Lyber Zones

Vous avez ici gratuitement accĂšs au contenu des livres publiĂ©s par Zones. Nous espĂ©rons que ces lybers vous donneront envie d’acheter nos livres, disponibles dans toutes les bonnes librairies. Car c’est la vente de livres qui permet de rĂ©munĂ©rer l’auteur, l’éditeur et le libraire, et
 de vous proposer de nouveaux lybers
 et de nouveaux livres.

ce texte est publié sous la licence Creative Commons Paternité, Pas d'Utilisation Commerciale Partage des Conditions Initiales à l'Identique

 

Big Brother Awards

Ce volume a Ă©tĂ© rĂ©digĂ© par cinq auteurs des BBA : Jean-Pierre Garnier, sociologue, auteur, spĂ©cialisĂ© dans l’analyse de la dimension spatiale de la domination capitaliste, Anne-Lise Martenot, rĂ©alisatrice, membre de « Souriez, vous ĂȘtes filmĂ©(e)s ! », Jean-Marc Manach, journaliste, JĂ©rĂŽme Thorel, journaliste et membre de l’Advisory Board de Privacy International, et Christine Treguier, journaliste et auteur spĂ©cialisĂ©e dans les outils et fichiers de contrĂŽle et la propriĂ©tĂ© intellectuelle.

Les surveillants surveillés
Préface de Maurice Rajsfus
« Les meilleurs livres sont ceux qui racontent ce que l’on sait dĂ©jĂ . »
George Orwell, 1984.

PRÉFACE
Par Maurice Rajsfusnote

En 2006, j’étais citĂ© comme tĂ©moin par la dĂ©fense de faucheurs d’OGM qui Ă©taient poursuivis pour « refus de prĂ©lĂšvement d’ADN », lors d’un procĂšs Ă  OrlĂ©ans. Le prĂ©sident me donne la parole en lançant : « Qui reprĂ©sentez-vous ? » Je rĂ©ponds que je suis prĂ©sident de l’Observatoire des libertĂ©s publiques. « Oui, mais encore ? » « Je dois dire que j’ai une grande expĂ©rience du fichage. J’ai dĂ» ĂȘtre fichĂ© pour la premiĂšre fois Ă  l’ñge de douze ans. » « Quand Ă©tait-ce ? » « C’était en octobre 1940. » Le prĂ©sident n’a rien dit. « Mais, deux ans aprĂšs, j’ai Ă©tĂ© dĂ©corĂ© par ça
 » Et puis j’ai sorti de ma poche l’étoile jaune que la police française m’avait attribuĂ©e.

Personne ne peut savoir comment un fichier, crĂ©Ă© pour telle ou telle raison, Ă©voluera au grĂ© des lois, si bien que son objet est trĂšs vite dĂ©tournĂ©. Lorsqu’on a votĂ© la crĂ©ation du fichier gĂ©nĂ©tique, sous le rĂšgne d’Élisabeth Guigou en 1998, c’était soi-disant pour traquer les dĂ©linquants sexuels dangereux. Et on s’est aperçu plus tard que la loi a Ă©voluĂ© pour concerner des petits dĂ©lits, notamment suite Ă  la loi Sarkozy de 2003. Tout cela me fait penser Ă  Raymond Marcellin qui, fraĂźchement nommĂ© ministre de l’IntĂ©rieur le 31 mai 1968, fit dissoudre une dizaine de mouvements d’extrĂȘme gauche en utilisant la loi de janvier 1936 contre les « ligues armĂ©es ». À propos de Nicolas Sarkozy, son vrai visage apparaĂźt depuis qu’il est prĂ©sident. Au dĂ©but, dans sa lutte contre l’« insĂ©curitĂ© », il y avait la volontĂ© de capter l’électorat lepĂ©niste. Et puis il a crĂ©Ă© le ministĂšre de l’« IdentitĂ© nationale ». Finalement, on s’aperçoit que tout cela correspond tout simplement Ă  ses convictions.

Un autre aspect de la sociĂ©tĂ© de contrĂŽle qui traverse les Ă©poques est l’importance du langage, ou plutĂŽt du « langage codĂ© » – ce que George Orwell surnommait la « novlangue ». Il y a soixante-sept ans, dans les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, les Juifs Ă©trangers Ă©taient « hĂ©bergĂ©s » ! Et les dĂ©portĂ©s Ă©taient appelĂ©s « Ă©vacuĂ©s » : sur les lettres qu’on a retrouvĂ©es dans les archives du camp de Drancy, il y avait la mention « EV » qui voulait dire la mĂȘme chose en français et en allemandnote. La chasse actuelle aux sans-papiers emploie le mĂȘme type de vocabulaire codĂ© : on parle de « reconduits » ou d’« Ă©loignĂ©s » pour les expulsĂ©s, de « retenus » au lieu d’« incarcĂ©rĂ©s ». La loi actuelle sur la rĂ©tention administrative indique que le « retenu » peut prĂ©tendre Ă  une « prestation hĂŽteliĂšre ». Les voilĂ  Ă  nouveau « hĂ©bergĂ©s » dans le langage de l’administration ! Le fait que les journalistes d’une grande chaĂźne de tĂ©lĂ©vision publique reprennent ce mĂȘme langage codĂ© pour justifier la politique d’immigration du gouvernement est trĂšs choquant. Le prix « Novlang » remis l’an dernier Ă  France 2 est donc amplement justifiĂ© (cf. chapitre 5), car il y a un risque de glisser vers « TĂ©lĂ© Pouvoir », ou « TĂ©lĂ© PrĂ©fets », comme on disait dans le temps.

La lecture de ce premier rapport annuel des Big Brother Awards France vous laissera peut-ĂȘtre l’impression que la sociĂ©tĂ© dans laquelle nous vivons est bien pire que celle imaginĂ©e dans le 1984 de George Orwell. Ce ne sera pas une fausse impression. Ce livre, je l’ai dĂ©couvert assez tard, dans les annĂ©es 1960 ; je l’ai lu et relu, et plus tard j’achetai tous les exemplaires de poche que je trouvais pour les offrir Ă  des amis
 Aujourd’hui, nous ne vivons pas exactement dans ce qu’on peut appeler un « État policier » car on peut encore se rĂ©volter et dire haut et fort ce qu’on a sur le cƓur. C’est plus subtil. S’est imposĂ©e plutĂŽt une « sociĂ©tĂ© policiĂšre », dans le sens oĂč cela implique l’acceptation du citoyen d’ĂȘtre sujet au contrĂŽle permanent de ses faits, gestes et opinions. Je pense que 1984 est en soi complĂ©mentaire avec ce que dĂ©crit Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Ensemble ces deux visions dĂ©crivent une situation bien plus proche de notre sociĂ©tĂ© actuelle.

La France est surtout devenue le pays du chĂątiment, de la punition, de la sanction pour ceux qui s’éloignent d’un cadre strictement dĂ©fini par des lois scĂ©lĂ©rates qui ne cessent de s’additionner depuis une vingtaine d’annĂ©es. La France, terre de libertĂ©, n’est plus un lieu d’asile. Il n’est plus possible de s’y rĂ©fugier, et les sans-papiers souffrent de la renaissance d’un nationalisme de mauvais aloi.

La France n’est plus un pays Ă©galitaire pour des centaines de milliers de SDF ou de mal logĂ©s. Ce qui participe de la grisaille au quotidien, loin des quartiers oĂč la richesse est de plus en plus insolente. Dans le mĂȘme temps, les files d’attente s’allongent devant les comptoirs des Restaurants du cƓur, du Secours populaire ou du Secours catholique.

La France est devenue un pays oĂč le travail ne se partage plus, tandis que le chĂŽmeur sera bientĂŽt considĂ©rĂ© comme un quasi-dĂ©linquant, un asocial qui refuse de travailler. Peu Ă  peu, les institutions patronales et les fonctionnaires d’autoritĂ© se complĂštent pour transformer en RĂ©publique bananiĂšre un pays bĂ©nĂ©ficiant d’une constitution dĂ©mocratique.

On marginalise, on enferme, on expulse. Il n’y a plus d’ñge pour devenir justiciable, et le taux d’occupation des prisons explose. Dans cette surenchĂšre sĂ©curitaire, c’est Ă  qui s’appliquera avec le plus de zĂšle Ă  grignoter des libertĂ©s qui ne seront plus bientĂŽt que formelles. Certains, nĂ©anmoins, s’évertuent plus que d’autres dans ce sens, et c’est Ă  ce titre qu’ils peuvent se retrouver parmi les laurĂ©ats distinguĂ©s par le jury des Big Brothers Awards.

Il n’en reste pas moins que ces promoteurs d’un totalitarisme new look n’agissent pas seuls car ils ont partie liĂ©e avec les prĂ©dateurs insatiables d’un capitalisme redevenu sauvage faute de contrepoids politique. Pour juguler les rĂ©voltes que celui-ci suscite dĂ©jĂ  et qui ne manqueront pas de se multiplier, il n’est plus, pour les uns comme les autres, qu’un seul recours : instaurer un Ă©tat d’exception permanent et une surveillance gĂ©nĂ©ralisĂ©e.


Sommaire
1. Les grandes tendances de l’annĂ©e 2007 : l’art du contrĂŽle dĂ©complexĂ©
2. Prix Orwell Ă©tat/Ă©lus
3. Prix Orwell localités
4. Prix Orwell entreprises
5. Prix Orwell Novlang
6. Prix spĂ©cial pour l'ensemble de son Ɠuvre
7. Les prix « Voltaire »
8. Contexte international
9. Les palmarĂšs internationaux des big brother awards
Épilogue
Annexe 1
Annexe 2


1. LES GRANDES TENDANCES DE L’ANNÉE 2007 : L’ART DU CONTRÔLE DÉCOMPLEXÉ

« Si vous croyez que le monde ressemblera un jour Ă  celui de Big Brother, dĂ©trompez-vous
 Vous ĂȘtes en plein dedans ! »
« Lorsqu’on ne s’étonne plus du traçage, de la vidĂ©osurveillance ou de la conservation des donnĂ©es, c’est justement le signal qu’on est entrĂ© dans un monde orwellien. »
Alex TĂŒrk, prĂ©sident de la Commission nationale de l’informatique et des libertĂ©s, dans Le Figaro Magazine, 6 aoĂ»t 2005.

PRÉAMBULE

LancĂ©s au Royaume-Uni par les fondateurs de Privacy International il y a tout juste dix ans (la premiĂšre cĂ©rĂ©monie a eu lieu Ă  Londres en octobre 1998), les Big Brother Awards n’ont d’autre mission que de montrer du doigt (« name and shame ») les personnes ou institutions qui reprĂ©sentent le mieux la sociĂ©tĂ© dĂ©crite par George Orwell dans son ouvrage de rĂ©fĂ©rence, 1984. Chaque annĂ©e depuis 2000, l’équipe de sĂ©lection des BBA France, ses partenaires associatifs et le public nominent les candidats qui se sont illustrĂ©s par leur mĂ©pris de la vie privĂ©e et des libertĂ©s. Un jury de personnalitĂ©s dĂ©termine le trio de tĂȘte et le gagnant du prix Orwell, remis lors d’une cĂ©rĂ©monie publique.

Avant d’aborder dans le dĂ©tail les diffĂ©rentes catĂ©gories et les primĂ©s 2007, nous allons revenir sur les thĂ©matiques transversales qui se dĂ©gagent de ce palmarĂšs. Des tendances, parfois nouvelles, parfois rĂ©currentes, qui Ă©voluent et se renforcent au fil des annĂ©es. Elles rĂ©vĂšlent les mĂ©faits rĂ©els et potentiels des politiques sĂ©curitaires et de l’essor inexorable des technologies de surveillance et de contrĂŽle. Elles en soulignent les menaces, tout aussi tangibles que celles qu’elles sont censĂ©es combattre. Elles disent surtout Ă  quel point, si nous ne voulons pas, comme Winston Smith le hĂ©ros du roman d’Orwell, ĂȘtre arrĂȘtĂ©s pour « crime-pensĂ©e », il est nĂ©cessaire, chaque jour, de surveiller les surveillants et de dĂ©fendre ce qui nous reste de vie privĂ©e et de libertĂ©s.

ESCALADE DANS LA TRAQUE AUX SANS-PAPIERS

Si une seule tendance devait se dĂ©gager de la sĂ©lection des BBA 2007, ce serait sans nul doute la question de la chasse acharnĂ©e aux personnes en situation irrĂ©guliĂšre. Depuis l’élection de Nicolas Sarkozy et la dĂ©signation de son fidĂšle lieutenant Brice Hortefeux en tant que ministre des Expulsions massivesnote, la politique de rĂ©pression des Ă©trangers sans papiers s’est intensifiĂ©e. Une traque facilitĂ©e, encouragĂ©e et institutionnalisĂ©e grĂące aux multiples outils de fichage et de contrĂŽle social dĂ©veloppĂ©s ces derniĂšres annĂ©es.

DĂ©sormais, tous les corps de l’État, et plus seulement prĂ©fets et forces de police, sont « invitĂ©s » Ă  participer Ă  cet Ă©norme safari humain. Pas moins de six candidats aux prix Orwell 2007 avaient un lien direct avec la traque des sans-papiers. On retrouve, outre le ministre en personne, un dĂ©putĂ© zĂ©lĂ©, une inspection acadĂ©mique, une antenne locale de la Police de l’air et des frontiĂšres (PAF), une prĂ©fecture, et, fait marquant, un reportage de France 2 (gagnant de la catĂ©gorie Novlang cette annĂ©e). Citons aussi un autre ministre, Xavier Darcos qui, Ă  l’Éducation, a laissĂ© traĂźner dans le fichier Base Ă©lĂšves des Ă©lĂ©ments identifiant la nationalitĂ© des enfants ainsi que le pays d’origine des parents ou la « langue parlĂ©e Ă  la maison » ; ou encore l’initiative du grand chef flic du Var et du procureur de la RĂ©publique de Toulon, qui ont tentĂ© d’ouvrir une adresse e-mail incitant le « bon peuple » Ă  la dĂ©nonciation de dĂ©lits d’un simple clic (voir le chapitre 5).

Brice Hortefeux n’a pas remportĂ© la palme dans sa catĂ©gorie, mais ce n’est sans doute que partie remise. Sous son rĂšgne, l’intensification du harcĂšlement administratif destinĂ© Ă  atteindre son quota annuel d’expulsions n’a pas attendu une semaine aprĂšs l’élection de son mentor Ă  l’ÉlysĂ©e. Le dĂ©cret du 11 mai 2007 oblige les employeurs de travailleurs Ă©trangers Ă  transmettre aux prĂ©fectures les copies des titres de travail de ces derniers dĂšs l’embauche. EntrĂ© en vigueur le 1er juillet 2007, ce texte a permis Ă  certains travailleurs clandestins, la plupart employĂ©s dans des restaurants, parfois les plus huppĂ©s, de sortir de l’ombre pour tenter de dĂ©crocher un titre de sĂ©jour. Pour quelques-uns ayant obtenu satisfaction sous les projecteurs des mĂ©dias, combien se sont retrouvĂ©s menottĂ©s dans l’avion quelques jours aprĂšs ? Cette statistique n’a pas fait la une de la pressenote. Une chose est sĂ»re : ce dĂ©cret a surtout permis aux prĂ©fectures de disposer « d’un fichier des salariĂ©s Ă©trangers hors Union europĂ©enne, suspectĂ©s d’avoir de faux papiers et contrĂŽlables Ă  tout momentnote ».

RĂ©cidive pendant l’étĂ© : la circulaire Hortefeux du 4 juillet 2007 oblige les agents de l’ANPE Ă  contrĂŽler systĂ©matiquement les papiers de tous les Ă©trangers demandeurs d’emploi et Ă  transmettre une copie Ă  la prĂ©fecture. Cela afin « de lutter contre la fraude documentaire, le travail clandestin et les faux demandeurs d’emploi ». Enfin, le 20 novembre, est promulguĂ©e la Ă©niĂšme loi sur l’immigration, dans laquelle la Halde et le Gisti ont relevĂ© pas moins de sept points clairement discriminatoires. Ne pas oublier aussi, dans le tableau de chasse de B. Hortefeux, mĂȘme si c’est le ministre Sarkozy qui l’a crĂ©Ă© en 2006 : le fichier « Eloi », invalidĂ© dans un premier temps, puis lĂ©galisĂ© en dĂ©cembre 2007. Base de « donnĂ©es Ă  caractĂšre personnel relatives aux Ă©trangers faisant l’objet d’une mesure d’éloignement », Eloi contient quant Ă  lui de trĂšs nombreuses donnĂ©es sur les personnes expulsĂ©es, leur famille, leurs enfants, ainsi que les personnes les ayant hĂ©bergĂ©esnote.

NominĂ© sĂ©parĂ©ment, son poisson pilote Thierry Mariani, dĂ©putĂ© du Var et rapporteur de la loi prĂ©citĂ©e, a lui aussi eu son heure de gloire. Surtout pour son fameux « amendement ADN » qui, mĂȘme vidĂ© de son sens initial au grĂ© des navettes parlementaires, jette la suspicion sur les candidats au regroupement familial. Une loi qui institue Ă©galement un fichage biomĂ©trique (photographie et empreintes digitales) de toute personne bĂ©nĂ©ficiant de l’« aide au retour » attribuĂ©e par la RĂ©publique françaisenote.

La PAF, bras armĂ© de B. Hortefeux, a fait parler d’elle Ă  Lyon, lorsqu’a Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ©e la manƓuvre de policiers s’étant constituĂ©s un fichier sauvage de sans-papiers en se rendant Ă  l’Association RhĂŽne-Alpes pour le logement et l’insertion sociale (Aralis). Une histoire qui rappelle la façon dont la Sonacotra, courant 2000, collaborait avec cette mĂȘme PAF en RhĂŽne-Alpes pour lui livrer l’identitĂ© de travailleurs en situation irrĂ©guliĂšre (voir le chapitre Entreprises).

La « fraude documentaire » est l’alibi qu’a utilisĂ© la prĂ©fecture de Haute-Garonne pour se distinguer. Son truc : crĂ©er au sein des organismes d’État un groupe de « rĂ©fĂ©rents » afin de mieux cerner les sans-papiers. Et ce sous couvert de « lutte contre les fraudes Ă  l’identitĂ© commises par des ressortissants Ă©trangers ». Une note de l’adjoint du prĂ©fet (chargĂ© des « libertĂ©s publiques », dĂ©fense de rire) expliquait clairement que son but Ă©tait d’« instituer des rĂ©seaux de correspondants dans chaque organisme ou administration » afin d’obtenir des informations nationales « sans croiser les fichiers nationaux car interdiction de la CNILnote ». Autre corps de l’État Ă©pinglĂ© : l’Éducation nationale. Dans le Haut-Rhin, un malencontreux e-mail est parti de l’Inspection acadĂ©mique en direction des directeurs d’école primaire, leur demandant de signaler « dans la journĂ©e » la prĂ©sence d’« Ă©lĂšves “sans papier” dans [leur] Ă©tablissement ». « Maladresse tout Ă  fait regrettable », dira simplement Xavier Darcos aprĂšs coup.

Quant au reportage d’EnvoyĂ© spĂ©cial, « Expulsions mode d’emploi », exemple criant de complaisance dite « pĂ©dagogique » Ă  la politique des quotas, il donnait un visage humain aux centres de rĂ©tention. Nul besoin de rappeler l’état lamentable de ces Ă©tablissements et des conditions dĂ©plorables de l’« accueil » des personnes en voie d’expulsion – pardon, d’« Ă©loignement ». Le rapport 2007 de la Cimade, seul reprĂ©sentant de la sociĂ©tĂ© civile Ă  y intervenir quotidiennement, s’inquiĂšte pourtant de « la mise en place progressive d’un dispositif juridique qui tend Ă  rĂ©duire les droits des Ă©trangers ou Ă  les priver de la possibilitĂ© pratique d’exercer ces droits ».

Voici un extrait de ce rapport :

« Au mois d’octobre 2007, le placement en rĂ©tention d’un nourrisson de trois semaines au centre de rĂ©tention de Rennes est venu illustrer Ă  nouveau l’inhumanitĂ© de l’enfermement des familles et des mineurs. À cette occasion, la cour d’appel de Rennes a pour la premiĂšre fois affirmĂ© et reconnu qu’une telle dĂ©cision constituait un traitement inhumain et dĂ©gradant au sens de l’article 3 de la Convention europĂ©enne de sauvegarde des libertĂ©s fondamentales et des droits de l’homme. Cette dĂ©cision de justice n’a pourtant pas mis fin Ă  cette pratique. En 2007, 242 enfants de tous Ăąges sont passĂ©s derriĂšre les grilles et les barbelĂ©s des centres de rĂ©tention français. Nous ne pouvons une nouvelle fois que dĂ©noncer la violence qui est ainsi faite Ă  ces enfants et Ă  leur famille interpellĂ©s le plus souvent chez eux au petit matin avant d’ĂȘtre conduits au cĂŽtĂ© de leurs parents menottĂ©s et enfermĂ©s dans les CRA dĂ©sormais “habilitĂ©s Ă  les recevoir”. Le traumatisme infligĂ© Ă  ces enfants, parfois dĂ©jĂ  marquĂ©s par une histoire difficile dans leur pays d’origine, est injustifiablenote. »

Autre effet, parmi tant d’autres, de la crĂ©ation de ce ministĂšre de l’Immigration : il a compĂ©tence, depuis le 12 dĂ©cembre 2007, par sa « sous-direction de l’accĂšs Ă  la nationalitĂ© française », pour gĂ©rer les demandes de naturalisation. Les procĂ©dures en question ont aussitĂŽt Ă©tĂ© dĂ©centralisĂ©es au niveau des quatre-vingt-dix prĂ©fectures dĂ©partementales. « Depuis 1945, c’est la sous-direction des naturalisations du ministĂšre des Affaires sociales – dĂ©concentrĂ©e en 1987 Ă  RĂ©zĂ©, prĂšs de Nantes – qui exerçait cette compĂ©tence », note le Collectif contre une immigration jetable (CCIJ). « Quoi qu’en dise le gouvernement, ce ministĂšre est, en effet, en charge de la dĂ©fense d’une supposĂ©e “puretĂ©â€ de son “identitĂ©â€ que la France serait censĂ©e vouloir prĂ©server. Il y a donc lĂ , de toute Ă©vidence, contradiction entre la mission de la “sous-direction de l’accĂšs Ă  la nationalitĂ© française” et les missions de l’autoritĂ© qui la chapeautenote. »

L’ADN À TOUT FAIRE

Inscrit dans la loi du 17 juin 1998 (votĂ©e sous l’égide de la garde des Sceaux Élizabeth Guigou), le fichier national automatisĂ© des empreintes gĂ©nĂ©tiques (FNAEG) marque l’entrĂ©e des empreintes gĂ©nĂ©tiques dans la sphĂšre judiciaro-policiĂšre. Bien que leur champ d’application reste limitĂ© aux seules infractions de nature sexuelle, il suscite dĂ©jĂ  la controverse. Se profile le spectre d’un fichage gĂ©nĂ©ralisĂ© des populations, du tri eugĂ©niste, de la sĂ©lection entre les bons et les mauvais – les alpha, gamma et epsilon d’un meilleur des mondes en gestation. Et celui d’une identitĂ© gĂ©nĂ©tique tellement absolue et infalsifiable qu’elle risquerait, en des circonstances dramatiques comme l’histoire en connaĂźt parfois, de coĂ»ter la vie Ă  ceux qui ne pourraient plus passer Ă  travers les mailles du filetnote.

Quelques gouvernements et deux lois plus tard, le FNAEG a, comme chacun sait, enflĂ©. Les empreintes de quelque 700 000 condamnĂ©s, mis en cause (y compris mineurs) et suspects y sont conservĂ©es (lire le chapitre 7 sur le prix Voltaire et la tribune de l’avocat Jean-Jacques Gandini). Sous ses allures de fichier de criminels et de dĂ©linquants, le FNAEG est devenu un outil recensant toute manifestation de dissidence, de contestation et de dĂ©sobĂ©issance civile. À deux doigts du fichage des dĂ©lits d’opinion et d’appartenance politique un peu trop extrĂȘmes. Une circulaire Dati du 21 mai 2007 a « simplifiĂ© » le fonctionnement du FNAEG en le soustrayant au contrĂŽle des juges. Certains juges d’instruction apprĂ©cient d’ailleurs tellement l’ADN, qu’ils n’hĂ©sitent plus Ă  faire analyser des fragments d’ADN trouvĂ©s sur des scĂšnes de crime par un bien curieux laboratoire nantais appelĂ© « IGNA ». Ainsi que l’a rĂ©vĂ©lĂ© Mediapart en mai 2008, ces analyses, dont la lĂ©galitĂ© pose vraiment question, visent Ă  identifier l’origine ethnique des individus, en d’autres termes leur couleur de peau, afin d’orienter l’enquĂȘtenote.

À noter enfin que le FNAEG ne sera plus longtemps « national » puisque de nouveaux accords europĂ©ens prĂ©voient, au nom de la collaboration des polices, de l’ouvrir Ă  tous les États membres. Le prĂ©lĂšvement devient une banale routine de police. Et son refus un dĂ©lit perpĂ©tuel passible de sanctions « rĂ©pĂ©tibles ».

La loi BioĂ©thique du 6 aoĂ»t 2004 consacrait le recours aux empreintes ADN pour un autre usage, social celui-ci, les tests de paternitĂ©. Ces tests restaient cependant subordonnĂ©s Ă  une dĂ©cision de justice. Le juge devait apprĂ©cier l’opportunitĂ© du recours Ă  un test, faute de quoi celui-ci Ă©tait illĂ©gal ; il ne pouvait ĂȘtre effectuĂ© que dans un laboratoire agrĂ©Ă© (dont le contrĂŽle a Ă©tĂ© lui aussi « simplifiĂ© » par la circulaire Dati de 2007), avec le consentement des personnes concernĂ©es, prĂ©alablement et expressĂ©ment recueilli. L’ADN pouvait Ă©galement ĂȘtre utilisĂ© comme instrument de mĂ©decine lĂ©gale, lors d’évĂ©nements exceptionnels tels qu’accidents, attentats ou catastrophes naturelles, pour les besoins de l’identification des victimes. En 2007, un double cap a Ă©tĂ© franchi, avec l’arrivĂ©e de deux nouveaux usages particuliĂšrement inquiĂ©tants de l’ADN. Le premier est celui des tests de filiation pratiquĂ©s sous couvert de « maĂźtrise de l’immigration » afin de contrĂŽler le regroupement familial. Il relĂšve Ă  la fois de la sphĂšre de la police scientifique – une police scientifique des frontiĂšres dĂ©jĂ  armĂ©e de systĂšmes de reconnaissance de l’iris, des empreintes dĂ©cadactylaires (les dix doigts), ou du visage, et des fichiers affĂ©rents – et de celle des tests de paternitĂ© prĂ©vus par la loi BioĂ©thique. La premiĂšre mouture de l’amendement au projet de loi Hortefeux (loi relative Ă  la maĂźtrise de l’immigration, Ă  l’intĂ©gration et Ă  l’asile), rĂ©digĂ©e par son rapporteur UMP Thierry Mariani, a soulevĂ© un tollĂ© gĂ©nĂ©ral. D’autant que, pour Ă©viter tout dĂ©bat approfondi sur ces sujets brĂ»lants, le gouvernement n’a pas trouvĂ© mieux que de dĂ©clarer l’urgence sur ce texte. Au motif de « lutter contre la fraude documentaire », endĂ©mique affirme-t-on, l’amendement en question prĂ©voyait Ă  l’origine que « les agents diplomatiques ou consulaires peuvent, en cas de doute sĂ©rieux sur l’authenticitĂ© ou d’inexistence de l’acte d’état civil, proposer au demandeur d’un visa pour un sĂ©jour d’une durĂ©e supĂ©rieure Ă  trois mois d’exercer, Ă  ses frais, la facultĂ© de solliciter la comparaison de ses empreintes gĂ©nĂ©tiques aux fins de vĂ©rification d’une filiation biologique dĂ©clarĂ©e avec au moins l’un des deux parents ».

À la pratique coutumiĂšre de la dĂ©claration de filiation, l’État tente de substituer celle de la preuve biologique, rĂ©servĂ©e aux seuls immigrĂ©s. Moins Ă©gaux que les autres face Ă  la loi BioĂ©thique sans doute, ils ne bĂ©nĂ©ficieraient pas de la protection du juge et seraient laissĂ©s au bon vouloir des agents diplomatiques. QualifiĂ©e de discriminatoire, portant atteinte Ă  la dignitĂ© et Ă  l’intimitĂ© de la famille, irrespectueuse des traditions et de l’éthique propres aux pays d’origine des migrants, cette mesure a Ă©tĂ© critiquĂ©e Ă  gauche comme Ă  droite. Jusqu’à Charles Pasqua, peu suspect de sympathie pour les « illĂ©gaux » : « Ces tests ADN ne sont pas acceptables », a-t-il dĂ©clarĂ© ; leur « banalisation » heurte « les principes fondamentaux de notre droit et [les] Ă©quilibres construits patiemment, [
] cela rappelle de mauvais souvenirs, Ă  nous gaullistes. On sait l’usage qu’ont fait les nazis de la gĂ©nĂ©tique. » Pour une fois, on sera d’accord avec lui.

Le texte final exige enfin le consentement exprĂšs des personnes concernĂ©es et dĂ»ment informĂ©es, la saisie d’un juge « pour qu’il statue, aprĂšs toutes investigations utiles et un dĂ©bat contradictoire, sur la nĂ©cessitĂ© de faire procĂ©der Ă  une telle identification ». La comparaison d’ADN ne peut se faire qu’avec celui de la mĂšre et sera rĂ©alisĂ©e aux frais de l’État. La novlangue gouvernementale fermera le ban en se fĂ©licitant de cette innovation lĂ©gale aux finalitĂ©s altruistes, visant simplement Ă  « faciliter les procĂ©dures pour ceux qui sont candidats au regroupement familial ». Histoire de dire que ces droits-de-l’hommistes de tous bords (on aimerait qu’ils soient toujours aussi nombreux) voient vraiment des complots partout. Jacques Testart ne s’est pas laissĂ© abuser par ce genre d’argument. Pour le biologiste, critique des sciences et de leurs mĂ©susages, « l’enjeu n’est pas rĂ©ellement de limiter l’immigration, plutĂŽt de familiariser la sociĂ©tĂ© avec ce nouveau mode de fichage, en commençant par les gens “diffĂ©rents”note. »

L’autre cas confirmant cette banalisation extrĂȘme du prĂ©lĂšvement et de l’usage de l’ADN, est celui du dĂ©nommĂ© Philip Gorwood, professeur/chercheur Ă  l’unitĂ© U675 de l’Insermnote. Pour lui, rien de plus normal que de prĂ©lever 6 000 Ă©chantillons sur 6 000 lycĂ©ens et de scruter leur intimitĂ© gĂ©nĂ©tique (lire « L’ADN Ă  tout faire » dans ce chapitre et la tribune de Jacques Testart). C’est pour leur bien et celui de tous les lycĂ©ens Ă  venir, pour le bien de l’État, et pour le bien de la science. Une science particuliĂšre qui Ă©tudie la gĂ©nĂ©tique des comportements et remplace les Ă©levages de rats de laboratoire par des cohortes d’humains. Aujourd’hui, on dĂ©piste les droguĂ©s et les alcooliques, demain les voleurs, les pĂ©dĂ©s et les Ă©trangers, aprĂšs demain les pĂ©dophiles, les rĂ©volutionnaires, les anarchistes
 À quand les dictateurs ?

N’oublions pas que nous sommes dans la « France de demain » d’un prĂ©sident qui dĂ©clarait juste avant son dĂ©but de rĂšgne : « J’inclinerais, pour ma part, Ă  penser qu’on naĂźt pĂ©dophile. » Un homme qui, lorsqu’il Ă©tait ministre, n’a pas jugĂ© utile de dĂ©mentir son ami Christian Estrosi lorsque, jouant les doublures au Conseil des ministres de l’Union europĂ©enne en janvier 2007, celui-ci avait surpris les ministres de l’IntĂ©rieur voisins en dĂ©clarant que les citoyens seraient mieux protĂ©gĂ©s si leurs donnĂ©es ADN Ă©taient recueillies dĂšs la naissance. Un homme qui ne tarit pas d’éloges sur l’efficacitĂ© des Britanniques en matiĂšre de contrĂŽle et de surveillance, et ne cache pas son ambition de rattraper leurs 4,2 millions de camĂ©ras sur la voie publique, et leurs 4,5 millions de fichĂ©s ADN. Un homme qui Ă©tait pleinement en phase avec le rĂ©cent programme lancĂ© par Tony Blair visant Ă  dĂ©pister « Ă  seize semaines aprĂšs la conception, des bĂ©bĂ©s les plus Ă  risque en termes d’exclusion sociale et de potentiel criminel ». Et qui implĂ©menterait volontiers, sans doute, le fichage ADN des enfants prĂ©conisĂ© par le directeur de Scotland Yard, Gary Pugh (convaincu que « si nous sommes capables d’identifier les individus avant qu’ils commettent un dĂ©lit, nous avons tout intĂ©rĂȘt Ă  les repĂ©rer [
] le plus tĂŽt possible »).

Parions qu’à la faveur de quelque menace ou drame ordinaire national, ce prĂ©sident saura justifier de la nĂ©cessaire et impĂ©rative inclusion des bĂ©bĂ©s dĂ©viants au FNAEG, puis de l’extension de ce fichier Ă  toute la population. Nous aurions alors un vrai « fichier national » conservant l’ADN de tous, des fƓtus jusqu’aux disparus, emblĂ©matique de la France d’aprĂšs. Une France d’aprĂšs les libertĂ©s, dans un monde devenu une parfaite synthĂšse entre Gattaca note et Minority Report note.

L’ÉCOLE LABORATOIRE : ENTRE CONDITIONNEMENT ET SÉLECTION DARWINIENNE

« Une société qui perçoit ses enfants comme un danger est une société moribonde », a écrit récemment HélÚne Franco, juge des enfants et membre du Syndicat de la magistrature.

Triste constat que des annĂ©es de politiques de plus en plus sĂ©curitaires semblent valider aujourd’hui. Les enfants n’ont plus droit Ă  l’innocence, ni mĂȘme Ă  sa prĂ©somption, ils sont devenus des facteurs de risque. Certains, plus que d’autres. Issus des couches sociales prĂ©carisĂ©es et paupĂ©risĂ©es, ils porteraient en eux les germes de la dĂ©viance, innĂ©s ou acquis par la faute de « mauvais » parents. Dans une sociĂ©tĂ© obsĂ©dĂ©e par l’insĂ©curitĂ© qui tend Ă  rĂ©pudier la solidaritĂ© et Ă  conditionner toute assistance au fait de la « mĂ©riter », ces « familles Ă  problĂšmes » incarnent une « menace », et la rĂ©ponse de l’État devient univoque. Elle tient en deux mots : contrĂŽle et rĂ©pression. Et en une panoplie d’actions proactives, supposĂ©es prĂ©ventives – observation, Ă©valuation, repĂ©rage, dĂ©tection, tri, fichage, rĂ©torsion, punition, voire expulsion. L’école se transforme peu Ă  peu en laboratoire oĂč l’on s’évertue Ă  rechercher les causes de « troubles de comportement » chez l’élĂšve pour ne pas avoir Ă  les rechercher dans la sociĂ©tĂ©. Ainsi, au grĂ© des gouvernements et des administrations, on parlera de « recenser les violences scolaires », de « prĂ©venir la dĂ©linquance » ou de sĂ©curiser et « mieux gĂ©rer » l’école, d’« Ă©valuer la rĂ©ussite Ă©ducative », de « favoriser l’égalitĂ© des chances » ou d’« amĂ©liorer le suivi de l’assiduitĂ© ». Sans oublier l’« Ă©tude des parcours scolaires et des politiques Ă©ducatives » et leur indispensable mise en statistiques. DerriĂšre ces mots d’ordre et ces formulations « novlangue », un projet se dessine : trier le bon grain de l’ivraie en recensant mĂ©thodiquement les causes endogĂšnes et exogĂšnes de l’échec, en scrutant les familles, forcĂ©ment responsables, et en contraignant les enseignants et les responsables d’établissement, fautifs eux aussi, Ă  « signaler » toute anomalie, tout Ă©cart Ă  la normenote.

Cette immixtion systĂ©matique dans les Ă©coles s’est d’abord revendiquĂ©e de la « sĂ©curisation » de l’espace. À dĂ©faut de prĂ©sence policiĂšre permanente, toujours pas acceptĂ©e malgrĂ© la mĂ©diatisation outranciĂšre de quelques faits divers violents, les autoritĂ©s locales se sont rabattues sur des dispositifs de contrĂŽle techniques. La vidĂ©osurveillance a investi les collĂšges dĂšs le dĂ©but des annĂ©es 2000. Parfois massivement comme dans les Hauts-de-Seine oĂč Charles Pasqua avait Ă  l’époque amputĂ© le budget du conseil gĂ©nĂ©ral de 36 millions de francs pour Ă©quiper tous les lycĂ©es et collĂšges. La CNIL a bien posĂ© quelques garde-fous, comme orienter les camĂ©ras vers l’extĂ©rieur ou ne pas filmer les enfants dans l’enceinte des Ă©tablissements, mais, faute d’une autoritĂ© de contrĂŽle clairement dĂ©finie, on ignore combien d’établissements sont Ă©quipĂ©s. En Haute-Savoie, ce sont les parents d’élĂšves qui ont informĂ© la CNIL que plusieurs collĂšges avaient illĂ©galement mis leurs enfants sous surveillance.

Ces installations, aussi onĂ©reuses qu’inefficaces, profitent essentiellement Ă  ceux qui en font commerce. Il en va de mĂȘme des systĂšmes de contrĂŽle biomĂ©trique, qui ont fait irruption dans les cantines dĂšs 2000. La CNIL s’est laissĂ©e convaincre, et a mĂȘme automatisĂ© la procĂ©dure de dĂ©claration ; sous une seule condition : n’utiliser que le contour de la main, jugĂ© plus proportionnel Ă  la finalitĂ© que l’empreinte digitale. Une finalitĂ© aux accents trĂšs novlangue : faciliter la vie des Ă©lĂšves oublieux de leur carte, et la bonne gestion des Ă©tablissements. En fait, il s’agit plutĂŽt de repĂ©rer et sanctionner les mauvais payeurs – pas d’main, pas d’chocolat ! – et, comme l’avaient si bien exposĂ© les industriels de l’électronique, dont le Gixel, dans leur Livre bleu (lire chapitre 5), d’en finir avec l’image liberticide de ces technologies en « familiarisant » les enfants « dĂšs la maternelle ». Chaque annĂ©e le jury des Big Brother Awards a donc vu passer son lot de candidats – lycĂ©es, collĂšges, Ă©coles primaires – et de collectifs contestataires. En 2007 une crĂšche de Neuilly-Plaisance a franchi le pas
 pour contrĂŽler les parents.

Puis est venu le fichage. Son premier argument a Ă©tĂ© le nĂ©cessaire « recensement des violences scolaires » et son premier outil le logiciel SIGNA, testĂ© en 2001-2002. Les directeurs d’établissement doivent alors tout signaler – graffiti, petites insultes, dĂ©gradations diverses, vols, viols, et mĂȘme les violences au foyer. RĂ©sultat : les statistiques grimpent et avec elles le « sentiment d’insĂ©curitĂ© » qui fait le lit des futures politiques « de prĂ©vention » initiĂ©es dĂšs la fin 2004 par le ministre Sarkozy.

Des rapports, comme celui du dĂ©putĂ© Benisti ou de l’Inserm (primĂ©s tous deux dans notre catĂ©gorie Novlang), donnent leur caution au « dĂ©pistage prĂ©coce des signes de dĂ©viance » et Ă  la culture du « secret partagĂ© », euphĂ©misme pour masquer la dĂ©lation « citoyenne ». La loi sur la « prĂ©vention de la dĂ©linquance » (lire dans cet ouvrage la contribution du Collectif contre la dĂ©lation), et celle pour l’« Ă©galitĂ© des chances » votĂ©es en 2007 fixent les rĂšgles. Enseignants, directeurs d’établissement et parents sont tenus, sous peine de sanctions, de collaborer afin de renseigner les autoritĂ©s locales sur les enfants et les familles « en difficultĂ© » – quand ils ne doivent pas livrer aux sbires du ministre de l’Immigration les enfants de sans-papiers vouĂ©s Ă  l’expulsion.

GrĂące Ă  la mobilisation de collectifs locaux rassemblant parents, enseignants, travailleurs sociaux et militants des droits de l’homme, les pires mesures, telle le « carnet de dĂ©veloppement de l’enfant qui le suivra de sa naissance Ă  sa vie adulte », cher Ă  Sarkozy, ont Ă©tĂ© retoquĂ©es. Provisoirement, car, dans la pratique, les demandes d’informations transitent par les Inspections d’acadĂ©mie, oĂč les initiatives de shĂ©rifs locaux se multiplient dans l’anarchie la plus totale : trombinoscope transmis au commissariat, fiche d’absentĂ©isme, fiche « de repĂ©rage des signes de fragilitĂ© », fiche « d’évaluation des bĂ©nĂ©ficiaires du RASED (RĂ©seau d’aide spĂ©cialisĂ©e aux Ă©lĂšves en difficultĂ©) » spĂ©cialement conçue pour les « quartiers sensibles », fiche de « signalement des sans-papiers » – autant de donnĂ©es dĂ©clarĂ©es ou non Ă  la CNIL, parfois envoyĂ©es par simple email. Aujourd’hui, les donnĂ©es personnelles circulent sans aucune prudence ni souci de protection de la vie privĂ©e. L’école est le laboratoire oĂč elles sont collectĂ©es puis transmises aux autoritĂ©s compĂ©tentes qui pourront ainsi observer l’évolution des enfants cobayes, scruter Ă  travers eux les familles, repĂ©rer les moins viables et opĂ©rer leur tri darwinien selon des critĂšres ethnico-sociaux proprement discriminatoires.

Le fichage dĂ©complexĂ© ne s’arrĂȘte pas lĂ . En parallĂšle Ă  ces outils de tri social, le ministĂšre de l’Éducation nationale a lancĂ© dĂšs 2004 le chantier « Base Ă©lĂšves 1er degrĂ© » (BE1D), vaste fichier recensant tous les Ă©coliers de France et de Navarre, de la maternelle au CM2. Il est officiellement destinĂ© Ă  la gestion locale des effectifs, au suivi des parcours scolaires, et Ă  la production de statistiques. Bien que prĂ©sentĂ© comme « en expĂ©rimentation », il s’est dĂ©ployĂ© en deux ans sur prĂšs de quatre-vingts dĂ©partements. BE1D prĂ©voit d’attribuer un identifiant unique Ă  chaque enfant.

Depuis deux ans, les collectifs locaux se mobilisent. Inquiets de voir les informations ainsi recueillies sortir de l’école et Ă©chapper au contrĂŽle des Ă©ducateurs, ils refusent de croire « au non-croisement des donnĂ©es des administrations locales et de l’Éducation nationale quand les lois rĂ©centes mettant en Ɠuvre des mesures â€œĂ©ducatives” Ă  l’encontre de familles jugĂ©es dĂ©faillantes, rendent au contraire nĂ©cessaire leur collaboration ». La rĂ©cente suppression des donnĂ©es de nationalitĂ© ne suffit pas Ă  les rassurer. Pour peu que l’État dĂ©cide d’étendre leurs modalitĂ©s de conservation et d’accĂšs, Base Ă©lĂšves et fichiers de « prĂ©vention » se transformeront alors en un redoutable « casier scolaire » qui suivra chaque enfant de sa naissance Ă  sa vie adulte. Et ni les avis trĂšs tolĂ©rants ni les contrĂŽles Ă  retardement de la CNIL n’y pourront riennote.

À ces prĂ©rogatives rĂ©galiennes de contrĂŽle, il convient d’ajouter une autre pratique, celle des Ă©tudes statistiques, qui peuvent elles aussi ĂȘtre le vecteur d’une surveillance larvĂ©e et dĂ©boucher sur un durcissement des politiques Ă©ducatives. Ce que les chercheurs appellent des panels ou mieux des « cohortes ». Des bataillons d’enfants, petits soldats du chiffre, armĂ©e de nombres, sĂ©lectionnĂ©s pour nourrir, le temps de leur scolaritĂ©, des Ă©tudes longitudinales. La tendance n’est pas nouvelle, l’Éducation nationale en rĂ©alise depuis 1973, mais elle s’intensifie et les cohortes deviennent lĂ©gion. La Fondation MGEN en a lancĂ© deux courant 2007, sur des Ă©coliers de Paris et de la rĂ©gion PACA. Aussi louable que puisse ĂȘtre leur motif – Ă©tudier les problĂšmes de santĂ© mentale et physique des enfants –, l’indiscrĂ©tion des questionnaires liĂ©e Ă  la qualitĂ© d’assureur de l’exĂ©cutant a de quoi inquiĂ©ter. Bien moins cependant que l’étude engagĂ©e par l’unitĂ© 675 de l’Inserm, dirigĂ©e par le professeur Gorwood, mention spĂ©ciale en 2007note.

On sort lĂ  des modes de contrĂŽle habituels, pour entrer dans une forme nouvelle d’endo-surveillance, elle aussi prĂ©ventive et proactive. Les Ă©lĂšves ne sont plus seulement observĂ©s mais testĂ©s, prĂ©levĂ©s, comme des rats Ă©levĂ©s dans les laboratoires de l’école, sous l’Ɠil vigilant des enseignants-laborantins. Tous conditionnĂ©s Ă  accepter telle ou telle technologie, Ă  remplir docilement leur fonction de « bons citoyens » ou de bons gardiens. Les moins aptes, non Ă  survivre, mais Ă  se conformer, Ă©tant condamnĂ©s Ă  la reprogrammation ou Ă  l’éloignement.

L’AMÉNAGEMENT URBAIN DE « PRÉVENTION SITUATIONNELLE » : PRÉVENIR À DÉFAUT DE GUÉRIR

« Mieux vaut prĂ©venir que guĂ©rir », dit le proverbe. Un principe appliquĂ© Ă  la lettre dans des sociĂ©tĂ©s oĂč la prĂ©carisation, la paupĂ©risation et la marginalisation de masse, combinĂ©es Ă  l’effondrement des idĂ©aux d’émancipation collective, conduisent une partie des individus qui en font les frais Ă  adopter des comportements dĂ©linquants ou, au moins, dĂ©viants qui perturbent l’ordre public. Comme il ne saurait ĂȘtre question de guĂ©rir ces maux en s’attaquant aux vĂ©ritables facteurs de trouble, c’est-Ă -dire Ă  l’ordre social capitaliste dont la lĂ©gitimitĂ© est dĂ©sormais postulĂ©e incontestable, on fera porter l’action sur les fauteurs de troubles.

Ce traitement sans guĂ©rison possible emprunte deux voies complĂ©mentaires. La premiĂšre, qualifiĂ©e de « prĂ©vention sociale », vise Ă  « insĂ©rer » des gens (individus ou groupes) « Ă  risque » Ă  l’aide de mesures censĂ©es influer de maniĂšre positive sur leur personnalitĂ© en amĂ©liorant ponctuellement leurs conditions de vie (scolaritĂ©, emploi, logement, culture, loisirs, etc.), tout en laissant intacts les rapports de domination et d’exploitation dont elles sont le produit. L’autre voie, baptisĂ©e « prĂ©vention situationnelle », consiste Ă  anticiper par des dispositifs de surveillance, de contrĂŽle et de protection les situations propices Ă  la commission d’infractions ou d’actions classĂ©es comme inconvenantes en rendant celles-ci plus difficiles, plus risquĂ©es ou moins profitables pour leurs auteurs rĂ©els ou potentiels.

Dans les deux cas, l’objectif n’est pas de rĂ©soudre la question sociale, mais de « rĂ©guler » les effets de sa non-solution : le contexte socio-Ă©conomique et politico-idĂ©ologique gĂ©nĂ©ral est Ă©vacuĂ© – son Ă©vocation sera rĂ©cusĂ©e comme « excuses sociologiques » inspirĂ©es par l’« angĂ©lisme » ou le « droit-de-l’hommisme » – au profit des seules circonstances immĂ©diates et locales supposĂ©es Ă  l’origine des actes et des comportements rĂ©prĂ©hensibles ou jugĂ©s tels. Outre le terrorisme, on Ă©voque toutes sortes de « risques » dont la liste ne cesse de s’allonger, de mĂȘme que celle des catĂ©gories de gens auxquelles ils sont associĂ©s : vol, racket, agression, vandalisme, trafic de drogue, mendicitĂ©, prostitution, errance de sans-logis ou de sans-papiers, regroupements intempestifs, Ă©meutes, manifestations, sans compter les innombrables « incivilitĂ©s ».

ImportĂ© d’outre-Atlantique dans les annĂ©es 1990 dans le cadre la loi d’Orientation et de programmation pour la sĂ©curitĂ© (LOPS) sous l’égide du tandem Pasqua-Pandraud pour rĂ©pondre Ă  une « demande accrue de sĂ©curitĂ© sur l’espace public », le modĂšle idĂ©ologique de l’« espace dĂ©fendable » (defensible space) a pris le nom en France d’« architecture de prĂ©vention situationnelle ». Une devise en rĂ©sume le propos : « AmĂ©nager les lieux pour prĂ©venir le crime ». Elle a engendrĂ© une nouvelle maniĂšre de concevoir la ville du futur. Parmi les responsables du maintien de la « paix civile » et leurs conseillers au ministĂšre de l’IntĂ©rieur, dans les prĂ©fectures, dans les mairies ou au sein des organismes du logement social et des sociĂ©tĂ©s de promotion immobiliĂšre, a germĂ© l’idĂ©e que la configuration des bĂątiments et des espaces publics pouvait, selon les cas, faciliter ou entraver les menĂ©es des trublions Ă©ventuels, et, en cas de passage Ă  l’acte, constituer ou non un obstacle Ă  la rĂ©pression.

C’est ainsi que des architectes, des urbanistes, des paysagistes et des designers, auxquels s’ajoute une cohorte de sociologues, de gĂ©ographes, d’anthropologues et de politologues qui font leur la finalitĂ© policiĂšre du gouvernement des villes, apportent aux autoritĂ©s leur concours Ă  la prĂ©servation de la « sĂ»retĂ© » sur les territoires urbanisĂ©s. En plus de la prolifĂ©ration des camĂ©ras de vidĂ©osurveillance, d’innombrables artefacts Ă  finalitĂ© sĂ©curitaire ont Ă©tĂ© intĂ©grĂ©s aux rĂ©alisations urbanistiques ou architecturales : « rĂ©sidences fermĂ©es », « rĂ©sidentialisation » du logement social (semi-privatisation des parties communes extĂ©rieures), suppression des « lieux-piĂšges » (recoins, impasses, passages obscurs, murettes, toits-terrasses, coursives, immeubles traversants, etc.), mobilier urbain dĂ©fensif (bornes anti-« voitures-bĂ©liers », bancs anti-clochards), vĂ©gĂ©talisation dissuasive (buissons piquants et vĂ©nĂ©neux le long des façades), dĂ©gagement des espaces publics et disposition des immeubles permettant une « surveillance naturelle » – le contrĂŽle spontanĂ© – des lieux de la part des passants ou des riverains


L’efficacitĂ© supposĂ©e de la « prĂ©vention situationnelle » dĂ©pend en effet, en derniĂšre instance, non seulement de l’adhĂ©sion, mais aussi de la participation active des habitants – qualifiĂ©e de « citoyenne ». Dans les expĂ©riences les plus innovantes en ce domaine, ils sont associĂ©s, lors de la conception des projets, Ă  la rĂ©flexion sur les « amĂ©nagements de sĂ»retĂ© », collaboration coupant court, ainsi, Ă  toute interrogation sur le type de sociĂ©tĂ© qui les rend nĂ©cessaires.

2007, Ă  cet Ă©gard, a Ă©tĂ© une annĂ©e particuliĂšrement faste. Car si la « prĂ©vention situationnelle » ne date pas d’hier, comme on l’a vu, elle a fait, cette annĂ©e, l’objet d’une consĂ©cration officielle, avec :

1) la publication du dĂ©cret d’application sur la prĂ©vention situationnelle (le 3 aoĂ»t 2007) : la loi Ă©tait jusque-lĂ  mise en pratique, mais pas de maniĂšre contraignante et de façon assez alĂ©atoire en l’absence dudit dĂ©cret ;

2) la parution d’un Guide des Ă©tudes de sĂ»retĂ© et de sĂ©curitĂ© publique pour les opĂ©rations d’urbanisme, d’amĂ©nagement et de construction, sous le patronage de trois ministĂšres (ceux de l’Écologie, du DĂ©veloppement et l’AmĂ©nagement durables (MEDAD), du Logement et de la Ville, et de l’IntĂ©rieur, de l’Outre-mer et des CollectivitĂ©s locales), de la DĂ©lĂ©gation interministĂ©rielle Ă  la ville (DIV) et, last but not least, de la Direction gĂ©nĂ©rale de police nationale. Ce manuel richement prĂ©sentĂ©, avec schĂ©mas et photos Ă  l’appui, expose les prĂ©ceptes accompagnĂ©s de prescriptions techniques auxquels devront se plier tous les maĂźtres d’ouvrage (commanditaires publics ou privĂ©s) des opĂ©rations urbanistiques et des rĂ©alisations architecturales destinĂ©es Ă  un usage collectif, ainsi que les maĂźtres d’Ɠuvre (architectes) chargĂ©s de les concevoir et de les dessiner ;

3) sous l’appellation « Territoires urbains et sĂ»retĂ© », le lancement d’une « consultation de recherches » par le Plan urbanisme, construction et architecture (PUCA), officine Ă©tatique « Ă  vocation interministĂ©rielle » (mais dĂ©pendant du MEDAD) chargĂ©e de promouvoir, financer et piloter des recherches et des expĂ©rimentations utiles Ă  l’État. Cette fois-ci, il s’agit de mobiliser les chercheurs pour qu’ils contribuent, par leurs diagnostics et leurs propositions, Ă  une meilleure intĂ©gration des prĂ©occupations sĂ©curitaires dans la conception, la gestion et les usages de l’espace urbain.

Autrement dit, 2007 ne fait pas que confirmer une tendance : elle intronise officiellement la prĂ©vention situationnelle en lui donnant force de loi et indique impĂ©rativement la marche Ă  suivre. DorĂ©navant, la ville sera physiquement sĂ©curisĂ©e dans sa configuration mĂȘme.

LA CNIL AUTOSOLUBLE DANS LA SOCIÉTÉ DE SURVEILLANCE

« La CNIL 1978-2007 : dissolution », « Informatique ou libertĂ©, il faut choisir », « Fichage, ADN, biomĂ©trie, vidĂ©osurveillance : l’État contrĂŽle, la CNIL s’incline ». VoilĂ  quelques-uns des slogans prononcĂ©s par un petit groupe d’activistes qui, le 14 dĂ©cembre 2007, ont symboliquement occupĂ© le siĂšge de la Commission nationale de l’informatique et des libertĂ©snote, qui fĂȘtera ses trente ans d’activitĂ© en 2009. C’est la troisiĂšme fois depuis 2001 que la CNIL est ainsi pacifiquement « prise d’assaut » par des citoyens venus l’interpellernote.

C’est nĂ©anmoins la premiĂšre fois que le mot « dissolution » est prononcĂ©. Si cette revendication ultime peut paraĂźtre radicale, les arguments avancĂ©s par les « occupants » sont implacables :

"L’existence d’une Commission informatique et libertĂ©s a pour principale fonction de faire en sorte que la population apprenne Ă  ne plus juger. Car les experts Ăšs libertĂ©s qui la composent sont devenus les seuls dĂ©positaires de la « bonne critique ». La biomĂ©trie, c’est bien ou c’est pas bien ? Ça va, la CNIL l’a autorisĂ©e. La transformation des modes de vie de toute la population est ainsi soumise Ă  des questionnements purement techniques, d’une complexitĂ© digne des controverses thĂ©ologiques. La CNIL ne demande pas, Ă  propos des RFID : « Pourquoi gĂ©rer les personnes comme des produits de supermarchĂ© ? » Elle considĂšre que « le stockage des donnĂ©es dans le systĂšme informatique reliĂ© au dispositif doit ĂȘtre Ă  durĂ©e limitĂ©e ». Elle ne dit pas, Ă  propos de la biomĂ©trie : « Les gens ne sont pas des codes-barres », mais : « Le degrĂ© d’intrusion du systĂšme biomĂ©trique en vigueur doit ĂȘtre proportionnĂ© Ă  la finalitĂ© poursuivienote. »

Les Big Brother Awards ont Ă©galement, dĂšs leurs dĂ©buts, critiquĂ© sur le fond certaines positions de la CNIL ou l’inaction de ses dirigeants. Nos arguments de dĂ©cembre 2000 n’ont pas pris une ride : « IncapacitĂ© Ă  utiliser avec pertinence tous les contre-pouvoirs que lui donne la loi pour protĂ©ger le citoyen contre la montĂ©e du fichage accru [
], trop grande prudence Ă  se dĂ©clarer publiquement contre certains projets sensibles. » Entre 2003 et 2005, son actuel prĂ©sident Alex TĂŒrk, sĂ©nateur du Nord, commissaire Ă  la CNIL depuis 1992 et prĂ©sident depuis 2004note, a Ă©tĂ© citĂ© trois fois de suite dans la sĂ©lection des Big Brother Awards, Ă  chaque fois pour l’« ensemble de son Ɠuvre ». Le jury a Ă©tĂ© clĂ©ment. Le candidat TĂŒrk est arrivĂ© une fois second, mais jamais gagnant.

Reste qu’en tapant les quatre lettres « CNIL » dans le moteur de recherche du site des Big Brother Awards, les rĂ©sultats varient. La CNIL reste une source fiable qui peut alimenter, Ă  charge, certains dossiers de candidature. Son travail de recensement et d’expertise est unique pour dĂ©crypter les rouages rĂ©glementaires de la sociĂ©tĂ© de surveillance. C’est pourquoi il nous a souvent Ă©tĂ© reprochĂ© de nous « acharner » sur la CNIL en Ă©pinglant ses responsables, et surtout son prĂ©sident. Comme quoi la CNIL serait plus « un alliĂ© qu’un ennemi » des Big Brother Awards. Comme quoi ce serait contre-productif de critiquer cette « autoritĂ© administrative indĂ©pendante », qui serait le seul « contre-pouvoir », ou encore le « garde-fou », Ă  la sociĂ©tĂ© de surveillance qui nous submerge.

Seulement voilĂ , cette casquette de contre-pouvoir est une illusion. L’illusion que le fichage qui s’installe Ă  nos dĂ©pens deviendrait « acceptable » car « rĂ©glementĂ© », « modĂ©rĂ© », « encadrĂ© » par l’expertise technique de la CNIL. Sans prĂ©juger de la volontĂ© de ses membres ou de ses agents d’agir pour le mieux dans l’intĂ©rĂȘt des individus, elle apparaĂźt de plus en plus comme une chambre d’enregistrement dont le seul pouvoir de blocage serait de publier des avis « nĂ©gatifs », sans parvenir Ă  les imposer au plus haut niveau de l’État. La CNIL n’est pas un contre-pouvoir. C’est l’un des rouages du pouvoir. Elle est vouĂ©e Ă  s’adapter Ă  la surveillance, pas Ă  la bloquer.

La maniĂšre dont elle gĂšre l’énorme polĂ©mique qui plane autour du fichier « Base Ă©lĂšves », que le gouvernement impose en force dans toutes les Ă©coles maternelles et primaires, en est la preuvenote. Tout comme l’étrange clĂ©mence dont elle a fait preuve envers deux Ă©lus locaux de la Marne, le maire de Vitry-le-François et le prĂ©sident du conseil gĂ©nĂ©ral, qui ont remportĂ© le prix Orwell LocalitĂ©s en 2005 pour un fichage illĂ©gal de personnes prĂ©caires. Ils s’en sont sortis avec une petite rĂ©primandenote.

DĂ©jĂ  en 2000, nous notions que la CNIL avait tendance Ă  sous-utiliser ses pouvoirs, pourtant dĂ©jĂ  bien maigres. Elle l’avouait dans son rapport 1999 : « Depuis vingt ans, la CNIL a reçu prĂšs de 33 000 plaintes, dĂ©livrĂ© 47 avertissements et 16 dĂ©nonciations au Parquet. Il convient de reconnaĂźtre que la CNIL a peu recouru Ă  cette procĂ©dure, marquant ainsi sa prĂ©fĂ©rence pour le dialogue et la concertation. Cette maniĂšre de faire est cependant parfois critiquĂ©e. »

Face Ă  des prĂ©dateurs de plus en plus agressifs, le citoyen attend-il de la CNIL qu’elle fasse preuve de « dialogue et de concertation » ? Surtout que ses prĂ©rogatives ont Ă©voluĂ© de maniĂšre significative en 2004. La premiĂšre candidature d’Alex TĂŒrk aux BBA reposait notamment sur son rĂŽle de rapporteur, au SĂ©nat, de la loi d’aoĂ»t 2004 qui a modifiĂ© celle de 1978 et donc les moyens de contrĂŽle de la CNIL. Face Ă  la puissance publique, elle est devenue bien plus dĂ©munie. Quelques exemples des modifications notoires de la rĂ©vision de 2004note :

– le SĂ©nat a – sous l’impulsion personnelle [de M. TĂŒrk] – « autorisĂ© les entreprises Ă  constituer des traitements sur les infractions dont elles ont Ă©tĂ© victimes », afin de lĂ©galiser les « fichiers de suspects » crĂ©Ă©s par les sociĂ©tĂ©s privĂ©es ;

– il a aussi « supprimĂ© la possibilitĂ© de permettre Ă  la CNIL d’ordonner la destruction de traitements » en infraction avec la loi ;

– ainsi que « l’exigence d’une autorisation de la CNIL pour les traitements portant sur la totalitĂ© ou la quasi-totalitĂ© de la population » ;

– retirĂ© Ă  la CNIL ses pouvoirs de sanction dĂšs lors que c’est l’État qui serait pris en flagrant dĂ©lit d’infraction ;

– afin de « revoir les procĂ©dures applicables aux traitements publics », il a aussi retirĂ© Ă  la CNIL le fait d’autoriser, ou non, « les traitements de donnĂ©es Ă  caractĂšre personnel mis en Ɠuvre pour le compte de l’État et portant sur des donnĂ©es biomĂ©triques nĂ©cessaires Ă  l’authentification et au contrĂŽle de l’identitĂ© des personnes », et donc la future carte d’identitĂ© biomĂ©trique ;

– le gouvernement a Ă©galement fait adopter, Ă  l’AssemblĂ©e, un amendement retirant Ă  la CNIL ses « pouvoirs de contrĂŽle sur place et sur piĂšce » des « traitements intĂ©ressant la sĂ»retĂ© de l’État (en pratique, les fichiers les plus sensibles de la DST et de la DGSE) »  « Ă  la demande de services de renseignements Ă©trangers » (sic) ;

– enfin, l’AssemblĂ©e a aussi diffĂ©rĂ© de 2007 Ă  2010 la « mise en conformitĂ© [
] des traitements non automatisĂ©s de donnĂ©es Ă  caractĂšre personnel intĂ©ressant la sĂ»retĂ© de l’État, la dĂ©fense et la sĂ©curitĂ© publique », et donc le fait qu’ils s’avĂšrent « adĂ©quats, pertinents, exacts, complets et, si nĂ©cessaire, mis Ă  jour ».

Certes, depuis 2004, elle peut infliger des dizaines de milliers d’euros d’amende Ă  des entreprises privĂ©es. Mais, au fait, pourquoi l’identitĂ© des sociĂ©tĂ©s ou organismes Ă©pinglĂ©s n’apparaĂźt pas systĂ©matiquement dans ses rapports ? Depuis 2004, elle agit davantage a posteriori et se permet de dire quand elle n’est pas d’accord. Mais peut-elle s’opposer rĂ©ellement au fichage mĂȘme lorsqu’elle le trouve disproportionnĂ© ? Peut-elle sanctionner des « dĂ©tournements de finalitĂ© » flagrants comme cela s’est produit avec le fichier ADN au grĂ© des modifications lĂ©gislatives ? Toujours pas.

Écartant jusqu’ici ces critiques du revers de la main, en 2008, le prĂ©sident a voulu rĂ©agir. À l’occasion de la sortie, en mai dernier, du 28e rapport annuel de la commission, le prĂ©sident TĂŒrk a diffusĂ© un texte rĂ©servĂ© aux journalistes : « Pour en finir avec les idĂ©es faussesnote ». Dont celle-ci : « IdĂ©e fausse n° 3. Depuis la loi de 2004, la CNIL aurait moins de pouvoirs. Cette idĂ©e est doublement fausse, [car la loi] soumet dĂ©sormais les fichiers potentiellement les plus dangereux pour les droits des personnes Ă  l’autorisation prĂ©alable et expresse de la CNIL, que l’organisme soit privĂ© ou publicnote. »

Mais comment le dĂ©cret du 30 avril 2008 sur les futurs passeports biomĂ©triques a-t-il alors bien pu passer ? La CNIL avait rendu un avis « dĂ©favorable » sur ce projet, car disproportionnĂ© (le document comporte dĂ©sormais deux identifiants : le visage numĂ©risĂ© formatĂ© pour intĂ©grer les systĂšmes de reconnaissance faciale ; et les empreintes de huit doigts). Elle avait prĂ©conisĂ© un « dĂ©bat devant le Parlement », donc une loi, plutĂŽt qu’un simple dĂ©cret, sur ce thĂšme ultrasensiblenote, surtout lorsqu’il est question de crĂ©er une « base centralisĂ©e » – projet auquel elle Ă©tait opposĂ©e.

On peut aussi citer la loi « relative Ă  la lutte contre le terrorisme », adoptĂ©e en janvier 2006. Penaude, la commission a dĂ» reconnaĂźtre que « malgrĂ© [ses] rĂ©serves [
], d’autres dispositions du projet n’ont pas Ă©tĂ© revues », comme (excusez du peu), « la prise systĂ©matique de photographies des occupants de l’ensemble des vĂ©hicules empruntant certains axes de circulation », ou encore « la constitution d’un fichier central de contrĂŽle des dĂ©placements en provenance ou Ă  destination d’États situĂ©s en dehors de l’Union europĂ©enne, aux contours mal dĂ©finis ». Au passage – nouvelle couleuvre Ă  avaler –, cette loi « permet dĂ©sormais de limiter, sous certaines conditions, l’information communiquĂ©e Ă  la CNIL lorsqu’elle rend un avis sur les fichiers intĂ©ressant la sĂ»retĂ© de l’État, la dĂ©fense ou la sĂ©curitĂ© publiquenote ». Elle n’a sanctionnĂ© personne non plus aprĂšs avoir signifiĂ© son opposition Ă  propos d’un dĂ©cret du 25 mars 2007 rallongeant le dĂ©lai d’accĂšs aux fichiers policiers (sept mois au lieu de quatre auparavant)note.

Le « progrĂšs » de la loi de 2004 serait donc le pouvoir de « dire non ». Le pouvoir de publier des avis, mĂȘme nĂ©gatifs : « on ne peut pas bloquer une dĂ©cision, mais comme on peut le dire et mĂȘme le crier, alors ça suffira Ă  faire reculer les mĂ©chants prĂ©dateurs », pensaient-ils. Son prĂ©sident sait qu’il faut qu’il tape de temps en temps du poing sur la table, pas trop fort mais assez pour rassurer la population Ă  la maniĂšre du serpent hypnotique du Livre de la jungle ; tout en ne compromettant pas trop les projets de fichage massif du gouvernement ou des grands groupes industriels.

En guise de conclusion, voilĂ  comment la CNIL rĂ©pond Ă  ceux qui rĂ©clament sa dissolution. Dans sa liste des « idĂ©es fausses », piochons la n° 7 : « La CNIL favoriserait le dĂ©veloppement des technologies et du fichage en gĂ©nĂ©ral. [
] En dĂ©cembre 2007, les locaux de la CNIL ont Ă©tĂ© envahis par des membres de mouvements “alternatifs” pour proposer la suppression de la CNIL. [
] Il n’est pas de la responsabilitĂ© de la CNIL de s’opposer, par principe, Ă  certaines technologies, alors mĂȘme que leur utilisation n’est pas interdite par la loi. Aucune technique n’est bonne ou mauvaise en soi, tout dĂ©pend de l’usage qui en est fait. [
] La CNIL regrette souvent d’ĂȘtre seule Ă  Ă©voquer la protection de la vie privĂ©e alors qu’un dĂ©bat public devrait exister sur ces questions qui concernent chacun d’entre nous. Malheureusement, aujourd’hui, rares sont les associations qui portent ces questions sur le devant de la scĂšne. »

Laissons Ă  M. TĂŒrk la responsabilitĂ© de la derniĂšre phrase. Et reportez-vous Ă  notre Ă©pilogue pour ses derniĂšres « interventions » sur le dossier Base Ă©lĂšves et celui des deux nouveaux fichiers du « renseignement intĂ©rieur » français, Edvige et Cristina


LE CAS SARKOZY, MULTIRÉCIDIVISTE DES ATTEINTES À LA VIE PRIVÉE

Nicolas Sarkozy est un cas : c’est le seul Ă  avoir Ă©tĂ©, par trois fois dĂ©jĂ , exclu de la compĂ©tition, pour « racolage actif et passif, dopage, exhibitionnisme et outrage Ă  magistrat ». Il avait en effet Ă©tĂ© nominĂ© six fois en sept ans, dont deux fois pour l’« ensemble de son Ɠuvre ». Depuis, Nicolas Sarkozy a Ă©tĂ© Ă©lu Ă  la prĂ©sidence de la RĂ©publique, et nous avons dĂ©cidĂ© de ne plus accepter de dossier le concernant. En effet, bien que multirĂ©cidiviste des atteintes Ă  la vie privĂ©e, il bĂ©nĂ©ficie en quelque sorte de l’immunitĂ© prĂ©sidentielle et ne peut donc ĂȘtre poursuivi. Ce qui ne nous empĂȘche nullement de vous rĂ©vĂ©ler la teneur du « fichier » que nous dĂ©tenons Ă  son sujet.

En 2002, sa toute premiĂšre nomination l’était dĂ©jĂ  pour
 l’ensemble de son Ɠuvre. Signe de la gravitĂ© de son cas, il n’en avait pas moins Ă©tĂ© classĂ© « hors compĂ©tition », pour « dopage et exhibitionnisme » Ă  l’unanimitĂ© du jury, au motif qu’il se serait dĂ©lectĂ© d’un tel prix. Le jury, cela dit, et de façon prĂ©monitoire, notait alors qu’« un peu de persĂ©vĂ©rance lui donne sa chance pour les prochaines Ă©ditions ».

En 2003, il avait Ă©tĂ© nominé  deux fois. D’abord pour sa loi sur la sĂ©curitĂ© intĂ©rieure (LSI), ensuite pour sa loi Perben II, ce qui lui avait d’ailleurs valu le prix Orwell État & Élus.

En 2004, il avait encore gagnĂ©, toujours avec Dominique Perben, assistĂ© cette fois d’un troisiĂšme homme – l’ancien ministre socialiste Daniel Vaillant –, le prix Orwell pour l’ensemble de son Ɠuvre en raison du fichier gĂ©nĂ©tique FNAEG, initialement conçu pour les dĂ©linquants sexuels – et qu’il a lui-mĂȘme Ă©largi aux dĂ©lits mineurs. En 2005, il avait, une fois encore, remportĂ© le prix Orwell pour l’ensemble de son Ɠuvre, Ă  cause de sa loi antiterroriste, parce que l’état d’exception devenait la rĂšgle et qu’il Ă©tendait considĂ©rablement les moyens de surveillance (audio, vidĂ©o, par Internet et par recoupement de fichiers, notamment privĂ©s).

En 2006, il Ă©tait nominĂ© en raison de son projet de loi de prĂ©vention de la dĂ©linquance (PLPD), qui encourage la dĂ©lation et le fichage des enfants et des familles prĂ©caires, mais aussi pour le fichier « ELOI » (dont hĂ©ritera son poisson pilote Hortefeux une fois ministre de l’Immigration). Mais le jury a, une fois de plus, dĂ©cidĂ© de l’exclure, pour « racolage actif et passif, exhibitionnisme et outrage Ă  magistrat », pour avoir revendiquĂ© de multiples atteintes Ă  la vie privĂ©e, et pour avoir activement promu la surveillance en gĂ©nĂ©ral, et le fichage en particulier.

Le jury notait alors que si Nicolas Sarkozy Ă©tait poursuivi, il serait passible de plusieurs annĂ©es de prison. En vertu de la loi sur la rĂ©cidive, adoptĂ©e sous l’impulsion de son ami Pascal ClĂ©ment, le multirĂ©cidiviste Sarkozy pourrait de plus se voir proposer le port d’un bracelet Ă©lectronique. La CNIL Ă©tant passĂ©e par lĂ , ce bracelet ne serait, fort heureusement, nullement obligatoire


En 2007, Nicolas Sarkozy a de nouveau Ă©tĂ© exclu de la compĂ©tition, en raison, cette annĂ©e, de sa « prĂ©disposition gĂ©nĂ©tique » aux atteintes Ă  la vie privĂ©e et aux libertĂ©s. Le nouveau prĂ©sident de la RĂ©publique avait en effet soutenu le principe de la « prĂ©disposition gĂ©nĂ©tique » lors de son entretien avec le philosophe Michel Onfray paru dans Philosophie Magazine en avril 2007. En suivant son raisonnement, nous devrions donc Ă©galement le prĂ©sumer « irresponsable », au sens juridique, de ses actes rĂ©pĂ©tĂ©s contre la vie privĂ©e et les libertĂ©s fondamentales, ce qui ne lui permettrait certes pas d’échapper Ă  quelque condamnation que ce soit, mais, au contraire, de se voir dotĂ©, Ă  vie, d’un bracelet de surveillance Ă©lectronique. Ah, si seulement la loi punissait la promotion de la surveillance et des atteintes Ă  la vie privĂ©e


Le jury de l’édition 2007

Tous les ans, le comitĂ© de sĂ©lection des BBA France rĂ©unit, comme aux Oscars ou au Festival de Cannes, un jury de personnes « qualifiĂ©es » – en tant qu’observateurs Ă©clairĂ©s de la sociĂ©tĂ© de surveillance –, afin qu’il dĂ©partage les candidats.

Lors de l’édition 2007 (cĂ©rĂ©monie du 21 mars 2008), le jury Ă©tait composĂ© des personnes suivantes :

– Laurent Bonelli, sociologue et membre de la revue Culture & Conflits ;

– Éric Charmes, sociologue et urbaniste ;

– David Dufresne, journaliste et documentariste ;

– ThĂ©odora Fragiadakis et Ulysse Richard, membres d’un comitĂ© d’action lycĂ©en (Maurice-Ravel, Paris) ;

– HĂ©lĂšne Franco et Gilles Sainati, magistrats, membres du Syndicat de la magistrature ;

– Pierre Muller, prĂ©sident de l’association Ordinateurs-de-vote.org (prix Voltaire BBA 2006) ;

– Kiki Picasso, graphiste, peintre et vidĂ©aste, membre du collectif Un regard moderne ;

– Maurice Rajsfus, cofondateur de l’Observatoire des libertĂ©s publiques et du bulletin Que fait la police ? ;

– Jacques Testart, biologiste et prĂ©sident de la Fondation Sciences citoyennes.

Les anciens membres du jury depuis 2000 ont Ă©tĂ©, entre autres, les sociologues LoĂŻc Wacquant, Jean-Pierre Garnier, Marwan Mohamed (groupe Claris), les artistes Kiki Picasso et Renaud Auguste-Dormeuil, les juristes Jean-Pierre Dubois, SĂ©bastien Canevet, Gilles Guglielmi, les journalistes Jean Guisnel, Aline Pailler ou Denis Robert, le rĂ©alisateur Benoit DelĂ©pine, l’écrivain Serge Quadrupanni, ainsi que des membres actifs de la Free Software Foundation (LoĂŻc Dachary), d’Act Up Paris (JĂ©rome Martin), du Gisti (Violaine Carrere), du Syndicat des avocats de France (Marianne Lagrue, Laurence Roques) et du Syndicat de la magistrature (DĂ©lou Bouvier, ClĂ©ment Schouler, HĂ©lĂšne Franco).

TRIBUNE. « EXCUSES SOCIOLOGIQUES » ET « RESPONSABILITÉ INDIVIDUELLE »
Par LoĂŻc Wacquantnote

PRÉAMBULE

Ce texte, Ă©crit en juillet 2002, soit dans le sillage de la panique politico-mĂ©diatique autour de la dĂ©linquance qui venait d’emporter Lionel Jospin Ă  l’échec historique au premier tour des prĂ©sidentielles, revient sur l’alignement de la gauche gouvernementale sur la thĂ©matique sĂ©curitaire droitiĂšre inspirĂ©e par la politique Ă©tas-unienne de gestion policiĂšre et pĂ©nale de la pauvretĂ© qui a propulsĂ© les États-Unis au rang de champion du monde de l’incarcĂ©ration.

Il prolonge les analyses de mon livre Les Prisons de la misĂšre (Raisons d’agir Éditions, 1999) et donne Ă  voir comment le « consensus de Washington » en matiĂšre de dĂ©rĂ©gulation Ă©conomique et de retrait de l’État social trouve son prolongement et son complĂ©ment sociologique dans une pensĂ©e unique en matiĂšre de lutte contre le crime qui distord gravement le dĂ©bat public et enferme le pays dans une escalade pĂ©nale inefficace et dispendieuse. Le dĂ©ploiement de l’État pĂ©nal pour contenir les dĂ©sordres gĂ©nĂ©rĂ©s par la montĂ©e continue de l’insĂ©curitĂ© sociale dans les quartiers de relĂ©gation de la ville dualisĂ©e contrevient en outre gravement au principe rĂ©publicain d’égalitĂ© de traitement de tous les citoyens par la force publique. Il marque un recul de la dĂ©mocratie, ce en quoi il est fonciĂšrement contraire aux valeurs de gauche. C’est dire l’ironie savoureuse de cette scĂšne qui voit Sarkozy (alors ministre de l’IntĂ©rieur fraĂźchement nommĂ© pour orchestrer le guignol sĂ©curitaire du gouvernement Raffarin) fĂ©liciter Julien Dray de « vanter le modĂšle amĂ©ricain » dont tous les grands partis politiques français s’inspirent dĂ©sormais.

De mĂȘme que l’idĂ©ologie nĂ©olibĂ©rale en matiĂšre Ă©conomique repose sur la sĂ©paration Ă©tanche entre l’économique (prĂ©tendument rĂ©gi par le mĂ©canisme neutre, fluide et efficient du marchĂ©) et le social (habitĂ© par l’arbitraire imprĂ©visible des passions et des pouvoirs), de mĂȘme la nouvelle doxa pĂ©nale venue des États-Unis qui prĂ©vaut aujourd’hui Ă  travers le continent europĂ©en postule-t-elle une cĂ©sure nette et dĂ©finitive entre les circonstances (sociales) et l’acte (individuel) du dĂ©linquant, les causes et les conduites, la sociologie (qui explique) et le droit (qui rĂ©gule et sanctionne).

Le mĂȘme mode de raisonnement bĂ©havioriste sert alors Ă  dĂ©valuer le point de vue sociologique, implicitement dĂ©noncĂ© comme dĂ©mobilisateur et « dĂ©responsabilisant » – donc infantile et mĂȘme fĂ©minisant – pour lui substituer la rhĂ©torique virile de la droiture et de la responsabilitĂ© personnelle, bien faite pour dĂ©tourner l’attention des dĂ©missions de l’État sur les fronts Ă©conomique, urbain, scolaire et sanitaire. C’est ce qu’indique cette dĂ©claration typique de l’ancien Premier ministre socialiste Lionel Jospin dans une entrevue de janvier 1999, curieusement intitulĂ©e « Contre la pensĂ©e unique internationale », alors mĂȘme qu’elle semblerait sortie tout droit de la bouche d’un expert de think tank de la droite amĂ©ricaine :

DĂšs notre prise de fonctions, nous avons insistĂ© sur les problĂšmes de sĂ©curitĂ©. PrĂ©venir et sanctionner sont les deux pĂŽles de l’action que nous menons. Ces problĂšmes sont liĂ©s Ă  des phĂ©nomĂšnes graves d’urbanisme mal maĂźtrisĂ©, de dĂ©structuration familiale, de misĂšre sociale, mais aussi de dĂ©faut d’intĂ©gration d’une partie de la jeunesse vivant dans les citĂ©s. Mais ceux-ci ne constituent pas, pour autant, une excuse pour des comportements individuels dĂ©lictueux. Il ne faut pas confondre la sociologie et le droit. Chacun reste responsable de ses actes. Tant qu’on admettra des excuses sociologiques et qu’on ne mettra pas en cause la responsabilitĂ© individuelle, on ne rĂ©soudra pas ces questionsnote.

Les structures sociales et Ă©conomiques disparaissent ici pour faire place Ă  un raisonnement de type marginaliste qui ravale les causes collectives au rang d’« excuses » afin de mieux justifier des sanctions individuelles qui, Ă©tant assurĂ©es d’ĂȘtre sans prise durable sur les mĂ©canismes gĂ©nĂ©rateurs des comportements dĂ©linquants, ne peuvent avoir d’autres fonctions que celles de souligner au plan symbolique l’autoritĂ© de l’État (en vue de dividendes Ă©lectoraux) et de renforcer au plan matĂ©riel son secteur pĂ©nal, au dĂ©triment de son secteur social. Il n’est donc pas Ă©tonnant de retrouver cette mĂȘme philosophie individualiste et rĂ©pressive dans quantitĂ© de discours des tĂ©nors de la droite Ă©tats-unienne, telle cette « Allocution aux Ă©lĂšves Ă  propos de la “guerre Ă  la drogue” » prononcĂ©e par le prĂ©sident Bush (pĂšre) en 1989 :

Nous devons Ă©lever la voix et corriger une tendance insidieuse – la tendance qui consiste Ă  mettre le crime sur le compte de la sociĂ©tĂ© plutĂŽt que sur celui de l’individu. [
] En ce qui me concerne, comme la majoritĂ© des AmĂ©ricains, je pense que nous pourrons commencer Ă  bĂątir une sociĂ©tĂ© plus sĂ»re en nous mettant d’abord d’accord sur le fait que ce n’est pas la sociĂ©tĂ© elle-mĂȘme qui est responsable du crime : ce sont les criminels qui sont responsables du crime note.

En mars 1999, lors d’une intervention par vidĂ©o aux « Rencontres nationales des acteurs de la prĂ©vention de la dĂ©linquance », la ministre de la Justice socialiste d’alors, Élisabeth Guigou, surenchĂ©rit sur la nĂ©cessitĂ© impĂ©rative de dissocier causes sociales et responsabilitĂ© individuelle, conformĂ©ment au schĂšme-socle de la vision nĂ©olibĂ©rale du monde social. Et elle trouve mĂȘme des accents reaganiens pour fustiger une « culture de l’indulgence » qu’entretiendraient les programmes de « prĂ©vention », renvoyant carrĂ©ment les partisans des politiques de traitement social de la prĂ©caritĂ© dans l’utopisme :

Notre tournant Ă  tous doit ĂȘtre un tournant vers le principe de rĂ©alitĂ©. Qui ne voit que certaines mĂ©thodes de prĂ©vention entretiennent, parfois par inadvertance, une certaine culture de l’indulgence qui dĂ©responsabilise les individus ? Peut-on construire l’autonomie d’un jeune en lui concĂ©dant sans arrĂȘt que ses infractions ont des causes sociologiques, voire politiques – auxquelles bien souvent il n’aurait pas pensĂ© tout seul – et alors qu’une masse de ses semblables, placĂ©s exactement dans les mĂȘmes conditions sociales, ne commettent aucun dĂ©litnote ?

C’est ce mĂȘme « principe de rĂ©alitĂ© » que Ronald Reagan lui-mĂȘme ne manquait pas une occasion de rappeler, comme l’indiquent ces « Remarques lors du dĂźner du ComitĂ© d’action conservateur » de 1983 :

Il n’est que trop Ă©vident que l’essentiel de notre problĂšme de criminalitĂ© a Ă©tĂ© causĂ© par une philosophie sociale qui conçoit l’homme comme Ă©tant principalement une Ă©manation de son environnement matĂ©riel. Cette mĂȘme philosophie de gauche qui entendait faire advenir une Ăšre de prospĂ©ritĂ© et de vertu par le biais de dĂ©penses publiques massives conçoit les criminels comme les produits malencontreux de mauvaises conditions socio-Ă©conomiques ou du fait d’ĂȘtre issus d’un groupe dĂ©favorisĂ©. C’est la sociĂ©tĂ©, disaient-ils, et non pas l’individu, qui est en dĂ©faut quand un crime est commis. C’est Ă  nous la faute. Eh bien, aujourd’hui un nouveau consensus rejette totalement ce point de vuenote.

On mesure combien ce « nouveau consensus » sur les fondements individuels de la justice sociale et pĂ©nale, qui ravale la dĂ©linquance Ă  la simple somme des actes privĂ©s de dĂ©linquants exerçant chacun leur libre arbitre pour mieux inviter Ă  la rĂ©pression, transcende le clivage politique traditionnel entre la droite et la gauche gouvernementale en France en constatant l’accord franc et massif qui s’établit entre le dĂ©putĂ© Julien Dray, « spĂ©cialiste » des questions de sĂ©curitĂ© au Parti socialiste, et Nicolas Sarkozy, fer de lance humain de la politique sĂ©curitaire hyperactive engagĂ©e par la droite aprĂšs son retour au pouvoir au printemps 2002, lors du dĂ©bat parlementaire sur la mise en Ɠuvre de cette politique. J. Dray s’élance, sous les exhortations approbatrices de dĂ©putĂ©s de droite :

À l’instar de notre Premier ministre Jean-Pierre Raffarin [
], pour nous, un dĂ©linquant est un dĂ©linquant. Il n’y a donc pas sur les bancs de cette assemblĂ©e, d’un cĂŽtĂ© les indĂ©cis, de l’autre les dĂ©terminĂ©s – n’en dĂ©plaise aux manichĂ©ens dont la vie est si simple et qui sont souvent aussi les plus bruyants. Oui, il existe un terreau propice Ă  la dĂ©linquance. Le reconnaĂźtre ne l’excuse ni ne la justifie pour autant. Si on ne choisit pas lĂ  oĂč l’on naĂźt, on choisit sa vie et, Ă  un moment donnĂ©, on choisit de devenir dĂ©linquant. DĂšs lors, la sociĂ©tĂ© ne peut trouver d’autre solution que la rĂ©pression de tels actes. [
].

Pour le bien-ĂȘtre de notre pays et de nos concitoyens, [
] je ne peux que souhaiter votre succĂšs. Votre projet s’inscrit dans la continuitĂ© du plan stratĂ©gique prĂ©parĂ© par le prĂ©cĂ©dent gouvernement [socialiste] et issu des discussions de novembre 2001note.

Prenant grand soin se dĂ©partir de toute « complaisance sociologique », Julien Dray entonne alors la ritournelle qui sert de slogan-paravent Ă  la politique rĂ©pressive des nĂ©otravaillistes de Tony Blair responsable d’une augmentation sans prĂ©cĂ©dent du taux d’incarcĂ©ration en Angleterre : « Il faut ĂȘtre dur avec le crime mais aussi avec les causes du crime. » À quoi Nicolas Sarkozy est heureux de rĂ©pondre :

Je voudrais vous dire, et Ă  travers vous au groupe socialiste, que j’ai trouvĂ© votre intervention courageuse et utile. Elle repose sur votre compĂ©tence d’élu du terrain et traduit votre refus de faire de l’idĂ©ologie sur le sujet. [
] Monsieur Dray, j’ai eu tant de plaisir Ă  vous entendre vanter le modĂšle amĂ©ricain et avec quel talent, quelle honnĂȘtetĂ© et quelle prĂ©cision ! Jamais je n’aurais osĂ© aller aussi loin. Merci de m’avoir rendu ce service ! (Rires et applaudissements sur les bancs du groupe Union pour la majoritĂ© prĂ©sidentielle et du groupe de l’Union pour la dĂ©mocratie française)note.


2. PRIX ORWELL ÉTAT/ÉLUS

« La sĂ©curisation des titres d’identitĂ© constitue un enjeu majeur. Alors pour cela nous avions un choix : soit faire appel Ă  Zorro, mais Zorro ne pouvait pas rĂ©pondre seul Ă  la situation. Et c’est pour cela qu’il fallait faire appel Ă  INES, “l’identitĂ© nationale Ă©lectronique sĂ©curisĂ©e”, car c’est la seule rĂ©ponse. »

Dominique de Villepin, ministre de l’IntĂ©rieur,

de la Sécurité intérieure et des Libertés locales,

devant l’AssemblĂ©e nationale en mai 2005.

« Des enquĂȘtes sur tout le monde, ministres, Premier ministre, journalistes
 L’État Sarkozy, c’est l’État des fiches. »

Dominique de Villepin, Premier ministre,

cité dans Le Canard enchaßné, 7 février 2007.

Traditionnellement, le prix Orwell « État/Élus » s’affiche en tĂȘte, et au-dessus des autres, sur le site web et dans les communiquĂ©s des Big Brother Awards. Pourquoi une telle mise en avant ? Parce qu’il s’agit probablement, Ă  l’exception du prix pour l’ensemble de son Ɠuvre, de la plus lourde de toutes nos « distinctions » ; parce qu’il en va de la dĂ©mocratie, parce qu’il s’agit souvent de lois ou rĂšglements concernant l’ensemble de la population, ou qui, au contraire, permettent de stigmatiser, en la plaçant sous surveillance, telle ou telle portion de la population.

Jusqu’en 2002, cette catĂ©gorie s’appelait « Administration ». Mais le problĂšme est politique, pas administratif, il y a toujours quelqu’un pour prendre la dĂ©cision, ou en tout cas pour l’assumer, la dĂ©fendre, la porter, la promouvoir. Il y a toujours un responsable, et il est trop facile de pointer du doigt une administration et non pas celui ou ceux qui, au sein de l’État et de ses institutions, font le lit de la sociĂ©tĂ© de surveillance.

ConcrĂštement, peuvent ĂȘtre nominĂ©s les personnalitĂ©s politiques, Ă©lus locaux, rĂ©gionaux ou nationaux, les autoritĂ©s administratives, judiciaires et rĂ©glementaires ou toute entitĂ©, physique ou morale, censĂ©e reprĂ©senter les citoyens ou rĂ©genter la citĂ© mais qui, par ses activitĂ©s quotidiennes ou par une intervention particuliĂšre, ont de fait cherchĂ© Ă  limiter la sphĂšre privĂ©e et les droits de l’individu, ou Ă  promouvoir la surveillance et le contrĂŽle de personnes.

Et force est de constater que, notamment depuis 2001, les projets fusent et les lois (de plus en plus) sĂ©curitaires ne cessent de s’empiler les unes sur les autres (voir en annexe notre « Panorama des lois sĂ©curitaires »).

EN L’AN 2000, LES BIG BROTHER AWARDS DÉCOUVRENT LE FICHAGE POLICIER

Le premier prix Orwell de cette catĂ©gorie fut dĂ©cernĂ© au ministĂšre de l’IntĂ©rieur, pour son fichier STIC (SystĂšme de traitement des infractions constatĂ©es) qui, Ă  l’époque encore, Ă©tait hors la loi. Ce n’est pas la seule fois, dans l’histoire des Big Brother Awards, que l’on prend ainsi en flagrant dĂ©lit d’illĂ©galitĂ© une institution censĂ©e incarner l’ordre et faire respecter la loi. Mis en place en 1985 sous Pierre Joxe et dĂ©ployĂ© Ă  partir de 1994 sous Charles Pasqua, le STIC rĂ©pertorie tout individu considĂ©rĂ© comme « suspect » par la police, et garde la trace de toutes les victimes. En 1997, il comportait dĂ©jĂ  les noms de 2,5 millions de prĂ©venus, et de 2,7 millions de victimes.

Le problĂšme, c’est que ce « casier judiciaire bis » n’avait pas reçu l’aval de la CNIL : le ministĂšre refusait en effet d’accorder aux fichĂ©s les droits d’accĂšs et de rectification pourtant prĂ©vus par la loi Informatique et LibertĂ©s. Ainsi, une personne bĂ©nĂ©ficiant d’une relaxe ou d’un non-lieu Ă  l’issue de son procĂšs continuait Ă  ĂȘtre fichĂ©e comme « suspecte », sans possibilitĂ© de faire mentionner, dans son fichier, le fait qu’elle avait Ă©tĂ© blanchie. Un comble pour un ministĂšre chargĂ© de « garantir aux citoyens l’exercice des droits, devoirs et libertĂ©s ».

Le ministĂšre de l’IntĂ©rieur ne pouvant dĂ©cemment accepter d’ĂȘtre ainsi accusĂ© d’ĂȘtre hors la loi, le STIC a finalement Ă©tĂ© lĂ©galisĂ©, au cours de l’étĂ© 2001, par le gouvernement Jospin, et les fichĂ©s peuvent dĂ©sormais exercer leurs droits. Ce qui a permis Ă  la CNIL de constater que le STIC Ă©tait truffĂ© d’erreurs : 25 % des 162 fichiers policiers qu’elle a contrĂŽlĂ©s en 2001 ont dĂ» ĂȘtre modifiĂ©s ou effacĂ©s parce qu’« erronĂ©s, manifestement non justifiĂ©s ou dont le dĂ©lai de conservation Ă©tait expirĂ© ». Et la situation n’a, depuis, fait qu’empirer : ainsi, en 2005, et malgrĂ© l’« Ă©purement » (sic) de plus de 1,2 million de fiches, le taux d’erreurs passait Ă  44 % (pour 465 fichiers vĂ©rifiĂ©s).

Ce qui n’empĂȘchera pas le STIC de fusionner, en 2008, avec JUDEX (acronyme de systĂšme JUdiciaire de Documentation et d’EXploitation), son Ă©quivalent de la gendarmerie, au sein d’un nouveau mĂ©gafichier policier joliment intitulĂ© ARIANE (pour Application de Rapprochements, d’Identification et d’Analyse pour les EnquĂȘteurs). Pour la petite histoire, le Parlement s’aperçut, lorsqu’il dĂ©cida en 2004 de fusionner le STIC avec JUDEX que ce dernier, crĂ©Ă© en 1986 et fort de ses 2,8 millions de fichĂ©s, Ă©tait lui aussi hors la loi, et pour les mĂȘmes raisons. Ce qui n’empĂȘcha pas nos Ă©lus de valider cette fusion sans broncher. Et JUDEX fut finalement, lui aussi, discrĂštement lĂ©galisĂ©, en 2006.

AprĂšs les condĂ©s, les matons : en 2001, le prix Orwell « État/Élus » fut en effet dĂ©cernĂ© au ministĂšre de la Justice, et plus particuliĂšrement Ă  l’Administration pĂ©nitentiaire. Un an aprĂšs la publication du rĂ©cit de VĂ©ronique Vasseur, MĂ©decin-chef Ă  la prison de la santĂ©, le jury des BBA entendait ainsi rĂ©compenser ceux qui s’obstinaient Ă  ne pas reconnaĂźtre aux dĂ©tenus le plein exercice de leurs droits Ă  la vie privĂ©e et familiale. Les jurĂ©s espĂ©raient aussi dĂ©noncer la dĂ©cision d’orienter la PĂ©nitentiaire vers un modĂšle de prisons privĂ©es dotĂ©es des derniĂšres technologies de surveillance, « Ă©liminant le rapport humain et laissant la machine faire le tri ».

QUAND MINISTRES ET DÉPUTÉS SURPASSENT CONDÉS ET MATONS

DĂ©laissant pour un temps la sphĂšre sĂ©curitaire stricto sensu, les Big Brother Awards 2002 couronnĂšrent – dans un esprit d’ouverture
 – deux ministres de l’Éducation nationale estampillĂ©s respectivement PS et UMP, Jack Lang et Xavier Darcos, pour leur contribution au fichage des enfants. Alors que l’on parle beaucoup depuis deux ans du fichier Base Ă©lĂšves, les jurĂ©s des BBA voulaient alors honorer Jack Lang, qui avait commanditĂ© et mis en Ɠuvre le logiciel SIGNA de recensement des « violences scolaires », rĂ©orientant dĂšs lors, et sur la base de statistiques douteuses et clairement orientĂ©es, les comportements pĂ©dagogiques, politiques ou sociaux. Son successeur, Xavier Darcos, s’en Ă©tait d’ailleurs servi pour lĂ©gitimer la mise en Ɠuvre de mesures sĂ©curitaires et de dispositifs de surveillance en milieu scolaire (prĂ©sence policiĂšre, camĂ©ras de vidĂ©osurveillance, sas Ă©lectronique d’entrĂ©e, badgeage et/ou identification biomĂ©trique des Ă©lĂšves, etc.), alors que le gouvernement supprimait des postes d’aides-Ă©ducateurs. C’est sans doute entre autres pour ces « bons et loyaux services », que Darcos, Ă©cartĂ© ensuite du gouvernement Villepin, a rĂ©cupĂ©rĂ© ce portefeuille sous Sarkozy-Fillon en mai 2007.

En 2003, les BBA revinrent Ă  leurs premiĂšres amours en primant deux « usual suspects », Dominique Perben et Nicolas Sarkozy, respectivement garde des Sceaux et ministre de l’IntĂ©rieur. Ce duo de choc s’était en effet concertĂ©, avec leur loi dite « Perben II », pour rogner sur la prĂ©somption d’innocence et le droit de la dĂ©fense en introduisant le « plaider coupable ». Ils avaient aussi, par la mĂȘme loi, portĂ© atteinte Ă  l’impartialitĂ© des juges en introduisant des primes au rendement, stigmatisĂ© les « jeunes des citĂ©s », les « immigrĂ©s » et les « gens du voyage », modifiĂ© en profondeur les conditions d’interception des correspondances, autorisĂ© les policiers Ă  « sonoriser » (c’est-Ă -dire Ă  installer des dispositifs d’écoute, camĂ©ras ou micros) vĂ©hicules et domiciles privĂ©s Ă  l’insu de leur propriĂ©taire et sans avoir Ă  en justifier le motif, remis en cause la protection des sources des journalistes et la libertĂ© de la presse, et fragilisĂ© l’indĂ©pendance des pouvoirs judiciaire et exĂ©cutif, c’est-Ă -dire rien moins que l’un des fondements de la « dĂ©mocratie »  N’en jetez plus ! Se sont aussi distinguĂ©es Nicole Fontaine, ministre dĂ©lĂ©guĂ©e Ă  l’Industrie, qui cherchait Ă  filtrer et censurer le net, et la Gendarmerie nationale, accusĂ©e d’avoir dĂ©ployĂ© tout un arsenal de technologies de surveillance et de guerre Ă©lectronique afin de contrĂŽler les manifestants du G8 Ă  Évian.

DES DÉPUTÉS SOUS TUTELLE ÉLECTRONIQUE

AprĂšs deux annĂ©es passĂ©es Ă  primer des duos, les BBA 2004, victimes de l’inflation sĂ©curitaire, dĂ©cernĂšrent leur trophĂ©e Orwell de la « pire personnalitĂ© politique de l’annĂ©e » Ă  un trio de dĂ©putĂ©s (UMP). Pascal ClĂ©ment, GĂ©rard LĂ©onard et Georges Fenech s’étaient en effet brillamment illustrĂ©s en faisant adopter, par le Parlement, le placement sous bracelet Ă©lectronique GPS de certains condamnĂ©s pour dĂ©lits et crimes sexuels. De leur aveu mĂȘme, cette « double peine » (elle s’applique Ă  ceux qui ont dĂ©jĂ  purgĂ© leur peine, et est de plus « renouvelable ») ne vise pas Ă  empĂȘcher les criminels de sĂ©vir, mais bien, Ă©ventuellement, Ă  faciliter leur identification au cas oĂč ils sĂ©viraient de nouveau. Les jurĂ©s se sont dĂšs lors Ă©tonnĂ©s que l’on dĂ©pense ainsi autant d’argent pour placer sous « tutelle Ă©lectronique » des condamnĂ©s ayant dĂ©jĂ  purgĂ© leur peine alors que ceux qui sont encore en prison devaient gĂ©nĂ©ralement patienter plus de six mois avant de pouvoir rencontrer un psychiatre. Une bien curieuse idĂ©e de la rĂ©insertion, de la prĂ©vention de la rĂ©cidive et de ce Ă  quoi peut servir, ou non, la prison.

À noter que cette mĂȘme annĂ©e, Dominique Perben, qui avait Ă©tĂ© primĂ© dans la mĂȘme catĂ©gorie un an auparavant, Ă©tait de nouveau nominĂ©, et de nouveau pour un texte tĂ©lĂ©guidĂ© par Nicolas Sarkozy. Celui-ci portait crĂ©ation d’un nouveau fichier, le FIJAIS (pour fichier judiciaire des auteurs d’infractions sexuelles). ParticularitĂ© de cette base de donnĂ©es : peuvent y ĂȘtre inscrites (pour une durĂ©e de vingt Ă  trente ans) des personnes (Ă  partir de dix ans) impliquĂ©es (Ă  tort ou Ă  raison) ou faisant l’objet d’une condamnation, « mĂȘme non encore dĂ©finitive, par dĂ©faut ou assortie d’une dispense ou d’un ajournement de la peine », ou encore tout simplement d’une « mise en examen assortie d’un placement sous contrĂŽle judiciaire ». Pour la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), il ne s’agit rien moins que d’« une atteinte excessive et disproportionnĂ©e Ă  la protection de la vie privĂ©e et au droit Ă  l’oubli garantis par la loi ». En 2005, Pascal ClĂ©ment, devenu garde des Sceaux, l’inaugura en rappelant que « pour que la justice soit efficace, elle se doit d’ĂȘtre fidĂšle Ă  ses valeurs (et) doit en particulier garantir le respect de la vie privĂ©e », ce pour quoi la consultation du fichier fut restreinte aux seuls prĂ©fets, autoritĂ©s et officiers de police judiciaire. En 2008, la consultation du FIJAIS a discrĂštement Ă©tĂ© autorisĂ©e Ă  plusieurs dizaines d’autres autoritĂ©s administratives (maires, prĂ©sidents de conseil gĂ©nĂ©ral et rĂ©gional).

BIENVENUE AUX HAUTS FONCTIONNAIRES

En 2005, c’est un haut fonctionnaire, Jean-Michel Charpin, directeur gĂ©nĂ©ral de l’INSEE, qui emporta le trophĂ©e, pour sa participation au projet INES de carte d’« identitĂ© nationale Ă©lectronique sĂ©curisĂ©e ». Il avait en effet acceptĂ© de modifier le contenu du RĂ©pertoire national d’identification des personnes physiques (crĂ©Ă© sous PĂ©tain, Ă  Vichy) afin d’autoriser un lien direct avec le ministĂšre de l’IntĂ©rieur, revenant sur la sĂ©paration des fonctions statistiques et de gestion policiĂšre de la population adoptĂ©es Ă  la LibĂ©ration. INES intĂ©grera, en sus, deux identifiants biomĂ©triques mais aussi une puce RFID « sans contact »  Étaient Ă©galement nominĂ©s, entre autres : cette mĂȘme carte d’identitĂ© biomĂ©trique INES, mais aussi le passeport biomĂ©trique dotĂ© d’une puce RFID du ministĂšre de l’IntĂ©rieur, un dĂ©cret permettant l’accĂšs aux donnĂ©es fiscales des chĂŽmeurs en cas de « prĂ©somption de fraude », Xavier Bertrand (ministre de la SantĂ©) pour sa mise en pĂ©ril de l’intimitĂ© des donnĂ©es de santĂ©, le guide « Tour de France des collĂšges » censĂ© Ă©duquer les enfants aux mĂ©faits du « peer to peer » mais qui faisait surtout, avec la caution de l’État, la promotion de multinationales de la communication et
 Pascal ClĂ©ment (garde des Sceaux), pour avoir imposĂ© rĂ©troactivement le bracelet GPS aux dĂ©linquants sexuels aprĂšs leur libĂ©ration (cf. supra).

AprĂšs avoir primĂ© des ministĂšres, puis des ministres, le jury des Big Brother Awards dĂ©cida de nouveau, en 2006, de « rĂ©compenser » un autre haut fonctionnaire, en la personne de Jacques Lebrot, « sous-prĂ©fet dĂ©lĂ©guĂ© Ă  la sĂ©curitĂ© » sur les zones aĂ©roportuaires de Seine-Saint-Denis (Roissy et Le Bourget), qui s’était distinguĂ© en privant d’emploi plusieurs milliers de salariĂ©s. Depuis 2001, les employĂ©s de sĂ©curitĂ©, ou ayant accĂšs Ă  des « zones protĂ©gĂ©es », font en effet l’objet d’« enquĂȘtes administratives » – sinon de « moralitĂ© » – fondĂ©es en tout ou partie sur la consultation des fichiers policiers STIC et JUDEX qui, on l’a vu, sont non seulement truffĂ©s d’erreurs, mais Ă©galement Ă  la lĂ©galitĂ© douteuse (ils ont en effet le droit d’ĂȘtre hors la loi jusqu’en 2010 – cf. le chapitre sur les lois sĂ©curitaires). C’est ainsi qu’en deux ans, 3 500 salariĂ©s travaillant dans les zones sensibles de l’aĂ©roport de Roissy ont perdu leur emploi au motif qu’ils prĂ©senteraient « un danger significatif pour la sĂ»retĂ© aĂ©roportuaire ». Aggravant son cas, Jacques Lebrot a motivĂ© sa dĂ©cision en considĂ©rant que c’est au salariĂ© « d’apporter la preuve d’un comportement insusceptible de porter atteinte Ă  la sĂ»retĂ© aĂ©roportuaire » 

Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’IntĂ©rieur et lui aussi nominĂ©, avait une fois de plus Ă©tĂ© exclu de la compĂ©tition (lire nos arguments dans le chapitre 1). Ce qui ne l’a pas empĂȘchĂ© d’arriver en deuxiĂšme position.

LA SÉLECTION 2007 : SURENCHÈRE SARKOZYSTE

L’élection de Nicolas Sarkozy Ă  la prĂ©sidence de la RĂ©publique ne pouvait qu’aggraver les cas prĂ©sentĂ©s aux Big Brother Awards. La logique sĂ©curitaire qu’incarnait si bien l’ex-ministre de l’IntĂ©rieur quand il cherchait Ă  conquĂ©rir le pouvoir est aujourd’hui devenue la doxa, prima lingua, de notre dĂ©mocratie. Pis : les courtisans de Sarkozy n’ont de cesse d’essayer de vouloir faire comme lui, voire encore plus fort que lui, et les autoritĂ©s censĂ©es nous protĂ©ger de ce genre de dĂ©rives commencent elles aussi Ă  trahir les valeurs mĂȘmes de la RĂ©publique.

Ainsi, aprĂšs avoir primĂ© des ministĂšres, puis des ministres, des dĂ©putĂ©s, puis des hauts fonctionnaires, les BBA dĂ©cidĂšrent, en 2007, de porter aux nues l’autoritĂ© garante des institutions de la RĂ©publique. Le Conseil constitutionnel est en effet le dernier (et donc le seul) recours face aux atteintes manifestes aux principes fondamentaux de l’État de droit. En validant le principe de la « rĂ©tention de sĂ»retĂ© », il a manifestement trahi sa mission. Cette mesure permet, aprĂšs l’exĂ©cution de la peine de prison, de prolonger – sans limitation de durĂ©e – l’enfermement des personnes considĂ©rĂ©es comme Ă©tant d’une « particuliĂšre dangerositĂ© ». La DĂ©claration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, socle de notre Constitution, proscrit pourtant toute mesure arbitraire et contraire Ă  la prĂ©somption d’innocence. Le Conseil constitutionnel n’en a pas moins considĂ©rĂ© que la rĂ©tention de sĂ»retĂ© n’était « ni une peine ni une sanction ayant le caractĂšre d’une punition », et qu’elle n’est donc pas, en soi, une atteinte aux libertĂ©s fondamentales
 Il aurait pu sembler logique Ă  certains de dĂ©signer la garde des Sceaux Rachida Dati comme responsable de cette loi. Mais c’eĂ»t Ă©tĂ© faire trop d’honneur Ă  la ministre « Bling Bling » : dans cette affaire, elle n’a fait que suivre les rĂ©quisitions de Nicolas Sarkozy qui, par trois fois, lui a officiellement demandĂ© de modifier la loi suite Ă  la mĂ©diatisation de faits divers, de sorte Ă  apparaĂźtre comme le grand dĂ©fenseur des « victimes ».

Le professeur Philip Gorwood a, quant Ă  lui, bĂ©nĂ©ficiĂ© d’une mention spĂ©ciale, prix remis lorsque les jurĂ©s Ă©prouvent de grandes difficultĂ©s Ă  dĂ©partager les concurrents. C’est le maĂźtre d’Ɠuvre de la fameuse Ă©tude « SAGE » (gĂ©nĂ©tique des addictions), dĂ©jĂ  Ă©voquĂ©e, et sur laquelle Jacques Testart revient dans le dĂ©tail plus loin. Fait aggravant : l’unitĂ© de recherche du professeur Gorwood avait par ailleurs participĂ© Ă  l’expertise collective de l’Inserm qui prĂ©conisait le dĂ©pistage – dĂšs la crĂšche – des risques de comportements dĂ©viants, et qui avait Ă©tĂ© distinguĂ©e par un Orwell Novlang en 2005.

On ne saurait conclure ce chapitre sans Ă©voquer les autres dossiers prĂ©sentĂ©s cette annĂ©e, Ă  commencer par celui de Brice Hortefeux. Notre ministre de l’Immigration et de l’IdentitĂ© nationale, tant dĂ©criĂ© par ailleurs, s’est en effet illustrĂ© comme nous l’avons Ă©voquĂ© dans le chapitre 1. Outre le fichier « ELOI » des personnes « Ă©loignĂ©es », les personnes bĂ©nĂ©ficiant de « l’aide au retour » seront quant Ă  elle, fichĂ©es par leurs donnĂ©es biomĂ©triques (photographie et empreintes digitales), tout comme les Ă©trangers non europĂ©ens sollicitant une carte de sĂ©jour, ou ceux en situation irrĂ©guliĂšre.

Thierry Mariani, dĂ©putĂ© UMP du Vaucluse, a lui aussi fait l’objet d’un « dossier » dans notre sĂ©lection cette annĂ©e, et pas seulement pour son amendement sur les « tests ADN », prĂ©sentĂ©s comme une « chance » offerte aux demandeurs de visa qui auraient du mal Ă  apporter la preuve de leur identitĂ©. Ce petit soldat de la Sarkozye est aussi Ă  l’initiative d’un amendement Ă  cette mĂȘme loi sur l’immigration qui visait Ă  exclure les sans-papiers de l’hĂ©bergement d’urgence. Pour lui, ĂȘtre en situation de grande prĂ©caritĂ© n’est pas un critĂšre suffisant pour bĂ©nĂ©ficier de ce type de solidaritĂ©. Il faut, en outre, pouvoir prĂ©senter des papiers prouvant « la rĂ©gularitĂ© de son sĂ©jour sur le territoire ». Face aux vives protestations de la Cimade, d’EmmaĂŒs ou de la Fondation AbbĂ© Pierre, la commission mixte paritaire a retirĂ© l’amendement. Mais T. Mariani n’en Ă©tait pas un coup d’essai, puisqu’il avait dĂ©jĂ  tentĂ©, sans succĂšs, de faire inscrire ce mĂȘme amendement dans la loi Dalo sur le droit au logement opposable.

Au regard de son compĂšre de l’IdentitĂ© nationale, on pourrait penser que MichĂšle Alliot-Marie, ministre de l’IntĂ©rieur, ne pourrait faire que pĂąle figure. À voir : elle veut « tripler en deux ans le nombre de camĂ©ras sur la voie publique, afin de passer de 20 000 Ă  60 000 » d’ici 2009. Elle vante leur efficacitĂ©, alors qu’aucune Ă©tude sĂ©rieuse n’est Ă  ce jour venue en faire la preuve (la vidĂ©osurveillance est plus ou moins « efficace » en matiĂšre de lutte contre le « sentiment d’insĂ©curitĂ© », mais nullement contre l’« insĂ©curitĂ© » en tant que telle). Elle veut aussi coupler lecture des plaques d’immatriculation et prises de vues des occupants des vĂ©hicules, dans le cadre de l’automatisation des pĂ©ages d’autoroute, une mesure dĂ©noncĂ©e par la CNIL. Elle voudrait Ă©quiper les « commissariats du futur » de drones de surveillance de type militaire, tĂ©lĂ©commandables Ă  distance, « silencieux et quasi indĂ©tectables », dotĂ©s de camĂ©ras infrarouges et censĂ©s dĂ©jouer les actes terroristes mais aussi et surtout surveiller les banlieues et les manifestations. Dans le cadre de son « Plan cybercriminalitĂ© », elle veut introduire la possibilitĂ© « de capter Ă  distance des donnĂ©es numĂ©riques se trouvant dans un ordinateur ou transitant par lui » dans les « affaires les plus graves dĂšs lors que les faits sont commis en bande », mais aussi dans les cas « d’aide Ă  l’entrĂ©e et au sĂ©jour d’un Ă©tranger ». Elle voudrait enfin gĂ©nĂ©raliser le filtrage de l’Internet, la « labellisation » des sites web par une commission de censure dite « Commission dĂ©ontologique des services de communication au public en ligne » dont le principe avait pourtant Ă©tĂ© censurĂ© par le Conseil constitutionnel en 1996.

Pour en revenir aux institutions garantes de l’État de droit, le Conseil d’État, « juridiction suprĂȘme de l’ordre administratif », figurait lui aussi parmi les candidats aux BBA 2007, pour avoir validĂ© le principe de la surveillance des internautes par des sociĂ©tĂ©s privĂ©es. La CNIL avait en effet interdit, en 2005, aux sociĂ©tĂ©s de droit d’auteur de ficher les internautes suspectĂ©s de piratage au motif que l’adresse IP (c’est-Ă -dire la suite de chiffres identifiant un ordinateur sur le rĂ©seau Internet) est une donnĂ©e personnelle et qu’un tel fichage serait disproportionnĂ©. La Sacem s’était retournĂ©e vers le Conseil d’État, qui lui a donnĂ© raison, obligeant Ă  la CNIL Ă  revoir sa position, et donc Ă  autoriser les sociĂ©tĂ©s civiles des industries culturelles Ă  crĂ©er leurs propres polices privĂ©es dotĂ©es de pouvoirs d’ordinaire dĂ©volus aux seuls officiers de police judiciaire.

À dĂ©faut d’avoir gardĂ© le « meilleur » pour la fin, mais pour finir en beautĂ©, voici venir la prĂ©fecture de Haute-Garonne, Ă  l’origine d’un dossier trĂšs reprĂ©sentatif. Nous constatons en effet une montĂ©e en puissance des appels Ă  la dĂ©lation, et de la mise en place administrative, froide et mĂ©thodique, de rĂ©seaux visant explicitement Ă  identifier, cibler et traquer telle ou telle composante de la sociĂ©tĂ©. En l’occurrence, et une fois de plus, il s’agit des Ă©trangers. La « direction des libertĂ©s publiques » (sic) de ladite prĂ©fecture a en effet constituĂ© un rĂ©seau de « rĂ©fĂ©rents » dans les divers organismes sociaux et administrations (CPAM, URSSAF, CAF, Direction dĂ©partementale des services fiscaux, Assedic, ANPE, CRAM, DDTEFP, DDASS et ANAEM) du dĂ©partement. Objectif affichĂ© : que soit dĂ©noncĂ©e aux services de police toute personne suspectĂ©e d’ĂȘtre sans papiers, les rĂ©fĂ©rents Ă©tant invitĂ©s Ă  prĂ©venir les policiers dĂšs qu’on leur prĂ©sente des papiers potentiellement falsifiĂ©s. Le grand nombre d’administrations ainsi mises en rĂ©seau ne s’explique pas seulement par une volontĂ© d’élargir le filet mais aussi de contourner l’« interdiction de la CNIL » de croiser les fichiers : l’interconnexion des donnĂ©es Ă©tant interdite, la prĂ©fecture a misĂ© sur l’interconnexion des dĂ©lateurs


TRIBUNE. DES « PRÉDISPOSITIONS GÉNÉTIQUES » À LA TENTATION DE L’EUGÉNISME : RETOUR SUR L’ENQUÊTE « SAGE » DE L’INSERM
Par Jacques Testartnote

L’Inserm (Institut national de la santĂ© et de la recherche mĂ©dicale) a dĂ©marrĂ© en mars 2007 une enquĂȘte nommĂ©e « SAGE » auprĂšs de plusieurs milliers de jeunes, scolarisĂ©s dans les lycĂ©es et IUT de Champagne-Ardenne. Il s’agissait, avec l’accord du recteur de l’acadĂ©mie, de remplir un « autoquestionnaire » portant sur la situation sociale, familiale et scolaire, l’existence Ă©ventuelle d’une dĂ©pendance par rapport Ă  une drogue (alcool, cannabis, hĂ©roĂŻne
), les habitudes de consommation, les antĂ©cĂ©dents familiaux, le niveau habituel d’impulsivitĂ©, l’éventuel Ă©tat dĂ©pressif ou la dĂ©viance sexuelle. Sans oublier l’éventualitĂ© de violences sexuelles subies dans leur enfance. Cette enquĂȘte est une collaboration entre l’unitĂ© 675 (« VulnĂ©rabilitĂ© gĂ©nĂ©tique des comportements addictifs »), dirigĂ©e par Philip Gorwood, psychiatre, et l’unitĂ© de Bruno Falissard (Ă©pidĂ©miologiste). Ce long questionnaire Ă©tait couplĂ© Ă  un prĂ©lĂšvement de l’ADN par frottis des cellules endobuccales. Le projet prĂ©voyait aussi une reprise de l’étude Ă  une Ă©chĂ©ance de trois ans.

Pour l’Inserm, le but est d’étudier l’« interaction entre facteurs environnementaux et facteurs gĂ©nĂ©tiques ». À noter que c’est cette mĂȘme unitĂ© de l’Inserm (U675) avait dĂ©jĂ  participĂ© en 2005 Ă  l’expertise collective « Trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent » visant Ă  rechercher, dĂšs l’ñge de trois ou quatre ans, les signes « prĂ©dictifs » d’une dĂ©linquance future (dossier rĂ©compensĂ© ex-aequo du prix Novlang en 2005). Un rapport repris par Sarkozy dans son projet de loi sur la prĂ©vention de la dĂ©linquance puis supprimĂ© devant la mobilisation du collectif Pas de zĂ©ro de conduite


Bien que les donnĂ©es identifiantes de l’enquĂȘte SAGE soient facultatives et figurent dans une enveloppe additionnelle conservĂ©e par l’Inserm, on ne dispose d’aucune garantie formelle que ces informations ne finissent pas dans le Fichier national automatisĂ© des empreintes gĂ©nĂ©tiques (FNAEG).

Plusieurs tĂ©moignages soutiennent que les enquĂȘteurs locaux (via l’Organisme rĂ©gional de la santĂ©) ont dĂ©jouĂ© les Ă©ventuelles rĂ©sistances en jouant sur l’effet de surprise – ce qui montre qu’ils avaient conscience de proposer une action discutable – tout en s’arrangeant pour qu’elle ne soit pas discutĂ©e. Les profs concernĂ©s par leur heure de cours supprimĂ©e (il faut 45 minutes pour rĂ©pondre au questionnaire) ont Ă©tĂ© prĂ©venus la veille avec pour simple information qu’il s’agissait d’une enquĂȘte de l’Inserm faite en accord avec le rectorat. Et les Ă©lĂšves n’ont dĂ©couvert l’existence de cette enquĂȘte qu’au moment de s’asseoir en cours. Le fait de n’interroger que des Ă©lĂšves majeurs « afin d’éviter le consentement des parents », comme le prĂ©cisent les organisateurs dans leur demande Ă  la CNIL, entre dans cette prĂ©occupation d’aller vite et de ne pas faire de vagues.

Pourtant, au moins deux lycĂ©es ont refusĂ© de participer Ă  cette enquĂȘte, dont le lycĂ©e Jean-JaurĂšs de Reims, les promoteurs de l’enquĂȘte n’ayant pas satisfait aux diffĂ©rentes requĂȘtes du proviseur, Ă  savoir : « 1) d’ĂȘtre prĂ©sent et de permettre la prĂ©sence de professeurs lors de la prĂ©sentation de l’enquĂȘte afin que l’information des Ă©tudiants soit complĂšte, 2) de ne pas autoriser l’enquĂȘte si je n’avais pas antĂ©rieurement communication de l’intĂ©gralitĂ© du questionnaire et des documents d’accompagnement. » Dans un autre lycĂ©e, il fut prĂ©tendu qu’il s’agissait d’étudier l’« effet de l’absorption de substances psycho-actives sur l’ADN » et non pas de dĂ©terminer par l’ADN telle ou telle dĂ©viance.

Le fait que la CNIL n’ait pas formulĂ© d’objection ne dĂ©montre pas que l’enquĂȘte soit rĂ©ellement conforme aux « libertĂ©s » tant la CNIL, submergĂ©e et pauvre en capacitĂ© de rĂ©action, s’oppose rarement aux projets qui lui sont soumis
 Par ailleurs, il semble que l’Inserm se fasse une conception plutĂŽt laxiste de l’anonymat, puisque, Ă  ses yeux, cette exigence serait remplie par la simple assurance que « les personnes de votre entourage n’auront jamais connaissance de vos rĂ©ponses »  De quel droit se rĂ©clament alors ceux qui en auront connaissance ? On imagine que c’est du droit classiquement accordĂ© au mĂ©decin d’interroger l’intimitĂ© de son patient. Mais ce droit vaut-il encore quand la cohorte se substitue au colloque singulier ? De plus, l’enquĂȘte porte aussi sur les comportements addictifs des parents, ainsi que sur leur origine ethnique, toutes informations livrĂ©es Ă  leur insu par leurs propres enfantsnote.

Au-delĂ  de ces conditions douteuses de rĂ©alisation, le problĂšme de fond que rĂ©vĂšle ce type de recherche, c’est le refus des marges sociales habitĂ©es par les « addicts » (rappelons qu’addiction est un terme anglais) et aussi la croyance en l’irruption prochaine d’une mĂ©decine bienveillante quoique normalisatrice. Pourquoi l’Inserm a-t-il besoin d’une unitĂ© de recherche consacrĂ©e Ă  la gĂ©nĂ©tique des comportements addictifs ? Imagine-t-on le tollĂ© si quelqu’un prĂ©tendait cerner la gĂ©nĂ©tique des capacitĂ©s intellectuelles ou la gĂ©nĂ©tique des dĂ©viances sexuelles ? Chacun conviendrait alors qu’on ouvre la porte Ă  la diabolisation si ce n’est Ă  l’eugĂ©nismenote.

Bien sĂ»r, le comportement d’addiction n’est pas souhaitable mais ce que frĂŽle cette cible, c’est aussi l’addiction Ă  des personnes (la passion) ou Ă  des idĂ©es (le militantisme)
 MalgrĂ© les dĂ©lires de certains scientifiques autour du dĂ©terminisme gĂ©nĂ©tique, une thĂšse chĂšre au prĂ©sident Sarkozy (par exemple pour la pĂ©dophilie, cette criminelle « addiction » aux charmes infantiles
), la recherche de facteurs gĂ©nĂ©tiques expliquant les comportements se heurte Ă  la logique comme Ă  l’éthique. Chacun (y compris le professeur Gorwood) convient de l’importance des facteurs environnementaux dans la construction de la personne physique et psychologique. C’est pourquoi il paraĂźtrait judicieux de mieux doter la recherche en psychologie, sociologie et en anthropologie plutĂŽt que courir chĂšrement derriĂšre des gĂšnes dont on ignore absolument comment les corriger.

À n’en pas douter, ce type d’études est propice aux interprĂ©tations triomphalistes (« les chercheurs ont dĂ©couvert le gĂšne des droguĂ©s ! » ). C’est que, comme ce fut le cas lors de l’expertise Inserm de 2005 visant Ă  Ă©tablir une corrĂ©lation entre des difficultĂ©s psychologiques et une Ă©volution vers la dĂ©linquance, d’innombrables Ă©valuations statistiques ne manqueront pas de faire apparaĂźtre des corrĂ©lations entre certaines caractĂ©ristiques du gĂ©nome et la probabilitĂ© d’une conformation, d’une pathologie, ou d’un comportement. Et cela sans que l’on comprenne quoi que ce soit Ă  la chaĂźne des Ă©vĂ©nements biologiques qui mĂšne du gĂ©nome Ă  la personne, ni que l’on puisse exprimer les effets autrement qu’en termes de probabilitĂ©s, c’est-Ă -dire en proposant une Ă©chelle toujours incertaine des risques de rĂ©alisation. C’est tout l’avenir de la gĂ©nĂ©tique mĂ©dicale (son marchĂ©) que de revendiquer des corrĂ©lations, aussi bien pour les risques de cancer que pour ceux de l’autisme ou de l’alcoolisme. Et aprĂšs, on fait quoi ? On classe l’individu dans un « groupe Ă  risque », ce qui fait le bonheur de la pharmacologie, de l’assurance, et de la police. Toutes ces corrĂ©lations dĂ©couvertes par la mĂ©decine dite prĂ©dictive devraient dĂ©boucher un jour sur la seule prĂ©vention sĂ©rieuse : le tri des embryons afin de ne faire naĂźtre que des enfants Ă  « risques mineurs » (la perfection n’étant pas de ce monde). DĂ©jĂ , on peut sĂ©lectionner les embryons issus de fĂ©condation in vitro pour limiter le risque de divers cancers ou pour Ă©viter le strabisme, car des corrĂ©lations ont mis en cause certains gĂšnes avec ces pathologies. GrĂące Ă  des « progrĂšs » comme ceux qui vont rĂ©sulter de l’enquĂȘte SAGE, on devrait dĂ©couvrir d’autres indications pour sĂ©lectionner des enfants « normaux », et ce fantasme normatif se manifestera de façon soudaine et massive dĂšs qu’on saura augmenter notablement le nombre des embryons disponibles pour ces choix multiplesnote. Entre-temps les rĂ©sultats de telles corrĂ©lations ne pourront que renforcer les suspicions et l’obsession des contrĂŽles.

TRIBUNE. LA JUSTICE FACE À LA DÉRIVE SÉCURITAIRE
Par HĂ©lĂšne Franconote

La justice est Ă  la fois un enjeu et un outil pour la mise en place de la sociĂ©tĂ© de surveillance que nous rejetons. Mais, en tant que « gardienne des libertĂ©s individuelles » comme le proclame l’article 66 de la Constitution, elle peut aussi ĂȘtre un levier de rĂ©sistance. Pour combattre efficacement la logique de fichage et de surveillance, notamment des plus pauvres et des plus vulnĂ©rables, qui est Ă  l’Ɠuvre, il faut d’abord bien comprendre dans quel projet de sociĂ©tĂ© elle s’inscrit.

LA SOCIÉTÉ SÉCURITAIRE : UNE ESCROQUERIE INTELLECTUELLE AUX EFFETS DÉSASTREUX

Une sociĂ©tĂ© sĂ©curitaire, c’est une sociĂ©tĂ© dans laquelle la rĂ©pression pĂ©nale est utilisĂ©e comme moyen unique de rĂ©soudre les problĂšmes sociaux, Ă©ducatifs, sanitaires, ou plutĂŽt d’éviter qu’ils ne soient posĂ©s. C’est bien ce qui se produit, notamment depuis 2001, avec l’adoption d’une dizaine de lois pĂ©nales ayant pour logique principale un accroissement des peines encourues, l’invention de nouveaux dĂ©lits (fraude habituelle dans les transports publics, racolage, entrave Ă  la circulation dans les halls d’immeubles, mendicitĂ© agressive, etc.). Cette politique de rĂ©pression accrue cible particuliĂšrement les pauvres, les jeunes, les Ă©trangers.

Elle repose sur une illusion, tant il est vrai que les vertus dissuasives d’une rĂ©pression dure sont encore Ă  dĂ©montrer. Mais elle a des consĂ©quences dĂ©sastreuses sur l’état des droits et libertĂ©s de chacun. Des principes fondamentaux de notre droit sont battus en brĂšche : les spĂ©cificitĂ©s du droit pĂ©nal des mineurs sont remises en cause, jusqu’à envisager de juger les mineurs dĂ©linquants comme des adultes ; la loi du 5 mars 2007 dite « prĂ©vention de la dĂ©linquance » relĂšve d’une logique avant tout rĂ©pressive et menace le secret professionnel des travailleurs sociaux intervenant auprĂšs des familles en difficultĂ© ; la loi du 10 aoĂ»t 2007 transforme la justice en machine Ă  punir en instaurant des peines minimales obligatoires dĂšs la premiĂšre rĂ©cidive. Elle fait de l’emprisonnement la rĂ©ponse centrale au dĂ©triment des peines alternatives et contribue pour beaucoup Ă  augmenter le nombre de dĂ©tenus.

Paroxysme des graves dĂ©rives de notre systĂšme pĂ©nal, la rĂ©tention de sĂ»retĂ© instaurĂ©e par la loi du 25 fĂ©vrier 2008 permet de garder une personne enfermĂ©e Ă  l’issue d’une peine de prison en raison de sa dangerositĂ© supposĂ©e. Il s’agit d’éliminer socialement des personnes, non en raison de ce qu’elles ont fait, mais en raison de ce qu’elles sont
 ou supposĂ©es ĂȘtre. Outre que ce dispositif constitue une peine inhumaine et dĂ©gradante, il ouvre des perspectives terrifiantes Ă  plusieurs titres : la punition Ă  titre prĂ©ventif devient une rĂ©alitĂ©, fondĂ©e sur l’arbitraire puisque la « dangerositĂ© » ne peut ĂȘtre dĂ©finie ni par les psychiatres ni par les juristes. Il ne peut ĂȘtre exclu qu’une extension de la rĂ©tention de sĂ»retĂ© aux dĂ©lits, et non plus seulement aux crimes, intervienne, l’« homme dangereux » pouvant ĂȘtre celui qui menace l’ordre social en le contestant.

Il n’y a sans doute pas de hasard Ă  ce qu’un dispositif comparable ait Ă©tĂ© introduit en Allemagne par le rĂ©gime nazi en novembre 1934. ConservĂ© en 1945 dans le droit allemand, il connaĂźt un regain de vigueur ces derniĂšres annĂ©es et concerne 420 personnes environ. Encore faut-il prĂ©ciser que la durĂ©e moyenne des peines de rĂ©clusion en Allemagne est plus faible qu’en France. L’échec est nĂ©anmoins patent outre-Rhin. Les personnes se retrouvant en rĂ©tention de sĂ»retĂ© perdent espoir ; elles ne sont plus dans une perspective de rĂ©insertion et il est donc trĂšs difficile d’envisager leur sortie. En fin de compte, ne reste plus que l’objectif d’une Ă©limination sociale potentiellement infinie, une « peine de mort sĂšche ».

Le Syndicat de la magistrature, qui combat depuis des annĂ©es toutes les rĂ©gressions liberticides a inscrit parmi ses prioritĂ©s l’abolition de la rĂ©tention de sĂ»retĂ©, car elle porte en germe une remise en cause des fondements mĂȘmes de notre droit pĂ©nal, issu de la DĂ©claration des droits de l’homme et du citoyen de 1789note. Les consĂ©quences de cette politique de rĂ©pression fondĂ©e sur le tout carcĂ©ral et ciblant tout particuliĂšrement des catĂ©gories socialement fragiles se traduisent par un recours accru Ă  l’emprisonnement et par un allongement des peines prononcĂ©es. Alors que les dirigeants d’entreprise indĂ©licats, eux, sont assurĂ©s d’une grande bienveillance Ă  travers le projet de dĂ©pĂ©nalisation du droit des affaires.

FICHAGE ET PUNITION POUR LES PLUS VULNÉRABLES, IMPUNITÉ POUR LES PUISSANTS

La caractĂ©ristique principale de cette dĂ©rive sĂ©curitaire est son caractĂšre inĂ©galitaire. Il suffit de se pencher sur les donnĂ©es sociologiques concernant la population dĂ©tenue pour s’en rendre compte. Les enfants des quartiers populaires et les Ă©trangers ont Ă©tĂ© ces derniĂšres annĂ©es les premiĂšres cibles d’un accroissement de la rĂ©pression. À raison d’environ une loi par an, le droit pĂ©nal des mineurs n’a cessĂ© de se durcir pour se rapprocher du droit des majeurs. La primautĂ© de l’éducatif n’est plus qu’une proclamation vidĂ©e de son sens, tant la prĂ©fĂ©rence budgĂ©taire en faveur des structures rĂ©pressives (centres fermĂ©s, Ă©tablissements pĂ©nitentiaires pour mineurs) a Ă©tĂ© marquĂ©e.

Il est logique que la justice des mineurs soit dans l’Ɠil du cyclone : la façon dont une sociĂ©tĂ© perçoit ceux de ses enfants qui commettent des infractions dĂ©termine son avenir. Qu’ils soient d’abord vĂ©cus comme une menace et non comme des ĂȘtres en construction qu’il convient d’éduquer dessine deux visions irrĂ©conciliables. Le pire est Ă  craindre des travaux de la commission Varinard, mise en place le 15 avril 2008 pour « rĂ©Ă©crire l’ordonnance de 1945 » relative Ă  la dĂ©linquance des mineurs, dĂ©jĂ  rĂ©formĂ©e plus de trente fois.

Dans le mĂȘme temps, l’une des prioritĂ©s de l’actuel prĂ©sident de la RĂ©publique est la « dĂ©pĂ©nalisation du droit des affaires ». Les investisseurs et autres dirigeants d’entreprise vivraient selon Nicolas Sarkozy sous une menace permanente : dĂ©nonçant le 30 aoĂ»t 2007, devant l’universitĂ© du MEDEF, la « pĂ©nalisation Ă  outrance » de notre vie des affaires, le chef de l’État ne craignait pas d’affirmer que « la moindre erreur de gestion peut vous conduire en prison ». Que la dĂ©linquance en « col blanc » ne reprĂ©sente que 0,8 % de l’ensemble des condamnations pĂ©nales et un nombre encore plus rĂ©duit de dĂ©tenus n’embarrasse nullement Nicolas Sarkozy qui continue Ă  voir dans la moralisation de la vie des affaires un alĂ©a insupportable nuisant Ă  l’activitĂ© Ă©conomique. Les conclusions de la commission Coulon sur la « dĂ©pĂ©nalisation de la vie des affaires » rendues en fĂ©vrier 2008 organisent l’impunitĂ© des dirigeants d’entreprise indĂ©licats tout en rĂ©duisant encore dans ce domaine l’indĂ©pendance de l’autoritĂ© judiciaire. La garde des Sceaux Rachida Dati a d’ores et dĂ©jĂ  indiquĂ© qu’elle traduirait en loi les principales pistes dĂ©gagĂ©es par la commission.

L’État pĂ©nal enfle Ă  mesure que l’État social est dĂ©mantelĂ©. Ce projet est impuissant Ă  rendre la sociĂ©tĂ© plus fraternelle, comme l’illustre l’exemple des États-Unis qui comptent l’un des plus forts taux d’incarcĂ©ration de la planĂšte. Mais l’essentiel est ailleurs, il s’agit de mettre l’ensemble des institutions, au premier rang desquelles la Justice, au service d’un projet de sociĂ©tĂ© Ă  la fois rĂ©pressif et inĂ©galitaire. Nous n’avons pas renoncĂ© Ă  y rĂ©sister.


3. PRIX ORWELL LOCALITÉS

« Les limitations de sa libertĂ© que le citoyen des pays dits dĂ©mocratiques est maintenant prĂȘt Ă  accepter sont infiniment plus importantes que celles auxquelles il aurait consenti il y a vingt ans. Il suffit de penser Ă  la maniĂšre dont s’est diffusĂ©e l’idĂ©e que les espaces publics, les places et les rues – ces lieux institutionnels de la libertĂ© et de la dĂ©mocratie – doivent ĂȘtre constamment surveillĂ©s par des camĂ©ras. Un tel environnement n’est pas celui d’une ville, c’est celui d’une prison ! Est-il libre, celui qui se promĂšne dans un espace constamment surveillĂ© ? »

Giorgio Agamben, « Le gouvernement de l’insĂ©curitĂ© »,

entretien, La Revue internationale des livres & des idées,

n° 4, mars-avril 2008.

Comme l’intitulĂ© le laisse entendre, le prix Orwell « LocalitĂ©s » est dĂ©cernĂ© aux personnes ou institutions, publiques ou privĂ©es, qui, sous couvert de prĂ©venir les troubles Ă  l’ordre public et de garantir la « sĂ»retĂ© » sur un territoire donnĂ©, favorisent la mise en place de dispositifs de contrĂŽle ou de rĂ©pression portant atteinte aux libertĂ©s de circulation et d’expression. Ces dispositifs peuvent ĂȘtre de nature juridique (arrĂȘtĂ©s, rĂ©glementations, etc.), technique (fichiers informatisĂ©s, camĂ©ras de vidĂ©osurveillance, bornes biomĂ©triques, projets d’amĂ©nagement, mobilier urbain, etc.) ou humaine (policiers, vigiles, gardiens et autres « agents de sĂ©curitĂ© »). En principe, ces big brothers locaux veillent sur la population dans un lieu dĂ©terminĂ© (Ă©tablissement, espace public, quartier, ville). En fait, ils la surveillent, et notamment une partie d’entre elle jugĂ©e « indĂ©sirable » pour de multiples raisons, plus ou moins avouables.

Avec la propension croissante Ă  traiter les dĂ©sordres urbains en termes policiers plutĂŽt que politiques, c’est principalement aux Ă©lus locaux qu’est revenue la tĂąche de prĂ©server la « tranquillitĂ© publique » – nouvelle appellation de la « sĂ©curitĂ© » en novlangue municipale. Aussi est-il logique de retrouver dans cette catĂ©gorie, outre prĂ©fets ou hauts responsables policiers, des maires s’acquittant de cette tĂąche avec un zĂšle quelque peu excessif, et en tout cas peu regardant en matiĂšre de libertĂ©s publiques. Au fil des annĂ©es, cependant, d’autres acteurs locaux sont venus s’agrĂ©ger aux instances Ă©lues ou nommĂ©es : des gestionnaires de parc HLM fĂ©rus de « coveillance » Ă  base de circuit de tĂ©lĂ©vision intĂ©grĂ© filmant les entrĂ©es d’immeuble, des responsables de services sociaux municipaux invitant les travailleurs sociaux Ă  jouer le rĂŽle d’auxiliaires de police, et donc aussi, bientĂŽt, de simples citoyens-dĂ©lateurs, derniers acteurs en date du nouvel ordre local, de plus en plus sollicitĂ©s par les pouvoirs publics, Ă  l’instar d’un maire breton, qui avait, comme nous le verrons, invitĂ© ses administrĂ©s Ă  dĂ©noncer par tĂ©lĂ©phone les incivilitĂ©s dont ils pouvaient ĂȘtre tĂ©moins.

Un bref examen des palmarÚs des années 2000-2007 permet de dégager quelques tendances marquantes.

Pour ce qui est des Ă©lus locaux nominĂ©s ou primĂ©s depuis l’an 2000, il faut d’abord noter la non-pertinence du clivage « droite-gauche » : tout le spectre politicien est reprĂ©sentĂ©. On retrouve, en effet, des maires RPR puis UMP, PS, PCF, diverses droites, centristes, « sans Ă©tiquette », et mĂȘme un laurĂ©at « alternatif rouge et vert », Maurice Charrier. Celui-ci, maire de Vaulx-en-Velin, a d’ailleurs inaugurĂ© le premier prix Orwell « localitĂ©s » en 2000 pour avoir mis en place, en 1996 et 1997, un plan de vidĂ©osurveillance pour rĂ©pondre Ă  la campagne sĂ©curitaire du Front national. Des camĂ©ras avaient Ă©tĂ© implantĂ©es dans les espaces publics, notamment dans la citĂ© populaire du Mas-du-Taureau. L’annĂ©e suivante, ce fut au tour d’une mairie de droite, Mantes-la-Jolie, de se distinguer ; son maire RPR, Pierre BĂ©dier, n’avait rien trouvĂ© de mieux que de dĂ©tourner des fonds europĂ©ens destinĂ©s Ă  la rĂ©habilitation des quartiers dĂ©favorisĂ©s afin d’installer des camĂ©ras sur la place du Val-FourrĂ©, aux alentours et au profit d’un centre commercial.

Depuis lors, des municipalitĂ©s de toutes couleurs politiciennes ont Ă©tĂ© rĂ©guliĂšrement nominĂ©es et parfois primĂ©es pour avoir soumis leurs espaces publics et ceux qui les frĂ©quentent Ă  un contrĂŽle permanent. Au plan local comme ailleurs, la « lepenisation des esprits » – tant redoutĂ©e il y a seulement quelques annĂ©es – est Ă  prĂ©sent un processus achevĂ©, et le consensus sĂ©curitaire est devenu une rĂ©alitĂ©.

En 2002, nous dĂ©corions le maire « socialiste » de Lyon, qui, sous couvert de faire de sa ville une « mĂ©tropole propre et sĂ»re », l’avait Ă©rigĂ©e en capitale française du sĂ©curitarisme. En 2006, c’est le maire « sans Ă©tiquette » mais trĂšs droitier de PloĂ«rmel (Morbihan), Paul Anselin, qui a remportĂ© la palme pour son rĂ©seau de vidĂ©osurveillance (jusqu’à 62 camĂ©ras pour environ 10 000 habitants) sur un territoire communal oĂč la dĂ©linquance de voie publique est inexistante. Il a aussi mis en place un numĂ©ro vert pour encourager la dĂ©lation et, accessoirement, fait Ă©riger une statue gĂ©ante de Jean-Paul II. (Pour ses camĂ©ras, le maire perdra finalement un procĂšs devant le tribunal administratif de Rennes fin janvier 2008. Et en mars il perdra les Ă©lections, aprĂšs trente ans et six mandats Ă  la tĂȘte de la commune).

En ce qui concerne les mesures prises, on relĂšvera une diversification des procĂ©dures, mĂ©thodes et moyens mis en Ɠuvre. Allant de pair avec les avancĂ©es technologiques, la panoplie des artefacts Ă©lectroniques permettant de cibler, suivre Ă  la trace et ficher les individus aux allures ou aux comportements « suspects » n’a cessĂ© de se perfectionner. Comme on le devine, ce sont les camĂ©ras de « vidĂ©osurveillance » – vidĂ©oprotection en novlangue – qui ont surtout la faveur des nominĂ©s. Mais beaucoup ne s’en tiennent pas lĂ . Par exemple, bien que cette innovation ait valu Ă  son inventeur (Data Image) le prix Orwell « Technologie » en 2002, la municipalitĂ© de Roubaix a Ă©tĂ© nominĂ©e en tant que complice pour ĂȘtre l’utilisatrice et la promotrice d’un systĂšme de « cartographie des incivilitĂ©s » quartier par quartier, un instrument fondĂ© sur la dĂ©lation et censĂ© valoriser le neighbourhood watching, c’est-Ă -dire la surveillance de voisinage par les habitants eux-mĂȘmes, sur le mode anglo-saxon.

De mĂȘme, dans certaines villes, la « requalification » des espaces publics Ă  des fins dissuasives pour en rĂ©server l’usage Ă  des « citadins de qualitĂ© » a progressĂ© Ă  pas de gĂ©ant : rues commerciales, avenues, places, ou quais sont remodelĂ©s et placĂ©s sous haute surveillance pour empĂȘcher les « malfaisants » de gĂącher la fĂȘte consumĂ©riste ou les « marginaux » de polluer un environnement urbain apprĂ©ciĂ© des touristes. À Lyon, le maire PS, GĂ©rard Collomb, s’était vantĂ© d’ĂȘtre un Ă©mule de son homologue new-yorkais Rudolf Giuliani qui avait « nettoyĂ© » Manhattan. Ses efforts ont valu Ă  notre Ă©dile de remporter le prix Orwell. Voulant Ă  son tour faire de sa ville « un laboratoire d’une politique alliant rĂ©pression et prĂ©vention, lutte contre la dĂ©linquance, aide aux victimes et soutien des policiers », il n’a pas lĂ©sinĂ© sur les moyens : renforcement de la vidĂ©osurveillance, recrutement en masse de policiers municipaux supplĂ©mentaires, recours aux puces RFID dans les transports en commun, lourde pĂ©nalisation des tags, graffiti et de l’affichage libre – « sauvage » en novlangue –, chasse aux prostituĂ©es, rĂ©amĂ©nagement « esthĂ©tiques » (Ă©clairage, arrosage, etc.) de certaines places pour Ă©liminer les clochards, filmage des lieux de rassemblement et des parcours lors des manifestations


Il faut dire que l’éventail des gens entrant dans la catĂ©gorie des « indĂ©sirables », rĂ©els ou potentiels, n’a cessĂ© de s’élargir : aux mendiants, pickpockets, zonards, prostituĂ©es, sans-abri, « sans-papiers », « jeunes de citĂ©s » sont venus ainsi s’ajouter les squatters et les manifestants. La jeunesse en tant que telle, mĂȘme si elle n’habite pas des « quartiers sensibles », semble chaque jour davantage suspectĂ©e d’abriter en son sein des trublions, comme en tĂ©moigne la prolifĂ©ration des systĂšmes de contrĂŽle et de surveillance dans les Ă©tablissements d’enseignement, et notamment le recours Ă  la biomĂ©trie. En 2003, les responsables de deux Ă©coles catholiques d’Angers avaient reçu le prix Orwell pour l’installation illĂ©gale de bornes biomĂ©triques d’empreintes digitales destinĂ©es Ă  gĂ©rer les accĂšs Ă  la cantine. Deux ans plus tard, le proviseur d’un collĂšge de Carqueiranne (Var) recevait une mention spĂ©ciale pour avoir Ă©tĂ© le premier Ă  choisir, toujours pour accĂ©der Ă  la cantine, un systĂšme de reconnaissance du contour de la main, considĂ©rĂ© par la CNIL comme « plus acceptable » 

Les pauvres, quant Ă  eux, sont parfois eux aussi considĂ©rĂ©s comme suspects a priori. Le prĂ©sident du conseil gĂ©nĂ©ral de la Marne avait choisi Vitry-le François, avec l’accord du maire, pour en faire une « ville test », dans le cadre de la prĂ©paration de la loi dite de « prĂ©vention » de la dĂ©linquance, pour ficher illĂ©galement tous les prĂ©caires avec la collaboration, volontaire ou non, des « services sociaux » et des organismes logeurs. Ces deux personnalitĂ©s mĂ©ritaient un prix Orwell et elles l’ont obtenu en 2004 (lire la contribution des travailleurs sociaux des « collectifs locaux antidĂ©lation » Ă  la fin de ce chapitre).

LA SÉLECTION 2007

Cette annĂ©e, le prix Orwell « LocalitĂ©s » n’a pas Ă©tĂ© accordĂ© Ă  un Ă©lu local ou Ă  un prĂ©fet, mais Ă  un prĂ©sident d’universitĂ©. Sans doute les autres candidats nominĂ©s ne dĂ©mĂ©ritaient-ils pas.

Comme Ă  l’accoutumĂ©e, une brochette de maires s’était distinguĂ©e au cours de l’annĂ©e 2007. Celui de Saint-Fons, dans la banlieue lyonnaise, avait incitĂ© sa police municipale Ă  Ă©tablir un fichier, non dĂ©clarĂ© Ă  la CNIL, de « suivi des lieux de squat » et des endroits de regroupements nocturnes de jeunes, de prĂ©fĂ©rence d’origine maghrĂ©bine. Son homologue de Castres n’était pas en reste : non content d’avoir Ă©tĂ© le premier Ă  instaurer un couvre-feu – illĂ©gal – pour mineurs, il a profitĂ© de la loi sarkozyenne de prĂ©vention de la dĂ©linquance pour mettre sur pied un « conseil pour les droits et devoirs des familles » afin de justifier un « accompagnement parental » pour celles jugĂ©es dĂ©ficientes dans la façon de tenir leur progĂ©niture.

Soucieux, lui aussi, d’Ɠuvrer au formatage des nouvelles gĂ©nĂ©rations dĂšs le plus jeune Ăąge, le maire de Neuilly-Plaisance a commencĂ© Ă  Ă©quiper les crĂšches de sa commune de bornes biomĂ©triques pour vĂ©rifier l’identitĂ© des personnes amenant et venant chercher les enfants. Le maire d’AsniĂšres, quant Ă  lui, paraissait plus prĂ©occupĂ© par des retombĂ©es de l’immigration sur ses chances d’ĂȘtre rĂ©Ă©lu : il a fait Ă©tablir un fichier nominatif des Ă©lecteurs, diffĂ©renciĂ©s selon leurs origines ethniques. Il faut dire que la prĂ©sence de gens venus d’ailleurs semble de plus en plus poser problĂšme : tandis que la Police aux frontiĂšres (PAF) lyonnaise, nominĂ©e elle aussi, constituait un fichier de sans-papiers Ă  expulser en rĂ©cupĂ©rant dans des foyers des listes de rĂ©sidents Ă©trangers, l’Inspection d’acadĂ©mie du Haut-Rhin, Ă©galement nominĂ©e, demandait aux directeurs d’écoles de ce dĂ©partement de dĂ©noncer les Ă©lĂšves sans papiers.

And the winner 2007 is


Cela dit, c’est le prĂ©sident de l’universitĂ© de Lyon-2-Louis-LumiĂšre, Claude JournĂšs, qui, aux yeux de la majoritĂ© du jury des BBA, a paru rĂ©unir toutes les qualitĂ©s pour se voir dĂ©cerner le prix Orwell 2007 dans la section « LocalitĂ©s ». Éminent professeur de science politique spĂ©cialisĂ© dans l’analyse comparĂ©e des politiques policiĂšres, il avait dĂ©jĂ  apportĂ© une contribution scientifique reconnue Ă  l’amĂ©lioration de la sĂ»retĂ© et la sĂ©curitĂ© dans nos « sociĂ©tĂ©s vulnĂ©rables », confrontĂ©es, comme chacun sait, Ă  des menaces innombrables et multiformes. Joignant la thĂ©orie Ă  la pratique, ce chercheur a dĂ©cidĂ© d’appliquer les enseignements tirĂ©s de ses travaux Ă  la gestion de l’universitĂ© dont il assure la prĂ©sidence

Tout d’abord, anticipant les vƓux de notre ministre des UniversitĂ©s et de la Recherche, de notre actuel prĂ©sident de la RĂ©publique et de ses dynamiques soutiens du MEDEF, cette universitĂ© abrite, dans le cadre de la « valorisation de la recherche publique », une entreprise privĂ©e, Foxstream, attelĂ©e, en « partenariat » avec un laboratoire public, le LIRIS, Ă  la mise au point de produits performants destinĂ©s Ă  perfectionner la surveillance et le contrĂŽle de la population : dans ce cas prĂ©cis, il s’agit de la reconnaissance informatique d’un visage ou d’un iris par vidĂ©o afin de pouvoir suivre leur propriĂ©taire et l’identifier une fois le systĂšme couplĂ© Ă  un fichier nominatif de visages numĂ©risĂ©s. Pour constituer les bases de donnĂ©es nĂ©cessaires aux recherches, tout ce qui peuple le campus a Ă©tĂ© invitĂ© Ă  se faire numĂ©riser par bouts : iris et visage, muets ou parlants.

Mais, la population de l’universitĂ© ne sert pas seulement de cobaye aux expĂ©rimentations sĂ©curitaires. Elle en est aussi la premiĂšre bĂ©nĂ©ficiaire. En effet, les innovations en matiĂšre de techniques de « vidĂ©osurveillance intelligente » issus de cette fructueuse collaboration entre un laboratoire public et une entreprise privĂ©e sont appliquĂ©es Ă  la sĂ©curisation du campus. C’est ainsi que Foxstream, qui commercialise les technologies issues de ces recherches, peut maintenant se vanter dans ses encarts publicitaires d’avoir vendu Ă  l’universitĂ© qui lui a servi d’« incubateur » les camĂ©ras high-tech conçues en son sein.

Cependant, la big-brotherisation du site universitaire ne s’arrĂȘte pas lĂ . À la gĂ©nĂ©ralisation de la vidĂ©osurveillance s’ajoute l’instauration, toujours sous la houlette du prĂ©sident, d’une carte appelĂ©e « Cumul », qui cumule surtout Ă©lectroniquement les allĂ©es et venues des Ă©tudiants sur la fac. Et, pour que le tableau soit complet, on mentionnera la pose d’un grillage censĂ© prĂ©server le campus de visites intempestives, ainsi que la constitution de dossiers clandestins – complĂštement illĂ©gaux – sur les personnes ayant des activitĂ©s militantes au sein de l’université  Le prĂ©sident de cette universitĂ© a donc tout lieu de se fĂ©liciter : elle est indĂ©niablement Ă  l’avant-garde dans la mise en place d’une sociĂ©tĂ© de contrĂŽle, sans laquelle, en ce qui concerne le monde universitaire, la sĂ©rĂ©nitĂ© indispensable Ă  l’enseignement et Ă  la recherche ne saurait ĂȘtre garantie.

Malheureusement, cette sĂ©rĂ©nitĂ© a Ă©tĂ© troublĂ©e l’an dernier lorsque le gouvernement s’est efforcĂ© de faire passer une loi pour rĂ©former l’universitĂ© afin de la mettre Ă  l’heure
 et Ă  la hauteur de la « concurrence libre et non faussĂ©e » qui doit prĂ©valoir comme valeur suprĂȘme dans l’Europe en construction. Par chance, lĂ  encore, le prĂ©sident a fait preuve d’initiative et d’énergie pour juguler une agitation prĂ©judiciable Ă  la rĂ©alisation de ce projet d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Non seulement il n’a pas hĂ©sitĂ© Ă  lock-outer le campus, Ă  vouloir imposer un vote Ă©lectronique pour court-circuiter les dĂ©cisions prises en AG, Ă  faire systĂ©matiquement appel aux forces de l’ordre y compris pour disperser brutalement un sit-in pacifique des empĂȘcheurs d’étudier en rond, et Ă  poursuivre certains d’entre eux en justice, mais il a mĂȘme payĂ© physiquement de sa personne. À la suite d’un cambriolage doublĂ© d’un saccage de locaux associatifs Ă©tudiants ordonnĂ©s par la prĂ©sidence, on l’a vu faire le coup de poing aux cĂŽtĂ©s des vigiles pour dissuader des Ă©tudiants d’immortaliser par des photos sa propre participation Ă  ce vol avec effraction.

DerniĂšre preuve du souci du prĂ©sident de mettre son universitĂ© Ă  l’abri de la contestation : l’embauche en renfort de jeunes gaillards prĂȘts Ă  en dĂ©coudre avec les perturbateurs pour parachever la pacification du campus. Alors que les premiers ne faisaient qu’exĂ©cuter avec virilitĂ© la mission qui leur avait Ă©tĂ© impartie, ils furent accusĂ©s par les seconds et quelques enseignants, sans doute influencĂ©s par les agitateurs qui semaient le trouble sur le campus, de se comporter en voyous, pour ne pas dire en vĂ©ritables nervis : patrouillant avec au bras un brassard orange marquĂ© « sĂ©curitĂ© », ils apostrophaient et tutoyaient tout le monde, y compris les enseignants, sommaient chacun de justifier sa prĂ©sence dans l’enceinte universitaire en montrant la fameuse carte « Cumul », insultaient ou menaçaient les Ă©tudiants, allant jusqu’à bousculer et molester les plus rĂ©calcitrants. Des Ă©tudiantes se sont plaintes d’avoir Ă©tĂ© retenues et draguĂ©es avec vulgaritĂ©. L’une fut mĂȘme quasiment « Ă©tranglĂ©e » avec son Ă©charpe pour n’avoir pas assez vite « dĂ©gagĂ© » un passage. Mais il s’agit lĂ , somme toute, de dommages collatĂ©raux, inhĂ©rents, comme nul ne l’ignore dĂ©sormais, Ă  toute opĂ©ration de police rondement menĂ©e, qu’elle soit internationale, nationale ou locale.

Or donc, pour avoir ƓuvrĂ© avec Ă©nergie et constance Ă  rendre l’universitĂ© qu’il patronne conforme aux souhaits du patronat, pour veiller sans relĂąche Ă  ce qu’elle conjugue harmonieusement la transmission des savoirs avec la domestication des esprits, bref, pour avoir fait en sorte que l’établissement qu’il prĂ©side prĂ©figure ce que sera l’universitĂ© de demain, Claude JournĂšs, prĂ©sident de l’universitĂ© Lyon-2-Louis-LumiĂšre a remportĂ© pour l’annĂ©e 2007 le prix Orwell « LocalitĂ©s », haut la main.

TRIBUNE. DES FICHIERS SAUVAGES AU SECRET PROFESSIONNEL « PARTAGÉ » : LE TRAVAIL SOCIAL, PIERRE ANGULAIRE DU CONTRÔLE SOCIAL
Par le Collectif national unitaire contre la délation (CNU)et le Collectif marnais contre les dérives sécuritaires (CMDS)note

Lorsqu’à l’automne 2003, des Ă©ducateurs se sont trouvĂ©s sommĂ©s par leur hiĂ©rarchie de s’inscrire dans un « protocole de concertation entre le conseil gĂ©nĂ©ral de la Savoie, le service de prĂ©vention spĂ©cialisĂ©e de l’Association dĂ©partementale pour la sauvegarde de l’enfant Ă  l’adulte, un organisme de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence et les services de la police nationale et de la gendarmerie nationale », les travailleurs sociaux dans leur ensemble ont bien cru que le ciel leur tombait sur la tĂȘte ! Enjoints par leur hiĂ©rarchie de s’asseoir Ă  la mĂȘme table que le prĂ©fet et la police
 pour parler des jeunes et de leurs familles dans le but de « coordonner les interventions Ă©ducatives et policiĂšres »note ?

Eh bien oui : et ce n’était que le dĂ©but ! Dans les semaines qui suivirent, ils apprirent que cette mĂ©thode de travail faisait l’objet d’un projet de loi qui, pour faciliter leur nouvelle tĂąche de collaborateurs, prĂ©voyait la disparition du « secret professionnel ». Dans la foulĂ©e, en janvier 2004, le conseil gĂ©nĂ©ral de la Marne mettait au point les fameuses « fiches » de Vitry-le-François qui s’appliquaient Ă  tout habitant ayant eu affaire, de prĂšs ou de loin, Ă  un service social, Ă©ducatif, mĂ©dico-psychologique, de logement public ou de prestations familialesnote.

En fait, Vitry-le-François faisait partie des vingt-trois sites pilotes retenus dĂšs janvier 2004 pour expĂ©rimenter la loi de prĂ©vention de la dĂ©linquance. Les diffĂ©rents dispositifs testĂ©s dans vingt-trois quartiers ou villes diffĂ©rents reprenaient tous la notion de « secret partagĂ© » matraquĂ©e depuis plusieurs annĂ©es par des boĂźtes privĂ©es en conseil de sĂ©curitĂ© comme Espace Risk Management ou PJC Conseil (boĂźtes recrutĂ©es par les services de l’État ou par certains dĂ©partements ou municipalitĂ©s).

La loi dite de prĂ©vention de la dĂ©linquance a Ă©tĂ© l’un des coins les plus importants pour enfoncer le droit Ă  l’intimitĂ© et Ă  la vie privĂ©e et pour initier un mouvement exponentiel de fichage et de traçabilitĂ© de la « matiĂšre humaine » sous le prĂ©texte fallacieux de « prĂ©venir » le risque : repĂ©rage, fichage, vidĂ©osurveillance, prĂ©lĂšvements ADN, etc.

Un pouvoir qui, pour assurer ses futures mesures de paupérisation, commence par asseoir des mesures répressives : les pauvres sont des délinquants potentiels !

Si l’on regarde les faits de maniĂšre dynamique, il saute aux yeux que ce gouvernement (les prĂ©cĂ©dents avaient dressĂ© le couvert) s’est prĂ©cipitĂ© sur des mesures ultra-rĂ©pressives avec une artillerie de lois et de rĂšglements (lois Perben I et II, loi contre la rĂ©cidive, peines planchers, modification de l’ordonnance de 1945, loi de prĂ©vention de la dĂ©linquance, dispositifs de fichage divers et variĂ©s tels que « Base Ă©lĂšves » ou SCONET, etc.), et a sciemment manipulĂ© les terminologies en utilisant, par exemple, le terme de « prĂ©vention » pour en rĂ©alitĂ© organiser la rĂ©pression des mouvements que sa politique de « rigueur/rĂ©forme » ne manquerait pas de faire naĂźtre par la suite.

L’utilisation de l’amalgame entre populations pauvres ou en difficultĂ©s et dĂ©linquance a fait partie de cette manipulation. Et quelle meilleure façon de ficher toute cette population pour mieux la tenir en joue que d’utiliser les travailleurs sociaux en contact directs avec celle-ci ?

Les collectifs locaux AntidĂ©lation et le Collectif national unitaire (CNU) sont nĂ©s de la lutte contre ce projet de loi de prĂ©vention de la dĂ©linquance – devenu une loi le 5 mars 2007. Parmi les nombreuses et incessantes actions locales et nationales contre cette loi, le Collectif marnais contre les dĂ©rives sĂ©curitaires, le CNU et les Big Brother Awards ont montĂ© une opĂ©ration de remise du prix « LocalitĂ©s » qui avait Ă©tĂ© dĂ©cernĂ© en 2004 Ă  M. Biard (maire de Vitry-le-François) et M. Savary (prĂ©sident du conseil gĂ©nĂ©ral de la Marne). Cette action a eu lieu au cours d’une sĂ©ance plĂ©niĂšre de ce conseil gĂ©nĂ©ral en mai 2005. Cette action et les diffĂ©rentes implications contre cet arsenal juridique liberticide ont valu au CNU de se voir dĂ©cerner le prix Voltaire 2005.

TRIBUNE. LA VIDÉOSURVEILLANCE OU LA SOUMISSION AU CONTRÔLE GÉNÉRALISÉ
Par le collectif « Souriez vous ĂȘtes filmĂ©Es ! »note

À la fin de sa vie, le philosophe Gilles Deleuze envisageait la fin des sociĂ©tĂ©s disciplinaires, qui Ă©taient, selon lui, en train de laisser place Ă  des sociĂ©tĂ©s de contrĂŽle : « L’homme n’est plus l’homme enfermĂ©, mais l’homme endettĂ© », disait-il. Aujourd’hui, ces deux paradigmes coexistent et s’emboĂźtent pour former une sociĂ©tĂ© sĂ©curitaire qui recourt massivement aux technologies de l’information et de la communication (TIC) afin d’inscrire la normalisation sociale Ă  l’intĂ©rieur de l’individu. Avec ces technologies qui formatent et forment Ă  la soumission, les libertĂ©s reculent sous couvert de normalisation sĂ©curitaire, du bien de tous et de la prĂ©vention.

Dans les rĂ©gimes dĂ©mocratiques, les diffĂ©rentes techniques d’intrusion dans la vie quotidienne des individus se multiplient au nom de la lutte contre les « nouvelles menaces ». La guerre contre le terrorisme n’a fait que rendre plus oppressant ce monde qui nous rapproche de celui imaginĂ© par George Orwell dans 1984. En bonne place dans cet arsenal technologique liberticide : les camĂ©ras de vidĂ©osurveillance.

Les camĂ©ras numĂ©riques ont remplacĂ© les analogiques. De simples capteurs d’images vidĂ©o, elles sont devenues de vĂ©ritables systĂšmes de surveillance et d’identification de masse grĂące Ă  leur couplage avec des logiciels de traitement et d’analyse les connectant Ă  d’autres bases de donnĂ©es personnelles, notamment biomĂ©triques. Le futur passeport biomĂ©trique, selon le dĂ©cret du 30 avril 2008, inclura les empreintes de huit doigts ainsi qu’une photographie numĂ©rique de la personne, ouvertement destinĂ©e Ă  ĂȘtre « compatible » avec les logiciels de vidĂ©osurveillance. Ces donnĂ©es biomĂ©triques sont l’élĂ©ment transversal des nouveaux systĂšmes d’identification, de surveillance, d’information, de communication et de protection.

UNE LÉGISLATION À TONALITÉ SÉCURITAIRE

La loi de 1995, le dĂ©cret du 17 octobre 1996 et la circulaire d’application du 22 octobre de la mĂȘme annĂ©e ont organisĂ© un flou artistique autour de la surveillance vidĂ©o et de l’enregistrement des images. Celles-ci n’ont pas Ă  ĂȘtre dĂ©clarĂ©es Ă  la CNIL (sauf s’il y a traitement informatisĂ© des images). La mise en route des systĂšmes de vidĂ©osurveillance s’effectue sous condition d’une autorisation administrative (commissions prĂ©fectorales dans chaque dĂ©partement), mais sans que les textes ne fixent de limite Ă  leur extension progressive. En la matiĂšre, la CNIL ne possĂšde qu’un pouvoir consultatif (elle rend un simple avis).

Ainsi, l’article de la loi antiterroriste du 26 janvier 2006 autorise dĂ©sormais les prĂ©fectures et les municipalitĂ©s Ă  mettre en place des rĂ©seaux de surveillance vidĂ©o sans demander l’autorisation des commissions dĂ©partementales ; en rĂ©gion parisienne et dans de nombreux dĂ©partements, l’autorisation se fait automatiquement sans mĂȘme que les commissions vĂ©rifient la conformitĂ© des installations. Les dĂ©cisions sont prises sans aucune concertation dĂ©mocratique.

C’est un flou, un laxisme total quant aux dĂ©cryptages des images et Ă  leurs utilisations, mais l’important n’est-il pas de convaincre les honnĂȘtes citoyens que les camĂ©ras vont les protĂ©ger et garantir la paix dans les quartiers ? « Citoyen dormez en paix, nous nous chargeons de votre protection
 » « Surveiller et punir », disait Michel Foucault : surveiller suffit puisque ce sont toujours les « autres » qui s’exposent Ă  la punition.

C’est dans ce cadre que dorĂ©navant les policiers accĂšdent aux camĂ©ras municipales. Sept villes dans le dĂ©partement des Hauts-de-Seine, autour de La DĂ©fense, ont signĂ© une convention avec l’État pour que leur commissariat se branche sur les camĂ©ras de surveillance municipales. Puteaux est la derniĂšre Ă  entĂ©riner la convention formalisant le renvoi d’images vers le commissariat, signĂ©e entre la municipalitĂ© et la direction dĂ©partementale de la sĂ©curitĂ© publique. D’autres villes vont suivre prochainementnote.

Jusqu’à prĂ©sent, seuls les agents municipaux Ă©taient autorisĂ©s Ă  observer les images des camĂ©ras de la ville, et c’était seulement sur « rĂ©quisition judiciaire » que celles-ci pouvaient ĂȘtre visionnĂ©es par les enquĂȘteurs. Le raccordement aux commissariats permet dĂ©sormais Ă  la police d’accĂ©der en direct aux scĂšnes filmĂ©es. Ce nouveau dispositif est portĂ© par le ministre de l’IntĂ©rieur, MichĂšle Alliot-Marie. D’ici Ă  fin 2008, selon elle, 160 centres de supervision urbaine seront raccordĂ©s sur l’ensemble du territoire, dont 16 dans les Hauts-de-Seine : « Lors d’évĂ©nements importants, comme une manifestation, on peut surveiller sur Ă©cran en temps rĂ©el. En effet, l’observation des images peut permettre d’identifier les auteurs. Et bien sĂ»r, dans le cadre d’une enquĂȘte classique. » Comme Ă  Courbevoie, oĂč un pilleur d’horodateurs a Ă©tĂ© rĂ©cemment confondu par les images. « Cela permet aussi de surveiller certains lieux sans se faire repĂ©rer », prĂ©cise le commissaire de Courbevoie.

C’est une dĂ©rive supplĂ©mentaire que permet l’évolution des techniques. Elle porte atteinte Ă  la DĂ©claration universelle des droits de l’homme de 1948, comme Ă  la Convention europĂ©enne de 1950 sur le droit d’aller et venir en toute libertĂ©, le droit de circuler ; autant de libertĂ©s fondamentales qui ont valeur constitutionnelle.

Donc, en fin de compte, deux soi-disant « autoritĂ©s de contrĂŽle » se rĂ©partissent de façon ambiguĂ« des pouvoirs de contrĂŽle limitĂ©s, bien insuffisants pour assurer un rĂ©el contre-pouvoir. D’oĂč la rĂ©cente demande de la CNIL de se voir attribuer la compĂ©tence sur l’ensemble de ces dispositifs. D’oĂč aussi la crĂ©ation d’une Commission nationale de la vidĂ©osurveillance, dont la prĂ©sidence – c’est tout dire – a Ă©tĂ© confiĂ©e Ă  Alain Bauer, laurĂ©at du prix Orwell 2003.

PRESSION ÉCONOMIQUE ET ABSENCE TOTALE D’ÉVALUATION

Alors que la tendance est Ă  la prolifĂ©ration de camĂ©ras de plus en plus prĂ©cises, miniaturisĂ©es et sophistiquĂ©es, un marchĂ© juteux s’ouvre pour les entreprises de vidĂ©osurveillance et de matĂ©riel de sĂ©curitĂ©. Ainsi, le groupe Schneider est devenu en 2007 le « leader mondial de la vidĂ©osurveillance »note. Un marchĂ© en plein essor Ă  l’échelle mondiale : de 7 milliards d’euros en 2004, il est passĂ© Ă  12 en 2007. Comme le rappellent Les Échos, « avec un taux de croissance de 14 % par an, c’est le segment qui progresse de loin le plus vite en matiĂšre de sĂ©curitĂ©, devant le contrĂŽle d’accĂšs, la surveillance physique et l’alarme d’intrusion ».

Cette prolifĂ©ration sĂ©curitaire va s’accroĂźtre encore avec le projet gouvernemental de tripler le nombre de camĂ©ras en France. Des 350 000 camĂ©ras prĂ©sentes sur le territoire français, on devrait passer, d’ici Ă  2012, « au million » suivant les vƓux de la ministre de l’IntĂ©rieur.

Et pourtant, comme le rappelle Pascal Veil, du Forum français pour la sĂ©curitĂ© urbaine, organisme qui fĂ©dĂšre plus de 130 communes sur les questions de sĂ©curitĂ©, « il n’y a aucune Ă©tude rĂ©alisĂ©e en France sur l’impact de la vidĂ©osurveillance ». « En mĂȘme temps qu’un plan de dĂ©veloppement, il en faudrait un autre d’évaluation », ajoute Éric Chalumeau, prĂ©sident de Icade-Suretis, sociĂ©tĂ© de conseil qui fait autoritĂ© auprĂšs des opĂ©rateurs immobiliers, qui a rĂ©alisĂ© des Ă©tudes d’évaluation de la vidĂ©osurveillance pour Lyon et Marseille – des villes qui n’ont pas rendu leurs rĂ©sultats publics. « Les municipalitĂ©s sont trĂšs opaques sur ces questions », constate Sebastian RochĂ©, directeur de recherches au CNRS, en pointe dans la promotion du sĂ©curitarisme comme valeur cardinale dans l’organisation et le fonctionnement de l’espace urbain. Le chercheur, qui boucle une Ă©tude autour de trois villes (Strasbourg, Lyon et Grenoble) sur les changements induits par la vidĂ©osurveillance, avoue avoir enregistrĂ© beaucoup de dĂ©robades lorsqu’il s’agissait d’obtenir des chiffres. MalgrĂ© ce dĂ©faut d’évaluation il ne manque pourtant pas de voix pour vanter les mĂ©rites des camĂ©ras. Le programme national d’installation coĂ»tera de 5 Ă  6 milliards d’euros. L’État en prendra une partie Ă  sa charge – pour un montant non encore fixĂ© – dans le cadre du « Fonds interministĂ©riel de prĂ©vention de la dĂ©linquance ». Autant de moyens en moins pour les associations de terrain qui Ɠuvrent, elles, dans une vĂ©ritable dĂ©marche de « prĂ©vention sociale » et non « situationnelle ».

En pĂ©riode de crise politique, dans le cas de manifestations ou de grĂšves, la vidĂ©osurveillance peut devenir une arme redoutable de contrĂŽle social et politique au service des pouvoirs en place. Aujourd’hui le « droit Ă  la sĂ©curitĂ© » a plus que jamais pour visĂ©e, sous les atours d’un droit consenti Ă  tous et garanti par l’État, non pas la protection du citoyen, mais celle de l’État et, au-delĂ  de l’ordre social. Au « monopole de la violence lĂ©gitime reconnu Ă  l’État pour prĂ©server cet ordre » vient s’ajouter une dimension marchande. Car il faut payer pour ĂȘtre protĂ©gĂ©, et le marchĂ© de la « techno-sĂ©curitĂ© » a devant lui de longues annĂ©es de prospĂ©ritĂ©.


4. PRIX ORWELL ENTREPRISES

« Ne tombons pas dans la parano mais restons vigilants : cela ne me gĂȘne pas que Thales vende des camĂ©ras qui verront mon anus dans la nuit Ă  20 kilomĂštres. Ce qui me gĂȘne, c’est que Sarkozy veuille me la mettre profond pour vĂ©rifier ce que j’ai mangĂ©. »
Un employĂ© de Thales, un des leaders mondiaux du business de l’insĂ©curitĂ©, dans un courriel au comitĂ© de sĂ©lection des BBA.

« La critique de l’ordre sĂ©curitaire n’est intelligible qu’à travers la contestation des dogmes sur lesquels se fonde le projet hĂ©gĂ©monique de nouvel ordre informationnel : la gouvernance unilatĂ©rale du RĂ©seau, les logiques d’appropriation privĂ©e ou de patrimonialisation de l’information, de la connaissance et du savoir de la part des grandes unitĂ©s de l’économie globale, le pouvoir des seuls opĂ©rateurs de marchĂ© de dĂ©finir les normes techniques. »
Armand Mattelart,
La Globalisation de la surveillance.
Aux origines de l’ordre sĂ©curitaire.
La DĂ©couverte, Paris, 2007.

Qu’il s’agisse de sociĂ©tĂ©s privĂ©es, de leurs Ă©manations (chambres patronales, groupements ou « associations » d’industriels), ou encore d’établissements publics se comportant comme des entreprises, tout ce beau monde peut se retrouver Ă©pinglĂ© au tableau d’honneur de la pire entreprise de l’annĂ©e. Pour ĂȘtre nominĂ©s, il suffit qu’ils aient, par profit ou simple nĂ©gligence, mĂ©prisĂ© ou violĂ© la sphĂšre privĂ©e de leurs employĂ©s, de leurs clients ou de tiers, ou qu’ils aient fait la promotion de matĂ©riels de surveillance, spĂ©cialement ceux qui exportent leurs technologies de contrĂŽle dans des rĂ©gions oĂč les droits de l’individu sont encore plus vulnĂ©rables.

C’est d’ailleurs pour leurs collaborations dĂ©complexĂ©es avec des rĂ©gimes totalitaires, dont la Chine et les sultanats du Golfe persique, que deux fleurons de l’industrie française, Sagem et Thales (ex-Thomson CSF), ont remportĂ© chacun la distinction suprĂȘme (ensemble de son Ɠuvre) les annĂ©es prĂ©cĂ©dentes, Sagem dĂšs le premier palmarĂšs en 2000 (championne du monde de la biomĂ©trie), et le groupe Thales en 2003 pour ses technologies de « sĂ©curitĂ© du territoire » (lire chapitre 6). Au passage, signalons qu’une de ses filiales fut nominĂ©e en 2002 pour avoir apportĂ© Ă  la dictature de PĂ©kin des cartes Ă  puce RFID « sans contact » pour servir de socle Ă  la plus grande base de donnĂ©es nominatives de la planĂšte, Ă  savoir la carte nationale d’identitĂ© chinoise, qui devait contenir la trace ADN de son dĂ©tenteurnote.

Thales a aussi servi de « cheval de Troie » Ă  la sociĂ©tĂ© Visiowave, Ă  l’époque filiale de TF1, sacrĂ©e pire entreprise de l’annĂ©e aux BBA 2004. Cette sociĂ©tĂ© d’origine suisse a Ă©tĂ© le sous-traitant de Thales dans l’équipement de la RATP en vidĂ©osurveillance dite « intelligente ». Le contrat passĂ© Ă  l’époque concernait des systĂšmes de « dĂ©tection des comportements suspects » Ă  travers un rĂ©seau de camĂ©ras numĂ©riques lĂ©gĂšres. L’offre comprenait aussi des Ă©crans distillant divers messages publicitaires, histoire d’occuper les « cerveaux disponibles » des usagers des bus ou des tramways parisiens. Visiowave a, depuis, Ă©tĂ© revendue au gĂ©ant amĂ©ricain General Electric.

Les transports sont un vaste laboratoire de surveillance des foules. Cela n’a pas Ă©chappĂ© Ă  la RATP. La « rĂ©gie » des transports parisiens a Ă©tĂ© distinguĂ©e dĂšs l’annĂ©e 2001 (Orwell Technologies) pour son ticket Ă©lectronique, le passe Navigo – contenant lui aussi des « perfides » RFID –, tout en participant au projet europĂ©en Prismatica (disparu depuis), destinĂ© Ă  tester les derniĂšres techniques de « dĂ©tection proactive des comportements ». Tous ces procĂ©dĂ©s sont par essence discriminatoires et attentatoires Ă  la prĂ©somption d’innocence.

En matiĂšre de puces RFID, les entreprises françaises sont en pointe, et l’une d’entre elles, la PME d’Aix-en-Provence Inside Contactless, est sortie de l’anonymat en 2003 en remportant un gros contrat pour Ă©quiper des cartes d’étudiants – couplĂ©es Ă  une carte de transports. Un contrat dĂ©crochĂ© en RĂ©publique populaire de Chine. Et pour sa sollicitude si dĂ©sintĂ©ressĂ©e envers cette grande dictature policiĂšre, cette PME a remportĂ© le prix Orwell Technologies en 2003 (prix remplacĂ© par l’Orwell Novlang l’annĂ©e suivante).

Les entreprises sont Ă©galement dans le collimateur pour leurs pratiques internes, c’est-Ă -dire pour la surveillance ou le fichage abusif, voire illĂ©gal de leurs employĂ©s. Surtout s’ils sont syndicalistesnote. VidĂ©osurveiller ses salariĂ©s est aussi un sport national. Dans le genre, c’est le distributeur low-cost Lidl qui a emportĂ© le titre de pire entreprise de l’annĂ©e 2005, pour avoir imposĂ© au personnel de son entrepĂŽt de Nantes la prĂ©sence de 65 camĂ©ras. Pour
 60 salariĂ©s. Le prĂ©texte ? Lutter contre le vol de marchandises. « Il n’est pas un recoin oĂč l’on ne puisse ĂȘtre vu », expliquait un dĂ©lĂ©guĂ© syndical au journal Les Échos. Les camĂ©ras Ă©taient reliĂ©es Ă  un Ă©cran de contrĂŽle unique, disposĂ© dans le bureau du responsable entrepĂŽt. « Quand il voit un salariĂ© qui prend une pause trop longue, il demande Ă  l’un de ses agents d’intervenir. Parfois, il convoque mĂȘme le salariĂ© dans son bureaunote. » Lidl avait Ă©tĂ©, l’annĂ©e auparavant, Ă©pinglĂ© par nos confrĂšres allemands des BBA « pour son attitude quasi esclavagiste envers ses employĂ©s », Ă  la fois en Allemagne et en TchĂ©quie. Plus rĂ©cemment, en 2008, un autre scandale est venu confirmer la tendance outre-Rhin, qui a conduit le magazine Stern Ă  conclure que « Lidl surveille son personnel avec les “mĂ©thodes de la Stasi”note ».

Le gĂ©ant de la distribution Carrefour a Ă©galement eu l’honneur de plusieurs nominations remarquĂ©es. La mĂȘme annĂ©e que Lidl, des rĂ©vĂ©lations Ă©clatent sur l’embauche de dĂ©tectives privĂ©s chargĂ©s, dans certains magasins de cette enseigne, d’épier des employĂ©s gĂȘnants
 Mais c’est trois ans plus tĂŽt, lors de l’édition 2002, que Carrefour reçut un Orwell par « ricochet ». Était visĂ©e sa politique de recouvrement d’impayĂ©s, mise en Ɠuvre par un sous-traitant lyonnais (France Express Recouvrement). « Si vous ĂȘtes bĂ©nĂ©ficiaire d’une carte de sĂ©jour, nous transmettons au ministĂšre de l’IntĂ©rieur Ă  Paris votre dossier », pouvait-on lire dans une lettre type envoyĂ©e Ă  ses clients d’origine Ă©trangĂšre. La sociĂ©tĂ© menaçait aussi la personne concernĂ©e d’enquĂȘtes auprĂšs des Assedic et des allocations familiales.

Dans la mĂȘme veine, ou presque, la Sonacotra, cĂ©lĂšbre organisme privĂ© qui gĂšre des foyers de travailleurs Ă©trangers, avait gagnĂ© l’Orwell lors de notre premiĂšre Ă©dition, en 2000. Sa direction RhĂŽne-Alpes avait pris l’habitude « d’envoyer tous les mois le fichier complet de leurs rĂ©sidents, Ă©trangers ou pas, aux agents de la police de l’air aux frontiĂšres (PAF), qui s’épargnent ainsi de fastidieuses recherches ». « Ce n’est pas une dĂ©rive individuelle », affirmait LibĂ©ration, « il existe un accord entre les policiers et – au moins – la direction rĂ©gionale de la Sonacotra en RhĂŽne-Alpesnote ».

Le secteur de la santĂ© a Ă©tĂ© primĂ© Ă  deux reprises dans cette catĂ©gorie. En 2002, c’est Cegedim, fournisseur de logiciels mĂ©dicaux pour professionnels de santĂ©, qui remporte la palme pour les risques d’atteintes rĂ©pĂ©tĂ©es au secret mĂ©dical de sa trĂšs lucrative activitĂ©. Cette sociĂ©tĂ©, qui a multipliĂ© son chiffre d’affaires par trois en sept ans (753 millions d’euros en 2007), fournissait aux mĂ©decins, Ă  prix cassĂ©s, une solution complĂšte pour s’informatiser (ordinateurs, progiciels mĂ©dicaux, modems, etc.). En Ă©change, elle pouvait « siphonner », chaque soir, les donnĂ©es collectĂ©es afin de fournir en statistiques les laboratoires pharmaceutiques. DonnĂ©es officiellement « anonymisĂ©es », alors que, dĂ©jĂ  Ă  l’époque, des spĂ©cialistes affirmaient qu’il Ă©tait possible d’identifier les patients malgrĂ© l’anonymisation informatique. En 2003, c’est la FĂ©dĂ©ration française des sociĂ©tĂ©s d’assurances (FFSA), prĂ©sidĂ© par Denis Kessler, Ă  l’époque vice-patron des patrons, qui est primĂ©e pour rĂ©clamer sans scrupule d’avoir accĂšs Ă  l’intĂ©gralitĂ© des donnĂ©es de santĂ© nominatives. Ce qui avait au moins le mĂ©rite de la franchise, les assureurs lorgnant depuis toujours sur les « dossiers sanitaires » de chaque Français. Le projet de dossier mĂ©dical « partagĂ© » ou « personnel » (DMP) fait depuis beaucoup saliver les industriels (plusieurs nominations enregistrĂ©es aux BBA depuis 2004, et notamment en 2007 – comme on le lira plus loin).

Parmi les lobbies d’industriels classĂ©s multirĂ©cidivistes aux BBA, les sociĂ©tĂ©s civiles reprĂ©sentant les auteurs, compositeurs et producteurs de musique : Sacem et SCPP (bras judiciaire des grandes maisons de disques). Incapables de s’adapter Ă  l’arrivĂ©e des rĂ©seaux d’échanges de fichiers sur Internet, ils n’ont eu de cesse de multiplier les initiatives, tantĂŽt juridiques, lĂ©gislatives, ou mĂȘmes techniques, afin de protĂ©ger leur modĂšle – au risque de devoir en mĂȘme temps contrĂŽler les ordinateurs, filtrer Internet et surveiller en masse les internautes, tout en portant atteinte au principe de « copie privĂ©e ». Pascal NĂšgre, le volubile patron d’Universal Music France, a mĂȘme reçu une distinction spĂ©ciale aux BBA 2003, Ă  savoir le « prix Sarkozy du dopage » pour son zĂšle permanent Ă  apparaĂźtre comme le Big Brother de l’Internet. Il sera Ă  l’origine, avec la SCPP, des premiers procĂšs engagĂ©s en France contre de simples internautes, histoire de conditionner le reste de la population. Finalement, l’entreprise qui remporta la palme en ce domaine fut son concurrent direct, la maison de disques Sony-BMG, en 2006. DĂ©jĂ  primĂ© l’annĂ©e d’avant en Allemagne, Sony-BMG s’est fait connaĂźtre pour un minuscule logiciel espion, contenu dans des CD Ă©quipĂ©s de dispositifs « anticopie ». Ce mouchard s’installait sur l’ordinateur de l’utilisateur pour rĂ©colter et envoyer des informations Ă  Sony sur le disque achetĂ© pourtant lĂ©galement. Tout cela, bien sĂ»r, Ă  l’insu de l’intĂ©ressĂ©.

LA SÉLECTION 2007

Surveillance des internautes, intrusion dans la vie familiale, bracelets RFID Ă  l’hĂŽpital, marchandisation des donnĂ©es de santĂ©, conditionnement Ă  la monĂ©tique Ă  l’universitĂ©, drones mouchards pour veiller sur nos quartiers difficiles : du beau monde dans la sĂ©lection 2007.

Denis Olivennes. Celui qui dirigeait encore la FNAC (de 2003 Ă  mars 2008) a acceptĂ© fin 2007, sans sourciller, une « mission » sur le piratage pour le compte du prĂ©sident Sarkozy, malgrĂ© les doutes sur la neutralitĂ© de sa position en raison de son activitĂ© de vendeur de CD et de DVD. Son rapport visait non pas Ă  discuter et parvenir Ă  un consensus entre industriels et sociĂ©tĂ© civile, mais Ă  lĂ©gitimer la « riposte graduĂ©e » et le filtrage du net rĂ©clamĂ© par les industries culturelles. En pratique, la « riposte graduĂ©e » consiste Ă  permettre Ă  une « autoritĂ© administrative » de couper l’accĂšs Internet d’un foyer entier (avec le tĂ©lĂ©phone et d’autres services) en cas de suspicion de tĂ©lĂ©chargement, une sanction prise sans le contrĂŽle de l’autoritĂ© judiciaire, menant Ă  une vĂ©ritable privation de droits civiques numĂ©riques. Un « projet de loi Olivennes » qui reprend ces principes devait ĂȘtre prĂ©sentĂ© en urgence devant Parlement avant l’étĂ© 2008. Entre-temps le Parlement europĂ©en, le 10 avril 2008, a votĂ© un texte de dĂ©fiance envers ces propositionsnote.

Groupe Traqueur. Un nom prĂ©destinĂ© pour une candidature aux BBA
 Cette sociĂ©tĂ©, spĂ©cialisĂ©e dans les boĂźtes noires pour traquer les voitures volĂ©es, insiste auprĂšs des assurances pour promouvoir, malgrĂ© un avis nĂ©gatif de la CNIL, un service surveillant le comportement des conducteurs. On appelle ça le « Pay As You Drive » (« Payez comme vous conduisez »), visant Ă  moduler le coĂ»t de la police d’assurance en fonction des habitudes de conduite, grĂące Ă  une boĂźte noire gĂ©olocalisĂ©e permettant d’enregistrer les excĂšs de vitesse. Traqueur persiste dans cette voie alors que la loi proscrit le traitement par des sociĂ©tĂ©s privĂ©es de donnĂ©es nominatives relatives Ă  des infractions.

La Fondation MGEN. Cette sociĂ©tĂ© mutualiste s’est lancĂ©e de maniĂšre hasardeuse dans une enquĂȘte sur la « santĂ© mentale des enfants », menĂ©e avec la ville et le rectorat de Paris. Point de dĂ©part : un questionnaire glissĂ© dans le cartable d’élĂšves de six ans. « L’embrassez-vous ? », interroge la question 15 ; « Fouillez-vous ses affaires personnelles ? » ; « Au cours de l’annĂ©e Ă©coulĂ©e, lit-on question 30, combien de fois avez-vous eu besoin d’un premier verre pour pouvoir dĂ©marrer aprĂšs avoir beaucoup bu la veille ? » De telles immixtions dans la vie privĂ©e et familiale inquiĂštent des parents d’élĂšves. Il s’avĂ©rera que la MGEN et ses partenaires ont pensĂ© Ă  prĂ©venir mĂ©decins et inspecteurs scolaires. Mais pas les parents ni les enseignants.

Le Centre hospitalier universitaire de Nice. C’est l’histoire d’une entreprise de service public, prĂ©occupĂ©e par la « concurrence avec le privĂ© », qui veut doter chacun de ses usagers d’un bracelet RFID afin d’amĂ©liorer la « qualitĂ© de la prise en charge ». Il s’agit du CHU de Nice qui modernise son service des urgences. Les intentions du CHU sont sĂ»rement pacifiques. Qu’importe. Imposer une identification par RFID sans que la personne puisse donner sereinement son « consentement Ă©clairĂ© » – lors d’une admission aux urgences, c’est assez difficile – apparaĂźt comme particuliĂšrement dĂ©loyal et disproportionnĂ©.

Le Getics, lobby des entreprises pro-DMP. Le Groupement des entreprises des technologies de l’information et de la communication de santĂ© (GETICS) est le dernier lobby fĂ©dĂ©rĂ© Ă  faire la promotion du DMP, le futur casier sanitaire de chaque assurĂ© social (lire sĂ©lection 2007 du chapitre 6). CrĂ©Ă© en septembre 2007 « afin de peser davantage dans le dĂ©bat sur le dossier patients » (sic), le Getics reprĂ©sente prĂšs de 300 entreprises (80 % des acteurs) spĂ©cialisĂ©es dans les rĂ©seaux de santĂ© et l’informatique mĂ©dicale. Il rĂ©clame le droit de se substituer Ă  l’État dans la mise en Ɠuvre du DMP en affirmant dĂ©fendre l’« intĂ©rĂȘt collectif ». Leur approche purement Ă©conomique de ce domaine ultrasensible ne surprendra pas. Mais l’ardeur avec laquelle ils s’animent risque bien de faire passer les prĂ©occupations Ă©thiques et morales, une nouvelle fois, au second plan. La protection des donnĂ©es ? Le DMP ne doit pas « se laisser enfermer dans un carcan juridique et sĂ©curitaire », rĂ©pond le Getics.

Le consortium Billettique MonĂ©tique Services (BMS). Encore une fois, les jeunes sont invitĂ©s Ă  devenir les cobayes d’une technologie intrusive dans l’espoir qu’ils l’accepteront mieux plus tard. Pour chercher Ă  imposer son porte-monnaie Ă©lectronique Moneo, le consortium BMS (qui comprend les dix plus grandes banques françaises, ainsi que la RATP, la SNCF et France TĂ©lĂ©com) infiltre, cette fois, les universitĂ©s, en obligeant les Ă©tudiants Ă  l’utiliser sans presque aucun recours. Rappelons que Moneo c’est du « liquide Ă©lectronique », liĂ© Ă  un compte bancaire nominatif, donc Ă©liminant le caractĂšre anonyme des petites transactions (moins de 30 euros). En septembre 2007, les cartes Ă  puce Moneo (dotĂ©e de RFID comme il se doit) Ă©taient dĂ©ployĂ©es dans 16 CROUS sur 23. Ce qui concernait 800 000 Ă©tudiants. BMS cherche aussi Ă  attirer les jeunes consommateurs captifs en dĂ©veloppant une solution de paiement sur tĂ©lĂ©phone mobile. Paiement, affirme la sociĂ©tĂ© sans moindre preuve, « complĂštement anonyme et sĂ©curisĂ© » 

And the winner 2007 is


Les drones made in France. Deux inventeurs dĂ©complexĂ©s ont remportĂ© les suffrages des jurĂ©s pour leur zĂšle Ă  dĂ©velopper des avions sans pilote de conception militaire pour surveiller et contrĂŽler les populations civiles. Il y a d’un cĂŽtĂ© une PME de la rĂ©gion nantaise, Sirehna, concepteur d’ELSA (Engin lĂ©ger de surveillance aĂ©rienne), qui a remportĂ© l’appel d’offres du ministĂšre de l’IntĂ©rieur pour tester en grandeur nature un drone « silencieux et quasi indĂ©tectable » destinĂ© Ă  filmer de jour comme de nuit dans un rayon de 2 kilomĂštres afin de surveiller les « zones urbaines sensibles » ou les manifestations. De l’autre, un chef d’entreprise au zĂšle sĂ©curitaire incomparable, Antoine di Zazzo. GĂ©rant de SMP Technologies, sociĂ©tĂ© connue pour ĂȘtre l’importatrice du fameux pistolet paralysant Taser, qui Ă©quipe la police française et les brigades antiĂ©meutes de la PĂ©nitentiaire depuis 2006. Di Zazzo rĂȘve surtout d’imposer Ă  la police nationale son propre drone, une sorte de minihĂ©lico tĂ©lĂ©commandĂ© (Quadri-France).

CĂŽtĂ© pile, il en parle comme d’un outil utile pour repĂ©rer les dĂ©parts d’incendies ou des personnes perdues en mer ou en montagne. Mais cĂŽtĂ© face, il ne cache pas que son joujou est fait aussi pour « gĂ©rer » les foules en colĂšre, en embarquant des gaz antiĂ©meutes et mĂȘme des lanceurs de projectiles Ă©lectroniques aux mĂȘmes effets que le Taser. MalgrĂ© les doutes qui subsistent sur l’utilisation rĂ©elle de ces drones en banlieue parisienne, ainsi que l’a affirmĂ© le ministĂšre de l’IntĂ©rieur l’an passĂ© (lire la contribution du journaliste David Dufresne ci-aprĂšs), cette marche en avant technologique destinĂ©e Ă  maintenir les populations dans un climat de peur et de suspicion est un des faits marquants de ce palmarĂšs 2007 qui mĂ©ritait d’ĂȘtre soulignĂ©.

TRIBUNE. CINQ QUESTIONS SUR LES DRONES
Par David Dufresnenote

D’abord, il y eut pour la premiĂšre fois les hĂ©licoptĂšres pendant les Ă©meutes de 2005. Puis, quelques mois plus tard, des rumeurs tenaces de drones au-dessus de la Seine-Saint-Denis. Enfin, les BBA 2007. Il fallait comprendre. Et tenter de discerner le vrai du faux, la rĂ©alitĂ© des rumeurs, les objectifs rĂ©els des effets psychologiques souhaitĂ©s.

DES DRONES ONT-ILS SURVOLÉ LES BANLIEUES FRANÇAISES ?

Contrairement aux idĂ©es reçues, la rĂ©ponse est non. D’abord : il y a la loi. Thierry Delville, patron du Service des technologies de la police nationale, le confie : « Tout simplement, on n’a pas le droit d’utiliser des drones au-dessus d’une zone urbanisĂ©e. » Ensuite : les raisons techniques. Selon nos informations, Elsa serait loin d’ĂȘtre au point. Autonomie rĂ©duite, difficultĂ©s d’envol et d’atterrissage, photos de piĂštre qualitĂ©, risques d’interfĂ©rences avec les ondes radio de l’aviation civile, problĂšme de chutes Ă©ventuelles (au point que la police envisage d’équiper Elsa de parachute) : les limites Ă  son utilisation en zone urbaine sont nombreuses. Jusqu’ici, toutes les expĂ©rimentations auraient eu lieu dans des zones peu habitĂ©es. Autre souci technique : l’effet venturi, quand « entre deux bĂątiments, votre avion est pris comme dans une vague, aspirĂ© dans un tourbillon, un effet d’air », indique Antoine Di Zazzo, P-DG de SMP Technologies, concepteur du drone « Quadri-France » et surtout connu en tant qu’importateur du pistolet Ă  impulsion Ă©lectrique Taser. Di Zazzo ne dĂ©colĂšre pas de s’ĂȘtre fait souffler le marchĂ© des drones en France. En fĂ©vrier 2008, Antoine Guilmoto, chargĂ© de mission Recherche en sĂ©curitĂ© Ă  la Direction gĂ©nĂ©rale de la police nationale reconnaissait que « les hĂ©sitations doctrinales et les retards stratĂ©giques ont eu pour consĂ©quence un dĂ©veloppement tardif » des drones. L’idĂ©e de tester des « robots aĂ©riens » remonte Ă  janvier 2006. Le premier Elsa a Ă©tĂ© livrĂ© Ă  la police mi-dĂ©cembre 2007. Un rapport sur les diffĂ©rentes expĂ©rimentations doit ĂȘtre remis en septembre 2008 au ministĂšre de l’IntĂ©rieur.

DES AVIONS DE SURVEILLANCE AVEC PILOTE ONT-ILS ÉTÉ UTILISÉS ?

Oui. Un petit avion de type Cessna, muni d’une boule optroniquenote, a survolĂ© la Seine Saint-Denis, notamment les 14 juillet 2006 et 2007, et lors de la finale de la Coupe du monde de rugby, fin 2007, au Stade de France. Il a Ă©galement Ă©tĂ© aperçu, muni cette fois d’une camĂ©ra thermique, dans le ciel de Strasbourg le 31 dĂ©cembre 2007. En langage policier, on appelle ça un « Cessna dronisĂ© ». Autant les drones volent Ă  basse altitude, parfaits mouchards invisibles ; Ă©lectriques, entre aĂ©romodĂ©lisme et panoptique total, ils sont sans odeur et sans bruit. Autant les Cessna, plus classiques, sont plus gros, presque civils, Ă  haute altitude, moins prĂ©cis, moins intrusifs.

QUELLES SONT LES UTILISATIONS ENVISAGÉES DES DRONES ?

Pour MichĂšle Alliot-Marie, ministre de l’IntĂ©rieur, « la mise en service de drones facilitera la surveillance et la sĂ©curisation de grands Ă©vĂ©nements sportifs, la gestion des flux de circulation routiĂšre, ou encore l’observation des manifestations les plus importantes ». Publiquement, la police met Ă©galement en avant des opĂ©rations exceptionnelles type GIGN/RAID. AprĂšs les Ă©meutes survenues Ă  Villiers-le-Bel, en novembre 2007, plusieurs rapports internes de police, que nous nous sommes procurĂ©s, faisaient Ă©tat d’utilisations tout autres. Ainsi, la Direction centrale de la sĂ©curitĂ© publique Ă©crivait : « L’expĂ©rience menĂ©e Ă  Strasbourg lors de la nuit du Nouvel An avec un avion est particuliĂšrement positive et riche d’enseignements » ; « L’emploi des moyens aĂ©riens doit ĂȘtre dĂ©sormais systĂ©matisĂ© quelles que soient les rĂ©ticences de certaines autoritĂ©s ou certains Ă©lus, la Direction gĂ©nĂ©rale de la police nationale doit l’imposer comme outil d’appui tactique. » Quant Ă  la Direction centrale des compagnies rĂ©publicaines de sĂ©curitĂ©, elle recommandait « la dotation de moyens de vision nocturne (1 par section) et l’inscription des CRS dans un programme d’acquisition de drones lĂ©gers Elsa. »

QUI A RÉVÉLÉ L’EXISTENCE DE CES EXPÉRIMENTATIONS ?

La rĂ©vĂ©lation remonte prĂ©cisĂ©ment au 14 juillet 2006. On la doit Ă  un syndicaliste, qui, de son aveu mĂȘme, ne pensait pas « faire autant de bruit ». Sur le plateau de LCI, Patrice Ribeiro, membre de Synergie (classĂ© Ă  droite) raconte alors ce qui lui « avait Ă©tĂ© rapportĂ© par des collĂšgues » le soir mĂȘme. Un drone aurait survolĂ© le 93. Aujourd’hui, Patrice Ribeiro se souvient du « pataquĂšs » : « Dans un premier temps, ça avait Ă©tĂ© rĂ©futĂ© par l’aviation civile et par l’armĂ©e de l’air. Puis le ministĂšre a avouĂ© qu’ils avaient utilisĂ© un avion, avec l’aide de Thomson. En fait, ils avaient organisĂ© une rĂ©union Ă  la Direction dĂ©partementale de la sĂ©curitĂ© publique du 93 pour dire aux collĂšgues : “Ne vous Ă©tonnez pas, on va faire des essais.” Tous les services avaient Ă©tĂ© mis dans la confidence. » Et l’avion « dronisĂ© » survole briĂšvement le dĂ©partement, de nuit, mais « pas dans sa partie Est afin de ne pas gĂȘner les frĂ©quences » des services secrets, et « ce Ă  leur demande » selon les dĂ©clarations d’alors. Les ministĂšres de l’IntĂ©rieur et de la DĂ©fense, passablement gĂȘnĂ©s aux entournures, se rassurent tout de mĂȘme : la polĂ©mique est avant tout interne.

QUI A INTÉRÊT À FAIRE CROIRE QUE LES DRONES SONT DÉJÀ OPÉRATIONNELS ET POURQUOI ?

AprĂšs la rĂ©vĂ©lation, la surmĂ©diatisation. Au salon Milipol, en octobre 2007, MichĂšle Alliot-Marie vante les mĂ©rites du « commissariat du futur » en gĂ©nĂ©ral et d’Elsa en particulier. Toute communication doit dĂ©sormais transiter par son ministĂšre. Et c’est un festival : la presse s’en donne Ă  cƓur joie et parle des drones en banlieue au prĂ©sent de l’indicatif. Les reportages tĂ©lĂ© fusent. Les Ă©vĂ©nements de Villiers-le-Bel sont passĂ©s par lĂ . Quelques rares dĂ©putĂ©s montent au crĂ©neau, mais rien n’y fait. Chacun est dĂ©sormais convaincu que les drones bourdonnent la Seine-Saint-Denis. Le mythe (militaire) du tout voir et du tout savoir fait son travail. L’existence rĂ©elle des drones compte finalement moins que leur simple Ă©vocation. L’effet, garanti, est un vieux truc militaire. On appelle ça la guerre psychologique. Ou la dissuasion.


5. PRIX ORWELL NOVLANG

« La Double PensĂ©e fonctionne comme l’outil clĂ© pour l’autodiscipline en complĂ©ment de la discipline imposĂ©e par l’État par l’intermĂ©diaire de la propagande et de l’État policier. Elle dĂ©signe la capacitĂ© Ă  accepter simultanĂ©ment deux points de vue opposĂ©s et ainsi mettre en veilleuse tout esprit critique. Chez celui qui parle et chez celui qui l’écoute. Ainsi s’opĂšre le contrĂŽle des individus et de la rĂ©alitĂ©. »
George Orwell, 1984.

« Le parti unique qui est au pouvoir cherche Ă  imposer une langue nouvelle, lengua nova ou novlangue destinĂ©e Ă  rendre impossible tout doute, toute rĂ©flexion autonome, a fortiori critique, et toute contestation de la part des citoyens, en les privant mĂȘme des conditions de possibilitĂ© de telles attitudes, non seulement sur le plan intellectuel, mais encore et plus fondamentalement sur un plan psychologique et linguistique. »
Alain Bihr, La Novlangue néolibérale.
La rhétorique du fétichisme capitaliste.
Éditions Page deux, Lausanne, 2007.

CrĂ©Ă© en 2004, l’Orwell Novlang puise aux sources de l’univers orwellien. Dans la sociĂ©tĂ© totalitaire dĂ©crite dans 1984, la surveillance ne fonctionne que parce qu’elle est intĂ©grĂ©e par tous. Toute vellĂ©itĂ© d’opposition ou de critique, chez ceux qui contribuent Ă  sa mise en Ɠuvre, comme chez ceux qui ne font que la subir, est prĂ©ventivement dĂ©samorcĂ©e par deux techniques de conditionnement mental : la « novlangue » (traduction littĂ©rale de newspeak) que George Orwell dĂ©finissait comme « l’outil qui permet de contrĂŽler la pensĂ©e par l’entremise du langage ». Ce premier instrument rĂ©duit le langage pour Ă©vacuer toute possibilitĂ© d’expression critique. Elle a son corrĂ©lat, la Double PensĂ©e, mĂ©thode pour contrĂŽler directement l’esprit que Winston Smith, le personnage principal de 1984, dĂ©crit ainsi :

« En pleine conscience et avec une absolue bonne foi, Ă©mettre des mensonges soigneusement agencĂ©s. Retenir simultanĂ©ment deux opinions qui s’annulent alors qu’on les sait contradictoires et croire Ă  toutes deux. Employer la logique contre la logique. RĂ©pudier la morale alors qu’on se rĂ©clame d’elle. Croire en mĂȘme temps que la dĂ©mocratie est impossible et que le Parti est gardien de la dĂ©mocratie. Oublier tout ce qu’il est nĂ©cessaire d’oublier, puis le rappeler Ă  sa mĂ©moire quand on en a besoin, pour l’oublier plus rapidement encore. Surtout, appliquer le mĂȘme processus au processus lui-mĂȘme. LĂ  Ă©tait l’ultime subtilitĂ©. Persuader consciemment l’inconscient, puis devenir ensuite inconscient de l’acte d’hypnose que l’on vient de perpĂ©trer. La comprĂ©hension mĂȘme du mot “double pensĂ©e” impliquait l’emploi de la double pensĂ©e. »

La dĂ©mocratie, telle qu’elle se pratique aujourd’hui, et les manipulations langagiĂšres auxquelles donne lieu cette pratique pour la lĂ©gitimer ne procĂšdent pas diffĂ©remment de la sociĂ©tĂ© de Big Brother. Les discours, qu’ils Ă©manent des politiques ou des industriels, rivalisent d’euphĂ©mismes, d’amalgames, de nĂ©ologismes ou d’antiphrases qui dictent le penser-correct. Les formules en novlangue rassurent en masquant les problĂšmes rĂ©els ou la nature de leurs prĂ©tendues solutions derriĂšre de supposĂ©es solutions, rognent les libertĂ©s en feignant de les dĂ©fendre. La volontĂ© de contrĂŽler les populations se dissimule derriĂšre les arguments du progrĂšs techniques, du confort ou de l’amĂ©lioration du bien-ĂȘtre.

Ainsi « dĂ©veloppement durable » ou « agriculture raisonnĂ©e » deviennent des remĂšdes au dĂ©rĂšglement climatique, faisant oublier que le dĂ©veloppement et l’agriculture de type capitaliste en sont les principales causes. L’insĂ©curitĂ© de l’emploi face Ă  des licenciements rendus plus faciles se transforme en un rassurant concept de « flexi-sĂ©curitĂ© ». La « Guerre contre l’Axe du Mal » de G. W. Bush et ses petits arrangements avec les droits de l’homme, se confondent avec la Paix et l’instauration de la dĂ©mocratie. Le « sentiment d’insĂ©curitĂ© » se substitue Ă  l’insĂ©curitĂ© rĂ©elle, justifiant la surveillance prĂ©ventive et systĂ©matique de l’ennemi extĂ©rieur comme intĂ©rieur. La sĂ©curitĂ© est proclamĂ©e libertĂ© premiĂšre sur l’autel de laquelle il convient de sacrifier les autres. L’opposition Ă  ces politiques guerriĂšres et sĂ©curitaires ne peut ĂȘtre le fait que de « ceux qui ont quelque chose Ă  cacher ». Et plus les mĂ©dias donnent Ă©cho aux gouvernants et Ă  leurs experts patentĂ©s, pour expliquer que « moins de libertĂ©s, c’est plus de LibertĂ© », plus les citoyens finissent par s’en convaincre.

Le prix Orwell Novlang est dĂ©cernĂ© aux opĂ©rations de propagande politique, commerciale, publicitaire, mĂ©diatique ou autres ayant pour objet ou pour effet d’attenter au droit Ă  la vie privĂ©e, de faire reculer de libertĂ©s, ou de banaliser la sociĂ©tĂ© de surveillance au nom par exemple de la « lutte contre le terrorisme ». Cette catĂ©gorie se distingue par l’éclectisme dans le choix de ses candidats, tous prosĂ©lytes du contrĂŽle et de la surveillance. Parmi ces VRP du sĂ©curitaire, des ministres, des Ă©lus, des hauts fonctionnaires zĂ©lĂ©s, des industriels, mais aussi des journalistes, des philosophes, des universitaires, des chercheurs, qui mettent leur expertise supposĂ©e au service du contrĂŽle social. À coups de « mensonges soigneusement agencĂ©s » et de glissements sĂ©mantiques pervers, ils masquent l’objectif premier, celui du contrĂŽle social, du formatage des esprits et de l’imposition de l’ordre, derriĂšre quelques vertus rassurantes : amĂ©liorer la gestion des flux, faciliter les actes du quotidien, mieux rĂ©pondre aux besoins et aux attentes des usagers, anticiper et supprimer les risques, assurer la tranquillitĂ© des (bons) citoyens, prĂ©venir la dĂ©linquance, etc. À l’image intrusive et inquisitrice des technologies sĂ©curitaires, ils substituent celle d’outils anodins, supposĂ©s veiller sur nous, et non nous surveiller.

CONFIANCE ET ÉDUCATION DES MASSES

La premiÚre année (2004), deux VRP du sécuritaire sont nettement sortis du lot : TCG (Trusted Computing Group) et le Gixel.

Le premier, un consortium composĂ© de gĂ©ants Ă©tats-uniens de l’informatique dont Microsoft et Intel, cherchait Ă  imposer ses spĂ©cifications techniques pour les Ă©quipements et logiciels informatiques. Objectif affichĂ© : « garantir la confiance » dans ces Ă©quipements. Comment ? En faisant en sorte que la machine contrĂŽle les programmes utilisĂ©s, leurs licences, les tĂ©lĂ©chargements, les fichiers lus ou copiĂ©s, et puisse Ă©ventuellement transmettre vers des tiers les rĂ©sultats de ce contrĂŽle. Le tout en utilisant des systĂšmes cryptĂ©s et Ă  l’insu de l’utilisateur. Objectif rĂ©el : contrĂŽler les usages pour lutter contre le piratage, permettre aux tiers de poser leurs compteurs, et renforcer leurs propres positions monopolistiques. Usant d’une pure figure de style Novlang, le TCG renverse Ă  son avantage la notion de « confiance » pour que l’utilisateur se sente rassurĂ© alors qu’il perd prĂ©cisĂ©ment tout contrĂŽle sur l’information transitant par son ordinateur et toute vie privĂ©e.

Le jury a cependant prĂ©fĂ©rĂ© rĂ©compenser le Gixel (Groupement des industries de l’interconnexion des composants et des sous-ensembles Ă©lectroniques). Dans un Livre bleu remis au gouvernement et cosignĂ© avec une dizaine d’autres lobbies industrielsnote, il indiquait que la « sĂ©curitĂ© du territoire » Ă©tait un moyen de « garantir la croissance et l’emploi dans la filiĂšre numĂ©rique et placer la France et l’Europe au top mondial des pays sĂ»rs ». Le Gixel prĂ©conisait le dĂ©veloppement de certaines technologies (contrĂŽle d’accĂšs, biomĂ©trie, identitĂ© numĂ©rique, etc.) aptes Ă  restaurer un « sentiment de sĂ©curitĂ© » et donc favorables Ă  la consommation. Le Livre bleu soulignait seulement un petit obstacle Ă  surmonter : le fait que « la sĂ©curitĂ© est trĂšs souvent vĂ©cue dans nos sociĂ©tĂ©s dĂ©mocratiques comme une atteinte aux libertĂ©s individuelles ». Le problĂšme consistait donc Ă  faire accepter les technologies utilisĂ©es, dont la biomĂ©trie, la vidĂ©osurveillance et les diverses formes de contrĂŽle. L’ouvrage prĂ©conisait aux pouvoirs publics et aux industriels plusieurs mĂ©thodes pour faire accepter la biomĂ©trie Ă  la population. Il fallait avant tout faire un effort de « convivialitĂ© », notamment par l’apport de « fonctionnalitĂ©s attrayantes ». Les enfants devaient ĂȘtre habituĂ©s Ă  ces technologies, et ce « dĂšs l’école maternelle », en Ă©tant forcĂ©s de les utiliser pour rentrer dans l’école ou en sortir, pour dĂ©jeuner Ă  la cantine, ou mĂȘme pour que leurs parents puissent venir les chercher. On devait ensuite intĂ©grer le plus possible ces technologies Ă  des produits familiers : « biens de consommation courante, Ă©lĂ©ments de confort ou jeux (tĂ©lĂ©phone portable, ordinateur, voiture, domotique, jeux vidĂ©o
) ». Enfin, il Ă©tait crucial de dĂ©velopper partout des services « cardless » (sans carte) : « Ă  la banque, au supermarchĂ©, dans les transports, pour l’accĂšs Internet » 

Le Gixel suggĂ©rait donc en somme de faire accepter ces technologies par la population en la conditionnant, pardon, en la « familiarisant » Ă  leur usage au quotidien. Dans le monde bleu sur bleu du Gixel, les dispositifs de contrĂŽle d’accĂšs et de biomĂ©trie doivent ĂȘtre partout : dans les transports publics, dans les voitures individuelles, dans les ordinateurs et les tĂ©lĂ©phones. Et il suffit donc d’« Ă©duquer dĂšs l’école maternelle ».

Post scriptum : quelque temps aprĂšs la sortie de ce Livre bleu et la fĂącheuse publicitĂ© d’avoir Ă©tĂ© primĂ© aux BBA, ce document disparaissait mystĂ©rieusement du site Internet de notre laurĂ©at
 Avant d’ĂȘtre remis en ligne dans une version lĂ©gĂšrement expurgĂ©e – elle l’est encorenote. Comme si ces propos trop explicites avaient gĂȘnĂ© des industriels toujours trĂšs soucieux de leur image de marque.

2005, ANNÉE DU DÉPISTAGE PRÉCOCE

En 2005, le ministre de l’IntĂ©rieur Nicolas Sarkozy s’est fait Ă©pingler pour une petite phrase lĂąchĂ©e lors d’une interview tĂ©lĂ©visĂ©e. InterrogĂ© sur la façon dont il pensait rĂ©pondre aux « inquiĂ©tudes des Français concernant la sĂ©curitĂ© », mais aussi sur le respect de leurs libertĂ©s, sa rĂ©ponse avait Ă©tĂ© : « Écoutez, la premiĂšre des libertĂ©s c’est de pouvoir prendre le mĂ©tro et le bus sans craindre pour sa vie, pour soi ou pour les membres de sa famille. Cela me paraĂźt quand mĂȘme plus important que tout le reste. » Sans commentaire.

Le ministre Ă©tant dĂ©jĂ  rĂ©cipiendaire du prestigieux prix « ensemble de son Ɠuvre », le jury n’a pas voulu jouer le cumul. Les deux gagnants ex-aequo de l’annĂ©e lui devaient cependant beaucoup, puisque les deux rapports qu’ils ont commis vont servir de caution et de bancs-test aux mesures rĂ©pressives qui figureront dans sa future loi PrĂ©vention de la dĂ©linquance (LPD). Le premier laurĂ©at, Jacques Alain Benisti, dĂ©putĂ© du Val-de-Marne, a donnĂ© son nom Ă  un rapport restĂ© fameux pour sa « courbe Ă©volutive d’un jeune qui au fur et Ă  mesure des annĂ©es s’écarte du “droit chemin” pour s’enfoncer dans la dĂ©linquance ». Benisti y prĂŽne le repĂ©rage des prĂ©mices de la dĂ©linquance avant mĂȘme l’école maternelle et accumule les poncifs et les a priori racistes et discriminatoires. Il amalgame immigration et dĂ©linquance et stigmatise le « parler patois » (une autre langue que francophone) au foyer, les origines sociales, l’enfant introverti ou indisciplinĂ© comme signes avant-coureurs de dĂ©viance.

Pour faire tendre la courbe vers le droit chemin, Benisti prescrit la revalorisation de l’internat dĂšs le CM2, la suppression des allocations familiales aux parents « dĂ©missionnaires », l’installation de camĂ©ras dans les quartiers les plus exposĂ©s, voire le placement des ados Ă  plus de 500 kilomĂštres de chez eux dans des familles d’accueil. Pour leur bien. RepĂ©rage oblige, le secret professionnel doit cĂ©der la place Ă  une « culture du secret partagĂ© », obligeant tous les acteurs en contact avec le « jeune » et sa famille Ă  signaler les cas Ă  problĂšmes ou suspects de le devenir au maire et Ă  la police. Face au tollĂ© des travailleurs sociaux refusant de devenir des dĂ©lateurs, le rapport a Ă©tĂ© lissĂ© et la courbe retirĂ©e, mais l’essentiel demeure. RepĂ©rage des signes de dĂ©viance et secret partagĂ© seront parmi les pierres angulaires de la LPD votĂ©e deux ans plus tardnote.

L’Inserm partage les honneurs pour son fameux rapport « Trouble des conduites » dĂ©jĂ  Ă©voquĂ©, qui prĂ©conisait donc « d’identifier les facteurs de risque familiaux ou environnementaux trĂšs prĂ©cocement, voire dĂšs la grossesse ». Lesdits troubles, qu’il conviendrait de dĂ©pister, de façon systĂ©matique, dĂšs l’ñge de trente-six mois, vont des crises de colĂšre et de dĂ©sobĂ©issance, aux agressions graves, vol et viol. Ces TOP (« trouble oppositionnel avec provocation »), et « atteintes aux droits d’autrui et aux normes sociales » et autres « comportements antisociaux » devraient ĂȘtre consignĂ©s dĂšs la maternelle dans un « carnet de comportements ». Pire encore, le rapport Ă©voque des causes gĂ©nĂ©tiques, ou hĂ©rĂ©ditaires, et le financement de recherches pharmacologiques. EugĂ©nisme, camisole chimique pour bambins rĂ©tifs, cette vision d’un autre Ăąge suscite la mobilisation du collectif « Pas de 0 de conduite pour les enfants de trois ans »note. Ce qui amĂšnera l’Inserm Ă  publiquement faire son mea culpa, et le gouvernement Ă  retirer l’article sur le dĂ©pistage prĂ©coce du projet LPD. Sans pour autant renoncer Ă  sa mise en Ɠuvre.

2006 : NOVLANGUE À TOUTES LES SAUCES

En 2006, le jury s’est vu soumettre une sĂ©lection des plus Ă©clectiques. Une tendance en soi qui dĂ©coule de la mise en Ɠuvre progressive des lois sĂ©curitaires, des fichiers, des systĂšmes de contrĂŽle et documents d’identitĂ© biomĂ©triques. Le projet sĂ©curitaire du ministre Sarkozy se prĂ©cise, mais ne doit pas nuire Ă  l’image d’un futur candidat Ă  la prĂ©sidentielle soucieux des libertĂ©s. Pour faire contrepoids aux outils du contrĂŽle et calmer les inquiĂ©tudes du bon peuple, les discours novlangue prolifĂšrent, sĂ©datifs et tranquillisants.

Sophie PlantĂ© et Philippe Melchior, tous deux fonctionnaires au ministĂšre de l’IntĂ©rieur, se sont chargĂ©s de l’argumentaire de vente des futures cartes d’identitĂ© biomĂ©triques. Contrairement Ă  ce qu’on avait pu croire, ces papiers high-tech n’ont pas vocation Ă  lutter contre les sans-papiers et autres « hors la loi ». Non, les empreintes biomĂ©triques de toute la population seront fichĂ©es et stockĂ©es dans une carte Ă  puce RFID aisĂ©ment piratable juste pour « prouver leur identitĂ© Ă  leurs concitoyens, aux commerçants, aux services publics ou privĂ©s, et trĂšs rarement face Ă  un policier ou un gendarme », dixit le tandem PlantĂ©-Melchior devant le SĂ©nat. Par exemple pour « lutter contre l’attente aux guichets de la Poste », prĂ©cise ce dernier.

De leur cĂŽtĂ©, l’ANPE et les ASSEDIC ont tentĂ©, sans grand succĂšs, de faire passer leur nouveau logiciel de traitement des chĂŽmeurs pour un outil de « calcul de risques statistiques » et de « diagnostic social ». Les « demandeurs d’emploi » sont classĂ©s selon trois niveaux (risque faible, modĂ©rĂ© ou fort) en fonction de leur degrĂ© d’« employabilitĂ© ». Traduction en « anci-langue » : du risque de chĂŽmage de longue durĂ©e. Pour Jean-Pierre GuĂ©nanten, de l’association de chĂŽmeurs MNCP, la mĂ©thode se rĂ©sume Ă  un « simple profilage comme dans les boĂźtes privĂ©es » rĂ©alisĂ© au dĂ©triment des chĂŽmeurs. Le diagnostic n’étant, aux dires de l’UNEDIC, fiable qu’à 60 %, ils seront triĂ©s, et pĂ©nalisĂ©s s’ils ne correspondent pas aux impĂ©ratifs de retour Ă  l’emploi de leur catĂ©gorie.

Mais le plus mĂ©ritant aux yeux du jury a Ă©tĂ© FrĂ©dĂ©ric PĂ©chenard, directeur de la Police judiciaire de Paris (il a depuis Ă©tĂ© nommĂ© Ă  la tĂȘte de la PJ nationale), homme de confiance et camarade d’enfance de Nicolas Sarkozy. Avec brio, il a assurĂ© le service aprĂšs vente du FNAEG (Fichier national des empreintes gĂ©nĂ©tiques) Ă©largi par la loi SĂ©curitĂ© intĂ©rieure Ă  plus de 140 crimes et dĂ©lits (y compris l’arrachage d’OGM, ou les suspectĂ©s lanceurs de pierre Ă©tudiants). À l’entendre, le FNAEG « est une nĂ©cessitĂ© de la police moderne, autant pour les victimes que pour les suspects Ă©ventuels qui peuvent, grĂące Ă  une trace ADN, ĂȘtre lavĂ©s de tout soupçon ». Un mal/bien aurait dit Orwell. Tellement bien que « cet outil extraordinaire pour Ă©viter les rĂ©cidives criminelles » n’a de sens selon PĂ©chenard que si un maximum d’individus s’y trouvent rĂ©pertoriĂ©s. Mais en quoi l’empreinte trouvĂ©e sur la scĂšne de crime permet-elle d’éviter celui-ci ? De quoi devrait-on se disculper, Ă  l’avance, si l’on est prĂ©sumĂ© innocent ? Et pourquoi prive-t-on les auteurs de dĂ©lits financiers de cette possibilitĂ© de se dĂ©fendre ? Soit c’est injuste, soit la loi est « in-bonne », pour ne pas dire mauvaise, et il faut la changer.

LA SÉLECTION 2007 : LES ARTISANS DE LA TRANQUILLITÉ

La France de demain se met en place. L’omni-prĂ©sident Sarkozy enquille les rĂ©formes hĂątives devant redonner confiance aux Français. Au menu : surveillance dĂ©complexĂ©e, fichage prĂ©ventif, banalisation de la dĂ©lation – tout cela justifiĂ© et travesti par les vertus de la novlangue. Tous les artisans de cette « France tranquille » jurent, la main sur le cƓur, que leur seul objectif est de « protĂ©ger » les citoyens des dĂ©linquants, des fraudeurs – Ă  la SĂ©cu, aux minima sociaux, aux allocs – et des immigrĂ©s « non choisis ». La prĂ©vention proactive façon Minority Report devient la norme. La justice est sommĂ©e de collaborer, les fonctionnaires et les citoyens aussi. Et, que ceux-ci se rassurent, leurs libertĂ©s seront protĂ©gĂ©es. L’ennui, c’est qu’on ne voit plus aujourd’hui qui va surveiller le panoptique gĂ©ant que les dirigeants de la « France tranquille » mettent en place.

Outil de prĂ©dilection des Big Brothers, la vidĂ©osurveillance, dont l’extension promet d’ĂȘtre plĂ©thorique. Et dont les justifications en novlangue ont donnĂ© lieu Ă  deux dossiers cette annĂ©e. Celui sur Philippe Goujon, dĂ©putĂ© maire du XVe arrondissement de Paris qui veut battre Londres au palmarĂšs du nombre de camĂ©ras installĂ©es. Son argument de vente se rĂ©sume en un mot : la « vidĂ©otranquillitĂ© ». Lorsqu’il interpelle la ministre de l’IntĂ©rieur sur le sujet, il ne nĂ©glige pas de jouer sur la peur : « La capitale ne compte que 330 camĂ©ras de voie publique [
] au moment mĂȘme oĂč la menace terroriste est particuliĂšrement Ă©levĂ©e. » Et d’insister sur l’urgence du dĂ©blocage des crĂ©dits, car, dit-il, « les Parisiens attendent ». Bernard Brochant, maire de Cannes, prĂ©fĂšre quant Ă  lui avoir recours au terme novlangue de « vidĂ©o-protection », cher aussi Ă  la ministre Alliot-Marie. Pour les professionnels du cinĂ©ma et la jet-set internationale dĂ©ambulant dans les rues cannoises, il a mĂȘme prĂ©vu une option « VidĂ©osurveillance Ă  la carte ». Et pour convaincre ses administrĂ©s que 200 camĂ©ras ne sont pas de trop pour veiller sur eux, il a fait placarder sur les murs de la ville une belle affiche au slogan rĂ©vĂ©lateur : « Souriez, vous ĂȘtes protĂ©gĂ©s. »

Non loin de lĂ , dans le Var, c’est la dĂ©lation que le chef de la police dans le dĂ©partement, le « directeur de la sĂ©curitĂ© publique » Jean-Pierre Ghenassia, s’efforce de moderniser. Une adresse Internet, police83@interieur.gouv.fr, un serveur installĂ© au quatriĂšme Ă©tage du commissariat central de Toulon et, explique Var Matin, « les Varois pourront signaler les crimes et dĂ©lits qu’ils constateront ! Il leur sera mĂȘme possible de transmettre, en piĂšces jointes, des images ou des vidĂ©os, par exemple prises avec des tĂ©lĂ©phones portables ». Pour Ghenassia il ne s’agit en aucun cas d’inciter Ă  la dĂ©lation, mais d’inviter les Varois Ă  « une contribution civique, un devoir citoyen ». Le procureur de Toulon, Pierre Cazenave, nominĂ© en sa compagnie, fait chorus. Rien de plus qu’« un moyen supplĂ©mentaire de communication entre le citoyen et la police », un simple systĂšme d’appel « qui va avec le monde moderne » et reste « Ă  l’initiative du citoyen ». Peu sensible Ă  cette novlangue, le syndicat de police UNSA83 a protestĂ© et le projet a Ă©tĂ© provisoirement « suspendu ».

Le cas Isabelle Falque-Pierrotin n’a pas laissĂ© les jurĂ©s indiffĂ©rents. NominĂ©e en tant que prĂ©sidente du Forum des droits sur Internet, cette conseillĂšre d’État a jugĂ© bon de valider l’usage des machines Ă  voter. TrĂšs controversĂ©s, les ordinateurs de vote ne garantissent pourtant pas la transparence et l’intĂ©gritĂ© du vote. Nombre d’ingĂ©nieurs et d’informaticiens ont dĂ©montrĂ© le risque de pannes, et surtout d’erreurs et de fraudes. Tous les partis politiques, sauf l’UMP, ont demandĂ© un moratoire. Une Ă©valuation scientifique et contradictoire aurait dĂ» s’imposer avant leur utilisation pour les municipales. Mais le groupe de travail prĂ©sidĂ© par Mme Falque-Pierrotin a prĂ©fĂ©rĂ© se fonder sur un rapport d’utilisation trĂšs partiel pour ne pas remettre en cause « un dispositif qui satisfait les municipalitĂ©s mais qui doit ĂȘtre amĂ©liorĂ© ». Sa rĂ©Ă©valuation est repoussĂ©e, et ne portera que sur l’utilisation des machines Ă  voter et un toilettage du code Ă©lectoral.

Il a Ă©galement Ă©tĂ© question des indiscrĂ©tions croissantes des professionnels dans le domaine de la santĂ©. Le Conseil national de l’ordre des pharmaciens (CNOP) estime nĂ©cessaire d’avoir accĂšs aux donnĂ©es personnelles des Français. Pour cela il a inventĂ© le DP « dossier pharmaceutique », petit cousin du DMP (dossier mĂ©dical personnalisĂ©), consignant l’ensemble des traitements mĂ©dicamenteux des patients. Objectif avouĂ© : « amĂ©liorer le conseil du pharmacien », « repĂ©rer les interactions indĂ©sirables entre mĂ©dicaments » ou encore « rationaliser les dĂ©penses de santĂ© ». Mais, derriĂšre ces motivations quasi philanthropiques, se dissimulent des motifs beaucoup plus intĂ©ressĂ©s. Dans un Livre blanc destinĂ© au ministĂšre, le CNOP qualifie le DP d’« Ă©lĂ©ment majeur » du dĂ©bat sur le maintien, « en tout point incontestable », du « monopole de l’officine » face Ă  la concurrence annoncĂ©e des grandes surfaces et autres parapharmacies. Et la CNIL ne trouve rien Ă  redire Ă  la finalitĂ© trĂšs mercantile de cet indiscret fichier clients.

Dernier dossier, et non des moindres, puisqu’il a remportĂ© le prix, celui de France 2 et de l’émission EnvoyĂ© spĂ©cial. La chaĂźne publique se fait tacler pour un document de 52 minutes intitulĂ© « Expulsion, mode d’emploi ». Une sorte de reportage « embedded » avec les troupes de Brice Hortefeux, au cƓur du dispositif de chasse aux clandestins. Un document « ex-cep-tion-nel », ont annoncĂ© les deux prĂ©sentatrices. Ce qui est exceptionnel, c’est de faire croire Ă  un traitement objectif et complet du sujet, alors que ce qui est filmĂ© l’est du point de vue des auxiliaires de police, et orientĂ© en fonction de situations triĂ©es par les services de communication du gouvernement. Aucune mise en perspective historique et politique de la question, silence complice sur la politique du chiffre, un centre de rĂ©tention paisible, des arrestations en douceur, rien sur les clandestins contraints par la force Ă  monter dans les avions, rien sur les arrestations aux sorties d’école, sur les familles brisĂ©es par ces expulsions.

« Les administrations ont acceptĂ© (de nous ouvrir les portes) parce que nous avons expliquĂ© que nous voulions faire de la pĂ©dagogie (sic) et pour le ministĂšre de l’Immigration, pris dans une polĂ©mique Ă  ce moment-lĂ , c’était l’occasion de monter que le processus est complexe (resic), qu’il est lourd [
] », explique la reporter AgnĂšs Vahramian. Ce reportage prĂ©tendument « pĂ©dagogique » donne Ă  voir la vĂ©ritĂ© des promoteurs de cette politique, rien d’autre, et de nombreux tĂ©lĂ©spectateurs ont fait savoir au mĂ©diateur de la chaĂźne qu’ils n’étaient pas dupes de cette manipulation.

Preuve, s’il en fallait : « Il demeure cependant des esprits critiques, certes minoritaires aujourd’hui, qui poursuivent ce travail de dĂ©mystification sĂ©mantique, dissĂ©quant cette “novlangue” qui s’est formidablement enrichie depuis l’époque oĂč George Orwell Ă©crivait 1984. AprĂšs la victoire du capitalisme sur l’“Empire du mal” ce nouveau langage vise Ă  rendre l’ordre globalitaire qui en est issu littĂ©ralement indicible, et donc impensablenote. »


6. PRIX SPÉCIAL POUR L’ENSEMBLE DE SON ƒUVRE

« Avant d’établir ce qu’est le bonheur, il faut en discuter avec les principaux intĂ©ressĂ©s, les reprĂ©sentants de la sociĂ©tĂ© civile et les ONG. Le Conseil de l’Europe a conduit une Ă©tude pilote dans des villages français : aprĂšs des soirĂ©es de discussions sur la façon de mesurer le progrĂšs chez eux, leurs habitants ont mis en avant la protection de leur vie privĂ©e, un rĂ©el besoin dans ces microcosmes oĂč tout se sait. »
Enrico Giovannini, chef statisticien de l’Organisation de coopĂ©ration et de dĂ©veloppement Ă©conomiques
(OCDE) (Le Monde, 5 juillet 2007).

Big Brother Ă©tait un spectre. Celui d’un État totalitaire, tout-puissant, omniscient, capable de surveiller tout le monde tout le temps. Aujourd’hui, il faudrait plutĂŽt parler de « Small Brothers », pour reprendre l’expression du journaliste Michel Alberganti : il n’y a plus un seul surveillant gĂ©nĂ©ral, mais des myriades, rĂ©partis un peu partout sans que l’on sache exactement combien ils sont, ni oĂč, ni ce qu’ils y font exactement. Les Big Brother Awards ont ainsi leurs « usual suspects », entreprises, ou personnalitĂ©s qui ont fait leur fonds de commerce de l’atteinte Ă  la vie privĂ©e.

Nicolas Sarkozy en est probablement le plus exemplaire reprĂ©sentant. Lors de sa premiĂšre nomination, « pour l’ensemble de son Ɠuvre », prĂ©cisĂ©ment, le jury l’avait exclu de la sĂ©lection pour « dopage et exhibitionnisme ». Nous l’avions senti venir, il ne nous a pas déçus : nominĂ© six fois, en sept ans, il a Ă©tĂ© primĂ© trois fois en trois ans, et exclu deux fois de la compĂ©tition. Depuis, il a Ă©tĂ© Ă©lu prĂ©sident, et nous avons dĂ©cidĂ© de ne plus accepter sa candidaturenote.

C’est prĂ©cisĂ©ment pour « honorer », Ă  notre maniĂšre, ce genre de multirĂ©cidivistes de la promotion de la surveillance et des atteintes Ă  la vie privĂ©e que nous avons crĂ©Ă© le prix spĂ©cial du jury pour l’ensemble de son Ɠuvre (EDSO, pour les intimes).

DES GRANDES ENTREPRISES AUX POLITIQUES

En l’an 2000, trois candidats avaient Ă©tĂ© citĂ©s : le Parlement, pour son incapacitĂ© rĂ©itĂ©rĂ©e Ă  se (et nous) doter de contre-pouvoirs face Ă  la montĂ©e du fichage accru des citoyens, le ministĂšre de l’IntĂ©rieur (qui fut finalement primĂ© dans la catĂ©gorie État pour son fichier STIC – alors illĂ©galnote), ainsi que la ville de Levallois-Perret, emblĂ©matique de la montĂ©e en puissance de la vidĂ©osurveillance.

Le jury, souverain, dĂ©cida finalement de primer une sociĂ©tĂ© privĂ©e, dont la candidature avait initialement Ă©tĂ© proposĂ©e dans la catĂ©gorie Entreprises. Reparlons donc de Sagem Morpho (aujourd’hui entitĂ© du groupe Safran), qui se fĂ©licitait (et se fĂ©licite encore) d’ĂȘtre leader mondial des systĂšmes et bases de donnĂ©es biomĂ©triques (empreintes digitales, portraits robots, reconnaissance du visage) utilisĂ©s par les polices du monde entier. La sociĂ©tĂ© figurait dĂ©jĂ  en 1996 parmi les exportateurs français les plus actifs en systĂšmes de surveillance, selon un listing Ă©tabli Ă  l’époque par Privacy International. Sagem Morpho se vantait ainsi de gĂ©rer « plus de 100 millions de donnĂ©es d’identification de personnes dans le monde [
] pour des applications allant de la gestion de la distribution de bĂ©nĂ©fices sociaux, Ă  la gestion de registres d’état civil et Ă  la dĂ©livrance de cartes d’identitĂ© intĂ©grant l’empreinte digitale ». La sociĂ©tĂ© ne se vantait guĂšre, par contre, de sa collaboration avec les polices de certains pays peu regardants en matiĂšre de protection de la vie privĂ©e.

En 2001, cinq candidats Ă©taient en lice. Le GIE Sesam-Vitale, pour son projet d’informatisation des donnĂ©es de santĂ©. La Sofremi, sociĂ©tĂ© dĂ©pendant du ministĂšre de l’IntĂ©rieur, chargĂ©e d’exporter la technologie française et organisatrice du salon Milipol, vaste foire commerciale dĂ©diĂ©e au tout sĂ©curitaire. Wanadoo Data, la plus importante base de donnĂ©es marketing françaises, constituĂ©e grĂące aux fichiers de sa maison mĂšre, France TĂ©lĂ©com. La Sodexho, qui ne criait pas sur tous les toits qu’elle ne servait pas seulement la soupe aux cantines scolaires, mais qu’elle avait aussi investi dans la gestion de prisons privĂ©es, en contradiction avec sa politique officielle. L’administration pĂ©nitentiaire, qui investissait elle aussi dans des prisons privĂ©es dotĂ©es des derniĂšres technologies de surveillance, et se servait ainsi des dĂ©tenus comme autant de cobayes pour expĂ©rimenter les techniques de contrĂŽle panoptiques.

Le jury, dans sa grande mansuĂ©tude, dĂ©cida finalement de primer – excusez du peu – le gouvernement et l’ensemble des parlementaires, qui n’étaient pourtant pas sĂ©lectionnĂ©s dans cette catĂ©gorie. À l’unanimitĂ©, les jurĂ©s voulaient en effet les « rĂ©compenser » d’avoir (enfin) lĂ©galisĂ© le fichier STIC, aprĂšs six ans de fonctionnement dans l’illĂ©galitĂ©, deux mois avant les attentats du 11 septembre 2001. Il s’agissait aussi de les remercier d’avoir cĂ©dĂ© Ă  l’urgence terroriste, et renoncĂ© tacitement Ă  remplir la mission pour laquelle ils ont Ă©tĂ© Ă©lus – dĂ©fendre les libertĂ©s individuelles. Nos plus hautes instances dĂ©mocratiques avaient en effet acceptĂ© de voter dans l’urgence une sĂ©rie d’amendements « temporaires » Ă  la loi SĂ©curitĂ© quotidienne (LSQ), condamnĂ©s par les principales ONG de dĂ©fense des droits de l’homme et des libertĂ©s, et ouvertement inconstitutionnels, tant dans la forme que sur le fond. Amendements qui, d’ailleurs, n’ont plus rien de « temporaires » et sont dĂ©sormais gravĂ©s dans le marbre, tels qu’alors nous le craignionsnote.

LE COMPLEXE MILITARO-INDUSTRIEL FAIT DANS LE SÉCURITAIRE

En 2002, on l’a vu, le jury fit sensation en dĂ©cidant, Ă  l’unanimitĂ©, de classer Nicolas Sarkozy hors compĂ©tition. Nous notions, Ă  l’époque, qu’« un peu de persĂ©vĂ©rance lui donne sa chance pour les prochaines Ă©ditions ». Nous avons depuis Ă©tĂ© servis, mais aussi assaillis de candidatures Ă©manant de certains de ses amis.

En 2002, Alain Bauer ne comptait pas encore officiellement parmi les amis de Nicolas Sarkozy. Il a depuis intĂ©grĂ© le cercle des influents conseillers idĂ©ologiques du prĂ©sident, qui en a fait son « Monsieur insĂ©curitĂ© » chargĂ©, au sein du ministĂšre de l’IntĂ©rieur, de vĂ©rifier la bonne tenue des statistiques de la dĂ©linquance, des fichiers policiers, et de la vidĂ©osurveillance. Le jury eut donc le nez creux en dĂ©cidant, en 2002, de rĂ©compenser Alain Bauer « pour l’ensemble de son Ɠuvre ».

Conseiller en « sĂ»retĂ© locale » trĂšs influent, mais alors inconnu du grand public, pape français de la tolĂ©rance zĂ©ro, thĂ©oricien de l’insĂ©curitĂ© et universitaire autodĂ©clarĂ©, ex-conseiller de ministres socialistes et grand maĂźtre du Grand Orient de France, Alain Bauer Ă©crivait d’un cĂŽtĂ© des livres et articles exacerbant le sentiment d’insĂ©curitĂ©, et de l’autre vendait du conseil en vidĂ©osurveillance Ă  des villes, communautĂ©s urbaines et conseils gĂ©nĂ©raux (dont plusieurs des candidats de 2002, tels Roubaix, Puteaux et Colombes).

« Faux universitaire et vrai commerçant, Alain Bauer est sans conteste le Grand MaĂźtre de la supercherie sĂ©curitaire de la dĂ©cennie », avait alors dĂ©clarĂ© le prĂ©sident du jury, le sociologue LoĂŻc Wacquant. « À coup de fausses Ă©tudes qui dĂ©clenchent l’hilaritĂ© des statisticiens et la consternation des criminologues, il s’est construit, grĂące Ă  son entregent politique et Ă  la complaisance des journalistes toujours plus avides de sensationnel, un empire du “conseil en sĂ©curitĂ©â€. Et c’est ainsi qu’il vend, en amont, les enquĂȘtes bidons attisant le sentiment d’insĂ©curitĂ© et, en aval, les dispositifs de surveillance censĂ©s y remĂ©dier. Il pourrait bien ĂȘtre l’inventeur de la machine Ă  punir perpĂ©tuelle. »

INDUSTRIELS ET MINISTRES MAIN DANS LA MAIN


En 2003, les BBA proposaient quatre candidats au plus infamant de leurs prix : la SociĂ©tĂ© d’études et de confection de moteurs d’aviation (Snecma), accusĂ©e d’avoir initiĂ© plusieurs opĂ©rations de fichage de ses salariĂ©s ; le ministĂšre de la SantĂ© et le GIE SĂ©same Vitale, « usual suspects » des BBA, pour avoir, avec la complicitĂ© de la CNIL, du conseil de l’Ordre et de la Caisse nationale d’assurance-maladie (CNAM), levĂ© le secret mĂ©dical de 222 879 patients ; et enfin, parmi les candidats figurait Alex TĂŒrk, alors tout nouveau prĂ©sident de la CNIL, dont il Ă©tait l’un des commissaires depuis 1992 – pour un ensemble de griefs que nous avons dĂ©jĂ  Ă©voquĂ© dans le chapitre 1.

Les jurĂ©s prĂ©fĂ©rĂšrent dĂ©cerner le prix Ă  la vĂ©nĂ©rable sociĂ©tĂ© Thales, ex-Thomson CSF qui, depuis toujours, nous sert son discours commercial et ses technologies destinĂ©es Ă  nous assurer un avenir toujours plus surveillé  RĂ©cidiviste de la nomination aux BBA, ThalĂšs, qui compte parmi ses clients les États les plus totalitaires, a rĂ©ussi Ă  Ă©parpiller dans les espaces publics sa panoplie de produits de vidĂ©osurveillance, mais aussi moult dispositifs de contrĂŽle des individus ou des rĂ©seaux de communication publics – notamment Internet.

Au salon Milipol, la sociĂ©tĂ© prĂ©sentait ainsi « Thales Shield », un arsenal de technologies de « sĂ©curitĂ© du territoire », englobant ses « camĂ©ras thermiques (portĂ©e de 10 km) pour la recherche d’individus indĂ©sirables », ses solutions d’identification, d’authentification et de contrĂŽle d’accĂšs avec biomĂ©trie intĂ©grĂ©e, systĂšmes de reconnaissance de plaques minĂ©ralogiques et de calandres, systĂšmes globaux de vidĂ©osurveillance couplĂ©s Ă  des logiciels d’analyse intelligente d’image, systĂšmes de dĂ©livrance de documents d’identitĂ©, dĂ©tecteurs portatifs pour une prĂ©tendue « dĂ©tection en temps rĂ©el »  À l’époque, Thales annonçait un chiffre d’affaires global de 11,1 milliards d’euros, dont 75 % hors de France, 61 % dans la dĂ©fense et 23 % (2,5 milliards) dans ce qu’elle nomme pudiquement le « pĂŽle technologies de l’information et services ». En clair, la surveillance et le contrĂŽle civil, oĂč elle Ă©coule ses technologies militaires. En 2007, le chiffre d’affaires Ă©tait passĂ© Ă  12,3 milliards d’euros, dont 42 % dans la dĂ©fense et 28 % (3,5 milliards) dans le pĂŽle dĂ©sormais renommĂ© « sĂ©curitĂ© », en progression de 50 % par rapport Ă  2006, et de un milliard d’euros depuis 2003.

En 2004, trois candidats se disputaient le prix, Ă  commencer, comme l’an passĂ©, par Alex TĂŒrk, qui avait confirmĂ© la tendance que nous avions dĂ©noncĂ©e l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente, Ă  savoir l’érosion des pouvoirs de la CNIL Ă  l’occasion de la nouvelle loi Informatique et libertĂ©snote. Le cabinet AFL Conseil, partenaire d’AB Associates (le cabinet de conseil d’Alain Bauer), Ă©tait lui aussi candidat, pour se vanter de pouvoir justifier toute mesure de surveillance sĂ©curitaire par un arsenal d’études d’impact pseudo-scientifiques, rationnelles – « objectives » et « explicables » (sic). Mais c’est finalement le FNAEG, le fichier national des empreintes gĂ©nĂ©tiques, et ses ardents promoteurs – Vaillant pour le PS, Sarkozy et Perben pour l’UMP – qui l’emportĂšrent. CrĂ©Ă© pour ficher les seuls criminels sexuels, Daniel Vaillant l’a Ă©largi lors de l’adoption de la LSQ, aux auteurs de violence volontaire, extorsion, destruction, dĂ©gradation, dĂ©tĂ©rioration ou vol dangereux pour les personnes. Avec sa LSI, N. Sarkozy l’a Ă©largi Ă  tous les auteurs d’atteinte aux biens et aux personnes (tag, vol d’autoradio, outrage Ă  agent, insultes
), et pĂ©nalisĂ© le refus de se soumettre au prĂ©lĂšvement. D. Perben, lui, avait autorisĂ© les prĂ©lĂšvements Ă  l’insu des condamnĂ©s, voire de force.

DES « USUAL SUSPECTS » MULTIRÉCIDIVISTES

En 2005, les Big Brother Awards furent confrontĂ©s Ă  un choix cornĂ©lien. Concouraient en effet trois rĂ©cidivistes : le GIE Sesam-Vitale, Alex TĂŒrk et Nicolas Sarkozy. Le premier pour avoir menti, pendant des annĂ©es, aux Français en leur faisant croire que la carte Vitale Ă©tait sĂ©curisĂ©e, alors que le GIE avait sciemment dĂ©cidĂ© de ne pas activer le mĂ©canisme de sĂ©curitĂ© : nos donnĂ©es personnelles Ă©taient en fait Ă©crites en clair, et modifiables
 Alex TĂŒrk Ă©tait quant Ă  lui poursuivi (pour la troisiĂšme fois consĂ©cutive !) pour sa façon toute particuliĂšre d’incarner la protection de la vie privĂ©e, dans plusieurs dossiers suivis par les BBA, mais qu’il se gardait bien de dĂ©noncer : fichage administratif de prĂ©caires, carte Vitale, passe Navigo, assureurs autorisĂ©s Ă  ficher leurs assurĂ©s
 « Par ses manquements ou omissions, la Commission nationale de l’informatique et des libertĂ©s participe Ă  une illusion, celle de faire croire au citoyen qu’il est protĂ©gĂ© contre les dĂ©rives marchandes et Ă©tatiques de ses donnĂ©es personnelles », Ă©crivions-nous Ă  l’époque.

Mais les jurĂ©s ont craquĂ©, et c’est pour Nicolas Sarkozy qu’ils ont votĂ©, Ă  l’unanimitĂ©, suite Ă  l’adoption de sa (troisiĂšme) loi antiterroriste. Il lui Ă©tait ainsi reprochĂ© d’instrumentaliser la menace terroriste pour gĂ©nĂ©raliser la surveillance de la population, et rĂ©primer, de façon musclĂ©e, les immigrĂ©s et les petits dĂ©linquants, quitte Ă  porter atteinte aux libertĂ©s inhĂ©rentes Ă  toute dĂ©mocratie. En vrac, et entre autres, il lui Ă©tait Ă©galement reprochĂ© d’avoir sciemment :

– entretenu un climat de peur (et pas seulement au moment des « Ă©meutes ») ;

– considĂ©rablement affaibli la justice et les avocats au profit de la police ;

– distillĂ© un climat d’autocensure dans la presse et l’édition ;

– fait adopter l’extension de la vidĂ©osurveillance, de la cybersurveillance des internautes et de l’accĂšs policier aux fichiers administratifs (sans l’aval d’un juge) ;

– demandĂ© toujours plus de contrĂŽles, et d’expulsions de sans-papiers, y compris mineurs, et ce dĂšs la maternelle ;

– 
 mais aussi de n’avoir rien fait pour que l’on n’ait plus peur de la police.

Il suffit, n’en jetez plus
 Ah si : Nicolas Sarkozy Ă©tait aussi nominĂ© dans la catĂ©gorie Novlangue, pour avoir entre autres dĂ©clarĂ© : « Je veux tout voir et tout savoir » (Ă  propos de la vidĂ©osurveillance), ce qui, pour Jean-Pierre Dubois, prĂ©sident de la Ligue des droits de l’homme, serait le « signe d’une volontĂ© de toute-puissance qu’expriment les jeunes enfants avant qu’ils soient Ă©duquĂ©s et socialisĂ©s », mais qui se rĂ©vĂšle inquiĂ©tante de la part d’un adulte au pouvoir.

En 2006, les Big Brother Awards dĂ©cidĂšrent donc d’exclure Ă  nouveau M. Sarkozy censĂ© rĂ©frĂ©ner son multirĂ©cidivisme, lui rappelant que ce n’était pas la peine d’insister, qu’il avait dĂ©jĂ  gagnĂ© tout ce qui pouvait l’ĂȘtre, et qu’il fallait laisser la place Ă  ses petits copains. En l’espĂšce, trois des quatre « usual suspects » appelĂ©s Ă  la barre de l’EDSO ne lui Ă©taient d’ailleurs pas vraiment Ă©trangers.

Passons d’abord rapidement sur le cas de la RATP, dĂ©jĂ  vainqueur d’un Orwell en 2001 et sĂ©lectionnĂ© les annĂ©es suivantes (2002 et 2004), Ă  chaque fois pour son systĂšme de surveillance et de traçabilitĂ© gĂ©nĂ©ralisĂ© des usagers, plus connu sous le nom de « passe Navigo ». À noter qu’elle fut aussi accusĂ©e de faire payer ceux qui rĂ©clament le droit Ă  l’anonymat, mais aussi de vouloir dĂ©tecter les « comportements suspects » des voyageurs au moyen de systĂšmes de vidĂ©osurveillance « intelligents ».

Venons-en Ă  la « famille » Ceccaldi-Reynaud, habituĂ©e Ă  se retrouver nominĂ©e aux BBA. Maires de pĂšre en fille de Puteaux, ville prospĂšre des Hauts-de-Seine, le dĂ©partement de Nicolas. Aujourd’hui farouchement opposĂ©s, le pĂšre, Charles, avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© sĂ©lectionnĂ© en 2002 et 2004, et sa fille, JoĂ«lle (supplĂ©ante du dĂ©putĂ© Sarkozy), venait de dĂ©cider de porter de 22 Ă  77 le nombre de camĂ©ras de vidĂ©osurveillance, sans compter les 113 camĂ©ras attendues dans les parkings des rĂ©sidences HLM. Cerise sur le gĂąteau : dans l’un d’entre eux, la subvention permettant de payer les gardiens fut sucrĂ©e, au profit d’une camĂ©ra censĂ©e surveiller la nouvelle statue du « temple de l’amour » (sic).

La Direction gĂ©nĂ©rale de la gendarmerie nationale, elle, Ă©tait accusĂ©e d’avoir fichĂ©, en toute illĂ©galitĂ©, des millions de Français pendant des annĂ©es. Pas seulement grĂące Ă  son fameux fichier de suspects Judex (3 millions de personnes fichĂ©es, qui venait alors tout juste d’ĂȘtre lĂ©galisĂ© vingt ans aprĂšs sa crĂ©ation, en 1986), mais aussi grĂące Ă  d’autres bases de donnĂ©es comme le « fichier des personnes nĂ©es Ă  l’étranger » (7 millions de recensĂ©s) et surtout le mystĂ©rieux « fichier alphabĂ©tique de renseignements », censĂ© Ă©valuer la dangerositĂ© de la population (60 millions de fichĂ©s !), qui sont quant Ă  eux toujours hors la loinote !

MalgrĂ© cette rude concurrence, c’est le garde des Sceaux Pascal ClĂ©ment, qui emporta l’EDSO. Il avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© primĂ©, en 2004 (en compagnie de trois collĂšgues dĂ©putĂ©s), pour s’ĂȘtre fait l’ardent promoteur du bracelet Ă©lectronique GPS. Il avait de nouveau concouru, en 2005, pour avoir rĂ©ussi Ă  l’imposer (rĂ©troactivement) aux dĂ©linquants sexuels aprĂšs leur libĂ©ration, au mĂ©pris de la Constitution. C’est cette constance, ou plutĂŽt cet acharnement Ă  vouloir contrĂŽler et enfermer, et son mĂ©pris des institutions et des droits de l’homme, que le jury a voulu honorer en lui remettant ce prix Orwell pour l’ensemble de son Ɠuvre.

En 2007, les candidats se bousculaient au portillon. Le ministĂšre de la Culture et de la Communication, dont la principale activitĂ©, dĂšs qu’il est question d’Internet, est de vouloir, et depuis des annĂ©es, placer l’ensemble des internautes sous surveillance, au profit d’une poignĂ©e d’industriels qui peinent Ă  trouver un nouveau modĂšle Ă©conomique susceptible de satisfaire leurs actionnaires. Le ministĂšre de la SantĂ©, et plus particuliĂšrement MM. Bertrand et Douste-Blazy et Mme Bachelot, concouraient Ă©galement, pour avoir instaurĂ© et maintenu le dossier mĂ©dical personnel (DMP) censĂ© sauver la SĂ©cu mais dont le coĂ»t, en quatre ans, est passĂ© de 12 à
 550 euros (par dossier). Ce qui ne les a pas empĂȘchĂ©s de persister dans l’erreur, pourtant soulignĂ©e par un rapport d’audit assassin de l’Inspection gĂ©nĂ©rale des finances, de l’Inspection gĂ©nĂ©rale des affaires sociales et du Conseil gĂ©nĂ©ral des technologies de l’information. Le ministĂšre de l’Éducation Ă©tait quant Ă  lui poursuivi pour son fichier Base Ă©lĂšves (dĂ©jĂ  nominĂ© en 2006), parce qu’il persistait lui aussi Ă  vouloir gĂ©nĂ©raliser ce fichier qui cible les enfants dĂšs l’ñge de trois ansnote.

CĂŽtĂ© secteur privĂ©, la candidature du STIF (Syndicat des transports publics d’Île-de-France) visait quant Ă  elle Ă  rendre Ă  qui de droit la responsabilitĂ© du passe Navigo : car c’est bien le STIF, et non la RATP, qui dĂ©cida, Ă  la fin des annĂ©es 1980, d’équiper tous les usagers des transports en commun franciliens de sa puce RFID.

Mais c’est finalement Google Inc., qui n’avait jusque-lĂ  jamais encore Ă©tĂ© nominĂ©e, qui emporta les suffrages des jurĂ©s, pour sa maniĂšre orwellienne de collecter des tombereaux de donnĂ©es personnelles, de filtrer les rĂ©sultats de son moteur de recherche, de censurer politiquement des rĂ©sultats, et de se lancer dans la rĂ©cupĂ©ration planĂ©taire de donnĂ©es ADN et mĂ©dicales, tout en refusant de se soumettre aux lois europĂ©ennes. Une chose est de s’attaquer aux libertĂ©s ou Ă  la santĂ© des Français, de vouloir ficher les usagers de la RATP ou les enfants (de France) dĂšs trois ans, une autre est de vouloir ficher
 le monde entier. D’autant plus que, comme l’assĂšne depuis des derniers mois le directeur de la « privacy » de Google, Peter Fleischer, les lois europĂ©ennes sur la vie privĂ©e « Ă©tant inapplicables » pour une sociĂ©tĂ© comme Google, elle ne les appliquerait pas


TRIBUNE. LE CAS GOOGLE
Par David Dufresne

D’abord, une devise. Celle de Google Inc. : « Don’t be Evil » (Ne faites pas le mal). Une devise comme une marque de fabrique mondiale, et quelle marque ! Quelle fabrique ! Et quel monde – le nĂŽtre ! Une devise en interne, que chaque employĂ© de chez Google se doit de comprendre, de respecter et d’appliquer. Mais aussi une devise pour le monde extĂ©rieur et pour la marchandise internationale. Ne faites pas le mal. Ensuite l’adage populaire : « L’enfer est pavĂ© de bonnes intentions. »

Le soir de la dĂ©libĂ©ration du jury des derniers Big Brother Awards en France, c’était bien de cela dont il fallait parler. De Google, symbole grandiose de ce petit monde performant, Ă©blouissant mĂȘme d’efficacitĂ©, dans lequel nous baignons. Un monde gentil, si pretty, total don’t be evil, un monde d’axes et de pageranks, un monde du Bon Moteur contre le Sale cambouis, du Bien contre le Mal, et du scannage mondial d’un savoir standardisĂ©, hiĂ©rarchisĂ©, classĂ©, sans que personne – hormis les deux fondateurs de la maison Google – ne sache prĂ©cisĂ©ment comment tout cela s’opĂšre. Comment le monde, aujourd’hui, cherche et danse ? Sur quel tempo, quel algorythme ? Et avec quel « lien commercial », quelles google ads, quel droit Ă  l’oubli piĂ©tinĂ©, quel ADN dĂ©sormais fichĂ©, sans garantie – aucune – des usages dont il pourra en ĂȘtre fait


Alors, parler de ça, aux autres jurĂ©s. Les bombarder, façon google bombings, de questions : « Tu es l’ami de Google, mais Google est-il bien ton ami ? » ; « Fous Ă  lier, fous Ă  liens, jusqu’oĂč ? » Ce genre de choses, de broutilles. Batailler, aussi, avec quelques membres Ă©minents et anonymes du bureau des BBA France, dont le choix se porterait plutĂŽt ailleurs. C’est un peu le problĂšme numĂ©ro un des BBA : chaque candidat mĂ©rite sa mĂ©daille. HĂ©las. Mais enfin, mais surtout, tenir façon mĂ©diactiviste : faire de Google une cible de choix, avec le vague espoir de le transformer en vitrine de luxe pour BBA sans moyens. Frapper un symbole, et parier sur quelques retombĂ©es presse/web, ici et lĂ , et le bouche Ă  oreille. Afin qu’un jour, comme le firent les BBA Hollande en 2007note, on puisse attribuer le prix non plus Ă  Eux, les Gentils (mĂ©chants), mais Ă  nous tous, les gentils (gentils) ou les mĂ©chants (mĂ©chants), au choix. À nous, les googlisĂ©s, les internautes esclaves de nous-mĂȘmes, de notre asservissement volontaire Ă  user d’outils qui nous usent.


7. LES PRIX « VOLTAIRE »

« Si la vie privée est hors la loi, seuls les hors la loi auront une vie privée. »
Phil Zimmermann, le crĂ©ateur en 1990 du logiciel de chiffrement Pretty Good Privacy qui protĂšge les messages Ă©lectroniques, inspirĂ© d’une maxime de Thomas Jefferson.

« Pour fĂȘter l’ouverture officielle de la chasse Ă  l’enfant, l’équipage de chasseurs Ă  courre (de rĂ©crĂ©) de la Brigade activiste des clowns (BAC) s’est rendu ce samedi 1er juillet Ă  10 h 30 au Pavillon de chasse de la Place Beauvau pour rendre les honneurs au Grand Veneur Sarkozy, lui prĂȘter main-forte dans son hallali et lui exprimer les dolĂ©ances du nouveau parti “Rafle, CrĂšche, Charter et Extradition”. »
DĂ©claration de la Brigade activiste des clowns (BAC) du 1er juillet 2006note.

Le prix Voltaire, a contrario des prix Orwell, ne dénonce pas, mais soutient. En permettant de récompenser des personnes, des collectifs ou des projets qui ont contribué à résister pour nos libertés, le prix Voltaire nous laisse encore quelque espoir de ne pas sombrer dans un total pessimisme.

Les « Voltaire » expriment un souffle de libertĂ©, notre plaisir in fine de saluer ceux qui luttent. Il est arrivĂ©, comme en 2002, que plusieurs nominĂ©s aux Voltaire se retrouvent ex-aequo (plus de trois !) ou que soient sĂ©lectionnĂ©s d’une annĂ©e sur l’autre les mĂȘmes acteurs, dont certains viendront s’intĂ©grer au jury ou prĂȘter main-forte pour la crĂ©ation des dossiers suivants. Parfois, pour ne pas tomber dans des nominations de complaisance, les liens que nous avons pu crĂ©er avec d’autres collectifs ou individus nous poussent Ă  ne pas les nominer dans la sĂ©lection du prix Voltaire. Comme, cette annĂ©e, l’association Acis-Vipi sur les donnĂ©es de santĂ©, ou encore le collectif rennais Correso ainsi que la section LDH de Toulon qui nous ont aidĂ©s dans certaines actions sur le fichier Base Ă©lĂšves.

2000 : SUS À LA VIDÉOSURVEILLANCE DÉCOMPLEXÉE ET LÉGALISÉE !

La premiĂšre annĂ©e d’existence de notre prix, le jury a rĂ©compensĂ© le collectif « Souriez vous ĂȘtes filmĂ©Es ». CrĂ©Ă© en 1995, Ă  la veille des municipales, pour dĂ©noncer la politique sĂ©curitaire et rĂ©gressive mise en place par Charles Pasqua, et surtout ce qu’elle avait de plus visible : la vidĂ©osurveillance. La tranquille ville de Levallois, limitrophe de Neuilly-sur-Seine, Ă©tait Ă  l’époque le « premier laboratoire » de France en la matiĂšre avec prĂšs de 100 camĂ©ras. C’était dĂ©jĂ  le symbole de dĂ©rives politiques dĂ©jĂ  « dĂ©complexĂ©es » qui manipulaient Ă  leur grĂ© les lois et les libertĂ©s. Dans une dĂ©marche crĂ©ative, « Souriez vous ĂȘtes filmĂ©Es » organisa des manifestations pour se rĂ©approprier la rue, ridiculiser les politiques sĂ©curitaires et tenter d’ouvrir de nouveaux champs de parole et d’information.

Parmi les autres nominĂ©s au prix Voltaire 2000 : la FĂ©dĂ©ration nationale de l’Union des jeunes avocats (FNUJA). Lors de son cinquante-sixiĂšme congrĂšs de Nantes, elle a pris position contre les dĂ©rives du fichage notamment via le numĂ©ro de SĂ©cu (NIR) et le fameux fichier STIC. Elle a adoptĂ© pour cela une « motion anti-STIC », « Fichage et dĂ©mocratie ».

La dĂ©putĂ©e europĂ©enne des Verts Alima Boumedienne-Thiery fut Ă©galement nominĂ©e en 2000 pour ses travaux sur la protection des donnĂ©es europĂ©ennes transfĂ©rĂ©es hors de l’Union, et notamment aux États-Unis, et pour sa dĂ©nonciation du rĂ©seau d’espionnage Échelon. C’est pour tenter de faire la lumiĂšre sur Échelon qu’un collectif d’internautes, Akawa, a portĂ© plainte contre X en mars 2000. Ce qui lui vaudra une nomination aux Voltaire.

Les deux derniĂšres nominations concernaient la libertĂ© d’expression en ligne. La sociĂ©tĂ© Altern, un hĂ©bergeur alternatif de sites web, s’était distinguĂ©e pour avoir refusĂ© l’identification prĂ©alable des internautes. La justice l’a contraint Ă  fermer en 2000 plus de 45 000 sites. L’« affaire Altern » marqua le dĂ©but de la guerre menĂ©e contre un Internet diabolisĂ©. Plus tard, la loi allait encadrer la responsabilitĂ© des hĂ©bergeurs Internet sur le contenu stockĂ© sur ses machines, comme si un marchand de journaux devait ĂȘtre tenu responsable des publications de son kiosque et identifier chacun de ses lecteurs
 Depuis d’autres hĂ©bergeurs alternatifs sont apparus, comme lautre.net ou ouvaton.coop. Enfin, l’association Iris (Imaginons un rĂ©seau Internet solidaire), crĂ©Ă©e en octobre 1997 pour se pencher sur les aspects politiques et sociaux d’Internet, Ă©tait aussi dans la sĂ©lection pour ses prises de position lors de l’affaire Altern.

2001 : LA CENSURE REVIENT ALORS QUE LE SÉCURITAIRE SURFE SUR LE TERRORISME ET FAIT SES LOIS

En 2001, l’annĂ©e du vote de la loi de SĂ©curitĂ© quotidienne (LSQ), deux prix Voltaire ont Ă©tĂ© remis ex-aequo. D’abord au Syndicat de la magistrature, pour avoir rĂ©sistĂ© haut et fort contre la LSQ et sa contribution aux dĂ©bats sur les abus en matiĂšre de contrĂŽles d’identitĂ©. Son ouvrage Vos papiers ! Que faire face Ă  la police ? a subi les foudres du ministĂšre de l’IntĂ©rieur, Ă  l’époque le PS Daniel Vaillant. La plainte va durer plusieurs annĂ©es, les ministres vont changer (N. Sarkozy, puis D. de Villepin, puis de nouveau N. Sarkozy). Le dessinateur, l’auteur du texte et l’éditeur furent condamnĂ©s le 18 janvier 2007 pour « injures publiques envers une administration publique, en l’occurrence la police nationale ». Pour avoir dessinĂ© un policier, aux traits jugĂ©s porcins, en couverture de l’ouvrage, pour « diffamation publique envers une administration publique, en l’occurrence la police nationale ». L’une des phrases incriminĂ©es : « Les contrĂŽles d’identitĂ© au faciĂšs, bien que prohibĂ©s par la loi, sont non seulement monnaie courante, mais se multiplient. »

Quant Ă  la LSQ, du tandem Jospin-Vaillant, adoptĂ©e au lendemain du 11 Septembre, malgrĂ© la mobilisation, aucune saisine du Conseil constitutionnel ne vint l’enrayer. Le Syndicat de la magistrature conseille alors aux magistrats d’opĂ©rer un « contrĂŽle de constitutionnalitĂ© » au cas oĂč ils devraient prononcer un jugement sur la base de ce texte, les invitant aussi Ă  exercer le « contrĂŽle de conventionnalitĂ© », c’est-Ă -dire Ă  relever, mĂȘme d’office, la non-conformitĂ© des lois futures par rapport aux principes de la Convention europĂ©enne des droits de l’homme.

La rĂ©sistance aux mesures liberticides de l’antiterrorisme est Ă  l’honneur en 2001 : l’eurodĂ©putĂ©e des Verts Alima Boumediene-Thiery, nominĂ©e pour la seconde fois, est l’autre laurĂ©at ex-aequo. Ses prises de position suite aux lois d’exception de l’aprĂšs-11 Septembre, comme son combat pour le droit des Ă©trangers et la crĂ©ation d’une « CNIL europĂ©enne » ont convaincu les jurĂ©s. « Si nous souhaitons conserver nos droits dĂ©mocratiques, opposons-nous aux politiques pseudo-sĂ©curitaires visant Ă  Ă©viter toute forme d’opposition sociale, syndicale ou politique », dĂ©clare-t-elle le 29 novembre 2001 devant le Parlement europĂ©en.

NominĂ©e Ă©galement, Louise Cadic, une citoyenne anonyme, avait pris sa plume pour rĂ©diger une « saisine citoyenne du Conseil constitutionnel contre la LSQ » (Ă  relire sur www.lsijolie.net). Une initiative visant Ă  pousser le Conseil Ă  examiner la LSQ, promulguĂ©e le 15 novembre 2001, les parlementaires n’ayant pas osĂ© dĂ©poser de recours contre ce texte, malgrĂ© son inconstitutionnalitĂ© flagrante. Cette saisine, symbolique, puisque cette procĂ©dure est inexistante dans les textes, fut dĂ©posĂ©e le 12 dĂ©cembre 2001 Ă  12 heures au siĂšge du Conseil constitutionnel.

Parmi les trois derniers nominĂ©s des Voltaire 2001, trois individualitĂ©s pugnaces. D’abord Aline Pailler, journaliste et Ă©lue municipale Ă  Toulouse, candidate LCR Ă  la mairie de Toulouse, ancienne dĂ©putĂ©e europĂ©enne. Elle a portĂ© plainte contre Philippe Douste-Blazy, alors maire de la ville, pour s’ĂȘtre illĂ©galement procurĂ© un fichier administratif et syndical de parents d’élĂšves pour s’en servir Ă  des fins politiciennes. DĂ©lit pour lequel il fut condamnĂ© ! Aline Pailler rejoindra plus tard les membres du jury des BBA.

Andy, des Yes Men, est citĂ© pour avoir combattu par l’absurde les discours novlang du capitalisme grĂące Ă  des canulars plus vrais que nature
 Plus tard, lors des Ă©meutes de novembre 2005, ils piĂ©geront le maire de Levallois Patrick Balkany dans une vrai-fausse interview devenue mĂ©morable. Andy sera lui aussi l’un des prochains jurĂ©s des BBA France. Enfin, un haut magistrat, Philippe Kherig, figure parmi les candidats au prix Voltaire en tant qu’avocat gĂ©nĂ©ral Ă  la chambre sociale de la Cour de cassation. Dans l’arrĂȘt dit « Nikon », il a dĂ©fendu avec dĂ©termination le droit inaliĂ©nable du citoyen au secret de ses correspondances, y compris sur son lieu de travail.

2002 : LA TEMPÊTE DU VENT SÉCURITAIRE

L’antiterrorisme a Ă©largi les champs des rĂ©pressions et des rĂ©gressions et, cette annĂ©e-lĂ , le prix Voltaire s’étend Ă  de nouveaux domaines.

Parmi ceux qui dĂ©fendent une sociĂ©tĂ© plus juste et qui tiennent bon face aux nouvelles lois, on trouve certains acteurs d’Internet : le fournisseur Internet Globenet reçoit un prix Voltaire pour l’ouverture d’un service de courrier Ă©lectronique, No-log.org, en garantissant la protection des donnĂ©es personnelles, alors que la LSQ obligeait dĂ©jĂ  Ă  stocker les donnĂ©es de connexion des abonnĂ©s, et cela de maniĂšre « prĂ©ventive ».

Dans le domaine de la libertĂ© de circulation, entravĂ©e elle aussi par la LSQ, deux gagnants ex-aequo. D’abord les activistes du RATP, acronyme de « RĂ©seau pour l’abolition des transports payants », qui fut le premier Ă  dĂ©noncer l’arrivĂ©e du passe Navigo, toujours tristement cĂ©lĂšbre, et qui milite encore pour la libertĂ© de circulation des plus dĂ©munis. Dans un autre registre, le Groupe d’information et de soutien des immigrĂ©s (Gisti) a vu son combat persistant en faveur des droits des Ă©trangers (demandeurs d’asile ou sans-papiers) rĂ©compensĂ©, ainsi que pour son action lors de la fermeture du centre de « rĂ©tention » de Sangatte.

Deux autres laurĂ©ats sont mis en avant pour leur sens du dĂ©cryptage. Le groupe Claris, rassemblant Ă©ducateurs, psychologues et sociologues, crĂ©Ă© en 2002, est saluĂ© pour ses Ă©tudes de terrain et ses contre-enquĂȘtes dans le domaine de la dĂ©linquance des jeunes et des politiques de l’« insĂ©curitĂ© ». En 2008, ils Ă©ditent toujours une lettre mensuelle particuliĂšrement pertinente. De maniĂšre autrement plus visuelle, Bureaux d’étude, un collectif de Strasbourg liĂ© Ă  l’universitĂ© Tangente, rĂ©alise des cartes gĂ©ocentriques des diffĂ©rents leviers de pouvoir politico-Ă©conomiquesnote.

Enfin, primĂ© pour l’ensemble de son Ɠuvre cette annĂ©e-lĂ  : Act Up Paris, pour ses revendications permanentes des mĂȘmes droits pour tous, sans discrimination, en dĂ©nonçant amalgame et logique sĂ©curitaire. Le jury salue alors le travail d’Act Up sur la constitution du fichier des maladies infectieuses Ă  dĂ©claration obligatoire, mis en place en 2001, pour obtenir avec d’autres associations des garanties sur l’intĂ©gritĂ© des donnĂ©es, le double anonymat et une information entiĂšre et directe des patients.

Sept autres candidats font partie de cette sĂ©lection des Voltaire 2002. On retrouve l’association Iris, qui a tentĂ© d’invalider la LSQ en dĂ©posant un recours mĂ©ticuleux devant la Commission europĂ©enne. CitĂ©e aussi, pour dĂ©nonciation de fichage sauvage : l’antenne savoyarde de la CFDT, qui dĂ©pose plainte en juillet 2002 contre un fichier illicite dĂ©couvert de la mairie d’Albertville comportant qualificatifs ethniques et orientations sexuelles de jeunes de la commune. L’association de consommateurs UFC Que Choisir a droit de citĂ© pour sa campagne contre le porte-monnaie Ă©lectronique Moneonote, et ses prises de position en faveur de la copie privĂ©e et contre la rĂ©pression des rĂ©seaux « peer to peer ». À la suite d’un procĂšs mĂ©morable gagnĂ© en deux manches contre l’enseigne Tati, le site Kitetoa.com, qui se plaĂźt Ă  dĂ©nicher et dĂ©noncer les cas flagrants de non-protection de donnĂ©es personnelles sur Internet, fait aussi partie de cette sĂ©lection 2002.

Les trois derniers candidats se sont illustrĂ©s dans le domaine de la libertĂ© de circulation. L’opĂ©ration « No Border », qui s’est dĂ©roulĂ©e en juillet 2002 Ă  Strasbourg, a sensibilisĂ© le public sur le fichage des migrants suite aux accords de Schengen (systĂšme SIS), premier maillon de la « forteresse Europe » qui s’est renforcĂ©e depuis. Ce rĂ©seau d’activistes europĂ©ens est encore actif en 2008. Enfin, deux groupes lyonnais Ă©taient en lice en 2002 : le TCL (Transports en commun libĂ©rĂ©s), acronyme dĂ©tournĂ© de la sociĂ©tĂ© municipale, pour ses actions contre l’instauration de puces RFID dans les titres de transport ; et le collectif « Non Ă  Big Brother », pour ses multiples actions contre les camĂ©ras de surveillance. Il se consolera de ne pas remporter ce prix Voltaire en allant remettre au maire de Lyon, GĂ©rard Collomb, le prix Orwell LocalitĂ©s que ce dernier remporta lors de cette mĂȘme Ă©dition.

2003 : LE SÉCURITAIRE GRIGNOTE LE CHAMP DU SOCIAL

Cette annĂ©e-lĂ , la surveillance de la population des plus dĂ©munis se met en place avec l’entrĂ©e en piste du projet de loi de Nicolas Sarkozy dit de « prĂ©vention de la dĂ©linquance ». Loi qui sera finalement promulguĂ©e quatre ans plus tard (5 mars 2007).

Un collectif de travailleurs sociaux et d’éducateurs de Savoie et de Haute-Savoie reporte le prix Voltaire 2003 pour s’ĂȘtre mis en grĂšve et dĂ©noncĂ© la volontĂ© de leur hiĂ©rarchie de les convertir en indicateurs de police. Leur employeur, l’Association de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence (ADSEA), sous la tutelle du conseil gĂ©nĂ©ral, a en effet signĂ© en novembre 2003 une « convention » avec la police nationale, qui entrevoit dĂ©jĂ  d’obliger les travailleurs sociaux Ă  dĂ©noncer les cas d’incivilitĂ©s sur les jeunes et les familles dont ils ont la charge. Avec le soutien du syndicat SUD, ils cessent le travail et dĂ©noncent cette convention publiquement. C’est le dĂ©but du mouvement de rĂ©sistance Ă  la dĂ©lation. En 2005, le CNU (Collectif national unitaire de rĂ©sistance Ă  la dĂ©lation) recevra la distinction suprĂȘme du prix Voltairenote.

Parmi les autres nominĂ©s en 2003, une poignĂ©e d’individus, dont le travail de veille ou de rĂ©sistance a Ă©tĂ© particuliĂšrement remarquĂ©. Trois chercheurs, MM. Pascual (Stockholm), Koch (GenĂšve) et Danezis (Cambridge), ont rĂ©vĂ©lĂ© durant le Sommet mondial de la sociĂ©tĂ© de l’information, qui se dĂ©roulait Ă  GenĂšve en dĂ©cembre 2003, que les badges de tous les participants Ă©taient munis de puces RFID permettant un traçage potentiel de tous leurs dĂ©placements (leur enquĂȘte est consultable sur www.nodo50.org/wsis). Deux responsables associatives, ValĂ©rie Peugeot (Vecam) et Meryem Marzouki (Iris), sont saluĂ©es pour leur travail de sensibilisation avant ce premier « Sommet de la sociĂ©tĂ© de l’information », notamment pour assurer Ă  la sociĂ©tĂ© civile une plus grande place dans la prĂ©paration des dĂ©bats.

Dans le domaine sensible de la santĂ©, trois mĂ©decins de l’Aube ont eu le courage de se « dĂ©conventionner » pour dĂ©noncer les dĂ©rives de l’informatisation des donnĂ©es de santĂ© initiĂ©e par le rĂ©seau Sesam-Vitale (dĂšs 2001 une sociĂ©tĂ©, Cegedim, remporta le prix Orwell Entreprise pour exploiter ces donnĂ©es Ă  des fins mercantiles). Deux autres personnes sont citĂ©es pour leur action personnelle et dĂ©sintĂ©ressĂ©e : Pierre Pinard, pour son travail de vulgarisation sur la vie privĂ©e et la sĂ©curitĂ© des ordinateurs personnelsnote ; et Michel Bouissou, un administrateur systĂšme qui a pris fait et cause pour la dĂ©fense de la vie privĂ©e et de la cryptographie, en Ă©ditant notamment l’un des premiers « CD-Live » permettant d’utiliser un systĂšme d’exploitation de type Linux sans laisser de traces (la « Knoppix-Mib »).

La question du libre accĂšs aux logiciels et aux technologies de communication est dĂ©cidĂ©ment d’actualitĂ© cette annĂ©e-lĂ . Le site EUCD.info, crĂ©Ă© dans la mouvance de la Free Software Fondation, est nominĂ© au prix Voltaire pour son travail de veille sur le droit Ă  la copie privĂ©e et les dĂ©rives technologiques des ayants droit de l’industrie culturelle. En 2003 se profile en effet une directive europĂ©enne (EUCD, European Union Copyright Directive) qui cherche Ă  imposer des « mesures techniques de protection » qui font encore parleur d’elles en 2008. Deux ans plus tard, EUCD.info lancera une pĂ©tition contre le projet de loi de transposition en droit français de cette directive (projet DADVSI), qui recueillera rapidement plus de 150 000 signatures. La loi DADVSI sera adoptĂ©e en juillet et promulguĂ©e en aoĂ»t 2006.

Et, dans le camp des dĂ©tracteurs des multinationales, un candidat plutĂŽt inĂ©dit aux BBA : le sĂ©nateur du RhĂŽne RenĂ© Tregouet, pour ses interventions clairvoyantes lors des dĂ©bats du projet de loi LCEN (confiance dans l’économie numĂ©rique). Sa cible : les industriels de l’informatique autour de Microsoft et d’Intel, qui visaient Ă  imposer leurs standards logiciels et matĂ©riels au risque de dĂ©possĂ©der l’utilisateur du contrĂŽle de ses donnĂ©es privĂ©es et de son ordinateur. Dommage : il terminera son mandat en 2004 et ne se reprĂ©sentera pas.

Un autre personnage inattendu est venu s’incruster dans cette sĂ©lection Voltaire : Philippe Wolf, un agent de la DCSSI, la Direction de la sĂ©curitĂ© des systĂšmes d’information du gouvernement. Il a osĂ© dĂ©noncer les fantasmes de la biomĂ©trie, « un moyen d’authentification Ă  dĂ©conseiller », disait-il dans un article d’une revue du CNRSnote. Il n’a, nĂ©anmoins, pas vraiment Ă©tĂ© Ă©coutĂ© depuis par ses pairs.

Enfin, dernier candidat cette annĂ©e : le rĂ©seau Migreurop, inspirĂ© des expĂ©riences « No Border » de Strasbourg, nĂ© au Forum social europĂ©en de Florence en novembre 2002, qui milite contre les politiques migratoires de l’Union europĂ©enne. Il s’est acharnĂ© Ă  mieux faire connaĂźtre la gĂ©nĂ©ralisation de l’enfermement des Ă©trangers dĂ©pourvus de titre de sĂ©jour, et la multiplication des camps et de leurs antichambres Ă©lectroniques, les systĂšmes interconnectĂ©s de fichage (Eurodac, SIS II, visas, etc.). En novembre 2005 le rĂ©seau Migreurop s’est formellement constituĂ© en association de droit français.

2004 : EXTENSION DU DOMAINE DU FICHAGE GÉNÉTIQUE ET DÉLIT DE SOLIDARITÉ

Cette annĂ©e-lĂ , deux candidats finissent laurĂ©ats ex-aequo. Leurs points communs : avoir Ă©tĂ© poursuivis pour le simple fait d’avoir exercĂ© leurs activitĂ©s de militants.

Charles Hoareau viendra spĂ©cialement de Marseille pour recevoir son trophĂ©e. Syndicaliste, militant du droit des chĂŽmeurs, il est alors distinguĂ© pour avoir refusĂ© de donner sa salive pour un prĂ©lĂšvement ADN. Son cas fera des petits, puisqu’en 2008 des centaines d’autres personnes sont ou ont Ă©tĂ© poursuivies pour ce dĂ©litnote. À la suite d’un procĂšs en 2000, il Ă©cope d’une lĂ©gĂšre peine pour une altercation lors d’une manifestation quatre ans plus tĂŽt. Corollaire de sa condamnation : intĂ©grer le fichier des empreintes gĂ©nĂ©tiques (FNAEG), qui venait tout juste, en 2003, d’ĂȘtre amendĂ© (merci Nicolas Sarkozy) afin de ficher les auteurs de dĂ©lits mineurs. « Je suis le premier syndicaliste touchĂ© par cette loi scandaleuse [la LSI]. On ne peut pas tolĂ©rer que l’on banalise ainsi le fichage des gens », commentait alors Charles Hoareau.

Également gagnants du prix Voltaire 2004, « Moustache » et Jean-Claude Lenoir, premiĂšres victimes du « dĂ©lit de solidaritĂ© ». Ces deux militants du collectif C-Sur, qui assiste les sans-papiers dans la rĂ©gion de Calais (toujours actif en 2008), ont Ă©tĂ© poursuivis cette annĂ©e-lĂ  d’aprĂšs les nouveaux termes de loi « Perben II » (« adaptation de la justice aux Ă©volutions de la criminalitĂ© » du 4 mars 2004), qui criminalise l’aide aux Ă©trangers en situation irrĂ©guliĂšre. Ce texte Ă©largit notamment les moyens de la police Ă  l’espionnage (via micros ou camĂ©ras) des domiciles et vĂ©hicules privĂ©s. « Le simple fait que des militants, agissant dans un but purement humanitaire, se retrouvent aux cĂŽtĂ©s de personnes soupçonnĂ©es d’ĂȘtre des passeurs donne Ă  rĂ©flĂ©chir », s’indigne le Gisti. Cette mesure Ă©tait contraire Ă  l’époque Ă  une directive de 2002 qui ne prĂ©voyait la rĂ©pression de l’aide au sĂ©jour irrĂ©gulier que si elle Ă©tait « commise sciemment et dans un but lucratif ». Les futures lois Sarkozy sur l’immigration vont durcir ce « dĂ©lit de solidaritĂ© ». Et fin 2007, le fichier « ELOI » avalisera tranquillement la mesure en fichant les personnes intervenant dans l’hĂ©bergement des sans-papiers.

Cette annĂ©e deux associations sont nominĂ©es pour leur vigilance en matiĂšre d’informatisation des donnĂ©es santĂ©. L’Association de dĂ©fense des assurĂ©s sociaux (ADAS), aujourd’hui disparue, avait pour but de veiller Ă  ce que les garanties du code de la sĂ©curitĂ© quant « aux principes dĂ©ontologiques fondamentaux que sont le libre choix du mĂ©decin par le malade, la libertĂ© de prescription du mĂ©decin, le secret professionnel ». L’Adas a Ă©galement lancĂ© deux appels au refus du « dossier mĂ©dical informatisĂ© » (futur DMP), conjointement avec Souriez vous ĂȘtes filmĂ©Es et Acis-Vipi (Association contre l’informatisation de la sociĂ©tĂ©, la tĂ©lĂ©transmission par la carte Vitale et les rĂ©seaux de santĂ©). Cette derniĂšre, Ă©galement prĂ©sente dans la sĂ©lection 2004, Ă©dite encore aujourd’hui la revue LibertĂ©s ? et entend dĂ©noncer l’informatisation, la numĂ©risation, la tĂ©lĂ©transmission de nos donnĂ©es et leur commerce.

HamĂ©, l’un des membres du groupe de rap La Rumeur, est citĂ© dans la sĂ©lection pour avoir rĂ©sistĂ© au procĂšs pour diffamation que lui a intentĂ© en 2002 le ministre de l’IntĂ©rieur pour des Ă©crits jugĂ©s « injurieux » envers la police (« Les rapports du ministĂšre de l’IntĂ©rieur ne feront jamais Ă©tat des centaines de nos frĂšres abattus par les forces de police sans qu’aucun des assassins n’ait Ă©tĂ© inquiĂ©tĂ© », faisant notamment rĂ©fĂ©rence aux Ă©vĂ©nements d’octobre 1961). HamĂ© a jusqu’ici gagnĂ© deux manches, mais la Cour de cassation a annulĂ© sa relaxe en juillet 2007note.

Enfin, les deux derniers de la liste des Voltaire 2004 étaient déjà connus de nos services : EUCD.info, qui poursuit son travail de veille sur la directive européenne EUCD (European Union Copyright Directive) et sa transposition en droit français, pour le droit à la copie privée et les logiciels libres ; et le Collectif national unitaire de résistance à la délation, pour son action contre le projet de loi de prévention de la délinquance (PLD).

2005, CONFIRMATION DES TENDANCES À LA DÉLATION TECHNOLOGIQUE ORGANISÉE

Le Collectif national unitaire (CNU) de rĂ©sistance Ă  la dĂ©lation remporte enfin la palme de la « vigilance citoyenne ». Ce collectif informel d’individus et de professionnels de l’action sociale ou Ă©ducative rĂ©siste aux tentatives de stigmatisation des populations prĂ©caires contenues dans le projet LPD prĂ©parĂ© dĂšs les premiers mois du rĂšgne de N. Sarkozy place Beauvau en 2002. Avant cela, le collectif n’a pas cessĂ© de dĂ©noncer nombre d’expĂ©rimentations dangereuses qu’a pu inspirer ce projet de loi. Dont l’affaire du « questionnaire » de Vitry-le-François, qui vaudra au maire de la ville et au prĂ©sident du conseil gĂ©nĂ©ral de la Marne le prix LocalitĂ©s en 2004, qui demandait aux acteurs de l’action sociale de noter des Ă©lĂ©ments privĂ©s et familiaux afin de mieux les « partager ». Le CNU, qui s’est Ă©galement Ă©levĂ© contre le rapport du dĂ©putĂ© Benistinote, fin 2004, a maintenant laissĂ© la place Ă  une alliance de comitĂ©s actifs locauxnote qui s’opposent encore Ă  la lettre et Ă  l’esprit de ce texte de loinote.

Parmi les six autres candidats au Voltaire, deux s’inscrivent logiquement dans la lutte contre le miracle de la biomĂ©trie, cĂ©lĂ©brĂ© comme il se doit dans le palmarĂšs cette annĂ©e-lĂ . D’abord les militants d’un collectif informel qui ont contribuĂ© Ă  mieux rĂ©vĂ©ler les symptĂŽmes nĂ©fastes de la biomĂ©trie en milieu scolaire, lors d’une action oĂč trois d’entre eux ont Ă©tĂ© interpellĂ©s aprĂšs la destruction de bornes installĂ©es Ă  la cantine du lycĂ©e de la vallĂ©e de Chevreuse Ă  Gif-sur-Yvette (91). Ils entendaient ainsi dĂ©noncer l’intention exprimĂ©e par les industriels (comme le Gixel, gagnant Orwell Novlang en 2004) de conditionner les enfants Ă  l’acceptation des technologies de contrĂŽle social. Le 21 fĂ©vrier 2006, les trois militants furent condamnĂ©s Ă  prĂšs de 10 000 euros d’amende. Cette forme de dĂ©sobĂ©issance civile semble dĂ©sormais ĂȘtre le seul recours pour contrecarrer les manƓuvres conjuguĂ©es de l’État et des entreprises pour quadriller la sociĂ©tĂ© avec ces technologies. Ainsi, au printemps 2008, une campagne nationale a Ă©tĂ© lancĂ©e dans plusieurs villes de France afin, notamment, de saboter d’autres bornes biomĂ©triques ou de bloquer des lecteurs de cartes Moneonote.

Dans le mĂȘme registre mais sous une autre forme, les auteurs anonymes, Ă  Grenoble, d’une brochure vantant les mĂ©rites d’une fausse carte d’identitĂ© biomĂ©trique appelĂ© « Libertys ». Le prospectus parlait d’une carte « obligatoire » dont la ville aurait Ă©tĂ© choisie comme « site pilote » : « Libertys contient, numĂ©risĂ©s et encryptĂ©s sur sa puce, des identifiants biologiques de son titulaire : empreintes digitales, iris de l’Ɠil et image faciale. Elle remplacera avantageusement tous les documents actuels », le tout agrĂ©mentĂ© d’implants sous-cutanĂ©s en option
 Une histoire Ă©difiante relayĂ©e notamment par le collectif grenoblois PiĂšces et main-d’Ɠuvre, qui critique avec une certaine acuitĂ© certaines recherches aux visĂ©es obscures, comme les nanotechnologies – sans aucun doute un vivier pour les prochains palmarĂšs des BBA.

La Fondation pour une infrastructure informationnelle libre (FFII), est Ă©galement citĂ©e pour son Ă©norme travail d’alerte sur les dangers imminents de plusieurs directives europĂ©ennes comme EUCD, brevetabilitĂ© des logiciels et rĂ©tention des donnĂ©es.

Dans le registre rĂ©current des donnĂ©es de santĂ©, outre la prĂ©sence de l’ADAS cette annĂ©e encore, deux autres dossiers mĂ©ritent le dĂ©tour. L’étude de deux ingĂ©nieurs tout d’abord, JĂ©rĂŽme CrĂ©taux et Patrick Gueulle, qui ont dĂ©montrĂ© durant l’étĂ© 2005 que la carte Sesam-Vitale Ă©tait d’autant plus faillible qu’elle n’était tout simplement pas sĂ©curisĂ©e. Il leur a Ă©tĂ© ainsi possible d’avoir accĂšs aux donnĂ©es prĂ©sentes dans la carte et de crĂ©er des cartes « compatibles » acceptĂ©es par les professionnels de santĂ© tout en modifiant lesdites donnĂ©es confidentielles
 En avançant que le contenu de la carte Ă©tait « codĂ© », le GIE Sesam-Vitale laissait croire qu’il Ă©tait protĂ©gĂ©. Las, JĂ©rĂŽme CrĂ©taux, pour avoir dĂ©voilĂ© ces failles, sera poursuivi en justice par le GIE pour fabrication de fausse carte et « escroquerie en bande organisĂ©e ». C’est avec beaucoup plus de dĂ©rision que l’association Le Citoyen s’est fait remarquer pour figurer dans la sĂ©lection : elle a montĂ© l’opĂ©ration « Choisir Douste-Blazy comme mĂ©decin traitant », visant le ministre de la SantĂ© qui dĂ©crocha une mention spĂ©ciale cette annĂ©e-lĂ .

2006 : L’OBSESSION DU CHIFFRE À TOUT PRIX ET FICHAGE DE MASSE

Deux lauréats ex-aequo remportent le prix Voltaire cette année-là, avec aussi une mention spéciale.

Une quinzaine de directrices et directeurs d’école primaire d’Ille-et-Vilaine sont saluĂ©(e)s pour avoir ouvertement refusĂ© de renseigner le dernier avatar du fichage rĂ©publicain, « Base Ă©lĂšves », pour lequel le ministĂšre de l’Éducation nationale sera nominĂ© Ă  deux reprises, en 2006 et 2007 (pour l’ensemble de son Ɠuvre). Par ce refus, ces enseignants risquent de perdre leur titre de directeurs. Certain(e)s ont d’ailleurs dĂ©cidĂ© de dĂ©missionner avant d’attendre la sanction. « Je suis avant tout directrice et enseignante, ma mission n’est pas, par le biais de ce fichier, de devenir un auxiliaire de police ou d’état civil. L’école n’a pas Ă  servir de relais ou de prĂ©texte pour rĂ©colter des renseignements sur la famille en gĂ©nĂ©ral », expliquait au Monde.fr une de ces « insurgĂ©es »note.

PrimĂ© ex-aequo, Pierre Muller, le fondateur de l’association Ordinateurs de vote, qui, pour son travail de fond, depuis des annĂ©es, pour dĂ©noncer l’automatisation croissante des Ă©lections, et particuliĂšrement celles qui se profilaient Ă  l’horizon 2007note. Parti du constat que « le vote Ă©lectronique est en voie de se gĂ©nĂ©raliser en France dans un grand silence et sans la moindre rĂ©flexion de fond », il a rĂ©vĂ©lĂ© nombre d’études sur le sujet, Ă  l’étranger et en France, qui constituent une base de donnĂ©es unique en son genre sur les machines Ă  voter. Son credo : « Une Ă©lection doit ĂȘtre transparente et contrĂŽlĂ©e par le citoyen, fĂ»t-il dĂ©pourvu de connaissances informatiques. » La pĂ©tition lancĂ©e par Pierre Muller et son association dĂ©but 2007 a recueilli en quelques mois plus de 102 000 signatures. Pierre Muller fera partie du jury en 2007.

Enfin, Christophe Espern, principal animateur du site EUCD.info et militant Ă  l’April (Association pour la promotion et la recherche en informatique libre), reçoit symboliquement une « mention spĂ©ciale » pour son travail de fond sur les techniques de type DRM (Digital Rights Management) et les menaces que ces verrous informatiques font peser sur la libertĂ© d’accĂ©der Ă  la culture et aux programmes informatiques de son choix. C’est grĂące Ă  son expertise que de trop rares amendements limitant les dĂ©gĂąts ont fait leur apparition dans le fameux projet de loi DADVSInote.

Également nominĂ©s en 2006, quatre autres candidats. Passons sur les « insoumis du fichier gĂ©nĂ©tique », en quelque sorte les fil(le)s spirituel(le)s de Charles Hoareau (prix Voltaire 2004), qui remporteront la palme en 2007 (lire ci-aprĂšs).

Le ComitĂ© d’action lycĂ©en du collĂšge-lycĂ©e Maurice-Ravel, Ă  Paris, est citĂ© dans la sĂ©lection pour avoir rĂ©sistĂ© avec succĂšs Ă  la biomĂ©trie. Fin 2005, sans accord de la CNIL ni rĂ©union d’information des parents ou des enseignants, la principale tente d’imposer l’installation d’une borne biomĂ©trique Ă  la cantine. L’« enrĂŽlement » des enfants dans le systĂšme s’est effectuĂ© en deux jours ; les Ă©lĂšves Ă©taient prĂ©venus la veille. GrĂące Ă  la mobilisation du comitĂ©, la principale a finalement mis la machine Ă  35 000 euros hors d’état de nuire.

Une soixantaine d’assistant(e)s sociales du Puy-de-DĂŽme ont refusĂ© collectivement d’utiliser un fichier informatique Ă  caractĂšre « social ». Leur mise Ă  pied par le conseil gĂ©nĂ©ral en dĂ©cembre 2006, avec inscription de la sanction dans leur dossier pendant trois ans, tĂ©moigne Ă  nouveau des procĂ©dures disciplinaires encourues par ceux qui refusent le passage Ă  la moulinette du fichage.

Et enfin, dernier candidat cette annĂ©e, inhabituel mais salutaire : un ex-officier de police, fort de vingt ans d’expĂ©rience Ă  la PJ. Il a dĂ©noncĂ© Ă  visage dĂ©couvert la « manipulation » des statistiques de la dĂ©linquance et la « politique du chiffre » imposĂ©e par le ministre de l’IntĂ©rieur, qui conduit la police Ă  se concentrer sur un petit nombre de dĂ©lits rentables (sans-papiers, outrages Ă  agents, possession de stupĂ©fiants) pour servir des intĂ©rĂȘts politiciens. Son analyse est rĂ©sumĂ©e dans un entretien qu’il a accordĂ© au collectif de rĂ©alisateurs Regarde Ă  vuenote.

2007 : TRAÇAGE BIOMÉTRIQUE ET GÉNÉTIQUE – ET VICTOIRE POUR LES ANTI-VIDÉO

Le Collectif Refus ADN (http://refusadn.free.fr) est cette fois dĂ©signĂ© par le jury comme seul laurĂ©at du prix Voltaire 2007, saluant ainsi son travail de rĂ©sistance et d’information face aux prĂ©lĂšvements arbitraires visant Ă  gonfler le tristement cĂ©lĂšbre FNAEG. Le collectif archive nombre de documents utiles aux justiciables pouvant ĂȘtre confrontĂ©s Ă  cette obligation aprĂšs une simple interpellation, et a publiĂ© notamment, en mai 2007, une brochure qui rĂ©capitule les principaux points de droit Ă  savoir. En mai 2007, il y avait au bas mot 480 000 individus fichĂ©s (dont 200 000 sur simple prĂ©somption). Un an plus tard, on peut estimer leur nombre Ă  plus de 700 000. En avril 2008, la Cour de cassation a confirmĂ© la peine infligĂ©e en 2006 Ă  l’un des premiers « rĂ©calcitrants », Benjamin Deceuninck, un jeune agriculteur contraint de se soumettre au prĂ©lĂšvement Ă  la suite de sa condamnation dans une affaire de fauchage de plants d’OGM. Il a fait appel en juillet 2008 devant la Cour europĂ©enne des droits de l’homme et lancĂ© une pĂ©tition pour son abolition (lire la contribution de son avocat, Jean-Jacques Gandini, en fin de chapitre).

Six autres candidats étaient en lice cette année.

Le Syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI) est arrivĂ© en seconde position dans le vote du jury. Il a protestĂ© contre la gĂ©nĂ©ralisation d’un bracelet RFID numĂ©rotĂ© (et dotĂ© d’un code barres) que devaient accepter tous les patients de l’hĂŽpital Saint-Louis Ă  Paris, Ă©voquant notamment le dĂ©sarroi d’une infirmiĂšre face Ă  un patient, ancien dĂ©portĂ© : « Mademoiselle, je n’ai pas besoin de votre bracelet, j’ai dĂ©jĂ  un numĂ©ro d’identification tatoué  » Dans une lettre ouverte, le SNPI a saisi le ministĂšre de la SantĂ© : « Lorsqu’une personne hospitalisĂ©e est capable de dĂ©cliner son identitĂ©, lui demander de “s’étiqueter” revient Ă  la nier en tant que personne, Ă  lui faire quitter sa qualitĂ© de “sujet, objet de soins”, pour en faire un “objet des soins”. Agir ainsi pose de rĂ©els problĂšmes Ă©thiques, et va Ă  l’encontre de la dĂ©marche soignante. »

Coup de chapeau au collectif PloĂ«rmel sans vidĂ©o. Cette petite armĂ©e de rĂ©sistants a gagnĂ© sa bataille contre le maire Paul Anselin, prix Orwell LocalitĂ©s en 2006, en parvenant Ă  faire annuler l’arrĂȘtĂ© d’installation des camĂ©ras devant le tribunal administratif de Rennes en janvier 2008. PloĂ«rmel (Morbihan) dĂ©tenait le triste record du rĂ©seau de camĂ©ras le plus dense de France (62 pour 10 000 habitants). Dans la foulĂ©e, le maire a perdu les Ă©lections municipales (aprĂšs trente et un ans de rĂšgne).

Membre du Collectif national unitaire contre la dĂ©lation, le Collectif pour la dĂ©fense des libertĂ©s fondamentales (CDLF) de Rouen, crĂ©Ă© en 2002, a lui aussi a montrĂ© l’efficacitĂ© d’une rĂ©sistance frontale : ses militants ont dĂ©noncĂ© devant le tribunal administratif la mise en place sournoise de systĂšmes biomĂ©triques dans les Ă©coles. La borne du collĂšge Fontenelle de Rouen, devenue caduque, avait quand mĂȘme coĂ»tĂ© 10 000 euros, payĂ©s par le contribuable via le conseil gĂ©nĂ©ral. Le CDLF s’est battu aussi contre les camps de rĂ©tention, les violences policiĂšres et le fichier Base Ă©lĂšves.

Nicolas Bonanni et les Ă©leveurs opposĂ©s au traçage RFID. Un groupe d’éleveurs, et notamment Nicolas Bonnani (dans une tribune remarquĂ©e d’aoĂ»t 2007), s’est opposĂ© l’an dernier Ă  l’obligation imposĂ©e par l’Union europĂ©enne de placer des puces RFID sur le bĂ©tail ovin et caprin Ă  partir du 1er janvier 2008. Leur argument : on commence par les animaux avant de chercher Ă  l’imposer aux humains. TrĂšs argumentĂ©e, sa plaidoirie permet de mettre en perspective les dĂ©bordements qui ont dĂ©jĂ  eu lieu (fichier gĂ©nĂ©tique, carte d’identitĂ©) : au dĂ©but rĂ©servĂ©s Ă  des populations « marginales » (pĂ©dophiles, terroristes, rĂ©cidivistes, Ă©trangers
), ces dispositifs s’étendent en quelques annĂ©es Ă  l’ensemble des crimes et dĂ©lits et, pour finir, Ă  l’ensemble de la population. Cela malgrĂ© toute l’attention des commissions d’éthique et autres confĂ©rences de citoyens. Il en sera sans doute de mĂȘme pour les puces RFID sous-cutanĂ©es.

Le Collectif de rĂ©appropriation de l’espace public (CREP) de Strasbourgnote. Alors qu’en novembre 2007, les Assises nationales de la vidĂ©osurveillance urbaine qui se tenaient dans la capitale alsacienne Ă©taient interdites au public, le CREP a organisĂ© un « contre-sommet » au titre Ă©vocateur : « Debout contre la surveillance ». Pendant que les Ă©lus et promoteurs de la surveillance prĂ©ventive pĂ©roraient sur une ville plus « sĂ»re », le CREP proposait un repĂ©rage collectif des camĂ©ras, des dĂ©bats sur la vidĂ©osurveillance et la biomĂ©trie, des projections, un atelier de cartographie pour actualiser la carte des camĂ©ras entamĂ©e en 2003, et plusieurs tracts, affiches et autocollants reproductibles Ă  l’envi. Le collectif a Ă©galement lancĂ© une opĂ©ration de « baguage » des camĂ©ras et souhaite rĂ©inventer les rues, les places, les murs accaparĂ©s par la sphĂšre marchande.

Enfin, Ă©tait citĂ© dans cette sĂ©lection le ministĂšre du Civisme et de la DĂ©lation note. Ce site parodique, surpris par son succĂšs (120 000 dĂ©nonciations en dix mois), proposait un formulaire de dĂ©nonciation assistĂ©e par ordinateur ainsi qu’un serveur tĂ©lĂ©phonique. Slogan plus vrai que nature : « Aidez-nous Ă  remettre la France sur les rails en signalant tout comportement suspect
 » Le « dĂ©lateur » se voyait rĂ©compensĂ© grĂące Ă  la promesse d’un « crĂ©dit d’impĂŽts ». À Toulon, des fonctionnaires zĂ©lĂ©s ont tentĂ© de les imiter, mais pour de vrai cette foisnote


TRIBUNE. REFUSER UN PRÉLÈVEMENT ADN
Par Jean-Jacques Gandininote

Pourquoi refuser un prĂ©lĂšvement biologique destinĂ© Ă  l’identification de son empreinte gĂ©nĂ©tique et qui va servir Ă  alimenter le FNAEG ? Rappelons les articles 16.1 du code civil et 8 de la Convention europĂ©enne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertĂ©s fondamentales : « Chacun a droit au respect de son corps. Le corps humain est inviolable » ; « Toute personne a droit au respect de sa vie privĂ©e
 Il ne peut y avoir ingĂ©rence d’une autoritĂ© publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingĂ©rence est prĂ©vue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, est nĂ©cessaire Ă  la sĂ©curitĂ© nationale, Ă  la sĂ»retĂ© publique. »

En contrepoint, une jurisprudence dĂ©jĂ  ancienne de la cour d’appel de Colmar datant de 1957 a caractĂ©risĂ© l’état de nĂ©cessitĂ© comme la « situation dans laquelle se trouve une personne qui, pour sauvegarder un intĂ©rĂȘt supĂ©rieur, n’a d’autre ressource que d’accomplir un acte dĂ©fendu par la loi pĂ©nale ». Or l’état de nĂ©cessitĂ© n’est pas limitĂ© Ă  la dĂ©fense d’intĂ©rĂȘts matĂ©riels fussent-ils vitaux : il doit ĂȘtre Ă©tendu Ă  la protection des intĂ©rĂȘts moraux supĂ©rieurs, Ă  savoir la sauvegarde de soi-mĂȘme, l’intĂ©gritĂ© de sa personne.

Le prĂ©lĂšvement gĂ©nĂ©tique est une atteinte Ă  la dignitĂ© et Ă  l’intĂ©gritĂ© physique ; personne ne peut ĂȘtre contraint Ă  une intervention, sans fondement mĂ©dical sur son propre corps. C’est une atteinte Ă  la libertĂ© individuelle car si on consent, on collabore : en acceptant ainsi son propre fichage, on devient son propre bourreau.

Outre la peine encourue pour ce seul dĂ©lit (jusqu’à un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende), la peine se cumule avec celle prononcĂ©e pour le dĂ©lit initial, sans possibilitĂ© de confusion ; et, pire encore, une telle infraction, lorsqu’elle est commise par une personne condamnĂ©e, dĂ©tenue, entraĂźne de plein droit le retrait de toutes les rĂ©ductions de peine antĂ©rieures et interdit l’octroi de nouvelles rĂ©ductions


En refusant le prĂ©lĂšvement, on accomplit un acte nĂ©cessaire Ă  la sauvegarde de sa personne car l’acte autorisĂ© par la loi n’est justifiĂ© que s’il reste dans les limites d’une « juste nĂ©cessitĂ© ». OĂč est la « juste nĂ©cessitĂ© » ?

En Ă©tendant le fichage Ă  la quasi-totalitĂ© des crimes et dĂ©lits d’atteinte aux personnes et aux biens (mais en le maintenant hors du champ d’application de la dĂ©linquance Ă©conomique et financiĂšre
), nous nous dirigeons vers un fichage gĂ©nĂ©ralisĂ©, contraire aux normes d’un rĂ©gime dĂ©mocratique respectueux de la libertĂ© de tous les individus qui le composent. Nous voici entrĂ©s dans l’ùre du soupçon, et ce pour la vie entiĂšre puisque les empreintes des personnes condamnĂ©es sont conservĂ©es pendant quarante ans ! C’est une vĂ©ritable double peine qui est ainsi prononcĂ©e et en mĂȘme temps une tunique de Nessusnote car les personnes concernĂ©es vont devenir un corps de suspects privilĂ©giĂ©s permanents.

Cette longue durĂ©e fragilise les garanties puisqu’une nouvelle lĂ©gislation peut venir les modifier Ă  tout moment : on sait comment les fichiers des rĂ©fugiĂ©s politiques, des Ă©trangers et autres gens du voyage se sont rĂ©vĂ©lĂ©s pain bĂ©ni en 1940-1941 pour le rĂ©gime de Vichy


C’est pourquoi le devoir de rĂ©sistance s’impose. Sommes-nous prĂȘts Ă  Ă©changer nos libertĂ©s fondamentales contre un peu plus de sĂ©curitĂ©, avec en outre le risque qu’elle soit illusoire ? L’arrestation d’un ou deux criminels vaut-elle le fichage ADN de centaines de milliers d’habitants de ce pays, de millions demain, de tous peut-ĂȘtre un jour ? Il est des moments oĂč il faut savoir dire NON. Il faut dĂ©noncer cette dĂ©rive vers une sociĂ©tĂ© du tout-sĂ©curitaire, de Big Brother, au nom du premier des droits de l’homme, la libertĂ©. Avec l’État-ADN qui se profile Ă  l’horizon, c’est toute critique, tout dissentiment qui vont devenir impossibles.

NB : D’autres cas de refus de prĂ©lĂšvement d’ADN se sont conclus par des relaxes, en premiĂšre comme en deuxiĂšme instance. Francis Roux (agriculteur) et Philippe Matet (enseignant), condamnĂ©s Ă  une peine de prison avec sursis en 2005 pour fauchage d’OGM, ont Ă©tĂ© relaxĂ©s le 28 mai 2008 par le tribunal correctionnel de Millau (Aveyron), selon La DĂ©pĂȘche du Midi du 29 mai 2008. Les tribunaux de Cahors et de La Roche-sur-Yon avaient fait de mĂȘme auparavant. Mais, Ă  chaque fois, le procureur a relevĂ© appel. En revanche, dans une autre affaire jugĂ©e Ă  Grenoble, la cour d’appel avait finalement relaxĂ© cinq militants grenoblois condamnĂ©s Ă  150 euros d’amende avec sursis et la Cour de cassation, saisie par le procureur gĂ©nĂ©ral, a confirmĂ© cette relaxe le 31 mai 2008.

TRIBUNE. LE FICHAGE DES ENFANTS
Par François Nadirasnote

Le fichier « Base Ă©lĂšves 1er degrĂ© » (BE1D) est une application informatique dont la finalitĂ© dĂ©clarĂ©e est d’amĂ©liorer la « gestion des effectifs et des moyens » de l’enseignement Ă©lĂ©mentaire – cela concerne environ 55 000 Ă©tablissements. À terme, tous les enfants en Ăąge d’ĂȘtre scolarisĂ©s qui rĂ©sident en France seront fichĂ©s dans le systĂšme BE1D.

AprĂšs avoir Ă©tĂ© « dĂ©clarĂ© » Ă  la CNIL le 24 dĂ©cembre 2004, il a Ă©tĂ© implantĂ© (sous forme dite « expĂ©rimentale ») Ă  partir de 2005, et le ministĂšre prĂ©voit que sa gĂ©nĂ©ralisation sera achevĂ©e pour la rentrĂ©e 2009. Tous les directeurs d’école auront obligation de l’utiliser et les parents seront tenus de fournir les informations qui leur seront demandĂ©es.

BE1D n’est pas la simple version informatique des anciennes fiches administratives remplies par les directeurs d’école qui ne sortaient pas des Ă©coles. Il s’en distingue notamment par son opacitĂ© et par sa taille. TrĂšs vite, il a suscitĂ© l’inquiĂ©tude. D’abord, d’absence d’information des parents sur la destination des informations : lors de l’inscription de leur enfant dans une Ă©cole, les parents doivent remplir une fiche/papier de renseignements ; et, dans une seconde Ă©tape, le directeur de l’école entre les donnĂ©es prĂ©cĂ©dentes ainsi que d’autres informations dans Base Ă©lĂšves par l’intermĂ©diaire d’une connexion Internet. Les parents d’élĂšves ne sont pas toujours informĂ©s de l’existence de cette seconde Ă©tape, ni de leurs droits (Ă  l’information et Ă  la rectification).

Pour chaque Ă©lĂšve, une soixantaine de donnĂ©es personnelles sont enregistrĂ©es, sans beaucoup de prĂ©cision sur les personnes qui y auront accĂšs, sur l’usage qui en sera fait, ni sur la durĂ©e de conservation. Ces donnĂ©es sont centralisĂ©es au niveau acadĂ©mique. Elles transitent par Internet, avec les problĂšmes de sĂ©curisation que l’on peut imaginer : au printemps 2007, les dossiers de plusieurs dizaines (peut-ĂȘtre plusieurs centaines) de milliers d’enfants sont restĂ©s librement accessibles pendant plusieurs semaines
 Un an plus tard, en mai 2008, la sĂ©curisation n’est toujours pas assurĂ©e.

À l’origine, la nationalitĂ© devait ĂȘtre enregistrĂ©e ainsi que la date d’arrivĂ©e en France et la langue parlĂ©e Ă  la maison ou la culture d’origine. Mais, comme l’a dĂ©clarĂ© Jean-Jacques Hazan, secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la FCPE, « quand on vient chercher les enfants de sans-papiers dans les classes ou que l’on parle de croiser des fichiers dans le cadre de la loi sur la prĂ©vention de la dĂ©linquance, cela ne donne pas confiance dans l’administration ». Devant l’ampleur des protestations, l’administration a dĂ» retirer les champs contestĂ©s.

Pour rĂ©pondre Ă  ces inquiĂ©tudes lĂ©gitimes, l’administration s’est souvent rĂ©fĂ©rĂ©e Ă  Sconet, l’équivalent pour le second degrĂ© de Base Ă©lĂšves. Mais, outre le fait qu’il serait sans doute bon de revoir le fonctionnement de Sconet, les conditions de mise en place des deux systĂšmes sont diffĂ©rentes. Sconet a Ă©tĂ© crĂ©Ă© par arrĂȘtĂ©, le 22 septembre 1995, sous le nom de ScolaritĂ©, aprĂšs que la CNIL l’eut validĂ© le 7 septembre 1993. En effet, Ă  cette Ă©poque, la CNIL n’avait pas encore Ă©tĂ© amputĂ©e de son pouvoir de contrĂŽle a priori sur les fichiers de l’État (il faudra pour cela attendre la rĂ©vision en juillet 2004 de la loi Informatique et libertĂ©s de 1978). Les modifications qui ont Ă©tĂ© apportĂ©es au fonctionnement de Sconet ont Ă©tĂ© dĂ©clarĂ©es Ă  la CNIL et reposent sur des arrĂȘtĂ©s.

En revanche, la mise en place de Base Ă©lĂšves n’a fait l’objet d’aucune loi, d’aucun dĂ©cret, d’aucun dĂ©bat au sein des instances consultatives de l’Éducation nationale. Des champs ont pu ĂȘtre supprimĂ©s (la nationalitĂ©, l’origine et la date d’arrivĂ©e en France des parents), d’autres sont apparus
 dans la plus grande discrĂ©tion.

MAIS QUE FAIT LA CNIL ?

On aurait pu penser que la CNIL saurait veiller au respect des libertĂ©s individuelles
 Mais, nĂ©gligence ou manque de moyens, il lui a fallu un mois pour alerter le ministĂšre de l’Éducation nationale sur la grave dĂ©faillance du printemps 2007 au niveau de la sĂ©curisation.

Tout aussi inquiĂ©tant pour l’avenir : la CNIL a publiĂ© le 10 avril 2008, sous forme de questions/rĂ©ponses, un prĂ©tendu « mode d’emploi de BE1D », qui est en rĂ©alitĂ© une caution apportĂ©e au systĂšme. En voici un extrait : « Comment peut-on ĂȘtre assurĂ© que toutes les mesures sont prises pour garantir la sĂ©curitĂ© et la confidentialitĂ© des informations ? Lors de l’instruction du dossier par la CNIL, les experts de la Commission ont examinĂ© l’ensemble des mesures de sĂ©curitĂ© prĂ©vues dans le cadre de la gĂ©nĂ©ralisation du systĂšme. Des boĂźtiers dĂ©diĂ©s garantissent qu’une authentification forte Ă  deux facteurs est rĂ©alisĂ©e pour accĂ©der Ă  l’application. L’utilisateur doit en effet connaĂźtre un code secret de quatre chiffres et possĂ©der un boĂźtier personnel, affichant des suites de six chiffres et qui sont renouvelĂ©es toutes les minutes, pour dĂ©duire son mot de passe unique et dynamique d’accĂšs Ă  l’application. »

Mais
 les « boĂźtiers » Ă©voquĂ©s ne sont pas disponibles, loin de lĂ , dans toutes les Ă©coles. Et, Ă  la mi-mai 2008, il a Ă©tĂ© Ă  nouveau nĂ©cessaire de changer tous les mots de passe.

Plus grave : est-il dans les attributions de la CNIL de « rappeler la loi » – d’autant qu’il n’est pas prĂ©cisĂ© de quelle « loi » il s’agit : « Les parents ont-ils la possibilitĂ© de refuser que les informations concernant leur enfant soient enregistrĂ©es dans la “Base Ă©lĂšves” ? En France, l’inscription scolaire est obligatoire pour les enfants de six Ă  seize ans. Les parents ne peuvent donc pas s’opposer Ă  ce que l’école collecte et enregistre dans son fichier des informations relatives Ă  leur enfant. En revanche, lors de l’inscription, il doit leur ĂȘtre indiquĂ© les informations qu’ils doivent obligatoirement fournir et celles qui sont facultatives. »

Quant aux directeurs d’école, s’ils refusaient la « Base Ă©lĂšves », ils s’exposeraient Ă  des mesures de sanction de la part de leur hiĂ©rarchie.

On attendait un appel Ă  la vigilance, et l’on trouve une incitation Ă  accepter un systĂšme dĂ©pourvu de toute base juridique que l’administration tente d’imposer de façon autoritaire. La CNIL est-elle bien dans son rĂŽle quand elle fait la promotion de ce qu’elle a pour mission de contrĂŽler ?

BE1D ET PRÉVENTION DE LA DÉLINQUANCE

La loi prĂ©vention de la dĂ©linquance du 5 mars 2007 a donnĂ© de nouveaux pouvoirs au maire, qui devient destinataire de toute une sĂ©rie d’informations sur ses administrĂ©s et peut ainsi exercer un vĂ©ritable contrĂŽle social des familles.

Un dĂ©cret d’application de cette loi, en date du 14 fĂ©vrier 2008, organise les Ă©changes d’informations entre le maire, les autoritĂ©s de l’Éducation nationale, et les organismes de versement des allocations familiales : les inspecteurs d’acadĂ©mie devront transmettre aux maires les donnĂ©es affĂ©rentes Ă  cet absentĂ©isme. D’autre part, le dĂ©cret autorise le maire Ă  crĂ©er un fichier lui permettant de repĂ©rer l’absentĂ©isme des enfants d’ñge scolaire.

Dans cette dynamique de recomposition du contrĂŽle social et d’accroissement du pouvoir des maires sur les enfants et leur famille, on peut redouter l’utilisation des donnĂ©es individuelles de BE1D Ă  des fins non scolaires, et craindre qu’il soit finalement interconnectĂ© avec d’autres « fichiers », notamment ceux de la justice, des services sociaux et des caisses d’allocations familiales. C’est ce qui inquiĂšte de nombreuses personnes et associations soucieuses de dĂ©fendre les libertĂ©s individuelles fondamentales.

CIRCULEZ, Y A RIEN À VOIR

Une dizaine de jours aprĂšs avoir Ă©crit ce qui prĂ©cĂšde, on apprenait par un courrier de la CNIL que la dĂ©claration de Base Ă©lĂšves Ă  la commission (en date du 24 dĂ©cembre 2004) avait Ă©tĂ© modifiĂ©e « afin de supprimer certaines donnĂ©es, d’en recueillir de nouvelles et de modifier la liste de leurs destinataires. À la suite de cette modification, un nouveau rĂ©cĂ©pissĂ© de dĂ©claration (n° 1063224) a Ă©tĂ© dĂ©livrĂ© le 22 avril 2008 ».

La CNIL ajoutait qu’aujourd’hui, l’application « Base Ă©lĂšves 1er degrĂ© ne soulĂšve pas de difficultĂ©s au regard de la protection des donnĂ©es » – affirmation difficilement crĂ©dible dans la mesure oĂč les « boĂźtiers » Ă©voquĂ©s ne sont pas disponibles, loin de lĂ , dans toutes les Ă©coles – et elle terminait sa lettre en renvoyant au « mode d’emploi » Ă©voquĂ© prĂ©cĂ©demment. La lettre ne contenait aucune prĂ©cision concernant les modifications apportĂ©es Ă  Base Ă©lĂšves. Une dĂ©sinvolture qui confine au cynisme, et qui illustre, une fois de plus, que l’État n’entend pas renoncer Ă  l’opacitĂ© qui enveloppe ses dĂ©cisions.

Peut-on rappeler que Camus Ă©crivait en 1957 dans ses RĂ©flexions sur la peine capitale : « Il faut proclamer, dans les principes et dans les institutions, que la personne humaine est au-dessus de l’État. »

TRIBUNE. INFORMATISATION DES DONNÉES DE SANTÉ : CES MÉDECINS QUI ONT PEUR POUR LEURS PATIENTS
Par l’association Acis Vipinote

Voici les témoignages de deux praticiensnote.

TÉMOIGNAGE D’UN PSYCHIATRE ENTRÉ DANS LA RÉSISTANCE CONTRE L’INFORMATISATION

J’étais mĂ©decin conventionnĂ© secteur 1. J’ai choisi fin 2001 d’arrĂȘter mon activitĂ© mĂ©dicale, car je refuse la tĂ©lĂ©transmission. Les outils informatiques en eux-mĂȘmes me semblent plutĂŽt apporter une aide Ă  l’exercice mĂ©dical quotidien : documentation, aide Ă  la prescription mĂ©dicale ; mais, pour ce qui est des donnĂ©es mĂ©dicales personnelles (diagnostic, antĂ©cĂ©dents, traitements), je ne peux accepter qu’elles transitent par ces systĂšmes informatiques. Or c’est ce qui va se passer avec la carte Vitale 2 et le dossier mĂ©dical informatisĂ©.

C’est bien trop dangereux, il n’y aura plus de respect du secret mĂ©dical, alors que la confidentialitĂ© me paraĂźt essentielle Ă  la relation de confiance qui s’instaure entre le patient et son mĂ©decin. Cela me paraĂźt particuliĂšrement dangereux pour les maladies graves, les maladies hĂ©rĂ©ditaires, les maladies chroniques (cancers, sida, certaines maladies mĂ©taboliques comme le diabĂšte, certaines maladies psychiques comme les dĂ©pressions, les suicides, les Ă©pisodes dĂ©lirants, certaines maladies rhumatismales comme la spondylarthrite ankylosante, la polyarthrite rhumatoĂŻde et bien d’autres
).

GrĂące aux diagnostics codĂ©s des dossiers mĂ©dicaux informatisĂ©s, on pourra faire des listes de patients souffrant de telle ou telle maladie. Que deviendront ces listes de malades souffrant de maladie invalidante, et donc Ă©conomiquement improductifs ou risquant de coĂ»ter trop cher Ă  la sociĂ©tĂ© le jour oĂč notre pays sera dans une logique purement Ă©conomique ? Et d’ailleurs, ne sommes-nous pas dĂ©jĂ  dans une sociĂ©tĂ© marchande oĂč tout peut se vendre ? N’oublions pas que Hitler a expĂ©rimentĂ© les chambres Ă  gaz sur les malades mentaux parce qu’improductifs.

Je refuse d’ĂȘtre Ă  l’origine de listes qui un jour pourraient envoyer des patients Ă  la mort. On nous dit que ces donnĂ©es seront protĂ©gĂ©es, sĂ©curisĂ©es, mais comment faire confiance alors que des dossiers hautement sĂ©curisĂ©s comme ceux du Pentagone ont pu ĂȘtre piratĂ©s, alors que le gouvernement islandais a vendu les dossiers gĂ©nĂ©tiques de ses habitants Ă  une sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine, alors qu’au Danemark sur une seule et unique carte de la taille d’une carte bancaire figurent toutes les donnĂ©es civiles, sociales, bancaires, mĂ©dicales, juridiques d’un citoyen ?

Certains patients sont conscients du problĂšme bien qu’on leur vante plutĂŽt les avantages de ce nouvel outil (il n’y a plus de feuilles de SĂ©cu Ă  remplir, on est remboursĂ© plus vite) et pas les cĂŽtĂ©s nĂ©gatifs (non-respect du secret mĂ©dical, fichage et codage des patients, utilisation et devenir de ces listes). Nous sommes dans une sociĂ©tĂ© qui demande toujours plus de « transparence » et j’ai peur que cela aliĂšne cet espace de libertĂ© privĂ© nĂ©cessaire Ă  l’épanouissement de tout ĂȘtre humain.

E. R., médecin de Montbéliard (Doubs).

RÉFLEXIONS D’UN MÉDECIN SUR LE « DOSSIER MÉDICAL À PROBLÈMES »

Dans la mythologie grecque, Cassandre, prophĂ©tesse infaillible, fut aimĂ©e de Zeus qu’elle refusa. Celui-ci se vengea, car plus personne ne la crut. Elle annonça la guerre de Troie et son fameux cheval. La carte Vitale EST le cheval de Troie des temps modernes. Dans le dispositif de maĂźtrise des dĂ©penses de santĂ© programmĂ© par le gouvernement actuel, c’est le point de liaison entre patients et professionnels de santĂ©, la piĂšce maĂźtresse de la machine en route, la clĂ© de voĂ»te sans laquelle l’édifice ne tient pas.

GrĂące Ă  elle, les caisses pourront collecter toutes les donnĂ©es du « risque santĂ© » inscrites dans le dossier mĂ©dical personnel, comme une valeur marchande et Ă©changeable. Tout patient sera suivi Ă  la trace dans son « parcours de soins », tout mĂ©decin pourra se voir opposer un systĂšme de traitements « mĂ©dicalement corrects et standardisĂ©s » dĂ©finis par les autoritĂ©s sanitaires ou les assurances, Ă  qui il sera possible de choisir ses « sociĂ©taires » en fonction du bĂ©nĂ©fice attendu et bien sĂ»r d’augmenter les primes pour les patients Ă  risque.

En effet, la lecture du projet de convention mĂ©dicale montre que les issues principales semblent obturĂ©es, chacun voyant son intĂ©rĂȘt immĂ©diat en oubliant les consĂ©quences Ă  long terme : le mĂ©decin choisissant de respecter les consignes d’une convention qu’il se croit obligĂ© de signer pour survivre voudra Ă©viter toutes les pĂ©nalitĂ©s financiĂšres ou disciplinaires rĂ©servĂ©es Ă  celui qui ne voudrait pas collaborer. Sans ĂȘtre conscient de l’importance du risque de perte du secret mĂ©dical pourtant garant des libertĂ©s individuelles, il acceptera peu Ă  peu les protocoles tout faits que l’administration imposera pour conditionner le remboursement.

Le patient – moins remboursĂ© s’il ne choisit pas de « mĂ©decin traitant », s’il consulte un spĂ©cialiste directement – optera donc pour un remboursement meilleur, sans se rendre compte du danger de voir ses donnĂ©es de santĂ© informatisĂ©es, hĂ©bergĂ©es et consultables sur Internet. Que deviendront les traitements individualisĂ©s sortant des cadres dĂ©finis par les technocrates ?

Pour que le dossier mĂ©dical personnel ne devienne pas l’élĂ©ment clĂ© d’un dĂ©sastre mĂ©dical programmĂ©, pour gripper la machine et dĂ©samorcer le dispositif qui se met en marche, informons sans relĂąche patients et mĂ©decins des risques encourus par ce systĂšme, organisons pied Ă  pied le boycottage intĂ©gral du « mĂ©decin traitant », refusons de prĂ©senter ou d’utiliser la carte Vitale.

Souvent, les moments dramatiques des histoires des peuples sont ceux oĂč des choix se sont imposĂ©s : soit fuir pour survivre et lutter de l’extĂ©rieur, soit rester pour rĂ©sister chacun Ă  sa maniĂšre. Les options sont lĂ  devant nous. Prenons le temps de mĂ©diter quelques maximes pouvant Ă©clairer nos dĂ©cisions. Ce sont lĂ  quelques tĂ©moins d’espĂ©rances cachĂ©es.

« Montre la lune à un idiot : il ne regardera que ton doigt » (proverbe chinois).

« Le complice de la corruption est souvent notre propre indifférence » (Bess Myerson, 1974).

« Les plus ardents des feux de l’Enfer sont rĂ©servĂ©s Ă  ceux qui, en pĂ©riode de trouble moral, se rĂ©signent Ă  la neutralitĂ© » (Dante Alighieri, 1265-1321).

Un médecin de Montbéliard (Doubs).


8. CONTEXTE INTERNATIONAL

« Il y avait la vĂ©ritĂ©, il y avait le mensonge, et si l’on s’accrochait Ă  la vĂ©ritĂ©, mĂȘme contre le monde entier, on n’était pas fou. »

George Orwell, 1984.

La saga des prĂ©dateurs de la vie privĂ©e ne saurait ĂȘtre complĂšte sans un panorama de la situation internationale. Avant de dĂ©crypter dans le dĂ©tail quelques-uns des palmarĂšs de nos alter ego du rĂ©seau Privacy International un peu partout dans le monde, quelques mots sur les tendances globales.

GLOBAL BBA : LE MONDIAL DES PRÉDATEURS

En mai 2007 a Ă©tĂ© organisĂ©e Ă  MontrĂ©al la premiĂšre cĂ©rĂ©monie « transnationale » des Big Brother Awards, sorte de phase finale des championnats du monde de la surveillance dĂ©complexĂ©e. Pour dĂ©signer les meilleurs « surveillants sans frontiĂšres », Privacy International a rĂ©uni son bureau pour proposer une dizaine de candidats – parmi lesquels des multinationales, des personnes publiques ou des gouvernements.

L’entreprise laurĂ©ate est amĂ©ricaine : il s’agit de la compagnie de base de donnĂ©es Choicepoint, rĂ©compensĂ©e pour sa capacitĂ© Ă  revendre sans scrupule des donnĂ©es personnelles au plus offrant. Elle surpasse de redoutables concurrents, dont Google, le leader du profilage des internautes, qui Ă©tait Ă  l’époque en quĂȘte de rachat (effectif depuis) de la centrale publicitaire Doubleclick. Également dans le collimateur : la « coopĂ©rative » bancaire Swiftnote, au cƓur d’un scandale sur le transfert sauvage de donnĂ©es nominatives sensibles aux autoritĂ©s amĂ©ricaines, et enfin la firme de relations publiques Booz Allen Hamilton, multinationale de l’influence au service de politiques sĂ©curitaires.

Le prix « people » de cette compĂ©tition est revenu Ă  un agent trĂšs spĂ©cial, plutĂŽt mĂ©connu en dehors du sĂ©rail de la politique des lois d’exception votĂ©es au forceps Ă  Washington comme le Patriot Act. Il s’agit de Stewart Baker, ancien directeur juridique et « grand communicant » de la centrale d’écoute du gouvernement amĂ©ricain, la National Security Agency (NSA) ; il Ă©tait en mai 2007 secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral adjoint Ă  la SĂ©curitĂ© intĂ©rieure des États-Unis. Il a participĂ© Ă  la plupart des politiques de surveillance qui se sont mises en place outre-Atlantique, et a aussi contribuĂ© au transfert illĂ©gal, aux États-Unis, des donnĂ©es « passagers » des citoyens europĂ©ens (fichier PNR des compagnies aĂ©riennes – lire plus loin). Parmi ses challengers, que des grosses lĂ©gumes : Tony Blair, Ă  l’époque toujours Premier ministre britannique ; son homologue russe Vladimir Poutine, pour sa propension Ă  restaurer des politiques de surveillance dignes de la guerre froide ; et enfin Alberto Gonzales, ministre adjoint de la Justice des États-Unis, pour ses tentatives de contourner la Constitution dans le domaine judiciaire.

Tony Blair sera finalement distinguĂ©, puisque c’est son gouvernement qui est sacrĂ© « pire d’entre tous », le Royaume-Uni Ă©tant devenu la « plus grande sociĂ©tĂ© de surveillance des pays dĂ©mocratiques ». Ses lois sur la vie privĂ©e sont aussi liberticides que celles de la Malaisie, la Chine ou la Russie, et il encourage les autres pays de l’Union europĂ©enne Ă  suivre son exemple. La Chine, la Tunisie, les États-Unis mais aussi le Conseil de l’Union europĂ©enne (organe exĂ©cutif de l’Union) complĂ©taient ce tableau catastrophe. En ce qui concerne le projet, ou la technologie, le plus menaçant, c’est l’OACI (Organisation de l’aviation civile internationale, dĂ©pendant de l’ONU), qui a remportĂ© la palme, pour avoir, de maniĂšre opaque et sans aucun contrĂŽle dĂ©mocratique, mis en place une multitude de mesures intrusives pour l’individu, dont l’introduction d’identifiants biomĂ©triques dans les passeports.

Enfin, Ă  l’image de notre prix spĂ©cial du jury pour l’ensemble de son Ɠuvre, une distinction suprĂȘme Ă©tait en jeu : le « Lifetime Menace Award ». Il est revenu Ă  un candidat virtuel mais facilement identifiable : le partisan de la thĂ©orie du « bien commun », et la philosophie « communautariste » au sens anglo-saxon. À l’origine de la plupart des lois sĂ©curitaires adoptĂ©es de par le monde, cette philosophie accorderait Ă  une « communautĂ© » plus d’importance qu’à l’« individu », lequel Ă©tant fortement incitĂ© Ă  se soumettre aux intĂ©rĂȘts de cette communautĂ© et Ă  accepter que lui soit dĂ©niĂ©s ses droits individuels.

QUAND LE DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE DÉTEINT SUR LES POLITIQUES NATIONALES

L’Union europĂ©enne exerce une influence certaine sur l’évolution de notre systĂšme juridique. Elle sert aussi parfois de prĂ©texte Ă  la classe dirigeante pour faire avaler Ă  ses concitoyens des pilules qui seraient trop amĂšres dans un contexte national. Afin de distinguer les principales initiatives clairement liberticides provenant des diffĂ©rentes institutions de l’Union europĂ©enne, le comitĂ© de sĂ©lection des BBA France a, pendant trois ans, crĂ©Ă© un prix spĂ©cial, l’Orwell Union europĂ©enne.

Parmi les « usual suspects » de ce prix europĂ©en, le conseil des ministres de la Justice et des Affaires intĂ©rieures (« conseil JAI ») – dont l’intitulĂ©, du reste, est de mauvais augure, car mĂ©langer les compĂ©tences judiciaires avec celles de l’ordre policier n’est jamais trĂšs bon signe pour le justiciable lambda


Le conseil JAI relĂšve de l’un des organes exĂ©cutifs les plus puissants de l’Union europĂ©enne, le Conseil de l’Union europĂ©enne, qui rĂ©unit les reprĂ©sentants des diffĂ©rents gouvernements : c’est lui qui a le dernier mot sur la plupart des dĂ©cisions politiques, aprĂšs proposition de la Commission et arbitrage du Parlement, avec parfois l’obligation, dans le cas du processus de « codĂ©cision », de trouver un accord avec les eurodĂ©putĂ©s, mais sans que ces derniers aient un vĂ©ritable « droit de veto ».

Sa stratĂ©gie : on dĂ©gaine d’abord, on rĂ©flĂ©chit ensuite. Le Conseil a mis en place des systĂšmes de surveillance sans s’assurer au prĂ©alable qu’ils respectaient les droits fondamentaux. La sĂ©curitĂ© et la coopĂ©ration policiĂšre relĂšvent en effet du « troisiĂšme pilier » (police, justice, sĂ©curitĂ©, etc.), sur lequel l’Union europĂ©enne n’a longtemps eu aucune compĂ©tence officielle, ce qui a permis pendant toute une pĂ©riode au conseil JAI de dĂ©cider seul, sans le contrĂŽle dĂ©mocratique – aussi limitĂ© soit-il – du Parlement.

Trois mesures du conseil JAI, gagnant du prix Orwell en 2003 et 2004, méritent une mention particuliÚre :

– la directive « vie privĂ©e et communications Ă©lectroniques », adoptĂ©e en 2002 aprĂšs plusieurs annĂ©es de travaux, prĂ©voit la « rĂ©tention prĂ©ventive et systĂ©matique » des donnĂ©es de communicationnote, et leur accĂšs par les services de police et d’investigation, dĂšs lors que ces services affirment se placer dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et la criminalitĂ© – sans qu’ils aient Ă  en apporter la preuve. Cette mesure remet en cause la protection des donnĂ©es personnelles (directives de 1995 et de 1997) ainsi que les lois Informatique et libertĂ©s nationales, et confĂšre Ă  la police des pouvoirs discrĂ©tionnaires exorbitants, en totale contradiction avec le droit de chacun Ă  la vie privĂ©e et au secret de la correspondance. La directive 2002, alors qu’elle Ă©tait encore en discussion, a Ă©tĂ© implĂ©mentĂ©e en France Ă  la hussarde lors des derniers dĂ©bats de la loi sur la sĂ©curitĂ© quotidienne (LSQ) ;

– le Conseil de l’Union europĂ©enne a adoptĂ© plus tard des mesures visant Ă  crĂ©er, Ă©tendre et, Ă  terme, interconnecter des fichiers de « sĂ©curitĂ© ». Parmi les fichiers concernĂ©s, Schengen II (fichiers des infractions et des personnes recherchĂ©es dans l’Union europĂ©enne), Eurodac (fichiers des demandeurs d’asile), et VIS (le fichier des demandeurs de visa). Or les autoritĂ©s de contrĂŽle de ces fichiers Ă©taient, et le sont encore, mal dĂ©finies, non financĂ©es, et sans rĂ©els pouvoirs. Depuis, un poste de « contrĂŽleur europĂ©en Ă  la protection des donnĂ©es » a Ă©tĂ© crĂ©Ă©, mais il reste Ă  dĂ©montrer qu’il peut faire rĂ©ellement blocage lorsque la vie privĂ©e des citoyens est menacĂ©e. Le Parlement europĂ©en, comme prĂ©vu, s’était Ă©levĂ© contre l’absence de garanties dĂ©mocratiques d’une telle mesure, en vain ;

– citĂ© dans notre sĂ©lection 2004, le conseil JAI a jouĂ© un grand rĂŽle dans l’adoption des rĂšglements imposant Ă  chaque État la crĂ©ation de passeports biomĂ©triques, sous la pression des États-Unis au sein de l’OACI. Il est alors question d’intĂ©grer un seul Ă©lĂ©ment biomĂ©trique – une image faciale numĂ©rique –, le second Ă©tant optionnel et laissĂ© au choix des États. Mais le texte prĂ©voit dans un second temps la crĂ©ation « d’un registre des passeports europĂ©ens biomĂ©triques centralisĂ© qui contiendrait les empreintes digitales des demandeurs de passeport ainsi que le numĂ©ro des documents et quelques autres informations limitĂ©es mais significatives ». En France, on l’a dĂ©jĂ  signalĂ©, un dĂ©cret rĂ©cent complĂšte ces mesuresnote. Il est Ă  souligner que, dĂ©jĂ  Ă  l’époque, ce deuxiĂšme identifiant est une initiative du Conseil, car les États-Unis et l’OACI n’en recommandaient qu’un seul. Et, au passage, le Conseil s’est arrangĂ© pour introduire ce deuxiĂšme identifiant obligatoire aprĂšs que le Parlement a Ă©tĂ© consulté  Au mĂȘme moment, les instances europĂ©ennes discutaient justement d’élargir Ă  l’immigration le pouvoir de codĂ©cision du Parlement. Finalement, ce rĂšglement sera adoptĂ© en dĂ©cembre 2004, aprĂšs une simple « consultation » des dĂ©putĂ©s.

Sur ces questions, la Commission europĂ©enne a rĂ©guliĂšrement jouĂ© les Ă©claireurs. Le commissaire en charge de ces questions (dont l’intitulĂ© entretient un peu plus l’amalgame : « LibertĂ©, Justice et SĂ©curitĂ© ») a donc comme mission de faire du zĂšle sĂ©curitaire. En 2004, nous avions nominĂ© Ă  l’Orwell Europe le titulaire de ce poste, Antonio Vitorino, un socialiste portugais qui s’était notamment distinguĂ© par son travail acharnĂ© pour crĂ©er une base centralisĂ©e des donnĂ©es biomĂ©triques des passeports Ă©lectroniques renforcĂ©s. Son successeur italien, Franco Frattini (lire aussi plus loin son rĂŽle crucial dans l’affaire du fichier PNR), a Ă©tĂ© sacrĂ© pour l’ensemble de son Ɠuvre par les BBA italiens en mai dernier. Ce poste a Ă©chu en mai 2008 Ă  un grand commis de l’État français, Jacques Barrot. Il devra notamment assumer la « directive de la honte » sur l’immigrationnote. Qu’il compte sur nous pour surveiller sa capacitĂ© Ă  mĂ©riter une distinction lors de notre prochaine Ă©dition.

L’IMMIGRATION, PREMIER MAILLON DU FICHAGE TRANSEUROPÉEN

Les mesures du Conseil europĂ©en et de la Commission en matiĂšre de rĂ©gulation des flux migratoires ont Ă©tĂ© annonciatrices. Pour « sĂ©curiser » l’espace de Schengen, qui devait garantir une « libre circulation des personnes » au sein des pays membres, c’est une vĂ©ritable forteresse qui s’est lentement Ă©rigĂ©e. Et pas seulement pour les personnes Ă©trangĂšres dĂ©sirant y pĂ©nĂ©trer. Les fichiers informatiques et la biomĂ©trie se sont gĂ©nĂ©ralisĂ©s. On peut citer le SystĂšme d’information Schengen (SIS), qui date de 1995, ainsi que son successeur, SIS II, dix ans plus tardnote, mais aussi le fichier biomĂ©trique Eurodac, recensant depuis 2003 toute personne faisant une demande d’asile dans l’un des pays de l’Union, ou encore le SystĂšme d’information sur les visas (VIS) – tous vouĂ©s Ă  terme Ă  ĂȘtre interconnectĂ©s.

En 2003, lorsque le fichier SIS Ă©tait en pleine refonte, nous soulignions Ă  l’époque comment cet instrument conçu pour repĂ©rer les dangereux criminels et rĂ©guler l’immigration avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© dĂ©tournĂ© pour limiter la circulation de citoyens europĂ©ens. « SIS intĂšgre thĂ©oriquement des donnĂ©es sur des non-citoyens de l’Union europĂ©enne interdits de sĂ©jour, mais il a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© mis Ă  contribution pour interdire Ă  des personnes de l’Union europĂ©enne, simples militants dĂ©sirant exercer leurs droits Ă  la contestation, de circuler librement lors de grands sommets internationaux », comme lors des conseils de l’Union europĂ©enne Ă  Amsterdam en 1997 ou Ă  GĂȘnes en 2001note.

Le Parlement europĂ©en a ensuite vainement tentĂ© d’en limiter la portĂ©e antidĂ©mocratique. Extraits du rapport de la Commission des libertĂ©s de novembre 2003 : « SIS II a Ă©tĂ© rĂ©solument orientĂ© vers une nouvelle base d’identification policiĂšre, loin de son premier objectif ; [
] on ne parle plus d’une mesure compensatoire limitĂ©e, introduite pour faciliter la libre circulation des personnes. » En sachant par exemple que le recours au SIS est prĂ©vu pour la transmission d’un mandat d’arrĂȘt europĂ©en. Lors du sommet du G8 d’Évian en juin 2003, les forces de l’ordre ont aussi piochĂ© dans le SIS afin de filtrer certains militants « indĂ©sirables » pourtant citoyens de l’Union europĂ©enne.

En 2005, parmi les candidats sĂ©lectionnĂ©s en France pour l’Orwell Europe, on retrouve les deux ministres de l’IntĂ©rieur allemand et italien Otto Schily (membre des Verts et de la coalition au pouvoir avec le SPD) et Giuseppe Pisanu (un ancien de la DĂ©mocratie chrĂ©tienne, membre Ă  l’époque du parti au pouvoir, Forza Italia de Berlusconi). Leur idĂ©e : Ă©riger des camps de rĂ©tention hors des frontiĂšres europĂ©ennes (Libye, Tunisie, AlgĂ©rie, Maroc et Mauritanie). MalgrĂ© le refus du Conseil europĂ©en de statuer sur ce point en 2003, ces deux ministres (l’Allemagne et l’Italie prĂ©sidaient aux destinĂ©es de l’Union Ă  l’époque) prennent alors position pour la crĂ©ation de « portails d’immigration » hors des frontiĂšres de l’Union. La novlangue parle alors de « faciliter l’arrivĂ©e des rĂ©fugiĂ©s sur le territoire des États membres et de leur offrir un accĂšs rapide Ă  une protection en leur Ă©vitant de se trouver Ă  la merci des rĂ©seaux d’immigration illĂ©gaux et des gangs mafieux ». Mais, pour les ONG, comme la Coordination française pour le droit d’asile (CFDA), cette prĂ©tendue « solution aux problĂšmes complexes et dramatiques de l’immigration clandestine et du trafic des ĂȘtres humains n’est en rĂ©alitĂ© que l’expression renouvelĂ©e d’une politique restrictive de l’accĂšs au territoire europĂ©en, elle-mĂȘme premiĂšre cause de ces drames et appliquĂ©e sans nuance aux demandeurs d’asile en recherche de protection, comme aux migrants ». Cette idĂ©e fait encore son chemin, mĂȘme si elle n’a pas Ă©tĂ© formellement appliquĂ©e.

Chez nos collĂšgues allemands, le ministre Otto Schily remportera mĂȘme un Award « pour l’ensemble de son Ɠuvre », la mĂȘme annĂ©e, notamment pour ses positions radicales sur l’immigration. Le fait que ce pilier des GrĂŒnen ait Ă©pousĂ© les thĂšses les plus rĂ©actionnaires une fois dans le fauteuil de ministre de l’IntĂ©rieur mĂ©ritait une telle distinction.

PROPRIÉTÉ ET TROMPERIE INTELLECTUELLE

Depuis l’avĂšnement des rĂ©seaux d’information au dĂ©but des annĂ©es 1990, les gouvernants et les industriels rivalisent d’intentions plus ou moins malignes pour y limiter la portĂ©e de certains droits fondamentaux. Les mesures de renforcement des droits d’auteur en sont un exemple frappant. C’est Ă  la suite de la directive sur le « copyright » (EUCD), adoptĂ©e en mai 2001, que les États ont alourdi l’arsenal rĂ©pressif visant les internautes s’échangeant des films ou des morceaux de musique. En France, cela a commencĂ© avec la loi DADVSI d’aoĂ»t 2006 et cela se matĂ©rialise en ce moment avec le projet de loi « diffusion et protection de la crĂ©ation sur Internet » de la ministre de la Culture Christine Albanelnote.

D’un cĂŽtĂ©, on prĂ©sente Internet comme une « zone de non-droitnote », de l’autre on assiste Ă  une avalanche de textes et de lois qui visent, prĂ©cisĂ©ment, Ă  exclure l’Internet du droit commun – et Ă  en faire un laboratoire pour lois d’exception. Lorsque les cassettes audio ou VHS permettaient de copier des disques ou des films, jamais le principe de « copie privĂ©e », inscrit dans le code de la propriĂ©tĂ© intellectuelle, n’a pu ĂȘtre remis en question. L’aspect « planĂ©taire » de ces nouveaux Ă©changes de fichiers numĂ©riques est alors apparu comme un prĂ©texte en or pour traiter ceux qui tĂ©lĂ©chargent comme des trafiquants de rĂ©seaux de contrefaçon internationaux. Au passage, l’enjeu ultime pour les industriels est de contrĂŽler Ă  distance les ordinateurs individuels. Sony BMG a fait un beau tir groupĂ© en 2005 et 2006, en remportant deux prix aux Pays-Bas et en France pour son logiciel furtif insĂ©rĂ© dans des CD de musique (« rootkit ») qui s’installait Ă  l’insu de l’utilisateur.

En 2003, une autre directive pour le « renforcement des droits de propriĂ©tĂ© intellectuelle » a remis le couvert. Candidate dĂ©signĂ©e aux BBA : l’eurodĂ©putĂ©e Janelly Fourtou, rapporteuse de ce texte global qui touchait Ă  tous les domaines industriels, et pas seulement Ă  la production musicale ou audiovisuelle. Mme Fourtou a dĂ©fendu le principe d’imposer des sanctions pĂ©nales, et donc des peines de prison, aux individus ayant Ă©changĂ© des fichiers « protĂ©gĂ©s » par le droit d’auteur, sans savoir si l’absence d’intention de nuire, principe fondamental dans toute sanction pĂ©nale, serait prise en considĂ©ration, tout comme l’aspect non commercial du dĂ©lit prĂ©sumĂ©. Cette dame entendait aussi instituer un systĂšme de « dĂ©nonciations anonymes » ce qui, comme nous l’écrivions, aboutissait Ă  confĂ©rer aux dĂ©tenteurs de droits d’auteur des pouvoirs que mĂȘme les services d’investigation contre le terrorisme de certains États n’ont pas obtenus. La dĂ©putĂ©e europĂ©enne dĂ©fendait alors le principe de « saisie prĂ©ventive des biens, notamment le compte bancaire des accusĂ©s, mĂȘme avant que leur cas ne soit examinĂ© ». L’acharnement de Mme Fourtou Ă©tait d’autant plus douteux que son mari d’alors, Jean-RenĂ© Fourtou, prĂ©sidait aux destinĂ©es de Vivendi Universalnote


Tiens donc : en 2008, le recours Ă  des mĂ©thodes policiĂšres n’ayant rien Ă  envier Ă  l’antiterrorisme fait partie des propositions du gouvernement dans le cadre du projet Albanelnote. Quant Ă  la sanction ultime de la fameuse « riposte graduĂ©e » – couper l’accĂšs Ă  Internet de tout un foyer –, elle a fait l’objet d’une condamnation sans rĂ©serve du Parlement europĂ©en, le 10 avril 2008 (« allant Ă  l’encontre des droits de l’homme, des droits civiques et des principes de proportionnalitĂ©, d’efficacitĂ© et d’effet dissuasif »). Sans que le projet français en subisse la moindre modification. Comme quoi les gouvernants de France savent « rĂ©sister », quand ça les arrange, Ă  l’influence de leurs partenaires europĂ©ens.

FICHIERS SANS FRONTIÈRES : LE « CAS » PNR

Exemple, parmi tant d’autres, de l’influence gĂ©opolitique sur la surveillance illĂ©gale des citoyens : le fichier Personal Names Record (PNR), mis en Ɠuvre par toutes les compagnies aĂ©riennes lorsqu’un voyageur rĂ©serve un vol. Au lendemain du 11 septembre 2001, les autoritĂ©s amĂ©ricaines exigent d’accĂ©der sans rĂ©serve Ă  ces donnĂ©es personnelles pour tout vol transatlantique. Un fichier sensible puisqu’il dĂ©taille les habitudes de voyage du passager, ses contacts personnels sur place, son Ă©tat de santĂ© ou ses prĂ©fĂ©rences religieuses (via le choix de ses repas). Les rĂšgles de l’Union europĂ©enne sur la protection des donnĂ©es personnelles sont autrement plus drastiques que celles des États-Unis. Et pourtant la Commission europĂ©enne se couchera lamentablement en acceptant, en mars 2003, puis en mai 2004, d’aboutir Ă  un « accord » (plutĂŽt une capitulation) sur le transfert de ces donnĂ©es, au mĂ©pris des principes de droit les plus fondamentaux. Il serait trop long de rĂ©sumer les nĂ©gociations qui ont menĂ© Ă  une telle dĂ©mission. Il suffit de citer les autoritĂ©s de contrĂŽle, telle la CNIL en France, qui a rĂ©pĂ©tĂ© avoir subi sur ce dossier un « Ă©chec cuisant », ou encore le groupe dit « G29 », rĂ©unissant les autoritĂ©s de l’Union europĂ©enne, lui aussi restĂ© impuissant face Ă  cet accord pourtant qualifiĂ© d’« inacceptable »note.

Le commissaire europĂ©en au MarchĂ© intĂ©rieur, qui a nĂ©gociĂ© les termes des accords de 2003 et 2004 au nom de l’Union europĂ©enne, Ă©tait Ă  l’époque le NĂ©erlandais Fritz Bolkestein. Lors de l’édition 2004 des BBA hollandais, il a reçu, comme de juste, un prix pour ses talents de « nĂ©gociateur ». Durant des mois de tractations, « Bolkestein n’a jamais suggĂ©rĂ© de suspendre tout transfert de donnĂ©es avant qu’un accord soit trouvĂ© », argumentaient nos collĂšgues. « Et lors de ses nombreuses auditions devant le Parlement, il a toujours rĂ©pĂ©tĂ© que l’Europe devait accepter cette situation parce que les AmĂ©ricains menaçaient les compagnies de leur retirer leur licence sur le sol des États-Unis. » À la suite de la deuxiĂšme mouture de cet « accord », signĂ© en aoĂ»t 2007, le jury nĂ©erlandais distinguera Ă  nouveau le fichier PNR dans son palmarĂšs, comme la preuve de l’incapacitĂ© de l’Union europĂ©enne Ă  se faire respecter.

En Allemagne, lors de la cĂ©rĂ©monie organisĂ©e en octobre 2003, c’est directement le gouvernement des États-Unis qui a remportĂ© l’un des prix en compĂ©tition, prĂ©cisĂ©ment pour sa gestion du dossier PNR et son « chantage » opĂ©rĂ© sur les compagnies et les institutions europĂ©ennes.

En France, la compagnie nationale Air France (alors, ironie de l’histoire, qu’elle nĂ©gociait pour racheter son concurrent nĂ©erlandais KLM
) a Ă©tĂ© nominĂ©e aux BBA 2004. Non pas en raison de son rĂŽle dans la prise de dĂ©cision politique, mais plutĂŽt Ă  cause des arguments avancĂ©s pour ne pas s’opposer Ă  l’exploitation illĂ©gale, arbitraire et abusive des donnĂ©es personnelles de ses clients. Air France, comme les autres compagnies, a en effet acceptĂ© sans broncher que ses systĂšmes de rĂ©servation (via la sociĂ©tĂ© commune Amadeus, basĂ©e Ă  Madrid), soient accessibles par les services du DHS (Department of Homeland Security), bien avant d’ailleurs que tout accord politique et juridique ait Ă©tĂ© trouvĂ©. Premier couac : les donnĂ©es n’ont donc pas Ă©tĂ© « transmises » aux autoritĂ©s amĂ©ricaines (mode « push »), mais « mises Ă  disposition » (mode « pull ») afin que les agents du DHS se servent directement dans le systĂšme, un peu comme s’ils agissaient en « hackers assermentĂ©s »  Si bien que certains champs sensibles n’ont pu Ă©chapper au siphonage. Ensuite, une fois le cadre juridique scellĂ© (en mars 2003 puis en mai 2004), il Ă©tait bien prĂ©vu un « filtrage » pour ne laisser passer que des infos soi-disant « utiles » Ă  la prĂ©vention du terrorisme. Mais ce filtrage prĂ©vu sur le papier s’est heurtĂ© Ă  une histoire de gros sous, dans laquelle les compagnies aĂ©riennes ne sont pas exemptes de tout reproche. « Les compagnies ont [
] alimentĂ© la base de donnĂ©es commune qu’elles entretiennent dans Amadeus (siĂšge sis Ă  Madrid), et autorisĂ© les AmĂ©ricains Ă  la siphonner Ă  leur guise », Ă©crivions-nous. « Elles n’ont en effet pas mis en place les moyens nĂ©cessaires pour filtrer une partie de leurs fichiers [
] ; elles ne veulent pas investir un centime dans le moindre systĂšme de filtre si elles n’obtiennent pas une assurance [
] d’ĂȘtre remboursĂ©esnote. »

RĂ©visĂ©, le nouveau protocole de 2007 ne rĂšgle en rien le problĂšme : le passage au « mode push » devait entrer en vigueur au 1er janvier 2008 seulement « si les conditions techniques de ce passage paraissent acceptables aux États-Unis » (sic), avoue la CNIL dans son rapport 2007.

Comble du cynisme : la Commission, suite Ă  une proposition de Franco Frattini, commissaire Ă  la Justice et lieutenant de Berlusconi (sacrĂ© pour l’ensemble de son Ɠuvre aux BBA Italia en 2006), est en train d’imposer un dispositif similaire, un fichier PNR transeuropĂ©en. VoilĂ  ce qu’en dit la CNIL, dont le prĂ©sident français est censĂ© prendre la tĂȘte du G29 en 2008 : « Cette proposition reproduit, sur bien des points, le modĂšle de l’accord PNR Union europĂ©enne-États-Unis (de 2007), qui constitue un recul pour l’ensemble du niveau de protection des donnĂ©es : ce dispositif prĂ©voit ainsi la collecte de dix-neuf catĂ©gories de donnĂ©es, une pĂ©riode de conservation de treize ans [
], le transfert Ă  des autoritĂ©s de pays tiers, une clause de rĂ©ciprocitĂ© avec des pays tiers [
], une clause d’évaluation sans prĂ©cision sur sa rĂ©gularitĂ© ni sur la participation effective des autoritĂ©s indĂ©pendantes de protection des donnĂ©es. »

Bel aveu d’impuissance, qui rejoint nos remarques du chapitre 1 sur le rîle de la CNILnote.


9. LES PALMARÈS INTERNATIONAUX DES BIG BROTHER AWARDS

« À l’époque brejnĂ©vienne, les autoritĂ©s soviĂ©tiques agissaient de maniĂšre plus dĂ©mocratique que ne l’ont fait, il y a quelques jours, les fonctionnaires français. »
Un ancien consul de Hongrie en France, dans un rĂ©cit publiĂ© par le quotidien de Budapest Magyar HĂ­rlap Ă  propos de l’expulsion musclĂ©e de musiciens tziganes le 14 mai 2007note.

« Chaque fois qu’une personne est poursuivie ou maltraitĂ©e dans le monde, pour moi, elle est française, parce que la France est la patrie des droits de l’homme. »
Nicolas Sarkozy, à Arcachon, le 24 août 2007, cité dans Le Canard enchaßné, 29 août 2007.

Dans la galaxie des « Big Brother Busters » – les comitĂ©s locaux qui organisent la sĂ©lection et dĂ©signent les membres du jury –, une quinzaine de satellites se sont dĂ©veloppĂ©s depuis le lancement de la premiĂšre salve, Ă  Londres en octobre 1999. Les BBA ont Ă©tĂ© organisĂ©es dans dix-huit pays sur quatre continents, alors que sept ou huit comitĂ©s locaux parviennent Ă  rĂ©Ă©diter l’expĂ©rience chaque annĂ©enote.

Passons en revue quelques-uns des derniers palmarÚs de la nébuleuse.

ALLEMAGNE : WOLFGANG SCHÄUBLE SUR LES TRACES DE NICOLAS S.

En Allemagne, nos collĂšgues de l’association FoeBuD, responsable du comitĂ© de sĂ©lection, ne distribuent pas moins de neuf palmes chaque annĂ©e : Gouvernement et administration, Politique (fĂ©dĂ©ral), RĂ©gions (LĂ€nder), Business, Lieu de travail (droits des salariĂ©s), Technologie, Communication, Consommation et Prix du public. En octobre 2007, la derniĂšre cĂ©rĂ©monie a distinguĂ© Ă  sa juste valeur le ministre de l’IntĂ©rieur conservateur (CDU) Wolfgang SchĂ€uble, qui a subi le mĂȘme sort que Nicolas Sarkozy, l’exclusion de la sĂ©lection : « Il a dĂ©montrĂ© tout seul sa capacitĂ© Ă  l’intimidation politique, Ă  rĂ©pandre un climat de peur dans l’opinion – ce que l’on reproche aux “terroristes” – afin de soumettre la population et le Parlement Ă  sa politique controversĂ©e. Par ses attaques quotidiennes contre les principes dĂ©mocratiques, les droits de l’homme et la protection des donnĂ©es, ça en fait un candidat parfait pour intĂ©grer la base de donnĂ©es “antiterroriste” qu’il a mise en place et qui a reçu un Award en 2006. » Surtout, insiste le jury allemand, « nous avons la certitude qu’il pourrait utiliser cette distinction pour justifier son extrĂ©misme sĂ©curitaire et installer sa vision “autoritaro-prĂ©ventive” d’un État policier. Il n’a pas encore mĂ©ritĂ© le prix “pour l’ensemble de son Ɠuvre” comme son prĂ©dĂ©cesseur du SPD Otto Schily, qui l’a obtenu en 2005 ».

L’édition 2007 a surtout mis en Ă©vidence un fichier scolaire similaire Ă  notre Base Ă©lĂšves nationale (lire aussi plus loin d’autres fichiers similaires dans d’autres pays). À la diffĂ©rence qu’il n’est pas dĂ©ployĂ© au niveau national comme en France. Outre-Rhin, la scolaritĂ© est une compĂ©tence rĂ©gionale. Les BBA ont Ă©pinglĂ© la « ministre » du Land de Hambourg, Alexandra Dinges-Dierig, en tant qu’architecte de ce fichier, justifiĂ© au motif de vĂ©rifier le respect de l’obligation scolaire, mais qui peut ĂȘtre facilement utilisĂ© pour confondre des familles de sans-papiers. « DorĂ©navant le service d’immigration n’aura plus besoin de la dĂ©lation des voisins : grĂące au FCE, on pourra non seulement trouver les enfants qui sont inscrits sur le registre de la commune sans ĂȘtre scolarisĂ©s, mais Ă©galement ceux qui sont scolarisĂ©s sans ĂȘtre inscrits au registre : les deux fichiers sont en permanence automatiquement comparĂ©s », accusent nos collĂšgues d’outre-Rhinnote.

Une loi sur la rĂ©tention des donnĂ©es de novembre 2007 a Ă©tĂ© sacrĂ©e dans la catĂ©gorie Communication. Le comitĂ© de sĂ©lection s’est fĂ©licitĂ© d’avoir participĂ© Ă  une vaste campagne d’opposition : 15 000 personnes ont manifestĂ© dans la rue, et 34 000 signatures ont obtenu qu’un recours soit formĂ© devant la Cour constitutionnelle. Dans un arrĂȘt du 19 mars 2008, cette derniĂšre n’a pas jugĂ© ces mesures illĂ©gales, mais les a encadrĂ©es pour les rĂ©server « aux suspicions de crimes graves reposant sur des preuves factuelles ». Le procureur gĂ©nĂ©ral fĂ©dĂ©ral, Monika Harms, a remportĂ© deux palmes, dont celle du public pour avoir diligentĂ© un vaste plan de surveillance du courrier privĂ© Ă  Hambourg et pour son attitude envers des contestataires du sommet du G8 de 2007. Et notamment pour avoir autorisĂ© Ă  prĂ©lever chez cinq manifestants leur « signature olfactive » (sic) afin d’ĂȘtre traquĂ©s par les chiens de la police scientifique. D’autant plus choquant que cette mĂ©thode Ă©tait tombĂ©e en dĂ©suĂ©tude depuis la fin de la guerre froide ; c’était une spĂ©cialitĂ© de la tristement cĂ©lĂšbre Staatssicherheit (Stasi)


Parmi les autres gagnants, citons la compagnie Novartis Pharma, qui a embauchĂ© des dĂ©tectives pour espionner ses salariĂ©s, les boĂźtes noires et la technologie dite « pay as you drive » de l’assureur automobile Planung Transport Verkehr, et la branche locale des hĂŽtels Marriott, pour ses fichiers de clients particuliĂšrement intrusifsnote.

SUISSE : BLOCHER SUPERSTAR

Un multirĂ©cidiviste se dĂ©gage allĂ©grement des neuf palmarĂšs dĂ©cernĂ©s en Suisse : le conseiller fĂ©dĂ©ral (ministre) Christoph Blocher, qui a dirigĂ© le « DĂ©partement de justice et police » de 2004 Ă  fin 2007. Il a Ă©tĂ© nominĂ© tous les ans au moins depuis 2004, et a trĂšs souvent cumulĂ© plusieurs citations la mĂȘme annĂ©e, comme en 2006 (nominĂ© quatre fois, notamment pour avoir autorisĂ© le FBI Ă  accĂ©der Ă  des fichiers privĂ©s et deux fois pour des projets de renforcement de la loi sur la sĂ»retĂ© intĂ©rieure, version helvĂ©tique de nos LSQ, LSI ou LOPSI). L’an dernier il a mĂȘme rĂ©ussi le coup de maĂźtre de dĂ©crocher deux des quatre Awards en compĂ©tition, Ă  savoir celui dĂ©signant la pire personne de l’annĂ©e et celui « pour l’ensemble de son Ɠuvre ». Le fondateur et chef du Parti dĂ©mocratique du centre (PDC), rĂ©putĂ© nationaliste et xĂ©nophobe, a multipliĂ© les atteintes aux droits fondamentaux, Ă©largissant les pouvoirs de la police hors du cadre judiciaire, en matiĂšre d’écoutes tĂ©lĂ©phoniques et de perquisitions Ă  distance des ordinateurs, le tout dĂ©guisĂ© dans le cadre de modifications « prĂ©ventives » aux mesures sĂ©curitaires existantes.

La mutuelle d’assurances Helsana a dĂ©crochĂ© le prix de l’entreprise la plus intrusive, en exigeant des cabinets mĂ©dicaux qu’ils lui transmettent, sans consentement prĂ©alable des patients, des donnĂ©es de santĂ© sensibles. Dans la sĂ©lection figurait, comme un Ă©cho Ă  notre palmarĂšs français, la sociĂ©tĂ© Omnisight GmbH, qui dĂ©veloppe des drones conçus pour surveiller des espaces publics. Nos alter ego helvĂ©tiques distinguent aussi les entreprises dans la maniĂšre dont elles traitent leurs employĂ©s. Vainqueur, la sociĂ©tĂ© de chemins de fer SBB, avec la complicitĂ© du ministĂšre des Transports, qui est sorti du lot pour avoir exigĂ© de ses employĂ©s qu’ils subissent des tests de dĂ©tection de prise d’alcool et de drogues. Une mention spĂ©ciale a Ă©tĂ© dĂ©cernĂ©e Ă  la filiale de La Poste suisse, Postlogistics, qui exige des candidats Ă  l’embauche un extrait de casier judiciaire.

Enfin, le prix Winkelried (dĂ©cernĂ© par le public prĂ©sent lors de la cĂ©rĂ©monie), qui rĂ©compense les rĂ©sistants Ă  la surveillance, a mis en valeur le travail citoyen du blogueur suisse Thomas BrĂŒhwiler (bloggington.ch), juste devant un comitĂ© de la ville de Saint-Gall qui a organisĂ© un rĂ©fĂ©rendum pour s’opposer Ă  la vidĂ©osurveillancenote.

AUTRICHE : À TRAVERS LA SERRURE DE L’ETSI

Les BBA autrichiens, organisĂ©s par un collectif de journalistes et de militants avec l’aide du prestataire associatif Quitessenz, dĂ©cernent depuis 1999 sept prix aux meilleurs Big Brothers locaux, dont un prix du public, ainsi qu’un trophĂ©e destinĂ© aux actions de rĂ©sistance.

L’entrepreneur le plus sournois en 2007 est Heinrich Frey, qui, Ă  la tĂȘte de la compagnie Taxi-Innung, a imposĂ© des camĂ©ras vidĂ©o dans ses taxis afin d’espionner ses employĂ©s. Il n’en est pas Ă  son premier essai, car il a dĂ©jĂ  constituĂ© des fichiers dĂ©taillĂ©s sur chaque chauffeur et les a couplĂ©s avec les traces de leurs dĂ©placements via GPS. Un systĂšme infrarouge dĂ©tecte mĂȘme la prĂ©sence du conducteur sur son siĂšge


La personnalitĂ© politique de l’annĂ©e est la ministre de l’Éducation Claudia Forger, membre du Parti social-dĂ©mocrate (SPÖ), qui a donnĂ© son aval Ă  la confection d’une base de donnĂ©es scolaires similaire Ă  la Base Ă©lĂšves made in France, moins dans sa conception mĂȘme que dans la maniĂšre dont elle peut ĂȘtre abusivement exploitĂ©e. Ce fichier prend prĂ©texte du « suivi pĂ©dagogique » pour recenser des donnĂ©es plus sensibles comme les exclusions d’écoles, les prĂ©fĂ©rences religieuses, les besoins d’un soutien scolaire particulier et certains Ă©lĂ©ments de sa condition sociale pouvant ĂȘtre liĂ©s Ă  sa famille. Le plus inquiĂ©tant, c’est qu’il semble que ce soit le numĂ©ro de sĂ©curitĂ© sociale qui serve de base Ă  l’identifiant de chaque Ă©lĂšve dans ce fichier. Ce qu’en France nous avons, pour l’instant en juin 2008, rĂ©ussi Ă  Ă©viter.

Dans la catĂ©gorie Administration, c’est un responsable de l’ETSI, l’Institut europĂ©en des normes de tĂ©lĂ©communications, le nĂ©erlandais Peter Van der Arend, chef du comitĂ© technique « Interceptions lĂ©gales », qui est dĂ©signĂ© vainqueur. Il est question des normes techniques imposĂ©es aux opĂ©rateurs et Ă©quipementiers tĂ©lĂ©coms pour installer dans les matĂ©riels des « bretelles d’écoutes » imposĂ©es ou envisagĂ©es par les diffĂ©rents gouvernements et instances de l’Union europĂ©enne. L’ETSI dĂ©termine donc techniquement la maniĂšre dont les usagers seront surveillĂ©s dans leurs communications fixes, mobiles ou sans fil, que ce soit via fils de cuivre, cĂąble, Wifi, ou sur les rĂ©seaux GSM, UMTS, ou IP. Le stockage des logs de connexion, rendu obligatoire dans l’Union europĂ©enne, s’est ainsi concrĂ©tisĂ© dans les machines grĂące aux directives de l’ETSI. Le comitĂ© de sĂ©lection des BBA autrichiens soupçonne que ces travaux de normalisation sont effectuĂ©s en concertation, non seulement avec les seules autoritĂ©s policiĂšres ou judiciaires, mais aussi avec les services de renseignements des principaux pays de l’Union.

Fait assez unique, Peter Van der Arent (par ailleurs un haut dirigeant de l’opĂ©rateur KPN) a Ă©crit aux organisateurs peu aprĂšs la cĂ©rĂ©monie. Il s’est dit « honorĂ© » de sa nomination et « regrette de ne pas avoir pu assister Ă  la cĂ©rĂ©monie ». « Merci de m’indiquer s’il est encore possible de recevoir ce trophĂ©e. J’apprĂ©cierais beaucoup », poursuit-il avec un cynisme parfait. « Je me prendrai en photo avec le prix afin de figurer dans votre “hall of shame”. Et j’emmĂšnerai le trophĂ©e avec moi lors de la prochaine rĂ©union de mon comitĂ© technique Ă  l’ETSInote. »

Dans la catĂ©gorie Communications & Marketing, le laurĂ©at est Anthony Zuiker, de nationalitĂ© amĂ©ricaine, crĂ©ateur et producteur de la sĂ©rie CSI : Crime Scene Investigation, plus connue sous le titre Les Experts en France (dĂ©clinĂ©e en trois versions, prĂšs de quatre cents Ă©pisodes tournĂ©s depuis 2000). Le jury a Ă©tĂ© sensible au fait que ce programme plĂ©biscite les technologies policiĂšres les plus intrusives « sans aucun sens critique », alors que les droits des personnes en gĂ©nĂ©ral, et des suspects en particulier, « sont prĂ©sentĂ©s comme des obstacles permanents aux investigations ». Cet « endoctrinement » rĂ©sonne comme la propagande propagĂ©e dans le sillon de la « guerre contre le terrorisme ». C’est une maniĂšre d’épingler la tĂ©lĂ©vision publique ORF, qui diffuse cette sĂ©rie en Autriche depuis des annĂ©es. L’un des dauphins de Zuiker est un certain Peter Fleischer, le Privacy Guru de Google, qui se rattrapera en dĂ©crochant le prix en France quelques mois plus tard


La palme suprĂȘme pour l’ensemble de son Ɠuvre (Lebenslanges Ägernis, ou « scandale Ă©ternel ») est revenue Ă  un certain Hans Dichand, l’indĂ©boulonnable rĂ©dacteur en chef du journal conservateur Kronen Zeitung, le plus lu du pays. PrĂ©sentĂ© comme le « manipulateur de la RĂ©publique », ce journaliste proche du pouvoir, trĂšs influent dans ses Ă©ditoriaux, a servi de porte-voix aux idĂ©es dĂ©fendues par Jorg Haider, leader du parti d’extrĂȘme droite FPÖ, notamment jusqu’aux Ă©lections de 1999 qui ont permis au FPÖ de gouverner avec les conservateurs de l’ÖVP.

Et enfin le public, qui Ă©tait aussi invitĂ© Ă  voter, s’est attachĂ© Ă  revenir aux fondamentaux en dĂ©signant directement le ministre de l’IntĂ©rieur du cru, GĂŒnther Platter (ÖVP), dont un seul fait d’armes pourrait suffire Ă  justifier son prix : il est l’inventeur d’une mesure devenue cĂ©lĂšbre en Autriche, « prĂ€ventive Anhaltung », ou « arrestation prĂ©ventive ».

Dans le camp des rĂ©sistants, c’est un haut magistrat de la Cour constitutionnelle, Karl Korinek, qui est mis en avant par le prix « Defensor Libertatis » : « J’ai parfois l’impression que nous sommes beaucoup plus surveillĂ©s que les citoyens de l’ex-RDA », a-t-il dĂ©clarĂ© en septembre 2007 Ă  propos des lois d’exception votĂ©es rĂ©cemment en Autriche comme ailleurs.

PAYS-BAS : « TOI », TAIS-TOI ET RÉSISTE

OrganisĂ©s par l’association Bits of Freedom Ă  Amsterdam depuis mars 2002, les BBA nĂ©erlandais ont dĂ©cernĂ©, lors de leur dernier palmarĂšs, l’un des quatre prix en compĂ©tition Ă  un bien curieux candidat : « Vous », le « citoyen lambda ». En Ă©cho avec le magazine amĂ©ricain Time, qui, cette annĂ©e-lĂ , sacrera « You » comme « Homme de l’annĂ©e », le jury hollandais a voulu ainsi dĂ©signer l’indiffĂ©rence gĂ©nĂ©rale de M. Toulemonde face Ă  la lente Ă©rosion de sa vie privĂ©e. « Par leur indiffĂ©rence – “Je n’ai rien Ă  cacher
” – Ă  ce qu’il advient de leurs donnĂ©es personnelles, les citoyens partagent la responsabilitĂ© des atteintes Ă  la vie privĂ©e aux Pays-Bas. Nous remettons donc ce prix Ă  “Vous”, pour accepter de si profondes intrusions dans votre vie privĂ©e. »

Dans la catĂ©gorie Entreprise, c’est la SNCF locale, Nederlandse Spoorwegen (NS), qui dĂ©croche la palme. La compagnie a Ă©tĂ© le principal moteur pour imposer une nouvelle carte Ă  puce RFID dans les transports publics. À l’instar de notre RATP franciliennenote, elle sanctionne les personnes dĂ©sirant voyager anonymement. À cette occasion, la remise des prix a pris une tournure qu’il serait totalement improbable en France. D’abord, un reprĂ©sentant de NS Ă©tait prĂ©sent dans la salle
 pour recevoir son prix ! Mieux : l’invitĂ© de cette soirĂ©e de gala Ă©tait Jacob Kohnstamm, qui est tout simplement le prĂ©sident de l’AutoritĂ© de protection des donnĂ©es, la CNIL hollandaise
 Kohnstamm a ensuite vertement signifiĂ© au reprĂ©sentant de NS que leur systĂšme n’était pas du tout conforme Ă  la loi, et a promis de lourdes sanctions sans de rapides rectifications. Jacob Kohnstamm devrait dire deux mots Ă  Alex TĂŒrk


L’affaire Swift a Ă©tĂ© fatale pour la Banque centrale nĂ©erlandaise (DNB). Dans la catĂ©gorie Gouvernement, elle a Ă©tĂ© dĂ©signĂ©e gagnante pour avoir fait mine de dĂ©couvrir dans la presse ce scandale de transfert illĂ©gal de donnĂ©es bancaires entre Europe et États-Unis. Et lorsqu’il fut avĂ©rĂ© que la DNB savait ce qui se tramait, elle a ensuite bottĂ© en touche en avançant que la vie privĂ©e des citoyens ne relevait pas de ses responsabilitĂ©s


Enfin, nouvel Ă©cho Ă  une tendance dĂ©cidĂ©ment coriace : le fichage des jeunes, et mĂȘme des tout-petits. Dans la catĂ©gorie du « projet le plus dangereux », l’a emportĂ© ce qui pourrait se traduire par le « Fichier Ă©lectronique de l’enfant ». Ce fichier ne semble pas rĂ©servĂ© Ă  la scolaritĂ©, comme Base Ă©lĂšves en France. Il sera pris en charge par un nouveau ministĂšre, celui de la Jeunesse et de la Famille, et non par celui de l’Éducation. La mission de ce ministĂšre est transversale : allocations familiales, protection de l’enfance (dont la « santĂ© mentale »), emploi des jeunes ou encore « politiques prĂ©ventives des jeunes envers l’alcool, le tabac et les drogues »  Le ministre AndrĂ© Rouvoet est convaincu qu’il faut crĂ©er une base centralisĂ©e pour gĂ©rer tous ces problĂšmes Ă  la fois. Le fichier contiendra donc, rĂ©sument nos collĂšgues hollandais, « une foule de donnĂ©es d’ordre mĂ©dical ou psychologique, mais aussi d’autres donnĂ©es subjectives sur les enfants et leurs parents ». Soit Ă  peu prĂšs ce que serait sĂ»rement devenu Base Ă©lĂšves si personne en France ne s’en Ă©tait inquiĂ©té 

ITALIE : BERLUSCONI, « MA BOTTE DANS TA FACE »

En Italie, fondĂ©s en 2005 par le collectif Winston Smith Project, les derniers BBA Italia ont Ă©tĂ© dĂ©cernĂ©s Ă  Florence le 10 mai 2008. Cinq trophĂ©es de la honte en compĂ©tition, et un prix d’excellence, le « Winston Smith » en hommage au hĂ©ros du roman d’Orwell.

C’est le ministĂšre de l’Économie qui est distinguĂ© comme la pire institution publique, qui dans le cadre de sa lutte conte la fraude part du principe que c’est au contribuable de s’assurer qu’il n’a pas trichĂ©, renversant ainsi la charge de la preuve. D’autre part les services fiscaux ont Ă©tĂ© autorisĂ©s Ă  collecter de nouvelles donnĂ©es de maniĂšre disproportionnĂ©e. La compagnie Yahoo a remportĂ© le concours de la pire entreprise de l’annĂ©e, pour sa capacitĂ© Ă  drainer d’énormes quantitĂ©s de donnĂ©es personnelles et sa politique dĂ©loyale envers les dissidents en Chine. Son patron, Jerry Yang, a reconnu avoir menti dans une affaire oĂč un journaliste chinois avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© et emprisonnĂ© grĂące Ă  la collaboration zĂ©lĂ©e de ses reprĂ©sentants en Chine. Quant Ă  la « technologie la plus intrusive », c’est la banque de donnĂ©es ADN du RIS, le bureau de police scientifique de la PJ italienne, installĂ©e Ă  Parme, qui sort du lot. L’opacitĂ© la plus totale est en effet entretenue sur les finalitĂ©s et les conditions d’accĂšs Ă  ce fichier. Comble de la plaisanterie : il s’est crĂ©Ă© sans rĂ©el acte rĂ©glementaire. Le colonel Luciano Garofano, du RIS, l’un des principaux promoteurs de cette base des donnĂ©es nationale, se veut trĂšs rassurant : « La crainte de violer la vie privĂ©e ne peut ĂȘtre une justification pour ne pas faire une loi. La libertĂ© d’ailleurs passe par la sĂ©curitĂ©. Et ici nous parlons de la sĂ©curitĂ© des Italiens. »

Nos voisins italiens ont crĂ©Ă© une distinction particuliĂšre – « Premio Bocca a stivale », le prix « Ma botte dans ta gueule », allusion directe au trophĂ©e historique des BBA – qui sanctionne l’« affirmation la plus terrifiante, ridicule, propre Ă  tromper ou Ă  manipuler l’opinion ». Cette annĂ©e, c’est Bruno Vespa, animateur d’un show tĂ©lĂ©visĂ© trĂšs couru en Italie, Porta a Porta note, connu pour son style superficiel et cire-pompes Ă  l’égard de tous les pouvoirs, et en particulier de l’ordre berlusconien. Vespa est spĂ©cialement citĂ© dans cette cĂ©rĂ©monie pour le ton alarmiste d’une Ă©mission consacrĂ©e Ă  la sociĂ©tĂ© de l’information, prĂ©sentant le rĂ©seau Internet Ă  travers des rumeurs et des lieux communs.

Ce prix spĂ©cial Ă  des airs de « bĂąton merdeux ». Pas Ă©tonnant que le premier Ă  le recevoir en 2005 fĂ»t le prĂ©sident du Conseil en personne, le grand Cavaliere. Faits incriminĂ©s : avoir envoyĂ©, Ă©videmment sans accord prĂ©alable, un SMS Ă  40 millions de dĂ©tenteurs de tĂ©lĂ©phone mobile pour les inciter Ă  voter aux Ă©lections europĂ©ennes. Comble de la tartufferie : aussitĂŽt revenu au pouvoir en avril 2008, Berlusconi a prĂ©sentĂ© un projet de loi qui lui a permis de se placer en « dĂ©fenseur » de la vie privĂ©e ; un projet qui modifierait la procĂ©dure pĂ©nale des Ă©coutes tĂ©lĂ©phoniques pour les limiter aux affaires de terrorisme et de crime organisĂ©. Il pense avant tout Ă  la sienne, de vie privĂ©e. Il a Ă©tĂ© lui-mĂȘme piĂ©gĂ© par des extraits d’écoutes publiĂ©s dans la presse dans des affaires le concernant. Son projet de loi prĂ©voit donc, en cas de fuite du mĂȘme genre, de sanctionner journalistes et magistrats d’une peine maximale de cinq ans de prisonnote.

Berlu n’a pas encore eu l’honneur de remporter le prix spĂ©cial pour l’ensemble de son Ɠuvre (« Minaccia da una vita »). En mai 2005 (alors que le Cavaliere est de retour au pouvoir depuis un an), le jury des premiers BBA italiens prĂ©fĂšre dĂ©signer vainqueur un illustre inconnu au nom prĂ©destinĂ©, Giuseppe Fortunato. Cet avocat napolitain a Ă©tĂ© nommĂ© deux mois plus tĂŽt membre de l’équivalent italien de la CNIL, « Il Garante » (« Garante per la protezione dei dati personali »). C’est sans doute le seul personnage public italien Ă  avoir Ă©tĂ© dĂ©finitivement condamnĂ© – arrĂȘt de la Cour de cassation de mars 2002 – pour atteinte caractĂ©risĂ©e Ă  la vie privĂ©e. Lorsqu’il Ă©tait l’avocat de la municipalitĂ© de Naples, il fut reconnu coupable de « faux en Ă©criture ». Afin de prouver que le maire et cinq conseillers municipaux avaient utilisĂ© leur tĂ©lĂ©phone professionnel Ă  des fins personnelles, il avait cherchĂ© Ă  convaincre l’opĂ©rateur mobile SIP de lui confier les donnĂ©es de trafic en antidatant des documents montrant qu’il avait l’aval des autoritĂ©s compĂ©tentes. Fortunato ne s’est jamais publiquement expliquĂ© sur cette affaire. Jusqu’ici aucun commissaire de la CNIL n’a pu prĂ©tendre Ă  un casier judiciaire aussi fourni


En 2008, le grand gagnant de ce prix ultime en Italie est revenu Ă  l’ex-commissaire europĂ©en Franco Frattini, fidĂšle lieutenant de Berlusconi (qui l’a nommĂ© Ă  ce poste en 2004), devenu en mai 2008 son ministre des Affaires Ă©trangĂšres. Frattini Ă©tait chargĂ© Ă  Bruxelles du portefeuille « libertĂ©, justice et sĂ©curitĂ© ». Il a donc Ă©tĂ© l’architecte de bon nombre de mesures sĂ©curitaires. Le jury italien a soulignĂ© ses tendances Ă  vouloir censurer et filtrer Internet de tout propos pouvant ĂȘtre jugĂ© comme une incitation au terrorisme. Frattini est aussi l’instigateur de la fameuse « directive de la honte », qui prĂ©voit jusqu’à dix-huit mois de rĂ©tention pour les Ă©trangers en situation irrĂ©guliĂšre. Un dossier dont a hĂ©ritĂ© en mai 2008 le Français Jacques Barrot, devenu commissaire Ă  la SĂ©curitĂ© aprĂšs avoir ƓuvrĂ© aux Transports.

Enfin, le prix de la vigilance citoyenne (Premio Winston Smith) est revenu au collectif Autistici/Inventatinote pour son travail d’information et de promotion de la vie privĂ©e et de fourniture de services Internet de protection des donnĂ©es et de garanti de l’anonymatnote.

AILLEURS DANS LA VIEILLE EUROPE


OrganisĂ©s par l’antenne locale de l’association amĂ©ricaine Computer Professional for Social Responsability (CPSR), les BBA Espa˜na (Los Premios Gran Hermano) ont dĂ©cernĂ© trois palmarĂšs entre 2002 et 2004. La derniĂšre cĂ©rĂ©monie d’octobre 2004 – Ă  l’époque la cinquantiĂšme, tous pays confondus – a distinguĂ© la chaĂźne de prĂȘt-Ă -porter Zara, pour avoir intĂ©grĂ© des puces RFID dans certaines lignes de vĂȘtements, et l’opĂ©rateur Telefonica pour divulgation de donnĂ©es personnelles. Du cĂŽtĂ© des institutions, le gouvernement Aznar de l’époque (conservateur) se faisait Ă©pingler pour avoir ordonnĂ© la « confiscation » de serveurs web, installĂ©s Ă  Londres, appartenant au site d’informations alternatives Indymedia. En 2003, l’avocat Xabier Ribas a gagnĂ© la palme pour sa frĂ©nĂ©sie anti-peer-to-peer, justifiant les actions de sa compagnie contre 4 000 internautes aprĂšs que leurs adresses IP avaient Ă©tĂ© fichĂ©es illĂ©galement (forcĂ©ment ça nous rappelle quelque chose : les procĂšs pour l’exemple lancĂ©s en 2005 par l’industrie du disque en France). RĂ©compensĂ© aussi : Microsoft Corp., pour son projet de systĂšme d’informatique dit de « confiance », Palladiumnote.

Parmi les nouveaux accĂ©dants Ă  l’Union europĂ©enne, trois anciens pays du bloc de l’Est sont dans le collimateur de Privacy International. Fin 2004, nos confrĂšres hongrois remettaient leur troisiĂšme palmarĂšs, et c’est le prĂ©sident de la CNIL locale, Attila PĂ©terfalvi, qui s’est payĂ© la tĂȘte d’affiche en dĂ©crochant la palme de « pire personnalitĂ© publique » de l’annĂ©e. C’est un spĂ©cialiste des dĂ©clarations Ă  l’emporte-piĂšce – par exemple il a approuvĂ© l’installation de camĂ©ras de surveillance dans les cabines d’essayage des grands magasins – qui n’honorent pas vraiment sa fonction. Avant la cĂ©rĂ©monie, il a tellement mal pris sa nomination qu’il a menacĂ© les organisateurs de se plaindre auprĂšs de Privacy International ! Il a finalement avalĂ© ses rancƓurs et assistĂ© Ă  la cĂ©rĂ©monie pour recevoir son prĂ©cieux trophĂ©e. À bon entendeur
 Dans le genre « mĂ©ga-base », la Hongrie avait aussi comme projet de crĂ©er un fichier unique et centralisĂ© de tous les salariĂ©s du pays, un projet gĂ©rĂ© par le ministĂšre de l’Emploi. Le Journal officiel hongrois a eu aussi droit Ă  son heure de gloire, pour son projet de site Internet permettant d’accĂ©der aux textes et rĂšglements du pays. Pour accĂ©der Ă  ce site, il fallait s’identifier, ce qui aurait permis au gouvernement de suivre Ă  la trace les consultations, et donc les centres d’intĂ©rĂȘt, de chaque citoyennote.

En Bulgarie, l’autoritĂ© de garantie de la vie privĂ©e a Ă©chappĂ© Ă  une distinction suprĂȘme mais Ă©tait sĂ©lectionnĂ©e aux cĂŽtĂ©s du ministĂšre de la Justice et de la police des transports. Les laurĂ©ats de la troisiĂšme Ă©dition, organisĂ©e en janvier 2008, sont le ministĂšre de l’IntĂ©rieur – pas trĂšs original a priori, mais le mobile l’est car il s’agissait d’une affaire de harcĂšlement policier sur deux documentaristes de la BBC
 – et le Conseil des ministres pour avoir approuvĂ© la publication des noms et coordonnĂ©es tĂ©lĂ©phoniques de personnes expropriĂ©es dans un projet autoroutier
 Parmi les laurĂ©ats des deux palmarĂšs prĂ©cĂ©dents (2002 et 2005), le cas de l’ex-ministre de l’IntĂ©rieur Georgi Petkanov a comme un parfum de guerre froide. Il a Ă©tĂ© distinguĂ© par le jury de l’édition 2002 pour avoir couvert un scandale d’écoutes tĂ©lĂ©phoniques sauvages sur le rĂ©seau de la capitale Sofia de 1994 Ă  2001 ; Ă©coutes visant certains de ses collĂšgues du PS (ex-PC), mais aussi de l’ex-prĂ©sident, des opposants politiques, des journalistes influents ou de simples citoyens. AprĂšs une enquĂȘte poussĂ©e, en dĂ©cembre 2002 le prĂ©sident de la Cour suprĂȘme lui conseillera de dĂ©missionner par « dignitĂ© », tant il Ă©tait Ă©claboussĂ© par ce scandale. Petkanovl dĂ©missionnera en effet en juillet 2007, mais pour « raisons de santĂ© ». Entre-temps, il Ă©tait devenu ministre de la Justicenote.

En RĂ©publique tchĂšque, la troisiĂšme cĂ©rĂ©monie des BBA, organisĂ©e en novembre 2007, montre Ă  quel point les ex-pays du pacte de Varsovie peuvent facilement s’adapter Ă  la frĂ©nĂ©sie sĂ©curitaire des dĂ©mocraties libĂ©rales. Le ministĂšre multirĂ©cidiviste, vainqueur toutes catĂ©gories – devinez lequel – a Ă©crasĂ© ses concurrents pour sa loi antiterroriste, qui contient toutes les ficelles de la surveillance gĂ©nĂ©ralisĂ©e Ă  la mode occidentale (fichier biomĂ©trique national, rĂ©quisition des logs, vidĂ©osurveillance, etc.), mais qui, pour le coup, a Ă©tĂ© Ă©laborĂ©e de maniĂšre illĂ©gale, car sans avoir consultĂ© l’AutoritĂ© de protection des donnĂ©es et sans mentionner les plus Ă©lĂ©mentaires traitĂ©s internationaux auxquels le gouvernement tchĂšque Ă©tait lié  Le prix du flicage administratif « de proximitĂ© » est revenu Ă  la ville de Plzen, en BohĂšme, pour son systĂšme de vidĂ©osurveillance. À Prague, les BBA ont tenu Ă  distinguer une « menace globale », et le gouvernement des États-Unis a surpassĂ© les autres candidats pour des raisons cumulĂ©es qu’il serait inutile de rappeler ici.

Nos amis tchĂšques, comme en Italie (cf. « Ma botte dans ta gueule »), alignent une personnalitĂ© pour la dĂ©claration la plus stupide de l’annĂ©e. C’est un avocat d’affaires, Stanislav Gross, qui a fait hurler de rire (jaune) le jury pour un article appelant Ă  « ne pas diaboliser les Ă©coutes tĂ©lĂ©phoniques ». Les TchĂšques ont enfin crĂ©Ă© un prix original, celui distinguant le texte de loi ou le rĂšglement le plus insidieux contre la vie privĂ©e. C’est un dĂ©cret modifiant le code de procĂ©dure pĂ©nale, Ă©largissant les conditions de prĂ©lĂšvements d’ADN, qui s’invite Ă  la fĂȘte. Bienvenue au club, lui rĂ©pondent en cƓur les promoteurs du FNAEGnote.

BIG BROTHER EN VO DANS LE TEXTE

L’Australie a organisĂ© quatre cĂ©rĂ©monies entre 2003 et 2006. Le dernier palmarĂšs a rĂ©compensĂ©, en bloc, tout le gratin bancaire du pays, embourbĂ© dans le scandale de l’organisation internationale Swift. Les banques australiennes ont en effet continuĂ© Ă  transmettre des donnĂ©es nominatives bien aprĂšs qu’il eut Ă©tĂ© prouvĂ© que Swift collaborait avec les services de renseignements des États-Unis. Dans le mĂȘme registre, le secteur public a trouvĂ© son prĂ©dateur numĂ©ro un en la personne du ministre de la Justice Chris Ellison qui, sous couvert de lutter contre le blanchiment d’argent, avait rognĂ© la vie privĂ©e des consommateurs en obligeant les employĂ©s de banques Ă  Ă©pier leurs clients, sans que les individus soient informĂ©s d’éventuelles suspicions Ă  leur Ă©gard. Une mention spĂ©ciale a Ă©tĂ© dĂ©cernĂ©e Ă  des chercheurs d’une universitĂ© (LaTrobe, Ă  Victoria, prĂšs de Melbourne), pour avoir collectĂ© de maniĂšre dĂ©loyale des informations d’ordre sexuel sur des individus pour les besoins d’une Ă©tude scientifique. De quoi faire Ă©cho aux rĂ©cents faits d’armes de l’Inserm en France, et notamment de l’étude gĂ©nĂ©tique menĂ©e par le professeur Gorwood en 2007.

Autre laurĂ©at qui nous rappelle quelque chose : le projet du ministĂšre de la SantĂ© baptisĂ© « HealthLink », sorte de dossier mĂ©dical personnel pour lequel les patients australiens Ă©taient enrĂŽlĂ©s d’office (procĂ©dure « opt-out »), alors que la loi prĂ©voyait d’obtenir le consentement express des patients (rĂšgle « opt-in »). Comble de la dĂ©loyautĂ© : les premiers Ă  ĂȘtre fichĂ©s d’office furent les enfants et les personnes ĂągĂ©es
 Le « prix du public » de nos confrĂšres australiens est revenu Ă  Joe Hockey, Ă  l’époque ministre des « Services Ă  la personne » (un portefeuille qui rassemble les administrations d’aide Ă  l’enfance ou de l’assurance-maladie). Hockey a Ă©tĂ© le fervent promoteur d’une sorte de « carte de vie quotidienne » (Access Card), maniĂšre dĂ©guisĂ©e d’instaurer une carte d’identitĂ© nationale qui n’existe pas formellement en Australie. Le ministre avait surtout refusĂ© de publier les rĂ©sultats d’un audit sur l’impact que cette carte aurait sur la vie privĂ©e, et ouvertement nĂ©gligĂ© les recommandations d’une commission qu’il avait lui-mĂȘme constituĂ©e. Enfin, c’est un groupe d’avocats qui a Ă©tĂ© distinguĂ© comme les meilleurs rĂ©sistants Ă  Big Brother en Australie en 2006, ils ont refusĂ© de se soumettre Ă  des contrĂŽles drastiques de la part des services secrets, car ils dĂ©fendaient des prĂ©sumĂ©s terroristes inculpĂ©s selon les lois d’exception adoptĂ©es depuis 2001note.

En Nouvelle-ZĂ©lande, autre membre du fameux rĂ©seau Échelon, que personne n’a oubliĂ©, une seule cĂ©rĂ©monie a sanctionnĂ© les « Big Brothers » locaux en avril 2004. C’est justement le maillon nĂ©o-zĂ©landais d’Échelon (Government Communications Security Bureau, GCSB), qui a Ă©tĂ© sacrĂ© comme « pire agence gouvernementale », aux cĂŽtĂ©s du ministre de la Justice et de son adjoint aux tĂ©lĂ©coms, deux architectes zĂ©lĂ©s d’une loi antiterroriste fortement inspirĂ©e de ses alliĂ©s occidentaux. C’est ensuite Baycorp, une entreprise privĂ©e qui gĂšre les fichiers de crĂ©dit Ă  la consommation, qui s’est fait Ă©pingler pour ses nombreuses erreurs et son absence de volontĂ© d’amĂ©liorer ses procĂ©dures. Les deux personnes rĂ©compensĂ©es pour leur combat « exemplaire » en faveur de la vie privĂ©e, Bruce Slane et Blair Stewart, sont tout simplement les deux anciens responsables l’AutoritĂ© de protection des donnĂ©es (Privacy Commissionner)note.

Le septiĂšme et dernier palmarĂšs dĂ©cernĂ© au Royaume-Uni, en juillet 2004, avait Ă©galement une tonalitĂ© Ă©ducative. « Pire personne publique de l’annĂ©e » : Margaret Hodge, membre du Labour et premiĂšre Ă  diriger le nouveau ministĂšre de l’Enfance (Department of Children), crĂ©Ă© en 2003. Elle a eu l’honneur de devancer les fonctionnaires du ministĂšre de l’IntĂ©rieur en charge de la promotion de la carte d’identitĂ© (national ID card), dossier toujours sensible outre-Manche. Hodge a dĂ©jĂ  multipliĂ© les nominations depuis plusieurs annĂ©es, notamment pour sa campagne, au sein du ministĂšre de l’Éducation, dĂšs 2001 (pire organisme public aux BBA UK en 2002), visant Ă  crĂ©er « Contact Point », le fichier des mineurs appelĂ© aussi « Universal Child Database », « Information Sharing Index » ou « Children’s Index », qui verra finalement le jour en 2004 dans une grande loi-cadre (Children Act de 2004) dont la principale rupture est de supprimer l’obligation d’anonymat qui frappait tous les fichiers recensant des mineurs. Ce fichier sera gĂ©rĂ© et alimentĂ© par les cent cinquante administrations locales d’aide Ă  l’enfance. Et c’est la sociĂ©tĂ© de services informatiques Capgemini qui a obtenu le marchĂ© pour la dĂ©velopper. Encore en « phase de test » il devait ĂȘtre complĂštement opĂ©rationnel fin 2008note.

Autres laurĂ©ats britanniques de cette annĂ©e 2004 : la compagnie British Gas (qui s’est cachĂ©e derriĂšre la protection de la vie privĂ©e pour expliquer la mort d’un couple de personnes ĂągĂ©es, privĂ© de chauffage suite Ă  une coupure administrative), le projet de « dossier mĂ©dical » informatisĂ©, en chantier depuis 2000 et encore en cours de dĂ©ploiement en 2008 ; l’office des statistiques (Ă©quivalent de notre Insee), pour un autre projet de fichage global de la population (Citizen Information Project), cheval de Troie pour instaurer une carte d’identitĂ© ; et enfin, le grand gagnant du prix « Lifetime Menace » a Ă©tĂ© dĂ©cernĂ© exceptionnellement Ă  un projet de États-Unis, « US Visit », qui instaurait le fichage biomĂ©trique obligatoire des voyageurs Ă©trangers pĂ©nĂ©trant sur le sol amĂ©ricainnote.

Ce programme « US Visit » Ă©tait bien sĂ»r Ă  l’honneur des derniers BBA USA, dĂ©cernĂ©s en avril 2005 (avant la grand-messe des « Global BBA » de 2007 et qui feront la part belle aux candidats Ă©tats-uniens). C’est Accenture, sociĂ©tĂ© de services informatiques basĂ©e aux Bermudes, qui a dĂ©crochĂ© la palme de la « compagnie la plus intrusive », pour sa participation aux projets les plus vicieux du DĂ©partement Ă  la sĂ©curitĂ© intĂ©rieure, dont « US Visit ». Le projet le plus dangereux est revenu Ă  une Ă©cole primaire de Brittan, en Californie, qui prĂ©voyait d’étiqueter chaque Ă©lĂšve avec une puce RFID, alors que, dans le mĂȘme registre, c’est le ministĂšre fĂ©dĂ©ral de l’Éducation qui fut sacrĂ© pire organisme public pour, lui aussi, vouloir centraliser un fichier national concernant 15 millions d’enfants et portant sur des Ă©lĂ©ments pĂ©dagogiques, financiers ou mĂȘme techniques. Le prix de la menace Ă©ternelle est revenu Ă  ChoicePoint, multinationale des fichiers de consommateurs qui sera citĂ©e aussi dans le palmarĂšs des BBA Global en 2007note.

JAPON ET CORÉE SUR LES TRACES DE L’ONCLE SAM

Au Japon, la seule cĂ©rĂ©monie a eu lieu en 2003, mais ce qui prĂ©occupe les militants plus rĂ©cemment, c’est un vaste plan de fichage biomĂ©trique en direction de certains rĂ©sidents Ă©trangers et des voyageurs pĂ©nĂ©trant sur son sol. Privacy International a rejoint une coalition de dix-huit organisations de dĂ©fense des droits de l’homme pour dĂ©noncer ce projet, fortement inspirĂ© du grand alliĂ© Ă©tas-uniennote.

En CorĂ©e du Sud, lors des seuls BBA organisĂ©s Ă  SĂ©oul en 2005, c’est la centrale d’écoutes du gouvernement, Ă©quivalent de notre DST, qui a remportĂ© un « prix d’honneur » pour l’ensemble de son Ɠuvre. Surtout aprĂšs les rĂ©vĂ©lations, cette annĂ©e 2005, du « scandale X-File » (des transcriptions d’écoutes portant sur une affaire de corruption huit ans plus tĂŽt), qui a rĂ©vĂ©lĂ© les pratiques occultes des grandes oreilles du gouvernement. Mais aussi pour avoir, pendant plus de quarante ans, « Ă©crasĂ© les mouvements sociaux et traquĂ© les activistes prodĂ©mocratiques ». Le « pire projet » du gouvernement corĂ©en, c’est tout ce dont rĂȘvent Ă  Washington les ultras du fichage totalitaire : le « National ID Number », un fichier unique et national des citoyens, le numĂ©ro de sĂ©cu universel, le code-barres Ă  tout faire. Unique au monde, selon le jury corĂ©en, ce numĂ©ro Ă  treize chiffres ne quittera pas le citoyen de sa naissance Ă  sa mort, et sera non seulement utilisĂ© dans l’administration mais aussi dans ses relations avec les entreprises. La totale
 L’absence de garanties apportĂ©es par la loi a convaincu le jury de laisser en seconde place
 le fichier ADN de procĂ©dure pĂ©nale, qui venait tout juste d’ĂȘtre crĂ©Ă© en 2005. Sinon, le « ministĂšre de l’Information et de la Communication » a eu son heure de gloire pour inciter les internautes Ă  perdre leur anonymat et pour la collecte sauvage de donnĂ©es biomĂ©triques.

Et la compagnie Samsung, qui possĂšde Ă  peu prĂšs autant d’influence que Areva, Renault et Orange rĂ©unis en France, a brillĂ© grĂące Ă  sa filiale Samsung SDI (leader mondial des Ă©crans plasma). Elle a espionnĂ© pendant deux ans une douzaine d’employĂ©s en clonant leurs tĂ©lĂ©phones mobiles – normal, ils Ă©taient en train de monter un syndicat. La contrĂŽlite aiguĂ« des travailleurs encombrants, c’est une maladie en CorĂ©e : deux autres compagnies (Hitech RCD Korea et Kiryung Electronics) Ă©taient sur les rangs pour rafler le mĂȘme prix. Le leader mondial Samsung, joyau de l’économie corĂ©enne, a pris pour l’exemplenote.

DÉCADENCE FINALE

Cette liste sans fin des promoteurs les plus actifs de l’horreur sĂ©curitaire peut paraĂźtre rĂ©barbative, mais elle illustre Ă  merveille la surenchĂšre constatĂ©e dans la plupart des pays dits « dĂ©veloppĂ©s ». Privacy International, depuis 2006, rĂ©alise une Ă©tude comparative des États les plus influents en analysant leur degrĂ© de protection effective de la vie privĂ©e et des donnĂ©es personnelles ainsi que leur propension Ă  rogner toujours un peu plus dans les libertĂ©s individuelles. Dans le dernier classement portant sur l’annĂ©e 2007, le World Privacy Rankings a comparĂ© les politiques de quarante-sept pays (parmi les plus industrialisĂ©s). Ce n’est pas une surprise de constater que notre beau pays fait partie des cinq pires prĂ©dateurs de l’Union europĂ©enne, avec le Royaume-Uni (grand champion de la classe), le Danemark, la Lituanie et la Bulgarie. La situation s’est passablement dĂ©gradĂ©e, puisque la note de la France (de 1 Ă  5 – 5 dĂ©signant le meilleur niveau de protection) est passĂ©e de 2,8 en 2006 Ă  1,9 en 2007. Elle fait dĂ©sormais partie du Top 10 mondial des sociĂ©tĂ©s les plus surveillĂ©es
 Du pire au moins pire, ça donne le classement suivant : Chine (1,3), Russie (1,3), Malaisie (1,3), Singapour (1,4), Royaume-Uni (1,4), États-Unis (1,5), Taiwan (1,5), ThaĂŻlande (1,5), Philippines (1,8), France (1,9), Inde (1,9), BrĂ©sil (2,1), NorvĂšge (2,1), IsraĂ«l (2,2), Australie (2,2), etc.note.

Dans l’Union europĂ©enne, une belle brochette de pays ont vu leur note passablement dĂ©cliner en un an, notamment l’Allemagne, l’Autriche, la France, la Belgique, la Finlande, la Pologne et la Lituanie. La majoritĂ© est classĂ©e en zone « noire » (« surveillance endĂ©mique », seul le Royaume-Uni y figure), « pourpre » (« surveillance profonde », comme en France et au Danemark) ou « rouge » (« incapacitĂ© Ă  garantir les protections », qui correspond Ă  la moyenne des pays de l’UE). Les meilleurs Ă©lĂšves
 ou les moins mauvais sont la GrĂšce, la Roumanie et la Hongrie, alors que la SlovĂ©nie est le seul de l’Europe des Vingt-Sept Ă  avoir amĂ©liorĂ© son niveau de protection en l’espace d’un an. Comme si la vertu des pays « dĂ©mocratiques » Ă©tait finalement, une fois unis au sein d’une forteresse commune contre un ennemi aussi omniprĂ©sent qu’indiscernable, de se rapprocher inĂ©luctablement d’une forme ultime de totalitarisme, celle qui pousse la population Ă  accepter comme naturel un Ă©tat de surveillance gĂ©nĂ©ralisĂ©e.

ÉPILOGUE. UN MOIS APRÈS LE BOUCLAGE


À coups de bĂ©lier, les derniers pans de vie privĂ©e et de libertĂ©s sont en train de tomber. Pour votre gouverne, nous vous livrons, tout chaud sortis des cabinets Ă©lysĂ©ens, quelques-unes des derniĂšres attaques en date. L’éternel projet de loi sur les droits d’auteur – appelĂ©e loi Olivennes, puis loi Hadopi (du nom de la Haute autoritĂ© qui devrait rĂ©guler les contenus et les droits d’accĂšs Ă  Internet), et rebaptisĂ© par la docile Christine Albanel « projet de loi CrĂ©ation et Internet ». Ou encore la charte si bien nommĂ©e (« Confiance Internet »), Ă©manant du ministĂšre de l’IntĂ©rieur avec l’aimable collaboration de la prĂ©sidente du Forum des droits sur Internet (FDI), Isabelle Falque-Pierrotin, Ă©galement commissaire de la CNIL. Ce chapitre ne manquera pas d’ĂȘtre dĂ©veloppĂ© en profondeur lors de notre neuviĂšme Ă©dition, en 2009, tout comme dans notre prochain rapport annuelnote.

Sur un autre front, on notera que le ministĂšre de l’Éducation nationale a usĂ© de tous les moyens pour garder intact, voire affiner son fichier Base Ă©lĂšves 1er degrĂ© (BE1D). OpacitĂ© des donnĂ©es obligatoires ou non, mesures d’intimidation puis de rĂ©torsion Ă  l’égard des directeurs et directrices rĂ©tifs (amputation de salaires et radiation de leur fonction de direction), lĂąchage de lest en fin d’annĂ©e, pour finalement nous jouer le grand nettoyage façon « on efface tout et on recommence ». Le 12 juin, Ă  la surprise y compris des hauts fonctionnaires en charge de BE1D, le « sous-commandant Darcos », ci-devant ministre, annonce dans une dĂ©pĂȘche AFP qu’il va expurger le fichier de la quasi-totalitĂ© des donnĂ©es devant y figurer. Sauf que, un mois aprĂšs, l’arrĂȘtĂ© promis pour fixer les choses n’est toujours pas publiĂ©, et les hauts fonctionnaires ignorent toujours quelles donnĂ©es resteront et lesquelles seront
 ajoutĂ©es. Pour les collectifs ultra-mobilisĂ©s (il s’en crĂ©e de nouveaux chaque mois), le combat est loin d’ĂȘtre terminĂ© ; d’autant qu’ils souhaitent dĂ©sormais que le ministĂšre s’explique sur Sconet (le pendant de BE1D dans l’enseignement secondaire) et sur la fameuse Base INE (Identifiant national Ă©lĂšves), qui doit rassembler les donnĂ©es sur les enfants enregistrĂ©s dans les deux prĂ©cĂ©dents fichiersnote


Mais le pire Ă©tait Ă  prĂ©voir et nous arrive dessus sous la forme d’une modernisation des fichiers de renseignements. Jusqu’à l’étĂ© 2008, le ministĂšre de l’IntĂ©rieur disposait des « services » des 4 000 policiers des Renseignements gĂ©nĂ©raux (RG), et des 2 000 de la Direction de la surveillance du territoire (DST). Mais voilĂ  : Nicolas Sarkozy et MichĂšle Alliot-Marie voulaient leur « FBI Ă  la française » (sic), et les deux services ont fusionnĂ©. Plus prĂ©cisĂ©ment, la « mission d’information gĂ©nĂ©rale » qui Ă©tait dĂ©volue aux RG (comptage des manifestants, violences urbaines, conflits sociaux) est confiĂ©e Ă  une Sous-direction de l’information gĂ©nĂ©rale (SDIG) de 1 000 policiers. Les autres missions (lutte contre l’espionnage, le terrorisme, protection du patrimoine Ă©conomique, « surveillance des mouvements subversifs violents et des phĂ©nomĂšnes de sociĂ©tĂ© prĂ©curseurs de menaces ») sont confiĂ©es Ă  une Direction centrale du renseignement intĂ©rieur (DCRI), forte de 4 000 policiers. En rĂ©sumĂ©, les effectifs des RG passent de 4 000 Ă  1 000, ceux de la DST de 2 000 Ă  4 000.

Non content de fusionner les deux services, il convenait aussi de fusionner leurs fichiers, ce qui sera fait, d’ici Ă  la fin 2008, Ă  l’occasion de la crĂ©ation de deux nouveaux fichiers laconiquement baptisĂ©s « Edvige » et « Cristina »note. Ces derniers Ă©chappaient Ă  tout contrĂŽle, hormis celui que la CNIL pouvait effectuer, dans des conditions extrĂȘmement limitĂ©es. Comme de juste (cf. chapitre 1), la CNIL n’a jouĂ© qu’un rĂŽle de figurant dans la crĂ©ation de ces deux fichiers, mĂȘme si elle est parvenue – le minimum qu’elle pouvait faire – Ă  exiger la publication de l’acte d’état civil d’Edvige, le dĂ©cret du 27 juin 2008note.

Cette nouvelle base de donnĂ©es Edvige, qui devrait informatiser et centraliser les fichiers rĂ©gionaux (et, parfois, papiers) des ex-RG, contiendra, outre les renseignements sur tout individu ayant un rapport quelconque avec le pouvoir (Ă©lus, journalistes, responsables syndicaux, etc.), tous ceux que les serviteurs de l’État destinent Ă  la case prison Ă  plus ou moins brĂšves Ă©chĂ©ance. Les would be terroristes, les apprentis dĂ©linquants de tout poil, les contestataires soupçonnĂ©s de « troubles Ă  l’ordre public », les « bandes organisĂ©es » chĂšres Ă  la gĂ©nĂ©rale Dati et surtout les mineurs de treize Ă  seize ans. Cette derniĂšre catĂ©gorie fait grimper aux rideaux tous les collectifs et associations dĂ©fendant les libertĂ©s et les droits de l’enfance, mĂȘme les plus modĂ©rĂ©s.

Mais, comme dit le proverbe chinois, « quand le fou montre la lune, l’idiot regarde le doigt », dans la presque torpeur estivale, Edvige cache sa sƓur, et Anne ne voit rien venir. Sa sƓur, c’est Cristina, fichier qui sera donc gĂ©rĂ© par la DST « nouvelle vague », la DCRI. Qu’y aura-t-il dans les entrailles de ce mystĂ©rieux acronyme ? Seuls les « services » le savent. La CNIL n’a pu, sans doute, obtenir la publication du dĂ©cret d’Edvige qu’en fermant les yeux sur celui de Cristina. La seule preuve Ă  ce jour de son existence reste l’avis de l’autoritĂ© dĂ©pendante, lapidaire : « Avis favorable avec rĂ©serves ». Favorable pourquoi ? Quelles rĂ©serves ? Il n’y aura pas de feuilleton de l’étĂ© pour le savoir. Sur ce sujet, seuls les collectifs les plus radicaux s’époumonent dans le vent du sud. Leurs craintes sont emportĂ©es vers la mer. Tous, mĂ©dias et associations, semblent ĂȘtre sous le coup d’un Ă©trange sortilĂšge, celui de la fĂ©e Cristina sans doute. Tous sont devenus sourds et aveugles et personne ne dit mot de Cristina.

Allez, toute l’équipe des BBA, des jurĂ©s prĂ©sents, passĂ©s et Ă  venir, des contributeurs et des Ă©diteurs vous souhaite une chaude rentrĂ©e et vous dit
 Ă  l’annĂ©e prochaine pour d’autres dĂ©nonciations d’atteintes aux libertĂ©s, d’autres prix Orwell et, on l’espĂšre, beaucoup, beaucoup de prix Voltaire. Comme l’écrivait si bien l’ami George Orwell : « Les meilleurs livres sont ceux qui racontent ce que l’on sait dĂ©jĂ . »

ANNEXE 1. PETITE ANTHOLOGIE DES LOIS SÉCURITAIRES

« Ce serait une erreur fondamentale de mettre un juge entre l’internaute et l’hĂ©bergeur, vous risqueriez de submerger la justice ! »
Jean Dionis du SĂ©jour, rapporteur de la loi pour la Confiance dans l’économie numĂ©rique pendant les dĂ©bats en mai 2004.

« L’extrĂȘme droite, ce sont les barbelĂ©s ! De l’autre cĂŽtĂ©, il y a la gauche. Et la gauche, c’est un terrain vague ! En ce qui nous concerne, nous proposons un portail de sĂ©curitĂ© ! »
Christian Estrosi, ministre dĂ©lĂ©guĂ© Ă  l’AmĂ©nagement du territoire, devant le SĂ©nat le 5 mai 2006.

En 1978, la France Ă©tait l’un des tout premiers pays au monde Ă  se doter d’une loi Informatique et libertĂ©s, suite au scandale du projet SAFARI, qui visait Ă  regrouper, dans un seul et mĂȘme ordinateur du ministĂšre de l’IntĂ©rieur, l’ensemble des informations nominatives figurant dans les fichiers administratifs français. Le dĂ©veloppement exponentiel de l’informatique inquiĂšte l’opinion publique et ses reprĂ©sentants Ă©lus, notamment du fait de l’histoire de la France, et plus particuliĂšrement de l’utilisation du fichier des Juifs par la police française et de la collaboration aux visĂ©es nazies de l’administration de Vichy.

Trente ans plus tard, le gouvernement a retirĂ© Ă  la CNIL, avec son accord, la possibilitĂ© dont elle disposait de bloquer la mise en place de fichiers policiers ou portant sur l’ensemble de la population – ce pour quoi elle avait pourtant Ă©tĂ© prĂ©cisĂ©ment crĂ©Ă©e, et la nouvelle loi Informatique et libertĂ©s autorise mĂȘme les fichiers policiers Ă  ĂȘtre et rester hors la loi jusqu’en
 2010.

L’objectif des attentats de 2001 n’était probablement pas de transformer les dĂ©mocraties occidentales, fondĂ©es notamment sur la philosophie des LumiĂšres et des droits de l’homme, en rĂ©gimes de plus en plus autoritaires, suspicieux et discriminants. C’est pourtant la pente qu’elles suivent, sachant par ailleurs que le terrorisme a bon dos. Les libertĂ©s s’effritent dans le monde entier : l’industrie et le marchĂ© de la sĂ©curitĂ© n’ont jamais Ă©tĂ© aussi florissants et, au nom de la lutte contre l’insĂ©curitĂ©, on crĂ©e de plus en plus de fichiers, de mesures discriminatoires et attentatoires Ă  la vie privĂ©e.

Ainsi, en France, il ne se passe quasiment pas une seule annĂ©e sans qu’un, voire plusieurs projets de loi sĂ©curitaires ne soient adoptĂ©s, tant par la gauche que par la droite. Ces modifications lĂ©gislatives Ă  rĂ©pĂ©tition sont inquiĂ©tantes : elles opĂšrent progressivement un renversement du droit et des principes rĂ©publicains, en sacrifiant la prĂ©somption d’innocence sur l’autel du sentiment d’insĂ©curitĂ©, et en faisant de tout citoyen un suspect en puissance, surtout s’il est en situation prĂ©caire ou dĂ©favorisĂ©e.

Au dĂ©veloppement d’une sociĂ©tĂ© de surveillance s’ajoute une institutionnalisation de la dĂ©lation, de la culpabilisation et du contrĂŽle, faisant de l’ordre et de la sĂ©curitĂ© les premiĂšres des libertĂ©s, comme si le panopticon et la surveillance gĂ©nĂ©ralisĂ©e Ă©taient devenus des Ă©lĂ©ments essentiels de la dĂ©mocratie.

La liste recensĂ©e ci-aprĂšs n’est qu’une esquisse, tant il est complexe de suivre Ă  la trace les dĂ©crets, arrĂȘtĂ©s ou circulaires d’application, non seulement en France mais aussi Ă  l’échelle de l’Union europĂ©enne, oĂč des rĂšglements et des directives servent souvent de prĂ©textes pour renforcer l’aspect rĂ©pressif de leurs transpositions en droit françaisnote. Pour les textes d’application et les rĂ©fĂ©rences au droit europĂ©en, se reporter Ă  la version en ligne de ce rapportnote, oĂč chaque texte de loi renvoie vers le texte officiel du site Legifrance.gouv.fr.

LOI SUR LA SÉCURITÉ QUOTIDIENNE (DITE LSQ, OU « LOI VAILLANT », NOVEMBRE 2001)

La LSQ comportait plusieurs mesures liberticides, dont :

– le placement sous surveillance systĂ©matique et par dĂ©faut de l’ensemble des internautes, considĂ©rĂ©s comme suspects a priori : les fournisseurs d’accĂšs Ă  Internet (FAI) doivent en effet conserver pendant un an la trace (les « donnĂ©es de connexion », ou « logs ») des activitĂ©s de leurs clients : courriers Ă©lectroniques (qui Ă©crit Ă  qui, quand, et au sujet de quoi ?), sites web visitĂ©s, services utilisĂ©s, d’oĂč, quand, comment ;

– la remise en question du droit Ă  la cryptographie, seul moyen de garantir la confidentialitĂ© des informations sur l’Internet : la loi autorise les juges Ă  recourir aux « moyens de l’État soumis au secret de la DĂ©fense nationale » pour dĂ©crypter des informations chiffrĂ©es ; problĂšme : les rapports d’expertise sont classifiĂ©s et ne peuvent faire l’objet d’aucun recours ; l’utilisation mĂȘme d’outils de crypto est considĂ©rĂ©e comme une circonstance aggravante, et ceux qui refuseraient de confier leurs clĂ©s risquent deux ans de prison et 30 000 euros d’amende ;

– l’extension du fichage. Alors que le STIC vient tout juste d’ĂȘtre lĂ©galisĂ©, en juillet 2001 (aprĂšs avoir servi pendant six ans, illĂ©galement), et que JUDEX, son Ă©quivalent Ă  la gendarmerie, ne le sera qu’en 2006, le recours aux fichiers policiers est Ă©tendu Ă  des missions extrajudiciaires : les employĂ©s de sĂ©curitĂ©, ou ayant accĂšs Ă  des « zones protĂ©gĂ©es », feront dĂ©sormais l’objet d’« enquĂȘtes administratives » basĂ©es en tout ou partie sur la consultation de ces fichiers ;

– la loi autorise Ă©galement les perquisitions, visites domiciliaires et saisies de piĂšces Ă  conviction sans l’assentiment de la personne chez laquelle elles ont lieu ; et les vigiles, personnels de sĂ©curitĂ© ou de transport de fonds peuvent fouiller les bagages et les personnes sans la prĂ©sence d’un officier de police ;

– le fichier national des empreintes gĂ©nĂ©tiques (FNAEG), conservĂ©es quarante ans et conçu initialement pour ne ficher que les criminels sexuels les plus dangereux, est Ă©largi Ă  de nombreuses infractions : vol par effraction, dĂ©tention de stupĂ©fiant, etc. Les personnes qui se risqueraient Ă  refuser un tel fichage gĂ©nĂ©tique encourent six mois de prison et 7 500 euros d’amende ;

– les pouvoirs de police accordĂ©s aux agents privĂ©s de sĂ©curitĂ©, comme la fouille des vĂ©hicules dans le cadre de « contrĂŽles prĂ©ventifs » ;

– la LSQ, votĂ©e sous un gouvernement socialiste, comporte Ă©galement certaines dispositions que l’opinion publique associe, Ă  tort, Ă  Nicolas Sarkozy, telles la possibilitĂ© d’accusation anonyme pour les crimes et dĂ©lits passibles de plus de cinq ans de prison, ou encore le droit pour les propriĂ©taires ou exploitants d’immeubles de faire appel Ă  la police en cas d’occupation des parties communes ;

– à noter, enfin, qu’une bonne partie de ces mesures a Ă©tĂ© adoptĂ©e sous le coup des attentats du 11 septembre 2001, en urgence mais aussi de façon manifestement contraire Ă  la Constitution. Aussi surprenant que cela puisse paraĂźtre, ce texte n’a pourtant pas Ă©tĂ© soumis au visa du Conseil constitutionnel, puisque les parlementaires (soixante dĂ©putĂ©s ou soixante sĂ©nateurs suffisent pour former un recours) n’ont pas jugĂ© utile de le fairenote


LOI D’ORIENTATION ET DE PROGRAMMATION POUR LA JUSTICE (DITE « PERBEN I », SEPTEMBRE 2002)

La premiÚre loi Perben accentue ces tendances, en prévoyant notamment :

– le tĂ©moignage anonyme possible pour presque tous les dĂ©lits ;

– des sanctions Ă©ducatives alourdies dĂšs l’ñge de dix ans, crĂ©ation de centres Ă©ducatifs fermĂ©s (Ă  partir de treize ans), dĂ©tention provisoire accrue (Ă  partir de treize ans), rĂ©gime de garde Ă  vue durci, jugement en urgence. Fin de la compĂ©tence exclusive du juge des enfants ;

– de nouvelles restrictions en matiĂšre de dĂ©tention provisoire (possible dĂšs que la peine encourue est de trois ans, rĂ©tablissement du critĂšre de trouble Ă  l’ordre public, prolongations facilitĂ©es), et augmentation des pouvoirs du Parquet.

LOI POUR LA SÉCURITÉ INTÉRIEURE (DITE LSI, OU « LOI SARKOZY II », MARS 2003)

La LSI introduit plusieurs mesures qui mettent en musique la prĂ©cĂ©dente loi Sarkozy I, loi d’Orientation et de programmation pour la sĂ©curitĂ© intĂ©rieure (LOPSI, aoĂ»t 2002) :

– les dispositions les plus liberticides de la LSQ (surveillance gĂ©nĂ©ralisĂ©e des internautes, mesures anticryptographie et relatives au secret des correspondances, recours aux fichiers policiers Ă  l’occasion des « enquĂȘtes administratives »), qui avaient initialement Ă©tĂ© « adoptĂ©es pour une durĂ©e allant jusqu’au 31 dĂ©cembre 2003 », sont prolongĂ©es sine die ;

– le fichage gĂ©nĂ©tique ne concerne plus seulement les criminels sexuels et les auteurs d’infraction, mais aussi les suspects : le FNAEG est Ă©tendu Ă  toutes les personnes Ă  l’encontre desquelles il existe « des raisons plausibles de soupçonner qu’elles ont commis une infraction » ;

– cadrage lĂ©gislatif du Fichier de traitement des infractions constatĂ©es (STIC, crĂ©Ă© en juillet 2001) ; les policiers peuvent conserver et utiliser des donnĂ©es personnelles (y compris sur les « victimes » d’infraction) ;

– extension des motifs de contrĂŽles d’identitĂ© et de fouilles de vĂ©hicules par prolongation des mesures d’exception de la LSQ : pour contrĂŽler l’identitĂ© d’une personne, il ne faut plus un « indice » mais une « raison plausible de soupçonner », et la possibilitĂ© de fouille des vĂ©hicules est Ă©largie aux enquĂȘtes pour vol et recel, ou s’il y a une « raison plausible de soupçonner » que le conducteur ou un passager a commis un crime ou un dĂ©lit flagrant, ou encore avec l’accord du conducteur ou l’autorisation spĂ©ciale du procureur ;

– la copie des donnĂ©es informatiques est autorisĂ©e lors d’une perquisition, y compris des donnĂ©es qui sont stockĂ©es ailleurs si elles sont accessibles depuis le systĂšme du lieu perquisitionnĂ© (et en accord avec les traitĂ©s internationaux si elles sont stockĂ©es Ă  l’étranger) ;

– les policiers ne sont plus obligĂ©s de mentionner Ă  une personne en garde Ă  vue qu’elle a « le choix de faire des dĂ©clarations, de rĂ©pondre aux questions posĂ©es ou de se taire » ;

– chasse aux « marginaux » et aux « diffĂ©rents » : de nouvelles incriminations pĂ©nales visent toutes les populations les plus dĂ©favorisĂ©es : stationnement de jeunes dans les halls d’immeubles (passible de deux mois de prison et 3 750 euros d’amende), mendicitĂ© dite « agressive », racolage passif par des prostituĂ©(e)s, installation de gens du voyage sur des terrains privĂ©s, et les « parloirs sauvages » sont passibles d’un an de prison et de 15 000 euros d’amendes ;

– un important chapitre consiste Ă  mieux encadrer les activitĂ©s des entreprises privĂ©es de sĂ©curitĂ©, obligeant tout employeur Ă  consulter le prĂ©fet lors de la moindre embauche, ce dernier pouvant, en guise de tĂ©moignage de « moralitĂ© », consulter les fichiers policiers, dont la fiabilitĂ© a toujours laissĂ© Ă  dĂ©sirer (entre 25 et 40 % d’erreurs selon les rares vĂ©rifications faites par la CNIL).

LOI SUR LA MAÎTRISE DE L’IMMIGRATION (NOVEMBRE 2003)

Cette nouvelle loi prévoyait :

– le fichage des Ă©trangers qui demandent un visa, avec relevĂ© des empreintes digitales et photographie d’identitĂ© ;

– le fichage des personnes qui accueillent des visiteurs Ă©trangers ;

– l’accroissement des pouvoirs du maire pour la validation des attestations d’accueil. L’hĂ©bergeant doit faire Ă©tat de ressources suffisantes et justifier qu’il peut accueillir le visiteur Ă©tranger dans des conditions normales de logement. Les services municipaux peuvent venir au domicile de l’hĂ©bergeant pour vĂ©rifier que ces conditions sont remplies ;

– la crĂ©ation d’un dĂ©lit de mariage de complaisance, et contrĂŽle accru sur les mariages, sous prĂ©texte de traquer les mariages de complaisance, avec possibilitĂ© pour le maire de s’entretenir avec les futurs conjoints – et mĂȘme de s’entretenir sĂ©parĂ©ment avec chacun d’eux (loi du 14 novembre 2006 relative Ă  la validitĂ© des mariages).

LOI D’ADAPTATION DE LA JUSTICE AUX ÉVOLUTIONS DE LA CRIMINALITÉ (DITE « PERBEN II », MARS 2004)

À noter que si de trĂšs nombreuses infractions tombent sous le coup de cette loi (par exemple l’« aide Ă  l’entrĂ©e, Ă  la circulation et au sĂ©jour irrĂ©gulier d’un Ă©tranger en France »), les dĂ©lits de type Ă©conomique ou financier en sont exclus
 En voici les principales dispositions :

– en matiĂšre de « criminalitĂ© organisĂ©e », lĂ©galisation de mĂ©thodes policiĂšres contestables : espionnage au domicile des suspects (possibilitĂ© de « sonorisation », avec micros et camĂ©ras, de leurs domiciles et vĂ©hicules), extension du champ des perquisitions, qui peuvent avoir lieu en l’absence ou sans l’accord de la personne, y compris de nuit, gĂ©nĂ©ralisation des infiltrations policiĂšres des « bandes organisĂ©es », rĂ©munĂ©ration des « indics », instauration/extension du statut des « repentis », impunitĂ© pour les dĂ©lateurs
 ;

– introduction de la procĂ©dure du plaider coupable (« comparution sur reconnaissance prĂ©alable de culpabilitĂ© ») : dans le cas des dĂ©lits encourant jusqu’à un an de prison, cette procĂ©dure permet d’ĂȘtre condamnĂ© sans comparaĂźtre devant un tribunal ;

– garde Ă  vue portĂ©e Ă  quatre jours (pas d’assistance d’un avocat avant deux, voire trois jours) et Ă  six jours en cas de « terrorisme » ;

– renforcement du contrĂŽle du Parquet par la Chancellerie : rĂ©tablissement des instructions portant sur des affaires particuliĂšres ;

– mise en place du Fichier judiciaire automatisĂ© des auteurs d’infractions sexuelles, ou FIJAIS (y compris en cas de non-lieu, relaxe ou acquittement).

LOI POUR LA CONFIANCE DANS L’ÉCONOMIE NUMÉRIQUE (DITE LCEN, OU LEN, JUIN 2004)

Cette loi restreint les libertés numériques, par plusieurs biais :

– soumission du principe de libertĂ© de communication Ă  des impĂ©ratifs marchands. Si cette loi rĂ©affirme en effet que « la communication au public par voie Ă©lectronique est libre », elle subordonne explicitement cette libertĂ© Ă  « la nĂ©cessitĂ©, pour les services audiovisuels, de dĂ©velopper la production audiovisuelle », et donc aux intĂ©rĂȘts Ă©conomiques de l’industrie audiovisuelle ;

– privatisation de la justice : les hĂ©bergeurs de sites web doivent dĂ©cider de la licĂ©itĂ© des contenus litigieux, qu’ils sont invitĂ©s Ă  censurer s’ils ne veulent pas ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme complices ; les auteurs des contenus n’ont que la possibilitĂ©, aprĂšs censure, d’en rĂ©fĂ©rer Ă  la justice ;

– atteinte au droit de lire : les fournisseurs d’accĂšs Ă  Internet peuvent Ă©galement ĂȘtre contraints de filtrer l’accĂšs Ă  des contenus hĂ©bergĂ©s (y compris lĂ©galement) Ă  l’étranger si ceux-ci contreviennent aux lois françaises ;

– autocensure : les sites doivent nommer un « directeur de publication », y compris lorsqu’il s’agit de forums ou de sites participatifs, qui sont responsables des contenus qui y sont publiĂ©s, mĂȘme lorsqu’il s’agit de commentaires ou de contenus Ă©manant de tierces parties et automatiquement relayĂ©s par des logiciels.

LOI SUR LA PROTECTION DES PERSONNES PHYSIQUES À L’ÉGARD DES TRAITEMENTS DES DONNÉES À CARACTÈRE PERSONNEL, MODIFIANT LA LIL DE 1978 (AOÛT 2004)

– Neutralisation de la CNIL : depuis 1978, tout fichier dit « de sĂ»retĂ© » (policier, militaire, de renseignements) ou portant sur l’ensemble de la population devait recevoir l’aval de la CNIL ; la nouvelle loi n’oblige plus le gouvernement qu’à publier, au Journal officiel, l’avis de la CNIL, mais il n’a plus Ă  en tenir compte. La LIL avait pourtant Ă©tĂ© votĂ©e, en 1978, pour prĂ©cisĂ©ment encadrer le fichage des citoyens, suite au scandale du projet SAFARI, qui visait Ă  regrouper, dans un fichier de sĂ»retĂ©, l’ensemble des informations contenues dans les nombreux fichiers administratifs français.

– LĂ©galisation des pratiques illĂ©gales des reprĂ©sentants de l’ordre : les fichiers de sĂ»retĂ© disposent d’un dĂ©lai courant jusqu’en 2010 pour se conformer Ă  la loi ; dit autrement, cette loi, censĂ©e protĂ©ger la vie privĂ©e des citoyens, autorise policiers, militaires et services de renseignements Ă  la violer, en toute lĂ©galitĂ©.

– Privatisation de la police : les sociĂ©tĂ©s de perception de droits d’auteur sont autorisĂ©es Ă  effectuer des recherches proactives d’infraction, et Ă  crĂ©er des fichiers de suspects.

– La CNIL ne peut plus « ordonner la destruction de traitements » en infraction avec la loi, et a perdu aussi ses pouvoirs de sanction dĂšs lors que c’est l’État qui serait pris en flagrant dĂ©lit d’infraction.

– Parmi les projets qui peuvent se passer de l’avis de la CNIL, « les traitements de donnĂ©es Ă  caractĂšre personnel mis en Ɠuvre pour le compte de l’État et portant sur des donnĂ©es biomĂ©triques nĂ©cessaires Ă  l’authentification et au contrĂŽle de l’identitĂ© des personnes », comme les titres d’identitĂ© biomĂ©trique (CNI ou passeports).

– Le gouvernement a Ă©galement fait adopter, Ă  l’AssemblĂ©e, un amendement retirant Ă  la CNIL ses « pouvoirs de contrĂŽle sur place et sur piĂšce » des « traitements intĂ©ressant la sĂ»retĂ© de l’État (en pratique les fichiers les plus sensibles de la DST et de la DGSE) » et ce « Ă  la demande de services de renseignements Ă©trangers » (sic).

– De mĂȘme, le gouvernement a aussi rajoutĂ© Ă  la loi le fait que « les donnĂ©es (gĂ©rĂ©es) par les services de police et de gendarmerie nationales puissent ĂȘtre transmises Ă  des organismes de coopĂ©ration internationale en matiĂšre de police judiciaire ou Ă  des services de police Ă©trangers prĂ©sentant un niveau de protection suffisant de la vie privĂ©e et des droits fondamentaux ».

– Cette loi est officiellement inspirĂ©e d’une obligation europĂ©enne (transposer la directive de 1995, ce que la France aurait dĂ» faire avant 1998), mais cette directive n’exigeait en rien les États Ă  rabaisser leurs niveaux de protection pour les fichiers d’État, et ne visait aucunement Ă  couvrir les dĂ©rives des fichiers policiersnote.

LOI RELATIVE AU TRAITEMENT DE LA RÉCIDIVE DES INFRACTIONS PÉNALES (DÉCEMBRE 2005)

– Placement sous surveillance Ă©lectronique mobile (PSEM), ou « bracelet Ă©lectronique » GPS ou GSM, portĂ© soit au poignet soit Ă  la cheville, des dĂ©linquants sexuels et violents (consentants).

– Extension du Fichier judiciaire automatisĂ© des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes (FIJAIS), qui enregistre l’identitĂ© (noms, prĂ©noms, sexe 
) et les adresses successives des personnes ayant Ă©tĂ© condamnĂ©es pour une infraction Ă  caractĂšre sexuel, mais aussi des personnes ayant fait l’objet, pour les mĂȘmes faits, d’une dispense de peine, d’une dĂ©cision relative Ă  l’enfance dĂ©linquante ou d’une mise en examen sur dĂ©cision du juge d’instruction, voire d’un non-lieu, d’une relaxe ou d’un acquittement en raison de l’état mental (« irresponsable ») au moment des faits.

LOI RELATIVE À LA LUTTE CONTRE LE TERRORISME ET PORTANT DISPOSITIONS DIVERSES RELATIVES À LA SÉCURITÉ ET AUX CONTRÔLES FRONTALIERS (JANVIER 2006)

– Mesures sur la vidĂ©osurveillance, sur le dĂ©veloppement des fichiers et de leur interconnexion, sur le contrĂŽle des dĂ©placements des personnes. Contournement des garanties offertes par l’intervention prĂ©alable de l’autoritĂ© judiciaire ou d’autoritĂ©s de contrĂŽle indĂ©pendantes : l’avis de la CNIL, qui comportait des rĂ©serves importantes, a Ă©tĂ© ignorĂ©. Remise en cause du principe de finalitĂ© prĂ©cise des fichiers informatiques, qui constitue une garantie importante pour les libertĂ©s.

– Nouvelles limitations de l’information communiquĂ©e Ă  la CNIL lorsqu’elle rend un avis sur les fichiers intĂ©ressant la sĂ»retĂ© de l’État, la dĂ©fense ou la sĂ©curitĂ© publique, Ă©largissant ainsi la restriction des pouvoirs de contrĂŽle des fichiers administratifs dĂ©jĂ  entamĂ©s suite Ă  la rĂ©forme de la LIL en 2004.

– Transformation d’entrepreneurs privĂ©s (transports, restauration, etc.) en auxiliaires de police.

– AccĂšs Ă©largi et facilitĂ© aux donnĂ©es de connexion Internet et tĂ©lĂ©phonie conservĂ©es par les opĂ©rateurs de communications Ă©lectroniques et les cybercafĂ©s (donnĂ©es permettant de dresser des profils prĂ©cis des personnes en fonction de leurs interlocuteurs et de leurs habitudes de consultation des sites web).

– Polices et services de renseignements peuvent accĂ©der Ă  ces donnĂ©es de connexion [
] en dehors de tout contrĂŽle de l’autoritĂ© judiciaire : le contrĂŽle est effectuĂ© par une « personnalitĂ© qualifiĂ©e » du ministĂšre de l’IntĂ©rieur.

LOI RELATIVE AU DROIT D’AUTEUR ET AUX DROITS VOISINS DANS LA SOCIÉTÉ DE L’INFORMATION (DADVSI, AOÛT 2006)

Ce projet de loi DADVSI rĂ©sulte de la transposition d’une directive europĂ©enne (EU Copyright Directive, adoptĂ©e le 22 mai 2001), elle-mĂȘme rĂ©sultant d’accords internationaux impulsĂ©s par la loi amĂ©ricaine DMCA (Digital Millenium Copyright Act) :

– elle prĂ©voit la lĂ©galisation des dispositifs de contrĂŽle d’usage des Ɠuvres (DCU), et les « mesures techniques » limitant ou interdisant la lecture sur certains supports ou logiciels ; dans le mĂȘme temps, elle pĂ©nalise toute mesure ou action de « contournement » de ces dispositifs ;

– elle fragilise le principe de « copie privĂ©e », pourtant autorisĂ©e dans le code de la propriĂ©tĂ© intellectuelle, alors qu’une redevance est payĂ©e sur les supports vierges de stockage afin de rĂ©munĂ©rer les ayants droit ;

– ces DCU peuvent en outre porter atteinte Ă  la vie privĂ©e, ou Ă  la sĂ©curitĂ© informatique des internautesnote ;

– allant bien au-delĂ  de la simple transposition de la directive « copyright » de mai 2001, la majoritĂ© parlementaire, sous la pression d’Universal et avec l’aide de N. Sarkozy, amende la loi en sorte qu’elle aille jusqu’à prohiber des logiciels s’ils « peuvent » avoir une « destination » de contrefaçon, menaçant directement bon nombre de logiciels libres comme ceux sous licence GPL ;

– une autoritĂ© administrative est chargĂ©e de veiller au principe d’interopĂ©rabilitĂ©, mais peut interdire la publication d’un logiciel libre parce qu’il peut lire des informations protĂ©gĂ©es ; les simples utilisateurs de tels logiciels libres risquent 3 750 euros d’amende, et ceux qui « publient » jusqu’à six mois d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende ;

– elle demande Ă  des acteurs privĂ©s une mise en Ɠuvre permanente de moyens visant Ă  prĂ©server l’ordre public (filtrage), mission normalement placĂ©e sous le contrĂŽle de l’autoritĂ© judiciaire et Ă  la charge de l’État ;

– les simples utilisateurs de rĂ©seaux « peer to peer » risquaient une contravention entre 38 et 150 euros d’amende ; mesure censurĂ©e par le Conseil constitutionnel, si bien que le rĂ©gime de la contrefaçon continue de s’appliquer (jusqu’à trois ans de prison et 300 000 euros d’amende).

LOI DE PRÉVENTION DE LA DÉLINQUANCE (LPD, MARS 2007)

– CrĂ©ation de fichiers municipaux sur les enfants scolarisĂ©s et sur les personnes soignĂ©es par des psychiatres dans la commune.

– PossibilitĂ© pour la justice d’intervenir avant qu’une infraction soit commise


– Enregistrement des communications passĂ©es par les prisonniers (sauf avec leur avocat).

– La provocation Ă  la rĂ©bellion (par tout moyen, presse, affiche, cri, etc.) est dĂ©sormais passible de deux mois de prison et d’une amende de 7 500 euros. Les mĂȘmes rĂšgles que pour les dĂ©lits de presse s’appliquent pour dĂ©terminer les responsables (le responsable de la publication d’un site Internet peut donc ĂȘtre inquiĂ©tĂ©).

– Le maire est chargĂ© de coordonner la politique de prĂ©vention de la dĂ©linquance impulsĂ©e par le prĂ©fet. Il peut mobiliser les services du conseil gĂ©nĂ©ral (travailleurs sociaux), notamment au sein des conseils locaux de sĂ©curitĂ© et de prĂ©vention de la dĂ©linquance.

– Les travailleurs sociaux doivent « partager » le secret professionnel, entre eux et avec le maire et le prĂ©sident du conseil gĂ©nĂ©ral.

– Les parents de mineurs dĂ©linquants peuvent ĂȘtre condamnĂ©s Ă  des stages de responsabilitĂ© parentale pour de nombreuses infractions.

– CrĂ©ation de fichier automatisĂ© des absences dans l’Éducation nationale, sur la base duquel le maire peut prononcer des sanctions.

– Urbanisme sĂ©curitaire : obligation d’une Ă©tude de sĂ©curitĂ© publique, dont l’avis est dĂ©terminant, pour certains types de constructions. Cette Ă©tude n’est pas communicable aux « citoyens ».

– Un bail peut dĂ©sormais ĂȘtre rĂ©siliĂ© par le bailleur si « le preneur n’use pas de la chose louĂ©e en bon pĂšre de famille » (sic). Dans la qualification des nuisances au voisinage, le « bruit » devient les « troubles », sans plus de prĂ©cision, et les propriĂ©taires peuvent et doivent faire cesser les fauteurs de troubles.

– Renforcement du contrîle des gens du voyage.

– Les hĂ©bergeurs de sites Internet et fournisseurs d’accĂšs doivent participer Ă  la lutte contre la diffusion d’incitation Ă  la violence (disposition visant directement les blogs d’adolescents diffusant des appels Ă  affronter les policiers).

– Le fait de filmer des violences est un acte de complicitĂ©, qui fait encourir la mĂȘme peine que l’auteur de l’infraction (sauf si on est journaliste ou que l’enregistrement est destinĂ© Ă  servir de preuve en justice). La diffusion de ces images est passible de cinq ans et 75 000 euros.

– Remise en cause de soixante annĂ©es de justice des mineurs et des acquis de la LibĂ©ration : institution de procĂ©dures de comparution immĂ©diate pour des enfants, crĂ©ation d’une peine d’initiation au travail dĂšs treize ans.

– Mise en place d’une « police municipale des familles », des jeunes et des personnes fragiles, aussi discriminatoire que la plupart des lois rĂ©pressives votĂ©es au cours de cette lĂ©gislature : ce sont les familles le plus en difficultĂ©s sociales et Ă©ducatives qui sont visĂ©es par les procĂ©dures de culpabilisation et de sanction
 au nom d’une conception de la « prĂ©vention » ainsi rĂ©sumĂ©e : « La meilleure Ă©ducation, c’est la sanction. »

– CrĂ©ation d’un « Conseil pour les droits et devoirs des familles » (sic) prĂ©sidĂ© par le maire et chargĂ© de l’« accompagnement parental » des familles dont les enfants sont susceptibles de devenir dĂ©linquants ; communication au maire, Ă©lu politique, d’informations concernant la vie privĂ©e des familles ; politisation de l’exploitation du travail social. A Ă©tĂ© disjointe une disposition qui donnait pouvoir au maire de prononcer des placements en hospitalisation psychiatrique d’office sur simple « avis » d’un mĂ©decin, sans que soit exigĂ© un certificat mĂ©dical (alors que presque partout en Europe cette mesure ne peut ĂȘtre dĂ©cidĂ©e que par un magistrat indĂ©pendant des autoritĂ©s politiques).

– CrĂ©ation d’une sorte de milice baptisĂ©e « service volontaire citoyen de la police nationale ».

LOI RENFORÇANT LA LUTTE CONTRE LA RÉCIDIVE DES MAJEURS ET DES MINEURS (LOI DATI, AOÛT 2007)

– Surveillance Ă©lectronique mobile des dĂ©linquants sexuels aprĂšs leur sortie de prison, quasiment Ă  vie.

– Avec son systĂšme de « peines planchers », une personne volant dix euros et une carte Vitale, sans violence, est condamnĂ©e Ă  une peine plancher de deux ans minimum, dont dix-huit mois fermes ; l’achat de deux grammes de cannabis pour sa consommation personnelle, par une personne considĂ©rĂ©e par la loi comme rĂ©cidiviste conduit ainsi Ă  une peine plancher de quatre ans ferme ; et le vol d’un parapluie dans une voiture par un SDF est puni de deux annĂ©es de prison ferme. Cette loi conduirait Ă  augmenter le nombre de dĂ©tenus de 10 000 entre 2007 et 2012.

– Ce texte est votĂ© alors que les gardes Ă  vue (« GAV » dans le jargon policier et judiciaire), explosent. En sept ans, de 2000 Ă  2007, leur nombre a gonflĂ© de moitiĂ©, et dĂ©passĂ© la barre du demi-million pour atteindre 562 083 en 2007. Dans les dĂ©lits de moindre importance, la palme des GAV revient sans conteste aux « infractions aux conditions gĂ©nĂ©rales d’entrĂ©e et de sĂ©jour des Ă©trangers » qui constituent, avec 25 983 gardes Ă  vue en 2000 et 72 572 en 2007, soit une augmentation de
 179 %, un petit quart de la hausse gĂ©nĂ©rale.

LOI RELATIVE À LA MAÎTRISE DE L’IMMIGRATION, L’INTÉGRATION ET L’ASILE (NOVEMBRE 2007)

– Restrictions supplĂ©mentaires et encadrement plus strict des procĂ©dures de regroupement familial, recours aux tests ADN dans une dĂ©marche soi-disant « volontaire ».

– Extension du fichage biomĂ©trique, dĂ©jĂ  effectif aux demandeurs de visas, des personnes Ă©trangĂšres qui ont bĂ©nĂ©ficiĂ© de l’aide au retour dans leur pays d’origine.

– La HALDE (Haute autoritĂ© contre les discriminations) a Ă©tĂ© saisie pendant les dĂ©bats par des associations, dont le Gisti, mais n’a jamais Ă©tĂ© consultĂ©e par le gouvernement. Selon son avis, publiĂ© aprĂšs la promulgation de la loi et rendu public en janvier 2008, cette premiĂšre loi Hortefeux mĂ©connaĂźt des directives communautaires ou des conventions internationales que la France se doit de respecter, et a considĂ©rĂ© comme discriminatoires prĂšs d’une dizaine de mesures, comme :

– les conditions de ressources exigĂ©es pour les personnes handicapĂ©es qui demandent le regroupement familial ;

– la suspension des prestations familiales en cas de non-respect du contrat d’accueil et d’intĂ©gration ;

– l’identification par les empreintes gĂ©nĂ©tiques des enfants entrant sur le territoire dans le cadre du regroupement familial ;

– la suppression de motivation de la dĂ©cision d’« obligation de quitter le territoire français » (OQTF) aprĂšs un refus ou un non-renouvellement de titre de sĂ©jour (alors mĂȘme que le Conseil d’État a approuvĂ© dans son principe cette non-motivation avant mĂȘme la promulgation de la loi : avis 19 octobre 2007) ;

– l’exigence d’une autorisation spĂ©cifique pour les Ă©trangers rĂ©sidents de longue durĂ©e souhaitant exercer une profession commercialenote.

– Dans la foulĂ©e de cette loi, le gouvernement a rĂ©Ă©crit un dĂ©cret qui avait Ă©tĂ© invalidĂ© par le Conseil d’État fin 2006, pour crĂ©er le fichier ELOI : fichage des sans-papiers, de leurs enfants, de ceux qui leur rendent visite en rĂ©tention et de ceux qui les domicilient lors d’une assignation Ă  rĂ©sidence.

– En 2008 le gouvernement a dĂ» rectifier une circulaire Sarkozy de fĂ©vrier 2006 qui rĂ©pertoriait une liste mĂ©thodique des piĂšges pouvant ĂȘtre tendus aux sans-papiers (convocation en prĂ©fecture, arrestation possible jusque dans les blocs opĂ©ratoires de cliniques, etc.). La Cour de cassation, en 2007, avait jugĂ© certaines dispositions dĂ©loyales (arrestations en prĂ©fecture aprĂšs convocations officielles), alors les prĂ©fets sont depuis incitĂ©s Ă  procĂ©der aux interpellations si la personne se prĂ©sente « spontanĂ©ment », tout en incitant les demandeurs d’un titre de sĂ©jour Ă  se prĂ©senter rĂ©guliĂšrement aux bureaux des Ă©trangers des diffĂ©rentes prĂ©fectures.

ANNEXE 2. QUELQUES SOURCES UTILES

ViguÚne Arménian et Maya Ghozali, « Les nouvelles mesures de droit pénal et de droit pénal spécial contenues dans la LSI, LSQ, loi PERBEN II, et LCEN », E-Juristes.org, février 2005, http://lcen.dinos.org/article.php3?id_article=22.

L’autre campagne, RĂ©tention de sĂ»retĂ©, une peine infinie. RĂ©futations III, film rĂ©alisĂ© par Thomas Lacoste Ă  propos de la loi du 25 fĂ©vrier 2008, www.lautrecampagne.org/retention,surete,justice.php.

EUCD.info, « Que fait la loi DADVSI ? », www.eucd.info/index.php?2006/06/23/324-que-fait-le-dadvsi.

 –, « Texte de la pĂ©tition contre la loi DADVSI » (initiĂ©e en dĂ©cembre 2005 par ce collectif issu du mouvement des logiciels libres), http://eucd.info/petitions/index.php ?petition=2.

Globenet, Responsabilités des hébergeurs, rétention des données de connexion (LSQ, LSI, LCT), atelier organisé en septembre 2006, www.globenet.org/144.Globenet-et-les-internautes-face-a.html.

 –, Document rĂ©capitulatif (mis Ă  jour rĂ©guliĂšrement) sur les lois et dĂ©crets qui rĂ©priment l’usage d’Internet, www.globenet.org/198.Le-Tombeau-de-la-Liberte.html.

Ligue des droits de l’homme, Bilan d’une lĂ©gislature sĂ©curitaire : cinq annĂ©es de recul de nos libertĂ©s ; Bilan d’une lĂ©gislature xĂ©nophobe : cinq annĂ©es de chasse aux Ă©trangers, mars 2007, www.ldh-france.org/actu_nationale.cfm?idactu=1428.

Ligue Odebi, Libertés sur Internet : bilan du quinquennat et questions aux candidats, mars 2007. www.odebi.org/new2/?page_id=240.

 –, « Lutte antiterroriste et cyberdĂ©rive policiĂšre : “Les Logs pour les nuls” ». www.odebi.org/new2/?p=57.

 –, « La loi DADvSI pour les nuls », www.odebi.org/dadvsi/LeDADvSIpourlesnuls.html.

La Quadrature du Net, www.laquadrature.net/Olivennes. (Site de rĂ©fĂ©rence pour s’informer sur les consĂ©quences directes de la loi DADVSI et des « accords de l’ÉlysĂ©e » de dĂ©cembre 2007, qui ont inspirĂ© le projet de loi dit « Olivennes » ou « Hadopi », laquelle instituerait la fameuse « riposte graduĂ©e » pouvant mener Ă  la coupure de l’accĂšs Internet en cas de prĂ©somption de piratage ; sans que l’autoritĂ© judiciaire puisse intervenir en amont.)

Réseau « Résistons Ensemble », Six Ans de lois sécuritaires, novembre 2007, http://resistons.lautre.net/article.php3?id_article=363.