouvriers en France pendant la Seconde Guerre mondiale, IHTP/CNRS, 1992, Paris, p. 193-200.

24. Peggy BETTE, « Veuves françaises de la Première Guerre mondiale. Statuts, itinéraires et combats », thèse de doctorat d’histoire, université Lyon 2, 2012.

25. Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « La Famille Casino : Saint-Étienne (Loire), 1920-1960 », in Yves LEQUIN, S. VANDECASTEELE et al., (dir.) L’Usine et le bureau. Itinéraires sociaux et professionnels dans l’entreprise, XIXe-XXe siècle, Presses universitaires de Lyon/Centre Pierre-Léon, Lyon, 1990, p. 68-69.

26. Journal officiel, 30 juillet 1939, préambule au code de la famille.

27. Cité par Miranda POLLARD, « Vichy et l’avortement : le contrôle du corps et le nouvel ordre moral dans la vie quotidienne », La France sous Vichy. Autour de Robert O. Paxton, Complexe, Paris, 2000, p. 206.

28. Ibid., p. 214-215.

29. Mathilde DUBESSET et Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Parcours de femmes. Réalités et représentations, Saint-Étienne, 1880-1950, op. cit., p. 200.

30. Marc BLOCH, L’Étrange Défaite, Gallimard, « Folio », Paris, 1990 (1946), p. 31-33. Rédigé en 1940, l’ouvrage est publié pour la première fois en 1946 à titre posthume. Arrêté le 8 mars 1944, torturé par la Gestapo, Marc Bloch a été fusillé le 16 juin 1944 en criant « Vive la France ! ».

31. Anne GRYNBERG, Les camps de la honte. Les internés juifs des camps français, 1939-1944, La Découverte, Paris, 1991, p. 39.

32. Denis PESCHANSKI, La France des camps. L’internement, 1938-1946, Gallimard, Paris, 2002, p. 146. La nourriture est très insuffisante, l’hygiène est déficiente, la promiscuité et la saleté sont monnaie courante, conflits et rixes aussi. On estime environ à 3 000 le nombre de morts dans les camps d’internement français de 1940 à 1944. Il y eut peu de révoltes collectives. Lorsque ce fut le cas, le détonateur fut le plus souvent l’insuffisance de la nourriture et la dégradation des conditions d’internement, comme dans le camp du Vernet entre octobre 1940 et février 1941.

33. Voir chapitre 9.

34. Robert O. PAXTON, La France de Vichy : 1940-1944, Seuil, Paris, 1974, p. 169.

35. Témoignage recueilli en 1992, cité par Nicolas MARIOT et Claire ZALC, Face à la persécution. 991 juifs dans la guerre, Odile Jacob, Paris, 2010, p. 80.

36. Son parcours est présenté in ibid., p. 11-12.

37. Ibid. p. 222.

38. Ibid. p. 81. Les auteurs citent Léo HAMON et Renée POZNANSKI (dir.), « Avant les premières grandes rafles. Les Juifs à Paris sous l’Occupation (juin 1940-avril 1941) », Les Cahiers de l’IHTP, no 22, décembre 1992, p. 64.

39. Cité in Éric CONAN, Sans oublier les enfants. Les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande (19 juillet-16 septembre 1942), Grasset, Paris, 1991, p. 19-21.

40. Témoignage d’une fille de réfugiés espagnols anarchistes.

41. Anise Postel Vinay a édité ses notes écrites en 1946 : Dr Adelaïde HAUTVAL, Médecine et crimes contre l’humanité, témoignage, Actes Sud, Arles, 1991.

42. Laure RAFFAËLLI-PÉRAUDIN, Maison d’Izieu, l’esprit du lieu, Nouvelles Éditions Scala, Paris, 2015. Klaus Barbie est condamné pour crimes contre l’humanité en 1987.

43. Jacques SÉMELIN, Persécutions et entraides dans la France occupée, Les Arènes/Seuil, Paris, 2013.

44. Patrick CABANEL, Histoire des Justes en France, Armand Colin, Paris, 2012.

45. Pour une étude plus complète de cette définition, voir Pierre LABORIE, « L’idée de Résistance entre définition et sens : retour sur un questionnement », Les Cahiers de l’IHTP, no 37, décembre 1997, p. 15-27. Laurent DOUZOU, La Résistance française, une histoire périlleuse, Seuil, Paris, 2005. Laurent DOUZOU (dir.), Faire l’histoire de la Résistance, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2010.

46. Luc CAPDEVILA, Les Bretons au lendemain de l’Occupation. Imaginaire et comportement d’une sortie de guerre, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 1999, p. 19.

47. Pour un premier bilan du renouvellement historiographique, voir Robert FRANK, « La Résistance et les Français, un cycle de six colloques, 1993-1996 », Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, no 1, 1995, p. 205-212 [en ligne]. Panorama synthétique in Olivier WIEVIORKA, Histoire de la Résistance, 1940-1945, Perrin, Paris, 2013.

48. Sur son parcours, voir Françoise THEBAUD et Dominique VEILLON, « Entretien avec Hélène Viannay », Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, no 1, 1995, p. 234-262. Olivier WIEVIORKA, Une certaine idée de la Résistance. Défense de la France (1940-1949), Seuil, Paris, 1995.

49. Patrick CABANEL, « Les églises, les paysans et la Résistance. L’exemple des Cévennes et de la Lozère », in Jacqueline SAINCLIVIER et Christian BOUGEARD (dir.), La Résistance et les Français. Enjeux stratégiques et environnement social, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 1995, p. 221-231.

50. François MARCOT, « Les paysans et la Résistance », in Jacqueline SAINCLIVIER et Christian BOUGEARD (dir.), La Résistance et les Français, op. cit., p. 247-249.

51. Étienne DEJONGHE, « Chronique de la grève des mineurs du Nord/Pas-de-Calais (27 mai-6 juin 1941) », Revue du Nord, no 273, avril-juin 1987, p. 323-345.

52. Xavier VIGNA dresse un portrait magnifique du résistant à partir de son carnet, journal tenu au quotidien jusqu’à son arrestation in Les Ouvriers dans la France des usines et des ateliers, Les Arènes, Paris, 2014, p. 44.

53. Denis PESCHANSKI et Jean-Louis ROBERT (dir.), Les Ouvriers en France pendant la Seconde Guerre mondiale, op. cit., p. 253-255.

54. Lettre à H.-C. Stroh, directeur de l’usine du Creusot, 29 février 1944. Christophe CAPUANO, « Travailler chez Schneider sous l’Occupation. Le cas des usines du Creusot », in Christian CHEVANDIER et Jean-Claude DAUMAS (dir.), Travailler dans les entreprises sous l’Occupation, Presses universitaires de Franche-Comté, Besançon, 2007, p. 195.

55. Jean-Pierre AZÉMA souligne qu’il faut ajouter aux requis du STO les travailleurs volontaires pour partir outre-Rhin, les travailleurs requis dans l’organisation Todt, les requis dans les établissements classés Rünstung, V. ou Speerbetrieb, les Alsaciens et les Mosellans astreints en avril-mai 1941 au travail obligatoire pour les hommes comme pour les femmes, ainsi que les prisonniers de guerre « transformés » en travailleurs et les kommandos de travail des déportés, in Bernard GARNIER et Jean QUELLIEN (textes rassemblés par), La Main-d’œuvre française exploitée par le IIIe Reich, Actes du colloque international de Caen, Centre de recherche d’histoire quantitative, Caen, 2003, p. 10.

56. Raphaël SPINA, « Impacts du STO sur le travail en entreprises : activité productive et vie sociale interne entre crises, bouleversements et adaptations (1942-1944) », in Christian CHEVANDIER et Jean-Claude DAUMAS (dir.), Travailler dans les entreprises sous l’Occupation, op. cit., p. 87-88.

57. Harry KEWARD, À la recherche du maquis, Cerf, Paris, 1999 (1993), p. 68.

58. Henry ROUSSO, Le Syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Seuil, Paris, 1987.

59. Helga BORIES-SAWALA, « Aspects de la vie quotidienne des requis du travail forcé en Allemagne », in Bernard GARNIER et Jean QUELLIEN (textes rassemblés par), La Main-d’œuvre française exploitée par le IIIe Reich, op. cit., p. 136-137.

60. Patrice ARNAUD, Les STO. Histoire des Français requis en Allemagne nazie, 1942-1945, CNRS éditions, Paris, 2010, p. 339-401.

61. Pierre DESTENAY, Babel germanique (1948), cité in ibid.

62. France politique, 25 août 1943, cité par Fabrice VIRGILI, « Les travailleuses françaises en Allemagne », in Christian CHEVANDIER et Jean-Claude DAUMAS (dir.), Travailler dans les entreprises sous l’Occupation, op. cit., p. 366.

63. Audience de la Chambre civique de l’Oise du 10 août 1945, citée par Fabrice VIRGILI, « Les travailleuses françaises en Allemagne », art. cit., p. 377.

64. Cité par Denis PESCHANSKI, Des étrangers dans la Résistance, Éditions de l’Atelier/Musée de la Résistance nationale, Paris, 2002, p. 61-62.

65. Citée par Harry KEWARD, À la recherche du maquis, op. cit., p. 407. Cette plaque mémorielle ne célèbre ni les morts de la résistance armée, ni les victimes des représailles, mais plutôt, fait exceptionnel, le rôle local des villageois dans l’aide à la constitution du maquis.

66. Le maquis du Chambon est démantelé dès le 15 juin 1943 par les Groupes mobiles de réserve, l’isolement n’ayant pas suffi à le préserver. Harry KEWARD, À la recherche du maquis, op. cit., p. 59.

67. Ibid., p. 100.

68. Georges GUINGOUIN, Quatre ans de luttes sur le sol limousin, Hachette, Paris, 1974, p. 104-106.

69. À signaler, le même jour, plus connue car célébrée par de Gaulle, l’occupation d’Oyonnax par le maquis de l’Armée secrète.

70. Etienne GUILLERMOND, « Sur les traces d’Addi Bâ, héros vosgien d’origine guinéenne », Hommes et migrations, no 1247, janvier-février 2004, p. 61. Maurice RIVES, « Les travailleurs sénégalais et malgaches dans la Résistance », Hommes et migrations, no 1158, octobre 1992.

71. Lettre de Missak Manouchian, in Stéphane COURTOIS, Denis PESCHANSKI et Adam RAYSKI, Le Sang de l’étranger. Les immigrés de la MOI dans la Résistance, Fayard, Paris, 1989, p. 369-370.

72. Voir sa notice biographique in Le Maitron des fusillés.

73. Pas toujours en réalité.

74. Discours de Serge Ravanel, colonel FFI, 23 septembre 1983, Brochure 35e brigade/Marcel Langer, Francs-tireurs et partisans de la main-d’œuvre immigrée, Toulouse 1940-1944, publiée après les cérémonies d’hommage en septembre 1983, Toulouse, 1994.

75. Extraits du PV d’exécution cité par Rolande TREMPÉ, Brochure 35e brigade, art. cit., 1994 (non paginée).

76. Marie-Louise Delacroix, extraits d’entretiens dans Le Courrier picard, août 2008.

77. Je remercie très chaleureusement Christian Delacroix de m’avoir fourni toutes ces informations sur Marie-Christine Delacroix, sa mère.

78. Robert MENCHERINI, La Libération et les années tricolores (1944-1947). Midi rouge, ombres et lumières, Syllepse, Paris, 2014, p. 51, cite en note le livre de Madeleine BAUDOIN, Histoire des Groupes-francs (MUR) des Bouches-du-Rhône, PUF, Paris, 1962, p. 48.

79. Site de l’Assemblée nationale, archives, biographie Paul Valentino, IVe République. Éric T. JENNINGS, « La dissidence aux Antilles (1940-1943) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 68, 2000, p. 55-72.

80. Exemple cité par Éric T. JENNINGS, « La dissidence aux Antilles (1940-1943) », art. cit., p. 58.

81. Après un match de football, les supporters des deux équipes quittent le stade municipal en alternant chants sportifs et slogans politiques. La gendarmerie ouvre le feu sur la foule, tuant un jeune manifestant et provoquant en retour une forte émotion populaire qui entraîne la démission du conseil municipal.

82. Ibid., p. 62.

83. Jugé à la Libération, l’amiral Robert écope de dix ans de travaux forcés le 14 mars 1947. La Haute Cour de justice l’amnistie en 1954, eu égard à sa neutralité vis-à-vis des États-Unis en 1940-1943.

84. Luc CAPDEVILA, Les Bretons au lendemain de l’Occupation, op. cit., p. 18.

85. L’Information du Languedoc, no 4, 26 août 1944. Ce bulletin du comité régional de libération est cité in Harry KEWARD, À la recherche du maquis, op. cit., p. 304-305.

86. Luc CAPDEVILA, Les Bretons au lendemain de l’Occupation, op. cit., p. 14.

87. Robert MENCHERINI, La Libération et les années tricolores (1944-1947). Midi rouge, ombres et lumières, Syllespse, Paris, 2014, chapitre 4.

88. Gilles VERGNON, Le Vercors. Histoire et mémoire d’un maquis, Éditions de l’Atelier, Paris, 2002.

89. Cité par Luc CAPDEVILA, op. cit., p. 142-143. Sur le groupe autonome dirigé par Philippe Viannay, voir Olivier WIEVIORKA, Une certaine idée de la Résistance, op. cit.

90. Fabrice VIRGILI, La France virile. Des femmes tondues à la Libération, Payot, Paris, 2000.

91. François ROUQUET, « Histoire d’un chiffre, mémoire du nombre », in Marc Olivier BARUCH, Une poignée de misérables. L’épuration de la société française après la Seconde Guerre mondiale, Fayard, Paris, 2003, p. 515-529.

92. Citée par Robert MENCHERINI, op. cit., p. 213.

93. Lettre du caporal Poutraka à Mlle Beauvoir, 13 novembre 1944, citée par Armelle MABON, « La tragédie de Thiaroye, symbole du déni d’égalité », Hommes et migrations, no 1235, 2002, p. 86. Voir aussi Armelle MABON, Les Prisonniers de guerre « indigènes ». Visages oubliés de la France occupée, La Découverte, Paris, 2010, chapitre 11.

94. Martin MOURRE, « De Thiaroye, on aperçoit l’île de Gorée. Histoire, anthropologie et mémoire d’un massacre colonial au Sénégal », thèse de doctorat, EHESS, 2014.

95. Voix de Kateb YACINE transcrite par François Maspero au début de sa préface à Yves BENOT, Massacres coloniaux ? 1944-1950 : la IVe République et la mise au pas des colonies françaises, La Découverte, Paris, 1994.

96. Voir chapitre 14.

97. Jean-Pierre PEYROULOU, Guelma, 1945. Une subversion française dans l’Algérie coloniale, La Découverte, Paris, 2009, p. 103.

98. Marcel REGGUI, Les Massacres. Algérie, mai 1945 : une enquête inédite sur la furie des milices coloniales, La Découverte, Paris, 2008, p. 72.

99. Annie REY-GOLDZEIGUER, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1941-1945. De Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, La Découverte, Paris, 2002.

100. Marcel REGGUI, op. cit., p. 73.

101. Cité par Ouanassa SIARI TENGOUR in Abderrahmane BOUCHÈNE, Jean-Pierre PEYROULOU, Ouanassa SIARI TENGOUR et Sylvie THÉNAULT (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale, op. cit., p. 475.

102. Annie REY-GOLDZEIGUER, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1941-1945, op. cit., 2006, p. 254-255.

103. Jean-Pierre PEYROULOU, « Les massacres du Nord-Constantinois de 1945, un événement polymorphe », art. cit., p. 502-507.

104. Récit in Jean-Pierre PEYROULOU, Guelma, 1945, op. cit., p. 113 sq.

105. Ibid., p. 190.

106. Jean-Pierre PEYROULOU, « Les massacres du Nord-Constantinois de 1945, un événement polymorphe », art. cit., p. 505. Marcel REGGUI, op. cit.

107. Entretien réalisé en 1993 par Jean-Pierre SAINTON, La Décolonisation improbable. Cultures politiques et conjonctures en Guadeloupe et en Martinique (1943-1967), Jasor, Pointe-à-Pitre, 2012, p. 66.

108. Ibid., p. 98-101.

109. Assemblée nationale constituante, séance du 12 mars 1946. Extrait d’un discours d’Aimé Césaire en faveur de la transformation des vieilles colonies en départements français.

110. Serge MAM LAM FOUCK, Histoire de l’assimilation, des « vieilles colonies » françaises aux départements d’outre-mer. La culture politique de l’assimilation aux Antilles et en Guyane françaises (XIXe et XXe siècles), Ibis rouge, Matoury, 2006.

111. Jean-Pierre SAINTON, op. cit., p. 26. Pour la départementalisation vue du côté de l’État, voir la thèse en cours de Sylvain Mary.

112. Cité par Jean-Pierre SAINTON, op. cit., p. 144.

113. Ibid., p. 148

114. La formule d’Hubert BEUVE-MÉRY « La guerre sale », Le Monde, 17 janvier 1948, a été très rapidement reprise et inversée en « la sale guerre » par Marcel CACHIN dans L’Humanité, puis largement diffusée par le PCF.

115. François GUILLEMOT, Des Vietnamiennes dans la guerre civile. L’autre moitié de la guerre, 1945-1965, Les Indes savantes, Paris, 2014. Pendant longtemps, le gouvernement du Vietnam a affirmé que les Français avaient engagé le combat à Hanoï le 19 décembre 1946 ; depuis 1988, les Vietnamiens ont officiellement reconnu leur responsabilité dans le déclenchement des hostilités. Mais à leurs yeux, il n’y a pas de contradiction entre cette affirmation et le fait que les Français soient responsables du conflit. Pierre BROCHEUX fait une mise au point sur cette journée dans un compte rendu d’ouvrage de Tonnesson Stein in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 19, juillet-septembre 1988, p. 131-132.

116. Avec 39 articles publiés entre 1945 et 1954, Les Temps modernes est la revue qui a le plus publié sur la guerre d’Indochine ; Démocratie nouvelle (revue du PCF créée en 1947) en a publié trente et un, et Esprit seize. Alain RUSCIO, « Les intellectuels français et la guerre d’Indochine », Les Cahiers de l’IHTP, no 37, décembre 1997, p. 114.

117. Georges DAHIEL, Doc-Lap (Indépendance), Pierre Seghers, « Poésie 48 », mai 1948.

118. Voir Églises et chrétiens dans la Seconde Guerre mondiale. La région Rhône-Alpes, Presses universitaires de Lyon, Lyon, 1978, p. 306, cité par Gilles VERGNON, Le Vercors, 2002, p. 105-106. Je remercie Florence Rochefort et Philippe Atger de m’avoir fait connaître ce très émouvant recueil de poèmes.

119. Hélène Parmelin rapporte les entretiens réalisés par un journal communiste avec les mères de soldats morts là-bas, dans lesquels sont évoquées les raisons du départ de leurs fils, in Matricule 2078 (L’Affaire Henri Martin), Éditeurs Français Réunis, Paris, 1953, p. 8-12.

120. Albert SPAGGIARI, Faut pas rire avec les barbares, cité par François GUILLEMOT, Des Vietnamiennes dans la guerre civile, op. cit., p. 26.

121. Spaggiari devient ensuite militant de l’OAS et coauteur du « casse du siècle » à la Société générale de Nice.

122. Citée par François GUILLEMOT, Des Vietnamiennes dans la guerre civile, op. cit., p. 52-53.

123. Le Ly HAYSLIP, Entre le ciel et la terre, citée par François GUILLEMOT, Des Vietnamiennes dans la guerre civile, op. cit., 2014, p. 31.

124. Le Ly HAYSLIP, Entre le ciel et la terre, citée in ibid., p. 31.

125. Cité par Sabine ROUSSEAU, La Colombe et le napalm. Des chrétiens français contre les guerres d’Indochine et du Vietnam, 1945-1975, CNRS éditions, Paris, 2002, p. 17.

126. Citation dans une préface à un texte d’Hô Chi Minh intitulé Pour la paix avec le Vietnam dans le cadre de l’Union française et publié par l’Association France-Vietnam en 1947. Alain RUSCIO, « Justin Godart et l’Indochine : étapes d’une fidélité », in Annette WIEVIORKA (dir.), Justin Godart. Un homme en son siècle (1871-1956), CNRS éditions, Paris, 2004, p. 233-234.

127. Alain RUSCIO, « Les intellectuels français et la guerre d’Indochine », Les Cahiers de l’IHTP, no 37, décembre 1997, p. 128.

128. Sandra FAYOLLE, « L’union des femmes françaises et les sentiments supposés féminins », in Émotions… mobilisation !, Presses de Sciences Po, Paris, 2009, p. 169-192. Guillaume QUASHIE-VAUCLIN, L’Union de la jeunesse républicaine de France, L’Harmattan, Paris, 2009.

129. Les tracts sont cités dans l’acte d’accusation. COLLECTIF, L’Affaire Henri Martin, commentaire de Jean-Paul Sartre, Gallimard, Paris, 1953, p. 87-90.

130. Alain RUSCIO (dir.), L’Affaire Henri Martin et la lutte contre la guerre d’Indochine, Le Temps des cerises, Pantin, 2005, p. 64-65.

131. Axelle BRODIEZ, « La double stratégie d’André Marty : le Secours populaire français et les Comités Henri Martin », in Alain RUSCIO (dir.), op. cit., p. 109-137.

132. Les Temps modernes, no 93-94, août-septembre 1953, p. 114.

133. Sabine ROUSSEAU, « L’engagement des chrétiens dans l’Affaire Henri Martin », in Alain RUSCIO (dir.), op. cit., p. 159-170.

134. Sabine ROUSSEAU, op. cit., 2002, p. 82-84 et « “Comme Henri Martin”… Jeanne Bergé ? », in Alain RUSCIO (dir.), op. cit., p. 179-196.

135. Françoise RAISON-JOURDE et Gérard ROY, Paysans, intellectuels et populisme à Madagascar. De Monja Jaona à Ratsimandrava (1960-1975), Karthala, Paris, 2010, p. 159-160.

136. Carlo GINZBURG, « Just one witness », in Saul FRIEDLÄNDER (dir.), Probing the Limits of Representation : Nazism and the « final Solution », Harvard University Press, Cambridge, 1992, p. 82-96. Un prêtre a témoigné sur les morts dans les wagons. RAKOTONIAIMA a publié (en malgache) son témoignage in Histoire du seul rescapé dans les trois wagons de Moramanga, Antananarivo, 1967. Extraits in Jacques TROCHON, L’Insurrection malgache de 1947, Maspero, Paris, 1974, p. 292-295.

137. Jean FREMIGACCI, « Histoire et idéologie », Afrique & histoire, vol. 1, 2003, p. 245-267. Jean FREMIGACCI, « Bilan provisoire de l’insurrection de 1947. Nécessité de nouvelles recherches », in COLLECTIF, Madagascar 1947. La tragédie oubliée, Le Temps des cerises, Pantin, 1999, p. 177-189.

138. Valérie MAGDELAINE-ANDRIANJAFITRIMO, « Madagascar, 29 mars 1947, “Tabataba ou parole des temps troubles” », E-rea, 2011 [en ligne].

139. Ibid.

140. Cité par Rolande TREMPÉ, Les Trois Batailles du charbon (1936-1947), la Découverte, Paris, 1989, p. 225.

141. Axel POHN-WEIDINGER, « Une statistique de l’intimité. La catégorie du “logement surpeuplé” entre statistique et droit (1936-1962) », Genèses, vol. 3, no 92, 2013, p. 102-126.

142. Louis LENGRAND et Maria CRAIPEAU, Louis Lengrand, mineur du Nord, Seuil, Paris, 1974, p. 64.

143. Rolande TREMPÉ, Les Trois Batailles du charbon, op. cit., p. 223.

144. Dans un paragraphe sur « les espoirs douchés », Xavier VIGNA s’interroge à juste titre sur le fait de savoir s’il s’agit vraiment d’une offensive ouvrière, in Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, op. cit., p. 163.

145. Marcel PEYRENET, Nous prendrons les usines Berliet. La gestion ouvrière (1944-1949), Garance, Genève, 1980. Le livre publié à la fin de la période autogestionnaire des années 1968 fait un parallèle entre 1968 et 1944, qualifiant d’autogestionnaire la gestion ouvrière de la Libération, ce dont on peut douter pour l’expérience Berliet.

146. Ibid., p. 131.

147. Ibid., p. 69.

148. Ibid., p. 65.

149. Ibid., p. 204.

150. Jean-Pierre LE CROM, « Syndicats et comités d’entreprise : histoire d’un vieux couple instable », Revue Agone, no 33, 2005, p. 53-63.

151. Yvonne KNIBIEHLER, La Révolution maternelle depuis 1945. Femmes, maternité, citoyenneté, Perrin, Paris, 1997.

152. Laure MACHU, « Genre, conventions collectives et qualifications dans l’industrie française du premier XXe siècle », Clio. Femmes, Genre, Histoire, no 38, 2013, p. 41-59.

153. Dominique VEILLON, « La vie quotidienne en 1945 », Historiens & Géographes, no 348, 1995, p. 251-266.

154. Danielle TARTAKOWSKY, « Manifester pour le pain, novembre 1940-octobre 1947 », Les Cahiers de l’IHTP, no 32-33, mai 1996, p. 475-478.

155. Robert MENCHERINI publie ce rapport en annexe in Guerre froide, grèves rouges, Syllepse, Paris, 1998, p. 269-276. Les informations sur Marseille viennent de cet ouvrage.

156. Voir les photographies de Léo Leponce prises devant la préfecture, sur le site des archives municipales de Saint-Étienne.

157. Pascale QUINCY-LEFEBVRE, « Le système social Michelin de 1945 à 1973 ou l’épuisement d’un modèle », in André GUESLIN (dir.), Les Hommes du pneu. Les ouvriers de chez Michelin (1940-1980), L’Atelier, Paris, 1999, p. 121.

158. Actualités françaises, site de l’Ina.

159. Diana COOPER-RICHET, Le Peuple de la nuit. Mines et mineurs en France, XIXe-XXe siècle, Perrin, Paris, 2002, p. 299.

160. Pourcentage cité dans l’une des premières analyses historiennes, Marion FONTAINE et Xavier VIGNA, « La grève des mineurs de l’automne 1948 en France », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 121, 2014, p. 26.

161. Ces photographies sont analysées dans le magnifique ouvrage de Maurice BEDOIN, Jean-Claude MONNERET, Corinne PORTE et Jean-Michel STEINER, 1948 : les mineurs stéphanois en grève. Des photographies de Léo Leponce à l’Histoire, Publications de l’université de Saint-Étienne, Saint-Étienne, 2011.

162. Ibid., p. 134. La typographie a été respectée.

163. Le Patriote, 20 octobre 1948, cité in ibid., p. 157-158.

164. Maurice BEDOIN, Jean-Claude MONNERET, Corinne PORTE, et Jean-Michel STEINER, 1948 : les mineurs stéphanois en grève, op. cit., p. 286.

165. Marion FONTAINE et Xavier VIGNA, « La grève des mineurs de l’automne 1948 en France », art. cit., p. 30.

166. Mot d’ordre dont la généalogie a été attribuée aux étudiants de Mai 68 et qui a donné lieu de ce fait à des commentaires fielleux. Trois ans après la fin de la guerre, les atrocités commises par les troupes d’occupation étaient dans toutes les mémoires. Il faut s’interroger cependant sur la signification du rapprochement entre les SS et les CRS, dont la création est attribuée à tort à Jules Moch et qui signale la profonde haine entre dirigeants socialistes et communistes en 1947-1948.

167. Rolande Trempé mentionne dans Les Trois Batailles du charbon, op. cit., plusieurs milliers d’arrestations et 2 783 condamnations dont 1 342 condamnés à de la prison ferme.

168. Marion FONTAINE et Xavier VIGNA, « La grève des mineurs de l’automne 1948 en France », art. cit., p. 21.

169. Outre les deux morts stéphanois, on compte quatre autres victimes : « Le 8 octobre, Jersey (ou Jersej) Jamsek, âgé de quarante-trois ans, meurt à Merlebach au cours d’une charge des CRS, tandis que le 26, Max Chaptal, né en 1922, est fauché par une rafale de mitraillette, pour avoir voulu franchir un pont défendu par les forces de l’ordre autour d’Alès. Signalons enfin que les mineurs cégétistes ajoutent à ce martyrologe deux militants du Nord, Bécart et Boucly, emprisonnés malades à Douai et décédés pendant leur internement. » Citation in Marion FONTAINE et Xavier VIGNA, « La grève des mineurs de l’automne 1948 en France », art. cit., p. 27.

170. Louis LENGRAND et Maria CRAIPEAU, Louis Lengrand, mineur du Nord, op. cit., p. 94-98.

171. Archives du comité d’entreprise. Témoignages recueillis respectivement en 1988 et 1991, cités par Pascale QUINCY-LEFEBVRE, « Le système social Michelin de 1945 à 1973 ou l’épuisement d’un modèle », art. cit., p. 94-221.

Notes du chapitre 16

1. Sous-titre inspiré en partie de l’ouvrage du principal acteur de la transformation modernisatrice de l’agriculture, le syndicaliste Michel DEBATISSE, La Révolution silencieuse, Calmann-Lévy, Paris, 1963.

2. Michelle ZANCARINI-FOURNEL et Christian DELACROIX, La France du temps présent (1947-2005), Belin, Paris, 2010, p. 447-448.

3. Céline PESSIS, Sezin TOPÇU et Christophe BONNEUIL (dir.), Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, La Découverte/Poche, Paris, 2015 (2013).

4. Voir l’analyse de la réception en 1971 du film Le Chagrin et la pitié, in Henry ROUSSO, Le Syndrome de Vichy, Seuil, Paris, 1987.

5. François de la BRETÈQUE, « Farrebique et Biquefarre, images en miroir d’un village occitan », Vingtième Siècle, no 5, 1985, p. 174-180.

6. Ibid., p. 175.

7. Cité par Philippe MADELINE et Jean-Marc MORICEAU, Les Paysans. Récits, témoignages et archives de la France agricole (1870-1970), Les Arènes, Paris, 2012, p. 55.

8. Cité par Emmanuel LAURENTIN, La France et ses paysans, Bayard, Paris, 2012, p. 126.

9. Cité in Philippe MADELINE et Jean-Marc MORICEAU, Les Paysans, op. cit., p. 86-87.

10. Cité par Emmanuel LAURENTIN, La France et ses paysans, op. cit., p. 30.

11. Edgar MORIN, La Métamorphose de Plodémet, Fayard, Paris, 1967 (le nom du bourg avait été volontairement changé), nouvelle édition sous le titre Journal de Plozévet : Bretagne, 1965, L’Aube, La tour d’Aigues, 2001.

12. Emmanuel LAURENTIN, La France et ses paysans, op. cit., p. 31.

13. Christophe BONNEUIL et Stéphane FRIOUX, « Les Trente ravageuses ? L’impact environnemental et sanitaire des décennies de haute croissance », in Céline PESSIS, Sezin TOPÇU et Christophe BONNEUIL (dir.), Une autre histoire des « Trente Glorieuses », op. cit., p. 55.

14. Pierre BOURDIEU, « Reproduction interdite. La dimension symbolique de la domination économique », Études rurales, no 113-114, 1989, p. 24.

15. Cité par Alice BARTHEZ, « Devenir agricultrice : à la frontière de la vie domestique et de la profession », Économie rurale, no 289-290, septembre-décembre 2005, p. 36.

16. Rose-Marie LAGRAVE (dir.), Celles de la terre. Agricultrice : l’invention politique d’un métier, Éditions de l’EHESS, Paris, 1987. Sylvain BRUNIER, « Le travail des conseillers agricoles entre prescription technique et mobilisation politique (1950-1990) », Sociologie du travail, vol. 57, no 1, 2015, p. 113.

17. Pierre BOURDIEU, « Reproduction interdite. La dimension symbolique de la domination économique », art. cit., p. 32.

18. AD Aude, 1415 W 55, rapport du préfet de l’Aude, 9 février 1967. Les chiffres cités sont ceux de la police.

19. Anne-Marie CROLAIS, L’Agricultrice, Ramsay, Paris, 1982.

20. Sylvain BRUNIER, « Le travail des conseillers agricoles entre prescription technique et mobilisation politique (1950-1990) », art. cit., p. 114.

21. Jean-Pierre SAINTON, La Décolonisation improbable, op. cit., p. 157.

22. Ibid., p. 176-181.

23. Armand NICOLAS, Histoire de la Martinique de 1939 à 1971, 1998, tome 3, L’Harmattan, Paris, p. 147-148. Marie-Hélène LÉOTIN, Habiter le monde. Martinique 1946-2006, Ibis rouge, Matoury, 2008, p. 27-38. Historial antillais, p. 217-218. Je remercie Louis-Georges Placide de m’avoir fourni la documentation sur le sujet. Camille MAUDUECH, Les Seize de Basse-Pointe, documentaire, 2008, 108 minutes.

24. Cité dans l’avant-propos à Bernard LAMBERT, Les Paysans dans la lutte des classes, Éditions du Centre d’histoire du travail, Nantes, 2003 (1970), p. 6.

25. Jean-Loup TRASSARD, « Paroles et écrits du bocage », série d’émissions sur France Culture dans Les nuits magnétiques, février-mars 1979.

26. Ce conte, refusé par Le Nouvel Observateur pour anticommunisme – le PCF y est rebaptisé « Petite compagnie de freinage » et le MODEF « Meilleure organisation de la défaite et de la faillite » – a été publié dans L’Idiot international, no 8-9, juillet-août 1970, p. 25-26.

27. La Documentation française, 1969.

28. Danielle TARTAKOWSKY, Les Manifestations de rue en France. 1918-1968, Publications de la Sorbonne, Paris, 1997, p. 604, note 9.

29. Voir chapitre 12.

30. Lettre citée par Philippe MADELINE et Jean-Marc MORICEAU, Les Paysans, op. cit., p. 64.

31. Danielle TARTAKOWSKY, Les Manifestations de rue en France, op. cit., p. 605.

32. AD Ille-et-Vilaine, 510 W 108, 20 juin 1961 : rapport de synthèse des Renseignements généraux, cité par Martine COCAUD et Jacqueline SAINCLIVIER, « Femmes et engagement dans le monde rural (XIXe-XXe siècles) : jalons pour une histoire », Ruralia, no 21, 2007, note 56 [en ligne]. Nathalie DUCLOS, Les Violences paysannes sous la VRépublique, Economica, Paris, 1998.

33. AD Aude 1415 W 55, rapport des Renseignements généraux, 31 janvier 1967.

34. Déclaration d’un commandant de CRS dans La Dépêche du Midi qui y consacre deux pages le 18 mars 1967, ainsi qu’une partie de la une avec de nombreuses photos.

35. La Dépêche du Midi, 2 décembre 1967.

36. Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « Aléria (1975), Montredon (1976), deux manifestations régionalistes », in Philippe ARTIÈRES et Michelle ZANCARINI-FOURNEL (dir.), 68, une histoire collective, La Découverte, Paris, 2008, p. 719-724.

37. AN 890466, article 11, rapport des officiers chargés du maintien de l’ordre dans l’ouest de la France à l’automne 1967, et note de la sous-direction des CRS, 28 janvier 1968 (le rapport précise qu’il faut ajouter le cas de Carcassonne).

38. Patrick BRUNETEAUX, Maintenir l’ordre, Presses de Sciences Po, Paris, 1996, p. 177. Il faudrait faire un inventaire exhaustif des morts et des blessés graves en manifestation du fait de l’usage des grenades offensives, bien qu’il soit régulièrement interdit dans des circulaires officielles. Trois exemples : 24 mai 1968, un manifestant est tué à Paris par l’amorce d’une grenade offensive fichée dans le cœur : le fait ne sera reconnu en catimini que le 13 juillet 1968. À Creys-Malville le 31 juillet 1977, Vital Michalon est tué dans une manifestation antinucléaire par une grenade offensive ; il y a plusieurs blessés graves (mains et jambes arrachées). Après la mort de Rémi Fraisse le 26 octobre 2014 à Sivens (Tarn), la question de l’usage de ces grenades offensives reste d’actualité.

39. Paul ANGLADE, Prêtre ouvrier forgeron. Ce que c’est qu’obéir, Karthala, Paris, 2001, p. 51, cité par Xavier VIGNA, Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Perrin, Paris, 2012, p. 197.

40. Martine SONNET, Atelier 62, Le Temps qu’il fait, Cognac, 2008.

41. Cité par Serge BONNET, L’Homme du fer, tome 2, op. cit., p. 358.

42. Michel PIGENET, « Sous la classe, les ouvriers (années 1950-1960) », Sciences humaines, no 11, mai-juin 2010, p. 52-53.

43. Didier ÉRIBON, Retour à Reims, Fayard, Paris, 2009, p. 85.

44. Laure PITTI, « Carrières d’OS depuis 1945. Les Algériens à Renault Billancourt », in Jacqueline COSTA-LASCOUX, Geneviève DREYFUS-ARMAND et Émile TEMIME, Renault sur Seine. Hommes et lieux de mémoires de l’industrie automobile, La Découverte/BDIC, Paris, 2007, p. 97-111.

45. Ibid., p. 108-109.

46. Ibid., p. 111, citation de Laure Pitti.

47. Ils sont accusés de « manquer à leur devoir internationaliste » : Michel PIGENET, Au cœur de l’activisme communiste des années de guerre froide. La manifestation Ridgway, L’Harmattan, Paris, 1992, p. 51.

48. Louis LENGRAND et Maria CRAIPEAU, Louis Lengrand, mineur du Nord, op. cit., p. 140.

49. Marius APOSTOLO, Traces de luttes (1927-2007), Autrement, Paris, 2008, p. 62-81. Voir également sa notice dans le Dictionnaire Maitron.

50. Extraits cités par Xavier VIGNA, Les Ouvriers dans la France des usines et des ateliers, op. cit., p. 52.

51. Christiane ROCHEFORT, Les Petits Enfants du siècle, Grasset, Paris, 1961, p. 7-8.

52. Marie-Françoise LÉVY, « À la découverte des Français, 1957-1960. Remarques sur un tour de France », in Télévision et espace régional, INA/CNRS, Paris, 1999, p. 116-122, Actes du colloque d’Aix-en-Provence, 25-27 septembre 1997.

53. Michel PIGENET, Au cœur de l’activisme communiste des années de guerre froide. La manifestation Ridgway, op. cit., p. 77.

54. Cédric DAVID, « Logement social des immigrants et politique municipale en banlieue ouvrière (Saint-Denis, 1944-1995) », thèse de doctorat en histoire contemporaine, université Paris-Ouest-Nanterre-La-Défense, 2016 : l’analyse sur le logement à Saint-Denis vient – sauf mention contraire – de cette thèse.

55. Ibid., p. 410.

56. Entretien cité in Guy GROUX et Catherine LÉVY, La Possession ouvrière. Du taudis à la propriété (XIXe-XXe siècle), Éditions de l’Atelier, Paris, 1993, p. 145-146.

57. Robert PICCAMIGLIO, Chroniques des années d’usine, Albin Michel, Paris, 2002, p. 105-106.

58. Olivier SCHWARTZ, Le Monde privé des ouvriers, PUF, Paris, 1990, p. 501.

59. Didier ÉRIBON, Retour à Reims, op. cit., p. 59-60.

60. Fernand LÉGER (1885-1955), Le Campeur, 1954, Biot, musée national Fernand Léger.

61. Sylvain PATTIEU, Tourisme et travail. De l’éducation populaire au secteur marchand (1945-1985), Presses de Sciences Po, Paris, 2009.

62. Marion FONTAINE, Le Racing Club de Lens et les « Gueules noires ». Essai d’histoire sociale, Les Indes savantes, Paris, 2010, p. 107.

63. Ibid., p. 73-74.

64. Cité par Serge BONNET, L’Homme du fer, tome 2, op. cit., p. 356.

65. Marion FONTAINE, Le Racing Club de Lens et les « Gueules noires », op. cit.

66. Marion FONTAINE, « “Lens-les-Mines”. Le football et les cités », Histoire & Sociétés, no 18-19, 2006, p. 176-188.

67. Ibid.

68. Dans son Histoire des ouvriers, op. cit. p. 183-190, Xavier VIGNA met en valeur le choix de la centralité ouvrière pour une fraction de l’Église catholique, notamment avec l’action des prêtres-ouvriers.

69. Voir son autobiographie : Georges MINAZZI, En marche. 30 ans de lutte à Peugeot-Sochaux. Itinéraire d’un militant, Syros, Paris, 1978.

70. Nicolas HATZFELD, Les Gens d’usine. Cinquante ans d’histoire à Peugeot-Sochaux, L’Atelier, Paris, 2002, p. 216-217.

71. Georges MINAZZI, En marche, op. cit., p. 16.

72. Cette présentation sur les dockers s’appuie sur plusieurs articles de Michel PIGENET : « À propos des représentations et des rapports sociaux sexués : identités professionnelles et masculinité chez les dockers français, XIXe-XXe siècles », Le Mouvement social, no 198, 2002, p. 55-74 ; « Modalités d’embauche et pratiques professionnelles. Aux sources des sociabilités militantes dans le syndicalisme docker », Politix, no 63, 2003, p. 79-90 ; « Les dockers. Retour sur le long processus de construction d’une identité collective en France, XIXe-XXe siècles », Genèses, no 42, 2001, p. 5-25.

73. Michel PIGENET, « Modalités d’embauche et pratiques professionnelles. Aux sources des sociabilités militantes dans le syndicalisme docker », art. cit., p. 82.

74. Ibid. p. 82.

75. Michel PIGENET, « À propos des représentations et des rapports sociaux sexués : identités professionnelles et masculinité chez les dockers français, XIXe-XXe siècles », art. cit., note 79, p. 64.

76. Ibid. p. 59.

77. Ibid., p. 57.

78. Voir chapitre 15.

79. Le Sportif, « hebdomadaire sportif, littéraire et d’information » est lu essentiellement par des fonctionnaires ; cité p. 90, par Jacques DUMONT, « La quête de l’égalité aux Antilles : la départementalisation et les manifestations des années 1950 », Le Mouvement social, no 230, 2010, p. 79-98.

80. Mot d’ordre signalé par les Renseignements généraux lors de la grève de 1953, cité in Jacques DUMONT, « La quête de l’égalité aux Antilles : la départementalisation et les manifestations des années 1950 », art. cit., p. 93.

81. Ibid., p. 80.

82. Jean-Pierre SAINTON, La Décolonisation improbable, op. cit., p. 184.

83. C’est le cas aussi pour les ordonnances sur la Sécurité sociale de Georges Pompidou en août 1967.

84. Un printemps sur l’estuaire. Saint-Nazaire, la CFDT au cœur des luttes, 1945-1975, Éditions du Centre d’histoire du travail, Nantes, 2005, p. 44 et p. 242.

85. Le Populaire, 15-17 août 1953, cité in ibid., p. 242.

86. Témoignage d’Yves Thoby recueilli en novembre 2003, ibid., p. 46. Les autres témoignages évoqués, sauf mention contraire, viennent également de cet ouvrage.

87. On peut être frappé en étudiant la situation, en 1950, de la similitude avec les dispositions de la « loi Travail » adoptée en juillet 2016 et validée par le Conseil constitutionnel.

88. « Le syndicalisme et ses armes », Revue Agone, no 33, 2005, p. 74.

89. Louis OURY, Les Prolos, Éditions du Temps, Nantes, 2005 (1973), p. 181-183.

90. Annie ERNAUX, Les Années, Gallimard, Paris, 2008, p. 78.

91. Raphaëlle BRANCHE et Sylvie THÉNAULT (dir.), La France en guerre (1954-1962), Autrement, Paris, 2008.

92. Sur l’histoire générale de la séquence historique, voir Michelle ZANCARINI-FOURNEL et Christian DELACROIX, La France du temps présent, op. cit., 2010, p. 255-315. Raphaëlle BRANCHE, La Guerre d’Algérie, une histoire apaisée ? Seuil, Paris, 2005. Sylvie THÉNAULT, Histoire de la guerre d’indépendance algérienne, Flammarion, Paris, 2005. Mohamed HARBI et Benjamin STORA, La Guerre d’Algérie, Hachette-Littératures, Paris, 2006 (2004).

93. Sophie ALFIERI, Trois jeunes appelés dans les Aurès. Algérie 1956-1957, Éditions Parole, Artignosc-sur-Verdon, 2014, p. 22-23.

94. Ludivine BANTIGNY, Le Plus Bel Âge. Jeunes et jeunesse en France de l’aube des « Trente Glorieuses » à la Guerre d’Algérie, Fayard, Paris, 2007.

95. Émile COPFERMAN, La Génération des blousons noirs. Problèmes de la jeunesse française, Maspero, Paris, 1962. L’expression « rebelles sans cause » – titre du célèbre film de Nicholas Ray traduit en français par La Fureur de vivre – est repris dans les analyses du phénomène des blousons noirs. Voir Françoise TÉTARD, « Le phénomène blousons noirs en France fin des années 1950-début des années 1960 », in Sources, Révolte et société, tome 2, Publications de la Sorbonne, Paris, 1989, p. 205-214.

96. Série Si c’était vous, émission diffusée le 1er octobre 1957 (archives Inathèque).

97. Ainsi qu’une fille pour dix garçons environ. Voir Élise YVOREL, « Les “blousons noirs” mineurs et l’Éducation surveillée : la répression d’un mythe », in Marwan MOHAMMED et Laurent MUCCHIELLI (dir.), Les Bandes de jeunes. Des « blousons noirs » à nos jours, La Découverte, Paris, 2007, p. 39-60.

98. Ludivine BANTIGNY, Le Plus Bel Âge, op. cit. p. 128. On retrouve la même attitude de la mairie communiste de Vaulx-en-Velin (Rhône) en 1971 lors des premières rébellions urbaines à la Grappinière (archives municipales de Vaulx-en-Velin). Voir chapitre 18.

99. Ludivine BANTIGNY, « De l’usage du blouson noir. Invention médiatique et utilisation politique du phénomène “blousons noirs” (1959-1962) », in Marwan MOHAMMED et Laurent MUCCHIELLI (dir.), Les Bandes de jeunes, op. cit., p. 19-38.

100. Viviane ISAMBERT-JAMATI, « Remarques sur le service militaire », Revue française de sociologie, no 2-2, 1961, p. 101.

101. Comme le remarque Emmanuel BLANCHARD, « La proclamation de l’état d’urgence par François Hollande, le 14 novembre 2015, a réactivé un dispositif initialement adopté en avril 1955 afin de répondre à l’offensive des “terroristes” dans les départements d’Algérie sans avoir à pleinement reconnaître la situation de guerre ». Emmanuel BLANCHARD, « État d’urgence et spectres de la guerre d’Algérie », La Vie des idées, 16 février 2016 [en ligne].

102. Roger BOVE, L’Algérie. Chroniques d’une guerre oubliée, mémoire d’une génération sacrifiée. Correspondances algériennes de juillet à décembre 1962, Éditions des Écrivains, Paris, 1998, p. 70, cité par Ludivine BANTIGNY, « Temps, âge et génération à l’épreuve de la guerre : la mémoire, l’histoire, l’oubli des appelés en Algérie », Histoire@Politique, no 641, 2007.

103. Jean-Charles JAUFFRET, Soldats en Algérie 1954-1962. Expériences contrastées des hommes du contingent, Autrement, Paris, 2000, p. 34-36.

104. Clément GRENIER, « La protestation des rappelés en 1955, un mouvement d’indiscipline dans la guerre d’Algérie », Le Mouvement social, no 218, janvier-mars 2007, p. 45-61. Voir notes p. 48 : les incidents concernent onze gares, trois forts, quatre camps militaires, trois bases aériennes, deux bases aéronavales et deux ports.

105. Voir chapitre 13.

106. Tramor QUEMENEUR, « Les manifestations de rappelés contre la guerre d’Algérie. Contestation et obéissance. 1955-1956 », Outre-mers, no 332-333, 2001, p. 407-427.

107. AFN = Afrique française du Nord. Cité par Jean-Charles JAUFFRET, Soldats en Algérie 1954-1962, op. cit., p. 35-36. Les informations sur Valence dans cet ouvrage viennent du mémoire de maîtrise de Séverine MORIN cité p. 36. Plusieurs de ces études fines, au niveau d’un département ou d’une ville, permettent de connaître des manifestations qui auraient pu passer inaperçues. Citées par Jauffret, ces études montrent que le mouvement a été plus étendu qu’on ne l’a écrit. Comme le soulignent Sylvie THÉNAULT et Raphaëlle BRANCHE (dir.) in La France en guerre, op. cit., p. 11, « cet intérêt du local et ce changement d’échelle sont aussi pertinents parce qu’ils permettent d’interroger le national » et, parfois, de faire bouger les interprétations.

108. Raphaëlle BRANCHE, L’Embuscade de Palestro : Algérie, 1956, Armand Colin, Paris, 2010.

109. Par exemple, 6 millions de francs récoltés en Loir-et-Cher et 4,5 millions de francs par le Comité haut-marnais de solidarité envers les soldats d’Algérie et leurs familles, cités par Mireille CONIA, « La Haute-Marne : berceau des actions de solidarité envers les soldats », in Sylvie THÉNAULT et Raphaëlle BRANCHE (dir.), La France en guerre, op. cit., p. 58-69.

110. Jean-Charles JAUFFRET, Soldats en Algérie 1954-1962, op. cit., p. 38. Là encore, l’information nouvelle (et importante compte tenu de la chronologie) vient d’un mémoire de maîtrise dirigé par Jauffret.

111. Tract signé « La volonté du peuple », 12 juillet 1956. Cité in Annie MARTIN, « La rumeur en Limousin : les maquis de rappelés », in Sylvie THÉNAULT et Raphaëlle BRANCHE (dir.), La France en guerre, op. cit., p. 38.

112. Ibid., p. 32-39.

113. Tramor QUEMENEUR, « Les manifestations de rappelés contre la guerre d’Algérie. Contestation et obéissance. 1955-1956 », art. cit., p. 427.

114. Hélène BRACCO, « Un appelé du contingent : Bachir Hadjadj », in Sylvie THÉNAULT et Raphaëlle BRANCHE (dir.), La France en guerre, op. cit., p. 255-264.

115. Ibid., p. 259.

116. Ibid., p. 264.

117. Emmanuel BLANCHARD, « Contrôler, enfermer, éloigner. La répression policière et administrative des Algériens de métropole (1946-1962) », in Sylvie THÉNAULT et Raphaëlle BRANCHE (dir.), La France en guerre, op. cit., p. 318-331.

118. Emmanuel BLANCHARD, La Police parisienne et les Algériens (1944-1962), Nouveau monde éditions, Paris, 2011, p. 125.

119. Cité in Maurice RAJSFUS, 1953, un 14 juillet sanglant, Agnès Viénot éditions, Paris, 2003, p. 51.

120. Emmanuel BLANCHARD, La Police parisienne et les Algériens, op. cit., p. 128-142.

121. Sylvie THÉNAULT et Raphaëlle BRANCHE (dir.), La France en guerre, op. cit., p. 262.

122. Monique HERVO, Chroniques du bidonville. Nanterre en guerre d’Algérie, Seuil, Paris, 2001.

123. Marie-Claude BLANC-CHALÉARD, En finir avec les bidonvilles. Immigration et politique du logement dans la France des Trente Glorieuses, Publications de la Sorbonne, Paris, 2016, p. 102-103.

124. Voir le roman de Robert MERLE, Derrière la vitre, Gallimard, Paris, 1970.

125. Linda AMIRI, « La répression policière en France vue par les archives », in Mohamed HARBI et Benjamin STORA (dir.), La Guerre d’Algérie, op. cit., p. 591. Le chiffre des militants du MNA est sans doute sous-estimé par les Renseignements généraux qui voient dans le FLN leur ennemi principal.

126. Marie-Claude BLANC-CHALÉARD, En finir avec les bidonvilles, op. cit., p. 110 et 126.

127. Emmanuel BLANCHARD, La Police parisienne et les Algériens, op. cit., p. 145.

128. Ibid. p. 150-151. L’auteur note à juste titre des similitudes avec les rébellions urbaines plus récentes, marquées par le transfert de certaines conduites délinquantes dans des formes violentes d’action collective, comme nous le verrons également pour la région lyonnaise dans les cas d’Olivier de Serres à Villeurbanne en 1974-1976 et des Minguettes à Vénissieux en 1981-1983, voir chapitre 18.

129. Linda AMIRI, « La répression policière en France vue par les archives », art. cit., p. 593.

130. Raphaëlle BRANCHE, « La torture pendant la guerre d’Algérie », in Mohamed HARBI et Benjamin STORA, La Guerre d’Algérie, op. cit., p. 568-570.

131. Cité par Tramor QUEMENEUR, « La messe en l’église Saint-Sévérin et le “dossier Jean Müller”. Des chrétiens et la désobéissance au début de la guerre d’Algérie (1955-1957) », Bulletin de l’IHTP, no 83, 2004, p. 94-106 [en ligne].

132. Anne SIMONIN, Le Droit de désobéissance. Les Éditions de Minuit en guerre d’Algérie, Minuit, Paris, 2012, p. 23-29.

133. Pierre VIDAL-NAQUET, L’Affaire Audin (1957-1978), Minuit, Paris, 1989 (1958), p. 11-12.

134. Dans sa lettre de démission à Robert Lacoste le 29 mars 1957, Paul Teitgen dit avoir « reconnu sur certains assignés les traces profondes des sévices ou de tortures qu’il y a quatorze ans [il] subissai[t] personnellement dans les caves de la Gestapo de Nancy ». À cette date, il a connaissance de 2 200 personnes aux mains des parachutistes pour lesquelles il a signé des arrêtés d’assignation à résidence. Quand il quitte la préfecture en septembre 1957, il a signé 24 000 arrêtés d’assignation à résidence. Voir Raphaëlle BRANCHE, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, Gallimard, Paris, 2001, p. 120-121.

135. D’après la notice de Marceau Pivert du Dictionnaire Maitron.

136. Voir notice d’Iveton, Dictionnaire Maitron, et Joseph ANDRAS, De nos frères blessés, Actes Sud, Arles, 2016.

137. Hervé HAMON et Patrick ROTMAN, Les Porteurs de valises. La résistance française à la guerre d’Algérie, Seuil, Paris, 1982, ont privilégié l’expérience du réseau Jeanson.

138. Voir son entretien in Clio. Femmes, Genre Histoire, no 39, 2015, p. 219-232.

139. Bénédicte PONÇOT, « Besançon à l’heure de la décolonisation. Le processus de décolonisation vu d’une ville moyenne de province de 1945 aux années 1960 », thèse d’histoire dirigée par Jean Vigreux, université de Bourgogne, 2016.

140. Béatrice DUBELL, Arthur GROSJEAN et Marianne THIVEND (dir.), Récits d’engagement des Lyonnais auprès des Algériens en guerre 1954-1962, Bouchène, Saint-Denis, 2012, p. 116.

141. Ibid. p. 52-53.

142. Hervé HAMON et Patrick ROTMAN, Les Porteurs de valises, op. cit.

143. Circulaire du Comité fédéral de la Fédération de France du FLN, 10 octobre 1961.

144. Jim HOUSE et Neil MACMASTER, Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire, Tallandier, Paris, 2008.

145. Alain DEWERPE, Charonne, 8 février 1962. Anthropologie historique d’un massacre d’État, Gallimard, Paris, 2006.

146. Ibid., p. 19.

147. Ibid., p. 466.

148. Un million de personnes selon les organisateurs, 150 000 selon la préfecture de police, 200 000 selon le ministère de l’Intérieur et 300 000 selon Le Monde.

149. Les premiers articles rappelant le massacre d’État datent de 1981. Le souvenir met dix ans à s’imposer et aboutit à une manifestation publique le 17 octobre 1991. Nous verrons, au chapitre 18, comment le retournement de mémoire est lié à l’histoire postcoloniale de la France. Le travail pionnier du journaliste Jean-Luc Einaudi a été fondateur.

150. Yann SCIOLDO-ZÜRCHER, Devenir métropolitain. Parcours d’intégration et parcours de rapatriés d’Algérie en métropole (1954-2006), Éditions de l’EHESS, Paris, 2010, p. 36 et 138.

151. Ibid., p. 36.

152. Ibid., p. 133-135.

153. Jean-Jacques JORDI, « Les rapatriés, une histoire en chantier », Le Mouvement social, no 197, 2001, p. 4.

154. Yann SCIOLDO-ZÜRCHER, Devenir métropolitain, op. cit., p. 154.

155. Sur l’histoire longue des supplétifs, dits « harkis », voir Mohand HAMOUMOU et Abderahmen MOUMEN, « L’histoire des harkis et Français musulmans : la fin d’un tabou », in Mohamed HARBI et Benjamin STORA, La Guerre d’Algérie, op. cit., p. 455-495. François-Xavier HAUTREUX, « L’usage des harkis et auxiliaires algériens par l’armée française », in Abderrahmane BOUCHÊNE, Jean-Pierre PEYROULOU, Ouanassa SIARI TENGOUR et Sylvie THÉNAULT (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale, op. cit., p. 519-526.

156. Todd SHEPARD, 1962. Comment l’indépendance algérienne a transformé la France, Payot, Paris, 2008 (2006), p. 298-315.

157. Ibid., p. 302.

158. Voir chapitre 12.

159. Archives de Radio France, lettre citée par Raphaëlle BRANCHE, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, op. cit., p. 429.

160. Sophie ALFIERI, Trois jeunes appelés dans les Aurès, op. cit. Son père se prénomme en réalité Raymond (p. 17) et elle porte son nom.

161. Claire MAUSS-COPEAUX, Appelés en Algérie. La parole confisquée, Hachette Littératures, Paris, 1998, p. 109.

162. Marcel DONATI, Cœur d’acier. Souvenirs d’un sidérurgiste de Lorraine, Payot, Paris, 1994, p. 200-217.

163. Ibid. p. 228.

164. Raphaëlle BRANCHE, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, op. cit., p. 429-435.

165. Inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale le 27 novembre 2008, elle a abouti à la loi no 2010-2 adoptée le 5 janvier 2010.

166. Rapport no 856, Sénat, session extraordinaire de 2012-2013, enregistré à la présidence du Sénat le 18 septembre 2013. Rapport d’Information fait au nom de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois sur la mise en œuvre de la loi no 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, par Mme Corinne Bouchoux et M. Jean-Claude Lenoir, sénateurs.

167. Romain CASTELLESI, « Le mouvement social à l’épreuve de la désindustrialisation : Carmaux (1963-1991) », mémoire de master 1, ENS de Lyon, 2013. Les informations sur Carmaux viennent de ce mémoire.

168. AD Haute-Garonne, 3668 W 2993 article 29, rapport de l’ingénieur des mines au préfet le 7 novembre 1961.

169. Le Monde, 1er mars 1963 : « Vive émotion dans le Nord-Pas-de-Calais ».

170. AN 770 128, article 62, synthèse journalière, cabinet du ministre de l’Intérieur.

171. AN 770 128, article 62, 7 mars 1963.

172. Fresque « Lumières Rhône-Alpes », INA, reportage du 27 mars 1963.

173. AN 770 128, article 62, communiqué du sénateur maire UNR de Forbach, 12 avril 1963.

174. AD Pas-de-Calais, 1 W 25967, rapport des Renseignements généraux sur la reprise du travail le 6 avril 1963 ; meeting de 1 200 mineurs devant le siège du syndicat. Le journal du syndicat des mineurs CGT est muet sur cet incident.

175. Achille BLONDEAU, 1963 : quand toute la mine se lève, Éditions Messidor, 1963, p. 130.

176. Ibid., p. 131.

177. L’expression a été employée pour la première fois en 1969, ce qui lui ôte son aspect téléologique.

178. AN 770128, article 62, 7 mars 1963.

179. AN 770128, article 64, note au ministre après consultation téléphonique des préfets, 9 septembre 1963.

Notes du chapitre 17

1. Henri LEFEBVRE, Critique de la vie quotidienne, tome 2, Fondements d’une sociologie de la quotidienneté, L’Arche, Paris, 1961.

2. « Il a peut-être des secrets pour changer la vie ? Non il ne fait qu’en chercher, me répliquais-je » : Arthur RIMBAUD, Une saison en enfer (Délires, Vierge Folle), Poot, Bruxelles, 1873. André BRETON, DIscours au Congrès des écrivains, Bulletin international du surréalisme, no 3, 20 août 1935, p. 4-7.

3. Le syntagme « les années 68 » est devenu d’usage courant depuis 2008 ; il a été exploré dans un séminaire de l’IHTP/CNRS (Paris), « Les années 68 : événements, cultures politiques, modes de vie », qui s’est tenu de 1994 à 1998. Voir les Lettres d’information, comptes rendus exhaustifs des séances, réalisés par Maryvonne Le Puloch sur le site sirice. univ-paris1.fr ; le séminaire s’est conclu en 1998 par un colloque : Geneviève DREYFUS-ARMAND, Robert FRANK, Marie-Françoise LÉVY et Michelle ZANCARINI-FOURNEL (dir.), Les Années 68, le temps de la contestation, Complexe, Paris, 2000.

4. Guy HOCQUENGHEM, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, Albin Michel, Paris, 1986 : « Leur pouvoir insolent s’est établi sous la gauche […] mais il n’est ni de droite ni de gauche, il est d’une génération : celle qui est passée de Mao-Mai 68 au Rotary et aux Rolls… » (extrait de la quatrième de couverture signée par l’auteur). Hervé HAMON et Patrick ROTMAN, Génération, tome 1, Les Années de rêve ; tome 2, Les Années de poudre, Seuil, Paris, 1987 et 1988.

5. Julie PAGIS, Mai 68, un pavé dans leur histoire. Événements et socialisation politique, Presses de Sciences Po, Paris, 2014. Voir aussi Érik NEVEU, « Trajectoires de “soixante-huitards ordinaires” », in Dominique DAMAMME, Boris GOBILLE, Frédérique MATONTI et Bernard PUDAL (dir.), Mai-juin 1968, L’Atelier, Paris, 2008, p. 306-318.

6. Jean-Noël JEANNENEY et Monique SAUVAGE (dir.), Télévision, nouvelle mémoire. Les magazines de grand reportage, Seuil, Paris, 1982, p. 79 et 225-237, sommaires des émissions de Cinq colonnes à la une (1959-1968). Cette présentation positive des Noirs américains est paradoxale compte tenu du traitement réservé aux Antillais qui manifestent ; il s’explique sans doute par un antiaméricanisme ravivé par l’anti-impérialisme des années 1968.

7. Dominique MEMMI, « Mai 68 et la crise de la “domination rapprochée” », in Dominique DAMAMME, Boris GOBILLE, Frédérique MATONTI et Bernard PUDAL (dir.), Mai-juin 1968, op. cit., p. 35-46.

8. AN, ministère de l’Outre-Mer, 19940180, art. 206. Télégramme du 22 décembre 1959.

9. Louis-Georges PLACIDE, Les Émeutes de décembre 1959 en Martinique, L’Harmattan, Paris, 2009.

10. Ibid. p. 94 sq.

11. AN, ministère de l’Outre-Mer, 19940180, art. 206.

12. AN, ministère de l’Outre-Mer, 19940180, art. 206. Télégramme du 24 décembre 1959.

13. Jacques DUMONT, « Conscription antillaise et citoyenneté revendiquée au tournant de la Première Guerre mondiale », Vingtième Siècle, no 92, 2006, p. 101-116.

14. Service historique de la Défense, 13 H 18.

15. Sylvain MARY, « La genèse du service militaire adapté à l’Outre-Mer. Un exemple de rémanence du passé colonial dans la France des années 1960. », Vingtième Siècle, no 132, 2016, p. 97-110. Je remercie Sylvain Mary de me l’avoir communiqué avant parution.

16. Bulletin mensuel de statistique d’Outre-Mer, no 4, octobre-novembre 1960.

17. 50,85 % au recensement de 1961.

18. Claude-Valentin MARIE, « Les populations des DOM-TOM, nées et originaires, résidant en France métropolitaine », INSEE-Résultats, Démographie-Société, no 24, 1993.

19. AN 770309, article 62.

20. Titre de Libération le 19 février 2014, au lendemain de l’adoption par l’Assemblée nationale d’une résolution « relative aux enfants réunionnais placés en métropole ».

21. Philippe VITALE, « Non florebo quocumque ferar. L’affaire du transfert des mineurs réunionnais », archives privées.

22. Wilfrid BERTILE, « Le Sous-développement réunionnais. L’émigration en métropole : somnifère ou remède ? », mémoire de maîtrise de géographie, faculté d’Aix-en-Provence, 1968, p. 141.

23. Jean-Claude LELOUTRE, La Réunion. Département français, Maspero, Paris, 1968.

24. Gilles ASCARIDE, Corinne SPAGNOLI et Philippe VITALE, Tristes tropiques de la Creuse, Éditions K’A, L’Ille-sur-Têt, 2004.

25. Le téléfilm reprend partiellement le livre de Ivan JABLONKA, Enfants en exil. Transfert de pupilles réunionnais en métropole (1963-1982), Seuil, Paris, 2007.

26. Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Le Moment 68. Une histoire contestée, Seuil, Paris, 2008.

27. Archives de Sciences Po, Fonds Pierre Bolotte, PB 14, 7-Événements 67, correspondance, télégramme chiffré au MEDETOM, 20 mars, 19 h 55.

28. Jean-Pierre SAINTON, La Décolonisation improbable, Éditions Jasor, Pointe-à-Pitre, 2012, p. 285-291. Raymond GAMA et Jean-Pierre SAINTON, Mé 67, mémoire d’un événement, Éditions Lespwisavann, Port-Louis, 2012 (1985). Pour la fiction, voir Gerty DAMBURY, Les Rétifs, Éditions du Manguier, Paris, 2012 ; Jean PLUMASSEAU, Au nom de la patrie, Éditions Nestor, Gourbeyre, 2012. Les évènements de 1959, 1962 et 1967 ont été analysés par les historiens de la Commission Antilles, du ministère Outre-mer. Voir rapport en ligne.

29. Voir, sur le site ina. fr, « Lendemain sanglant à Dijbouti », Panorama, 28 mars 1967.

30. « 68, mon mai à moi. Mémoires de femmes », Les Cahiers de l’APA, mai 2002, no 24, p. 8-9. Signé uniquement du prénom lors de la première publication en 2002, les noms sont établis en annexe p. 78-79. Une seconde édition a été réalisée sous le titre Filles de mai, Le bord de l’eau, Lormont, 2004.

31. Boris GOBILLE, « Le texte caché de la domination rapprochée. Le journal collectif de quatre jeunes filles pensionnaires d’un lycée de Bourgogne en 1961 », captation vidéo, semi-plénière « La domination rapprochée : une approche heuristique ? », 5congrès international de l’Association française de sociologie, Nantes, 2-5 septembre 2013 [en ligne].

32. Dans certains lycées de province, le règlement prévoyait toutefois qu’on puisse porter un pantalon sous une jupe quand la température descendait au-dessous de – 10 degrés.

33. James C. SCOTT, La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Éditions Amsterdam, Paris, 2009.

34. AN 770 309, article 33.

35. Elles parlent parfois de mixité mais jamais de sexualité. Un paragraphe du questionnaire concernait pourtant les relations entre garçons et filles : les questions portaient sur la mixité de la scolarité et des études, sur les activités de loisirs – avec la question suivante : « Souhaitez-vous que les relations soient plus fraternelles [sic], plus sexualisées (bals, etc.) ? » –, sur le droit à la contraception et sur la revendication d’une égalité effective des droits des femmes.

36. Cité par Marie-Françoise LÉVY, « Les femmes du temps présent à la télévision : la mutation des identités (1960-1975) », in Geneviève DREYFUS-ARMAND, Robert FRANK, Marie-Françoise LÉVY et Michelle ZANCARINI-FOURNEL (dir.), Les Années 68, op. cit., p. 199-216.

37. Ibid. p. 211.

38. Ibid. p. 213.

39. Ibid. p. 209.

40. Anne-Marie SOHN, « Pour une histoire de la société au regard des médias », Revue d’histoire moderne et contemporaine, avril-juin 1997, p. 286-306.

41. Ces lettres, tout comme les carnets de Ménie Grégoire sur les émissions, sont déposées aux Archives départementales d’Indre-et-Loire. Dominique CARDON et Smaïn LARCHER, dans leur article « Les germes d’une culture », Libération, 4 novembre 1994, ont fait connaître à un large public leur contribution au colloque universitaire « L’intimité radiophonique. L’émission de Ménie Grégoire (1967-1981) », colloque de Tours, octobre 1994.

42. BDIC, fonds Mémoires de 68, archives des Cahiers de Mai, « Journal d’une ouvrière à Montpellier ». Le manuscrit est confié au comité d’action de la faculté de lettres de Montpellier. Il est publié en plusieurs livraisons entre septembre et novembre 1968, dans un journal militant de l’époque, les Cahiers de Mai, avant d’être réédité en brochure par le collectif Liaisons directes.

43. AN 770128, article 183, rapports sur l’activité préfectorale. À l’automne 1967, le préfet de la Sarthe veut faire appel à l’armée, ce que refuse le ministère de l’Intérieur.

44. Nicolas HATZFELD et Cédric LOMBA, « La grève de la Rhodiacéta en 1967 », in Dominique DAMAMME, Boris GOBILLE, Frédérique MATONTI et Bernard PUDAL (dir.), Mai-juin 1968, op. cit., p. 102-113. L’expression « après-midi pour un Grand Soir », titre de ce paragraphe, leur est empruntée.

45. AN 770128, article 183, rapport du préfet de la Sarthe au ministère de l’Intérieur, 18 décembre 1967.

46. Gérard LANGE, « À Caen, une représentation originale de la révolte de 1968 : la colère des OS », Révolte et Société, tome 2, Publications de la Sorbonne, Paris, 1989, p. 255.

47. AN 83600, article 1, rapport du préfet du Calvados, 3 février 1968. Les dirigeants de l’UNEF et les militants de la CFDT ont en commun d’être passés par l’Action catholique ou la JEC et, pour une part, d’adhérer au PSU. Gérard LANGE, « La liaison étudiants-ouvriers à Caen », in René MOURIAUX, Annick PERCHERON, Antoine PROST, Danielle TARTAKOWSKY (dir.), 1968. Exploration du Mai français, tome 1, Terrains, L’Harmattan, Paris, 1992, p. 219-220.

48. AN 7701122, rapport de l’inspection du travail.

49. Michel TREBISTCH, « Voyages autour de la révolution. Les circulations de la pensée critique de 1965 à 1968 », in Geneviève DREYFUS-ARMAND, Robert FRANK, Marie-Françoise LÉVY et Michelle ZANCARINI-FOURNEL (dir.), Les Années 68, op. cit., p. 69-87.

50. FNL = Front national de libération du Sud-Vietnam.

51. Avant-Garde jeunesse (journal de la Jeunesse communiste révolutionnaire), no 10-11, février-mars 1968, cité in Alain SCHNAPP et Pierre VIDAL-NAQUET, Journal de la Commune étudiante. Textes et documents, novembre 1967-juin 1968, Seuil, Paris, 1988, p. 75.

52. Cité in Jean-Pierre DUTEUIL, Nanterre, 1965-66-67-68. Vers le mouvement du 22 mars, Acratie, Mauléon, 1988.

53. Jean-Pierre DUTEUIL, « Les groupes politiques d’extrême gauche à Nanterre », in Geneviève DREYFUS-ARMAND, Laurent GERVEREAU (dir.), Mai 1968, Les mouvements étudiants en France et dans le monde, BDIC, Nanterre, 1988, p. 110-115.

54. On trouve l’anecdote suivante dans l’article de Françoise BLUM, « Sénégal 1968 : révolte étudiante et grève générale », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 2, no 59, 2012, p. 144-177 : « Omar Blondin Diop envoie à ses frères la recette du cocktail Molotov. Ils en fabriqueront et s’en serviront, devant l’université. » Témoignage du frère d’Omar Diop, lycéen en 1968, entretien avec Ousmane Blondin Diop à Paris en mars 2010.

55. Monique Hervo citée par Vincent LEMIRE, « Nanterre, les bidonvilles et les étudiants », in Philippe ARTIÈRES et Michelle ZANCARINI-FOURNEL (dir.), 68, une histoire collective, La Découverte, Paris, 2008, p. 137-143.

56. Jean-Pierre DUTEUIL, Nanterre, 1965-66-67-68, op. cit., cité par Vincent LEMIRE, « Nanterre, les bidonvilles et les étudiants », art. cit., p. 138-139.

57. La réforme Fouchet de 1963 connaît une accélération en 1965 avec la diversification des enseignements supérieurs et la création des IUT. Voir COLLECTIF, De Gaulle en son siècle, tome 3, fondation Charles de Gaulle, Paris, 1991, p. 591-594.

58. « Nanterre ou la formation des oies gavées », tract diffusé le 14 mars 1968 à la faculté de Nanterre.

59. « 68, mon mai à moi. Mémoires de femmes », Les Cahiers de l’APA, no 24, mai 2002, p. 29.

60. Ibid., p. 78.

61. Voir le film de Louis MALLE, Milou en mai (1990) qui nous fait aussi pénétrer dans un autre type de famille, bourgeoise, prise dans la tourmente des événements de 1968.

62. Stéphane GACON, « L’amnistie et les événements de Mai », in Xavier VIGNA et Jean VIGREUX (dir.), Mai-juin 1968. Huit semaines qui ébranlèrent la France, Éditions universitaires de Dijon, Dijon, 2010, p. 148-151.

63. Archives de la préfecture de police de Paris, 3 mai 1968.

64. Expression décalquée du titre de Xavier VIGNA et Jean VIGREUX (dir.), Mai-juin 1968, op. cit.

65. Liaison, septembre 1968. État des blessés du service d’ordre au cours des événements de mai et juin 1968.

66. Maurice GRIMAUD, En Mai, fais ce qu’il te plaît, Stock, Paris, 1977, p. 118. Rapport du commandant de deux escadrons de gendarmerie.

67. Pierre FEUERSTEIN, Printemps de révolte à Strasbourg, mai-juin 1968, Saisons d’Alsace, Strasbourg, 1968, p. 24.

68. Vincent PORHEL, « Mai 1968 au collège littéraire de Brest », mémoire de maîtrise, université de Brest, 1988.

69. Entretien personnel avec Siân REYNOLDS universitaire britannique présente à Dijon en mai 1968 et frappée par ces manifestations dijonnaises et son article postérieur : Siân REYNOLDS, « Dijon in May 68 : local politics, the Spectre of Anarchy and the “Silent Majority” », Modern & Contempory France, vol. 16, no 2, avril 2008, p. 195-208. Voir aussi Philippe PECHOUX, « “Pas de Nanterre à Dijon”, construction et contradictions du mouvement étudiant dijonnais de mai-juin 1968 : entre réforme, révolution et réaction », in Xavier VIGNA et Jean VIGREUX (dir.), Mai-juin 1968, op. cit., p. 179-182.

70. Pierre FEUERSTEIN, Printemps de révolte à Strasbourg, op. cit., p. 23-24.

71. Le Monde, 9 mai 1968, et La Nouvelle République du Centre-Ouest, 8 mai 1968.

72. Christian Fouchet, ministre de l’Intérieur est ainsi interpellé car, pour les manifestants, ce sont ses forces de l’ordre qui sont « enragées ».

73. À l’Ouest tout a commencé le 8 mai est le titre de l’ouvrage publié en 1984 (mais écrit en 1968) par le responsable départemental de la CFDT Daniel Palvadeau.

74. La Nouvelle République du Centre-Ouest, 9 mai 1968.

75. Archives INA, KMCAD 890134.

76. Le Monde 11 mai 1968.

77. Alexis BONNET, « Mai 1968 à Lyon et à la CFDT », mémoire de maîtrise, université Lyon 2, 1995, p. 25-29. Lilian MATHIEU, « Décalages et ajustements des dynamiques contestataires : mai-juin 1968 à Lyon », in Xavier VIGNA et Jean VIGREUX (dir.), Mai-juin 1968, op. cit., p. 55-70.

78. Pierre FEUERSTEIN, Printemps de révolte à Strasbourg, op. cit., p. 24 et 27.

79. AD Bouches-du-Rhône, 135W429, rapport des Renseignements généraux au préfet, 11 mai 1968.

80. AD Loir-et-Cher, 1269W243, rapport du sous-préfet au préfet, 13 mai 1968.

81. Pierre FEUERSTEIN, Printemps de révolte à Strasbourg, op. cit., p. 28.

82. AD Bouches du Rhône, 165 W 432, rapport pour la réunion des commissionnaires divisionnaires des Renseignements généraux, 30 juillet 1968.

83. Jacques BAYNAC, Mai retrouvé. Contribution à l’histoire du mouvement révolutionnaire du 3 mai au 16 juin 1968, Robert Laffont, Paris, 1978, p. 118.

84. Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « Genre et politique : les années 1968 », Vingtième Siècle, no 75, 2002, p. 133-143.

85. AD Rhône, 2690 W 1, communiqué des professeurs du lycée du Portail Rouge Saint-Étienne le 11 mai à 8 h 15.

86. AD Bouches-du-Rhône, 165 W 432, tract de l’AGEN-UNEF et du SNESup Marseille, 11 mai 1968.

87. Georges SÉGUY, Le Mai de la CGT, Julliard, Paris, 1972.

88. Le Monde, 15 mai 1968, « Nuit de liberté à la Sorbonne ».

89. Jean-Marie LEUWERS, Un peuple se dresse. Luttes ouvrières, Mai 1968, Éditions ouvrières, Paris, 1969, p. 89-90 cité par Xavier VIGNA, « Les occupations d’usine », in Philippe ARTIÈRES et Michelle ZANCARINI-FOURNEL (dir.), 68, une histoire collective, op. cit.

90. François LE MADEC, L’Aubépine de mai. Chronique d’une usine occupée : Sud-Aviation Nantes 1968, CDMOT, Nantes, 1988. Une première version manuscrite a été écrite pendant l’été 1968. Le manuscrit, dactylographié quasiment à l’identique en 1987, fut publié après des coupes (sur les incidents entre grévistes et non grévistes et sur les contacts entre ouvriers et étudiants) en 1988. Les trois versions se trouvent au Centre d’histoire du travail de Nantes et peuvent être comparées.

91. Voir une analyse détaillée du genre viril de l’occupation in Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « Genre et politique : les années 1968 », art. cit., p. 135-138.

92. François LE MADEC, L’Aubépine de mai, op. cit., ne comporte pas ces citations recueillies dans le manuscrit qui contient un très long développement sur la question des relations entre étudiants et ouvriers, ainsi qu’un bilan après mai-juin 1968 pour des perspectives d’avenir. La version imprimée vingt ans plus tard (fruit du travail d’un universitaire nantais) est plus critique.

93. Philippe LÉPINE, « Cultures politiques en milieu ouvrier : l’exemple des travailleurs de la SNIAS à Bouguenais », thèse de doctorat de sociologie, université de Nantes, 1988, p. 182.

94. Fanny GALLOT, « La conflictualité à Renault-Cléons en mai-juin 1968 », in Xavier VIGNA et Jean VIGREUX (dir.), Mai-juin 1968, op. cit., p. 23-35.

95. Ibid. p. 27, AD Seine-Maritime, rapport des Renseignements généraux, 18 mai 1968.

96. Témoignage d’un responsable de la CFDT de Flins, Esprit, no 8-9, août-septembre 1968, p. 98-99.

97. La Nouvelle République du Centre-Ouest, 17 mai 1968. Au départ, une grève de vingt-quatre heures était prévue, puis les syndicats proposèrent au vote une grève illimitée avec ou sans occupation.

98. Voir la mise au point de Xavier VIGNA, « La CGT et les grèves ouvrières en mai-juin 1968 : une opération paradoxale de stabilisation », in Xavier VIGNA et Jean VIGREUX (dir.), Mai-juin 1968, op. cit., p. 193-213.

99. Pour un panorama complet, voir Xavier VIGNA, L’Insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2007.

100. Entretien réalisé en 2008 et étudié par Julie PAGIS, « Engagements soixante-huitards sous le regard croisé des statistiques et des récits de vie », Politix, no 93, 2011, p. 108. Voir également le portrait plus détaillé in Julie PAGIS, Mai 1968, un pavé dans leur histoire, op. cit., p. 138-149.

101. Xavier VIGNA et Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « Les rencontres improbables dans les années 68 », Vingtième Siècle, no 101, 2009, p. 163-177. Les exemples et les développements qui suivent proviennent de cet article.

102. Ibid. Archives confédérales CFDT, 7 H 58.

103. Jean LACOUTURE, « Une république libertaire au Quartier latin », Le Monde, 21 mai 1968.

104. Exemple du comité d’action du quartier du Marais (IIIe-IVe arrondissement, 1968-1972) in Nicolas DAUM, Mai 1968 raconté par des anonymes, Éditions Amsterdam, Paris, 2008 (1988).

105. Archives confédérales CFDT 7 H 48, collection du Journal du Rhône édité par l’UD-CFDT.

106. AN 19910194/5, note de la Direction centrale des Renseignements généraux, 14 août 1968.

107. Vincent PORHEL a fait une étude complète sur la CSF de Brest in Ouvriers bretons. Conflits d’usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 68, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2008, p. 74-91.

108. Annie DE PISAN et Anne TRISTAN, Histoires du MLF, Calmann-Lévy, Paris, 1997, p. 37-38 ; Jacqueline FELDMAN, « De FMA au MLF. Un témoignage sur les débuts du mouvement de libération des femmes », Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, no 29, 2009, p. 193-203.

109. Jacqueline FELDMAN, « De FMA au MLF. Un témoignage sur les débuts du mouvement de libération des femmes », Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, art. cit., p. 193-203.

110. FHAR, Rapport contre la normalité, Champ libre, Paris, 1971.

111. Témoignages anonymes dans Gai Pied Hebdo, no 319, 5 mai 1988, p. 82, cité par Julian JACKSON, « Qu’est-ce qu’un homosexuel libéré ? », Clio. Histoire‚ Femmes et Sociétés, no 29, 2009, p. 17-35.

112. Le Monde, 21 mai 1968, p. 5 et 23 mai, p. 12.

113. « Dans les hôpitaux, réforme sans chloroforme », Elle, 17 juin 1968.

114. Alain SCHNAPP et Pierre VIDAL-NAQUET, Journal de la Commune étudiante, op. cit., p. 657-658.

115. Marie-Françoise LÉVY et Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « La légende de l’écran noir. L’information à la télévision dans la crise de mai-juin 1968 », Réseaux, no 90, juillet-août 1998, p. 95-117.

116. Vincent PORHEL et Michelle ZANCARINI-FOURNEL (dir.), « 68, révolutions dans le genre ? », Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, no 29, 2009. Elles sont effectivement plus souvent en pantalon qu’en minijupe, une tenue plus pratique pour défiler ou pour courir. Venue d’Angleterre, la mode de la minijupe a été une « véritable révolution de tissu » dénudant les jambes des jeunes femmes et faisant concurrence aux jupes longues et fleuries des hippies. Voir Élodie NOWINSKI, « La mini-jupe, une révolution de tissu », in Philippe ARTIÈRES et Michelle ZANCARINI-FOURNEL (dir.), 68, une histoire collective, op. cit., p. 71-74.

117. François LE MADEC, L’Aubépine de mai, op. cit., version dactylographiée, non paginée, chapitre « La vie dans les quartiers ».

118. Nicole BERNHEIM, « Du quartier latin à Sochaux, les jeunes filles aussi », Le Monde, 28 juin 1968.

119. Aurélie LOPEZ, Journal d’une OS, Éditions ouvrières, Paris, 1979, p. 31-32.

120. La Vie ouvrière, hebdomadaire de la CGT, supplément au numéro 1 238, 22 mai 1968.

121. Jean BRON, Histoire ouvrière, la CFDT dans l’Isère, Presses universitaires de Grenoble, Grenoble, 1984, p. 129.

122. Le numéro 1 238 de La Vie ouvrière est illustré par une photographie de femmes devant la grille des chèques postaux à Paris avec ce commentaire : « Qu’elle a joli visage notre grève ! ».

123. AN 760122, grève de 1968 dans le département du Rhône. À la CIBA le principe est admis dans le protocole conclu en juin 1968.

124. Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « Stratégies de distinction par la voix et le geste : provocations et violences symboliques des femmes dans les manifestations des “années 68” », in Philippe BOURDIN, Jean-Claude CARON et Mathias BERNARD (dir.), La Voix et le geste. Une approche culturelle de la violence socio-politique, Presses universitaires Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand, 2005, p. 245-270.

125. Cité par Geneviève DREYFUS-ARMAND, « L’arrivée des immigrés sur la scène politique », Les Années 68 : événements, cultures politiques et modes de vie, SIRICE : lettre d’information no 30, 9 mars 1998.

126. Jean MAITRON, Jean-Claude PERROT, Michelle PERROT et Madeleine REBÉRIOUX, « La Sorbonne par elle-même », Le Mouvement social, no 64, 1968, p. 291.

127. Xavier VIGNA, « Une émancipation des invisibles ? Les ouvriers immigrés dans les grèves de mai-juin 68 », in Ahmed BOUBEKER et Abdellali HAJJAT (dir.), Histoire politique des immigrations (post) coloniales. France, 1920-2008, Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 85-94.

128. Archives confédérales CFDT 7 H 735. Le centre d’hébergement Citroën de Villiers-le-Bel entasse ainsi quatorze travailleurs dans des appartements de deux ou trois pièces, avec des loyers très chers. Voir Jacques BAYNAC, Mai retrouvé, Paris, Robert Laffont, 1978, p. 137 sq.

129. Patrick WEIL, La France et ses étrangers, Gallimard, Paris, 1995 (1991). Michel VERRET, Le Travail ouvrier, Armand Colin, Paris, 1982, p. 175. Au recensement de 1968, la France compte 2 621 000 étrangers sur 49 654 000 habitants. Les Espagnols (607 000) précèdent désormais les Italiens (572 000), tandis que la présence portugaise (296 000) a quintuplé depuis 1962. Les 474 000 Algériens dominent largement les migrants coloniaux, d’autant que leur présence s’accroît fortement (+ 35 % depuis 1962). L’immigration algérienne devient un laboratoire pour les pratiques restrictives à partir de 1964. Voir Alexis SPIRE, Étrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France (1945-1975), Grasset, Paris, 2005, p. 239-243.

130. AN, ministère de l’Intérieur. Direction centrale des Renseignements généraux, rapport du 25 juin 1968.

131. Action, no 12, 18 juin 1968.

132. Cahiers de Mai, no 4, 15 septembre-1er octobre 1968.

133. Laure PITTI, « Ouvriers algériens à Renault-Billancourt, de la guerre d’Algérie aux grèves d’OS des années 1970 », thèse d’histoire, université Paris 8, 2002, p. 460-472.

134. Archives confédérales CFDT 7 H 58. Xavier Vigna a retrouvé dans les archives du sociologue Claude Durand (BDIC) un texte intitulé « Document annexe. La plateforme des ouvriers immigrés de Renault-Billancourt, comité de grève inter-syndical des immigrés », non daté, qui reprend une série de revendications analogues. Xavier VIGNA et Jean VIGREUX (dir.), Mai-juin 1968, op. cit., p. 213.

135. Jacques BAYNAC, Mai retrouvé, op. cit., p. 137-143.

136. Tract en espagnol et en portugais rédigé par le syndicat CGT des usines de la région parisienne, non daté. Centre des archives du monde du travail, Roubaix, fonds prêtres-ouvriers, 1997.

137. Archives de la préfecture de police de Paris, FA 270. Le total des arrestations indiqué par les chiffres de la police s’élève à 382.

138. Les occupants ont en effet été conduits à Beaujon pour une vérification d’identité. Archives de la préfecture de police de Paris, liasse « Grèves juin 1968. Divers ».

139. AN 19910194/3, rapport des Renseignements généraux sur la CNT, non daté (1968), p. 13.

140. Antoinette, journal féminin de la CGT, no 57, décembre 1968. L’affaire est évoquée dans le roman d’Aurélie FILIPPETTI, Les Derniers Jours de la classe ouvrière, Stock, Paris, 2003, p. 113-126. Cités par Xavier VIGNA in « La figure ouvrière à Flins (1968-1973) », in Geneviève DREYFUS-ARMAND, Robert FRANK, Marie-Françoise LÉVY et Michelle ZANCARINI-FOURNEL (dir.), Les Années 68, op. cit., p. 329-343.

141. Bulletin mensuel DCRG, Mai-juin-juillet 1968, AN 860581/25.

142. Léon GANI, Syndicats et travailleurs immigrés, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 147.

143. Voir notamment COLLECTIF ARC, Citroën-Nanterre en mai-juin 1968 ; Jean-Pierre THORN, Oser lutter, oser vaincre ; Paul SEBAN, La CGT en Mai 1968.

144. Xavier VIGNA, L’Insubordination ouvrière, op. cit.

145. « La Commune de Nantes », Cahiers de Mai, no 1, 15 juin 1968 ; titre repris par Yannick GUIN, La Commune de Nantes, Maspero, Paris, 1969. Le mythe de la Commune de Nantes a été revigoré lors des commémorations décennales de 1978 et de 1988 : Ouest unité (mensuel d’information du PS), « En photos Mai 1968 à Nantes », no 19, mai-juin 1978 ; Tribune socialiste, « La commune de Nantes », no 787, juin 1978 ; Rouge, « La commune de Nantes », hors-série, 1988.

146. Le Monde, 26-27 mai 1968, p. 7, reprend les déclarations du préfet Max Moulins.

147. La fermeté du préfet de région Max Moulins est appréciée au ministère de l’Intérieur puisque son nom est avancé un temps pour remplacer le préfet de police de Paris à la fin du mois de mai, selon Maurice GRIMAUD, En Mai, fais ce qu’il te plaît, op. cit., p. 274. Les deux hommes avaient en effet des conceptions de l’intervention de la police diamétralement opposées. Max Moulins le reconnaît lui-même quarante ans plus tard : « Je n’ai jamais eu la réputation d’être un tendre, j’ai été préfet des DOM-TOM avant de venir à Lyon… », Lyon-Mag, 13 mai 2008.

148. Le Monde, 14 au 15 juillet 1968.

149. AD Bouches du Rhône, 135 W 350, message radio du ministre de l’Intérieur aux préfets, à remettre en urgence aux commandants des groupements de CRS, 25 mai 1968, 15 h 20.

150. Danielle TARTAKOWSKY, « Le PCF en mai-juin 1968 », in René MOURIAUX, Annick PERCHERON, Antoine PROST, Danielle TARTAKOWSKY (dir.), 1968. Exploration du Mai français, tome 2, Acteurs, L’Harmattan, Paris, 1992, p. 152.

151. Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « Retour sur “Grenelle” : la cogestion de la crise » in Geneviève DREYFUS-ARMAND, Robert FRANK, Marie-Françoise LÉVY et Michelle ZANCARINI-FOURNEL (dir.), Les Années 68, op. cit., p. 443-460.

152. Xavier VIGNA, L’Insubordination ouvrière, op. cit., p. 32.

153. Note manuscrite de trois pages. « Les cadres pendant la grève à l’usine Pierre Lefaucheux » et tract CFDT du 21 juin 1968, archives CFDT, 4 W 85.

154. Paris-Normandie, 7 juin 1968.

155. Maurice GRIMAUD, En Mai fais ce qu’il te plaît, op. cit., p. 305.

156. À Flins, la direction de l’usine n’hésite pas à recruter des ouvriers immigrés dans des commandos antigrévistes menés par des chefs pour patrouiller la nuit et interdire une reprise de l’occupation les 19 et 20 juin. Xavier VIGNA, « La figure ouvrière à Flins (1968-1973) », art. cit.

157. Sur Peugeot-Sochaux, voir Nicolas HATZFELD, « La grève de mai-juin 1968 aux automobiles Peugeot à Sochaux », mémoire de maîtrise, université Paris 8, juin 1985 ; Nicolas HATZFELD, « Les morts de Flins et de Sochaux : de la grève à la violence politque », in Philippe ARTIÈRES et Michelle ZANCARINI-FOURNEL (dir.), 68, une histoire collective, op. cit., p. 322-326 ; Mémoires de 68, BDIC, delta rés. 576/4.3.10, recueil de témoignages sur la journée du 11 juin.

158. Vincent PORHEL, « Mai 1968 au collège littéraire de Brest », mémoire de maîtrise, université de Brest, 1988. Les informations sur Brest viennent de ce mémoire.

159. Analyse et question posée le 22 juin par l’éditorialiste Pierre Viansson-Ponté en une du journal Le Monde.

160. AD Pas-de-Calais, 1424 W 125, tract des unions départementales CGT et CFDT du Pas-de-Calais : « En hommage à Marc Lanvin lâchement assassiné à Arras, Manifestez votre réprobation le mercredi 3 juillet 1968. »

161. Entretien réalisé par Julie Pagis avec Paul, 4 juillet 2008, cité in Julie PAGIS, Mai 1968, op. cit., p. 138. Sur l’histoire et la mémoire de l’établissement voir « Ouvriers volontaires. Les années 68, “l’établissement” en usine », Les Temps modernes, no 684-685, juillet-octobre 2015.

162. Jean CARPENTIER, Textes libres, L’impensé radical, Paris, 1972, cité in La Lettre de l’enfance et de l’adolescence, no 45, 2001, p. 73-75. On trouve le texte complet du tract dans ce numéro.

163. Loi no 73-639 du 11 juillet 1973.

164. Corinne BOUCHOUX, « L’affaire Gabrielle Russier », Vingtième Siècle, no 33, 1992, p. 56-64. Gabrielle RUSSIER, Lettres de prison, Seuil, Paris, 1973.

165. Le Soir de Bayonne, 24 février 1972, cité in Gilles RICHARD (dir.), Mai 1968… et après ? Une nouvelle donne politique, CRDP d’Aquitaine, Bordeaux, 2008, p. 295.

166. Nicole BERNHEIM, « Faut-il chasser les élèves enceintes des établissements scolaires ? », Le Monde, 18 décembre 1971.

167. AN 860581, article 27, rapport du 14 février 1973.

168. AN 860581, article 27, note bleue des Renseignements généraux, 13 mars 1973.

169. AN 860581, article 26, instructions de Raymond Marcellin aux préfets, 22 mars 1973.

170. C’est aussi le titre du journal lycéen de Lille L’Entonnoir, supplément à Charlie Hebdo, no 123.

171. AN 770327, article 8, cabinet du ministre de l’Intérieur, note hebdomadaire du 30 mars 1973.

172. Le Monde, 4 avril, p. 11. Le commandant de la caserne est mis aux arrêts pour ne pas avoir sauvegardé l’emblème national.

173. AN 860581, article 27, rapport du 3 avril 1973 du préfet de la Mayenne.

174. AN 860581, article 27, rapport du 13 avril 1973 du préfet de l’Aude.

175. AN 94 58 MI 28, circulaire du ministère de l’Éducation nationale, 17 avril 1973.

176. Gérard VINCENT, Le Peuple lycéen, Gallimard, Paris, 1974, p. 465-477.

177. Nom du journal des lycéens du secteur technique ; le premier numéro paraît le 22 mars 1973.

178. AN 860581, article 27, note bleue de la direction des Renseignements généraux, 11 avril 1973.

179. Le 4 avril 1973, l’émission Édition spéciale, sur la première chaîne, organise à une heure de grande écoute (20 h 30) un face-à-face entre le ministre de l’Éducation nationale, Joseph Fontanet, et quatre représentants des organisations lycéennes sans exclusive, l’UNCAL (Martine Bodin), la Coordination (Michel Field), l’UNEF Renouveau (proche des communistes, René Maurice), l’UNEF US (Michel Sérac).

180. AN 770327, article 8, note hebdomadaire du 12 avril 1973 (conclusion de la note).

181. Françoise PICQ, Libération des femmes. Les années mouvement, Seuil, Paris, 1992.

182. Bibia PAVARD, « Genre et militantisme dans le mouvement pour la liberté de l’avortement et la contraception. Pratique des avortements (1973-1979) », Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, no 29, 2009, p. 79-96. Voir également son livre indispensable pour un panorama complet, Si je veux, quand je veux. Contraception et avortement dans la société française (1956-1979), Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2012.

183. Bibia PAVARD, Florence ROCHEFORT et Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Les Lois Veil. Contraception 1974, IVG 1975, Armand Colin, Paris, 2012.

184. FHAR, Rapport contre la normalité, op. cit., 1971.

185. Le titre du journal Tout ! vient du mot d’ordre « Ce que nous voulons, tout ! » des ouvriers de la FIAT lors des grèves de l’automne 1969 ; ce mot d’ordre fut repris par les mouvements féministes européens. Le numéro 12, interdit à la vente, est daté du 25 avril 1971.

186. Julian JACKSON, « Qu’est-ce qu’un homosexuel libéré ? Le mouvement Arcadie dans les années 68 », art. cit.

187. Libération, 16 juin 1976.

188. Colette PIPON, Et on tuera tous les affreux. Le féminisme au risque de la misandrie (1970-1980), Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2012.

189. Catherine ACHIN et Delphine NAUDIER, « La libération par Tupperware ? Diffusion des idées et pratiques féministes dans de nouveaux espaces de sociabilité féminine », Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, no 29, 2009, p. 131-140.

190. Anne-Claire REBREYEND, « Une “femme libérée” ? Récit autobiographique sur les années 68 », Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, no 29, 2009, p. 185-191.

191. Philippe ARTIÈRES, Laurent QUERO et Michelle ZANCARINI-FOURNEL (dir.), Le Groupe d’information sur les prisons. Archives d’une lutte, Éditions de l’IMEC, Paris, 2003.

192. Michel FOUCAULT, Dits et écrits, vol. 2, texte no 86, Gallimard, Paris, 1994, p. 174.

193. Ibid., p. 176-182, titre d’un article de Claude ANGELI dans Politique-Hebdo, no 24, 18 mars 1971.

194. Enquête dans vingt prisons, Champ libre, « Intolérable », no 1, Paris, 1971.

195. Michel FOUCAULT, Dits et écrits, vol. 2, op. cit., p. 426 (juin 1973).

196. BDIC, fonds Mémoires de 68, F delta rés 576 5/5/1.

197. Métropole-Vie lyonnaise, avril 1972.

198. AN 850261, article 2, motion du personnel des Baumettes, rapport du préfet de région le 24 septembre 1971.

199. COMITÉ VÉRITÉ TOUL, La Révolte de la centrale Ney, Gallimard, Paris, 1973.

200. « La voix des insurgés se fera entendre dans toute la France », La Cause du peuple – J’accuse, 18 décembre 1971. Voir aussi Le Monde, 25 décembre 1971.

201. COLLECTIF, La Révolte de la prison de Nancy, 15 janvier 1972, Le Point du jour, Cherbourg, 2013. Le texte est sur la quatrième de couverture. À l’intérieur, outre de nombreux documents, photographies et commentaires, on trouve le récit complet par un détenu de ce qu’il appelle « la révolution » du 15 janvier 1972.

202. AN 850261, article 2, note anonyme sur la mutinerie de la prison Charles III à Nancy, 15 janvier 1972.

203. AN 850261, article 2, rapport du préfet de Meurthe-et-Moselle au ministre de l’Intérieur, 17 janvier 1972.

204. COLLECTIF, La Révolte de la prison de Nancy, op. cit.

205. CAP, Journal des prisonniers, no 1, 1972.

206. GIP, Suicides de prison (1972), Gallimard, « Intolérable », no 4, Paris, 1973.

207. BDIC, fonds Mémoires de 68, F delta rés 576 5/5/2.

208. Témoignage datant de 2007 cité dans la préface de Jean-Pierre Barou à Simone DE BEAUVOIR, « En France, aujourd’hui, on peut tuer impunément », photographies de Dany Lentin, Indigènes éditions, Montpellier, 2015, p. 6. J’accuse, no 2, 15 février 1971 (journal créé par la Gauche prolétarienne).

209. Cet ouvrage reproduit l’article publié initialement dans J’accuse, op. cit.

210. Ibid., p. 26.

211. Ibid. p. 6.

212. Charles DUSNASIO, Un vieux barbu dans la chaudière, Éditions La Digitale, Quimperlé, 1992, p. 13.

213. Pour un panorama complet des mouvements contestataires, voir Michelle ZANCARINI-FOURNEL, Changer la vie ! Histoire sociale des contestations dans les années 1968, habilitation à diriger des recherches, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 1999.

214. Pour les ouvriers, la somme est Xavier VIGNA, L’Insubordination ouvrière, op. cit.

215. Lilian MATHIEU, Les Années 70, un âge d’or des luttes ?, Textuel, Paris, 2009.

216. Xavier VIGNA, Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Perrin, Paris, 2012.

217. Vincent PORHEL, Ouvriers bretons. Conflits d’usine, conflits identitaires en Bretagne dans les années 68, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2008.

218. AN 860581, article 28, 11 juillet 1975. Étude anonyme de seize pages sur l’utilisation de la violence dans les milieux salariés.

219. Entretien avec Guy Burniaux, ouvrier professionnel, 2 novembre 2001, 90 minutes, réalisé par Vincent Porhel. Vincent PORHEL, Ouvriers bretons, op. cit., p. 133. Entretien complet retranscrit dans le volume 2 (annexes) de sa thèse soutenue en 2005. Guy Burniaux précise dans un entretien dix ans plus tard : « On était à bout. Quand j’ai reconnu Jean-Yvon parmi les CRS, j’ai pété un plomb. Je l’ai pris par le colback et j’ai pleuré. Je lui disais, vas-y, tape-moi dessus. Il n’aurait jamais levé sa matraque sur moi… » À cette occasion son anonymat est levé.

220. Réponse du directeur de l’usine à un journaliste de la télévision régionale, Ina.

221. AN 860581/28, note de la Direction générale des Renseignements généraux, 25 janvier 1972.

222. Fanny BUGNON, « Venger Pierre Overney ? Controverse autour d’un mot d’ordre », Signes, discours, sociétés, no 15, 25 juin 2015 [en ligne].

223. Le récit s’appuie largement sur le remarquable chapitre 3 « le conflit du Joint français (14 février-8 mai 1972) » de Vincent PORHEL, Ouvriers bretons, op. cit., p. 113-167.

224. On retrouve la même rhétorique lors des manifestations de viticulteurs à Montredon (Aude) en mars 1976 avec la mort d’un CRS gradé originaire de Bretagne, et d’un viticulteur occitan. Voir Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « Aléria (1975), Montredon (1976), deux manifestations régionalistes », in Philippe ARTIÈRES et Michelle ZANCARINI-FOURNEL (dir.), 68, une histoire collective, op. cit., p. 719-724.

225. Le Télégramme, 29 juillet 2010 [en ligne].

226. Charles PIAGET, Lip, Stock, Paris, 1973. Témoignage de Jean Raguenès p. 80-81 et 147-151.

227. Elle, no 1190, 7 octobre 1968.

228. Entretien réalisé par Margaret MARUANI, Les Syndicats à l’épreuve du féminisme, Syros, Paris, 1979, p. 104.

229. COLLECTIF, Lip au féminin : rien ne se fait sans passion, Syros, Paris, 1977, p. 102.

230. AN 830600, article 3, colloque sur l’emploi, compte rendu du préfet.

231. Tract CFDT des ouvrières de Coframaille à Schirmeck (Bas-Rhin) non daté (1972-1973), « La guerre des tickets à la Coframaille », BDIC, Archives des Cahiers de Mai, F delta rés 578/59.

232. Xavier VIGNA, « L’insubordination ouvrière dans l’après 68 », in Dominique DAMAMME, Boris GOBILLE, Frédérique MATONTI et Bernard PUDAL (dir.), Mai-juin 1968, op. cit., p. 325.

233. AD Orne, 1210 W 35, tract CFDT, non daté, 1974. J’emprunte l’analyse des grèves chez Moulinex à Fanny GALLOT, « Les ouvrières, des années 1968 au très contemporain : pratiques et représentations », thèse de doctorat d’histoire, université Lumière Lyon 2, décembre 2012, p. 473-478. Voir l’ouvrage tiré de sa thèse : En découdre. Comment les ouvrières ont révolutionné la société et le travail, La Découverte, Paris, 2015.

234. BDIC, Les Cahiers de Mai, dossier Moulinex, tracts de Révolution ! du 4 mars puis du 7 mars 1974.

235. AD Orne, 1210 W 35. La CGT demande : « 1. Jours de congés pour soigner un enfant malade (sans perte de salaire) ; 2. L’avancement du droit à la retraite à cinquante-cinq ans ; 3. Congés de maternité de seize semaines au lieu de quatorze semaines ; 4. Prime de garde pour les enfants âgés de huit semaines à cinq ans ; 5. Création de crèches et garderie ; 6. Réduction des cadences et amélioration des conditions de travail assujetties de la garantie du pouvoir d’achat ; 7. Retour aux quarante heures sans perte de salaire ; 8. Garantie de l’emploi pour toutes. »

236. Augmentation de « 5,2 % au 1er mars en y ajoutant 35 centimes au 1er avril pour les OS et les P1, puis une augmentation de 3 % quand l’indice INSEE aura atteint 134,9, mais en tout cas avant le 1er septembre. »

237. Ouest-France, « Moulinex : le protocole est signé », 8 mai 1971.

238. Le Nouvel Observateur, 26 juin 1978 « Grèves : un été chaud ».

239. Entretien avec Valentine C. réalisé le 5 juillet 2010, à son domicile, par Fanny Gallot.

240. L’Humanité, 27 juin 1978, « Des ouvrières plus fortes que les nervis et les CRS ».

241. Ouest-France, 30 juin 1978.

242. Philippe RIPOLL, Nous ne sommes pas une fiction, La mesure du possible, Bruxelles, 2006, p. 149.

243. Anni BORZEIX et Margaret MARUANI, Le Temps des chemises, la grève qu’elles gardent au cœur, Syros, Paris, 1982. Je leur emprunte leurs analyses.

244. AD 62 1W5989/12, rapport des Renseignements généraux de Béthune adressé à la direction des Renseignements généraux d’Arras.

245. Xavier VIGNA, L’Insubordination ouvrière op. cit., présente un tableau de dix-sept « grèves productives » entre 1973 et 1977 sur l’ensemble du territoire, p. 109.

246. BDIC, F delta rés 578/53.

247. BDIC, fonds Mémoires de 68, F delta rés 578/55.

248. Voir Aurélie LOPEZ, Journal d’une OS, op. cit., en particulier « Lutte (Journal octobre 1970-février 1971) ».

249. AN 771142, enquête de presse sur les bidonvilles 1963-1965.

250. Le Paria, no 1, décembre 1969, BDIC F delta rés 578/8.

251. Cahiers de Mai, BDIC, F delta rés 578/54.

252. Union régionale de la région parisienne CFDT, janvier 1972, Paris syndical, no 123.

253. À l’atelier « aluminium », on compte deux douches pour trente immigrés, trois pour six Européens ; à l’atelier « plomb », douze pour quarante-cinq immigrés, deux pour six Européens ; à l’atelier « bronze », trois pour vingt-sept immigrés, deux pour six Européens : les chiffres et les catégories sont de la direction de l’entreprise qui justifie, par le nombre total de douches, son respect des règlements.

254. AN 760122, article 294, note sur le conflit Pennaroya, 13 mars 1972. Rappel des interventions de l’inspecteur du travail des 16 février 1970, 22 décembre 1970, 20 janvier 1971, 7 et 20 avril 1971 (mises en demeure). Visiblement, les informations circulent dans les deux sens entre l’inspecteur du travail et le comité de soutien.

255. Les catégories de « seuil de tolérance », « d’immigration sauvage » et de « clandestins » ont été diffusées dès 1973 et restent encore employées aujourd’hui.

256. Catherine POLAC, « Quand les “immigrés” prennent la parole », in Pascal PERRINEAU, L’Engagement politique. Déclin ou mutation, FNSP, Paris, 1994, p. 359-386.

257. Choukri HMED, « Les grèves de loyers dans les foyers Sonacotra : premier mouvement immigré ? », in Philippe ARTIÈRES et Michelle ZANCARINI-FOURNEL (dir.), 68, une histoire collective, op. cit., p. 725-728.

258. AN 870056, article 13, note sur les grèves de loyers, décembre 1978.

259. Abdellali HAJJAT, « Les comités Palestine (1970-1972). Aux origines du soutien à la cause palestinienne en France », Revue d’études palestiniennes, no 98, hiver 2006, p. 9-27.

260. BDIC, fonds Mémoires de 68, F delta rés 576.

261. Claude MAURIAc, Le Temps immobile, tome 3, Et comme l’espérance est violente, Grasset, Paris, 1976. Citation 2e éd., Livre de Poche, 1986, p. 302-309.

262. BDIC, F delta rés. 576/5/9/1 : lettre de prison de Saïd Bouziri citée in « Les comités Palestine (1970-1972). Aux origines du soutien à la cause palestinienne en France », art. cit. : « Un détenu politique arabe explique pourquoi il fait la grève de la faim » : « Je suis solidaire de la lutte de tous les autres prisonniers politiques en France qui luttent contre le système pénitentiaire pour obtenir leurs droits politiques. Mais aussi, la grève de la faim que je mène, m’inspirant du glorieux exemple que nous ont donné nos camarades du FLN détenus pendant la guerre d’Algérie, est le moyen pour moi de soutenir activement la Révolution Palestinienne. »

263. Sur les révoltes et la répression au Sénégal, voir Françoise BLUM, Révolutions africaines : Congo-Brazzaville, Sénégal, Madagascar, années 1960-1970, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2014. Françoise BLUM, Pierre GUIDI et Ophélie RILLON (dir.), Étudiants africains en mouvement. Contribution à une histoire des années 68, Presses de la Sorbonne, Paris, 2016.

264. BDIC, fonds Bouziri, mfc 218/4.

265. BDIC, fonds Bouziri, mfc 218/3, 27 novembre 1972, appel du CDVDI fondé le 19 novembre 1972.

266. BDIC, fonds Mémoires de 68, F delta rés 576/5/9/9.

267. AN 940560, article 31, note blanche des Renseignements généraux, 31 mars 1973.

268. AN 940560, article 31, récapitulatif statistique des grèves de la faim ; BDIC, fonds Bouziri, mfc 217/14, tract de la CFDT « Soutien à la lutte des immigrés », 5 juin 1973.

269. Abdellali HAJJAT, « L’expérience politique du Mouvement des travailleurs arabes », Contretemps, no 16, 2006, p. 76-85.

270. La dépêche AFP no 307, 14 septembre 1973, cite une « source administrative » non précisée.

271. Patrick WEIL, La France et ses étrangers, Gallimard, Paris, 1995 (1991), p. 112-115.

272. BDIC, fonds Bouziri.

273. Catherine POLAC, « Quand les “immigrés” prennent la parole », in Pascal PERRINEAU, L’Engagement politique, op. cit., p, 361 et p. 367.

274. Archives privées (responsable CFDT), dossier sur la grève du Sentier. Voir le roman policier de Dominique MANOTTI, Sombre sentier, Seuil, Paris, 1995 qui relate sous forme fictionnelle le mouvement de 1980 que l’auteure (pseudo) a dirigé au nom de la CFDT.

275. AN 770327, article 8, note hebdomadaire du ministère de l’Intérieur, mars 1973. C’est le point de vue des Renseignements généraux. Voir aussi Le Monde, 28 août 1973, éditorial de Pierre Viansson-Ponté.

276. Fabrizio CALVI et Frédéric LAURENt, Piazza Fontana, Mondadori, Milan, 1997. Pauline PICCO, Liaisons dangereuses. Les extrêmes droites en France et en Italie, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2016.

277. AN 890519, article 8, rapport des Renseignements généraux, 20 septembre 1973.

278. Il faut bien sûr s’interroger sur les questions posées et le vocabulaire employé pour jauger ces résultats. Voir Pierre BOURDIEU, « L’opinion publique n’existe pas », Les Temps modernes, no 318, janvier 1973, p. 1292-1309.

279. AN 760522, article 295, note sur l’évolution des conflits du travail, synthèse des rapports des Directeurs régionaux du travail et de la main-d’œuvre, 4 mai 1972.

280. Julien GROS et Omar TOUROUGUI, « De l’exploitation des forêts à l’esclavage des hommes. Un exemple de chantier forestier utilisant des travailleurs marocains en Bourgogne (1974-1975) », Agone, no 51, 2013, p. 51-64.

281. AN 940560, article 31, lettre du directeur de la réglementation au directeur des Renseignements généraux, 9 avril 1971.

282. AN 850527, article 11, déclaration d’Alain Krivine au procès des antimilitaristes de Tarbes. AD Aude, 1090W28, synthèse sur les « mouvements antimilitaristes » de la direction des Renseignements généraux adressée à tous ses services, 21 mars 1970.

283. Le Monde, 13 septembre 1973.

284. Libération, 18 octobre 1975, carte des journaux de régiments.

285. Titre de l’ouvrage de Didier MARTIN, Le Larzac. Utopie et réalités, L’Harmattan, Paris, 1987.

286. AN 860581, article 38, rapport au ministère de l’Intérieur, 25 janvier 1973.

287. Michel LE BRIS, Les Fous du Larzac, Gallimard, Paris, 1975 p. 334.

288. Jean LESTAVEL, La Vie nouvelle. Histoire d’un mouvement inclassable, Cerf, Paris, 1994, p. 396.

289. AD Lozère, 1066W382, rapport des Renseignements généraux, 2 juin 1972 ; ce sont les différentes communautés de Sainte-Croix-Vallée-Française qui sont représentées.

290. AN 860581, article 27, dossier sur l’organisation de la marche, suivie au ministère de l’Intérieur comme une véritable opération militaire. Les tracteurs sont d’ailleurs bloqués par la police à Orléans.

291. Rose-Marie LAGRAVE, « Les gauches syndicales », p. 355-361, et René BOURRIGAUD « La Loire-Atlantique creuset du pluralisme syndical », p. 370-385, in Pierre COULOMB, Hélène DELORME, Bertrand HERVIEU, Marcel JOLIVET et Philippe LACOMBE (dir.) Les Agriculteurs et la politique, Presses de Sciences Po, Paris, 1990. Jean-Philippe MARTIN, Histoire de la nouvelle gauche paysanne, La Découverte, Paris, 2005, p. 87 sq.

292. AN860581, article 28, dossier sur la marche d’août 1973.

293. AN 860581, article 27, rapport de la direction des Renseignements généraux, 24 août 1973.

294. Wanda HOLOHAN, « Jacqueries sur la forteresse, le mouvement paysan du Larzac (oct. 1970-août 1973) », in Daniel FABRE et Jacques LACROIX (dir.), Communautés du Sud, tome 2, UGE, coll. 10/18, Paris, 1975, p. 362-432.

295. Voir aussi le film de Christian ROUHAUD, Tous au Larzac (2011) avec le témoignage bouleversant d’une des agricultrices du Larzac.

296. J’emprunte cette démonstration à Didier MARTIN, Le Larzac, op. cit., qui reproduit et analyse ces affiches.

297. AD Lozère, 1066W382, rapport des Renseignements généraux, 19 août 1974.

298. Il faut attendre 1995 pour que soit publiée la liste des essais nucléaires effectués par la France entre 1960 et 1992. Le Monde du 2 août 1995 évoque 204 tirs au total pour la période. François Mitterrand, qui décide unilatéralement l’arrêt des expériences nucléaires en 1992, a fait procéder à trois fois plus d’essais que le général de Gaulle (quatre-vingts pour le premier, treize pour le second). Il y eut soixante-seize essais sous les présidences de Georges Pompidou et de Valéry Giscard d’Estaing.

299. AN 490466, article 12, rapport des Renseignements généraux, 26 mai 1975.

300. AN 860581, article 26, lettre de Raymond Marcellin sur l’interdiction de la marche, 21 mai 1973.

301. Collectif d’enquête, Aujourd’hui Malville, demain la France, 1978.

302. Au premier chef, la Ligue communiste révolutionnaire, l’Organisation communiste des travailleurs et le Parti communiste révolutionnaire marxiste-léniniste.

303. Joan Willem DUYENDAR, Le Poids du politique. Nouveaux mouvements sociaux en France, L’Harmattan, Paris, 1995, p. 219.

304. Ministère de l’Intérieur, dossier déclassifié A 1298032, cité par Jean-Marc REGNAULT, « L’Innocent et le retors. Refaire le procès d’une victime océanienne de la Grandeur », in Jean-Pierre BAT et Olivier FORCADE (dir.), Jacques Foccart : archives ouvertes. Politique, Afrique, Outre-mer, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, Paris, (à paraître). Tous les éléments présentés ici viennent de cet article.

305. Jean-Marc REGNAULT, Pouvanaa a Oopa, victime de la Raison d’État, Éditions de Tahiti, Papeete, 2003. Jean-Marc REGNAULT et Catherine VANNIER, Le Metua et le général : un combat inégal, Éditions de Tahiti, Moorea, 2009. Metua signifie littéralement en tahitien « le père » et comporte une connotation très affective. Politiquement, ce serait « le père de la nation ». Spirituellement, c’est beaucoup plus. Le mot peut évoquer le divin. Catherine Vannier, magistrate, était présente lors du procès intenté à Pouvanaa en 1959.

306. Un procès en révision de l’affaire Pouvanaa est actuellement en cours après que l’assemblée de Polynésie française a émis un vœu à l’unanimité tendant à la révision du procès. Le 20 juin 2014, la ministre de la Justice, Christiane Taubira a saisi la Commission de révision des condamnations pénales.

307. Lors de la décision de créer un aéroport à Tahiti, en 1957, le directeur de l’aviation civile précise : « C’est un aérodrome dont la réalisation est prévue davantage pour des motifs d’ordre politique général que pour des motifs de transport aérien… le trafic touristique restera limité », Archives du ministère des Affaires étrangères, 139QO/19.

Notes du chapitre 18

1. Site des Restos du cœur, consulté le 31 août 2016.

2. Xavier VIGNA, Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, op. cit.

3. Ludivine BANTIGNY, La France à l’heure du monde. De 1981 à nos jours, Seuil, Paris, 2013, p. 25-26.

4. Allusion au titre de Guy-Patrick AZÉMAR, « Ouvriers, ouvrières, un continent morcelé et silencieux », Autrement, no 126, janvier 1992.

5. Vincent GAY, « Grèves saintes ou grèves ouvrières ? Le “problème musulman” dans les conflits de l’automobile, 1982-1983 », Genèses, no 98, 2015, p. 110-130.

6. L’usine Simca de Poissy (Yvelines) a changé plusieurs fois de nom et de propriétaire : Simca devient Chrysler-France en 1970 puis, rachetée par le groupe Peugeot (PSA) – qui a également racheté Citroën –, Talbot en 1978.

7. Anciennement appelé Confédération française du travail (CFT) jusqu’en 1977.

8. Nicolas HATZFELD et Jean-Louis LOUBET, « Poissy : de la CGT à la CFT. Histoire d’une usine atypique », Vingtième Siècle, no 73, 2002, p. 67-81.

9. Vincent GAY, « Des grèves de la dignité aux luttes contre les licenciements : les travailleurs immigrés de Citroën et Talbot, 1982-1984 », Contretemps, 3 mars 2013 [en ligne].

10. Ibid.

11. Nicolas HATZFELD et Jean-Louis LOUBET, « Les conflits Talbot, du printemps syndical au tournant de la rigueur (1982-1984) », Vingtième Siècle, no 84, 2004, p. 151-160.

12. Vincent GAY, « Grèves saintes ou grèves ouvrières ?, op. cit., p. 123.

13. Dans « Lutter pour partir ou pour rester ? », Travail et Emploi, no 137, janvier-mars 2014, p. 38, Vincent GAY étudie le rapport de la Commission d’étude pour le développement de la formation des ouvriers spécialisés intitulé Travail et formation des ouvriers de fabrication de l’industrie automobile, 7 janvier-12 octobre 1983, CAC, versement 19960442, art. 15, liasse 3.

14. Ibid. p. 42.

15. Ibid. p. 37. Il est possible aussi qu’il y ait eu des pressions du gouvernement marocain par le canal des associations marocaines en France.

16. « Talbot : Ralite prêt à aider les licenciés qui souhaitent ré-émigrer », Libération, 22 décembre 1983.

17. « Poursuivons le nettoyage », tract du Parti des forces nationales distribué à Poissy le 5 janvier 1984. Cité par Daniel RICHTER, « Talbot-Poissy, du “printemps syndical” à l’affrontement racial (1982-1984) », Plein droit, no 76, mars 2008. Daniel Richter fut un des acteurs du mouvement en tant qu’ancien secrétaire du syndicat CFDT de la métallurgie des vallées de la Seine et de l’Oise.

18. Voir ci-dessous l’évocation de la Marche pour l’égalité et contre le racisme.

19. Daniel RICHTER, « Talbot-Poissy, du “printemps syndical” à l’affrontement racial (1982-1984) », art. cit.

20. AM Vaulx-en-Velin, dossier La Grappinière.

21. AD Rhône, 1453 W 41, pétition d’habitants de la rue Olivier-de-Serres.

22. Le terme « racaille » a été repris en 2006 par le candidat à l’élection présidentielle devenu président en 2007, Nicolas Sarkozy, à propos des jeunes de banlieue.

23. AD Rhône, 2542 W 11, 4 mai 1980, pétition des habitants de la rue Olivier-de-Serres.

24. Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « Généalogie des rébellions urbaines en temps de crise (1971-1981) », Vingtième Siècle, no 84, 2004, p. 119-127.

25. Tract ronéotypé, poème en prose, fin mars 1983, archives privées. Poème cité par Abdellali HAJJAT, « À la frontière du politique. Action et discours des “jeunes de cité” de SOS Avenir Minguettes (1981-1983) », in Sophie BEROUD, Boris GOBILLE, Abdellali HAJJAT et Michelle ZANCARINI-FOURNEL (dir.), Engagements, rébellions et genre dans les quartiers populaires en Europe (1968-2005), Éditions des archives contemporaines, Paris, 2011, p. 22. L’analyse sur les Minguettes est redevable à cet article.

26. L’étude complète sur la marche de 1983 figure in Abdellali HAJJAT, La Marche pour l’égalité et contre le racisme, Éditions Amsterdam, Paris, 2013.

27. Ibid., p. 115.

28. Laura RUF, « Zaâma d’banlieue, 1978-1985, collectif autonome de jeunes français-e-s et immigré-e-s de Lyon et de sa banlieue », Master 1 d’histoire contemporaine, ENS Lyon, 2008. Foued NASRI, « Zaâma d’banlieue (1979-1984) : les pérégrinations d’un collectif féminin au sein des luttes de l’immigration », in Sophie BEROUD, Boris GOBILLE, Abdellali HAJJAT et Michelle ZANCARINI-FOURNEL (dir.), Engagements, rébellions et genre dans les quartiers populaires, op. cit.

29. Foued NASRI, « Zaâma d’banlieue (1979-1984) », art. cit., p. 77.

30. Entretien in Corinne MÉLIS, « Nanas-Beurs, Voix d’Elles-Rebelles et Voix de Femmes. Des associations au carrefour des droits des femmes et d’une redéfinition de la citoyenneté », Revue européenne des migrations internationales, vol. 19, no 1, 2003, p. 81-100.

31. Ibid.

32. Ces mesures ont été mises en œuvre avec la loi LRU, dite loi Pécresse, le 10 août 2007 (excepté, du moins officiellement, la sélection).

33. Le nombre de 1 500 cortèges et la comparaison avec 1968 sont avancés par Michel DOBRY, « Calcul, concurrence et gestion du sens. Quelques réflexions à propos des manifestations étudiantes de novembre-décembre 1986 », in Pierre FAVRE (dir.), La Manifestation, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1990, p. 357-386. Michel Dobry s’appuie sur les rapports parlementaires, dans lesquels on apprend que les chiffres des manifestants fournis par les Renseignements généraux ont été sciemment minorés d’au moins 50 %.

34. Ibid. p. 379. L’aspect délibéré de cette rupture est souligné dans le rapport Aubert, annexe 2, p. 643 cité en note par Michel Dobry.

35. Jean-Marie TJIBAOU, La Présence kanak, édition établie et présentée par Alban BENSA et Éric WITTERSHEIM, Odile Jacob, Paris, 1996, p. 158-159, cité par Benoît TRÉPIED, « La décolonisation sans l’indépendance ? Sortir du colonial en Nouvelle-Calédonie (1946-1975) », Genèses, no 91, 2013, p. 7.

36. Journal officiel, loi 89-473 portant amnistie des infractions commises avant le 14 juillet 1988, s’il n’y a pas eu mort d’un agent de la force publique.

37. Il se rapprochera ensuite de la Confédération paysanne, avec qui il partage le même avocat montpelliérain, François Roux, à l’instar des militants polynésiens. Ivan BRUNEAU, « La Confédération paysanne : s’engager à “juste” distance », thèse de sciences politiques, université de Paris 10-Nanterre, 2006, p. 94 ; présentation in Ivan BRUNEAU, « La Confédération paysanne : s’engager à “juste” distance », Ruralia, no 20, 2007. Ivan Bruneau cite François ROUX, En état de légitime révolte, Indigène éditions, Montpellier, 2002, et José BOVÉ, Paysan du monde, Fayard, Paris, 2002.

38. Sylvie THÉNAULT écrit que sur ce sujet, « les connaissances sont très pauvres », mais donne des précisions sur les modalités et la durée de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie, in « L’état d’urgence (1955-2005). De l’Algérie coloniale à la France contemporaine, destin d’une loi », Le Mouvement social, 2007, no 218, p. 73-74.

39. Michel ROCARD, dans « La Grande Traversée », France Culture, le 18 août 2008.

40. Cité par Jacques GUILHAUMOU, L’Avènement des porte-parole de la République (1780-1792), Presses universitaires du Septentrion, Lille, 1998, p. 8-9.

41. Daniel DEFERT, Une vie politique. Entretiens avec Philippe ARTIÈRES et Éric FAVEREAU, avec la collaboration de Joséphine GROSS, Seuil, Paris, 2014, p. 92-93. Voir en particulier le chapitre 7.

42. Ibid., chapitre 17.

43. Ibid., p. 101.

44. Éric CONAN, « Les homosexuels français et l’effet Sida », Libération, 20-21 octobre 1984. Bureau de Aides : Daniel Defert, président, Philippe Arnaud et Jean Blancart, vice-présidents, Jean Stern, trésorier.

45. Emmanuelle FILLION, « Que font les scandales ? La médecine de l’hémophilie à l’épreuve du sang contaminé », Politix, no 71, 2005, p. 191-214. Elle précise en note 34 : « En 1993, le Conseil d’État établit la faute de l’État, en tant que personne morale, pour la distribution des produits antihémophiliques contaminants entre le 22 novembre 1984 (date à laquelle un fonctionnaire de la Direction générale de la santé fait état dans une réunion officielle de ses connaissances quant à la dangerosité de ces produits) et le 20 octobre 1985 (date à laquelle la Sécurité sociale cesse de rembourser les produits non-chauffés). »

46. Michael POLLAK, Les Homosexuels et le sida. Sociologie d’une épidémie, Métaillé, Paris, 1988.

47. Audrey MARIETTE et Laure PITTI, « Médecin de première ligne dans un quartier populaire. Un généraliste en banlieue rouge des années 1960 aux années 2010 », Agone, no 58, 2016, p. 51-72.

48. Ibid., p. 63-64.

49. Michael POLLAK, Les Homosexuels et le sida, op. cit., p. 89.

50. Ibid., p. 82.

51. Ibid., p. 81-83.

52. Michael POLLAK, Les Homosexuels et le sida, op. cit. p. 112.

53. Hervé GUIBERT, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Gallimard, Paris, 1990.

54. Voir l’analyse subtile de la réalisation du film par Philippe ARTIÈRES et Gilles CUGNON, La Pudeur ou l’impudeur d’Hervé Guibert, site de l’Institut des textes et manuscrits modernes, 2008 [en ligne].

55. Michael POLLAK, « Constitution, diversification et échec de la généralisation d’une grande cause. La lutte contre le Sida », Politix, no 16, 1991, p. 81-90.

56. Olivier FILLIEULE, « Act Up à Paris : une sociologie », Espaces Temps, no 64-65, 1997, p. 55-58.

57. Voir la notice de Cleews Vellay rédigée par Philippe ARTIÈRES dans Le Maitron.

58. Citée par Florence BOUILLON, Les Mondes du squat, PUF/Le Monde, Paris, 2009, p. 1. L’Huilerie occupée est un squat situé dans le Ier arrondissement de Marseille, rue du Commandant-Mages, de février 2000 à décembre 2001. Voir le tableau récapitulatif des squats de Marseille p. 15.

59. Dans Les Squats, Presses de Sciences Po, Paris, 2010, p. 60-66, Cécile PÉCHU fait état de soixante-dix occupations et de 500 personnes concernées.

60. Florence BOUILLON et Pascale DIETRICH-RAGON, « Derrière les façades. Ethnographies de squats parisiens », Ethnologie française no 42, 2012, p. 429-440.

61. Florence BOUILLON, Les Mondes du squat, op. cit., p. 3. L’épilogue sur l’ethnologue et son terrain est particulièrement instructif et émouvant.

62. Version modifiée de Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « 1968-1995, jeu d’échelles inversées », Espaces Temps, no 64-65, 1997, p. 42-53.

63. Libération, 23 août 2016.

64. Ibid, portrait de Henri Coindé.

65. Libération, 23 août 2016, portrait de Niambouré Macalou.

66. Johanna SIMÉANT, La Cause des sans-papiers, Presses de Sciences Po, Paris, 1998, p. 209-221.

67. Ibid., p. 217.

68. Ibid., p. 142-143.

69. Marie-Thérèse TÊTU, « Travail agricole et “carrières” des sans-papiers algériens dans la Drôme », Études rurales, no 182, 2008, p. 54.

70. Libération, 23 août 2016, portrait d’Anzoumane Sissoko.

71. Témoignage cité par Emmanuel DEFOULOY, « Disparus. Le licenciement comme mort sociale », in Stéphane BEAUD, Joseph CONFAVREUX et Jade LINDGAARD (dir.), La France invisible, La Découverte, Paris, 2008 (2006), p. 82.

72. Ces chiffres ne sont qu’indicatifs et relatifs, tout dépend du mode de calcul et des processus de radiation à l’ANPE, puis à Pôle Emploi.

73. Selon la formule de Christian Topalov.

74. Guillaume GARCIA, La Cause des « sans ». Sans-papiers, sans-logis, sans-emploi à l’épreuve des médias, Presses universitaires de Rennes/INA éditions, Rennes, 2012, p. 46-47.

75. Charles HOAREAU, « Marseille 1997-1998 », Les Temps modernes, no 600, juillet-août 1998, p. 43. Voir aussi Charles HOAREAU, La Ciotat, chronique d’une rébellion, Messidor, Paris, 1992.

76. Union nationale interprofessionnelle pour l’emploi dans l’industrie et le commerce.

77. D’après l’enquête INSEE sur l’emploi de 1995, le taux de chômage global se décompose en 9,8 % pour les hommes et 13,9 % pour les femmes. On omet en effet de dire que, si 26 % des jeunes de moins de vingt-cinq ans sont au chômage, ce chiffre comprend 21 % de jeunes hommes et 32 % de jeunes femmes, soit un jeune homme sur cinq et une jeune femme sur trois. Le chômage des jeunes, massivement, est un fait féminin. Margaret MARUANI, « L’emploi féminin à l’ombre du chômage », Actes de la recherche en sciences sociales, no 115, 1996, p. 48-57.

78. Ludivine BANTIGNY, La France à l’heure du monde, op. cit., p. 303-308.

79. Ivan BRUNEAU, « La Confédération paysanne : s’engager à “juste” distance », thèse cit., p. 58.

80. Ivan BRUNEAU, « La Confédération paysanne : s’engager à “juste” distance », thèse cit., p. 30.

81. Ibid., p. 33.

82. Ibid., p. 248.

83. Ibid., p. 249.

84. Ivan BRUNEAU, « La Confédération paysanne : s’engager à “juste” distance », art. cit.

85. Ibid., p. 41, note 83.

86. En 1998, René Riesel, l’ancien situationniste du groupe des Enragés en 1968, éleveur de brebis en Lozère depuis 1982, est membre du secrétariat national de la Confédération paysanne. Francis Roux, installé sur le plateau du Larzac, milite au sein de la structure aveyronnaise.

87. En 2003, le syndicat s’implique dans la création de l’association des Faucheurs volontaires. En 2006, José Bové et Francis Roux sont de nouveau interpellés après la « visite » d’installations Monsanto à Trèves (Aude).

88. Ivan BRUNEAU, « La Confédération paysanne : s’engager à “juste” distance », thèse cit., p. 50.

89. Ibid., p. 53, note 39.

90. Entretien de Laurent Mauvignier pour Les Inrockuptibles, 8 septembre 2009.

91. Laurent MAUVIGNIER, Des hommes, Minuit, Paris, 2009.

92. Rebecca ROGERS (dir.), La Mixité dans l’éducation. Enjeux passés et présents, ENS éditions, Lyon, 2004.

93. Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « La laïcité dans l’espace scolaire au prisme des “affaires” de “foulards” (1989-2005) », in Luisa ACCATI et Luisa PASSERINI (dir.), La Laicità delle donne, European Press Academic Publishing, Florence, 2007, p. 113-127.

94. Ce paragraphe s’appuie sur les travaux de Jérémy Faure, présentés dans un séminaire du LARHRA en 2006.

95. Journal télévisé de 20 heures, TF1, 5 juillet 1990, et « les Zulus », diffusé au journal télévisé de 20 heures d’A2 le 5 septembre 1990.

96. Nacira GUÉNIF-SOUILAMAS, Des « beurettes » aux descendantes d’immigrants nord-africains, Grasset/Le Monde, Paris, 2000.

97. Nacira GUÉNIF-SOUILAMAS et Éric MACÉ, Les Féministes et le garçon arabe, Éditions de l’Aube, La Tour-d’Aigues, 2004.

98. Pap NDIAYE, La Condition noire. Essai sur une minorité française, Calmann-Lévy, Paris, 2008.

99. Cité par Pap NDIAYE, « La gauche et la question “noire” », Contretemps, 1er novembre 2008 [en ligne].

100. En 2000, la France d’outre-mer compte environ 2,5 millions d’habitants, et entre 700 000 et un million de citoyens nés dans les DOM-TOM résident dans l’Hexagone. Géraldine FAES et Stephen SMITH, « La question noire en France », En temps réel, no 29, novembre 2007.

101. Voir le compte rendu précis de l’expulsion et l’enquête menée ensuite au Mali par le Gisti : « 101 Maliens : opération préméditée » et « Rapport sur l’expulsion de 101 Maliens », Plein droit, no 0, mars 1987 [en ligne].

102. Quelques années plus tard, le Comité national pour la mémoire devient le Comité national pour la mémoire et l’histoire. COMITÉ POUR LA MÉMOIRE DE L’ESCLAVAGE, Mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, La Découverte, Paris, 2005.

103. Cité par Géraldine FAES et Stephen SMITH, « La question noire en France », art. cit., auquel j’emprunte la description des organisations noires.

104. Entretien avec Philippe DEWITTE, Hommes et migrations, no 1257, septembre-octobre 2005, p. 90-95.

105. Florence BEAUGÉ, « Torturée par l’armée française en Algérie, “Lila” recherche l’homme qui l’a sauvée », Le Monde, 20 juin 2000.

106. L’Appel des douze publié par L’Humanité le 31 octobre 2000 est signé par Henri Alleg, Josette Audin, Simone de Bollardière, Nicole Dreyfus, Noël Favrelière, Gisèle Halimi, Alban Liechti, Madeleine Rebérioux, Laurent Schwartz, Germaine Tillion, Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet. Il dit notamment : « Pour nous, citoyens français auxquels importe le destin partagé des deux peuples et le sens universel de la justice, pour nous qui avons combattu la torture sans être aveugles aux autres pratiques, il revient à la France, eu égard à ses responsabilités, de condamner la torture qui a été entreprise en son nom durant la guerre d’Algérie. »

107. Raphaëlle BRANCHE, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, Gallimard, Paris, 2001 ; Sylvie THÉNAULT, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, La Découverte, Paris, 2001.

108. Paul AUSSARESSES, Services spéciaux, Algérie 1955-1957, Plon-Perrin, Paris, 2001. Il a été condamné deux fois à la suite d’une plainte déposée par la Ligue des droits de l’Homme, le MRAP et l’ACAT, en novembre 2001 par le tribunal correctionnel de Paris. La condamnation a été confirmée en appel.

109. Les premiers signataires sont Claude Liauzu, professeur émérite à l’université Denis-Diderot-Paris 7 ; Gilbert Meynier, professeur émérite à l’université de Nancy ; Gérard Noiriel, directeur d’études à l’EHESS ; Frédéric Régent, professeur à l’université des Antilles et de Guyane ; Trinh Van Thao, professeur à l’université d’Aix-en-Provence ; Lucette Valensi, directrice d’études à l’EHESS.

110. Abdellali HAJJAT, « Révolte des quartiers populaires, crise du militantisme et postcolonialisme », in Ahmed BOUBEKER et Abdellali HAJJAT (dir.), Histoire politique des immigrations (post) coloniales, op. cit., p. 258-259.

111. Dossier : « Ma cité a craqué. Dix ans après les révoltes urbaines de 2005 », Mouvements, automne 2015, no 83, p. 7.

112. Cité in Michel KOKOREFF, Sociologie des émeutes, Payot, Paris, 2008, p. 33.

113. Journal officiel, 9 novembre 2015, p. 17593-94.

114. Sylvie THÉNAULT, « L’état d’urgence (1955-2005). De l’Algérie coloniale à la France contemporaine, destin d’une loi », Le Mouvement social, no 218, 2007, p. 63-78. Décrets no 1386 et 1387 du 8 novembre 2005, déclarant l’état d’urgence et définissant les zones où il s’applique. Ils ont été confirmés à l’Assemblée par 346 voix contre 148, grâce aux voix de l’UMP et de l’UDF.

115. Emmanuel BLANCHARD, « État d’urgence et spectres de la guerre d’Algérie », La Vie des idées, 16 février 2016 [en ligne].

116. « Les révoltes de 2005, une prise de conscience politique. Entretien avec Mohamed Mechmache », Mouvements, no 83, automne 2015, p. 17-21.

117. Le Directeur des Renseignements généraux indique le 23 novembre à l’AFP que « la part des islamistes a été nulle » ; celui de la DST affirme par le même canal, le 24 novembre : « Les islamistes [ne sont] “pas impliqués” dans les émeutes en banlieue. »

118. Alain BERTHO, « Les émeutes et l’amnésie politique », Mediapart, 18 août 2012, après l’affirmation la veille de Brice Hortefeux sur BFMTV : « Il n’y a pas eu d’émeutes urbaines sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. »

119. Gilles DELEUZE, Pourparlers 1972-1990, Minuit, Paris, 1990, p. 239.

 

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