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La révolution sexuelle et la camaraderie amoureuse
Ouvrage initialement paru en 1934 sous le titre La Révolution sexuelle et la camaraderie amoureuse aux éditions Critique et Raison, Paris.
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ISBN : 978-2-35522-010-4



E. Armand
La révolution sexuelle et la camaraderie amoureuse

AVANT-PROPOS
E. ARMAND, UN ANARCHISTE PAS COMME LES AUTRES
Par Gaetano Manfredonia

DE LA « CITÉ DE DIEU » À L’INDIVIDUALISME ANARCHISTE

E. Armand (1872-1962), de son vrai nom Ernest-Lucien Juin (et non pas Émile comme l’on trouve souvent écrit de manière erronée), est considéré comme l’un des principaux théoriciens de l’individualisme anarchiste. Son parcours militant est des plus singuliers. Membre de l’Armée du Salut de décembre 1889 à décembre 1897note, il évolue progressivement après cette date vers des conceptions anarchistes chrétiennes assez proches des thèses de Tolstoï, tout en ne partageant pas intégralement son précepte de « non-résistance au mal par la violence ». En mai 1901, il fait paraître le premier numéro de la revue L’Ère nouvelle note qu’il dirige à partir du numéro 10 (février-mars 1902) avec Marie Kugel. Cette publication marque un tournant décisif dans son évolution intellectuelle qui va le porter, en l’espace de quelques mois, à se revendiquer ouvertement de l’anarchisme.

Dans L’Ère nouvelle, une place très grande sera accordée aux différentes tentatives de « communisme pratique », connues sous le nom de « milieux libres », qui fleurissent après 1900. Convaincu que le meilleur moyen pour réaliser sur terre son idéal de cité future consistait à vivre dans la société actuelle « comme nous vivrons dans la société à venir », Armand aura tendance à accorder à ces essais – malgré leur portée limitée et leur état « embryonnaire » – une importance morale et éducative très grande. Le but qu’il leur assignait, toutefois, n’était pas de changer directement la société mais d’éduquer par l’exemple. « Ces essais – précisa-t-il – n’ont que la valeur d’une expérience. C’est leur raison d’être et c’est leur force note. » Ainsi, tout en ne se faisant guère d’illusions sur la possibilité de ces tentatives de durer sur le long terme, Armand et Kugel seront partie prenante du mouvement réalisateur qui se dessine. En 1902, ils adhèrent au projet visant à instituer une société « pour la création et le développement d’un Milieu Libre en Francenote ». À partir du numéro 26 (25 novembre-1er décembre 1903), L’Ère nouvelle se présente explicitement comme un « organe d’entente libertaire, revue d’émancipation intégrale, d’idéalisme pratique et de communisme appliqué ».

D’abord la maladie, puis la mort de Marie Kugel, survenue le 12 mars 1906note, vont le plonger dans une période de doute. Elle se traduira par l’abandon de sa foi chrétiennenote et une nouvelle radicalisation de ses conceptions anarchistes de plus en plus tournées vers l’exaltation de la joie de vivre et l’affirmation de la nécessité de concevoir l’anarchiste comme un « réagisseur » destiné inévitablement à entrer en conflit avec le milieu social « archiste » (autoritaire). Devenu collaborateur de L’anarchie, qu’avaient fondé en 1905 Libertadnote et Anna Mahé, il se montrera complaisant envers les pratiques illégalistes alors en pleine éclosion au sein des milieux libertaires. Estimant que l’anarchiste était dans un état permanent de légitime défense vis-à-vis du milieu autoritaire dans lequel il vivait, il trouvait tout à fait légitime qu’il puisse être « amené à vivre extra-légalement » même « au point de vue économique ». Il regrettait donc que les anarchistes n’apportent pas leur solidarité aux « réfractaires économiquesnote ». Emporté par sa dialectique, il pourra se laisser aller à écrire qu’« en poussant jusqu’à l’absolu nous pourrions établir, sans crainte de contradiction, que l’anarchiste illégal est l’unique anarchistenote ». Arrêté le 6 août 1907 sous l’accusation de complicité d’émission de fausse monnaie, il sera condamné le 9 mai 1908 à cinq ans de prisonnote.

Libéré au début de l’année 1910, il reprendra ses activités propagandistes qu’il mène désormais explicitement en se plaçant d’un point de vue anarchiste-individualistenote, conception dont il se fera à partir de ce moment le vulgarisateur et l’interprète inlassable. Tout en poursuivant la publication de ses revuesnote, il continue de fournir des nombreux articles à L’anarchie note. En avril 1912, au moment même où la répression s’abat sur les milieux individualistes à cause des agissements de ce que la presse de l’époque a appelé la « bande à Bonnot », il accepte de devenir le directeur responsable de cette revue pendant quelques mois. Après sa sortie de prison, cependant, la position d’Armand sur la question de l’illégalisme s’est considérablement modifiée au point de considérer désormais ce type de propagande comme un simple « pis aller ». Dans plusieurs de ses textes postérieurs à 1914, il reconnaîtra que l’illégalisme ne constituait rien de plus « qu’un moyen de vie économique plus risqué, plus dangereux surtout que les autresnote » et qu’il n’était, de ce fait, « ni à prôner ni à préconisernote ». Pourtant, Armand se refusa toujours à condamner explicitement les agissements des illégalistes comme étant incompatibles avec les idées anarchistes. Cette attitude le portera à polémiquer violemment avec d’autres anciens « théoriciens » de ces pratiques, tels Victor Serge ou André Lorulot, à qui il reprochera de vouloir faire oublier leur part de responsabilité dans la dynamique qui avait conduit aux faits sanglants des « bandits tragiquesnote ».

Conscient des impasses dans lesquelles les mots d’ordre individualistes de « vivre sa vie » tout de suite et par tous les moyens avaient conduit nombre de militants, Armand va de plus en plus prendre ses distances avec ce type de révoltes directes mais aveugles. L’expérience ayant prouvé qu’il était impossible de vivre pleinement en anarchiste dans la société actuelle, il fallait que les individus conscients se cherchent et s’associent dans le but de résister aux contraintes du milieu en attendant qu’ils puissent « élargir la brèche que leurs devanciers [avaient] pratiquée » : « L’anarchiste individualiste – expliquait-il – voudrait bien aujourd’hui […] n’être ni de la chair à domination ni de la chair à exploitation [mais] il est clair que ce n’est pas en se cognant la tête contre l’enceinte sociétaire qu’on résoudra le conflit […]. La solution, la voici : puisqu’on ne peut exister hors la société, il convient d’y vivre, mais comme un passant, en y campant. C’est déjà possible intellectuellement, moralement, parfois économiquement. Et c’est quelque chose, celanote. »

Lorsque la guerre de 1914 éclate, en accord avec cette posture de « réfractaire », il refuse d’abdiquer ses idées sur l’autel de l’Union sacrée. En janvier 1915, il rédige un tract signé « des vôtres » dans lequel il réaffirme sa haine de la guerre tout en mettant en garde les libertaires contre l’illusion d’un possible mouvement insurrectionnel après le conflit arménote. En novembre 1915, avec d’autres militants individualistes, il fait paraître d’abord le journal pendant la mêlée, puis par-delà la mêlée note. Son but affiché est de poursuivre sa propagande tout en s’efforçant de résister au courant chauvin et autoritaire qui entraîne les foules. Son refus de prendre position dans le conflit ne l’empêchera pas de s’attaquer vertement aux anarchistes qui avaient jeté aux orties leur antimilitarisme d’antan. En dépit de la censure, il laissera percer son pacifisme dans plus d’un article. Cette attitude intransigeante lui sera fatale. Le 16 octobre 1917, il est arrêté sous le prétexte fallacieux qu’il aurait favorisé la désertion d’un soldat. Malgré la faiblesse de l’acte d’accusation, il est condamné, le 5 janvier 1918, par le Conseil de guerre de Grenoble à cinq ans de prison. Une importante campagne en sa faveur sera lancéenote mais il ne retrouvera sa liberté qu’en avril 1922.

Armand va mettre à profit sa détention pour systématiser ses idées. L’aboutissement sera la parution de son principal ouvrage théorique, L’Initiation individualiste anarchiste, dans lequel il développe une conception originale de ce courant qui se différencie tant des thèses de Max Stirner et de l’Américain Benjamin Tucker que de celles des partisans de l’individualisme héroïque plus ou moins influencés par les écrits de Nietzsche ou de Bergson. Dès sa sortie de prison, il lance un énième périodique, l’en dehors – dont le premier numéro est daté du 31 mai 1922 – qui renoue avec les objectifs réalisateurs des premières années de L’Ère nouvelle. Ce qui le motive maintenant, c’est moins de prouver expérimentalement qu’il était possible de vivre « sans dieu ni maître » que de favoriser toute forme d’association volontaire, tant à caractère économique qu’éthique, en mesure de garantir les individus contre les aléas d’un milieu hostile. S’il ne semble plus disposé à entrer ouvertement en conflit avec le milieu archiste au point de se mettre dans l’illégalité, il ne renonce pas pour autant à chercher à vivre pleinement sa vie en s’associant avec d’autres individus partageant ses propres idées.

La période de l’entre-deux-guerres sera une période particulièrement féconde et active au cours de laquelle les thèses d’Armand vont connaître un indiscutable rayonnement aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du mouvement libertaire, tout en faisant l’objet de multiples attaques. L’en dehors, tiré à 6 000 exemplaires, paraîtra régulièrement jusqu’à l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale. En octobre 1939, la décision est prise de suspendre sa parution avant qu’un arrêté du ministre de l’Intérieur du 19 décembre l’interdise définitivement. Pour Armand commence alors une nouvelle période noire. Arrêté le 27 janvier 1940, à Thouars, en possession de la traduction d’un texte antimilitariste, il est condamné le 16 avril à trois mois de prison ferme avant d’être interné dans différents camps du 16 mai 1940 au 3 septembre 1941note.

À la Libération, il va, encore et toujours, renouer le fil de son engagement en faisant paraître L’Unique, d’abord séparément (juin 1945-juillet-août 1956), puis sous forme d’un bulletin inséré dans la revue Défense de l’homme, entre septembre 1956 et février 1962.

Militant infatigable et auteur prolixe, Armand n’aura cessé pendant plus de soixante ans de promouvoir ses idées par l’écrit et par la parole. Le nombre de ses articles – bien que comportant d’innombrables redites – est impressionnant. À cela, il faut ajouter les dizaines de petites brochures, parfois seulement de quelques pages, qu’il rééditera inlassablement à des milliers d’exemplairesnote. Il n’est pas toujours facile, dans ces conditions, de suivre le cheminement exact de ses idées, d’autant plus que sa pensée est en constante évolution, ce qui l’amène périodiquement à réviser ses positions, comme l’attestent les multiples retouches successives qu’il apporte à ses textes. Il y a toutefois chez lui un certain nombre de constantes perceptibles dès ses premières années d’engagement anarchiste, qui resteront pratiquement inchangées jusqu’à sa mort et qui constituent le véritable fil conducteur de sa pensée.

a) L’anarchisme n’est pas exclusivement une doctrine philosophique mais une manière de vivre. L’anarchiste véritable doit être considéré comme un « réagisseur » au milieu. « Est anarchiste – expliquait-il dès 1907 – quiconque nie l’autorité de l’homme sur son semblable et l’exploitation de l’homme par son semblable. […] Mais cette définition n’aurait qu’une valeur négative si elle n’avait comme complément pratique un effort conscient pour vivre hors de cette autorité et de cette exploitation qui sont incompatibles avec la conception anarchiste. De sorte qu’est anarchiste l’individu qui, consciemment, soit qu’il y ait été amené par le raisonnement, soit qu’il y ait été amené par le sentiment, vit hors l’autorité et hors l’exploitation. De là découle que l’anarchisme n’est pas uniquement une doctrine philosophique, […] il est une vie. L’anarchiste n’est pas seulement converti intellectuellement à des idées qui se réaliseront quelque jour, dans quelques siècles, il tend dès maintenant […], il vise dès à présent à pratiquer ses conceptions dans l’existence journalière, dans les rapports quotidiens avec ses camarades, dans le contact avec ses semblables ne partageant pas ses idéesnote. » L’anarchiste conséquent avec lui-même ne saurait donc différer dans le temps les actes émancipateurs mais il se doit de s’efforcer de vivre autant que possible hors de l’autorité et de l’exploitation, ici et maintenant.

b) La réalisation d’une société anarchiste n’est pas inévitablement liée au succès préalable d’une révolution violente menée par les masses populaires ou prolétariennes. Contrairement aux conceptions du changement social prônées par les anarchistes syndicalistes et insurrectionnels, Armand estimera toujours que, sans transformation préalable des mentalités individuelles, toute tentative de renversement par la force de l’ordre existant était destinée à échouer, même si elle se réclamait des idéaux antiautoritaires : « Un libertaire conscient ne s’attend pas à voir s’établir du jour au lendemain une société telle qu’il la souhaiterait, puisqu’il sait que son avènement dépend de la libération des mentalités humaines. Il n’attend rien ni des bouleversements catastrophiques, ni de l’excitation passagère et irréfléchie des masses, pas plus que des appels aux instincts inférieurs de l’hommenote. » Par conséquent, les chances de réaliser à l’avenir une société libertaire dépendaient exclusivement « de la formation d’individualités conscientes, réellement décidées à vivre librement sans autres limites que la liberté de vivre d’autrui ». Le rôle de ces « individualités » étant de montrer « déjà dans la société actuelle ce que peuvent accomplir le travail libre et l’entente en commun, par la formation de groupes d’éducation et de solidarité fraternels, de coopératives de production et de consommation de tous genres, de Milieux Libres de toutes sortes, de sociétés ignorant le tien et le mien, d’autant plus assurés de la réussite qu’ils se composeront d’éléments décidés et préparésnote ». Dans ses textes postérieurs à sa période chrétienne, Armand remplacera les appels au communisme et à la fraternité par la référence à l’égoïsme bien compris des individus mais cela ne changera en rien sa vision « éducationniste-réalisatricenote » du changement social à laquelle il restera attaché toute sa vie.

c) Une société anarchiste idéale ne saurait être uniformément réglée sur un modèle préconçu de régime moral, économique ou intellectuel. Tout en défendant inlassablement ses conceptions, Armand se gardera toujours de vouloir imposer à qui que ce soit ses solutions ou ses vues. Cette posture est d’autant plus fondamentale qu’il se fait une idée résolument antidogmatique de ce que pourrait être le fonctionnement d’une société anarchiste. « La solution libertaire – affirmera-t-il dès 1905 – ne saurait imposer de formule définitive ni de voie unique au développement de l’être humain pris individuellement ou collectivementnote. » Voilà pourquoi, même après qu’il sera devenu individualiste, il continuera à penser que « tout ce que le libertaire peut demander ou exiger des sociétés actuelles ou de celles à venir, c’est qu’elles lui laissent la possibilité de faire l’essai loyal de ses conceptions économiques ou morales à son heure et avec les camarades de son choix. Aux autres de déterminer leur voie d’après les résultats de leur propre expériencenote ».

Loin des affrontements entre les partisans des solutions communistes, collectivistes et/ou mutuellistes qui déchirent le mouvement anarchiste, ce qui l’intéresse c’est donc qu’une pluralité de solutions alternatives puissent être expérimentées. L’expérience seule pouvant déterminer a posteriori les plus avantageuses pour l’éclosion d’un milieu social favorable à l’épanouissement de toutes les potentialités physiques, intellectuelles et morales des individus.

d) En attendant une hypothétique transformation radicale de la société, les individus conscients peuvent et doivent chercher à se garantir réciproquement une réduction de la souffrance inutile et évitable dans tous les domaines. Dès 1908, Armand affirme l’importance de la camaraderie ou de l’entraide entre individus partageant les mêmes idées en tant que moyens pour s’efforcer d’éliminer la « souffrance évitablenote ». Même après son tournant individualiste, la pratique de la camaraderie continue à être perçue comme un moyen à disposition des individus « pour se préserver des aléas de l’existencenote ». Cette pratique, cependant, n’est plus envisagée d’une manière purement sentimentale mais se trouve désormais associée à la mise en place d’un système de garanties mutuelles qu’Armand appelle dans L’Initiation individualiste anarchiste le « garantisme ». D’après cette thèse, il fallait que les individus constituent des associations volontaires de toutes sortes afin de se protéger mutuellement des risques sociaux auxquels ils s’exposaient en voulant vivre pleinement leur vie. Le but de ces associations – qu’elles se présentent sous un aspect coopératif ou mutuelliste – étant de favoriser tout effort « tenté ou accompli par un compagnon ou un groupe de compagnons pour jouir de la vie aussi consciemment et intensément qu’il est possible, ou pour amener à un maximum toujours plus réduit la souffrance, la douleur, les éventualités auxquelles les expose la pratique ou l’expérimentation de leurs opinions, de leurs conceptions de la vienote ».

DU MARIAGE CHRÉTIEN À LA CAMARADERIE AMOUREUSE

Parmi les préoccupations récurrentes d’Armand, il faut mentionner la place majeure qu’il finira par accorder au « problème sexuel » ou aux questions concernant ce qu’il appelle la « morale sexuelle ». Dans ce domaine aussi, la pensée d’Armand a évolué. Sur bien des points, son évolution est d’ailleurs surprenante même si elle peut s’expliquer en partie par les vicissitudes de sa vie conjugale et sentimentale.

Lors de sa période salutiste, Armand s’était marié, après quatre ans de fiançailles, avec une femme très attachée aux principes religieux. Peu de temps après leur mariage, il s’aperçut qu’il y avait une profonde incompatibilité entre leurs deux caractères, ce qui se solda par des disputes de plus en plus violentes puis par la séparation des époux. Celle-ci interviendra définitivement en février 1902, après qu’il eut rompu tout rapport avec l’Armée du Salutnote. D’un commun accord, il fut décidé que la mère s’occuperait de leurs enfants. « Je considère – se justifiera-t-il par la suite – comme répugnante et immorale une cohabitation de ce genre lorsqu’elle n’est pas accompagnée d’harmonie et de communion de cœur et d’espritnote. »

Sa rencontre avec Marie Kugel, une « compagne selon son cœur », va le déterminer en faveur de l’union libre, conception que lui et Marie défendront dans les colonnes de L’Ère nouvelle note. Armand, notamment, se défendra avec véhémence de l’accusation proférée contre lui par un certain nombre de chrétiens d’être devenu un « ennemi du mariage légal et permanent » ou de vouloir « poursuivre la destruction de la famillenote ». Dans la brochure autobiographique datée du 15 août 1904, il est possible de lire sous sa plume l’affirmation suivante : « […] Je considère immoral et anti-libertaire l’accomplissement de l’acte sexuel avec un être dont on n’est pas profondément épris. […] J’espère simplement que l’humanité en viendra un jour à cette conception de l’amournote. »

Au moment où il formule publiquement ces confidences, ses positions ont déjà considérablement évolué. Dès 1903, tout en continuant à se réclamer de l’union libre et à vanter l’importance du lien familial, il avait esquissé une première conception purement affinitaire de la famille, « formée sans plan arrêté d’avance, indépendante des liens », pouvant réunir un ou plusieurs couples et dont les membres ne seraient pas tenus d’appliquer une « ligne de conduite morale » uniquenote. Tout comme la réalisation de l’idéal libertaire n’impliquait pas la soumission de tous les membres de la société à un régime économique déterminé, elle « ne saurait exiger non plus une conception morale collectivenote ». Tout en considérant que la famille traditionnelle et le mariage n’avaient pas leur place au sein des colonies communistes, il estimait qu’il n’était pas question de vouloir y appliquer, « en amour surtout », un système quelconquenote.

On peut faire dater de cette époque sa lutte, dont il ne se départira plus jamais, contre tout préjugé, enseignement ou doctrine visant à imposer, sous n’importe quel prétexte, une forme quelconque de morale sexuelle aux individus. Mais, surtout, il ne tardera pas à se réclamer à son tour de l’« amour libre » ou de la « liberté sexuelle ». Au sein de L’Ère nouvelle, une large place sera faite désormais aux articles en faveur de la pratique de l’amour libre ou qui annoncent la disparition de la famille. Avec la franchise désarmante qui est la sienne, il avouera : « Instinctivement, inconsciemment, j’aspire à la jouissance de la Vie soit dans certaines de ses manifestations, soit dans toutesnote. »

La maladie de Marie puis sa mort ne feront que le renforcer dans cette nouvelle orientation qui le portera à se faire le chantre de l’amour dans sa dimension non plus exclusivement sentimentale ou affective mais explicitement sexuelle. Dans le numéro du 15 janvier 1906, il signale que L’Ère nouvelle va traiter, « d’une façon plus spéciale que par le passé », du « problème sexuel », question jugée désormais aussi importante que la « question économiquenote ». Dans le numéro suivant, daté de février-mars, il annonce la mort de sa compagne et, en même temps, il fait mention pour la première fois de la « souffrance » que peuvent éprouver des « camarades » « repoussés brutalement par des femmes » pourtant en théorie favorables à l’amour librenote. Ces conceptions éparses et fragmentaires seront reprises et systématisées, en 1907, dans un article intitulé « De la liberté sexuelle », aussitôt publié en brochure, où Armand se prononce en faveur de ce qu’il appelle explicitement l’« amour plural ». Il demandait également, pour la liberté sexuelle, le même type de reconnaissance publique que pour la liberté intellectuelle ou économique car il était persuadé « qu’à son développement et à son évolution sont liés non seulement l’accroissement du bonheur individuel et collectif mais encore en partie la disparition de l’état de choses actuelnote ». Ces idées vont servir de point de départ à une réflexion plus ample dont l’aboutissement sera la rédaction de plusieurs chapitres d’Initiation individualiste anarchiste.

Jusque-là, les propos d’Armand, malgré leur ton plus tranché, ne différaient pas fondamentalement de ceux proférés par d’autres anarchistes partisans de l’amour libre. C’est seulement avec la parution de la revue l’en dehors que ses conceptions en la matière vont subir une radicalisation croissante, ce qui va le conduire à réorienter sa propagande réalisatrice dans un sens beaucoup plus « éthique » qu’économique. Dès le début de l’année 1924, il va se faire le promoteur de la théorie de la « camaraderie amoureuse » selon laquelle il n’y avait rien de répréhensible du point de vue individualiste et anarchiste à pratiquer les « gestes de l’amour » entre camarades, même si on n’éprouvait pas de sentiments amoureux les uns envers les autresnote.

Accusé de vouloir obliger en quelque sorte les individus à accepter d’avoir des relations sexuelles contre leur gré, Armand répondra à ces objections par un articlenote où il réaffirmait l’idée que l’amour devait être considéré comme synonyme de jouissance sexuelle et que les expériences érotico-sentimentales étaient des manifestations normales de camaraderie entre individus partageant un même idéal. « Nous considérons – écrivait-il – tout et toute camarade comme un amant ou un compagnon, comme une amante ou une compagne possible, en perspective. Nul d’entre nous ne trouve à redire à se voir sollicité en vue d’une expérience amoureuse, quel que soit le ou les camarades qui en fassent la propositionnote. » L’attirance purement sexuelle, d’ailleurs, n’était pas considérée comme la seule motivation pour avoir des relations sexuelles. D’autres types d’affinités devaient être pris en compte. Tout comme pour Fourier, la nature des attraits qui pouvaient conduire à accepter les avances de l’autre était très diverse. La liberté en fait d’amour consistait à « ne se refuser à aucun des constituantes ou constituants d’un milieu auquel on s’est joint par suite des affinités qu’on y rencontrait : affinités d’ordre intellectuel ou sentimental, de raffinement esthétique ou d’habilité mécaniquenote ». La question de la liberté du choix était donc un faux problème car la pratique de la camaraderie amoureuse, loin de représenter un « renoncement » ou un « sacrifice » pour celui ou celle qui donnait son corps, ne constituait que l’application au domaine particulier des relations sexuelles-affectives des idées contractuelles et associationnistes exposées précédemment dans L’Initiation individualiste anarchiste. La camaraderie amoureuse devait être envisagée, au même titre que les autres formes de camaraderie entre individualistes anarchistes, comme une sorte d’« association volontaire » dont les composants auraient conclu un accord tacite « aux fins de s’épargner mutuellement toute souffrance évitablenote ». Conformément aux thèses sur le garantisme, la pratique de la camaraderie amoureuse ainsi entendue constituait un autre des moyens par lesquels les individualistes, constamment aux prises avec les « tracasseries, les empiétements, les attaques, les persécutions » du milieu archiste, cherchaient à se protéger, à se secourir et à se réconforter réciproquementnote.

Fort de cette argumentation, Armand multipliera au cours des années suivantes les prises de position en faveur de la camaraderie amoureuse, thèse à laquelle il consacrera plusieurs brochures dont les principaux développements seront réunis en un seul volume, en 1934, sous le titre La Révolution sexuelle et la camaraderie amoureuse. Si le nombre de redites est important, chaque nouvelle publication lui permet de revenir sur ses arguments pour apporter des nouvelles nuances à sa pensée. Tout comme Proudhon, Armand sera amené à accorder toujours plus d’importance au principe de réciprocité. Mais, tandis que le penseur bisontin se limitait à réclamer que les producteurs se garantissent mutuellement le débouché pour leurs productions, Armand élargissait cette assurance à tout domaine en mesure de faciliter la satisfaction des besoins et des désirs, de quelque nature qu’ils soient. Là où le producteur proudhonien cherchait à se protéger des déconvenues de la concurrence capitaliste en ayant accès à la gratuité du crédit, il proposait d’élargir cette assurance à d’autres types de risques liés aux pratiques monopolisatrices et « propriétaristes » en matière sexuelle. L’objectif était pourtant bel et bien le même : faire en sorte que l’individu (isolé ou associé) ne soit pas broyé par les effets dévastateurs de la libre concurrence en économie de marché. Vu sous cet angle, on pourrait être tenté de voir, dans le fonctionnement d’une telle association établie en vue de se prémunir contre un type particulier de risques « sociaux », l’expression tout d’abord d’une forme de solidarité de type assurantielle. Ceux qui avaient droit à pouvoir bénéficier des prestations de camaraderie amoureuse étaient ceux qui « cotisent », c’est-à-dire qui acceptent les avances sexuelles des autres. Dans certains de ses textes, Armand pousse très loin cette vision des choses au point de comparer les associations de camaraderie amoureuse à des coopératives de production et de consommation de services sexuels.

En fait, derrière ces formulations semblant ravaler les futurs coopérateurs à de simples objets de consommation sexuelle, il renouait avec une des indications les plus fécondes de Fourier : celle du droit à la jouissance pour tous. Il était convaincu qu’un milieu individualiste où il y aurait eu une seule individualité « privée de jouissance ou de consommation » était tout sauf un « milieu de camaraderienote ». Par conséquent, il ne pouvait y avoir de discrimination d’aucune sorte entre les membres constituant les coopératives de camaraderie amoureuse. Tous devaient être placés sur un plan de stricte égalité. Ni l’aspect extérieur de ses membres, ni l’âge, ni toute autre considération d’ordre physique ou intellectuel ne pouvait servir de critère pour limiter ou priver un de ses membres des services particuliers que la coopérative se fixait comme but de fournir. Agir autrement aurait été réintroduire sous des formes déguisées le privilège et l’inégalité parmi les contractants. La pratique de la camaraderie amoureuse, par conséquent, impliquait que l’on ne s’arrête pas sur l’« apparence extérieurenote ».

Mais, surtout, en affirmant le droit pour tous les coopérateurs à une égale jouissance, Armand visait explicitement à empêcher qu’au sein de ces associations ne puissent se reconstituer de nouvelles formes de « monopole » sous couvert de « laisser-faire » dans le domaine des sentiments et des préférences érotiques. La camaraderie amoureuse présentait l’avantage, par rapport à la « loi des cœurs » – défendue par des militants comme Sébastien Faure –, de supprimer « le privilégié de l’apparence – le privilège du beau gosse ou de la coquette, le monopoleur sentimental ou érotique […]note ». De même que pour les autres manifestations de la vie individualiste à caractère économique, il s’agissait d’assurer aux contractants non seulement l’« équité au point de départ » mais également le rétablissement, sous certaines conditions, de l’« équité en cours de route », seul moyen d’empêcher que les inégalités, engendrées par la liberté de choix, ne lèsent les individusnote. Dans un souci d’équité, les associations de camaraderie amoureuse nécessitaient la mise en œuvre d’une solidarité également « verticale » (de ceux qui ont à ceux qui n’ont pas). Une fois accepté le principe de réciprocité, le coopérateur devait être en droit d’espérer pouvoir obtenir plus de services que s’il était resté isolé ou s’il avait dû se plier aux duretés de la libre concurrence. L’idée qu’Armand pouvait se faire de la liberté de l’amour est tout aussi éloignée des conceptions libérales – pour lesquelles les pratiques sexuelles, au même titre que les relations économiques ou intellectuelles, ne doivent faire l’objet d’aucune réglementationnote – que des conceptions « amour-libristes » défendues par la majorité des libertaires auxquelles il reproche, en faisant la part belle à l’instinct, au caprice ou à la spontanéité, de ne pas garantir les individus contre la souffrancenote. Sur ce point précis, il se détachait des imitateurs anarchistes de Fourier, pour qui les passions individuelles pouvaient toujours s’accorder au bénéfice de tous, sans se soucier des conséquences négatives que la recherche de la libre satisfaction des passions et des penchants individuels de chacun pouvait entraîner chez les moins bien dotés en ressources sexuelles ou esthétiques.

Et c’est toujours au nom de cette même exigence de camaraderie qu’il refusait de mettre sur le même plan sa conception de la camaraderie amoureuse avec l’« amour libre » pratiqué par la bourgeoisie qu’il qualifie de « caricaturenote ».

LES COMBATS POUR UNE NOUVELLE ÉTHIQUE SEXUELLE

Le garantisme ou le principe de la réciprocité en matière sexuelle ne sont pourtant pas les seuls arguments utilisés. Face à des critiques et à des objections persistantes, Armand sera amené à valoriser la portée « sociale », voire franchement subversive de ses propos. Il insistera en de multiples textes sur l’importance de l’« extension » et de l’« abondance » de la camaraderie amoureuse en tant que moyen pour resserrer les liens parmi les individualistes et rendre possible la pratique d’une camaraderie plus « efficace » mais également « plus effective, moins calculée, moins restreintenote ».

En voyant dans la multiplication des relations érotico-sexuelles un des principaux facteurs de création et de renforcement du lien social, il renouait avec une autre des idées les plus fécondes de Fourier pour qui l’assouvissement des passions amoureuses, au même titre que celui de la gourmandise, constituait le socle de son organisation phalanstérienne. Tout comme pour celui-ci l’« attirance sexuelle » est considérée comme un des ressorts essentiels de toute société humaine. Voilà pourquoi il fallait cesser de considérer les questions d’ordre sexuel comme étant secondaires ou subordonnées à celles économiques et politiques. De leur solution, en revanche, dépendait en grande partie la possibilité de créer un milieu social favorable à l’épanouissement des pratiques anarchistes, ce qui le portait à écrire : « Pour exprimer toute ma pensée, la formule révolutionnaire de l’amour libre, c’est le toutes à tous, tous à toutes note. »

En défendant la camaraderie amoureuse, Armand ne se bornait pas à faire de la surenchère par rapport aux thèses habituelles en faveur de l’amour libre mais il voulait promouvoir une « éthique amoureuse AUTRE » que celle en vigueur. « […] C’est d’une civilisation de l’amour toute différente que la civilisation actuelle qu’il s’agit », précisait-ilnote. Il s’agissait ni plus ni moins du combat entre deux éthiques sexuelles : l’« ancienne », qui subordonnait la femme à l’homme et légitimait l’exploitation et la domination, et la « nouvelle » qui, ignorant l’exclusivisme en amour, permettait seule de placer la femme sur un pied d’égalité avec l’hommenote. La propagande en faveur d’une « émancipation sexuelle absolue » ou d’une « liberté de mœurs complète » comportait de ce fait, aux yeux d’Armand, une dimension subversive indéniable car, comme il l’expliquait, « l’amoralisme sexuel – à condition d’être anarchique (c’est pourquoi je dis amoralisme et non immoralisme), c’est-à-dire conçu négativement par rapport à l’État, à la loi, à toute coercition sociale – l’amoralisme sexuel détruit en l’unité humaine des valeurs de servitude comme le vice, la vertu, la pureté, la chasteté, la réserve, la retenue, la fidélité et tant d’autres qui rendent nécessaires l’État ou l’Église dans leur rôle de gardiens ou de professeur de moralité. Là où l’amoralité est courante quant aux relations sexuelles, il n’y a plus besoin de conservateurs des traditions morales, de préservateurs de bonnes mœurs. C’est pourquoi le sexualisme que nous propageons est révolutionnaire note ».

La nécessité de promouvoir une éthique sexuelle nouvelle va pousser Armand à s’attaquer d’une manière de plus en plus directe à la famille et aux innombrables préjugés en ce domaine, largement partagés par la plupart des libertaires eux-mêmes.

L’institution familiale, tout spécialement, fait l’objet d’une remise en cause radicale. Armand concentre désormais ses critiques non seulement contre le couple monogame, marié ou union-libriste, mais contre l’idée même de famille dans laquelle il voit « un État en petit » même quand les parents sont anarchistesnote. Ni le couple ni la famille ne lui paraissent aptes à « développer la conception anarchiste de la vie ». Dans les deux cas, on aboutit à une sorte d’exclusivisme sexuel et affectif destructeur de l’« esprit de sociabilité » sans lequel il ne pourrait y avoir de camaraderie anarchiste : « L’institution de la famille, avec obéissance obligatoire au père ou à la mère, est une image en petit de la société archiste. Le père y représente le législateur et la mère l’éducateur officielnote. » Quant au couple, il n’hésite pas à affirmer qu’il est « destructeur d’autonomie individuelle et implique toujours et dans les meilleures conditions sacrifice d’un des éléments à l’autre. Le couple comporte toujours abstention, restriction, refoulement, résignation : il est donc opposé au développement de l’individunote ». Certes, il n’exclut pas catégoriquement la possibilité de la part des individus anarchistes d’entretenir des liens familiaux ou affectifs suivis, à condition toutefois que cela n’entraîne pas la formation de couples et de familles « à l’état permanent ». « Il est évident – précisait-il – que la famille ou le couple à l’état passager ou inconstant, c’est-à-dire impliquant passage des enfants d’une famille dans une autre, modification ou échange des éléments constitutifs du couple, cohabitation à plusieurs renouvelée et variable, ne présente plus ces inconvénients. Même lorsqu’un ou deux éléments restent invariables, il y a neutralisation de la tendance au conformisme par l’apparition des éléments nouveauxnote. » De son côté, il estimait que parmi les individualistes, mis à part le cas de tempéraments particuliers, la tendance générale était d’appliquer le « chacun chez soi » ou encore la cohabitation de durée restreinte, « pratique que facilite la pluralité en amournote ». Cette volonté de « casser » la famille et tout ce qui pouvait faciliter sa reconstruction le portait également à refuser d’envisager la satisfaction des besoins sexuels exclusivement par le biais de l’amour en couple, fût-il renouvelé et changeant. Déjà dans L’Initiation individualiste anarchiste, il s’était ainsi prononcé, à côté des couples passagers ou durables, pour des formes de « pluralité simultanée » ou pour des « ménages à plusieurs, polygéniques ou polyandriquesnote ».

Armand n’escamote pas pour autant les problèmes pouvant surgir de la mise en pratique généralisée de ses thèses, notamment en matière de procréation et de prise en charge des enfantsnote. Il revendique pour toute femme « pleine et entière faculté […] de régler à son gré sa fonction maternelle, soit donc d’éviter toute maternité non désirée et d’employer à cette fin toute méthode et tout moyen approprié. – Tutelle exclusive de l’enfant jusqu’à ce qu’il soit en âge de se déterminer pour et par soi-même. Faculté pleine et entière pour la mère de déléguer totalité ou partie de cette tutelle à tout individu – homme ou femme – ou à toute associationnote ». Contrairement à ce que préconisait Tucker, cependant, il refusait de considérer l’enfant comme étant la propriété exclusive de la mère (à titre de production personnelle) avant qu’elle ne renonce au droit de possession sur son produit. Ses préférences allaient plutôt à la formation de groupes d’amour-libristes, partisans de la maternité, qui prendraient en charge les aléas de la procréation. Il insistait également sur la possibilité accordée aux enfants de se défendre de l’emprise de leurs parents. Il reconnaissait à l’enfant, garçon ou fille, « faculté pleine et entière […] d’appel ou de recours à un arbitrage, soit pour demander une modification ou une transformation quelconque de son état de tutelle, soit pour réclamer l’octroi de son émancipation – ou pour tout autre motif –, le choix de l’arbitre ou tout au moins de l’un des arbitres restant dévolu à l’enfantnote ».

Comme pour tous les anarchistes « réalisateurs », la mise en place de nouveaux rapports sociaux passait inévitablement par l’éducation préalable des individus. La pratique de l’amour libre impliquait que les personnes concernées possèdent un minimum de notions contraceptives ou hygiéniques afin d’éviter des grossesses non désirées ou les maladies vénériennes. Dans ce but, les Éditions de l’en dehors publièrent des brochures consacrées aux moyens pour éviter les maladies sexuellement transmissibles. Armand, toutefois, se gardait bien de multiplier la parution de textes de vulgarisation à caractère plus ou moins scientifique. L’éducation qu’il privilégie est d’abord d’ordre moral, ce qui le porte à s’attaquer en priorité aux « préjugés » les plus largement répandus – y compris dans les milieux d’avant-garde –, à commencer par celui de la jalousie sexuelle et de l’« exclusivisme en amour », assimilés à une « maladie de l’amour ». Ces préjugés représentaient, à ses yeux, l’obstacle le plus important à la réforme de l’éthique sexuelle qu’il préconisait. Le propriétarisme sexuel était d’autant plus pernicieux qu’il provoquait des excès passionnels, accompagnés d’actes de violence, voire de crimes, ce qui légitimait l’action répressive de l’État ou bien le « jeu des sanctions pénales ».

Parmi les autres « préjugés » qu’Armand pointe du doigt, il faut mentionner ceux liés à l’âge. Dans L’Initiation individualiste anarchiste, non seulement il avait affirmé qu’il était tout à fait normal qu’une jeune fille puisse s’« éprendre » d’un homme « parvenu à l’automne de la vie », mais il avait avancé l’idée que dans le domaine de la sexualité ceux qui avaient « beaucoup expérimenté » étaient peut-être plus qualifiés pour « initier les jeunesnote ». En surenchérissant sur cette idée, il écrira dans les colonnes de l’en dehors qu’aucun individualiste anarchiste ne pouvait être considéré comme étant trop jeune ou trop vieux pour « désirer connaître toutes les jouissances, tous les bonheurs, toutes les sensationsnote ».

L’exigence de promouvoir une nouvelle éthique sexuelle le porte également, au fil des numéros de l’en dehors, à élargir le champ de ses préoccupations et à accorder une place de plus en plus importante à la discussion de thèmes ou de pratiques sexuelles « non conformistes », thèmes quasiment inexistants dans la presse « d’avant-garde » de son temps. Tel est le cas de l’homosexualité, question qu’Armand n’avait pas abordée dans L’Initiation individualiste anarchiste mais à laquelle il finira par consacrer, en 1931, une étude intitulée « L’homosexualité, l’onanisme et les individualistesnote ». Dans ce texte, il reconnaît le droit aux homosexuels des deux sexes, sans exception, « de s’associer, de publier des journaux, des revues, des livres, pour exposer, défendre leur cas, réunir à leurs groupements les uranistes qui s’ignorentnote ». Son attitude vis-à-vis de l’« inversion sexuelle » se voulait « dénuée de préjugés, de parti pris », capable de concilier « le point de vue scientifique avec le respect le plus absolu de la liberté individuellenote ». Il refuse ainsi de considérer l’homosexuel comme un malade et encore moins comme un dégénéré.

Dénonçant toute forme de « tabous sexuels », il affirme le droit pour chaque individu de disposer de son corps comme il lui plaît et à se livrer à toutes les expériences librement consenties. En abordant la question de la transsexualité, il prend ouvertement position en faveur du droit des individus à changer de sexe s’ils le désirentnote. Il proclame hautement sa volonté de réhabiliter les plaisirs défendus, les « caresses non conformistes », ce qui le porte à défendre les « non-conformistes sexuels » (lui-même aurait eu des préférences pour le voyeurismenote). La plupart de ces prises de position seront réunies dans l’ouvrage La Révolution sexuelle et la camaraderie amoureuse, où un chapitre entier est consacré à la question : « Pourquoi l’État traque-t-il les non-conformistes sexuels ? », tandis qu’un autre porte sur les « fantaisistes sexuels », catégorie dans laquelle il range toute pratique sexuelle hors norme : fétichiste, sadomasochiste ou autre.

Pourtant, cette « recherche voluptueuse » dans le domaine des relations sexuelles ne pouvait être considérée comme légitime qu’à condition que les résultats de ces pratiques ne privent celui qui les commettait de son « autocontrôle » ou n’entament sa « personnalité ». Il s’agit là d’une restriction de taille qui le porte à écrire : « […] L’essentiel pour nous est que [par] la jouissance éprouvée, le plaisir ressenti, l’être se retrouve en pleine possession de son individualité. Peu importe alors comment le plaisir est amené ou créé, pourvu qu’il y ait plaisir – plaisir mutuel, plaisir isolé ou associé, plaisir obtenu sans contrainte ni tromperie, plaisir soumis à la volonté de celui ou de ceux qui le recherchent, le réalisent, le raffinent, le compliquent même. Si les moyens de jouissance dénoncés comme vicieux, exécrables, non conformistes, hors nature, ne diminuent pas celui ou ceux qui s’en servent ou en profitent, ils sont NORMAUX : sinon ils sont anormaux note. » Armand, tout en affirmant que chaque individu avait le droit d’assouvir comme il l’entendait ses penchants sexuels quels qu’ils soient, prend toujours bien soin de préciser que cela n’était possible que si plusieurs conditions étaient réunies simultanément : « qu’il n’y ait ni violence, ni fraude, ni cruauté, ni dol » ; que, « pour trouver des compagnons de pratique, [les individus] ne recourent qu’à l’invite ou à la publicité, qu’à la persuasion ou au graphisme verbal ou figuré, et ne s’adressent qu’à des personnes en état de les comprendre » ; que cela ne pouvait concerner qu’« une personne parvenue à l’âge où elle est capable de passer contrat, de disposer (dans des buts sexuels ou érotiques) comme il lui plaît de tout ou partie de son corpsnote ».

LES TENTATIVES DE MISE EN PRATIQUE DES THÈSES SUR LA CAMARADERIE AMOUREUSE ET LEUR ÉCHEC

Ces combats en faveur du sexualisme révolutionnaire étaient conçus comme un moyen d’attaque contre les structures autoritaires de la société. Mais, surtout, Armand était profondément convaincu que les réalisations pratiques qui découlaient de sa conception de la liberté de l’amour présentaient l’énorme avantage, par rapport à d’autres types de réalisations alternatives, de pouvoir être immédiatement « expérimentées » entre individus partageant les mêmes convictions, sans besoin d’être remises au lendemain de la révolutionnote.

Passant outre les nombreuses critiques que ses thèses sur la camaraderie amoureuse avaient soulevées, il publie dans l’en dehors, en juin 1925, les statuts d’une association de « camaraderie pratique » appelée « les Compagnons de l’en dehors »note. Ces statuts, prévus pour une durée initiale de cinq ans, visaient la formation d’un milieu composé d’éléments « sélectionnés » en fonction de l’intérêt qu’ils portaient aux thèses des Compagnons de l’en dehors. Ainsi qu’il était indiqué dans l’article 2, le but avoué d’un tel milieu était « de faciliter la fréquentation […], de resserrer les liens de camaraderie » et de « faire un effort en vue de la satisfaction des besoins et des désirs de ses constituants, de quelque nature qu’ils soient ». Encore plus directement, l’article 7 précisait qu’en matière sexuelle le milieu préconisait, outre le combat contre la jalousie, « que les rapports amoureux entre ses constituants et constituantes soient aussi libres, aussi variables, aussi multiples que le sont ou devraient l’être leurs rapports intellectuels et éthiques ». Le caractère hétérosexuel de cette association n’est pas explicitement formulé mais l’article 10 prévoyait que le nombre de femmes devait être tendanciellement égal à celui des hommes. Une cotisation annuelle était prévue ainsi que l’édition de cartes-quittance qui devaient servir de passeport aux compagnons se déplaçant en France ou à l’étranger et se rendant visite mutuellement. Il était également prévu que des listes de noms de compagnons et de compagnes soient distribuées à ceux en ayant fait la demande. Si le but était un « désir de fréquentation », le demandeur devait prévenir les personnes concernées huit jours avant la visite, « en joignant un timbre pour la réponse ». Les personnes sollicitées ne pouvaient pas se dérober à de telles demandes et devaient y répondre dans les quarante-huit heures. Les seules causes de refus acceptées étaient l’absence, la maladie et les « besoins urgents » de la propagande en faveur des thèses de l’en dehors, mais la durée de ces visites était limitée à douze heures en ville et à vingt-quatre heures à la campagne (article 25). Cet article prévoyait aussi que le compagnon de l’en dehors devait se présenter muni de sa carte-quittance, ce qui impliquait qu’il serait « reçu chaleureusement, affectueusement, que l’hospitalité la plus large lui [serait] offerte », y compris le gîte et le couvert, selon les possibilités de celui qui recevait. Entre chaque visite, toutefois, il devait s’écouler au moins un intervalle de quarante jours. Il n’y avait pas officiellement d’exclusion mais la carte d’adhésion pouvait ne pas être renouvelée pendant deux années consécutives lorsque son titulaire avait pris part à une polémique d’ordre personnel en public ou commis une indiscrétion causant un préjudice à d’autres membres du milieu. Elle pouvait aussi être annulée définitivement lorsqu’il avait été « dûment établi » que son titulaire avait utilisé la violence physique, abusé de la confiance ou pratiqué la prostitution avec un des membres du milieu (article 37). Un « compagnon » était, enfin, considéré comme démissionnaire s’il avait laissé sans réponse valable un « avertissement répété de visite » ou même une demande « renouvelée » de renseignement et d’information (article 38).

Ces statuts, on le voit, abondaient de détails tatillons en vue de préserver l’autonomie, la liberté individuelle voire l’anonymat de chacun des contractantsnote tout en cherchant à éviter qu’il y ait dérobade de dernière minute à propos de la mise en pratique effective de la camaraderie, y compris à caractère amoureux. Le tout cependant aboutissait à enfermer les relations interindividuelles dans un cadre fort rigide, voire carrément bureaucratique, entaché de juridisme, qui contrastait avec les intentions affichées du milieu visant l’épanouissement de formes de camaraderie les plus libres et les plus complètes. Les modalités de fonctionnement interne des compagnons de l’en dehors restaient, en outre, passablement obscures. Aucune précision par exemple n’était fournie sur les causes qui pouvaient motiver l’ajournement d’une demande d’adhésion. Si les cas d’exclusion étaient mieux indiqués, les statuts oubliaient de dire qui prenait la décision finale ou comment les compagnons allaient s’y prendre en cas de contestation de la décision. Toute demande de renseignement et d’adhésion, enfin, devait être envoyée à l’adresse d’Armand, le seul maître d’œuvre du projet, à la fois l’instigateur et l’animateur d’après des critères qu’il avait lui-même définis et auxquels il n’avait nullement l’intention de renoncer. Afin d’éviter de possibles contestations ultérieures, l’article 3 des statuts précisait d’une manière très claire que le milieu des Compagnons de l’en dehors était « une initiative individuelle, conçue et réalisée de la même façon que le journal l’en dehors ».

Armand prévoyait que cette association se serait constituée dès qu’il y aurait eu vingt-cinq participants. Espérant atteindre très rapidement ce nombre, il avait fixé ses débuts officiels pour le 15 octobre 1925. Les sympathisants pourtant ne semblent pas s’être bousculés, comme l’attestent les maigres informations qu’il est possible de grappiller dans l’en dehors. Le numéro de fin avril 1926 fait état d’une 33e adhésion aux Compagnons de l’en dehors, les effectifs étant répartis entre la France, l’Allemagne, les États-Unis, le Brésil, la Suisse, l’Argentine et le Maroc, ce qui laisse supposer que le nombre des membres pour la France ne devait pas dépasser, à ce moment-là, la vingtaine d’individus. Ces résultats plus que mitigés, pourtant, ne semblent pas avoir découragé Armand outre mesure puisque, devant la quasi-stagnation des effectifs des Compagnons de l’en dehors, il riposte par la multiplication de ses initiatives « réalisatrices ». Fin mai 1926, il donne naissance à une association de combat « contre la jalousie » destinée exclusivement à la diffusion de ses thèses en matière de camaraderie amoureusenote. Pour adhérer à ce nouveau groupement, appelé « Association internationale de combat contre la jalousie sexuelle et l’exclusivisme en amour » (AICCJSEA), il suffisait d’être abonné à l’en dehors ou de prouver qu’on était un lecteur assidu en présentant les en-têtes des dix derniers numérosnote. En mars 1927, c’est au tour du « Club Atlantis » d’être créé, présenté dans l’en dehors comme un « groupe de réalisation sélectionné » réservé aux abonnés de la région parisienne. Ses critères d’adhésion ainsi que son but étaient des plus vagues. Il était néanmoins indiqué qu’il s’adressait aux personnes « pleinement d’accord avec certaines des revendications proposées dans ce journalnote ». Il sera précisé ultérieurement que les informations concernant le Club Atlantis étaient fournies verbalement. En revanche, la liste des membres de l’AICCJSEA était imprimée et transmise à chaque membrenote.

En dépit de cet activisme, les résultats restèrent des plus médiocres. Le nombre d’adhérents aux Compagnons de l’en dehors ne progressa guère d’une manière significative. Un an à peine après son lancement, le problème de la faiblesse du recrutement en général, et celui du recrutement féminin en particulier, est ouvertement porté à connaissance des lecteurs de l’en dehors qui s’interrogent sur les moyens d’y remédier. L’insuffisance des adhésions féminines y était qualifiée comme étant « vraiment trop choquante » pour une association préconisant la pluralité de l’amournote. La reconnaissance de l’échec sera patente lorsque, devant le nombre infime de compagnes, la décision est prise de suspendre les adhésions masculines sauf si celles-ci se produisaient « parallèlement à une candidature fémininenote ».

Les problèmes de fonctionnement rencontrés par les Compagnons de l’en dehors, mis à part l’« abstention de l’élément féminin », étaient en fait essentiellement de deux ordres : d’une part, le refus d’un certain nombre de compagnons de se plier aux dispositions trop rigides prévues par les statuts (ce qu’il appelle le « caprice ») ; d’autre part, la tendance à la reconstruction du couple au sein même de cette association. Armand, pourtant, ne manifestera pas la moindre intention d’amender son projet ou de lui donner un fonctionnement moins sectaire. Bien au contraire, devant la multiplication des critiques, il réagit en réaffirmant le bien-fondé de ses options et en poursuivant son œuvre réalisatrice. Ainsi, à côté des associations précédentes, un nouveau groupement verra officiellement le jour, « les Amis de l’en dehors », chargé d’assurer le soutien financier et la diffusion du journal, mais qui devait servir également à recruter et à sélectionner les sympathisants pour les autres essais.

En dépit de sa ténacité, les résultats ne s’améliorèrent guère au cours des années suivantes. En septembre 1931, les Compagnons de l’en dehors revendiquent une 71e adhésion, puis une 72e en juillet 1932. Rien de bien considérable, toutefois, si l’on tient compte des démissions dont il est possible de trouver des traces dans les colonnes de l’en dehors. Quant au défaut de recrutement de l’élément féminin, il reste toujours aussi criant. Mais, surtout, Armand va renforcer au fil des années le caractère de plus en plus sectaire de ces associations, présentées désormais comme le « prolongement » direct de ses activités et fondées sur le principe de l’« animateur unique », à savoir Armand lui-même. En février 1930, parmi les modifications apportées aux statuts des Compagnons de l’en dehors pour la période 1931-1935, il était clairement spécifié par le nouvel article 3 que « le Milieu peut et doit être considéré comme une union des amis personnels de son animateur ». Devenu meneur d’une œuvre strictement personnelle, il pouvait candidement affirmer : « Il est convenu d’avance que j’arbitre nécessairement les conflits où mon intervention serait nécessaire ou demandéenote. » Enfin, non content de revendiquer pour lui le rôle fort enviable de juge et arbitre, il crée, en avril 1934, afin de pouvoir mieux sélectionner les adhérents potentiels et écarter les « fumistes » ou les « farceurs », le statut de stagiaire pour les postulants, dont la durée n’était pas fixée à l’avancenote. Comment s’étonner que ces organisations n’aient jamais pu prendre leur envol ? La tentative d’Armand semble d’ailleurs péricliter au fil du temps. En janvier 1936, une 186e adhésion à l’AICCJSEA est signalée mais, à partir de mai 1936, les annonces pour les Compagnons de l’en dehors disparaissent ainsi que celles pour l’AICCJSEA. Les deux associations semblent avoir fusionné pour donner naissance aux « Compagnons du combat contre la jalousie et pour une nouvelle éthique sexuellenote ».

Encore dans le numéro d’août-septembre 1939, avant que le conflit mondial n’oblige Armand à mettre fin à ses activités, il est fait état d’une 199e adhésion à ses associations. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le bilan d’ensemble de ces initiatives reste des plus mitigé. Non seulement le nombre de personnes concernées directement par ses associations demeurera toujours fort limité, mais les tentatives de mise en pratique de la camaraderie amoureuse ne furent nullement bien concluantes. Ces associations ont-elles d’ailleurs jamais véritablement fonctionné, ne fût-ce que sur une très petite échelle ? Rien n’est moins sûr. Nous avons pu retrouver une liste nominative, imprimée par Armand, des membres des Compagnons de l’en dehors au 15 septembre 1931, sur laquelle ne figurent que dix-sept noms, dont huit seulement habitant en France métropolitaine. D’après leur prénom, en outre, ce milieu de camaraderie amoureuse semble n’avoir compté à ce moment-là qu’une seule fillenote. La Liste générale des membres de nos diverses associations et de nos abonnés multiples – datée du 15 avril 1933 et révisée le 31 août 1933 – fait état toujours d’une vingtaine de Compagnons de l’en dehors dont un seul porte avec certitude un prénom fémininnote. Certes, le nombre de personnes mentionnées comme étant affiliées à l’AICCJSEA ou aux Amis de l’en dehors est nettement plus élevé, de cent cinquante environ. On est bien loin, pourtant, des rêves un peu fous d’Armand affirmant que seule l’application à l’échelle mondiale de la pratique de la camaraderie amoureuse aurait pu permettre de lutter efficacement contre la montée des dictatures et du totalitarismenote.

Une des causes majeures de cet échec, pourtant, tient moins au caractère novateur ou excessif de son entreprise qu’à la démarche suivie par Armand lui-même. Refusant d’envisager ces réalisations autrement que comme étant l’émanation directe de son bon vouloir, il va édicter des règlements plus minutieux les uns que les autres dans le seul but de pouvoir en garder la maîtrise. Mais, en agissant de la sorte, en refusant de voir ses initiatives évoluer, en voulant les enfermer dans un cadre trop rigide, il tuait à proprement parler ce qu’il pouvait y avoir de véritablement subversif dans sa démarche. À l’épreuve des faits, ses grandes envolées à propos de l’élargissement des liens de camaraderie par la pratique de la camaraderie amoureuse se révélaient être de petits calculs d’épicier voulant rester maître dans sa propre maison et cherchant à profiter d’abord pour lui-même des avantages hypothétiques qu’il envisageait pour les autres.

PORTÉE ET LIMITE DES THÈSES D’ARMAND

Que peut-on penser, dans ces conditions, des thèses d’Armand ? Il est facile de pointer aussi bien ses contradictions que ses faiblesses théoriques.

Sur le plan de sa vie privée, tout d’abord, cet ennemi de la famille et de la cohabitation se remariera, le 4 avril 1911, avec Denise Rougeault, avec qui il vécut jusqu’à sa mort en 1962note, sans que l’on sache exactement quel type de relations ce vieux couple a pu entretenir pendant près d’un demi-siècle. Il se montrera toujours particulièrement discret sur sa vie personnelle en général et sur sa vie familiale en particulier. Ixigrec (pseudonyme de Robert Collino), dans l’ouvrage collectif consacré à Armand après son décès, dira simplement d’elle qu’elle avait compris admirablement la « nature très particulière de son ami » et que le qualificatif de « sainte » serait celui que la définirait le mieuxnote.

Nombre de ses prises de position théoriques apparaissent dictées par des préoccupations purement personnelles. Certes, pour un personnage affichant ostensiblement ses convictions individualistes, cette manière de procéder n’est en rien scandaleuse mais elle amoindrit considérablement la portée de ses propos. Les tirades contre les souffrances engendrées par le refus des avances sexuelles de la part d’un compagnon pourtant estimé semblent taillées sur mesure pour convaincre les camarades de sexe féminin d’accepter d’avoir des relations sexuelles avec lui. Même chose en ce qui concerne ses envolées contre la tyrannie de l’apparence ou bien contre le préjugé de l’âge. Il est bon de rappeler qu’au moment où Armand se lance dans sa croisade en faveur du sexualisme révolutionnaire, il a déjà plus de 50 ans et qu’il n’a rien d’un Apollon. Derrière ses affirmations selon lesquelles on n’est jamais trop jeune ou trop vieux pour rechercher le plaisir sexuel, il est facile de déceler une sorte de plaidoirie pro domo. Quant à sa manière de présenter l’homosexualité, elle est explicitement conditionnée par ses préférences hétérosexuelles affichées, ce qui lui interdit de faire preuve d’une grande originalité.

En reprenant à son compte le discours médical dominant de l’époque, il continue à considérer l’homosexualité (masculine ou féminine) comme une forme d’« anomalie sexuelle », un « phénomène congénital (et non acquis) dans la plupart des cas d’inversion vraienote » qu’il était inutile de vouloir réprimer mais qui ne se situait pas moins en marge de la normalité. Ainsi, tout en défendant avec courage le combat en faveur de la dépénalisation de l’homosexualité dans les pays anglo-saxons et germaniques, il se déclarait excédé par les « productions littéraires » de « certains invertis sexuels – et il y en a trop de ceux-là » qui « dépassent la mesure en affirmant sur un mode dithyrambique que l’amour homosexuel est supérieur à l’amour normal, hétérosexuelnote ». N’oublions pas, enfin, que la camaraderie amoureuse telle qu’il cherche à la mettre en pratique ne concerne que des individus de sexe opposé, le « tous à toutes, toutes à tous » ne prenant jamais en compte la possibilité du « tous à tous et toutes à toutes ». Or il serait facile de montrer en utilisant ses propres arguments que, en restreignant les formes de camaraderie amoureuse aux relations hétérosexuelles, il limitait considérablement l’extension des liens de camaraderie tout court. Il y a là, sans doute, une des principales failles du raisonnement d’Armand qui, apparemment, n’était guère disposé à s’engager dans des expériences qui soient à la fois d’amour plural, bisexuels ou homosexuelles. Conscient du caractère ambigu de ses propos, il finira par préciser de lui-même sa pensée sur ce point. Dans Notre individualisme, le résumé de ses thèses qu’il publie en 1937, il mentionne clairement parmi les revendications individualistes la constitution d’associations volontaires aux fins purement sexuelles pouvant regrouper selon les tempéraments non seulement des hétérosexuels mais des homosexuels, des bisexuels ou des « unions mixtes »note.

La limite principale de ses thèses réside, toutefois, dans la manière elle-même de concevoir la pratique de l’amour libre ou de la camaraderie amoureuse qui ne reflète que le strict point de vue masculin. Dans les textes d’Armand, on croule sous les injonctions faites aux camarades de sexe féminin pour qu’elles s’émancipent en acceptant les avances des mâles mais il n’est presque jamais question d’une remise en cause des rôles masculins et féminins, ou même tout simplement de la division sexuelle du travail dans la société et dans le cadre des tâches ménagères. On peut, dès lors, se demander légitimement quel crédit accorder à ses tirades en faveur de l’amour libre. Comment ne pas être tenté d’y voir une nouvelle ruse des hommes pour profiter d’une libéralisation des mœurs sans réelle contrepartie dans d’autres domaines ?

Ces limites ne sont pas exclusivement celles d’Armand mais également de la très grande majorité de ceux qui, au sein des mouvements libertaires et socialistes des XIXe et XXe siècles, ont vu dans la libération sexuelle un moyen pour transformer les relations de domination et favoriser l’émancipation de la femme. Certes, il ne s’agit pas de minimiser la portée radicale des propos de tous ces militants qui, avant même 1914, avaient affirmé la nécessité de lier le combat émancipateur sur le terrain économique à celui pour la suppression du patriarcat. Le nombre considérable d’articles de journaux ou d’imprimés consacrés aux problèmes du mariage, de l’amour libre, de la maîtrise de la fécondité et de la sexualité parle de lui-même. Il faut mettre indiscutablement à l’actif des anarchistes toutes tendances confondues, d’une part, le refus du « deux poids, deux mesures » en matière de morale sexuelle et, d’autre part, les luttes en faveur de la contraception et de l’avortement visant à reconnaître la maîtrise pleine et entière des femmes sur leur corps et leur sexualité. Pourtant, ces types de propagande ne feront jamais l’unanimité parmi les libertaires. Si chez Bakounine la nécessité de supprimer la famille patriarcale constitue un des articles principaux de son programme anarchiste, Pierre Kropotkine ou Jean Grave feront toujours preuve d’une grande réserve vis-à-vis de questions comme celles du néomalthusianisme ou de l’amour libre. Même une militante néomalthusienne comme Jeanne Humbert, qui avait été emprisonnée longuement pour sa propagande en faveur de l’avortement, pouvait avouer publiquement ses craintes que la pratique de l’amour libre n’entraîne un déchaînement incontrôlé des appétits sexuels de la femmenote. Dans ce domaine, les déclarations de principe sont loin d’être toujours corroborées par une pratique conséquente, y compris chez les militants éducationnistes-réalisateurs. La faible participation de l’élément féminin aux combats libérateurs, la place somme toute subordonnée, voire marginale, occupée par les femmes au sein du mouvement libertairenote ou bien l’incapacité à se débarrasser de la division des rôles traditionnels masculins et féminins constituent autant d’indices des difficultés récurrentes à faire entrer dans les faits les intentions émancipatrices des anarchistes, y compris lors des différentes tentatives de création de milieux libres.

Les thèses d’Armand ne tranchent pas moins par leur radicalité sur celles de tous les autres libertaires français. Un de ses grands mérites aura été de ne pas avoir hésité à pointer du doigt quelques-unes des inconséquences et des contradictions les plus flagrantes des anarchistes traditionnels, très peu disposés à se remettre en cause dans leur vie privée ou dans leurs relations de couple en attendant le « grand soir ». Il revient en de multiples circonstances sur ce qu’il appelle le « tartufisme anarchiste », les préjugés ou les partis pris de ces « purs » qui, à court d’arguments, le traitaient de pornographe : « Je n’y insisterai jamais trop. La grande majorité des lecteurs de feuilles d’avant-garde, des membres des partis révolutionnaires n’ont rien à envier aux bourgeois note. » Poursuivant sa contre-attaque, il note l’absence de l’élément féminin au sein des groupements anarchistes traditionnels, qu’il explique par les inconséquences du comportement des anarchistes-hommes vis-à-vis des femmes en général et de leurs compagnes en particulier. « Le plus grand nombre des anarchistes-hommes se conduisent dans leur ménage comme le premier archiste venu », affirmait-il, lapidairenote. Nombre de « compagnons » continuaient, à ses yeux, à considérer la personne avec qui ils cohabitaient comme « leur propriété », « un outil de production, machine à produire du plaisir sexuel, du travail ménager, un supplément de ressources » dont ils pouvaient, tout comme n’importe quel exploiteur, espérer tirer profit. De tels « anarchistes », faisait-il remarquer non sans humour, ne voyaient pas d’inconvénients à se mettre en ménage avec une compagne aux idées opposées aux leurs, à condition que celle-ci fasse bien la cuisine ou lave et repasse le linge « à merveille »note.

Également à son honneur est son engagement en faveur de la reconnaissance des droits des homosexuels des deux sexes à pouvoir vivre librement leur sexualité sans aucune forme d’ostracisme. Signalons également la dénonciation, dans les colonnes de l’en dehors, des mesures antihomosexuelles adoptées dans l’Allemagne hitlériennenote. Ces prises de position sont d’autant plus significatives que la question homosexuelle est alors ignorée ou passée sous silence par les milieux libertaires et radicaux. Le refus d’un auteur comme Reich de considérer l’homosexualité comme une pratique sexuelle « normale » est là pour l’attester. À notre connaissance, la brochure d’Armand de 1931 est la seule traitant explicitement cette question à avoir été publiée par les anarchistes en France avant la Seconde Guerre mondiale. Et, même par la suite, ce thème restera largement tabou avant le grand tournant de Mai 68note.

En définitive, le principal apport théorique d’Armand aura été d’avoir clairement affirmé que la solution de la question sociale ne pouvait pas être dissociée de la solution de la question sexuelle, ce qui nécessitait d’élargir le combat émancipateur traditionnel des militants socialistes et ouvriers presque exclusivement tourné vers les luttes à caractère économique. Le partage équitable des biens ou la suppression du salariat ne pouvaient pas être considérés comme des réformes suffisantes pour garantir la mise en place d’une société débarrassée de toute forme d’autoritarisme. Une société égalitaire économiquement pouvait se révéler sexuellement répressive. En insistant sur la nécessité d’une refonte totale des relations des individus des deux sexes, en outre, il renouait indiscutablement – bien que son nom soit rarement cité – avec la radicalité d’un auteur comme Fourier pour qui la construction d’un « nouveau monde industriel et sociétaire » allait de pair avec celle d’un « nouveau monde amoureux ». Armand, toutefois, ne puisait pas ses références exclusivement dans le passé. Il mettra à profit sa connaissance de plusieurs langues occidentales, dont l’anglais et l’allemand, pour collecter inlassablement dans la presse internationale les informations qui pouvaient intéresser ses lecteurs ou qui permettaient de corroborer, même partiellement, ses thèses ; tel est le cas de Wilhelm Reichnote et d’Alexandra Kollontaïnote, deux auteurs avec qui il partage bon nombre de préoccupations radicales en matière de sexualiténote.

LES COMBATS D’ARMAND SONT-ILS DEVENUS OBSOLÈTES ?

En dépit des limites soulignées, la démarche novatrice d’Armand pour son époque ne fait pas de doute. Ce qui faisait sa force et son intérêt, c’est qu’il était porteur d’exigences en matière d’émancipation sexuelle qui allaient bien au-delà des préoccupations des cercles militants. Tout comme chez d’autres penseurs radicaux partisans de la libération sexuelle, tels Reich ou plus près de nous Marcuse, ses thèses annoncent tout autant qu’elles préparent le profond processus de démocratisation de la vie privée encore actuellement en cours au sein des sociétés occidentales.

Depuis la rupture intervenue au cours des années 1960, il est difficile de contester le fait qu’un véritable bouleversement dans le domaine des relations sexuelles ait bel et bien eu lieu. La libération sexuelle n’est pas qu’une illusion d’optique ou un thème marketing qui fait vendre. Toutes les enquêtes disponibles, malgré leurs limites, le prouvent. L’accroissement de la permissivité en ce domaine ne saurait être envisagé exclusivement comme une fausse libération conduisant à ce que Marcuse appelait la « désublimation répressivenote ». Derrière l’indéniable libéralisation des mœurs ne se cache pas non plus une sorte d’énième ruse du pouvoir ou l’émergence d’un nouveau discours normatif. Sur ce point, Anthony Giddens a raison de reprocher à Foucault, Reich ou Marcuse de voir dans cette plus grande libéralisation des mœurs un nouveau phénomène de pouvoir et non pas également un « moyen d’émancipationnote » pour les individus.

Les changements qui se sont produits constituent un progrès indiscutable qui a permis une plus grande maîtrise des individus sur leur vie et sur leur corps. Ceux-ci n’ont pas entraîné exclusivement l’élimination d’un certain nombre d’interdits mais ils ont conduit un nombre croissant de personnes à affirmer leur autonomie dans le domaine sexuel. Tout comme le souhaitait Armand, la quête de la recherche de la satisfaction sexuelle aussi bien chez l’homme que chez la femme s’est accompagnée d’une plus grande affirmation de soi ainsi que d’une plus grande capacité à définir des normes personnelles dans le domaine de sa vie privée, qu’il s’agisse de la famille, du couple ou des relations interindividuelles. En ce sens, il est possible d’affirmer que les transformations récentes de l’intimité vont ouvertement dans le sens de l’émancipation de l’individu préconisée par Armand mais aussi par les anarchistes en général dont les objectifs émancipateurs coïncident en ce domaine avec ceux de la modernité avancée. Le type idéal de la « relation pure » analysée par un auteur comme Giddens – c’est-à-dire une relation sociale qui est entamée par elle-même ou pour ce qu’un individu peut espérer tirer de son association avec un autrenote – présente plus d’une analogie avec le refus de toute norme imposée ou permanente dans les relations interindividuelles chez Armand. Force est de constater, enfin, que le choix des moyens éducationnistes-réalisateurs, visant d’abord à changer les mentalités en s’attaquant par la pratique aux différents types de préjugés en matière de sexualité, s’est montré à la longue bien plus payant que celui prôné par les insurrectionnels pour qui aucun changement en profondeur n’était possible sans une révolution politique et sociale. Les évolutions récentes ont montré, en tout cas, que des transformations majeures conduisant à une démocratisation toujours plus grande de la vie privée étaient possibles sans le préalable d’une rupture révolutionnaire de ce type. Sur ce point, d’ailleurs, on ne peut qu’être frappés une nouvelle fois par la similitude existant entre les positions d’Armand et les analyses de Giddensnote.

Et pourtant, comment ne pas reconnaître que les conséquences radicales escomptées tant par Armand que par d’autres penseurs tels Reich ou Marcuse ne se sont pas produites ? Ce constat invalide-t-il pour autant l’« hypothèse répressivenote » selon laquelle l’exercice du pouvoir à l’époque moderne et contemporaine s’accompagnerait immanquablement d’une répression de la sexualité ?

La réponse est loin d’être évidente.

Certes, il faut reconnaître que la grande faiblesse de tous les penseurs de la radicalité sexuelle – y compris Armand – aura été de rester rivés à l’idée simpliste que la sexualité était fondamentalement un phénomène « naturel » qu’il suffirait de désentraver pour que les autres formes de dépendance et de soumission soient elles aussi rejetées. L’importance accordée aux pratiques naturistes est là pour l’attester. Il existe, d’ailleurs, sur ce point une identité très forte entre l’idée que les anarchistes pouvaient se faire d’une sexualité libérée – telle qu’elle apparaît dans les illustrations de certaines de leurs publications, où l’on voit couramment des filles nues et joyeuses au milieu de la nature – et celle « moderne » véhiculée, par exemple, dans le roman de D. H. Lawrence, L’Amant de lady Chatterley, où le refus des conventions sociales est là aussi illustré par une scène où les deux amants rejettent leurs habits pour courir librement dans les bois. Marcuse lui-même, dans L’Homme unidimensionnel, a pu opposer « le fait de faire l’amour dans un pré avec celui de faire l’amour dans une automobilenote ». Or l’expérience des quarante dernières années a montré que les sociétés capitalistes avancées pouvaient parfaitement s’accommoder de formes croissantes de permissivité en matière de relations sexuelles (y compris dans les bois !) ou dans le domaine vestimentaire sans que cela entraîne une remise en cause véritable des autres formes de domination. Les revendications de l’individu contemporain d’une sexualité plus épanouie ne sont pas, en soi, antinomiques avec une société où le lien marchand a tendance à l’emporter dans tous les domaines de la vie sociale.

Nous pensons, toutefois, que les revendications d’Armand ne sont pas pour autant devenues obsolètes.

D’une part, il ne faut pas surestimer outre mesure les transformations intervenues au niveau des comportements sexuels et des relations de couple. La relation pure décrite par Giddens ne constitue, à l’heure actuelle, qu’une exception concernant un nombre limité d’individus et certes par la majorité de la population des pays occidentaux. Les familles, bien que recomposées, ne restent pas moins des familles, et la cohabitation stable la norme de la vie de couple. Bien des droits reconnaissant la maîtrise des femmes sur leur corps et leur sexualité, comme par exemple le droit à l’avortement, ne sont toujours pas généralisés et sont périodiquement menacés. Même constat pour les droits des homosexuels. Ces limites sont d’autant plus faciles à dresser que les inégalités et les contraintes sociales pesant sur les individus n’ont nullement disparu, comme par enchantement, des sociétés de la modernité avancée. Les relations de pouvoir au sein de la famille et du couple demeurent, tout comme l’existence d’inégalités économiques entre hommes et femmes, ce qui réduit d’autant la possibilité pour les individus des deux sexes de faire preuve d’autonomie et de réflexivité dans leur vie privée. Nous sommes encore loin, en tout cas, de cette démocratisation radicale de l’intimité préconisée par Armand.

D’autre part, l’erreur principale qu’il faut éviter de commettre est de confondre libéralisation avec déréglementation. Rappelons qu’Armand, tout comme Fourier avant lui, ne se limitait pas à préconiser la suppression de toute forme d’entrave aux pratiques sexuelles mais affirmait la nécessité d’élaborer conjointement une morale autre, ainsi que des mécanismes sociaux de garantie mutuelle pour harmoniser les passions et éviter que la vie privée elle-même ne soit entièrement soumise aux injonctions des lois du marché. Or, dans ce domaine, presque tout reste encore à élaborer. Hier comme aujourd’hui, ce qui fait défaut, c’est l’existence d’une éthique sexuelle qui serait celle d’un homme libre dans l’exercice de sa liberté.

Contre les assimilations douteuses de tous ceux qui confondent « libertaire » avec « libéral », il est bon de rappeler qu’une société anarchiste ne conduit pas à une sorte de permissivité généralisée mais qu’elle repose sur l’intériorisation de normes et de contraintes très fortes sans quoi il serait impossible de vivre longtemps « sans dieu ni maître ». L’absence de lois, au sens précis du terme – c’est-à-dire de dispositions votées par une assemblée législative, ayant un caractère obligatoire pour l’ensemble d’un pays et appliquée par un pouvoir politique étatique placé au-dessus des citoyens –, ou bien la reconnaissance pour chaque individu du droit imprescriptible de vivre sa vie comme il l’entend, n’implique nullement l’absence de règles ou de normes collectives. Le refus d’organes spécialisés de répression de type étatique ne saurait justifier en rien une sorte de laisser-faire généralisé. Si l’anarchisme reconnaît à tout individu le droit de ne pas se conformer aux normes majoritaires en vigueur dans une société à un moment donné – y compris au point de vue sexuel –, ce droit n’est valable que dans la mesure où il est compatible avec le maintien des principes qui rendent possible le fonctionnement de l’organisation anarchiste elle-même. Si les anarchistes ont fait le pari de la liberté, c’est parce qu’ils voient dans ses manifestations un principe créateur de solidarité. Non seulement dans une société anarchiste on ne tolérerait pas des pratiques qui porteraient directement atteinte à la liberté de tous, mais des comportements aujourd’hui encore socialement tolérés – comme par exemple la tenue de propos sexistes et homophobes ou le recours à la prostitution – seraient proscrits et conduiraient ceux qui les pratiquent à des formes plus ou moins marquées de mise à l’écart ou de boycott.

En conclusion, si l’affirmation de la recherche du plaisir sexuel pour chaque individu paraît aujourd’hui aller de soi (tout au moins dans certains milieux et dans certains pays), force est de constater que le projet émancipateur que des militants comme Armand se fixaient comme but est loin d’être réalisé. L’omniprésence des images pornographiques, la multiplication des débats sur l’opportunité de rouvrir les maisons closes ou sur le bien-fondé de l’échangisme ne sont nullement la preuve que la nouvelle morale sexuelle prônée par Armand l’ait emporté. Loin de l’esprit de réciprocité, d’enrichissement mutuel et de franche camaraderie que devaient revêtir les relations interindividuelles dans le nouveau monde amoureux qu’il préconisait, tout cela tendrait plutôt à prouver que la marchandisation des corps s’est encore accélérée. Non seulement l’égalité réelle des individus des deux sexes est loin d’être un fait acquis, mais l’emprise d’anciens et de nouveaux entrepreneurs de morale obscurantiste et religieuse ne recule plus. Permissivité et répression font toujours bon ménage. Autant de raisons qui plaident en faveur d’une relecture de l’œuvre d’Armand.

Gaetano Manfredonia
La Coussière, novembre 2007.

Gaetano Manfredonia est historien, spécialiste de l’anarchisme. Il est notamment l’auteur de L’Anarchisme en Europe (PUF, « Que sais-je ? », 2001).

EN GUISE DE PRÉFACE

« Il fut certainement une période de l’histoire, en un grand nombre de contrées, où l’appropriation d’une femme par un homme fut considérée comme un attentat envers la société. De même qu’on a pu répéter de tout temps, en souvenir de la mainmise sur le sol par quelques individus : La propriété, c’est le vol, de même on a dû s’écrier : Le mariage, c’est le rapt. L’homme qui enlevait la femme à ses concitoyens pour en faire sa chose, son acquisition personnelle et privée, ne pouvait être tenu pour autre chose que pour un ravisseur, un traître à la communauté. »

Élisée Reclus.

Dans le numéro du 25 novembre 1927 de La Rumeur, je publiai, sous le titre « Les tueries passionnelles », l’article ci-dessous :

« Sur la route, lancé à une vitesse infernale, un monstre passe et la première pensée qui vient au piéton secoué par l’ébranlement de l’air, c’est qu’au prochain carrefour une catastrophe va se produire. Rien ne prouve d’ailleurs que le véhicule n’ait pas semé de victimes son trajet endiablé.

On a fini par s’émouvoir de ces assassinats routiers et touristiques et il existe des statistiques exactes et comparées des accidents que cause l’automobile.

De la mairie sortent, endimanchés, un homme et une femme, qu’un monsieur officiel, ceinturé de tricolore, vient d’unir… légitimement. En mémoire d’un rite remontant à une époque archireculée, la noce prend le chemin d’un traiteur ou d’un restaurant où l’attendent un festin copieux… et la “gueule de bois”. »

Au passage de la noce, un passant sourit ironiquement. Lequel, de ces nouveaux mariés, tirera sur l’autre… le premier ?

L’ironie du passant n’est pas si déplacée qu’il semble. Il s’agit d’un monsieur qui lit attentivement la rubrique des faits divers, dans son journal quotidien.

À ce propos, quels intérêts empêchent donc qu’on publie la statistique des « drames » prétendus « passionnels ». Cette statistique existe-t-elle, aussi soigneusement que pour les drames de la route et de l’air ? Pourquoi le public n’est-il pas renseigné sur le nombre de cadavres alignés par la jalousie ? L’hécatombe atteint-elle des proportions telles qu’on ne veuille pas le renseigner ?

Peut-être l’ironie n’était pas seule à émouvoir notre passant de tout à l’heure. N’est-ce pas d’avant-hier, ce fait divers qui en dit long ? « L’autre matin, un citoyen aborde un ingénieur électricien, porte de Versailles, et lui demande pourquoi il lui a volé sa femme. L’interpellé toise le questionneur, qu’il ne connaît ni d’Adam ni d’Ève, hausse les épaules, poursuit son chemin ; mais voici que deux coups de revolver retentissent : le malheureux ingénieur s’affaisse, atteint dans le dos, de deux balles qui pénètrent dans la région du cœur ; naturellement, il ne tarde pas à succomber. »

Pas un quotidien qui ne contienne, dans chacun de ses numéros, deux ou trois récits de ces boucheries passionnelles.

Revenons aux paroles du citoyen, un menuisier, qui assassina porte de Versailles, l’autre matin, ce pauvre ingénieur qui n’y était pour rien : « Pourquoi m’as-tu volé MA FEMME ? » Il ne s’agit pas là d’une question de prohibition de vente d’armes au public. Le problème est plus haut.

Il y a, actuellement, deux éthiques sexuelles en conflit.

Une de ces éthiques, remontant aux époques patriarcales, transmise par les juifs aux chrétiens, s’appuie sur le Décalogue qui enjoint ceci : « Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni son bœuf, ni son âne, ni aucune chose qui appartienne à ton prochain ! » C’est l’éthique bourgeoise, régnant extérieurement, et que veut faire jouer à son profit aussi bien l’élément masculin que l’élément féminin.

Il y a une autre éthique sexuelle qui veut que l’un et l’autre sexe se considèrent, en matière d’amour, sur un pied d’égalité. Or égalité ne peut, en aucun cas, être synonyme de chaîne.

L’éthique ancienne veut que la femme ou l’homme appartiennent à celui qu’ils fréquentent, qu’ils cohabitent ou non. Ce n’est qu’à contrecœur qu’elle admet la rupture du contrat de vie en commun.

L’éthique nouvelle admet non seulement la rupture du contrat de vie en commun, mais elle se demande pourquoi la fréquentation amoureuse, la cohabitation, la famille empêcheraient qu’à côté, qu’en plus de la fréquentation, de la cohabitation coutumière, l’on cultive une affection autre, des affections autres, apportant rafraîchissement de passion, connaissance d’attributs ou qualités autres que ceux déjà possédés par le conjoint ou la conjointe.

L’éthique ancienne, jéhovique, voit dans l’amour, la cohabitation, une affaire de domination, de propriété. Elle mène forcément à la jalousie et à ses tueries. Elle ne peut pas, dans les heures de crise, mener ailleurs.

L’éthique nouvelle voit, dans les relations amoureuses, une affaire d’amitié, une question de bonne, de meilleure camaraderie. Elle pose en thèse que, vivant en commun ou non, la sensibilité et la chair de l’être individuel lui appartiennent, qu’elles ne peuvent être considérées comme objets monopolisables, assimilables à la possession d’un bœuf ou d’un âne.

Je ne dis pas que les tueurs passionnels font autant de calculs et encore, est-ce à voir ? Ce que je dis, c’est que l’éthique nouvelle à laquelle je fais allusion n’avance pas vers nous sur une chaussée ruisselante de sang et bordée de cadavres.

Ce que je dis encore, c’est qu’en face de ces assassinats – quand on a la possibilité d’écrire ou de parler – se taire, c’est être complice.

Les pages qui vont suivre sont le développement des thèses que contiennent les lignes ci-dessus.

S’il est une chose incontestable, c’est l’ensemble de difficultés que rencontre celui qui veut discuter de la question sexuelle en toute liberté d’esprit. Remarquez que je ne dis pas en toute liberté d’expression, mais en toute liberté d’esprit. Dans tout ce qui est du domaine de la sexualité, on se heurte non seulement à des préjugés, mais encore à de l’hypocrisie et je n’apprendrai rien à mes lecteurs en énonçant que le mot hypocrisie vient du grec hypokrisis que le Larousse classique traduit par « rôle joué ».

Dans les autres domaines, sauf la politique où règne aussi l’hypocrisie – dans les autres domaines donc, science, littérature, art, on se heurte beaucoup plus souvent à des partis pris traditionnels, à la crainte d’ébranler certaines conceptions basées sur des habitudes ou des observations ou des conceptions dont on ne saurait méconnaître la sincérité, quand bien même cette sincérité semble démodée ou entachée de ridicule. En matière sexuelle, on ne sait jamais, quand on expose une thèse libératrice, si vos antagonistes ne jouent pas un rôle au profit d’un tiers – secte ou parti –, si c’est avec conviction qu’ils présentent leurs arguments ou s’ils ne sont pas des instruments que font agir des intérêts autres que ceux qu’ils prétendent ou s’imaginent défendre. Dès qu’on veut faire œuvre d’affranchissement en matière sexuelle, on ignore si ceux qui vous contredisent disent ce qu’ils pensent comme ils le pensent et s’ils n’accomplissent pas, en secret, les actes qu’ils reprochent aux autres de faire publiquement. Tous les praticiens qui se sont occupés de la question s’accordent pour dire que, en ce qui concerne les phénomènes de la sexualité, leurs manifestations, leurs troubles, leurs altérations, ils se trouvent en présence d’un manque de sincérité, qui n’existe pas, par exemple, lorsqu’il s’agit de traiter des manifestations ayant rapport aux phénomènes de la locomotion, de l’assimilation, de la désassimilation, etc., etc.

J’étais aux prises, un soir, aux Causeries populaires, avec une contradictrice – spiritualiste, d’ailleurs – qui opposait à ma thèse de recherche des voluptés érotiques ou des jouissances sensuelles, sous le signe de la camaraderie amoureuse, un idéal de stagnation sexuelle, de vie tranquille et pantouflarde, puant à plein nez la médiocratie conservatrice et statique. C’était son droit, mais ma contradictrice, sans doute pour renforcer la faiblesse de ses arguments, expliquait qu’ayant débuté par la multiplicité des expériences, elle avait fini par l’unicité. J’admets que cela soit vrai. Mais que voulait-elle prouver ? Qu’elle avait perdu l’énergie de sa jeunesse ? Il y a toujours quelque chose de lamentable à voir quelqu’un masquer sa déperdition de force et de vouloir, nécessaires à qui chemine hors des sentiers battus, par une recommandation à autrui de ne point s’écarter des routes goudronnées et jalonnées.

J’avais exposé certaines vues audacieuses. Que la promiscuité et le communisme sexuels, qui ne m’enthousiasment nullement – étant libre-associationniste –, sont des états où la femme est, sexuellement ou érotiquement, l’égale de l’homme, alors qu’elle ne l’est pas – soumise à toute conception de la famille où la tradition, la religion ou la loi civile attribue à l’homme le rôle de chef de la famille, que ce soit dans la monogamie ou la polygamie. La femme ne peut, sexuellement ou érotiquement parlant, être sur le même pied que l’homme que si elle ne cohabite pas ou fait partie (même en cohabitant) d’associations (volontaires) sexuelles ou érotiques ignorant l’exclusivisme sentimental, la fidélité sexuelle ou la limite du choix (à l’apparence, à l’âge, etc.).

On peut discuter nos thèses, mais leur objecter des arguments qui répètent ceux des dictateurs actuellement au pouvoir, des dictateurs qui les ont précédés, de ceux qui leur succéderont, ne dénote ni grande imagination ni désir de s’évader du déjà-fait, du déjà-vu. Les dictateurs ou aspirants dictateurs en vogue et ceux qui les suivent sont pour les « bonnes » contre les « mauvaises » mœurs : ils veulent le mariage à vie, le lapinisme à jet continu, la suppression ou restriction du divorce ou de l’union libre ; ils étouffent la propagande en faveur de la limitation des naissances, de la liberté de la discussion des questions ou des réalisations sexuelles ou érotiques. Ils sont les défenseurs de la famille, du foyer, de l’enseignement religieux à l’école, de la propreté « morale » de la rue, etc., etc. Ils sont, eux aussi, partisans de la sublimation de l’instinct sexuel, de la poussée érotique, mais à quoi aboutit cette « sublimation », sinon à cultiver, à développer, dès l’enfance, l’esprit nationaliste, militariste, belliqueux – hargneux, chicanier, haineux à l’égard de l’étranger, de l’au-delà de la frontière.

Voilà ce qui résulte, historiquement, de la sublimation de la « libido ». Car la culture des « beaux-arts » et des « belles-lettres » ne conduit pas à l’annihilation du désir, elle mène à la recherche des raffinements, des fantaisies dans le domaine des jouissances sensorielles. Ceci n’est qu’une parenthèse. Au lieu de se rendre compte, d’après les faits, si nous avons raison ou tort, on nous reproche, ce qui est beaucoup plus simple, d’être des « obsédés », ou de noyer la notion de la « liberté » – tout court – sous le flot de nos revendications en matière de « liberté sexuelle » – ce qui est faux, soit dit en passant. Tout cela parce que nous insistons sur ceci : que restriction de la discussion du fait sexuel, répression des réalisations érotiques, renforcement des « bonnes mœurs » vont de pair avec rénovation des appétits belliqueux, réveil ou accroissement des sentiments ou des conceptions impérialistes. D’autres, plus anciens que nous, l’ont dit avant nous. Qu’aux déclamations surchauffées et aux démonstrations cliquetantes des fascistes, des nazis et des national-moralistes de toute origine on oppose donc les vers épicuriens du poète latin Properce, vers que je dédie aux pacifistes :

… Encore une année de ces délicieuses nuits,

Et j’aurai vécu suffisamment !

Ces nuits multipliées feraient de moi un immortel !

Que dis-je ? Il n’en faut qu’une pour faire un dieu d’un homme.

Ah ! Si, nous lançant dans pareille carrière, nous ne connaissions tous

D’autre ivresse que celle du vin et de l’amour,

Le fer ne servirait pas d’instrument de meurtre, nos vaisseaux de machines de guerre,

La mer d’Actium ne serait pas le tombeau mouvant de nos cadavres,

Et Rome, tant de fois accablée de ses triomphes,

Aurait moins à gémir du fréquent étalage de son deuil.

La postérité, je le sais, y trouvera matière à s’extasier,

Mais les coupes que nous vidons n’ont jamais offensé les dieux.

Ne laisse donc point échapper ces jouissances de la vie tant que la possibilité luit encore…

Quand même, je préfère cela à toutes les proses de tous les Duce ou Führer du monde. Cependant, quand nous faisons envisager que, développée internationalement, la thèse de la « camaraderie amoureuse », c’est-à-dire la transformation des réalisations ou manifestations sentimentalo-sexuelles ou érotiques en « gestes de camaraderie », pourrait conduire, toutes garanties étant prises, à une meilleure entente soit entre les unités sociables, soit, par la suite, entre les peuples, on considère cela comme ne valant pas la peine d’être pris en considération ou on nous oppose des arguments puisés dans la conception judéo-chrétienne de la vie, conception agressive à l’égard de la joie de vivre et qu’intoxique et pervertit tellement l’idée de péché qu’elle ne trouve, pour s’en délivrer, que le recours aux sacrifices sanglants : que ce soit la crucifixion d’un Christ, le meurtre des hérétiques religieux, le supplice des non-conformistes politiques ou encore l’entre-égorgement des peuples.

Il est évident qu’il serait intéressant de donner un raccourci de l’histoire sexuelle de l’humanité et d’essayer de découvrir, chez les primates dont elle descend, une indication sur la façon dont, chez eux, on solutionne le problème de la sexualité. La monogamie, la polygamie, la promiscuité sexuelle, l’hermaphrodisme, l’homosexualité se rencontrent chez les animaux et on me saura gré de ne pas exposer ici les thèses toujours savantes, mais quelquefois contradictoires des experts en la matière : Bachofen, Mac Lennan, Lubbock, Bastian, Girard-Teulon, Lippert, Kohler, Post, Morgan, Wilcken, Havelock Ellis, Letourneau, Rémy de Gourmont, Crawley, Thomas, Westermarck, Caullery, Van Gennep, Calverton, Briffault, Miller, etc., etc.

D’ailleurs, les observations modifient constamment les points de vue. On sait que le pigeon n’est nullement monogame et on sait cela depuis longtemps. On a découvert que le lion non plus n’est pas monogame. Les singes anthropomorphes ne sont ni exclusivement monogames, ni exclusivement polygames et c’est récemment qu’on s’est aperçu de façon certaine que, chez eux, existait l’homosexualité (Dr G.V. Hamilton). Lubbock, Mac Lennan, Morgan et d’autres auteurs plus modernes pensent qu’à l’origine existait le mariage de groupe, c’est-à-dire que, dans un milieu donné, toutes les femmes appartenaient à tous les hommes et vice versa. On retrouve cette forme de mariage parmi des peuplades des îles de l’Australasie, éloignées du courant de la civilisation actuelle, et des spécialistes comme le Dr Aptekar ont montré que, parallèlement à la promiscuité sexuelle, existait l’ignorance du mécanisme de la génération ; ces peuplades ne savent pas encore que c’est à la semence du mâle qu’est dû l’enfantement. On a de solides raisons de penser qu’il en était ainsi dans toute l’humanité primitive, c’est-à-dire qu’on s’imaginait que la procréation des enfants était une fonction inhérente à la femme et qu’elle les mettait au monde sans besoin d’une intervention extérieure. (De là chtonisme – du grec chton, la terre – ou culte de la terre féconde, religion pratiquée très probablement au sortir de l’animisme par les grands peuples de l’Antiquité et dont il existait des traces chez les Grecs : divinités chtoniennes.)

De là le système qui dut englober un très grand nombre de peuples et dont les traces – la filiation utérine – subsistent dans tant d’endroits. De là, mais plus tard, le culte de la vierge-mère, culte si répandu.

Il est plus que probable que, tant que subsista l’ignorance du mécanisme de la procréation, la femelle humaine en usait à l’égard du mâle comme le fait la femelle des vertébrés, elle choisissait non pas le procréateur de sa progéniture, puisqu’elle ignorait le mécanisme de la génération, mais le mâle auquel elle permettrait de jouir de son corps, d’éprouver du plaisir en usant d’elle. Cela n’est pas d’ailleurs incompatible avec la promiscuité sexuelle, puisque, dans ce régime, il n’y a pas de morale différente selon les sexes et il semble que cette promiscuité sexuelle est relative à un certain stade du matriarcat. Il ne faut pas l’oublier : l’état de promiscuité sexuelle n’est pas aussi dégradant que les intéressés le prétendent – il implique qu’il n’y a ni exclusivisme sexuel, ni jalousie, ni domination d’un sexe sur l’autre.

Pendant longtemps, semble-t-il, la science de la procréation comme conséquence des rapports sexuels resta donc ignorée, puis fut connue des savants de l’époque – les dieux, comme dit la Genèse –, les prêtres, les sorciers, les vieillards ou anciens comme c’est encore le cas dans certaines tribus primitives. Peut-être cette découverte fut-elle la suite du passage de l’état chasseur ou pasteur à l’état agricole. On s’aperçut que la terre ne produisait pas par elle-même, qu’il fallait l’ensemencer, que la chaleur solaire et l’humidité atmosphérique étaient des agents indispensables à la fécondité. Ce ne fut pas seulement la religion de la « terre féconde » qui perdit du terrain, la femelle humaine perdit son prestige. Le secret conservé soigneusement par un petit nombre devint l’apanage peut-être de tous et c’est sans doute à un fait de ce genre que fait allusion la légende du paradis perdu. La connaissance du « bien et du mal », c’est la connaissance de la différenciation sexuelle comme facteur de la procréation, réservée aux dieux.

J’ai dit que la femme perdit de son prestige – ce n’est pas assez, elle perdit sa liberté de choix, son état d’égalité avec l’homme. Plus de promiscuité ni de communisme sexuels, régimes où les droits s’équilibrent. Sachant qu’il est le père, le procréateur, l’engendreur, c’est-à-dire que la coopération d’un agent masculin est indispensable pour qu’elle enfante, l’homme veut dominer désormais sur la femme et la considérer comme sa propriété, sa chose, à lui réservée, à sa disposition sexuelle chaque fois qu’il le voudra, qu’il exerce sa domination sur une femme – comme c’est le cas en régime monogamique – ou sur plusieurs, comme c’est le cas en régime polygamique.

On me dira que j’exagère : représentant la période de civilisation au cours de laquelle il a été formulé, le Décalogue édicte : « Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni aucune autre chose qui lui appartienne » (Exode, XX). Finie l’égalité sexuelle ou érotique entre l’homme et la femme : celle-ci est réduite à l’état de chose appartenant à l’homme.

Et notons bien que c’est sur ce commandement du Décalogue que repose toute la législation, toute la morale sexuelle, qu’elle se dise laïque ou religieuse. C’est elle qui empoisonne l’Occident et, pour le désintoxiquer, la tâche est rude.

Je n’entends pas dire par là que, sous le rapport de la domination de la femme par l’homme, elle valut mieux chez les peuples non juifs que chez les juifs. La loi des douze tables accordait au chef de la famille le droit de vie et de mort sur sa femme. En Grèce, les femmes étaient divisées en trois classes : les épouses, les courtisanes et les prostituées, et c’est chez les courtisanes, classe de femmes artistes, instruites, philosophes, qu’on retrouvait un peu de la liberté sexuelle des temps anciens. Il y avait aussi les éphèbes, mais c’est une autre histoire.

Nous avons dit que tout l’Occident avait adopté la morale sexuelle implantée par le christianisme, qui considérait comme impures les relations sexuelles, mais qui, concédant à la faiblesse humaine, admit, avec saint Paul ou Marcion ou on ne sait quels interpolateurs, peu importe, qu’il valait mieux se marier que brûler. L’idéal de l’Église organisée et en voie de s’étatiser, c’est la virginité, état qui plaît particulièrement à Dieu. Et puisque la virginité n’est pas accessible à tout le monde, la femme en puissance de mari n’est considérée que comme une reproductrice. Saint Augustin voit dans les organes sexuels le symbole du péché primitif et il les qualifiera de honteux. Il assimilera l’acte sexuel au geste du semeur : un travail. Le vagin acquiert dans ce système l’impassibilité du sillon. La chair de la femme doit être froide comme la terre. Tertullien voit, dans la femme, la porte de l’enfer.

On comprend pourquoi l’Église catholique manifeste une telle hostilité à l’égard des plaisirs de la chair. Les jouissances d’ordre sexuel détournant la créature de son créateur, pur esprit, donc inaccessible à la jouissance de la chair. Tout ce qui tend à réaliser le paradis sur la terre éloigne de Dieu et de la spiritualité.

« Pas d’amour hors mariage : tel fut le commandement de l’Église, qui cloua les ailes de Cupidon, ex lege, à toutes sortes de poteaux ; qui incrimina férocement les adultères, les punissant des supplices les plus barbares ; qui déclara honnête la mère mariée et déshonnête la mère non mariée, condamnant les enfants naturels à l’opprobre général, leur fermant la porte de la prêtrise.

La femme n’est pas seulement la chose du mari, mais aussi la chose de la société. La femme est destinée à être l’épouse du Christ ou celle de l’homme – une vierge ou une mère féconde, éternelle mineure soumise au père de famille, pater familias.

Mais, chaque fois qu’elle sortait de la froide pénombre du cloître ou du gynécée ou qu’elle tentait de relever la tête devant le père, le frère aîné ou le mari, la Bible se présentait pour l’accabler, les moines pour l’avilir, l’Inquisition pour la brûler comme sorcière, la fustiger sur les places publiques comme adultère, la plonger dans l’eau glacée comme prostituée.

La morale traditionnelle : voilà la chaîne qui entrave les mouvements d’Ève. Le prêtre la lui a rivée aux pieds. Les lois – influencées par le prêtre –, les mœurs – créées par lui – ont contraint la femme au célibat monastique, à la virginité mal supportée de la jeune fille, à la résignation servile de l’épouse ni aimée ni amante, au mariage imposé par les parents.

Le non-conformisme amoureux fut condamné par les lois et par l’opinion publique parce que, au commencement, l’Église et la politique, le dogme et les lois, le rite religieux et l’obligation civique étaient unis. La fille-mère sera condamnée parce qu’elle a conçu hors du mariage, parce qu’elle a aimé par amour et non pour procréer. La femme divorcée, séparée de par sa volonté propre, sera sévèrement jugée, tandis que n’encourra aucun blâme le mari répudiateur. La femme adultère sera jugée beaucoup plus sévèrement que l’homme adultère. On considérera comme un crime moins grave le meurtre de la femme par le mari que le meurtre du mari par la femme ; et tout cela parce que l’Église a damné la femme note. »

Voilà quel fut l’esprit de l’Occident non seulement au Moyen Âge, mais tel que les conservateurs sociaux voudraient qu’il redevienne et demeure à jamais.

Ce n’est pas que le monde romain, païen comme catholique, ait accepté l’inégalité sexuelle des sexes sans protester. L’idée du communisme sexuel est une idée qui est familière au paganisme et qui a même été réalisée. On peut citer la colonie grecque de Lispara, au nord de la Sicile, au VIe siècle avant l’ère vulgaire où elle se trouvait en vigueur. Elle n’était pas étrangère à Platon, comme nous allons le voir un peu plus loin.

Tous les chrétiens n’acceptèrent pas non plus sans protester la morale sexuelle catholique en voie de formation. C’est ainsi qu’au Ier siècle nous trouvons la secte des nicolaïtes (dont le fondateur fut, selon les uns, l’un des sept diacres mentionnés dans le livre des Actes des Apôtres et, selon les autres, un diacre de Pergame, en Asie Mineure, du même nom). Les orthodoxes ont accusé les nicolaïtes des pires impudicités, sodomie, bestialité, etc. Les nicolaïtes se réunirent plus tard aux gnostiques et donnèrent naissance à des sortes de sous-sectes : phibionites, stratiotiques, lévitiques, barbaristes, dont les doctrines postulaient toujours la satisfaction des appétits sensuels, parallèlement au retour à l’état naturel ou instinctif.

Au IIe siècle, nous rencontrons une secte extrêmement puissante et qu’il fallut plusieurs siècles pour réduire au silence. On en trouvait encore des traces en Cyrénaïque au VIe siècle. Ce sont les carpocratiens dont le fondateur fut un ancien étudiant à l’université grecque d’Alexandrie, Carpocrate. Sa doctrine fut coordonnée par son fils, Epiphanes, auquel on rendit les honneurs divins et à qui on éleva des temples, tant il inspira d’enthousiasme à ses contemporains. Nous ne connaissons cette doctrine que par les citations qui sont contenues dans les pamphlets dirigés par les orthodoxes contre les hérétiques. La justice divine, pour Carpocrate, c’est qu’à l’instar du soleil nulle chose et nulle jouissance ne doivent être mesurées aux hommes… Si Dieu a donné le désir, c’est pour qu’il soit satisfait, l’idée principale de cette doctrine était que chaque homme avait la libre disposition de chaque chose et se faisait sa loi à lui-même. Les carpocratiens pratiquaient la communauté de biens et la promiscuité sexuelle.

Par suite, la femme, dans leur milieu, ne pouvait se refuser à qui que ce soit, car elle aurait fait tort par son refus à autrui, tandis que la nature dispense ses biens à tous.

Les adamites eurent pour fondateur Prodicus qui enseignait que ce qui est bon dans les ténèbres l’est autant dans la lumière, aussi, comme l’avait réalisé autrefois Diogène, autorisait-il et même prescrivait-il l’union charnelle en public. Plus tard, ils préconisèrent la nudité et célébrèrent leur culte sans vêtements. Il faut voir un souvenir de la Genèse (chap. I) dans ce fait qu’ils se prétendaient des deux sexes à la fois.

Mais ce n’est pas seulement aux premiers siècles que, dans la chrétienté, il y eut une protestation contre la morale sexuelle imposée par les catholiques, du XIIe au XVIe siècle dans un territoire englobant le midi de la France, le pays des Albigeois, une partie de l’Allemagne s’étendant jusqu’à la Bohême, les contrées arrosées par le Rhin inférieur jusqu’en Hollande et dans les Flandres, certaines portions de l’Angleterre, de l’Italie, et la Catalogne, se succédèrent sous le nom de Picards, Hommes de l’Intelligence, Turlupins, Frères et Sœurs du Libre Esprit, Loïstes, et tant d’autres dénominations, des sociétés et des associations qui pensaient que leur état moral ne pouvait plus s’accommoder de la pauvreté, de la richesse, du mariage, de l’accomplissement du geste sexuel dans des conditions réglementées socialement, de la restriction des caresses à celui ou celle qui vous était uni par le mariage. Au lieu de n’apercevoir comme exutoire aux désirs de la chair que la traite de la femme, ils avaient supprimé le tien et le mien et abattu les barrières qui restreignaient le commerce amoureux pour l’un comme pour l’autre sexe.

D’ailleurs, n’est-il pas certain que les chrétiens primitifs dans leurs agapes pratiquaient le communisme sexuel ? Tous ceux qui ont étudié l’histoire du christianisme connaissent bien les agapètes, les petites chéries. M. Félicien Challaye, un érudit comme M. Albert Fua et moi-même sommes arrivés à la même conclusion. M. Challaye par l’étude critique des épîtres du Nouveau Testament et leur confrontation avec des documents historiques extérieurs. M. Albert Fua, par l’étude de la langue dans laquelle est écrit le Nouveau Testament, et moi-même, en me souvenant que les sectes auxquelles j’ai fait allusion se réclamaient toutes du christianisme primitif et prétendaient en avoir conservé la tradition et l’esprit.

D’ailleurs, jamais les hommes ni les femmes n’ont renoncé complètement de plein gré à la liberté sexuelle primitive, à la promiscuité sexuelle. Chaque fois que la surveillance de l’État ou de son délégué la police s’est relâchée, que ce soit pour motif religieux ou social, il y a eu retour à la conception ancienne du communisme sexuel. Les dyonisies, les bacchanales, les florales, les saturnales d’Athènes ou de Rome, les carnavals du Moyen Âge, les kermesses flamandes, les clubs érotiques du XVIIIe siècle, les partouses contemporaines en sont la preuve. Et la femme ne s’est pas montrée réfractaire, loin de là. Il n’y a qu’à consulter les ouvrages spéciaux, à rechercher dans les bibliothèques les volumes consacrés à l’histoire des communautés réfractaires à la morale judéo-catholique, à fouiller les archives judiciaires, à se procurer les Mémoires écrits par ceux qui ont pris part à ces expériences de vie en commun pour s’apercevoir que l’élément féminin a participé à des formes de rapports amoureux autres que la monoandrie ou la monogamie avec autant de conviction et parfois avec plus d’audace que l’élément masculin. Au temps de Luther, les anabaptistes communistes de Münster – des bolcheviks avant la lettre – pratiquaient une sorte de polygamie communautaire. Lorsque nous voyons les femmes se battre comme les hommes aux remparts de la vielle assiégée, force nous est bien de conclure que leur situation ne leur répugnait pas. Ce ne sont pas des femmes qui ont livré Münster aux soutiens de l’ordre, ce sont des hommes. Il y a aussi les mormonsnote, parmi lesquels, au siècle dernier, une sorte de polygamie biblique dura près de trois quarts de siècle, et ces mormons étaient des Américains intelligents, formaient un milieu ignorant l’ivrognerie, la prostitution, etc. Or tous les voyageurs sont d’accord pour observer que les femmes mormones – et parmi elles des femmes très cultivées – préféraient leur façon de vivre à celle des femmes monoandres. Il y a le groupe d’Onéïda dont nous parlons plus loin. On ne peut imaginer à quel degré règne en matière sexuelle l’absence voulue de documentations, la volonté de tenir dans l’ignorance ceux qui veulent savoir.


Sommaire
Première partie
Le sexualisme révolutionnaire
1. Le sexualisme révolutionnaire
2. Le combat contre la jalousie
3. Rponse à une enquête sur la révision de la morale sexuelle
4. Pourquoi l'état traque-t-il les non-conformistes sexuels ?
5. L'incohérence chrétienne en matière sexuelle
6. Les extrémistes et le sexualisme révolutionnaire
7. Mes réponses au communiste D. Riazanov et au docteur A. Robertson-Prochowsky
8. Les fantaisistes sexuels
9. Où un praticien prend la parole - Le droit des âgés à l'amour
Seconde partie
La camaraderie amoureuse
1. Qu'est-ce que la camaraderie amoureuse ?
2. Réflexions et commentaires sur la camaraderie amoureuse
3. Lettre d'un philosophe - L'amour plural : Lettre ouverte à une jeune camarade


PREMIÈRE PARTIE
LE SEXUALISME RÉVOLUTIONNAIRE

I. LE SEXUALISME RÉVOLUTIONNAIRE

« Je suis un disciple du philosophe Dionysos.

J’aime mieux être un satyre qu’un saint. »

F. Nietzsche.

1. – Jusqu’à neuf heures et quart, l’être avec lequel vous aviez depuis si longtemps cohabité était doué de toutes sortes d’attributs et de qualités morales sans rivales ; c’était, à vous entendre, l’incarnation d’un idéal, presque un ange descendu du ciel et envoyé du ciel pour vous tenir compagnie et rendre votre existence terrestre supportable. À 9 h 20, vous apprenez que cet être unique, extraordinaire, perfection des perfections, a couché avec quelqu’un d’autre que vous – hier, ou la semaine dernière, ou dans le mois écoulé, ou il y a six mois ou un an peut-être. À 9 h 25 – il faut bien cinq minutes pour vous ressaisir –, cette perfection des perfections s’est transformée en monstre le plus répugnant que la terre ait jamais porté, sa présence vous est devenue tout à coup odieuse et vous ne voyez d’autre ressource, pour contrebalancer cette nouvelle, que de quitter à jamais le toit sous lequel vous avez vécu ensemble tant d’heures de joie et surtout d’affliction…

Je ne sais pas sur quelles raisons d’ordre moral – laïques, juridiques ou religieuses – vous vous basez mais, quant à moi, je vous déclare franchement que je ne puis concevoir votre conduite autrement que dictée par trois mobiles : l’ignorance, la méchanceté ou la démence.

2. – Il ne s’agit pas de demander si la pratique de l’amour libre a donné, lorsque réalisée en des natures impréparées ou inaptes, de mauvais résultats. Il ne s’agit pas de poser la variabilité amoureuse comme un facteur d’évolution du fait sexuel. Il ne s’agit pas de se demander si la monogamie ou la monoandrie est un préjugé, si la polygamie ou la polyandrie est une aberration. Nous posons la question de la liberté sexuelle comme nous posons la question de la liberté intellectuelle ou scientifique, la question de la liberté d’opiner, de se réunir ou de s’associer. Et c’est dans un esprit semblable que le problème doit être résolu. Faire une exception pour l’activité amoureuse, revendiquer, sauf dans ce domaine, la faculté pour chacun de se déterminer selon ses aspirations et ses goûts, c’est faire montre d’un illogisme indéfendable.

3. – Loin de moi la pensée de préconiser une détermination unilatérale de la vie sexuelle, de présenter comme meilleure ou supérieure à sa voisine la monoandrie, la monogamie, la polyandrie, la polygénie, la communauté ou la promiscuité sexuelles. Je revendique, pour n’importe laquelle des formes de l’activité sexuelle, de la vie amoureuse, pleine liberté, pleine possibilité d’exposition, de proposition, d’expérimentation. Il s’agit, en outre, de dégager du blâme qui y est souvent attaché les formes de réalisations sexuelles qui se perpétuent à la dérobée et qui n’ont contre elles, après tout, que les foudres dont les frappent la religion, les préjugés ou la loi.

4. – Je prétends que l’homme ne connaît rien de la femme avant d’avoir consommé des relations sexuelles avec elle, et vice versa. Je prétends que s’unir dans l’ignorance de l’idée que chacun des futurs cohabitants se fait de la vie sexuelle est une monstruosité. Perpétuer cet état de choses, c’est se rendre coupable de l’un des crimes les plus odieux qui aient été commis contre l’Individu et contre l’Espèce. On ne devrait pouvoir envisager une cohabitation suivie qu’après une expérience sexuelle prolongée.

5. – Je serai cynique. Je maintiens que le dévergondage sexuel – et cela n’a rien à faire avec la liberté sexuelle – ne produirait pas, s’il devenait universel, plus de souffrances et de misères que la façon dont se conçoit et se contracte le mariage actuel.

6. – Je ne puis imaginer que l’idée d’édifier simultanément plusieurs « foyers » paraisse plus étrange que l’idée d’établir plusieurs dépôts de vente d’un journal d’opinion ; qu’il y ait des tempéraments incapables de mener une entreprise comportant plusieurs succursales, je le veux bien ; qu’il y ait des tempéraments rebelles à l’expérience des « ménages » parallèles, je l’accorde ; mais je nie qu’il appartienne à ces derniers de tracer une ligne de conduite aux autres ni de stigmatiser leur conduite. Égal respect pour toutes les phases de l’expérience amoureuse, s’il vous plaît.

7. – Que penser du silence de l’immense majorité des femmes devant les lois liberticides qui frappent de sanctions si sévères l’exposition des moyens préventifs ? La maternité volontaire est cependant le corollaire de l’émancipation de la femme, de son émancipation économique, de son émancipation intégrale. Si les femmes l’avaient voulu, jamais pareilles lois n’auraient été même proposées. Maintes fois, les femmes se plaignent d’être considérées comme des objets de plaisir – exclusivement – par les hommes… La faute n’en est pas toujours qu’à ceux-ci.

8. – Il paraît, actuellement, très singulier que la femme puisse vouloir pour père de ses enfants un autre homme que son compagnon habituel, je veux dire un mâle débordant de santé, aux formes idéales, aux proportions corporelles impeccables, sans tare physique aucune – ou le plus rapproché de cet idéal. Et la même femme qui ne veut faire saillir sa jument ou sa vache que par un étalon de race pure trépigne d’indignation quand on lui dit que, naturellement parlant, il ne saurait y avoir de différence quand il s’agit de procéder à la sélection des produits humains.

9. – Que la femme soit victime de la maternité, non pas. On pourrait adresser aux partisans de la liberté sexuelle le reproche de ne pas avoir créé des associations, des groupes de garantie, d’assurance mutuelle contre les risques que peut impliquer la pratique de leurs théories – en l’espèce la maternité et les maladies vénériennes ; dans l’état actuel des choses, le versement de cotisations par ceux ou celles qui tiennent pour l’application desdites théories permettrait d’obvier à ces risques, de pourvoir à l’entretien de la progéniture que la mère ou le procréateur serait hors d’état d’assumer pour une raison ou pour une autre… Mais n’appartient-il pas aussi à la femme de se préoccuper de la question ?

10. – Je veux bien prendre ma compagne pour mon amie intime, ne rien lui laisser ignorer de mes désirs, de mes aspirations, de mes pensées les plus secrètes, mais c’est à la condition qu’elle n’agisse pas à mon égard comme un pion ou un confesseur, c’est-à-dire que je ne la trouve pas toujours disposée à m’infliger quelque pénitence. Ou je lui dirai tout, et alors, au lieu de me morigéner et de me réprimander, elle m’aidera de ses conseils, elle m’assistera de ses expériences, elle approfondira mon tempérament afin de prendre une part réelle à mes angoisses et à mes liesses. Ou je ne lui dirai pas tout, par crainte de ses remontrances, et alors elle ne sera qu’une amie partielle. Tout homme, avant de contracter liaison avec une femme, devrait se demander : « Combien de temps pourra-t-elle être mon amie intime ? »

11. – Parce que nous tenons pour la liberté sexuelle, les moralitéistes nous jugent indifférents, insensibles, vaccinés contre la douleur ou le chagrin qui résulte des incompréhensions, des malentendus, des séparations, des ruptures. C’est bien mal nous connaître. Dussions-nous en éprouver des souffrances mille fois plus atroces, dussions-nous en être crucifiés sentimentalement, nous ne voulons pas plus de la dictature en matière amoureuse qu’en matière politique, économique, morale, intellectuelle ; nous ne voulons pas plus, dans le domaine de l’amour, de la domination de l’homme sur la femme que de la domination de la femme sur l’homme.

12. – « L’homme qui se trouve dans des conditions de santé sexuelle normale se trouve naturellement attiré vers toute femme qui lui plaît, c’est-à-dire éveillant en lui le désir. » Est-ce exact ou non ? Si c’est exact, il s’agit de se demander – non à la lumière de la religion, de la moralité ou de la loi, mais à la clarté de la vie – s’il y a ou non avantage pour l’individu, pour l’espèce à perpétuer la souffrance qu’occasionne chez un grand nombre le renoncement à ce désir naturel, normal. Ne faudrait-il pas, au contraire, en prendre carrément son parti et faire tourner ce fait au plus grand bien de l’être individuel ou du milieu ?

13. – « La femme dupe de l’homme. » Cela est-il bien exact et que faut-il entendre exactement par cette affirmation ? Qu’après s’en être servi, l’avoir utilisée comme instrument de plaisir, de son plaisir, l’homme abandonne la femme, ne s’en soucie plus. Mais il y a aussi l’homme que la femme abandonne, sans y mettre plus de gants que son congénère masculin, parfois moins. Il y a même plus : il y a l’homme réduit à l’état de pantin par la coquetterie féminine, l’homme dont la femme se sert comme d’un jouet et qu’elle utilise à ses fins. Il y a davantage : il y a l’homme dupe du foyer, de l’intérieur du ménage, de la famille ; l’homme qu’en employant toutes sortes de pressions la femme retient à la maison, distrait, éloigne de tout mouvement émancipateur, aussi bien individuel que général ; l’homme que la femme avachit, rend incapable de s’intéresser tout autant à son développement personnel qu’à l’évolution collective. Il y a la femme, outil de réaction, proie et instrument des êtres de recul, exerçant une influence néfaste sur son compagnon et sa progéniture. Et la femme qui s’acharne à la ruine matérielle de l’homme qui est tombé dans ses filets ? Je n’en finirais pas si je voulais énumérer toutes les manières dont l’homme, lui aussi, est « dupe » de la femme… Soyons équitable. J’admets que, fréquemment, la femme est la dupe de l’homme, mais je maintiens qu’à proportions égales l’homme est la dupe de la femme. Plus souvent que la femme le fait pour lui, l’homme sacrifie à cette dernière son évolution cérébrale, le développement de son intelligence, son perfectionnement physiologique et psychologique.

14. – Je comprends la mentalité des « dames » et des « demoiselles » qui ont subi l’éducation religieuse. « Tu ne commettras pas d’adultère » (Exode, XX) – « Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni aucune autre chose qui lui appartienne » (Exode, XX) – « Tu ne découvriras pas la nudité de la femme de ton père, ou de ta sœur, ou de la fille de ton fils, ou de la sœur de son père, ou de la sœur de ta mère, ou de ta belle-fille », etc. « Tu n’approcheras pas la femme de ton frère »… « Si un homme couche avec la femme de son frère ou prend pour femmes la fille et la mère, c’est un crime, ils seront punis de mort » (Exode, XVIII/XX) – Ces choses sont en « abomination » à l’Éternel (Lévitique). – « Ni les impudiques, ni les adultères n’hériteront le royaume des cieux. Ne savez-vous pas que votre corps, vous l’avez reçu de Dieu, et que vous ne vous appartenez pas à vous-même ? » (1re Épître de Paul aux Corinthiens) – « Luxurieux point ne seras » (commandement de l’Église). – Il ne faut pas être grand clerc pour s’apercevoir que toute notre moralité légale et laïque découle de là. C’est pourquoi je suis choqué de les retrouver chez les compagnes ou les filles d’hommes d’avant-garde. Ou, quand je les rencontre, ça me donne une piètre idée de l’éducation antireligieuse qu’ils prétendent leur avoir dispensée ou inculquée.

15. – Il n’y a aucune raison scientifique, philosophique, éthique pour exclure l’expérience amoureuse ou sexuelle des buts que peuvent poursuivre une association de camarades ou des camarades isolés, dès lors qu’il n’y a pas appel à la violence, recours à la contrainte, dès lors qu’il est loisible de ne pas en faire partie. Tant que des propositions de ce genre soulèveront la répulsion ou la gêne chez des individualistes, hommes ou femmes, je les considérerai comme inémancipés du préjugé religieux.

16. – Vous admettez fort bien qu’un camarade n’ait pas à respecter le contrat social au point de vue de la libre expression de sa pensée ou peut-être de l’attentat à la propriété. Ce contrat, dites-vous avec raison, lui a été imposé ; il n’avait pas demandé à venir au monde, il n’est pas tenu de respecter les termes d’un engagement qu’il n’a jamais eu l’occasion de discuter. Parfait ! Mais le camarade qui attente aux mœurs est dans le même cas. On lui a imposé un contrat de moralité dont il n’a jamais pu discuter les articles et le bien ou mal-fondé quant à son tempérament. Pourquoi donc ne faites-vous pas campagne en faveur du copain qui enfreint les préjugés moralitéistes ? Pourquoi n’organisez-vous pas de collecte pour lui, il est aussi intéressant qu’un autre réfractaire, pas plus, mais pas moins !

17. – L’union libre est au mariage civil ce que ce dernier est au mariage religieux : c’est un mariage qui s’est passé de la sanction d’un officier d’état civil et pas autre chose. Mais faire passer l’union libre pour de l’amour libre, c’est de la contrefaçon.

18. – Vous parlez d’associationnisme ou de camaraderie dans le domaine intellectuel, ou économique, ou scientifique, ou récréatif. Tous ceux présents apportent leurs projets, leurs plans, leurs suggestions. Vous abordez l’associationnisme en matière sexuelle ou la camaraderie amoureuse. Les visages se rembrunissent, les compagnons vous regardent comme un trouble-propriété, les compagnes comme un dépravé. Vous enquêtez – leur mentalité est la même que celle des israélites auxquels Moïse faisait gober le miracle des Tables de la Loi : « C’est une abomination à l’Éternel. »

19. – Rien n’est plus risible que d’entendre s’élever contre les « perversions » ou les « anomalies » sexuelles les partisans de la grève des ventres, c’est-à-dire des gens partisans de contrarier la nature. Voir des néomalthusiens s’élever contre les goûts contre nature, ça ressemble à reprocher à un pendu de s’être servi d’une corde.

20. – Le nationalisme, le chauvinisme, le bellicisme, l’exploitation et la domination sont en germe dans la jalousie, l’accaparement corporel, l’exclusivisme amoureux, la fidélité conjugale. La moralité sexuelle profite toujours aux partis rétrogrades, au conservatisme social. Moralitéisme et autoritarisme sont liés l’un à l’autre comme le lierre au chêne.

21. – Chez les peuples qui pratiquaient l’hospitalité à l’antique ou à la « naturelle », c’est-à-dire qui n’en excluaient pas le sexuel, il ne faut pas s’imaginer que c’est parce qu’il considérait sa femme ou sa fille comme sa propriété que le chef de famille était consterné du refus éventuel de son hôte. Une famille offrait tout ce qu’elle avait de mieux à l’ami qui lui rendait visite : les plus savoureux des fruits qu’elle possédait, le plus tendre des agneaux qui tétait encore sa mère, enfin ce qu’il y avait de plus précieux dans la maison : l’objet d’amour. Ce qui les blessait, c’était de voir dédaigner leur don, sous-évaluer leur offre. Signe de délicatesse et non de dépravation, comme le racontent nos civilisés pervertis et vicieux.

22. – Le mépris pour l’« accouplement », les caresses purement charnelles, ne se justifie pas. Le charnel est au même titre que le sentimental un produit du fonctionnement de l’organisme individuel, le charnel n’est inférieur ni supérieur au sentimental. Ou, à vrai dire, il n’est ni charnel ni sentimental. Certains êtres, certaines façons de réagir, certaines circonstances que nous traversons, certaines conceptions de la vie, certains exercices de la volonté font qu’on se sent plus porté, à de certains moments ou de façon constante, vers une extériorisation, une manifestation plus pratique que « platonique » de la sensibilité amoureuse. Voilà comment il faut examiner le sujet, en dehors de toutes conceptions du vil, du bas, de l’impur, etc. qui sont sans signification aucune pour des gens qui se disent « affranchis ».

23. – Revenons sur la question de la liberté de choix, s.v.p., car la liberté de choix est la clef de voûte de l’associationnisme tel que l’entend l’auteur de cet ouvrage. Liberté de choix de s’isoler, mais liberté de choix de s’associer. Liberté de choix d’une idée dont on poursuivra la réalisation jusqu’en ses ultimes conséquences. Liberté de choix pour faire des expériences ou scientifiques ou économiques ou sexuelles auxquelles prendront part un, deux, dix, tout un milieu de camarades. Liberté de choix, en fait d’« amour en liberté », de ne se refuser à aucun des constituantes ou constituants d’un milieu auquel on s’est joint par suite des affinités qu’on y rencontrait : affinités d’ordre intellectuel ou sentimental, de raffinement esthétique ou d’habileté mécanique. Et sans qu’aucune de ces libertés de choix ou de ces genres d’affinités puisse être considérée comme supérieure ou inférieure à l’autre.

24. – Je ne veux point la mort de l’amour, mais j’ai horreur de l’amour mort. J’oppose l’amour qui vit, qui crève la panse du préjugé, dégonfle la baudruche de la pudeur, fait le pied de nez au clair de lune ; l’amour par-delà le bien et le mal, débridé, dessellé, déchaîné, ivre, aphrodisiaque, silénique, plural, généreux, qui ne se refuse pas. J’oppose cet amour-là à l’amour aux pâles couleurs, gnangnan, pantouflard, limité, borné, timoré, ignorant la passion autant que l’aventure, collé à l’unicité comme un escargot à sa coquille, mesquin, et qui se refuse parce qu’il a les mains vides.

25. – Speranza, la fraîche et jolie fille, Speranza est une « idéaliste » en amour. À ce qu’elle dit.

Aussi laisse-t-elle sans réponse les sollicitations de cet idéaliste pour de vrai, qui a lutté et réagi toute sa vie contre le contrat social imposé, qui ne quitte une Centrale que pour aller dans une autre, un jour pour attentat aux mœurs, un autre jour pour illégalisme de fait, la dernière fois à cause de son subversisme intellectuel.

J’ai rencontré hier soir Speranza, la compagne idéaliste en amour, au bras d’un jeune réagisseur en paroles, beau parleur, à la veste serré à la taille, la pochette multicolore saillissant du paletot, un beau gosse, quoi !

Je sais à quoi m’en tenir sur l’idéalisme de Speranza ; c’est l’idéalisme de la petite midinette qui consomme son repas froid, à l’entracte de midi, sur un banc des Tuileries ; mais cette petite midinette-là ne pose pas à l’affranchie, elle ne se dit pas libérée de l’apparence extérieure et ne se proclame pas idéaliste.

26. – Alors, comme ça, vous forcez votre ou vos compagnes à faire partie d’associations où est de rigueur le platonicien « toutes à tous, tous à toutes » ? Vous me connaissez bien mal. Je ne force aucune compagne de qui que ce soit à faire partie d’aucune association, mais il m’indiffère que mon ou mes amies fassent partie d’un milieu de ce genre, puisque aucune de celles qui en font partie ne se refusera à mes caresses. Ainsi, je n’aurai pas de raison d’être jaloux ou envieux, n’étant ni diminué, ni désavantagé, ni infériorisé. Et ne serait pas une compagne à laquelle je me serais intéressé celle qui me voudrait désavantagé, infériorisé, diminué. Individualiste, je résous la question pour « moi » et j’invite chacun à la résoudre pour « soi », de manière à la solutionner pour « nous tous ».

27. – Laissant de côté le problème du déterminisme qui nous démontrerait peut-être que la liberté de choix est une pure illusion, je ne vois pas en quoi je suis moins camarade que quiconque en refusant une camaraderie limitée, une hospitalité incomplète.

En ne m’abaissant pas à une camaraderie féminine tronquée, à mon sens ; en ne voulant rien savoir d’un accueil où on m’offrirait de me mettre à l’aise sur tous les points, sauf le sexuel, j’exerce autant ma liberté de choix que le plus individualiste des individualistes.

28. – Dans L’Unique et sa propriété, Stirner explique fort justement : « La société à laquelle je m’attache m’enlève bien quelques libertés ; mais, en revanche, elle m’en assure d’autres. Il importe de même assez peu que je me prive moi-même (par exemple par un contrat) de telle ou telle liberté… Car le but de l’association n’est pas précisément la liberté, qu’elle sacrifie à l’individualité, mais cette individualité elle-même. »

29. – Croyez-vous que j’ignore ce qu’ils hurlent, les préposés à la délivrance des certificats de bonnes conduite et mœurs et les messieurs-dames de la Ligue contre la licence des rues ?

« Satyre ! », gueulent-ils quand il leur arrive de me lire.

Satyre, ah ! Le joli mot, le noble terme. Il me semble apercevoir dans le recul des siècles une colline dans l’Attique, un bois d’oliviers, un temple dédié à Bacchus ou à Vénus, le rivage de la mer Égée. Des petits hommes velus, cornus, au pied fourchu, gambadent, dansent, jouent de la flûte ou du chalumeau, à moins qu’au son des crotales ils ne poursuivent quelques bacchantes, quelques nymphes, les forcent à la course – elles n’ont pas l’air de courir trop vite – et les roulent sur le sable de la plage. Ah ! Le beau ciel bleu, ah ! La splendide lumière, ah ! La voluptueuse onde. Comme tout cela est frais, éclairé, vivant, limpide !

Et, à l’horizon, la tour de Salamine se dresse, pure et fière.

Dans les bureaux des préposés à la délivrance des certificats de bonnes vie et mœurs, ce n’est pas l’ombre de la tour de Salamine qui se projette, c’est l’ombre de la Tour-Pointue.

30. – Satyre ! Pourquoi donc le grand dieu Pan semble-t-il si courroucé et si dépité aujourd’hui ? Qui cherche-t-il à éventrer, son coutelas de silex à la main ? Que grogne-t-il, le grand dieu lubrique, lascif – le dieu aux cornes, aux cuisses, aux jambes, aux pieds de bouc ? Ah ! Je sais la raison de ses ronchonnements, de ses bêlements et de sa mauvaise humeur. C’est que, sur le point d’être prise et forcée, la nymphe Syrinx a préféré se jeter dans le fleuve Ladon et s’y changer en roseau. Et je prévois la vengeance du grand dieu Pan, le patron des satyres.

Et voilà que du lit du fleuve il arrache un roseau, l’entaille avec son coutelas de silex et, après l’avoir rogné, le porte à ses lèvres. Et, ô merveille ! Il en tire des sons. Oh ! Laissez-moi écouter en silence, car c’est de la musique divine qui s’échappe du roseau taillé – la musique où le grand dieu Pan pleure sa déconvenue. Oh ! La délicieuse harmonie que le vent et les flots portent au loin ! Ah ! La jolie mélodie qui fait que les oiseaux du ciel, les bêtes des champs et les fauves de la forêt font le cercle autour du satyre joueur de flûte. Et comme tous les roseaux du fleuve voudraient être à la place de celui dont joue le grand dieu Pan.

Avez-vous jamais entendu dire qu’un des messieurs-dames de la Ligue contre la licence des rues ait fait ça ?

31. – Les dames et les demoiselles émancipées marmonnent : « Nous ennuie-t-il avec son érotisme, ce n’est pas naturel ! »

Il y a quelques jours, j’étais sorti, à l’heure du crépuscule, pour me rafraîchir un peu, et je longeais un petit cours d’eau. Les rives étaient piquées de centaines de petites lueurs. C’étaient des lampyres femelles qui s’allumaient de tout leur éclat pour appeler les mâles en quête d’aventures amoureuses et, pour qu’ils ne les manquent pas, certaines étaient montées sur des arbustes où elles se contournaient et se tortillaient de toutes sortes de façons. Vers luisants, comme vous êtes nature, vous, et comme vous craignez que l’occasion vous échappe ! Vous ne redoutez pas, au moins, de faire le premier geste, vous. Vos amants n’ont pas besoin de vous faire la cour.

Quelle volupté dans l’air embrasé de cette soirée de juin ! Quelle lourde volupté ! Foin du rafraîchissement ! La croisée close, dans ma chambre, je serai moins troublé, sans doute… Moins troublé ? Mais voici que des toits voisins, des miaulements s’élancent, des miaulements de chattes en rut…

Je n’ai pas pu dormir cette nuit-là !

32. – Des « gens graves » se sont rencontrés, entre-regardés et ils ont susurré : pornographe.

Les pornographes, ô mes amis, ce sont ceux qui ne peuvent entendre parler de sexualisme, lire une description érotique ou se sentir la proie du désir amoureux sans que cela leur répugne, sans éprouver comme un sentiment de répulsion. Les pornographes, ce sont ceux qui se sentent repris au fond d’eux-mêmes lorsqu’une nuque fraîche, une gorge palpitante, une peau fine, une croupe langoureuse fait bouillonner leur sang. Les pornographes, ce sont ceux qui se sentent sous l’empire du péché lorsque sous leurs yeux se déroule une vision de luxure. Ah ! Les impurs ! Ah ! Les esclaves !

33. – Ces femmes « adamites » qui, vers 1451, montèrent sur un bûcher, quelque part en Bohême, et y périrent, des chants sur les lèvres, ces femmes adamites qui préférèrent le supplice plutôt que de renoncer à être à « tous » ceux de leur secte et à se promener nues sur les routes et dans les villes, ces femmes avaient, elles aussi, exercé leur « liberté de choix ». Et, dans leur geste, la question d’argent ne jouait aucun rôle, cela va sans dire.

34. – Dans le milieu auquel nous aspirons, l’exercice de la réciprocité permet seul qu’il n’y ait ni exploiteurs ni exploités, ni léseurs ni lésés, ni dupeurs ni dupés, ni trompeurs ni trompés. S’il n’y a pas équivalence entre le donner et le recevoir, il y a exploitation ou estampage, comme on voudra. C’est pourquoi, dans un pareil milieu, si la mentalité n’est pas telle que chacun soit heureux d’être objet de jouissance ou de consommation pour tous, tous se sentant joyeusement objet de consommation ou de jouissance pour chacun, il se trouvera forcément des individualités de sacrifiées, puisque privées de jouissance ou de consommation. Or un milieu de camaraderie individualiste où il y a une seule individualité privée de jouissance ou de consommation est tout ce qu’on veut, sauf un milieu de camaraderie.

35. – Ou alors ne faites partie d’aucun milieu, ne groupez personne autour de vous, sous aucun prétexte. Restez un isolé. Mais ne faites pas l’isolé parmi des associés, les considérant comme des sujets bons à votre jouissance ou à votre consommation, sans réciprocité de votre part.

36. – La famille est un État en petit, où les enfants se trouvent soumis à un contrat fort ressemblant au contrat social, un contrat imposé. Je n’ignore pas que la question est excessivement ardue et délicate, mais étant admises les meilleures conditions, le séjour constant dans le même milieu familial crée chez l’enfant un état d’accoutumance, l’acquisition d’habitudes, la pratique d’une certaine routine éthique dont il conserve longtemps l’empreinte et qui vont à l’encontre de sa formation autonome. Bien rares sont les milieux familiaux où l’enfant ne doit se plier à la mentalité moyenne, ou faire semblant de se plier – ce qui est pire.

37. – Il en est de même du couple qui ignore les « amours latérales », dont les constituants finissent par se compénétrer des manières de voir, des façons de sentir, des tics mêmes l’un de l’autre. À ce jeu-là, leur individualité disparaît, leur personnalité s’annihile, ils ne possèdent plus d’initiative propre. Ils arrivent à tellement redouter l’expérience pour l’expérience que, émancipés verbaux, leur vie intime diffère à peine de celle des conservateurs sociaux les plus encroûtés.

Je pose en thèse que la famille et le couple, À L’ÉTAT PERMANENT TOUT AU MOINS, sont destructeurs de l’esprit de sociabilité véritable, sans lequel il n’est pas de camaraderie complète, intégrale.

Il est évident que la famille ou le couple à l’état passager ou inconstant, c’est-à-dire impliquant passage des enfants d’une famille dans une autre, modification ou échange des éléments constitutifs du couple, cohabitation à plusieurs renouvelée et variable, ne présente plus ces inconvénients. Même lorsqu’un ou deux éléments restent invariables, il y a neutralisation de la tendance au conformisme par l’apparition des éléments nouveaux.

38. – Quel individualiste n’est pas d’accord avec moi quand je pose en thèse que le refus de participer à la production dans un milieu de camarades producteurs ou de s’associer à un effort en vue de rendre plus intense la joie de l’association à laquelle on appartient ne saurait être l’effet du caprice, de la coquetterie, du désir de faire souffrir ou de troubler l’harmonie régnante ?

Mais que je prolonge ma sociabilité individuelle jusqu’au sexuel inclus, que j’applique ma thèse du refus à la camaraderie amoureuse, voici que se déchaînent et aboient à mes chausses tous les maris et toutes les épouses, tous les engrosseurs « libérés » et toutes les pondeuses « émancipées » qui prennent au sérieux le lien légal qui les unit. C’est ce que j’appelle le tartufisme des affranchis.

39. – Mais, de haut ou bas lignage, il n’est encore aucun tartufe affranchi ou non qui ait pu me démontrer :

Que dans le domaine de l’amour, des manifestations érotiques, on montrait plus de camaraderie à faire souffrir ceux de son milieu ou de son groupe que dans les autres expériences de camaraderie ;

Que j’étais moins « camarade » qu’un autre parce que je propose ou je défends une conception de la camaraderie entre compagnes et compagnons qui implique – volontairement – l’échange des manifestations érotiques ;

Ou parce que dans tous les cas, quant à moi, je ne veux ni d’une camaraderie féminine qui n’englobe pas la camaraderie amoureuse ni d’une hospitalité où on ne me mettrait pas à l’aise tant au point de vue dormir, boire, manger, philosopher, excursionner, qu’au point de vue érotique.

J’attends toujours qu’on me le démontre.

40. – On peut demander ce qu’il y a d’humain – de tout simplement humain – à lancer dans l’enfer de la société archiste et cratique actuelle un être qui n’a pas demandé à venir au monde. On peut se demander si ce n’est pas là le geste le plus autoritaire qu’un humain puisse commettre à l’égard d’un autre humain. Toute unité humaine nouvelle qui voit le jour est destinée à être de la chair à souffrance, d’un genre ou d’un autre. Et cette affirmation est indéniable.

41. – Les individualistes à notre façon se sont toujours préoccupés de la question de l’enfant, qu’ils considèrent comme appartenant à la mère (à titre de production personnelle) jusqu’à ce qu’il soit en état de se passer d’elle ou jusqu’à ce qu’elle renonce au droit de possession de son produit (Tucker : Instead of a Book). S’il y a conflit entre les procréateurs (là où la paternité est incontestable ?) et que le cas soit porté devant les arbitres auxquels le milieu s’en remet pour le règlement des litiges qui peuvent s’élever entre ses membres, c’est dans ce sens qu’on attend qu’ils se prononcent.

C’est pourquoi on n’admet pas qu’une « camarade » vivant isolément mette au monde un enfant sans être certaine qu’elle pourra, sans aucune aide extérieure à elle, le mener jusqu’au moment où il pourra passer contrat, s’il veut bien demeurer avec elle jusqu’à ce moment-là.

Une autre thèse individualiste est la formation de groupes d’amour-libristes, partisans de la maternité, et où tous arrangements sont pris pour garantir la mère contre le risque ou l’aléa de la maternité, au point de vue pécuniaire, etc.

42. – Mais il y a aussi l’enfant à garantir contre les parents qui l’ont mis au monde sans le consulter. L’enfant qui n’est pas encore en âge de passer contrat ou de s’associer, mais qui est une unité humaine, cependant ; l’enfant auquel les parents « émancipés » voudraient s’imposer ou imposer des frères et sœurs qui ne sont pas de son goût, alors qu’il est d’autres familles prêtes à le recevoir ou d’autres petits compagnons ou compagnes avec lesquels il se sent beaucoup plus d’affinités qu’avec ceux que lui infligent ceux qui l’ont fait naître. Dans sa « Société de l’ordre nouveau », l’Américain Stephen T. Byington prévoit le cas où, dans une association donnée, un enfant peut se conduire « bien » par rapport au milieu et « mal » par rapport à ses parents. Si les parents ne sont pas contents, c’est à eux de quitter l’association, non à l’enfant.

Pour ma part, j’ai toujours revendiqué pour l’enfant pleine et entière faculté de réclamer une transformation ou modification quelconque de son état de tutelle ou l’octroi de son émancipation, en ayant recours à un arbitrage, par exemple. Dans ce cas, le choix de l’arbitre, ou tout au moins de l’un des arbitres, lui est dévolu.

Il y a aussi le choix de l’éducateur ou de l’initiateur, peu importe le domaine. Le milieu individualiste se préoccupera de garantir à l’enfant la liberté de choix dans un domaine qui le concerne et à le protéger contre l’arbitraire de sa procréatrice ou de ses procréateurs. La tendance individualiste est de soustraire l’enfant à la domination de ceux qui ont commis le geste autoritaire de le faire naître, et cela aussitôt que possible. L’individualité de l’enfant doit être affirmée à l’encontre de l’éducation et de la mainmise parentales.

43. – Un fait pratique, indéniable :

Du Xe au XVIe siècle, il a existé, éparpillés dans toute l’Europe, des groupements mystico-anarchistes où le « tous à toutes, toutes à tous » a été pratiqué avec ce résultat qu’ils ignoraient la misère, les juges, l’usage de la violence entre leurs constituants, les maîtres et les serviteurs, etc., etc. Les enfants surtout apparaissent comme merveilleusement choyés. En effet, en régime de promiscuité sexuelle considérée comme base de sociabilité, l’enfant est infiniment plus choyé qu’en régime familial ou patriarcal. Les éléments masculins du groupe ignorent leur progéniture ; aussi ceux d’entre eux qui possèdent réellement des sentiments paternels les manifestent-ils généralement à l’égard de tous les enfants du milieu, sans distinction, et, par suite du sentiment acquis, à tous les enfants des milieux où ils passent.

44. – Autre fait pratique, indéniable :

De 1851 à 1879, la colonie d’Onéïda a pratiqué ce que ses membres appelaient le mariage complexe, dont le principe était que tous les membres féminins de la colonie fussent les compagnes de tous les membres masculins. Les naissances, calculées, étaient en rapport avec les ressources de la colonie. Il n’y avait pas de lieu au monde où les enfants fussent mieux traités et les mères mieux considérées. La mère conservait l’enfant du soir au matin, mais non pendant la journée. Pas de mortalité infantile, une vie se prolongeant ordinairement jusqu’à 70-80 ans ; pas de maladies vénériennes, six heures de travail suffisant pour équilibrer production et consommation ; ateliers, magasins, salles d’assemblée, maisons d’une netteté irréprochable, etc.

J’ai correspondu avec des personnes qui avaient approché de près Noyes, le créateur de ce milieu, et je sais que ce n’est pas exagéré. J’ai lu les journaux américains du temps qui, tout en vilipendant le mariage complexe (je n’admets pas, soit dit en passant, la façon trop matriarcale dont on le pratiquait à Onéïda), reconnaissaient que ceux qui y vivaient étaient de véritables gentlemen, d’une hygiène et d’une propreté de vêtements irréprochables, n’ayant jamais de procès avec leurs voisins, ne fumant, ne buvant ni ne jurant. Or il y a eu constamment à Onéïda de deux à trois cents personnes, enfants compris. Sous la menace des institutions puritaines, Onéïda dut renoncer au « mariage complexe » (bien qu’il fût de notoriété publique que c’était au point de vue de la « perfection morale » qu’elle le pratiquait). Le résultat ne fut pas long : peu d’années après, la colonie avait vécu.

45. – Individualiste, je conserve ma liberté de choix de discuter mes thèses quand il me plaît, où il me plaît, avec qui me plaît, avec des associés qui ne s’imposent pas à moi. De ce lumineux aboutissant, de cet ensoleillé carrefour du « tous à toutes, toutes à tous », je ne veux dialoguer qu’avec des amis qui résident sur les mêmes hauteurs que moi, assez purifiés pour ne pas faire de différence entre le manger, le boire, le dormir, la réflexion, le jeu, l’érotique. Des amis assez limpides de pensée et de geste pour ne pas faire de différence entre une association formée pour la recherche de nouvelles applications d’une découverte scientifique quelconque et une association créée pour le raffinement, la recherche, la pratique des voluptés rares et inédites. Des amis assez nettoyés, appropriés et « révolutionnés » pour ne pas tourner en plaisanterie de tels horizons.

46. – Je veux bien qu’il y ait des tempéraments amoureux « uniques ». Et encore me faudrait-il être convaincu que l’occasion de la pluralité amoureuse ne leur a pas manqué, j’entends par là une pluralité amoureuse de leur goût, qui les fasse vibrer. Mais que de fois, de ce qui m’a été dit ou de ce dont j’ai pu me rendre compte, n’ai-je pas été amené à déduire que l’abstention de la pluralité amoureuse provenait d’une crainte d’abandon de la part du cohabitant ou de la cohabitante ! Fréquemment aussi, j’ai eu la conviction que l’abstention du pluralisme en amour provenait du fait que celui ou celle qui aurait pu le pratiquer était encore l’esclave de préjugés moraux d’origine religieuse ou sociale.

Mais, pour moi, la question est tout autre : est-ce que la propagande en faveur du pluralisme amoureux, est-ce que la conquête de la faculté d’aimer pluralement, sous sa triple forme intellectuelle, sentimentale, charnelle, n’enrichit pas davantage l’unité humaine ? Est-ce qu’en l’amenant à en connaître d’autres plus intimement, à se laisser connaître plus intimement par d’autres, l’individu ne rayonne pas plus amplement, ne vibre pas avec plus d’intensité, n’apprécie pas avec plus de largeur d’esprit les efforts de ses camarades, ne devient pas moins pauvre, moins rétréci, moins mesquin dans les contacts déterminés par la vie quotidienne ? Voilà ce qui m’intéresse, moi, réalisateur convaincu qu’indigence sentimentale, dénuement de rayonnement amoureux, dogmatisme conjugal constituent d’excellents terrains pour la culture de l’esprit orthodoxe ou conformiste.

47. – L’État sait bien ce qu’il fait en protégeant la famille et le couple, en accordant les privilèges légaux qu’il leur octroie, il n’ignore pas qu’ainsi faisant, il consolide la tournure d’esprit archiste. C’est pourquoi l’idéal sexuel des enseigneurs salariés par l’État diffère très peu des enseigneurs appointés par l’Église.

Aussi, individualistes « à notre façon », l’unique préoccupation qui puisse nous déterminer en matière de rapports sexuels est-elle celle-ci : « Quelle forme de rapports sexuels peut faire de nous de meilleurs compagnons individualistes – quelle forme de rapports intersexuels peut davantage nous libérer des préjugés relatifs à la chasteté, à la pudeur, à la fidélité conjugale et autres brides de l’instinct, brides toujours favorables à la conception conformiste de la vie ? »

48. – Des individualistes, matérialistes et déterministes, disent ou écrivent que la recherche de la jouissance pour la jouissance, du plaisir pour le plaisir est un leurre, une illusion. Je n’attends rien au-delà de la tombe, je le réitère, et je ne considère ni comme un leurre ni comme une illusion : sur le bord de la mer, de contempler un coucher de soleil ; du haut d’une montagne, d’entendre monter les rumeurs de la ville ; dans un verger, de croquer des pommes à belles dents. Je ne considère non plus ni comme une illusion ni comme un leurre de sentir sur mes lèvres la pression des lèvres d’une camarade. Ma vie est trop courte – comme la tienne – pour que je renonce à saisir l’occasion de jouir qui s’offre, à la provoquer si besoin est.

49. – Je ne veux pas discuter théoriquement si la cohabitation est d’essence individualiste. Je ne comprends pas que l’homme qui a fait des enfants à une femme et l’a placée en état d’infériorité la menace de la mettre à la porte si elle entretient des rapports sexuels avec un autre homme que lui. Le jour où j’admettrai cela, j’admettrai aussi qu’un patron renvoie son ouvrier parce qu’il ne va pas à la messe.

50. – J’entends dire que la monogamie est supérieure à toute autre forme d’union sexuelle. Différente, oui – supérieure, non. L’histoire nous montre que les peuples non monogames ne le cèdent en rien, au point de vue littéraire ou scientifique, aux peuples monogames. Les Grecs étaient licencieux, incestueux, homosexuels, ils exaltaient la courtisane : voyez l’œuvre d’art et l’œuvre philosophique qu’ils ont produites. Comparez la production architecturale et scientifique des Arabes polygames avec l’ignorance et la lourdeur des chrétiens monogames de la même époque.

D’ailleurs, il n’est pas vrai de prétendre que la monogamie ou la monoandrie sont naturelles. Elles sont artificielles. Là où l’archisme n’intervient pas ou relâche sa sévérité (l’archisme, c’est-à-dire la loi et la police), il y a élan vers la promiscuité sexuelle.

Le milieu humain supporte péniblement la contrainte monogamique ou monoandrique et cette forme d’union sexuelle est tout extérieure. Voilà la vérité.

51. – Que de fois ai-je lu dans des revues, des journaux affranchis que Don Juan, de Sade, Oscar Wilde, sous un rapport ou un autre, étaient des révoltés. Et c’est vrai. Mais il faut bien comprendre, et l’irrespect d’un Don Juan pour le sacrement du mariage, et le graphisme verbal révolutionnaire d’un de Sade, et la recherche du plaisir splendide et inédit d’un Oscar Wilde. Or voici qu’un chercheur de plaisirs splendides et inédits, en chair et en os, vous fréquente, se mêle à vous, vous prend par la main, ose un geste. Fichtre ! Le déséquilibré, le taré ! Hors du camp et vite !

Mais alors à quoi rime tout votre chiqué des « catholiques qui recrucifieraient l’homme de Nazareth s’il réapparaissait sur la planète » ? Vous ne valez pas mieux qu’eux.

52. – On nous dit qu’il est nécessaire d’indiquer le port où doit débarquer l’individualiste qui s’élance sur l’océan de la diversité des formes de vie sentimentalo-sexuelle. Le milieu individualiste auquel j’appartiens cultive un autre point de vue. Nous pensons que c’est a posteriori et non a priori, selon expérience, comparaison, examen personnel, que l’individualiste doit se décider pour une forme de vie sexuelle plutôt que pour une autre. Notre initiative et notre jugement existent pour nous servir à ne point nous laisser diminuer par la diversité ou la pluralité des expériences. La tentative, l’essai, l’aventure NE NOUS FONT POINT PEUR. S’embarquer comporte des risques, qu’il convient de calculer, de regarder bien en face, avant de monter sur le navire. Une fois sur les flots, nous verrons bien où ils nous porteront ; l’essentiel est que nous gardions nos yeux sur la boussole, afin de rester toujours lucides, toujours aptes à « faire le point ». Nous considérons, nous, la vie comme une expérience et nous aimons l’expérience pour l’expérience.

53. – Le désir de l’acte sexuel est fonction de l’état de bonne santé de l’être humain. Il est fondamentalement naturel. On le ressent dès l’âge de la puberté, et violemment, alors qu’on ne manifeste aucun goût pour les excitations factices comme les liqueurs fortes, dont les premières absorptions brûlent le gosier, ou le tabac, dont l’usage amène des vomissements les premières fois qu’on le fume.

On ne peut nier raisonnablement qu’il soit naturel, pour deux êtres de sexe différent, de se sentir attirés l’un vers l’autre. Ou que de leur fréquentation résulte le désir mutuel des caresses ou de la possession. Tout aussi naturel apparaît l’effort fait par l’un pour essayer de plaire à l’autre, pour tenter de le gagner, en s’efforçant, verbalement, par l’écrit ou par quelque autre moyen de lui plaire, d’éveiller en son imagination des images d’un caractère affectif, sensuel ou voluptueux ; de l’amener à son diapason passionnel.

C’est ce que j’appelle le « stimulant sexuel » auquel je ne pose, comme limites restrictives, que l’âge de la puberté ou la contrainte sous quelque forme qu’elle se présente.

Le stimulant sexuel n’est pas plus malsain que le stimulant classique, mathématique, littéraire, artistique. Il y a, à n’en plus finir, des livres qui traitent, avec force détails, des combinaisons ou des raffinements auxquels peut donner lieu la pratique des sciences exactes ou des beaux-arts. Pourquoi n’y a-t-il pas des cours de volupté amoureuse ? Oraux et écrits, où seraient enseignées toutes les combinaisons auxquelles la pratique des relations amoureuses peut donner lieu ? C’est parce que ces cours ne circulent pas ad libitum que la description des pratiques voluptueuses est considérée comme obscène. Et non pour toute autre raison.

54. – Promontoire nasal en l’air, front haut, crâne nu, oreilles, joues, menton, nuque, mains offertes et étalées à la vue de tous, un pharisien court à la recherche d’un agent de police.

Pourtant, ce pharisien n’est ni un séide de tel abbé iconoclaste, ni un membre de telle société de relèvement moral, pas même un assassin en livrée.

Il se proclame volontiers pacifiste, philosophe, il se targue d’être un éducateur et un émancipateur, il préconise la destruction de la société capitaliste et tient dans sa poche un plan fait sur mesure du monde futur.

Pourquoi cet ennemi de la société moralitéo-capitaliste s’en va-t-il à la recherche d’un policier ?

Parce qu’il a croisé un homme ou une femme offrant son bas-ventre ou sa croupe aux caresses aphrodisiaques de l’air ou du soleil.

Ce pharisien ne se rend pas compte que chaque jour, à chaque instant, il exhibe à tout venant son visage tout entier et les extrémités de ses membres supérieurs sans s’inquiéter que plaise ou non aux passants l’étalage de cette chair.

Ce pharisien ne se rend pas compte qu’il impose, consciemment ou inconsciemment, le spectacle de son visage nu, sans se soucier s’il agrée ou non à ceux qui le rencontrent. Et que cette imposition n’est tolérable que par suite d’un conformisme social qui n’a jamais été ni sérieusement ni librement discuté ou examiné.

Que cela me convienne ou non, je suis obligé de supporter la vue des détails de tous les visages que je rencontre sur ma route ou dans les véhicules de transport en commun : yeux éteints ou chassieux, joues couperosées, fronts ridés, nez camards, oreilles rongées, bajoues, triples mentons, que sais-je encore ?

Que ça me plaise ou non, je suis forcé de supporter la vue des visages plâtrés, encrémés, poudrés de riz ; des lèvres carminées et passées au rouge, etc., etc., artifices qui n’ont avec le naturel que de lointains rapports.

Et il ne vient à personne l’idée de chercher un agent de police pour que ces visages déplaisants, replâtrés, peints ou repeints ne continuent pas à offenser la vue, lorsqu’ils l’offusquent.

Or, que ceux à qui répugne vraiment tel ou tel visage détournent les yeux ! Que ceux à qui ne plaît pas la mise à l’air libre, la libération de la région médiane du corps – des cuisses à la taille – en fassent autant : qu’ils détournent les regards !

Voilà trop longtemps que nous sommes les esclaves d’une tradition qui voit dans l’anudation un mal, tradition que le paganisme ignora, lui que son éréthisme génital et son ignorance du péché rendirent créateur de valeurs artistiques et esthétiques vraiment humaines – parce que plus exemptes de refoulement que les nôtres –, tradition qui se base sur ce conte de la Genèse qu’au sortir de l’Éden l’homme eut peur « parce qu’il était nu ».

Voici trop longtemps qu’à cause de l’ignoble emprise judéo-chrétienne les cerveaux même les plus dégagés de la religion professent une hiérarchie « morale » des membres et des parties du corps. À bas la moralité, contrainte bonne tout au plus pour des sous-hommes !

Quant à celui qui va chercher un agent de police parce qu’il est le témoin involontaire d’une réalisation érotique qui lui déplaît, ou parce que mis en présence d’une partie du corps qui le fait tiquer, ce n’est ni plus ni moins qu’un mouchard, peu importe le parti ou le mouvement auquel il prétend s’intéresser ou appartenir.

55. – L’homme qui ne possède plus la puissance virile, la femme qui a atteint l’âge de la ménopause n’ont pas pour cela achevé leur vie sexuelle. Ils n’en ressentent pas moins le désir de donner et de recevoir des caresses, certaines caresses. Cela est constaté scientifiquement. Ce n’est se montrer ni libéré ni affranchi que de ne pas tenir compte du problème que pose cette constatation, qu’elle plaise ou déplaise.

La solution qui consiste à résoudre ce problème par le jeu d’une camaraderie qui s’insoucie de l’apparence extérieure nous apparaît comme « raisonnable », si elle choque le bon sens « établi ».

56. – Finalement, qu’entendons-nous par « révolution sexuelle » ?

Je considère comme sexuellement émancipé toute femme, tout homme qui peut traiter ou entendre traiter du sexualisme, sous n’importe lequel de ses aspects, sans se sentir repris en lui-même, sans en éprouver aucune répulsion.

Je conçois très bien que s’entretenir de sexualisme par la lecture ou la parole ou la vision peut amener le désir des manifestations amoureuses, du don ou de la réception des caresses. Je considère ce désir comme un indice de bonne santé, à tous les âges. Comme je conçois très bien que parcourir une galerie de tableaux ou étudier un manuel de recettes culinaires puisse donner l’envie de barbouiller une toile ou de confectionner une sauce. Ce que je nie, c’est que, dans aucun de ces trois cas, on puisse, si l’on est sain, se sentir repris ou éprouver de la répulsion.

Je pose en thèse qu’au point de vue de la « morale supérieure » (j’emploie ces mots, faute de mieux) l’impureté consiste à se sentir dégoûté ou scandalisé lorsqu’il est question des gestes amoureux, des manifestations affectives, des descriptions érotiques ; à entacher de répugnance ou de malpropreté le désir qu’ils peuvent susciter. Pour le pur, le vraiment pur, il n’existe, en cette matière, ni gêne, ni répulsion, ni dégoût. Ce lui sont choses naturelles.

Les lois qui réglementent les mœurs et cataloguent les conditions dans lesquelles on les outrage sont des lois impures, faites et promulguées par des impurs et à l’usage d’impurs. Elles ne concernent pas les « purs ».

Il n’existe aucune raison logique pour que l’argot érotique soulève plus de répulsion que n’importe quel autre argot, celui des peintres, des mariniers ou des bouchers de la Villette. Le pur ignore cette répulsion, qui est le fait des impurs dominés par les préjugés courants en matière de parler.

Qui ne peut considérer les choses relatives au sexe, le désir érotique, son propre désir de caresses orthodoxes ou hétérodoxes sans y apercevoir quelque chose de malpropre ou de répugnant n’est pas libéré, n’a pas accompli sa révolution intérieure, n’est pas affranchi. C’est encore un esclave. Il y a, dans sa mentalité, un coin sale où n’a pas passé le balai de la délivrance. Et, pour nous, que la chaîne mesure cinquante centimètres ou vingt mètres, c’est toujours une chaîne.

II. LE COMBAT CONTRE LA JALOUSIE

« … Les hommes, plus intelligents que les coqs, aiment à jouir en paix de leurs conquêtes : ils considèrent qu’une victoire, d’ordre physique ou sentimental, leur donne des droits définitifs sur la femme qui les a, un jour, jugés dignes de ses faveurs. Et ainsi se réalise, dans la mentalité humaine, ce programme qui est une monstruosité biologique : un individu propriétaire d’un autre individu. »

Félix Le Dantec (Savoir !).

Qu’il y ait urgence à combattre la jalousie, je renvoie ceux qui l’objectent à la lecture des quotidiens.

À mon sens, pour s’armer en vue du combat contre la jalousie, trois problèmes sont à résoudre :

a) Qu’est-ce que la jalousie ?

b) Pourquoi la jalousie et toute conception naturelle et libre de la vie sont-elles antinomiques ?

c) Quelles sont les conditions éthiques nécessaires pour que la jalousie disparaisse ?

1) La jalousie cause, bon an mal an, mille à douze cents victimes en France. Ce chiffre ne concerne, bien entendu, que les drames et les ravages de la jalousie connus publiquement. Si la proportion est la même hors de France, c’est 40 à 50 000 victimes que cet aspect de la folie immolerait annuellement ; 2) il y a à considérer les moyens auxquels ont recours les jaloux pour assouvir leur fureur. On assassine par jalousie sexuelle en se servant de ciseaux, poignards, tiers-points, stylets, couteaux de diverses sortes, marteaux, haches, hachettes, hachoirs, coupoirs, tranchets, rasoirs, flèches, navajas, bow knives, machettes, sabres, revolvers, mitrailleuses, fusils, etc. Pour tuer, et se tuer, les jaloux ont recours à l’empoisonnement, à la défenestration, à la pendaison, à l’immersion, à la strangulation, à l’ébouillantement, etc. Ils emmurent, calcinent, coupent en morceaux, crucifient. La crevaison des yeux, l’arrachage du nez, des oreilles, l’ablation des parties sexuelles, des mamelles ; d’autres mutilations encore figurent dans le catalogue des supplices infligés aux êtres que les jaloux prétendent aimer d’un amour sans rival. Je ne parle pas ici des dénonciations à la justice, les maisons centrales sont pleines de pauvres hères livrés par des jaloux de l’un et l’autre sexe. (Si quelqu’un m’accusait d’exagérer quant à la variété des moyens mis en œuvre pour « se venger » je le renverrais à une étude approfondie de la rubrique des drames passionnels, dans les gazettes de France et de l’extérieur) ; 3) les gestes d’empiétement ou les crimes auxquels la jalousie conduit nécessitant l’intervention de la loi et le jeu des sanctions pénales, ces actes renforcent les institutions autoritaires et resserrent les mailles du contrat social imposé.

De ce qui précède, on peut déduire, sans possibilité de contestation, que le jaloux est un type humain en état de décontestation, que le jaloux est un type humain en voie de régression, sinon en état de démence.

Il importe donc, selon moi, d’analyser la jalousie, de nous demander quel est son remède ; celui-ci connu, de combattre la maladie.

On m’a objecté que « la jalousie, ça ne se commandait pas ». Piètre objection. Si nous acceptions cette objection-cul-de-sac, ce serait à désespérer de tout effort tenté en vue de débarrasser l’humain des préjugés qui embrument son cerveau. Le croyant, le chauvin disent, eux aussi, que la foi, l’amour de la patrie ne se commandent pas. Le capitaliste affirme aussi que le désir d’accumuler encore et encore ne se commande pas. La jalousie est diagnosticable, analysable, comme n’importe quel autre sentiment autoritaire ou passion maladive.

Dans un roman utopique de M. Georges Delbruck, Au pays de l’harmonie, l’un des personnages, une femme, définit la jalousie en des termes lapidaires : « Pour l’homme, expose-t-elle, le don de la femme implique la possession de ladite femme, le droit de la dominer, de porter atteinte à sa liberté, la monopolisation de son amour, l’interdiction d’en aimer un autre : l’amour sert de prétexte à l’homme pour légitimer son besoin de dominer ; cette fausse conception de l’amour est tellement ancrée chez les civilisés qu’ils n’hésitent pas à payer de leur liberté la possibilité de détruire la liberté de la femme qu’ils prétendent aimer. » Ce tableau est exact, mais il s’applique à la femme comme à l’homme. La jalousie de la femme est aussi monopolisatrice que celle de l’homme.

L’amour tel que l’entendent les jaloux est donc une catégorie de l’archisme. Il est une monopolisation des organes sexuels, tactiles, de la peau et du sentiment d’un humain au profit d’un autre, exclusivement. L’étatisme est la monopolisation de la vie et de l’activité des habitants de toute une contrée au profit de ceux qui l’administrent. Le patriotisme est la monopolisation, au profit de l’existence de l’État, des forces vives humaines de tout un ensemble territorial. Le capitalisme est la monopolisation au bénéfice d’un petit nombre de privilégiés, détenteurs de machines ou d’espèces, de toutes les énergies et de toutes les facultés productrices du reste des hommes. Et ainsi de suite.

La monopolisation étatiste, religieuse, patriotique, capitaliste, etc. est en germe dans la jalousie, car il est évident que la jalousie sexuelle a précédé les dominations politique, religieuse, capitaliste, etc. La guerre est un accès de jalousie sur une grande, sur une immense échelle. La jalousie a préexisté à la vie en société, voilà pourquoi ceux qui combattent la mentalité sociale actuelle ne peuvent négliger de faire la guerre à la jalousie.

L’amour, donc, étant considéré comme une monopolisation, la jalousie est un aspect de la domination de l’humain sur son semblable, homme ou femme, un aspect du mécontentement ou de la colère ou de la fureur ressentie par un être vivant quelconque quand il sent ou prévoit que sa proie lui échappe ou fait mine de lui échapper. C’est à cela que se ramène la jalousie quand on l’a dépouillée de toutes les fioritures dont, pour la rendre acceptable et présentable, l’ont décorée les traditions, les conventions, les lois religieuses ou civiles.

La notion de monopolisation est tellement archiste qu’il va de soi que, dans le domaine de l’amour, elle est aux antipodes de l’idée individualiste de la vie. Que peut-il y avoir d’individualiste dans la monopolisation des lèvres, des seins, du vagin de la femme ou de la verge de l’homme ? Profiter qu’on vive en commun avec un ou plusieurs hommes, une ou plusieurs femmes, qu’on se soit créé « une famille » pour empêcher son ou ses cohabitants de faire l’amour hors du nid, qu’est-ce que cela offre d’individualiste, vraiment ? Pas plus qu’il est individualiste de présenter une forme d’union sexuelle comme supérieure à une autre, une forme de relations amoureuses comme plus morale qu’une autre, etc. Le point de vue individualiste, c’est qu’il appartient à chacune et à chacun de déterminer son activité amoureuse comme il l’entend. Présenter la cohabitation comme un obstacle, une entrave à la liberté sexuelle, c’est illogique et indéfendable, individualistement parlant.

Chaque homme ou femme disposant de sa vie sexuelle, et ce sans restrictions ni réserves, il ne peut y exister théoriquement de jalousie. Pratiquement, cependant, l’absence de jalousie ne se réalise dans un milieu d’individualistes groupés par les affinités qu’à la condition que l’atmosphère éthique qui baigne ce milieu soit révolutionnaire, quant à la conception de la liberté de l’amour.

Il n’est pas difficile de trouver dans les milieux bourgeois et petit-bourgeois des femmes et des hommes qui « trompent » leurs conjointes ou conjoints. Il est plus rare d’en trouver qui se préoccupent si, pendant qu’ils ou elles font l’amour avec qui leur plaît, la délaissée ou le délaissé ne souffre point du manque d’assouvissement de leur sensibilité amoureuse, qu’il n’envie pas leur joie sensuelle, bien entendu quand se prolonge leur absence.

La conception de la liberté sexuelle dans une association de camaraderie individualiste n’admet pas qu’un seul des constituants du milieu souffre du manque de réalisations.

C’est pourquoi pareil milieu ne connaît qu’exceptionnellement, du côté masculin comme du côté féminin, le refus des manifestations amoureuses. Ce milieu ne le connaît pas parce que toute et tout camarade est une amante ou un amant, une compagne ou un compagnon en perspective, en puissance, parce qu’il n’y règne aucune des préventions ou des préjugés bourgeois ou petits-bourgeois quant à l’apparence extérieure. Parce qu’enfin les constituantes et les constituants de ce milieu ont compris qu’en amour, comme dans tous les autres domaines, c’est l’abondance qui annihile la jalousie et l’envie.

Selon moi donc, l’élimination de la jalousie est fonction de l’abondance sentimentale et érotique régnant dans le milieu où l’individu évolue. De même que la satisfaction intellectuelle est fonction de l’abondance culturelle mise à la disposition de l’individu. De même que l’apaisement de la faim est fonction de la nourriture offerte à l’individu.

Qu’il s’agisse d’un milieu communiste où les besoins sont satisfaits sans qu’on se soucie de l’effort fourni, ou d’un milieu individualiste où la satisfaction des désirs est basée sur l’observation de la réciprocité, la situation est la même. L’un et l’autre veulent que ses composants soient heureux et ils ne le sont pas tant que parmi eux quelqu’un souffre – sa cérébralité, sa faim, ses sens ou ses sentiments insatisfaits. Le caprice, la fantaisie, le tant-pis-pour-toi, la préférence, l’« enfant de bohème » peuvent constituer des pis-aller pour des isolés – et c’est à démontrer –, non pour des associés qui ne peuvent rien s’il ne règne pas entre eux un esprit de bonne camaraderie impliquant support, compréhension, concessions mutuelles. Et non seulement lorsqu’il s’agit d’associés, mais encore de camarades se fréquentant de très près et qui, recherchant leur plaisir individuel sans vouloir gêner le plaisir d’autrui, se sont délivrés de préjugés tels que la fidélité sentimentale comme inhérente à la cohabitation, le propriétarisme conjugal, l’exclusivisme sexuel comme marque d’amour en général.

C’est donc dans l’abondance – d’offres, de demandes, d’occasions – que j’aperçois le remède à la jalousie. Et quelle forme revêtira cette abondance pour que personne ne soit laissé de côté, mis à part, ne souffre, pour tout dire ? Voilà la question à résoudre. Dans sa Théorie universelle de l’association (tome IV, p. 461), Fourier l’avait résolue en constituant le mariage de telle sorte « que chacun des hommes puisse avoir toutes les femmes et chacune des femmes tous les hommes ».

Pour exprimer donc toute ma pensée, la formule révolutionnaire de l’amour libre, c’est le « toutes à tous, tous à toutes ». Je mets au défi qu’on me montre un seul groupement de vie en commun, constitué par affinités, qui soit resté « vivant » sans la pratique de cette formule ; qui ne se soit mué, s’il a survécu, en quelque association de coopérateurs plus ou moins vaguement démocratique ou bourgeoise. Je demande des documents et non pas de la rhétorique sentimentale ou de la métaphysique amoureuse.

Je m’adresse ici aux femmes et aux filles individualistes qui comprennent que la formule révolutionnaire (empruntée d’ailleurs à Platon) « toutes à tous, tous à toutes » demande une volonté de réalisation puissante, qui saisissent que cette formule individualiste égale « n’être à personne », qui ne confondent pas l’amour en liberté avec sa pitoyable parodie : l’union libre, le collage à la mairie du XXIe.

Je ne m’adresse pas aux « dames » et aux « demoiselles » d’avant-garde qui refusent à la sentimentalité d’être éducable comme tous les autres produits de la sensibilité humaine, qui établissent une différence entre les muqueuses buccale, intestinale et vaginale. Que celles-là continuent la tradition des donzelles de patronage et des matrones d’union civique : les milieux sociaux d’avant-garde où elles évolueront connaîtront l’exclusivisme, les séparations, le dogme de l’unicité amoureuse et les coups de revolver. Il n’y aura rien de changé.

M. D., dans Le Psychagogue du premier trimestre 1933, estimait que, considérée dans ses manifestations normales, la jalousie fait partie intégrante de la nature humaine – ce qui reste à démontrer. « C’est, ajoute-t-il, une expression de puissance, de possessivité, d’égoïsme en un mot. » C’est un aspect de la domination de l’homme sur son semblable, pourrait-on ajouter. Nous ne l’avons jamais nié. Mais nous combattons la notion de domination et d’imposition, parce que si nous reconnaissons à l’individu le droit de disposer de son « moi », de le posséder comme il lui plaît, sans que personne puisse intervenir – et c’est là l’égoïsme –, nous lui nions le droit de disposer du « moi » d’autrui, de le posséder – ce qui cesse d’être de l’égoïsme, mais est de l’oppression.

Nous ne savons nullement si la jalousie fait « partie intégrante de la nature humaine ». Dans tous les cas, elle n’a pas existé en régime de promiscuité ou de communisme sexuel, c’est-à-dire dans des régimes où les deux sexes se trouvaient, sous ce rapport, sur un plan d’égalité. Le fait qu’il a existé de tels régimes, que même dans des périodes de civilisation assez récentes le communisme sexuel (ou une méthode sexuelle approchante), temporaire ou durable, a pu exister, démontre que la jalousie n’est pas inhérente à la nature humaine, et cette manifestation psychopathique me paraît acquise, à la suite de circonstances et prescriptions d’ordre religieux, politique ou économique.

« Détournée par l’éducation de l’objet sexuel, la jalousie ne se transférera-t-elle pas sur d’autres objets ? Le monde en sera-t-il meilleur ? »

Si l’éducation peut détourner la jalousie de l’objet sexuel, on ne voit pas pourquoi on ne la détournerait pas par ce moyen des autres objets, sur lesquels elle est susceptible de se transférer. Toute jalousie est de l’ordre de l’oppression d’autrui ; de l’empiétement, de la domination sur autrui. La disparition de la jalousie est fonction de l’acquisition d’une « mentalité nouvelle », ou de guérison de maladie mentale. L’individualiste sain, équilibré, maître de soi, égoïste dans le vrai sens du mot, ne peut être ni jaloux, ni envieux, ni exclusif, car il possède déjà cette mentalité nouvelle.

Dans L’Art de l’amour, la science de la procréation note, l’éminent sexologue et humaniste Havelock Ellis a émis sur la jalousie les réflexions suivantes :

« La jalousie atteint son maximum chez les animaux, les sauvages (même si elle est déguisée par des coutumes particulières), les enfants ; pendant la vieillesse, chez les dégénérés et surtout chez les alcooliques chroniques (pour des faits, voir K. Birnbaum, “Das Sexualleben der Alkoholisten”, Sexual-Probleme, numéro de janvier 1909). Il convient de noter ici que les grands artistes et les grands maîtres du cœur humain qui ont représenté la jalousie n’ont pas manqué d’en signaler les origines et les formes pathologiques ; Shakespeare a fait d’Othello un barbare ; Tolstoï, dans sa Sonate à Kreutzer, fait de Pozdischeff un fou…

Donc, même si la jalousie a été au début de la civilisation un facteur bienfaisant pour l’Homme comme elle l’est pour les animaux, il ne s’ensuit pas qu’elle soit un sentiment utile dans les stades supérieurs de la civilisation. Il y a de nombreuses émotions primitives, telles que la peur et la colère, qui ne nous paraissent nullement dignes d’être encouragées dans nos sociétés complexes modernes, mais qu’au contraire nous cherchons à refréner et à éliminer : même si nous sommes disposés à attribuer à la jalousie une valeur originelle, c’est pourtant parmi les sentiments à détruire qu’il faut la ranger.

Miss Clapperton, en discutant ce problème (Scientific Meliorism, p. 129-137), admet avec Darwin (Descendance de l’homme, partie I, chap. IX) que la jalousie a “inculqué la vertu à la femme”, mais ajoute que “maintenant elle doit être éliminée” : “Nous débarrasser le plus vite possible de la jalousie est un devoir essentiel ; sinon le grand mouvement de l’égalité des sexes se heurtera à des obstacles et à une grave obstruction.”

Forel (La Question sexuelle, chap. V) s’exprime avec force dans le même sens et déclare qu’il faut éliminer la jalousie en empêchant les jaloux de se reproduire. “La jalousie, dit-il, est la pire et malheureusement la plus profondément enracinée des irradiations ou mieux des contre-réactions de l’amour sexuel héritées de nos ancêtres animaux. Il y a un vieux dicton allemand qui dit : Eifersucht ist eine Leidenschaft die mit Eifer such was Leiden schafft (La jalousie est une passion qui recherche avec frénésie ce qui cause de la douleur), et ce n’est pas peu dire… La jalousie est un héritage de l’animalité et de la barbarie ; je tiens à rappeler ceci à tous ceux qui, sous le nom d’honneur blessé, essaient de la justifier et de la placer sur un piédestal. Un mari infidèle est dix fois plus souhaitable pour une femme qu’un mari jaloux… On entend souvent parler de `jalousie justifiée’. Je crois pourtant qu’il n’existe pas de jalousie justifiée ; la jalousie est toujours atavique ou pathologique ; dans le meilleur cas, elle n’est qu’une stupidité animale, brutale. Un homme qui est jaloux de nature, c’est-à-dire par constitution héréditaire, est certain d’empoisonner sa vie et celle de sa femme. Ces hommes-là ne devraient se marier sous aucun prétexte. L’éducation et la sélection devraient être combinées pour éliminer autant que possible la jalousie du cerveau humain…”

En laissant de côté cet aspect… du mal que la jalousie cause à ceux qui en sont victimes, il reste – conclut Havelock Ellis – qu’elle est contraire à toutes les tendances de la civilisation moderne… Un certain degré de variation est impliqué dans les relations sexuelles, comme dans toutes les autres et, à moins que nous ne voulions perpétuer les maux et les injustices actuels, il nous faut reconnaître le fait et agir en conséquence… La courbe du progrès comporte un accroissement constant de la responsabilité morale et du contrôle de soi, qui, à son tour, exige non seulement un haut degré de sincérité, mais aussi l’admission que personne n’a le droit, ni le pouvoir de contrôler les sentiments et les actions d’un autre individu… »

Dans l’en dehors de fin mai 1927, une Américaine cultivée, Kate Austin, écrivait :

« Je pense qu’il n’y a qu’un remède à opposer au mal social, au mal-être contemporain : la liberté absolue de l’amour. Dans la liberté, tout membre de la société réglera ses relations amoureuses d’accord avec son tempérament propre, sans contrainte aucune de Dieu, du gouvernement ou de la police.

Dans la liberté, aucune mère ne voudra abandonner ou détruire son petit parce qu’il est né sans l’autorisation de cette trinité inique et maléfique.

Nous espérons aussi que l’horrible jalousie sera vaincue à jamais une fois qu’on aura compris que l’amour n’implique pas la possession.

Quand les amants seront persuadés qu’ils n’ont aucun droit de propriété sur l’objet de leur affection, toute manifestation de jalousie de leur part deviendra naturellement absurde.

Aujourd’hui, l’idéal des amants est que l’être qu’ils aiment ne doit répondre à aucune affection en dehors de la leur.

Peut-on concevoir un égoïsme plus nauséabond, une caricature plus injurieuse de la nature humaine ? »

Dans le numéro de mi-novembre 1929 de la même revue, un bramine aux idées d’avant-garde, M. Acharya, a publié l’article suivant sur les origines, les conséquences et la portée sociale de la jalousie dans la société moderne, dédiant ledit article « à sa compagne » :

« La barbarie de la jalousie date du jour où l’homme se mit à acheter des vaches (c’est-à-dire à échanger des objets contre d’autres objets, comme nous le faisons aujourd’hui pour de l’argent) et où il considéra que son argent serait perdu s’il ne protégeait pas lesdits objets contre la perte ou leur usage par autrui. Plus tard lorsque par échange, rapt ou autrement il acquit la possession de femmes (comme il acquérait du bétail ou d’autres objets d’utilité courante, de luxe ou d’ornement dont l’usage ou l’abus par d’autres pouvait amener la perte), il dut se préoccuper de monopoliser leur contact avec lui. Leur acquisition lui coûtait autant d’argent, d’efforts, d’utilités que n’importe quels esclaves, bêtes de trait ou de labour, objets de consommation ou de plaisir. Il entendit être leur propriétaire et leur unique usufruitier. Les femmes étant objets d’acquisition ne possédaient pas plus d’âme ou d’intelligence que le bétail ou les choses matérielles. Elles étaient à sa disposition pour être usées ou mésusées, selon son bon vouloir, pour être inutilisées, vendues ou tuées comme de simples brebis. Les femmes durent se contenter de leur sort. Ce système a prévalu jusqu’ici, car les lois continuent à garantir à l’homme la possession de sa femme (de son amour !) et à empêcher l’aliénation et le transfert de ses affections à un autre.

Les femmes se sont tellement accoutumées à l’esclavage de leur corps que leur esprit n’est jamais las (comme celui des esclaves) d’affirmer et de croire qu’il est légitime – de façon permanente ou momentanément – d’appartenir à un seul homme et de l’aimer. Penser autrement est honteux, même pour la femme “qui pense”.

L’amour monogamique est passé à l’état d’axiome, du moins chez les femmes. Elles prétendent qu’elles ne peuvent pas “partager” leur amour et leur affection entre plusieurs hommes. Leur devoir d’esclaves vis-à-vis d’un seul maître est si pénible qu’elles ne peuvent vouloir – et naturellement – plaire à tous les maîtres ou même seulement à deux.

Pourquoi “partageraient”-elles leur amour puisque c’est sur l’ordre des hommes qu’elles aiment ? Il a fallu une mentalité d’esclaves pour concevoir des idées telles que “donner de l’amour”, ou se montrer complaisante et serviable à l’égard de l’amour masculin. Les femmes ne possèdent-elles pas assez de sens, d’intelligence et d’organes pour se servir et se plaire d’abord à elles-mêmes – comme le font les hommes, même quand ils “aiment” ?

Ainsi, le langage lui-même trahit l’esclavage et les contradictions de la mentalité féminine, malgré son vernis “amoureux”. Toutes les nécessités physiologiques naturelles sont sacrifiées à cette mentalité d’esclave, héritée des traditions du passé. Les corps féminins n’ont d’autre valeur que celle que leur confère le port d’ornements inutiles, destinés à les rendre “plaisantes” tout en restant “pudiques”.

Une dame irlandaise a écrit quelque part que les rôles sont intervertis et que les femmes ont appris à mener les hommes. Elles ont aiguisé leur intelligence et se servent de divers artifices parmi lesquels le fard, le vêtement, la coquetterie, l’“amour”. Ce développement de leur ruse a été obtenu au détriment des désirs charnels de leur corps, par calcul et par “culture” – la culture de la froideur.

Il est vrai que les demandes renouvelées du propriétaire de femmes sont utilisées maintenant pour tenir l’homme en laisse. Les femmes, aujourd’hui, exigent l’“amour” des hommes de la même façon que les hommes ont exigé leurs corps et leur fidélité corporelle. Quoique les rôles aient été intervertis, il n’y a pas égalité entre les deux sexes. Les femmes sont toujours obligées de satisfaire leurs besoins sexuels (ou de ne pas les satisfaire) avec leurs maris. Volontairement ou non, elles sont attribuées ou livrées à un homme unique. Ce ne sont que les femmes qualifiées de non respectables ou les hypocrites qui arrivent, de temps à autre, à se satisfaire avec quelqu’un à leur goût. Mais à quels risques ? Un grand nombre de ces cas de “satisfaction” n’ont d’ailleurs pas directement comme but de répondre aux exigences physiques et physiologiques de la nature féminine. Le sexe de la femme ne lui appartient pas – qu’elle soit vierge ou la possession d’un seul homme. Le sexe de la femme lui est une honte à moins d’être la propriété de quelqu’un. Ce n’est qu’avec un mari légal ou, pour le moins, un propriétaire sûr que la femme se permet de satisfaire ses exigences sexuelles. Changer de partenaire, pour une femme, est encore plus une honte qu’une perte.

C’est ça qu’on appelle l’“amour”, dans comme hors le mariage. Même la “femme affranchie” ne saurait inviter qui que ce soit à satisfaire en sa compagnie ses impulsions sexuelles. C’est l’homme qui doit commencer à “parler d’amour”. La femme n’avouera pas son amour si on ne lui fait pas la cour.

La femme jalouse n’est certaine de l’amour de son compagnon – mari ou amant – que si celui-ci est également jaloux. Qu’est l’amour actuel sinon l’expression de la jalousie ?

Mais qu’est-ce que la jalousie en amour ?

C’est un sentiment semblable à l’amour que ressent le propriétaire pour son chien, son siège, son jardin, qu’il a acheté ou conquis pour son usage exclusif. Qu’il s’en serve ou non. Qu’il trouve ou non du plaisir à l’utiliser. Il l’a acquis. C’est pour cette raison que ces objets ne peuvent pas être utilisés pour et par quelqu’un d’autre. La femme d’aujourd’hui dit : “J’ai acquis tel ou tel homme pour moi, pour moi seule, grâce à ma connaissance de l’`art d’aimer’, autrement dit en me précautionnant contre le partage de son amour, et personne ne saurait me ravir cette propriété.” La jalousie ravale les êtres au rang des choses – elle en fait des objets de possession. Elle ignore l’“âme” – l’autonomie des organes, des sentiments, de l’esprit, des affinités physiques. La jalousie conduit à la disparition de l’accord, de l’harmonie et de l’amour chez la personne soi-disant aimée.

Qu’on aime ou qu’on n’aime pas, la jalousie est encore ce qu’il y a de mieux – telle est la devise de notre humanité barbare. »

III. RÉPONSE À UNE ENQUÊTE SUR LA RÉVISION DE LA MORALE SEXUELLE

« … La morale sexuelle ne me paraît avoir d’autre valeur qu’une morale de la digestion, par exemple, puisqu’il s’agit là d’une fonction naturelle équivalente à toutes autres… »

Fernand Kolney.

La Revue des sciences psychiques de Bruxelles m’ayant demandé de répondre à une enquête, faite par elle, sur la « révision de la morale sexuelle », et conçue dans les termes ci-après :

« Faut-il oui ou non – et pourquoi –, au point de vue psychique, moral et philosophique, modifier la morale sexuelle ? Dans l’affirmative, quel sens faut-il donner à cette modification ? »

J’ai répondu par l’exposé suivant :

Qu’il faille modifier la morale sexuelle, cela ne fait aucun doute pour n’importe quel esprit éclairé ou qui veut voir clair.

La morale sexuelle actuelle n’a rien à faire ni à voir avec l’impulsion sexuelle naturelle ou avec la libre disposition de la personnalité sexuelle. Elle est une codification, une cristallisation des usages, des coutumes, des préjugés édictés, perpétués, entretenus pour le plus grand profit de ces deux institutions archistes : l’Église et l’État.

L’Église et l’État considèrent que l’unité humaine ne s’appartient pas ; elles ne l’envisagent qu’à titre de croyant et de citoyen. Le croyant se doit, âme et corps, à Dieu, manifesté publiquement par ses représentants, les prêtres. Le citoyen se doit, corps et pensée, à la Loi, manifestée publiquement par ses agents exécutifs.

Les prêtres et les législateurs ont intérêt à ce que l’activité sexuelle individuelle ne présente rien qui puisse miner ou menacer leur domination ou leur influence : de là l’institution de la famille, où le père incarne Dieu ou la Loi ; où la mère, de par la charge de ses maternités successives, est soumise à une infériorité manifeste, où les enfants obéissent sans discuter.

L’émancipation sexuelle implique, pour tout être humain, la faculté de vivre à son gré sa vie sexuelle, de disposer sexuellement de son corps comme il l’entend. Bien entendu, de façon consciente, après avoir assimilé une éducation sexuelle technique et hygiénique complète, basée uniquement sur les connaissances biologiques. L’émancipation des restrictions et des constrictions sexuelles est un danger pour l’Église et l’État et ces deux jumeaux le savent bien. Le jour où l’unité humaine aura conquis le « droit » de disposer à son gré de son corps, elle ne tardera pas longtemps à se refuser autant à être chair à prostitution (mariage ou maison close) que chair à résignation, à canon ou à exploitation.

Le milieu humain actuel ne supporte d’ailleurs qu’en rechignant la morale sexuelle qui lui est imposée. Il ne s’y résigne qu’hypocritement, la violant clandestinement autant qu’il le peut. Parfois, la compression est si forte qu’il y a explosion. De là ces drames passionnels dont une minorité seulement est rendue publique, de là cette prétendue corruption des mœurs qui ne dépasse certes pas celle dont furent témoins les siècles de foi, époques où l’éducation dogmatique de l’esprit s’exerçait avec une rigueur que l’on ignore aujourd’hui.

L’hypocrisie contemporaine a atteint un degré tel qu’on voit des humains se marier, civilement et religieusement, pour pouvoir jouir, chacun de leur côté, d’une liberté sexuelle quasi absolue.

Au point de vue psychique, moral, philosophique, un renouvellement complet des valeurs sexuelles est indispensable. L’hypocrisie et le jésuitisme se traduisent toujours, dans le domaine des mœurs comme ailleurs, par une mutilation, un rapetissement de la personnalité. Arme d’attaque ou de défense, la ruse se comprend : elle est dynamique ; moyen d’adaptation, statique, elle diminue et asservit l’individu.

Dans quel sens cette transformation doit-elle s’opérer ?

Dans le sens de l’autonomie individuelle – sentimentale, charnelle, érotique. C’est l’orientation contemporaine et elle triomphera. Les travaux des sexologues indépendants montrent l’inanité des préjugés et des anathèmes dont sont l’objet certaines « perversions », certaines « inversions » ; les observations de ces experts impartiaux ont démontré que les pervertis et les invertis ne différaient en rien, au point de vue attributs physiologiques ou psychologiques, des normaux et que les anomalies qui les caractérisent représentaient des aspects mal connus ou insuffisamment étudiés de l’activité sexuelle. De même qu’on ne brûle plus les sorciers et qu’on reconnaît normal, pour certaines personnes, de posséder des facultés psychiques d’un certain ordre, l’heure vient où l’on reconnaîtra pour certains individus qu’il leur est normal d’exercer une activité sexuelle d’un ordre spécial.

Revendiquer l’autonomie de l’être humain en matière sexuelle, c’est revendiquer toute faculté pour la femme et pour l’homme de pratiquer et de s’associer pour pratiquer toutes les formes de vie sexuelle concevables, du couple à la promiscuité.

IV. POURQUOI L’ÉTAT TRAQUE-T-IL LES NON-CONFORMISTES SEXUELS ?

« L’esprit humain s’éclaire même par ses égarements ; il s’enrichit des expériences qu’il a faites sans succès ; elles lui apprennent au moins à chercher des routes nouvelles. »

Dumarsais.

Comment peut-on expliquer que l’État traque et persécute avec autant de vigueur et d’acharnement les transgresseurs, les non-conformistes sexuels (je comprends par ce terme ceux qui se situent, par l’acte ou la manifestation de la pensée, en contradiction, dans ce domaine, avec les convictions, les traditions des troupeaux humains et les mobiles de leurs bergers) ? À quelques exceptions près – et il faudrait me montrer ces exceptions –, les réfractaires et les insoumis sexuels n’ont pas recours à la violence pour accomplir leurs gestes ou inculquer leurs idées – comment donc expliquer l’attitude des dirigeants à leur égard ?

Je sais qu’on me citera l’exemple de certains despotes qui eurent recours à la violence pour assouvir leurs appétits, ce qui n’empêchait pas lesdits tyrans d’édicter à l’usage des autres – surtout des classes inférieures – des règlements restrictifs en matière de mœurs ; ou bien ils renforçaient les lois déjà existantes. L’explication de cette inconséquence est que, créateurs de législations, ils ne se tenaient pas tenus de respecter les règles qui leur devaient l’existence ; voilà pourquoi tel souverain dissolu ou débauché interdit le divorce ou jugule la prostitution.

Cette objection ne porte donc pas. Le transgresseur sexuel ne se propose pas de faire d’émeute : il se contente de la persuasion ou du raisonnement. Les non-conformistes en matière de mœurs se contentent d’exposer, de proposer, d’offrir ; on ne les voit point descendre dans la rue, le poignard ou une bombe à la main ; se réunir, armés ou non, et manifester, en foule, à l’heure ou jour fixé, menaçants et bruyants. On ne voit nulle part des immoralistes ou des amoralistes sexuels contraindre les moralistes officiels ou coutumiers à se rallier à leurs points de vue, à souscrire à leurs revendications, à participer à leurs réalisations. S’ils font volontiers appel à la publicité, ils laissent bien tranquilles ceux qui se refusent à répondre à leurs invites.

Le délit d’outrage aux mœurs n’implique aucunement que l’« outrageant » ait eu recours à une violence quelconque, qu’il ait même provoqué à la rébellion contre la morale moyenne et courante. Il suffit, au cours d’un article, d’une phrase, d’un membre de phrase considéré comme « obscène », c’est-à-dire contraire au langage admis ou portant à l’excitation érotique, pour que des poursuites puissent être intentées ; naturellement, on n’a jamais défini les limites du langage admis et on ignore exactement quelles expressions suscitent le désir érotique !

On s’explique que le mandataire ou le représentant de la Société établie – donc l’État – sévisse contre ceux de ses administrés qui veulent, bon gré mal gré, imposer leurs conceptions ou leurs méthodes à ceux qui n’en veulent pas entendre parler ; on s’explique que l’État pourchasse ceux dont l’activité publique et organisée vise à renverser l’ordre social du moment. On s’explique moins – ou pas du tout – que l’État considère certaines associations, certains spectacles, certains livres, certains tracts, certaines idées, parce que se rapportant au sexuel – même alors que leurs protagonistes ou leurs auteurs sont des antiautoritaires ou des non-violents –, comme plus dangereux ou plus nuisibles à la bonne marche sociale que l’activité des « chambardeurs » sociaux.

On punit l’adultère et la provocation à la rupture du lien conjugal – on n’a jamais châtié, que je sache, la provocation à la fidélité conjugale. On traque la diffusion des procédés anticonceptionnels, je serais curieux qu’on me cite une loi réprimant la provocation aux maternités rapprochées. On condamne des gens à l’amende parce que se baignant nus – où et quand les a-t-on poursuivis parce que se promenant trop vêtus ?

Pourquoi ?

Un événement s’est produit assez récemment qui donne la réponse à cette question :

L’Amicale laïque de Firminy (Loire) avait, paraît-il, fait figurer sur son programme de conférences éducatives une conférence sur le problème de l’éducation qui devait être faite par des camarades appartenant à la rédaction de la revue l’en dehors. Cette annonce était erronée, mais sa publication suffit pour déchaîner l’ire du Dr Choupin, de Saint-Étienne, président de la Ligue de préservation de l’enfance et de la famille (reconnue, nous le supposons, d’utilité publique).

Le Dr Choupin est ce dénonciateur (comme le lui fit remarquer Me Suzanne Lévy) dont l’insistance fit condamner à l’amende un brave cantonnier du nom de Marius Jean par le tribunal correctionnel de Saint-Étienne, pour le crime de distribution de tracts féministes à la porte d’une usine de ladite ville. Je dis avec raison insistance car, dès l’abord, le parquet de Saint-Étienne n’avait pas voulu poursuivre. Ce ne fut pas la faute du Dr Choupin si l’auteur dudit tract – une femme – ne fut pas englobée dans les poursuites.

Le Dr Choupin a joint à sa protestation-attaque la liste des associations adhérentes à la Ligue dont il est le plus bel ornement.

Cette liste est édifiante et trop longue à reproduire, citons cependant quelques-unes desdites associations :

Ligue des femmes françaises ; Chambre de commerce de Saint-Étienne ; Chambre syndicale des commissionnaires en rubans ; Chambre syndicale des tissus et matières textiles ; Chambre syndicale des fabricants de tissus élastiques de Saint-Étienne et de la région ; Cercles paroissiaux de Saint-Étienne ; Syndicats chrétiens féminins ; Association du Tiers-Ordre ; Groupement des associations d’anciens élèves de l’enseignement libre ; Groupement des associations d’anciennes élèves idem ; Union de la jeunesse catholique de la Loire ; Union Jeanne-d’Arc ; Union sociale d’ingénieurs catholiques ; Club alpin de Saint-Étienne ; Chambre syndicale des liquides de la Loire ; Ligue des droits des catholiques ; Fédération des petits et moyens commerçants et industriels de la Loire, etc.

Cette énumération confirme ce que nous n’avons cessé de ressasser tant de fois : que le libre examen des problèmes relatifs au sexualisme menace à un point tel le conservatisme social que dès qu’il est question de résoudre la question dans un sens libérateur (le Dr Choupin nous reproche de faire l’apologie de l’union libre, de l’adultère, de « nier » toute autorité et toute morale) les soutiens de la domination et de l’exploitation se dressent comme un… menhir… pour clamer leur indignation. Que voyons-nous figurer côte à côte dans cette liste ? Les souteneurs de l’entité État et de l’hypothèse Dieu, associés aux mainteneurs du régime capitaliste. Si nous n’avons pas énuméré les diverses associations de familles nombreuses, c’est parce que nous savons comprendre – Dieu ne les bénissant que spirituellement – les actes auxquels peut les mener leur situation économique, situation que nous révèlent les demandes d’allocations croissantes dont retentissent les échos de la Foire parlementaire.

Forts de l’expérience historique, nous nous évertuerons à proclamer que les gouvernements et les Églises, leurs privilégiés, leurs favoris et leurs protégés se dressent contre la liberté des mœurs – dès que cette liberté sort d’un cadre restreint et aisément surveillable – parce qu’ils savent mieux que nous qu’une fois les préjugés d’ordre sexuel soumis au libre examen, passés au critère de la conception mécanique de la vie, dégonflés et crevés, les autres préjugés (d’ordre économique, religieux, politique, intellectuel, récréatif) les suivent nécessairement dans leur déroute et leur débandade. Un groupement civil ou religieux ne fera aucune objection à ce qu’un manuel de cuisine soit répandu à des millions d’exemplaires : il s’opposera toujours à la diffusion d’un manuel d’érotisme expérimental. Le conservatisme social n’a rien à craindre du premier : il a à redouter du second qu’il éclaire et détruise les « valeurs établies » en fait de morale sexuelle officielle. Aussi n’y a-t-il pas de discussion contradictoire possible comme il n’y en avait pas aux temps de l’Inquisition religieuse. L’Inquisition morale ne connaît, pour les hérétiques ou les révolutionnaires sexuels, que l’amende ou la privation de la liberté.

De quel côté êtes-vous ?… Êtes-vous de notre côté, avec nous, qui voulons que toutes les « valeurs morales » puissent être remises en discussion, examinées contradictoirement, soumises à l’épreuve de l’expérience – nous qui revendiquons, pour chacun, dès l’âge de conscience, la pleine possibilité de résoudre sa question sexuelle, comme il l’entendra, isolément ou en association ? Êtes-vous de notre côté, avec nous qui considérons, du fait qu’elle est imposée (par la coutume, l’éducation, la coercition légale), que la morale sexuelle officielle est un facteur d’esclavage, de servitude, de dégradation – avec nous, qui voulons que cette morale d’ilotes soit remplacée par une éthique autre, matérialiste, athée, relative au déterminisme de l’individu ou du groupe, se moquant des préjugés de secte, de caste, de classe, de race, d’apparence, s’insouciant autant des conventions bourgeoises que du statisme du populaire ?

Êtes-vous avec nous, les hérétiques et les révoltés, ou contre nous, avec les conservateurs sociaux, les souteneurs et les mainteneurs du statu quo en matière de sexualisme ?

Un journal royaliste, qui exalte naturellement la famille, la pureté des mœurs, etc., insinuait un jour que certains personnages de premier plan, dont le détenteur (à ce moment-là) de la magistrature suprême, avaient oublié de passer devant M. le maire, ce à quoi un journal « de gauche » répliquait que le rédacteur en chef de la feuille précitée en avait fait autant.

D’où il s’ensuit que lesdits hauts personnages sont des gens de « moralité douteuse », pour parler comme les notes de police ou un bulletin de la Ligue des droits de l’Homme.

Il nous indiffère fort que ces influents seigneurs pratiquent la forme d’amour libre qui répond le mieux à leurs intérêts ou qu’ils disposent de leurs corps selon qu’il leur chaut ; c’est leur affaire et nous n’aurions même pas parlé de ce chantage journalistique s’il n’avait pas été question, ces temps-ci, d’un regain d’activité de la part des ligues moralitéistes.

Il est curieux de constater le mutisme et la soumission de ces ligues quand il s’agit des mœurs des puissants de ce monde. Il est même arrivé que certaines d’entre elles aient sollicité le patronage de ces grands hommes et rien ne fait supposer que ces sollicitations aient été doublées de leçons de morale. Au contraire.

Ces ligues ne retrouvent de hardiesse et d’audace que lorsqu’elles s’en prennent aux personnes et aux opinions des immoralistes et des amoralistes déclarés, je veux dire de ceux qui revendiquent le droit de proclamer et de démontrer publiquement et franchement qu’ils considèrent la morale courante comme caduque et hors de service. Tous les moyens de répression et d’intimidation leur sont alors bons.

Leur attitude complaisante à l’égard des grands de ce monde démontre à quoi elles servent réellement ; elle explique aussi pourquoi elles rencontrent un accueil si favorable en haut lieu. Tout leur tam-tam a pour but d’empêcher le menu fretin social de se rendre compte que si ses gouvernants jugent indispensable qu’il lui faille une morale, ils s’en moquent, eux, comme des promesses d’affiches électorales.

V. L’INCOHÉRENCE CHRÉTIENNE EN MATIÈRE SEXUELLE

« Depuis qu’il y a des hommes, l’homme s’est trop peu réjoui ; voilà, mon frère, notre seul péché originel. »

F. Nietzsche.

Dans l’en dehors de début avril 1929, Manuel Devaldès, l’auteur bien connu de Maternité consciente et de Croître et multiplier, c’est la guerre, écrivait un article où il dépiautait, non sans ironie, l’attitude chrétienne en matière de sexualisme :

« Mais le chrétien, fait remarquer M. Devaldès – comme tout autre théiste, du reste –, que pourrait-il avoir à dire contre son système sexuel ? En bonne logique, rien. Comment oserait-il critiquer ce que son “Créateur” a voulu et réalisé ? Ce ne serait pas d’un bon chrétien. Son “Créateur” l’a fait tel qu’il est. Et, naturellement, son “Créateur” savait ce qu’il faisait ! Il n’a, lui “créature”, qu’à s’accepter tel qu’il est, subir et se taire. Rien de plus logique, dans une doctrine théiste, que la résignation et l’obéissance. Toute plainte, tout reproche à son “Dieu” émis par le chrétien équivaudrait à un blasphème. Et cependant – quelle inconséquence ! –, c’est précisément ce chrétien qui, par son attitude et ses actes, proteste avec le plus d’ostentation contre son système sexuel. Il est plein de honte à la pensée de l’activité du sexe, non seulement telle qu’elle se manifeste chez lui, mais chez les autres, c’est-à-dire dans l’espèce. Il a honte de la sexualité en soi. Et, habitué, depuis que le christianisme s’est propagé et est devenu fort, à exercer, dès que c’est en son pouvoir, sa dictature sur autrui en matière de morale, il s’efforce même – et il n’y réussit que trop souvent – d’obliger ceux qui ne pensent ni ne sentent comme lui à vivre selon sa propre guise, notamment au point de vue sexuel.

Rien de plus amusant que d’observer le chrétien en train de lutter contre la “création” de ce “Dieu” qu’il adore et trouve parfait.

C’est pourtant ce “Dieu” qui l’a fait tel qu’il est !

Le chrétien nous dit même que “Dieu” créa l’homme à son image.

Donc, inconsciemment, c’est parce qu’il ressemble à son “Dieu” que le chrétien a honte !

Sais-tu comment je conçois Dieu, dit le personnage antithéiste de L’Inutile Beauté : “Comme un monstrueux organe créateur inconnu de nous, qui sème par l’espace des milliards de mondes, ainsi qu’un poisson unique pondrait des œufs dans la mer. Il crée parce que c’est sa fonction de Dieu ; mais il est ignorant de ce qu’il fait, stupidement prolifique, inconscient des combinaisons de toutes sortes produites par ses germes éparpillés.”

Devant ce portrait d’une transcendante brute, à l’image de laquelle il dit avoir été créé, comme je comprendrais la honte du chrétien – s’il n’était si incohérent !

Le chrétien, disais-je, réprouve son système sexuel. Il réprouve d’autres choses encore et pour certaines il a raison : toutefois, du fait de ses superstitions, il ne fait rien d’efficace pour que ces choses qu’il juge détestables cessent de sévir. Mais, quand il a raison, c’est qu’il oublie qu’il est théiste ; il parle alors en être humain, non en chrétien : tel est le cas lorsqu’un chrétien est pacifiste, car pour être tel il doit oublier que son “Dieu” est tout-puissant et qu’en conséquence, si la guerre a cours, c’est que le “Tout-Puissant” le veut.

Il existe une minorité infime de chrétiens dissidents qui se considèrent volontiers comme purs et sont nettement opposés à la guerre ; mais la religiosité de ces chrétiens et l’horreur des vérités qu’elle leur inspire leur font prendre un effet pour une cause lorsqu’ils disent : “Ne tue pas !”, alors qu’il leur faudrait dire : “N’engendre pas !” Et, comme on le sait, christianisme et lapinisme vont de pair, car cette pauvre boussole qui se refuse à trouver le nord, le chrétien, tout en ayant horreur de l’activité sexuelle, la pratique, si je puis dire sans plaisanterie, sur une grande échelle.

En réalité, ce que le chrétien réprouve dans le sexuel, c’est uniquement la volupté. L’homme, selon lui, n’est pas sur la terre, cette vallée de larmes, pour y éprouver de la joie, mais pour y accomplir les volontés du Grand Manitou. La volupté, sorte de joie, est une invention du “Diable” ! Ce à quoi le chrétien adhère, c’est au côté générateur de la sexualité. Cependant, je ne vois pas comment ces “purs” arrivent à dissocier en fait les deux aspects de l’activité sexuelle et à faire des enfants à leur femme sans avoir éprouvé de volupté ! Je soupçonne fort que parmi ces purs chrétiens prolifiques il y a encore pas mal d’hypocrites pour qui l’aspect reproducteur de la sexualité est le masque qui leur permet de camoufler saintement les excès de leurs ébats voluptueux… Quoi qu’il en soit, c’est chez les chrétiens qu’on trouve surtout le Père la Colique ou plutôt – car la “bonté chrétienne” ne retient pas le mâle d’écraser de maternités sa femme – la Mère la Colique avec ses innombrables parturitions. “Dieu” le veut ! Et, paraît-il, par contre, il ne veut pas qu’on tue. Or quiconque a quelques connaissances de biologie sait que procréer à outrance et lutter effectivement contre la guerre sont deux activités essentiellement antagoniques. De sorte que ce pur chrétien qui, d’une part, combat la guerre en paroles, d’autre part travaille en actes à son explosion.

On voit quel degré d’incohérence atteint la mentalité chrétienne en matière sexuelle.

Concluons. Si un “Dieu” avait créé le monde, il aurait voulu, il voudrait le monde tel qu’il l’aurait créé. Et, pour son adorateur, il ne devrait y avoir ni bien ni mal, mais seulement sa simple volonté : le chrétien devrait, en somme, trouver tout “bien”. Au point de vue sexuel, il devrait trouver “bien” la volupté à l’égal de la génération. Il est vrai que le bonheur humain ne gagnerait rien à ce supplément d’approbation : les résultats néfastes de la stupidité du chrétien seraient les mêmes.

Quant à l’athée, il ne saurait, cela va de soi, donner dans les niaiseries du moralisme chrétien. Le “mal”, c’est pour lui le mauvais ; le “bien”, c’est le bon. Quelle sera, conformément à cette définition, la ligne de conduite d’un athée en matière sexuelle ? La biologie, pour commencer, lui indique que l’exercice sexuel est une nécessité et que la chasteté est la cause d’un auto-empoisonnementnote, fait ignoré du christianisme, bien entendu. Sa raison lui fait comprendre que la volupté qui résulte de l’acte sexuel n’offre aucun motif de honte ou d’abstention de cet acte : ce dernier procure des joies certaines et nombreuses pourvu qu’il soit pratiqué sainement, c’est-à-dire avec intelligence et conformément à la sexologie pratique. Ce sont là, précisément, choses que réprouve le chrétien. Quant à l’autre aspect de la sexualité : la reproduction, qui est intimement liée à la volupté, la biologie lui indique aussi que l’activité génératrice doit être refrénée dans une très grande mesurenote, mesure qui pourrait être scientifiquement déterminée. C’est justement ce que se refuse à admettre le parfait chrétien.

Il est clair que la pratique de cette humble sagesse sexuelle nécessite le savoir et la liberté de pensée. Tout théisme est l’ennemi d’une telle sagesse et le christianisme en particulier ne saurait engendrer, en cette matière, autre chose que le malheur humain. Seul l’athéisme permet d’assurer aux humains, là comme ailleurs, l’unique objet qu’ils puissent raisonnablement se proposer : être heureux. »

VI. LES EXTRÉMISTES ET LE SEXUALISME RÉVOLUTIONNAIRE

« Bannis tes préjugés et te voilà sauvé. Qui donc t’empêche de les bannir ? »

Marc Aurèle.

Au cours de mes causeries concernant le sexualisme et certains sujets y ayant trait, il m’est souvent arrivé de m’entendre rétorquer que c’étaient questions à reporter au « lendemain de la révolution » ou du « règne du bonheur universel ». Parce qu’elles émanaient d’extrémistes ces réponses m’ont peiné et, après avoir bien réfléchi, je crois pouvoir classer en trois catégories ceux qui m’ont répliqué de la façon dont je viens de l’indiquer :

Il y a d’abord ceux qui ne sont pas complètement débarrassés de l’éducation gouvernementale (religieuse ou laïque), en fait de sexualisme.

L’Étal (civil ou religieux) a un très grand intérêt à ce qu’on remette à l’époque du bien-être pour tous la discussion de sujets dont la solution dans le sens que nous préconisons peut ébranler la société et la faire vaciller sur ses bases. Les gouvernants ne sont pas des sots, loin de là. Ils savent parfaitement que le « bien-être » est une abstraction qui varie et se transforme de génération en génération. Sans doute, on peut (et il y a des pays où c’est impossible) autoriser des congrès traitant de la « réforme sexuelle » dont les participants (en tout cas un certain nombre d’entre eux) sont partisans de l’intervention étatiste, mais les gouvernants n’ignorent aucunement que la solution de la question économique n’implique nullement l’absence d’autorité ou la disparition des préjugés en matière sexuelle.

Le pain et le logis pourraient être assurés à tous sans que cela implique, par exemple, la disparition de la police des mœurs. Les produits pourraient être répartis aux consommateurs selon leurs besoins – selon le système de la mise et prise au tas si vous voulez – sans qu’aient disparu les conventions qui régissent le couple, la famille, la pudeur, l’exclusivisme sexuel, les bonnes mœurs, etc. Or ces conventions sont conservatrices au plus haut point, d’origine et à effets essentiellement archistes. Tant que ces conventions continuent à être observées, traditionnellement, dans les milieux d’avant-garde, les réactionnaires ont un pied dans la place. L’attitude du refus de se préoccuper des questions sexuelles rassure les archistes. Ils savent que, sur ce terrain, ils peuvent se rencontrer la main dans la main avec leurs adversaires. Les ponts ne sont pas entièrement rompus.

Ainsi, il suffit que les moralistes bourgeois fassent toutes les concessions voulues sur le terrain économique, on les laissera entrer tambours battants et bannières déployées dans le camp communiste, socialiste, anarchiste – ils y pénétreront avec leur étroitesse d’esprit, leur horreur de la chair, leur puritanisme puant, leur passion de réglementation collective en matière sexuelle. L’esprit d’autorité législatrice ne serait pas long à réapparaître. C’est pourquoi, n’étant pas marxiste, nous n’avons jamais subordonné la question sexuelle, la question religieuse, la question hygiénique, la question de la liberté intellectuelle, théâtrale, récréative au fait économique. Se consacrer uniquement à la résolution du problème économique ne suffit pas à susciter la tournure d’esprit non conformiste chez l’individu.

D’autant plus que s’il est des réalisations éthiques immédiatement réalisables, ce sont celles d’ordre sexuel ; s’il est des préjugés dont on peut se débarrasser immédiatement, ce sont bien ceux-là ; s’il est des expériences susceptibles d’être tentées en camaraderie, sans publicité et sans bouleversement, ce sont bien celles-là. Quelle victoire pour l’esprit de résignation quand, sur ce point-là tout au moins, on peut amener des avant-gardistes à attendre, à patienter, à remettre à plus tard ? Les gens d’Église et d’État ne l’ignorent pas. Ils savent que là où on se résigne, le conservatisme social et la stagnation morale marquent un point.

Il est une autre classe d’opposants à la discussion des sujets que soulèvent le sexualisme et les questions y relatives, ce sont les nantis. Je n’entends pas par là ceux dont la situation de fortune est telle qu’elle leur permettra de se reposer dans un doux farniente jusqu’à la fin de leur existence, je fais allusion à ceux qui s’imaginent avoir accompli « leur révolution » parce qu’ils ont déniché quelque part une situation apparemment stable d’employé d’administration ou de fonctionnaire manuel, ou sont petits boutiquiers ou marchands forains à la campagne, ou encore parce que, dans une banlieue de grande ville, ils possèdent, en toute propriété, une masure en carreaux de plâtre. Le problème de la sexualité, les conséquences qu’il évoque, les solutions qu’il implique – au diable ces choses qui troublent la digestion ou font travailler les cellules cérébrales !

Au fond, il n’y a pas grande différence entre la mentalité de ces « camarades » et celle de n’importe quel cotisant à un parti politique, ou de petite bonne à tout faire. Sortir de l’ornière de la moralité hypocrite et courante, étudier des sujets que le milieu ambiant déclare inconvenant d’élucider ou d’approfondir – cela dépasse la capacité d’intelligence et de courage desdits copains. Quand même, reprocher à tel ou tel de vouloir résoudre toutes les difficultés du problème humain par le « sexualisme » quand on fait partie d’un milieu qui entend leur donner une solution par « la révolution », c’est cracher en l’air pour que cela vous retombe sur le nez !

Je maintiens ce que j’ai toujours affirmé, c’est que les journaux bourgeois donnent le ton à la presse d’avant-garde, à la presse extrémiste en particulier : pas plus là qu’ici, on ne veut s’occuper de la question sexuelle ou lorsqu’on y fait allusion, là comme ici, c’est avec crainte, sinon avec dégoût. Une feuille communiste-libertaire du centre parlait, récemment, du fonctionnement des organes sexuels sur un ton à faire ressusciter le sénateur Bérenger ou Anthony Comstock ; on dirait, à prendre à la lettre le dédain de ce journal, que le fonctionnement des organes de la mastication ou de la défécation sont d’un ordre supérieur.

Je ne crois pas que les matières vomies ou digérées présentent un caractère très inspirant, ou très ragoûtant. Que poursuit, comme but immédiat, une révolution économique ? Ceci : que nul ne soit privé de la possibilité de transformer des substances alimentaires en une pâte peu engageante d’aspect et d’odeur.

Je ne conteste pas l’indispensabilité du fonctionnement des organes digestifs, mais le présenter comme plus noble que le fonctionnement des organes sexuels – ou plus poétique, ou plus distingué – est le comble du ridicule. J’estime être dans la vérité en proclamant l’égalité du sexuel et du nutritif, en exposant que l’appétence, le raffinement, le régal sentimentalo-sexuel valent bien l’appétit, le raffinement, le régal alimentaire. Quand même nous n’aurions obtenu que ceci : qu’on discute avec autant de liberté de ceux-là que de ceux-ci, nous n’aurions pas perdu notre temps.

Je faisais, plus haut, allusion aux nantis, et je noterai encore, parmi eux, ceux qui ne goûtent pas qu’on aborde de tels sujets devant les leurs, de crainte de discussion dans la famille. Il y a aussi les illuminés.

Il existe, parmi les extrémistes, plus d’illuminés qu’on ne le croirait. Je dis « illuminés », je ne dis pas « enthousiastes », « convaincus », « sincères » – ce n’est pas la même chose. Je dis « illuminés », non pas « éprouvés ». Pour eux, le parti, le socialisme, l’anarchie est un dieu, une abstraction mystique, une entité reléguée au fin fond des profondeurs stellaires. « Personne n’a jamais vu Dieu », déclare l’évangile johannique. Ah ! Ne leur parlez pas de « réaliser » une revendication quelconque dans un domaine donné, ce serait rabaisser leur Idole. Leur Dieu est esprit, pur esprit, et ce n’est qu’en esprit que le Communiste, le Socialiste, l’Anarchiste, pour eux, se conçoit. N’entamez pas, en leur présence, le chapitre des assouvissements terrestres, des plaisirs charnels. Pour être un extrémiste, selon leur catéchisme, il faut avoir renoncé à Satan-réalité, à ses pompes-résultats immédiats, à ses œuvres-jouissances actuelles. Sinon, on risquerait de faire descendre le « paradis socialiste, communiste ou anarchiste » sur la terre et on sait que pour tenir le croyant en haleine ou le fanatique en forme, c’est aux calendes de l’au-delà que les religions qui se respectent ajournent les joies paradisiaques.

En vain ferez-vous remarquer qu’il n’est aucune de vos expériences, de vos mises en pratique qui ne soit conçue par-delà ou en marge de la notion capitaliste, bourgeoise, archiste ou étatiste du bien et du mal, du permis et du défendu – l’illuminé s’accroche à son autel, il redoute que l’échec de la tentative ne rejaillisse sur sa religion et que sa réussite ne fasse reporter sur le Résultat le culte dû à la Cause.

Notre individualisme est de l’ordre concret. Tout ce qui est faisable sur-le-champ, ne fût-ce que pour un seul des aspects de la joie de vivre, de l’amplification du moi, de l’expansion associationniste, il veut le tenter, au risque d’échouer et de recommencer sur une base autre. Pour le sexuel comme pour le reste ; pour le sexuel davantage que pour le reste, si ce domaine est d’accès plus aisé ou plus intéressant au point de vue personnel. Individualistes, nous nous refusons à considérer la vie comme une vallée de larmes, où il faut végéter et crever sans même oser jeter un coup d’œil sur le fruit interdit. Toute notre haine et tout notre mépris vont à ceux qui font ou qui veulent que notre existence se passe dans l’insatisfaction et le renoncement, à ceux qui prêchent que telle catégorie du plaisir ou de la sensation doit être « tabou » par rapport à telle autre classe de réalisations.

Je n’y insisterai jamais trop. La grande majorité des lecteurs de feuilles d’avant-garde, des membres des partis révolutionnaires n’ont rien à envier aux « bourgeois ». Les représentants du pouvoir religieux, du pouvoir civil et du pouvoir économique ont tellement façonné les cerveaux que c’est rarement que les hommes qui passent pour être des émancipateurs ou réformateurs sociaux ou individuels osent aborder autrement qu’en plaisantant la question du plaisir sexuel. Toutes les revendications qu’on voudra, mais non les revendications d’ordre sexuel. Dès qu’on en parle, ils fuient, c’est-à-dire ils ne veulent pas discuter. Nombre de libres-penseurs, d’athées déclarés n’ont pas dépassé, comme mentalité sexuelle, ces trois commandements de l’Église :

Luxurieux point ne seras

De corps ni de consentement.

Désirs impurs rejetteras

Pour garder ton corps chastement.

L’œuvre de chair désireras

En mariage seulement.

Et ce n’est pas une des moindres hypocrisies que ce pied conservé par la morale sexuelle religieuse dans des groupements qui se targuent de se passer de toute morale qui n’est pas fondée sur la biologie !

Nous ne saurions clore ce chapitre sans reproduire les principaux passages d’un article inséré dans l’en dehors du 15 août 1932, émanant de Maria Lacerda de Moura, auteur de nombreux ouvrages édités au Brésil, où elle se situe à l’extrême pointe des féministes. Cet article est spécialement destiné aux « libertaires » :

« Il existe un bon nombre d’anarchistes – écrit-elle – qui considèrent emphatiquement Kropotkine comme leur coreligionnaire et qui, en ce qui concerne l’esclavage sexuel et amoureux de la femme, sont encore dans les langes. Ils croient, les malheureux, qu’elle n’est ni ne doit être la maîtresse de son corps, mais que son rôle est de se soumettre aux caprices de l’homme, concrètement d’appartenir seulement et exclusivement à un seul homme. Ils ne se rendent pas compte que leur manière de voir est absolument la même que celle des partisans du mariage légal, religieux ou civil, étant donné que l’union monogame et la famille “indestructible” sont la base et le soutien de la Religion, de l’État et de la Propriété-Privée.

J’en ai entendu quelques-uns, tel Draper et Cantu, faire l’éloge du mariage libre – et attaquer “le célibat libertin et la facilité des affections vénales”, censurant ceux qui préfèrent la variété amoureuse aux “joies innocentes du foyer” ! Édifiant langage dans la bouche d’un “acrate” n’est-il pas vrai ? Et cependant ceux qui s’expriment ainsi sont légion. C’est bien à eux que peut s’appliquer cette phrase lapidaire : “Ce sont des libertaires qui ont les idées de ma grand-mère.”

Examinons tout cela en détail. Qu’est-ce que le mariage libre ? Est-ce que ce système d’union ne comporte pas tous les inconvénients et défauts du mariage légal, cérémonial en moins ? Ne constitue-t-il pas un monopole amoureux et une prison pour la femme ?

Que veut dire “affection vénale” ? Ce qui est “affection” ne peut être “vénal”. Est-ce que se donner librement à divers hommes, à cause des prédilections sentimentales, d’affinités électives ou pour tout autre motif – dès lors que l’affection y joue un rôle –, est-ce que cela implique la vénalité ? Le soutenir, c’est se rallier à un critère rance, caduc, indigne d’hommes modernes.

Et que dire de ces phrases tonitruantes que quelques-uns décochent contre le divorce, le concubinat, la polygamie ? N’évoquent-elles pas la risée par tout ce qu’elles renferment d’esprit catholique ou judaïque ? Ne peut-on pas y reconnaître le langage pharisaïque, hypocrite, du bourgeois religieux, qui craint Dieu et qui tire gloire d’être un citoyen modèle ?

Est-ce que l’idéal “anarchiste” de cette catégorie de libertaires exclurait les femmes de l’usufruit de la liberté ? Est-ce que la liberté rêvée par les “acrates” de cette école n’est qu’à l’usage des hommes ?

On ne saurait nier que le préjugé d’une morale différente pour chaque sexe ne soit profondément enraciné dans le subconscient de tous les hommes – à part de très rares exceptions –, lesquels se considèrent comme des êtres supérieurs, propriétaires, que dis-je, maîtres absolus des individualités féminines.

“Catherine II changeait d’amants comme de chemise”, disait une de ces “acrates” que scandalisent les actes de liberté sexuelle. Et je dis à mon tour : Est-ce que les hommes se privent de faire la même chose ? Et qu’a à faire sa fonction, son autoritarisme avec la libre disposition de son corps ? Qu’on attaque cette femme comme impératrice, comme incarnation du pouvoir coactif et despotique – fort bien ! Mais, comme femme, elle était aussi libre que n’importe quelle autre de revendiquer la jouissance de tous ses droits d’animal de l’échelle zoologique et d’être humain : maîtrise de soi, de sa vie, de ses songes, de ses idées et de son corps…

Je considère que l’anarchiste féminophobe, celui qui ne se préoccupe pas d’obtenir le concours de la femme ou celui qui n’accorde pas d’importance à son action, non seulement se trompe, mais encore est un ennemi inconscient de l’émancipation humaine. Et je maintiens qu’est – plus que les partisans du mariage indissoluble – obstacle au progrès éthique de l’Humanité l’individu qui, en dépit de son “libertarisme”, s’acharne à monopoliser l’usufruit d’un amour, celui qui assujettit et contraint les expansions sexuelles féminines, qui impose à la femme un amour unique, uniforme pour toute la vie, alors que lui, il goûte à tous les plaisirs. Et ils sont un obstacle plus redoutable que les adversaires auxquels on peut livrer bataille à tout instant, ceux qui, cachés sous le manteau de leur “libertarisme”, contribuent à soutenir, sous un autre nom, tous les vices, toutes les injustices, toutes les perversités de la société actuelle et cela sans qu’il nous soit possible de les combattre efficacement. »

À cet article fait pendant la lettre suivante, à nous adressée par un humble cordonnier – un « gniaff », comme il s’intitule lui-même, on voit que l’intellectuelle cultivée et l’artisan autodidacte arrivent à émettre des idées presque semblables :

« Ayant consacré une partie de ma vie mentale à étudier le problème de l’amour libre, je me suis délecté lorsque tu as lancé ton Sexualisme révolutionnaire, la plus naturelle, la plus raisonnable des solutions proposées… L’heure est venue que des plumes autorisées combattent pour la démolition de ce préjugé brutal, de cette idole de l’amour. Voir la femme émancipée sexuellement et le foyer conjugal disparaître – légal ou union-libriste, l’un ne valant pas mieux que l’autre –, pareil spectacle vaudrait à lui seul la peine de vivre. Actuellement, attendu que celui qui écrit en faveur du sexualisme révolutionnaire se voit combattu par tous les défenseurs et champions de la liberté, je me demande quelle conception nourrissent ces paladins de la liberté ? Sans compter qu’il est lamentable de voir des écrivains d’avant-garde gaspiller leur vie littéraire à la fabrication de romans où la liberté brille par son absence.

Avec quel plaisir verrais-je se pratiquer entre nous la liberté de l’amour qui, bien analysée, se comprend ainsi : point de crainte, point de vergogne par rapport à la masse ignorante et inconsciente ; tu ne commets aucun acte nocif à autrui lorsque tu cèdes à l’impulsion la plus noble de la nature. – Homme, déclare-toi franchement si quelqu’un te plaît. – Femme, si celui-ci t’attire, accueille-le avec la même franchise.

À vrai dire, à de rares exceptions près, on ne pratique guère ces préceptes parmi nous. Aussi E. Armand ne doit-il pas s’étonner de ne se voir point compris. Pour passer à son sexualisme révolutionnaire, il faudrait au moins avoir pratiqué l’amour libre. Or, combien parmi nous en sont là ?

Pour nombre d’incompréhensifs, le sexualisme révolutionnaire d’E. Armand c’est le retour au sauvagisme, le triomphe de la force brutale, la promiscuité irraisonnée, etc. À remarquer que les libre-unionistes crient plus fort que ceux qui ont demandé à la loi de sanctionner leur mariage !!!

Pour ma part, je suis convaincu que les caresses, le geste sexuel sont aussi nécessaires à notre hygiène générale que le manger et la respiration ! Regarder à la couleur des yeux, à la régularité ou à la joliesse des traits pour déterminer ses affections ou ses relations, c’est preuve de lacune dans son émancipation personnelle. Est-ce que le frugivore se nourrit chaque jour de fruits aussi savoureux, aussi appétissants ? Est-ce que le carnivore mange chaque jour une viande aussi nutritive, aussi bien préparée, aussi engageante d’aspect ? La formule “tous à toutes, toutes à tous” n’est-elle pas l’application à l’amour de ce fait patent ? Aujourd’hui beau ou belle, demain passable ou médiocre de traits, n’est-ce pas là la variété dans l’amour ?

Tendre à nous faire souffrir les uns les autres le moins possible dans tous les détails de l’existence, voilà l’amour vrai, le véritable amour. Tout le reste est bagatelle, fariboles, passe-temps destinés à faire de la société un lieu de misère plus grande encore… Mais que d’efforts encore pour libérer l’Humanité de ce préjugé bestial et niais qu’est l’amour criminel, celui qui domine de nos jours !

U. Cagnardo. »

VII. MES RÉPONSES AU COMMUNISTE D. RIAZANOV ET AU DOCTEUR A. ROBERTSON-PROCHOWSKY

« Les rapports sexuels entre l’homme et la femme, fondés sur l’amour et la sympathie mutuels, deviendront aussi libres, aussi variables et aussi multiples que les rapports intellectuels et moraux entre individus du même sexe ou de sexe différent. »

Jules Guesde, Catéchisme socialiste.

Les éditions Les Revues ont fait paraître en 1929 un opuscule de D. Riazanov, « Communisme et Mariage », qui montre qu’en cette matière l’opinion en URSS n’est pas unanime, à ce que j’ai compris. Il cite des extraits d’un écrit ou d’écrits de Préobrajensky qui ne me paraissent pas suffisants pour se faire une idée des opinions de ce dernier.

Riazanov s’étaie sur des extraits de Marx et d’Engels qui ne sont après tout que des opinions personnelles. Marx et Engels datent, et depuis qu’ils existaient on s’est délivré de force préjugés concernant les rapports sexuels. Affirmer, par exemple, après Bachofen, que ce sont les femmes qui, en grande partie, ont fait évoluer les relations sexuelles de l’hétérisme à la monogamie est une hypothèse hardie. On pourrait rétorquer que la monogamie a été surtout voulue par l’homme – le mâle – non seulement à cause de l’héritage, mais parce qu’elle lui permettait d’avoir sans cesse à sa disposition une femelle. Non qu’il fût toujours mû par le désir de satisfaction sexuelle, mais parce qu’il voyait en elle une ménagère, toujours prête à répondre à son appel.

Je ne vois pas très bien où peut conduire l’« amour sexuel individuel » comme le considère Riazanov. Je crains fort que ce soit un mariage qui ressemble beaucoup à l’idéal que s’en font les moralistes bourgeois, même tempéré par le divorce. Je maintiens que le sentiment est un produit du fonctionnement de l’organisme humain, de sa constitution physico-chimique. Vouloir faire du sentiment quelque chose d’à part, d’à côté, est du spiritualisme grossier.

On ne voit pas pourquoi un individu de l’un ou l’autre sexe, justement parce qu’il dispose individuellement de ses facultés amoureuses, ne pourrait pas « aimer » simultanément plusieurs de ses semblables. C’est ce qui arrive tous les jours en dehors de toute considération économique. Tous les hommes qui ont des maîtresses, toutes les femmes qui ont des amants ne sont pas uniquement impulsés par des raisons d’ordre économique.

D’autre part, D. Riazanov fait complète abstraction de l’homme, il ne parle que de la dépendance des femmes à l’égard de l’homme, de l’émancipation de la femme. Pour qu’un milieu harmonique existe, il est nécessaire également que l’homme soit libéré, qu’il ne dépende pas, lui non plus, de la femme, des femmes, d’une femme.

L’État a disparu, toutes les femmes sont productrices. Que pourra-t-on leur demander d’autre ? Ne seront-elles pas libres, si elles y trouvent avantage, de mener la vie sexuelle qu’elles voudront, à condition de rencontrer des partenaires adéquats ? Il n’est pas prouvé du tout que l’unicité amoureuse soit si profitable que cela au développement « spirituel » de la femme – ou de l’homme. Je ne vois pas ce que, au point de vue moral, je l’ai déjà expliqué, un milieu gagne à ce qu’un de ses composants se laisse accaparer par un autre, même sentimentalement, même ne serait-ce que pour un temps ?

Nous savons bien que l’individu est un être animé qui souffre et qui jouit – non une chose. Son intérêt est d’augmenter la somme de ses jouissances, de réduire celle de ses souffrances. Individualistes, nous prétendons qu’il appartient à chacun de déterminer en quoi peut consister sa jouissance, dès lors qu’il n’entend point imposer à autrui son mode de jouir.

Nous considérons la souffrance et la jouissance comme des effets d’ordre mécaniste. Nous envisageons les individus comme des objets de consommation réciproque – des objets animés, des mécanismes raisonnables si l’on veut –, nous voulons que chacun puisse consommer autrui et être consommé par autrui de la façon qui pourra lui procurer le plus de jouissance calculée. Le plus de bonheur évalué. Cela tout en repoussant la consommation obligatoire ; si consommation il y a, elle est volontaire ou elle n’est pas.

Par conséquent, des individus, hommes et femmes, doivent pouvoir s’associer pour l’obtention de jouissances amoureuses à plusieurs. S’ils ne le peuvent, c’est en vain qu’économiquement ils seraient indépendants les uns des autres, ils seraient encore des esclaves, corporellement parlant.

Et plus la journée de travail sera réduite, plus il y aura recherche de jouissances, plus il y aura tendance aux associations dont je parle ci-dessus. Et heureusement ! Quelle triste humanité que celle où le loisir ne serait consacré qu’à la débauche intellectuelle ou aux excès spirituels.

En vain assurera-t-on le travail à tous, résoudra-t-on pour chacun le problème de l’auge – la souffrance ne sera pas diminuée si les aspirations, désirs ou appétits qui ne sont pas d’ordre économique ne sont pas satisfaits. Mais Riazanov se garde d’effleurer ce problème.

Imbus d’esprit païen, nous avons une idée autre d’un milieu où il n’y aurait plus à résoudre la question économique individuelle. Nous aspirons à un milieu d’égoïstes, où les expériences de toute espèce se succéderaient ; où il ne serait certes pas question d’établir une hiérarchie des jouissances, de décréter supérieure ou spirituelle la poursuite des plaisirs cérébraux, de stigmatiser comme inférieure ou bestiale la poursuite des joies gastronomiques ou sensuelles. Si c’est à cette hiérarchie que doit aboutir la société nouvelle, c’est tomber de Charybde en Scylla !

D. Riazanov se déclare pour l’enregistrement du mariage dans l’intérêt du développement de la société, bien entendu. À dire vrai, l’enregistrement du mariage a surtout pour but le désaveu officiel de la pluralité amoureuse. C’est aux intéressés d’exiger les uns des autres des certificats de santé physique ou psychique. Le développement de la société est tout autant assuré de cette manière qu’en faisant intervenir une administration policière quelconque. Mais se passer de l’intervention d’une forme étatiste, même après la disparition de l’État, un communiste ne peut le concevoir. Mais alors pourquoi parler des relations sexuelles comme d’une affaire privée si l’on doit passer devant un administrateur-mouchard pour lui raconter qu’on couche ensemble, d’où l’on vient, quel âge on a et comment on se porte ? Quel abîme entre le point de vue individualiste et celui-ci !

Au cours d’un débat, mon vieil ami le Dr A. Robertson-Prochowskynote a soulevé divers points, dont le principal est que la pratique des libertés sexuelles se relative à un état social autrement organisé que le nôtre. Cette déclaration implique qu’en ce qui concerne le milieu actuel il faut renoncer à toute autre éthique que celle en vigueur. Thèse absolument dangereuse et décourageante, car elle porte à se demander à quoi sert de lutter pour une éthique sexuelle dont on ne profitera pas de son vivant ? Tout ce qu’on écrit là-dessus serait alors pur verbiage et papier noirci pour rien.

Aussi faut-il poser la question autrement et dire : la pratique des libertés sexuelles n’est possible que pour ceux qui possèdent une éducation sexuelle suffisante ou ceux qui ne voient dans les relations de cet ordre qu’un moyen de se procurer du plaisir sans conséquences funestes. Et, dans ce dernier cas, peu importe que le plaisir soit procuré par des artifices d’un genre ou d’un autre, si le plaisir est obtenu.

La recherche du plaisir ou de l’agrément est tout autre chose que la reproduction qui, elle, exige l’acte sexuel. Dans ce dernier cas, que la reproduction s’ensuive ou non, il est facile de parer aux conséquences par l’instauration d’associations de prévoyance. Et cela peut se faire dans tous les temps et dans tous les lieux. C’est l’affaire de ceux qui, partisans de toutes les libertés sexuelles, n’envisagent les relations de cet ordre qu’accomplies naturellement, de se préoccuper de mettre sur pied de pareilles associations. Les autres ne sauraient être tenus pour responsables de leur paresse ou de leur insouciance.

Lorsque celui des constituants du couple qui fait bouillir la marmite exige que l’autre lui soit fidèle, il abuse de la situation économique inférieure de son cohabitant, du moins à mon sens. Le Dr A. Robertson-Prochowsky sait, comme moi, que cette manière de voir est cause que le mariage actuel ressemble si souvent à de la prostitution, avec l’hypocrisie en surcroît.

D’ailleurs, je n’arrive pas à comprendre comment l’un des éléments du couple, lorsqu’il considère son partenaire comme un camarade, comme une personnalité égale à lui, peut envisager la cohabitation comme impliquant propriétarisme. Le fait qu’il l’entretient ne change rien au problème. Pourquoi alors trouver à redire à ce que le patron qui subvient à l’entretien d’un domestique exige de celui-ci qu’il aille à la messe ?

J’ai connu un camarade qui assimilait la venue d’un enfant dans son foyer à l’installation d’un nouvel ami. Il aimait les enfants et peu importait, pour lui, qu’il en fût le père. J’ai connu maints autres cas où un couple s’intéressait à un enfant qui n’était pas engendré par lui et qui l’élevait comme s’il eût été le produit de ses relations.

Il me semble que la progéniture possible peut faire l’objet d’une entente entre les cohabitants ; qu’on peut s’entendre avec les auteurs de la progéniture pour qu’ils concourent à l’entretien des enfants. Mais cela revient à une question de prévoyance et, dans ce cas, pourquoi ne pas limiter l’exercice des relations à ceux faisant partie d’une association fonctionnant dans ce but ? Quel besoin d’attendre une société autre ? N’existe-t-il pas déjà des syndicats de garantie, des associations de secours mutuels qui peuvent servir de modèle ?

Il se peut que les clients du Dr A. Robertson-Prochowsky lui aient déclaré tenir à la fidélité de leur partenaire. L’intéressant serait de savoir si, de leur côté, ils pratiquaient la fidélité. Mon expérience personnelle – et elle est déjà longue – m’a montré que ceux qui sont les plus acharnés à tenir à la fidélité de leur partenaire sont les premiers à lacérer de coups de canif le contrat traditionnel.

La séparation par consentement d’un seul ne me paraît pas un progrès aussi grand que veut bien l’affirmer le Dr Robertson-Prochowsky.

Après tout, contraindre autrui à vous quitter, lorsqu’il vous aime encore – je parle comme les idéalistes en amour –, est un acte d’autorité qui ne solutionne rien, parce qu’accompli au profit d’un seul et laissant subsister la souffrance chez l’autre. La séparation par la volonté d’un seul ne se comprend que lorsqu’il y a abondance d’occasions et quand la (ou le) répudiée est certaine de retrouver un ou des partenaires. C’est tourner dans un cercle vicieux. Et c’est la même chose qu’il s’agisse de l’amour romantico-sentimental ou des relations sexualo-érotiques considérées uniquement au point de vue du plaisir qu’elles peuvent procurer. Tant que, d’une façon ou d’une autre, on ne pourra garantir à la (ou au) délaissée qu’elle retrouvera un équivalent, l’abandon engendrera la douleur.

Je ne conçois pas pourquoi l’amour idéal, sentimental, romantique, etc. ne peut aussi bien exister entre êtres du même sexe qu’entre êtres d’un sexe différent. Les Grecs, qui ne nous étaient pas inférieurs au point de vue éthique, nous ont laissé le souvenir d’amitiés masculines célèbres (Castor et Pollux, Oreste et Pylade, Achille et Patrocle) bien supérieures à l’intimité du mariage. C’était hors mariage, de plus, que se nouaient les grandes amitiés entre hommes et femmes de génie.

VIII. LES FANTAISISTES SEXUELS

« Nous avons oublié que toutes ces impulsions qui nous semblent, à nous modernes, tellement contre nature, cette adoration du pied, ce respect pour les actes et les produits de l’excrétion, cette cohabitation avec des animaux, cette solennité de l’exhibition des organes de reproduction, que tout cela c’étaient des croyances et des pratiques qui étaient pour nos ancêtres non pas même lointains, le support des conceptions les plus élevées et des ardeurs religieuses les plus profondes. »

Havelock Ellis.

« L’instinct sexuel prime tous les autres. C’est la base de la vie, comme c’en est la source. Toute l’activité des êtres vivants s’y ramène et s’y résume. Il n’est pas une des formes qu’il prend, si anormale qu’elle nous paraisse, qui ne soit au fond normale, justifiée, en tout cas irrésistible. Vouloir l’endiguer, ça n’est pas seulement perdre son temps, c’est fomenter dans les corps et dans les âmes des désordres si graves qu’ils mènent à la mort ou à la folie. »

Dr Magnus Hirschfeld.

« Quant aux causes des “perversions sexuelles”, elles apparaissent multiples, complexes, enchevêtrées. Les obstacles à la satisfaction normale sont du nombre, mais la pleine liberté diminuera ces fantaisies moins qu’on ne croit. Je ne découvre d’ailleurs rien de coupable dans ces recherches, si tous les participants ont l’âge de raison et si aucun ne subit de contrainte. »

Han Ryner.

J’appelle fantaisistes sexuels ou érotiques ceux qui pour une raison ou une autre :

1) n’éprouvent de plaisir, quel qu’il soit, dans la consommation de l’acte sexuel normal que s’il est accompagné d’excitations ou de stimulants qui n’ont rien de commun avec l’impulsion sexuelle pure ;

2) qui n’éprouvent de plaisir, quel qu’il soit, que grâce à des pratiques ou des procédés qui n’ont rien de commun avec l’acte sexuel normal.

C’est à dessein que je ne me sers pas de mots péjoratifs comme « anomalies », « déviations », perversités », etc., ou d’expressions scientifiques dont les termes « fétichisme », « auto-érotisme », « symbolisme sexuel », etc. sont les plus compréhensibles.

Nous ne nous demanderons pas non plus si ces fantaisies sont naturelles ou pathologiques, congénitales ou acquises, guérissables ou irrémédiables, etc. – nous acceptons tout simplement ce fait qu’elles existent, comme existent les fantaisistes sexuels ou érotiques.

Deux conditions se présentent :

Ou nos fantaisistes sexuels sont des autoritaires, c’est-à-dire entendent, pour la réalisation de leurs fantaisies – dont la plupart ne peuvent s’accomplir qu’en compagnie –, user de violence ou de contrainte à l’égard d’autrui : et, dans ce cas, il n’y a pas à hésiter, il faut se défendre contre eux, comme il importe de se garer de tous ceux qui, dans un domaine quelconque, économico-politique, éthique ou intellectuel, s’arrogent d’utiliser la contrainte ou la violence à l’égard d’autrui ; et il ne faut pas faire de distinction. Quiconque, groupe ou personnalité, pour arriver à ses fins – et quelles que soient ces fins – se sert de la violence ou de la contrainte est dangereux pour l’individu comme pour le milieu. Dans tous les cas, il est notre ennemi, notre irréconciliable ennemi, à nous, individualistes.

Ou bien nos fantaisistes sexuels n’usent ni de violence ni de contrainte, c’est-à-dire que, pour trouver des compagnons de pratique, ils ne recourent qu’à l’invite ou à la publicité, qu’à la persuasion ou au graphisme verbal ou figuré, et ne s’adressent qu’à des personnes en état de les comprendre ; autrement dit, font tout ce qu’accomplissent les associationnistes de toute espèce pour se gagner des amis ou des adhérents.

Nous considérons qu’intervenir alors est du domaine de la persécution, quel que soit le prétexte inventé ou invoqué. Nous envisageons comme de la persécution toute action légale ou administrative ou autre ayant pour but d’empêcher une personne parvenue à l’âge où elle est capable de passer contrat, de disposer (dans des buts sexuels ou érotiques) comme il lui plaît de tout ou partie de son corps.

À vrai dire, quand on y regarde d’un peu près, on s’aperçoit vite que les plus acharnés persécuteurs des fantaisistes sexuels ou érotiques sont, dans leur genre, eux aussi des fantaisistes : mais excessivement dangereux. Je parle des sincères comme des hypocrites.

Et, parmi les hypocrites, je classe certains néomalthusistes, qui jettent l’anathème sur les fantaisistes sexuels, sans s’apercevoir du ridicule de leur attitude. L’acte sexuel normal a pour but la fécondation ; et qui, par sa pratique personnelle, dérive ce but, par des moyens mécaniques, par exemple, est un anormal et rien d’autre. Il n’a aucune qualité pour crier haro sur ses confrères en anormalité.

Je dis que les ruines et les désastres accumulés par les « fantaisistes » religieux ou moraux, pour ne citer que ces deux catégories – ceux-là par le dogme (dont la naissance miraculeuse du Christ est un type caractéristique), ceux-ci par la morale (qui vise à faire le bonheur de tous ceux qu’elle s’assujettit par une réglementation écrite, qui ne satisfait peut-être pas le dixième des hommes) –, ne peuvent être mis en parallèle, comparativement parlant, avec les quelques accidents auxquels a pu donner lieu l’exagération de certaines fantaisies sexuelles. De temps à autre, la chronique judiciaire attire l’attention publique sur un cas d’anomalie sexuelle ou érotique dont le danger est très souvent et à dessein amplifié et qui n’aurait eu aucune répercussion s’il était resté secret ; mais que sont ces cas isolés et comparativement rares par rapport aux crimes innombrables qu’ont perpétrés les perversions et les fanatismes politico-économiques, religieux ou moraux ? Il est dans notre rôle, comme individualistes, d’admettre, de proclamer et de défendre le droit du fantaisiste sexuel (dès lors, je le répète, qu’il n’entend user ni de violence ni de contrainte) à s’associer à autrui ; à faire, comme tout autre associationniste, de la publicité pour entrer en relations avec d’autres fantaisistes de son genre, et de protester chaque fois qu’on le persécute et qu’à l’encontre de ce qui se fait pour les entrepreneurs de distraction et d’amusement de toute espèce, on lui interdit de publier des journaux, des tracts ou des brochures, etc., traitant des variétés sexuelles qui lui tiennent à cœur. Réclamer, revendiquer la liberté d’expression, de réunion et de publicité s’entend pour nous dans tous les domaines, ce qui est d’ordre sexuel ou érotique inclus.

Gémir sur le sort des parias de l’Inde est le signe d’une mentalité dégagée des questions de frontières, de races ou de castes. Plus près de nous, les fantaisistes sexuels sont, eux aussi, des parias voués à l’incompréhension publique (tenue dans un état d’ignorance calculée) et soumis aux caprices de l’interprétation des lois sur l’outrage aux mœurs et l’attentat à la pudeur.

Il y a des manifestations amoureuses admises et des caresses qu’il est de bon ton de considérer comme inacceptables, perverses, voire infâmes. D’éminents psychiatres décrètent atteints d’anormalité ou d’anomalie ceux qui usent de ces caresses défendues ; il ne vient pas même à l’esprit de ces médecins de se demander s’ils ne sont pas eux-mêmes victimes d’un état de penser créé par la religion et spécialement par le christianisme.

Le christianisme considère l’union des sexes uniquement au point de vue de la reproduction de l’espèce, le plaisir sexuel n’étant qu’un accessoire haïssable, toléré parce qu’on ne peut l’empêcher. Cette conception s’est infiltrée dans la société laïque et fut adoptée par les conducteurs de peuples et les capitaines d’industrie, non parce qu’ils croient qu’une âme immortelle est incluse dans le germe humain, mais parce que le maintien ou l’accroissement de la population sert leurs desseins politiques ou économiques. Les psychiatres ou les sexologues, officiels ou non, servent trop souvent – soit dit en passant – les thèses religieuses, nationalistes ou capitalistes pour que leurs travaux et leurs études ne soient pas sujets à caution. Il faut dire que ne sont pas moins ridicules les usagers du pessaire ou de la baudruche qui stigmatisent certains moyens de se procurer du plaisir comme antinaturels !

Si l’on considère le problème des rapports sexuels ou des manifestations amoureuses en fonction du plaisir qu’on peut en retirer, le changement d’opinion et de conception est complet. La caresse la plus normale devient celle qui procure le plus de plaisir, dure le plus longtemps, et ainsi de suite – et non plus seulement le coït, phénomène d’une durée relativement courte et dont l’intensité se relative à l’état physiologique individuel.

Cataloguer les manifestations amoureuses en : défendues ou autorisées, orthodoxes ou contre nature, sent le dogmatisme ou le légalisme. La poursuite d’un plaisir amoureux ou érotique est aussi légitime que la recherche du plaisir artistique, intellectuel, récréatif ou gastronomique ; et l’on peut dire d’un homme ou d’une femme qu’il ou elle n’est pas affranchi, ou que son affranchissement est incomplet, lorsqu’il ou elle établit une cloison étanche entre la recherche du plaisir d’ordre sexuel et la recherche des plaisirs d’un autre ordre.

Peu importe pour l’être dégagé de l’étroitesse spirituelle ou morale, du préjugé de différenciation des parties du corps, de quelle manière le plaisir est suscité, pourvu qu’il y ait plaisir. L’individualiste n’usera de violence, de fraude, de dol pour se procurer ou procurer à autrui pareil plaisir, et c’est la seule ligne de conduite à laquelle il s’astreindra. Il éduquera sa volonté de façon à ne pas se diminuer par l’abus du plaisir – quel qu’il soit – mais il ne fera pas de différence quant au domaine dans lequel l’aventure ou l’expérience se déroulera (la recherche du plaisir sensuel est une aventure ou une expérience analogue à la recherche du plaisir d’excursionner ou du plaisir de collectionner, du plaisir de lire ou du plaisir de manger).

Peu importe comment le plaisir est amené ou créé, pourvu qu’il y ait plaisir – plaisir mutuel, plaisir isolé ou associé, plaisir obtenu sans contrainte ni tromperie, plaisir soumis à la volonté de celui ou de ceux qui le recherchent, le réalisent, le raffinent, le compliquent même.

Cette thèse a toujours été professée par les individualistes à notre façon, et quel « esclave » des mœurs se présentera pour la réfuter ?

IX. OÙ UN PRATICIEN PREND LA PAROLE LE DROIT DES ÂGÉS À L’AMOUR

« “Il écrit comme s’il avait trente ans et il en compte soixante-dix bien sonnés.” – Exactement. Parce que je suis plus jeune que beaucoup : que vous, en particulier. »

John Henry Mackay.

14 août 1926. – Mon cher ami E. Armand. Vous me demandez de vous permettre de livrer à la publicité les points principaux de notre longue conversation d’hier. J’y consens et vous renvoie à cet effet la transcription que vous en avez faite. Je n’ai pas le temps de la revoir ni de la documenter comme je voudrais, mon cabinet est rempli de patients qui attendent leur tour de visite. Vous voudrez donc bien signer cette « consultation » du nom que j’indique :

1. – « Vous avez l’âge que vous vous sentez. » Je n’ai rien à objecter à cette déclaration qui relève de la psychologie et non de mon domaine. Je n’ai rien à y objecter ni comme biologiste ni comme eugéniste. Vous ne voulez pas vous laisser imposer par le « non-moi » un âge que vous ne vous sentez pas. À merveille. Votre collaborateur, P.L.M., a raison de ne pas vouloir renoncer à l’amour tant qu’il se sent apte à aimer. De même, je continuerai à pratiquer tant que je me sentirai en état de le faire ; d’ordre psychologique, cela.

2. – J’approuve sans réserve et suis avec intérêt votre campagne contre la jalousie. Accès de jalousie ou crise de delirium tremens se valent et conduisent aux mêmes crimes. Si j’étais le maître, je ferais préventivement interner buveurs de gnole et exclusifs en amour, avec régime de douche et camisole de force, etc. Vous savez que je ne suis pas anarchiste…

3. – La phrase que vous m’avez montrée et où il est question de la femme assimilée à une fleur est tout simplement idiote. Que voulez-vous, je ne rédige pas mes ordonnances en vers rimés ou libres : je pense en biologiste. L’être humain, mâle ou femelle, se compose d’un sac de peau au-dedans duquel se trouve un squelette ou une colonie d’organes dont le bon fonctionnement se dénomme : santé.

4. – Durant une première période de dix-sept ans, l’être humain se forme. Suivent sept périodes de sept années chacune où l’organisme humain a à se défendre contre l’assaut de l’ambiance. Puis vient une neuvième période – la période de maturité, de 55-56 à 62-63 ans – durant laquelle l’homme sain est le plus apte à procréer, parce qu’ayant victorieusement résisté à toutes les attaques de l’environnement. C’est durant cette période que sa semence est la plus pure et la progéniture engendrée la plus saine.

Vous vous souvenez que les anciens appelaient la 63e année l’« année climatérique ». Et que les mariages entre vieillards et jeunes filles étaient fréquents. De documents que j’ai en ma possession, il appert que la polygamie n’était autorisée, chez certains peuples, qu’après que l’« âge critique » avait été dépassé (55-56 ans). Or ces gens-là étaient beaucoup plus naturels que nous.

5. – Vous savez que je suis partisan des haras humains. Si j’étais le maître, je mettrais à part tous les mâles humains de 55-56 à 62-63 ans comme étalons, je les nourrirais de viande saignante, presque crue, de farineux et de salade avec du bon vin à discrétion. Exercice et plein air, cela va sans dire. J’obligerais toutes les femmes saines, de l’âge de puberté à l’époque de la ménopause, à leur… rendre visite ; vous pouvez être certain qu’après cinq, six ou sept générations on compterait sur les doigts les tuberculeux, scrofuleux, rachitiques, syphilitiques, aucune suite n’étant donnée aux conceptions dont les auteurs auraient un âge inférieur.

Quand une de mes clientes, qui se sent du goût pour la maternité, me demande conseil, je lui dis carrément : « Choisissez, pour procréer, un homme de 55 à 64 ans, sain, exempt de toute tare, chez lequel la maladie n’ait laissé aucune trace et vous me direz des nouvelles du produit… pardon, de votre progéniture. »

J’affirme que le tricentenaire Nestor engendrerait des enfants autrement sains que le bouillant et coléreux Achille.

6. – Lorsque j’étais interne à Paris et qu’éclata cette peste qu’on appela « grippe espagnole », j’ai remarqué sans étonnement que les gens âgés s’en tirèrent bien mieux que les adultes, à cause de leur capacité de résistance. Des collègues, qui ont exercé hors Europe, m’ont fait part de leurs observations sur la moindre résistance offerte par les adultes aux épidémies de ce genre.

Un de mes collègues, qui séjourne à Bornéo, m’a affirmé qu’il était de notoriété courante que les grands singes conservaient la faculté génésique jusqu’à la veille de la mort. Ceci a besoin d’être vérifié, mais concorde avec les récits des temps patriarcaux ou matriarcaux qui attribuent la puissance génésique au mâle humain (plus rapproché alors de ses ancêtres) jusqu’à un âge très avancé, jusqu’au retour en enfance.

La civilisation et la nervosité qu’elle développe sont cause de l’impuissance prématurée de beaucoup de mâles humains.

7. – Encore convient-il de s’entendre sur le terme « impuissance ». Tous les jours viennent me consulter des névropathes ou des tuberculeux doués de la faculté de coïter fréquemment et même exagérément. Cela n’a rien à voir avec la pureté de la semence. Un homme âgé, sain, sans tare aucune, seulement apte à copuler une fois tous les six mois, engendrera des rejetons d’une santé de fer.

Les enfants de l’amour rentrent dans la catégorie des femmes-fleurs, etc. Trop souvent, ce sont des malheureux qui sont engendrés par leurs parents dans un état de surexcitation telle que c’est parmi eux que se recrute le meilleur de notre clientèle. C’est dans le calme et non dans la passion que doit s’élaborer le produit humain, si on le veut de qualité.

8. – Si l’on n’a pas en vue la procréation, mais le jeu, l’amusement sexuel (c’est ce que vous appelez volupté, je crois) – auquel je ne suis pas opposé, d’ailleurs –, que vient faire là-dedans l’apparence ou l’âge ? C’est une question de bon joueur ou amuseur. De mes « belles » clientes ne me confessent-elles pas qu’un instrument, voire un animal… peut, à la rigueur, remplir l’office désiré… alors ?

Vous savez que je n’aime pas les phrases cadencées sur la volupté, la vie dionysiaque, tout votre pseudo-hellénisme ! Au point de vue sexuel, tout ce qui n’est pas en vue de la procréation est jeu ou amusement. Mais ce n’est pas plus « divin » ou « artiste » que jouer à saute-mouton ou se promener sur la corde raide.

9. – D’ailleurs, puisqu’il est question de jeu ou d’amusement, je m’empresse d’ajouter que les excentricités ou originalités sexuelles n’ont aucunement le degré de gravité des crises d’alcoolisme ou de jalousie. Un excentrique ou original au point de vue sexuel peut être un aussi bon mécanicien, cultivateur ou comptable qu’un joueur d’échecs ou un pêcheur à la ligne. Le danger ne commence que lorsqu’il se frappe, qu’il imagine accomplir des gestes réprouvés, qu’il se sent condamné antérieurement, à cause de ses croyances ou de son éducation sociale. Un bon médecin interviendra toujours, dans de semblables cas, pour dissiper ce malaise psychique et fera comprendre à celui qui le vient consulter que le « jeu » n’est pas un acte social répréhensif. Mais combien de mes collègues sont esclaves eux-mêmes des préventions sociales !

10. – Il est exact que maints hommes et femmes de plus de 63 ans, souvent bien plus âgés, ont un violent désir, et continu, de recevoir et de donner des caresses à des personnes d’âge très jeune par rapport à eux. Aux uns, fortunés, malgré ma répugnance, je conseille le recours à la prostitution, hélas ! Aux autres et aux femmes, j’ordonne, à contrecœur, des drogues dont je n’ignore pas l’effet débilitant, plus que débilitant parfois.

La répression pénale joue aussi dans des cas absolument inoffensifs et ne solutionne rien. Mes observations me montrent chaque jour que l’aigreur, la mauvaise humeur, la méfiance des « vieux » ont leur origine profonde dans l’insatisfaction de leurs besoins affectueux. Et je rêve, pour les très vieux, de maisons de retraite avec des infirmières, des infirmiers spéciaux tendres, aimants… des « camarades » comme vous écrivez.

11. – De même que je suis partisan de la fusion des races et des couleurs, j’opine en faveur de la fusion des jeunes et des vieux. Je voudrais que tout homme eût des « amies », toute femme des « amis » jeunes, adultes, âgés, ceux-ci compensant ceux-là. Si j’étais dictateur, j’imposerais par décret cette mesure de saine harmonie sociale.

12. – Je mets au défi quiconque de me prouver qu’il a été fait une œuvre réellement synthétique avant la période 55-64 ans et même avant 63 ans. De la création, de l’imagination, de l’analyse, oui – de la synthèse, non de la synthèse réelle, non, non !

L’Antiquité n’était pas si routinière qu’il semble en confiant aux « anciens » la gestion de la chose publique, la solution des différends entre particuliers. Elle était plus « nature ».

À vous.

Dr Panglossnote.

SECONDE PARTIE
LA CAMARADERIE AMOUREUSE

I. QU’EST-CE QUE LA CAMARADERIE AMOUREUSE ?

Par camaraderie amoureuse, les individualistes à notre façon entendent plus spécialement l’intégration dans la camaraderie des diverses sortes de réalisations sentimentalo-sexuelles. Autrement dit, leur thèse de la camaraderie amoureuse comporte un libre contrat d’association (résiliable selon préavis ou non, après entente préalable) conclu entre des individualistes de sexe différent, possédant les notions d’hygiène sexuelle nécessaires, dont le but est d’assurer les cocontractants contre certains aléas de l’expérience amoureuse, entre autres : le refus, la rupture, la jalousie, l’exclusivisme, le propriétarisme, l’unicité, la coquetterie, le caprice, l’indifférence, le flirt, le tant-pis-pour-toi, le recours à la prostitution.

LA CAMARADERIE AMOUREUSE COMME VALEUR SEXUELLE AUTRE

« Nîmes, 2 mars 1929 – Si je vous ai bien compris, l’amour, pour vous, se réduit à une simple fonction (comme le manger et le boire) et dès lors toutes les fioritures dont on entoure ce sentiment ne sont que des choses artificielles conçues par l’homme, encouragées et entretenues par le corps social en sa littérature, son théâtre, son cinéma, ses lois. Je diffère tout à fait d’opinion avec vous sur ce point, car j’estime que l’amour, s’il est en effet une fonction, est autre chose aussi, autre chose de plus élevé, de plus délicat, de plus subtil et que ce qui, à mon avis, en fait le charme n’est pas absolument fabriqué, mais est en puissance dans son essence même. Encore que l’amour soit difficilement réductible à l’analyse, chacun a conscience de ce qu’il est, et qu’il n’est pas seulement fonctionnel, mais relève de notre moi intime, de notre “âme”, pour employer une expression plus répandue, si vous préférez.

Et c’est parce que je conçois l’amour ainsi que je ne crois pas qu’il puisse se contenter du cadre fonctionnel que vous lui assignez ; je vais plus loin, s’il n’était que cela, que cette chose vulgaire si peu poétique, si terre à terre, il cesserait de m’intéresser, car, à mon sens, son charme, son attrait, tout ce qui le différencie de toute autre chose dans la nature le rend plus attachant et le fait échapper à tout contrôle, à toute réglementation, à tout jugement. On sent l’amour, on ne se l’explique pas.

Je sais, vous me direz que cette conception de l’amour n’est pas la vraie, qu’elle n’est pas celle de la nature, que c’est presque la caricature de ce sentiment ; encore que rien ne le prouve, je vous l’accorde pour vous faire plaisir, mais je me demande qu’est-ce que ça peut nous faire, et qu’est-ce que ça fait au fond, puisque nous trouvons aujourd’hui ce sentiment tel quel ; que c’est tel qu’il est qu’il le faut discuter et non tel qu’il devrait être (à votre avis) et que nous devrions le vivre. Et, dès lors, ne croyez-vous pas que si nous en heurtons les manifestations telles qu’elles se produisent journellement, nous nous préparons fatalement des déboires ?

Que la nature n’ait pas voulu ça, je le répète, c’est bien possible, et je ne suis pas loin d’admettre que c’est seulement le désir qu’elle a créé en vue de la continuation de l’espèce, mais ce désir trop terre à terre n’a pas satisfait longtemps l’homme, qui se raffinait de jour en jour, et ce désir s’est mué en quelque chose de plus grand ; et c’est l’amour qui est apparu : l’amour apportant avec lui l’idée de préférence ayant pour conséquence fatale la jalousie.

Car, que vous le vouliez ou non, malgré tout et malgré tous, la jalousie existe, et c’est autre chose que l’explication matérialiste qu’on en a donnée quelquefois, c’est quelque chose de particulier à l’être humain et l’animal ne le connaît pas. Mettez dans un enclos deux taureaux et une génisse, assurément ils lutteront pour conquérir la femelle, mais au lieu d’une seule génisse mettez-en deux, les taureaux en prendront chacun une et ne se battront plus. Maintenant, changeons de données, prenons des hommes et des femmes à la place d’animaux ; il se produira ceci peut-être, c’est que même quand il y aura deux hommes et deux femmes, les deux hommes s’affronteront parce qu’ils voudront tous deux la même femme. C’est ça qui est la préférence, principe fondamental de la jalousie, de la jalousie dont on souffre, alors même qu’on s’en croit affranchi.

Pourquoi est-on jaloux et pourquoi aime-t-on ? J’ai lu quelque part cette pensée : “On a des tas de raisons de haïr, on n’en a aucune d’aimer et on aime.” C’est vrai, et du fait qu’on aime, dussiez-vous en bondir, on est jaloux.

L’amour n’échappe pas à la règle commune ; on en raisonne fort bien lorsqu’il s’agit d’un autre que soi, mais que vous soyez en cause et tout tombe (si vous aimez véritablement) et ce qui vous paraissait rationnel cesse de l’être : ainsi, en pure logique, qui peut contester qu’une femme ne soit pas libre de son corps ? Or, s’il s’agit de celle que vous aimez, vous souffrez (au moins ça) : qu’elle le prête à un autre, il vous semble qu’elle vous ravit quelque chose qu’elle devrait garder pour vous, et votre peine s’aggravera d’autant plus que l’acte d’amour se passera plus près de vous. Quel que soit votre état d’esprit, vous serez jaloux, et cela ne sera pas critiquable, car vous ne pouvez rien contre que le subir.

Maintenant, pour vous dire toute ma pensée, je crois que c’est là le fait de la jalousie de l’homme surtout, car celle de la femme est différente et est seulement une souffrance d’amour-propre, car dans l’acte d’amour, la femme ne prend rien, elle donne au contraire, et c’est l’homme qui, privé de ce don (qui est le corps de la femme avec ses formes attirantes, toutes ces choses dont il a joui et dont l’image remplit son cerveau), souffre de tout son être, et bien plus terriblement…

Recolin. »

Je ne sais pas où Recolin a pris ou a vu que la jalousie de la femme soit davantage le résultat d’un amour-propre froissé que la jalousie de l’homme. J’estime que la jalousie de la femme est tout autant d’ordre propriétariste que celle de l’homme, qu’en maints cas elle est d’un ordre sentimental plus profond que le sien. Sans doute il y a des femmes qui sont jalouses par amour-propre, mais dans une proportion qui n’est pas supérieure à celle du mâle humain.

Ces points réglés, je n’ai jamais nié que la façon de voir de mon correspondant ne fût celle de la majorité des humains qui m’entourent. C’est la façon traditionnelle, celle que l’Église et l’État, le Capitalisme et les réguliers de toute provenance se sont efforcés d’inculquer dans le cerveau de l’homme.

Façonnée par des millénaires d’atavisme éducatif, la majorité des humains croient que l’amour est inanalysable comme la foi et donne à ce produit du fonctionnement de l’organisme la valeur d’une faculté mystique, d’un don surnaturel, qui échappe au déterminisme. L’amour, pour eux c’est comme la poésie pure, c’est question d’inspiration, grâce céleste.

Eh bien ! Ceci n’est pas exact. On fait des vers parce qu’on a un cerveau et non parce que le bon Dieu ou le mauvais diable vous inspire. Sans doute, on ne compose pas des vers à tout bout de champ – le papier vaut assez cher comme ça – mais quand l’occasion s’en présente ; or, de même qu’il y a des humains de tempérament plus versificateur que les autres, il en est qui sont de complexion plus amoureuse que d’autres.

Rien de mystérieux là-dedans. Il n’y a pas plus d’ange de la versification que d’ange de l’amour. Tous les humains n’aiment pas de la même façon. Cela dépend de la phase vitale que l’on traverse. Cela dépend surtout du déterminisme de chacun. Les uns ne conçoivent l’amour que « sentimentalement », les autres que « physiquement », plusieurs à cause de certains avantages « statiques » (cohabitation, sécurité, vie de famille, etc.) qu’il procure, et ainsi de suite. Or ces différents aspects de l’amour sont parfaitement « réductibles » et dépendent du degré de sensibilité de chaque unité humaine. Moins l’unité humaine est raffinée, sensitive, avide d’expériences, plus sa conception de l’amour est simple, sans arrière-plan, inesthétique.

Mais ce n’est pas sur ces différents terrains que je veux me placer en discutant avec M. Recolin, tout entraîné que je me sente à le faire. Je veux essayer de faire comprendre ce que nous voulons quand nous parlons de « camaraderie amoureuse », qui est autre chose que le pluralisme ou la diversité en amour.

C’est une éthique amoureuse AUTRE que la conception des rapports sexuels actuellement en vigueur. Comme me l’écrivait un jour un ami, c’est d’une « civilisation de l’amour » toute différente que la civilisation actuelle qu’il s’agit.

Peu importe que cette conception, cette éthique, cette civilisation s’accordent avec les coutumes sexuelles des animaux, les mœurs amoureuses des peuples chrétiens, musulmans, bouddhistes ou fétichistes. Il s’agit d’une VALEUR AUTRE, je ne dis pas nouvelle, car la conception que nous défendons ici a été pressentie, exposée et même pratiquée par plusieurs qui nous ont précédés.

Je n’ai jamais prétendu que notre conception de la camaraderie amoureuse ne jurait pas avec tout ce que nous connaissons de l’histoire de l’amour dans le milieu social.

Voyons un peu.

Nous posons en thèse :

1) que là où la femme est mise sur le même pied que l’homme, où elle traite de gré à gré avec l’homme, chacun s’appartenant d’abord à soi-même, il ne peut pas y avoir de propriétarisme sexuel. Le fait de considérer un être – totalement ou partiellement – comme sa propriété, que ce soit au point de vue économique ou corporel, est contraire à l’esprit individualiste, quoi qu’on dise et quoi qu’on veuille ;

2) que le sentiment (autre mot pour sensibilité – forme de la sensibilité) est éducable au même titre que les autres produits de l’organisme humain ; nous prétendons que le sentiment n’échappe pas plus à l’éducation, au perfectionnement, à l’amplification que la volonté, la mémoire, le goût, le jugement, etc., etc. ;

3) que l’exclusivisme en amour et l’unicité amoureuse nous paraissent : avoir des bases plus traditionnelles que rationnelles – servir des desseins politiques et religieux d’ordre autoritaire davantage que les intérêts de l’individu – dénoter de la pauvreté et de l’indigence sentimentales ou affectives ;

4) que la conception individualiste de la vie proscrit, exclut toute hiérarchie des parties corporelles, des sentiments et des modes de jouissance, dès lors qu’il n’y a pas violence, vol ou fraude à l’égard d’autrui.

On voit que nous ne faisons pas abstraction du sentiment : nous le croyons susceptible d’apprentissage, de développement. D’ailleurs, nous comprenons fort bien que le déterminisme d’un individu ou d’un groupe ne les porte pas à accepter ces principes. Nous combattons pour qu’on nous laisse les exposer et leur amener des sympathisants, des pratiquants.

Examinons maintenant la question de la camaraderie amoureuse elle-même.

On sait que nous la définissons comme l’intégration, dans la camaraderie, des DIVERSES SORTES de réalisations sentimentalo-sexuelles.

Avant d’aller plus loin, deux mots.

Je suis las des conversations, des discussions et des lettres, où des interlocuteurs, des contradicteurs et des correspondants me reprochent de ne considérer la femme que comme une « machine à coïter » – las jusqu’à l’irritation. Je n’ai jamais fait fi de tous les gestes émouvants, de toutes les jolies choses qui sont l’accompagnement de l’amour. Réalisations sentimentalo-sexuelles, cela va de la joie qu’on éprouve à sentir près de soi les êtres aimés, à entendre le son de leur voix, jusqu’aux sensations et aux jouissances voluptueuses et érotiques les plus hétérodoxes et les plus hors convention qu’il soit possible de concevoir et d’imaginer. Bien loin de dédaigner la sensibilité, nous la considérons comme un facteur d’enrichissement psychologique ; nous estimons que l’être doué de plus de sentiment est nécessairement moins pauvre que celui qui ne possède que des facultés sentimentales restreintes.

Mais la camaraderie amoureuse est quasi incompréhensible si on ignore notre définition de la camaraderie pure et simple.

Maintes fois, j’ai exposé cette définition présentant la camaraderie à la fois :

comme une assurance volontaire que souscrivent entre eux les individualistes à notre façon pour s’épargner toute souffrance inutile ou évitable…

Et…

comme un effort fait en vue de se procurer, entre assurés, la satisfaction des besoins et des désirs, de quelque nature qu’ils soient, que pourraient manifester les participants au contrat de camaraderie.

Toute la question est de savoir si l’on accepte ou si l’on repousse cette définition de la camaraderie en général. Si on la rejette, la « camaraderie amoureuse » demeure lettre fermée ; si on l’accepte, la route est lumineuse.

Nous pensons même qu’en l’état actuel des choses elle n’est accessible qu’à peu d’unités humaines. Nous savons fort bien que le plus ordinairement la camaraderie s’arrête à une conformité d’opinions intellectuelles.

Mais si on accepte notre définition de la camaraderie pure et simple telle quelle, notre thèse de la « camaraderie amoureuse » n’offre plus de difficultés à être comprise. On conçoit, par exemple, que la jalousie, le refus, la préférence, le « tant-pis-pour-toi », etc. n’existent plus. Ces choses rentrent dans la catégorie des « souffrances inutiles et évitables ». On conçoit fort bien de même que des camarades qui veulent se procurer, entre eux, la « satisfaction de leurs besoins, de leurs désirs, de quelque nature qu’ils soient » renoncent à se montrer à l’égard les uns des autres coquets, capricieux, indifférents, etc.

On comprend, d’après ce qui précède, que nous posions encore en thèse que la pratique des expériences amoureuses, dans un milieu sélectionné, mène à une « camaraderie plus efficace, plus compréhensive, plus élargie ». C’est une déduction logique de notre définition de la camaraderie en général.

Nous savons, certes, que la pratique de la camaraderie amoureuse est uniquement à l’usage de ceux qui se sont assimilé notre définition de la camaraderie pure et simple.

Le nombre en est forcément restreint.

Mais je ne crois pas me tromper en affirmant que, dans le milieu social pris grosso modo, nombre d’humains « en ont par-dessus la tête » de la pratique étriquée, coutumière, renfrognée, petite-bourgeoise des relations amoureuses.

J’ajoute que la pratique de la camaraderie amoureuse n’est pas faite pour des compagnes ou des compagnons s’arrêtant sur l’apparence extérieure. Comme pour toute camaraderie sérieuse, elle ne se fonde pas sur la nuance de la peau, la forme du nez, la couleur de l’œil, une constitution corporelle réglée sur la statuaire grecque, le plus ou moins de poils blancs ou colorés. Nous laissons au vulgaire, à l’être de troupeau, ce mode de sélection simpliste. C’est entre associés à tempérament amoureux (je ne dis pas spécialement sentimental ou coïtal) que peut se concevoir la pratique de la thèse de la camaraderie amoureuse : l’état civil et le casier judiciaire n’y sauraient être des moyens de tri.

Est-ce à dire que s’il en existait, les groupes de camaraderie amoureuse ne se baseraient pas sur certaines affinités spéciales : intellectualité, sentimentalité, érotisme, par exemple ? Certes. Mais chacun de ces groupes – leur effectif variant de 2, 3 ou 4 jusqu’à l’infini – prendrait à cœur de n’empiéter point sur leur activité, leur expansion, leur recrutement mutuels.

L’ASSOCIATION DE CAMARADERIE AMOUREUSE ENVISAGÉE DU POINT DE VUE COOPÉRATIF

1. – On peut considérer une association de camaraderie amoureuse comme une coopérative de production et de consommation amoureuse.

Dans une coopérative agricole, on produit et on consomme des produits agricoles. Dans une coopérative de chaussures, on produit et on consomme des chaussures. Dans une coopérative de camaraderie amoureuse, on produit et on consomme de la camaraderie amoureuse. Producteurs et consommateurs n’en font partie que pour en tirer les bénéfices attendus, étant convenu qu’ils supportent les désavantages éventuels. Il est certain que s’ils n’avaient pas trouvé plus d’intérêt à faire de la coopération, ils seraient restés des isolés. Et il est entendu que, d’une coopérative individualiste, l’on se retire, selon conventions arrêtées à l’avance. Tout ceci expliqué, nous n’admettons pas du coopérateur, tant qu’il est coopérateur, sauf cas de force majeure, le refus de production ou l’abstention de consommation ; nous n’admettons pas qu’on encaisse les profits, si l’on évite les charges. Dans le cas qui nous occupe, le principe de la « réciprocité » a sur la « loi des cœurs » l’avantage d’équilibrer la production et la consommation, de supprimer le privilégié de l’apparence – le privilège du « beau gosse » ou de la coquette, le monopoleur sentimental ou érotique – le monopole du beau parleur, de l’enjôleuse, de celui ou celle qui « sait y faire ». Voilà pourquoi nous nous en tenons à cette forme d’association à forme d’assurance coopérative que nous dénommons « camaraderie amoureuse ».

2. – Nous ne concevons une « coopérative de production et de consommation de camaraderie amoureuse » qu’à l’usage de ceux qui considèrent les rapports sentimentalo-sexuels ou érotiques bien plus relativement à ces rapports eux-mêmes que relativement aux producteurs de ces rapports, pris individuellement. Autrement dit, c’est bien plus le dessein et le résultat de la coopérative qui nous intéressent et justifient notre coparticipation à l’entreprise que la personne même des coopérateurs. Comme il y a plusieurs modes de sélection dans le recrutement des coopérateurs, la liberté de choix réside dans l’adoption d’un mode de sélection de préférence à un autre.

3. – En ce qui concerne la rupture du contrat de coopération (c’est parfois la faculté de se dérober aux charges de l’association après en avoir encaissé les bénéfices), je ne vois pas ce qu’il y a de raisonnable à laisser un camarade compter sur vous alors que vous n’aviez pas l’intention de tenir vos engagements. Dans certains cas, la rupture du contrat peut entraîner de très graves dommages pour un individu ou un ensemble – nous l’avons déjà fait remarquer. Je maintiens donc qu’il faut y regarder à deux fois avant de rompre l’accord auquel on a volontairement consenti ; sinon on court le risque – et c’est la sanction – d’être signalé comme quelqu’un en compagnie duquel on ne peut œuvrer sans redouter qu’au moindre caprice il vous fasse faux bond.

Voilà pourquoi j’insiste pour qu’un préavis précède la rupture du contrat de manière à ce que les autres cocontractants puissent pallier à temps les inconvénients qui résultent de la carence de leur camarade.

Le contrat passé entre les associés peut stipuler que la coopérative est ouverte de 2 heures de l’après-midi à 10 heures du soir par exemple. Ce que je demande (sauf cas de force majeure), c’est qu’à 8 h 30 du soir je ne trouve pas la porte fermée parce qu’entre non-conformistes « on en fait chacun à sa tête ». Ce que je demande quand je viendrai chercher un kilo de haricots c’est que, parce que ma taille, mon poids ou la couleur de mes cheveux ne plaisent pas au camarade répartiteur de produits, on me dise qu’est de la camaraderie de ne m’en livrer que 925 grammes.

Il était entendu, lorsque j’ai adhéré à telle coopérative, que j’y trouverais tels produits, nettement définis. Il ne s’agit pas, sous prétexte de similitude d’opinions, de me faire faire inutilement trois heures de trajet. On eut dû me prévenir d’avance. Ce n’est qu’élémentaire camaraderie.

Pourquoi en serait-il autrement dans une coopérative de production et de consommation de camaraderie amoureuse ?

4. – Je suis d’avis – afin d’éviter tout malentendu – qu’on précise exactement quelles manifestations de l’ordre sentimentalo-sexuel on s’attend à trouver dans une coopérative de production et de consommation de camaraderie amoureuse. Il ne s’agit donc pas d’un étalon unique de valeur sentimentalo-sexuelle. Il s’agit d’une association en vue de se procurer telle valeur, telles valeurs bien définies, déterminées par nos goûts, dont nous sommes mutuellement au courant. Il ne peut donc y avoir ni escroquerie, ni duperie, ni à se demander si on a davantage donné que reçu, les goûts divers des coassociés étant satisfaits.

5. – On ne conçoit pas qu’il y ait de privilégiés dans une coopérative. Parce que la forme de mon nez ou la nuance de mes yeux ne plaît pas au distributeur des produits, cela justifie-t-il qu’il me délivre du saucisson de cheval au lieu de saucisson de porc, selon que le contrat l’établissait ?

Qu’au-dehors de la coopérative de production et de consommation de camaraderie amoureuse, j’aie mes « privilégiés », cela se peut. Mais, au-dedans, NON. À quoi aurait servi qu’avant d’en faire partie, nous nous soyons « expliqués » sur ce que nous attendions les uns des autres ?

6. – Quant au « sacrifice » que peut impliquer la coopération, on me permettra de renvoyer l’objectant individualiste cent pour cent à Stirner, qu’il me fera la grâce de reconnaître comme aussi individualiste que lui :

« On ne manquera probablement pas de nous objecter que l’accord que nous avons conclu peut devenir gênant et limiter notre liberté ; on dira qu’en définitive nous en venons aussi à ce que “chacun devra sacrifier une partie de sa liberté dans l’intérêt de la communauté”. Mais ce n’est nullement à la “communauté” que ce sacrifice sera fait, pas plus que ce n’est pour l’amour de la “communauté” ou de qui que ce soit que j’ai passé contrat ; si je m’associe, c’est dans mon intérêt et si je sacrifiais quelque chose, ce serait encore dans mon intérêt, par pur égoïsme. »

Et je voudrais savoir si cet objectant, s’il est un « camarade », se sentirait tellement à l’aise dans une coopérative de ce genre si, parce que PRIVILÉGIÉ, lui, d’autres camarades étaient ignorés, laissés de côté, repoussés ? C’est ce qui se passe tous les jours dans le monde bourgeois, je le répète, et mieux vaut s’abstenir de toute association de ce genre que d’y tolérer le monopole et le privilège, même après sélection.

7. – Qu’il s’agisse d’une coopérative de camaraderie amoureuse ou de toute autre association dans n’importe quel but, il y a des profits et des inconvénients à prévoir, des êtres et des choses qui plaisent davantage ou moins. Après sélection, j’estime qu’il n’y a pas à revenir, puisqu’on a envisagé à l’avance toutes les possibilités et modalités de « comportement ». Si cela n’a pas été fait, il était inutile de s’associer. Je préfère m’abstenir que de poursuivre un dessein avec des gens qui s’insoucient de la clarté dans les rapports interhumains ou ne savent pas ce qu’ils veulent.

« COOPÉRATISME AMOUREUX » OU « CHIENNERIE SEXUELLE »

La thèse de la camaraderie amoureuse a soulevé de nombreux débats, a été l’occasion d’échanges de vues nourris. Signalons les commentaires de Vera Livinska parus dans l’en dehors :

« Nous sommes quelques-uns et quelques-unes, parmi les Slaves, que la question sexuelle préoccupe, qu’intéressent les solutions qu’on y apporte.

Nous avons étudié avec soin certaines desdites solutions. Nous suivons avec attention l’évolution et les développements qu’E. Armand imprime à sa thèse, de la “camaraderie amoureuse”.

Nous ne prenons pas cette thèse comme une réponse définitive au problème sexuel. Nous la considérons comme une solution parmi plusieurs, étant écartées et la solution puritaine et la solution a-sentimentale (c’est-à-dire annihilation du sentiment).

De tout ce qu’a écrit E. Armand, il ressort que s’il ne pense pas absolument comme le Dr D. Schmalhausen que “l’amour sauvera le monde”, il a l’idée que les relations amoureuses sont appelées à jouer un grand rôle dans les rapports entre humains ; une certaine catégorie d’humains, sélectionnés, tout au moins. Quel rôle ? Les rendre “de meilleurs camarades”, “plus efficaces”, “plus compréhensifs”, plus “larges”. Ce que Schmalhausen, médecin, voit simplement au point de vue individuel, E. Armand, sociologue malgré tout, le conçoit socialement.

E. Armand montre, en toutes occasions, ses aspirations matérialistes, son paganisme sensuel. On pourrait craindre, tant il s’insoucie du “bien” et du “mal”, du “pur” et de l’“impur” en ce domaine, qu’il tombe dans le déséquilibre charnel, dans la “chiennerie sexuelle”.

Loin de là, il oppose toujours “cimes” et “sommets” à bas-fonds et marécages. Comment quelqu’un qui raille sans pitié “moralitéisme”, “idéalisme en amour”, bonnes mœurs, pudeur, etc., peut-il parler de hauts lieux ?

C’est que dans ce qu’il écrit E. Armand ne fait jamais abstraction du sentiment. Il considère le sentiment comme éducable au même titre que n’importe quelle autre faculté individuelle : mémoire, force musculaire ou autre. Il écrira qu’on devient une sentimentale affinée comme on devient un cordon-bleu émérite, un tendre délicat comme un horticulteur distingué. Il assimilera le sentiment à la déglutition, à la respiration. Il ne nie nulle part le sentiment.

Pas plus qu’il ne nie la solidarité associative.

Amativité, sensualité, volupté, érotisme anormal même, tant que l’on voudra – plus que l’on voudra peut-être – mais toujours envisagés sous l’angle de la camaraderie.

Qu’est-ce que la “camaraderie” ? Une forme d’éthique coopérative.

On sait que le mot français “camaraderie” vient de l’espagnol camara, chambre. Sont des “camarades”, au sens originel du mot, ceux qui partagent la même chambre, ont part aux profits et pertes que cette cohabitation implique ; par extension, le camarade, c’est “l’égal qui fait, subit, utilise quelque chose en même temps qu’un autre, aussi bien qu’un autre”. En allemand, Genosse – le camarade – se relative nettement à genuss, geniessen (plaisir, jouissance ; jouir, tirer profit) : le camarade, c’est celui qui bénéficie en commun avec d’autres. En russe même, dans le tovaritch, on retrouve la racine var (dont l’une des acceptions : poix, résine, goudron) et camarade y aurait donc un sens agglutinatif. Associé se dit aussi tovaritch.

Donc, c’est sous une forme coopérative – camaraderie amoureuse, camaraderie érotique – qu’E. Armand présente “son” éthique de relations affectives ou sexuelles. Logiquement, il se montre hostile au caprice, à la coquetterie, au refus, à la rupture, etc. Il envisage des garanties (le “tous à toutes, toutes à tous” constitue tout simplement une “assurance”), un contrat résiliable.

Point de préférence, de jalousie, de propriétarisme. Sa “camaraderie amoureuse” dit bien ce qu’elle veut dire : c’est une coopérative d’amants permanents et ce n’est pas seulement le désir physique qui les pousse à s’associer, c’est aussi le plaisir – et sur un plan égal – de se retrouver entre camarades doués de passion affective et de sentimentalité érotique. E. Armand, faisant mentir le proverbe “loin des yeux, loin du cœur”, ne conçoit même pas que la séparation puisse porter atteinte à l’intensité de la camaraderie amoureuse.

D’ailleurs, E. Armand ne dit pas : “Faites ce que je vous dis et non pas ce que je fais.” Il déclare : “Hors les questions de propagande et ce qui s’y rattache, je ne fréquenterai pas de compagne qui ne pratique avec moi la camaraderie amoureuse.”

E. Armand ne se satisfait pas d’être metteur en scène ou régisseur, il entend être acteur…

Je ne sais pas si je me suis bien assimilé la thèse de la camaraderie amoureuse, mais c’est ainsi qu’elle nous apparaît et que nous la comprenons, plusieurs d’entre nous.

Nous voudrions voir cette thèse appliquée et expérimentée par un grand nombre d’individus en même temps, selon les développements qu’E. Armand lui imprime, comme je le disais en commençant. Nous souhaiterions savoir s’il en résulterait pour un ensemble humain important plus de solidarité, plus de joie générale, joie suffisante pour détourner l’individu de l’arrivisme, du je-m’en-fichisme, de l’accumulation monétaire. Car, au risque de ne plus être d’accord avec E. Armand, c’est au point de vue purement sociologique que nous attire la thèse de la “camaraderie amoureuse”.

Il apparaît clairement, dit-elle ailleurs, que si E. Armand ne nie pas l’exclusivisme en matière sentimentale, amoureuse ou érotique – on ne nie pas ce qu’on combat –, il refuse aux exclusivistes toute compétence pour discuter sa thèse. Lui et eux ne parlent pas le même langage. Leur déterminisme ne leur permet pas une vision claire de la question. Dans le domaine de l’association aux fins sentimentales, amoureuses ou érotiques, l’uniciste, ou l’exclusiviste, représente l’isolé, l’inapte à la coopération. Le pluraliste, au contraire, est de par son déterminisme, l’associé naturel, le coopérateur instinctif. D’ailleurs pour faire de la coopération dans un but quelconque, on ne peut être un isolé naturel, un solitaire instinctif, il faut être un chercheur d’union, d’association par tempérament (sentiment ou intérêt).

E. Armand ne nie pas le sentiment, on le sait déjà. C’est-à-dire qu’il croit que les relations entre camarades amoureux ou érotiques peuvent parfaitement être empreintes d’amitié durable, d’affection prolongée, de tendre intérêt. Lorsqu’il postule l’éducabilité du sentiment, il veut dire par là qu’au lieu d’être réservé à un, deux ou trois objets, le sentiment amoureux peut être étendu à tout un groupe. E. Armand reconnaît également qu’en matière purement érotique le sentiment peut être complètement absent.

Une coopérative de camaraderie amoureuse ressemble à toutes les autres coopératives de production et de consommation. On y trouve l’objet qui est la raison d’être de sa création, l’objet garanti par les statuts de la coopérative. Uniquement du sentiment. Uniquement du plaisir amoureux. Uniquement des satisfactions érotiques. Deux de ces objets ensemble. Les trois en même temps, peut-être. Comme dans toutes les coopératives, il y a des engagements à tenir, moyennant quoi on retire les joies ou avantages désirés. Que les non-coopérateurs ne bénéficient pas des joies, jouissances, plaisirs qu’elle procurerait, c’est l’équité même. Ne s’étant engagés à rien, ils n’ont rien à réclamer.

Une coopérative de camaraderie amoureuse n’est pas un concours de beauté, ni une assemblée de Vénus et d’Apollons. Il ne s’agit pas de coopération entre gravures de modes ambulantes, mais entre camarades sentimentaux, ou amoureux, ou érotiques. Les spécialistes en technique sexuelle ont déjà démontré que les plus beaux et les plus jeunes n’étaient pas nécessairement les plus sentimentaux, les plus passionnés, les plus voluptueux. Mes observations personnelles m’ont confirmé de telles remarques.

N’est-il pas absurde de placer le siège du sentiment, de la tendresse, de la volupté dans le plus ou le moins de régularité des lignes du visage ?

De plus, la coopérative d’échange de camaraderie amoureuse ne se comprend, ne s’est jamais comprise qu’entre camarades, c’est-à-dire unis au préalable par la similitude des aspirations et des idées. Et cette conception pose un problème qu’il importe de résoudre. Il est des coopératives de consommation ouvertes à tout venant. Une coopérative de camaraderie amoureuse devrait-elle admettre des “étrangers” – autrement dit des bourgeois, des croyants, etc., c’est-à-dire des personnes mentant à la morale qu’ils affichent dans leur entourage immédiat ? Pour ma part, je réponds par la négative. Sauf très rares exceptions, la coopérative de camaraderie amoureuse à laquelle j’adhérerais ne saurait comprendre que des compagnons et des compagnes déclarés, ou des sympathisants connus, et bien connus.

Supposons maintenant qu’il existe des associations bourgeoises d’un genre analogue – serait-il loisible à l’un des nôtres d’en faire partie ? Le péril, ici, me semble moindre, car je ne saurais imaginer de camarade non doublé d’un propagandiste. Son déterminisme le poussera forcément à rechercher et à susciter parmi ses coassociés accidentels les individualistes associationnistes qui s’ignorent. Il s’ingéniera à fréquenter les mieux disposés et, de l’alégalisme ou amoralisme purement sexuel, à les faire évoluer vers l’alégalisme ou l’amoralisme complet, de la façon dont on le conçoit parmi nous.

D’ailleurs, il appartiendrait à chaque coopérative de résoudre la question par et pour elle-même en prenant toutes les précautions voulues. Comme on le fait dans tout groupe, toute colonie quelque peu sérieusement administré… »

DÉFENSE DE LA CAMARADERIE AMOUREUSE

Un militant espagnol, mort maintenant, et bien connu sous le pseudonyme de « Sakountala », a répondu comme il suit à certaines objections concernant la camaraderie amoureuse :

« Beaucoup de camarades ne voient dans la thèse de la camaraderie amoureuse qu’une méthode absurde de relations sexuelles, qui se heurterait à des antagonismes psychologiques, des incompatibilités physiologiques, formerait des foyers pathologiques, conduirait à une certaine forme de prostitution. On se refuse à y voir un aspect de l’associationnisme, une possibilité de cordialité, à croire qu’elle puisse donner de satisfaisants résultats. Mais les détracteurs de cette thèse ont-ils bien compris ses principes et ses desseins ?

Nous ne nous prétendons pas seulement individualistes, mais associationnistes – c’est-à-dire que nous nous affirmons sociables ; nous pensons que par l’association nous pouvons obtenir certaines jouissances, certaines satisfactions. Étant débarrassés de maints préjugés, nous ne saurions nous en tenir à une seule classe de satisfactions, nous cherchons le plus de satisfactions possible. Dans le domaine sexuel, nous ne visons pas à une concordance absolue, mais à autant de concordances que possible.

On objecte fréquemment qu’un certain nombre de camarades ayant accepté la thèse, des causes peuvent surgir qui la rendent inopérante : d’ordre psychique, physiologique, pathologique, économique, etc. Dans ce cas, la thèse est fausse, la satisfaction sexuelle n’est pas obtenue. Admettant que, dans des cas très déterminés, la satisfaction purement coïtale n’ait pu se réaliser, l’expérience n’a pas moins été tentée et l’on a la joie de constater que le manque de plaisir ne provient ni de la pudeur, ni de la fidélité, ni de la coquetterie, mais d’une difficulté véritable, qui interdit d’insister. Si l’on veut bien réfléchir, ces cas, exceptionnels entre camarades acquiesçant à notre thèse, et qui se résolvent en esprit de camaraderie, sont bien plus fréquents dans le milieu archiste et se présentent, étant donné l’éthique actuelle, sous un aspect monstrueux. Qu’on compare la qualité et la dignité des joies que se peuvent procurer des camarades aux soi-disant jouissances qu’enlaidissent et avilissent les préjugés séculaires, les exclusivismes, la vénalité, etc.

À la lueur de la notion de solidarité vraie, de l’indépendance et du respect individuel, est-ce que l’exclusivisme en fait de relations sexuelles est plus excusable que n’importe quel autre exclusivisme ?

Dans un milieu sélectionné, où tout doit concourir à la plus grande félicité de tous ceux qui le composent, pourrait-on admettre une appropriation engendrant l’exclusivisme, la privation de jouissances par certains camarades ? Le délaissement ? Où serait alors la réciprocité ?

Comment une camarade, un camarade pourrait-il voir souffrir l’un des siens, soit à cause de soi, soit à cause de l’appropriation d’un être par un autre – voilà le problème objectif ! Et c’est ce que la thèse de la camaraderie amoureuse entend résoudre en faisant appel à la liberté de volonté et de réflexion individuelle, à la bonté de ceux qui la comprennent, à leur conception d’une sociabilité équilibrée. – Il va sans dire qu’il n’a jamais été question d’imposer sous une forme quelconque la thèse de la “camaraderie amoureuse” à ceux dont le déterminisme y est réfractaire… Notre devise ne demeure-t-elle pas : “Je propose, j’expose, je n’impose point” » ?

II. RÉFLEXIONS ET COMMENTAIRES SUR LA CAMARADERIE AMOUREUSE

Qu’est-ce, en résumé, que la camaraderie amoureuse ? Une conception d’association volontaire qui englobe les manifestations amoureuses, les gestes passionnels ou voluptueux. C’est une compréhension plus complète de la camaraderie que celle qui inclut seulement camaraderie intellectuelle ou économique. Nous ne disons pas, nous, que la camaraderie amoureuse est une forme plus élevée, plus noble, plus pure ; nous disons que c’est une forme plus complète de la camaraderie. Toute camaraderie qui comprend, englobe est, quoi qu’on dise, plus complète que celle qui comprend, englobe.

La thèse de la « camaraderie amoureuse » a des amis et compte plus d’adversaires qu’elle n’a d’amis. Je ne m’en plains pas. Ce que je déplore c’est qu’elle ait été, qu’elle soit mécomprise tout autant par certains de ses amis que par plusieurs de ses adversaires. Je ne sais pas ce qu’il faut que je regrette le plus, ou la mésinterprétation des uns ou la mauvaise foi des autres.

Extrayons de la nombreuse correspondance que j’ai reçue au sujet de cette thèse quelques lettres, quelques demandes de précisions et joignons-y les réponses que j’y ai faites. Pour que le lecteur s’y retrouve sans difficulté, les questions ou missives sont imprimées en caractères plus petits que le texte ordinaire, tandis que mes réponses sont imprimées dans le caractère courant.

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Dans le numéro du 1er novembre 1925 de La Revista Blanca, au cours d’un article intitulé « La libertad en le amor » (La liberté dans l’amour), l’auteur libertaire Federico Urales, écrivait :

« Fonder des cercles d’amour libre, comme nous croyons qu’il en existe à Paris, où vont faire l’amour hommes et femmes, c’est étendre les maisons de débauche. L’amour n’est pas ceci. L’amour n’est pas la satisfaction momentanée de la matière avec l’homme ou avec la femme qui nous plaît le mieux, dans une réunion tenue à cet effet ou dans une maison de rendez-vous. Non, l’amour est autre chose. »

Et suivait tout un développement sur l’amour illusion, l’amour spirituel, sur le respect du corps d’autrui, que sais-je encore ?

Je rappelle cette phrase pour montrer à quels arguments peuvent avoir recours des adversaires de nos thèses dont, en d’autres domaines, on ne saurait nier l’esprit d’analyse.

On peut appeler prostitution l’acte, pour un homme ou une femme, de livrer son corps, dans un but de satisfaire sexuellement autrui, pour de l’argent, alors que soi, on n’éprouve aucun plaisir. Comme est de la prostitution de faire, pour de l’argent et pour procurer du bénéfice à un exploiteur, un travail manuel ou intellectuel qu’on ne ferait pas si la nécessité de se sustenter ne nous talonnait pas. Il n’y a, dans les deux cas, qu’une seule et même prostitution. Mais appeler prostitution ou débauche le fait de se réunir pour éprouver à plusieurs du plaisir érotique, c’est non seulement jouer sur les mots, mais démontrer qu’on est encore sous l’empire de préjugés qui veulent que la satisfaction sexuelle soit inférieure à la satisfaction intellectuelle, économique ou toute autre satisfaction sensuelle. Le fait de se donner rendez-vous à plusieurs pour éprouver du plaisir érotique ne diffère que quantitativement du fait de se donner rendez-vous à deux dans le même but. Il n’y a pas plus abus ou débauche dans un cas que dans l’autre. Comme il peut y avoir, d’ailleurs, abus ou débauche dans l’unicité comme dans la pluralité.

Puisqu’on tient tant à spiritualiser ou à sublimiser ce qui n’est que le produit matériel du fonctionnement de l’organisme, pourquoi ne pas considérer à un point de vue spirituel ces rencontres de camarades, réunis par la conformité des buts intellectuels, éthiques ou économiques poursuivis par ailleurs. Qu’y aurait-il de plus individualiste que ces rencontres, ces rendez-vous dans un but déterminé, pour un temps déterminé, excluant toute liaison, toute obligation ultérieure ?

Que viendrait faire le respect du corps d’autrui dans un milieu où le premier principe est que le corps de chacun de ses constituants appartient à lui-même, pour en faire ce qu’il veut ? Je ne connais qu’une façon de respecter le corps et la volonté d’autrui, c’est d’admettre qu’il dispose de sa « guenille » comme il lui plaît, qu’il en tire toute volupté possible, s’il en éprouve le goût, isolément, à deux, à plusieurs.

Que faire de l’acte sexuel, du plaisir érotique, une manifestation de bonne et franche camaraderie dépasse la mentalité de ceux qui nous combattent, fort bien ! N’a pas qui veut la compréhension appropriée. Mais taxer cette thèse de prostitution quand n’y entre pas le moindre soupçon de vénalité, c’est de l’aberration.

Tout le monde, en Espagne, ne partage pas les concepts de Federico Urales. Sans parler de Marin Civera, le cultivé directeur des Éditions et de la revue Orto, qui a tant fait pour faire connaître nos idées de l’autre côté des Pyrénées, sans compter le groupe allié autour d’Iniciales, à Barcelone, citons, parmi tant d’autres, le chroniqueur littéraire de Accion Social Obrera, journal syndicaliste de Catalogne.

« Peu au courant en fait de traduction, celui qui écrit ce commentaire a dû s’assimiler, y écrivait-il, les concepts exposés dans La Camaraderie amoureuse à force de patience et de dictionnaire. Nous sommes en fin de compte parvenus à saisir cet exposé qui constitue une véritable thèse subversive non seulement en ce qui concerne le milieu bourgeois, mais encore le milieu libertaire lui-même.

Le sentiment amoureux doit se développer en même temps que les désirs et les actes volitifs les plus nobles. Amants de liberté que nous sommes, nous ne saurions en aucune façon violenter nos aspirations charnelles ou sentimentales, tordre nos pensées, dévier la trajectoire de nos illusions, mais laisser jaillir librement nos pensées et nos sentiments, et donner libre cours à leurs caprices.

Constamment nous aimons, non une femme, mais de nombreuses femmes. Nous avons choisi, au cours de nos sottes randonnées à travers le monde, une femme unique, pour qu’elle participe avec nous seulement au tournoi sexuel. Nous avons choisi une femme quelconque, une femme qui presque toujours ne pense ni ne sent comme nous, mais qui, cependant, est l’unité aimée, l’adorée de notre cœur. Cette femme est inaltérable, impalpable, éthérée. Nous la chérissons telle que. C’est notre femme. L’unique. Celle que nous avons choisie comme esclave ou comme amante. Malheur à qui la regarde, gare à qui la touche !

Nous avons une femme enfermée dans notre foyer, mais nos désirs amoureux ou érotiques cherchent un exutoire approprié. Nous avons des relations avec d’autres femmes et nous nous sentons toujours attirés par plusieurs d’entre elles : celles-ci parce que belles, celles-là parce que simples et intelligentes, ces autres parce que réunissant toutes ces qualités. Il nous plairait de converser, de jouir, de rire avec chacune d’elles ; nous embrasserions volontiers toutes ces bonnes amies et finirions par penser que, une par une, elles pourraient être nos compagnes amoureuses… Nous pensons cela et nous pensons davantage encore. Mais les préjugés, les stupides craintes moralisantes empêchent que ces pensées se convertissent en réalités.

Il serait absurde, par exemple, que dans une colonie anarcho-communiste l’étalon de satisfaction sexuelle fût un seul homme pour une seule femme. De même que le lemme “tout pour tous” serait appliqué aux choses, il devrait l’être pour les personnes. Tous auraient droit de participer à la jouissance sexuelle, au charme spirituel, unanimement. L’amour serait librement accepté, librement manifesté et il n’y aurait aucun besoin d’établir une coopérative de “camaraderie amoureuse”. Entre individus de sexes différents, conscients, avertis du véritable rôle que doit jouer dans la vie organique de l’homme la question sexuelle, rien ne serait plus logique que la pratique du nudisme et de la camaraderie amoureuse. Entre camarades des deux sexes – quand il s’agit de camarades compréhensifs et intelligents, s’entend – de même qu’il y a échange de pensées et d’affection, il doit y avoir échange de jouissances génésiques. Pourquoi pas ?

La Camaraderie amoureuse remplira d’effroi ceux qui craignent de perdre leur “côte”. Mais qu’importe. Pour conquérir des vérités, il faut que quelqu’un serve de pierre de scandale. »

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« Cher camarade E. Armand. – Je suis éperdument épris d’une camarade qui le sait, à laquelle je l’ai dit et écrit maintes fois, qui n’ignore rien de l’appréciation en laquelle je tiens sa valeur intellectuelle et morale. En réponse à ma passion, elle m’a proposé une amitié platonique – sûre, sérieuse, durable. J’ai dû longtemps lutter pour ne pas succomber à cette offre, regardant à tort ou à raison l’amour platonique comme une perversion malsaine d’un besoin naturel, comme une anormalité, contraire, dans tous les cas, à ma conception de la vie. Je m’en suis donc allé, brisé, anéanti par la lutte que j’avais dû soutenir contre moi-même. Je te sais sensible et averti sur ces questions. Donne-moi ton avis sur l’amour platonique. Peut-être cela aidera-t-il à me guérir ?

Roger D. »

Réponse. – Mon avis ne vaut guère que pour moi et, entre nous, je ne crois guère qu’il puisse contribuer à te calmer. Je ne connais pas d’ailleurs toutes les circonstances de votre cas. Voici donc mon point de vue : j’estime que n’agit pas en camarade l’être féminin qui jette à un homme qu’elle sait la désirer l’os de l’amour platonique : elle ne peut ignorer qu’il en souffrira ; que c’est en vain qu’il voudra refouler, refréner son désir – s’il est sincère, il n’y parviendra pas. Admettre pareille liaison, c’est du SADISME de la part d’une femme intelligente, à mon sens tout au moins. Et, pour dire toute ma pensée, celui qui accepte ne vaut guère mieux, pour moi, que celle qui offre. J’ai connu des cas de ce genre où pour se tromper eux-mêmes, l’un et l’autre des participants à l’expérience (?) platonique se consumaient en plaisirs solitaires, préjudiciables à leur santé.

J’ai dit n’agit pas en camarade, me référant à mon opinion de la camaraderie telle que je l’ai exposée – § 170 de L’Initiation individualiste : « Tendance vers la disparition de la souffrance évitable dans l’espèce ; n’est pas un camarade quiconque tend à prolonger ou augmenter la souffrance de ses compagnons. » À mon sens, cette opinion joue aussi bien dans les questions d’ordre sentimental ou sexuel que dans celles d’ordre économique où il semble que certains s’obstinent à la confiner.

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« J’ai suivi attentivement ton argumentation et celle de tes correspondants au sujet des questions sexuelles. Il me semble qu’un “point de vue” n’a pas été émis ; celui-ci :

Un copain désire une copine qui n’a pas même désir d’expérimenter et qui le lui dit, réservant les relations amicales sans contact sexuel.

Le copain crie, pleure, tu le plains et daubes sur la cruelle : “Elle eût dû accepter”, dis-tu. – “Et sa liberté ?”, te réplique une camarade.

La question est là : elle eût dû accepter. – Elle doit rester libre, d’accepter ou pas. Et toi et ta correspondante avez longuement et agréablement parlé d’elle ; de son attitude, à elle.

Mais, dites-moi, et lui ? Que devient-il, dans cette affaire ? Ou on peut attacher grande importance à l’expérience sexuelle, ou on n’en doit y attacher aucune.

Si on y attache de l’importance, cela vaut pour l’un et pour l’autre, lui et elle et si lui a raison de ne pouvoir expérimenter, elle, qui n’en a pas le désir, a aussi raison de ne pas accepter.

Si on n’y attache aucune importance : il a tort de se plaindre et de tant souffrir de rien et elle n’a pas à s’en occuper.

D’où il découle que les expériences amoureuses doivent compter avec le désir réciproque et que la contrainte en amour ou amitié ne peut être que créatrice de douleurs.

Quand on tente une liaison amoureuse, d’un instant ou à long terme, on doit être assez fort pour ne pas souffrir de la rupture.

N.X… »

Réponse. – Il faudrait nous entendre et ne pas me faire dire autre chose que ce que j’ai voulu dire. Le principe individualiste c’est, dans tous les domaines, la négation de l’autorité, de l’emploi de la contrainte, du recours à la coaction. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici, c’est de proposer et pratiquer une certaine compréhension des rapports amoureux entre les constituants des milieux individualistes : une compréhension, une conception impliquant qu’il n’y a pas de différence entre les expériences amoureuses et les autres expériences de la vie comme nous la comprenons, qu’il n’y a pas de différence entre faire plaisir à une ou un camarade au point de vue amoureux et lui faire plaisir au point de vue intellectuel ou économique par exemple.

Nous comprenons parfaitement qu’une raison de tempérament, une répugnance psychophysiologique fasse renoncer à l’expérience. Mais nous ne comprenons pas que les membres d’un milieu qui ne veut ni dieu ni maître, qui ne connaît ni foi ni loi, nous rétorquent des arguments tirés du christianisme ou de la tradition, nous opposent des objections d’ordre bourgeois ou social-conventionnels.

Nous prétendons que la pratique de l’expérience sexuelle pour l’expérience elle-même, non seulement procure une jouissance qui n’est ni inférieure ni supérieure aux jouissances intellectuelles, artistiques, culinaires ou autres – non seulement élimine ce qui demeure en nous d’hypocrisie bourgeoise et de morale de renoncement et d’abnégation christiano-civique – mais encore que, considérée uniquement comme un geste de camaraderie, elle aboutit normalement à resserrer les liens d’attachement et d’affection, à rendre plus opérant, plus efficace l’esprit de bienveillance, de support, de réciprocité qui caractérise les rapports entre individualistes à notre façon.

C’est dans ces divers sens qu’au cours de mon Entretien sur la liberté de l’amour note j’ai écrit que nous considérions tout et toute camarade comme un amant ou un compagnon, comme une amante ou une compagne possible, en perspective ; qu’en règle générale aucun ou aucune camarade ne se refuse a priori à l’expérience amoureuse ; qu’on ne comprendrait pas que des camarades se fassent souffrir entre eux, pas plus en ce qui concerne le domaine de l’amour que pour un autre domaine.

Il s’agit d’une tout autre éthique que celle qui est en vigueur dans le milieu social actuel.

J’entendais rire l’autre jour parce qu’un camarade trouvait naturel qu’une femme de 50 ans désirât aimer et provoquât les occasions. Le rire aurait pu fuser sur les lèvres de n’importe quelle petite midinette nationaliste, bondieusarde ou même bloc-des-gauches. Il prouve la mentalité stagnante, à ce sujet, qui subsiste encore en nos milieux. Je maintiens que la morale sexuelle ambiante, hypocrite ou véritable, tend à conserver une mentalité archiste, jalouse, rétrécie, renfrognée, mesquine. Trop des « ménages » que nous fréquentons ressemblent à des ménages petits-bourgeois, où la « femme » accapare l’« homme » ou vice versa. On ne fait pas assez d’expériences amoureuses en dehors du copain ou de la copine avec lesquels on cohabite, si bien que les composants des « ménages amis », à deux, à trois, etc., finissent par se ressembler, se répéter, désespérément. Et le plus souvent ce n’est pas « affaire de tempérament ».

Pour répondre plus directement au camarade qui m’a envoyé ces observations :

1. – Aucun individualiste ne sait a priori comment il se comportera devant une rupture. C’est affaire de sensibilité personnelle, qui peut être plus ou moins exaspérée, selon le cas particulier. Tout ce qu’il sait c’est que, quoi qu’il arrive, il n’aura recours ni à l’intervention légale, ni à la violence physique.

2. – Si on n’y attache, l’un et l’autre, aucune importance – affaire de sensibilité –, le refus de celle-ci ne s’explique pas mieux que le désespoir de celui-là. S’il se plaint et souffre tant, c’est qu’il y attachait de l’importance.

3. – La conception de la liberté de l’amour – qui conduit logiquement à la facilité des mœurs comme je le démontrerai plus tard – implique liberté absolue de se donner ou de se refuser. Comme la conception de la liberté de la camaraderie implique refus de prêter un livre à un copain qui se trouve à un hôpital, refus du verre d’eau qu’il demande, refus de lui indiquer où se trouve une rue qu’il ne connaît pas. Pas plus, mais pas moins.

4. – Quant à l’insistance d’une camarade amoureuse pour défendre sa cause auprès du camarade qu’elle imagine ne pas avoir envisagé tous les côtés de la question – ou vice versa –, le copain qui m’écrit ces lignes doit comprendre ce dont il s’agit, lui qui se dépense de mille façons pour la propagande, n’hésitant pas à placarder cent fois s’il le faut des affiches dans le même quartier, à distribuer des tracts, à vendre des journaux à la sortie du même atelier, espérant toujours que quelqu’un sera touché, atteint, qui ne l’a jamais été jusqu’ici.

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« Votre thèse ne conçoit pas la liberté comme moi. J’ai peur qu’il ne s’agisse là que d’une autre forme de tyrannie, puisque, sous prétexte de camaraderie, une femme ni un homme, je pense, ne peuvent se refuser à procurer à un autre, à qui cela plaît, une satisfaction qu’eux-mêmes ne désirent pas forcément à ce moment précis. Je sais bien qu’il est désagréable de faire souffrir, mais est-ce une telle satisfaction de recevoir, par camaraderie, ce qui ne s’explique que par le désir et l’élan réciproque ? C’est faire du sport, ce n’est pas aimer. Le désir ne va pas sans un peu de souffrance, et ce n’est pas “parce qu’on le veut” qu’on peut inspirer à son tour le désir et supprimer la souffrance. Les femmes ont adopté l’attitude du refus et de la coquetterie, mais n’est-ce pas sagesse ? Au fond ? L’homme méprise toujours un peu celle qui s’est jetée à sa tête. C’est animal, c’est involontaire, mais c’est d’autant plus vrai. Chez les bêtes d’ailleurs, il y a aussi souvent cette petite comédie du refus qui ravit le mâle. Nous ne nous referons pas, si les hommes ne se refont pas. Et je ne sais pas si c’est possible.

Blanche L. »

Réponse. – L’application de la thèse de la camaraderie amoureuse ne vaut que pour ceux : 1) qui considèrent que la camaraderie n’est pas intégrale lorsqu’y font défaut les manifestations – non pas spécialement coïtales – mais d’ordre sentimentalo-sexuel ; 2) qui trouvent normal que ces manifestations, comme tous les produits de l’organisme humain, soient objets d’association, de pacte, résiliable, bien entendu. Que ma correspondante ne soit pas de cet avis, c’est possible, mais qu’elle vienne nous parler de femmes jouant la « petite comédie du refus », d’hommes « méprisant toujours un peu celle qui s’est jetée à leur tête », je ne vois pas du tout ce que cela a à faire avec notre thèse. Ces femmes-là, ces hommes-là ne sont pas à leur place dans une association, une coopérative de camaraderie amoureuse, aux composants sélectionnés. Ils sont chez eux dans le milieu bourgeois. Qu’ils y restent.

Quand on considère les résultats de l’actuelle éthique sentimentalo-sexuelle, on peut souhaiter, ne serait-ce qu’à titre expérimental, de voir la réalisation de notre thèse sur une échelle plus grande que celle de groupes restreints ! Nous prétendons qu’en dépouillant l’« amour » de son caractère passionnel romantique, exclusif ; qu’en le transformant en une conséquence ou un prolongement de la camaraderie (ou de l’association), le genre humain y gagnerait en sociabilité. Avant de le contester, il faudrait au moins que l’expérience ait eu lieu.

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« Cher camarade. – Toutes vos discussions touchant la sexualité me paraissent puériles et irréelles.

Permettez à une jeune femme, qui a fait pas mal d’essais, d’apporter à cette discussion ce qu’elle croit être un peu de vérité.

C’est l’accord des sexes qui fait les délices de la possession. C’est (qu’on me comprenne) une question de calibres… Chacun, obscurément, sans s’en rendre compte, recherche sa “chacune”, chacune recherche son chacun !… Il faut que non seulement les corps, les formes, les peaux se plaisent, mais, en outre, que les sexes se conviennent, s’épousent réellement.

La désharmonie des sexes, dans un couple, explique la maussaderie, l’infidélité et enfin les ruptures. L’accord entre les esprits vient ensuite, s’il vient, et, souvent, il ne vient pas. Deux êtres, souvent, ne s’accordent vraiment qu’au lit. Et puis, l’Amour s’apprend comme toutes choses. Il y a des êtres des deux sexes nés pour l’Amour. On les reconnaît, même dans la rue, à un certain air voluptueux qu’ils reflètent sur leur personne, à la propreté de leur chair et de leurs vêtements, à la coquetterie de leurs toilettes.

Maintenant, une femme peut juger de la valeur amoureuse d’un homme, quand par exemple cet homme se livre à une toilette minutieuse de son corps, de ses mains, de sa bouche, et du reste, avant le coït. Un homme peut juger de la valeur amoureuse d’une femme aux mêmes signes.

Autant l’acte amoureux peut être beau quand il est accompli par deux beaux jeunes corps, lavés et soignés, autant il peut être laid et ridicule entre un homme à gros ventre (je suppose) et une femme aux appâts flasques et trop abondants.

Les hommes qui sont suffisamment bien au point de vue plastique et soignés des pieds à la tête sont très rares. Les femmes le sont encore bien plus.

Que de courtisanes gagneraient à faire de la culture physique et du bain quotidien : voire simplement du tub.

Que d’“hommes d’amours” ou qui se croient tels devraient surveiller leur plastique et leur propreté physique quotidienne et perpétuelle.

Et puis, la possession physique est une sorte de combat, moins bestial qu’aux temps des Primitifs sans doute, mais il demeure bestial tout de même, pour des fins voulues par la nature, c’est-à-dire l’Enfant, la perpétuité de l’Espèce.

Le baiser, à bien regarder, est une forme atténuée de la morsure des primitifs. Dans ce combat délicieux qu’on appelle la possession, le mâle doit triompher et la femelle doit se donner éperdument.

Pour arriver à ce résultat, toutefois, l’homme doit être raffiné et savant en amour, préluder à l’acte par des caresses douces et hardies, des mots amoureux et gracieux et longuement prédisposer la femme à le recevoir.

Il y a un mot d’Ambroise Paré qui vient à l’appui de ce que je dis. Ambroise Paré recommande qu’avant l’acte amoureux : “Le masle par petits attouchements, mots gracieux, mignoterie et mignardises, mette la femelle en estat”. Ce qui perd l’amour, même entre deux êtres en harmonie et “calibrés”, c’est la satiété. Et entre mari et femme ou entre amant et maîtresse, il y a lieu de ne pratiquer l’amour qu’à des espaces irréguliers, afin d’éviter ladite satiété. Dans le peuple, on se croirait déshonoré si on ne pratiquait pas chaque soir, avec sa femme ou sa maîtresse, l’acte amoureux : comme une fonction, comme on boit ou mange.

Funeste erreur : mort rapide du désir et de l’union.

Alice Wesley. »

Réponse. – Il y a beaucoup de vrai dans cette lettre et je partage nombre de vues qui y sont exprimées. Cependant, l’accord entre êtres qui s’aiment ne se scelle pas uniquement « au lit » : on peut passer sur bien des lacunes au point de vue du plaisir sexuel ou de l’aspect physique si l’on a affaire à un ou des partenaires qui les rachètent par l’intellectualité, l’activité désintéressée. La bonté, l’humeur égale, l’injalousie, une vie tourmentée, d’autres attributs encore. Pour « s’accorder au lit », force est-il aussi qu’une expérience d’assez longue durée, pour être loyale, ait permis de s’en assurer.

On rencontre des hommes ou des femmes au tempérament très amoureux et auxquels les circonstances sociales n’ont jamais permis de trouver le temps qu’il faudrait pour se présenter « perpétuellement » soignés de la tête aux pieds (par exemple : travail qui les absorbe, habitat défectueux). J’en connais dont la toilette est le moindre des soucis, ce qui ne les empêche pas de considérer l’érotisme « comme un art ». Il en est enfin chez lesquels la préoccupation constante des lavages en temps et hors du temps a pour conséquence de « tuer l’amour ».

Le camarade « à gros ventre » (on a démontré que les corpulents sont des voluptueux), la camarade « aux appâts trop abondants » peuvent être doués d’un tempérament très amoureux. Faudra-t-il que, du fait de leur constitution, ils renoncent à l’amour ? Et en souffrent ? Et qui prouve qu’au lit ils ne s’accorderaient pas avec des « sveltes » ? Si l’on part de cette base que tout ce qui se fait en amour se situe « par-delà le bien et le mal », on arrive à cette conséquence que rien n’est « puéril » ni « ridicule » en amour. Le ridicule dans tous les domaines est un « préjugé ».

Mes réserves sur la missive d’Alice Wesley portent sur ce fait qu’elle traite la question en dehors de la « camaraderie ». Cette camaraderie – association d’égoïstes – dont les composants ont conclu une entente tacite aux fins de s’épargner mutuellement toute espèce de souffrance évitable. Voilà le point où je veux ramener la question et j’y reviendrai. N’importe quelle bourgeoise ou petite-bourgeoise, aux idées libérales, aurait pu écrire comme le fait ma correspondante.

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« Camarade E. Armand – “L’Érotique est un Art”, dis-tu, et à ce titre, il te paraît logique qu’une femme consente sans difficultés à procurer les joies de l’amour à un camarade qui ne lui “porte pas à la peau” – parce qu’elle goûte d’autres œuvres d’art sans aimer les artistes qui les ont produites. Oui, l’Érotique peut être un art, lorsque les “rites de la volupté amoureuse” procurent les émotions intenses que l’on ressent devant toute œuvre de beauté, et cela arrive assez souvent, semble-t-il. Seulement, avoue qu’il est un art différent des autres, de celui du peintre, du sculpteur, du pâtissier, si tu y tiens. Devant un tableau, une statue, un gâteau, la personnalité de l’auteur s’efface tout à fait et l’on n’éprouve pas du tout le besoin de faire sa connaissance ; on goûte pleinement ce qu’il nous livre de lui (psychiquement parlant) et c’est tout. Il en est autrement lorsqu’il s’agit de goûter l’“art érotique”. Pour savourer les joies amoureuses, la présence de l’“officiant”, “artiste”, “auteur” de l’œuvre d’amour est nécessaire ; il est impossible de faire abstraction de sa personnalité, il est même indispensable que sa personne physique soit agréable à la partenaire. Il y a là une question d’attirance physique qui est primordiale en amour. J’entends “des plaisirs de l’amour en ce qu’ils ont de comparable aux plaisirs de la table”.

Car une femme peut très bien éprouver de la sympathie, de l’estime, voire de l’admiration pour un camarade et ne pas se sentir attirée sensuellement vers lui. Et alors, il te semble normal que, dans ce cas, la femme livre son corps au camarade et trouve la compensation à cet abandon qu’elle ne désire pas, dans la satisfaction intérieure qu’on éprouve ordinairement lorsqu’on donne du bonheur à autrui ? Eh ! bien, c’est un sacrifice que tu demandes là (sans chiqué, je t’assure), un de ces “renoncements” contre lesquels tu t’es élevé récemment. Ou bien nous voici revenus à la morale des “faiseurs de joie”, et alors nous ne tenons plus compte de la contrainte, de la mutilation qui peut en résulter pour celle qui se donne.

Et vois jusqu’où mènerait ton opinion mise en application : la compagne anarchiste, agréable physiquement, se “sacrifiant” à chacun des camarades qui auraient envie d’elle afin de procurer du bonheur à tous. Je sais que tu as soin d’ajouter “dans certains cas”, mais qui déterminera ces cas ? Il y a fort à parier que chacun des amoureux trouvera que son cas est l’un des “certains cas” et revendiquera les faveurs de la jeune femme. En fait, celle-ci ne pourrait se refuser très souvent, car ils sont nombreux les camarades de nos milieux anarchistes pour lesquels on peut éprouver une sympathie quelconque : intellectuelle ou sentimentale. Et pourtant, je suis sûre que de son plein gré la camarade ne consentirait pas à les “aimer” tous, car tous ne lui inspirent pas ce sentiment d’“amour” dans lequel l’attirance sensuelle est essentielle, car tout est là et rien que là.

Pour ma part, je ne consentirais pas à procurer les “joies amoureuses” au camarade vers lequel je ne me sentirais pas attirée sensuellement, le faire serait me contraindre, tout un côté intime de ma personnalité serait meurtri. Et je prétends qu’en qualité d’individualiste, pour lequel “la réciprocité est la base équitable de mes rapports avec autrui”, il n’y aurait pas équivalence entre la contrainte désagréable que je m’imposerais et la “joie intérieure” résultant de mon sacrifice.

Germaine Duberry. »

Réponse. – Ton argumentation est très habile, très adroite, puisque tu te places sur mon propre terrain et que tu me poursuis avec mes propres arguments. Résumons-la. Tu affirmes que tu ne trouverais pas équivalence entre la joie intérieure qu’il te procurerait et le sacrifice lui-même d’abandonner ton corps « dans certaines conditions » aux caresses d’« un camarade que tu estimes, avec qui tu sympathises, qui ne t’inspirerait pas une absolue répugnance, avec lequel tu te sentirais suffisamment d’affinités de sentiment et d’esprit, qui en ressentirait une si grande joie ». C’est une opinion individuelle. Dans la pratique, je suis certain que c’est à un chiffre très restreint que se limiteront ceux, parmi les camarades que tu fréquenteras, qui réaliseront toutes ces attirances, à tes yeux. Il m’est arrivé de me montrer « aimable » à l’égard de camarades du sexe féminin qui étaient loin de les réunir. Eh bien, je me suis toujours senti payé amplement de mon sacrifice (?) par la joie intérieure que j’éprouvais d’avoir fait plaisir, sous ce rapport, à autrui. J’estime que mon expérience vaut bien la tienne. Et cela prouve que l’appréciation de la notion de réciprocité demeure individuelle. Heureusement.

Tu sais parfaitement bien que je n’ai jamais entendu établir une obligation (!!!) pour une camarade quelconque de faire le sacrifice de se donner à qui il ne lui plaît pas. C’est à chacun de déterminer sa vie sexuelle comme il l’entend. Seulement, décider a priori qu’un camarade réunissant toutes les conditions d’attirance ci-dessus énumérées ne satisfera pas tes aspirations en matière amoureuse, cela n’est ni très individualiste ni très raisonnable – ni scientifique d’ailleurs. L’apriorisme revêt toujours un caractère de dogmatisme, de préconçu, de crainte d’avoir à exercer son jugement. Or je prétends que dans le domaine de la sensualité comme dans celui de l’intellectualité, comme dans tous les autres champs de l’activité individuelle, c’est seulement a posteriori qu’on peut tirer des conclusions, un a posteriori sincèrement, résolument, énergiquement envisagé et appliqué un temps suffisant, cela va de soi. C’est encore là une opinion personnelle.

Quand je discute éthique sexuelle, c’est en me situant sur ce terrain – qui nous est commun, je crois – qu’il ne saurait être individualiste de préconiser une détermination unilatérale de la vie sexuelle ; de présenter comme conception meilleure ou supérieure à une autre la monoandrie, la monogamie, la polyandrie, la polygénie, la communauté ou la promiscuité sexuelle ; c’est aussi en revendiquant pour n’importe laquelle des formes de la vie amoureuse et de l’activité sexuelle pleine possibilité d’expression, de proposition, d’expérimentation ; c’est en déclarant que nous ne tenons aucun compte des foudres dont la religion, les préjugés ou les lois frappent certaines formes de réalisations sensuelles.

Ceci entendu, il s’agit de ne pas différencier la manifestation sexuelle des autres manifestations vitales ; elle n’est tout simplement qu’un des aspects des combinaisons physico-chimiques qui constituent la vie. Vouloir la considérer autrement, c’est retomber dans le mysticisme, établir une différence entre la chair et l’esprit, la matière et l’âme. La sensibilité, le sentiment, la sensation ne sont que des termes différents pour exprimer les divers degrés de la réaction de l’organisme individuel en présence du hors-moi, dans ses rapports avec les autres organismes humains.

Dans une étude assez fouillée sur la sensibilité individualiste et les élans du cœur, j’ai écrit que l’individualiste, dans le domaine de la vie sentimentale, se « fera valoir », qu’il exposera son point de vue… « avec ardeur, avec véhémence » ; « il s’adressera à la persuasion pour faire triompher sa conception d’un détail de cette vie ; il insistera, il reviendra à la charge »… « sans vouloir jamais que le sentiment lui serve d’outil d’oppression ou d’instrument de contrainte à l’égard d’autrui »…

C’est parce que j’admets la grande valeur du sentiment que je ne considère pas comme « un camarade quiconque tend à prolonger ou augmenter la souffrance de ses compagnons ». Me plaçant à mon tour sur ton terrain aprioristique, je pourrais te répondre qu’une femme intelligente sachant, comme l’explique le Dr Nystrom dans La Vie sexuelle et ses lois, que lorsqu’on rencontre une personne qui éveille le sentiment de la sympathie, tous les désirs la prennent pour objet avec la puissance de la passion, s’abstiendrait a priori de tout geste ou attitude qui serait de nature à faire naître cette sympathie. Elle garderait par-devers elle l’estime, l’appréciation, l’admiration que pourrait lui inspirer un camarade quelconque. Elle s’arrangerait pour qu’il n’en sache jamais rien. Elle ne le fréquenterait en aucune façon. Elle ne lui laisserait rien espérer. Elle s’interdirait de chercher à plaire, à séduire, par les paroles, par l’écrit, par l’allure, par le costume, par le flirt, etc. Tu vois où on aboutit, en se plaçant sur ton terrain, je le répète.

Je maintiens, comme façon de se comporter entre camarades individualistes en matière amoureuse, qu’il n’est aucun camarade de l’un ou l’autre sexe qui puisse vouloir en faire souffrir un autre – ou même en entretenir la pensée. Je conçois que le ou la camarade qui continue à fréquenter celle ou celui qui lui a fait comprendre son désir puisse être tenu responsable par l’intéressé de la souffrance que son refus ultérieur peut occasionner. Et si l’on a affaire à un tempérament exclusif, quelle douleur ne s’expose-t-on pas à créer ? Qui en voudrait à celui qui souffre de s’en prendre à celui qui le fait souffrir ? Et si c’est uniquement en matière amoureuse que la camaraderie est incapable d’apaiser, de guérir la souffrance, à quoi sert-elle ? Remarque que je me contente dans tout cela de poser les termes du problème…, termes que je pourrais corser en invoquant simplement ma propre expérience. »

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« Cher E. Armand – … Je crois que, dans une association de camaraderie amoureuse, la compagne dont le tempérament et les idées s’accordent avec les vôtres doit malgré tout réfléchir plus longuement que l’élément masculin ; puisque s’il y a une charge ou un inconvénient, c’est elle qui le garde le plus souvent. Ne doit-elle pas craindre toujours la contagion, l’enfant ? Je sais que l’on peut diminuer de beaucoup les chances de la contagion avec les pratiques d’hygiène moderne, mais il reste toujours un doute. On peut aussi appliquer cela au côté masculin, mais toujours avec moins de danger, puisque par exemple pour une contagion des organes sexuels, l’homme, grâce à ses organes externes, s’en aperçoit tout de suite et peut se soigner rapidement, tandis que la femme peut garder le mal et ne s’en apercevoir que lorsque l’état est chronique.

Il peut aussi se présenter, au cas de rencontre à l’hôtel par exemple, que la femme ne puisse prendre des précautions d’hygiène, que le compagnon refuse de se préserver, ou tout au moins que la compagne doute de l’efficacité des moyens employés par son partenaire (cela quand il y a autre chose que des caresses voluptueuses), et si elle éprouve un désir physique très vif de celui qui l’accompagne, peut-elle être absolument certaine de sa mentalité ?

Et puis l’éducation de la jeune fille, même dans nos milieux, est moins libre, moins large que celle du jeune homme ; mieux instruite, ne redoutant pas les divers inconvénients cités plus haut, et qui gâtent bien souvent sa joie, étant vraiment libre de son corps, la jeune fille, la jeune femme ou la femme iraient certainement vers la recherche de plus de sensations, de plus d’amour, de plus de tendresses.

Et l’âge ? Dans nos milieux actuels, qu’arrivera-t-il à la compagne âgée ? Trouvera-t-elle des compagnons ? Il se peut très bien qu’un homme de 50 ans se fasse aimer ou désirer d’une femme de 20 à 25 ans. Mais la femme de 50 ans pourra-t-elle se faire désirer d’un homme de 25 ? Le plus grand nombre de ceux-ci ne recherchent-ils pas la vue, la jouissance d’un corps plus jeune (ceux-ci comprennent tous les hommes, jeunes et vieux, ou relatifs) ; la femme âgée ne sera-t-elle pas délaissée ?

Dans tout cela, naturellement, il y a les particularités. Il y a la jeune fille sotte ou vieille de caractère, et la femme plus âgée physiquement, mais intelligente et d’un caractère jeune.

… N’est-ce pas à cause d’une faiblesse d’argumentation de l’élément masculin que l’élément féminin se montre si réfractaire à cette camaraderie ? N’est-ce pas plutôt à l’argumentation trop chaleureuse des partisans masculins de la camaraderie amoureuse que l’on doit cette retenue du côté féminin ? Je sais qu’il y a un appel aussi pressant de l’autre côté, en dehors du milieu, et auquel l’élément féminin de cet autre milieu répond, mais c’est alors pour ou par l’argent, ou quelques autres profits, et cela ne nous concerne pas. Voilà les idées d’une jeune femme, qui sent et comprend avec son moi à elle ; et qui serait peut-être heureuse de voir l’amour (unique ou plural), tant de fois prisonnier ou malmené, s’épanouir librement entre compagnes et compagnons conscients, et suivant le plaisir de chacun, limité uniquement par la peine que l’on pourrait faire aux autres.

Une jeune femme.

P.S. – J’entends par 50 ans, l’âge approximatif où les cheveux grisonnent, la chair est moins ferme, le corps plus ample, moins souple, etc. – J’entends par 20 à 25 ans, l’âge approximatif où la chair est belle, ferme ; la peau fraîche ; le corps jeune, gracile, souple, etc. – Je ne pose aucune limite fixe d’âge. »

Réponse très brève, ayant déjà examiné ces questions :

1. – Je me tue à ressasser que la thèse de la « camaraderie amoureuse » est uniquement à l’usage de camarades au courant de tout ce qui concerne l’hygiène sexuelle, maîtres d’eux-mêmes, assez déterminés pour savoir ce qu’ils veulent et jusqu’où ils veulent aller. Les non-sélectionnés n’ont rien à voir dans ce domaine.

2. – Il est vrai que toute argumentation sincère est par là même et chaleureuse et démonstrative. Je me méfie, dans la sphère des réalisations, des expérimentateurs sans chaleur, sans conviction, sans enthousiasme.

3. – Tu connais mon opinion : « On n’a d’âge que celui qu’on se sent. » Toute vraie, tout vrai camarade se retirera de l’arène dès qu’il ne se sentira plus l’âge de lutter. Ceci dit, j’admets fort bien que la ou le camarade « âgé » doit posséder certaines qualifications qui manquent justement aux « jeunes » : expérience, raffinements, sérieux et empire sur soi, passé de propagande et d’aventures, de gestes de réaction contre l’ambiant conformiste, débarras des préjugés, douceur peut-être, etc. Ne t’y trompe pas : pour le sincèrement voluptueux, la question d’âge joue un rôle secondaire. D’ailleurs, et pour ne pas sortir d’une atmosphère parente de la nôtre, n’avons-nous pas vu une Isadora Duncan, ayant dépassé la cinquantaine, être aimée d’un Essenine, comptant 23 printemps ? Cela nous indique le rôle que peuvent jouer, à ce sujet, les dons intellectuels ou artistiques, etc.

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« À E. Armand – … Dans votre thèse de l’association en vue de la camaraderie amoureuse, qui implique naturellement formation de “clubs” ad hoc, y a-t-il une limite d’âge ? J’aimerais une réponse détaillée à ce sujet.

Marie Dyvoir. »

Réponse : Il est évident que du moment qu’intervient le facteur « camaraderie », le problème de la limite d’âge ne se résout pas de la façon bourgeoise, mais bien par ce que j’appelle la méthode de compensation, déjà exposée ici. Notre thèse ne s’occupe nullement de la puissance ou capacité reproductive, mais de la recherche « en camaraderie » des plaisirs et des jouissances d’ordre sentimental, sexuel ou érotique, selon le genre de réalisation poursuivie. On sait aujourd’hui que la disparition de la faculté génitrice (impuissance chez l’homme, post-ménopause chez la femme) n’éteint ni n’émousse le désir érotique, pas plus qu’elle n’empêche la vibration de certaines zones érogènes sous l’action de certaines caresses. En énonçant cette vérité, nous ne faisons que fouler des sentiers déjà battus. Tant que ce désir subsiste, tant que persiste cette vibration, la camaraderie amoureuse (ou érotique) demeure valable, concevable et praticable. Notre thèse n’a jamais varié : une « association » ou « coopérative » ou « mutuelle » de camaraderie amoureuse (ou érotique) implique que chacun de ceux qui y participent volontairement apporte ou produit ce qu’il peut, comme il le peut ; et reçoit ou consomme ce qu’il peut, comme il le peut. Tant qu’on est en situation d’apporter ou de produire quelque chose, de recevoir ou consommer quelque chose, on peut être un camarade dans ce domaine. Ce que l’un ne pourra apporter ou produire, l’autre le pourra ; ce que l’un ne pourra recevoir ou consommer, l’autre le pourra – il y a donc compensation. On peut naturellement concevoir et créer des « clubs » sur une autre base, mais pour ce qui est de notre thèse, c’est ainsi qu’elle résout le problème.

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« Parmi les différentes études ou critiques de la camaraderie amoureuse – j’en excepte bien entendu les critiques malveillantes ou suintant la mauvaise foi –, bien peu de leurs auteurs, me semble-t-il, se sont préoccupés de la répercussion que celle-ci pourrait avoir sur la famille actuelle. Et cependant ?

En fait, et si la camaraderie amoureuse venait à se généraliser dans la société actuelle, à quoi aboutirions-nous ? Je le dis sans ambages : purement et simplement à la dissolution du couple primitif, et, par conséquence directe, à la dissolution de la famille, cellule sociale, base essentielle, fondamentale du principe d’autorité.

On m’objectera peut-être qu’il existe actuellement dans nos milieux des couples unis, légalement ou non, dont les partenaires, s’ils acceptent en fait la vie en commun, pour des raisons économiques surtout, n’en restent pas moins libres de poursuivre à l’extérieur ou même à l’intérieur du foyer commun, de multiples expériences amoureuses.

Il n’en est pas moins vrai que pour certains de ces couples – gardons-nous des généralités, car il existe des exceptions, je le sais, j’en ai eu des preuves –, ces sortes d’unions ne font que reconstituer, légalement ou non, le couple primitif.

J’estime, par contre, que dans une société où la camaraderie amoureuse serait généralisée, avec ou sans cohabitation, il en serait autrement.

Le compagnon ou la compagne libéré économiquement, habitant isolément et recevant (chez lui ou chez elle) pour un temps à déterminer, plus ou moins long suivant les cas, la compagne ou le compagnon de son choix, la portée sociale de la camaraderie amoureuse serait beaucoup plus grande.

Sans doute, la vie en commun peut avoir à bien des égards des attraits : possibilité de mieux-être, de confortable, stabilité, assurance de trouver à toute époque un logis fraternel ou l’on se repose des vicissitudes d’une existence parfois hasardeuse. N’importe, il me semble qu’au point de vue portée générale de l’idée il vaudrait mieux qu’il en soit comme j’ai dit plus haut !

L’enfant, d’ailleurs, n’y perdrait rien, le cas échéant. Élevé par la collectivité, la mère conservant contact avec sa progéniture, si elle y tient, en dehors de l’autorité familiale, il trouverait l’ambiance favorable au libre développement de sa personnalité.

Et ceux qui nous reprochent volontiers de voir uniquement dans la “camaraderie amoureuse” un moyen de varier la recherche des plaisirs sensoriels en seraient une fois de plus pour leurs frais.

La “camaraderie amoureuse” prendrait ainsi le caractère plus net d’une revendication d’ordre éminemment révolutionnaire. En sapant les bases de la famille actuelle, par la création d’une éthique sexuelle nouvelle, elle préparerait du même coup l’avènement d’une société vraiment libertaire, d’où serait exclu le propriétarisme sous toutes ses formes, et plus particulièrement dans sa forme la plus odieuse et la plus répugnante : le propriétarisme sexuel.

C’est – en tout cas – je crois, une idée à creuser, et que je livre à la méditation de ceux qui veulent vraiment se libérer de toutes les servitudes, volontaires ou non.

J.-P. Sieurac, Toulouse. »

Réponse. – Nous admettons que, pour éviter toute apparence même de préférence, de « favorisation », de « défavorisation », la camaraderie amoureuse ne se pratique qu’en des lieux, des locaux à ce spécialement affectés, comme c’est le cas pour toutes les coopératives, et munis de tous les appareils d’hygiène et de prophylaxie sexuelles désirables.

Dès maintenant, l’enfant – désiré – peut être fort bien élevé aux frais des participants à la coopérative de camaraderie amoureuse.

Mais on ne saurait séparer le concept de « camaraderie amoureuse » de l’idée de « maternité consciente ». Et si, comme certains auteurs le font entrevoir, il est vraisemblable que dans deux ou trois générations, sous l’influence de la diffusion de l’eugénisme et du contrôle des naissances, l’enfant devienne de plus en plus un « accident », le problème de son entretien serait vite résolu.

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« Nice, 27 avril 1933… Trop des “nôtres” se conduisent comme des petits bourgeois – et des petits bourgeois de basse mentalité – en tout ce qui concerne la question sexuelle. Aussi faut-il voir toutes les précautions que prennent femmes et hommes lorsque l’envie leur prend de changer de partenaire – pour que leur conjoint n’en sache rien. C’est navrant. C’est pourquoi je dis que tu ne frapperas jamais assez sur le clou.

Personnellement, car je suis de ceux qui aiment mettre en pratique leurs théories, j’essaie de faire mon possible pour que “ma femme” – une frigide, à laquelle je ne puis procurer du plaisir qu’à l’aide d’artifice – se montre favorable à un camarade bien plus jeune qu’elle, mais qui la désire. Elle s’en étonne et elle prétend que si elle cédait, il ne lui serait plus possible de partager la couche “conjugale”. J’ai beau lui répéter que, loin de diminuer, l’amitié affectueuse que je ressens pour elle augmenterait, du fait qu’elle éprouverait du plaisir – que je ne ressentirais aucune jalousie mais de la joie, lorsque, blottie dans mes bras, elle me raconterait ses expériences – elle ne comprend pas, elle ne veut pas comprendre, elle s’imagine que je ne l’aime pas… Ah ! S’il s’agissait de le faire en cachette de moi !… Continue donc ton œuvre, cher camarade E. Armand, et n’oublie pas que là où l’on te comprend, l’hypocrisie, le tartufisme, le mensonge disparaissent. Bon courage.

Un sympathisant provençal. »

Cette lettre suscita une réponse :

« 28 juin 1933… J’ai pensé qu’il serait peut-être salutaire d’appuyer la plaidoirie “d’un sympathisant” auprès de “sa femme” pour la décider à accomplir un acte qui non seulement la rendra heureuse, lui procurera des jouissances nouvelles, mais aussi fortifiera l’amitié, la confiance de son mari.

Nous avons tenté une expérience qui a pleinement réussi et qui ne demande qu’à être renouvelée. L’important est de choisir le compagnon ou la compagne. Il faut déjà qu’il existe des sympathies physiologiques, et des vues semblables sur les grands problèmes de la vie, et surtout le respect réciproque du compagnon ou de la compagne. La confiance vient naturellement.

Loin de me sentir diminué, au contraire, j’ai ressenti de la fierté : fierté de n’être pas “comme les autres”, joie d’avoir fait trois heureux : ma femme, mon camarade et moi, qui, par contrecoup, ai bénéficié de toute la joie des deux autres.

À l’encontre de ces tromperies où l’un des “époux” est tenu à l’écart comme un pestiféré, où il est bien souvent méprisé, bafoué, haï, la “camaraderie amoureuse” rapproche plus intimement, plus “moralement” les êtres. Faire acte de camaraderie amoureuse ne veut pas dire effectuer des “coucheries”, comme les non-avertis et les sots se l’imaginent. La camaraderie amoureuse veut un choix, un libre choix et une réciprocité. Si l’accord ne peut se faire, la camaraderie n’existe pas. Les gens de mauvaise foi ne comprennent pas comment on arrive à cette camaraderie : car ils ne possèdent ni confiance, ni respect. “Ma compagne” craignait pour elle de se voir délaissée, par moi, pour d’autres expériences. Mais, bien au contraire, je suis redevenu plus amoureux d’elle, notre amitié a grandi.

Que la femme du camarade de Nice se tranquillise donc. Qu’elle fasse taire et disparaître ses préjugés. Il y aura plus de compréhension entre son mari et elle et moins de mensonges – moins de désirs contenus. La vie deviendra plus franche et plus agréable, plus remplie de joies.

Un lecteur algérien. »

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Ce chapitre serait incomplet s’il ne contenait pas les remarques suivantes ayant trait aux échecs dont est susceptible la camaraderie amoureuse. Bien qu’elles ne soient pas signées, nous savons que leur rédacteur n’ignore rien du sujet.

« Signer d’un nom les remarques qui vont suivre n’est ni utile ni nécessaire. Elles n’y ajouteraient rien, elles n’y retrancheraient rien. Qu’il suffise de dire que j’ai tenté maintes fois de susciter des associations de camaraderie amoureuse et que, si j’ai échoué souvent, j’ai quelquefois réussi. J’écris donc sous la dictée de l’expérience. Je n’ai pas cédé un pouce concernant la valeur d’une thèse que j’estime généreuse, libératrice, pratique, à longue portée. Je l’aime parce qu’elle revendique carrément la recherche de plaisirs et de distractions que relègue à l’arrière-plan le puritanisme des “braves gens” qui se disent à l’avant-garde des mouvements libérateurs. Je l’aime parce que, par-dessus la sombre étape de l’ascétisme chrétien, elle renoue avec la conception païenne et hédoniste de la vie, c’est-à-dire cette conception qui proclame que la vie n’est pas une pénitence, mais vaut la peine d’être vécue par les plaisirs qu’on peut en tirer.

Comme il peut y avoir plusieurs types d’associations de camaraderie amoureuse, il y a plusieurs réalisations à considérer dans les postulats de cette thèse. En voici quelques-unes :

Intégrer dans cette forme de rapports qu’on dénomme “camaraderie” les relations sentimentales, sexuelles ou érotiques, c’est-à-dire faire de la camaraderie quelque chose de plus intime, de plus liant, de plus affectueux, de plus distrayant. Étant entendu qu’une sélection réunisse les adhérents à cette conception de la camaraderie, pour l’instant en nombre restreint.

Réagir contre l’exclusivisme, l’étroitesse et la sécheresse qui sont les conséquences de l’unicité en matière amoureuse ou sensuelle, même quand l’unicité n’est pas entachée de jalousie.

Permettre à ceux chez lesquels l’apparence ou l’âge n’ont pas émoussé ou amoindri la libido – l’impulsion érotique –, et ils sont nombreux, de rencontrer des milieux où ils puissent s’extérioriser sans crainte d’incompréhension ou de refoulement. Un des principes fondamentaux de notre thèse est que le “tant-pis-pour-toi” soit réduit au minimum, ses réalisations étant basées sur ce fait que chacun donne et reçoit ce qu’il est en son pouvoir de donner et de recevoir – tantôt plus, tantôt moins –, le plus finissant par compenser le moins et cet équilibre justifiant l’absence du “refus”, sans lequel il ne peut y avoir de camaraderie amoureuse véritable. Étant donné la variété des constituants, la pluralité des demandes et des offres, toutes les compensations sont possibles. Ce point est essentiel.

Enlever aux rapports sentimentaux, sexuels, érotiques – quels qu’ils soient – leur caractère mystique, spirituel, religieux, sacramentel, etc. ; ne les considérer que comme des sources de plaisir et des moyens de récréation, d’où élimination des douleurs et des souffrances – le plus souvent d’un caractère morbide – auxquelles conduisent trop souvent ces rapports.

Réhabiliter les plaisirs “défendus”, les caresses “non conformistes”, les amusements “fantaisistes” et démontrer que lorsqu’on les considère comme un moyen de distraction, ils n’apportent aucun trouble dans l’équilibre – détermination de l’us et de l’abus – de leurs pratiquants, le déséquilibre étant causé, neuf fois sur dix, par l’obligation de la dissimulation ou de la constriction.

Réunir ceux que la recherche des joies amoureuses ou érotiques intéresse uniquement pour cette recherche elle-même, sans finalisme d’aucune sorte, et qui, en se réunissant, entendent réagir contre le discrédit ou le tabou dont est l’objet – même dans les milieux dits “à idées larges” – la poursuite des récréations de cet ordre.

On pourrait trouver d’autres applications de la thèse de la “camaraderie amoureuse”. Il en est d’autres. Pour cette fois, je me contenterai de ces déductions.

Les essais pratiques de “camaraderie amoureuse” ont à lutter contre divers obstacles. Examinons-en quelques-uns ici :

Abstention de l’élément féminin. – On me répond que le pourcentage n’en est pas plus élevé dans les réunions mixtes dont l’objet dépasse les préoccupations économiques ou les conceptions moyennes du milieu social. Voire. Cette explication ne me satisfait que partiellement. L’histoire me démontre que l’élément féminin est aussi apte que l’élément masculin à la promiscuité et au communisme sexuels, a fortiori à la camaraderie amoureuse (mon expérience en ce sens est concluante), bien moins exigeante. À mon sens, la propagande faite en faveur de notre thèse n’a pas su employer les arguments convenables pour atteindre l’élément féminin.

Le caprice. – Certains veulent que ces associations ne comportent aucun statut, c’est-à-dire qu’on ignore autant ce que vos coassociés attendent de vous, qu’ils ignorent ce que vous attendez d’eux. Dans ces conditions, il n’y a pas de réalisation de camaraderie amoureuse possible. On doit savoir à quoi s’en tenir, à quoi s’attendre. Un des principes fondamentaux de la thèse de la camaraderie amoureuse est la suppression (au sein de l’association) du caprice, de la coquetterie, de l’indifférence, source de mécontentements, d’insatisfactions, de départs. Les demi-mesures ne satisfont jamais personne.

Les compagnons se présentent sans compagne ou amie. – Ils semblent se reposer sur la Providence ou l’Animateur (quand animateur il y a) du soin de pourvoir à la présence de l’élément féminin. De quelle façon maladroite ou inhabile ont-ils dû s’y prendre pour présenter cette thèse aux amies ou compagnes qu’ils fréquentent ou ont approchées, on frémit rien que d’y songer ? À moins que leur intention – inavouée – ne soit d’entrer dans l’association pour y rencontrer une compagne et l’accaparer pour leur usage exclusif. (Je ne m’intéresse pas à ce qui a lieu hors des réunions de l’association, ni aux contrats que les coassociés peuvent avoir passés au-dehors.)

De là à la reconstitution de couples au sein de l’association, le pas est rapidement franchi. – De “couples” ignorés par les cohabitants officiels ou officieux de ceux qui les forment, bien entendu, car bon nombre des candidats aux associations de camaraderie amoureuse font au-dehors de la cohabitation régulière (ce dont ces associations n’ont pas à connaître, d’ailleurs). Or une des réalisations fondamentales de la thèse de la camaraderie amoureuse est que, au-dedans des associations auxquelles elle peut donner lieu, le couple soit ignoré. Que faut-il penser de la bonne foi de ceux qui y pénétreraient pour l’y reconstituer ? »

Du même ordre sont les Réflexions sérieuses suivantes :

« À E. Armand… J’aime l’accent que tu mets sur le fait que la base de la camaraderie amoureuse est le plaisir, le plaisir érotique et sensuel entre camarades – c’est-à-dire entre personnes ayant des affinités intellectuelles et éthiques et éprouvant déjà de ce fait du plaisir à être ensemble. Et, comme ces camarades appartiennent à un milieu qui se dit dépourvu de préjugés, il serait incompréhensible qu’ils ne cherchent pas à compléter la joie de deviser ensemble par celle de s’approcher, de se cajoler, de se caresser…

N’est-ce pas un lieu commun de constater que le corps humain est fait pour les caresses ? Que nul corps ne saurait être insensible aux caresses et aux baisers ? Que l’on ne s’entretient jamais aussi bien que lorsqu’on est dans les bras l’un de l’autre, les deux têtes sur le même oreiller ?

À mon humble entendement, la règle normale de la camaraderie… tout court devrait comporter l’aspect amoureux… mais allez donc demander quoi que ce soit de sensé à notre monde désaxé, épileptique, étiolé et cafardeux.

Et, entre camarades, je ne vois pas l’importance des facteurs “physionomie, tenue, âge, couleur des cheveux, fermeté des chairs, force érective, habileté manuelle, appétit sexuel, capacité sensuelle, etc., etc.”. Il s’agit de compléter le plaisir d’être ensemble : si ce plaisir n’existe déjà pas, c’est qu’on n’est pas camarades, et alors la question de camaraderie amoureuse n’a pas lieu d’exister…

Quand on aborde cette question, on subordonne généralement le mot “camaraderie” au mot “amoureuse”… alors que c’est au contraire le mot “amoureuse” qui doit être subordonné au mot “camaraderie” et la chose à sa dénomination.

Cette digression achevée, je reprends la question des apparences et capacités. Il est d’ailleurs aussi rare de rencontrer quelqu’un qui réunisse toutes sortes d’attributs dans tous les domaines que de rencontrer quelqu’un qui soit totalement dépourvu de charmes dans tous les domaines. Tout être est apte à donner et à recevoir. Et, songeons-y toujours en traitant la question, comme nous sommes entre camarades, nous ne pouvons pas être déçus… Si la déception existe, il faut donc en chercher loyalement les causes : elles peuvent consister en un état déficient, ou nerveux passager, ou alors il n’y a pas d’affinités entre les deux partenaires, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas des camarades ; l’un des deux (sinon les deux) devrait alors se retirer du milieu, ou tout au moins sélectionner ceux avec lesquels il est en communion d’idées, de sentiments et de vibrations…

Nous voilà amenés à de petits groupes affinitaires qui peuvent s’interpénétrer à l’infini.

Il devrait y avoir à la base de la camaraderie amoureuse, pour qu’elle ait du succès, une franchise complète. Pas de réticences. Il ne s’agit pas de confessions, ni de “rapportages” publics, mais entre soi, dans l’intimité, on peut, on doit se parler franchement, sans arrière-pensée, sur les sujets qu’on aborde. Et ceux qu’on ne peut aborder ainsi, on les laisse de côté ; mais il faut toujours avoir présent à l’esprit qu’un mensonge est le ver destructeur de la bonne entente, et je dirai même que la flatterie, la flagornerie est aussi dangereuse.

De bons camarades ne se demanderont pas en eux-mêmes s’ils ont plus reçu que donné, ou ils ne le feront que par jeu de l’esprit, car, après tout, on ne peut se baser que sur des impressions qui, par essence, sont très variables. S’ils comparent leurs différents partenaires, c’est aussi sans méchanceté, et ils s’avoueront que chacun a son charme particulier, et, ma foi, quel que soit celui qui se présente sur-le-champ, il sera bien reçu.

Il y a une question délicate à traiter, c’est celle du “cramponnage”. Nous sommes avant tout des individualistes, et rien n’importune autant un individualiste que d’être cramponné. Nous avons besoin de solitude pour le repos, le travail, la méditation. Et vraiment, je romprais avec un camarade qui ne voudrait pas le comprendre. Il faudrait apprendre dans nos milieux à respecter réciproquement notre liberté, à évoluer les uns chez les autres sans nous gêner. Je crois que nous ne sommes pas encore libérés du travers bourgeois de nous croire tenus de nous occuper du visiteur ou de l’hôte : un camarade doit être chez lui chez tout autre camarade et savoir ne pas gêner et ne pas se laisser gêner. Libérons la camaraderie des entraves qui lui restent des relations bourgeoises. Ainsi, le cramponnage n’existera plus.

Mais il y a que nous ne sommes pas parfaits – heureusement ! – et que tout cela est une “tendance”, une “direction”, et que nous devons nous débrouiller le mieux possible dans tout le fatras de notre vie et de celles qui nous entourent, mais pourquoi ne pas choisir la “direction” de notre propre plaisir ?… C’est tellement logique et simple… d’autant plus que celui qui éprouve du plaisir, de la joie à vivre en répand autour de lui. Rien n’est plus dynamique que le bonheur. Or la camaraderie amoureuse n’est qu’une simple application, une simple résultante de ce dynamisme.

J’aurais encore beaucoup à dire, notamment sur le couple. Il y a couple et couple… Laissons de côté celui qui ne nous intéresse pas, le couple fermé, qu’il soit légal ou non, à vie ou temporaire. Ne considérons que celui dont chaque composant pratique volontiers l’hospitalité écossaise. Il est certainement conforme au tempérament de la plupart d’entre nous de vivre à deux. Je ne veux pas approfondir le pourquoi de cet état de choses, cela me mènerait trop loin. Et, ma foi, j’applique volontiers à ces cas une vieille formule favorite : “Un amour central, des amours latérales.” Il n’y a là aucun obstacle à la camaraderie amoureuse.

Il est, en effet, à constater que les femmes sont beaucoup moins nombreuses que les hommes dans ces essais… Mais il faut encore là bien approfondir les données que l’on possède. Il faudrait se demander si la plupart des hommes qui participent sont aptes à pratiquer la camaraderie amoureuse ou s’ils ne sont pas de simples bourgeois qui viennent là au lieu de faire la chasse aux trottins ou au lieu d’entrer dans un lupanar, c’est-à-dire pour passer un caprice. Il s’agirait de voir, l’expérience de camaraderie amoureuse se prolongeant, ceux qui y resteraient fidèles… J’ai une vague idée que les femmes, si elles sont moins nombreuses, seront plus fidèles ! Et n’est-ce pas, en partie, cette pensée qui retient beaucoup de camarades femmes ? N’est-ce pas aussi le fait que nous avons le défaut de notre race, c’est-à-dire de tout tourner en gauloiseries, en blagues, et je m’imagine que, sur le chapitre de la camaraderie amoureuse, les gauloiseries et la blague répétées ne sont pas faites pour attirer les femmes.

Il y a aussi, m’objectent certains, l’évolution féminine qui est en retard sur l’évolution masculine… Voire ! Brailler qu’on est émancipé ne prouve pas qu’on l’est ! Il y a la peur des maladies : elle existe aussi pour l’homme. Il y a la crainte de l’enfant : je ne la compte pas comme facteur important, car il s’agit de femmes éduquées.

P. Madel. »

Ces « réflexions sérieuses » appellent quelques remarques complémentaires.

On peut être un excellent camarade et ne pas vouloir rester sous l’impression qu’on donne plus qu’on reçoit. C’est un aspect de la camaraderie que de faire l’effort voulu pour que jamais ce regret ou ce désappointement n’ait motif de se formuler.

On peut être un excellent camarade et aimer à ne pas être dérangé chez soi – ce qui est tout à fait individualiste – ou à ne vouloir l’être que si votre ou vos visiteurs vous apportent quelque chose de neuf : par exemple une expérience nouvelle. On peut n’être en situation de soustraire à ses occupations, à ses méditations, à sa propagande que certaines heures, certains jours, etc. La camaraderie véritable doit pouvoir comprendre les possibilités, les difficultés, et discerner entre les tempéraments plus ou moins sociables, deviner ce que, pour une raison ou pour une autre, on n’affiche pas ou on ne se sent pas disposé à afficher (par exemple, les soucis domestiques ou économiques).

La camaraderie amoureuse ne doit pas être une exploitation inconsciente : profiter de l’effort fait par un ou une camarade pour amener une compagne ou un compagnon à la pratique de cette thèse, sans tenter un effort dans le même sens. Si on accepte que cela n’ait pas lieu, il ne faut pas ensuite le regretter. Je connais des couples qui ont renoncé à cette thèse parce qu’ils étaient las de ne rencontrer que des isolés ou parce qu’ils voyaient l’un d’eux mis systématiquement de côté. Il n’y a pas grand-chose à espérer comme résultat si la réciprocité et la bonne volonté ne jouent pas.

Je ne crois pas que, sans animateur sachant ce qu’il veut et doué de psychologie, la camaraderie amoureuse, comme « réalisation continue », puisse actuellement réussir.

Tout en étant donc presque entièrement d’accord avec P. Madel, que ces trois ou quatre remarques complètent simplement, qu’il s’agisse de fréquentations d’une espèce ou d’une autre ou de quelque réalisation que ce soit, il importe, quels que soient ceux qui y participent ou les favorisent d’une façon ou d’une autre – et toute mon expérience me le démontre – qu’il n’y ait pas de mécontents. « Qu’il n’y ait pas de mécontents », tout est là…

Pour achever ces quelques observations, ne pas oublier que, rentrant dans le cadre de l’association volontaire, la camaraderie amoureuse est pour ceux qui la veulent et pour nul autre, comme c’est le cas pour toutes les réalisations d’ordre individualiste. La camaraderie amoureuse est donc susceptible de contrat, d’association, etc., etc.

Selon la conception individualiste qui nous est chère, le couple ne peut s’admettre que comme pis-aller, basé actuellement sur toutes sortes d’affinités : d’ordre idéologique, sentimental, voire de mise en commun d’intérêts économiques (je ne dis pas d’aspirations vénales, faire attention), etc. –, la camaraderie amoureuse peut être une de ces affinités, elle ne l’est pas nécessairement. On ne peut donc pas plus qualifier d’inférieur que de supérieur le couple ou le groupe de cohabitants qui ne se fonde pas sur cette thèse. Mais ce qui importe au point de vue individualiste – ce qui importe seul –, c’est qu’aucun des cohabitants n’empêche l’autre ou les autres de pratiquer la camaraderie amoureuse.

Ce qui me semble le plus simple et le plus rationnel, c’est que les partisans et les pratiquants de la camaraderie amoureuse se réunissent en groupements fondés sur des affinités de détails ou une ligne de conduite particulière et nous en revenons à nos revendications déjà exposées.

III. LETTRE D’UN PHILOSOPHE L’AMOUR PLURAL : LETTRE OUVERTE À UNE JEUNE CAMARADE

Dans le périodique l’en dehors et dans quelques brochures a paru la lettre ci-dessous :

LETTRE D’UN PHILOSOPHE À UN CAMARADE QUI L’AVAIT INVITÉ À UNE PARTIE DE PLAISIR

« Cher camarade. – Tu m’invites à passer deux jours parmi vous pour une partie de plaisir, en dehors de toute question de propagande, et tu m’avises que tu as pris toutes dispositions nécessaires pour m’assurer gîte et nourriture.

Je t’en remercie vraiment, mais je dois t’avouer que si le sexuel en est absent, la partie de plaisir à laquelle tu me convies m’apparaît bien terne. Tu n’ignores pas… quelle notion de la camaraderie amoureuse est la mienne… Eh bien, j’aime mieux te dire tout de suite que toute hospitalité témoignée à ma personne (toujours bien entendu la question de propagande à part) et qui ne se préoccupe pas de mes besoins affectifs m’apparaît trop limitée pour me séduire.

Tu ne trouveras donc pas étonnant que je te demande si, dans ton entourage immédiat, ou parmi les compagnes que tu fréquentes, il ne se trouve pas une camarade disposée, pour ces deux jours, à tenter en ma compagnie une expérience de “camaraderie amoureuse”.

Ce serait faire injure au bon camarade que tu es que de supposer que les compagnes qui t’entourent se préoccupent de la date du baptême ou de l’aspect des militants qui te fréquentent. Aussi ne te fournirai-je de renseignements que sur ma “personne morale”. Je n’ai jamais hésité, quoi qu’il dût m’en coûter, à exprimer mon point de vue en toute franchise, je n’ai jamais monnayé mes opinions et, sans rechercher la persécution, je serais encore prêt à payer de ma personne, le cas échéant… Quant à mon âge, j’avoue que je suis ridiculement “jeune”. Depuis que j’ai pris conscience que j’existais, je ne me suis jamais lassé de croire que l’expérience de demain serait bien plus féconde en résultats de toutes sortes que celle d’hier, qui fut un misérable échec. Depuis que je me suis mêlé au mouvement non conformiste, en 1901 si ça t’intéresse, je n’ai jamais cessé une minute de m’imaginer que si ma thèse de l’année passée n’avait pas bouleversé le monde ou “mon” monde, celle que j’étais occupé à mettre au point allait sûrement le révolutionner.

Je me retrouve donc aussi sensible et enthousiaste qu’aux jours de mon adolescence. C’est pourquoi je ne te demanderai pas de détails sur la compagne à laquelle tu ferais part de mon désir et qui le partagerait. J’aime trop l’inconnu et l’imprévu, les sentiers que personne ne foule et les gestes inhabituels pour craindre ce qui résultera de l’expérience, étant entendu qu’elle se réalisera entre camarades éduqués et loyaux ; c’est moi qui la propose d’ailleurs.

S’il s’était agi d’une réunion pour laquelle tu m’aurais demandé mon concours, d’une action de propagande à laquelle tu m’aurais convié, je n’aurais même pas effleuré le sujet, mais comme il s’agit d’une partie de plaisir, je préfère y renoncer tout à fait plutôt que d’en jouir, à mon sens, incomplètement. Il va sans dire, si ma demande ne rencontre pas de réponse, que nous n’en serons pas plus mauvais camarades.

Pour copie conforme : E. Armand. »

Cette lettre a attiré l’attention et autour d’elle s’est développé un débat. Parmi les missives que ce débat a suscitées, nous retiendrons la suivante :

« Je fais un rêve, un rêve fou. Je me vois ayant rencontré je ne sais où l’amant-camarade. Nous sommes épris l’un de l’autre avec toute la force que donnent la santé et la jeunesse. Cet amour réciproque, nous le sentons durable. Illusion peut-être, mais qu’importe tant que l’illusion a force de réalité ! Entre nous règnent la confiance, la franchise, la loyauté, sans parler de la tendresse, de la dévotion que nous mettons l’un et l’autre à nous faire mutuellement de menus plaisirs qui paraissent tout un monde. Bref, c’est l’union aussi merveilleuse que rare. Il n’est pas question de fidélité ni de jalousie. Il peut sans se cacher “papillonner latéralement”. Je peux faire de même si le cœur m’en dit. Mais, voilà que je n’ai pas la moindre envie d’user de ce droit, par tempérament d’abord – parce qu’il n’y a pas place en moi pour deux enthousiasmes sensuels identiques et simultanés –, ensuite peut-être par esprit de contradiction – parce que je sens tellement que mon droit ne serait pas contesté ! Je suis donc une compagne fidèle, au sens bourgeois, et je n’y peux rien. Ça ne m’empêche pas de lire et d’aimer l’en dehors, de suivre avec intérêt la propagande d’E. Armand en faveur du pluralisme amoureux, de trouver logiques et indiscutables ses arguments appliqués à son tempérament ou aux tempéraments analogues. Mon compagnon partage mon enthousiasme et mon admiration pour toute l’œuvre du lutteur infatigable et doué d’une si riche sensibilité ; et un jour il me dit : “Si nous disions au camarade E. Armand de venir passer quelques jours de vacances chez nous.” J’acquiesce, et avec quelle joie ! Je n’ai pas oublié l’émotion que me procura la lecture de ses premiers écrits au sortir de sa captivité. C’est lui qui me révéla l’existence d’un monde en marge de celui hostile et menteur où je me sentais isolée, perdue. Avoir près de nous le camarade E. Armand ! J’exulte ! Mais tout à coup je m’assombris… C’est vrai, je n’y songeais pas. J’ai beau chercher parmi mes amies, je n’en ai pas qui soient “partisanes” de l’expérience pour l’expérience et aptes à apporter au camarade que j’invite le complément de bien-être qui lui est indispensable, et que je suis incapable de lui fournir moi-même, étant donné que je suppose que le philosophe dont il s’agit et lui-même sont une seule et même personne.

Alors, d’une plume navrée, j’écris au camarade E.Armand : “Nous serions heureux, mon compagnon et moi, de t’avoir chez nous quelques jours. J’espère que tu ne nous refuseras pas la joie que ta camaraderie peut nous donner, toi qui nous fis la joie de nous apprendre que nous avions des camarades épars par le monde. Ici la nature est accueillante, les bois de pins sentent bon, les ruisseaux murmurent doucement, les oiseaux chantent ; tout est au mieux pour goûter un bienfaisant repos après des mois de surmenage. Au surplus, nous ne sommes pas deux imbéciles et espérons que tu trouveras quelque agrément à notre conversation. Je sais que ce ne sont pas là conditions suffisantes pour te déterminer à venir. Mais, écoute-moi et essaye de comprendre. Je suis éperdument amoureuse de mon compagnon X. Liée à lui par une attraction sensuelle violente et impérative, je ne conçois pas de manifestations sexuelles en dehors de lui. C’est peut-être stupide, c’est idiot si tu veux, ça ressemble à un ensorcellement, mais je n’y peux rien. Peut-être es-tu plus beau que X., plus tendre, plus habile dans tes caresses. Je n’en sais rien et je ne désire pas le savoir. A priori, je préfère X. à quiconque, j’aime jusqu’à ses imperfections et ses maladresses. La seule pensée de l’étreinte avec un autre ne fait qu’exacerber le désir que j’ai d’être à lui. Le mal, si mal il y a, est sans remède. Ne peux-tu le comprendre ? Ne t’es-tu jamais senti comme malade ou fou parce que tu aimais sensuellement une femme bien déterminée et non pas n’importe quelle autre ? Et si tu avais eu à choisir entre sa couche et celle d’une autre, aurais-tu hésité même si cette deuxième avait été une bonne camarade ?

Peut-être qu’à la lueur d’un souvenir tu jugeras que mon crime n’est pas bien grand de n’être pas capable de faire violence à la passion impérieuse qui me possède. Et comme il s’agit somme toute de `si peu de temps’, j’espère que ta bonne camaraderie passera outre et que tu ne nous feras pas le chagrin de refuser notre bien cordiale invitation – à moins toutefois que te soit faite en même temps une autre invitation te satisfaisant pleinement.”

Ainsi, j’écris en rêve au camarade E. Armand et j’aimerais savoir quelle serait sa réponse.

Myra. »

Je chargeai une de mes collaboratrices de répondre à cette intéressante et peu banale lettre. Elle le fit en ces termes :

« E. Armand me charge de te répondre à sa place et je suis certaine que j’exprimerai sa pensée. Ne l’invite pas, ne l’invitez pas chez vous. À la suite d’une déception amoureuse – il y a des lustres de cela –, j’avais été invitée, moi, par de braves camarades qui se trouvaient dans l’état d’esprit décrit par ta lettre et qui pensaient que je trouverais dans le repos de leur home hospitalier, sinon la guérison, tout au moins un apaisement à ma douleur, très vive. Ces camarades étaient si épris l’un de l’autre qu’ils le manifestaient sans contrainte devant moi. Le demi-mois que je passai chez eux me fut un martyre et, pour ne pas être témoin plus longtemps de leurs caresses, j’abrégeai mon séjour. Je partis plus navrée, plus déchirée que lorsque j’étais arrivée. Nul n’ignore qu’E. Armand – supposons-le identique au philosophe en question – s’insoucie d’une hospitalité-partie de plaisir qui n’inclut pas le sentimental ou le sexuel. Son point de vue et aussi “respectable” – pardon – que tout autre, et tu l’admets. Accepterait-il votre hospitalité “restreinte” que sans doute il se sentirait gêné et vous également. Adieu alors la joie de l’avoir auprès de vous. Ne l’invitez pas dans ces conditions. Vous pouvez facilement le lire, le voir aux réunions des “lecteurs et amis de l’en dehors”, lui écrire même et il vous répondra peut-être, s’il a le temps. Cette camaraderie “restreinte” égale, somme toute, votre hospitalité “restreinte”. Et pourquoi lui demander de satisfaire votre égoïsme si vous ne pouvez contenter le sien ?

Marguerite Desprès. »

Myra ne se tint pas pour battue. Elle répliqua comme suit :

« À Marguerite Desprès. – Dans ta réponse à ma lettre d’invitation à E. Armand, tu te places à un point de vue spécial que je n’envisageais pas. Tu parles d’invitation faite à la suite d’une déception amoureuse chez l’invité. Je n’hésite pas à dire que les camarades qui, dans un cas pareil, t’ont invitée pour te donner le spectacle de leurs caresses amoureuses étaient de singuliers psychologues et qu’ils manquaient de délicatesse, tout simplement. On peut tout au plus pour les excuser dire qu’ils sont comme cela une multitude que l’amour satisfait dote d’une inconscience indésirable. Si, en recevant mon invitation, le camarade E. Armand se trouvait dans un état douloureusement anormal par suite d’un chagrin d’amour, il serait tout excusé de vouloir rester chez lui, absolument comme s’il se trouvait au lit avec une grave bronchite. Il y a moins d’un an encore, je me trouvais, moi, justement aux prises avec une de ces déceptions et je sais très bien que, dans ce cas, on enverrait au diable tout ce qui vous entoure, que ce soit couple amoureux ou toute autre compagnie joyeuse de vivre pour quelque raison que ce soit. Mais ce n’est pas de ce cas particulier qu’il s’agit. Au surplus, en invitant à un séjour chez moi le camarade E. Armand, à qui je suppose dans mon rêve un cœur vide de tout chagrin amoureux, je n’ai pas sous-entendu que je voulais lui faire subir le supplice de Tantale. J’aurai beau être passionnément éprise de mon compagnon, je ne lui ferai pas de caresses ni ne tolérerai pas qu’il m’en fasse devant un tiers, homme ou femme, avec qui ces caresses ne seraient pas partagées. Je n’aimerais pas plus voir ça que voir quelqu’un manger une orange devant un enfant qui n’en aurait pas sa part. C’est à mon avis, je le répète, une question de délicatesse. D’autre part, ce ne sera pas me contraindre que de paraître non pas froide devant notre invité, mais occupée de tout autre chose que de l’amour sous sa forme sensuelle. À chaque chose son heure. Pour qu’une vie soit harmonieusement équilibrée, il faut que toutes nos aspirations soient satisfaites sans doute. Mais je ne crois pas que nos aspirations sensuelles exigent une part de notre activité de tous les instants. Et me paraissent un peu en déséquilibre ces amoureux qui se bécotent en toutes heures, en tous lieux, qu’ils soient seuls ou entourés d’amis, d’indifférents ou de gens hostiles. Ça leur plaît, c’est entendu ; ils ont raison et dans le fond ça m’est bien égal ; mais enfin ce n’est pas “mon genre”. Je ne veux pas préconiser la pratique de l’amour fait chronomètre en main. Je veux seulement bien faire comprendre que le camarade que j’invite dans les conditions que tu sais ne sera pas plus gênant pour les joies amoureuses de ses hôtes que gêné par elles. Ceci mis au point, ma question reste la même : quelle bonne raison le camarade E. Armand peut-il donner pour refuser un séjour reposant chez ses camarades, si des obligations plus hautes ou des joies plus grandes ne l’appellent pas ailleurs ?

Toute la question est contenue dans ta dernière phrase : “Pourquoi lui demander de satisfaire votre égoïsme si vous ne pouvez contenter le sien ?” Un égoïsme : le sien ou le mien doit être sacrifié.

C’est le mien qui le sera (puisque le camarade E. Armand est irréductible sur cette question), il le sera de toute façon, soit que je m’en tienne à son refus, soit que j’accepte ses conditions. Dans ce cas, mon désir de camaraderie sera satisfait, mais au prix d’une contrainte physique. Le camarade appliquant sa théorie de la camaraderie amoureuse ou rien, reste dans cette affaire libre de satisfaire mon égoïsme ou de satisfaire le sien, alors que moi je suis contrainte à souffrir ou d’une manière ou d’une autre. Et j’en arrive à ce que je voulais démontrer : la pratique de la camaraderie amoureuse est très propre à créer de la souffrance, de la contrainte tout comme le premier venu des principes bourgeois. Cette souffrance, il est vrai, sera subie par les camarades qui n’ont pas exactement le même tempérament qu’E. Armand ; mais est-ce qu’il juge que c’est là une raison de s’en insoucier ?

Je ne souhaite pas que le camarade E. Armand renonce à sa pratique de la camaraderie amoureuse, pas plus que je ne veux renoncer à défendre la camaraderie platonique. Mais, tout en conservant sa préférence pour cette forme de rapports amicaux, perdrait-il beaucoup d’accepter, à l’occasion, une amitié féminine platonique quand des conditions sont franchement posées et qu’il n’y a ni promesses illusoires, ni manœuvres de coquetterie ? On ne cesse de répéter que le charnel n’est ni inférieur, ni supérieur au sentiment et à l’intellectuel. Or je trouve que renoncer par principe à toute amitié platonique, c’est se moquer un peu de l’intellectuel et du sentimental. Car, si j’invite chez moi le camarade E. Armand (ou tout autre pensant de même : c’est le principe que je discute), c’est parce qu’il m’inspire une vaste sympathie, c’est parce que je connais assez son caractère soit par ses écrits, soit par une correspondance personnelle, pour éprouver à son égard une véritable affection. Est-ce que l’affection tendre n’existe pas entre frère et sœur sans qu’il y ait inceste ? Et je trouve que le camarade qui me refuse la joie sentimentale que j’éprouvais à lui donner l’hospitalité répond à mon affection fraternelle par de la dureté. On n’est pas tellement nombreux sur la planète à pouvoir se traiter vraiment de camarades, pour qu’il ne soit pas regrettable de se tenir à distance à cause d’une divergence sur cette question épidermique.

Myra. »

Marguerite Desprès conclut par la lettre suivante :

« À Myra. – 1) E. Armand, tu le sais, attache une importance considérable à la thèse de la “camaraderie amoureuse” et de l’“hospitalité complète”. Il y aperçoit le signe, la marque de la mentalité transformée qui ignorera les crimes passionnels et la souffrance d’ordre sentimental. Dans la généralisation de leur pratique, il entrevoit l’avènement d’un ordre de choses entièrement nouveau ; l’exclusivisme, l’accaparement, la jalousie, les réserves ou restrictions en matière sexuelle lui apparaissant comme étroitement coassociées avec la domination politique et l’exploitation économique. Il est tout simplement conséquent avec ses idées lorsque – sauf quand la question de propagande est en jeu – il refuse la camaraderie féminine limitée et l’hospitalité incomplète. 2) Au point de vue strictement personnel, il se peut que son horreur pour l’amour platonique et l’hospitalité restreinte puise sa source dans certaines désillusions ou déconvenues dont il a été l’objet. Il peut parfaitement se refuser à s’exposer à nouveau à de la douleur, s’il ne se sent pas encore dans l’état voulu pour renouveler une expérience déplorable. 3) Ça lui peut être une méthode de sélectionnement, particulière à lui. 4) Toujours au point de vue individuel, la camaraderie féminine restreinte et l’hospitalité bornée peuvent tout simplement ne pas plaire à E. Armand. Il a parfaitement raison alors de s’insoucier de l’une et de l’autre. On ne conçoit pas que tu exiges, que vous exigiez d’E. Armand qu’il te fasse ou vous fasse plaisir, si vous ne voulez pas lui rendre la pareille. L’un d’entre vous recevra plus qu’il ne donnera ou vice versa, au grand dam de la “réciprocité”. Puisque vous ne pouvez vous entendre sur ce sujet et puisque E. Armand y attache tant d’importance, ne vous fréquentez pas intimement. Et n’en soyez pas plus mauvais amis.

Je crois la “cause entendue” comme on dit au Palais.

Marguerite Desprès. »

L’AMOUR PLURAL : LETTRE OUVERTE À UNE JEUNE CAMARADE

« … Tu es perplexe et tu m’écris pour me demander conseil. Jusqu’ici tu avais un ami que tu aimais et qui t’aimait ; voici qu’à l’horizon sentimental de ta vie un autre homme est apparu, que tu aimes également, et qui a déclaré qu’il t’aimait, lui aussi. Tu es troublée, hésitante ; tu résistes à l’élan de tes sens ; tu veux et ne veux pas. Des scrupules te retiennent. Tu ne sais que faire…

Je ne suis pas un donneur de conseils. Il t’appartient de faire tes propres expériences, de vivre toi-même ta vie. Mieux vaudrait faire erreur, en décidant toi-même, que de prendre une résolution qui ne serait que le reflet d’un conseil d’autrui.

D’abord, ne t’épouvante pas. Il n’y a rien d’extraordinaire à aimer de toute son ardeur deux êtres en même temps. Ce sont des choses qui se produisent fréquemment, aussi bien pour l’un que pour l’autre sexe. L’amour qu’on ressent pour l’une des personnes qui retient votre attention sentimentale, ou sensuelle, n’est jamais de même nature que celui qu’on éprouve pour les autres. Il y a différence et complément. Il y a différence dans les façons d’expression, dans les manifestations de tendresse, dans les représentations du tempérament, dans la variété des dons. Il y a complément. Celui-ci est plus pratique, celui-là plus romantique. Celui-ci connaît davantage, celui-là est plus habile. Celui-ci est plus régulier, plus rangé ; celui-là plus aventureux, plus bohème. Celui-ci est plus raffiné, celui-là plus fougueux. Les caresses ne sont pas les mêmes, bien qu’elles semblent s’exprimer semblablement ; parfois, les marques de passion diffèrent réellement. Les mêmes paroles sont dites avec un ton de voix si différent qu’elles semblent être tout autres. Mon expérience – qui m’est personnelle, bien entendu – m’a démontré que chez l’individu, homme ou femme, capable d’aimer pluralement, l’esprit était moins étroit, la vision moins rétrécie que chez celui dont l’amour se fixe exclusivement sur un seul être. Je pense qu’il y a, pour les tempéraments adéquats avantage à la fréquentation sensuelle ou sentimentale de plusieurs êtres – il y a enrichissement de l’acquis, développement du “moi” par la multiplicité des expériences, connaissances d’intimités de vie différentes. D’où jugement plus large, conception de la vie plus ample.

Je viens de laisser tomber un mot, “tempérament”, qui résume toute mon opinion à ce sujet : la pratique de la pluralité en amour est une question de tempérament… Mais je ne considère pas comme l’un des “miens” quiconque, pour obéir à un préjugé d’ordre légal ou à des scrupules conventionnels, renonce à une jouissance de la vie qui se peut obtenir sans exercer de violence sur celui en compagnie duquel on l’expérimente. Sans doute, on ne comprendrait pas un individualiste renonçant à raisonner son tempérament ; mais, à le contraindre, on risque de fausser son individualité. On devient un hypocrite intérieur – et c’est la pire des hypocrisies… Je sais qu’il est des tempéraments embryonnaires. Je sais qu’on peut s’illusionner sur son propre tempérament, mais je sais que c’est l’expérience qui situe chaque faculté à la place qui lui convient… Que chacun sonde, scrute, s’en aille vers l’expérience qui l’attire : il verra bien s’il fait ou non erreur.

Mais que penser de la dissimulation à l’égard de celui avec lequel, par exemple, on cohabite ? Je connais la question : elle est complexe. Tout dépend de la mentalité de qui fait route avec vous le long du chemin de la vie. S’il est jaloux, est-ce manifester une preuve d’amour que de lui imposer de la souffrance en le tenant au courant de faits dont il ne souffre pas quand il les ignore ? Doit-on (?) des comptes à quelqu’un qu’on peut aimer pour des raisons que la raison ignore, mais qui ne vous reconnaît point la libre disposition de votre vie sentimentale ou sexuelle ? La question – très individualiste – se résume en ceci : ne point souffrir soi-même et ne point faire souffrir autrui. Et maintes fois elle se résout, non par le renoncement à l’occasion qui s’offre – renoncement anti-individualiste, certes – mais par le silence sur l’occasion elle-même.

Ces difficultés ne se présenteraient pas si la cohabitation avait lieu entre individualistes conscients, respectueux des manifestations de l’activité de ceux dont ils partagent la vie – que ces manifestations soient d’ordre intellectuel, économique, sexuel ou autre. Il ne viendrait à l’idée de personne d’entre eux de se demander l’un à l’autre des comptes qu’on ne se sent pas disposé à fournir.

D’ailleurs, il y a à considérer l’individualité de celui ou de celle qu’on aime en dehors de sa compagne ou de son compagnon habituel – il ou elle peut très bien désirer qu’aucun tiers ne soit tenu au courant de l’expérience de vie amoureuse qui le ou la concerne… »