Ce lyber est uniquement destiné à une lecture à titre personnel.

Cédric Durand
Razmig Keucheyan

Comment bifurquer.

Les principes
de la planification
écologique

Zones
Table
Remerciements
Introduction. Mondes possibles
Première partie. - Marché et État face à la crise écologique
1. Les antinomies du capitalisme vert
La croissance contre la nature
Démantèlement
Investissement
Anarchie du marché capitaliste
Limites du néo-industrialisme
2. Politiser l’économie
Économies de guerre
Pandémie
Espace-temps climatique
Socialisation
Capital intellectuel de l’humanité vivante
Concentration financière
La politique aux commandes
L’État socialiseur
Deuxième partie. - Gouverner par les besoins
3. La double universalité des besoins
L’espèce saisie par ses besoins
Les besoins du capital
Un capitalisme impur
Happiness studies
Un désir ou un besoin ?
L’infrastructure des besoins
Une vie décente
Des besoins réels
4. Reprendre le contrôle
Une crise de contrôle
Les deux voies de la marchandisation
Un calcul coût-avantage abracadabrant
Efficience ou efficacité
L’obligation d’un calcul en nature
Grammaire du calcul économique
Le trilemme du calcul socialiste
Grammaire du calcul en nature
Bataille démocratique pour l’expertise
Le politique, le technique et le personnel
Troisième partie. - Le calcul écologique
Point de méthode. Les utopies institutionnelles
Sciences sociales émancipatrices
Une boussole
5. La comptabilité écologique
Sobriétés numériques
Constellations artificielles
L’organisation comptable des limites planétaires
Une approche intégrée centrée sur le profit
Le soin comptable de la nature
Vers une gestion macroécologique
6. L’investissement écosocialiste
Le modèle de Michel Husson
Socialiser l’investissement pour modeler l’économie
Misère du derisking
L’aporie d’une transition conservatrice
Extractivisme monétaire vert
Assumer des priorités politiques
Socialiser l’investissement pour émanciper le travail
Investir pour la contraction matérielle
Garantir l’emploi pour lui donner du sens
7. La demande émancipée
Le cercle vicieux de la responsabilisation des individus
Par-delà production et consommation
Schumpeter du côté de la demande
La dynamique planificatrice intégrée du C2M
Le dilemme du trafic
Le stade suprême de l’aliénation
La socialisation de l’e-commerce
Quatrième partie. - Un nouveau régime politique
8. Un fédéralisme écologique
Jeux d’échelles
Leçons chinoises
Un autoritarisme décentralisé
Cycle politique de planification
Planification et administration
9. Les institutions politiques de la planification écologique
Commissions de post-croissance
Constitutions vertes
Services publics
10. La démocratie augmentée
Crétinisme parlementaire
Cybersoviets ?
Représenter enfin
Le rythme de la planification écologique
Conclusion

Remerciements

Merci d’abord à Grégoire Chamayou pour sa confiance renouvelée et son exigeant soutien, ainsi qu’à Marieke Joly, Rémy Toulouse et toute l’équipe de La Découverte pour leur professionnalisme chaleureux.

Notre réflexion sur la planification écologique a commencé à l’occasion d’une journée d’étude qui s’est tenue à l’EHESS le 15 juin 2018 et a abouti à la publication d’un numéro de la revue Actuel Marx intitulé « La planification aujourd’hui ». Elle s’est poursuivie en 2019-2020, dans le cadre du séminaire « Planifier les communs » organisé à la MSH-Paris Nord. Ce livre doit ainsi en partie son impulsion aux stimulantes réflexions de Bernard Chavance, Laure Desprès, Pat Devine, Guillaume Fondu, Hugo Harari-Kermadec, Florence Jany-Catrice, Bob Jessop, Baptiste Kotras, Agnès Labrousse, John O’Neill, Fabienne Orsi, Ana Podvršič, Raphaël Porcherot, Nathan Sperber, Pavlina Tcherneva et Christophe Wasinski.

Hannah Bensussan et Cecilia Rikap étaient déjà de l’aventure. Depuis, elles ont accompagné ce livre de multiples façons à travers diverses collaborations connexes.

Par leurs suggestions, encouragements ou alertes, Jeff Althouse, Bruno Amable, Matthias André, Céline Baud, Riccardo Bellofiore, Aaron Benanav, Benjamin Braun, Sebastian Budgen, Martine Billard, Louison Cahen-Fourot, Brett Christophers, Maxime Combes, Quentin Deforge, Étienne Espagne, Juan Florès, Daniela Gabor, Antoine Godin, Romaric Godin, Elena Hofferberth, Stathis Kouvelakis, Claire Lejeune, Michael Löwy, Marisol Manfredi, Éric Monnet, Marc Morgan, Michalis Nikiforos, Mary O’Sullivan, Pascal Petit, Sabine Pitteloud, Jeanne Planche, Pierre Rimbert, Julien Rivoire, Grégory Rzepski, Kohei Saito, Matthias Schmelzer, Julia Steinberger, Sébastien Villemot, Nicolas Viellescazes et Isabella Weber ont nourri notre réflexion.

Et, pour la vie, Cédric remercie Jeanne, Loul, Isidore, Qassim, Каренин et Valcivières ; Razmig embrasse Adrienne, Anouche et Onex !

À la mémoire de Michel Husson

 

Introduction.
Mondes possibles

Yu Tsun, un espion chinois au service de l’Allemagne pendant la Première Guerre mondiale, doit informer son supérieur de l’emplacement d’un dépôt d’artillerie britannique situé dans une ville appelée Albert. Mais il est lui-même poursuivi : dans sa fuite, il part à la recherche d’un sinologue dénommé Stephen Albert. Quand il le trouve, ce dernier le reconnaît tout de suite : Yu Tsun est l’arrière-petit-fils de Ts’ui Pên, ancien gouverneur de la province de Yunnan qui a renoncé à ses charges pour écrire un livre et construire un labyrinthe, un labyrinthe « dans lequel tous les hommes se perdraient ».

Ts’ui Pên meurt, mystérieusement assassiné. Son livre, inachevé, est bourré de contradictions, alors que personne ne retrouve le labyrinthe. Stephen Albert révèle la découverte qu’il a faite à Yu Tsun : le livre est le labyrinthe, c’est le « jardin aux sentiers qui bifurquent ». Albert tourne un instant le dos à Yu Tsun, qui dégaine son arme et l’abat : pour informer son supérieur du nom de la ville où se trouve le dépôt d’artillerie, il n’a pu faire autrement que de tuer une personne du même nom et attendre que la presse en parle. Albert est bombardée.

Des romans sur le déclin et l’effondrement, il y en a tant. D’une famille, d’un empire, de la civilisation humaine, même. Ils prolifèrent à notre époque, où le sentiment d’une fin des temps est si prégnant1. On en trouve beaucoup moins sur les bifurcations, et aucun qui nous parle autant aujourd’hui que la nouvelle Le Jardin aux sentiers qui bifurquent (1941) de Jorge Luis Borges. Le livre de Ts’ui Pên n’est pas bourré de contradictions ; il contient tous les futurs :

Votre ancêtre ne croyait pas à un temps uniforme, absolu, dit Stephen Albert. Il croyait à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou s’ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités2.

Tous les futurs dans tous les ordres possibles. C’est ainsi qu’un personnage mort au chapitre 3 peut être en pleine forme au chapitre 4. Ou une intrigue connaître de multiples dénouements, que le livre retient tous. Le livre de Ts’ui Pên et celui de Borges finissent par se confondre : l’assassinat de Stephen Albert par Yu Tsun n’est que l’une des chutes possibles de la nouvelle… Et Yu Tsun est-il vraiment un espion allemand ? Borges rompt avec les conceptions « uniformes » et « absolues » du temps : un début, un milieu, une fin, reliés par un enchaînement linéaire.

Le livre-labyrinthe est une image de l’univers, « incomplète mais non fausse », dit l’écrivain. Gilles Deleuze utilise Le Jardin aux sentiers qui bifurquent pour illustrer la philosophie des « mondes possibles » de Gottfried Wilhelm Leibniz :

Pour Leibniz, tous les mondes différents où, tantôt Adam pèche de telle manière, où Adam pèche de telle autre manière, où Adam ne pèche pas du tout, toute cette infinité de mondes, ils s’excluent les uns des autres, ils sont incompossibles les uns avec les autres. […] Tandis que Borges met toutes ces séries incompossibles dans le même monde3.

Borges est plus « généreux » que Leibniz : il retient tous les mondes possibles, même ceux qui sont incompatibles entre eux, « incompossibles », comme dit Deleuze. Où, donc, le personnage meurt et ne meurt pas à la fin. Le lecteur est invité à participer à leur construction, à la résolution des contradictions lorsqu’elles apparaissent, à moins qu’il ne préfère les conserver parce qu’elles l’amusent. En plus d’un traité de philosophie, Le Jardin aux sentiers qui bifurquent est une nouvelle policière palpitante.

La coexistence de tous ces mondes est rendue possible par le principe de bifurcation. Dans un (vrai) labyrinthe, la bifurcation prend place dans l’espace : arrivé à un carrefour, je bifurque à droite ou à gauche. Le « jardin aux sentiers qui bifurquent » repose sur le principe de la bifurcation dans le temps : un « invisible labyrinthe de temps », dit Borges à propos du livre-labyrinthe4. Bifurquer dans le temps, comment est-ce possible ? Aucune bifurcation n’est définitive ou unilatérale, on peut toujours passer d’un « monde possible » à un autre sans que cela ferme aucune possibilité à venir. L’avenir lui-même se transforme en passé quand on rebrousse chemin. Ou en présent. D’où le « réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles ». La matière du temps devient hétérogène.

Borges aurait-il été aussi généreux dans sa conception des « mondes possibles » s’il avait eu connaissance de la crise environnementale ? Il était conservateur, il avait même un faible pour les dictatures d’Augusto Pinochet et Jorge Videla5. Le problème ne l’aurait probablement pas beaucoup ému. Mais, nous, nous savons qu’il faut fermer certains mondes, les rendre définitivement impossibles, pour préserver la possibilité qu’existe un monde. L’incompossibilité est aujourd’hui avérée : le monde du capitalisme industriel, productiviste et consumériste, n’est pas compatible avec la préservation d’écosystèmes vivables pour les humains.

Ce livre est une enquête sur les mondes possibles : ceux que l’on pourra conserver et ceux auxquels il faudra renoncer. Comme Borges, nous ferons de la bifurcation le principe de navigation entre ces mondes : comment aller d’un monde à l’autre, à quel point du passé revenir pour renouer avec un avenir soutenable, quel futur viser pour trier les possibles présents ? Naviguer d’un monde à un autre suppose de dresser un inventaire du monde initial : le nôtre. Que contient-il et que veut-on en garder ? Cela implique aussi de se doter d’un programme qui hiérarchise les étapes qui nous séparent du suivant et indique les moyens d’y parvenir. Changer de monde ne se fait pas en claquant des doigts : il faut trouver des points de raccordement entre les mondes. Dans notre cas, ces raccordements ne se feront pas grâce un improbable agent chinois au service de l’Allemagne, mais politiquement. Ce qui accroît encore la complexité.

C’est ce à quoi s’emploiera cette exploration de la planification écologique. Après avoir été donnée pour morte au moment de la chute du mur de Berlin, la planification a connu un retour en grâce fulgurant ces derniers temps6. Au point qu’Emmanuel Macron a créé en 2022 un « secrétariat général à la Planification écologique ». La crise financière de 2008 est passée par là : le sauvetage des marchés financiers et de grandes entreprises par l’État a dissipé l’illusion – pour ceux qui étaient encore sous son emprise – de la vertu régulatrice des marchés. Il ne s’agissait pas d’un one shot : depuis 2008, les économies demeurent largement sous perfusion publique. La crise de la Covid-19 a encore renforcé cette « étatisation » des mécanismes de marché.

L’émergence de la Chine en tant que grande puissance économique a également contribué au retour en force de la planification : contrairement à la « stratégie du choc » mise en œuvre en Russie dans les années 1990, elle a prudemment planifié son tournant capitaliste dès la fin des années 1970. L’État chinois continue aujourd’hui à contrôler les « hauteurs stratégiques » de l’économie : énergie, télécommunications, transports, banques… Au point que ce modèle menace l’hégémonie des États-Unis. La désindustrialisation et l’explosion des inégalités dans la période néolibérale en sont rendues responsables, d’où la quête d’un modèle alternatif, partiellement inspiré de celui de la puissance émergente. Mais il y a planification et planification, et la leur n’est pas forcément la nôtre.

Le cœur du problème actuel réside dans la crise environnementale : les solutions de marché à cette crise ne fonctionnent pas, par exemple les permis de droits à polluer, ou marchés carbone. C’est une limite fondamentale : le capitaliste n’a d’autre boussole que le profit, et il n’investira que s’il en escompte un. L’« anarchie de la production » – la concurrence entre capitaux privés – empêche que les investissements nécessaires à la bifurcation écologique soient collectivement hiérarchisés et réalisés. Et vite. Sachant que la prochaine décennie sera décisive, nous n’avons pas le temps d’attendre que les énergies renouvelables et autres infrastructures « vertes » deviennent profitables – si elles le deviennent un jour. Il y a urgence et il nous faut un plan. Mais lequel ?

Cet ouvrage est organisé en quatre parties. La première décrit la dynamique de la crise environnementale, dans sa double dimension économique et politique, pointe les limites du marché, et indique le rôle que l’État peut y jouer. Ce sera un État transformé, qui a peu à voir avec l’État néolibéral que nous avons sous les yeux. Même si nous n’écrivons pas ici un livre d’histoire, nous mentionnerons certaines leçons à tirer des expériences de planification du XXe siècle.

La deuxième partie présente un ensemble de concepts permettant de penser la planification écologique au XXIe siècle. Conçue à partir de l’idée centrale d’un « gouvernement par les besoins », elle implique rien de moins qu’une redéfinition du calcul économique. Nous reprendrons à cette occasion les débats classiques sur la question du « calcul socialiste » qui ont déchiré les économistes au siècle dernier.

Dans la troisième partie, les pièces du puzzle se mettent en place : pour planifier, il faut une comptabilité qui rompe avec la centralité du produit intérieur brut (PIB) dans les économies modernes, un investissement sous contrôle démocratique et une demande émancipée de l’hégémonie de la production capitaliste. Ainsi, le calcul économique devient écologique : les limites de la terre sont intégrées à l’allocation des ressources, et le profit comme boussole unique est mis en crise.

Nous nous interrogerons enfin, dans la quatrième partie, sur le type de régime politique qu’une authentique planification requiert. Si l’économie doit être démocratiquement maîtrisée, et non livrée aux désordres marchands, la démocratie elle-même doit s’approfondir, ce qui suppose une mutation des institutions de la démocratie représentative.

L’un de nous deux est économiste, l’autre sociologue : notre réflexion prend place à l’entrecroisement de ces deux spécialités. Un objet aussi complexe que la crise environnementale n’a aucune chance d’être appréhendé suivant des divisions disciplinaires apparues au XIXe siècle. C’est encore moins le cas des solutions à apporter à la crise environnementale. Comme dans le livre-labyrinthe, nos savoirs doivent bifurquer et, avec eux, le monde sur lequel ils portent.

1. Voir Perry ANDERSON, « From progress to catastrophe. The historical novel », London Review of Books, vol. 33, no 15, 2011.

2. Jorge Luis BORGES, Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, in Fictions, Paris, Gallimard, « Folio », 1994, p. 199. Le lien entre cette nouvelle et la problématique actuelle de la bifurcation est évoqué dans une note de blog de Mediapart signée « L’Épistoléro », intitulée « La bifurcation est un pas de côté qui a réussi », 24 juillet 2022.

3. Gilles DELEUZE, « Sur Leibniz », cours à Vincennes-Saint-Denis du 22 avril 1980, https://www.webdeleuze.com/textes/51.

4. Jorge Luis BORGES, Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, op. cit., p. 191.

5. Voir Katherine SINGER KOVACS, « Borges on the right », Boston Review, 1er septembre 1977.

6. Pour une histoire du concept de planification écologique, voir Martine BILLARD, « Plus personne n’ose se moquer quand on utilise le terme de planification écologique », Libération, 25 septembre 2023, et Octave LARMAGNAC-MATHERON, « Aux sources intellectuelles de la planification écologique », Philosophie Magazine, 30 octobre 2023. L’une des premières élaborations théoriques de ce concept se trouve dans Michael LÖWY, « Eco-socialism and ecological planning », Socialist Register, vol. 43, 2007.

Première partie.
Marché et État face à la crise écologique

1. Les antinomies du capitalisme vert

Tous les indicateurs écologiques virent à l’écarlate : eau, biodiversité, artificialisation des terres, pollutions chimiques et, bien sûr, climat1. Mais les décisions sont rarement à la hauteur des enjeux. Comment expliquer cette impuissance ? Ni l’absence de volonté des dirigeants politiques, ni l’opposition des industriels, ni la médiocrité de l’imagination technocratique ne constituent des raisons suffisantes pour rendre compte de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons. La difficulté est structurelle. Elle résulte de tensions réelles entre l’impératif d’accumulation du capital et l’urgence écologique. Pris en étau entre les exigences immédiates de la reproduction des structures socioéconomiques et l’accélération des destructions, le rêve d’une transition harmonieuse vers un monde respectueux de l’environnement s’évanouit. Voici venu le temps de la crise écologique du capitalisme.

La croissance contre la nature

La question environnementale est pourtant omniprésente dans l’espace public2. Depuis les années en 1970, 150 agences ou ministères consacrés à ces enjeux ont vu le jour de par le monde, des centaines d’accords internationaux ont été signés et des milliers d’entreprises publient chaque année leurs propres engagements. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la principale organisation internationale de coordination des politiques économiques, a consacré près de 500 rapports au sujet. Cette période a aussi vu naître de nouvelles organisations internationales telles que le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) en 1972 ou le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) qui documente depuis 1988 l’inexorable réchauffement de l’atmosphère sous l’impact des activités humaines.

Le bilan de cinquante ans d’action n’est pas nul. Des régulations nationales ont permis de réduire sensiblement telle ou telle pollution, de protéger partiellement telle ou telle région, tel ou tel fleuve. Parmi les très nombreuses initiatives privées, certaines ont pu apporter des améliorations ponctuelles. Leur succès marketing conduit cependant à leur dilution dans une myriade de labels au contenu aussi enjôleur pour les consommateurs que vague dans leur substance écologique. Peu efficaces, ces normes de bonne conduite permettent aussi aux multinationales des pays riches d’accroître la subordination de fournisseurs basés dans les pays du Sud3. Exceptionnellement, la coopération entre États a abouti à des engagements contraignants. Le protocole de Montréal (1987), qui a conduit à une réduction drastique de l’utilisation des produits chimiques qui menaçait la couche d’ozone, en est un exemple.

Mais, dans l’ensemble, il n’y a pas photo. De retours en arrière en contournements des mesures, les actions engagées n’ont pas permis de mettre un frein notable à la crise. En dépit d’une frénésie institutionnelle, les destructions écologiques se sont au contraire intensifiées. La raison principale de cet échec tient au caractère second de la question environnementale par rapport aux objectifs de croissance économique.

La croissance reste le paramètre crucial que la nature comme l’ensemble du jeu social doivent accommoder. Le concept de « croissance verte » résume cette exigence. Selon l’OCDE, « “vert” et “croissance” peuvent aller de pair ». Une cinquantaine de pays se sont engagés dans cette voie en adoptant une déclaration promouvant « des signaux de prix clairs pour encourager des résultats environnementaux efficaces » et « la libéralisation du commerce des biens et services environnementaux pour favoriser la croissance verte4 ».

La croissance économique peut-elle être « verte », c’est-à-dire découplée de la surexploitation des ressources naturelles et des effets néfastes sur l’environnement ? Même s’il est concevable que le développement de technologies plus « propres » permette à l’avenir de réduire les prélèvements et les pollutions, cet horizon reste hypothétique. En attendant, le découplage promis est largement introuvable, ou à des niveaux manifestement insuffisants pour atteindre les objectifs de baisse rapide des émissions5. La poursuite de cette option hasardeuse met en péril les grands équilibres de la planète et menace l’existence même d’une large part de l’humanité. Pour en sortir, comme nous y invitent depuis plusieurs décennies les critiques du dogme de la croissance, il nous faut aussi « décoloniser nos imaginaires » économiques6.

Démantèlement

Mais imaginer a contrario comment une authentique bifurcation écologique pourrait procéder est difficile. Le principal problème tient à ce qu’il faut équilibrer deux types d’efforts. Si on prend le cas de l’énergie, central ici, il implique le démantèlement des modes de production les plus intensifs en carbone et en méthane et la reconstruction d’un appareil de satisfactions des besoins qui n’émette pas de gaz à effet de serre.

Les sources de carbone et d’autres gaz à effet de serre doivent être pour la plupart taries. Cela concerne en priorité l’extraction d’hydrocarbures, la génération d’électricité à partir de charbon et de gaz, les systèmes de transport propulsés par des carburants, la production de ciment et d’acier, l’industrie de la viande. Il s’agit ici de décroissance au sens le plus simple du terme : des équipements mis au rebut, des réserves qui restent dans le sol, la fermeture d’élevages intensifs et l’abandon de toute une série de compétences professionnelles connexes.

Cet impératif ne peut pas être pris en charge par la logique de valorisation propre au capitalisme, qui ne s’intéresse qu’aux opérations profitables. Cela ouvre donc un « nouvel horizon d’intervention publique et technique : accompagner lucidement la fermeture d’organisations » destructrices de la nature7.

Comment faire ? Certains activistes du climat, à l’instar de l’organisation 350.org, font campagne pour que les investisseurs financiers se défassent de leurs actifs liés aux énergies fossiles. Des centaines d’institutions et de gouvernements locaux se sont engagés dans cette voie, souhaitant s’afficher comme des investisseurs vertueux. Sous la pression, des groupes occidentaux tels qu’ExxonMobil, Chevron, BP, Royal Dutch Shell, Total et Eni ont cédé une part de leurs activités les plus polluantes8.

À cette exigence des activistes, les gestionnaires de fonds rétorquent que le désinvestissement financier ne change rien pour la planète9. Évidemment, en disant cela, ils s’inquiètent surtout de la valeur de leurs actifs : conscients de l’impossibilité pour les marchés d’absorber sans choc majeur une sortie rapide de l’économie carbonée, ils savent qu’ils n’ont nulle part où se replier. Mais cet argument comporte une part de vérité. En cas de désinvestissement, des compagnies non cotées ou non occidentales, moins sensibles et vulnérables à la pression du mouvement climat, prennent le relais et empochent les profits. C’est par exemple la tactique de Daniel Kretinsky, un milliardaire tchèque très présent dans la presse et l’édition en France, qui a fait sa fortune en rachetant à bas prix les centrales à charbon dont souhaitaient se débarrasser les grands énergéticiens10.

De fait, la stratégie de désinvestissement sans suivi sur le devenir des actifs ne permet pas de décarboner l’économie. La question de fond est bien celle du démantèlement. Celui-ci implique des coûts que le capital ne peut pas absorber au niveau des firmes. L’absorption des pertes par les gouvernements est inévitable car il n’existe pas de mécanisme économique permettant de faire payer à une entreprise que l’on ferme les pots cassés de sa disparition11.

Investissement

L’investissement est la seconde jambe sur laquelle doit s’appuyer la bifurcation afin de contrebalancer la décroissance des activités écologiquement insoutenables. Si le changement des modes de consommation doit jouer un rôle, la création de nouvelles capacités de production plus respectueuses de l’environnement, l’amélioration de l’efficacité énergétique à tous les niveaux, dont l’électrification des transports, sont également nécessaires.

Du point de vue du capital, ces besoins d’investissement pourraient représenter un nouvel eldorado. Attirée par ces perspectives de profit, la finance verdissante pourrait affluer et accélérer le changement, propulsant une nouvelle vague de prospérité capable de soutenir l’emploi et le niveau de vie. Dans un tel scénario, bifurcation rimerait avec accumulation, donnant finalement chair au capitalisme vert.

Aux mirages du découplage évoqués plus tôt, il faut ajouter la rédhibitoire question du timing pour écarter cet horizon chimérique : effectuer les ajustements nécessaires en une décennie est complètement différent de transformer l’armature du système énergétique en cinquante ans. Or, au point où nous en sommes, il est certain que « le capitalisme n’assurera pas la transition énergétique de manière suffisamment rapide12 ». Sous la plume d’un analyste du Financial Times, une telle affirmation peut surprendre. Mais, comme il le souligne, « il y a trop à faire, et, compte tenu de l’urgence et de la nécessité de trouver la bonne solution », ni les gestionnaires de fonds ni les entrepreneurs de la tech n’ont la puissance financière suffisante et les capacités de coordination requises. Ce sont les gouvernements qui doivent financer et organiser cet effort titanesque. À l’échelle de la planète, atteindre la neutralité carbone implique de doubler les investissements mondiaux dans l’énergie13. Et, pour ne pas laisser de faux suspens, les perspectives d’un passage en douceur sont minces.

Jean Pisani-Ferry – économiste néokeynésien et inspirateur du programme d’Emmanuel Macron à la présidentielle de 2017 – douche les espoirs d’une transition sans retombée économiques négatives14. Observant que « la procrastination a réduit les chances d’organiser une transition ordonnée », il considère que « rien ne garantit que la transition vers la neutralité carbone sera favorable à la croissance ». Son raisonnement est assez simple : 1) comme la décarbonation implique une obsolescence accélérée d’une partie du stock de capital existant, l’offre sera réduite ; 2) simultanément, il faut investir davantage dans des processus plus propres. La question macroéconomique qui se pose est alors la suivante : est-il envisageable d’investir davantage au moment même où l’on contraint l’offre, c’est-à-dire les capacités de production, par le démantèlement de certaines activités ?

La réponse est claire. Une fois les capacités oisives mobilisées, les bras, les cerveaux, les machines et les matériaux nécessaires pour construire les nouvelles infrastructures propres, transformer les processus de production et améliorer les bâtiments doivent être soustraits aux moyens habituellement employés pour fabriquer les biens et les services destinés à la consommation des individus. Par exemple, l’électrification généralisée exige un surcroît de demande concernant divers métaux et équipements électroniques, un appétit qu’il faudra compenser par ailleurs, probablement par une baisse de la consommation de biens qui, comme l’automobile ou les appareils électriques, requièrent eux aussi ces mêmes intrants. D’un point de vue global, le transfert des ressources vers l’investissement signifie que les consommateurs supporteront d’une manière ou d’une autre le coût de l’effort.

Ruchir Sharma, de la banque Morgan Stanley, développe un raisonnement microéconomique aboutissant au même résultat15. La poussée d’investissement nécessaire à la transition vers une économie sans carbone pose le problème suivant. D’une part, les activités polluantes – en particulier dans les secteurs de l’exploitation minière ou de la production de métaux – risquent de devenir moins rentables en raison de réglementations environnementales plus exigeantes ; d’autre part, le verdissement des infrastructures et des équipements fait justement appel à ces ressources minières et à ces métaux, en particulier le cuivre, le lithium et le cobalt. Les tensions sont d’autant plus palpables que l’offre est particulièrement rigide ; elle ne peut à court terme se hisser à la hauteur de la demande dans la mesure où elle dépend d’investissements longs à déployer. Il faut par exemple entre cinq et dix ans pour ouvrir une nouvelle mine. De surcroît, une grande partie de ces ressources sont produites dans des pays comme la Chine et la Russie avec lesquels les pays occidentaux ont de multiples contentieux géopolitiques.

Des contraintes fortes sur l’offre pour des intrants dont la demande explose dans le cadre de la transition produisent un cocktail détonant nommé greenflation. Il y a là un paradoxe tragique : plus la transformation écologique doit être effectuée rapidement, plus la pression à la hausse sur les coûts est importante, ce qui rend la mutation encore plus difficile16.

Par ailleurs, dans cet entre-deux où il n’est pas encore possible de se passer des combustibles fossiles, le système énergétique est extrêmement sensible et l’on assiste à des mouvements désordonnés de l’offre, de la demande et des prix qui font simultanément dérailler la transition écologique et la croissance capitaliste. Selon les mots d’un analyste financier, ces phénomènes sont les symptômes d’une « transition désynchronisée17 ». Apparaît ainsi sur la scène des politiques environnementales un nouvel avatar de ce que le philosophe Daniel Bensaïd appelait la « discordance des temps18 » : des logiques distinctes, dotées de leurs temporalités propres, s’entrechoquent, scandant l’histoire de discontinuités explosives.

Comment fournir juste ce qu’il faut de matières polluantes pour construire une économie propre ? Ne faudrait-il pas distinguer entre, d’un côté, les usages frivoles du carbone – comme envoyer des milliardaires dans l’espace, produire des sport utility vehicles (SUV) ou développer le tourisme aérien – et, d’un autre côté, les utilisations vitales – comme la construction de l’infrastructure de production, de transports et d’habitat d’une économie sans carbone ?

Dans le cadre d’une bifurcation réussie, les premiers seraient prohibés et les secondes seraient aussi bon marché que possible. Autrement dit, si la consommation doit être comprimée pour libérer des ressources pour l’investissement, il semble peu judicieux de laisser au libre système de prix la répartition de cette contrainte.

Contrairement à la fiction des théories libérales, les économies réelles ne sont pas malléables à souhait. Prises dans des rigidités techniques et sociales, elles ne peuvent s’ajuster rapidement par les prix aux exigences écologiques. Leur restructuration est difficile : elle demande du temps pour permettre aux effets de l’innovation technologique de se diffuser ou à l’évolution des comportements de se déployer. Or, du temps, justement, nous en manquons.

Anarchie du marché capitaliste

Face aux montants colossaux requis pour la transformation du système énergétique, beaucoup d’analystes pointent avec optimisme la baisse des coûts de production des énergies renouvelables. Ce phénomène est cependant plus ambivalent qu’il n’y paraît. Du point de vue global, il est incontestable qu’il s’agit d’un développement très favorable. Mais, précisément, le problème est que, dans un système où l’investissement est dominé par les décisions privées, ce point de vue d’ensemble n’existe pas.

Pour les firmes, ce qui est décisif, ce ne sont pas les coûts, mais les profits. Comme le rappelle le géographe Brett Christophers, « s’ils ne pensent pas faire de profit, les capitalistes n’investissent pas19 ». Or la baisse des coûts de production et donc du prix des énergies renouvelables signifie aussi la baisse des profits. La différence avec les hydrocarbures est ici très importante. L’extraction et le raffinage impliquent des coûts variables élevés qui viennent limiter l’offre en cas de déclin de la demande, ce qui garantit que les prix ne tomberont pas en deçà d’un certain seuil et assure un retour sur investissement positif. À l’inverse, dans les renouvelables, la quasi-totalité des coûts sont fixes : une fois les éoliennes dressées, les panneaux solaires posés, les câbles enterrés, l’énergie afflue quasi gratuitement et son prix en cas d’offre excessive tend vers zéro. Et les profits font de même.

Ceci est la raison fondamentale pour laquelle les grandes firmes pétrolières n’abandonnent pas les hydrocarbures, mais se contentent de développer un segment « renouvelables » tout en continuant l’exploitation des ressources fossiles20. En d’autres termes, il n’y a pas de tournant endogène vers le capitalisme vert car, sans solide perspective de profits, il n’y a pas de rationalité capitaliste à investir massivement dans les énergies décarbonées.

Dans un tel contexte, les capitaux privés n’affluent qu’à la condition que les États viennent « dérisquer » les investissements, c’est-à-dire garantir leur profitablité21. Mais que reste-t-il, en ce cas, de la logique entrepreneuriale selon laquelle le profit récompense la prise de risque ? Et si le marché est ainsi désactivé, qui va discipliner les capitalistes pour que leurs actions se conforment à un mouvement d’ensemble cohérent ?

Limites du néo-industrialisme

Conjuguées à la montée des tensions géopolitiques, les limites des mécanismes de marché sur le terrain environnemental ont fait basculer les pays occidentaux vers le néo-industrialisme. Les experts de l’OCDE l’affirment sans fard : « Les arguments en faveur d’une implication plus active des gouvernements dans la structuration industrielle du secteur privé gagnent du terrain22 » et une pluie de milliards tombe sur des objectifs ciblés tels que les munitions, les semi-conducteurs et, pour ce qui nous intéresse ici, les énergies renouvelables et l’électrification.

De manière très générale, ce néo-industrialisme peut être accueilli favorablement puisqu’il reconnaît les limites de la coordination marchande et accroît le poids des délibérations politiques dans les décisions d’investissement. Mais d’importants problèmes demeurent.

Tout d’abord, l’intervention publique prend essentiellement la forme de subventions au verdissement de processus de production et de modes de consommation existants, sans s’engager en faveur d’un réagencement de la structure économique vers la durabilité. L’industrie automobile est à cet égard un cas d’école. D’un point de vue écologique, les politiques devraient viser le déploiement de solutions de transport multimodales où de petites flottes électrifiées auraient un rôle limité. Cependant, le soutien public visant à électrifier l’entièreté du parc de véhicules va à l’encontre d’une telle orientation23.

Un autre sujet de préoccupation concerne les inégalités. Une politique industrielle ambitieuse pourrait aggraver le biais de la politique budgétaire en faveur du capital. En effet, sans augmentation de l’impôt sur les sociétés et/ou des revenus des salariés et/ou de la propriété publique directe, les subventions et les garanties de l’État en faveur du verdissement de la production impliquent un transfert de ressources du travail et du secteur public vers le capital, ce qui, en fin de compte, accroît les inégalités de revenus et de richesses.

La capacité d’une politique néo-industrialiste à tenir ses promesses écologiques pose aussi question. Les entreprises courent après les subventions, tandis que les nations et les régions font assaut de générosité pour attirer leurs investissements. Or une politique industrielle efficace nécessite non seulement des ressources pour soutenir les changements structurels, mais encore une capacité à imposer aux capitalistes les décisions des planificateurs. À cet égard, les leçons tirées du développementalisme de l’après-Seconde Guerre mondiale sont toujours valables : sans contrainte, les entreprises comprennent la politique industrielle comme étant une socialisation du risque qui laisse intacte l’appropriation privée du profit. De ce fait, celles-ci s’opposent farouchement aux « mesures qui donneraient aux planificateurs un pouvoir réel sur leurs décisions d’investissement24 ».

Sur ce front, l’optimisme n’est pas de mise. En Europe, étant donné que tout l’édifice du marché unique a été construit en partant du principe que la concurrence suffirait à garantir l’efficacité économique, Bruxelles a peu d’expérience administrative de contrôle de la politique industrielle. L’expertise des États nationaux en la matière s’est par ailleurs effilochée au fil du temps. Même aux États-Unis, où persiste pourtant la tradition d’un interventionnisme discret mais vigoureux25, le directeur du Conseil économique national de Joe Biden s’inquiétait : le succès ou l’échec « dépend du professionnalisme de la fonction publique au niveau fédéral, au niveau des États et au niveau local, or une grande partie de l’administration a été affaiblie et vidée de ses compétences26 ».

Absence de plausibilité de la croissance verte, impossibilité de valoriser les ruines industrielles, manque de temps et de perspective d’ensemble, incertitudes sur les profits, faiblesse de la supervision publique… Les promesses d’un capitalisme vert ont autant de plomb dans l’aile qu’il y a de forages de gaz de schiste dans le bassin permien au Texas.

L’impasse dans laquelle se trouve la lutte contre le réchauffement climatique illustre une contradiction fondamentale entre la valorisation capitaliste et la nature. Parce qu’elle existe indépendamment de notre vie sociale, la nature ne peut accommoder les exigences de valorisation du capital. Elle y résiste à sa manière. De telle sorte que la contrainte systémique de maximisation du profit provoque une série de disharmonies au sein du métabolisme naturel27. Plus que jamais, il nous faut une alternative.

1. Linn PERSSON et al., « Outside the safe operating space of the planetary boundary for novel entities », Environmental Science & Technology, 18 janvier 2022 ; Lan WANG-ERLANDSSON et al., « A planetary boundary for green water », Nature Reviews. Earth & Environment, vol. 3, no 6, 2022, p. 380-392 ; UNEP, Emissions Gap Report 2022. The Closing Window, Nairobi, United Nations Environment Programme, 2022 ; « Net-zero carbon pledges must be meaningful to avert climate disaster », Nature, vol. 592, no 7852, 2021, éditorial, p. 8.

2. Dominique PESTRE, « Comment l’environnement a été géré depuis 50 ans. Anatomie d’un échec », in Ève CHIAPELLO, Antoine MISSEMER et Antonin POTTIER (dir.), Faire l’économie de l’environnement, Paris, Presses des Mines, 2020, p. 17-36.

3. Stefano PONTE, Business, Power and Sustainability in a World of Global Value Chains, Londres, Zed Books, 2019.

4. En 2023, 47 pays avaient adopté la « Déclaration de 2009 sur la croissance verte ». OECD, Green Growth in Countries and Territories, 2023. Sur l’histoire du rôle de l’OCDE dans le paradigme croissanciste, voir Matthias SCHMELZER, The Hegemony of Growth. The OECD and the Making of the Economic Growth Paradigm, Cambridge, Cambridge University Press, 2016.

5. Jason HICKEL et Giorgos KALLIS, « Is green growth possible ? », New Political Economy, vol. 25, no 4, 2020, p. 469-486 ; Jefim VOGEL et Jason HICKEL, « Is green growth happening ? An empirical analysis of achieved versus Paris-compliant CO2-GDP decoupling in high-income countries », The Lancet Planetary Health, vol. 7, no 9, 2023, p. e759-e769 ; Timothée PARRIQUE et al., « Decoupling debunked », in Evidence and Arguments Against Green Growth as a Sole Strategy for Sustainability. A Study Edited by the European Environment Bureau, Bruxelles, EEB, 2019.

6. Stephen A. MARGLIN, « Towards the decolonization of the mind », Dominating Knowledge. Development, Culture, and Resistance, Oxford, Oxford University Press, 1990.

7. Emmanuel BONNET, Diego LANDIVAR et Alexandre MONNIN, « “Inaugurer le temps des arbitrages où tout ne pourra, heureusement ou malheureusement, être maintenu” », Le Monde.fr, 5 juin 2020. Ces auteurs explorent les coordonnées conceptuelles d’une écologie du démantèlement dans Emmanuel BONNET, Diego LANDIVAR et Alexandre MONNIN, Héritage et Fermeture. Une écologie du démantèlement, Paris, Divergences, 2021.

8. Anjli RAVAL, « A $140bn asset sale : the investors cashing in on Big Oil’s push to net zero », Financial Times, 6 juillet 2021.

9. Gillian TETT et al., « BlackRock’s Fink proposes a “bad bank” model for fossil fuels », Financial Times, 24 février 2021 ; « Climate “bad banks” : the key to sustainable energy transformation ? », Oxford Business Group, 22 juillet 2021.

10. Blaise GAUQUELIN et Nabil WAKIM, « Le charbon, le pari gagnant de Daniel Kretinsky », Le Monde.fr, 8 novembre 2018 ; Jérôme LEFILLIÂTRE, Mister K. Petites et grandes affaires de Daniel Kretinsky, Paris, Seuil, 2020.

11. Techniquement, la prise en charge de ce problème passe par la mise en place de bad banks : des structures de défaisance qui centraliseraient les actifs financiers et/ou réels plombés par leur intensité en carbone. Il s’agit d’absorber les pertes qu’implique l’abandon des structures productives intensives en carbone de manière à prévenir les désordres financiers et les faillites en cascade. La justice commande que celles et ceux qui ont le plus bénéficié par le passé de l’exploitation de ces actifs soient les premiers mis à contribution pour absorber ces coûts. Louis DAUMAS et Mathilde SALIN, « A “climate bad bank” to navigate stranded assets ? Exploring an emerging policy proposal », Brussels Economic Forum, 2021 ; John BROOME et Duncan FOLEY, « A world climate bank », in Iñigo GONZÁLEZ-RICOY et Axel GOSSERIES (dir), Institutions for Future Generations, Oxford, Oxford University Press, 2016, p. 156-169.

12. Derek BROWER, « The energy transition will be volatile », Financial Times, 29 juin 2023.

13. INTERNATIONAL ENERGY AGENCY, World Energy Outlook 2023, Paris, IEA, 2023 ; Will MATHIS, « Greening energy to fight climate threat may cost $92 trillion », Bloomberg.com, 21 juillet 2021.

14. Jean PISANI-FERRY, Climate Policy Is Macroeconomic Policy, and the Implications Will Be Significant, Washington, DC, Peterson Institute for International Economics, 2021. Dans un rapport coécrit avec Samia Mahfouz et qui a mobilisé la fine fleur de l’appareil technocratique hexagonal, l’auteur déploie l’argument de manière très fouillée pour le cas de la France : Jean PISANI-FERRY et Selma MAHFOUZ, Les Incidences économiques de l’action pour le climat, Paris, France Stratégie, 2023.

15. Ruchir SHARMA, « “Greenflation” threatens to derail climate change action », Financial Times, 2 août 2021.

16. Isabel SCHNABEL, « A new age of energy inflation : climateflation, fossilflation and greenflation », intervention lors de la table ronde « Monetary Policy and Climate Change » à la XXIIe conférence de la BCE et de ses observateurs, Francfort, 17 mars 2022. Cette hausse des coûts fragilise le système économique dans son ensemble. On voit ici à l’œuvre ce qu’un pionnier de l’écologie marxiste, James O’Connor, a appelé la seconde contradiction du capitalisme. James OCONNOR, « On the two contradictions of capitalism », Capitalism Nature Socialism, vol. 2, no 3, 1991, p. 107-109.

17. Leslie HOOK et Neil HUME, « Will the Ukraine war derail the green energy transition ? », Financial Times, 8 mars 2022.

18. Daniel BENSAÏD, La Discordance des temps. Essais sur les crises, les classes, l’histoire, Paris, Éditions de la Passion, 1995.

19. Brett CHRISTOPHERS, « Fossilised capital : price and profit in the energy transition », New Political Economy, vol. 27, no 1, 2022, p. 157.

20. En 2022, moins de 5 % des investissements de production de l’industrie pétro-gazière dans le domaine de la production concernaient les alternatives à faibles émissions (électricité non carbonée, biomasse, technologies de captage du carbone…). Les dépenses d’investissement dans les combustibles fossiles étaient plus de deux fois supérieures aux niveaux requis dans le scénario zéro émission nette. Pour les renouvelables, la guerre en Ukraine et la crise énergétique qui a suivi ont contribué à un rebond important. Pour la première fois en 2023, les investissements dans le solaire ont excédé ceux dans le pétrole. Mais cela représentait moins d’un tiers de l’investissement annuel nécessaire. Ces investissements ont lieu pour l’essentiel dans les pays riches et en Chine, où se concentrent les subventions et où des garanties sous forme de prix plancher ou de prix fixes sur longue durée sont la norme. INTERNATIONAL ENERGY AGENCY, World Energy Investment 2023, Paris, IEA, 2023 ; INTERNATIONAL RENEWABLE ENERGY AGENCY, World Energy Transitions Outlook 2023 : 1,5°C Pathway ; Preview, Abou Dabi, IRENA, 2023 ; INTERNATIONAL ENERGY AGENCY, « Is renewable energy capacity in the European Union making windfall profits from high wholesale prices ? Analysis », IEA, décembre 2022.

21. Daniela GABOR, « The (European) derisking state », Stato e mercato, vol. 1, no 127, 2023, p. 53-84.

22. Chiara CRISCUOLO et al., « Are industrial policy instruments effective ? A review of the evidence in OECD countries », OECD Science, Technology and Industry Policy Papers, no 128, 2022.

23. A. Katharina KEIL et Julia K. STEINBERGER, « Cars, capitalism and ecological crises : understanding systemic barriers to a sustainability transition in the German car industry », New Political Economy, 20 juin 2023, p. 1-21 ; Melanie PICHLER et al., « EU industrial policy : between modernization and transformation of the automotive industry », Environmental Innovation and Societal Transitions, vol. 38, 2021, p. 140-152.

24. Vivek CHIBBER, « Reviving the developmental state ? The myth of the “national bourgeoisie” », Socialist Register, vol. 41, no 41, 2005.

25. Fred BLOCK, Matthew R. KELLER et Marian NEGOITA, « Revisiting the hidden developmental state », Politics & Society, 14 février 2023.

26. Brian DEESE et Ezra KLEIN, « Opinion : The best explanation of Biden’s thinking I’ve heard », The New York Times, 9 avril 2021.

27. Kōhei SAITŌ, Marx in the Anthropocene. Towards the Idea of Degrowth Communism, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2022, chapitre 4.

2. Politiser l’économie

Économies de guerre

Pendant la Première Guerre mondiale, à Paris, le charbon vient à manquer1. C’est souvent le cas pendant les guerres : les blocus terrestres et maritimes, la rupture des chaînes d’approvisionnement et la réorientation des ressources vers les besoins de l’armée occasionnent des pénuries. La crise s’aggrave durant l’année 1916. En septembre, avec l’arrivée de l’automne, le conseil municipal se voit déléguer par le ministère de l’Armement et des Fabrications de guerre la distribution du charbon aux ménages parisiens. Le principe est simple : la quantité de charbon délivrée à chaque foyer sera proportionnelle au nombre de personnes qui y vivent2. Si des malades ou des enfants s’y trouvent, on accordera un supplément. Chaque famille remplit un questionnaire faisant état de ses besoins en combustible, et les réponses sont transcrites sur une carte de rationnement. La distribution prend place dans les mairies d’arrondissement.

Le contrôle des prix est une pratique courante dans les économies de guerre. À Paris, dans les premiers temps du conflit, des prix plafonds sont fixés pour le charbon, le sucre, puis étendus à la viande, aux pommes de terre, au lait… La préfecture calcule aussi les prix moyens des biens et les fait afficher aux quatre coins de la ville, afin d’alerter le consommateur sur les prix exorbitants pratiqués par certains, pour ne pas être grugé3. Cette administration des prix est une première forme d’intrusion du politique dans les règles du marché. Elle n’est pas réservée aux temps de guerre. Les prix administrés sont une des modalités de la fixation des prix dans nos économies4. Le timbre, le billet de train et – en France – le livre sont commercialisés en fonction d’objectifs politiques. La cohésion nationale requiert qu’une lettre coûte à son expéditeur le même montant indépendamment de sa destination. Cela crée une unité territoriale, et peut donner à la population le sentiment de « faire peuple ». Le prix des denrées agricoles est lui aussi souvent administré, les subventions étant l’une des manières d’y parvenir.

Mais la distribution du charbon par le conseil municipal de Paris va au-delà de l’administration des prix. La quantité de charbon reçue par chaque foyer n’est plus principalement fonction de son pouvoir d’achat. Elle est fondée sur ses besoins : l’être humain a besoin – un besoin vital – de maintenir la température de son corps autour de 36,5 °C. Il lui faut pour cela une certaine quantité de charbon pour l’hiver. La gestion énergétique vise à satisfaire ce besoin, à le satisfaire immédiatement, sans la médiation de la monnaie. Des médiations demeurent, bien sûr, mais elles sont plus politiques : le ministère de l’Armement, la préfecture, le conseil municipal. Elles sont de ce fait plus centralisées et plus conscientes. Le « signal prix » cher aux économistes, qui permet (supposément) la coordination de l’offre et de la demande, est suspendu. La production et la distribution sont subordonnées non au profit, comme en période normale, mais à la satisfaction des besoins. On calcule désormais en nature, et non en valeurs monétaires : de quelle quantité de charbon a-t-on besoin pour passer l’hiver ? Se met alors en place un gouvernement par les besoins.

Le rationnement – l’autre nom du calcul en nature – suppose souvent la réquisition : l’État préempte certains moyens de production et certaines ressources, en les soustrayant à leur propriétaire. C’est une forme d’expropriation, qui peut être provisoire. Pendant la guerre, le secteur privé ne disparaît pas. Les industriels sont associés à l’effort de guerre, mettant notamment à la disposition des États leurs réseaux d’approvisionnement nationaux et internationaux, permettant parfois de déjouer un blocus imposé par l’ennemi5. Certains dégagent des profits faramineux durant le conflit, d’autres sont intégrés aux organismes qui « pilotent » l’économie.

Les crises aiguës exigent de grands sacrifices de la part de la population, ce qui aiguise sa sensibilité aux injustices6. L’historien Edward P. Thompson a éclairé ce phénomène par un concept : l’« économie morale ». Au XVIIe siècle, lors des pénuries, la foule mécontente s’empare des denrées alimentaires et les vend à ce qu’elle considère être leur « juste prix7 ». Elle remet ensuite l’argent à leurs propriétaires. Il ne s’agit pas de vol, qui serait condamné par la morale populaire, mais d’une réquisition donnant lieu à « autoréduction8 ». L’économie est « morale » parce que les mécanismes marchands sont contaminés par des principes moraux : l’expression « juste prix » le dit bien. Au XVIIIe siècle, ceux qui se livrent à cette pratique portent un nom : les « régulateurs ». Ils régulent les fluctuations des prix de marché.

Lors des guerres, la figure du « profiteur » ou du « spéculateur » fait son apparition dans le discours populaire9. Le profiteur, c’est celui qui fait son beurre des malheurs du peuple en temps de crise : le criminel, mais aussi le riche. Les gouvernements comprennent vite que, pour que la population accepte les sacrifices, la distribution des biens doit être égalitaire : pas de privilèges ni de passe-droits10. Ainsi, le paradoxe est que, pendant la Première Guerre, à Paris, certains foyers modestes reçoivent des quantités de charbon supérieures à celles qu’ils peuvent se permettre en temps normal. On comprend pourquoi la carte de rationnement est populaire pendant la guerre11.

La planification trouve l’une de ses origines – elles sont multiples – dans les économies de guerre de la fin du XIXe siècle et surtout de la première moitié du XXe. Ce n’est pas une théorie abstraite opposée par des penseurs socialistes au marché des économistes classiques, mais d’abord une expérience collective. « Les mesures de rationnement sont d’intenses moments de politisation », comme le rappelle Mathilde Szuba12. Des économies de marché, qui se voient par là même transformées en quelque chose d’autre : des économies mixtes, mêlant à divers degrés marché et intervention de l’État. L’économie est assujettie à des objectifs politiques, ce qui suppose une centralisation de la décision, une instance décidant a priori de l’allocation des ressources.

La planification soviétique est largement inspirée de l’organisation de l’économie allemande lors de la Première Guerre mondiale. Elle lui doit davantage qu’à l’œuvre de Karl Marx, qui a laissé sur le sujet des consignes assez vagues. De fait, certains éléments constitutifs du système soviétique étaient en place avant la révolution de 191713. En mai 1918, Lénine déclare : « Tant que la révolution tarde encore à “éclore” en Allemagne, notre devoir est de nous mettre à l’école du capitalisme d’État des Allemands, de nous appliquer de toutes nos forces à l’assimiler14. »

Otto Neurath, l’un des penseurs les plus originaux du XXe siècle – et l’une des figures tutélaires de ce livre –, considérait la guerre comme le fondement possible d’une nouvelle conception de l’économie, fondée non sur le calcul monétaire mais sur le calcul en nature15. Ludwig von Mises, l’un de ses principaux adversaires, avec Friedrich Hayek, dans le débat sur le « calcul socialiste », s’accordait sur ce constat, même si c’était pour déplorer à cette occasion une intrusion grandissante du politique dans l’économie16. La question soulevée par ce débat, qui a fait rage à partir des années 1920, était de savoir si un calcul économique « rationnel » est possible en l’absence d’un mécanisme des prix et de la propriété privée, autrement dit si l’économie peut être planifiée17.

La bifurcation écologique peut-elle être comparée aux économies de guerre ? Le rationnement a un équivalent en temps de paix, ce que l’on appelle aujourd’hui la sobriété, sur fond de prise de conscience du caractère limité des ressources naturelles. Et les enjeux se rejoignent. Dans leur « Plan de transformation de l’économie française », le Shift Project et sa figure de proue Jean-Marc Jancovici déclarent :

Le PTEF [Plan de transformation de l’économie française] parle de tonnes, de watts, de personnes et de compétences. Mais il parle peu d’argent, et jamais comme d’une donnée d’entrée du problème posé : face à ce problème, l’épargne et la monnaie ne sont pas les facteurs limitants les plus sérieux18.

On ne saurait mieux définir le calcul en nature, et dire son actualité brûlante. Sans le savoir, Jancovici et son équipe retrouvent ici des intuitions de Neurath. Les catégories de l’économie sont récusées. Le calcul en nature, c’est autre chose que l’« encastrement des marchés » cher à Karl Polanyi19. Un marché encastré reste un marché, même s’il est fortement régulé et rendu possible par des marchandises « fictives » : terre, travail et monnaie selon Polanyi. Avec le calcul en nature, on raisonne en ressources réelles, en passant derrière la forme monétaire et donc la valeur d’échange.

Souvent, les crises aiguës ramènent aux besoins et aux ressources qui les satisfont car, ce qui compte lorsqu’elles surviennent, ce sont les questions suivantes : quels besoins puis-je satisfaire avec les ressources limitées dont je dispose ? Comment les produire et optimiser leur allocation ?

Pandémie

Dans les pays occidentaux, la dernière guerre remonte à trois générations. Nous avons toutefois fait récemment l’expérience de quelque chose de voisin : le coronavirus. La pandémie de Covid-19 n’a certes pas été une crise de l’ampleur des deux guerres mondiales. Mais, fugacement, des éléments d’une logique économique alternative à celle du profit s’y sont fait jour20. Souvenez-vous des premiers temps de la crise : un manque cruel de masques et de ventilateurs. Personne alors n’ose évoquer leur coût, car l’enjeu, ce sont les quantités : de combien en avons-nous besoin et comment les produire au plus vite, y compris en réquisitionnant des ressources humaines et matérielles mobilisées dans d’autres secteurs de l’économie ? Le besoin s’impose sans discussion ou presque. Le temps politique s’accélère, court-circuitant les mécanismes marchands.

Comme en temps de guerre, les États ne regardent pas à la dépense : l’argent soudain devient « magique », venant à la rescousse de l’économie « réelle » et des marchés financiers21. Le Fonds monétaire international (FMI) estime que le soutien accordé par les États développés à leurs économies en réponse à la pandémie de Covid-19 s’est élevé en moyenne à 11,7 % de leur PIB de 2020, auquel il faut ajouter un montant équivalent sous forme de prêts garantis et de prises de participation22. Ce chiffre tombe à 3 % pour les pays à bas revenu et à 5 % pour ceux qui sont à mi-chemin. Dans les pays de l’OCDE, les dispositifs de type chômage partiel sont venus à l’appui de 50 millions d’emplois23.

Mais c’est peut-être en matière d’endettement des États que la rupture avec l’orthodoxie de la période antérieure est la plus nette : aujourd’hui, vingt-cinq pays, dont les États-Unis et la Chine, ont une dette – dette publique et dette privée prises ensemble – excédant les 300 % de leur PIB24. L’austérité qui a prévalu pendant vingt ans paraît un dogme d’un autre âge. La pandémie a confirmé un adage de John Maynard Keynes : « Pour pouvoir se permettre quelque chose, il nous suffit concrètement de pouvoir le faire25. » Les seules contraintes qui s’imposent à nous sont celles de la réalité : sommes-nous capables de produire davantage de masques et de ventilateurs ? Si oui, l’argent cesse d’être un problème. En d’autres termes : le calcul en nature prime sur le calcul monétaire.

Les confinements successifs occasionnent des ruptures des chaînes d’approvisionnement et un ralentissement du commerce international. D’où la montée en puissance – à droite comme à gauche – du thème de la relocalisation : lors des prochaines pandémies, le pays ou le continent (dans le cas de l’Europe) devra pouvoir compter sur ses propres ressources, plutôt que de dépendre de composants ou de médicaments produits à l’autre bout du monde. Le calcul en nature a toujours une dimension géopolitique : où sont localisées les ressources et qui a la main sur elles ?

Une « économie morale » se fait jour, qui pointe du doigt ceux qui profitent de la rareté des biens stratégiques, commercialisant par exemple le gel hydroalcoolique à des prix exorbitants, auxquels l’État s’empresse de fixer un plafond. Pour des raisons politiques – l’impossibilité d’assumer des millions de morts sur un laps de temps court –, les gouvernements de la planète ont confiné leurs populations et mis en suspens leurs économies. Comme lors des guerres, pendant les pandémies, le politique prend les commandes.

La différence avec la guerre est le big push26 : les guerres sont des moments productivistes par excellence, où les ressources matérielles et humaines approchent leur utilisation maximale. Lors de la pandémie, au contraire, l’économie est « démobilisée », en application des mesures de distanciation sociale. La pandémie est un « choc d’offre » : un événement imprévu qui change soudain les conditions de production. Le journaliste Romaric Godin a employé l’expression « socialisme de congélation » pour décrire cette combinaison d’interventionnisme étatique et de mise à l’arrêt de l’activité économique27. La chute vertigineuse de la croissance mondiale en est l’expression : au deuxième trimestre 2020, le PIB des pays du G20 s’est contracté de 6,9 % avec des évolutions encore plus spectaculaires dans certains pays comme le Royaume-Uni (– 20 %) ou l’Inde (– 25 %). C’est la première fois au cours de son histoire que l’activité capitaliste connaît une diminution aussi rapide à l’échelle internationale28.

Les crises aiguës révèlent des besoins vitaux, dont dépend la survie des personnes affectées par la crise. Cela conduit à une politisation de la production et de la distribution, à une montée en puissance du calcul en nature. On se met à « calculer » l’allocation optimale de ressources réelles, selon une hiérarchie des besoins politiquement définie, et non laissée au jeu de l’offre et de la demande.

Espace-temps climatique

À quel type de crise va ressembler la crise climatique ? Assistera-t-on, comme lors des guerres et des pandémies, à une politisation accélérée de l’économie et à une « révélation » des besoins, où un seul objectif – l’atténuation et l’adaptation à la crise – prendra le dessus sur les autres ? Mais s’agit-il là à proprement parler d’une crise ? Pensons aux crises économiques : elles comportent un avant, un pendant et un après. La crise peut être longue, s’étendre même sur plusieurs décennies, voire être « séculaire29 ». L’idée de crise suppose pourtant qu’on en sorte à un moment donné. « Crise permanente » est une contradiction dans les termes.

Le dérèglement climatique ne correspond pas à ce modèle. C’est davantage une ère ou une condition nouvelle : on ne reviendra pas à un avant. Ce que feront ou non les États jusqu’à 2050 aura une influence déterminante sur la nature et l’ampleur du phénomène. Mais celui-ci a déjà commencé. À supposer que les États prennent les mesures qui s’imposent rapidement – on en est loin –, des effets à long terme sont d’ores et déjà enclenchés, ce qui pose quoi qu’il en soit la question de l’adaptation.

Une nouvelle ère : c’est ce que signifie « anthropocène », ce concept popularisé par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen dans les années 1990, qui désigne l’époque où l’humanité devient une force géologique30. De tout temps, et dans des proportions variables, les sociétés humaines ont détruit des écosystèmes. Mais pas au point de modifier les paramètres de fonctionnement du système Terre. C’est ce qui fait de l’anthropocène une ère géologique nouvelle. Les avis divergent sur l’origine de cette nouvelle ère : la révolution industrielle et la « grande accélération » de l’après-Seconde Guerre mondiale, qui voit l’émergence de la « société de consommation », sont les deux candidats les plus fréquemment évoqués. Certains parlent, plus adéquatement, de « capitalocène », pour signaler que ce ne sont pas les humains en général – anthropos – qui sont responsables de la crise, mais le productivisme et le consumérisme capitalistes31.

On compte neuf « limites planétaires32 » : le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la pollution chimique, la perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, les changements d’utilisation des sols, l’acidification des océans, l’utilisation mondiale de l’eau douce, l’appauvrissement de la couche d’ozone stratosphérique et l’augmentation des aérosols dans l’atmosphère. On sait depuis plus d’une décennie que quatre ont déjà été dépassées ou irréversiblement perturbées : le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, l’utilisation des sols et les cycles de l’azote et du phosphore. Une cinquième vient de rejoindre la liste : la production de produits chimiques et plastiques, qui a été multipliée par 50 depuis 195033. Il ne s’agit à vrai dire pas d’une limite, mais d’une tendance qui affecte plusieurs d’entre elles. C’est l’extension à l’infini de l’« empire pétrochimique » fait de marchandises en plastique et autres produits de synthèse toujours nouveaux qui peuplent notre quotidien34. Ces limites sont l’objet de subdivisions : ainsi, l’eau douce concerne à la fois l’eau verte (eau invisible, contenue dans le sol et les plantes dans les fermes, les forêts, etc.) et l’eau bleue (eau visible dans les rivières, les lacs, etc.). Pour cette sixième limite aussi, on sait maintenant que, dans les deux cas, les seuils sont transgressés35. Chacune de ces dimensions de l’anthropocène a une logique autonome, mais elles s’enchevêtrent causalement.

S’il y a des limites, il y aura du rationnement : celui-ci découle de la nécessité d’allouer des ressources limitées à une population. Pour autant que l’humanité décide de se hisser à la hauteur de l’enjeu environnemental – elle peut aussi continuer à dépasser ces limites jusqu’à épuisement des écosystèmes. Or, s’il y a du rationnement, il y aura du calcul en nature : une allocation des ressources fondée sur une hiérarchie des besoins politiquement définie. Tout l’enjeu est la gouvernance de cette allocation, la procédure qui mène à la hiérarchisation des besoins et à la production économique correspondante.

Dans les économies de guerre, le politique fait faire des prouesses à l’économie. Entre avril 1942 et fin 1944, on ne produit plus aucune voiture aux États-Unis, les ressources humaines et matérielles sont entièrement redirigées vers l’industrie militaire36. Cela dans un pays qui adore ses voitures, et qui est séparé des champs de bataille de la Seconde Guerre mondiale par deux océans, où donc le sentiment de danger est moins fort qu’ailleurs. Cette reconversion de l’économie à toute vitesse est passée à la postérité sous le nom de « bataille des usines » (battle of the factories)37. Le gouvernement met en place des programmes de formation de la main-d’œuvre à grande échelle. Près de 40 % de l’économie états-unienne passe sous son contrôle – sans pour autant que les capitalistes soient expropriés. C’est une sorte d’économie de la commande publique généralisée. En plus du contrôle des prix, elle est rendue possible par de nouveaux impôts et l’émission d’« obligations de guerre ». L’État s’élargit : près de 160 agences fédérales sont créées entre le New Deal et la Seconde Guerre mondiale.

« La mobilisation en temps de guerre peut-elle être un modèle pour la mise en œuvre de politiques d’atténuation du changement climatique ? » demandent pourtant deux spécialistes des questions énergétiques. Leur réponse : « Restructurer le système socioéconomique existant est plus complexe que de faire la guerre38. » Pourquoi ? C’est affaire de temps et d’espace. La temporalité de la crise environnementale est complexe. À des phases d’accélération succéderont des périodes de (relative) accalmie, permettant à la vie quotidienne de reprendre son cours. La perception de l’urgence sera moins forte que dans le cas d’une invasion guerrière ou de l’apparition d’un nouveau virus. Elle est certes construite médiatiquement : la « production de l’ignorance » est pour beaucoup dans l’inaction des populations face au défi environnemental39. Pourtant, le déroulement de cette crise est qualitativement différent de celui d’une guerre40. L’allégorie de la météorite dans le film Don’t Look Up (2021) est trompeuse. Une météorite entrant en collision avec la Terre est un événement soudain qui détruit l’humanité entière d’un coup. Ce n’est pas ainsi qu’opérera la crise environnementale.

Il en va de même de la géographie de cette crise : du fait des fortes chaleurs, certaines régions du Sud global deviendront inhabitables. D’autres, dans le Nord, verront s’installer un climat où il fera bon vivre, permettant de surcroît de développer de nouvelles cultures. Les inégalités environnementales et spatiales se multiplieront : selon la classe sociale à laquelle vous appartenez, mais aussi votre genre ou votre groupe « ethno-racial », vous subirez plus ou moins fortement les catastrophes naturelles ou les pollutions41. L’ouragan Katrina, survenu à La Nouvelle-Orléans en août 2005, a d’abord affecté les populations noires et pauvres (et les personnes âgées : leur mobilité réduite les a empêchées de fuir au moment de la catastrophe)42. Katrina est une allégorie de la crise environnementale bien plus pénétrante qu’une météorite entrant en collision avec la Terre43.

Dans l’anthropocène, la politisation de l’économie ne prendra pas la même forme que lors des guerres et des pandémies. Le volontarisme a certainement un rôle à jouer. Mais le caractère différencié de l’impact de la crise dans le temps, l’espace et les classes sociales rend peu probables les « unions sacrées », du type de celles que l’on observe lorsqu’un danger imminent menace la survie d’une population entière44. Il rend tout aussi peu probable la « congélation » de l’économie sur le modèle de la pandémie. L’anthropocène ne consistera pas partout et toujours en des crises aiguës, donnant lieu à des centaines de milliers ou des millions de morts dans des laps de temps courts45.

Une pluralité d’objectifs de politiques publiques persistera donc, qui mettra les mesures d’atténuation et d’adaptation à la crise environnementale en concurrence avec d’autres objectifs, sans rapport avec elles. Les incompatibilités ou contradictions entre ces objectifs rendront souvent complexe la décision sur ces mesures. Il nous faut donc des institutions politiques et des modes d’organisation de l’économie permettant de naviguer dans cette complexité, mais d’y naviguer vite, car le temps presse. C’est à ce défi inédit dans l’histoire humaine que cherche à répondre le gouvernement par les besoins.

Socialisation

Le gouvernement par les besoins est rendu possible par un mécanisme fondamental : la socialisation. Si, lors des crises aiguës, l’État est à même de suspendre les logiques marchandes et d’instaurer le calcul en nature, ce n’est pas par simple « volontarisme », mais parce que l’économie est déjà, d’une certaine manière, socialisée.

Le capitalisme, certes, est affaire de séparation. Pour commencer, en tant qu’il suppose l’appropriation privée des moyens de production, il sépare la production de la consommation46. En règle générale, les travailleurs produisent non pour l’autoconsommation, mais pour le marché. La division du travail – dont la division entre le travail intellectuel et le travail manuel, entre conception et exécution, est une des formes – suscite une spécialisation croissante au sein de la sphère productive.

Mais, d’emblée, la division du travail s’accompagne de son contraire : l’interdépendance entre producteurs, et entre producteurs et consommateurs47. Alors que l’artisan précapitaliste maîtrise souvent l’ensemble de la chaîne productive, du prélèvement des matériaux à la vente de son produit sur le marché, au sein du capitalisme, le producteur n’en contrôle qu’une fraction, de plus en plus réduite à mesure que la division du travail progresse. Pour le reste, il s’en remet à d’autres producteurs. De même, les consommateurs dépendent pour la plupart de biens produits par d’autres. En se les procurant sur un marché, ils valident le caractère social de la marchandise, le fait qu’elle est produite pour l’échange. Cette interdépendance s’approfondit au fil du développement capitaliste. Conséquence : la taille des unités productives croît. C’est la socialisation organisationnelle.

La logique à l’œuvre est ici celle des économies d’échelle donnant lieu à des gains de productivité : souvent, on produit plus efficacement en intégrant les producteurs dans des établissements industriels de grande taille, plutôt que lorsqu’ils sont isolés. Cette efficacité productive – ce productivisme – s’autoalimente, débouchant sur un accroissement continu des échelles de l’accumulation, jusqu’aux chaînes de valeur qui projettent les plans de production à l’échelle globale.

La socialisation organisationnelle implique la centralisation des décisions productives : le travail d’un nombre grandissant de producteurs est organisé par des « cadres », soit des spécialistes de l’organisation. La propriété du capital et la gestion des entreprises se dissocient, alors que celles-ci étaient auparavant souvent dirigées par leurs propriétaires. Les cadres – une classe sociale elle-même hiérarchisée48 – prennent de l’importance au cours du XXe siècle49. L’encadrement dans l’entreprise engendre une forme de pouvoir spécifique, qui procède du contrôle des processus productifs et des compétences acquises à grand renfort de diplômes.

Tandis que la division du travail fragmente, la socialisation organisationnelle totalise. Poussée à la limite, elle rend concevable le basculement de la logique marchande dans son contraire : la planification. Les économies de guerre en sont une forme rudimentaire, principalement préoccupée par des enjeux de survie dans des circonstances exceptionnelles. Lénine, dans L’État et la révolution (1918), évoque ainsi « la transformation de tous les citoyens en travailleurs et employés d’un grand cartel unique, à savoir : l’État tout entier, et la subordination de tout le travail de tout ce cartel à un État vraiment démocratique, à l’État des soviets ». Ce « grand cartel unique » n’est autre que la socialisation organisationnelle parvenue à son aboutissement : une seule organisation économique, et qui fusionne avec l’État.

Une quinzaine d’années plus tard, dans les premières années du New Deal, Franklin Roosevelt et ses collaborateurs prônent la « cartellisation » de l’économie : la création de monopoles permettant de contrôler l’économie « par en haut », en fixant par exemple des quotas de production permettant de la limiter, et de faire ainsi remonter les prix pour s’extraire de la Grande Dépression50. La National Recovery Administration, l’un des bras économiques du New Deal, suspend pour l’occasion les lois antitrust, en rupture avec un dogme « antimonopoliste » enraciné au sein du Parti démocrate. Sortir les États-Unis du gouffre dans lequel les avait plongés la crise de 1929 requiert une politisation de l’économie sans précédent, donnant lieu à une fusion des « hauteurs stratégiques » économique et politique du pays. Cette politisation prépare l’économie de guerre de la Seconde Guerre mondiale, qui clôt la période de la Grande Dépression, et assoit l’hégémonie de l’appareil productif états-unien sur le monde51.

Capital intellectuel de l’humanité vivante

La socialisation organisationnelle s’accompagne de la socialisation cognitive. Marx parle de procès de production « scientifiquement » organisé. Dans l’usine, on impose aux travailleurs une discipline, qui s’appuie sur la subordination combinée à une organisation « scientifique » du travail. La gestion d’entreprise – management, logistique – devient un objet d’étude, où sont élaborés des savoirs visant à optimiser la production52. Comme l’illustre la diffusion internationale du taylorisme et des méthodes managériales qui lui ont succédé, ces savoirs circulent à l’échelle planétaire.

Mais la science se cristallise aussi dans les produits eux-mêmes : que l’on pense à tous les savoirs incorporés dans une marchandise. Matériaux et techniques productives font l’objet d’innovations, qui se transforment en « standards ». Un standard est une innovation devenue norme dans un secteur53. Tout comme l’individu est socialisé dans sa culture ou sa classe sociale, la marchandise est socialisée dans un secteur productif. Les standards reposent parfois sur une définition juridique : le droit est un puissant levier de socialisation.

La socialisation cognitive renvoie enfin aux technologies de communication et de transport. Si la division du travail entraîne des interdépendances, celles-ci ont besoin de technologies pour se développer. Depuis une trentaine d’années, Internet et les réseaux sociaux ont suscité une « troisième révolution industrielle54 ».

Friedrich List, l’un des fondateurs de l’économie politique, évoque au milieu du XIXe siècle le « capital intellectuel de l’humanité vivante » dont l’assimilation par une nation est la condition de son devenir productif. La socialisation cognitive peut cependant paradoxalement s’accompagner d’une déqualification du travail. Séparant les tâches productives et ainsi les compétences qui permettent de les accomplir, elle aide le patron à ajuster les salaires. Une même personne accomplissant plusieurs tâches et donc dotée de compétences multiples lui reviendrait plus cher. Cette « dégradation du travail », comme dit le sociologue marxiste Harry Braverman, est une politique délibérée, dont le résultat est la croissance du travail déqualifié (payé moins cher) et la monopolisation des connaissances par les industriels55.

Concentration financière

Sous un autre aspect, la socialisation transforme la propriété capitaliste56. Les économistes Gérard Duménil et Dominique Lévy parlent de « révolution des sociétés57 » : « La production exige la concentration de masses énormes de capitaux ; ainsi même la propriété du capital prend-elle un caractère social, tout en restant l’apanage des classes capitalistes. » Les sociétés par actions, dont la forme moderne apparaît au XVIIe siècle mais qui se généralisent au XIXe, sont une manifestation de ce caractère de plus en plus « social » de la propriété : la propriété capitaliste traditionnelle, celle des – même richissimes – propriétaires individuels et des grandes familles, n’y suffit plus. La montée en échelle de l’accumulation requiert une montée en échelle concomitante de la capitalisation.

Celle-ci est à l’origine de la socialisation financière. Des institutions financières émergent, qui centralisent les capitaux et opèrent à l’échelle de l’économie entière : banques, assureurs et réassureurs, fonds de pension, fonds d’investissement, asset managers58… Elles grossissent à chaque génération : BlackRock gérait début 2022 plus de 10 000 milliards de dollars d’actifs. Les trois principaux gestionnaires d’actifs que sont BlackRock, Vanguard et State Street – les Big Three – possèdent « un gros morceau d’à peu près tout59 ». La part des entreprises dont ces investisseurs sont, pris ensemble, les principaux actionnaires est de 90 % des entreprises américaines cotées en Bourse (mesurée par l’index SP 500), 60 % en Grande-Bretagne (FTSE 100), 40 % au Japon (Nikkei 225) et 20 % en France (CAC 40)60. Ces proportions augmentent partout, même si la tendance est la plus avancée aux États-Unis. À l’ombre de cette concentration de la propriété boursière, une autre forme de centralisation du capital se développe : les fonds de private equity comme Apollo, Blackstone, Carlyle et KKR rassemblent des capitaux venus de fonds de pension et d’autres investisseurs institutionnels (assurances, fonds souverains, fonds d’investissement…), et prennent le contrôle de firmes qu’ils maintiennent en dehors des marchés boursiers61.

L’économiste marxiste autrichien Rudolf Hilferding le constatait en 1910 : le capital industriel et le capital financier tendent à fusionner62. Au début du XXe siècle, cette fusion s’opère sous la domination des banques. Avec la centralisation boursière et hors marché, ces modalités se sont depuis diversifiées, donnant naissance à un capitalisme de gestionnaires d’actifs63.

L’État est aussi un acteur de la finance, par l’émission de dette publique, composante fondamentale des portefeuilles financiers, et par son soutien aux marchés financiers, notamment en période de crise. L’État et la finance s’interpénètrent au point que les politiques publiques non seulement profitent au secteur financier, mais surtout en dépendent pour leur mise en œuvre64. La finance devient une excroissance de l’État, et inversement.

L’hégémonie de la finance ne fait pas pour autant du capitalisme un système déterritorialisé. Car il est sous-tendu par la socialisation infrastructurelle. Le capitalisme a besoin, pour prospérer, d’infrastructures de toutes sortes : écoles, routes, gares, hôpitaux, ports, barrages, mines… On verra au chapitre 3 qu’elles sont à l’origine d’une forme de pouvoir spécifique, que Michael Mann nomme le « pouvoir infrastructurel65 ». C’est un pouvoir sur l’espace et les entités humaines et non humaines qui y circulent – un « géopouvoir66 ». La montée en échelle de l’accumulation repose sur ces infrastructures, elles sont comme des leviers : les infrastructures scolaires forment des citoyens-producteurs, les infrastructures de transport mettent les marchandises en mouvement, les infrastructures énergétiques fournissent du carburant, etc.

Ces infrastructures sont pour certaines publiques, pour d’autres privées, pour d’autres encore le fruit de partenariats public-privé (PPP). Les PPP, une forme de propriété qui s’est fortement développée au cours de la période néolibérale67, illustre ce caractère de plus en plus « social » de la propriété. Ils consistent pour l’État ou une collectivité à confier le financement, la construction et la gestion d’un équipement public à une entreprise privée, et à lui garantir en retour un revenu sur le long terme, par exemple sous la forme d’un loyer. Une forme d’atténuation – de socialisation – du risque financier, les profits pouvant ainsi être adossés à la puissance publique68.

La politique aux commandes

Organisationnelle, cognitive, financière, infrastructurelle… il existe une cinquième forme de socialisation, la plus importante. C’est la socialisation politique. Pour la cerner, il faut se poser trois questions. La première : la socialisation opère-t-elle du côté de la production ou de la consommation ? La socialisation de la production renvoie à toutes les formes de dépassement de la fragmentation marchande, même partielles. Elle inclut la socialisation de l’investissement par des institutions financières privées ou publiques. Par son pouvoir sur les décisions productives, l’investissement socialise la production ex ante69.

La socialisation de la consommation désigne quant à elle toutes les formes de consommation collective. Elles sont nombreuses dans le capitalisme contemporain. Les AMAP, ou « Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne », en sont un exemple, qui a le vent en poupe. On achète ensemble fruits, légumes, viande, fromages et autres produits issus de l’agriculture. On maîtrise ainsi les prix, la qualité des produits et les conditions de leur production, notamment environnementale. On construit par là même une relation durable entre consommateurs et producteurs, en garantissant à ces derniers une demande stable, qui contrebalance le caractère cyclique du marché. L’AMAP réduit la séparation entre les producteurs et les consommateurs, via par exemple la discussion entre eux d’un cahier des charges spécifiant les qualités et quantités produites. Les consommateurs interviennent ainsi dans la production, au point que la séparation entre les deux s’atténue. Les associations de consommateurs apparues au début du XXe siècle en sont une autre modalité. Leur objectif est d’assister le consommateur dans ses choix, de l’aider à construire sa « souveraineté », par exemple en testant et classant les performances des produits70.

La socialisation de la consommation passe aussi par des mécanismes étatiques : face à l’explosion du prix des hydrocarbures après le déclenchement de la guerre en Ukraine, le président du Conseil italien d’alors, Mario Draghi, a proposé, au printemps 2022, la création d’un buyer’s club face aux pays producteurs. Soit une coalition d’acheteurs, une sorte de regroupement de consommateurs d’énergie à l’échelle des pays occidentaux. Européens et États-Uniens pourraient faire valoir leur « pouvoir de marché », disait Draghi, afin de faire pression à la baisse sur les prix71. On n’est pas loin de la « cartellisation » de l’économie menée par Roosevelt lors du New Deal, mais elle opère ici du côté de la demande.

La socialisation peut se situer aussi entre la production et la consommation, c’est-à-dire au niveau de la coordination économique. La monnaie est une instance de socialisation de ce type. Dans des sociétés à forte division du travail, elle est la condition des interdépendances, puisqu’elle permet l’échange. La monnaie est donc immédiatement sociale.

Deuxième question : d’où vient l’impulsion à socialiser ? Parfois des dominants. La création en 1913 – relativement tardivement – de la Réserve fédérale aux États-Unis a par exemple consisté pour les capitalistes états-uniens à accepter de confier la fixation du taux d’intérêt à une institution politique72. La multiplication de crises financières lors des décennies précédentes est la raison d’être de cette socialisation de l’outil monétaire. Souvent, la progression de la socialisation succède à une crise73. En renforçant les interdépendances, elle risque cependant d’aggraver la crise suivante, et ainsi de suite. La création d’organisations économiques internationales telles que le FMI et la Banque mondiale au milieu du XXe siècle procède d’une impulsion du même ordre, à l’échelon international.

D’autres formes de socialisation résultent de luttes menées par les classes populaires. Les régulations du marché du travail ou la Sécurité sociale en France en sont des exemples. Le niveau des cotisations et des impôts est un indicateur de la socialisation d’une économie : « Les dépenses qu’ils financent, dit l’économiste Michel Husson, correspondent à un mode de satisfaction des besoins sociaux qui échappe dans une large mesure aux déterminations marchandes74. » Elles sont une préfiguration du gouvernement par les besoins, dans un système qui demeure largement marchand.

Cette préfiguration s’incarne dans un type d’institution où le calcul en nature règne en maître : le service public. L’État ne se demande pas combien d’élèves il pourra scolariser cette année compte tenu du budget à sa disposition. C’est l’inverse, il part d’une quantité réelle, le nombre d’élèves à scolariser cette année, et alloue ensuite les moyens humains et matériels nécessaires, certes de manière insuffisante et inégalitaire. « Logique des besoins » et « logique budgétaire » – ce sont les catégories de Husson – s’entremêlent, mais la seconde est sous l’hégémonie de la première. Malgré plusieurs décennies de politiques néolibérales, la part de ces « prélèvements obligatoires » n’a pas baissé en France, se stabilisant dans les années 1980 à 42 % environ ; elle a même franchi un nouveau palier dans les années 2010 en atteignant les 45 % du PIB75.

L’État socialiseur

Troisième question : la socialisation est-elle structurelle ou délibérée ? Une partie des mécanismes décrits ci-dessus est structurelle : ils ne sont voulus par personne. La dynamique du capitalisme induit d’elle-même une augmentation de la taille des unités productives, une concentration des capitaux et l’apparition de formes « sociales » de propriété capitaliste. Il ne s’agit pas d’un processus déterministe, que l’on pourrait prédire sur la base de « lois ». Contingences et contre-tendances sont toujours possibles. Le droit des affaires valide ou non – et parfois « construit » – les évolutions du système76. Il y a pourtant des tendances lourdes, autrement dit des déterminations.

Ces trois paramètres permettent de définir la socialisation politique. C’est la socialisation réflexive, consciente, délibérée, survenant du côté de la production et/ou de la consommation, et impulsée par les dominants ou les dominés. C’est la maîtrise collective des interdépendances socioéconomiques. Lorsqu’elle est impulsée par les dominants, c’est pour maintenir l’ordre existant. Exemple parmi mille autres : les politiques d’« assouplissement quantitatif » (quantitative easing)77 mises en œuvre par les banques centrales depuis la crise de 2008 ont non seulement stabilisé les marchés financiers dans un contexte d’incertitudes et d’atonie de l’accumulation du capital, mais elles ont aussi bénéficié aux détenteurs d’actifs financiers, soit les ménages les plus riches, creusant ainsi les inégalités. Lorsqu’elle est impulsée par les dominés, c’est plutôt pour soustraire la satisfaction des besoins aux logiques marchandes, pour l’organiser politiquement.

La socialisation politique est l’objet de luttes : dans l’intérêt de qui va-t-on socialiser ? Marx pointait deux voies opposées :

Il faut considérer les entreprises capitalistes par actions et, au même titre, les usines coopératives comme des formes de transition du mode capitaliste de production au mode collectiviste, avec cette différence que, dans les premières, la contradiction est résolue négativement et dans les secondes positivement78.

La transition du « mode capitaliste » au « mode collectiviste », soit l’émergence de la propriété sociale, est une détermination. Elle peut prendre la forme de sociétés par actions ou de coopératives : là est la politique. Pour que les coopératives l’emportent, en plus d’un puissant mouvement autogestionnaire, un autre acteur doit être poussé à intervenir et se transformer ce faisant : l’État. C’est lui qui est en mesure de les protéger du secteur marchand, et d’œuvrer à leur montée en échelle par des mesures juridiques – par exemple la « déconstitutionnalisation » de la propriété privée79 – et financières. Le devenir social de la propriété est ainsi qualitativement transformé par la socialisation politique.

Avec la crise environnementale, la socialisation politique prend de l’importance. L’État dans l’anthropocène sera un État socialiseur : il sera amené – il l’est déjà – à prendre en charge de plus en plus de risques environnementaux, aussi bien financièrement qu’en termes de sécurité civile – catastrophes naturelles, pollutions, effondrement de la biodiversité, raréfaction des ressources. En France, les déclarations de catastrophe naturelle par les particuliers ont augmenté de près de 60 % entre 2000 et 2021, avec une croissance annuelle moyenne de 2,1 %80. Des formes d’assurance privée du risque climatique pourraient prospérer dans ce contexte. Or ce ne sera pas le cas, si l’on observe la situation de pays où l’assurance privée est plus développée qu’en France dans ce domaine. La multiplication de catastrophes naturelles pose un sérieux problème de profitabilité aux assureurs, qui les conduit à ne pas se précipiter pour se positionner sur ce marché.

C’est donc l’État qui va prendre en charge ces risques. Savoir en faveur de qui cette socialisation va s’effectuer définira la nature de l’État dans l’anthropocène. Ce ne sont pas seulement l’impôt et les cotisations qui sont des indicateurs de la socialisation d’une économie : c’est le budget dans son ensemble81. Le propre de l’État néolibéral est de socialiser en faveur des classes dominantes. Les batailles politiques à venir diront si cette tendance peut être inversée.

1. Mathilde SZUBA, « Régimes de justice énergétique », in Agnès SINAÏ, Penser la décroissance, Paris, Presses de Sciences Po, 2013, p. 132-134. L’autrice s’appuie sur Thierry BONZON, « Consumption and total warfare in Paris (1914-1918) », in Frank TRENTMANN et Flemming JUST (dir.), Food and Conflict in Europe in the Age of the Two World Wars, New York, Basingstoke, 2006.

2. Thierry BONZON, « Consumption and total warfare in Paris (1914-1918) », art. cit., p. 58.

3. Ibid., p. 52.

4. Fabien Eloire et Jean FINEZ, Sociologie des prix, Paris, La Découverte, « Repères », 2021, chapitre 3.

5. Voir, pour le cas de la France, Richard F. KUISEL, Le Capitalisme et l’État en France. Modernisation et dirigisme au XXe siècle, Paris, Gallimard, 1984, chapitre 2.

6. Voir Mathilde SZUBA, « Régimes de justice énergétique », art. cit., p. 133.

7. Edward P. THOMPSON, « The moral economy of the English crowd in the eighteenth century », Past & Present, vol. 50, 1971.

8. Yann COLLONGES et Pierre Georges RANDAL, Les Autoréductions. Grèves d’usagers et luttes des classes en France et en Italie (1972-1976), Genève, Entremonde, 2010.

9. Thierry BONZON, « Consumption and total warfare in Paris (1914-1918) », art. cit., p. 59-60.

10. Mathilde SZUBA, « Le rationnement, outil convivial », in Agnès SINAÏ et Mathilde SZUBA (dir.), Gouverner la décroissance, Paris, Presses de Sciences Po, 2017.

11. Thierry BONZON, « Consumption and total warfare in Paris (1914-1918) », art. cit., p. 58.

12. Mathilde SZUBA, « Régimes de justice énergétique », art. cit., p. 132.

13. Jacques SAPIR, « La guerre civile et l’économie de guerre. Origines du système soviétique », Cahiers du monde russe, vol. 38, no 1-2, 1997, p. 16-17.

14. Voir LÉNINE, « Sur l’infantilisme “de gauche” et les idées petites-bourgeoises », 5 mai 1918, https://www.marxists.org.

15. Voir Thomas UEBEL, « Incommensurability, ecology and planning : Neurath in the socialist calculation debate, 1919-1928 », History of Political Economy, vol. 37, no 2, 2005.

16. T. Hunt TOOLEY, « The Hindenburg Program of 1916 : a central experiment in wartime planning », The Quarterly Journal of Austrian Economics, vol. 2, no 2, 1999.

17. John ONEILL, « Who won the socialist calculation debate ? », History of Political Thought, vol. 17, no 3, 1996.

18. THE SHIFT PROJECT, Climat, crises. Le plan de transformation de l’économie française, Paris, Odile Jacob, 2022, p. 29.

19. Voir par exemple Gareth DALE, « Lineages of embeddedness : on the antecedents and successors of a Polanyian concept », The American Journal of Economics and Sociology, vol. 70, no 2, 2011.

20. Thomas IRACE et Ulysse LOJKINE, « Économie de pandémie, économie de guerre », Le Grand Continent, 12 mai 2020.

21. Adam TOOZE, Shutdown. How Covid Shook the World’s Economy, New York, Viking, 2021, chapitres 6 et 7.

22. IMF, Database of Country Fiscal Measures in Response to the Covid-19 Pandemic, octobre 2021.

23. Adam TOOZE, Shutdown, op. cit., p. 138.

24. Ruchir SHARMA, « Ten economic trends that could define 2022 », Financial Times, 3 janvier 2022.

25. « Anything we can actually do we can afford », cité par Adam TOOZE, « Chartbook on shutdown : Keynes and why we can afford anything we can do », Chartbook, 1er septembre 2021.

26. Thomas IRACE et Ulysse LOJKINE, « Économie de pandémie, économie de guerre », art. cit., et Adam TOOZE, Shutdown, op. cit., p. 135-136.

27. Romaric GODIN, « Le chantage à l’emploi s’impose comme politique économique », Mediapart, 3 juin 2020.

28. OECD, G20 GDP Growth. Second quarter of 2020, 14 septembre 2020.

29. Voir Larry SUMMERS, « The age of secular stagnation », Foreign Affairs, 15 février 2016.

30. Christophe BONNEUIL et Jean-Baptiste FRESSOZ, L’Événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2012.

31. Jason W. MOORE (dir.), Anthropocene or Capitalocene ? Nature, History, and the Crisis of Capitalism, Oakland, PM Press, 2016.

32. Johan ROCKSTRÖM et al., « A safe operating space for humanity », Nature, vol. 461, 2009.

33. Linn PERSSON et al., « Outside the safe operating space of the planetary boundary for novel entities », art. cit.

34. Adam HANIEH, « Petrochemical empire », New Left Review, vol. 30, 2021.

35. Katherine RICHARDSON et al., « Earth beyond six of nine planetary boundaries », Science Advances, vol. 9, no 37, 2023.

36. Laurence DELINA et Mark DIESENDORF, « Is wartime mobilization a suitable policy model for rapid national climate mitigation ? », Energy Policy, vol. 58, 2013, p. 374.

37. Jonathan LEVY, Ages of American Capitalism. A History of the United States, New York, Penguin Random House, 2021, chapitre 14, section 2.

38. Laurence DELINA et Mark DIESENDORF, « Is wartime mobilization a suitable policy model for rapid national climate mitigation ? », art. cit., p. 378. Éric Monnet développe un argument similaire dans « Planification économique et économie de guerre face à la crise écologique », Le Grand Continent, 19 septembre 2022.

39. Jean-Baptiste COMBY, La Question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public, Paris, Raisons d’agir, 2015.

40. Pour une méditation sur ce thème, voir Scott Gabriel KNOWLES, « Slow disaster in the Anthropocene. A historian witnesses climate change in the Korean peninsula », Daedalus, vol. 149, no 4, 2020.

41. Lucas CHANCEL, Insoutenables Inégalités. Pour une justice sociale et environnementale, Paris, Les petits matins, 2021.

42. Patrick SHARKEY, « Survival and death in New Orleans. An empirical look at the human impact of Katrina », Journal of Black Studies, vol. 37, no 4, 2007.

43. Arin KEEBLE, Narratives of Hurricane Katrina in Context. Literature, Film and Television, Londres, Palgrave Macmillan, 2019.

44. Pour une analyse des « unions sacrées », voir Ian KERSHAW, L’Europe en enfer. 1914-1949, Paris, Seuil, 2016, p. 106-112.

45. Pour une tentative d’évaluation de la mortalité résultant du changement climatique, voir R. Daniel BRESSLER, « The mortality cost of carbon », Nature Communications, vol. 12, 2021.

46. Voir Ali RATTANSI, Marx and the Division of Labour, Londres, Macmillan, 1982, et Jean ROBELIN, Marx et la socialisation, Paris, Klincksieck, 1989.

47. Voir Gérard DUMÉNIL et Dominique LÉVY, « Dynamiques des modes de production et des ordres sociaux », Actuel Marx, vol. 52, no 2, 2012, p. 130-148. Voir aussi des mêmes auteurs La Grande Bifurcation. En finir avec le néolibéralisme, Paris, La Découverte, 2014. Après Karl Marx, une variante de cet argument a été développée par Émile DURKHEIM, dans De la division du travail social [1893], Paris, PUF, 2013.

48. Voir, sur la genèse de cette catégorie sociale, Luc BOLTANSKI, Les Cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Minuit, 1982.

49. Gérard DUMÉNIL et Dominique LÉVY, « Dynamiques des modes de production et des ordres sociaux », art. cit., p. 134. Voir aussi Gérard DUMÉNIL et Dominique LÉVY, Managerial Capitalism. Ownership, Management and the Coming New Mode of Production, Londres, Pluto Press, 2018. L’un des premiers à avoir théorisé cette transformation du capitalisme est John Kenneth GALBRAITH, Le Nouvel État industriel. Essai sur le système économique américain [1967], Paris, Gallimard, 1989.

50. Jonathan LEVY, Ages of American Capitalism, op. cit., p. 407-408.

51. Ibid., chapitre 14.

52. Voir Marion FONTAINE, François JARRIGE, Nicolas PATIN et al. (dir.), « La grande vague de rationalisation du travail : taylorisme, fordisme, américanisme », Le Travail en Europe occidentale. 1830-1939, Neuilly-sur-Seine, Atlande, 2020.

53. Voir Lawrence BUSCH, Standards. Recipes for Reality, Cambridge, MIT Press, 2013.

54. Voir Dominique PLIHON, Le Nouveau Capitalisme, Paris, la Découverte, « Repères », 2016, 4e édition, et Cédric DURAND, Techno-féodalisme. Critique de l’économie numérique, Paris, Zones, 2020.

55. Voir Harry BRAVERMAN, Travail et capitalisme monopoliste. La dégradation du travail au XXe siècle, Paris, Maspero, 1976. Voir, pour une discussion, Juan Sebastian CARBONELL, « Harry Braverman et les transformations du travail », La Vie des idées, 3 mars 2023.

56. Cette transformation a fait l’objet d’un débat entre Otto Bauer et Joseph Schumpeter après la Première Guerre mondiale, voir Christian SEIDL, « The Bauer-Schumpeter controversy on socialization », History of Economic Ideas, vol. 2, no 2, 1994.

57. Voir Gérard DUMÉNIL et Dominique LÉVY, « Dynamiques des modes de production et des ordres sociaux », art. cit., p. 134. Voir aussi Niall FERGUSON, The Ascent of Money. A Financial History of the World, Londres, Penguin, 2019, chapitre 3.

58. Ibid., p. 136.

59. Voir Eric LEVITZ, « Modern capitalism is weirder than you think », New York Magazine, 15 mars 2022.

60. Voir Jan FICHTNER et Elke HEEMSKERK, « The new permanent universal owners : index funds, patient capital, and the distinction between feeble and forceful stewardship », Economy & Society, vol. 49, no 4, 2020.

61. John COATES, The Problem of Twelve. When a Few Financial Institutions Control Everything, New York, Columbia Global Reports, 2023 ; Marlène BENQUET et Théo BOURGERON, La Finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme, Paris, Raisons d’agir, 2021 ; Brett CHRISTOPHERS, Our Lives in Their Portfolios. Why Asset Managers Own the World, Londres, Verso, 2023.

62. Rudolf HILFERDING, Le Capital financier. Étude sur le développement récent du capitalisme, Paris, Minuit, 1970.

63. Benjamin BRAUN, « Asset manager capitalism as a corporate governance regime », in Jacob S. HACKER et al. (dir.), The American Political Economy. Politics, Markets, and Power, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2021, p. 270.

64. Benjamin BRAUN, « Central banking and the infrastructural power of finance. The case of ECB support for repo and securitization markets », Socio-Economic Review, vol. 18, no 2, 2020.

65. Michael MANN, « The autonomous power of the state : its origins, mechanisms, and results », European Journal of Sociology, vol. 25, no 2, 1984.

66. Voir Gearóid Ò TUATHAIL, Critical Geopolitics, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996.

67. Ole Helby PETERSEN, « Evaluating the costs, quality, and value for money of infrastructure public-private partnership : a systematic literature review », Annals of Public and Cooperative Economics, vol. 90, no 2, 2019, p. 227-244.

68. Voir Daniela GABOR, « The Wall Street consensus », Development & Change, vol. 52, no 3, 2021.

69. Voir Ricardo BELLOFIORE, « The adventures of Vergesellschaftung », Consecutio Rerum, vol. 2, no 5, 2018.

70. Voir Sophie DUBUISSON-QUELLIER, La Consommation engagée, Paris, Presses de Sciences Po, 2018, chapitre 1.

71. James POLITI, Amy KAZMIN et Derek BROWNER, « Italy’s PM floats creation of oil “cartel” after Biden talks », Financial Times, 12 mai 2022.

72. Voir Xavier WERNER, « Socialisation, capitalisme et socialisme », in Michel HUSSON, Henri WILNO, Thomas COUTROT et al., Le Marxisme face au capitalisme contemporain, Paris, Syllepse, 2004.

73. Gérard DUMÉNIL et Dominique LÉVY, « Dynamiques des modes de production et des ordres sociaux », art. cit., p. 133.

74. Michel HUSSON, « Socialisation interrompue et résistance des besoins », communication au congrès Marx V, septembre 2001, p. 1, http://hussonet.free.fr/socimarx.pdf.

75. INSEE, « Poids des prélèvements obligatoires. Données annuelles de 1959 à 2022 », Comptes nationaux – base 2014, 31 août 2023.

76. Voir Katharina PISTOR, The Code of Capital. How the Law Creates Wealth and Inequality, Princeton, Princeton University Press, 2019.

77. Il s’agit de politiques monétaires qui se généralisent à partir de la crise financière de 2008, dans le cadre desquelles les banques centrales achètent des titres (notamment de dette publique) sur les marchés financiers afin de soutenir leur valeur et donc de faire baisser les taux d’intérêt en vue de stimuler l’économie.

78. Karl MARX, Le Capital, Livre III, Paris, Éditions sociales, tome 2, 1967, p. 106.

79. Voir Pierre CRÉTOIS, La Part commune. Critique de la propriété privée, Paris, Amsterdam, 2020.

80. Voir Razmig KEUCHEYAN, « The “environment making state” and climate change : the French “cat nat” reinsurance scheme under strain », Antipode. A Radical Journal of Geography, vol. 55, no 2, 2023.

81. Sébastien GUEX, « Une approche des finances publiques : la sociologie financière », in Philippe BEZÈS et al., L’Invention de la gestion des finances publiques. Élaborations et pratiques du droit budgétaire et comptable au XIXe siècle (1815-1914), Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2010.

Deuxième partie.
Gouverner par les besoins

L’espèce saisie par ses besoins

Nous ne sommes pas égaux face aux catastrophes naturelles, aux pollutions, à l’effondrement de la biodiversité ou à la raréfaction des ressources. Pourtant, la crise écologique est une expérience spécifique, au sens où elle nous concerne aussi en tant qu’espèce : elle affecte tous les humains dans une certaine mesure. C’est tout le sens du concept d’anthropocène – anthropos : humain.

À sa manière, c’est une forme de « spéciation », non au sens où elle créerait une espèce nouvelle, mais parce qu’elle pourrait conférer à l’espèce humaine une conscience d’elle-même en tant qu’elle est confrontée à ce défi inédit. C’est une forme de spéciation politique. Ici, l’universel émerge de la fragilisation des fondements matériels de l’existence humaine. Le paradoxe est que, en même temps qu’apparaît cette conscience de soi collective, l’espèce est rappelée à sa naturalité, c’est-à-dire à ce qu’elle a de commun avec les non-humains, eux aussi menacés1.

Une espèce est un « bouquet » de caractéristiques hétérogènes et évolutives2. Dans ce bouquet, il y a ses besoins. Des besoins individuels et collectifs, quantifiables ou plus qualitatifs. Différentes espèces peuvent éprouver le même besoin : se nourrir. D’autres besoins sont propres à certaines : celui de se cultiver ne se rencontre que chez les humains. D’autres encore ne s’accentuent que chez certains individus. Les besoins permettent de penser l’unité et la diversité d’une espèce, et l’évolution de cette relation au cours de l’histoire. Ils permettent également d’analyser son rapport à son environnement, particulièrement lorsqu’il entre en crise. Quand certaines formes de besoins se révèlent incompatibles avec les écosystèmes, leur maîtrise collective permet de corriger la trajectoire de spéciation, et de la remettre sur la voie de la soutenabilité.

Les besoins du capital

Le capitalisme fabrique des besoins qui nous conduisent dans le mur. Il suscite en permanence des besoins artificiels, à la fois aliénés et non soutenables3. Par la publicité : en 2019, année qui précède la pandémie, les dépenses publicitaires se situent à environ 600 milliards de dollars à l’échelle globale. La publicité digitale (« ciblée » sur le profil du consommateur ou non) en représente une part grandissante, certaines estimations l’annonçant à 50 % de la part totale de ces dépenses aux alentours de 20254.

Déplorer n’est rien, il faut comprendre : pourquoi cette omniprésence de la publicité dans nos quotidiens ? Le capitalisme a ceci de particulier que la consommation y est placée sous l’hégémonie de la production. Comme dit Marx, « la production crée le consommateur ». Les entreprises doivent produire toujours davantage en moins de temps, et se situer au niveau de productivité moyen du secteur où elles opèrent. Survivre dans un système concurrentiel ne laisse guère d’autre choix. Conséquence : une course à la productivité, qui est l’une des causes de l’évolution technologique, et qui ponctionne sur les ressources naturelles des flux d’énergie et des stocks de matières premières toujours plus importants. Et un déversement de marchandises toujours nouvelles – ou prétendument nouvelles – devant être absorbées par la demande, pour faire place aux suivantes, et ainsi de suite.

Un capitalisme « monopoliste » émerge dans l’entre-deux-guerres. Il implique que la concurrence entre des firmes en plus petit nombre se livre désormais moins sur le terrain des prix – puisqu’il y a monopole ou oligopole – et davantage sur celui de la publicité5. De l’accroissement continu de ces dépenses dépend la conquête de parts de marché nouvelles, ce qui accentue encore la centralité des mécanismes publicitaires dans le système, et ainsi la création de besoins artificiels.

L’obsolescence renforce encore cette dialectique du productivisme et du consumérisme6. Dans le cas de l’obsolescence programmée, on est dans le registre du frauduleux. Mais une entreprise peut toujours arguer que la production de marchandises au cycle de vie court est une façon d’en faire baisser le prix, les matériaux de mauvaise qualité étant moins chers. Une non-durabilité dans l’intérêt du consommateur, en quelque sorte. L’obsolescence programmée est une vieille affaire, connotée différemment selon les époques. Dans son texte Ending the Great Depression Through Planned Obsolescence (1932), l’homme d’affaires Bernard London la considère comme un moyen de relancer l’économie américaine dans le contexte de la Grande Dépression. Plus le cycle de vie des marchandises est court, plus le consommateur rachète. Par conséquent, l’accumulation reprend. La crise environnementale change les perceptions. L’idée que la citoyenneté et le patriotisme passent par la consommation est courante au XXe siècle, lors des deux guerres mondiales aussi bien que pendant la guerre froide7.

Avec le néolibéralisme, un keynésianisme « privé » fondé sur l’endettement des ménages prend le relais du keynésianisme public des Trente Glorieuses8. En résulte une « financiarisation de la vie quotidienne » par le crédit, qui permet simultanément de comprimer les salaires et de maintenir les conditions du consumérisme9. Cette financiarisation prend racine plus ou moins facilement selon les cultures nationales, le credit score (le « risque-client »), qui permet d’estimer la solvabilité des débiteurs par l’historique de leur endettement, étant mieux accepté aux États-Unis qu’en France. Le système de « crédit social » chinois, inspiré du système de crédit états-unien, étend le scoring à la réputation des personnes et des entreprises, évaluant par exemple leur propension à respecter la loi. Il vise à favoriser l’élargissement de l’accès au crédit pour accroître la consommation interne, et permettre le rééquilibrage d’un modèle de croissance jusqu’ici tourné vers l’exportation10.

En régime capitaliste, si vous en avez les moyens, rien ne vous empêche de vous acheter d’innombrables marchandises, pour une bonne part superflues et polluantes. À l’inverse, faute d’argent, certains de vos besoins élémentaires ne seront pas satisfaits.

Un capitalisme impur

Heureusement, il n’existe pas de société capitaliste « pure ». Des institutions non capitalistes contrebalancent les effets de ce système sur la vie des gens. Certaines viennent des profondeurs de l’histoire humaine, comme la famille. On ne vous demande pas de payer lorsque vous prenez place à la table familiale pour satisfaire ce besoin vital qu’est se nourrir. L’argent s’immisce dans les familles de multiples façons, mais la satisfaction des besoins y est à l’abri de la solvabilité de ses membres. C’est, avec la filiation, la définition même de la famille.

On ampute souvent le fameux slogan néolibéral forgé par Margaret Thatcher de sa dernière partie : « Il n’y a pas de société, il n’y a que des individus… et des familles », ajoute-t-elle. Si le néolibéralisme a poussé très loin l’offensive contre les institutions non marchandes présentes dans le capitalisme, il ne peut se passer de la famille, dont il a promu, en l’occurrence, une vision très traditionnelle11. Au fond, la dérégulation de l’économie suppose que les individus puissent compter sur des solidarités dans la sphère privée. Thatcher l’avait bien compris : détruire les syndicats, l’entraide ouvrière, c’est une chose, mais il faut leur trouver un substitut, de préférence non politique, non revendicatif. C’est en partie ce qui explique l’affinité entre néolibéralisme et conservatisme : quand les solidarités publiques sont affaiblies, les « valeurs familiales » montent en puissance. Le libéralisme autoritaire, celui de Donald Trump et de Jair Bolsonaro, se nourrit de cette interaction.

Autres institutions non capitalistes : les services publics. Entre 1914 et 1980, période que Thomas Piketty nomme la « grande redistribution12 », les recettes fiscales de l’État ont triplé aux États-Unis et quadruplé en Europe, totalisant, en France, entre 40 % et 50 % du revenu national depuis les années 1980-1990. Ce qu’on appelle État au XIXe siècle a peu à voir avec ce que nous désignons par ce terme aujourd’hui. Auparavant, les recettes fiscales étaient pour l’essentiel destinées à des dépenses régaliennes : armée, justice, police. La montée en puissance de l’État social au cours du XXe siècle les réoriente en particulier vers l’éducation et la santé. Celles-ci représentent deux tiers du total des dépenses dès les années 195013.

Cette « grande redistribution » est rendue possible par l’invention de l’impôt progressif sur le revenu et l’héritage. L’État est en mesure d’investir dans l’économie, par exemple dans l’éducation, désormais considérée comme un facteur de production et donc de puissance, ou dans les infrastructures14. En période de contraction, il stabilise le revenu par l’assurance chômage et d’autres dispositifs similaires, empêchant la survenue de crises comme celle de 1929, lors de laquelle la demande s’était effondrée, ce qui n’est plus le cas dans les crises suivantes15. Entre autres choses, la période néolibérale se caractérise par un affaiblissement de la progressivité de l’impôt, et même par un retour de la dégressivité, caractéristique des systèmes fiscaux du XIXe siècle. L’économiste Anne-Laure Delatte y voit les racines économiques de l’érosion de la légitimité de l’action publique dans le contexte français16. Elle montre que le poids croissant des impôts sur les ménages – le plus souvent régressifs – s’est accompagné d’une augmentation des dépenses publiques en faveur des entreprises. Cet État tourné davantage vers les firmes que vers les citoyens justifie la méfiance de larges segments de la population à l’égard de l’action publique.

D’autres facteurs ont concouru à la « grande redistribution », dont les deux guerres mondiales, qui occasionnent des destructions de capital à grande échelle, réduisant d’autant la valeur de la propriété privée. Après la guerre, une combinaison d’inflation résultant des pénuries, d’annulations de dette – par exemple pour l’Allemagne lors de l’accord de Londres de 1953 – et d’un circuit de financement des dépenses publiques privilégiant les ressources fiscales réduit le poids des dettes contractées pendant la guerre, offrant là encore des marges de manœuvre aux États17.

Piketty reprend à son compte le concept de « démarchandisation » de Gøsta Esping-Andersen18. Sont « démarchandisés » tous les besoins qu’une société satisfait hors marché. « Hors marché » signifie d’abord qu’une forme de calcul en nature prévaut. Éduquer le citoyen-producteur est défini comme un besoin, défini politiquement. L’État n’est pas censé y déroger pour des considérations d’économies budgétaires. Bien sûr, il peut sous-financer sa satisfaction, comme c’est souvent le cas aujourd’hui, ou accroître sa part privée, comme lorsqu’il favorise, à grand renfort de fonds publics et avec peu de contrôle sur les pédagogies mises en œuvre, l’enseignement privé19. « Hors marché » signifie aussi que le besoin est satisfait collectivement. Le service public sort l’individu de son tête-à-tête avec la marchandise, entravant ainsi la création de besoins artificiels.

La démarchandisation rend possible la « marche vers l’égalité » : « Au niveau de la France entière, la part des 1 % les plus riches passe de 55 % en 1914 à moins de 20 % au début des années 1980, avant d’entamer une lente remontée ; elle avoisine les 25 % en 202020. » Lorsque la satisfaction des besoins est soustraite au marché, une égalisation des conditions s’ensuit. L’Insee calcule que, quand les services publics sont inclus dans l’analyse des inégalités, la redistribution suscitée par la protection sociale est deux fois plus importante que celle intervenant au niveau des seuls revenus monétaires21. C’est ce que cet institut appelle le « niveau de vie élargi », qui intègre les transferts « en nature » (catégorisés ainsi par la comptabilité nationale) : éducation, santé et logement notamment, qui sont gratuits ou dont les prix sont politiquement administrés. Pour les 10 % les plus pauvres, ces transferts comptent pour 44 % de leur niveau de vie, ce pourcentage diminuant à mesure que l’on monte dans la structure sociale.

Happiness studies

Au-delà d’un certain niveau de revenu, l’argent ne fait pas le bonheur. Cela a été démontré par Richard Easterlin, l’un des fondateurs des happiness studies, une discipline qui remonte aux années 1960, et qui a aujourd’hui ses revues académiques – par exemple, le Journal of Happiness Studies – et son index : le Happy Planet Index, qui classe les pays selon le bonheur qui y règne22. Easterlin a donné son nom à un célèbre paradoxe : « Les tendances de long terme du taux de croissance du bonheur et du PIB réel par tête ne sont pas positivement liées de manière significative23. »

Le bonheur ? Il le définit comme le « bien-être subjectif ». Le bien-être peut, par ailleurs, se mesurer objectivement – revenu, santé, éducation, logement ou richesse du lien social –, mais le parti pris des happiness studies est de s’en remettre à ce que disent les personnes, à leur bonheur subjectif, donc. Le paradoxe d’Easterlin affirme que, jusqu’à un certain point, les courbes du bonheur et du revenu (ou PIB par tête) augmentent parallèlement, mais, passé un certain stade, la courbe du bonheur s’aplatit, alors que la courbe économique poursuit son chemin vers le haut. En 2010, 75 000 dollars annuels – soit entre 5 000 et 6 000 euros par mois environ – correspondent au palier où les courbes se mettent à diverger24.

Les données d’Easterlin portent à l’origine sur les États-Unis, pour la période qui va de 1946 à 1970 (son premier article sur le sujet est paru en 1974). Il a depuis étendu son enquête aux décennies suivantes. Ses résultats sont stupéfiants : aux États-Unis, alors que le PIB réel par tête a plus que triplé pendant cette période, la courbe du bonheur est restée plate25. Elle s’est même peut-être légèrement inclinée vers le bas. En 2021, les États-Unis sont 122e sur le Happy Planet Index (le Costa Rica est en tête du classement, la France 31e). Le bonheur est une idée vieille aux États-Unis. Des résultats du même ordre s’observent dans d’autres pays anciennement développés.

Deux théories alternatives sont souvent avancées pour expliquer l’évolution du bien-être subjectif : la théorie de l’« adaptation hédonique » et celle de la « comparaison sociale26 ». Selon la première, vos préférences s’adaptent avec le temps à l’augmentation de votre bien-être matériel. Vous commencez votre carrière, vous êtes content de gagner 1 500 euros par mois, mais bientôt ils ne vous suffisent plus. Vous retombez alors sur votre niveau de bonheur antérieur. Et ainsi de suite à l’infini : vous n’êtes jamais satisfait. Le consumérisme, qui indexe le bonheur sur la possession de biens matériels, est échec et mat.

La seconde théorie soutient que le bonheur est social : pauvre entouré de pauvres, ça va ; pauvre entouré de moins pauvres, le bonheur décline ; le pire étant que votre entourage s’enrichisse mais pas vous. On mesure toujours son bonheur en fonction de celui des autres, plus précisément en fonction d’un « groupe de référence ». La sociologie états-unienne des classes moyennes a inventé une expression pour résumer ce mécanisme : « Keeping up with the Joneses. » Keeping Up with the Kardashians, la série à succès, est une adaptation de cette expression. Le propre des classes moyennes serait non de vouloir s’enrichir à tout prix, mais de bénéficier du même niveau de bien-être que leurs voisins, les « Jones »27. Peu importe donc que mon revenu augmente, ce qui importe, c’est qu’il me permette d’accéder au même lifestyle que mon entourage. Tous ces mécanismes explicatifs se trouvent déjà dans la sociologie classique, dans la théorie de la « frustration relative » d’Alexis de Tocqueville dans L’Ancien Régime et la révolution (1856) et chez Émile Durkheim dans Le Suicide (1897).

Le « capital social » – comme on dit dans les happiness studies, un champ de recherche dérivé de la théorie du choix rationnel – semble positivement corrélé au bonheur28. C’est l’ensemble des réseaux dans lesquels est intégrée une personne. Ils sont sous-tendus par des valeurs ou buts communs, qui donnent lieu à de l’action collective. Ils sont de tous types : sportifs, politiques, religieux, de voisinage… Le capital social ne paraît pas avoir d’influence significative sur l’évolution de votre bonheur dans le court terme. Le contraire serait étonnant : les réseaux mettent souvent du temps à se former. En revanche, dans la longue durée, l’intégration sociale exerce une influence très nette sur lui. Le capital social n’est pas sujet à l’« adaptation hédonique » : une fois les Air Jordan 12 achetées, peu de temps se passe avant que le désir de se procurer les Air Jordan 13 apparaisse. Quand vous êtes bien inséré dans un groupe d’amis, un club de sport de votre quartier, une association ou un parti politique, vous y tenez.

Comment traduire ces constats en politiques ? Le marché livré à lui-même aggrave le paradoxe : une croissance infinie mais un bonheur qui stagne, des inégalités grandissantes qui font qu’une partie de la population manque du strict nécessaire alors que les richesses accumulées par une minorité ne la rendent pas plus heureuse. Échapper au paradoxe d’Easterlin suppose la construction d’un autre rapport aux objets. Le fétichisme de la marchandise n’opère que parce que nous pensons que le bonheur dépend de la possession de marchandises toujours nouvelles. Outre le strict encadrement de la publicité29, une manière d’y parvenir est d’allonger la durée des garanties légales, celles qui vous permettent de faire réparer un produit aux frais du fabricant ou de l’enseigne qui vous l’a vendu. Tandis que 80 % des marchandises qui tombent en panne quand elles sont encore sous garantie sont réparées, moins de 40 % le sont quand c’est aux frais de leur propriétaire30. Allonger leur durée est donc un moyen de créer de l’attachement entre une personne et les objets qui l’entourent.

Mais on n’échappera pas à la transgression du dernier grand tabou de nos sociétés modernes : la limitation de la consommation, autrement dit la sobriété. Pour y parvenir, il faut renoncer aux approches subjectives – aujourd’hui hégémoniques – du bien-être, par définition individualistes, et y substituer une approche par les besoins, qui permette d’articuler point de vue individuel et point de vue collectif dans le rapport à la consommation. C’est alors que les besoins réels pourront remplacer les besoins artificiels.

Un désir ou un besoin ?

Les besoins ressemblent aux désirs, la distinction est fluide, et il serait vain de prétendre tracer une frontière étanche. Selon les définitions, ces concepts sont plus ou moins proches, jusqu’à se superposer. Les désirs peuvent parfois se transformer en besoins31. Avant d’être féru de voyage, je désire voyager, par exemple après avoir lu L’Usage du monde de Nicolas Bouvier (1963). Mais voyager étant devenu une habitude, le désir se transforme en véritable besoin qui, s’il n’est pas assouvi, peut aller jusqu’à occasionner un mal-être, un sentiment d’enfermement. Les confinements lors de la pandémie l’ont illustré : certains n’exprimaient pas seulement un vague désir de voyager, mais un besoin impérieux. La philosophe Agnes Heller est la grande théoricienne de la dynamique des besoins, dont la transformation des désirs en besoins est l’une des modalités32.

Sur la dynamique des besoins justement : un besoin peut être essentiel – en étant ou non vital – tout en étant apparu au cours du temps. Exemple : l’électricité. Avant sa généralisation dans les pays développés à compter de la seconde moitié du XIXe siècle, elle n’était pas perçue comme un besoin : la majorité de la population faisait sans33. Aujourd’hui, puisqu’elle s’est démocratisée, une personne qui n’y aurait pas accès serait tenue à l’écart des standards d’une vie quotidienne normale. Un besoin apparu avec le temps devient ainsi essentiel. Son caractère « essentiel » ne se mesure pas abstraitement, mais en fonction des standards de vie à une époque et dans un pays donnés.

Une catégorie donnée de besoins n’est pas substituable : si je n’ai pas la chance d’avoir reçu une éducation (bien A), plus de nourriture (bien B) ne résoudra pas le problème34. L’être humain est fait de besoins divers, dont certains sont « transhistoriques » (manger) et d’autres évolutifs (accéder aux réseaux sociaux). Le besoin est satiable : une fois que j’ai bu le verre d’eau tant attendu, je n’ai plus soif. Souvent, le désir l’est lui aussi – mais pas toujours. Certains désirs sont « infinis ». Pour la théorie néoclassique, plus est toujours préférable à moins. La satiabilité des besoins explique au moins pour une part le paradoxe d’Easterlin : si l’argent sert à satisfaire des besoins, une fois cette fonction accomplie, il ne sert plus à rien, sauf à alimenter un fétichisme qui ne rend pas plus heureux pour autant.

L’infrastructure des besoins

Que les besoins puissent être collectifs implique que leur satisfaction est sous-tendue par une forme de pouvoir particulière : Michael Mann l’appelle « pouvoir infrastructurel » (infrastructural power)35. Pour Mann, les États exercent deux types de pouvoir : le pouvoir « despotique » et le pouvoir « infrastructurel ». Le premier caractérise pour l’essentiel les sociétés prémodernes. En leur sein, le roi a un droit de vie et de mort sur ses sujets. Son pouvoir est immense. Mais il est aussi très limité : si vous vous éloignez de lui géographiquement, il n’a pas vraiment les moyens de vous pourchasser. Dans les sociétés prémodernes, d’importantes portions du territoire échappent au pouvoir central.

Le pouvoir infrastructurel qui caractérise les sociétés modernes s’insinue au contraire dans tous les recoins de la société civile et du territoire. Comme dit Max Weber, la domination moderne est « légale-rationnelle ». Mais l’extension du pouvoir est maximale. Par son intervention dans l’économie ou le contrôle des moyens de communication, l’État étend son emprise sur toute la société. « La croissance du pouvoir infrastructurel de l’État est la conséquence de celle de la logistique du contrôle politique », dit Mann36.

Le pouvoir infrastructurel procède d’une dialectique nouvelle de centralisation et décentralisation37. Par la collecte de l’impôt, l’État fait affluer vers le centre des moyens financiers et des informations sur ceux qui le paient. Ces ressources lui permettent en retour d’étendre son pouvoir sur ses administrés. Le pouvoir infrastructurel se développe par la construction d’infrastructures toujours nouvelles : routes, casernes, registres des impôts, hôpitaux, écoles, systèmes de communication… Ce sont les nœuds ou les relais du pouvoir, qui permettent sa pénétration dans la société civile. Elles sont matérielles : le pouvoir infrastructurel est par essence territorial.

Parmi ses fonctions, il y a la satisfaction des besoins collectifs : l’école éduque, l’hôpital soigne, les routes permettent la mobilité, et ce à grande échelle. C’est l’infrastructure des besoins : l’ensemble des institutions et équipements qui permettent leur développement. Elle est rendue possible par les moyens financiers et informationnels obtenus par la centralisation. Les besoins individuels sont pour une part au moins eux aussi concernés par ces infrastructures : si je peux assouvir mon besoin de voyager, c’est parce que l’État a construit des grands équipements collectifs, gares ou aéroports. En l’espèce, besoins individuels et besoins collectifs sont inextricablement mêlés.

En plus du retour à la dégressivité de l’impôt, le néolibéralisme se définit comme la période où le pouvoir infrastructurel n’est plus entièrement dans les mains de l’État : « Même si nous opérons par l’entremise des marchés financiers, notre objectif est d’aider la population (Main Street), et non Wall Street », disait Janet Yellen, lorsqu’elle dirigeait la Réserve fédérale38. Pour la mise en œuvre de ses politiques, l’État dépend de la finance. Il lui a délégué une part de son pouvoir infrastructurel. La finance s’insinue dans tous les recoins de la société – c’est la financiarisation de la vie quotidienne évoquée ci-dessus – et représente une part croissante de la « logistique du contrôle politique ». Ses frontières avec l’État deviennent poreuses. L’État dépend aussi des géants numériques. Microsoft, Alphabet, Amazon et Meta (Facebook) possèdent désormais plus de la moitié des câbles Internet sous-marins du monde, mettant de fait l’action publique sous la coupe du secteur privé et de ses capacités techniques pour le contrôle d’infrastructures stratégiques essentielles39.

À l’opposé de ce type de contrôle-là, la crise environnementale peut se définir comme la période de l’histoire humaine où les besoins doivent devenir matière à délibération démocratique. Compte tenu des limites des écosystèmes, certains besoins ne pourront plus être satisfaits, car ils sont écologiquement nocifs. Déterminer quels besoins seront susceptibles de l’être résultera d’une combinaison de savoirs scientifiques sur les écosystèmes et de démocratie. Le gouvernement par les besoins suppose la démocratisation du pouvoir infrastructurel de l’État en vue de la bifurcation écologique.

Une vie décente

Des « conditions de vie décentes », à quoi cela tient ? Sur le plan matériel, la liste n’est pas difficile à établir40. Se nourrir : des aliments en quantité et qualité (protéine, fer, zinc, vitamines notamment) suffisantes, et un réfrigérateur pour les conserver. Se loger : un toit posé sur des murs, faits de matériaux variés, mais solides. Une surface de 30 m² pour deux est un minimum, auquel s’ajoutent 10 m² supplémentaires par personne. Avoir accès à l’électricité : le logement doit être éclairé, disposer d’un système de chauffage et/ou de climatisation selon les régions, de sanitaires fonctionnels et être approvisionné en eau.

Se vêtir : un certain nombre de vêtements par personne, adaptés au climat, et des machines à laver, si possible utilisées par plusieurs foyers. Se soigner : un accès à des infrastructures préventives et curatives, à des médicaments, et des médecins en nombre suffisant. La santé suppose un air sain, qui se mesure au niveau de particules en suspension en extérieur et intérieur. Celles-ci diminuent notamment à mesure qu’augmente la qualité des fours, il en faut donc qui utilisent le gaz ou l’électricité. Elles dépendent en outre de celle des infrastructures industrielles et de transport.

S’éduquer : des écoles en nombre suffisant, accompagnées de ressources matérielles (fournitures scolaires) et humaines (des enseignants) adéquates. S’informer et communiquer : un téléphone par personne paraît indispensable aujourd’hui, mais un ordinateur et une télévision par foyer suffisent. Se déplacer : des infrastructures de transport efficaces, de préférence collectives. Enfin, avoir la liberté de circuler et de s’assembler, pour motifs politiques mais plus généralement pour interagir avec autrui. Ce qui suppose des espaces publics assez nombreux.

Ces neuf éléments définissent des « standards de vie décente ». Les cinq premiers renvoient au bien-être physique, les quatre suivants au bien-être social. « Décent », c’est plus que « minimal », mais moins que « confortable ». La décence est une étape nécessaire mais non suffisante sur la voie du bien-être. C’est un qualificatif normatif, qui s’applique aussi aux individus : a decent man, dit l’anglais, un « homme bien ». Aujourd’hui, il s’emploie pour qualifier les inégalités, comme dans l’expression « rémunérations indécentes ». La décence permet de fixer un minimum et un maximum : en dessous ou au-dessus d’un certain seuil, on sort de la décence, par en bas ou en haut41. Elle évolue dans le temps et l’espace : ce qui est décent en France aujourd’hui ne l’était pas forcément il y a un siècle, et ne l’est pas forcément dans des régions du monde plus pauvres. La décence suppose donc un référentiel, le plus souvent national ou continental.

Ces standards sont sous-tendus par des besoins humains universels42. « Universels » ne veut pas dire qu’ils sont « transhistoriques », qu’ils échappent au temps. Longtemps, l’être humain a vécu sans réfrigérateur. Aujourd’hui, c’est devenu un standard permettant de satisfaire le besoin – qui, lui, est « transhistorique » – de se nourrir, et ce à l’échelle de la planète, puisque les réfrigérateurs se sont aussi généralisés dans les pays du Sud.

« Universels » ne veut pas dire non plus que tous les êtres humains satisfont le besoin de la même façon. Les modes de satisfaction sont culturellement variables. Norbert Elias est le grand historien de cette variabilité, en lien avec l’évolution des « économies affectives43 ». C’est le cas des régimes alimentaires et des manières de table, qui évoluent dans le temps et l’espace. À ceci s’ajoute qu’un mode de satisfaction d’un besoin peut également avoir d’autres fonctions44. Les vêtements protègent du froid, mais ils sont également au fondement de la « distinction » sociale.

Le calcul a été fait : ces standards pourraient être étendus à une population de 10 milliards d’êtres humains dans le respect des écosystèmes45. Une température de 20 °C par logement, 50 litres d’eau par jour par personne, entre 5 000 à 15 000 km de mobilité par an par personne, des soins médicaux généralisés, une éducation de qualité pour les 5 à 19 ans, un ordinateur par foyer : rien de tout cela n’est utopique. On voit le lien avec le charbon à Paris pendant la Première Guerre mondiale : c’est du calcul en nature, températures, énergie, eau, nutriments, matériaux, tissus… La crise environnementale nous oblige à passer derrière le voile de la marchandise, autrement dit à calculer en ressources réelles.

Étendus à l’humanité entière, ces standards auraient des effets égalitaires puissants : « Pour les 4 milliards de personnes qui vivent actuellement dans la pauvreté, il est concevable que la vie puisse être considérablement améliorée46. » Quatre milliards d’êtres humains vivent sous le seuil de la décence matérielle, souvent très en dessous. Conçue comme la généralisation de standards de vie décents soutenables sur le plan environnemental, l’écologie s’inscrit dans la grande épopée du progrès, un progrès enfin pensé à l’échelle de l’espèce humaine.

Des besoins réels

Et les pays riches ? Leurs habitants vivent au-dessus de ces standards. C’est particulièrement vrai des riches des pays riches, qui sont les principaux responsables de la destruction de la planète47. Mais pas seulement. Le mode de vie des classes moyennes et populaires devra lui aussi évoluer. Dans les pays du Nord comme au Sud, l’écologie n’a des chances d’emporter l’adhésion que si elle est perçue comme un progrès. Mais ce progrès ne pourra être matériel, si l’on entend par-là l’accumulation indéfinie de marchandises supplémentaires par des personnes qui ont déjà de quoi vivre non seulement décemment, mais aussi confortablement. Il s’agit de faire le tri entre ce qui relève de besoins artificiels, qu’il faudra donc cesser de satisfaire, et ce qui relève de besoins réels.

L’idée est simple : un besoin réel est un besoin défini comme réel par la personne, à condition que sa satisfaction soit compatible avec :

1) un principe de soutenabilité : sa satisfaction doit respecter les équilibres du système Terre tels que déterminés par la science ;

2) un principe d’égalité : toute personne doit pouvoir le satisfaire si elle le souhaite.

Cette définition, parce qu’elle est formelle, un peu comme l’impératif kantien, fixe une règle certes, mais accorde une autonomie maximale à la personne dans la détermination matérielle de ses besoins. Cela vise à écarter le risque de « dictature sur les besoins », où ceux-ci seraient définis par des bureaucrates comme c’était le cas dans la défunte URSS48. À la question de savoir qui définit les « vrais » besoins par opposition aux besoins « artificiels », la réponse est dans bien des cas : le principal concerné, celui qui éprouve le besoin.

Mais l’autonomie du choix ne saurait passer outre un principe de soutenabilité. Le consumérisme, c’est fini. Il est non seulement aliénant, mais il n’est pas soutenable. Souvent, c’est aux infrastructures collectives – publiques et privées – que ce principe de soutenabilité s’appliquera. Le pouvoir infrastructurel de l’État doit être mis au service de la décroissance matérielle, et se fixer à lui-même un objectif de sobriété. Par ce biais, les besoins artificiels décroîtront considérablement. Ainsi, la passion de voyager ne pourra déboucher sur la construction de nouveaux aéroports. Il faudra même démanteler des aéroports déjà existants. Il s’agit donc d’inventer des imaginaires du voyage qui sauront se délester du kérosène.

L’autonomie de la personne sera par ailleurs enrichie d’un principe d’égalité. Une notion clé ici est celle de « capabilité », développée par Amartya Sen et Martha Nussbaum49. Sen et Nussbaum soumettent à critique la conception libérale de la liberté, la liberté dite « négative », qui définit celle-ci comme absence de contrainte. La liberté doit être définie positivement, comme possibilité ou « capabilité » d’agir. Les capabilités reposent sur deux piliers : des ressources matérielles et symboliques permettant à la personne de construire son existence comme elle l’entend ; et la « raison pratique » par laquelle elle réfléchit sur leur bon usage. Martha Nussbaum : « Quelqu’un qui dispose de beaucoup de nourriture peut toujours choisir de jeûner, mais il y a une grande différence entre jeûner et mourir de faim50. » C’est simple : l’individu doit être « capable » de satisfaire un besoin s’il le souhaite. Il peut s’agir de besoins vitaux – se nourrir – ou de besoins plus « qualitatifs » – celui de participer à la vie politique de son pays.

Les capabilités supposent l’égalité. Pour que la personne puisse jeûner, elle doit avoir accès à de la nourriture. Pour autant, l’augmentation des capabilités n’implique pas une croissance économique infinie. Non seulement celle-ci ne rend pas heureux passé un certain niveau de bien-être matériel, mais elle comporte des aspects liberticides, du fait du fétichisme de la marchandise et de l’aliénation auquel il donne lieu, ou parce qu’elle dégrade la biosphère et détruit certains modes de vie, réduisant de ce fait la diversité du monde et par conséquent la palette des activités auxquelles les individus sont susceptibles de s’adonner.

À cet argument s’en ajoute un autre, que l’on trouvait déjà chez les anarchistes, Mikhaïl Bakounine par exemple51 : je ne suis vraiment libre que si les autres le sont également, car leur liberté augmente la mienne, en l’occurrence mes capabilités. Elle élargit le spectre des actions individuelles et collectives possibles. Être libre tout seul dans un océan d’exploitation et d’aliénation – tout comme être heureux au sommet d’une structure de classe très inégalitaire – est une contradiction dans les termes. La liberté et l’égalité sont intrinsèquement liées, et non contradictoires, contrairement à ce que soutient le libéralisme.

Une définition des besoins au plus près de l’individu, organisée par ces deux principes : c’est ainsi qu’émergeront des besoins universalisables.

Il y a une double universalité des besoins. Ceux-ci se caractérisent d’abord par une universalité spécifique, c’est-à-dire liée à l’espèce : tout être humain doit manger, respirer un air non pollué, se protéger du froid, dormir… La vie décente repose sur ce socle. Nous sommes des êtres vivants, une partie de nos besoins en découlent, même si le biologique, on l’a vu, n’échappe pas au temps et à l’histoire.

Cette première universalité se double d’une seconde, qui est démocratique. Si mon besoin de voyager n’est pas soutenable sur le plan écologique dans ses formes les plus polluantes, il n’est pas universalisable. Dans ce cas, les principes de soutenabilité et d’égalité ne sont pas respectés. Il faut donc renoncer au besoin, ou réfléchir à une autre manière de le satisfaire, moins coûteuse du point de vue écologique. La biologie n’est pas seule à même de définir des universaux. Bien plus : elle ne le peut pas toute seule. Elle a besoin de l’apport de la délibération démocratique. Cette double universalité est la boussole du gouvernement par les besoins.

1. Dipesh CHAKRABARTY, « The climate of history : four thesis », Critical Inquiry, vol. 35, no 2, 2009.

2. Thierry HOQUET, Le Nouvel Esprit biologique, Paris, PUF, 2022, p. 54-57. Voir aussi Jean GAYON et Thomas PRADEU (dir.), Philosophie de la biologie, Paris, Vrin, vol. 2, partie 3, 2021.

3. Voir Razmig KEUCHEYAN, Les Besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme, Paris, Zones, 2019. Sur l’histoire des institutions de la consommation, voir Frank TRENTMANN, Empire of Things. How We Became a World of Consumers, from the Fifteenth Century to the Twenty-First, Londres, Penguin, 2016.

4. Voir Nicolas RICHAUD, « Le marché publicitaire mondial en route vers les 850 milliards de dollars en 2023 », Les Échos, 5 décembre 2022.

5. Voir John Bellamy FOSTER et al., « The sales effort and monopoly capitalism », The Monthly Review, vol. 60, no 11, 2009.

6. Voir Serge LATOUCHE, Bon pour la casse. Les déraisons de l’obsolescence programmée, Paris, Les Liens qui libèrent, 2015.

7. Voir Lizabeth COHEN, A Consumer’s Republic. The Politics of Mass Consumption in Postwar America, New York, Alfred A. Knopf, 2003.

8. Colin CROUCH, « Privatised keynesianism : an unacknowledged policy regime », British Journal of Politics and International Relations, vol. 11, no 3, 2009.

9. Randy MARTIN, Financialization of Daily Life, Philadelphie, Temple University Press, 2002.

10. Cédric DURAND, Techno-féodalisme, op. cit., p. 142-155.

11. Melinda COOPER, Family Values. Between Neoliberalism and the New Social Conservatism, New York, Zone Books, 2017.

12. Voir Thomas PIKETTY, Brève Histoire de l’égalité, Paris, Seuil, 2021, chapitre 6.

13. Ibid., p. 181.

14. Ibid., p. 182-183.

15. La relation entre montée en puissance de l’État social et transformation de la nature des crises économiques est mise en évidence par Isaac JOHSUA, « Une crise du troisième type. Le système capitaliste dans l’impasse », Contretemps, 20 novembre 2013.

16. Anne-Laure DELATTE, L’État droit dans le mur, Paris, Fayard, 2023.

17. Voir Juan FLORES ZENDEJAS, Pierre PÉNET et Christian SUTER, « The revenge of defaulters. Sovereign defaults and interstate negotiations in the post-war financial order, 1940-64 », in Pierre PÉNET et Juan FLORES ZENDEJAS (dir.) Sovereign Debt Diplomacies. Rethinking Sovereign Debt from Colonial Empires to Hegemony, Oxford, Oxford University Press, 2021, et Benjamin LEMOINE, L’Ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, Paris, La Découverte, 2016, chapitre 1.

18. Voir Gøsta ESPING-ANDERSEN, Les Trois Mondes de l’État-providence. Essai sur le capitalisme moderne, Paris, PUF, 2007, chapitre 2.

19. Voir Eléa POMMIERS, « Enseignement privé : la Cour des comptes souligne les carences du contrôle de l’État et un recul de la mixité », Le Monde, 1er juin 2023.

20. Thomas PIKETTY, Brève Histoire de l’égalité, op. cit., p. 55.

21. Aliocha ACCARDO et al., « Réduction des inégalités : la redistribution est deux fois plus ample en intégrant les services publics », Revenus et patrimoines des ménages, 27 mai 2021 ; Mathias ANDRÉ, Jean-Marc GERMAIN et Michaël SICISC, « La redistribution élargie, incluant l’ensemble des transferts monétaires et les services publics, améliore le niveau de vie de 57 % des personnes », Insee Analyse, no 88, 19 septembre 2023.

23. Voir Richard EASTERLIN, « Paradox lost ? », Review of Behavioral Economics, vol. 4, 2017, p. 311.

24. Voir Daniel KAHNEMAN et Angus DEATON, « High income improves evaluation of life but not emotional well-being », Psychological and Cognitive Sciences, vol. 107, no 38, 2010, p. 16491.

25. Voir Richard EASTERLIN, « Paradox lost ? », art. cit., p. 315-316.

26. Voir Stefano BARTOLINI et Francesco SARRACINO, « Happy for how long ? How social capital and economic growth relate to happiness over time », Ecological Economics, vol. 108, 2014, p. 243.

27. Pour une application récente, voir Neil FLIEGSTEIN et al., « Keeping up with the Joneses : how households fared in the era of high income inequality and the housing price bubble, 1999-2007 », Socius, vol. 3, 2017.

28. Voir Stefano BARTOLINI et Francesco SARRACINO, « Happy for how long ? How social capital and economic growth relate to happiness over time », art. cit., p. 243-244.

29. Voir, à ce propos, les pistes esquissées par l’association RÉSISTANCE À L’AGRESSION PUBLICITAIRE : https://antipub.org/asso/manifeste-contre-le-systeme-publicitaire/

30. Voir LES AMIS DE LA TERRE, Allonger la durée de vie de nos biens. La garantie a dix ans maintenant ! septembre 2016.

31. Lawrence HAMILTON, The Political Philosophy of Needs, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.

32. Agnes HELLER, La Théorie des besoins chez Marx, Paris, Union générale éditions, 1978.

33. Wolfgang SCHIVELBUSCH, Disenchanted Night. The Industrialization of Electricity in the Nineteenth Century, Berkeley, University of California Press, 1995.

34. Ian GOUGH, « Climate change and sustainable welfare : the centrality of human needs », Cambridge Journal of Economics, vol. 39, 2015, p. 1201-1202.

35. Michael MANN, « The autonomous power of the state : its origins, mechanisms and results », art. cit.

36. Ibid., p. 116.

37. Elissa BERWICK et Fotini CHRISTIA, « State capacity redux : integrating classical and experimental contributions to an enduring debate », Annual Review of Political Science, vol. 21, 2018.

38. Citée par Benjamin BRAUN, « Central banking and the infrastructural power of finance. The case of ECB support for repo and securitization markets », art. cit., p. 1.

39. Lars GJESVIK, « Private infrastructure in weaponized interdependence », Review of International Political Economy, 2 mai 2022, p. 1-25.

40. Narasimha D. RAO et Jihoon MIN, « Decent living standards. Material prerequisites for human wellbeing », Social Indicators Research, vol. 138, 2018, p. 234 et suiv.

41. L’approche en termes de « corridors de consommation » fait l’hypothèse que des bornes inférieure et supérieure de consommation doivent être fixées pour rendre la consommation durable, voir Elke PIRGMAIER, « Consumption corridors, capitalism and social change », Sustainability. Science, Practice and Policy, vol. 16, no 1, 2020.

42. Ils rejoignent en partie les dix-sept objectifs de développement durable des Nations unies, ou « Agenda 2030 », adoptés par l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) en septembre 2015.

43. Voir Norbert ELIAS, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 ; Paris, Pocket, « Agora », 2002.

44. Narasimha D. RAO et Jihoon MIN, « Decent living standards. Material prerequisites for human wellbeing », art. cit., p. 232-234.

45. Joel MILWARD-HOPKINS et al., « Providing decent living standards with minimum energy : a global scenario », Global Environment Change, vol. 65, 2020.

46. Ibid., p. 9.

47. L’ONG Oxfam calculait, en novembre 2023, que les 1 % les plus riches de la planète sont responsables de 16 % des émissions de gaz à effet de serre, soit le même pourcentage que les 66 % les plus pauvres (5 milliards de personnes). Voir OXFAM, « Climate equality. A planet for the 99 % », https://policy-practice.oxfam.org.

48. Ferenc FEHER, Agnes HELLER et György MARKUS, Dictatorship Over Needs, Basil Blackwell, Oxford, 1983.

49. On s’appuie ici principalement sur l’approche de Martha Nussbaum, plus égalitariste que celle d’Amartya Sen. Voir par exemple Martha NUSSBAUM, Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, Paris, Flammarion, 2012. Pour une critique de Sen, voir Emmanuelle BÉNICOURT, « Amartya Sen : un bilan critique », Cahiers d’économie politique, vol. 52, no 1, 2007.

50. Martha C. NUSSBAUM, Femmes et développement humain. L’approche des capabilités, Paris, Des Femmes, 2008, p. 133.

51. Voir Mikhaïl BAKOUNINE, « Dieu et l’État » [1871], in Daniel GUÉRIN, Ni Dieu ni Maître. Anthologie de l’anarchisme, Paris, La Découverte, 2014, p. 170-171.

4. Reprendre le contrôle

Une crise de contrôle

À l’orée des années 1970, William Kapp, pionnier de l’économie politique écologique, posait ce diagnostic : « La transformation actuelle de l’environnement n’est plus l’expression d’une maîtrise croissante du monde dans lequel nous vivons, mais au contraire le signe d’une perte de cette maîtrise1. » Depuis, cette formule n’a fait que gagner en pertinence. L’anthropocène met en péril les grands équilibres écologiques et revient comme un boomerang vers notre espèce dont elle fragilise les conditions d’existence.

Un retournement s’est opéré : dans l’ambition cartésienne de se faire « comme maître et possesseur de la nature », on a fini par perdre le contrôle. L’agencement technique et socioéconomique des sociétés modernes a engendré un désajustement entre les activités humaines et le reste de la nature. Poser le problème en ces termes implique que la bifurcation écologique vise à une nouvelle pondération des rapports avec la nature. Comme l’avance l’hypothèse Gaïa, le système Terre est un tout organique dont l’évolution compatible avec la vie humaine suppose la préservation de grands équilibres biophysiques aujourd’hui défaits.

Si, comme l’écrit Charles Péguy, « rien ne se refait par un retournement2 », la situation impose pourtant de trouver les voies d’une réparation. Non pas la restauration d’un ordre prémoderne, mais la mobilisation de la réflexivité et de l’agentivité humaines, c’est-à-dire nos capacités d’action collectives, pour réduire les dérèglements environnementaux. Bref, mettre la situation écologique sous contrôle.

Le développement industriel a conduit à une accélération généralisée des processus socioéconomiques, depuis l’extraction des ressources et la production des biens jusqu’à la distribution et la consommation. En quelques décennies, la vie sociale passe du rythme lent et irrégulier des vents et des animaux de trait à la rapidité et à la régularité des machines propulsées par l’énergie fossile.

Un tel bouleversement pose des questions entièrement nouvelles. « Pour la première fois dans l’histoire, au milieu du XIXe siècle, le traitement social des flux de matières menaçait de dépasser en volume et en vitesse la capacité du système à les contenir3. » Multiplication des accidents ferroviaires, pertes de marchandises dans des réseaux commerciaux toujours plus denses, difficulté de gestion de flux de production de métal de plus en plus rapides, besoins de développer la consommation afin de créer des débouchés stables pour des marchandises fabriquées à un rythme effréné. Dans tous les domaines, la vitesse née de l’industrialisation a un effet déstabilisateur sur les sociétés du XIXe siècle. Pour saisir ce phénomène, l’historien James Beniger avance l’idée d’une crise de contrôle : une « période au cours de laquelle les innovations dans le domaine des technologies de l’information et de la communication ont pris du retard par rapport à celles concernant l’énergie et son application à l’industrie manufacturière et aux transports4 ». S’est opéré selon lui un désajustement entre, d’une part, la puissance productive et, d’autre part, les capacités des systèmes d’information.

En réaction à la crise de contrôle née de l’industrialisation, les innovations se multiplient, à partir des années 1840, dans le domaine du traitement des données, des procédures bureaucratiques et des communications. À la fois technologique et organisationnelle, c’est une révolution permanente du contrôle qui prend alors son élan et va accompagner les mutations du capitalisme jusqu’à l’avènement de la société de l’information dans laquelle nous vivons.

En parallèle de l’accélération des processus d’extraction de matière et d’exploitation de la nature, de la production industrielle et des échanges commerciaux, les activités de contrôle se déploient en couches successives pour répondre aux attentes des managers des organisations publiques et privées. Le perfectionnement des procédures bureaucratiques renforce les organisations tandis que, au niveau macrosocial, l’intervention publique, le système juridique, la finance, l’administration de l’éducation et de la recherche étendent un maillage serré sur lequel se branchent les pratiques. À la complexité sociale croissante répond le déploiement de dispositifs sociotechniques capables de faciliter la prise de décision individuelle et collective. Jusqu’à aujourd’hui, où nous confions à des algorithmes le soin d’appliquer automatiquement certaines règles en lieu et place du jugement humain.

L’idée de perte de maîtrise dans les rapports entre les sociétés humaines et la nature correspond précisément à la logique d’une crise de contrôle. Les systèmes d’information en vigueur ne révèlent pas suffisamment les canaux par lesquels les activités économiques impactent la biosphère ; la technologie sociale permettant leur mise en rapport adéquate fait défaut.

Pour affiner ce diagnostic, il faut chercher à comprendre comment l’économie est (mal) informée et, en particulier, préciser les limites de la rationalité marchande.

Les deux voies de la marchandisation

Pour les économistes libéraux, la solution à la crise écologique passe principalement par les prix. Dans son ouvrage Le Climat après la fin du mois, Christian Gollier, de l’École d’économie de Toulouse, défend avec ferveur cette position en ce qui concerne les émissions de gaz à effet de serre. La proposition qu’il avance est remarquable de simplicité :

Dans chaque pays volontariste, fédérons les citoyens, les entreprises, les syndicats, les fédérations de lycéens et autres organisations non gouvernementales prêts à aller de l’avant et poussons l’État à imposer un prix du carbone pour l’ensemble des émissions émanant du pays tout en achetant l’adhésion des citoyens réticents par des compensations financières adéquates. Au niveau international, fédérons ces pays volontaristes dans une large alliance mondiale pour le climat appliquant un même prix du carbone, et incitons les pays réticents à la rejoindre par des taxes douanières suffisamment élevées pour que l’adhésion à cette coalition devienne irrésistible5.

Un prix unique du carbone avec des compensations ciblées pour convaincre les secteurs récalcitrants et, au niveau international, un jeu d’alliance et un système de taxe aux frontières permettant son extension mondiale. Le raisonnement qui l’amène à ce résultat repose sur deux principes.

Premièrement, l’efficacité du système de prix. Les individus n’adoptent pas spontanément un comportement qui permet la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Faute d’un sursaut moral généralisé, il faut une forme de contrainte : « Le principe pollueur-payeur, c’est le moyen plus sûr de conduire les gens à adopter un comportement socialement responsable6. » Il souligne que les grandes évolutions sociales vont de pair avec une transformation des prix relatifs. Autrement dit, un prix du carbone élevé permettrait de réduire drastiquement les émissions.

Deuxième postulat, la prééminence de l’expression des évaluations individuelles dans les décisions économiques. Refusant de porter un « jugement sur ce que les gens consomment dès lors que cette consommation n’affecte pas les autres7 », l’approche proposée est incitative. Une « décroissance sélective » peut être atteinte en augmentant par la taxe le coût des produits polluants ; le jeu sur les prix relatifs permet ainsi de modifier les comportements en faveur de plus de sobriété tout en conservant une grande latitude individuelle dans les choix de consommation. Ainsi, nous explique Gollier, le calcul privé conduisant à l’achat d’une pizza au feu de bois plutôt que d’un sandwich résulte d’une comparaison des coûts et des bénéfices associés à cette décision8. Il importe de préserver cette liberté permettant un niveau de satisfaction individuelle maximum, surtout qu’elle coïncide avec le calcul permettant le bien-être social maximal – qui n’est autre que la somme des satisfactions individuelles. Bien entendu, il faut pour cela que les effets négatifs sur la qualité de l’air de la combustion du bois soient intégrés dans le prix de la pizza.

Selon cette logique, les sauts de puce en jet privé et les 4 x 4 en ville ont leur place dans le meilleur des mondes dès lors que les externalités négatives sur le climat sont correctement intégrées par la fiscalité dans le prix du carburant. Dans cette drôle de manière de concevoir la justice climatique, l’instance régulatrice est ainsi la volonté de payer, ce qui, dans les faits, signifie la capacité de payer et donne un poids disproportionné aux individus les plus riches dans l’évaluation de la satisfaction totale9.

Au-delà de cette réduction non justifiée du poids des préférences à la richesse, la question de l’intégration adéquate des externalités dans les prix est elle aussi très délicate. Dans un article retentissant publié en 196010, Ronald Coase prend ainsi le contre-pied du principe pollueur-payeur proposée au début du XXe siècle par l’économiste britannique Arthur Pigou et qui constitue le fond de la position de Gollier. Le futur « Nobel » s’oppose à l’idée de tenir pour responsables des producteurs dont l’activité entraîne des conséquences dommageables sur autrui ou bien d’entraver leur action par des mesures réglementaires ou fiscales.

L’argument de Coase est puissant. Selon lui, il faut certes considérer le dommage environnemental causé par une production donnée, mais aussi le dommage éventuel qui résulterait de la suppression de celle-ci. Après tout, pour reprendre l’exemple de Gollier, l’augmentation du prix des pizzas au feu de bois sous l’effet d’une taxe conduit à en diminuer la production. On peut donc considérer le problème sous un autre angle : protéger la qualité de l’air implique une sorte d’externalité négative en termes de moindre production de pizzas.

Il s’agit de substituer à la perspective unilatérale considérant le seul dommage infligé par la fumée une approche relationnelle prenant en compte également la perte de production. Ainsi, le bien-être lié à la conservation de la qualité de l’air doit être jaugé à l’aune de la perte de satisfaction découlant des pizzas non produites. Et, cela, ni la taxe ni la réglementation ne le permettent car elles se fondent sur la seule évaluation d’un dommage qu’il s’agit de compenser ou de prévenir.

Plutôt que de tenter maladroitement de réinternaliser les externalités de manière à faire coïncider les coûts privés avec les coûts sociaux en instaurant une taxe, Coase propose d’en revenir au problème classique de coût d’opportunité. Il faut arbitrer entre la propreté de l’air et la quantité de pizzas au feu de bois (ou de vols en jet privé). Et, pour que cet arbitrage puisse avoir lieu, il faut créer les conditions d’une transaction marchande entre les producteurs de pizzas (ou ceux qui voyagent en jet) et les consommateurs d’air pur mutés en détenteurs de droits à polluer.

En récusant la logique correctrice de Pigou, Coase et l’école Law and Economics de Chicago lancent une machine de guerre intellectuelle contre les mouvements sociaux qui, à cette époque, font assaut d’initiatives pour imposer un encadrement plus strict de l’activité des entreprises11. Comme le stipule son théorème : dès lors que les droits de propriété sont bien spécifiés et que les parties peuvent négocier sans coût et à leur avantage mutuel, le problème des externalités se résout de lui-même. Et si cela se révèle trop compliqué, il enfonce le clou de sa position conservatrice et met en garde contre les coûts liés à la mise en œuvre de mesures correctrices. Non content de jeter le discrédit sur les actions correctrices (taxe, réglementation…), il ajoute l’importance d’inclure les « coûts liés au passage à un nouveau système12 », privilégiant de fait le statu quo.

En pratique, les propositions de Coase ont nourri de nombreuses expériences de market design. Elles sont cependant difficiles à déployer : « Avec qui négocier ? Comment partager la contribution des pollueurs entre chaque habitant en fonction de l’intensité de son exposition à la pollution ? Comment organiser le système de mesure et de vérification des émissions de chaque vendeur de pizza ? » Gollier, reprenant son exemple, a évidemment raison de rejeter le radicalisme propriétariste de Coase. La question de la distribution adéquate des droits de propriété sur l’air est d’autant plus délirante qu’il faudrait pouvoir contracter avec les générations futures.

La conception du monde de Coase est un cauchemar dont les marchés de droits à polluer représentent une amorce de réalisation. Mais, sur le plan théorique, sa démonstration ne laisse pas indemne l’approche en termes de taxe carbone.

Au fond, l’avantage principal supposé du mécanisme de prix, c’est de permettre une allocation de ressources conforme aux préférences des individus13. Or, comme on l’a vu, la logique compensatrice visant à internaliser les externalités rompt avec cette approche. En abandonnant le point de vue de la perte de production, elle casse le procès de véridiction correspondant à la dynamique relationnelle de la transaction marchande. Il y a là une rupture de cohérence. Puisque, avec la taxe, le prix du carbone est fixé administrativement, les comportements qu’il induit s’ancrent seulement à demi dans les préférences individuelles, comment alors prétendre à la rationalité du coût d’opportunité (préférer ceci à cela) ? Et, puisque la rupture avec ce principe est à demi assumée, pourquoi ne pas aller plus loin et basculer vers une autre logique ? Celle de se passer des prix, par exemple.

Un calcul coût-avantage abracadabrant

Face à la crise écologique, les économistes libéraux se regroupent, au-delà de leurs divergences, derrière l’étendard du calcul coût-avantage. Soumettre les émissions de gaz à effet de serre ou, plus largement, tel ou tel aspect fondamental des processus biophysiques planétaires à un calcul coût-avantage suppose que ces questions sont de même nature que celles relevant des préférences individuelles. Décider entre un effort de sobriété planétaire aujourd’hui et des dommages environnementaux demain serait en fin de compte comparable au choix qui amène un individu à pondérer son plaisir immédiat et les effets sur sa santé à long terme dans sa disposition relative à payer pour une barre de Mars glacée, un shot de whisky ou un cocktail Green detox.

Gollier s’interroge14 : « Avons-nous le droit de ne pas disposer de valeurs collectives pour éclairer nos décisions communes alors que nous disposons individuellement de ces valeurs pour éclairer nos décisions privées ? » Dans sa logique, ces « valeurs collectives » sont le fruit d’un calcul utilitariste agrégé. Le point de départ est donc « ce que les gens sont vraiment prêts à payer pour les obtenir » ; l’agrégation est passée au crible du critère de Pareto selon lequel une politique qui améliore le bien-être d’un individu sans réduire celui d’aucun autre est désirable. Évidemment, cette gymnastique néoclassique doit être prolongée dans une logique intertemporelle puisque le bien-être des générations présentes et futures doit être pris en compte. Un taux d’actualisation permettant d’exprimer en prix d’aujourd’hui la valeur des dégâts évités dans le futur fournit alors le subterfuge technique qui permet de faire ce grand saut et de parvenir in fine à une mesure du coût social des émissions de gaz à effet de serre en fonction duquel fixer le niveau d’une taxe carbone.

La politique climatique qui s’inscrit dans un tel paradigme prétend déterminer de manière « scientifique » le coût social des émissions. Elle repose pourtant sur un ensemble d’hypothèses abracadabrantes15.

Tout d’abord, l’horizon temporel lointain fait que tout calcul est extrêmement sensible au taux d’actualisation retenu. Quelle est la valeur présente du futur ? Sur ce point, il n’y a aucun accord et aucun marché n’est capable d’évaluation sur un ou deux siècles. Faut-il alors retenir les 7 % utilisés par l’administration états-unienne pour l’analyse coût-avantage des investissements publics ? En ce cas, tout effet à long terme est tenu pour quantité négligeable, un bénéfice de 100 dans soixante ans ne valant que 1,7 aujourd’hui. Ou bien plutôt les 4 % qui sont le best guess de Gollier ? Alors un bénéfice de 100 dans quarante ans compte pour 9,5 aujourd’hui16. Dans cette logique, puisque tout est rabattable sur un revenu monétaire, il serait légitime que les générations futures, qui, promet-on, seront plus riches grâce à nos investissements, supportent les dommages résultant de nos émissions…

Dans une perspective opposée, nous pourrions considérer que les dommages écologiques futurs doivent être intégralement pris en compte dès aujourd’hui. La valeur du taux d’actualisation est alors zéro, ce qui correspond à la position éthique selon laquelle il convient de transmettre aux générations futures un patrimoine biophysique inaltéré dans ses caractéristiques essentielles de manière à laisser pleinement ouvertes les possibilités de leur épanouissement, indépendamment du rythme de la croissance de la valeur marchande.

Il faut ensuite tenir compte des incertitudes en ce qui concerne l’ampleur des changements associés à la hausse de la concentration en gaz à effet de serre. Si la communauté scientifique s’accorde sur l’existence d’un impact, son estimation est difficile. Ainsi, le groupe de travail du GIEC en charge des éléments physiques fondamentaux concernant la connaissance du climat établit les scénarios les plus probables autour desquels se focalisent les discussions publiques. Mais il laisse place à des évolutions encore plus préoccupantes. Le rapport avertit notamment qu’un « réchauffement climatique futur dépassant la fourchette évaluée comme très probable ne peut être exclu et est associé aux risques les plus élevés pour la société et les écosystèmes ». Dans le pire des scénarios, très peu probable mais non impossible, les hausses de température conduiraient à l’extinction de l’ensemble des mammifères, l’espèce humaine incluse17. De plus, « même à des niveaux de réchauffement se situant dans la fourchette très probable, des résultats mondiaux et régionaux à faible probabilité pourraient se produire, tels que des changements importants dans les précipitations, une élévation supplémentaire du niveau de la mer associée à l’effondrement des calottes glaciaires, ou des changements brusques dans la circulation océanique18 ». Autrement dit, l’ampleur des risques climatiques comprend la possibilité d’événements cataclysmiques difficiles à intégrer au raisonnement probabiliste.

Il y a enfin un troisième niveau d’incertitude concernant les conséquences économiques du changement climatique. La manière dont les hausses de température vont toucher les économies dépend des dommages matériels qui seront infligés, de leur répartition spatiale, mais aussi des capacités d’adaptation que nos sociétés auront ou non développées. Traduire cela en valeur marchande reste périlleux.

Efficience ou efficacité

Dans un rapport sur les grands défis économiques commandé par le président Emmanuel Macron, Christian Gollier et sa collègue Mar Reguant clarifient la raison pour laquelle « la valeur du carbone doit servir d’étalon pour toutes les dimensions de l’élaboration des politiques publiques » en matière de changement climatique19. La tarification du carbone vise à l’efficience en termes de coût par tonne de CO2 évitée, sans qu’il soit nécessaire d’identifier à l’avance les mesures qui fonctionneront. Grâce à la plasticité de l’ajustement par le marché, un prix du carbone – « contrairement à des mesures plus prescriptives » – ouvre un espace pour des « solutions innovantes ».

Cette tentative de conciliation de la rationalité capitaliste et de la stabilisation du climat souffre cependant de défauts insurmontables. Comme les auteurs le reconnaissent, le premier obstacle concerne l’incertitude au sujet du prix du carbone. Dans leur texte, les évaluations peuvent aller de 45 à 14 300 dollars par tonne, selon l’horizon et la réduction visés. Avec une telle variabilité, cela n’a aucun sens d’essayer d’optimiser. Mais, plus fondamentalement, l’obsession pour l’efficience fait diversion par rapport au problème central : l’essentiel n’est pas d’estimer le coût de l’ajustement, mais plutôt de s’assurer que la stabilisation du climat aura bien lieu. En définissant les spécificités de l’État développementaliste japonais, le politologue Chalmers Johnson propose une distinction entre deux types d’action publique qui éclaire bien cette question :

L’État régulateur, ou État rationnel de marché, se préoccupe de la forme et des procédures – les règles, si l’on veut – de la concurrence économique, mais il ne se préoccupe pas des questions fondamentales […]. L’État développementiste, ou État rationnel planificateur, en revanche, a pour principale caractéristique de fixer précisément des objectifs sociaux et économiques concrets20.

Le premier type d’État vise par la concurrence à l’efficience, c’est-à-dire à l’usage le plus économique des ressources, par exemple avec la taxe carbone ; le second s’intéresse à l’efficacité, c’est-à-dire à la capacité d’atteindre un objectif fixé politiquement, qu’il s’agisse de guerre, d’industrialisation ou de réduction des gaz à effet de serre. Étant donné la menace existentielle que représentent le changement climatique et surtout le peu de délai dont nous disposons, sans doute vaut-il mieux se préoccuper de l’efficacité concrète de l’entreprise de réduction des émissions plutôt que de son efficience économique. Quand le mécanisme des prix implique de laisser le marché tâtonner pour définir là où l’effort doit se situer, une démarche d’inventaire et de planification va identifier les gisements de réduction et organiser leur exploitation méthodique et cohérente de manière à garantir que l’objectif global soit atteint à temps.

L’autre problème avec le prix du carbone tient à son implémentation. Dans la grande majorité des dispositifs existants, ce prix est très faible, de sorte qu’ils ne modifient substantiellement ni les investissements des entreprises ni le comportement des consommateurs. En revanche, lorsque le prix atteint des niveaux significatifs – et donc qu’il est susceptible de produire des effets économiques tangibles –, les processus d’ajustement sont si violents qu’ils sont souvent rejetés21. C’est l’effet « gilets jaunes » : l’opposition de larges pans des classes pauvres et moyennes à une tentative de faire porter l’effort de transition sur leurs dépenses contraintes de transport ou de chauffage.

Pour beaucoup d’économistes aveugles aux enjeux de classe, l’aversion populaire pour la tarification du carbone est un problème d’incompréhension qui pourrait être levé par un effort de pédagogie et des compensations adéquates22. Le facteur déterminant tient en réalité moins à une mécompréhension des enjeux qu’à des inégalités structurelles concernant la capacité des individus à agir en matière d’énergie. La demande d’essence des ménages français urbains ou riches est par exemple beaucoup plus élastique que celle des ménages ruraux ou pauvres23. En d’autres termes, face à une hausse des prix, les premiers peuvent plus facilement réduire leur consommation que les seconds, qui résident en périphérie ou subissent davantage des charges d’énergie incompressibles. Ainsi, sans correctif, la taxation du carbone accroît les inégalités et augmente la pauvreté. Et, sans transformation des aspects structurels qui déterminent les modes de consommation (transports, logement, etc..), elle est vécue comme une injustice ou comme une injonction aberrante.

Reverser le produit de la taxe afin de rendre celle-ci financièrement neutre pour les plus vulnérables ne règle pas entièrement le problème. La distorsion des prix relatifs peut susciter un scandale du point de vue de subjectivités associant étroitement ces coûts à leurs modes de vie. Quand les budgets sont très contraints, une compensation monétaire est vite absorbée par d’autres dépenses urgentes de telle sorte que le soulagement apporté par le subside ne se reporte pas mécaniquement sur le poste de dépense qui le justifie.

Enfin, il y a aussi un problème de crédibilité des gouvernements, les personnes concernées pouvant craindre à juste titre que les contreparties ne soient en fin de compte jamais versées ou ne le soient que partiellement. Il faut se souvenir que, hier déjà, certains économistes promettaient que des compensations allaient venir contrebalancer les effets destructeurs de l’ouverture au commerce international, ce qui n’a pas empêché un affaiblissement socioéconomique général de la classe ouvrière dans les pays riches à la suite de l’essor rapide du libre-échange dans les années 1990.

Pour les populations victimes d’une précarité endémique ou latente, le point de départ de la bifurcation est la possibilité de décarboner leur consommation, pas de changer le signal prix. Et ce qui est vrai pour les consommateurs l’est aussi pour les secteurs industriels. L’élasticité-prix, c’est la réaction de la société et de l’appareil productif au prix du carbone. Changer cette élasticité implique de donner les moyens aux comportements de s’adapter à de nouvelles conditions. Une telle modification des structures économiques s’inscrit dans une temporalité longue que le système de prix peine à appréhender.

L’obligation d’un calcul en nature

Deux points sont particulièrement choquants dans la démarche intellectuelle qui conduit les économistes néolibéraux de l’environnement à rabattre le problème de la crise écologique, notamment du changement climatique, sur une valeur marchande.

Le premier renvoie à l’attitude vis-à-vis du risque. Avec le catastrophisme éclairé, le philosophe Jean-Pierre Dupuy propose que, face à une incertitude radicale sur les conséquences de ses choix collectifs, une communauté humaine se focalise sur la possibilité du pire et agisse en conséquence. En attirant l’attention sur la mécanique de la catastrophe, il vise à produire un effet de dissuasion qui crée les conditions de sa non-occurrence. Pour lui, il s’agit d’éviter les écueils jumeaux d’un optimisme excessif et d’une certitude collapsologiste qui, l’un comme l’autre, démobilisent les acteurs sociaux et renforcent la possibilité de la catastrophe24. Pour Gollier, en revanche, « cette approche catastrophiste du changement climatique n’a pas de fondement scientifique » :

Vous et moi ne nous comportons pas de cette façon lorsque nous sommes nous-mêmes confrontés à ce type de situation. Si je devais appliquer ce critère de décision face à l’incertitude, je ne traverserais plus la rue, ne prendrais plus le train, ne ferais plus de sport et garderais toute mon épargne sous forme de billets de banque sous mon oreiller. Les nombreuses études de laboratoire, notamment celles que j’ai menées avec mon collègue Giuseppe Attanasi de l’université de Lille 1, ne valident absolument pas l’hypothèse de ce pessimisme extrême des gens. Alors pourquoi le gouvernement devrait-il appliquer un critère de choix qui va à l’encontre des intérêts du peuple25 ?

La question n’est pas ici celle des mérites de l’approche de Dupuy, mais bien le sophisme de Gollier, qui consiste à prolonger au niveau macrosocial l’attitude vis-à-vis du risque des individus. Par définition, les conséquences de l’exposition individuelle au risque assumée consciemment par les individus sont limitées au niveau individuel : parmi un nombre de personnes effectuant le même choix qui implique l’exposition à un danger, le malheur possible mais évitable qui touchera untel épargnera telle autre. L’impact de ces tragédies individuelles ne constitue donc pas une menace existentielle pour la société.

À l’inverse, un risque systémique produit par un choix collectif – par exemple, la diffusion de perturbateurs endocriniens ou des armes nucléaires – peut affecter tout le monde s’il se matérialise. Dans ce cas, ce sont non seulement les destins individuels qui se jouent, mais aussi la fortune commune. Le devenir de la communauté est plus que la somme de ceux de ses individus vivants puisqu’il se prolonge dans le flot des générations. L’appréciation du risque à ce niveau ne peut donc être rabattue sur l’attitude de chacun par rapport au risque individuel. Contrairement au risque individuel, le risque systémique ne peut pas être exprimé par une valeur mesurable et mobilisable dans le cadre opérationnel d’une analyse coût-bénéfice fondée sur les préférences individuelles.

La seconde aporie du calcul marchand face au risque écologique concerne l’illusion d’une commensurabilité. Le fond de la valeur marchande est de définir les conditions d’un échange, donc d’une équivalence. Ainsi, évaluer le coût présent de dégâts écologiques futurs à partir d’un taux d’actualisation positif implique qu’un échange marchand avec la nature fasse sens : la plus grande richesse marchande des générations futures leur permettrait de compenser les pertes en « capital » naturel. Or, justement, lorsque l’on parle de climat ou de biodiversité, il s’agit d’entités que l’humanité ne peut pas produire, ou seulement très imparfaitement. Ces préconditions à l’activité humaine ont une valeur intrinsèque et leur réduction à une mesure marchande ne peut que les dégrader.

Les menaces ayant trait à la reproduction de l’humanité et du vivant ont un caractère irréductiblement collectif et doivent faire l’objet d’une évaluation intrinsèque, incommensurable aux biens et services marchands. L’économie écologique – à ne pas confondre avec l’« économie de l’environnement » à la Gollier – insiste sur ce point essentiel : les ressources naturelles et le capital technique sont surtout complémentaires et seulement marginalement substituables. Un des pionniers de ce premier courant, Herman Daly, écrit ainsi :

Les scieries supplémentaires remplacent-elles les forêts qui disparaissent ? Des raffineries supplémentaires remplacent-elles des puits de pétrole épuisés ? Des filets plus grands remplacent-ils des populations de poissons en déclin ? Absolument pas. Au contraire, la productivité des scieries, des raffineries et des filets de pêche (capital artificiel) diminue avec le déclin des forêts, des gisements de pétrole et des populations de poissons. Le capital naturel en tant que fournisseur de matières premières et d’énergie est complémentaire du capital humain. Le capital naturel, en tant qu’absorbeur de déchets, est également complémentaire du capital humain qui engendre ces déchets26.

L’argument de Daly pourrait être reformulé de la manière suivante : il est antiéconomique de vouloir économiciser la nature ; l’absence de substituabilité entre ressources naturelles et capital rend la valeur d’échange inopérante pour décider des questions écologiques car elle oblige à considérer les ressources écologiques pour elles-mêmes.

Tirant les conséquences de cette incommensurabilité, la notion de soutenabilité forte pose l’exigence de maintenir à travers le temps un stock de « capital naturel critique » nécessaire aux générations futures. L’économiste Franck-Dominique Vivien rappelle les trois règles de prudence minimale qui découlent de ce principe :

1) les taux d’exploitation des ressources naturelles renouvelables devraient être égaux à leurs taux de régénération ;

2) les taux d’émission des déchets devraient correspondre aux capacités d’assimilation et de recyclage des milieux dans lesquels ils sont rejetés ;

3) l’exploitation des ressources naturelles non renouvelables devrait se faire à un rythme égal à celui de leur substitution par des ressources renouvelables27.

Ces objectifs sont aisément compréhensibles, mais leur mise en œuvre n’exige rien de moins qu’un renversement complet de perspective. D’abord, cela implique que nos activités humaines soient soumises à une évaluation en nature de leurs effets sur l’environnement, c’est-à-dire procéder d’un calcul social-écologique qui se surimpose aux évaluations économiques usuelles. Ensuite, que ce calcul soit mené à l’échelle de la biosphère et décliné dans les différents écosystèmes. L’objectif de satisfaction étant le maintien à travers le temps d’un stock de capital critique, l’horizon n’est ici pas celui de la croissance, contrairement à la logique de l’accumulation capitaliste, mais celui de la reproduction simple, en l’occurrence de la préservation à chaque période des grands équilibres écologiques et la reconstitution continue des milieux naturels affectés par les activités humaines. Enfin, puisque seules les communautés et non les individus peuvent en être les opérateurs, il a une dimension nécessairement collective.

Le calcul écologique relève donc d’une épistémè étrangère à celle du calcul utilitariste fondé sur les préférences individuelles et exprimé en valeur d’échange. William Kapp considérait que la question écologique acquérait de ce fait une dimension foncièrement révolutionnaire :

La définition des politiques environnementales, l’évaluation des objectifs environnementaux et l’établissement des priorités nécessitent un calcul économique substantiel en termes de valeurs d’usage sociales (évaluées politiquement) pour lesquelles le calcul formel en valeurs d’échange monétaires ne parvient pas à fournir une mesure réelle […]. D’où l’aspect « révolutionnaire » de la question environnementale en tant que problème théorique et pratique28.

Si les valeurs environnementales sont des valeurs d’usage social pour lesquelles les marchés ne fournissent ni une mesure directe ni un indicateur indirect adéquat, nous devons les soumettre à un autre principe pour organiser leur usage. Avec l’impératif d’un calcul social écologique, le sol encore tiède des débats sur le calcul socialiste redevient brûlant.

Grammaire du calcul économique

À la fin des années 1940, Hayek voulait écrire un livre intitulé Grammaire du calcul économique. Dans ses notes, il présente le calcul économique comme une relation tautologique, mathématique, entre des moyens et des fins29. L’économie établit une relation formelle correspondant à l’utilisation optimale de moyens rares entre des fins alternatives dans une situation où toutes les informations sont disponibles. Dès lors que les moyens et les fins sont connus, il s’agit simplement de suivre un plan : un plan de production pour une firme, un plan de consommation pour un individu et, pourquoi pas, un plan économique général pour une communauté ou un pays.

Une autre manière de présenter le calcul économique consiste à dire que celui-ci procède d’une classification générale des produits selon une logique instrumentale qui relie les moyens (connus) aux fins (connues également). Hayek affirme ainsi : « D’une certaine manière, tout ce qui intéresse le calcul économique, c’est la classification des biens en fonction de leurs caractéristiques économiquement pertinentes ; il ne s’agit pas de leurs caractéristiques physiques, mais de leur position dans l’ordre des moyens et des fins. »

À ses yeux, le mérite de cette méthode est de rendre aisément visible le coût d’opportunité implicite à toute opération économique. À l’inverse, comme nous l’avons vu au chapitre 2, le calcul en nature défendu par Neurath impose de faire un choix multidimensionnel prenant en compte l’ensemble du système social, c’est-à-dire de hiérarchiser politiquement les critères et donc, en dernière instance, les besoins. Cette démarche est pour Hayek une hérésie. C’est comme si l’individu tentait de projeter la logique d’action de l’ingénieur au niveau de la société dans son ensemble :

Si, au lieu d’utiliser les informations sous la forme abrégée dans laquelle elles sont transmises par le système des prix, l’individu essayait de revenir à chaque fois aux caractéristiques objectives et de les prendre consciemment en considération, cela impliquerait de renoncer à la méthode qui lui permet de se limiter aux circonstances immédiates et obligerait à lui substituer une méthode qui exige que toutes ces connaissances soient rassemblées en un seul centre et incorporées explicitement et consciemment dans un plan unitaire. L’application de la technique d’ingénierie à l’ensemble de la société exige en effet que le dirigeant possède la même connaissance complète de l’ensemble de la société que l’ingénieur possède de son monde limité30.

En somme, la connaissance de l’ingénieur se rapporte à des circonstances particulières ou à des techniques propres à un champ d’action défini, et elle ne peut être étendue à la gestion de l’infinie complexité sociale. Inversement, le calcul économique conjugue généralité et simplicité. Il replie l’infiniment complexe des caractéristiques physiques et symboliques des objets sur une information unidimensionnelle permettant une hiérarchie générale des préférences. Ainsi, il existe une possibilité d’action rationnelle permettant d’éviter bien des gaspillages.

Un tel calcul exige cependant que les connaissances nécessaires pour structurer les moyens et les fins soient disponibles. Or, précisément, ce savoir fait défaut. La grande question économique hayékienne n’est ainsi pas celle de l’optimisation avec des paramètres connus, mais bien la génération de nouvelles connaissances quant aux circonstances toujours changeantes de l’activité humaine. Le problème important n’est pas le calcul économique, mais la concurrence marchande comme processus interindividuel et pourtant impersonnel de génération de connaissances.

En se liant les uns aux autres dans des chaînes marchandes, les individus provoquent un ajustement incessant des prix. À travers les prix, c’est l’infini mouvement des préférences, des méthodes disponibles et des circonstances singulières à chaque moment de l’espace-temps économique qui parvient de manière condensée aux individus et les conduit à se déterminer librement et de manière adéquate à l’optimum social. De manière immanente, le marché produit l’information quant à la recompilation perpétuelle des utilités et des possibilités ; dans un mouvement transcendant, celle-ci devient un fait social qui crée les conditions de l’action individuelle.

La sobriété cognitive du signal prix et l’effet de connaissance engendré par le jeu concurrentiel fondent pour Hayek la supériorité de la coordination marchande sur le calcul en nature. Il a sans doute abandonné son projet de livre sur le calcul économique par dépit, incapable de parvenir à une présentation aussi élégante du problème de la connaissance, qui était pour lui l’essentiel dans ce projet. Mais il laisse une proposition forte : le marché pense mieux que ne le pourront jamais les individus, et c’est sans doute là l’un des profonds paradoxes de ce penseur libéral, chantre de l’individualisme.

Le trilemme du calcul socialiste

Sur le plan politique, Hayek a remporté de son vivant le débat qui l’opposait aux partisans socialistes de la planification31. Intellectuellement, c’est moins certain. Sa conception sophistiquée de la connaissance le situe dans une position intermédiaire vulnérable. C’est ce que suggère le trilemme qui synthétise les rapports entre les trois positions issues du débat sur le calcul socialiste dans l’entre-deux-guerres (figure 1).

Hayek, comme on l’a vu, partage avec les économistes néoclassiques une commune acceptation du système de prix comme base du calcul économique. De ce point de vue, le calcul en nature promu d’abord par Neurath fait office de repoussoir.

En revanche, qu’il s’agisse du commissaire-priseur walrassien32 ou du planificateur chez l’économiste socialiste américano-polonais Oscar Lange, le système d’équilibre général des néoclassiques comporte un moment de centralisation que récuse Hayek. Selon lui, une telle vue tombe dans l’illusion d’une possible gestion scientifique planifiée de l’économie, comme si les informations sur les coûts de production étaient déjà-là et immédiatement disponibles pour programmer une allocation des ressources, alors qu’elles n’émergent à son avis que du fait des initiatives des entrepreneurs33.

La conception hayékienne du marché comme processus de découverte découle de sa théorie de la connaissance. Elle se fonde sur la distinction entre deux types de connaissances : d’une part, les connaissances génériques, celles de l’expert scientifique ou de l’ingénieur, qui peuvent être explicitées dans des propositions générales ; d’autre part, les connaissances des circonstances particulières, celles qui sont locales et pratiques, et qui sont le plus souvent tacites.

Dans un tel cadre, une planification optimale fondée sur un système de prix telle que l’imagine Lange n’a pas de sens. Dans le schéma de Lange en effet, le planificateur n’est qu’une fonction de réaction à la fluctuation des prix en fonction des préférences du consommateur, et la fonction entrepreneuriale est éclipsée : il ne fait aucun cas du processus proprement créatif qui conduit à l’irruption d’un projet productif et de l’effet de connaissance qui résulte de sa validation ou non-validation par le marché.

Mais, pour Neurath, dans cette récusation hayékienne de la planification néoclassique, il n’y a rien de décisif contre le projet d’une planification en nature. Jusqu’à sa disparition en 1945, il a cherché à provoquer une discussion sur ce point avec Hayek, persuadé, comme il l’écrivait lui-même, qu’il pouvait « over-Hayek Hayek », c’est-à-dire retourner les arguments d’Hayek contre celui-ci34. Celui qui fut non seulement l’un des penseurs les plus en vue du cercle de Vienne mais aussi le responsable de la planification économique dans l’éphémère république bavaroise des soviets en 1918-1919 était en effet convaincu que la conception de la connaissance proposée par Hayek était entièrement séparable de son fondamentalisme de marché.

Grammaire du calcul en nature

Neurath n’esquive pas l’argument de ses opposants concernant l’efficacité cognitive apparente du calcul économique. En partant des évaluations des consommateurs telles qu’elles se concrétisent dans leurs décisions d’achat, le marché impute non seulement la valeur relative des produits finaux, mais aussi celle des facteurs de production et donc des revenus. La pierre fondatrice sur laquelle repose le système de prix, c’est la souveraineté du consommateur, une notion à la fois positive – censée décrire ce qui guide le système économique en dernier ressort – et normative – qui exige que le choix économique soit laissé aux décisions individuelles d’achats des consommateurs sur des marchés compétitifs35. Comme le résume von Mises, « les consommateurs déterminent en fin de compte non seulement les prix des biens de consommation, mais aussi les prix de tous les facteurs de production. Ils déterminent le revenu de chaque participant à l’économie de marché36 ».

L’objection de Neurath porte sur les prémisses même de ce calcul économique, raison pour laquelle ses arguments sont si importants pour l’économie écologique. Alors que l’économie dominante est entièrement absorbée par les grandeurs monétaires, son travail sur l’économie de guerre dans le contexte du premier conflit mondial lui donne l’intuition qu’« il peut exister des systèmes d’économie en nature supérieurs à certains systèmes d’organisation monétaire37 ». Il pose ensuite l’alternative entre le capitalisme et le socialisme dans les termes d’une opposition entre calcul monétaire et calcul en nature. Cela vaut la peine de le citer longuement à ce sujet :

Le calcul monétaire de l’ordre économique du capitalisme est très précis en termes de sommes d’argent, mais il ne nous dit rien sur la véritable « richesse » d’un peuple, ni sur l’utilisation des sources de matières premières, ni sur la distribution des biens produits ; il ne nous dit rien sur l’augmentation ou la diminution des taux de mortalité et de maladie, ni sur le fait que les gens se sentent mieux ou moins bien.

L’économie socialiste, en revanche, se préoccupe de l’« utilité », de l’intérêt de l’ensemble de la société et du bien-être de tous ses membres en matière de logement, d’alimentation, d’habillement, de santé, de divertissement, etc. À cette fin, elle cherche à utiliser les sources disponibles de matières premières, les machines et la force de travail existantes, etc. Dès le départ, il convient de déterminer ce qu’est l’« intérêt de l’ensemble social ». S’agit-il d’éviter l’épuisement prématuré des mines de charbon ou la karstification (processus de dissolution de la roche calcaire) des montagnes ou encore de préserver la santé et la force de la prochaine génération ? Une fois que l’on a déterminé cela, au moins dans les grandes lignes, il est logique de se demander quelle est la meilleure utilisation des matières premières, des machines, de la force de travail, etc. existantes. Il faut trouver le meilleur moyen d’exploiter les mines de charbon sans gaspillage, d’assurer la santé de la prochaine génération, etc.

[…] Pour un tel calcul socialiste, il n’existe pas d’unité du type de celle que le capitalisme trouve dans l’argent. […] La comptabilité n’indique que les quantités de machines, de pétrole, de matières premières, d’heures de travail, etc. utilisées par une entreprise et ce qui a été réalisé en termes de produits finis, de produits semi-finis, de déchets. […] Il n’est possible d’évaluer un ordre économique supérieur ou inférieur à un autre en termes d’effets sur la qualité de la vie que si l’on considère les deux dans leur intégralité38.

Dans ces quelques lignes, Neurath esquisse une grammaire du calcul en nature que l’on peut résumer en trois principes : une analyse décisionnelle multicritère ; la prise en compte de l’encastrement dans la biosphère et la succession des générations ; l’articulation d’un niveau de véridiction politique et d’un niveau technique.

En premier lieu, dès lors qu’une société vise au bien-être de ses membres, l’analyse coût-bénéfice, si adéquate à la logique du profit, perd toute pertinence. C’est au contraire une analyse décisionnelle multicritère qui s’impose étant donné que les différentes dimensions du bien-être humain sont incommensurables les unes aux autres : une excellente santé ne compense pas une éducation déficiente, pas plus qu’un logement confortable ne saurait se substituer à une nourriture de bonne qualité ou que des infrastructures sportives ne dédommagent d’une scène culturelle insipide. Ainsi, la question du niveau de vie des individus comme d’une société donnée ne peut être correctement appréhendée par un indice composite, « un poids constitué de la somme des poids des différentes parties » ; Neurath avance alors l’idée de tracer des « silhouettes de vie », des profils statistiques qui rendraient compte des conditions de vie dans leurs multiples dimensions39. Il propose par exemple de comparer dans une même figure deux groupes de population en représentant leur consommation alimentaire, la surface de logement par personne, le temps de travail et l’espérance de vie en bonne santé – le dispositif « silhouette » offrant de saisir immédiatement la question dans sa pluridimensionnalité.

Le deuxième principe est la prise en compte des implications de la décision en matière de production et de consommation sur la biosphère et dans le temps long. L’épuisement des ressources naturelles ou la préservation des paysages sont explicitement mentionnés par Neurath, qui ajoute l’impact des implications des décisions présentes en matière de production et de consommation sur les populations à naître.

Les limites du calcul monétaire coût-bénéfice et de la nécessité d’une approche multidimensionnelle sont aujourd’hui largement reconnues à travers les débats sur les indicateurs de richesse40. Le rapport de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi sur la mesure des performances économiques et du progrès social remis au président Nicolas Sarkozy en 2009 est une illustration de la légitimité croissante d’une approche non réductionniste des questions économiques. Depuis, des propositions très précises en matière de débat budgétaire ont été élaborées. Éloi Laurent plaide par exemple pour éclairer les orientations du projet de loi de finances à l’aune de leurs effets sur l’évolution des inégalités, le patrimoine national (entendu dans son sens le plus large, donc y compris naturel) et la place de la France dans le monde, en particulier en ce qui concerne son impact écologique global. Hélas, comme il le souligne, « on ne manque pas d’indicateurs alternatifs au PIB, mais ce qui fait défaut, c’est leur problématisation et leur caractère opérationnel41 ».

La difficulté à rendre performatifs les indicateurs de bien-être et de soutenabilité tient à la dynamique de leur cohabitation avec le calcul économique. Par sa simplicité et sa généralité immédiate, ce dernier acquiert une puissance et un caractère d’urgence que la juxtaposition d’une approche multicritère ne suffit pas à contrer. Surtout, il consacre une prééminence du calcul décentralisé, celui de la souveraineté du consommateur et de la logique du profit qui sape les conditions de possibilité du calcul en nature.

Conscient de cette difficulté, Neurath pose un troisième principe, l’articulation de deux niveaux de véridiction dans le calcul en nature : celui, politique, qui établit les objectifs de production en fonction de leur « utilité » à partir de la formation d’un jugement collectif sur « l’intérêt de l’ensemble social et le bien-être de tous ses membres » ; celui, technique, qui juge de l’efficience des procès de production afin de faire « le meilleur usage des matières premières, des machines, de la main-d’œuvre, etc. existantes ». Dans l’articulation de ces niveaux de véridiction, sa proposition de « over-Hayek Hayek » prend tout son sens.

Bataille démocratique pour l’expertise

La théorie économique autrichienne met l’accent sur le caractère dispersé de la connaissance, sa dimension en partie locale et spécifique ainsi que sa dynamique imprévisible. Cet argument est puissant contre l’illusion d’une planification objective capable de concentrer in fine toute la connaissance pertinente, tant du point de vue des possibilités de production que de celui des besoins.

Neurath rejoint Hayek dans son rejet d’une telle vision. L’idée selon laquelle la science permettrait de définir les moyens d’atteindre une forme d’optimum relève à ses yeux d’un pseudo-rationalisme propre au calcul économique néoclassique. Usant de formules ne souffrant aucune ambiguïté, il note ainsi : « Je suis l’ennemi juré de l’“illusion de la connaissance complète” et, de ce point de vue, je pense que le professeur von Hayek devrait me féliciter et apprécier mes efforts incessants pour détruire de telles chimères42. »

Pour autant, Neurath prend le contre-pied des conclusions d’Hayek à propos du calcul en nature et de la planification. L’impossibilité d’accéder par la science à une connaissance physique complète du monde n’empêche pas que l’utilisation d’indicateurs agrégés en nature puisse être utile à la décision économique. De la même manière, la difficulté indéniable que pose la prise de décision en contexte d’incertitude n’implique aucunement que le jeu des intentions interindividuelles médiées par le marché soit un mécanisme de véridiction adéquat. D’ailleurs, le fait que les firmes capitalistes aient recours, pour leur fonctionnement quotidien, à des formes de planification en nature prouve, selon Neurath, que l’ignorance et l’incertitude ne sont pas des obstacles insurmontables à des formes de coordination centralisée.

Poursuivant l’effort de Neurath, le philosophe britannique John O’Neill pousse l’argument hayékien dans ses derniers retranchements43. Il remarque d’abord que le penseur néolibéral admet l’existence de connaissances expertes centralisées dans les appareils de gouvernement, notamment en matière environnementale, par exemple concernant le rythme d’épuisement des ressources géologiques. Pour autant, Hayek s’en tient à son rejet du choix économique centralisé. Arguant que l’enjeu essentiel se situe dans les éléments circonstanciels qui ne sont connus qu’au niveau local, il propose une dispersion volontariste de la connaissance scientifique et experte dont les modalités restent non spécifiées44.

O’Neill voit ici une incohérence. D’un côté, Hayek admet que la connaissance scientifique spécialisée est nécessaire à la prise de décision et, d’un autre côté, il suppose que sa distribution aux acteurs de marché est moins difficile que la centralisation des connaissances tacites et dispersées. Cette asymétrie entre la logique de centralisation et celle de décentralisation n’a pas de fondement ; le problème de la connaissance se pose dans les deux sens. La dispersion complète de la connaissance experte n’est pas davantage possible que la pleine centralisation de la connaissance circonstancielle. Tout d’abord, si la première peut plus facilement que la seconde être articulée en des propositions explicites, sa mobilisation ne va pas de soi et repose aussi sur un arrière-plan de savoirs pratiques largement tacites et qui ne peuvent être acquis que par la fréquentation régulière d’une discipline ou d’un domaine technique. Ensuite, et plus prosaïquement, il y a une limite cognitive évidente à la capacité des individus à disposer et à mobiliser l’intégralité de la connaissance pertinente à leur action. Le réductionnisme épistémologique que récuse Hayek au niveau d’une autorité centrale est encore moins plausible au niveau des individus dispersés.

Cette difficulté est très concrète si l’on songe au casse-tête que représente le choix auquel font face les consommateurs qui soupèsent leurs décisions d’achat à l’aune de critères éthiques ou environnementaux : faut-il privilégier la nourriture lointaine produite en agriculture biologique ou des produits conventionnels locaux ? Est-ce que les fibres synthétiques issues de la pétrochimie de tel sweat impliquent davantage d’émissions de CO2 que le coton ou la laine de tel autre ? Est-ce bien sûr que le bilan carbone des légumes de l’AMAP livrés par un maraîcher du coin est plus faible que celui issu des process hyper-optimisés de la grande distribution ? Pour toutes ces questions, à défaut de réglementation publique, la décision rationnelle est de s’en remettre à telle ou telle autorité, qu’il s’agisse d’un label ou d’une application de type Yuka, d’informations diffusées par la presse ou encore des recommandations des associations de consommateur ou de protection de l’environnement. Pour les agents économiques qui en ont besoin, il n’y a pas d’accès direct au processus de véridiction issu de l’analyse technoscientifique ; celui-ci passe par un processus d’institutionnalisation fragile et qui suppose des formes de reconnaissance et de légitimation. Autrement dit, si la connaissance pratique, dispersée et tacite, ne peut être pleinement centralisée, la connaissance technique ou scientifique, difficile à acquérir et à manipuler, ne peut être pleinement décentralisée. Contra Hayek, des instances de centralisation sont nécessaires pour mobiliser la connaissance experte et guider les décisions économiques.

Neurath avait parfaitement saisi les défis qui découlent de la complexification et de la densification de la vie économique et de ses répercussions sociales et environnementales : « Notre vie est de plus en plus liée à des experts, mais nous sommes peu enclins à accepter les jugements d’autres personnes lorsque nous prenons des décisions45. » Entre, d’une part, la connaissance technoscientifique, qui est à la fois indispensable et nécessairement partielle, et, de l’autre, la substance existentielle de la connaissance, faite d’intimité avec les circonstances et prenant sens pour les individus, le conflit est fatal. Neurath en faisait même le lieu constitutif de la démocratie qu’il définissait comme la « lutte permanente entre l’expert et l’homme de la rue46 ».

Le politique, le technique et le personnel

La crise écologique correspond à un désajustement du métabolisme de nos sociétés par rapport aux cycles permettant à la biosphère de se régénérer. Elle peut être conçue comme une crise de contrôle, une incapacité des systèmes d’information qui irriguent les processus de production et de consommation à s’accorder avec la respiration de la nature. Les économistes libéraux veulent corriger le marché pour faire entrer l’information manquante dans le système de prix. Entre l’approche coasienne, qui privilégie la distribution de droits de propriété, et la solution pigouvienne, qui plaide pour une taxe, le dénominateur commun c’est la validité du calcul marchand en matière écologique et la possibilité de valoriser la nature.

À l’encontre de cette proposition, l’économie écologique puise dans les contributions de Neurath au débat sur le calcul socialiste l’idée de planification écologique comme solution alternative.

Une écologisation de l’économie implique de renoncer à l’illusion d’un optimum technique au niveau social et d’assumer la prééminence de jugements de valeur multicritères en matière de trajectoires de développement. Le calcul en nature s’exprime à ce niveau par la mise en rapport de données incommensurables ayant trait aux ressources, aux pollutions, aux possibilités de production, aux besoins, à l’attitude vis-à-vis des générations futures. Nourrie de ces divers indicateurs de richesse, la délibération est nécessairement politique ; elle procède par la mobilisation d’arguments articulés et l’évocation de préférences collectives relevant d’attitudes culturelles tacites.

Wassily Leontief, « Nobel » d’économie en 1973, l’année qui précède l’attribution du prix à Hayek, voit dans ce moment politique de la planification l’exercice d’une liberté collective : « Un plan n’est pas une prévision. L’idée même de la planification suppose la possibilité de choisir entre plusieurs scénarios possibles47. » Mais il ajoute aussitôt : « Le mot-clé est la faisabilité. » Avec la question de la faisabilité, nous entrons dans le moment technique de la planification, celui des ingénieurs et de la formation des indicateurs, de l’agrégation et de la distribution des informations, des matrices inputs-outputs reliant production et consommation, humanité et biosphère. La prise en compte des interdépendances multiples est nécessairement incomplète et obligatoirement soumise à des processus de révision continue en raison de l’incertitude ontologique du devenir social. Elle reste cependant la seule façon pour l’humanité d’endiguer, par une action consciente, la catastrophe en cours.

À côté de la délibération et de la technique vient l’expression des subjectivités : celle des individus-producteurs, des individus-consommateurs et des individus-citoyens. Contre le risque d’une dérive technocratique, il s’agit de permettre à chaque personne de faire sens de son inscription dans les rapports socioéconomiques tout en abandonnant l’illusion du sujet complètement souverain qui constitue la pierre angulaire de l’approche économique libérale.

Dans la planification écologique, la démocratie économique, la mobilisation efficace de la technique et le soin apporté à l’expression des individualités se conjuguent. Ils représentent les trois pôles de ce que Marx appelait « une convention basée sur le rapport de la somme des forces productives à la somme des besoins existants48 ». Comment concevoir et institutionnaliser une telle convention pour l’anthropocène ? Cette question pratique et politique est nouvelle dans sa généralité, mais de nombreuses expériences disparates permettent déjà de tenter d’y répondre.

1. K. William KAPP, « Environmental disruption : general issues and methodological problems », Social Science Information, vol. 9, no 4, 1970, p. 23.

2. Charles PÉGUY, « Ève », Cahiers de la Quinzaine, 1914, 4e cahier, p. 168.

3. James R. BENIGER, The Control Revolution. Technological and Economic Origins of the Information Society, Cambridge, Harvard University Press, 1986, p. 219.

4. Ibid., p. vii. La notion de crise de contrôle est discutée dans Hannah BENSUSSAN, « Entre spontanéité et contrôle : ce que Hayek se refusait à penser », Cahiers d’économie politique, vol. 82, no 1, 2023, p. 193-223.

5. Christian GOLLIER, Le Climat après la fin du mois, Paris, PUF, 2019, p. 25. Pour une mise en perspective critique de la manière dont l’économie standard aborde les enjeux climatiques, voir Antonin POTTIER, Comment les économistes réchauffent la planète, Paris, Seuil, 2016.

6. Christian GOLLIER, Le Climat après la fin du mois, op. cit., p. 101.

7. Ibid., p. 54.

8. Ibid., p. 54-76.

9. Le problème de l’inégale utilité des propensions à payer les biens et services en fonction des niveaux de revenus est un problème majeur pour l’économie néoclassique. Comme le notait Alfred Marshall, « un plaisir de la valeur d’une livre sterling est, pour un homme pauvre, quelque chose de beaucoup plus grand qu’un plaisir de la valeur d’une livre pour un riche ». Alfred MARSHALL, Principes d’économie politique [1890], Chicoutimi, J.-M. Tremblay, « Classiques des sciences sociales », 2003, livre III, chapitre VI, § 3. Ce point est systématiquement examiné par Clément CARBONNIER, « Welfare economics and neoliberalism : interpreting the ideal type of perfect competition general equilibrium », LIEPP Working Paper, no 143, 2023.

10. Ronald H. COASE, « The problem of social cost », The Journal of Law & Economics, vol. 3, 1960, p. 877.

11. Grégoire CHAMAYOU, La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, Paris, La Fabrique, 2018, partie 3.

12. Ronald H. COASE, « The problem of social cost », art. cit., p. 877.

13. « Le principal avantage d’un système de tarification est qu’il conduit à l’emploi des facteurs là où la valeur du produit obtenu est la plus élevée, et ce à un coût inférieur à celui des systèmes alternatifs », ibid., p. 873.

14. Christian GOLLIER, Le Climat après la fin du mois, op. cit., p. 229-232.

15. Robert S. PINDYCK, « Coase lecture : taxes, targets and the social cost of carbon », Economica, vol. 84, no 335, 2017, p. 345-364.

16. Cette estimation repose sur l’hypothèse d’une croissance du PIB de 2 %.

17. Steven C. SHERWOOD et Matthew HUBER, « An adaptability limit to climate change due to heat stress », Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 107, no 21, 2010, p. 9552-9555. Will STEFFEN et al., « Trajectories of the Earth system in the Anthropocene », Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 115, no 33, 2018, p. 8252-8259. Aurélie MÉJEAN et al., « Catastrophic climate change, population ethics and intergenerational equity », Climatic Change, vol. 163, no 2, 2020, p. 873-890.

18. IPCC WORKING GROUP I, « Technical Summary », Climate Change 2021. The Physical Science Basis. Contribution of Working Group I to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, p. 72.

19. Christian GOLLIER et Mar REGUANT, « Changement climatique », in Olivier BLANCHARD et Jean TIROLE (dir.), Les Grands Défis économiques, par la Commission internationale Blanchard-Tirole, Paris, PUF, 2021.

20. Chalmers A. JOHNSON, MITI and the Japanese Miracle. The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, Stanford, Stanford University Press, 1982, p. 19.

21. Cédric DURAND et Étienne ESPAGNE, « Réchauffement climatique : “Pour le prix du carbone, la guerre en Ukraine est un enterrement qui ne dit pas son nom” », Le Monde.fr, 6 avril 2022.

22. Robert N. STAVINS, « The relative merits of carbon pricing instruments : taxes versus trading », Review of Environmental Economics and Policy, vol. 16, no 1, 2022, p. 62-82.

23. Émilien RAVIGNÉ, Frédéric GHERSI et Franck NADAUD, « Is a fair energy transition possible ? Evidence from the French low-carbon strategy », Ecological Economics, vol. 196, 2022, p. 107397.

24. Jean-Pierre DUPUY, La Catastrophe ou la Vie. Pensées par temps de pandémie, Paris, Seuil, 2021 ; Jean-Pierre DUPUY, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, 2002.

25. Christian GOLLIER, Le Climat après la fin du mois, op. cit., p. 245-246.

26. Herman E. DALY, « Toward some operational principles of sustainable development », Ecological Economics, vol. 2, no 1, 1990, p. 3.

27. Franck-Dominique VIVIEN, « Les modèles économiques de soutenabilité et le changement climatique », Regards croisés sur l’économie, vol. 6, no 2, 2009, p. 80.

28. K. William KAPP, « Environmental policies and development planning in contemporary China », Environmental Policies and Development Planning in Contemporary China and Other Essays, Berlin, De Gruyter, 2020, chapitre 1, p. 38.

29. Sauf mention contraire, les citations de Hayek sont extraites des archives « Friedrich Hayek Papers » conservées à la Hoover Institution et reprises de l’article de Bruce Caldwell consacré à la question du calcul économique chez Hayek. Bruce CALDWELL, « F. A. Hayek and the economic calculus », History of Political Economy, vol. 48, no 1, 2016, p. 151-180.

30. Friedrich August HAYEK, The Counter-Revolution of Science. Studies on the Abuse of Reason, Glencoe, The Free Press, 1952, p. 97.

31. Cette victoire est le produit d’un intense travail politique, comme le montrent Naomi ORESKE et Erik M. CONWAY, The Big Myth. How American Business Taught Us to Loathe Government and Love the Free Market, New York, Bloomsbury Publishing, 2023.

32. Dans le modèle néoclassique, l’équilibre des prix résulte d’un processus de tâtonnement qu’illustre la métaphore du commissaire-priseur chargé, comme dans un processus d’enchères, d’annoncer et d’ajuster les prix aux fluctuations de l’offre et de la demande. Comme le soulignent Bernard Guerrien et Ozgur Gun, les théoriciens néoclassiques ont beaucoup de réticence à évoquer cette entité indispensable à la cohérence interne de leur paradigme car cela implique de « reconnaître explicitement que ce modèle décrit une économie très centralisée, alors qu’ils le présentent systématiquement comme l’archétype des économies de marché, décentralisées ». Bernard GUERRIEN et Ozgur GUN, Dictionnaire d’analyse économique. Microéconomie, macroéconomie, monnaie, finance, etc., Paris, La Découverte, « Grands Repères/Manuels », 2012, p. 85.

33. Cette insistance sur la dimension dynamique du système de prix propulsée par l’entreprise privée et le profit est au cœur de la pensée autrichienne dès le début des années 1920. Pour Ludwig von Mises, « la force motrice de l’ensemble du processus qui donne naissance aux prix de marché des facteurs de production est la recherche incessante, de la part des capitalistes et des entrepreneurs, de la maximisation de leurs profits en répondant aux souhaits des consommateurs », Ludwig VON MISES, Socialism. An Economic and Sociological Analysis, New Haven, Yale University Press, 1922, p. 138.

34. Ce point est notamment développé par John ONEILL, « Austrian economics and the limits of markets », Cambridge Journal of Economics, vol. 36, no 5, 2012, p. 1073-1090.

35. Ce principe repose sur des hypothèses extrêmement fragiles. Guilhem LECOUTEUX, « Behavioral welfare economics and consumer sovereignty », in The Routledge Handbook of Philosophy of Economics, New York, Routledge, 2021, p. 56-66 ; Alexandre CHIRAT, « A reappraisal of Galbraith’s challenge to consumer sovereignty : preferences, welfare and the non-neutrality thesis », The European Journal of the History of Economic Thought, vol. 27, no 2, 2020, p. 248-275.

36. Ludwig VON MISES, « The sovereignty of the consumers », Human Action. A Treatise on Economics, New Haven, Yale University Press, 1949, partie IV, chapitre 15, section 4. André Orléan prend le contre-pied de cette position avec sa théorie de la valeur et de la monnaie comme puissance sociale. André ORLÉAN, « Value and money as social power : new concepts for old questions », Review of Political Economy, 17 juin 2022, p. 1-15.

37. Otto NEURATH, « Economics in kind, calculation in kind and their relation to war economics », Economic Writings. Selections 1904-1945, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 2005, vol. 23, p. 309.

38. Otto NEURATH, « Socialist utility calculation and capitalist profit calculation », Economic Writings. Selections 1904-1945, op. cit., p. 466-472.

39. Otto NEURATH, « Inventory of the standard of living », Economic Writings. Selections 1904-1945, op. cit., p. 517.

40. Jean GADREY et Florence JANY-CATRICE, Les Nouveaux Indicateurs de richesse, Paris, La Découverte, « Repères », 2016, 4e édition.

41. Éloi LAURENT, « Refonder le débat budgétaire à l’aide d’indicateurs alternatifs », Revue Projet, vol. 362, no 1, 2018, p. 59-65.

42. Cité par O’Neill et Uebel. Nous leur empruntons ces arguments concernant les rapports entre Hayek et Neurath du point de vue de la conception de la connaissance. John ONEILL et Thomas UEBEL, « Analytical philosophy and ecological economics », in Joan MARTINEZ-ALIER et Roldan MURADIAN (dir.), Handbook of Ecological Economics, Cheltenham, Edward Elgar, p. 61.

43. John ONEILL, « Austrian economics and the limits of markets », art. cit., p. 1082-1086.

44. Friedrich HAYEK, The Constitution of Liberty, Chicago, University of Chicago Press, 1960, p. 494.

45. Cité par John ONEILL, « Austrian economics and the limits of markets », art. cit., p. 1088.

46. Cité in ibid.

47. Wassily LEONTIEF, « National economic planning : methods and problems », Challenge, vol. 19, no 3, 1976, p. 6-11.

48. Karl MARX, Misère de la philosophie, 1847, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/06/km18470615e.htm.

Troisième partie.
Le calcul écologique

Point de méthode.
Les utopies institutionnelles

Sciences sociales émancipatrices

La planification écologique n’a jamais été mise en œuvre à large échelle. La théoriser suppose donc forcément un élément spéculatif. La spéculation doit toutefois être réaliste pour être analytiquement et politiquement utile. Pour cela, elle doit être adossée à des cas historiques ou actuels. C’est à partir d’une discussion critique du réel que ses potentialités émancipatrices pourront être identifiées et prolongées, non en construisant des utopies abstraites sans rapport avec le monde tel qu’il va1. L’action révolutionnaire part forcément de l’existant.

Notre approche sera celle des « sciences sociales émancipatrices » d’Erik Olin Wright. Il s’agit d’élaborer une connaissance du monde social aussi objective que possible, mais qui vise « l’élimination de l’oppression et la création des conditions favorisant l’épanouissement humain2 ». Une enquête à l’articulation de l’actuel et du possible, qui cherche à déceler dans l’actuel les germes du possible, d’un possible émancipateur. D’où le concept d’« utopies réelles » qui donne son titre au livre de Wright. Une entreprise « récupérée » par ses salariés et transformée en coopérative préfigure un autre monde possible : un monde sans patrons. Mais, pour savoir comment passer de l’entreprise concrète à l’autre monde possible, il faut en comprendre le fonctionnement, en pointer les forces et les faiblesses. Autre exemple donné par Wright : Wikipédia, une encyclopédie collaborative à l’échelle mondiale qui met instantanément à disposition l’état des savoirs. Les encyclopédies étaient jusque-là des marchandises, d’où le potentiel émancipateur de cette innovation.

On s’écartera cependant de Wright sur deux points cruciaux. Le premier : les échelles. Les cas qu’il évoque sont le plus souvent limités dans leur étendue, autrement dit microsociologiques. Cela n’enlève rien à leur intérêt, mais soulève un problème : le passage du micro au macro, la généralisation du cas examiné à l’ensemble de la société. Ce qui est possible à l’échelle d’une zone à défendre (ZAD) ne l’est pas forcément à celle d’un pays, ou même d’une région. On peut bien sûr multiplier les ZAD et réorganiser le pays entier sur leur modèle. Mais un problème d’échelle surgit alors : délibérer sur un sujet qui concerne toutes les ZAD suppose de faire émerger une structure politique sui generis, un autre échelon d’organisation. Est-ce encore une ZAD ? Une ZAD de ZAD ? Lénine formulait en son temps l’enjeu en ces termes : le problème n’est pas de faire des soviets, mais une république des soviets3.

Raison pour laquelle notre enquête se situera d’emblée à l’échelle macro. Elle prendra la forme d’une analyse des institutions de l’émancipation, d’où l’idée d’utopies institutionnelles. Peut-on déceler dans des expériences à vaste échelle passées ou présentes les germes d’institutions permettant la mise en œuvre de la planification écologique ? C’est notre question.

Cette approche prendra pour objet diverses réalités contemporaines. Le capitalisme de plateformes d’abord. Le numérique est vecteur de nouvelles formes d’aliénation et de « surveillance ». Le numérique lui-même ou son appropriation capitaliste ? Notre hypothèse est qu’un autre numérique est possible, et qu’il pourrait être mis au service de la planification écologique. Dans le capitalisme, la consommation est sous l’hégémonie de la production. C’est un système par essence productiviste. La planification écologique suppose qu’elle s’en émancipe, que les consommateurs sortent de leur état atomisé, forment des collectifs et influent sur les processus productifs. Exactement ce qui se passe dans une AMAP, mais justement : à petite échelle. Comment organiser quelque chose de ce genre à plus grande échelle, et qui porte non seulement sur les fruits et légumes, mais aussi sur tous les produits ? Réponse au chapitre 7, intitulé « La demande émancipée ».

L’organisation de l’économie chinoise depuis le tournant capitaliste de la fin des années 1970 nous fournira un second chantier de réflexion. Il s’agit d’un régime autoritaire, et même totalitaire dans certains de ses aspects, qui mène l’expérimentation politico-économique la plus intrigante de notre temps. Analysée de façon distanciée, l’architecture de la planification chinoise peut-elle servir à « stimuler notre réflexion4 » ? Nous serons un peu comme Antonio Gramsci, scrutant sans l’épouser l’essor du fordisme au début du XXe siècle5. Si on considère que le socialisme repose au moins en partie sur des évolutions du capitalisme – même s’il suppose une rupture nette avec lui –, ses formes contemporaines forment un riche matériau. À partir d’une analyse critique des liens entre la politique et l’économie en Chine, nous développerons au chapitre 8 un concept de « fédéralisme écologique ». Comme le numérique, il répondra à la question des échelles de la planification : comment accorder une autonomie maximale à l’échelon le plus bas tout en montant en échelle chaque fois que la planification le requiert, c’est-à-dire souvent ? Cette analyse nous conduira à identifier l’un des principaux défis de la planification – nous l’appellerons le problème de la « colonne vertébrale » politique – et nous proposerons aux chapitres 9 et 10 un cadre institutionnel démocratique y répondant.

Le plan de socialisation de l’économie de la social-démocratie suédoise des années 1970, la planification « indicative » à la française et le tournant « néo-industrialiste » de l’administration Biden seront également analysés. À cette occasion apparaîtra l’autre spécificité de la méthode des utopies institutionnelles : le comparatisme. Pour tirer le meilleur parti analytique de chacun de ces cas, ils seront confrontés les uns aux autres. Cela permettra de mettre en lumière des mécanismes ou des problèmes communs à toutes les expériences de planification. Le comparatisme fait aussi surgir des possibles : par l’identification de différences et de similitudes entre situations, il peut donner à voir des combinaisons émancipatrices non encore advenues6.

Une boussole

Les sciences sociales émancipatrices, dit Wright, nécessitent une « boussole », des « points cardinaux » pour guider l’enquête7. Notre boussole : le concept de socialisation présenté au chapitre 2. Nous en avons identifié cinq types : la socialisation organisationnelle, cognitive, financière, infrastructurelle et politique. C’est une typologie analytique, mais, dans les faits, ces variantes s’entremêlent toujours. La montée en échelle des organisations suppose des savoirs nouveaux, celle des infrastructures, une concentration financière accrue. La socialisation, on l’a vu, peut être entreprise du côté de la production ou de la consommation, par les dominants ou les dominés, et elle comporte toujours des aspects à la fois structurels et intentionnels.

La planification n’est autre que l’approfondissement de cette dimension voulue, de la part active et consciente de ces processus, soit la maîtrise politique des interdépendances socioéconomiques. La socialisation politique vient alors transformer qualitativement les quatre autres formes de socialisation. Il faut cependant se doter pour cela d’instruments de connaissance adaptés à l’objectif poursuivi. Si la fin est de faire croître l’économie, le PIB en est un. Si c’est au contraire de bifurquer, il faut rompre avec lui, et mettre en place une comptabilité écologique qui transcende la comptabilité économique. Le chapitre 5 présente la façon dont une socialisation cognitive conforme à l’objectif de bifurcation peut être conçue et mise en œuvre.

Après la comptabilité, l’investissement. Dans le capitalisme, l’investissement – c’est-à-dire la préparation du futur – est entre les mains d’agents privés : les classes dominantes. Le mettre au service de la bifurcation implique que la démocratie s’exerce sur lui, une démocratie délimitée par des impératifs environnementaux. La socialisation de l’investissement est la condition pour que la « logique du profit » cède la place à une « logique des besoins », comme dit Husson, des besoins écologiquement soutenables. Le principe de l’« investissement écosocialiste » présenté au chapitre 6 explore le passage de la première logique à la seconde.

La socialisation est un champ de bataille. C’est l’idée de Marx évoquée au chapitre 2 concernant l’alternative entre les sociétés par actions et les coopératives. Toutes deux sont des symptômes du passage du mode de production capitaliste au mode « collectiviste », de la socialisation de l’économie et de sa contradiction grandissante avec la propriété privée. La contradiction est résolue « négativement » par les sociétés par actions et « positivement » dans le cas des coopératives – « positivement » signifiant « dans le sens du communisme ». Entre les deux, nul déterminisme : c’est la politique qui tranche.

Mais la politique n’opère pas sous vide. La socialisation doit s’être développée et la contradiction s’être creusée pour qu’une politique révolutionnaire soit possible. Il y a des conditions structurelles de possibilité à la transition vers l’après-capitalisme. Socialisations organisationnelle, infrastructurelle et politique doivent donc être pensées conjointement.

1. Depuis la disparition de l’Union soviétique, suivant une telle démarche purement spéculative, plusieurs modèles sui generis d’économie postcapitaliste ont été proposés et discutés, notamment l’économie participaliste de Michael Albert et Robin Hahnel ou la planification informatique centralisée de William Cockshott et Allin Cottrell. William Paul COCKSHOTT et Allin COTTRELL, Towards A New Socialism, Nottingham, Spokesman, 1993 ; Robin HAHNEL, Democratic Economic Planning, Londres, Routledge, 2021 ; Michael ALBERT, Parecon. Life after Capitalism, Londres, Verso, 2003 ; Audrey LAURIN-LAMOTHE, Frédéric LEGAULT et Simon TREMBLAY-PEPIN, Construire l’économie postcapitaliste, Montréal, Lux éditeur, 2023.

2. Erik Olin WRIGHT, Utopies réelles, Paris, La Découverte, 2017, p. 29.

3. « La question du rapport de cette organisation de classe des prolétaires et des soldats – et, dans une moindre mesure, des paysans – aux pouvoirs publics, à l’État en général, devint donc le problème fondamental du mouvement des conseils et de la révolution russes en 1917 », Oskar ANWEILER, Les Soviets en Russie. 1905-1921, Marseille, Agone, 2019, p. 208.

4. Nathan SPERBER, « La planification chinoise à l’ombre du capitalisme d’État », Actuel Marx, no 65, 2019, p. 52.

5. Antonio GRAMSCI, « Américanisme et fordisme », Guerre de mouvement et guerre de position, textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan, Paris, La Fabrique, 2012, chapitre 6.

6. Pour une méditation sur les liens entre la comparaison et la nouveauté en histoire, voir Perry ANDERSON, « The force of the anomaly », London Review of Books, vol. 34, no 8, 2012.

7. Erik Olin WRIGHT, Utopies réelles, op. cit., chapitre 5.

5. La comptabilité écologique

Au milieu du XXe siècle, la planification était synonyme de modernisation. Le site web du plan de Colombo, une organisation internationale créée en 1951 et dédiée au « progrès économique et social des peuples de l’Asie du Sud et du Sud-Est », conserve l’esprit de l’époque. En 2023, il affichait toujours comme slogan « Planning Prosperity Together » et un logo désuet au centre duquel brûle une lampe à pétrole sur fond d’une roue d’engrenage en mouvement, le tout couronné de deux épis de blé. Les drapeaux des vingt-sept pays membres, dont les États-Unis, entourent cette incarnation de la modernité faite d’énergie, d’industrie et d’agriculture, autant de puissances à conquérir sur la nature par la planification.

Le plan de Colombo fut créé dans le contexte de la guerre froide pour coordonner l’aide au développement en matière de construction d’infrastructures telles que des aéroports, des routes, des chemins de fer, des barrages, des hôpitaux, des usines d’engrais, des cimenteries, des universités et des aciéries. Le programme ambitionnait aussi de former des personnes en nombre suffisant pour gérer ces équipements et, plus généralement, pour piloter des économies en croissance.

Commentant le lancement de l’initiative, un journaliste du Monde s’inquiétait à l’époque : « Ce n’est point tout de rédiger des plans. Il faut maintenant les appliquer. Et c’est là que surgissent les véritables difficultés. Deux problèmes majeurs sont à résoudre : comment se procurer les énormes capitaux et les nombreux techniciens qui sont indispensables1 ? » En pratique, plus encore que les capitaux et les compétences, le principal obstacle tenait à des systèmes d’information trop rudimentaires. À cet égard, les obstacles rencontrés dans la mise en place de la planification au Népal dans les années 1950 sont instructifs :

Le débat sur le développement reposait sur ce que les gens avaient vu fonctionner dans d’autres pays, […] et sur les observations qu’ils pouvaient faire depuis la fenêtre d’un Dakota [un avion] survolant la campagne. Les voyages étaient pénibles, les études sur le Népal peu nombreuses et les banques de données étaient presque vides2.

À défaut de statistiques disponibles, il fallut commanditer en urgence des enquêtes de terrain :

Le souverain « a envoyé neuf équipes à travers le pays pour rendre compte de la situation dans les différents districts du Népal. Et dans les six mois qui ont suivi, il a ordonné au ministère de la Planification et du Développement de préparer un plan quinquennal ».

À l’âge de l’anthropocène, la question de la planification écologique se pose dans des termes radicalement différents de ceux de la planification modernisatrice du XXe siècle.

En matière d’objectifs, le renversement est presque total. Alors que, au XXe siècle, il s’agissait d’accélérer la croissance économique, aujourd’hui, il faut planifier la décroissance de l’impact biophysique des activités humaines. L’enjeu pour nos sociétés est de réinventer nos rapports avec les non-humains de sorte à préserver l’habitabilité de la terre3. Le défi est immense. Nous avons besoin de nouveaux modes de connaissance du monde ; des concepts, des instruments, des outils statistiques et comptables qui permettent de saisir les humains dans la nature. C’est une condition pour aller vers un régime politique conscient des rapports non seulement intraspécifiques, comme l’ambitionne la tradition socialiste, mais également interspécifiques, comme le prône la tradition écologiste.

Sobriétés numériques

Sur le plan de l’information, ce nouveau genre de planification peut s’appuyer sur des ressources inimaginables au siècle précédent. Si les bases de données népalaises des années 1950 étaient presque vides, les data centers d’aujourd’hui regorgent d’informations ultra-précises couvrant un spectre immense d’activités et d’objets humains et non humains. Il y a là, potentiellement, une infrastructure informationnelle inouïe pouvant être mise au service de la bifurcation.

Le problème est bien sûr que les réseaux et autres data centers représentent une source importante et croissante d’émissions de gaz à effet de serre et autres pollutions contribuant au désastre écologique4. Le numérique n’échappe pas à l’examen de son impact environnemental. Le problème est le suivant : « Comment éviter une croissance insoutenable des TIC devient une question cruciale dans les discussions sur les priorités à donner au développement du secteur, sur les problèmes qui peuvent et doivent être résolus à l’aide de l’informatique, et sur les conditions d’accès aux ressources TIC nécessaires à ces solutions. L’enjeu est de soutenir les usages les plus avantageux (par exemple, ceux qui conduisent à une réduction des émissions de carbone dans l’économie) tout en limitant la consommation et en réduisant au minimum l’empreinte carbone du secteur des TIC lui-même5. »

Arbitrer sur les usages du numérique n’a cependant rien d’impossible. On a vu un exemple de ce type de priorisation durant la pandémie de Covid-19. Netflix a alors conclu avec les autorités européennes un accord par lequel la firme s’engageait à réduire de 25 % son trafic en ralentissant la vitesse de diffusion de ses programmes auprès de ses 63 millions d’abonnés dans l’Union. L’enjeu était de garantir que suffisamment de bande passante resterait disponible pour permettre aux personnes confinées à leur domicile de se connecter correctement, en particulier pour le télétravail6.

Par un effet de mise en abyme, la réflexion sur la sobriété numérique s’applique aussi aux moyens mis en œuvre pour réunir et traiter l’information permettant de réduire l’impact écologique. Les modèles « fondationnels » (foundation models) d’apprentissage machinique sur lesquels s’appuient les applications dites d’« intelligence artificielle » soulèvent à cet égard un dilemme intéressant7. Ils peuvent contribuer à la bifurcation écologique, par exemple en aidant à repérer automatiquement par télédétection la déforestation et les fuites de chaleur dans les bâtiments ou encore pour optimiser les systèmes de transport et réduire le gaspillage alimentaire. En même temps, ces modèles sont entraînés sur de vastes quantités de données et pendant de longues périodes, ce qui implique de mobiliser une grande puissance de calcul et des processeurs de pointe. Leur adaptation à des tâches spécifiques exige aussi une phase de test gourmande en capacités informatiques, et leur déploiement à grande échelle implique à son tour des coûts pour chaque requête. La matérialité considérable de l’ensemble du cycle de vie de ce genre de programme doit donc être prise en compte, y compris en évaluant si les gains environnementaux attendus sont plus importants que les coûts écologiques imputés. Ainsi, les chercheurs mobilisant ces outils recommandent : 1) que les modèles soient entraînés dans des régions où l’électricité est faiblement intensive en carbone ; 2) que l’ensemble des coûts environnementaux soient confrontés aux bénéfices attendus pour l’environnement afin de décider si le modèle envisagé vaut effectivement la peine d’être développé ou si des alternatives plus sobres devraient être préférées ; et, enfin, 3) que l’information exhaustive sur les coûts énergétiques, informatiques et en carbone soient mise à la disposition des autorités publiques et des chercheurs.

En somme, l’utilisation ciblée du numérique à des fins de planification écologique et de décroissance matérielle doit se faire sous contrainte de sobriété, en mettant l’accent sur la durabilité et la versatilité des objets connectés et en arbitrant sur les usages prioritaires des capacités de traitement les plus puissantes.

Constellations artificielles

À la suite du lancement du premier Spoutnik en 1957 et jusqu’au début des années 2010, un flux régulier d’objets envoyés dans l’espace s’est établi, de l’ordre de 100 à 150 objets par an. Mais, au cours de la dernière décennie, avec la miniaturisation électronique et la baisse des prix des lanceurs, le rythme est devenu de plus en plus rapide pour atteindre 2 199 objets en 2022 (figure 2). À cette date, 8 653 appareils – dont 5 050 appartenant à des entités états-uniennes – tournaient autour de la Terre. Et l’accélération devrait se poursuivre. D’ici à la fin de la décennie, les firmes et les États prévoient d’envoyer des dizaines de milliers de satellites supplémentaires, principalement dans le cadre de mégaconstellations dédiées à l’observation de l’espace, à l’observation terrestre et aux télécommunications.

Cette rapide colonisation du proche espace expose nos systèmes techniques à de nouveaux risques : tempêtes solaires, destruction en chaîne provoquée par des débris spatiaux, hacking, tirs de missile8. L’éventualité de tels événements nous met à la merci d’un effondrement des systèmes de communication et de navigation. Cette nouvelle infrastructure est donc loin d’être invulnérable. Elle a en outre l’inconvénient de réduire la visibilité des étoiles depuis la Terre9. Mais, comme le remarque Benjamin Bratton dans son ouvrage The Stack (l’empilement), la massification des constellations artificielles, prise dans sa globalité, donne aussi naissance à une nouvelle couche terrestre constitutive d’une nouvelle agentivité humaine à l’échelle planétaire :

L’avantage de ces dispositifs de mesure et de surveillance ne serait pas tant de quantifier le statu quo que d’ouvrir la voie à des normes alternatives pouvant déboucher sur la constitution (ou du moins le soutien à la constitution) d’un nouveau medium de gouvernance des biosystèmes10.

Pour comprendre ces propriétés émergentes de gouvernement planétaire, il faut se tourner vers les organisations qui investissent l’espace. À côté des sociétés comme Starlink, dont le but est de vendre un accès internet haut débit depuis le ciel, toute une industrie de la donnée satellitaire est en train de naître, archi-dominée par les firmes basées aux États-Unis11. Il s’agit d’une extension du secteur des technologies de l’information dont les profits découlent, au-delà de la canalisation du trafic internet, de l’accumulation et du contrôle de données comportementales, opérationnelles et biophysiques.

Le slogan de Planet Labs, le leader de l’imagerie satellitaire quotidienne, résume le bouleversement épistémologique en cours : « Rendre le changement mondial visible, accessible et exploitable ». Créée en 2010 par des anciens ingénieurs de la NASA, cette société est directement branchée sur les grandes entreprises de la tech états-unienne : Google compte parmi ses investisseurs et ses données sont directement accessibles depuis SageMaker, la plateforme cloud de machine learning que propose Amazon aux développeurs.

Le service produit par Planet Labs consiste à fournir des images fréquentes de l’ensemble des terres émergées. Grâce à sa flotte de près de 200 satellites, les trois cinquièmes de la surface du globe sont photographiés chaque jour avec un niveau de détail saisissant. Parmi les exemples fournis par l’entreprise, on voit des personnes pique-niquer sur l’esplanade des Invalides à Paris, la déforestation d’une parcelle de l’Amazonie bolivienne, le trafic des pétroliers et des porte-conteneurs dans la baie de Sydney, la fonte du glacier Petermann au Groenland, les parkings bondés ou vides d’un centre commercial de la banlieue de Pékin, ou encore la croissance des plantes, rang par rang, dans des cultures au Brésil.

L’intérêt des images satellitaires dépend de la manière dont elles sont couplées avec d’autres données et traitées afin de produire des connaissances qui permettent effectivement d’agir. Avec le programme Copernicus, l’Union européenne a pris un temps d’avance dans le domaine de l’observation planétaire12. En combinant les informations satellitaires avec celles provenant de systèmes de mesure terrestres, aériens et maritimes, ce programme offre aux scientifiques et aux autorités publiques une perspective continue et détaillée de l’évolution du globe remontant sur plusieurs décennies dans des domaines tels que l’atmosphère, les mers, les terres, le changement climatique et les questions militaires et humanitaires.

Des entreprises ont aussi branché leur modèle d’affaires sur ce bien public, à l’instar de la start-up française Kayrros, qui traque en temps réel l’utilisation de l’énergie sur la planète entière. Elle produit des séries à partir de l’assemblage automatique d’images issues de l’observation de plus de 200 000 actifs industriels chaque jour, ce qui permet une évaluation en continu de la production, de la consommation et du stockage d’énergie à l’échelle mondiale. Ce genre d’information est vital pour les firmes du secteur pétrolier, de la finance ou de l’assurance, car il permet de suivre au plus près l’évolution de l’offre et de la demande et donc d’anticiper les mouvements de prix. Du point de vue de la gouvernance écologique, il s’agit aussi d’une information cruciale puisqu’elle renseigne directement sur les principales sources d’émission de gaz à effet de serre. Comme l’explique son président, Antoine Rostand, venu du secteur pétrolier, les politiques climatiques sont aujourd’hui trop dépendantes de la confiance accordée aux déclarations des entreprises et des gouvernements. Kayrros contourne ce problème en fournissant de l’information standardisée et fiable : « Nous avons les moyens de faire passer la gouvernance climatique des déclarations d’intention et de l’écoblanchiment à un véritable capitalisme moderne, où les États seront en mesure d’infliger des amendes aux pollueurs ou de les taxer, et où les investisseurs pourront faire la différence entre les bonnes et les mauvaises entreprises13. » Si la firme s’inscrit dans une démarche de moralisation du capitalisme, l’enjeu de connaissance n’en est pas moins crucial : son outil démontre notamment que les industriels émettent entre trois et dix fois plus de méthane qu’ils ne le déclarent.

Ce type d’input est évidemment essentiel pour gouverner le climat. En offrant des observations directes, fines et continues des processus écologiques et économiques à l’échelle de la planète, les données satellitaires massives représentent un point d’appui pour une gestion rationnelle de la crise écologique. Elles contribuent à réunir les conditions épistémologiques d’une nouvelle agentivité de notre espèce ; un progrès dans la création d’une matrice globale permettant de reprendre le contrôle sur une relation déréglée des rapports entre l’humanité et le reste de la nature.

Cet exemple illustre un argument général développé par le sociologue Göran Therborn, qui, à rebours du sentiment général, envisage que notre époque puisse en fin de compte être un âge de progrès :

Dans la période récente, la capacité humaine à comprendre et à façonner le monde a fait un bond en avant. […] En particulier, la conscience de la force d’autodestruction de l’humanité a progressé, ce qui, à l’avenir, contribuera à développer une nouvelle forme de puissance humaine, celle de l’autolimitation. […] Jamais auparavant les possibilités d’un monde meilleur pour l’espèce dans son ensemble n’ont été aussi grandes. […] Une conscience de l’espèce émerge, en particulier une conscience des défis environnementaux, mais aussi des droits et du potentiel humains. La prise de conscience de la communauté de l’humanité fournit la base la plus large qui soit pour critiquer et s’opposer aux exclusions et aux inégalités qui prévalent aujourd’hui14.

Bien sûr, Therborn déplore le gouffre abyssal qui sépare les potentialités émancipatrices de la réalité des destructions écologiques et des inégalités extrêmes. Mais, selon lui, l’avancée de la conscience qu’a l’humanité de ses propres conditions d’existence rend possible la prise en main de notre destinée spécifique.

L’exemple népalais des années 1950 a souligné les difficultés de la planification liées aux insuffisances de la collecte d’information. Ce n’était pas le seul obstacle. Au défi de la récolte de données de bonne qualité s’ajoutait celui de leur traitement. Lionel Robbins, une sommité de l’économie néoclassique dans l’entre-deux-guerres, en faisait même son principal argument contre le plan. Envisageant que les signaux prix suffisent à révéler les préférences des consommateurs, il reconnaissait qu’une allocation rationnelle planifiée des ressources était théoriquement envisageable. En pratique cependant, une telle solution était encore irréalisable :

Il faudrait établir des millions d’équations sur la base de millions de tableaux statistiques fondés sur des millions de calculs individuels. Au moment où les équations seraient résolues, les informations sur lesquelles elles étaient fondées seraient déjà obsolètes et elles devraient être calculées à nouveau. […] Il n’y a ainsi aucune chance de découvrir par cette méthode les sacrifices relatifs qu’impliquent différents types d’investissement. Il n’y a aucune chance de parvenir de cette manière à ajuster la production en fonction des préférences des consommateurs15.

Avec l’essor récent des big data, de l’industrie satellitaire et de biens d’autres moyens d’appréhension du monde – et sous réserve d’une relative parcimonie dans l’usage du numérique –, l’obstacle de la récolte et du traitement des informations n’apparaît plus comme aussi central16. Davantage que la technologie informationnelle, c’est la technologie sociale qui fait défaut. La question difficile est de savoir comment transformer l’information en connaissance, comment l’agencer et la mobiliser afin de permettre aux acteurs de déployer leur activité tout en transformant la structure productive et son enchâssement dans la biosphère.

L’organisation comptable des limites planétaires

La métaphore des « limites » planétaires a permis de populariser une idée fondamentale : si l’humanité veut échapper à des dérèglements écologiques majeurs qu’elle aurait elle-même provoqués, elle doit s’auto-imposer des seuils dans la manière dont elle affecte la biosphère à l’échelle planétaire comme au niveau des écosystèmes, sur la scène concrète où se joue le drame de l’interaction entre nature et société.

Combien ? Comment ? Et dans quelles dimensions les activités de production et de consommation affectent-elles les écosystèmes ? La planification écologique doit commencer par répondre à ces questions élémentaires. Les systèmes globalisés d’observation du système Terre et les puissants outils d’analyse dont nous disposons permettent de progresser vers ce qu’André Vanoli a appelé un « inventaire permanent de la nature17 ». Mais l’information sur la nature – les grands cycles naturels, la dynamique des écosystèmes, leurs évolutions autonomes et leurs dégradations sous l’effet des activités humaines – ne suffit pas. Intégrer les processus biophysiques aux cadres de décision des administrations et des entreprises suppose de déployer des catégories opérationnelles que ceux-ci puissent mobiliser dans leurs actions et leurs stratégies. C’est l’objet de la comptabilité écologique.

La comptabilité est un instrument au service de l’action en société, elle « consiste à concevoir et à utiliser de manière systématique des systèmes d’information liés à des pratiques sociales de reddition de comptes, afin de relever des défis d’organisation collective de l’action humaine18 ». Comme le remarquait le grand statisticien Alain Desrosières, « une fois que les procédures de quantification ont été codifiées et routinisées, leurs produits tendent irrésistiblement à devenir “la réalité”, par une sorte d’effet de cliquet irréversible19 ».

Les instruments comptables ont des effets en cascade sur les pratiques, de telle sorte que les batailles actuelles dans le domaine de la comptabilité écologique sont tout sauf anodines. Les discussions se déroulent à deux niveaux. En ce qui concerne la comptabilité publique, un travail commencé sous l’égide de l’ONU en 1993 a conduit à l’établissement d’un cadre conceptuel et opérationnel dont peuvent se saisir les gouvernements et les différentes agences internationales. Le standard statistique de comptabilité nationale en cours d’expérimentation vise à donner une valeur monétaire aux services écosystémiques et à en déduire une valeur d’actif pour les écosystèmes. Leur dégradation est alors évaluée monétairement à la hauteur des services qui ne peuvent plus être produits. Dans une telle perspective anthropocentrée et instrumentale, la nature est conçue comme un agent économique producteur d’utilité pour les consommateurs et d’intrants pour les entreprises.

Cette approche a le mérite de faire entrer les questions écologiques dans le cadre conceptuel de l’action publique. Elle se heurte cependant à une limite épistémologique infranchissable. Si des études de cas peuvent tenter de déterminer la valeur de tel ou tel service (l’eau apportée par une rivière, le carbone capté par une forêt), la montée en généralité n’a aucun sens : comme nous l’avons vu au chapitre précédent, la biosphère dans son ensemble conditionne la vie même, elle n’est comparable à rien et ne saurait donc avoir de valeur.

Face à cette logique d’économicisation de la nature, il existe une autre approche dite de comptabilité écosystémique du capital naturel20. Elle suggère d’établir à intervalles réguliers un diagnostic de l’état des écosystèmes de manière à évaluer leur capacité à fournir à l’humanité des services écosystémiques et à mettre à disposition des ressources. L’originalité tient à la méthodologie pour rendre compte de la dégradation de cette capacité. Les coûts écologiques non payés sont estimés, non pas à partir de la valeur monétaire supposée des services naturels, mais par les coûts qu’implique la restauration des capacités des écosystèmes. L’intégrité des processus naturels que l’on souhaite préserver occupe donc le premier plan et est évaluée à partir d’indicateurs biophysiques, la valeur marchande n’intervenant que dans un second temps, lorsque l’action réparatrice coûteuse doit être engagée.

Cette démarche décentrée par rapport à l’utilité pour les humains assume l’incommensurabilité de la nature et considère que sa sauvegarde constitue en tant que telle une finalité.

Une approche intégrée centrée sur le profit

À côté de cette comptabilité publique, une comptabilité écologique microéconomique a pris place dans les normes internationales d’information financière qui structurent les rapports annuels des grandes firmes. L’approche intégrée mise en avant dans le cadre de référence IFRS (International Financial Reporting Standards)21 vise à rendre compte de l’ensemble des facteurs qui affectent la capacité d’une organisation à créer de la valeur dans la durée du point de vue des pourvoyeurs de capital :

Les fournisseurs de capital financier s’intéressent à la valeur qu’une organisation crée pour elle-même. Ils s’intéressent également à la valeur qu’une organisation crée pour d’autres lorsqu’elle affecte la capacité de l’organisation à créer de la valeur pour elle-même22 [nos italiques].

Cette approche vise ainsi à prendre en compte dans ses rapports financiers des dimensions telles que la satisfaction des clients, la qualité des rapports aux fournisseurs, la réputation de l’organisation, l’évolution de ses obligations légales, l’acceptation sociale de son activité, sa politique de ressources humaines, son impact sur l’environnement naturel, etc. Mais la démarche est purement instrumentale. La manière dont l’activité de la firme affecte d’autres acteurs et l’environnement n’est ainsi intégrée dans le cadre comptable que lorsque les conséquences de ces effets influent en retour sur la capacité de l’organisation à créer de la valeur pour elle-même. Le point décisif est que les effets externes dont la firme n’a pas à craindre qu’ils finissent par lui nuire ne sont pas pris en considération. En bref, s’il est bien question de soutenabilité, c’est de celle du profit qu’il s’agit.

Cette approche financière intégrée correspond à une extension du décodage marchand, une projection de la logique de la valeur d’échange aux effets plus lointains de la valorisation. Dans les termes de l’économie écologique, cet élargissement ne change rien à la logique du coût social de l’entreprise privée mis en évidence par William Kapp dès 1963 :

Les causes fondamentales des coûts sociaux sont à rechercher dans le fait que la poursuite du gain privé accorde une importance primordiale à la minimisation des coûts privés de la production actuelle. Par conséquent, plus la dépendance à l’égard des incitations privées est grande, plus la probabilité de coûts sociaux est élevée. Plus un système économique repose sur les incitations privées et la recherche de gains privés, plus il risque d’engendrer des coûts sociaux externes « non payés »23.

Grâce aux normes financières intégrées, les entreprises devraient être moins myopes dans le pilotage de leur valorisation. Cependant, le cœur de la contradiction socioécologique du capitalisme demeure. Les firmes ont toujours autant intérêt à minimiser leurs coûts privés, c’est-à-dire à transférer autant que possible aux autres acteurs sociaux et à la biosphère les effets externes négatifs de leur activité.

Le soin comptable de la nature

À rebours de cette démarche, le dialogue entre la biologie de la conservation et la comptabilité critique a fait émerger une méthodologie de gestion inspirée par la pensée écologique24. Une équipe de chercheurs d’AgroParisTech et de l’université Paris Dauphine propose ainsi de centrer la comptabilité non pas sur les firmes, mais sur les écosystèmes. La démarche est la même que celle de la comptabilité écosystémique du capital naturel évoquée précédemment, mais, au lieu de porter sur le niveau macroécologique, elle s’inscrit cette fois-ci dans une perspective micro de gestion des organisations. Ce modèle dénommé CARE (pour Comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement ou Comprehensive Accounting in Respect of Ecology) a été expérimenté dans des petites et moyennes entreprises, des grandes entreprises et des collectivités locales25.

Le premier principe sur lequel il repose consiste à tenir des comptes proprement écologiques, c’est-à-dire à établir un inventaire des caractéristiques propres aux différents aspects de la nature qu’il s’agit de préserver : qualité des sols ou de l’air, climat, cycle de l’eau sur un bassin versant, bien-être animal, populations d’espèces, etc. Ces comptes structurés sont établis en termes biophysiques et permettent aux organisations qui interagissent dans un même espace naturel d’évaluer les transformations subies ou attendues par l’environnement du fait des activités économiques.

Le deuxième impose d’estimer l’ampleur et le type des pressions exercées sur cet environnement par chacune des organisations qui s’y inscrivent. Ce compte peut être établi à partir d’estimations, d’études ou, quand c’est possible, de suivis réguliers des pressions qui s’exercent de facto sur les différentes dimensions écologiques, par exemple la production de déchets26. L’enjeu est d’identifier des points d’alerte, de tracer les dégâts infligés et de garantir le respect des engagements pris. Sur cette base, il est possible de tirer des bilans écologiques et de décider des actions à mener, mais cela implique de déplacer la perspective de celle de la firme à celle de l’ensemble des organisations qui affectent l’entité naturelle dont on se préoccupe.

Ici intervient le troisième principe, celui de l’encastrement de la nature dans les arrangements institutionnels et sociaux. Il s’agit de tenir compte non seulement de la grande diversité des écosystèmes mais aussi des contextes de gouvernance. Définir le contenu précis des comptes est dès lors à la fois une question de science de l’environnement et un problème d’analyse socioéconomique. En s’adaptant aux divers contextes, la comptabilité écologique assume un caractère proprement politique : support du dialogue entre des parties aux intérêts hétérogènes en vue de coordonner leurs actions, elle est elle-même le fruit de compromis entre eux.

Néanmoins, cet espace de négociation au niveau des écosystèmes est contraint. Il s’inscrit dans une architecture générale unifiée qui permet de comparer les situations et d’effectuer une montée à l’échelle du pilotage écologique. La gestion des divers écosystèmes doit ainsi suivre une grammaire commune, en termes d’instruments comptables, de modes de gestion, mais surtout de cibles.

L’approche CARE a pour principale vertu de faire primer la comptabilité biophysique en nature sur la comptabilité économique. Alors que, dans les approches standard, il y a une volonté de donner une valeur monétaire aux services produits par la nature, l’objectif est ici à l’inverse de partir de ce qu’une communauté considère comme inestimable et de contraindre les organisations économiques à protéger ces entités essentielles27. Quoi qu’il en coûte. Il s’agit donc d’une démarche de préservation ou de restauration dans laquelle la compensation n’a pas sa place. Concrètement, les organisations ne peuvent pas acheter le droit de polluer. Elles doivent comptabiliser les coûts des actions préventives ou réparatrices nécessaires à la conservation des écosystèmes et les mettre en œuvre. Lorsque leur activité risque de conduire à dépasser les seuils d’altération, par exemple par des rejets polluants dans une rivière, les coûts de traitement des déchets et/ou de changement des process industriels doivent être comptabilisés ; dans le cas où la prévention est immédiatement inaccessible, par exemple si des ordures en excès des capacités de traitement doivent être entreposées dans une décharge, les coûts de la restauration doivent être comptabilisés de manière à garantir in fine l’intégrité des processus naturels considérés. Cette démarche ne se substitue pas à une logique juridique qui vient sanctionner les destructions écologiques ; elle offre un moyen de piloter les organisations afin de respecter les obligations réglementaires et engage à expérimenter au niveau local en allant au-delà de celles-ci.

Comme dans le cas de la comptabilité écosystémique du capital naturel au niveau macro, le modèle CARE s’inscrit dans une logique de soutenabilité forte : puisqu’on ne peut pas substituer un capital à un autre, le cadre comptable crée les instruments de gestion propres à garantir l’intégrité des écosystèmes et impose des conditions écologiques à la survie économique des organisations. En fin de compte, le principe est simple : si une entité économique ne peut pas assumer les coûts de préservation ou de réparation écologique, elle doit, en tant que telle, être liquidée.

Le modèle CARE de comptabilité donne ainsi un caractère premier, non instrumental, aux écosystèmes tout en gardant le souci de se brancher sur les pratiques de gestion. Déployé aux niveaux micro et méso, il s’agit d’un outil puissant pour établir les responsabilités écologiques des différents acteurs et définir quelles activités sont viables sur le plan économique lorsque l’impératif de protection de l’environnement est effectivement intégré dans l’analyse financière.

Vers une gestion macroécologique

Face à la crise écologique généralisée, la rigueur locale n’a de sens que si elle participe d’un effort coordonné au niveau macrosocial. Or la question de la montée en puissance de la comptabilité écologique au niveau macrosocial reste en suspens.

Une des difficultés vient du fait que la comptabilité envisagée au niveau macro se cantonne pour l’instant à la question du bilan, la gestion étant dévolue seulement à l’échelle micro des écosystèmes et des firmes. Presque en miroir, on sait que le foisonnement d’indicateurs au niveau macroécologique permet de faire des constats précis sur la dynamique de destruction de la nature. Mais, comme on l’a vu avec la question des indicateurs de richesse au chapitre 4, dresser des bilans, aussi alarmant soient-ils, ne suffit pas à déployer des outils de gestion qui permettraient les changements de pratiques rapides et substantiels28. Ce qui manque, c’est une capacité de gestion au niveau macroécologique.

Et c’est tout l’enjeu de la planification : articuler l’action au niveau des écosystèmes à une gestion macroécologique attentive à l’hétérogénéité des territoires écologiques mais aussi à la dynamique systémique. L’approche CARE est très précieuse pour un tel projet. D’une part, elle apporte une perspective holistique sur l’évolution d’un écosystème dans son ensemble et sur la matrice des vecteurs organisationnels qui le touchent et, d’autre part, elle définit les procédures pour établir les responsabilités, décider des objectifs et assurer leur suivi. Mais il lui manque un moment macro qui assure la mise en cohérence des actions entreprises au niveau des écosystèmes et intègre au calcul les effets sur le reste du monde des activités locales.

La distinction entre comptabilité de bilan, qui permet à échéance régulière d’établir une image normalisée de la situation à fin d’évaluation, et comptabilité de gestion, dont l’enjeu principal est d’aider à formuler et mettre en œuvre des stratégies, est utile pour penser l’articulation des différents niveaux (figure 3).

À chaque échelle, les bilans (en gris) servent de fondement à la délibération. Ce sont des constats partagés qui conduisent à des décisions de gestion (en noir) concernant la poursuite d’objectifs. Les flèches grises, qui relient les bilans entre eux depuis les organisations jusqu’aux écosystèmes et au niveau macro, permettent la consolidation et la mise en cohérence des comptes écologiques. Tout comme, aujourd’hui, les comptes financiers et non financiers ou les données sociales sont compilés par des organismes statistiques tels que l’Insee ou la Dares en France, un service statistique d’information écologique centralisée doit offrir une perspective unifiée permettant de compléter, de vérifier et, le cas échéant, de corriger les données locales. Car, en matière écologique, tout ne se constate pas au ras du sol : les données satellitaires et les images aériennes peuvent venir compléter ou corriger les mesures locales, qu’il s’agisse de qualité de l’air, de pollution des eaux ou de biodiversité. Et inversement. Un travail statistique de mise en cohérence des différentes sources d’information est donc indispensable pour donner à la comptabilité écologique la robustesse et l’exhaustivité qu’elle requiert.

À tous les niveaux, les instruments de gestion servent à prendre des décisions en donnant un cadre d’interprétation de l’information systématisée dans les bilans. Le système est cependant hiérarchisé : le cadre de gestion macroécologique, celui qui guide le plan central et incorpore les rapports au reste du monde, s’impose aux instances de gestion des écosystèmes ; à l’intérieur de cet espace contraint, les instances de gestion des écosystèmes décident elles-mêmes de leur manière d’agir et distribuent aux organisations leurs instructions quant aux objectifs de préservation à atteindre (flèches noires). Les firmes, administrations ou blocs de consommation (un immeuble, par exemple) décident alors de la manière d’y parvenir. Il y a également des formes d’enchevêtrement : à l’instar d’une chaîne de magasins de sport qui possède des succursales dans différentes régions, les organisations peuvent s’inscrire dans plusieurs écosystèmes. Ainsi, sur le schéma, l’administration C et la firme D se trouvent branchées sur les écosystèmes 1 et 2, ce qui implique qu’elles contribuent au bilan écosystémique de chacun d’eux et doivent se conformer aux contraintes de gestion formulées à leurs niveaux respectifs.

Les développements de la comptabilité en vue de préserver l’intégrité des écosystèmes esquissent une méthode pour intégrer aux décisions économiques des organisations les limites écologiques que leurs activités devront respecter. En parallèle, la puissance des systèmes d’information contemporains permet d’évaluer en temps réel les processus biophysiques et les dégradations écologiques au niveau macro. À condition d’articuler les différentes échelles, ces deux éléments pris ensemble tendent vers la constitution d’un inventaire permanent de la nature à partir duquel déployer des techniques comptables garantissant une maîtrise du métabolisme du système économique. Si nous le décidons, production et consommation peuvent par ce biais être subordonnées à la reproduction des écosystèmes et à la préservation des grands équilibres de la biosphère.

1. Jean SCHWOEBEL, « Le plan de Colombo », Le Monde.fr, 23 décembre 1950.

2. Ludwig F. STILLER et Ram Prakash YADAV, Planning for People. Study of Nepal’s Planning Experience, Katmandou, Educational Publishing House, 1979.

3. Philippe DESCOLA, « Cognition, perception et mondiation », Cahiers philosophiques, vol. 127, no 4, 2011, p. 97-104.

4. Fabrice FLIPO, La Numérisation du monde. Un désastre écologique, Paris, L’Échappée, 2021 ; Pierre-Yves LONGARETTI et Françoise BERTHOUD, « Le numérique, espoir pour la transition écologique ? », L’Économie politique, no 2, 2021, p. 8-22 ; Liliane DEDRYVER, Maîtriser la consommation énergétique du numérique. Le progrès technologique n’y suffira pas, Paris, France Stratégie, 2020.

5. Charlotte FREITAG et al., « The real climate and transformative impact of ICT : a critique of estimates, trends, and regulations », Patterns, vol. 2, no 9, 2021, p. 100340.

6. Mark SWENEY, « Netflix to slow Europe transmissions to avoid broadband overload », The Guardian, 19 mars 2020.

7. David ROLNICK et al., « Tackling climate change with machine learning », ACM Computing Surveys, vol. 55, no 2, 2023, p. 1-96 ; Rishi BOMMASANI et al., « On the opportunities and risks of foundation models », Center for Research on Foundation Models (CRFM), Stanford Institute for Human-Centered Artificial Intelligence (HAI), Stanford University.

8. Charlotte VAN CAMP et Walter PEETERS, « A world without satellite data as a result of a global cyberattack », Space Policy, vol. 59, 2022, p. 101458 ; Tracy COZZENS, « A day without satellites would affect us all », GPS World, 7 octobre 2019.

9. La mise en réseau de petits satellites distribués a l’avantage d’offrir une couverture accrue, d’augmenter la sensibilité, la flexibilité et la résilience. Ces satellites tournent autour de la Terre à basse altitude, dans une orbite comprise entre 100 km et 2 000 km, et sont pour la plupart exposés en permanence à la lumière du Soleil. Joseph R KOPACZ, Roman HERSCHITZ et Jason RONEY, « Small satellites : an overview and assessment », Acta Astronautica, vol. 170, 2020, p. 93-105 ; Igor LEVCHENKO et al., « Hopes and concerns for astronomy of satellite constellations », Nature Astronomy, vol. 4, no 11, 2020, p. 1012-1014.

10. Benjamin H. BRATTON, The Stack. On Software and Sovereignty, Cambridge, MIT Press, 2016, p. 89.

11. Les entités ressortissantes de ce pays possèdent la majorité des objets envoyés dans l’espace (1 728 contre 143 pour le deuxième pays, la Chine, en 2022, d’après les données du Bureau des affaires spatiales de l’ONU), et sur son territoire se fabriquent la plupart des satellites commerciaux (87 % en 2021.) SATELLITE INDUSTRY ASSOCIATION, Commercial Satellite Industry Growing as It Continues to Dominate Expanding Global Space Business. SIA Releases 25th Annual State of the Satellite Industry Report, 29 juin 2022.

12. Voir le site internet du programme : https://www.copernicus.eu/fr.

13. Tom WILSON, « Kayrros : from tracking oil by satellite to tackling the climate emergency », Financial Times, 21 novembre 2022.

14. Göran THERBORN, « An age of progress ? », New Left Review, vol. 99, 2016, p. 27-37.

15. Lionel ROBBINS, The Great Depression [1934], Londres, Routledge, 2009, p. 151. Trois décennies plus tard, le projet de l’économiste ukrainien Glushkov d’une planification intégrale et en nature de l’économie soviétique se voyait opposer le même argument computationnel : la possibilité théorique n’était pas remise en cause, mais achoppait dans sa déclinaison concrète. Avec les capacités informatiques de l’époque, le temps de calcul d’une seule itération du modèle aurait pris plusieurs centaines de millions d’années : Vsevolod PUGACHEV, « Voprosy optimal’nogo planirovaniia narodnogo khoziaistva s pomoshch’iu edinoi gosudarstvennoi seti vychistel’nykh tsentrov », Voprosy Ekonomiki, no 7, 1964, p. 93-103.

16. Réaliser les calculs nécessaires pour optimiser une planification intégrale de l’ensemble des produits reste un défi, mais une planification au niveau des différentes branches à partir des tableaux entrées-sorties qui compilent les différentes utilisations des produits n’a rien d’impossible. Jan Philipp DAPPRICH et William Paul COCKSHOTT, « Input-output planning and information », Journal of Economic Behavior & Organization, vol. 205, 2023, p. 412-422.

17. André VANOLI, « Prise en compte des relations entre l’économie et la nature », in Vincent BIAUSQUE et Pierre MULLER (dir.), Vertus, limites et perspectives de la comptabilité nationale, 16e colloque de l’Association de comptabilité nationale, Insee Méthodes, no 134, juillet 2019.

18. Clément FEGER et Laurent MERMET, « Innovations comptables pour la biodiversité et les écosystèmes : une typologie axée sur l’exigence de résultat environnemental », Comptabilité Contrôle Audit, vol. 27, no 1, 2021, p. 13.

19. Alain DESROSIÈRES, « Comparer l’incomparable. Essai sur les usages sociaux des probabilités et des statistiques », in Jean-Philippe TOUFFUT (dir.), La Société du probable. Les mathématiques sociales après Augustin Cournot, Paris, Albin Michel, 2007, p. 172.

20. Didier BABIN et Jean-Louis WEBER, « La comptabilité écosystémique du capital naturel. Introduction et mise en œuvre », in Jean-Pierre REVÉRET et Martin YELKOUNI (dir.), Économie et gestion de l’environnement et des ressources naturelles, Québec, Institut de la francophonie pour le développement durable/Alexandrie, université Senghor, 2019, p. 209-242.

21. L’adoption des normes IFRS en Europe à partir de 2005 correspond à un changement de cadre conceptuel comptable adéquat au processus politico-économique de financiarisation caractéristique de cette période du capitalisme. Ève CHIAPELLO, « How IFRS contribute to the financialization of capitalism », in Didier BENSADON et Nicolas PRAQUIN (dir.), IFRS in A Global World. International and Critical Perspectives on Accounting, Cham, Springer International Publishing, 2016, p. 71-84 ; Ève CHIAPELLO, « Financialisation of valuation », Human Studies, vol. 38, no 1, 2015, p. 13-35.

22. INTEGRATED REPORTING, International <IR> Framework, Londres, IFRS Foundation, 2021, p. 16.

23. K. William KAPP, The Social Costs of Business Enterprise, Nottingham, Spokesman Books, 1963, édition révisée et augmentée, p. 14.

24. Clément FEGER et al., « Four priorities for new links between conservation science and accounting research », Conservation Biology, vol. 33, no 4, 2019, p. 972-975. Pour une mise en perspective des travaux en comptabilité environnementale, voir Jan BEBBINGTON et al. (dir.), Routledge Handbook of Environmental Accounting, Milton Park, Abingdon/New York, Routledge, 2021. Ce dialogue entre comptabilité et conservation découle du principe suivant : « La nature est un système socio-écologique. La conservation de la nature peut être comprise comme le travail d’organisation des systèmes socio-écologiques afin de protéger et de soutenir les processus écologiques et la diversité biologique », en un mot « organiser la nature ». Thomas CUCKSTON, « Editorial : Accounting and conservation. To live in harmony with nature, we must organise nature », Social and Environmental Accountability Journal, vol. 41, no 1-2, 2021, p. 2.

25. Alexandre RAMBAUD et Clément FEGER, « Une brève introduction au modèle CARE et à la comptabilité écosystème-centrée », Horizons publics, no 26, 2022, p. 50-57 ; CHAIRE DE COMPTABILITÉ ÉCOLOGIQUE, Projets (co)portés/(co)financés par la chaire, 16 juin 2023 ; CERCES, Expérimentations et réalisations, février 2022.

26. Clément FEGER, « Nouvelles comptabilités au service des écosystèmes. Une recherche engagée auprès d’une entreprise du secteur de l’environnement », thèse de doctorat en sciences de gestion, AgroParisTech, 2016, p. 318.

27. Alexandre RAMBAUD, « CARE : repenser la comptabilité sur des bases écologiques », L’Économie politique, vol. 93, no 1, 2022, p. 94.

28. Éloi LAURENT, « Refonder le débat budgétaire à l’aide d’indicateurs alternatifs », art. cit.

6. L’investissement écosocialiste

Le modèle de Michel Husson

En 1991, l’économiste marxiste Michel Husson publiait vingt et une thèses sur la planification1. Rédigée à un moment où l’engouement pour le socialisme de marché2 surfe sur la vague libérale et l’effondrement des systèmes bureaucratiques à l’Est, cette contribution veut rappeler le potentiel émancipateur dont la planification est porteuse. Le noyau se trouve dans la question de l’investissement.

L’opposition entre logique du profit et logique des besoins constitue le fond de l’argument : « Entre les besoins sociaux et ce qui est finalement produit, le capitalisme intercale un filtre : celui de la rentabilité. La planification a pour fonction de retirer ce filtre, afin d’orienter l’économie en fonction des besoins. »

Là où la différence essentielle entre les deux logiques apparaît la plus flagrante, c’est dans la dynamique de l’économie : « C’est la manière dont la société alloue son surplus, dont elle investit, qui détermine son mode de croissance. La question est donc de savoir dans quels domaines une société met le paquet et consacre l’effort maximum. » Dans les économies capitalistes, la disjonction entre la production et les besoins découle du fait que les entreprises décident de l’investissement dans le cadre de leur stratégie de profit et non en fonction de préférences collectives. « Une fonction éminemment sociale, celle de savoir vers quelles priorités la société tourne ses efforts, est ainsi exercée par des entités privées. » Pour donner la primauté à la logique des besoins, le socialisme remet cela en cause : « La planification apparaît alors essentiellement comme le moyen de socialiser l’investissement. »

Concrètement, la socialisation de l’investissement signifie que « l’ensemble des profits est mis dans un pot commun et ensuite utilisé […] en fonction des priorités sociales ». Et Husson de préciser : « Même si ce processus se déroule au niveau régional, il y a bien, dans l’idée de planification, celle de centralisation comme moment nécessaire de la socialisation. » Dans le détail, il mentionne trois dispositifs institutionnels permettant de la mettre en œuvre : les nationalisations, une politique industrielle et une banque nationale d’investissement épaulée par des banques régionales chargées de « distribuer le crédit en fonction de la conformité des projets avec les objectifs du plan, au niveau national ou régional ».

Dans ce modèle, la démocratie n’est pas optionnelle. « Le problème de l’efficacité d’une économie planifiée n’est […] pas technico-économique, mais éminemment et directement politique. […] La démocratie est donc la condition même de fonctionnement de la planification. » Se substituant au profit, c’est le filtre de la participation des personnes qui s’interpose entre besoins et production.

Le modèle de Husson resserre donc la question de la planification socialiste sur celle de l’investissement. Socialiser cette fonction décisive dans laquelle se forge la matrice matérielle de la destinée commune implique que les décisions concernant les ressources qui ne sont ni immédiatement consommées ni détruites dans le processus de production soient centralisées afin qu’un processus démocratique de délibération sur les besoins arbitre pour fixer les priorités.

Ainsi résumée, cette proposition est comme une arche jetée par-dessus les années sombres du stalinisme et celles, faussement clinquantes, de la mondialisation capitaliste. Mais si aujourd’hui, face à la crise écologique et au retour en grâce de l’idée de plan, l’idée de socialisation de l’investissement demeure cruciale, de nouvelles questions apparaissent.

Socialiser l’investissement pour modeler l’économie

On doit à Keynes une référence fameuse à l’idée de socialisation de l’investissement. Dans les notes finales de la Théorie générale, l’économiste le plus marquant du XXe siècle écrit qu’« il est improbable que l’influence de la politique bancaire sur le taux de l’intérêt suffise à amener le flux d’investissement à sa valeur optimum. Aussi […] une assez large socialisation de l’investissement s’avérera le seul moyen d’assurer approximativement le plein-emploi3 ». Avec cette affirmation, Keynes entend donner à la politique économique les moyens de se débarrasser du chômage de masse ; sa préoccupation concerne donc d’abord les grands équilibres macroéconomiques qu’il souhaite stabiliser en faisant en sorte que l’État détermine le volume global des ressources consacrées à l’augmentation des moyens de production.

En vérité, la question macroéconomique ne peut pas être complètement détachée d’objectifs plus structurels, qu’il s’agisse de faire face aux mutations de la concurrence internationale, d’organiser un effort de guerre, de reconstruction ou de poursuivre une stratégie de développement. Keynes lui-même soulève ce point de manière répétée, et ce dès 19244. Témoin à cette époque d’une hausse considérable du chômage parmi les travailleurs de la construction navale britannique en raison d’une intensification de la concurrence internationale, il prend acte de l’imbrication des dynamiques sectorielles et macroéconomiques et plaide pour une politique qui combine investissements publics, politique industrielle et politique de l’emploi. Il vise une sortie des difficultés structurelles par le haut : « Nous devons chercher à submerger les rochers en faisant monter le niveau de la mer – non pas en forçant la main-d’œuvre à quitter ce qui est déprimé, mais en l’attirant vers ce qui est prospère ; non pas en écrasant la force brute de la main-d’œuvre organisée, mais en soulageant ses craintes, non pas en diminuant les salaires là où ils sont élevés, mais en les augmentant là où ils sont bas. » S’il en appelle par ailleurs à l’expertise des ingénieurs pour identifier des opportunités d’améliorations prometteuses, il pointe le logement populaire, la construction de routes et le développement du réseau électrique comme trois domaines où des investissements à long terme bénéficieraient au pays dans son ensemble tout en permettant de soutenir l’emploi à court terme.

La grande mobilisation du travail dans le cadre de la planification à la française après la Seconde Guerre mondiale relève de ce premier genre de socialisation de l’investissement : avec une politique du crédit adossée à un système bancaire largement public et de grandes entreprises nationalisées dans les secteurs clés tels que l’énergie et les transports, l’État pilote à la fois l’intensité et les grandes orientations du processus d’investissement.

L’État développeur5 en Corée du Sud sous le règne du dictateur Park Chung-hee offre un autre exemple historique classique6. Un mois après le coup d’État militaire de 1951, le nouveau régime promulgue une loi ad hoc prétendant lutter contre l’accumulation de richesses illicites et arrête la plupart des grandes fortunes du pays. Sous la menace de confiscation de leurs entreprises, les millionnaires doivent accepter de réorienter leur activité en fonction des directives politiques. In fine, seuls les banquiers sont expropriés, mais la fonction d’investissement se trouve solidement placée sous contrôle public. Le nouveau secteur bancaire nationalisé sert de bras armé aux autorités pour piloter la croissance à travers une politique de taux d’intérêt différenciés en fonction de l’alignement des projets avec la stratégie de développement des exportations définie par le gouvernement. Avec une politique commerciale stratégique sophistiquée et une répression impitoyable du mouvement ouvrier visant à compresser les salaires et à dégager des profits, cette socialisation de l’investissement est la clé du miracle industriel coréen.

Misère du derisking

Comparé à d’autres expériences historiques, le retour en grâce de la politique industrielle et l’activisme « vert » des banques centrales observés ces dernières années aux États-Unis et en Europe est de basse intensité. Plus que la question de l’ampleur des moyens financiers mobilisés, le contraste se situe dans la nature des rapports entre États et investisseurs.

En Corée ou en France après la Seconde Guerre mondiale, on peut parler de socialisation (partielle) de l’investissement, dans la mesure où les planificateurs pouvaient contraindre les comportements des firmes, la bourgeoisie se trouvant alors dans les deux cas, bien que pour des raisons différentes, dans un rapport de force défavorable.

Intervenant après quatre décennies de politiques économiques néolibérales, le néo-industrialisme contemporain s’inscrit dans une dynamique complètement différente de « dérisquage » (derisking) de l’investissement7 : par des subventions, par de la commande publique, des prix ou des prêts garantis, des partenariats public-privé ou encore par une politique monétaire active, la puissance publique s’efforce de rendre rentables des opérations dont les rendements sont trop faibles ou trop incertains pour que les capitaux privés s’y engagent spontanément. Pour atteindre des buts spécifiques tels que la décarbonation, l’intervention publique crée les conditions d’un entreprenariat sans danger où les profits sont par avance protégés et, ce qui en est le corollaire, les pertes éventuelles socialisées.

Cette approche par la soustraction du risque est donc purement incitative car, contrairement à la période d’après guerre, le contexte de libre circulation des capitaux et de libre-échange laisse aujourd’hui une large latitude aux firmes d’accepter ou non de se conformer aux injonctions politiques.

Sur le plan macroéconomique, choisir d’encourager le capital plutôt que de le contraindre est lourd de conséquences : en poursuivant l’objectif de garantir les profits, et donc la formation d’une masse de capital de plus en plus grande, le dérisquage présuppose une économie en expansion ou bien, à défaut, une paupérisation des travailleurs ou des services publics, nécessaire pour dégager les rendements dérisqués. La troisième option serait celle d’une politique financière forçant le capital à absorber indirectement le coût du dérisquage soit par l’impôt, soit par la dévalorisation des actifs sous l’effet de la hausse du niveau général des prix (inflation) ; mais, pour être effective, cette voie exige de pouvoir contraindre le capital. S’il existe des marges de manœuvre pour les grandes économies, un mouvement décisif dans cette direction nécessiterait un changement du cadre macrofinancier qui combinerait restrictions de la circulation des capitaux et des produits, inflation modérée et taxation accrue du capital. Pour l’instant, en dépit de légères inflexions, cette voie ne se matérialise pas.

L’aporie d’une transition conservatrice

Autre différence notable entre les deux périodes, les États occidentaux n’ont pas actuellement de vision stratégique autonome. Le modèle développementaliste était relativement robuste pour mener à bien l’industrialisation car il suivait une logique de rattrapage et créait, via la croissance économique, les conditions sociopolitiques de sa stabilité. Le paradigme de l’investissement vert8 aujourd’hui dominant est mal calibré, tant du point de vue de son impact écologique – le plus souvent restreint à la question des émissions de gaz à effet de serre – qu’au niveau de ses perspectives macroéconomiques, qui restent très mal comprises et hautement exigeantes9. Coûts croissants, profitabilité incertaine, défaut de coordination : les antinomies du capitalisme vert rendent peu plausible l’hypothèse d’une mutation écologique du système, comme nous l’avons vu dans le chapitre 1.

Deux exemples, un de chaque côté de l’Atlantique, permettent d’indiquer les raisons de l’écart qui sépare les discours sur l’investissement vert et son impact effectif pour la transformation écologique.

Aux États-Unis, l’Inflation Reduction Act (IRA) de 2022 est la pièce maîtresse de l’administration Biden en matière d’écologie. Très ambitieuse du point de vue des moyens mobilisés, elle relève cependant d’une logique profondément conservatrice puisqu’elle vise à décarboner l’économie tout en gardant une structure de production et de consommation aussi inchangée que possible10.

Sans le dire, les démocrates reprennent à leur compte la position affirmée par George W. Bush au premier Sommet de la terre à Rio en 1992 : « Le mode de vie américain n’est pas négociable. » Ainsi, en matière de transports, l’IRA ne comprend quasiment aucune disposition en dehors de l’électrification du parc automobile. En favorisant la poursuite de la croissance du nombre de voitures, singulièrement la production de SUV, ce programme tourne le dos au développement de formes de mobilités alternatives davantage soutenables11 et perpétue la dynamique d’étalement urbain. De même, en matière d’énergie, le soutien limité à la production des renouvelables s’accompagne d’un encouragement massif à la poursuite de l’exploitation des hydrocarbures, avec le choix de subventionner les techniques de capture et de stockage du dioxyde de carbone. Rien ne garantit pourtant que ces dispositifs puissent être déployés à une échelle suffisante. Pour reprendre les mots d’un article de la revue Science, miser là-dessus « n’est pas une police d’assurance, mais plutôt un pari injuste et risqué12 ».

Le Net Zero Industry Act (NZIA), adopté en Europe pour tenter de limiter l’exode d’investissement vers les subventions états-uniennes, souffre de la même absence d’ambition de transformation fonctionnelle et du même conservatisme qui découlent d’une approche incitative laissant l’initiative au secteur privé. Mais la politique de l’Union européenne a une faiblesse supplémentaire. L’administration Biden dispose d’un quartier général pour coordonner la mise en œuvre de l’IRA sous la forme d’une National Climate Task Force placée directement sous l’autorité du président et dispose d’un bras armé administratif à travers le Loans Programm Office au sein du département à l’Énergie pour évaluer et suivre les financements les plus importants. Il n’existe pas en Europe ce type d’instance centrale de coordination. Un tel lieu de délibération et de centralisation est pourtant indispensable pour garantir dans la durée la viabilité économique et politique de l’action climatique13.

Extractivisme monétaire vert

Le verdissement de la politique monétaire européenne offre un autre exemple de ce décalage entre les intentions affichées et les effets. Depuis 2020, la Banque centrale européenne (BCE) a opéré un changement de doctrine en intégrant explicitement les enjeux climatiques dans sa politique : développement d’une expertise interne sur le sujet, évaluation de l’exposition des banques aux risques climatiques et, à partir de 2022, incorporation de critères liés au climat dans sa politique monétaire14. La Banque centrale entend ainsi devenir un des acteurs de la finance climatique et encourager le développement de celle-ci. Son principal levier d’action consiste à discriminer positivement des titres verts, ce qu’elle a commencé à faire de manière très limitée dans le cadre de son programme de rachat d’obligations d’entreprises.

Une telle approche, qui vise à favoriser, par des conditions de financement plus attractives, les entreprises les plus vertueuses se fonde sur une évaluation des performances climatiques des firmes, de leurs objectifs en ce domaine et de la qualité de l’information fournie. Or la fiabilité des données en matière de finance verte est fortement sujette à caution, comme le soulignait le FMI déplorant l’« absence de méthodologies et de normes d’information cohérentes15 ». En l’absence de système statistique public unifié, la standardisation repose sur des agences de certification privées rémunérées par les firmes elles-mêmes, avec tous les risques de manipulation ou de biais que cela implique – on se souvient peut-être des titres financiers certifiés AAA par les agences de notation avant 2008 et que les banquiers qualifiaient entre eux de « sacs à merde16 ».

Un autre problème est que le soutien apporté favorise dans de nombreux cas un extractivisme vert : le processus de décarbonation des firmes du Nord se fait sans considération pour les autres impacts environnementaux et les dégâts sociaux, en particulier en lien avec l’extraction des minerais ou l’appropriation des terres dans les pays du Sud17. Prenons l’exemple de la firme Iberdola, un des leaders mondiaux dans la production d’énergie renouvelable et dont la BCE détenait en 2023 des obligations pour près de 10 milliards de dollars18. L’entreprise espagnole a développé de nombreux projets au Mexique, en particulier dans l’isthme de Tehuantepec dans la région de Oaxaca ; or l’accaparement des terres pour ces constructions s’est fait au mépris des droits des populations indigènes, rendant de larges surfaces inhabitables et entraînant des déplacements forcés ainsi qu’une réduction de la biodiversité. En abaissant le coût du crédit pour Iberdola via sa politique monétaire verte, la BCE facilite les investissements de la firme et contribue ainsi indirectement aux déprédations auxquels ils donnent lieu.

Assumer des priorités politiques

Au-delà de ces questions cruciales de mise en œuvre, le fondement même de la démarche du verdissement de la finance est en cause. En triant entre les firmes et non entre les projets, rien ne garantit que les fonds mis à disposition de manière préférentielle soient effectivement alloués à une action favorable à l’environnement. Le postulat étant que le privé sait mieux que l’administration, les entreprises jugées plus vertueuses sont libres de décider de l’usage du financement vert dont elles bénéficient, y compris par exemple pour augmenter leurs versements de dividendes, pour racheter des concurrents ou bien pour tout autre développement de leur activité.

À cela peut s’ajouter un effet pervers assez paradoxal : en pénalisant les entreprises les plus polluantes, cette politique monétaire limite leur capacité à rendre plus propres leurs procédés, alors même que c’est précisément en leur sein que les efforts les plus importants doivent être entrepris.

Pour éviter ces ornières, la Banque populaire de Chine (BPC) a adopté une approche différente de la BCE, et dont l’esprit rappelle davantage la logique de la politique du crédit des stratégies développementistes. Au lieu de s’appuyer sur une taxonomie par entreprise, la BPC mobilise une taxonomie par projet. Édité conjointement par la banque centrale, l’agence de supervision des marchés financiers et l’agence planificatrice centrale (« Commission de développement et de réforme », voir partie suivante), un green bond catalogue liste par secteur les types de projets relevant de la protection de l’environnement19. À travers ce catalogue et les taux d’intérêt préférentiels auxquels il donne accès, les autorités indiquent des orientations en matière d’investissement vert. Plutôt que de s’en remettre au jugement des firmes, cette méthode permet de déterminer en fonction de priorités politiques « où l’argent doit aller ». D’autre part, comme le travail de la banque centrale chinoise est articulé à celui de l’agence de supervision financière et à celui de la « Commission de développement et de réforme », le quartier général de la planification chinoise, la puissance publique dispose des capacités administratives pour identifier les types de projets pertinents et contrôler l’utilisation des financements.

Ici, la politique du crédit est un levier de pilotage effectif du mode de développement en fonction d’objectifs environnementaux qui correspond à une socialisation (partielle) de l’investissement. La Chine est en avance sur ses objectifs de décarbonation20. Le contrôle public indirect sur l’investissement n’y est pas étranger. Et sans doute que les peines de prison prononcées à l’encontre des criminels climatiques qui trichent sur les émissions21 jouent aussi leur rôle pour crédibiliser la politique en la matière.

La France, elle, a pris du retard par rapport à ses engagements. Mais les premiers éléments rendus publics par le Conseil national de l’industrie (CNI) dédié à la planification écologique suggèrent l’amorce d’un basculement vers une logique plus volontariste, fondée sur l’identification des gisements d’économie de carbone et une feuille de route détaillée22. Au sein du CNI, le travail d’élaboration s’est effectué de manière paritaire incluant les syndicats, le patronat et l’État ; le caractère éminemment politique de la définition d’une trajectoire est ainsi assumé. De plus, en choisissant de se focaliser sur les cinquante sites les plus polluants – qui émettent environ 10 % des gaz à effets de serre en France –, la logique d’inventaire et de négociation entreprise conduit à contester au secteur privé le monopole du jugement sur l’évolution de la structure productive, ce qui pourrait être un gage d’efficacité.

Cette approche, largement subventionnée par l’État, relève cependant aussi du dérisquage : sans conditionnalité des financements aux objectifs, rien ne garantit que ceux-ci seront effectivement atteints. Les sommes engagées sont telles – 10 milliards d’euros d’argent public sur les 50 milliards d’investissement prévus – que des mécanismes institutionnalisés de contrôle devraient être mis en place. Autre limite : la logique site par site ne permet pas d’adopter une démarche intersectorielle nécessaire à une transformation systémique. Cela conduit à faire la part belle à la capture carbone plutôt que de chercher à réduire les productions pour lesquelles des procédés sans carbone ne sont pas disponibles. Mais, au moins, nous sommes ici dans le concret, loin des mascarades de la finance verte.

 

La planification écologique exige un effort de financement dont la magnitude est telle que seuls les États peuvent le fournir. Mais ce n’est pas tout. Les insuffisances de l’IRA aux États-Unis, du NZIA en Europe et, a fortiori, du mirage du verdissement de la politique monétaire indiquent en creux que des instances d’intervention directe doivent être mises en place. Pour dépasser l’illusion d’une médiation par les marchés financiers ou l’enfermement dans des silos sectoriels de pilotage de l’investissement, il est nécessaire d’assumer une décision politique sur des priorités indissociablement économiques, sociales et écologiques.

La clé de voûte de la socialisation écosocialiste de l’investissement, c’est la délibération sur la matrice productive, de façon à programmer une mutation structurelle intersectorielle ; pour gagner massivement en sobriété, il ne faut pas seulement verdir des processus existants, mais définir une articulation des fonctions économiques fondamentales (logement, transports, alimentation, recyclage…) qui permette de réduire l’empreinte matérielle des activités humaines. Les analyses input-output – notamment pour comprendre les dynamiques inflationnistes dans un contexte d’enchevêtrement des crises ou encore pour saisir les vulnérabilités des économies en développement dans la transition bas carbone23 – offrent un instrument pour identifier les nœuds systémiques au sujet desquels les sociétés doivent prendre les décisions les plus cruciales.

La délibération intersectorielle sur l’investissement implique de se projeter dans le temps long car les équipements démantelés et les infrastructures déployées vont affecter dans la durée les communautés et déterminer les paramètres matériels du vivre-ensemble. De telles décisions ne peuvent être acceptées que si elles reposent sur une légitimité politique en acier trempé, que seule pourrait fournir une architecture démocratique robuste, qui reste en grande partie à inventer (nous y reviendrons dans la quatrième partie).

Socialiser l’investissement pour émanciper le travail

Dans la tradition socialiste, la socialisation de l’investissement n’a pas pour seul enjeu le pilotage de l’économie ; elle concerne également l’abolition de la séparation du travail et du capital et des rapports d’exploitation et d’aliénation que celle-ci implique au point de production. Davantage que du côté du modèle soviétique, dans lequel la démocratie des producteurs n’eut jamais véritablement sa place, il faut se tourner vers la radicalisation de la social-démocratie suédoise dans les années 1970 pour trouver l’expérience la plus avancée dans ce domaine.

La conception sociale-démocrate de la planification élaborée dans ce pays scandinave pendant les années 1920 et 1930 ne se distingue pas fondamentalement des autres formes développementistes identifiées précédemment. Elle suggère que, « pour promouvoir l’efficacité macroéconomique, l’État doit intervenir stratégiquement dans la restructuration de l’industrie. Et si les pressions exercées sur les entreprises privées ou l’octroi de subventions ne suffisent pas, cette action doit passer par la propriété publique24 ». Cette perspective réformiste, pourtant modeste, est abandonnée après la Seconde Guerre mondiale, au moment où se noue le compromis national qui soutient une coopération de classes poussée pendant plusieurs décennies : tandis que les sociaux-démocrates renoncent à leur ambition planificatrice et, plus généralement, à toute intervention étatique significative dans les processus de restructuration industrielle, les partis bourgeois et les milieux d’affaires acceptent l’expansion de la protection sociale, la gestion macroéconomique de la demande pour atteindre le plein-emploi et une politique de hauts salaires destinée à favoriser un remplacement progressif des firmes retardataires par les entreprises les plus modernes.

La question de la planification revient cependant sur le devant de la scène dans les années 1970, dans un contexte de radicalisation politique de la classe ouvrière. La Landsorganisationen i Sverige, principale confédération syndicale du pays, soutient alors que le développement économique et technologique « nécessite un plus haut degré de planification et de coordination au sein de l’industrie » et que « le mouvement syndical aspire à exercer une influence réelle non seulement sur le volume des investissements, mais aussi sur la manière, le moment et le lieu où les investissements sont réalisés25 ».

Pourtant, une fois encore, la poussée planificatrice laisse rapidement de côté la volonté initialement affichée d’instaurer un contrôle démocratique sur une coordination centralisée de l’investissement. Cela débouche certes sur l’élaboration d’un projet hautement ambitieux de socialisation de la propriété, mais en abandonnant l’idée d’un ordonnancement démocratique du déploiement de l’activité économique dans son ensemble.

Adopté par le congrès syndical de 1976, le plan élaboré par Rudolf Meidner propose un mécanisme de socialisation progressif de l’ensemble de l’économie par le biais d’une règle de partage des profits. Le principe général est le suivant : 20 % des bénéfices sont alloués sous forme d’actions à un fonds central représentant tous les salariés, de sorte que, progressivement, la propriété des firmes serait passée entre les mains des salariés, bouleversant en quelques décennies la répartition du patrimoine dans le pays. Les dividendes perçus au titre des actions acquises devaient être utilisés pour accélérer le mouvement de bascule ainsi que pour financer la formation et l’expertise nécessaires afin que le camp des travailleurs puisse exercer ses prérogatives de propriétaire du capital.

Ce projet a d’abord été édulcoré puis, finalement, abandonné du fait de la mobilisation du patronat et du manque de détermination du parti social-démocrate. Il est certain que, mené à son terme, un tel bouleversement dans le champ de la propriété aurait facilité une plus grande cohésion entre, d’un côté, les décisions d’investissement au niveau des entreprises et, de l’autre, les orientations d’une éventuelle politique industrielle au niveau national. Mais, sur le plan institutionnel, rien n’était prévu pour permettre cet alignement. Meidner lui-même expliquait que son plan ne permettrait pas aux salariés de peser davantage sur l’allocation du capital entre les firmes dans la mesure où les gains engendrés par les parts détenues par le fonds collectif des salariés devaient rester dans le fonds de roulement des entreprises. L’influence du collectif général des travailleurs sur l’investissement devait bien augmenter, mais uniquement par le biais d’une intervention au niveau de chaque firme, et non pas dans le cadre d’une délibération centralisée sur l’allocation du capital entre les secteurs26.

En dépit de cette limite essentielle, le plan Meidner souligne une dimension importante dans la question de l’investissement ; celle-ci n’est pas seulement un enjeu macro- ou mésoéconomique de répartition de ressources pour définir un sentier de développement, c’est aussi un problème microéconomique de qualité du processus de travail qui touche au quotidien de l’ensemble de la population laborieuse. Au point de production, les travailleuses et les travailleurs ont des connaissances tacites que la société dans son ensemble a intérêt à mobiliser. En outre, de leur capacité à peser sur les transformations de l’outil de travail dépendent aussi leur implication psycho-affective dans l’activité productive et le sens qu’ils lui donnent. L’efficacité du travail et la capacité d’innovation exigent la persistance d’une agentivité au niveau local.

La socialisation écosocialiste de l’investissement ne saurait donc se limiter à une démocratisation du processus d’allocation du capital au niveau central. Cette dimension est essentielle pour choisir entre des scénarios qui engagent l’ensemble de la communauté sur le temps long ; le chaînage productif et écologique qui leur correspond peut être piloté dans ses grandes directions par la politique de crédit et les services publics. Mais cette socialisation centrale de l’investissement ne doit empêcher ni l’intervention des travailleurs au niveau du secteur, ni l’existence d’une liberté réelle des collectifs de travail à influer sur les choix entre les diverses possibilités de production et les formes technico-organisationelles qui les sous-tendent, y compris donc sur les types précis d’investissements à réaliser27.

Le tableau 1 résume succinctement les différents enjeux des politiques d’investissement.

La socialisation n’est jamais complètement absente. Par la réglementation, par exemple en matière de sécurité, de standards et bien sûr de normes environnementales, les décisions privées d’investissement sont en partie subordonnées à des choix politiques au niveau étatique, voire international. Cependant, le principe général qui a gouverné l’évolution des politiques économiques des années 1980 à la fin des années 2010 consistait à s’en remettre aux marchés financiers, aux banques et aux firmes pour décider de l’allocation du capital aux producteurs ; l’intervention publique pouvait avoir un caractère générique – par exemple encourager la recherche et développement (R&D) –, mais ne devait point intervenir sur l’orientation qualitative de l’investissement. La question de l’intervention des travailleurs était aussi, dans la plupart des contextes, exclue (à l’exception néanmoins de la participation subordonnée des travailleurs aux conseils d’administration des grandes firmes, principalement en Allemagne).

Tableau 1. Politiques de l’investissement : typologie et exemples

Socialisation réduite

Socialisation intersectorielle

Exclusion des travailleurs

Néolibéralisme

Union européenne et États-Unis au milieu du XXe siècle

Développementalisme

Corée du Sud et France après la Seconde Guerre mondiale, URSS

Participation des travailleurs

Social-démocratie suédoise

Plan Meidner

Socialisme démocratique

Expérience interrompue de l’unité populaire chilienne

La version la plus avancée du modèle social-démocrate suédois autour du plan Meidner permet une intervention des travailleurs dans les choix d’investissement au niveau des firmes, mais sans toucher à la coordination par le marché, si bien qu’aucune socialisation intersectorielle de l’investissement n’est envisagée, empêchant toute forme de délibération centralisée des choix en ce qui concerne le mode de développement dans son ensemble.

À l’inverse, les modèles développementistes comme celui de la Corée du Sud et de la France après la Seconde Guerre mondiale reposent sur une forte coordination au niveau central de la politique d’investissement, ce qui implique une politisation de l’allocation du capital et une subordination des capitalistes individuels au cadre défini par les pouvoirs publics. Le modèle soviétique ayant aboli la propriété privée des moyens de production est bien sûr beaucoup plus radical, mais il partage avec ces modèles le même principe d’une politisation centralisée de l’investissement sans participation des travailleurs.

Le modèle du socialisme démocratique ambitionne de combiner démocratisation du pilotage intersectoriel de l’investissement et autonomie relative des choix technico-organisationnels par les travailleurs dans le cadre du plan. Cette aspiration se retrouve dans l’expérience du gouvernement d’unité populaire dirigé par Salvador Allende au Chili au début des années 1970 ; l’esquisse d’un modèle de planification cybernétique avec le projet Cybersyn voulait articuler en temps réel données sur les besoins de consommation, interventions des collectifs de producteurs et résolution centrale des tâches de pilotage de la trajectoire socioéconomique dans son ensemble28. Mais, interrompue dans les premiers mois de son déploiement par le coup d’État du général Pinochet, cette forme inédite n’a pas eu le temps de fleurir.

En matière d’investissement, la médiation principale entre ces deux pôles que sont la démocratisation du pilotage central (et régional) et la préservation de l’autonomie relative des collectifs de travail objectifs passe par la politique du crédit. Celle-ci permet de donner chair aux choix établis entre différents scénarios tout en préservant la capacité des secteurs et des collectifs de travail de définir et d’innover dans la manière d’atteindre les objectifs fixés à partir des moyens qui leur sont alloués.

Investir pour la contraction matérielle

L’investissement est le moteur de la croissance. Pour les capitalistes individuels, c’est la perspective de rendements futurs qui justifie d’acquérir des moyens de production : si tout se passe conformément au business plan, une fois les fournisseurs payés, les machines et les bâtiments remboursés, les salaires versés, la marchandise écoulée, la valeur dont disposent les investisseurs est nettement supérieure à leurs dépenses totales. Cette valorisation microéconomique est le fondement de l’accumulation macroéconomique. Boosté au crédit, le nouveau cycle d’investissement recommence sur une base élargie, davantage de travail, davantage de moyens de production, davantage de ressources naturelles aussi, sont engagés pour produire encore plus de valeur.

Cette logique d’accumulation diffère sur un point crucial du modèle de Husson : dans celui-ci, le chaos de la concurrence intercapitaliste est évité. Cependant, la centralisation du surplus vise aussi à coordonner l’orientation de la reproduction élargie, ce qu’il appelle le « mode de croissance ». Au fond, il s’agit toujours de poursuivre l’accumulation, même si celle-ci doit être guidée par la délibération démocratique sur les besoins plutôt que par les perspectives de la rentabilité.

Le projet de socialisation écosocialiste de l’investissement recoupe en grande partie celui de la planification socialiste de Husson : organiser la dynamique de l’économie en partant d’une délibération démocratique sur les besoins. Elle emprunte aux sociaux-démocrates suédois le souci d’une autonomie relative des collectifs de travail sur les choix technico-organisationnels. Là où elle se distingue de ces deux traditions, c’est par l’exigence d’une décroissance de l’impact des activités humaines sur la biosphère et les grands cycles naturels de manière à préserver des conditions accueillantes pour la vie humaine et non humaine.

La question n’est ainsi pas seulement celle de la priorisation de telle ou telle facette du mode de développement, autrement dit de la production de valeur d’usage ciblée, ni uniquement d’un renforcement de l’agentivité des travailleurs en ce qui concerne l’organisation de leur activité. L’enjeu est aussi crucialement de transformer la matrice productive en abandonnant certains procédés, en intégrant à d’autres des technologies plus propres et en donnant davantage de place à la production faiblement intensive en matière. Bref, il s’agit d’ajouter, au filtre démocratique des besoins et à celui de l’autonomie relative des travailleurs, le filtre de la soutenabilité. Concrètement, le principe de prééminence de la comptabilité écologique sur la comptabilité économique exposé précédemment signifie que les crédits distribués par les banques d’investissement/désinvestissement sont conditionnés par un faisceau de critères écologiques qui définissent l’espace de déploiement des activités financées.

Au cours de la mutation structurelle vers la soutenabilité forte, la fonction d’investissement subit un grand bouleversement. Investir dans une économie de décroissance de l’empreinte écologique, cela veut dire : 1) organiser le démantèlement d’activités néfastes au moment même où 2) un big push nécessite une mobilisation générale pour construire une structure productive respectueuse de l’environnement et 3) les biens et services salariaux doivent être reconsidérés du point de vue de leur impact écologique.

Ces défis enchevêtrés signifient que l’effort à accomplir est à la fois énorme et déconnecté de toute rétribution immédiatement tangible. On comprend aisément que les ressources dégagées pour le démantèlement d’activités nocives représentent un pur coût sur le plan économique. Mais le déploiement de procédés plus propres pèse également, soit qu’ils soient plus onéreux à mettre en œuvre que les méthodes précédemment utilisées, soit qu’ils viennent remplacer des équipements plus tôt que prévu initialement.

Il faut donc beaucoup investir de ressources en travail, en capital, mais aussi en ressources naturelles pour transformer la structure économique, ce qui implique de renoncer à leur usage pour la consommation. Et ce surcroît d’effort, contrairement aux expériences développementistes, n’engage pas une promesse de prospérité grandissante pour l’avenir.

Pourtant, il y a bien rétribution : la protection et la restauration des conditions écologiques d’une vie désirable constituent une cause susceptible de mobiliser29 à condition que le lien entre l’effort et l’effet soit traçable, significatif et n’autorise pas des comportements de passager clandestin. De plus, une partie des coûts sont transitionnels. Par exemple, en matière de stabilisation du climat, l’effort à réaliser pour défaire le système des hydrocarbures s’étend sur quelques années ; il en va de même pour l’abandon de techniques agricoles intensives en intrants chimiques qui exigent un surcoût initial en termes de formation, de réorganisation des filières ainsi que d’accompagnement de la fermeture ou de la reconversion des sites industriels ayant perdu leur raison d’être. Mais, une fois les systèmes énergétiques et agricoles mis sur de nouveaux rails, le même effort n’a pas besoin d’être continuellement répété.

Après la bifurcation, davantage de ressources seront donc disponibles pour la consommation, et ce même s’il n’y a pas de croissance de l’activité ; en d’autres termes, l’exigence de comprimer la consommation pour laisser de la place à un push d’investissement a un caractère temporaire.

Pour cette période spéciale, le premier levier de sobriété est la taxation des plus riches, avec comme avantage subsidiaire de réduire la pression culturelle qu’exercent les modes de vie ostentatoires les moins soutenables sur les modes de vie subalternes. Étant donné cependant l’ampleur de l’effort à accomplir à court terme, la taxation des hauts revenus et des hauts patrimoines risque de ne pas suffire. Comme la hausse de l’activité associée au démantèlement et aux nouveaux investissements doit nourrir une augmentation du niveau des salaires et de l’emploi, lever une épargne obligatoire, une idée suggérée par Keynes dans le contexte du débat sur le financement de la Seconde Guerre mondiale30, peut fournir un puissant levier complémentaire. Prélever de manière progressive une telle épargne sur l’ensemble de la population permettrait de dégager les ressources immédiatement nécessaires pour la mutation structurelle tout en enregistrant les efforts productifs qui ont été effectués par chacun de manière à leur accorder la reconnaissance qu’ils méritent. Cette épargne protégée contre l’inflation serait libérable au bout de cinq à dix ans sous forme de surcroît de revenu, de congé ou de réduction du temps de travail, au moment où l’effort d’investissement pourra être relâché.

Garantir l’emploi pour lui donner du sens

Dans sa mouture initiale, l’argument en faveur de la socialisation de l’investissement répondait à ce que l’économiste Joan Robinson appelait la première crise de la science économique, « l’effondrement d’une théorie qui ne pouvait rendre compte du niveau de l’emploi. La seconde crise provient d’une théorie qui ne peut rendre compte du contenu de l’emploi31 ». Dans cette communication publiée en 1972 par l’American Economic Review, Joan Robinson considère ainsi que la qualité de l’activité elle-même, pas l’élimination du fléau du chômage donc, est la question centrale.

Les décennies néolibérales, le retour d’un sous-emploi endémique et la marginalisation des pensées hétérodoxes ont hélas congelé cette discussion, la confinant aux marges du débat économique. Elle constitue cependant exactement le nœud où se conçoit l’avènement d’une économie post-croissance. Ainsi, au-delà du push transitionnel, la socialisation de l’investissement écosocialiste doit permettre de déconnecter l’idée d’investissement de celle de croissance tout en faisant le lien entre plein-emploi et sens du travail.

L’économiste Hyman Minsky est sans doute celui qui a exprimé dans les termes les plus clairs le basculement macroéconomique qu’il s’agit d’opérer. Dans un bref article publié un an après celui de Robinson, il oppose deux stratégies de lutte contre le chômage32. Dans la première, « la croissance économique est considérée comme souhaitable et le taux de croissance est déterminé par le rythme de l’investissement privé, ce qui conduit à mettre l’accent sur l’investissement privé comme moyen privilégié pour atteindre le plein-emploi ». La politique de relance a ainsi pour but de retourner les anticipations de profits des investisseurs afin de permettre à l’accumulation de repartir. Cela passe par des déductions fiscales sur les investissements, des commandes publiques – typiquement dans l’armement ou le BTP –, des subventions pour les secteurs de la construction ou pour la R&D.

Pour Minsky, cette stratégie présente de nombreux défauts : elle conduit à accroître la part du capital dans le revenu global, nourrit des relations financières instables, contribue à l’accroissement des inégalités de salaire et à la diffusion du consumérisme, et peut, en outre, provoquer de l’inflation.

Aujourd’hui, ces politiques d’incitation à l’investissement butent sur les limites de la croissance capitaliste : l’épuisement de la dynamique industrielle dans les pays riches, la hausse de la demande pour les services de « production de l’homme par l’homme33 » (santé, loisir, éducation…) et la dégradation des conditions écologiques imposent de repenser fondamentalement l’idée même de dynamique économique.

L’autre stratégie de lutte contre le chômage, celle qui a la préférence de Minsky, offre précisément cela. Son principe central est celui de l’État comme « employeur en dernier ressort », c’est-à-dire que l’État (ou les collectivités locales) s’engage à fournir un emploi à tous ceux qui sont prêts à travailler au salaire de base du secteur public, et éventuellement au-delà en fonction des qualifications requises pour les emplois proposés.

Il s’agit de « prendre les chômeurs tels qu’ils sont et d’adapter les emplois publics à leurs compétences ». Les emplois se situent dans des services intensifs en travail qui engendrent des effets utiles immédiatement perceptibles pour la collectivité dans des domaines comme l’aide aux personnes âgées, aux enfants et aux malades, l’amélioration de la vie urbaine (espaces verts, médiation sociale, restauration de bâtiment, gardiennage d’immeuble…), l’environnement, l’animation en milieu scolaire, les activités artistiques, etc. Ces activités ont toutes pour particularité d’être « non productives », dans le sens où elles ne suscitent pas ou peu de gains de productivité.

Comme le résume Minsky, l’objectif est « une meilleure utilisation des capacités existantes plutôt que leur accroissement ». Des impôts fortement redistributifs et les économies réalisées sur les prestations chômage permettraient de financer ces emplois. Une telle stratégie conduirait, en outre, écrit-il en reprenant une fameuse métaphore de Keynes, à une « euthanasie relativement rapide des rentiers ». En effet, comme « elle n’implique pas de stimuler l’investissement privé […], une imposition véritablement progressive et effective de l’héritage » est possible, de même qu’une « imposition des bénéfices qui ne se soucie pas de protéger les marges des entreprises ».

Face à l’immense gâchis humain et social que représente le chômage et devant la nécessité de rompre avec le productivisme, la politique de garantie d’emploi offre d’orienter l’investissement vers les secteurs à faible productivité mais haute utilité sociale qui sont typiquement négligés par les firmes capitalistes.

Foncièrement écosocialiste, la garantie de l’emploi constitue une protection pour l’ensemble des travailleurs contre les vicissitudes de la bifurcation écologique tout en promouvant des activités productives intensives en travail mais légères pour l’environnement.

Dans La Part maudite, un livre paru en 1949, Georges Bataille remarquait que « les produits ne peuvent être employés à des fins productives que dans la mesure où l’organisme vivant, qu’est l’humanité économique, peut accroître ses équipements. Ce n’est pas entièrement, ni toujours, ni indéfiniment possible ». Et de poursuivre : dans une telle situation, « ce qui importe […] n’est plus de développer les forces productives mais d’en dépenser luxueusement les produits34 ».

Bataille voyait arriver ce moment où la croissance économique globale bute sur les limites de l’espace terrestre. Ce qu’il n’avait pas anticipé, c’est qu’il ne s’agirait pas juste d’arrêter de développer les forces productives. Avant de pouvoir en dépenser luxueusement les produits, les générations contemporaines doivent se défaire du fardeau d’un appareil productif destructeur de la nature et, dans un nouvel effort collectif, s’équiper pour produire autrement.

Investir encore, donc. Mais, à l’âge de la crise écologique généralisée, la socialisation de l’investissement recouvre une autre réalité que par le passé. Non productiviste, cette socialisation ne vise pas simplement à démocratiser les grandes orientations du fonctionnement de l’économie ni à assurer que les collectifs de travail pèsent sur l’organisation de la production, comme le proposent les modèles socialistes et sociaux-démocrates. Si elle fait siens ces objectifs, la voie écosocialiste les transforme en assumant l’importance d’une mobilisation immédiate pour faire bifurquer nos systèmes productifs et la préférence pour une politique de plein-emploi tournée vers les activités intensives en travail qui rendent la vie meilleure aux humains sans saccager la nature.

1. Michel HUSSON (alias Maxime DURAND), « Planification : 21 thèses pour ouvrir le débat », Critique communiste, no 106-107, 1991.

2. Voir notamment Alec NOVE, The Economics of Feasible Socialism, Londres, Unwin Hyman, 1983.

3. John Maynard KEYNES, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Paris, Payot, 1936, p. 371.

4. James CROTTY, « Public investment and state planning in 1924 : the real Keynesian revolution begins » Keynes Against Capitalism. His Economic Case for Liberal Socialism, Abingdon/New York, Routledge, 2019, p. 48-62. Keynes est aussi un des contributeurs au rapport intitulé Britain’s Industrial Future publié sous l’égide du parti libéral. Dans ce document, il présente en détail l’organisation institutionnelle et le mode de financement d’un Board of National Investment conçu comme une autorité centrale capable de sélectionner, superviser, coordonner et financer tous les programmes d’investissement public à tous les niveaux de gouvernement ainsi que les investissements privés dont les objectifs sont congruents avec les objectifs du board. James CROTTY, Keynes Against Capitalism, op. cit., p. 95-115. L’idée d’un National Board of Investment est défendue également par le Labour Party, notamment dans les résolutions de sa conférence annuelle de 1931, mais, dans cette version, un contrôle beaucoup plus ambitieux sur les entreprises privées, y compris par des nationalisations et une supervision des opérations boursières, est envisagé. Cette discussion est abordée dans Aaron BENANAV, « A dissipating glut ? », New Left Review, vol. 140, 2023, p. 53-81.

5. On parle d’« États développeurs » (developmental states) pour désigner ceux qui ont présidé au décollage de pays en « retard » par rapport au cœur du système capitaliste : Japon, Corée du Sud et Taïwan principalement.

6. Alice H. AMSDEN, Asia’s Next Giant. South Korea and Late Industrialization, New York, Oxford University Press, 1992, p. 72-76.

7. Daniela GABOR, « The Wall Street consensus », art. cit. ; Daniela GABOR, « The (European) derisking state », art. cit., p. 53-84 ; Daniela GABOR et Ndongo SAMBA SYLLA, « Derisking developmentalism : a tale of green hydrogen », Development and Change, vol. 54, no 5, 2023, p. 1169-1196.

8. Nelo MAGALHÃES, « The green investment paradigm : another headlong rush », Ecological Economics, vol. 190, 2021, p. 107209.

9. Il existe peu de modèles permettant de comprendre de manière intégrée l’imbrication des dynamiques écologique, économique et financière dans le contexte de la transformation structurelle vers une économie bas carbone en raison des limites des données disponibles, mais aussi, plus fondamentalement, de la difficulté à comprendre au niveau théorique la complexité des rapports entre ces différents domaines et à définir des méthodes adéquates pour en rendre compte. Gregor SEMIENIUK et al., « Low-carbon transition risks for finance », WIREs Climate Change, vol. 12, no 1, 2021, p. e678. Les modèles stock-flow cohérents développés par les économistes post-keynésiens sont les plus avancés dans ce domaine. Ils montrent que : « 1) la transition ne peut être achevée que grâce à un niveau élevé de la part d’investissement, sans précédent dans les économies occidentales depuis la Seconde Guerre mondiale ; 2) une forte dynamique inflationniste apparaît ; 3) le taux de retour énergétique global du système énergétique diminue pendant la transition ; 4) les entreprises du secteur de l’énergie subissent une baisse de rentabilité et ont donc besoin d’une aide substantielle du gouvernement. Cette dernière constatation remet en question la pertinence de la privatisation du secteur de l’énergie ». Pierre JACQUES et al., « Assessing the economic consequences of an energy transition through a biophysical stock-flow consistent model », Ecological Economics, vol. 209, 2023, p. 107832.

10. Patrick BIGGER et al., « The Inflation Reduction Act : the good, the bad and the ugly », The Climate and Community Project, 2022.

11. Lisa WINKLER et al., « The effect of sustainable mobility transition policies on cumulative urban transport emissions and energy demand », Nature Communications, vol. 14, no 1, 2023, p. 2357. Révélateur de la priorité accordée aux véhicules électriques, d’après les calculs du gouvernement au mois de juin 2023, plus de 100 milliards de dollars d’investissements avaient été réalisés dans la fabrique des batteries, 30 milliards dans la production d’automobiles électriques, mais seulement 9 milliards dans la fabrication de panneaux solaires et 3, 5 milliards dans les éoliennes offshore. US DEPARTMENT OF ENERGY, Investments in American-Made Energy, 28 juin 2023.

12. Kevin ANDERSON et Glen PETERS, « The trouble with negative emissions », Science, vol. 354, no 6309, 2016, p. 182-183.

13. Simone TAGLIAPIETRA, Reinhilde VEUGELERS et Jeronim ZETTELMEYER, « Rebooting the European Union’s Net Zero Industry Act », Bruegel Policy Brief, 22 juin 2023 ; LOAN PROGRAMS OFFICE, « Mission : building a bridge to bankability », 2023.

14. EUROPEAN CENTRAL BANK, « ECB takes further steps to incorporate climate change into its monetary policy operations », 4 juillet 2022 ; Jérôme DEYRIS, « Too green to be true ? Forging a climate consensus at the European Central Bank », New Political Economy, 2 janvier 2023, p. 1-18.

15. IMF, Lower for Longer, 2019, p. 87.

16. Cédric DURAND, Le Capital fictif. Comment la finance s’approprie notre avenir, Paris, Les Prairies ordinaires, 2014, p. 24.

17. Yannis DAFERMOS, « Towards a climate just financial system », SOAS Department of Economics Working Paper, no 259, 2023, p. 5.

18. Chris HESKETH, « Clean development or the development of dispossession ? The political economy of wind parks in Southern Mexico », Environment and Planning E : Nature and Space, vol. 5, no 2, 2022, p. 543-565 ; Paolo FORNAROLI, « Green extractivism and the decarbonisation of monetary policy : the case of the ECB’s corporate QE programme », mémoire de master, EPOG, 2023, p. 36-40. Les tentatives de reshoring des activités minières font aussi émerger des dynamiques d’échange inégal internes aux pays du Nord. Thea RIOFRANCOS, « The security-sustainability nexus : lithium onshoring in the Global North », Global Environmental Politics, vol. 23, no 1, 2023, p. 20-41.

19. Cheng ZHANG et Bo ZHOU, « Where should the money go ? The green effect of governmental guidance when sustainable finance impacts brown firms », Pacific-Basin Finance Journal, vol. 78, 2023, p. 101961 ; CLIMATE BONDS INITIATIVE, The Green Bond Endorsed Project Catalogue 2021 Edition, 2021.

20. Jacky WONG, « China’s green revolution is quietly succeeding », Wall Street Journal, 2 juin 2023 ; Kyle [@KyleTrainEmoji], « The progress China has made in renewable energy just THIS YEAR makes the entire rest of the world look like it’s standing still. I wrote in December that to call China the “world leader in renewable energy” was a colossal understatement. That’s even more true today. »

21. BLOOMBERG NEWS, « China jails almost 50 steel executives for faking emissions data », Bloomberg.com, 28 janvier 2022.

22. Solène DAVESNE, « Elisabeth Borne relève les copies des 50 sites industriels les plus émetteurs de CO2 », L’Usine nouvelle, 23 juin 2023. Le Réseau Action Climat propose un travail de suivi sur les principaux sites, pointant l’effort jusqu’alors très insuffisant en dépit de financements importants. Aurélie BRUNSTEIN, « 50 sites industriels français les plus émetteurs de CO2. L’heure des comptes », Réseau Action Climat, 26 juin 2023.

23. Isabella M. WEBER et al., « Inflation in times of overlapping emergencies : systematically significant prices from an input-output perspective », Economics Department Working Paper Series, no 340, University of Massachusetts Amherst, 2022 ; Guilherme MAGACHO et al., « Macroeconomic exposure of developing economies to low-carbon transition », World Development, vol. 167, 2023, p. 106231.

24. Jonas PONTUSSON, The Limits of Social Democracy. Investment Politics in Sweden, Ithaca, Cornell University Press, 1994, p. 43.

25. Cité in ibid., p. 189.

26. Ibid., p. 191-193.

27. Aaron BENANAV, « Socialist investment, dynamic planning, and the politics of human need », Rethinking Marxism, vol. 34, no 2, 2022, p. 199.

28. Eden MEDINA, Cybernetic Revolutionaries. Technology and Politics in Allende’s Chile, Cambridge, MIT Press, 2011 ; Evgeny MOROZOV, The Santiago Boys, Chora Media/Post-Utopia, 2023.

29. Le parallèle entre effort de guerre et effort de transformation écologique a ses limites (voir chapitre 2), mais un des aspects qui le rendent pertinent concerne précisément cette idée de renonciation à court terme à la consommation matérielle pour quelque chose qui la dépasse.

30. John Maynard KEYNES, « Paying for the war : summary of proposals for a comprehensive scheme », Trades Union Congress, 1940 ; Isaac DEUTSCHER, « Starve for victory ! Compulsory saving or compulsory inflation », Workers Fight, février 1940.

31. Joan ROBINSON, « The second crisis of economic theory », The American Economic Review, vol. 62, no 1-2, 1972, p. 6.

32. Hyman P. MINSKY, « The strategy of economic policy and income distribution », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, vol. 409, 1973, p. 92-101. Voir également Cédric DURAND et Dany LANG, « Comment l’État peut-il combattre le chômage ? L’Etat, employeur en dernier ressort », Le Monde.fr, 7 janvier 2013. Et pour une version contemporaine de l’argument dans le contexte des États-Unis, voir Pavlina R. TCHERNEVA, Romaric GODIN et Christophe JAQUET, La Garantie d’emploi. L’arme sociale du Green New Deal, Paris, La Découverte, 2021.

33. Robert Boyer parle à ce propos de modèle anthropogénétique. Robert BOYER, La Croissance, début de siècle. De l’octet au gène, Paris, Albin Michel, 2002.

34. Georges BATAILLE, La Part maudite, Paris, Minuit, 1949, p. 60 et 75.

7. La demande émancipée

Le libéralisme économique repose sur un axiome individualiste. Les actions rationnelles des individus dispersés fondent l’efficacité du système ; elles l’animent et le déterminent en dehors de toute transcendance. La notion de souveraineté du consommateur évoquée précédemment synthétise cette conception. À condition que la concurrence soit libre et non faussée, les choix des consommateurs constituent la force motrice qui guide efficacement la production. À la marge, l’intégration de correctifs au système de prix pallie les défaillances de marché, par exemple avec la taxation du carbone. Mais la foi dans la vertu sociale de l’agrégation des calculs égoïstes reste le centre de gravité de cette philosophie. Pour ce qui concerne la crise écologique, elle met donc largement l’accent sur la responsabilisation des individus, laissant au second plan les effets de structure véritablement déterminants.

Le cercle vicieux de la responsabilisation des individus

Les recherches des dernières décennies en sciences cognitives et en économie expérimentale1 ont cependant ruiné l’idée d’un sujet transparent à lui-même et, partant, capable d’optimiser son bien-être en prenant des décisions rationnelles conformes à ses préférences. En réalité, la plupart de nos actions s’effectuent de manière machinale, sans réfléchir. Le plus souvent, nous suivons des routines, préférant une solution satisfaisante plutôt que de nous épuiser dans la vaine quête d’arbitrages optimaux2. Et, même lorsque nous agissons de manière délibérée, nos décisions ne se conforment pas aux canons du choix rationnel des économistes ; de multiples biais altèrent notre jugement et nous font dévier de nos préférences auto-déclarées. L’incohérence temporelle représente l’un des exemples les plus évidents de ce décalage par rapport au monde rêvé de la théorie ; fréquemment, nous prenons des décisions que nous regrettons : le verre ou le dessert de trop, le gadget inutile…

Face à des sujets en chair et en os incapables de soutenir les exigences de l’édifice néoclassique, le nudging représente une tentative de rafistolage du réel. L’objectif est de mettre en place des dispositifs qui influencent discrètement les décisions des individus. L’exemple le plus connu est celui de dessins de mouche sur la faïence des urinoirs. Grâce à cette petite modification introduite à l’aéroport de Schiphol (Pays-Bas) – mais dont on trouve une première variante avec un dessin d’abeille en Angleterre dès l’époque victorienne –, une diminution notable du travail de nettoyage aurait été obtenue. Le principe est simple : focaliser l’attention sur quelque chose que l’on n’aime pas pour inciter à viser juste. Le motif de la mouche n’a bien sûr rien d’obligatoire : au printemps 2009, peu après la faillite des principales banques islandaises dans le sillage de la grande crise financière, des photos des dirigeants de ces établissements faisaient office de cible dans les toilettes du bar Sodoma, dans le centre de Reykjavik3.

Présenté de la sorte, le nudging semble anodin. Dans les faits, cette démarche a donné lieu à d’innombrables applications depuis une quinzaine d’années au service du marketing comme de l’action publique, notamment dans le domaine de l’environnement4. Un exemple typique est l’ajout, sur les factures individuelles d’eau, d’un point de comparaison avec la consommation du voisinage en vue d’économiser cette ressource ; mettre à disposition une simple information suggestive suffirait à produire des effets tangibles

Pourtant, en 2022, deux sommités du domaine, Nick Chater et George Loewenstein, jetaient un pavé dans la mare :

Une ligne de pensée influente dans les sciences comportementales, à laquelle les deux auteurs ont longtemps souscrit, est que bon nombre des problèmes les plus urgents de la société peuvent être traités à peu de frais et de manière efficace au niveau de l’individu, sans modifier le système dans lequel l’individu opère. Nous pensons aujourd’hui qu’il s’agit d’une erreur […]. Les résultats de ces interventions ont été décevants et modestes. Mais, surtout, ils ont incité de nombreux spécialistes du comportement (mais pas tous) à formuler les problèmes politiques en termes individuels et non systémiques : à adopter ce que nous appelons le « cadre i » plutôt que le « cadre s ». La différence peut être plus importante que les partisans du cadre « i » ne l’ont réalisé, dans la mesure où l’accent mis sur le niveau individuel détourne l’attention et le soutien des politiques qui portent sur le cadre « s »5.

Les auteurs mettaient ensuite en évidence plusieurs impasses de la stratégie comportementaliste. En premier lieu, les problèmes systémiques ne peuvent pas être résolus au seul niveau des individus, si bien que des interventions, à première vue très efficaces, peuvent n’avoir en fin de compte qu’un impact négligeable. Par exemple, un essai à grande échelle considéré comme un grand succès a montré qu’environ 80 % des particuliers et des entreprises suisses auxquels a été proposé par défaut un tarif d’énergie verte plus coûteux ont conservé cette option durablement6. Un changement rapide des comportements a bien été obtenu, mais ce résultat impressionnant n’a pas eu d’impact immédiat sur les émissions, puisque le mix énergétique résulte d’investissements de long terme.

En second lieu, la multiplication des interventions au niveau individuel a pour effet collatéral de diminuer le soutien pour des politiques systémiques. Plusieurs mécanismes interviennent, mais un ressort cognitif simple permet de comprendre ce qui se joue : le cerveau se représente les différents stimuli reçus d’une seule manière à la fois. Par conséquent, lorsque plusieurs cadres interprétatifs se présentent, ils entrent en concurrence et le plus saillant tend à évincer les autres. Ainsi, l’accent mis sur la responsabilité individuelle détourne l’intérêt pour l’action collective.

En troisième lieu, Chater et Loewenstein pointent le rôle des grandes firmes. Celles-ci cherchent délibérément à renvoyer aux personnes la responsabilité des problèmes écologiques, sanitaires ou sociaux plutôt que voir leur action encadrée par les pouvoirs publics. Déjà, dans les années d’après la Seconde Guerre mondiale, un consortium d’industriels de la boisson et de l’emballage états-uniens nommé Keep America Beautiful sollicitait la responsabilité écologique des populations au moment même où ils démantelaient les systèmes de consigne7. Dans les années 2000, BP usa du même ressort pour détourner la pression engendrée par la prise de conscience du rôle des gaz à effet de serre dans le changement climatique en popularisant l’usage d’un calculateur d’empreinte carbone individuelle8. Relayé par les médias, cet outil contribua à orienter la conversation publique vers les choix individuels – peut-on continuer à prendre l’avion ? à manger de la viande ? – plutôt que sur les transformations structurelles.

En fin de compte, les recherches comportementalistes, lorsqu’elles visent à la recherche de solutions individuelles, participent d’un cercle vicieux. Les grandes firmes déploient une énergie considérable à décrédibiliser des solutions systémiques et à focaliser l’attention sur les responsabilités individuelles. Les spécialistes du comportement se concentrent sur ce niveau d’analyse au détriment des recherches macrosociales. Focalisés sur les comportements individuels, les dispositifs mis en œuvre n’ont pas d’impact systémique. Résultat : la crise environnementale s’aggrave tandis que le pouvoir des entreprises multinationales reste inchangé, ce qui leur donne toute latitude pour poursuivre leur travail de sape et faire échec aux transformations radicales nécessaires.

Par-delà production et consommation

A contrario, la comptabilité écologique et l’investissement écosocialiste sont des leviers destinés à lever le voile d’ignorance de l’échange marchand afin de rééquilibrer les rapports déréglés entre nature et sociétés. Grâce à la délibération et à l’aide d’une pluralité d’indicateurs, des jugements collectifs peuvent être prononcés et des ressources déployées de manière à mettre le mode de développement sur une trajectoire qui soit à la fois soutenable et souhaitable à différentes échelles.

Ces paramètres macro- et mésoéconomiques sont décisifs, mais ils n’éclairent pas la manière dont la place des consommateurs pourrait évoluer. Récuser la dictature d’une planification bureaucratique implique de laisser aux individus, dans le cadre défini par le plan, une liberté de choix et une capacité à peser depuis leur position de consommateur sur l’innovation et l’évolution de l’offre. En effet, comme l’écrivait l’économiste Jean-Hervé Lorenzi :

Les hommes ne parlent pas qu’un seul jour, celui de l’élaboration. Les lendemains doivent avoir aussi leur langage. Mais le Marché ne dispose que de bien peu de mots. Il s’agit moins de l’éliminer que de le remplacer par un mode d’expression plus riche et plus fidèle9.

Autrement dit, la temporalité de la demande est distincte du temps des modifications structurelles du plan ; or, dans cette temporalité plus courte, le marché est un bien pauvre médium de pilotage qu’il s’agit de remplacer par un « mode d’expression plus riche et plus fidèle » des préférences des consommateurs.

 

Production et consommation ne sont pas deux entités figées. La modernité capitaliste est celle, comme l’a montré l’économiste américain John Kenneth Galbraith, d’une domination des producteurs ; l’impératif productiviste d’écoulement de la production en vue du profit place les consommateurs dans une position subordonnée par rapport aux firmes10. Sortir du productivisme implique au contraire de redonner sa force au point de vue des utilisateurs, sans pour autant retomber dans l’aporie de la souveraineté du consommateur. L’enjeu est d’offrir aux individus la possibilité de troquer l’illusion d’une agentivité isolée factice contre une forme partagée mais effective et immédiate de souveraineté dans leurs modes de consommation. Les nouvelles formes de coordination numériques apparues avec l’e-commerce portent en elles les germes d’un tel « mode d’expression » de la demande susceptible de guider la production dans des temporalités plus courtes que le plan.

L’aspiration à structurer les activités économiques par-delà la séparation entre production et consommation est à l’œuvre dans le mouvement coopératif depuis le XIXe siècle et se retrouve dans le millier d’AMAP et les 365 magasins de producteurs recensés sur le territoire français ou encore dans l’engouement pour la plateforme La Ruche qui dit oui !11. Ces canaux permettent à des dizaines de milliers de foyers d’acquérir des produits alimentaires tout en établissant un contact direct avec les producteurs. Prise dans une acception plus large, la part des « circuits courts » – un intermédiaire maximum et une proximité géographique entre production et consommation – représente près de 15 % des achats alimentaires au milieu des années 2010 en France12, un débouché significatif pour les agriculteurs.

Dans la perspective d’un dépassement général de la division entre production et consommation, le modèle des circuits courts constitue un point d’appui essentiel. Le rapprochement entre ces deux pôles de l’économie favorise en effet leur encastrement social et écologique. Pourtant, il présente plusieurs limites qui en font un horizon insuffisant pour penser l’émancipation de la demande.

Si la relocalisation de l’alimentation peut participer d’une logique vertueuse, elle se heurte au fait que 4,4 milliards de personnes vivent en ville, soit 56 % de la population mondiale. La contrepartie de l’urbanisation est l’industrialisation de l’agriculture. On estime que seulement un tiers de la nourriture sur la planète est produit par des petites exploitations. Et cette proportion est beaucoup plus faible dans les pays riches, où les fermes de petite taille n’exploitent qu’une part négligeable des terres agricoles, tandis que celles de plus de 500 hectares en occupent les deux tiers13. Cette forte spécialisation territoriale est contraire à l’esprit des circuits courts ; et même si elle doit être freinée, elle n’en restera pas moins une donnée fondamentale pour les décennies qui viennent.

Un deuxième problème résulte du cantonnement sectoriel. Le fonctionnement de nos économies et leur impact sur la biosphère ne se réduisent évidemment pas à l’agriculture. La question du dépassement de la séparation entre production et consommation se pose donc également pour les produits manufacturiers, les écrans et les bicyclettes par exemple, et certains services, comme la restauration collective, les transports, l’éducation ou la culture.

Enfin, si les circuits courts établissent un point de contact, dans la plupart des cas ils ne suffisent pas à instaurer une véritable fusion qualitative de la consommation et de la production, même si parfois, dans le cadre des AMAP, le cahier des charges est négocié entre les deux parties. Dans la logique de filière inversée pointée par Galbraith, les producteurs tâchent d’abord de créer des désirs de consommation pour pouvoir ensuite écouler leurs marchandises. Renverser cette primauté appelle une véritable intrusion de la consommation dans la production, c’est-à-dire une contribution substantielle des utilisateurs à la définition des caractéristiques des produits, voire des processus de production.

 

Cela évoque la figure du prosumer14. Ce terme, forgé par les théoriciens du marketing dans les années 1980, fait écho au Do it yourself des années 1970, sauf qu’il ne s’agit plus là de sortir de l’échange marchand, mais au contraire de rechercher les voies d’un engagement marchand approfondi, ce qui a pu prendre plusieurs formes : la vente de produits au service du DIY (machines à coudre, kits de cuisine, outils de jardinage…), la mise au travail des consommateurs (depuis les restaurants en self-service jusqu’aux services bancaires ou de voyagiste en ligne) ou, plus récemment, avec l’avènement du Web 2.0 et des réseaux sociaux, la valorisation des contenus produits par les utilisateurs.

Dans le cas du matériel informatique et des logiciels, les utilisateurs peuvent jouer un rôle décisif dans les processus d’innovation. Mais il s’agit d’un phénomène bien plus général15. Dans l’industrie ou dans la recherche scientifique, ce sont les acheteurs qui se tournent vers leurs fournisseurs pour obtenir des améliorations ou la création de nouveaux instruments de mesure ou de nouvelles machines qui répondent à leurs besoins ; la pulsion innovatrice ainsi tirée par la demande remonte de l’aval vers l’amont. C’est également le cas dans le domaine de la santé : le gel hydroalcoolique a ainsi été mis au point par un médecin et un pharmacien des hôpitaux de Genève pour lutter contre les maladies nosocomiales16. En matière d’équipements sportifs, les utilisateurs se trouvent souvent là aussi en avance sur la production : skateboard, snowboard et planche à voile ont non seulement été inventés par des amateurs de glisse, mais ces artefacts sont constamment bricolés et améliorés par celles et ceux qui pratiquent ces activités, tout comme c’est le cas pour le matériel de montagne17.

L’innovation tirée par l’usage ne se cantonne pas aux collaborations entre professionnels. Grâce aux informations qu’ils détiennent sur le contexte d’utilisation mais aussi à la joie associée à la résolution de problèmes, tout un peuple d’utilisateurs-innovateurs contribue à faire évoluer la production. Ils et elles sont fans de caravaning ou de pêche à la ligne, adeptes de nourriture biologique, de cosmétiques ou de tuning, aficionados du bricolage ou de la couture, accros à la mode, au design ou aux tatouages, cuisiniers, musiciens ou vidéastes… Hyper-impliqués dans leur passion, ils constituent des groupes de consommateurs-experts qui partagent leurs expériences, échangent des conseils et interpellent les fabricants concernés par de multiples canaux. Comme ces échanges d’information hors prix avec les utilisateurs représentent des indications précieuses pour orienter l’innovation des firmes, celles-ci s’efforcent depuis des décennies de faire vivre ces avant-gardes à travers des foires et des salons spécialisés, mais aussi en soutenant des revues et des forums internet.

Le numérique a changé la donne en permettant d’étendre et de densifier ces communautés tout en élargissant la captation de signaux faibles auprès de consommateurs moins engagés. Pour souligner le caractère ambivalent de cette dynamique d’interaction, l’économiste Hannah Bensussan parle de « systèmes de contrôle de la consommation18 », indiquant par là comment la logique de valorisation des firmes vient se surimposer et récupérer des pratiques autonomes préexistantes. L’échange peer-to-peer de musique, de films et de séries fut d’abord une forme de montée en puissance des utilisateurs associée à une logique de partage, avant que les plateformes musicales et de streaming ne s’imposent. De la même manière, les expériences partagées sur les sites de santé participent d’une dynamique d’entraide mais, en parallèle, l’appropriation des données conduit à des usages commerciaux19. Dans le meilleur des cas, les échanges entre patients peuvent contribuer à l’invention de nouveaux traitements, mais, dans un grand nombre d’autres, il s’agit simplement d’améliorer le ciblage marketing, la participation se retournant alors contre les individus sous la forme d’une sémiotique manipulatrice.

Regarder la production depuis la demande invite à s’intéresser à l’importance de l’innovation par les utilisateurs et à la manière dont ce canal peut contribuer à démocratiser le fonctionnement de nos économies. Non seulement il n’existe pas de frontière étanche entre consommation et production, mais cette démarcation tend à s’estomper avec la diversification des formes d’implication des consommateurs. Pour autant, sans structuration appropriée, l’implication des utilisateurs ne se rapproche pas véritablement d’un pilotage souverain et non productiviste de l’économie par la demande.

Schumpeter du côté de la demande

Dans un article classique d’économie de l’innovation, Franco Malerba et Luigi Orsenigo distinguent deux types de régime d’innovation inspirés de Joseph Schumpeter20. Schumpeter Mark I correspond à une dynamique de destruction créatrice : des entrepreneurs innovants viennent déstabiliser les firmes en place, éliminant les moins performantes et régénérant le tissu productif dans son ensemble. À l’inverse de cette logique d’élargissement portée par l’entrée de nouveaux innovateurs, le régime Schumpeter Mark II se caractérise par une logique d’approfondissement partant des établissements déjà en place. Les grandes firmes disposent de départements entièrement dédiés à la R&D et accumulent de la connaissance. En centralisant les moyens techniques et humains, elles jouent un rôle de plus en plus prépondérant dans les processus d’innovation, maintenant à l’écart par des barrières à l’entrée très élevées les firmes moins importantes.

En somme, quand Schumpeter Mark I ressort du flair individuel, Schumpeter Mark II repose sur la montée en puissance du travail collectif dans le cadre de grandes organisations. Le prosumer ou les AMAP relèvent de la logique artisanale de Schumpeter Mark I quand la complexité de nos systèmes économiques requiert une organisation des consommateurs de type Schumpeter Mark II, seule à même de pénétrer la puissance productive centralisée par les grandes entreprises qui forment le soubassement de nos conditions matérielles d’existence21.

Avec leurs millions de membres, les grandes associations de consommateurs formées au cours du XXe siècle ont contribué à contenir le déséquilibre entre producteurs et consommateurs22. Pour l’essentiel, leur action est défensive, focalisée sur l’information à travers la mise en place de comparatifs, la lutte contre les pratiques déloyales telles que la publicité mensongère ou les prêts usuraires ou encore les questions de garantie et de pollution. Par leurs actions réparatrices et leur pression préventive, ces associations influencent clairement les entreprises. Pour autant, elles n’aspirent pas à exercer du côté de la demande la fonction organique de pilotage de l’offre que suggère l’idée de Schumpeter Mark II. Leur action est essentiellement protectrice ; elles n’ambitionnent pas d’anticiper sur la production ni d’intervenir dans les processus d’innovation.

La forme achevée d’un consommateur collectif capable d’articuler une demande suffisamment spécifique pour pénétrer les processus de production n’existe pas. Mais certains dispositifs apparus dans le cadre du commerce en ligne rendent concevable l’émergence d’une telle figure.

La dynamique planificatrice intégrée du C2M

Au milieu des années 1980, prenant la défense de l’idée de planification socialiste, l’économiste marxiste Ernest Mandel observait que la « croissance de la socialisation objective du travail » était la « tendance historique fondamentale du développement capitaliste, depuis la révolution industrielle23 ». Selon lui, l’« intensification de l’interdépendance des processus de travail eux-mêmes et du choix et de la production des biens que nous consommons » reflète cette évolution, qui est principalement due à une extension spectaculaire de l’organisation planifiée du travail dans le cadre des grandes firmes et des réseaux qu’elles contrôlent. Si le terme « planification » a depuis largement disparu du vocabulaire des managers, cette réalité de l’organisation des entreprises n’a en revanche pas cessé de s’étendre24. Et la densification des rapports entre production et consommation en fait partie. La question qui se pose est de savoir dans quelle mesure le centre de gravité de cette dynamique planificatrice contemporaine peut se déplacer de l’amont vers l’aval, de la logique d’écoulement de la production vers les aspirations de la demande.

Durant les décennies de domination de l’hyper- et du supermarché, la répartition des rôles entre les fournisseurs de biens de consommation et ceux qui s’engagent dans la distribution et la vente est restée stable : les consommateurs étaient relégués à un rôle subordonné consistant à choisir entre les marques et les détaillants, tandis que les chaînes contrôlant les magasins faisaient office de pivot entre fabricants et acheteurs finaux, poussant les produits des premiers vers les seconds. Cette structure linéaire traditionnelle (fabricant → détaillant → consommateur) est remise en cause par l’e-commerce25. Le déploiement de systèmes numériques aux deux pôles rend possible une désintermédiation, fabricants et consommateurs pouvant engager à travers les plateformes une relation bien plus dense que celle résultant d’un achat isolé.

Pour autant, l’estompement de la frontière entre production et vente n’implique pas mécaniquement un pouvoir accru des consommateurs, comme le montre la multiplication des produits connectés. Automobiles, enceintes, téléphones, ordinateurs et téléviseurs, pour ne prendre que quelques exemples communs, restent désormais continûment en contact par Internet avec leurs fabricants et les informent sur les usages. Pour les firmes, l’inscription de la relation client dans la durée lui donne un caractère ouvert du fait de l’évolution des services associés, des opportunités de pousser de nouveaux produits et, plus largement, de la possibilité d’accumuler de nouvelles données. Ainsi, lorsque Amazon cherche à acheter iRobot – le principal fabricant de robots aspirateurs sous la marque Roomba –, la firme a pour objectif d’acquérir la capacité de cartographier les intérieurs et d’accumuler des informations à leur propos, y compris en prenant des photos qui sont ensuite triées par des petites mains. Ces données sont ensuite utilisées pour entraîner des logiciels d’intelligence artificielle et pour inventer de nouveaux automates capables de rendre des services encore plus sophistiqués26. Plus prosaïquement, il s’agit d’affiner encore le profiling afin d’augmenter la puissance marketing. Comme le note un journaliste de Bloomberg, « la taille de votre maison est un bon indicateur de votre richesse. Un sol couvert de jouets signifie que vous avez probablement des enfants. Un foyer sans beaucoup de meubles est un foyer auquel vous pouvez essayer d’en vendre davantage. Il s’agit là d’informations utiles pour une entreprise telle qu’Amazon qui, comme vous l’avez peut-être remarqué, a pour vocation de vendre des produits27 ».

Avec les produits connectés, qui prolongent la sophistication des outils de marketing web, il y a donc bien une intensification et une prolongation des rapports entre les mondes de production et de consommation qui aboutissent à leur interpénétration croissante. Mais ce rapprochement se fait au détriment de l’agentivité des consommateurs ; l’effacement de la frontière entre production et consommation procède d’une projection des firmes dans la sphère privée qui accroît la subjection des individus.

 

Les modèles du consommateur-fabricant (C2M – consumer to manufacturer) et des solutions de bout en bout (E2E – end to end) élargissent la logique de l’intégration en se projetant dans l’autre sens, depuis la consommation vers la production28. Le concept central est celui d’une numérisation intensive de l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement, depuis les consommateurs finaux jusqu’aux matières premières, afin d’améliorer la visibilité sur l’ensemble de la chaîne et de renforcer les capacités de réalisation de scénarios. En bref, il s’agit de planifier.

Prolongeant l’idée de Mandel d’une socialisation croissante, l’intégration numérique est ici le maître mot : « La coordination numérique des opérations au-delà des frontières des divers établissements, tout le long de la chaîne d’approvisionnement, fait fonctionner l’ensemble comme une seule entité virtuelle, ce qui permet de répondre rapidement à la demande des clients et d’assurer l’efficacité des opérations29. » Les facultés de prévision des big data rendent possible la planification automatique et simultanée des opérations de fabrication et de distribution, avant même la passation des commandes tout en accélérant la conception de nouveaux produits en aidant à mieux comprendre les conséquences des évolutions sociales et technologiques. Côté consommateur, les plateformes offrent une grande variété de scénarios d’achats personnalisés ; côté fabrication et logistique, les algorithmes anticipent les processus pour répondre au plus vite à la demande. Avec l’intégration, prédictibilité et flexibilité se conjuguent.

En l’état actuel, l’essor des objets connectés et la numérisation des chaînes d’approvisionnement participent d’une intégration sous hégémonie de l’offre : les libertés des consommateurs restent cantonnées à des variations sur un menu restreint tandis que les firmes renforcent leurs capacités de surveillance. Pourtant, même si c’est sous la forme d’un écrasement, les conditions informationnelles de réunification de la production et de la consommation sont bel et bien réunies. Pour la première fois dans l’histoire du capitalisme, une connaissance en temps réel des conditions à tous les niveaux de la chaîne est possible, ce qui vient bousculer les fondements de la coordination marchande. Libérer le potentiel émancipateur de cette intégration exige un retournement capable de créer les conditions d’une nouvelle agentivité collective des consommateurs pour impulser une dynamique de type Schumpeter Mark II du côté de la demande.

Le dilemme du trafic

Le principe de l’e-commerce est de permettre un appariement (matching) entre l’offre et la demande plus efficace que le commerce traditionnel. Dans le cyberespace, le relâchement de la contrainte spatiotemporelle élargit les possibilités de mise en relation entre producteurs et consommateurs et autorise davantage de granularité. Mais, pour que la rencontre puisse effectivement avoir lieu, les organisations et les personnes ne doivent pas être noyées dans une information surabondante. Les plateformes ont ainsi une fonction de coordination : les algorithmes interprètent les demandes qui leur sont adressées à partir des traces digitales laissées par l’ensemble des utilisateurs et des éléments de contexte de manière à répondre au mieux aux requêtes.

Ces machines sociales autonomes qui opèrent efficacement pour produire un jugement sous la forme d’évaluation (ranking) ou de recommandations à partir des requêtes qui leur sont faites se trouvent au cœur du fonctionnement des plateformes telles qu’Amazon, Airbnb ou encore le système de crédit social chinois. Ce qui fait leur puissance extraordinaire, c’est que, à la différence d’une bureaucratie, d’une équipe de rédaction ou d’un jury, le classement émerge de manière automatique du calcul algorithmique, c’est-à-dire sans intervention consciente des individus – ce qui ne veut pas pour autant dire que les jugements ne sont pas biaisés30. Ainsi, le commerce électronique, presque inexistant au début du XXIe siècle, a pris une place de plus en plus importante ces dernières années, jusqu’à devenir un canal essentiel dans le contexte de la pandémie de Covid-19. Au début des années 2020, il représentait autour de 20 % des ventes au détail dans les pays occidentaux et, selon certaines estimations, jusqu’à 46 % en Chine. On estime que près de la moitié de la population mondiale effectue des achats en ligne31.

Avec l’arrivée à maturité de ces technologies, des dynamiques perverses apparaissent qui font de l’amélioration de l’appariement un goulet d’étranglement pour le développement du secteur32. Les plateformes disposent de deux principaux leviers pour augmenter leur volume d’activité : optimiser le stock et/ou augmenter le trafic. Le premier consiste à améliorer le moteur de recherche : en répondant de manière encore plus pertinente aux requêtes des utilisateurs, ceux-ci doivent augmenter leurs achats. Le second consiste à intensifier le marketing externe afin d’augmenter le nombre d’utilisateurs par la publicité ou la rétribution des nouveaux utilisateurs.

Ces deux stratégies ont des effets pervers en chaîne. La seconde est coûteuse et favorise des comportements frauduleux visant à s’approprier les subsides (cadeaux, ristournes) distribués pour attirer le chaland. La première est encore plus destructrice : en incitant les marchands qui offrent leurs produits sur la plateforme à manipuler l’algorithme de manière à améliorer leur visibilité et donc leurs revenus, elle s’attaque au cœur du réacteur informationnel. Les « fermes à clics » mobilisées pour donner l’illusion d’un trafic plus important ou bien les fausses évaluations sont ainsi des enjeux majeurs pour le secteur33.

Sur la pente de la manipulation, la compétition prend un tour prédateur : les firmes sont incitées à utiliser leurs ressources pour acquérir du trafic plutôt que pour améliorer leurs produits. En outre, les dépenses engagées pour cette course à l’audience deviennent une forme de barrière qui évince les entreprises dont l’effort se concentre sur la R&D et la qualité de la relation client. En conséquence, le risque se profile d’un processus de sélection adverse au terme duquel les meilleurs produits deviennent invisibles et les consommateurs les plus alertes se détournent, engageant une spirale d’appauvrissement de l’écosystème. Face aux spécialistes de la manipulation des avis, les firmes contre-attaquent sur le plan juridique et par des systèmes algorithmiques de détection des fraudes, s’engageant dans une course coûteuse à l’établissement de la cybervérité marchande.

Les plateformes font ici face à ce que Xintian Wang et Xiandong Wang appellent le dilemme du trafic34. On peut le résumer de la manière suivante : la rareté des sources de données originales, d’une part, et les avantages des rendements d’échelle infinis, d’autre part, poussent les acteurs à une course à la taille à tout prix. Il y a ici une logique de monopole naturel propre aux plateformes numériques35. Mais les positions de quasi-monopole qu’acquièrent les grandes firmes d’e-commerce ont pour revers d’inciter les vendeurs à manipuler la machine, ce qui engendre une dynamique vicieuse d’accroissement des coûts et de dégradation de la qualité de l’appariement. Le paradoxe de la logique de centralisation à l’œuvre dans l’e-commerce est alors le suivant :

1) la centralisation est la garantie d’un meilleur appariement car un plus grand nombre de participants élargit le choix et augmente les données qui nourrissent les algorithmes ;

2) comme un meilleur appariement entraîne une augmentation du nombre de membres ou de l’intensité de l’utilisation de la plateforme, l’efficacité informationnelle nourrit une dynamique cumulative de centralisation ;

3) plus la centralisation est marquée, plus les gains de comportement parvenant à leurrer les algorithmes sont importants, ce qui constitue une incitation à la fraude ;

4) l’augmentation de la fraude dégrade la qualité informationnelle, ce qui conduit à la décentralisation.

Le paradoxe peut ainsi être résumé : en augmentant l’efficacité informationnelle, la centralisation nourrit la fraude, ce qui dégrade l’information et éloigne des utilisateurs. La centralisation conduit à la décentralisation.

Le stade suprême de l’aliénation

Le commerce social au cœur du modèle de la plateforme chinoise Pinduoduo est une réponse à ce paradoxe, une méthode pour échapper à la malédiction qui fait que la qualité croissante du jugement algorithmique centralisé conduit à une augmentation des dépenses afin de garantir la sincérité des informations qui le nourrissent. Plutôt que de s’en remettre aux grands nombres, anonymes et manipulables, le principe consiste à partir de liens de confiance préexistants pour développer le commerce : la plateforme ne se dresse plus comme une instance d’appariement omnipotente face à des individus atomisés ; elle cherche au contraire à puiser dans les communautés préexistantes des affinités capables d’ajouter, à la puissance ubiquitaire du commerce en ligne, la fiabilité des recommandations.

Entendons-nous bien sur les mots. Commerce social ne signifie ni commerce équitable ni échanges avec des organisations non lucratives. Il ne s’agit pas non plus des formes de commerce collaboratives, qui mettent principalement en relation des individus, telles que Blablacar ou Airbnb. Là, dans certains cas, la prise en charge par les dispositifs techniques de l’échange marchand stricto sensu (paiement, assurance, évaluation) permet aux personnes d’apprécier le moment de coprésence comme un échange en apparence purifié des calculs économiques36. Par commerce social, il faut entendre ici un approfondissement de l’e-commerce grâce à une socialisation de la consommation via les réseaux sociaux et le caractère collectif (plutôt que bilatéral) de l’implication des utilisateurs grâce aux interfaces interactives du Web 2.037.

Pinduoduo n’est pas une organisation caritative38. Créée en 2015, la plateforme revendique huit ans plus tard 900 millions d’utilisateurs et se trouve valorisée à 110 milliards de dollars sur le NASDAQ états-unien. Ses revenus, qui se sont élevés à près de 18 milliards de dollars en 2022, proviennent des frais prélevés sur les produits vendus, de services marketing et des jeux qu’elle propose à ses utilisateurs.

L’originalité de son développement résulte de la combinaison de quatre éléments immédiatement visibles sur l’interface de l’application : une orientation discount, un mode d’achat groupé, une logique communautaire et un univers ludique. Les consommateurs partagent, via les médias sociaux, des produits et se mettent ensemble pour procéder à la commande, ce qui leur permet d’obtenir un rabais. Stade suprême de l’aliénation, la logique discount qui consiste à « acheter en commun pour réduire le prix » est renforcée par un fort engagement des consommateurs obtenu par l’association de jeux et de l’expérience communautaire d’achat qui stimule en permanence leur attention.

La socialisation de l’e-commerce

En dépit de ces traits aliénants, Pinduoduo fait progresser la socialisation de la consommation. Et son fonctionnement offre en filigrane des pistes pour imaginer comment pourrait s’instituer un autre rapport entre la production et la demande.

Le commerce social vise à brancher directement le business sur la vie courante et son flot changeant d’activités39. Il s’agit de mobiliser les relations entre individus comme un support pour des transactions qui prennent la forme d’achats au rabais. Sous hégémonie des firmes capitalistes, cette immixtion dans les interstices de la vie sociale entraîne une marchandisation accrue de la vie quotidienne. Mais cet ancrage social change aussi le rapport marchand.

Dès lors que l’appariement ne se fait pas principalement de manière centralisée, comme avec le système de recommandation d’Amazon, mais par le biais du partage de suggestions sur les réseaux sociaux, le consommateur n’est plus réduit à la fatalité d’un agent isolé : il inscrit ses pratiques de consommation dans sa cybercommunauté. Pour la firme, la transaction représente alors un jalon dans un processus de rapprochement vis-à-vis de la communauté. Et sa répétition, en améliorant le processus d’appariement, est censée construire une affinité durable.

Avec l’engagement communautaire, le commerce social procède ainsi d’un mécanisme d’appariement distinct de celui de la force brute du traitement centralisé des données. D’abord, comme son organisation repose sur des échanges répétés et voués à s’intensifier en magnifiant des effets de réputation, les incitations à la manipulation informationnelle sont faibles. Ensuite, et surtout, plutôt que de ressortir du rapprochement algorithmique par les grands nombres, les liens préexistants entre les individus – dans le monde réel ou virtuel – et l’influence des leaders d’opinion donnent les coordonnées de l’appariement. Le trafic est alors orienté en fonction des préférences partagées au sein des différentes communautés de manière plus fine et plus fiable que par les moteurs de recherche centralisés. Ainsi, l’encastrement cybersocial permet de bénéficier du relâchement de la contrainte spatiotemporel propre à l’e-commerce tout en échappant à la malédiction informationnelle de la centralisation.

Tant qu’il se cantonne à la mise en rapport d’une offre préétablie avec des préférences en attente de satisfaction, le commerce social ne dépasse pas la logique de sophistication de la relation marchande. Pour qu’il tienne la promesse d’un renversement du productivisme correspondant à l’idée d’un régime Schumpeter Mark II du côté de la demande, il faut que la consommation fasse irruption dans la production de manière à imposer la prééminence des besoins sur l’activité économique.

En repartant de l’exemple de Pinduoduo, deux éléments rendent envisageable une telle projection de la puissance du consommateur collectif vers l’amont de la production. D’une part, la formation de communautés sur les réseaux sociaux fait émerger de manière endogène des groupes cibles. Les regroupements spontanés manifestent une segmentation objective du marché qui remplace les efforts de différenciation que les firmes devaient auparavant accomplir elles-mêmes : « La demande est désormais entièrement ancrée dans les communautés elles-mêmes, et non plus “guidée” ou “contrainte” par les entreprises traditionnelles40. »

En second lieu, la logique communautaire des pratiques de consommation se poursuit après l’achat par les échanges d’expérience, ce qui constitue un nouvel input venant nourrir la R&D :

Une fois la transaction conclue, les deux parties partagent et communiquent leur expérience de la transaction sur les plateformes de médias sociaux. Le vendeur améliore alors ses produits et services d’après les commentaires des consommateurs. Les consommateurs peuvent aussi contribuer substantiellement à orienter la R&D, voire s’impliquer directement dans les opérations de l’entreprise ; le bouche à oreille fondé sur l’expérience post-transaction continue d’attirer de nouveaux clients. On peut constater que, dans cette boucle fermée, les transactions sont intégrées dans les activités sociales et que « la vie sociale prend le pas sur le commerce »41.

Du fait de sa dimension communautaire associée à la montée en échelle des réseaux, cette dynamique participative ouvre la possibilité d’une véritable intégration de la consommation et de la production. « La vie sociale prend le pas sur le commerce » : ce slogan, en l’occurrence, est à prendre avec des pincettes, mais l’idée intéressante est que la logique de l’usage l’emporterait sur la logique de l’échange dans le pilotage de la production.

Dans un article de synthèse sur le commerce social, Xintian Wang, Hai Wang et Caiming Zhang offrent une vision systémique projetant les conséquences potentiellement émancipatrices de l’approfondissement de cette logique économique cybercommunautaire :

La participation en profondeur des utilisateurs au développement, à la conception et à l’amélioration des produits est le prototype d’un modèle de production et d’exploitation axé sur la demande (C2B). Dans ce modèle, les entreprises doivent se rapprocher de leurs utilisateurs et entreprendre l’intégration par le financement par la foule (crowd-funding), la création par la foule (crowd-creating) et l’approvisionnement par la foule (crowd-sourcing). La distinction traditionnelle entre producteurs, communicateurs et consommateurs s’estompe dans le contexte du commerce social dès lors que les participants à la communauté en ligne deviennent des « producteurs actifs »42.

Magnifiée par la puissance des machines algorithmiques, l’implication communautaire des utilisateurs peut en venir à hisser son pouvoir au-delà de la conception des produits, jusqu’au processus de production lui-même et à son financement. La rhétorique ici déployée promet beaucoup, immensément même, puisque, à bien y regarder, poussée à son terme, cette cyberutopie économique irait jusqu’à percer le fétichisme de la marchandise. Pour que les cybercommunautés de consommateurs puissent devenir à la fois financeurs, concepteurs et superviseurs de la production, il faudrait qu’elles accèdent à une modalité consciente de coordination de la consommation et de la production guidée par la valeur d’usage, rien de moins.

Mais spéculons autour de cette intuition. L’idée de fond, si on la prend au sérieux, consisterait à s’appuyer sur la médiation des réseaux sociaux pour rendre praticable une association entre big data et agentivité accrue des individus. Plutôt que de supporter les coûts cognitifs prohibitifs nécessaires pour saisir les tenants et aboutissants de leurs achats, les personnes pourraient choisir de mutualiser cette compréhension en se reposant sur les communautés. Il pourrait s’agir d’une forme de confiance communautaire prolongeant les valeurs correspondant à des attachements socionumériques préexistants, celle des cercles d’« amis » sur les réseaux sociaux, plus ou moins corrélés à une proximité dans le monde réel, ou bien d’une adhésion volontaire à des communautés numériques qui, à la manière d’une association ou d’un syndicat, portent explicitement des valeurs et aident leurs membres à les défendre, les deux logiques pouvant bien sûr se combiner. Le point essentiel est que, dans les deux cas, le partage du fruit des efforts décentralisés de production de connaissance permettrait à chacun de prendre des décisions de consommation plus éclairées. De plus, l’effet de masse découlant du caractère ubiquitaire du commerce en ligne donnerait à ces communautés une puissance suffisante pour contraindre les producteurs à composer avec elles.

 

Pour le dire autrement, les formes avancées de planification des grandes firmes intégrant l’ensemble des étapes de la chaîne de production pourraient être retournées au service d’une consommation désaliénée. Partant de ces esquisses, on peut tenter d’imaginer comment, la force allant au nombre organisé du consommateur collectif, la logique des besoins pourrait primer la logique productiviste de l’offre. Mais, pour cela, plusieurs verrous doivent sauter.

En premier lieu, le statut des plateformes d’e-commerce doit être remis en cause. S’agissant d’entreprises privées à but lucratif, leur raison d’être est l’augmentation de leurs revenus, ce qui passe principalement par une augmentation des volumes de transactions puisqu’elles se rémunèrent surtout par des commissions et par de la publicité. L’évolution de leur architecture est ainsi guidée par le principe d’intensification de l’engagement qui nourrit une logique consumériste du toujours plus. Sortis de la logique du profit, le C2M et le commerce social pourraient pleinement développer leurs vertus coordinatrices sans pour autant être contraints et donc biaisés par l’impératif de croissance.

Plus précisément, alors qu’aujourd’hui les données concernant la production, la logistique et la consommation sont monopolisées et traitées en vue de la valorisation, elles devraient être transformées en communs afin de pouvoir servir d’autres finalités. À côté des avis et des notations des consommatrices experts et des geeks en tout genre préoccupés par les qualités intrinsèques des produits – leur valeur d’usage –, on peut imaginer que les organisations de défense des droits humains, les associations écologistes, les syndicats, les institutions de santé pourraient se saisir des données massives et contribuer ainsi à éclairer les enjeux de consommation. Ce qui est aujourd’hui du ressort de labels, souvent difficiles à identifier, ou de campagnes de sensibilisation, par essence limitées à telle ou telle cause, pourrait prendre la forme de filtres algorithmiques de recommandation pouvant se superposer les uns aux autres afin de guider les achats. En adhérant à tel ou tel filtre, les individus incorporeraient à moindre coût cognitif telle ou telle valeur à la structure générale de leur consommation. En outre, le poids acquis par ces filtres donnerait aux organisations porteuses des causes qui les sous-tendent un pouvoir de négociation vis-à-vis des entreprises pour faire évoluer les conditions de production ; les rapports économiques qui s’établiraient alors entre consommation et production seraient à la mesure de la conjonction des forces idéologiques.

En second lieu, pour être utile dans une perspective de décroissance matérielle, la remontée du commerce social vers l’amont de la production doit être prise dans une matrice régulatrice qui assure la préservation de la biosphère et des écosystèmes. Commentant le rôle de l’application grand public d’analyse de produits alimentaires et cosmétiques Yuka, le Financial Times notait que la montée en puissance des consommateurs ne suffirait pas : « Pour qu’un véritable changement se produise en matière de lutte contre l’obésité et de changement climatique, rien ne vaut l’efficacité du bâton que brandissent les régulateurs43. » De la même manière, la montée en puissance de la consommation collective grâce aux technologies de l’information ne pourra se faire qu’adossée à une réglementation érigeant la comptabilité écologique en cadre contraignant de décroissance matérielle pour différents secteurs.

1. Voir en particulier les travaux de Daniel Kahneman et Amos Tversky, dont une présentation d’ensemble se trouve dans Daniel KAHNEMAN, Thinking, Fast and Slow, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2011.

2. Dès les années 1970, Herbert Simon avait introduit la notion de règles d’arrêt, qui traduit l’impossibilité pour les agents de calculer exhaustivement l’ensemble des possibles et le fait que la pertinence de l’interprétation du signal soit inversement proportionnelle au temps nécessaire pour y arriver. Les agents sont donc contraints d’effectuer un choix avant que l’ensemble des possibles n’aient été étudiés. Dans ces conditions, le choix optimal que devrait effectuer un agent doté d’une rationalité substantive doit être remplacé par un choix lui apportant satisfaction. La notion de satisficing permet ainsi de prendre en compte ces limites cognitives des agents. Herbert SIMON, « Theories of bounded rationality », Decision and Organization, Amsterdam, North Holland, 1972, p. 169-170.

3. Joshua KEATING, « Iceland tries to flush crisis away », Foreign Policy, 27 avril 2009 ; Blake EVANS-PRITCHARD, « Aiming to reduce cleaning cost », Works That Work, no 1, hiver 2013.

4. OECD, Behavioural Insights and Public Policy. Lessons from Around the World, Paris, OECD, 2017.

5. Nick CHATER et George LOEWENSTEIN, « The i-frame and the s-frame : how focusing on individual-level solutions has led behavioral public policy astray », Behavioral and Brain Sciences, 5 septembre 2022, p. 1-60.

6. Ulf LIEBE, Jennifer GEWINNER et Andreas DIEKMANN, « Large and persistent effects of green energy defaults in the household and business sectors », Nature Human Behaviour, vol. 5, no 5, 2021, p. 576-585.

7. Grégoire CHAMAYOU, La Société ingouvernable, op. cit., p. 191-201.

8. Michael E. MANN, The New Climate War. The Fight to Take Back Our Planet, New York, PublicAffairs, 2021.

9. Jean-Hervé LORENZI, Le Marché dans la planification, Paris, PUF, 1975, p. 360.

10. Pour une présentation érudite et une mise en perspective de la théorie de la consommation chez Galbraith, voir Alexandre CHIRAT, « A reappraisal of Galbraith’s challenge to consumer sovereignty : preferences, welfare and the non-neutrality thesis », art. cit.

11. La Ruche qui dit oui ! est une entreprise commerciale qui met à la disposition des agriculteurs et des transformateurs alimentaires une plateforme internet pour faciliter la vente en circuit court.

12. Informations tirées de l’Annuaire des magasins de producteurs, de l’annuaire national des AMAP et d’une étude du gouvernement français : PÔLE INTERMINISTÉRIEL DE PROSPECTIVE ET D’ANTICIPATION DES MUTATIONS ÉCONOMIQUES, Économie sociale et solidaire. Les circuits courts alimentaires, Paris, Direction générale des entreprises, 2017.

13. Sarah K. LOWDER, Marco V. SÁNCHEZ et Raffaele BERTINI, « Which farms feed the world and has farmland become more concentrated ? », World Development, vol. 142, 2021, p. 105455.

14. Philip KOTLER, « The prosumer movement : a new challenge for marketers », Advances in Consumer Research, vol. 13, 1986, p. 510-513 ; George RITZER et Nathan JURGENSON, « Production, consumption, prosumption : the nature of capitalism in the age of the digital “prosumer” », Journal of Consumer Culture, vol. 10, no 1, 2010, p. 13-36.

15. Eric VON HIPPEL, Democratizing Innovation, Cambridge, MIT Press, 2006, nouvelle édition ; Bengt-äke LUNDVALL et Björn JOHNSON, « The learning economy », Journal of Industry Studies, vol. 1, no 2, 1994, p. 23-42. Eric VON HIPPEL, « Innovation by users », Innovation. Perspective for the 21st Century, BBVA, 2010.

16. Pierre ROPERT, « Le gel hydroalcoolique, une révolution inventée il y a 20 ans », France Culture, 6 mars 2020.

17. Sonali SHAH, « Sources and patterns of innovation in a consumer products field : innovations in sporting equipment », Sloan Working Paper, 2000.

18. Hannah BENSUSSAN, « Understanding the paradox of control and freedom of consumption under digital capitalism with Stafford Beer’s cybernetic theory », HAL Working Paper, 29 mars 2023.

19. Deborah LUPTON, « The diverse domains of quantified selves : self-tracking modes and dataveillance », Economy and Society, vol. 45, no 1, 2016, p. 112-113 ; Mark ANDREJEVIC, « The pacification of interactivity », in Darin BARNEY et al. (dir.), The Participatory Condition in the Digital Age, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2016, p. 187-190.

20. Franco MALERBA et Luigi ORSENIGO, « Schumpeterian patterns of innovation », Cambridge Journal of Economics, février 1995.

21. Cette idée de Schumpeter Mark II du côté de la demande revient à Pascal Petit, professeur émérite à l’université Sorbonne Paris Nord, qui a eu la générosité de la partager.

22. Louis PINTO, L’Invention du consommateur. Sur la légitimité du marché, Paris, PUF, 2018 ; Sophie DUBUISSON-QUELLIER, La Consommation engagée, op. cit., chapitre 1 ; Hayagreeva RAO, « Caveat emptor : the construction of nonprofit consumer watchdog organizations », American Journal of Sociology, vol. 103, no 4, 1998, p. 912-961.

23. Ernest MANDEL, « In defence of socialist planning », New Left Review, vol. 159, 1986, p. 5-22.

24. Hannah BENSUSSAN, Cédric DURAND et Cecilia RIKAP, « 100 years of corporate planning. From industrial capitalism to intellectual monopoly capitalism through the lenses of the Harvard Business Review (1922-2021) », Political Economy Working Papers, no 05/2023, 2023.

25. Werner REINARTZ, Nico WIEGAND et Monika IMSCHLOSS, « The impact of digital transformation on the retailing value chain », Marketing Perspectives on Digital Business Models, vol. 36, no 3, 2019, p. 350-366.

26. Michael E. PORTER et James E. HEPPELMANN, « How smart, connected products are transforming companies », Harvard Business Review, 1er octobre 2015 ; Eileen GUO, « A Roomba recorded a woman on the toilet. How did screenshots end up on Facebook ? », MIT Technology Review, 19 décembre 2022.

27. Alex WEBB, « Amazon’s Roomba deal is really about mapping your home », Bloomberg.com, 5 août 2022p.

28. Le concept C2M est par exemple mobilisé par le distributeur chinois JD. com, qui comptait en 2022 près de 600 millions d’utilisateurs actifs et dispose d’une quantité considérable de données sur les préférences et le comportement des consommateurs. Le concept E2E est très populaire parmi les managers en charge de la gestion de l’approvisionnement, et promu par des cabinets comme McKinsey. Ho-Yin MAK et Zuo-Jun Max SHEN, « When triple-A supply chains meet digitalization : the case of JD.com’s C2M model », Production and Operations Management, 2 novembre 2020. MCKINSEY, « Taking the pulse of shifting supply chains », 26 août 2022.

29. Ho-Yin MAK et Zuo-Jun Max SHEN, « When triple-A supply chains meet digitalization : the case of JD.com’s C2M model », art. cit., p. 7.

30. Nello CRISTIANINI et Teresa SCANTAMBURLO, « On social machines for algorithmic regulation », AI & Society, vol. 35, no 3, 2020, p. 645-662 ; Rob KITCHIN, Data Lives. How Data Are Made and Shape Our World, Bristol, Bristol University Press, 2021 ; Cathy ONEIL, Algorithmes. La bombe à retardement, Paris, Les Arènes, 2018. Une enquête du journal Le Monde a identifié ce type de dérives, voir LES DÉCODEURS, « Profilages et discriminations : enquête sur les dérives de l’algorithme des caisses d’allocations familiales », Le Monde, 4 décembre 2023.

31. Viviana ALFONSO et al., « E-commerce in the pandemic and beyond », BIS Bulletin, vol. 36, 2021. La mesure de la part des ventes en ligne varie de manière importante selon la méthodologie retenue. eMarketer annonce par exemple pour l’année 2022 une part de 46 % en Chine, 36 % au Royaume-Uni, 20 % en Indonésie et 16 % aux États-Unis, tandis que les estimations du CRR s’établissent à 26,5 % pour le Royaume-Uni, 19,6 % pour l’Allemagne et 18,8 % pour les États-Unis. CENTER FOR RETAIL RESEARCH, Online Retail. UK, Europe & North America, 2023 ; Sara LEBOW, « The countries where ecommerce is most popular », Insider Intelligence, 28 janvier 2022.

32. Xintian WANG et Xiangdong WANG, « Socialization, traffic distribution and e-commerce trends : an interpretation of the “Pinduoduo” phenomenon », China Economist, vol. 14, no 6, 2019, p. 56-72.

33. Différentes études évaluent entre 16 % et 33 % le taux de fausses revues en ligne. Outre les faux positifs destinés à attirer les cyberchalands, les firmes diffusent aussi de faux négatifs pour nuire à leurs concurrents. En 2013, Samsung a ainsi été condamné par la Commission fédérale du commerce de Taïwan pour avoir publié de faux avis contre son concurrent HTC. Parfois, les plateformes elles-mêmes encouragent les manipulations d’avis pour augmenter le trafic et l’engagement des consommateurs. L’autorité britannique de contrôle de la publicité a ainsi établi en 2012 que TripAdvisor était impliqué dans la création de faux avis. Yuanyuan WU et al., « Fake online reviews : literature review, synthesis, and directions for future research », Decision Support Systems, vol. 132, 2020, p. 113280.

34. Xintian WANG et Xiangdong WANG, « Socialization, traffic distribution and e-commerce trends : an interpretation of the “Pinduoduo” phenomenon », art. cit.

35. Cédric DURAND, « Scouting capital’s frontiers », New Left Review, vol. 136, 2022, p. 29-39 ; Cédric DURAND, Techno-féodalisme, op. cit.

36. Marie TRESPEUCH et al., « Échanger entre particuliers : construction et euphémisation du lien marchand à l’heure numérique », Revue française de socio-économie, vol. 22, no 1, 2019, p. 125-150.

37. Abdelsalam H. BUSALIM et Ab Razak CHE HUSSIN, « Understanding social commerce : a systematic literature review and directions for further research », International Journal of Information Management, vol. 36, no 6, partie A, 2016, p. 1075-1088 ; Xintian WANG, Hai WANG et Caiming ZHANG, « A literature review of social commerce research from a systems thinking perspective », Systems, vol. 10, no 3, 2022, p. 56.

38. Au départ, il s’agissait de mettre en relation des producteurs de fruits et légumes avec les consommateurs les plus modestes des zones rurales et des villes moyennes. En créant un instrument numérique adapté, la plateforme a permis aux petites exploitations de trouver de nouveaux débouchés et d’écouler plus efficacement leur surplus tout en rendant disponibles des denrées à bas coûts pour la population. La suppression des intermédiaires et l’élargissement du marché ont conduit à une meilleure allocation des ressources qui a augmenté la productivité et le revenu réel dans les campagnes. Pour cette contribution à la lutte contre la pauvreté, l’entreprise a obtenu une reconnaissance officielle de la part du gouvernement chinois. Forte de son succès sur le segment des produits agricoles, Pinduoduo a élargi son activité aux biens manufacturiers et, une fois devenue l’une des plateformes les plus importantes en Chine, s’est lancée à l’assaut du marché états-unien, en 2022, sous la marque Temu. Dongxia ZENG et Chuanchen BI, « Research on the effect of Pinduoduo’s agricultural support and poverty alleviation in China », Technium Social Sciences Journal, vol. 37, 2022, p. 369 ; Yujie XUE, « Beijing praises e-commerce firms for anti-poverty efforts as tensions ease », SCMP.com, 26 février 2021.

39. Xintian WANG et Xiangdong WANG, « Socialization, traffic distribution and e-commerce trends : an interpretation of the “Pinduoduo” phenomenon », art. cit.

40. Ibid., p. 65.

41. Ibid., p. 66.

42. Xintian WANG, Hai WANG et Caiming ZHANG, « A literature review of social commerce research from a systems thinking perspective », art. cit., p. 56.

43. Leila ABBOUD, « French app Yuka brings people power to the supermarket aisle », Financial Times, 21 juillet 2021.

Quatrième partie.
Un nouveau régime politique

8. Un fédéralisme écologique

Jeux d’échelles

Gouverner par les besoins, mais comment ? Un théorème a été énoncé au chapitre 2 : des besoins réels, définis par des individus, sont conditionnés à un principe de soutenabilité, stipulant que leur satisfaction doit tenir compte des limites des ressources terrestres, et à un principe d’égalité, énonçant qu’ils doivent, pour être valides, pouvoir être généralisés à toute personne qui le souhaite, ce qui exclut toutes les inégalités massives en la matière. Cette approche cherche à saisir la formulation des besoins à l’échelle la plus fine possible tout en intégrant les contraintes macrosociales qui l’encadrent.

Dans la pensée politique moderne, le problème de l’échelle pertinente du pouvoir a notamment été thématisée en lien avec le fédéralisme1. Des entités jusque-là séparées peuvent s’associer pour constituer un tout plus vaste. Dans le cadre d’une alliance, par exemple militaire, elles s’offrent assistance mutuelle en cas de survenue d’un événement. En signant un traité, par exemple commercial, elles s’accordent sur les modalités de leur interaction dans un domaine particulier. Mais la fédération va au-delà : des ressources et des fonctions sont durablement mises en commun par les entités fédérées. Elles le sont parce qu’elles estiment qu’il y va de leur intérêt, que la gestion efficace de certains problèmes suppose la montée en échelle. On parle de « fédéralisation » pour désigner le processus – forcément long – par lequel divers éléments sont mutualisés2.

Point crucial : dans une authentique fédération, cette mise en commun a un caractère posé comme irréversible, à la différence d’une confédération, où il est prévu que les membres puissent éventuellement recouvrer leur liberté. Avec le Brexit par exemple, preuve est faite que l’Union européenne n’est encore, à ce stade, qu’une confédération, bien que l’horizon de son devenir fédéral ait été posé dès ses origines3. Dans une fédération, la volonté d’une entité fédérée de la quitter débouche parfois sur une guerre civile : la guerre de Sécession aux États-Unis ou celle du Sonderbund (l’« alliance particulière » formée par certains cantons) en Suisse sont deux cas classiques au XIXe siècle. Soit dit en passant, en dépit de ce que son appellation indique, la Confédération suisse se rapproche aujourd’hui en réalité davantage d’une fédération4.

Historiquement, dans les fédérations, il n’est pas rare que les velléités sécessionnistes donnent lieu à un déploiement de violence militaire pour les écraser. Réciproquement, la guerre civile est souvent présentée rétrospectivement comme un « moment fondateur » pour une fédération lui ayant survécu. Les fédérations ne sont pas des empires, mais la difficulté qu’il y a pour leurs membres à les quitter les en rapproche par certains aspects5.

Le paradoxe est là : les entités fédérées renoncent de leur plein gré et, en droit, définitivement à une part de leur souveraineté. Elles décident souverainement de ne plus être souveraines, ou plus entièrement. Dans les théories de la fédération, ce constat a donné lieu à deux lignes d’argumentation. La première professe que la souveraineté qui se rencontre dans les fédérations est d’un genre particulier, qu’elle est clivée ou incomplète6. La seconde affirme que la souveraineté y disparaît. « Aucun souverain ne peut être découvert dans le système fédéral ; l’autonomie et la souveraineté s’excluent l’une l’autre dans un ordre politique7. » La souveraineté est, en principe, une et indivisible. Pourtant, dans les fédérations, elle est divisée entre entités d’échelles différentes. Est-ce donc encore de la souveraineté, ou bien autre chose ? Pour certains, « État fédéral » est une contradiction dans les termes. L’un des plus brillants théoriciens contemporains du fédéralisme, Olivier Beaud, avance l’idée qu’une fédération doit plutôt être comprise comme une « république de républiques8 ».

Les racines de l’idée de fédération remontent, semble-t-il, aux ordres religieux médiévaux et à leur organisation en réseaux hiérarchisés9. À l’époque moderne, le fédéralisme a connu de multiples déclinaisons. Ainsi, l’anarchisme est un fédéralisme, Pierre-Joseph Proudhon étant par exemple l’auteur en 1863 d’un Du principe fédératif. Plus près de nous, l’anarchiste américain Murray Bookchin défend un « municipalisme libertaire », qui en est une variante10. À l’autre bout de l’échiquier politique, Hayek a développé, à la fin des années 1930, une conception du fédéralisme qui n’est pas sans affinités avec la construction européenne ultérieure.

Concernant la source de la légitimité politique, le fédéralisme n’est pas la décentralisation, même s’il lui ressemble. En décentralisant, un État peut décider de déléguer des compétences aux échelons inférieurs, région ou département par exemple, mais c’est toujours lui qui détient, en surplomb, la légitimité politique fondamentale. Dans le fédéralisme, toute la légitimité ne vient pas d’en haut ; une part s’origine dans les échelons inférieurs. Quelle part ? En théorie, la plus grande possible ; mais, en pratique, les diverses strates passent leur temps à négocier, et même à se disputer sur leurs compétences respectives. D’où l’importance, dans les systèmes fédéraux, des Cours suprêmes (aux États-Unis) ou Tribunaux fédéraux (en Suisse)11, dont la fonction est notamment de répartir les compétences par arbitrage entre les différents niveaux.

Le fédéralisme s’accompagne ainsi, tout au long du XXe siècle, d’un renforcement du « constitutionnalisme12 » : la Constitution, protégée par une haute juridiction, cristallise pour un temps les prérogatives de chacun. Les relations entre niveaux évoluent au gré des problèmes, et peuvent être de nature différente selon les domaines : les affaires étrangères et la politique monétaire sont traditionnellement centralisées, l’aménagement du territoire et la culture, moins. Dans certains systèmes fédéralistes, un échelon « interentités » intermédiaire, par exemple intercantonal en Suisse, apparaît13. Les cantons s’allient alors contre l’échelon fédéral quand ils estiment, par exemple, que la part des ressources fiscales qui remonte au sommet est excessive (un cas classique de dispute).

Dans sa Théorie de la Constitution (1928), Carl Schmitt a mis en évidence la nature de ces systèmes :

Toute fédération conduit à des interventions. […] Toute véritable exécution fédérative constitue une ingérence de ce genre qui supprime l’autodétermination entièrement indépendante de l’État touché par ces sanctions, et élimine son caractère clos et impénétrable de l’extérieur, son imperméabilité14.

Les termes importants de ce passage sont « imperméabilité » et « interventions ». Une entité souveraine est imperméable. Au sein d’une fédération, les échelons inférieurs font au contraire l’objet d’interventions de la part de l’échelon supérieur. Schmitt identifie ici ce que Léon Trotski appelle, dans un autre contexte, une « dualité des pouvoirs15 » : sur un même territoire, deux pouvoirs peuvent coexister. Chez Trotski, il s’agit du pouvoir révolutionnaire face au pouvoir en place. C’est une lutte à mort, qui débouche à terme sur une dynamique révolutionnaire et une fragmentation du territoire, un changement de régime ou un écrasement des rebelles. Pour Schmitt, s’il y a quelque chose comme une « dualité des pouvoirs », bien qu’il n’utilise pas ce terme, c’est entre les échelons d’un système fédéral. À noter que ces « interventions » ne sont pas nécessairement de nature coercitive dans la mesure où les entités fédérées peuvent y consentir, ce qui est souvent le cas.

Les expériences de fédéralisation ont souvent concerné au premier chef les fonctions de sécurité16. En pareil cas, la fonction première de la fédération est la protection contre un agresseur ou l’expulsion d’un colonisateur, mais elle peut ensuite progressivement s’étendre pour englober une fédéralisation des ressources fiscales, des dettes ou de l’émission monétaire. La gouvernance des ressources naturelles et les enjeux environnementaux se sont en revanche peu posés dans l’histoire du fédéralisme. Pour une raison simple : ses expériences fondatrices et les théories qui les ont accompagnées datent de périodes où le problème ne se posait pas, ou pas avec autant d’acuité qu’aujourd’hui.

La théorie des communs, inspirée des travaux de la « prix Nobel d’économie » Elinor Ostrom, a posé ce problème17. Ostrom prend le contre-pied de la « tragédie des communs » de Garett Hardin18. Pour Hardin, la propriété privée permet d’éviter la surexploitation d’une ressource car les individus ont alors intérêt à en prendre soin comme de leur propre bien. Selon Ostrom, au contraire, c’est la privatisation qui porte en elle le risque d’une surexploitation motivée par l’appât du gain. Par contraste, les communs désignent une relation avec une ressource – matérielle ou immatérielle – qui ne suppose pas nécessairement son appropriation, qu’elle soit privée ou publique. C’est, a minima, un droit d’usage exercé sur elle par un collectif. Une communauté vivant dans les parages d’un lac, par exemple, ne possède pas les poissons qui s’y trouvent, mais les pêche pour subvenir à ses besoins. « Un commun n’existe qu’à trois conditions, dit l’économiste Benjamin Coriat. Une ressource partagée, des droits et obligations sur cette ressource attribués à des commoners, une structure de gouvernance qui permet d’assurer la reproduction à long terme de la ressource et de la collectivité qui la gouverne19. »

Mais comment gouverner les communs lorsque plusieurs communautés vivent d’un écosystème, et en ont des usages éventuellement divergents ? Par une structure « polycentrique20 ». Le polycentrisme est une « forme de gouvernance complexe avec des centres de décision multiples, dont chacun opère avec un certain degré d’autonomie21 ». Si le marché est la forme de coordination qui correspond à la propriété privée, et l’État, à la propriété publique, le polycentrisme est celle des communs. Les relations entre « centres de décision » peuvent être de coopération ou de concurrence, la structure polycentrique comprenant des mécanismes de résolution des conflits acceptés par tous. Ces centres peuvent aussi être de taille variable, en fonction notamment de la zone géographique qu’occupe la ressource exploitée.

Le polycentrisme n’est pas un fédéralisme : les entités qui s’allient demeurent autonomes, elles ne mutualisent pas ou peu de ressources durablement. Cette autonomie interdit les « interventions » au sens de Schmitt, celles de l’échelon supérieur sur les échelons inférieurs. De fait, même s’il existe des mécanismes de résolution des conflits, il n’y a pas à proprement parler d’échelon supérieur, les centres de pouvoir ne sont pas hiérarchisés. On est plus proche du confédéralisme, et même encore un cran en dessous sur l’échelle de la mutualisation. Dans le fédéralisme, on traite le plus possible de problèmes aux échelons inférieurs, mais la montée en échelle est souvent inévitable. Elle est même souhaitable : c’est tout l’objet de la fédéralisation.

Notre défi : construire un fédéralisme écologique qui étende son emprise sur le fonctionnement de l’économie via la délibération sur les besoins22. Le calcul en nature, on l’a vu, consiste à bâtir des scénarios de transition fondés sur une évaluation non monétaire des ressources disponibles, à hiérarchiser les besoins politiquement, puis à mettre l’appareil productif au service de leur satisfaction. Le fédéralisme écologique est l’architecture institutionnelle permettant de parvenir à cette hiérarchisation23. Rendre le gouvernement par les besoins légitime suppose d’ancrer la définition des besoins à l’échelle la plus réduite possible. Cela permet de conjurer le risque de « dictature sur les besoins », où des bureaucrates coupés de la société civile décident de ce qu’est un besoin essentiel. Il s’agit par là même d’accroître la qualité du processus démocratique. On s’inscrit ici dans une tradition qui remonte à Jean-Jacques Rousseau : cette qualité augmente à mesure que l’échelle où elle s’organise diminue.

Mais il y aura des « interventions », comme dit Schmitt : l’échelon le plus bas ne saurait être « imperméable ». D’abord parce que la satisfaction des besoins devra respecter les principes de soutenabilité et d’égalité. Il arrivera qu’ils le soient contre l’avis des personnes et des communautés. Mais surtout parce que, du fait de la crise environnementale, les sociétés vont opérer sous contrainte de rareté, une rareté grandissante qui se manifeste au niveau local dans l’impératif de préservation des écosystèmes, et au niveau global dans la stabilisation des grands cycles biophysiques. L’allocation des ressources matérielles et humaines sous la forme du calcul en nature sera l’enjeu central. Or cette allocation ne peut s’effectuer que sur la base d’une vision globale des ressources à disposition et de leur usage le plus pertinent. La politisation de l’économie suppose une dialectique sous contrainte entre l’échelon global et les échelons locaux.

Leçons chinoises

Quand on s’intéresse aux liens entre fédéralisme et économie, le cas de la Chine contemporaine est très instructif. Officiellement, ce n’est pas un régime fédéral, alors même qu’elle l’est par certains aspects davantage que des pays supposés l’être. Les États-Unis sont un État fédéral, mais on y constate depuis le XIXe siècle une tendance à la centralisation, à l’affaiblissement de la composante fédérale du régime24. La montée en puissance de la Cour suprême, son rôle de plus en plus directement politique, en est une manifestation25. Il faut dire que, en Chine, ce qu’on appelle « province » correspond, en taille et en démographie, à ce qu’on nomme ailleurs un pays. L’équilibre institutionnel d’un ensemble si vaste s’est posé bien avant l’arrivée au pouvoir des communistes au XXe siècle. La tradition de (relative) autonomie de l’échelon régional y remonte à la période impériale26.

« Traverser la rivière en tâtonnant pierre à pierre » : cette phrase attribuée au père des « réformes » chinoises, Deng Xiaoping, résume l’enjeu. Engagées au tournant des années 1980, les réformes répondent à la crainte d’un déclassement du pays au vu des succès industriels du Japon, de la Corée du Sud et de Taiwan. Au lendemain de la crise politique de 1989, pour justifier l’ouverture économique, Deng Xiaoping déclarait que, tant que la Chine demeurerait isolée, « il serait impossible que l’économie se développe, que le niveau de vie augmente et que le pays devienne plus fort27 ».

La stratégie d’ouverture et de libéralisation qui a été progressivement définie diffère grandement de la « thérapie de choc » appliquée, avec les ratés que l’on sait, en ex-URSS dans les années 199028. « Cet homme a l’air intelligent, mais en fait il est stupide », a dit un jour Deng Xiaoping de Mikhaïl Gorbatchev29. La charge était sévère, mais, quarante ans après, le verdict est sans appel30. Dans les années 1990, le Parti communiste d’Union soviétique a renoncé à tout contrôle politique sur l’économie, la livrant aux multinationales occidentales et aux oligarques. En Chine, à l’inverse, il s’est agi de passer du communisme version Mao à l’« économie socialiste de marché31 », dénomination officielle du régime actuel. Ceci prudemment, « en tâtonnant pierre à pierre » pour ne pas risquer de tomber à l’eau. En découle une des caractéristiques majeures de la planification chinoise des dernières décennies : l’« expérimentation sous hiérarchie32 ».

La Chine actuelle correspond à un régime de « capitalisme politique », un concept emprunté à Max Weber par l’économiste Branko Milanovic33. Dans les sociétés occidentales, la politique est sous l’hégémonie de l’économie, et l’État au service du capital : c’est un État capitaliste. Bien sûr, il dispose, selon les pays et l’époque, d’une autonomie relative, qui découle notamment de ses capacités fiscales : la levée de l’impôt lui permet de redistribuer, d’intervenir dans l’économie et de la stabiliser lorsque des crises surviennent. Par ses luttes, le mouvement ouvrier a, historiquement, fait irruption dans l’État, faisant croître sa « main gauche », soit l’État social34. Il n’empêche : l’État est traversé de part en part par des intérêts capitalistes, et sa version néolibérale l’illustre quotidiennement.

En Chine, le champ politique est en un sens plus autonome, d’une autonomie moins relative qu’en Occident. Encore faut-il préciser que ce « champ politique » n’en est pas vraiment un, puisqu’il est entièrement occupé par le Parti communiste chinois (PCC), une organisation qui compte aujourd’hui plus de 90 millions de membres. Ce n’est pourtant pas un bloc monolithique : il fonctionne parfois comme un parlement, au sein duquel des options sont – plus ou moins pacifiquement – débattues et tranchées35. Des factions aux relations changeantes y coexistent. Mais cela reste un régime à parti unique fortement hiérarchisé, et ce de plus en plus depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2012. La puissance du PCC place de fait l’économie sous l’hégémonie du politique. Cela s’illustre par la reprise en main des big tech chinoises par Xi Jinping à partir de la fin des années 2010, avec la disgrâce de figures du nouveau capitalisme chinois telles que Jack Ma (Alibaba) et Pony Ma (Tencent), puis l’acquisition par la puissance publique de golden shares qui lui donnent un droit de regard sur les décisions managériales essentielles des entreprises numériques36.

Les relations entre la bureaucratie d’État et du PCC – ce sont deux bureaucraties entremêlées mais distinctes, la seconde étant hégémonique – et les milieux économiques sont néanmoins étroites, incestueuses même. On peut rétorquer qu’elles le sont aussi dans notre capitalisme « libéral », où, pour accéder à de hautes fonctions, il vaut mieux être le riche héritier d’une dynastie des affaires qu’un prolétaire. Mais, en Chine, on ne devient jamais capitaliste sans soutien au sein de l’État : les premiers moments de l’accumulation du capital sont politiques37. En résulte une corruption endémique. Périodiquement, des campagnes « anti-corruption » viennent purger le système et rappeler les limites à ne pas dépasser, à grand renfort de procès publics et d’exécutions.

L’État de droit est intermittent. La Révolution culturelle (dès 1966) avait quasiment aboli le droit, ramenant le pays à une sorte de condition préjuridique38. Il a été reconstruit peu à peu au cours des décennies suivantes. « Intermittent » ne signifie pas « inexistant ». En l’absence totale de règles, il eût été impossible de convaincre les entreprises étrangères d’investir dans le pays. Mais ces règles sont en partie informelles, elles consistent en des « signaux » envoyés par le Parti et l’État garantissant la stabilité. Le régime oscille entre des périodes où le droit est (plus ou moins) respecté et d’autres où il est instrumentalisé politiquement. Cet usage sélectif du droit est typique des régimes autoritaires. En Chine, la bureaucratie est (relativement) efficace, mais elle n’est pas légale-rationnelle.

Un régime à parti unique ne dispose – par définition – d’aucune légitimité démocratique, qui permettrait de gérer les crises politiques par l’alternance entre plusieurs partis. La source de la légitimité du PCC découle quasi exclusivement de sa capacité à engendrer de la croissance économique. De fait, ont été atteints depuis les années 1980 des niveaux de croissance sans précédent dans l’histoire du capitalisme. Elle procède également de son idéologie nationaliste et de l’affirmation grandissante du pays sur la scène mondiale. En cas de ralentissement de l’accumulation, de multiplication des contradictions, le régime se met à vaciller. Les luttes de factions s’accentuent, ou un durcissement s’opère, ce que l’on constate à l’heure actuelle.

Un autoritarisme décentralisé

Des régimes de « capitalisme politique », on en dénombre une douzaine aujourd’hui, principalement en Asie et en Afrique. Le Vietnam, la Malaisie et le Rwanda se trouvent sur la liste39. Ce qui singularise la Chine, c’est son caractère décentralisé, de sorte qu’on a pu y accoler l’étiquette d’« autoritarisme régionalement décentralisé40 ». Concrètement, une réforme est d’abord expérimentée à l’échelle d’une province. Si les résultats sont probants, elle est étendue à d’autres, et éventuellement à l’ensemble du pays. Dans le cas contraire, on y renonce. Il y a quatre niveaux subnationaux en Chine : la province, le comté, la municipalité et le village41. L’expérimentation peut également avoir lieu à des niveaux inférieurs à la province, ou à cheval entre différents niveaux.

Une réforme emblématique de la transition chinoise est la création de « zones économiques spéciales » (ZES)42. Il s’agit d’attirer les investisseurs étrangers et, avec eux, de nouvelles technologies et des méthodes de management « modernes », dans le cadre d’un modèle de développement orienté vers l’exportation. Deng Xiaoping lance les « Quatre modernisations » lors du XIe congrès du PCC en 1978, l’industrie, la science et les technologies comptant parmi elles en plus de la défense nationale. L’année suivante, Coca-Cola installe une usine à Shanghai43. Les premières ZES sont créées en 1980 dans la province de Guangdong, sur la côte sud, dans les villes de Shenzhen – alors un village, aujourd’hui une mégapole de 17 millions d’habitants – et Zhuhai. Selon le slogan du PCC, il s’agit de créer « des ponts et des fenêtres » entre le pays et le reste du monde.

C’est une rupture dans l’histoire de la Chine communiste : dans les premiers temps de la transition, le capital étranger doit se mêler à du capital chinois, mais il s’en émancipe progressivement. Les entreprises à capital entièrement étranger sont autorisées dès la fin des années 1990 dans certains secteurs et sous condition, par exemple, de transferts de technologies44. La décentralisation économique s’accompagne d’une décentralisation politique : les décisions concernant les ZES sont, dans une large mesure, prises par les autorités des provinces concernées. Au cours des décennies suivantes, les ZES et d’autres dispositifs du même genre – zones de libre-échange, parcs industriels et technologiques – se multiplient. Aujourd’hui, dans son effort pour étendre son influence sur d’autres continents, et notamment en Afrique, la Chine fait la promotion de cette expérimentation45.

Traditionnellement, l’État développeur est centralisé. C’est, on l’a vu, en socialisant l’investissement, en concentrant la gestion des ressources matérielles et humaines et en donnant des impulsions politiques « par en haut » que ces pays ont obtenu des taux de croissance importants dans la seconde moitié du XXe siècle46. Ces « tigres asiatiques » étaient des dictatures militaires ou des régimes politiques (semi-)autoritaires au moment du décollage économique, ce qui a facilité la centralisation. L’originalité de la Chine a été de combiner centralisation et échelon subnational pour sa stratégie de « rattrapage ».

Les avantages de cet autoritarisme décentralisé sont multiples. Si l’expérimentation échoue, ses effets négatifs sont contenus dans les limites de la province concernée, et le reste du pays n’est pas affecté47. Cela permet de prendre des risques, mais aussi de corriger les erreurs avant de généraliser éventuellement le dispositif. Du point de vue des objectifs – productivistes – de Deng Xiaoping, les ZES ont été un succès, mais l’expérience aurait pu tourner court de mille manières. Le fait qu’il s’agisse d’expérimentations « sous hiérarchie », en dernière instance contrôlées par le sommet, permet aussi que l’échelon supérieur reprenne la main en cas de « déviation ». Il « intervient », au sens de Schmitt.

Cette méthode vise à susciter l’adhésion des parties prenantes par la pratique : une politique peut être tentée même si elle ne fait pas l’unanimité au départ. Son succès convaincra les sceptiques. La mise en place des ZES, réforme capitaliste s’il en est – il s’agit d’une expérience de dérégulation radicale, assez proche des maquiladoras mexicaines par exemple –, a d’abord rencontré, comme on l’imagine, d’importantes oppositions au sein du PCC48. Abaisser l’échelle de l’expérimentation est une manière de dénouer le rapport de force entre partisans et opposants. Sur le plan théorique, l’enseignement à en tirer est celui-ci : plus l’échelle de l’expérimentation est réduite, moins la formation de majorités en sa faveur est complexe. C’est l’avantage du fédéralisme.

La décentralisation permet que l’expérimentation soit effectuée par les personnes concernées, celles qui vivent dans la zone où elle a lieu, et non par le centre du système. L’une des causes de l’échec de la planification centralisée au XXe siècle vient de ce que les bureaucrates planificateurs se trouvent loin des réalités du terrain, prenant des décisions sans rapport avec elles49. Par contraste, tout en les coordonnant à vaste échelle, le marché permet la décentralisation des décisions économiques. Or, en planifiant au plus près du terrain, le premier risque peut être (en partie) conjuré. En Chine, les provinces et d’autres échelons inférieurs contrôlent d’importantes ressources naturelles, infrastructurelles et fiscales, un trait typique des régimes fédéralistes50.

Les niveaux inférieurs sont parfois mis en concurrence les uns avec les autres : le centre fixe un objectif – par exemple, l’amélioration de la qualité de l’air, catastrophique dans les métropoles de l’Est ; puis il revient à différentes provinces de trouver les moyens de le mettre en œuvre au mieux ou au plus vite51. Après quoi, un classement des performances est rendu public. Comme il n’y a pas de profits dans le secteur public, les bureaucrates tendent, il est vrai, à être peu entreprenants. Sauf si leur carrière en dépend : en Chine, pour accéder aux sommets de la hiérarchie du Parti, il faut avoir été à la tête d’échelons inférieurs performants dans les classements52. Si une province a bien réussi, sa puissance relative par rapport à d’autres s’accroît, et ainsi sa capacité à influer sur le centre.

Cycle politique de planification

Un concept crucial est celui de « cycle politique de planification53 ». Le mot « plan » fait penser à une feuille de route qu’il s’agirait de suivre à la lettre. Ce n’est pourtant pas ainsi que fonctionne la planification chinoise. Un « document directeur national » quinquennal est rendu public par le Comité central du PCC. Il fixe un objectif de croissance ainsi que d’autres cibles ayant trait par exemple à l’éducation, l’environnement, la santé ou la démographie. Parallèlement, de multiples plans sont élaborés aux échelons administratifs inférieurs et par secteurs de l’économie. Ils sont emboîtés les uns dans les autres : ce qui se passe à un niveau influe en retour sur les niveaux inférieurs et supérieurs dont il dépend, et chaque secteur de l’économie est connecté à d’autres. Ces plans font ensuite l’objet de négociations :

Il est fréquent que les instructions de ce qu’on appelle en Chine le « centre » – c’est-à-dire les instances nationales du Parti et de l’État à Pékin – soient vidées de leur contenu par les autorités locales en charge de les appliquer lorsque ces dernières n’y trouvent pas leur compte54.

Les échelons inférieurs disposent d’un réel pouvoir, même s’il ne prend pas nécessairement la forme d’une opposition ouverte aux instructions venues d’en haut. Le risque serait que cela aboutisse à une incohérence de l’ensemble, ce qui contredirait l’idée même de planification. Mais des forces centripètes sont là pour contrecarrer les forces centrifuges. La cohérence – qui ne peut être que relative, à une échelle si vaste – est assurée par des instances de l’État et du PCC actives à tous les échelons administratifs. Leur fonctionnement n’est pas très différent du système préfectoral français, à ceci près que les préfets tiennent leur légitimité d’un président élu, et qu’ils n’empiètent pas sur le secteur économique privé, protégé par la sacro-sainte propriété privée. En Chine, la hiérarchie du PCC est présente au sein des entreprises elles-mêmes, où elle supervise la planification55.

L’une de ces instances est la « Commission de développement et de réforme », véritable « colonne vertébrale » de la planification56. Une sorte de super-ministère qui intervient dans l’élaboration et la mise en œuvre des plans aux différents échelons. C’est là que se trouve le « quartier général » de la planification. L’élaboration des plans intègre des parties prenantes multiples, en fonction de l’objet et du périmètre du plan concerné : ministères et commissions interministérielles, régions et commissions interrégionales, think tanks, représentants d’organisations internationales (Banque mondiale, Banque asiatique de développement), entreprises, ou organisations issues de la « société civile » (une société civile bien sûr très encadrée). C’est un système de « recommandations multiples contrôlées » (controlled multiple advocacy)57.

Un « cycle politique de planification » comporte deux phases de durées à peu près équivalentes : l’une pendant laquelle on incite à expérimenter ; l’autre où ces expérimentations sont examinées, puis confirmées, généralisées ou abandonnées en fonction des objectifs du plan. C’est une seconde phase, dite d’accélération, où l’on commence aussi à préparer le plan quinquennal suivant, sachant que les plans successifs se chevauchent. On est donc loin d’un plan appliqué unilatéralement. Spatialement et temporellement, la planification chinoise est un processus ininterrompu et complexe, qui passe par des moments de décentralisation et d’« intervention ».

Ce processus a trois conditions structurelles de possibilité. La première est que l’État contrôle les « hauteurs stratégiques » – comme disait Lénine – de l’économie : banque, énergie, télécommunications ou transports58. Par ce biais, il est en mesure de donner des impulsions au marché et de gérer les crises. La planification chinoise a beau être décentralisée, elle suppose aussi un fort élément de centralisation, ceci dans une sorte de dialectique de la centralisation et de la décentralisation. Au bout de la colonne vertébrale évoquée ci-dessus, il y a la tête : l’État et le PCC, qui, placés en position de surplomb, contrôlent les principaux leviers de l’activité économique.

Le stimulus budgétaire massif déclenché par le gouvernement chinois en novembre 2008 à l’occasion de la crise financière illustre cette dialectique59. À l’époque, la réponse des pays occidentaux est avant tout monétaire : injection massive de liquidités par les banques centrales et renflouement des institutions financières (banques, assurances) too big to fail. Elle est hésitante et – en Europe en particulier – prend rapidement la forme désastreuse de l’austérité. En Chine, un plan de relance avoisinant le trillion de dollars est annoncé. Il s’agit de dépenser beaucoup et vite, afin de stimuler l’activité économique. Sous la houlette de la « Commission de développement et de réforme » mais aussi de l’appareil du PCC, les villes et provinces se lancent immédiatement dans une course à l’investissement. Cette efficacité à court terme s’est cependant peut-être traduite par des effets pervers à long terme : elle a démontré l’« addiction des élites chinoises à un modèle de croissance non soutenable60 », lui-même à l’origine d’une crise économique potentiellement de grande ampleur61.

La deuxième condition de possibilité de la planification chinoise tient au fait que, historiquement, il y a peu de division du travail entre les provinces chinoises, qu’elles sont relativement autonomes économiquement62. C’est la raison pour laquelle l’expérimentation est possible à cette échelle. Faute d’une telle autonomie, ce qui se passe dans une région aurait des effets immédiats sur les autres. Par la division du travail en effet, les interdépendances entre régions se renforcent et les dysfonctionnements peuvent se transmettre rapidement de l’une à l’autre. En URSS, les républiques étaient plus spécialisées qu’en Chine, ce qui rendait la décentralisation difficile à mettre en œuvre63. La spécialisation implique également que le centre du système soit (relativement) plus fort, ce qui se traduit notamment par le fait que les ministères soviétiques avaient un plus grand pouvoir de coordination de l’économie qu’en Chine. Ainsi, quand ils se trompaient – et c’était assez souvent le cas –, les conséquences étaient rapidement désastreuses.

Troisième condition structurelle : le « flou de la propriété » (murkiness of ownership), comme dit Milanovic64. À des degrés divers, le PCC contrôle toutes les formes de capitaux : moyens de production industriels, finances, foncier… Mais cette propriété publique s’entremêle avec d’autres, propriété communale et privée notamment – au point que les statistiques chinoises officielles ne distinguent pas nettement le secteur privé du secteur public, le capital étant toujours un peu entre les deux.

Les réformes du début des années 1980 illustrent ce caractère hybride de l’économie politique chinoise. La première grande transformation a lieu dans les campagnes et consiste à remplacer le collectivisme par des incitations individuelles et familiales. Cependant, le chemin suivi demeure loin des recettes néolibérales de privatisation généralisée. Le système de responsabilité des ménages conserve la propriété publique de la terre et de certains moyens de production importants, mais délègue aux ménages l’organisation du travail et la responsabilité de la production, tout en encadrant strictement les possibilités d’embauche des salariés agricoles65.

Dans le cadre de ce dispositif, les paysans doivent fournir un certain quota de leur production à l’État, mais sont libres de commercialiser leur culture au-delà. « Les résultats, rappelle Bruno Cabrillac, ont […] été spectaculaires : la production agricole a augmenté de 50 % entre 1980 et 198566. » Écartant pour de bon la menace de la famine, cette hausse rapide de la productivité agricole libère dans les campagnes de la main-d’œuvre pour l’industrie manufacturière. L’essor des « entreprises municipales et de village » (désignée en anglais par l’acronyme TVE pour township and village enterprises) incarne l’une des réussites de la nouvelle politique agricole et l’un des vecteurs de la « modernisation » chinoise67. Tandis que la production agricole reste fortement encadrée et que l’activité des grandes entreprises publiques, notamment dans l’industrie lourde, est seulement graduellement libéralisée avec, notamment, la mise en œuvre d’un mécanisme des prix connus sous le nom de « prix à double rail », les TVE peuvent s’appuyer sur ce socle stabilisé de biens intermédiaires pour développer librement leur activité, ce qui explique leur dynamisme68.

Les TVE restent en principe la propriété des membres d’un village ou d’une municipalité, d’où leur appellation. Il s’agit d’une forme de propriété communale. Mais d’autres échelons influent sur leurs décisions productives, leurs liens avec leurs fournisseurs ou leur gestion. Des investisseurs privés y prennent parfois part, des représentants du PCC sont présents dans l’encadrement. Les contours des droits de propriété de ces entreprises, comme ceux de la plupart des entreprises chinoises, sont flous. Cela est typique du « capitalisme politique », et cela joue une fonction importante en l’absence de véritable État de droit dans ce genre de régime : l’indétermination des droits de propriété laisse toute latitude au Parti de resserrer ou relâcher la bride aux acteurs privés quand il le décide69.

Planification et administration

Il n’est évidemment pas question ici pour nous d’ériger la Chine en modèle à suivre pour la mise en place d’un gouvernement par les besoins. Le décollage économique du pays dans les années 1980 s’est opéré au prix d’une surexploitation des travailleurs et de dévastations environnementales aux conséquences planétaires. Les syndicats autonomes y sont interdits70 et des violations systématiques des droits humains s’y déroulent. Comme le goulag soviétique avant eux, les camps d’internement dans le Xinjiang sont à la fois un dispositif de répression politique féroce et un dispositif d’exploitation économique débridé, où l’on profite d’une main-d’œuvre asservie quasi gratuitement. On trouve plus largement en Chine une forme d’esclavage moderne, mise en place avec la complicité de certaines multinationales et de certains gouvernements occidentaux71 : depuis les années 1990 en effet, les migrants de l’intérieur sont parqués dans des dortoirs géants situés dans des usines, ou à proximité de celles-ci, détenues par des entreprises étrangères. Cette organisation du travail, qui confère au régime un contrôle quasi « totalitaire » sur la vie privée des travailleurs – qui souvent, en fait, sont des travailleuses –, a largement contribué au « miracle chinois72 ».

La Chine a pris au début des années 2010 un tournant écologique, devenant le premier producteur au monde de panneaux solaires et de voitures électriques73. Des résultats indiscutables peuvent se constater dans certains domaines, la qualité de l’air dans certaines mégapoles par exemple74. Mais les problèmes écologiques de la Chine sont loin d’être réglés : c’est toujours une économie productiviste principalement centrée sur des objectifs de croissance. Depuis la reprise en main du pays par Xi Jinping, l’« autoritarisme décentralisé » est de moins en moins en vigueur. Le tournant écologique a servi à renforcer l’autoritarisme au détriment de l’élément décentralisateur, donnant lieu à un « environnementalisme autoritaire75 ».

La méthode des utopies institutionnelles comporte une dimension d’extrapolation conjecturale. L’opération consiste ici à extraire ou à détacher d’une situation concrète certains éléments susceptibles à nos yeux de pouvoir être mis au service de l’émancipation. Cela comporte, il est vrai, une part de risque. Qu’est-ce qui nous garantit, en l’occurrence, que les différentes composantes du cas chinois ne soient pas imbriquées au point que, à vouloir n’en retenir que l’aspect positif – le fédéralisme –, nous nous retrouvions forcés par-devers nous d’embarquer tout le reste, et notamment l’autoritarisme ? Une voie, pour modérer ce risque, passe par l’adoption d’une méthode comparatiste. Dans ce livre, nous cherchons à savoir si les éléments positifs en question peuvent se retrouver sous des formes comparables ou fonctionnellement équivalentes dans des structurations non autoritaires.

Le secret de la planification chinoise réside dans sa « colonne vertébrale » : le PCC et plus particulièrement des instances telles que la « Commission de développement et de réforme ». En un sens, tout est là. Dans l’espace, ces institutions permettent une décentralisation maximale sans fragmentation. Dans le temps, elles permettent l’expérimentation dans la première phase du plan, qui débouche sur des arbitrages et une mise en cohérence globale lors de la seconde. Bref, elles constituent un mécanisme d’« intervention », typique du fédéralisme, et, plus particulièrement ici, d’un fédéralisme appliqué à l’économie. Il nous faut donc trouver un « substitut fonctionnel » à cette colonne vertébrale : une ou plusieurs instances qui exercent la même fonction, mais qui soient compatibles avec un régime démocratique, et qui donnent même lieu à un approfondissement de la démocratie.

« L’ennui avec le socialisme, disait Oscar Wilde, c’est qu’il occupe trop de soirées. » La planification écologique ne peut consister en une assemblée générale permanente. Le temps de la délibération doit exister, bien sûr, mais il ne peut s’étendre indéfiniment. Des décisions doivent être prises, et des actions mises en œuvre. Qu’elle soit représentative ou directe, la démocratie comporte toujours des moments administratifs. Si la planification écologique invite à repenser les liens entre démocratie et économie, à politiser l’économie, comme on l’a exposé au chapitre 2, elle invite davantage encore à repenser les liens entre démocratie, économie et administration.

1. Voir Olivier BEAUD, Théorie de la fédération, Paris, PUF, 2007 ; Frédéric ROUVILLOIS, Droit constitutionnel, 1. Fondements et pratiques, Paris, Flammarion, 2021, chapitre 2.

2. Carl Joachim FRIEDRICH, Pouvoir et fédéralisme, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 105 et suiv.

3. Voir par exemple Andrew MORAVCSIK, « Federalism in the European Union : rhetoric and reality », in Kalypso NICOLAIDIS et Robert HOWSE (dir.), The Federal Vision. Legitimacy and Levels of Governance in the United States and the European Union, Oxford, Oxford University Press, 2001.

4. Voir Hanspeter KRIESI et Alexander H. TRECHSEL, The Politics of Switzerland. Continuity and Change in a Consensus Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, chapitre 1.

5. Olivier BEAUD, Théorie de la fédération, op. cit., p. 256.

6. Voir Élisabeth ZOLLER, « Aspects internationaux du droit constitutionnel. Contribution à une théorie de la fédération d’États », Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye, tome 294, 2002. Voir aussi Olivier BEAUD, Théorie de la fédération, op. cit., p. 64.

7. Carl Joachim FRIEDRICH, Pouvoir et fédéralisme, op. cit., p. 136.

8. Olivier BEAUD, Théorie de la fédération, op. cit., chapitre 12.

9. Carl Joachim FRIEDRICH, Pouvoir et fédéralisme, op. cit., p. 182.

10. Murray BOOKCHIN, Pour un municipalisme libertaire, Lyon, Atelier de création libertaire, 2018.

11. Voir DIRECTION DE L’INITIATIVE PARLEMENTAIRE ET DES DÉLÉGATIONS, L’Organisation des États fédéraux. Démocratie, répartition des compétences, État de droit et efficacité de l’action publique, septembre 2013.

12. Carl Joachim FRIEDRICH, Pouvoir et fédéralisme, op. cit., p. 132.

13. Voir, pour le cas de la Suisse, Andreas LADNER et Laetitia DESFONTAINE MATHYS, Le Fédéralisme suisse. L’organisation territoriale et l’accomplissement des prestations étatiques en Suisse, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2019, chapitre 7.

14. Carl SCHMITT, Théorie de la Constitution, Paris, PUF, 2013, p. 517-518, cité par Olivier BEAUD, Théorie de la fédération, op. cit., p. 301.

15. Léon TROTSKI, Histoire de la révolution russe, tome I, Paris, Seuil, 1995, chapitre 11.

16. Voir John KINCAID, « Avantages et inconvénients du modèle fédéral pour l’action économique », Revue internationale des sciences sociales, vol. 167, no 1, 2001, p. 93.

17. Elinor OSTROM, La Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2010.

18. Fabien LOCHER, « Les pâturages de la guerre froide : Garett Hardin et la “Tragédie des communs” », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 60, no 1, 2013.

19. Benjamin CORIAT, « Ne lisons pas les communs avec les clés du passé », Contretemps, 15 janvier 2016.

20. Voir Agnès LABROUSSE, « Éléments pour une planification écologique polycentrique », présentation aux Journées de l’économie 2021.

21. Keith CARLISLE et Rebecca L. GRUBY, « Polycentric systems of governance : a theoretical model for the commons », Policy Studies Journal, vol. 47, no 4, 2019, p. 928.

22. Un concept de « fédéralisme écologique » a été notamment développé par Giorgio Grimaldi, dans une perspective différente de la nôtre. Giorgio GRIMALDI, « Prospects for ecological federalism », L’Europe en formation, vol. 363, no 1, 2012.

23. Les liens entre le fédéralisme et l’économie ont été notamment explorés par Bruno THÉRET, Protection sociale et fédéralisme. L’Europe dans le miroir de l’Amérique du Nord, Montréal, Presses de l’université de Montréal, 2002.

24. Voir Timothy J. CONLAN, « Effets de cycle et centralisation politique au sein du fédéralisme américain contemporain », Revue française de science politique, vol. 64, no 2, 2014.

25. Comme en témoigne le cas du juge ultra-conservateur à la Cour suprême états-unienne Clarence Thomas, analysé par Corey ROBIN, The Enigma of Clarence Thomas, New York, Metropolitan Books, 2019.

26. Voir John King FAIRBANK et Merle GOLDMAN, Histoire de la Chine. Des origines à nos jours, Paris, Tallandier, 2013, chapitre 2.

27. Cité par Perry ANDERSON, « Two revolutions », New Left Review, vol. 61, 2010, p. 79.

28. Isabella WEBER, How China Escaped Shock Therapy. The Market Reform Debate, Abingdon/New York, Routledge, 2021, p. 118.

29. Voir Michael COX, « China and Russia : axis of convenience or strategic partnership ? », London School of Economics Ideas, rapport spécial, no 23, mai 2017, p. 20.

30. Perry ANDERSON, « Two revolutions », art. cit.

31. Bruno CABRILLAC, Économie de la Chine, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2022, p. 40.

32. Sebastian HEILMANN, « Experimentation under hierarchy : policy experiments in the reorganization of China’s state sector, 1978-2008 », CID at Harvard University Working Paper, no 172, juin 2008.

33. Branko MILANOVIC, Capitalism, Alone, Cambridge, Harvard University Press, 2019, chapitre 2 (trad. fr. Le Capitalisme, sans rival. L’avenir du système qui domine le monde, Paris, La Découverte, 2020).

34. Pierre BOURDIEU, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012, p. 582.

35. Pour une vue d’ensemble, voir Jérôme DOYON et Chloé FROISSART, « A long-term perspective on the Chinese Communist Party », Journal of Current Chinese Affairs, vol. 5, no 3, 2022.

36. Ryan MCMORROW et al., « Tencent boss Pony Ma left out of China’s signature political gathering », Financial Times, 3 mars 2023 ; Ryan MCMORROW et al., « China moves to take “golden shares” in Alibaba and Tencent units », Financial Times, 13 janvier 2023.

37. Branko MILANOVIC, Capitalism, Alone, op. cit., p. 116. Voir aussi Nathan SPERBER, « Party and state in China », New Left Review, vol. 142, 2023.

38. Xu CHENGGANG, « The fundamental institutions of China’s reforms and development », Journal of Economic Literature, vol. 49, no 4, 2011, p. 1130.

39. Branko MILANOVIC, Capitalism, Alone, op. cit., p. 97.

40. Xu CHENGGANG, « The fundamental institutions of China’s reforms and development », art. cit., p. 1082. Voir aussi Sebastian HEILMANN et Oliver MELTON, « The reinvention of development planning in China, 1993-2012 », Modern China, vol. 39, no 6, 2013, p. 594 et suiv.

41. Ibid., p. 1082.

42. Ibid., p. 1111 et suiv.

43. Bruno CABRILLAC, Économie de la Chine, op. cit., p. 48.

44. Ibid., p. 62.

45. Voir CHINA DEVELOPMENT BANK, « China’s Special Economic Zones. Experience gained », 2015, www.worldbank.org.

46. Robert WADE, « The developmental state : dead or alive ? », Development & Change, vol. 49, no 2, 2018.

47. Sebastian HEILMANN, « Experimentation under hierarchy : policy experiments in the reorganization of China’s state sector, 1978-2008 », art. cit., p. 2.

48. Bruno CABRILLAC, Économie de la Chine, op. cit., p. 48.

49. Michael ELLMAN, Socialist Planning, Cambridge, Cambridge University Press, 2024, chapitres 1 et 2.

50. Nathan SPERBER, « La planification chinoise à l’ombre du capitalisme d’État », art. cit., p. 37.

51. Xu CHENGGANG, « The fundamental institutions of China’s reforms and development », art. cit., p. 1099.

52. Sebastian HEILMANN et Oliver MELTON, « The reinvention of development planning in China, 1993-2012 », art. cit., p. 608.

53. Nathan SPERBER, « La planification chinoise à l’ombre du capitalisme d’État », art. cit., p. 40 et suiv., et Sebastian HEILMANN et Oliver MELTON, « The reinvention of development planning in China, 1993-2012 », art. cit., p. 601 et suiv.

54. Nathan SPERBER, « La planification chinoise à l’ombre du capitalisme d’État », art. cit., p. 38.

55. Voir « The party is eager to expand its influence within business », The Economist, 23 juin 2021.

56. Nathan SPERBER, « La planification chinoise à l’ombre du capitalisme d’État », art. cit., p. 38, et Sebastian HEILMANN et Oliver MELTON, « The reinvention of development planning in China, 1993-2012 », art. cit., p. 605-606.

57. Voir Sebastian HEILMANN et Oliver MELTON, « The reinvention of development planning in China, 1993-2012 », art. cit., p. 606.

58. Isabella WEBER, How China Escaped Shock Therapy, op. cit., p. 7.

59. Voir Adam TOOZE, Crashed. How a Decade of Financial Crises Changed the World, Londres, Viking, 2018, p. 190-120.

60. Ibid., p. 194.

61. Romaric GODIN, « La croissance chinoise rebondit, les problèmes structurels restent », Mediapart, 21 avril 2023.

62. Xu CHENGGANG, « The fundamental institutions of China’s reforms and development », art. cit., p. 1099.

63. Ibid., p. 1100.

64. Branko MILANOVIC, Capitalism, Alone, op. cit., p. 116.

65. Peter NOLAN, The Political Economy of Collective Farms. An Analysis of China’s Post-Mao Rural Reforms, Cambridge, Polity Press, 1988 ; Isabella WEBER, How China Escaped Shock Therapy, op. cit., chapitre 6.

66. Bruno CABRILLAC, Économie de la Chine, op. cit., p. 57.

67. Xu CHENGGANG, « The fundamental institutions of China’s reforms and development », art. cit., p. 1118.

68. Frido WENTEN, « Restructured class-relations since 1978 », in Christoph SCHERRER (dir.), China’s Labor Question, Munich, Rainer Hampp Verlag, 2011, p. 28-48.

69. Branko MILANOVIC, Capitalism, Alone, op. cit., p. 116.

70. Voir LIGUE DES DROITS DE L’HOMME, « Les droits de l’Homme en Chine », Bulletin, no 142, février 2022.

71. Cullen HENDRIX, « Forced Uyghur labor probably helped build your car », Foreign Policy, 21 décembre 2022.

72. Voir Pun NGAI, « Gender and class : women’s working lives in a dormitory labor regime in China », International Labour and Working-Class History, vol. 81, 2012.

73. Voir David SANDALOW et al., Guide to Chinese Climate Policy 2022, Oxford, The Oxford Institute for Energy Studies.

74. Yifei LEE et Judith SHAPIRO, China Goes Green. Coercive Environmentalism for a Troubled Planet, Londres, Polity, 2020.

75. Ibid., chapitre 5.

9. Les institutions politiques de la planification écologique

Commissions de post-croissance

Lorsque Jean Monnet crée le Commissariat général du Plan (CGP) français, en janvier 1946, il est confronté à un défi : « Comment contourner la domination des ministères1 ? » La planification est productiviste à l’époque – après la guerre, il faut produire à marche forcée pour reconstruire –, mais elle est aussi « modernisatrice » : dans l’esprit de Monnet, loin d’imposer une quelconque étatisation de l’économie, et encore moins le socialisme, la planification doit permettre de hisser la France aux niveaux de productivité des économies capitalistes avancées. Un document préparatoire à l’installation du CGP parle de la France comme d’un « pays arriéré2 ».

Monnet est fasciné par le système productif américain, par la réorganisation des rapports entre l’État et l’économie depuis la Première Guerre mondiale et le New Deal3. L’aide américaine d’après guerre – ce qui deviendra le plan Marshall – est conditionnée à la modernisation des économies européennes. Elle va de concert avec leur ouverture aux marchandises américaines4. Or les ministères – et l’administration en général – représentent aux yeux de Monnet les intérêts conservateurs, les secteurs de l’économie qui survivent grâce aux protections de l’État. Il s’agit donc de les contourner pour – comme dirait la droite aujourd’hui – libérer la croissance. C’est à cela notamment que doit servir la planification « indicative » à la française.

Conséquence : le CGP est directement rattaché au président du Conseil, il ne dépend d’aucun ministère. Le projet de Monnet n’est pas de créer une administration parallèle. Le CGP est pensé comme une « agence » au sens du New Deal : une structure souple dédiée à une tâche spécifique. À l’origine, c’est un plan d’investissement qui se transforme rapidement en cockpit de pilotage de l’économie5. Il inclut 160 personnes, dont seulement une quarantaine de fonctionnaires6.

Au milieu des années 1950, le haut fonctionnaire et futur ministre Edgar Pisani établit une distinction entre « administration de gestion » et « administration de mission ». Il a lui aussi subi l’influence du New Deal : il se réfère en particulier à la Tennessee Valley Authority, une célèbre agence créée par Roosevelt en 1933 pour construire des infrastructures dans le sud-est du pays, à partir d’un mélange d’investissements publics et privés. Pisani déclare :

L’administration de mission est légère, elle a le goût de faire faire, elle est réaliste, mouvante, elle va vers l’événement ; elle est mêlée à la vie ; elle n’attend pas l’initiative, elle la sollicite […], elle est dynamique et comporte des risques, alors que sa sœur aînée [l’administration de gestion] doit se contenter d’être prudente, et impose l’élimination de tous les risques7.

On croirait entendre Schumpeter parler de l’entrepreneur. C’est dans cet esprit que Monnet, sous l’inspiration d’Étienne Hirsch, l’un de ses collaborateurs, expérimente une innovation bureaucratique dans le cadre du CGP8 : les « commissions de modernisation9 ». Elles se « mêlent à la vie », comme dirait Pisani, tout en ne quittant pas des yeux leur mission : la planification de l’économie. Elles sont dix-huit au départ, mais leur nombre évolue au fil des plans10. Certaines sont transversales, traitant par exemple de la productivité, des finances ou de l’organisation du territoire. D’autres sont sectorielles, portant sur le bâtiment, l’agriculture, la sidérurgie ou la culture. L’objectif est dans tous les cas de moderniser, ce qui, à l’époque, signifie essentiellement croître : les discussions sur le plan commencent toujours par l’estimation d’un taux de croissance pour la période à venir, puis se demandent comment l’atteindre.

Les commissions de modernisation sont des instances de délibération. Elles sont composées de centaines de représentants de la société civile : chefs d’entreprise, syndicalistes, responsables d’associations de consommateurs, universitaires, hauts fonctionnaires, industriels, agriculteurs11… C’est une forme (modérée) de démocratie économique. Jusqu’à l’expulsion des ministres communistes du gouvernement en mai 1947, la Confédération générale du travail (CGT) y participe12. Les dix-huit premières commissions comptent 20 % de syndicalistes, 31 % de représentants du patronat, 29 % de fonctionnaires et 20 % d’experts (ingénieurs, économistes, etc.)13. Les sous-commissions se multiplient, jusqu’à regrouper un millier de participants – évidemment, dans leur écrasante majorité, des hommes. Elles débouchent sur un « Plan de modernisation de l’économie » (PME) : un plan d’investissement en lequel se cristallise la maîtrise collective de l’avenir de la nation.

Le premier de ces plans est adopté en janvier 1947, soit un an après la création du CGP14. En réalité, sa teneur a pour l’essentiel été établie avant que les commissions de modernisation ne se mettent au travail15. Après avoir été discuté par le Conseil du CGP, le PME est ratifié par l’Assemblée nationale16. En plus de quarante ans, la France a connu dix plans, le dernier s’étant achevé en 1992. La ratification par l’Assemblée nationale est une formalité pour les premiers, mais la procédure s’allonge avec le temps, le Parlement exigeant au fil du temps d’y jouer un rôle plus important17.

Dans l’esprit de Monnet et Hirsch, les commissions de modernisation ont deux objectifs. D’abord, jouer la « société civile » contre l’administration et ses pesanteurs, ou du moins cette part de l’administration qui défend à leurs yeux les intérêts de la France « arriérée ». Ensuite, faire participer à l’élaboration du plan ceux-là mêmes qui vont le mettre en œuvre. C’est le « goût de faire faire » évoqué par Pisani : la planification sera d’autant plus légitime et appliquée avec sérieux que ses acteurs seront impliqués en amont. La planification à la française, en plus d’être « indicative », est dite « concertée », c’est-à-dire est le fruit d’une délibération entre forces sociales en présence. Monnet, loin d’être un marxiste, postule que les intérêts du capital et du travail peuvent converger sous l’égide de l’État.

Il s’agit d’un processus d’apprentissage collectif autant que de décision. On trouve en son cœur un groupe social particulier : ceux que Michel Crozier appelle les « honnêtes courtiers », soit des hauts fonctionnaires souvent jeunes, au profil généraliste, à mi-chemin entre l’expertise technique (les modèles économiques) et la politique, le privé et le public18. Ces animateurs de la planification ont une influence considérable : ils cadrent les problèmes, mènent les négociations entre secteurs, « traduisent » le langage des techniciens de l’économie pour les politiques, et vice versa. Ils tirent leur pouvoir de leur statut de « marginal sécant » : ils sont (relativement) marginaux dans plusieurs univers, ce qui leur permet de les mettre en lien. Leur présence « a permis de trouver, pendant quelque temps au moins, une solution raisonnable à un des problèmes les plus difficiles de la planification : concilier le calcul économique rationnel avec les méthodes de négociation politique indispensables pour peser efficacement sur les décisions pratiques19 ». On retrouve ici le principe énoncé par Neurath (voir chapitre 4) : la planification est un mélange de calcul et d’expertise d’un côté, et de politique de l’autre.

Les airs de famille entre ce modèle et la planification chinoise d’après le tournant capitaliste ont été remarqués20. Les commissions de modernisation ressemblent par certains aspects à la « Commission de développement et de réforme » chinoise. La différence majeure est que, en France, le plan est discuté par une société civile qui n’est pas « encadrée » par un parti unique, et validé par une Assemblée nationale démocratiquement élue. En impliquant les parties prenantes, ces commissions permettent la décentralisation de la planification, tout en recentralisant au moment des arbitrages et de la mise en œuvre du plan. Décentralisation et centralisation se succèdent ainsi cycliquement. La décentralisation territoriale de la planification se renforce au fil du temps, au moment notamment de la création en 1963 de la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (Datar)21.

Un puissant secteur nationalisé existe dans les deux cas, qui permet de contrôler les « hauteurs stratégiques » de l’économie : crédit, assurances, énergie, transports, infrastructures…, et, par ce biais, de la piloter22. Le programme du Conseil national de la Résistance de mars 1944 prévoit « le retour à la nation des grands moyens de production monopolisés, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques23 ». La nationalisation des banques et des assurances témoigne de ce que la socialisation de l’investissement est un rouage essentiel de toute forme de planification, qu’elle prenne place en contexte capitaliste ou socialiste.

Si la planification à la française est « indicative », elle comporte ainsi une dimension contraignante :

Le cliché standard est que la planification française était indicative, plutôt qu’impérative. Mais cela néglige la palette des instruments, de la question du change à celle de l’investissement, qui donnait aux autorités des moyens de persuasion particulièrement importants sur les industriels. Ceux-ci ont rapidement compris qu’ils devaient mieux éviter un conflit ouvert avec l’administration. Il vaut certainement mieux parler de concertation, mais en retenant que cette dernière n’exclut pas un élément de coercition24.

Dans un contexte où l’URSS est encore auréolée de sa contribution à la victoire contre les nazis et où la planification soviétique connaît des taux de croissance élevés25, Monnet et ses collaborateurs conçoivent la planification « indicative » comme une alternative à la planification « impérative » de Moscou. Cela n’empêche pas que des aspects de cette dernière soient repris en France. Cet élément coercitif s’observe dans la seconde moitié du XXe siècle dans d’autres expériences de planification non socialiste : en Inde, au Japon ou en Corée du Sud, par exemple26.

Dans la vision institutionnelle que nous proposons, des sortes de « commissions de modernisation » formeront le premier élément de la « colonne vertébrale » de la planification écologique. Elles réuniront les parties prenantes de la planification en les faisant délibérer sur la meilleure façon de la mettre en œuvre, et en actionnant ensuite une « palette d’instruments » visant à contenir l’économie dans les limites des équilibres écologiques. Cette délibération sera cyclique : les phases expérimentales (décentralisation) alterneront avec des phases synthétiques (recentralisation). Le caractère à la fois transversal et sectoriel de ces commissions peut être repris : la bifurcation écologique concerne tous les secteurs de l’économie, mais elle doit être adaptée à chacun d’eux. L’urgence est d’en créer dans les secteurs les plus polluants, afin d’accélérer leur fermeture et de décider de la réallocation des ressources – notamment humaines – qui s’y trouvent.

Les intérêts capitalistes y seront-ils conviés, comme dans les commissions de modernisation de Jean Monnet ? L’hypothèse de ce livre est que la bifurcation écologique est incompatible avec le capitalisme. On peut cependant concevoir une période de transition au cours de laquelle l’économie passerait par différentes étapes, dont les premières seraient encore capitalistes. Même si ces intérêts étaient associés aux travaux de telles commissions, les contraintes écologiques sous lesquelles s’opéreraient la délibération et l’administration du plan pousseraient à ce que les secteurs capitalistes les plus polluants disparaissent rapidement, et que la propriété privée et l’accumulation du capital reculent dans les autres.

Comment désigner ces commissions ? Le terme « modernisation » présente l’inconvénient de renvoyer à un imaginaire productiviste typique des expériences de planification du XXe siècle. Ce que nous voulons, ce sont plutôt des commissions de post-croissance. Cette formulation est plus adéquate que de parler ici en bloc de « décroissance » : si l’on veut réduire drastiquement l’impact écologique des activités économiques et émanciper la production de la quête du profit, certaines activités devront bien croître, au moins dans un premier temps, pour que d’autres soient démantelées : le secteur des énergies renouvelables, par exemple.

Une manière de concevoir la « post-croissance » est de la découper en trois temps27 : une première phase de croissance de l’investissement dans des infrastructures « vertes » ; une deuxième où celles-ci permettent une décroissance de l’empreinte matérielle de l’économie. Au cours de ces deux premières phases s’effectuent en parallèle la fermeture des industries polluantes, le démantèlement des infrastructures devenues obsolètes et la reconversion des travailleurs dans des secteurs où ils seront utiles à la bifurcation écologique. Enfin s’ouvre la phase de « post-croissance » : l’économie ne croît plus, elle est « stationnaire », la satisfaction des besoins est démocratiquement maîtrisée. Cela n’empêche pas cette satisfaction d’évoluer bien sûr, en particulier à l’occasion d’innovations technologiques, mais toujours dans le respect des écosystèmes. Les commissions de post-croissance seront un pilier de la transition entre ces trois phases.

Constitutions vertes

Le deuxième élément pour assembler cette « colonne vertébrale » de la planification écologique prendrait la forme d’une Constitution environnementale. L’environmental constitutionalism est un courant émergent du droit constitutionnel global28. Une Constitution ne peut pas tout. Une chose est d’énoncer des principes dans une Constitution, une autre que ces principes soient effectifs dans les jugements rendus par les tribunaux dans les différentes juridictions d’un pays. Et il faudrait bien plus qu’une Constitution pour contrecarrer la dynamique productiviste et consumériste du capitalisme. Pourtant, dans un État de droit, une Constitution est une arme. C’est ce que montre le processus constitutionnel chilien en cours au tournant des années 2020, dans lequel toutes les forces politiques du pays ont jeté leurs forces, et qui a ouvert une longue période de redéfinition du « contrat social29 ». Bien sûr, les secteurs progressistes ne triomphent pas toujours : justement, c’est une bataille au long cours.

La planification à la française a pour pilier la loi du 2 décembre 1945 « relative à la nationalisation de la Banque de France et des grandes banques et à l’organisation du crédit30 ». L’historien Éric Monnet le montre bien : elle exprime et prolonge à la fois un ensemble de croyances partagées par les acteurs de l’époque, au-delà des sensibilités politiques. Ces croyances donnent lieu à des routines pour certaines implicites, qui s’inscrivent dans le spectre des actions possibles délimité par la loi. Le conflit politique ne disparaît pas pour autant : ces acteurs se divisent entre ceux qui pensent que la planification est une parenthèse dans le contexte de la reconstruction après guerre, appelée à se refermer une fois le pays remis sur les rails, et d’autres pour qui elle est la préfiguration du socialisme31. Ce dissensus renvoie à des interprétations divergentes de la loi, et est donc rendu possible par elle.

La planification écologique peut elle aussi s’appuyer sur le droit. Depuis la fin du XXe siècle, nombre de Constitutions ont été « écologisées » de par le monde. L’Amérique latine est le continent où cette tendance est la plus avancée, mais cela concerne toutes les régions de la planète, du Sud comme du Nord. Parmi les sources d’inspiration de ce mouvement, les sommets sur l’environnement qui se sont succédé de Stockholm (1972) à Paris (2015) ont joué un rôle important, en faisant émerger une conscience et des principes écologiques à l’échelle internationale, qui ruissellent depuis lors dans les ordres juridiques des États via les Constitutions.

Quatre tendances peuvent être identifiées32. Certaines Constitutions inscrivent explicitement la lutte contre le changement climatique dans leurs objectifs. C’est le climate constitutionalism. En 2019, c’était le cas de sept pays, parmi lesquels l’Équateur (depuis 2008) ou la Côte d’Ivoire (depuis 2016). D’autres vont plus loin et accordent des droits à la nature. Les problèmes philosophico-juridiques qui en découlent sont passionnants. On parle alors de paradigme constitutionnel « écocentrique », pour dire que les humains ne sont plus les seuls porteurs de droits33. L’Équateur – à l’avant-garde de l’humanité en la matière – est le premier pays à s’être engagé dans cette voie. Typiquement, des fleuves comme le Gange en Inde ou le Rio Atrato en Colombie se voient attribuer une « personnalité juridique », avec l’ensemble des droits et devoirs afférents. Ils peuvent être représentés en tant que tels dans une Cour de justice.

En troisième lieu, la constitutionnalisation de l’environnement s’opère via un élargissement de la notion de la dignité de la personne34. Comment vivre dignement dans un environnement dévasté ? Si la dignité des personnes est inscrite dans une Constitution, la préservation de l’environnement doit l’être aussi. Parmi d’autres, les Cours suprêmes du Nigeria, du Népal ou de l’Irlande ont rendu des décisions allant dans ce sens. La quatrième tendance est le « constitutionnalisme de la soutenabilité ». Dans ce cas, c’est par l’entremise des « générations futures » que s’effectue l’écologisation des Constitutions. Celles-ci ont des droits, dont les générations présentes doivent tenir compte dans leur usage des ressources naturelles. Une douzaine de Constitutions mentionnent les générations futures, dont celle de la France.

Les principes que renferme une Constitution ne sont pas constamment rediscutés. À l’origine, il y a un « processus constituant » à teneur parfois hautement démocratique. Historiquement, ce type de refondation constitutionnelle fait souvent suite à un événement de rupture : une guerre civile, une lutte de libération nationale ou une crise politique aiguë. Dans le cas du Chili, il s’agissait du rejet de la Constitution de Pinochet de 1980, qui avait intégré au fil du temps les dogmes du néolibéralisme35. Mais, une fois ce processus clos, la temporalité qui s’engage est plus longue que celle du cycle électoral. Une Constitution peut être révisée, mais ni aussi fréquemment ni aussi facilement qu’une loi. Elle permet à une société de « sacraliser » des principes, et de se projeter ainsi dans la longue durée.

Dans la voie de bifurcation que nous esquissons ici, les principes d’égalité et de soutenabilité destinés à « encadrer » la délibération sur les besoins réels ont vocation à être inscrits dans la Constitution. Cela vise à garantir que les personnes puissent définir et satisfaire leurs besoins comme elles l’entendent, mais sur la base d’une allocation des ressources permettant à chacun de développer ses « capabilités », et dans le respect des écosystèmes. Les Constitutions, on l’a vu, sont un pilier des systèmes fédéralistes. Elles précisent notamment les prérogatives des différents échelons du pouvoir, lesquelles peuvent évoluer au gré des enjeux. Tout comme la comptabilité présentée au chapitre 5, une Constitution verte et le droit qui en découle visent à rendre opérationnels les principes de la planification écologique.

Il s’agit d’imaginer une Constitution qui serait non seulement écologique mais post-croissante, au sens où elle contraindrait l’activité économique à prendre acte des limites terrestres qu’elle doit respecter. Comme l’affirme le constitutionnaliste Laurent Fonbaustier à propos de la transition écologique, ce « nouvel imaginaire n’existera pas sans un interdit massif36 ». De façon générale, l’interdit stimule l’imagination. C’est aussi le cas quand il s’agit de dessiner des modes de vie non consuméristes. Mais, pour ne pas rester abstrait, cet interdit doit ici se traduire par des normes constitutionnelles antiproductivistes et anticonsuméristes. C’est la version forte de la soutenabilité évoquée précédemment qu’il s’agit de faire entrer dans la loi fondamentale. En ce sens, l’interdit portera moins sur la nature que sur l’économie. À terme, il empiétera forcément sur un principe ancré de longue date dans les ordres constitutionnels modernes : la propriété privée.

Services publics

En Chine, les services publics sont indigents37. Les développer serait un moyen de rééquilibrer le modèle économique, le réorientant vers la consommation interne, notamment collective38. Mais cela suppose un rapport de force entre les classes populaires et moyennes d’un côté, et les capitalistes et les bureaucrates du PCC de l’autre, inexistant à ce jour. Les pays plus anciennement développés, et particulièrement la France, peuvent au contraire compter sur des services publics qui demeurent puissants bien qu’ils aient été fragilisés par les politiques néolibérales. Avec les commissions de post-croissance et les Constitutions vertes, ils formeront le troisième élément de la « colonne vertébrale » politique de la planification écologique.

Le service public, c’est du gouvernement par les besoins par excellence. Une gestion de la demande hors marché, et donc à sa manière une forme de « demande émancipée ». Mais les services publics sont aussi des institutions politiques : ils forment le cœur de l’État-providence39, soit l’État social qui prend corps à la fin du XIXe siècle et qu’il s’agit de transformer au XXIe en État social-écologique40. En France, depuis la Constitution de 1958, les services publics sont une cocréation du Parlement et de la Constitution41. Ce pouvoir créateur remonte en fait à 1789, période où le terme « service public » apparaît42. Le Parlement est souverain en la matière, mais la Constitution stipule que certains services publics ont « valeur constitutionnelle » : même un Parlement ultralibéral ne peut en principe les privatiser.

Il existe divers types de services publics43 : régaliens (police, justice), économiques (monopoles et entreprises publics, qui relèvent du « secteur public » plutôt que des services publics à proprement parler), sociaux (protection sociale, logement), éducatifs (écoles, universités), culturels (musées, bibliothèques). Ils sont gérés nationalement ou à d’autres échelons, municipal ou régional. Ils se caractérisent par trois traits44. 1) La continuité : le service public satisfait un besoin de la population considéré comme essentiel. Il doit de ce fait être continu dans le temps et sur le territoire national. 2) L’égalité : chaque citoyen est traité également par l’administration. C’est le contraire du marché, qui différencie les consommateurs par leur pouvoir d’achat. 3) La mutabilité : le besoin est susceptible de changer, et les moyens de le satisfaire doivent aussi pouvoir évoluer. Le besoin assouvi par le service public est indissociablement individuel et collectif : c’est mon besoin de boire que satisfait le service public de l’eau, mais grâce à des infrastructures qui desservent des millions de personnes.

Dans son Traité de droit constitutionnel (1911), le constitutionnaliste Léon Duguit déclare :

À mesure que la civilisation se développe, le nombre des activités susceptibles de servir de support à des services publics augmente et […] le nombre des services publics s’accroît par là même. […] De la civilisation on peut dire qu’elle consiste uniquement dans l’accroissement du nombre des besoins de tous ordres pouvant être satisfaits dans un moindre temps45.

Le service public est affaire de besoins : il a vocation à satisfaire efficacement de plus en plus de besoins pour le plus grand nombre. Cela suppose, selon Duguit, leur sortie du marché et leur prise en charge par l’État. Le progrès – la civilisation même – consiste en un élargissement continu de la sphère publique. Il n’y a en ce sens pas de limite à ce qui peut être constitué en service public. Pour autant que le Parlement le décide et que la Constitution le permette, un secteur jusque-là privé peut opérer sa mue en service public.

Si, comme on l’a suggéré au chapitre 3, l’invention d’un rapport durable aux objets passe par l’allongement des garanties légales, il faudra des réparateurs en nombre pour les remettre en état lorsqu’ils tomberont en panne. Or 50 % des emplois de réparateurs – hors réparation automobile – ont disparu en dix ans46. L’allongement des garanties légales obligera les entreprises à améliorer la qualité, la réparabilité et ainsi la durabilité de leurs marchandises. Cela ne se fera que si les réparations sont à leurs frais : la mise à disposition de pièces détachées aussi bien que les emplois de réparateur47. Une fois les garanties arrivées à échéance, la réparation pourrait devenir un service public, fondé par exemple sur une logique de « garantie de l’emploi » telle celle qui a été évoquée précédemment, où l’État subventionne des emplois que le marché refuse de créer car ils ne sont pas économiquement rentables. Cela conduirait à un élargissement du périmètre des services publics. À noter que cela n’exclut pas qu’une part de ce secteur et des emplois qu’il engendrera soit prise en charge par le secteur coopératif, comme c’est déjà le cas.

Duguit est un représentant de l’« École du service public », qui propose une définition de l’État comme « ensemble complexe de services publics48 ». Le paradoxe est celui-ci : bien qu’il consiste en un élargissement de la sphère étatique, le service public limite le pouvoir de l’État, et augmente celui des citoyens. Pourquoi ? La création du service public implique un devoir pour l’État de satisfaire le besoin correspondant. Dans le cas contraire, le citoyen peut l’attaquer en justice, en invoquant cette branche du droit qui régit les relations entre le citoyen et l’administration qu’est le droit administratif. La légitimité de l’État découle ainsi de sa capacité à satisfaire les besoins essentiels49 :

L’État n’est pas une puissance qui commande, une souveraineté ; il est une coopération de services publics organisés et contrôlés50.

Le service public permet, pour ainsi dire, l’empowerment du citoyen. C’est en cela qu’il est une institution politique.

Le lien qu’établit Duguit entre satisfaction des besoins et civilisation entre en résonance avec des théories des besoins développées plus tard au XXe siècle : « Plus une civilisation est riche, plus riches et divers seront les besoins des hommes », déclare ainsi André Gorz51. La richesse qu’il évoque ici est à la fois matérielle – on est dans les Trente Glorieuses – et qualitative. Cette idée fait écho à une thèse de Marx, selon qui le communisme – le stade le plus avancé de la civilisation – suppose l’émergence au cours du développement capitaliste d’une société « riche en besoins » :

La découverte, la création, la satisfaction de nouveaux besoins issus de la société elle-même ; la culture de toutes les qualités de l’homme social, pour la production d’un homme social ayant un maximum de besoins parce que riche de qualités et ouvert à tout – produit social le plus total et le plus universel qui soit possible – (car, pour une jouissance multilatérale, il faut la capacité même de cette jouissance et donc un haut niveau culturel) –, tout cela est aussi bien une condition de la production fondée sur le capital52.

Mais on trouve étonnamment peu chez Marx et les marxistes, y compris ceux de la seconde moitié du XXe siècle – André Gorz, Agnes Heller ou encore Theodor W. Adorno, pour prendre trois auteurs qui ont proposé des théories des besoins –, de théorisations des liens entre besoins et services publics53. Pourtant, l’apparition d’un « homme social ayant un maximum de besoins » repose notamment sur la création de services publics toujours nouveaux. Ils contribuent à l’épanouissement des besoins individuels et collectifs.

Un service public n’est pas forcément gratuit54. Des prix « politiques » y ont cours : l’usager ne paie pas le service au prix auquel il l’obtiendrait sur le marché. Cette politisation des prix est rendue possible par la cotisation et l’impôt : c’est la « grande redistribution » évoquée par Piketty. On se souvient de la notion de « niveau de vie élargi » de l’Insee, mentionnée au chapitre 3 : lorsque l’apport des services publics est pris en compte dans son calcul, le niveau de vie des catégories populaires augmente et les inégalités se compriment. La politisation des prix repose également sur la péréquation suivante : les ressources des usagers ou des collectivités riches paient en partie le service rendu aux plus pauvres, un principe qui lui aussi remonte à la période révolutionnaire55.

Le service public consiste ainsi en une hégémonie du calcul en nature : une allocation des ressources fondée sur la hiérarchisation politique des besoins. « Hiérarchisation politique » signifie que la démocratie s’exerce sur la satisfaction des besoins par la création de services publics. La représentation nationale, souvent sous la pression de la société civile, peut faire basculer une activité dans la sphère publique, donnant lieu à un rétrécissement concomitant de la sphère marchande. Cette création s’inscrit dans le long terme : par l’ampleur des ressources humaines et matérielles mobilisées, ce n’est pas le genre d’institution que l’on fait apparaître et disparaître facilement. C’est de la planification.

Les services publics peuvent être un vecteur de post-croissance. La consommation y est disjointe du pouvoir d’achat, ce qui permet de la réguler politiquement, de ne pas laisser l’individu et sa subjectivité consumériste en tête à tête avec la marchandise. « Sobriété privée, luxe public » (private sufficiency, public luxury) : ce principe énoncé par le théoricien de l’écologie George Monbiot doit guider la bifurcation écologique56. Il y aura du luxe, et même beaucoup. Mais il doit être contrôlé collectivement, et permettre ainsi la réduction de l’impact environnemental. De somptueuses piscines municipales plutôt que chacun sa piscine privée. On voit les effets égalitaires d’un tel principe. Le caractère collectif de la consommation au sein des services publics entraîne par ailleurs des économies d’échelle en matière d’émissions de gaz à effet de serre ou de pollution. Ainsi, les services publics élargis seront au cœur de la civilisation écologique qui vient.

Les services publics ont connu au cours du XXe siècle divers modes de gestion : régie, établissement public, concession, délégation57. La critique de leur caractère bureaucratique est ancienne, Mai 68 a, entre autres choses, été une révolte contre l’État gaulliste paternaliste58. Au cours des décennies néolibérales, une double tendance à la bureaucratisation et à la privatisation s’observe : contrairement à ce que prétendent ses partisans, la privatisation aggrave dans bien des cas la bureaucratisation59. Le mode de gestion des services publics, tout autant que leur contenu, sera à l’agenda des délibérations des commissions de post-croissance. Un principe fédéraliste s’applique là aussi : le service public est par essence égalitaire et donc national – et pourquoi pas un jour continental –, mais ses objectifs et leur application peuvent être adaptés localement.

Commissions de post-croissance, Constitutions vertes et services publics : voilà en substance notre « colonne vertébrale » de la planification écologique. Elle devra toutefois s’insérer dans une architecture plus large, composée d’institutions démocratiques représentatives et directes. Une leçon des expériences du XXe siècle est que l’efficacité de la planification dépend pour une bonne part de sa légitimité démocratique. On ne fera rien sans convaincre le plus grand nombre.

1. Richard KUISEL, Le Capitalisme et l’État en France. Modernisation et dirigisme au XXe siècle, Paris, Gallimard, 1981, p. 371.

2. Ibid., p. 372.

3. Jacques SAPIR, Le Grand Retour de la planification ? Paris, Éditions Jean-Cyrille Godefroy, 2022, p. 162.

4. Richard KUISEL, Le Capitalisme et l’État en France, op. cit., p. 380 et 405-406.

5. Ibid., p. 406.

6. Jacques SAPIR, Le Grand Retour de la planification ? op. cit., p. 156. Voir aussi François FOURQUET, Les Comptes de la puissance. Histoire de la comptabilité nationale et du Plan, Paris, Éditions Recherches, 1980.

7. Edgar PISANI, « Administration de gestion, administration de mission », Revue française de science politique, vol. 6, no 2, 1956, p. 325. L’idée d’une économie fondée sur la notion de « mission » a été développée par Mariana MAZZUCATO, Mission Economy. A Moonshot Guide to Changing Capitalism, Londres, Allen Lane, 2021.

8. Sur les « bureaucraties innovantes », voir Rainer KATTEL et al., « Innovation bureaucracies : how agile stability creates the entrepreneurial state », Working Paper, no 12, UCL Institute for Innovation and Public Purpose, 2019.

9. Richard KUISEL, Le Capitalisme et l’État en France, op. cit., p. 375.

10. Voir Philippe MIOCHE, Le Plan Monnet. Genèse et élaboration, 1941-1947, Paris, Publications de la Sorbonne, 1987, chapitre 9.

11. Richard KUISEL, Le Capitalisme et l’État en France, op. cit., p. 375.

12. Ibid., p. 388.

13. Philippe MIOCHE, Le Plan Monnet, op. cit., p. 168-169.

14. Richard KUISEL, Le Capitalisme et l’État en France, op. cit., p. 388.

15. Philippe MIOCHE, Le Plan Monnet, op. cit., p. 166.

16. Richard KUISEL, Le Capitalisme et l’État en France, op. cit., p. 384.

17. Jacques SAPIR, Le Grand Retour de la planification ? op. cit., p. 169.

18. Voir Michel CROZIER, « Pour une analyse sociologique de la planification française », Revue française de sociologie, vol. 6, 1965, p. 156.

19. Ibid., p. 156.

20. Branko MILANOVIC, Capitalism, Alone, op. cit., p. 89, et Nathan SPERBER, « La planification chinoise à l’ombre du capitalisme d’État », art. cit., p. 48.

21. Jacques SAPIR, Le Grand Retour de la planification ? op. cit., p. 170.

22. Richard KUISEL, Le Capitalisme et l’État en France, op. cit., p. 376.

23. Cité par Jean-Paul SCOT, « Service public. Une petite histoire qui en dit long », Humanisme, vol. 4, no 275, 2006, p. 44.

24. Jacques SAPIR, Le Grand Retour de la planification ? op. cit., p. 196.

25. Michael ELLMAN, Socialist Planning, op. cit., chapitre 2.

26. Robert WADE, « The developmental state : dead or alive ? », art. cit., et Alice AMSDEN, Asia’s Next Giant. South Korea and Late Industrialization, Oxford, Oxford University Press, 1992.

27. Voir Louison CAHEN-FOUROT et Antoine MONSERAND, « La macroéconomie de la post-croissance », Alternatives économiques, 23 mai 2023.

28. James R. MAY et Erin DALY, Global Environmental Constitutionalism, Cambridge, Cambridge University Press, 2014.

29. Victor DE LA FUENTE et Libio PEREZ, « Quelle constitution pour le Chili ? », Le Monde diplomatique, septembre 2022.

30. Voir Éric MONNET, Controlling Credit. Central Banking and the Planned Economy in Postwar France, 1948-1973, Cambridge, Cambridge University Press, 2018, p. 35-37.

31. Ibid., p. 35.

32. James R. MAY et Erin DALY, « Six trends in global environmental constitutionalism », in Jochen SOHNLE (dir.), Environmental Constitutionalism. What Impact on Legal Systems ? Berne, Peter Lang, 2019. Cet article identifie six tendances, mais nous simplifions pour les besoins de notre propos.

33. Ibid., p. 54.

34. Ibid., p. 56-57.

35. Victor DE LA FUENTE et Libio PEREZ, « Quelle constitution pour le Chili ? », art. cit.

36. Déclaration lors de l’émission intitulée Que peut le droit face à l’urgence climatique ?, France Culture, 15 novembre 2022. Voir aussi Laurent FONBAUSTIER, « L’édifice sacré de nos libertés peut-il résister à la crise écologique ? », AOC, 28 avril 2022.

37. Voir OCDE, Chine, Études économiques de l’OCDE, avril 2019.

38. Yuan YANG, « China’s reform generation is retiring », Financial Times, 11 mars 2023.

39. François EWALD, L’État-providence, Paris, Grasset, 1986.

40. Éloi LAURENT, « L’État social-écologique : généalogie, philosophie, applications », L’Économie politique, vol. 83, no 3, 2019.

41. Jacques CHEVALLIER, Le Service public, Paris, PUF, 2018, p. 58-59.

42. Jean-Paul SCOT, « Service public. Une petite histoire qui en dit long », art. cit., p. 40.

43. Jacques CHEVALLIER, Le Service public, op. cit., p. 61-66, et Jean-Paul SCOT, « Service public. Une petite histoire qui en dit long », art. cit., p. 39.

44. Jacques CHEVALLIER, Le Service public, op. cit., p. 89-91.

45. Cité in ibid., p. 55.

46. LES AMIS DE LA TERRE, Allonger la durée de vie de nos biens, op. cit., p. 9.

47. Voir Franck AGGERI, Rémi BEULQUE et Helen MICHEAUX, L’Économie circulaire, Paris, La Découverte, « Repères », 2023.

48. Claude DIDRY, « Léon Duguit, ou le service public en action », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 52, no 3, 2005.

49. Jean-Paul SCOT, « Service public. Une petite histoire qui en dit long », art. cit., p. 43 et Claude DIDRY, « Léon Duguit, ou le service public en action », art. cit., p. 88.

50. Cité par Jean-Paul SCOT, « Service public. Une petite histoire qui en dit long », art. cit., p. 43-44. Voir aussi Antoine VAUCHEZ, Public, Paris, Anamosa, 2022.

51. Voir André GORZ, La Morale de l’histoire, Paris, Seuil, 1959, p. 234-235.

52. Karl MARX, Manuscrit de 1857-1858, « Grundrisse », Paris, Éditions sociales, 1980, tome I, p. 348.

53. Voir cependant Ernest MANDEL, Traité d’économie marxiste, Paris, Julliard, 1962, tome 2, p. 340-342.

54. Fabien ELOIRE et Jean FINEZ, Sociologie des prix, op. cit., chapitre 3.

55. Jean-Paul SCOT, « Service public. Une petite histoire qui en dit long », art. cit., p. 40.

56. Voir George MONBIOT, « Private sufficiency, public luxury : land is the key to the transformation of society », Schumacher Center for a New Economics, octobre 2020.

57. Voir Jacques CHEVALLIER, Le Service public, op. cit., chapitre 3.

58. Jean-Paul SCOT, « Service public. Une petite histoire qui en dit long », art. cit., p. 46-47.

59. Voir Antoine VAUCHEZ, Public, op. cit.

10. La démocratie augmentée

Crétinisme parlementaire

Quand Marx dénonce, dans une formule restée célèbre, le « crétinisme parlementaire », il ne dit pas que tout parlement est par définition crétin. Il dit que les parlements doivent se battre pour ne pas l’être1. Pour Marx, la démocratie ne se limite bien sûr pas à la « représentation nationale », mais celle-ci a un rôle à jouer. La Commune était aussi un « parlement » à sa manière.

L’état lamentable dans lequel se trouvent les démocraties représentatives est problématique pour la planification écologique. Les parlements sont des instances de centralisation de la délibération et de la décision, où la société est représentée dans son ensemble, même si c’est de manière imparfaite. Nous aurons besoin d’eux, y compris dans la transition vers le socialisme2. En plus de « moments administratifs », la planification écologique suppose un approfondissement de la démocratie : à la fois son extension à des sphères sociales jusqu’ici non démocratiques et – ce qui n’est pas la même chose – une amélioration de la qualité du processus démocratique.

Les politistes qui se pressent au chevet de la démocratie préconisent de compléter la représentation par des formes de démocratie directe ou semi-directe, ou des modalités alternatives de représentation. On en trouve deux principales, qui peuvent être combinées3. La première est la démocratie participative. L’accent est mis ici sur la participation du plus grand nombre, où la participation repose sur un principe de coprésence dans un même espace délibératif. Le contraire du défilé des citoyens les uns après les autres dans l’isoloir au moment du vote.

En arrière-fond se trouve une « métaphysique de la présence » politique, héritée de Rousseau, et qui remonte même à l’agora grecque. La délibération démocratique suppose la proximité des citoyens. La participation peut prendre place à l’échelle d’un pays, mais ce principe de coprésence implique de constituer des groupes de taille raisonnable : ni trop pléthoriques, de sorte que tous aient la possibilité d’y faire entendre leur voix, ni trop clairsemés, pour ne pas enfermer les échanges dans un entre-soi stérilisant. Sur le plan épistémique en effet, la démocratie participative repose sur un postulat d’intelligence collective4 : mes erreurs de jugement ou mes biais moraux sont corrigés par mes concitoyens. Elle fait également l’hypothèse que la participation à un mouvement politique transforme les individus, les déchargeant de leur égoïsme et les socialisant au bien commun.

La démocratie des conseils ou des « soviets » est une variante de démocratie participative5. La situation compte beaucoup : la démocratie participative s’inscrit dans des dynamiques différentes selon qu’elle se met en place « à froid », dans un contexte de stabilité institutionnelle, ou « à chaud », dans un contexte révolutionnaire, faisant suite à une guerre ou une crise économique. À chaud, les classes dominantes sont délégitimées, et l’ordre social, affaibli. Les classes populaires disposent d’un rapport de force favorable, et la probabilité de changer le système est par conséquent plus importante.

Le second type de remède à la « crise de la démocratie » passe par la démocratie délibérative. L’accent est mis ici non sur la participation du plus grand nombre, mais sur la qualité de la délibération démocratique. La démocratie délibérative se méfie de l’irrationalité supposée des masses ou des foules. Elle est plutôt mise en œuvre dans des « mini-publics », comme lors de la Convention citoyenne sur le climat6. Elle peut témoigner d’un souci de représentativité dans la constitution de ces panels – souvent tirés au sort sur la base de quotas –, alors que, pour la démocratie participative, « qui se ressemble s’assemble » est plutôt l’adage qui prévaut.

Dans le cadre du gouvernement par les besoins, démocraties participative et délibérative serviront de compléments à la démocratie représentative. Elles contribueront à la définition des besoins réels. Elles pourront être mises en œuvre sur une base fédérale, par exemple, dans le cas de la France, aussi bien à l’échelon de la commune, du département que du pays entier7. Elles seront activées périodiquement en lien avec le « cycle politique de planification » évoqué ci-dessus. Elles pourront déboucher entre autres sur la création de nouveaux services publics, répondant à des besoins nouveaux, ou sur l’émergence de nouvelles normes constitutionnelles.

Des expériences politiques « autonomes », telles que des ZAD, pourront également venir nourrir la réflexion. Le fédéralisme est un cadre institutionnel souple, il peut intégrer une pluralité de formes politiques à la base. La bifurcation écologique alternera entre des phases « chaudes », où le temps politique s’accélérera, et des phases « froides » de relative stabilité. Dans tous les cas, la participation du plus grand nombre et la montée en qualité de la délibération viendront enrichir le processus démocratique.

Cybersoviets ?

Mais il est rare que la démocratie participative ou délibérative porte sur l’essentiel : l’économie. À une exception près : les budgets participatifs, dont celui de la Ville de Porto Alegre au Brésil, dans les années 1990, est un cas paradigmatique8. Un budget participatif permet à une assemblée de citoyens de prendre la main sur tout ou partie des finances publiques d’une collectivité et de décider d’allouer ces fonds à tel projet plutôt qu’à tel autre. Le problème est que, dans ces expériences, la délibération ne porte pas sur les choix de production. Elle concerne le budget, c’est-à-dire les ressources fiscales qu’engendre a posteriori l’activité économique, que l’assemblée peut décider d’orienter dans un sens ou un autre. Or, par contraste, le contrôle de la production est crucial pour mettre sur pied une organisation économique durable, à même d’enrayer la logique du productivisme et du consumérisme.

Ces formes de démocratie sont porteuses d’un autre biais : elles considèrent chaque citoyen indépendamment de son insertion dans le monde social, alors même qu’un citoyen est toujours aussi autre chose : un producteur et un consommateur9. La délibération sur les besoins réels doit en prendre acte. Si la bifurcation écologique suppose de rompre avec le productivisme et le consumérisme, de réorganiser la production et la consommation sur une base soutenable, la délibération doit être enracinée dans les sphères de la production et de la consommation.

C’est précisément à cela que doivent servir les collectifs de consommateurs émancipés évoqués au chapitre 7. On peut les penser comme des sortes de « cybersoviets ». Bien sûr, on n’aurait pas là à proprement parler l’équivalent de « soviets » de la révolution russe : historiquement, ceux-ci éclosent dans les usines, du côté de la production donc, même si les périodes révolutionnaires peuvent voir surgir, comme le dit Marc Ferro, toute une « constellation de soviets » dont certains exercent des fonctions de ravitaillement et de gestion des quartiers10. Les soviets sont de surcroît de vrais collectifs, constitués de personnes en chair et en os coprésentes dans un même espace, et quel espace : il s’y déroule un processus révolutionnaire, qui change la nature du lien social.

Nos consommateurs émancipés se situent, eux, du côté de la demande. Ils forment des communautés « virtuelles » dans l’océan de la division du travail mondialisée. Ils partagent pourtant potentiellement une caractéristique cruciale avec les soviets : le fait de pouvoir intervenir dans la sphère économique en y injectant des logiques politiques, relatives à la définition et à la satisfaction des besoins réels. Ces consommateurs structurés collectivement pourraient partir à la conquête de la production, cassant son hégémonie et réparant de ce fait la séparation entre la production et la consommation. Ils pourraient tenter à leur manière de prendre le contrôle de l’économie, empêcher les (pseudo-)lois de l’économie d’exploiter et d’aliéner.

Cette forme de démocratie économique viendrait « augmenter » la démocratie citoyenne. Le contrôle de ces communautés virtuelles sur l’économie irait grandissant. Cela ne signifie pas cependant que leur souveraineté sur les processus productifs serait absolue. Elles ne pourraient pas faire des choix productivistes et consuméristes, dans la mesure où le plan contraindrait leurs choix dans des limites compatibles avec les écosystèmes.

Représenter enfin

Dans la bifurcation écologique, des conflits d’allocation surviendront entre secteurs de l’économie ou régions du pays, d’autant que certaines ressources vont se raréfier. Les objectifs de la bifurcation entreront parfois en conflit avec d’autres urgences, indépendantes de la crise environnementale. Dans la mesure où il constitue une institution « totalisante », le parlement devra trancher. La question qui se posera est celle soulevée par Marx : comment échapper au « crétinisme parlementaire » ? Comment faire de l’assemblée un lieu de démocratie vivante ? Ce qui revient à s’interroger sur sa place dans la planification écologique.

Beaucoup de politistes sont conscients de la nécessité de régénérer les parlements. Mais ils cherchent assez souvent les solutions au mauvais endroit. Pour l’essentiel, ils proposent de faire évoluer les paramètres de la représentation : plus ou moins de proportionnelle, allonger ou raccourcir les cycles électoraux ou limiter le nombre et le cumul des mandats. Ces propositions ne sont pas à négliger : la représentation étant par définition imparfaite, elle peut toujours être améliorée, particulièrement dans des sociétés changeantes comme les nôtres. Mais l’élément crucial est que, en comparaison d’autres institutions, les parlements sont des instances impuissantes, d’où leur discrédit aux yeux des citoyens.

Bercy11 : le ministère de l’Économie et des Finances qui, depuis quarante ans, conçoit et met en œuvre les « réformes » néolibérales, compte 135 000 agents en 2020 (effectifs en baisse continue depuis les années 1980), est donc le quatrième ministère en nombre de fonctionnaires, après l’Éducation nationale, l’Intérieur et la Défense12. Ses sommets sont peuplés par les élites de la République issues des grandes écoles et des grands corps de l’État. Sa base dispose d’un important ancrage territorial, notamment via la Direction générale des finances publiques, dont les services territoriaux comprenaient 90 000 agents en 201813.

C’est un « empire » composé de « principautés14 » : Trésor, Budget, Prévision, Commerce extérieur, Impôts, Énergie. Elles ont des liens souvent conflictuels, tout en s’insérant dans la hiérarchie mouvante du « Paquebot » (son autre sobriquet). Réseaux informels – ancrés notamment dans le fait que les hauts fonctionnaires sont souvent passés par les mêmes grandes écoles – et proximité idéologique garantissent la cohérence de l’ensemble15. Bercy est un « appareil d’hégémonie » au sens de Gramsci : une institution qui œuvre à l’émergence et la consolidation de l’hégémonie, en l’occurrence celle du néolibéralisme16. Une force de frappe politique, économique et idéologique sans pareil.

Par son implantation territoriale, mais aussi sa « vue panoptique17 » de l’économie et des instruments permettant de la piloter, Bercy possède un véritable « pouvoir infrastructurel » au sens de Mann. C’est une « logistique du contrôle politique ». En comparaison, les pouvoirs de l’Assemblée nationale paraissent dérisoires.

Comment, dans ces conditions, faire monter en puissance les parlements18 ? Les assemblées nationales doivent devenir le lieu d’un « pouvoir infrastructurel » : elles ne l’ont jamais été dans les démocraties représentatives, même si certains parlements nationaux disposent de pouvoirs plus étendus que d’autres19.

Dans les années 1970 est créé aux États-Unis le Congressional Budget Office (CBO), sorte de Cour des comptes intégrée au Congrès20. La création du CBO – contre l’avis de Richard Nixon, alors embourbé dans le scandale du Watergate – vise à contrecarrer un « bonapartisme budgétaire » grandissant de la part de la Maison Blanche. Progressivement, l’exécutif s’est mis à contrôler une part croissante de l’élaboration du budget, mais aussi la production de données économiques qui l’accompagne, ce qui lui permet d’influer sur le débat public. Le CBO est doté de compétences importantes, mais il tire surtout sa légitimité de sa capacité à se situer au-dessus des querelles partisanes, à opposer l’objectivité (supposée) des données à l’« idéologie » républicaine ou démocrate.

La planification écologique doit bien sûr reposer sur l’objectivité des données et même, comme on l’a vu, se doter d’un nouvel appareil comptable, capable d’enregistrer en temps réel les effets de l’activité économique sur les écosystèmes. Mais les comptes publics n’ont de sens qu’insérés dans une politique. L’activité parlementaire n’échappera au fameux crétinisme que si elle tire sa force du « cycle politique de planification ». Elle doit venir le parachever, en permettant à la représentation nationale de discuter et de valider en dernière instance les scénarios de bifurcation écologique. Cela accroîtra leur légitimité, et rehaussera en retour celle de l’Assemblée nationale : par son insertion dans le cycle politique de planification, elle contribuera à la démocratisation de l’économie, c’est-à-dire à la maîtrise des forces qui conditionnent nos vies matérielles.

Le rythme de la planification écologique

Nous pouvons désormais préciser les étapes de ce cycle. L’élaboration du plan passerait par trois phases. La première, la phase expérimentale-délibérative, se déroulerait à l’échelle des communes, des départements, dans le cadre de dispositifs de démocratie participative et délibérative, par exemple de conventions citoyennes, ou encore d’expérimentations de type ZAD. Elle prendrait également place au sein des collectifs de consommateurs émancipés décrits au chapitre 7. Ces instances chercheraient à répondre à une question : quels sont nos besoins réels ? Chaque échelon s’autogère, mais il peut également être saisi d’une question par un échelon supérieur. La dimension fédérale de cette première phase est cruciale : tout ce qui peut être décidé et exécuté à l’échelon inférieur l’est, la montée en échelle doit résulter d’une nécessité.

Puis viendrait la deuxième phase : les commissions de post-croissance opéreraient des synthèses des expérimentations et délibérations de la première. Comme celles de Jean Monnet, elles seraient composées d’acteurs de la société civile, mais aussi de fonctionnaires, qui apporteraient à la discussion leurs compétences techniques. Cette deuxième phase déboucherait sur la rédaction d’une première version du plan, d’un « Plan de transformation de l’économie française », pour parler comme le Shift Project21. Ce plan serait toujours aussi un scénario de bifurcation écologique.

Enfin, la troisième phase : l’Assemblée nationale se saisirait de ce plan et le ferait évoluer. Le parlement est souverain, mais l’ampleur des changements qu’il pourrait apporter est encadrée par la Constitution, par les normes environnementales qu’elle contient. Il ne pourrait en aucun cas modifier le plan dans un sens productiviste et consumériste, sous peine d’être invalidé par le Conseil constitutionnel, un Conseil constitutionnel qui ne serait plus au service du « parlementarisme rationalisé » de la Ve République mais de la bifurcation écologique.

Ces trois phases vont s’enchaîner très rapidement, dans un contexte d’état d’urgence écologique, pour amorcer la bifurcation. Ensuite, une fois la planification écologique en rythme de croisière, la succession des phases pourra être plus régulière. C’est sur la base de cette élaboration par étapes que l’implantation sectorielle de la sobriété sera mise en œuvre, à travers les fonctions de démantèlement et d’investissement notamment.

Parallèlement à ces trois phases, fruit de temporalités plus longues, des révisions constitutionnelles viendraient périodiquement inscrire des normes environnementales plus précises dans la Constitution. Elles seraient le fruit du progrès des connaissances scientifiques sur les écosystèmes, mais traduiraient aussi l’évolution de l’opinion publique concernant la protection de l’environnement. De même, les services publics poursuivraient leur œuvre « civilisationnelle », pour parler comme Duguit : le calcul en nature monterait en puissance jusqu’à devenir hégémonique, la propriété privée s’estomperait au bénéfice de la propriété publique, coopérative et communale.

Ce ne sera pas un long fleuve tranquille : le temps presse et les vents contraires sont forts. « On ne peut prévoir “scientifiquement” que la lutte », écrivait Gramsci dans ses Cahiers de prison.

1. Stathis KOUVELAKIS, « Événement et stratégie révolutionnaire. Marx et Engels à la rencontre de la Commune de Paris », in Karl MARX et Friedrich ENGELS, Sur la Commune de Paris. Textes et controverses, Paris, Éditions sociales, 2021, p. 102-103.

2. Nicos POULANTZAS, L’État, le pouvoir, le socialisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2013, partie 5.

3. Stephen ELSTUB, « Deliberative and participatory democracy », in Andre BÄCHTIGER et al. (dir.), The Oxford Handbook of Deliberative Democracy, Oxford, Oxford University Press, 2018.

4. Hélène LANDEMORE, Democratic Reason. Politics, Collective Intelligence, and the Rule of the Many, Princeton, Princeton University Press, 2017.

5. Yohan DUBIGEON, La Démocratie des conseils. Aux origines modernes de l’autogouvernement, Paris, Klincksieck, 2017.

6. Voir Yves SINTOMER, Le Pouvoir au peuple. Jurys citoyens, tirage au sort et démocratie participative, Paris, La Découverte, 2007, et Thierry PECH, Le Parlement des citoyens. La convention citoyenne pour le climat, Paris, Seuil, 2021.

7. Voir INTÉRÊT GÉNÉRAL, De la libre association des communes et de leur contribution à la bifurcation écologique, note #4, mars 2020, et INTÉRÊT GÉNÉRAL, Pour une République sociale et écologique. Reconstruire le triptyque communes-départements-État, note #20, janvier 2022. Ces deux notes ont été coordonnées par Léa Kermarrec et Enora Naour.

8. Voir Yves SINTOMER et al., Les Budgets participatifs en Europe. Des services publics au service du public, Paris, La Découverte, 2008, et Simon LANGELIER, « Que reste-t-il de l’expérience pionnière de Porto Alegre ? », Le Monde diplomatique, octobre 2011.

9. Voir Alain SUPIOT, « Un gouvernement avisé doit se garder de mépriser la démocratie sociale », Le Monde, 15 mars 2023.

10. Voir Marc FERRO, Des soviets au communisme bureaucratique, Paris, Gallimard, 2017, p. 30.

11. Anciennement appelé la « Rue de Rivoli », avant son installation dans le 12e arrondissement. Philippe BEZES et al., « Bercy : empire ou constellation de principautés ? », Pouvoirs, vol. 168, no 1, 2019.

12. Voir INSEE, « Effectifs dans la fonction publique par versant et par ministère. Données annuelles de 2011 à 2020 ».

13. Philippe BEZES et al., « Bercy : empire ou constellation de principautés ? », art. cit., p. 11.

14. Ibid., p. 17.

15. Ibid., p. 25.

16. Voir André TOSEL, « La presse comme appareil d’hégémonie selon Gramsci », Quaderni, vol. 57, 2005.

17. Philippe BEZES et al., « Bercy : empire ou constellation de principautés ? », art. cit., p. 12.

18. Voir, à ce propos, INTÉRÊT GÉNÉRAL, Renforcer le Parlement. Pour un rééquilibrage des capacités d’expertise et des droits entre parlement et gouvernement, note coordonnée par Quentin Deforge, à paraître.

19. Voir Herbert DÖRING (dir.), Parliaments and Majority Rule in Western Europe, New York, St. Martin Press, 1995.

20. Voir Andrew PROKOP, « The Congressional Budget Office, explained », Vox, 26 juin 2017. Voir aussi INTÉRÊT GÉNÉRAL, Renforcer le Parlement, op. cit.

21. Voir THE SHIFT PROJECT, Climat, crises, op. cit.

Conclusion

La planification écologique joue sur deux tableaux : côté pile, le calcul écologique, côté face, la politique des besoins. Une définition classique de la planification en fait le « choix conscient et délibéré des priorités économiques par une autorité publique1 ». Or cela ne saurait se réduire à un calcul optimal2. Par son aspect politique, la planification que nous appelons de nos vœux apparaît comme un espace démocratique, un processus de discussion et de réflexion par lequel une société peut former des jugements quant à son devenir économique, c’est-à-dire quant à l’évolution de la forme et du contenu de son métabolisme avec la nature. Le calcul planificateur est la condition de la liberté économique, ceci à la fois au titre de technique permettant d’élaborer différents scénarios entre lesquels choisir, et d’instrument propre à assurer la maîtrise du déploiement et du suivi des décisions.

Loin d’un horizon irénique, cette visée est affectée de nombreux dilemmes. Dilemme technique d’abord. Le déploiement de la planification écologique devra s’appuyer sur les technologies de l’information, que ce soit pour prendre la mesure des transformations de la nature, suivre les impacts écologiques des processus de production, modéliser les enchaînements productifs correspondant aux différentes options viables ou encore rompre avec l’isolement des consommateurs dans l’expression de la demande grâce à un usage émancipateur des plateformes. Mais cette intégration machinique doit être contenue et orientée. Contenue car le coût environnemental de la technique, et notamment du numérique, oblige à maintenir ces usages dans une enveloppe compatible avec la trajectoire de sobriété retenue. Orientée car elle concerne également la qualité du processus social et l’arbitrage à effectuer entre puissance et autonomie. Dans quels secteurs et pour quelles activités ferons-nous le choix collectif de mobiliser la pleine puissance de la coopération sociale à travers la spécialisation ? Dans quels domaines doit-elle au contraire laisser place à une autonomie porteuse de satisfactions individuelles dans la diversité des pratiques ? Même si ces deux pôles sont plus souvent complémentaires qu’on ne le pense, des tensions demeurent.

Autre point de friction, l’articulation entre centralisation et décentralisation politique. Côté centralisation, il est souhaitable de créer un cadre de soutenabilité écologique cohérent à l’échelle la plus large possible, y compris par un renforcement des formes internationales de coopération. Côté décentralisation, la capacité d’expérimentation est un levier décisif d’innovation et de diversification institutionnelle, deux facteurs qui contribuent à la robustesse du processus de transformation systémique et à sa légitimité. Pour naviguer entre ces deux pôles, nous avons plaidé pour un fédéralisme écologique qui privilégie l’initiative locale tout en autorisant l’intervention du centre pour garantir la trajectoire de soutenabilité. Au cœur de ce modèle se trouve l’approfondissement de la démocratie. L’implication du plus grand nombre est cruciale pour articuler une partie des connaissances relative aux besoins, élaborer des scénarios et décider de la voie à adopter. Mais le renforcement qualitatif de la démocratie est aussi un enjeu pour stabiliser les préférences et inscrire la légitimité de la planification dans le temps long des mutations structurelles.

En empruntant à la méthode des utopies institutionnelles, nous avons cherché à tenir ensemble l’exigence de radicalité que des transformations systémiques urgentes impliquent et le réalisme qui tire de l’expérience historique la pierre de touche du possible. Pour ancrer nos propositions dans le réel, nous avons puisé dans l’histoire et l’actualité de nombreux pays ; pour le dépasser, nous nous sommes appuyés sur le levier de la méthode comparatiste, pointant ici et là des potentialités émancipatrices pouvant être redéployées et recombinées pour faire advenir la planification écologique. Il reste évidemment bien des chantiers à explorer, dont celui, crucial, des conditions de possibilité proprement politiques d’une telle aspiration. La question serait celle-ci : dans quelle mesure un bloc social-écologique pourrait-il se saisir de la planification écologique pour se constituer en force politique hégémonique ?

Un changement institutionnel aussi radical exige la conjonction de deux éléments. D’une part, la formulation d’une offre politique qui défende cette proposition, c’est-à-dire qui l’étoffe et la porte sur la place publique. D’autre part, que des groupes sociaux différents et aux intérêts partiellement divergents soutiennent cette offre ensemble. Autrement dit, la constitution d’un bloc hégémonique exige l’articulation d’une multiplicité de positions sociales et de représentations du monde hétérogènes en un ensemble de propositions politiques capables d’agréger des groupes sociaux imparfaitement alignés3. Y réfléchir précisément impliquerait d’entrer dans le détail de la matrice des classes4, ce qui est particulièrement ardu en matière environnementale, notamment parce que travail et capital sont fracturés selon des lignes transclasses en fonction de l’intensité carbone des secteurs dans lesquels ils s’inscrivent5.

De façon schématique – et donc forcément très imparfaite étant donné la complexité des phénomènes correspondants dans la vie sociale et politique réelle –, on peut néanmoins tenter de faire un premier repérage des coordonnées sociopolitiques qui s’imposent au projet de planification écologique. Repartons pour cela de la structure sociale tripolaire du « capitalisme organisé » proposée par Duménil et Lévy6 : quel degré de soutien potentiel à la planification écologique peut-on espérer respectivement de la part des « capitalistes » (catégorie regroupant les propriétaires du capital et les principaux récipiendaires des revenus financiers), des « organisateurs » (c’est-à-dire les cadres qui, dans le secteur privé, gèrent les moyens de production et, dans le secteur public, conduisent l’action de l’État et des collectivités) et enfin des classes populaires (ouvriers, employés, techniciens et personnes sans emploi) ?

Alors que les capitalistes sont moins vulnérables aux dégradations environnementales que les autres groupes, ils sont en revanche très exposés au risque de transformation en raison de la dévalorisation massive que la planification écologique impliquerait pour de nombreux actifs. Ainsi, en dépit d’une certaine maîtrise politico-technique des enjeux de la crise écologique, ce groupe est dans sa majorité le moins favorable à la planification écologique, même si certaines fractions directement liées à des technologies plus vertes peuvent s’en détacher.

Les organisateurs sont, pour leur part, les plus susceptibles de la soutenir. Du fait de leurs fonctions et de leurs compétences, les membres de ce groupe sont les plus directement branchés sur les enjeux politico-techniques concernant la crise écologique. Dans leur majorité, ils sont aux premières loges pour constater l’écart de plus en plus criant entre les alarmes des scientifiques et des politiques hésitantes, incapables d’enrayer le saccage du monde tant qu’elles resteront otages des intérêts économiques dominants. S’ils sont moins vulnérables que les classes populaires aux conséquences des crises écologiques, ils sont davantage contraints que les capitalistes dans leur rapport au travail, notamment pour ce qui est de leur lieu d’activité et de résidence, et, de ce fait, plus exposés. Enfin, comme les compétences qui existent au sein de ce groupe peuvent être redéployées dans la transition et qu’il n’est pas concerné au premier chef par la dévalorisation du capital, ses membres peuvent se sentir relativement protégés par rapport aux risques de transformation. Un large spectre de positions peut bien sûr coexister dans ce groupe social, dont une franche hostilité de la part des couches les plus proches des milieux d’affaires liés à l’énergie fossile.

Les classes populaires sont les plus directement touchées par les pollutions et les moins à même de se protéger des conséquences des dégradations écologiques sur leurs conditions d’habitat, la qualité de leur nourriture et leur accès à la nature. Les populations racisées cumulent souvent les préjudices. Pour nombre de salariés, la multiplication des chaleurs extrêmes signifie des conditions de travail plus pénibles avec des conséquences sérieuses sur la santé. Cette surexposition aux risques environnementaux constitue un ressort puissant en faveur d’un soutien populaire à la planification écologique. Il est cependant contrebalancé par deux éléments. Tout d’abord, la vulnérabilité économique va de pair avec une aversion pour l’incertitude ; les risques sur l’emploi associés à la crainte de voir augmenter le coût des consommations courantes et des équipements nourrissent une forte défiance vis-à-vis des politiques environnementales. Ensuite, la distance vis-à-vis de l’expertise technico-scientifique et l’inaccessibilité des processus politiques participent d’un sentiment de dépossession qui peut nourrir l’hostilité à un projet planificateur dont ces classes se sentiraient exclues.

Le message que porte cette analyse rudimentaire est simple. Sans garanties sociales contre les risques de transformation ni mécanismes d’inclusion démocratique, le soutien des classes populaires à la planification écologique risque de faire défaut. Or, sans elles, elle ne peut advenir. La condition politique de la planification écologique est une alliance entre les « organisateurs » et les classes populaires, qui penche franchement du côté des secondes. De leur basculement dépend la décision. Voilà pourquoi la planification écologique sera sociale ou ne sera pas.

1. Barbara WOOTTON, Freedom Under Planning, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1945, p. 12.

2. « Considérer que le processus de décision soit similaire à la résolution d’un problème mathématique suppose un décideur unique. Or ce n’est jamais le cas. Les processus réels impliquent de nombreux participants dont les intérêts s’opposent inévitablement », Edmond MALINVAUD, in T. S. KHACHATUROV (dir.), Methods of Long-Term Planning and Forecasting, Londres, Macmillan, 1976, p. 34. Voir aussi Florence JANY-CATRICE, « Transformations de long terme dans l’évaluation des politiques publiques. D’une planification politique à une légitimation scientifique », Actuel Marx, vol. 65, no 1, 2019, p. 67-80.

3. Bruno AMABLE et Stefano PALOMBARINI, « Multidimensional social conflict and institutional change », New Political Economy, no 1, 2023, p. 1-16.

4. Vivek CHIBBER, The Class Matrix. Social Theory After the Cultural Turn, Cambridge, Harvard University Press, 2022.

5. Matto MILDENBERGER, Carbon Captured. How Business and Labor Control Climate Politics, Cambridge, MIT Press, 2020.

6. Gérard DUMÉNIL et Dominique LÉVY, La Grande Bifurcation, op. cit., chapitres 1 et 2. Dans une perspective non marxiste, Donatella Gatti repart du même type de structure ternaire pour examiner d’un point de vue théorique les coalitions politiques envisageables dans le contexte de la montée en puissance des politiques environnementales. Gatti DONATELLA, « Going green and (un)equal ? Political coalitions, redistribution, and the environment », Economic Modelling, vol. 116, 2022, p. 105996.