Ce lyber est uniquement destiné à une lecture à titre personnel.
De grandes dents.
Suivi de
Barbie-Bleue,
un conte dont vous êtes
le Perrault
Traduction de l’anglais (États-Unis) par Marc Saint-Upéry
On fait fausse route, je crois, dans notre interprétation de la moralité du Petit Chaperon rouge. Quand, tous en chœur, bras dessus bras dessous, à l’échelle civilisationnelle, on dit, comme ça, comme une évidence, qu’il s’agit d’une mise en garde contre les inconnus (ceux qui rôdent dans les bois, les bals, les parkings).
Il me semblerait utile de lever ce petit malentendu. Je veux bien vous en faire la démonstration, mais je vous préviens : probablement, après, vous oublierez. Vous n’y êtes pour rien, enfin, pas pour grand-chose en tout cas, c’est un mécanisme naturel, l’amnésie du confident, qui est comme la répétition spéculaire de l’amnésie traumatique. Lorsque des gens nous confient des choses qui viennent temporairement lever le malentendu, rappeler quelque chose qu’on savait mais qui a toujours refusé de s’accrocher, pendant un moment on est là, vraiment là, présent, les yeux ouverts et prêt à l’écoute, doux et attentif, je t’entends, je te crois, tu n’y es pour rien. Et puis, on a tendance – enfin, « on » : notre part inconsciente et lucide à l’arrière de la tête qui croit savoir mieux que nous ce qui est bon pour nous et nous protège comme un parent vigilant –, cette part de nous qui se croit plus maline et protectrice a tendance, du fond de son omnipotente omniscience, à refermer ses mains sur nos yeux pour faire oublier ce qui a été dit, confié, révélé1.
« Révéler », du latin revelare, composé du préfixe re- qui marque le retour en arrière, et de velare : « voiler, couvrir ; dissimuler ». En grec ancien : APOKALUPSIS.
Charlotte Pudlowski : Quand j’ai su, j’ai oublié. Et je n’ai cessé de recommencer à oublier, de me dire que j’avais mal compris. […] Peut-être que c’est trop difficile […] de se dire que le cocon familial n’est pas toujours le lieu d’amour absolu et de protection que l’on se représente collectivement.
On peut essayer quand même, en y allant tout doucement. Au pire, après, la mer-vigie qui veille en vous finira par recouvrir avec douceur et autorité ce que j’ai tracé dans le sable de votre hippocampe. Je vais faire en sorte d’y aller mollo, à pas de loup, pour qu’elle vous laisse tranquille au moins jusqu’à la fin de ma petite théorie – si vous en avez envie bien sûr, si ça ne vous brusque pas trop, je ne juge pas, peut-être que vous avez de très bonnes raisons de ne pas vouloir chasser ces mains protectrices sur vos yeux, on n’est pas toujours forcément d’humeur apocalyptique.
Neige Sinno : Vous êtes peut-être même tellement de mon côté que vous auriez très bien pu écrire ce livre vous aussi.
Le petit malentendu, donc, concerne une histoire que tout le monde connaît. Vraiment, il est difficile de trouver plus familier. À ce stade, ce n’est même pas une question d’érudition, il n’y a pas besoin d’être cultivé pour connaître cette histoire, comme c’est le cas par exemple pour se souvenir de toutes les épreuves affrontées par le Petit Poucet, retenir le nom des protagonistes de la guerre de Troie ou encore adopter un air entendu quand on évoque le plot twist final d’un film de Hitchcock.
Cette histoire-là, du moment qu’on n’a pas grandi seul dans la forêt, on a toutes les chances de la connaître, et c’est amusant, d’une certaine façon, de penser que la seule personne susceptible de ne pas la connaître serait celle qui a grandi dans la forêt, car ça nous renseigne déjà sur le malentendu, ça constitue un premier élément de preuve si vous voulez, si vous permettez que j’anticipe un peu, à savoir que cette histoire contient une forêt vaste et profonde, avec, comme toutes les forêts, des coins denses et par conséquent obscurs, peut-être, oui, inquiétants c’est possible parce qu’on n’y voit pas toujours très bien, mais elle contient aussi des clairières où filtrent parfois les rayons pailletés du soleil, des bêtes, qu’on aura peu de chances de croiser mais dont on serait infiniment heureux d’apercevoir les traces pendant notre cueillette : les empreintes veloutées d’un animal dans la terre humide, sur l’écorce des arbres les frottis de brame d’un chevreuil ou d’un cerf – deux cervidés qui n’ont pas grand-chose à voir, mais que les citadins peinent à dissocier, bien qu’environ deux cents kilos les distinguent1.
*
Marguerite Duras : Nous ne connaissons que le visage des bêtes, la forme et la beauté des forêts.
*
Alors voilà, j’y vais, je vous livre mon idée, on y va. Je crois que ce que nous enseigne Le Petit Chaperon rouge, c’est que le danger n’est pas dans la forêt, mais bien plutôt dans le foyer. Qu’il n’y a pas tant à se méfier des loups inconnus que des loups familiaux. Qu’on risque moins quand on part à travers bois que lorsqu’on glisse dans le lit d’un membre de sa famille.
Il y a d’autres moralités mal entendues : Barbe-Bleue, les gens vous diront que la curiosité est un vilain défaut ; « La Cigale et la Fourmi », on vous expliquera qu’il faut économiser ses sous si on espère se chauffer en hiver. Il est vrai que ces histoires en forme d’apologue ont quelque chose de caricatural qui les rend, de prime abord, faussement limpides. On peut être quelqu’un de très premier degré et avaler tout rond le récit sans méditer au préalable sur son goût étrange. Si on est distrait, on prendra au pied de la lettre les épilogues proposés et peut-être même qu’on ne sourcillera pas à l’idée que Perrault zone sur des forums de « célibataires involontaires » (incels) et La Fontaine dans les congrès des Républicains (LR). C’est sous-estimer l’esprit de subversion de nos auteurs, et il faut creuser un peu pour saisir l’ironie de ces conclusions moralisatrices jusqu’à l’absurde.
Dans Le Petit Chaperon rouge, je suis désolée, mais cela me paraît tout de même moins compliqué. Il n’y a rien, apparemment, qui gêne l’accès au sens. Un loup en bonnet de nuit ordonne à une petite fille de le rejoindre sous la couette, et tout le monde est convaincu que c’est un loup déguisé en grand-mère. Un enfant de sept ans est capable de comprendre que le lion avec une couronne dans la fable de La Fontaine est une métaphore du roi. Ce ne serait pas difficile a priori de comprendre que le loup est à l’aïeule ce que le lion est au roi : une métaphore. Mais c’est comme s’il manquait une marche. On maintient fermement l’interprétation : c’est un loup déguisé en mamie, on vous dit1 !
Cette marche manquante, je crois que ça s’appelle un tabou.
Précisons.
Le conte est bien un avertissement contre les prédateurs, on s’entend là-dessus. Mais on se trompe quand on pense que le prédateur rôde à l’extérieur alors que l’histoire essaye de dire que le danger est là, tout près, dans la maison, qu’elle le dit le plus explicitement possible, du moins le plus explicitement que puisse le recevoir un enfant à qui l’on est en train de la raconter, peut-être dans une petite maison douillette comme celle du conte, peut-être sous la couette, cette histoire qu’il connaît par cœur, cœur qui palpite dans l’attente fébrile du moment qu’il sait imminent et inéluctable, quand la voix qui lit gonflera d’un coup pour gronder en se tournant vers lui :
C’est pour mieux te manger2 !
Prenez les gravures de Gustave Doré qui illustrent la version de Perrault.
Le loup de la forêt n’a rien d’effrayant. Il est imposant, certes, mais il y a de quoi envier cette petite puce qui fait la rencontre d’une bête si rare et majestueuse, dont on aimerait bien caresser l’épaisse fourrure1.
En revanche, si l’image de l’enfant au lit avec cette créature affublée d’un bonnet de nuit est si dérangeante, c’est sans doute parce que son accoutrement familier nous trouble.
Cette aïeule au regard concupiscent a tout de l’inquiétante étrangeté définie par Sigmund Freud. Das Unheimliche, en allemand, explore ce sentiment de malaise et d’effroi qui surgit parfois dans le quotidien, et d’abord dans celui du protagoniste d’un conte d’Hoffmann analysé par Freud, L’Homme au sable, qui réalise avec moult angoisse que la jolie demoiselle dont il s’est épris n’est en vérité qu’une poupée mécanique2.
Freud : [L’Unheimlich est] cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu.
Heim en allemand, home en anglais : l’Unheimlich désigne ce qui se cache dans la maison et doit rester secret. C’est un grincement, un reflet difforme, qui vient troubler ce que l’on croyait connaître et qui, soudain, nous fait peur. Ce qui est terrifiant dans la gravure de Gustave Doré, ce n’est pas, je crois, qu’un prédateur venu de l’extérieur aurait forcé l’entrée de la chaumière, mais bien plutôt que l’hôtesse familière a tout à coup, au fond des yeux, une volonté impérieuse qu’on ne lui connaissait pas. L’inquiétante étrangeté, ce n’est pas le cri strident de la final girl pourchassée par un psychopathe évadé de l’asile – plutôt la nausée, mutique et sidérée, de l’enfant pris d’un doute.
Freud, qui n’avait quand même pas froid aux yeux quand il a pondu son complexe d’Œdipe au beau milieu de la société bourgeoise autrichienne – les petits garçons amoureux de leur maman, il fallait avoir les bretelles bien accrochées –, a séjourné longuement à Paris. Là, il a assisté aux séances du professeur Charcot à la Salpêtrière. Tous les mardis, sur l’estrade, Charcot présentait au public ses patientes hystériques et orchestrait leurs spectaculaires contorsions – qu’on appelle aujourd’hui crises non épileptiques psychogènes, ou CNEP3. Alors que l’éminent professeur ne fait que pérorer sur la neurologie, l’hypnose et l’efficacité de ses expériences de métallothérapie – on perce la peau avec des aiguilles de différents métaux pour ranimer le membre anesthésié par la crise4 –, Freud va être le premier à écouter ce que l’on appelle la « phase de délire » des hystériques. Il va prendre au sérieux ce qu’elles disent au cœur de la crise. Pas froid aux oreilles, Sigmund.
Il rentre à Vienne avec, dans ses valises, pléthore de retranscriptions qui l’amènent à l’évidence suivante : dans leur délire, ces femmes parlent toutes de violences sexuelles. Il tient quelque chose, quelque chose d’important. Son complexe d’Œdipe ne seyait pas très bien aux petites filles, voilà qu’il pourrait compléter le puzzle, y ajouter une diagonale…
Pendant que maman est convoitée par son fils, papa convoite sa fille. Et si le premier cas de figure relève du fantasme infantile, le second se trouve régulièrement consommé, puisque le père tout-puissant ne rencontre pas d’obstacle à l’assouvissement de ses désirs. L’hystérie, ainsi, serait la réaction physique et psychique des filles à ces abus bien réels.
Ça se tient. Mais Freud, qui continue de recueillir la parole de ses patientes à Vienne, commence à douter. Il dort mal la nuit, se masse les tempes, déchausse ses lunettes. C’est le déni qui monte, opacifie sa clairvoyance. C’est trop : il y en a trop, ce n’est pas possible. La corde lâche. C’est fini. Il n’y croit plus. Sigmund rafistole sa théorie, inverse le sens de la flèche : ce délire hystérique n’est pas l’expression d’un événement refoulé (l’agression des pères sur leurs filles), mais la manifestation d’un désir refoulé (celui des filles pour leur père), confer ses travaux sur le complexe d’Œdipe. Flop historique.
Mais reprenons du début, car je vois bien que votre souvenir du conte fait bloc et que vous n’avez pas l’intention d’accorder votre confiance comme ça, gratos, à la première venue.
Le Petit Chaperon rouge est une enfant très autonome. Sa mère, pas du genre paranoïaque, la laisse quitter le nid sans crainte ni baratin sur les dangers du vaste monde :
Perrault : « Va voir comme se porte ta mère-grand, car on m’a dit qu’elle était malade, porte-lui une galette et ce petit pot de beurre. » Le Petit Chaperon rouge partit aussitôt pour aller chez sa mère-grand, qui demeurait dans un autre village.
Le Grand Siècle, ce n’est pourtant pas exactement la ZAD, si vous voyez ce que je veux dire. Ce bois doit être véritablement bien tranquille pour qu’on y envoie comme ça une enfant haute comme trois pommes, et si un loup avait été aperçu dans les parages, soyons assurés que la chose se saurait, que l’information aurait vite circulé grâce à ce « on » qui fait savoir que la grand-mère est malade.
Chez les frères Grimm, même affaire, et si le contenu du panier est différent, on n’y trouve pas plus d’avertissement :
Grimm : « Mets-toi en route avant qu’il ne fasse chaud, et quand tu sortiras du village, marche bien gentiment et ne t’écarte pas du chemin, sinon, tu tomberas et tu casseras la bouteille. »
Quelques germaniques instructions de bon sens supplémentaires certes, mais il s’agit surtout de ne pas saloper ses chaussures en allant grimper aux arbres, activité dont la conséquence ne serait pas la rencontre d’un prédateur mais simplement la perte de la bouteille de rouge. Il faut donc rester sur la route et, pour cette raison, partir avant la chaleur de midi1.
Dans sa Psychanalyse des contes de fées, Bruno Bettelheim concède :
Le Petit Chaperon rouge quitte volontiers sa maison. Le monde extérieur ne lui fait pas peur, elle en apprécie même la beauté.
Avant d’ajouter, sans nuance et sans pardon :
Mais [ce monde extérieur] contient un danger.
Bruno Bettelheim semble reprocher à la mère cette absence de mise en garde, cette liberté prématurée accordée à l’enfant sans formation, alors qu’elle va, selon lui, vers son risque. Il est bien vrai que la petite se dirige vers un innommable danger. Or il ne se situe pas, comme le prétend Bettelheim, sur sa route, mais bien plutôt à l’endroit de sa destination. À croire qu’il n’a pas bien écouté. À croire qu’il a lu sans le voir le seul avertissement pourtant explicite formulé par la mère chez les frères Grimm :
« Et en arrivant chez elle, n’oublie pas de lui souhaiter le bonjour, et ne commence pas par regarder dans tous les coins. »
Bettelheim reste indéboulonnable sur la distinction entre un intérieur structurant mais protecteur (principe de réalité) et un extérieur séduisant mais destructeur (principe de plaisir). On peut difficilement reprocher à ce juif autrichien ayant connu les camps cette interprétation qui peuple le dehors d’effroyables périls. Quand on est passé par Buchenwald, on n’a pas le privilège d’apprécier la beauté d’une forêt de hêtres.
Michel Tournier et son Roi des Aulnes nous ont enseigné qu’il y a des temps où même la forêt fait honte, des temps où l’on est bien obligé de suspendre les phrases du type de celles que je m’apprête à écrire : « On se trompe, c’est amplement exagéré, le vrai danger n’est pas là. » Il y a eu des époques particulières où le danger était partout, même dans certaines forêts où les clairières n’abritaient pas seulement les rayons pailletés du soleil mais aussi des Lebensborn, haras d’enfants aryens qui sans doute subissaient les mains sinueuses d’adultes aussi dangereux que ceux qui auraient composé leur famille nucléaire. Mais Le Petit Chaperon rouge déborde amplement les bornes temporelles de cette époque qui fait honte, et sa menace n’a, je crois, pas grand-chose à voir avec l’ogre-Goering dont parle Tournier.
On pourrait : prendre le conte et le lire à l’aune du Troisième Reich. C’est peut-être ce que fait inconsciemment Bettelheim, si je me permets de psychanalyser le psychanalyste. Mais inconsciemment seulement, car rien ne laisse deviner dans sa démonstration qu’il associe le loup au nazi ou l’insigne rouge à une étoile jaune. La polarisation entre la douceur du foyer et la menace du vaste monde est présentée par Bettelheim comme une évidence atemporelle. Ce faisant, il se contente, je crois, d’alimenter le moulin millénaire de la peur – réelle ou feinte – du dehors (foris en latin, qui a donné « forêt »), laquelle détourne notre regard, justifie que l’on retienne les enfants et les femmes derrière des portes closes, sans aller voir ce qu’il s’y passe à bas bruit.
Il y a bien une nette dichotomie entre la forêt et le foyer au cœur de notre histoire, mais celle-ci mériterait d’être analysée de sang-froid – débarrassée des alarmes susmentionnées qui brouillent notre entendement. L’animal et l’enfant se croisent dans ce territoire indompté qu’est le bois (silva en latin, qui a donné « sauvage »), tandis que les adultes ont élu domicile dans l’espace civilisé et urbain (au sens de l’urbanitas, la qualité d’être « poli, éduqué ») du village. Là-bas, on fait cuire ses aliments, on mange avec une fourchette, et on a bien assimilé le tabou de l’inceste, comme nous l’enseigne Claude Lévi-Strauss, qui en fait le dénominateur commun de toutes les sociétés :
La prohibition de l’inceste constitue la démarche fondamentale grâce à laquelle, par laquelle, mais surtout en laquelle, s’accomplit le passage de la nature à la culture.
Or, comme l’a très judicieusement précisé l’anthropologue Dorothée Dussy dans son livre Le Berceau des dominations, le « tabou de l’inceste », ce n’est peut-être pas tant l’interdiction de le pratiquer que l’interdiction d’en parler :
L’écho retentissant fait à la théorie de Lévi-Strauss tient à sa capacité à transcrire de façon synthétique la contradiction de l’ordre social qui admet l’inceste mais interdit qu’on en parle, interdit qu’on y fasse référence, interdit qu’on y pense. […] « La prohibition de l’inceste fonde la société » a le bon goût d’inciter les gens qui vivent de l’inceste à se taire puisque personne ne peut vivre en se représentant comme hors de la société.
Entourloupe niveau légendaire. Prends ce chemin-là, nous dit le b.a.-ba de l’anthropologie moderne, vois comme les bonnes manières nous évitent les tracas de la consanguinité ; pendant ce temps-là, l’autre voie, défendue, est libre. Un inceste ? Mais ça va pas la tête, on n’est pas des animaux.
Dorothée Dussy s’attache pourtant à remettre en ordre ces préconceptions erronées qui voudraient opposer la cruauté de la vie sauvage à la délicatesse des mœurs civilisées :
Qu’on se le dise, la pratique de l’inceste – dans sa forme ultramajoritaire, c’est-à-dire l’usage d’un petit de la famille comme objet sexuel – est une spécificité humaine. En l’état des connaissances, aucun individu, dans la grande variété des autres espèces animales, ne prend pour partenaire sexuel un être sexuellement immature. C’est notre petit plus, à nous, humains. Mais c’est un petit plus incroyablement constant.
Éternelle méprise qui place la barbarie du côté de la nature, comme si les preuves manquaient (et pourtant…) pour comprendre que c’est dans les sociétés les plus raffinées qu’on a vu commettre les pires horreurs.
Est-ce que vous n’auriez pas un peu trop regardé Faites entrer l’accusé ? Été biberonné·e aux histoires de camionnettes blanches ? Rien d’anormal, je vous assure, à ce que vous partagiez vous aussi le cauchemar collectif de l’inconnu désaxé qui surgit, une main tendue emplie de bonbons, l’autre main prête à claquer la portière arrière du véhicule sur l’enfant tout juste amadoué et déjà hurlant de terreur1.
Nous y avons tous cédé, n’est-ce pas ? Que vous soyez récemment sorti·e de l’enfance ou que vous ayez fini par vous retrouver avec de petits êtres à votre charge, il y a fort à parier que, comme moi, vous ayez déjà ressenti un frisson glacé parcourir votre nuque à l’idée de ce hurlement étouffé par les pneus crissants d’un véhicule qui entraîne sa victime à toute vitesse, loin, le plus loin possible, et vous savez comme moi, parce que nous avons vu les films et les séries, que chaque minute compte et qu’à chaque instant le périmètre de recherche va s’élargir et que très vite, beaucoup trop vite, quelques heures à peine, retrouver le petit être va devenir impossible, une défaite annoncée face à l’étendue que devront ratisser les enquêteurs, un abandon bien compréhensible étant donné que, même pour un bout de chou disparu, on ne peut pas rationnellement aller inspecter toutes les caves du monde, et que très vite, beaucoup trop vite, il sera trop tard, et le bout de chou devra être considéré comme une peine perdue.
Les chiffres donnés en 2023 par la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE) sont pourtant d’une clarté radicale : seules 8 % des agressions pédocriminelles sont perpétrées par des inconnus (et, dieu merci, celles-ci ne finissent pas toutes à l’arrière d’une camionnette). Dans 92 % des cas, la victime connaît son agresseur. Reformulons : plus de neuf victimes sur dix ont été abusées non pas au fond d’un bois ou d’une ruelle, mais juste là, dans la cuisine, pendant le déjeuner de famille. Peut-être pas pendant le déjeuner quand même, t’exagères… La CIIVISE encore :
Dans près d’un cas sur deux, les viols et agressions sexuelles sont commis en présence ou au su des autres membres de la famille.
Pourtant, l’insistance obsessionnelle de l’avertissement contre les inconnus, leurs bonbons et leur camionnette continue de saturer les discours. En 2022 encore, une légende urbaine à propos de Roms qui kidnapperaient des bambins à la sortie des classes a pris des proportions considérables, puisque plusieurs tentatives de lynchage en région parisienne ont failli coûter la vie à des Gitans roués de coups. Un peuple nomade a de quoi faire flipper nos civilisations sédentaires, lui qui ne craint pas le dehors, le traverse, l’habite. De là à penser que, pour ne pas craindre le monstre qui rôde, il faut être monstre soi-même, il n’y avait apparemment qu’un pas facile à franchir. La psychose est allée loin, ajoutant de sordides desseins aux ravissements imaginaires : trafic d’organes avec l’Europe de l’Est, évidemment. Le prédateur d’enfants ne sort jamais sans son attirail complet de barbare : sauvage, mobile, étranger… et prêt à vous dépecer2.
De toute façon, quel besoin le Petit Chaperon rouge aurait-elle de bonbons, elle qui a déjà un panier bien rempli ? Non, vraiment, la mère, qui n’a sans doute pas la télévision, refuse de faire peur inutilement à sa fille, elle ne sera pas une menteuse-en-garde, et la poussera plutôt à prendre son envol en faisant des petits trajets d’un village à l’autre, ce qui me paraît, à moi, plutôt sympathique et raisonnable. Par conséquent, si d’aventure la petite rencontre un loup, l’idée ne lui viendra même pas de changer de trottoir, elle qui ne sait pas « qu’il est dangereux de s’arrêter à [l’]écouter » (Perrault), « et ne se méfi[e] pas de lui » (Grimm). D’ailleurs, le loup du Petit Chaperon rouge n’a ni camionnette ni bonbons, et il n’essaye même pas de lui gratter une part de galette. Tout ira bien.
Je ne dis pas que ça n’existe pas. Il y a eu des histoires horribles, on les connaît par cœur, enfin du moins certains éléments sont incrustés dans notre conscience collective. Mais ces faits divers heureusement rares occultent les terriblement banales violences intrafamiliales.
CIIVISE : La représentation la plus commune de la figure du pédocriminel est celle d’un individu inconnu, agissant seul dans l’espace public ou la figure monstrueuse de l’individu appartenant à un réseau qui enlève les enfants. Cette représentation a le mérite d’exprimer la grande dangerosité des agresseurs. Mais elle ne correspond pas à la réalité car, le plus souvent, les pédocriminels sont des hommes que nous côtoyons dans notre vie quotidienne : ils sont membres de notre famille, nos collègues.
Le caractère exceptionnel de ces affaires fait qu’elles nous obsèdent, donnent lieu à des livres, des films, des séries, des podcasts, et il est bien normal que nous soyons fascinés, abasourdis et en quête de récits pour déchiffrer ces anomalies qui bousculent et déchirent ce qu’on croyait savoir de l’humanité (une femme attrape la petite Lola dans sa cage d’escalier rue Manin, la viole, la découpe en morceaux, jette la valise sur le trottoir : HEIN ? bredouille notre cerveau pris d’un abyssal vertige). Mais pourquoi ces histoires scellent-elles un hermétique couvercle sur la marmite systémique des violences intrafamiliales1 ?
Est-ce que les rares et terrifiants accidents d’avion recouvrent la dangerosité beaucoup plus importante des accidents de voiture ? Voyons voir. Sur l’année 2022, dans le monde, il y a eu 158 morts en avion et 1 200 000 morts en voiture. Soit un rapport de 1 pour 7 595. En comparaison, en France, les disparitions inquiétantes non élucidées, c’est-à-dire celles qui ne seront pas requalifiées en fugue ou en enlèvement parental – l’écrasante majorité des signalements –, ne représentent pas plus de 10 cas par an. Les victimes de violences sexuelles intrafamiliales, quant à elles, sont estimées en France à 129 600 cas par an. Soit un rapport de 1 pour 12 960. Les écarts sont tels qu’il est impossible de les illustrer par un graphique. Dites-vous que le rapport d’échelle est le même qu’entre le poids d’un lapin nain (kidnapping) et celui d’un grand cachalot (inceste). Du côté des moyens de transport, comptez deux lapins nains dont un maigrichon (avion) pour le même grand cachalot (voiture).
Les accidents d’avion, malgré leur caractère spectaculaire et notre angoisse bien compréhensible à l’idée de monter dans ces oiseaux de fer, n’éclipsent pas la dangerosité effective des cercueils ambulants que sont les voitures, et l’on n’aurait pas idée de détacher nos ceintures de sécurité ou de passer la tête par la vitre en chantant que tu veux la plus bonne bonne bonne de mes copines sur l’autoroute au prétexte que la disparition du vol MH370 prend toute la place dans notre rapport au danger (je n’y pensais pas en l’écrivant, mais le MH370 est un exemple curieux qui a la particularité de combiner les deux scénarios catastrophes : l’accident d’avion et la disparition non élucidée). La prévention routière n’est pas menacée par les images rarissimes de crashs aériens. Pourtant, dans le cas des violences sur mineurs, les rarissimes faits divers gravés dans nos mémoires (Estelle, Marion, Laëtitia, Maëlys…) ont comme recouvert la réalité quotidienne des crimes incestueux.
Le maître de cérémonie à l’enterrement de Mélissa et Julie, deux des victimes de Marc Dutroux, saint patron des caves et des camionnettes blanches, déclame d’une voix vibrante :
Les deux mamans disent : « Nos deux petites filles, elles nous appartiennent plus seulement à nous. Elles sont le symbole, sur les affiches, de tous les enfants qu’il faut mettre en garde. »
Pourtant, s’il fallait tirer autre chose qu’un docu Netflix de l’affaire Dutroux, s’il fallait par exemple en retenir une « mise en garde », ce pourrait être certes : Attention, il existe un risque infime de finir séquestrée chez un fou, qui justifie amplement que tu ne montes jamais, au grand jamais, dans la voiture d’un inconnu. D’accord. Mais ce pourrait être, aussi, que les flics ne sont pas toujours fiables et qu’on risque souvent d’être déçu·e devant le manque de réactivité des témoins. À l’époque, les dysfonctionnements de l’enquête ont tellement scandalisé qu’ils ont conduit à la réforme des polices de Belgique. Long story short : entre juin 1995 et août 1996, période à laquelle ont lieu les six enlèvements, les gendarmes de Charleroi avaient bien flairé des éléments louches susceptibles d’incriminer Marc Dutroux. Dès le 9 août 1995, sans en informer la juge en charge de l’instruction des disparitions de Julie et Mélissa, ils planquent devant la maison du suspect. L’arrivée d’An et Eefje dans ses geôles, le 22 août, passe pourtant sous leurs radars. Lorsque, en décembre, Dutroux est brièvement incarcéré pour d’autres faits, le maréchal des logis-chef saisit l’occasion d’aller perquisitionner le domicile. On trouve un spéculum et une vidéo du propriétaire agressant une très jeune fille, mais celle-ci n’est pas identifiable. On entend des cris d’enfants étouffés, mais ceux-ci pourraient venir d’un pavillon voisin ¯\_(ツ)_/¯. Les gendarmes repartent en moonwalk et concluent qu’« aucun élément n’a été découvert ». Bon. Marc Dutroux sort de détention en mars 1996. Ses quatre captives sont mortes. Il se remet en chasse. Il faudra attendre les enlèvements de Sabine (en mai) et de Laetitia (en août) pour qu’il soit enfin arrêté et les deux survivantes libérées. Je force ? Googlez dutroux opération othello pour voir.
Du fond de la cave, Sabine Dardenne écrit à ses parents cette lettre que Dutroux n’enverra évidemment pas :
Peut-être que vous vous êtes fait une raison que vous n’allez plus me revoir, […] je sais que je n’ai pas toujours été gentille avec vous, que j’ai été égoïste et méchante […]. Je suis désolée de vous parler ainsi après tout ce que vous avez fait pour moi, mais il faut absolument que vous me sortiez d’ici.
Depuis que j’ai lu ces mots, mon cœur est une petite bouillie avec des morceaux de verre pilé dedans. Je sais bien que ce sont les mensonges de son tortionnaire qui la poussent à croire que ses parents ne sont peut-être pas en train de pleurer la disparition de leur tout petit faon1. Mais la question continue de remuer mon cœur écrabouillé : comment en vient-on à penser que les bêtises se payent à un tel prix ?
Dans l’affaire Natascha Kampusch, un haut gradé chargé de l’enquête sera condamné en diffamation pour avoir affirmé que « le temps que Kampusch a passé captive était toujours mieux que tout ce qu’elle avait connu jusqu’ici ». Ouch. Natascha démentira fermement ces allégations. Toutefois, elle refusera de voir ses parents à son retour de captivité et raconte que, le matin où elle a croisé la route de Wolfgang Přiklopil, elle était si malheureuse qu’elle s’apprêtait à mettre fin à ses jours – oui, bon, Wolf-gang, ce prénom n’arrange pas ma petite théorie, j’en conviens, mais disons que ce loup solitaire est l’exception qui confirme ma règle2.
Peut-être que, comme Natascha, le Chaperon traîne un peu des pieds le long du sentier, non pas parce qu’elle adore cueillir des noisettes, mais plutôt parce qu’elle n’aime pas trop l’intérieur familial. Est-ce que vous l’avez vue s’exclamer youpi à l’idée d’aller chez sa grand-mère ? Qu’entend-elle que nous ne percevons pas, dans les instructions dispensées par la mère ? Et en arrivant chez elle, n’oublie pas de lui souhaiter le bonjour, et ne commence pas par regarder dans tous les coins…
Des caves et des coins, il n’y en a pas que chez les inconnus. Autre affaire : Josef Fritzl. Oups, ici, le monstre est père. Une question : ce fait divers a fait couler des fontaines d’encre, au même titre que les affaires Dutroux et Kampusch, mais est-ce qu’on en a tiré une mise en garde comme on l’avait fait pour les deux autres ? Est-ce qu’on s’est mis à dire : Prenez garde, écoutez ce que dit cette histoire, des pères font des enfants à leur fille, ils le font dans la maison, derrière une porte, et des mères aveuglées ne questionnent pas la porte, ne l’ouvrent pas, pendant dix-huit ans elles ne touchent pas le verrou, ne profitent pas de l’absence du mari pour mettre la main sur le trousseau, ne posent pas de question, s’endorment du sommeil du juste ; connaissez-vous vraiment vos pères, vos oncles ? Ne dormez pas, ouvrez les yeux, ouvrez les portes.
Non, on n’a pas fait ça.
Vous oubliez. Vous avez oublié ce qu’on vous a pourtant dit dès la première phrase du conte, c’est important la première phrase, non ? Dès la première ligne, c’était louche :
Grimm : Il était une fois une petite demoiselle jolie et mignonne, que tous aimaient aussitôt qu’ils la voyaient ; sa grand-mère l’aimait encore bien plus fort que tous les autres.
Perrault : Il était une fois une petite fille de village, la plus jolie qu’on eût su voir ; sa mère en était folle, et sa mère-grand plus folle encore1.
Qu’est-ce que c’est que cette folie d’amour qu’on nous indique comme ça, à l’ouverture, et que personne ne questionne – ne retient ? Peut-être aurait-il fallu exprimer la chose plus clairement encore, peut-être que la mère, en laissant partir sa fille, aurait dû dire sans ambages : Ta grand-mère est folle et, quand je dis qu’elle est malade, je veux dire malade mentale, alors ne t’approche pas du lit, ne la laisse pas t’embrasser, ton corps c’est ton corps.
Dans son ouvrage Le Petit Chaperon rouge dans la tradition orale, l’ethnologue et sociologue Yvonne Verdier s’appuie sur les versions antérieures du conte, celles qui circulaient à voix haute dans les chaumières nivernaises, tourangelles ou vellaves, pour porter le soupçon sur la grand-mère. Celle que l’on prend souvent pour la troisième roue du carrosse, reléguée au second plan par le duo Chaperon/loup, aurait, d’après Yvonne Verdier, une fonction bien plus importante qu’on ne veut le croire. Et de reprocher cette omission aux commentateurs qui, « fascinés par le loup, […] en ont oublié la grand-mère ». Cette mère-grand folle de son enfant, il serait temps de s’intéresser à son cas, peut-être même de la convoquer pour un petit interrogatoire.
Yvonne Verdier : Plutôt qu’à un loup-grand-mère, n’aurions-nous pas affaire à une grand-mère-loup ? [Le loup] n’étant en quelque sorte qu’un trait la qualifiant, le jeu ne se jouerait plus qu’à deux personnages.
Bingo ! m’exclamé-je. Le loup n’est qu’une métaphore de la prédation de l’aïeule, vas-y Yvonne, dis-leur !
Cette version à deux personnages existe, où une jeune orpheline vient dans le bois chez sa grand-mère qui se révèle être la « femme sauvage » et qui entend la manger.
Eh bah voilà, je vous l’avais bien dit, on peut remballer, merci d’être venu.
Sauf que… si Yvonne Verdier franchit un cap important en brisant la cloison qui occultait la violence de la grand-mère, elle passe néanmoins à côté du caractère sexuel de cette violence. Si près du but. L’interprétation qu’elle livre de ce face-à-face entre la petite-fille et son aïeule s’en tient au prisme des rivalités intergénérationnelles : cette femme flétrie chercherait dans la consommation de sa descendante fraîchement pubère un élixir de jeunesse. Comme dans La Belle au bois dormant, nous dit Yvonne Verdier.
Étrange choix de comparaison, car la Reine Mère de La Belle au bois dormant a vraiment et sans ambiguïté l’apparence d’une pédocriminelle incestueuse donnant libre cours à ses désirs, bien plus que celle d’une vieille marâtre rongée par la jalousie. Vous ne l’avez peut-être pas en tête, c’est normal, et s’il vous manque la seconde moitié du conte de Perrault, ce n’est à mon avis pas de la seule faute de Disney. Il y a apparemment eu consensus pour qu’on s’arrête au premier épisode dans la plupart des éditions jeunesse et qu’on ne s’embarrasse pas avec cette figure vraiment trop malaisante du second volet : la mère du Prince Charmant.
Rafraîchissons-nous la mémoire.
Previously in La Belle au bois dormant, une princesse, maudite à sa naissance par une fée caractérielle, se pique à un fuseau qui la plonge dans un très long sommeil ; elle en émerge, cent ans plus tard, réveillée par un prince qui n’a visiblement pas été très attentif pendant l’intervention « Vie affective et sexuelle » en classe de quatrième ; ils se marient et ont beaucoup d’enfants – enfin deux : Aurore et Jour.
Voici ce que raconte Perrault dans le second épisode, à propos de la vieille régente :
On disait même tout bas à la Cour qu’elle avait les inclinations des Ogres, et qu’en voyant passer de petits enfants, elle avait toutes les peines du monde à se retenir de se jeter sur eux.
Nous voilà face à la pulsion désirante et dévoratrice d’une femme mûre pour les plus jeunes, pulsion qu’elle tâche de contenir avec difficulté, non pas par sens moral mais bien parce qu’elle sait que ces choses-là ne se pratiquent pas en public – les messes basses vont vite à la Cour.
De fait, dès que le prince est appelé à la guerre, ça ne loupe pas :
La Reine Mère envoya sa Bru et ses enfants à une maison de campagne dans les bois, pour pouvoir plus aisément assouvir son horrible envie.
Une fois les proies isolées, l’ogresse n’a plus l’intention de retenir quoi que ce soit. Raffinée dans ses appétits, la femme commande à son maître d’hôtel qu’il se charge de la préparation : « Je veux manger demain à mon dîner la petite Aurore. » Puis : « Je veux manger à mon souper le petit Jour. » On remarquera que la transgression générationnelle est renforcée par l’opposition entre le repas vespéral de la grand-mère (dîner, souper) et l’onomastique matinale des enfants (Aurore, petit Jour). On dirait presque une énigme du Sphinx : Je dévore l’aube au crépuscule – qui suis-je ?
Heureusement, le maître d’hôtel pris de pitié renonce à assassiner les enfants et leur jeune mère. Il met la petite famille en sécurité et substitue à leur chair celle d’un agneau, d’un chevreau, puis d’une biche. L’ogresse, qui n’est apparemment pas capable de distinguer une côtelette d’une bavette (et qui n’a probablement jamais su faire la différence entre un cerf et un chevreuil), se laisse duper, trop enivrée d’avoir mis en place ce système de dévoration privée.
N’ayez crainte, le prince sera bientôt de retour pour régler son compte à cette mère monstrueuse, la guerre est finie, on sent déjà, sur l’herbe qui verdoie, les vibrations de son cheval au galop.
Mais savourons, avant cet épilogue attendu, l’hybris de la Reine Mère qui se croit hors d’atteinte :
Elle se préparait à dire au Roi, à son retour, que les loups enragés avaient mangé la Reine sa femme et ses deux enfants.
Pardon ??? Alors là, c’est le pompon ! Non contente d’assouvir sa cruauté, elle rejette la faute sur… les loups ! Bon bah voilà, tout y est. Dis-leur, Charles !
Lorsque le Petit Chaperon rouge rencontre le loup, elle lui donne son adresse sans arrière-pensée, ignorante qu’elle est du danger des forêts. Bettelheim, lui, cache difficilement son mépris, ignorant qu’il est du danger des chaumières1 :
Même un enfant de quatre ans ne peut s’empêcher de se demander où veut en venir le Petit Chaperon rouge quand elle répond aux questions du loup et lui donne tous les détails qui lui permettront de trouver la maison de l’aïeule. À quoi peuvent bien servir ces renseignements, se demande l’enfant, si ce n’est à permettre au loup de trouver facilement son chemin ?
Il propose alors cette interprétation « psychanalytique » (je mets des guillemets si je veux) au comportement supposément étrange de l’enfant :
Seuls les adultes persuadés que les contes de fées n’ont aucun sens peuvent ne pas voir que l’inconscient du Petit Chaperon rouge fait tout ce qu’il faut pour livrer la grand-mère. Tout se passe comme si elle disait au loup : « Laisse-moi tranquille ; va chez grand-mère, qui est une femme mûre ; elle est capable de faire face à ce que tu représentes ; pas moi. »
Encore une méprise, Bruno. Il faut inverser les rôles. En vérité, tout se passe comme si elle disait au loup : Eh, toi qui sembles plutôt à l’aise et mûr, est-ce que ça ne te dirait pas de passer par cette maison dont l’amour fou m’inquiète et m’étouffe ? Tu sauras probablement mieux t’y prendre.
L’histoire ne le dit pas, mais peut-être même qu’elle a donné son adresse, comme ça, à tous les bûcherons qui passaient, qu’elle le faisait consciemment, dans le secret espoir de ne pas se retrouver seule là-bas. Peut-être que ça fait un moment déjà que la petite agite partout dans la contrée son little red flag comme un insigne flamboyant, implore qu’on s’aperçoive de l’amour dément qui l’a jetée sous cette capuche – mais en vain. On ne l’écoute pas.
L’enfant, étymologiquement, c’est celui qui ne parle pas : in privatif + fari qui signifie « parler ». L’aphasique sait garder un secret : seule une victime sur dix révèle les violences au moment des faits. Certes. Mais lorsque l’on sait que près d’un·e confident·e sur deux ne fait rien à la suite des révélations de la victime, on est en droit de se demander si l’enfant n’est pas plutôt celui qui n’est pas entendu. Le père d’Adèle Haenel lui suggère de ne pas rendre publiques ses accusations d’agressions sexuelles contre le cinéaste qui lui a offert son premier rôle. Adèle, furieuse et juste, lui adresse ces mots depuis le plateau de Mediapart en 2019 :
Ce que tu as vécu comme du silence pendant dix-huit ans, je l’ai traversé comme un bâillonnement, entourée de beaucoup de fausses vérités arrangeantes pour tout le monde.
Le bûcheron est gêné. Oui d’accord, c’est pas très net cette affaire, mais prudence tout de même… c’est vrai quoi, on le sait : souvent, les enfants, ça exagère. Pourtant, en cherchant plus à fond l’origine latine du mot « enfant », je découvre (ou me souviens ?) que fari a également donné le mot « fable ». Est-ce que l’enfant n’est pas, aussi, celui qui ne raconte pas d’histoires – c’est-à-dire celui qui ne ment pas ?
Édouard Durand, juge des enfants qui coprésidera la CIIVISE, résume ainsi l’affaire d’Outreau :
Douze enfants ont été reconnus victimes de viol par la justice et on n’a retenu qu’une chose : les enfants mentent.
L’affaire d’Outreau est restée dans les annales sous l’étiquette « scandale judiciaire ». Il est vrai que l’instruction calamiteuse du dossier a donné du fil à retordre à la justice. Il est vrai également que cet épisode d’affabulation collective au cours duquel une quinzaine d’enfants se sont retrouvés à accuser tous les adultes dont on leur mettait la photo sous le nez fait vaciller nos appuis, gêne notre volonté de croire les victimes, invite à la prudence. Innocents en prison pendant des années à jamais perdues, témoins qui se rétractent, juge qui se chie dessus, treize personnes acquittées en appel : le scandale est vertigineux, il prend toute la place.
Au fond du trou d’Outreau, pourtant, demeurent douze enfants victimes, parmi lesquels les fils Delay, abusés par leurs parents depuis la naissance, et dont on a fait des menteurs parce qu’ils avaient aussi pointé la photo d’autres gens que papa et maman.
Aux oubliettes, les ogres d’Outreau, puisque les enfants mentent. À trop crier au loup, on ne les entend plus.
C’est drôle comme l’expression « crier au loup » épingle le paradoxe : jugées mensongères, vos vociférations sont devenues inaudibles. Comme dans ces mauvais rêves où la voix se brise sans atteindre sa cible. Était-ce ce genre de cauchemar qu’a vécu Judith Godrèche lorsque, à quinze ans, elle a vomi au beau milieu de la table de banquet du festival de Locarno, sans qu’un adulte à la ronde hausse les sourcils ?
« Crier au loup » n’est d’ailleurs pas la seule expression où le loup se trouve associé au silence. Se déplacer « à pas de loup » évoque un geste souple et sourd s’enfonçant à peine dans la poudreuse des sommets. Quant à la locution « avoir vu le loup », si elle renvoie à une relation sexuelle, Yvonne Verdier nous enseigne qu’elle puise sa source dans des superstitions anciennes, lesquelles sont toutes liées à l’extinction de voix : on dit d’une femme enrouée qu’elle a probablement été aperçue par un loup à son insu ; à l’inverse, si un homme se trouve enroué, c’est sans doute qu’il aura repéré un loup dans la plaine. De là à penser que ces croyances rejouent métaphoriquement la sidération de la victime d’une part, et le mutisme du témoin d’autre part… Quoi qu’il en soit, le Petit Chaperon rouge n’a pas trouvé d’oreille assez attentive pour livrer son fardeau. Sans doute, elle n’a pas osé tout à fait. Sans doute, elle a bien du mal à démêler les nœuds dans son ventre, dans sa tête, dans sa gorge. Sans doute, elle doute.
Amnésie, refoulement, déni, le cerveau fait son petit travail de survie comme il peut, au risque qu’on ne reconnaisse même plus les traumas enfouis lorsqu’ils remonteront à la surface – cette lumière crue, ces gestes grotesques, où est-on allé les chercher ? C’est pas si facile, de croire à ce qu’on sait2.
Après avoir traîné tant qu’elle pouvait en ramassant des fleurs dont vous noterez qu’elle ne les a plus quand elle arrive, puisque son intention n’a probablement jamais été de les offrir à la grand-mère mais seulement de gagner du temps, le Petit Chaperon rouge parvient enfin au seuil de la maison. Elle toque à la porte, et s’ensuit la ritournelle que vous connaissez bien :
« Tire la chevillette, la bobinette cherra. »
Vous n’avez jamais compris à quoi correspondait exactement ce système de loquet compliqué, mais vous avez l’idée. C’est normal : cette formule presque magique est une invention de Perrault et ne renvoie à rien d’existant1. Quoi qu’il en soit, on a l’impression que la maison est bien barricadée, accessible seulement à qui comprendra ce mot de passe en charabia. Pas le genre de chaumière où on laisserait la porte entrebâillée ou la clef sous le paillasson.
De quel danger la grand-mère se protège-t-elle ? Craint-elle réellement que des rôdeurs fassent effraction dans son logis pour la ligoter pendant qu’ils cherchent son magot ? Ou bien serait-ce une diversion, voire une inversion mensongère ? Insinuer qu’il faut se méfier du dehors, faire croire qu’on est protégé dedans. Après tout, l’idée est convenue, relayée par bien d’autres histoires. La chèvre des frères Grimm met en garde ses sept chevreaux : gare au visiteur qui ne montrera pas patte blanche2.
C’est également, dans un autre territoire de l’imaginaire, la croyance ancestrale que les vampires doivent être explicitement invités à entrer pour franchir le seuil d’une maison. Le roman de John Ajvide Lindqvist, adapté au cinéma par Tomas Alfredson, a pris cette règle pour titre : Let the right one in. La formule est tirée d’une chanson de Morrissey où la métaphore vampirique recouvre un conseil amoureux : méfie-toi de qui tu laisses entrer dans ton cœur. Mais il y a anguille sous roche. Lorsque l’on écoute jusqu’au bout les paroles, force est de constater qu’une malicieuse inversion s’est glissée à la fin du morceau, où c’est le visiteur qui sera mordu par son hôte, et non l’inverse. La distribution des rôles proie/prédateur de part et d’autre de la porte est rebattue : Let the right prey in, peut-on rectifier.
Un tel renversement nous rappelle que la chasse ne consiste pas toujours à courir après sa proie. Il s’agit aussi, parfois, d’attendre des heures sans bouger, tapi au fond d’un terrier, que se présente la victime idéale. Ces sésames performatifs (bobinette, patte blanche, invitation sélective…) doivent alors nous apparaître pour ce qu’ils sont : suspects. Tels des serpents à sonnette, ils susurrent à notre oreille une mélodieuse protection, aie confiaaaance (bip de digicode), crois en moiiiiii (dring d’interphone). Pour peut-être mieux nous asphyxier une fois dans leur antre.
Par ailleurs, il ne faudrait pas oublier trop vite les nombreuses autres histoires, puisées dans le même fond folklorique que Le Petit Chaperon rouge, dans lesquelles le personnage qui émerge du bois pour pénétrer dans la chaumière n’est pas une bête cauchemardesque, mais un enfant ! Blanche-Neige et Boucle d’or s’introduisent chez les sept nains ou les trois ours. Sans demander la permission puisque les propriétaires sont absents, sans crocheter la serrure puisqu’elle n’est pas verrouillée, sans trop s’en vouloir apparemment de squatter la baraque au point de s’envoyer une grande rasade de vin (Blanche-Neige) ou une louchée de Chocapic (Boucle d’or) avant d’aller se mettre au lit en toute décontraction. À croire que les êtres merveilleux que sont les nains ou les ours anthropomorphes ont moins peur que nous des intrusions dans leur domicile. À croire aussi que ces histoires contrebalancent le préjugé selon lequel un inconnu qui franchit le seuil de la maison est forcément un monstre aux dents acérées. Comme quoi, il faut se méfier des gens qui ferment leur porte à clef.
Le film de M. Night Shyamalan, Le Village, sorti en 2004, nous plonge dans une petite communauté rurale qui semble vivre en parfaite harmonie dans un cadre bucolique. Néanmoins, il vaut mieux avoir un bon cardio pour gérer ses attaques de tachycardie lorsque, ponctuellement, des bêtes monstrueuses – gueule noire et crocs effilés, griffes qui sortent de sous leur cape rouge vif – pénètrent dans le village sans causer de dégât, simplement pour mettre un sporadique coup de pression aux villageois, s’assurer qu’ils n’oublient pas les règles du vivre-ensemble : N’approchez pas de la forêt ; défense de porter du rouge ; si vous entendez l’alarme, hâtez-vous de rejoindre votre abri. « Ceux dont on ne parle pas » font obstacle à tout projet d’excursion, mais, en fin de compte, on s’en accommode fort bien tant que les mesures protocolaires de sécurité sont appliquées3.
Jusqu’au jour où il y a bagarre, il faut aller chercher des médicaments à la ville pour l’amoureux blessé de l’héroïne, laquelle est aveugle, et très courageuse. Ça se réunit en conseil des Anciens pour décider derrière une porte close, ça négocie, ça pue le secret de polichinelle et, de fait, si elle veut vraiment traverser la forêt, il va falloir révéler à la jeune aveugle le polichinelle en question : elle s’avance devant l’armoire, les bras tendus, et ses doigts se posent sur un déguisement. C’est l’une des scènes les plus flippantes du film, alors que, précisément, on comprend à cet instant que le monstre n’était qu’un loup de chiffon, un tigre de papier, comme vous voulez.
Vérité révélée : les monstres étaient une invention des Anciens qui, harassés par la violence des villes, avaient fondé leur communauté et monté de toutes pièces cette histoire de forêt défendue afin de couper l’envie aux plus jeunes de quitter leur giron4. Comme quoi, si les loups déguisés en grand-mère ne courent pas les rues, l’inverse, en revanche, peut se révéler plus banal, et il y a fort à parier qu’on a vu plus d’oncles déguisés en Père Noël abuser de leur nièce que de Pères Noël déguisés en oncle faire de même.
Le Petit Chaperon rouge pressent quelque chose de cette entourloupe, comme un malaise qui l’étreint en passant la porte de la demeure et dont témoigne ce bref discours intérieur à l’instant où elle franchit le seuil :
Grimm : Mon Dieu, comme j’ai peur, aujourd’hui.
Quelque chose cloche, l’air est un peu trop lourd, un doute englue son petit pied. Alors que, dans la forêt, elle pétait le feu et ne manifestait pas la moindre crainte, voilà qu’elle sent peser comme une ombre.
Dans un article ironiquement intitulé « Don’t talk to strangers », M. Barrett et R. Coward recueillent la parole d’une victime de violences intrafamiliales :
Je n’avais jamais peur de me faire violer ou agresser le soir alors que je rentrais chez moi, je savais que ce qui m’attendait à la maison était infiniment pire.
Qu’on s’attarde un instant sur les histoires où la maison est le lieu du danger. Chez Perrault comme chez les frères Grimm, les exemples de chaumières accueillantes et piégées ne manquent pas. Comme quoi, il faut peut-être aussi se méfier des gens qui ne ferment pas leur porte, contrairement à ce que je disais au chapitre précédent.
Hansel et Gretel (Grimm) et Le Petit Poucet (Perrault) ont la même situation initiale : pauvreté, abandon en forêt, petits cailloux, maison retrouvée, retour en forêt, mie de pain, corbeaux, panique à bord. À la nuit tombée, leurs chemins se séparent, mais tous se dirigent vers de semblables catastrophes.
Hansel et Gretel découvrent une maisonnette avec un « toit de gâteau » et des fenêtres « faites de sucre clair ». Miam miam. À n’en pas douter, c’est un tout autre level que les trois Krema tendus par un pervers en camionnette. La maison-confiserie du conte des frères Grimm est une lumineuse et criarde pancarte : gare aux foyers douceâtres, aux intérieurs sucrés, même si la vieille femme sur le seuil vous assure qu’« il ne vous arrivera aucun mal », et surtout si elle vous sert « du lait et des crêpes avec du sucre, des pommes et des noix », Mamie pourrait bien « [faire] seulement semblant d’être gentille », et vous risquez fort de finir dans un chaudron. Une fois le piège refermé, Gretel est chargée de nourrir son frère Hansel afin que sa chair soit juste tendre comme l’exige la vieille. La petite se lamente : « Si seulement les bêtes sauvages nous avaient dévorés dans la forêt. » Étrange souhait, qui révèle combien pire encore semble cet appétit raffiné qui prend soin d’engraisser sa viande avant de la déguster, comparé à la faim pulsionnelle de la bête qui vous avale tout rond et sans ambages. Méfiez-vous de ces mamies-gâteaux au ton mielleux : ne vous laissez pas attendrir.
Dans Le Petit Poucet non plus, la menace théorique de se faire « dévorer par les loups » dans les bois n’advient jamais et se transforme bien vite en danger concret de se voir englouti derrière une porte close. L’ogre qui a découvert les enfants cachés par sa femme est déjà repu, mais il a bien l’intention de les manger au petit-déjeuner. Le récit nous réserve pourtant une escalade de violence inattendue : par une ruse de Poucet qui a interverti les bonnets de ses frères et les couronnes des sept filles de l’ogre, ce dernier surgit au milieu de la nuit dans la chambre où dorment les quatorze enfants, et ce sont ses propres filles qu’il dévore. Je ne trouve pas d’occurrence plus terrible dans les contes de Perrault d’une telle scène de violence intrafamiliale. Certes, elle est due à une stratégie de survie, aussi discutable qu’efficace, du petit héros qui cherche à sauver sa fratrie. Mais tout de même, l’image scandaleuse demeure pour le lecteur témoin : un homme pénètre de nuit dans la chambre de ses enfants pour goûter leur chair. Peut-on être plus explicite ?
Qu’y a-t-il à cacher, dans la maison barricadée du Petit Chaperon rouge ? Est-ce que, par hasard, on ne protégerait pas le dedans des regards indiscrets, pour y régner selon son désir ? Le vrai danger pour l’hôtesse, plutôt que de se voir attaquée par un loup, n’est-il pas de recevoir la visite impromptue d’un chasseur importun qui risquerait de se porter témoin ? Mártus en grec : le témoin est celui qui a vu, celui qui se souvient, celui qui n’oubliera pas – du moins on l’espère.
Mais je vais trop vite, le chasseur est encore loin et le Chaperon n’a pas les mots pour expliquer le brutal changement d’humeur qui lui plombe la poitrine. Seulement, la petite sent bien que l’intimité de la maison est protégée avec une précaution dont elle se passerait bien.
D’ailleurs, à peine entrée dans la chaumière, voilà qu’elle fait un geste, un geste simple et résolu :
Grimm : Elle s’approcha du lit et en ouvrit les rideaux.
Son mauvais pressentiment la pousse à transgresser l’ordre de la mère (Ne t’avise pas d’aller explorer les angles morts du foyer). D’un coup sec et assuré : lever le voile (apocalypse) et éclairer les zones d’ombre (Unheimlich)1.
Vous dites, oh, eh, Lulu, Ok, c’est amusant et ta cause est juste, mais il y a quand même un petit saut, comment dire, un petit saut « interprétatif », dans ta façon d’oublier qu’entre-temps le loup est bien arrivé à la maison de la mère-grand et qu’il l’a engloutie. Alors, qu’est-ce que tu fais de cette partie de l’histoire ? Ok la team premier degré, j’entends, soyons exhaustifs. Réfléchissons ensemble à cette partie, pour que tout colle bien comme il faut, et qu’il ne nous reste pas, à la fin, une pièce de puzzle en main.
Une remarque : quand elle arrive à la maison, la petite fille, qui a bien pris son temps et qui pourtant savait qu’elle faisait la course avec le loup, s’étonne-t-elle de ne point le trouver à la porte ? Le cherche-t-elle ? A-t-elle la moindre réflexion qui signifierait au lecteur soit qu’elle se croit gagnante – l’adversaire se sera égaré –, soit qu’elle s’attend à trouver sa grand-mère avec lui en colloque autour d’une tasse de thé à l’instant où s’ouvrira la porte ? Nope.
Hypothèse : dans la forêt, le Petit Chaperon rouge sait plus ou moins confusément ce qui l’attend au bout du trajet. Alors, dans sa rêverie solitaire, elle s’est imaginé qu’elle rencontrait « Compère le Loup » (Perrault). « Compère » – vous ne vous êtes peut-être pas posé la question, mais vous allez voir que ça valait le coup de compulser le dictionnaire – nous vient du latin compater, qui signifie « parrain ».
Eh oui, Compère le Loup, ce serait la version masculine de la marraine la bonne fée – masculine ou pas, car vous aurez compris qu’il y a un certain trouble dans le genre dans cette histoire, nous y reviendrons. Autrement dit, le compère serait un adjuvant magicien venu prêter main-forte à l’enfant. Hypothèse renforcée par le second sens du mot « compère » donné par le Robert : « faiseur de tours ». Synonyme : « acolyte ».
Supposons : notre petite héroïne a lu trop d’histoires de citrouilles changées en carrosses et, alors qu’elle traîne des pieds le long du chemin en espérant retarder l’arrivée, elle laisse vagabonder son imagination : On dirait qu’un parrain loup semblable en tout point aux marraines des histoires, un vrai loup, un bon loup, me porterait secours1.
Comme il eut été doux et rassurant de trouver en chemin ce puissant parrain surgi du bois, qui se serait gentiment approché d’elle, hush little baby, et là, qui sait, cet adjuvant lui aurait dit : Hush hush, je m’occupe de tout, donne-moi l’adresse, j’en fais mon affaire, tu n’as qu’à cueillir des noisettes en attendant, don’t you cry, je règle ton petit souci en quelques coups de crocs et serai de retour ici pour le goûter.
Ou bien, cet adjuvant lui aurait offert un somptueux manteau, une fourrure, noire et brillante, comme les paillettes qui criblent la vue après qu’on a trop longtemps contemplé le soleil. Sur les épaules de la petite, plus de capeline rouge, plus de robe couleur du temps, plus de regard concupiscent, seulement cette incroyable pelisse qui lui donne l’allure d’une Rocky de banlieue capable de pécho Eva Mendes ou de vaincre n’importe quel monstre familier à mains nues, et c’est elle-même qui, ainsi vêtue, aurait couru à la maison d’un pas décidé pour régler son compte à l’aïeule : Tiens, prends ça, c’est qui le loup maintenant ?
Mais, dans la vraie vie, le Petit Chaperon le sait bien, il n’y a pas de loup dans la forêt pour venir au secours des petites filles. Les salagadous et les coups de baguette magique, ça n’arrive que dans les contes à dormir debout, et l’enfant a bien compris que, dans son monde à elle, d’adjuvant il n’y aurait point.
Alors elle poursuit son chemin, pendant qu’elle rêve ce meilleur scénario, rassemble ses forces, sans se rendre compte qu’il vaudrait mieux s’arrêter franchement, construire un tipi, une cabane, faire ce que lui souffle le compère imaginaire :
Grimm : « Petit Chaperon rouge, regarde un peu les jolies fleurs qui poussent autour de nous. Pourquoi ne les regardes-tu pas ? […] Tu avances comme si tu allais à l’école, alors que tout est si joyeux, dehors, dans la forêt. »
Le Petit Chaperon rouge ouvrit les yeux et […] elle vit que les rayons du soleil dansaient entre les arbres et que l’herbe était couverte de belles fleurs.
Une louve, une mère potentielle accueillerait l’enfant dans sa tanière avec Mowgli, Romulus et Remus, loin de la société des hommes. Il n’est pas certain que cette liberté tiendrait bien longtemps, et il y a fort à parier que, si elle posait ici son panier et traçait autour d’elle un petit cercle de noisettes, les gens commenceraient à parler, les rumeurs à gonfler, peut-être l’appellerait-on sorcière pour avoir voulu distinguer les cerfs des chevreuils, connaître les plantes qui soignent, repérer les racines qui donnent des rêves éveillés, peut-être l’affaire ne durerait-elle qu’un temps, jusqu’à ce qu’on vienne la chercher dans ce dehors où elle aura trouvé refuge, qu’on la punisse d’avoir fui l’intérieur, le foyer. Peut-être que ça finirait mal, peut-être qu’on dirait : Avez-vous vu la louve, la pute, c’est égal puisque lupa a les deux sens en latin, Avez-vous vu la sorcière qui rôde dans les bois ? On inventerait de nouvelles histoires semblables à celle-là, où la petite fille devenue sorcière prendrait la place du grand méchant loup. Peut-être même qu’avant, il y en avait, des acolytes prêt·es à porter secours, mais qu’on leur a fait un sort, qu’iels ont déjà été zigouillé·es, brûlé·es par les villageois qui voyaient d’un mauvais œil cette fâcheuse tendance à empuissancer les enfants en récitant des salagadous ou, pire, en chantant d’une voix trop claire qu’on n’épouse jamais ses parents2.
Marguerite Duras en parle si bien que c’est à se demander si elle n’a pas rencontré en personne une marraine panthère dans la jungle indochinoise de son enfance :
Vous savez c’est à la forêt que nous avons parlé, nous, les femmes les premières. Que nous avons adressé une parole libre, une parole inventée. Tout ce que je vous disais de Michelet là, que les femmes ont commencé à parler aux animaux et aux plantes. C’est une parole à elles qu’elles n’avaient pas apprise, celle-là. […] Mais il est normal qu’elle fasse peur. Et on les a appelées les sorcières. Et on les a brûlées. Les hommes y vont pour la chasse, je les vois comme ça. Pour sanctionner, surveiller.
Bref, la petite traîne, mais, tout de même, elle avance, et laisse vagabonder sa pensée magique parfaitement inefficace, et Perrault, en maître du suspense hollywoodien, joue avec nos nerfs, colle au vœu qui s’anime dans la pensée de l’enfant, nous laisse croire, pour un temps seulement, que c’est vrai, comme lorsque la final girl parvient, dans The Descent, de Neil Marshall, à sortir de la grotte, prendre ses jambes à son cou à travers la nuit, jambes griffées par les ronces et pieds meurtris par le fil des rochers, mais elle court, court le souffle court, tandis que le spectateur enfin déglutit et sent monter l’euphorie comme un gros ballon d’hélium, ça y est elle est sortie de cette grotte barre-toi putain, vite, la route asphaltée, bénie soit la civilisation et le vent frais et les grands espaces et l’Amérique voilà, il reste deux minutes de film et les phares d’une voiture approchent et éclairent son visage de sang et de boue et elle va pouvoir fuir loin de cette putain de caverne et oui, enfin, merci seigneur, la portière s’ouvre, elle s’engouffre tremblante et victorieuse, et la menace va s’éloigner à toute vitesse et la portière claque et là smash cut : la final girl se réveille dans la grotte. Elle s’était évanouie, elle avait rêvé un peu, en fait elle n’était jamais sortie, de sauvetage il n’y avait point, et putain il reste trente secondes de film les bâtards, juste le temps de voir arriver une horde de créatures dégueulasses, locataires permanentes de la grotte, qui vont se faire un festin de la girl qui final rien du tout et nous laisse, idiots et défaits, contempler le générique à mesure que la salle de cinéma se rallume, avec son ultime hurlement coincé dans les tympans3.
Il faut peut-être faire un petit point d’étape sur cette affaire des genres dans Le Petit Chaperon rouge. Ce n’est pas moi qui joue à tortiller le texte, c’est vraiment présent tout du long, comme une bizarrerie qu’il me semble utile de déplier. Dear J. K. Rowling, agrippe ta Ventoline, je t’explique.
Dans la version française, l’héroïne est désignée au masculin presque autant de fois (dix) qu’au féminin (treize). L’écart s’inverse et se creuse en faveur du masculin si l’on triche en comptant également les reprises de « mon enfant » dans le fameux dialogue final, mais je m’abstiendrai de tricher. Drôle d’idée, tout de même, d’avoir plaqué sur cette petite fille un surnom masculin. Anonyme, peu décrit physiquement et dissimulé sous sa large capuche, le petit personnage auquel on se réfère régulièrement au masculin pourrait aussi bien être un petit garçon. Mon prof de Critique freudienne en fac de lettres1 avait expliqué devant un amphi médusé que Le Petit Chaperon rouge pourrait avoir pour sous-titre : « Les aventures d’un phallus »… Je vous en prie, ne partez pas ! Bon, je pose ça là et j’avance. Pour alléguer une explication plus raisonnable, plus audible, à cette alternance féminin/masculin, on avancera que, probablement, l’avertissement du conte s’adresse à tous les enfants, lesquels, encore prépubères, flottent dans une indifférenciation de genre2.
En ce sens, on pourrait penser que l’enfant gender fluid s’oppose à l’adulte à poil(s). Loup ou grand-mère, c’est à voir, ce qui est sûr c’est que son corps velu se distingue dans le lit, impressionne le bout de chou. Dans les versions orales du conte, cette distinction est d’ailleurs soulignée par la réponse de l’adulte aux exclamations de l’enfant devant ses membres hirsutes : « C’est de vieillesse mon enfant, c’est de vieillesse. » Ici, la dichotomie enfant/adulte est finalement plus importante que celle féminin/masculin. Car ce n’est pas faute d’insister (confer le dialogue final) : tout est un peu trop grand sous la couette aux yeux du petit Chaperon rouge.
Pourtant, si l’on tourne notre Rubik’s Cube dans l’autre sens, il y a également matière à s’interroger sur la polysémie du substantif « chaperon », lequel renvoie au vêtement à ample capuche qui sied si bien à l’héroïne, mais aussi à une figure d’autorité, plutôt âgée, chargée de surveiller les demoiselles. Pourquoi avoir donné à l’héroïne un surnom susceptible d’évoquer une figure adulte ? Sur ce point, il me semble que le Grand Chaperon rouge, ce n’est pas le personnage mais le conte lui-même : un texte accomplissant une mission éducative, délimitant pour l’enfant les territoires permis et proscrits. Confer l’effet gigogne du film Le Village évoqué plus tôt : sous la capuche se cachait un masque de loup, et sous ce loup – qui n’est que l’autre nom d’un masque – se dissimulait un chaperon, c’est-à-dire un adulte, accomplissant sa mission régulatrice de la dangereuse frivolité enfantine.
Un trouble menant à un autre, on peut aussi se demander si la possibilité d’une méprise entre le corps viril d’un loup et celui d’une grand-mère n’est pas un indice de la fluidité de genre de la grand-mère, laquelle pourrait aussi bien être un grand-père, un oncle, un cousin – t’as capté. Là encore, cette confusion élargit l’avertissement : la lectrice ou le lecteur peut projeter sur cette figure aux contours flous à peu près n’importe quelle doucereuse entité adulte et familière, femme ou homme.
Notez bien : disant cela, je ne voudrais pas exclure la possibilité que l’abus soit bel et bien commis par une femme. Je suis absolument convaincue qu’une femme peut, aussi, dévorer ses descendants. Statistiquement, c’est moins fréquent, certes, mais il y a un pan de la réalité de la violence des femmes qui n’a pas encore trouvé sa place dans les consciences. On s’intéresse, c’est vrai, à de fascinants récits, réels ou fictifs, de mères infanticides : Médée bien sûr, la « forcément sublime Christine V. » de Marguerite Duras, l’énigmatique Fabienne Kabou qui inspirera le film Saint-Omer, toutes ces mauvaises mères présumées qui brisent le mythe de l’instinct maternel. Mais on pourrait arguer que ces femmes sèches ont peu de traits communs avec les monstres insatiables des contes. Dans le champ médiatique et l’imaginaire collectif, la mauvaise mère met ses enfants au congélateur plutôt qu’au four.
Nonobstant, les mères désirantes aussi ont leurs versions monstrueuses : celles qui, dans les fables, engraissent les petits comme des oies avant de s’en faire un festin (La Belle au bois dormant), celles qui glissent dans la chambre de nuit pour demander « Elsa, tu m’aimes ? » (L’Âge de détruire, de Pauline Peyrade) ou encore celles dont les soins excessifs finissent par asphyxier leur progéniture (Sharp Objects, de Jean-Marc Vallée, qui met au jour les mécanismes pervers du syndrome de Münchhausen par procuration)3. La grand-mère virile du Chaperon rouge peut être la figuration d’un être masculin, donc, mais ce pourrait tout aussi bien être une vraie grand-mère.
Le loup, lui aussi, me glisse entre les mains. Au fil de cette lecture, j’y projette à la fois une métaphore animale de la pulsion dévoratrice de l’adulte, un séducteur potentiellement attirant, un adjuvant compère auquel je prêterais volontiers une scintillante robe de bonne fée, une lupa, pute maternelle qui recueillerait les petits Chaperons et les petits Mowgli pour les chérir à l’écart du vil monde civilisé. J’y vois même parfois une mère reproductive, lorsque, à la fin du récit des frères Grimm, son ventre s’alourdit de cailloux – une grossesse de pierres, projection symbolique de la transmission intergénérationnelle des traumatismes tus4.
On se perd dans ces métamorphoses, mais ce n’est pas une faiblesse argumentative. C’est une méthode, fluide et flottante, d’attention au texte.
Il faudrait lire le conte comme un rêve, et ainsi comprendre :
– tout d’abord, qu’il offre plusieurs lectures, plusieurs couches de sens possibles, même si celles-ci paraissent contradictoires à l’esprit en éveil. Exemple : le loup est à la fois une figure d’adjuvant·e qui pourrait venir au secours de l’enfant et une métaphore de la pulsion dévoratrice des adultes qui menace les enfants ;
– ensuite, que nous sommes tous les personnages du rêve – et, en l’occurrence, nous y sommes aidé·es par la plasticité des protagonistes en présence. Entre la large capuche, le « loup » polysémique qui peut désigner un masque, et la couverture remontée sur le nez, les costumes sont assez fluides pour que se superposent plusieurs trajectoires dans une vertigineuse partie de chaises musicales : le Chaperon et le loup traversent la forêt, la grand-mère et le loup patientent sous les couvertures, le personnage introduit dans la chaumière dévore et se fait dévorer… En lisant, je ne suis pas seulement le Petit Chaperon, je suis aussi le loup qui me délivre ou me désire, je suis dans le lit visitée par mon agresseur et au pied du lit décidant d’y monter, entre crainte et curiosité de découvrir ce que recouvrent les draps. « C’est une conception myope de la lecture de croire qu’au prétexte qu’elle est une femme, la lectrice est condamnée à ne s’identifier qu’au protagoniste féminin », plaide Laura Kinsale dans son essai The Androgynous Reader ;
– enfin, que le rêve, expression de l’inconscient, avance masqué. Il crypte ses messages par des effets de miroir déformant. Freud l’a parfaitement expliqué bien sûr, mais voyez plutôt ce sublime passage de Marguerite Yourcenar qui évoque « cette croyance qui donne à la vie humaine la beauté des châteaux réfléchis dans leurs douves » :
Dans les livres d’oniromancie populaire, c’est par leurs contraires que les symboles s’expliquent, comme si les fabricants des naïves Clefs des songes s’étaient doutés eux aussi qu’ils avaient à interpréter un monde faussé ou redressé par un jeu de glaces. Le miroir corrige les images, les déforme, ou les renverse : ces trois alternatives correspondent aux trois modes du rêve, selon qu’il s’agit des beaux songes qui restituent à la réalité son lustre idéal, des cauchemars qui nous renvoient de notre propre vie une image aussi grotesque qu’effrayante, et effrayante justement parce qu’elle est grotesque, et enfin de ces rêves où les symboles inversés servent à dissimuler des vérités secrètes et dangereuses.
Une écoute flottante du conte nous mène à percer la densité, la richesse kaléidoscopique de ses figures, où circulent sous les masques à la fois le danger et le désir, le dicible et l’indicible.
Dans de très nombreuses versions orales du conte, le loup invite la petite fille à se faire un encas avant de grimper au lit. L’enfant se met aux fourneaux et ne s’aperçoit pas que c’est le corps de sa grand-mère qu’elle est en train de consommer.
Il ne faudrait pas aller trop vite en pensant que cette dévoration involontaire est une marque supplémentaire de la perversité du prédateur caché sous la couette, ni qu’elle permet une forme de vengeance du Chaperon rouge. On dirait, à bien les écouter, que ces versions alternatives tentent de révéler les liens noueux et gluants comme des serpents qui unissent la petite-fille et sa grand-mère. D’ailleurs, il y a toujours un chat, des oiseaux ou une équipée d’angelots au-dessus de sa tête qui s’époumonent pour le lui signifier, sans succès :
« Fricon, fricasse / Les boudins de ta grantasse. »
« Tu manges de ma titine, ma fille ! »
Mais ces voix ne sont pénétrables que pour le spectateur, lequel contemple, anxieux et impuissant, la petite qui poursuit son repas.
Yvonne Verdier souligne à juste titre que les parties du corps évoquées désignent les organes reproducteurs de l’aïeule : les seins, le sang (des règles), voire le phallus puisque c’est quand même de boudin qu’il s’agit et pas d’un simple godet de liquide menstruel. On sent le malaise monter, se lever encore un peu plus le voile sur ce qu’il se passe vraiment derrière la porte à la chevillette bien vissée. Mais, là encore, Yvonne décide de ne voir, devant l’insoutenable, qu’une affaire de passation intergénérationnelle :
Quand le sang afflue chez la fille – condition première de son destin génésique – il doit quitter la mère qui va se trouver dépossédée de son pouvoir de faire des enfants, comme dans un jeu de vases communicants.
Autrement dit, le Petit Chaperon rouge atteignant la puberté vampiriserait symboliquement les femmes de sa lignée, qui doivent renoncer à faire elles-mêmes des enfants puisque c’est au tour de la petite dernière. J’aimerais bien m’en tenir à cette interprétation, mais les voix continuent de brailler au-dessus de la cheminée, stridentes, moqueuses, avec leurs rimes entêtantes et narquoises. Je ne les aime pas du tout, ces petites voix, je sens leur poisse, leur souffle âcre, et je ne crois pas une seconde qu’elles s’égosillent pour le bien de l’héroïne. Au contraire, je crois qu’elles essayent de la faire culpabiliser bien comme il faut.
Version tourangelle : « Ah ! la maudite petite fille qui fricasse le sang de sa grand’mère ! »
Version nivernaise : « Salope !… qui mange la chair, qui boit le sang de sa grand. »
Salope, carrément ! Bon, pardonnez-moi, mais j’ai une autre interprétation à vous proposer.
Ces « petits oiseaux qui chantent leur langage » que l’enfant entend sans parvenir à les décrypter, ne serait-ce pas la voix de sa culpabilité ? Quand la victime incestée laisse son esprit dissocié se porter sur les motifs du papier peint ou sur le chant du monde, peut-être entend-elle alors le bourdon du blâme au fond de ses tympans. La honte de ce festin nauséabond, il faut bien que quelqu’un s’en charge – « Il faut bien que quelqu’un ait honte », dit Christine Angot – et puisque le bourreau n’en fait qu’à sa tête, c’est sur l’estomac de la petite fille que reste ce goût corrompu.
Qui est-ce qui entendait des oiseaux, déjà ? Ah oui, Virginia Woolf. Ils papotaient en grec à longueur de journée au-dessus de sa tête. Hum – permettez que j’ajuste mon monocle et que je tire sur ma pipe.
On l’oublie, mais l’autrice d’Une chambre à soi a raconté en détail et par écrit comment ses demi-frères avaient abusé d’elle. Elle décrit notamment, lors de la première agression :
une sensation de rejet, de répulsion – quel est le mot pour désigner un sentiment si paralysant et si ambigu ?
Ma tendre, tendre Virginia, nous n’avons malheureusement pas encore trouvé le mot que tu cherchais. Mais si cela peut te consoler un tout, tout petit peu, sache qu’on comprend mieux aujourd’hui que la paralysie dont tu parles est un mécanisme de survie, pas super efficace mais banal, de sidération de la victime entraînant une dissociation de sa conscience, ce qui donne parfois l’impression de flotter au-dessus de la scène ; quant à l’ambiguïté, si tu veux parler du dégoût de toi-même qui finit par recouvrir le dégoût de ton agresseur, ça s’appelle l’inversion de la culpabilité – c’est naze aussi, mais pareil, c’est fort banal.
Dans un court texte sur la maladie, Virginia Woolf revendique les bienfaits de ces moments de faiblesse où, alité·es par une vilaine bronchite ou la fièvre du lundi matin, nous sommes autorisé·es à nous retirer de la comédie sociale :
Chacun recèle en lui une forêt vierge, une étendue de neige où nul oiseau n’a laissé son empreinte. Là, nous avançons seul et c’est tant mieux. […] [La maladie] oblige aussitôt à s’aliter ou, enfoncé dans de moelleux oreillers sur un fauteuil, à décoller les pieds du sol, […] et alors nous cessons d’appartenir à l’armée des gens d’aplomb : nous devenons des déserteurs.
Mrs Woolf non plus n’avait pas trouvé son nom dans une pochette-surprise, et cet appel de la forêt vierge où se tairaient enfin les oiseaux moqueurs m’évoque toute une horde d’autres femmes sorcières, femmes louves, partageant ce désir de désertion pour rejoindre enfin la féralité1.
Admettez que cette scène anthropophage censurée au montage aurait eu fière allure. Un director’s cut cannibale aurait eu, par ailleurs, le mérite d’insister sur la filiation originelle qui lie Le Petit Chaperon rouge au mythe de Cronos.
Rappelez-vous. Au commencement, Ouranos vautre à loisir son sexe de dieu dans celui de sa femme Gaïa, pourtant pleine des enfants qu’ils conçoivent, et bouche pour ainsi dire la seule issue qui permettrait aux petits d’accéder à l’extérieur. L’un des enfants, Cronos, parvient avec l’aide de Gaïa à couper le membre viril de son père, libérant la fratrie de son enfermement littéral dans le giron maternel. Mais toute cette charge mentale a un coût sur le psychisme de Cronos, qui a pris la place du père sur le trône et dont le règne s’avère de plus en plus flippant : persuadé qu’il sera un jour lui-même renversé par ses propres enfants, il dévore un à un les bébés que met au monde sa femme-sœur Rhéa. Peut-être qu’il veut faire comme maman, garder la progéniture à l’intérieur ? Jusqu’au jour où Rhéa substitue une pierre emmaillotée au corps du sixième marmot, Zeus en couche-culotte, laissant le temps au fils prodigue de grandir caché puis de revenir, victorieux et vengeur, pour renverser Cronos après l’avoir fait vomir les enfants avalés, accomplissant ainsi la prophétie redoutée.
Cronos, successivement victime puis agresseur, rappelle à la fois le Chaperon de la version anthropophage (dévorer la grand-mère comme il avait émasculé le père, afin d’interrompre les violences) et bien entendu le monstre du lit (un prédateur mangeur d’enfants qui sera puni par l’ingestion d’une pierre). Dans tous les cas, le motif de l’anthropophagie redouble symboliquement la violence et les méfaits tragiques de l’endogamie (y compris le risque non négligeable de la reproduction des violences subies dans l’enfance). Par ailleurs, le mythe-source du conte explicite le lien familial entre le bourreau et ses victimes, et l’on sait gré aux Grecs d’avoir été moins frileux sur leurs avertissements incestueux1.
Cronos a voyagé dans le temps et les œuvres. Descendu de l’Olympe grec, il a traversé les ogres des contes, pris la pose pour Goya dans son effroyable chef-d’œuvre : Saturne dévorant un de ses fils (Saturne est le nom latin de Cronos). Il s’est baladé un peu et puis, à la fin des années 1980, on l’a vu réapparaître sur un plateau de tournage. Quand ce simple technicien est entré par erreur dans le champ de la caméra, David Lynch a su qu’il faudrait tout changer, récrire le scénario, offrir le rôle d’antagoniste principal à ce sosie du Cronos peint par Goya – mêmes cheveux gris filasse, même regard dément, même déchirure du sourire sur des dents acérées.
Avez-vous vu Twin Peaks ? La série ou le film, Fire Walk with Me, ça n’a pas d’importance. Si l’on admet que le monstre du Petit Chaperon rouge fait signe vers le mythe de Cronos, et que Cronos a pour visage celui qu’a peint Goya, alors je vous assure que Twin Peaks peut nous aider à interpréter le conte. Le film de Lynch raconte les sept derniers jours de Laura Palmer avant son assassinat tragique (tragique pas au sens de « assassinat tragique de Samuel Paty », plutôt au sens de « fermement programmé par le Fatum et, de ce fait, inexorable »).
Laura est une American sweetheart au visage de poupée, joues rondes et frange blonde, dont on découvre peu à peu qu’elle file un mauvais coton depuis qu’elle est devenue accro à la cocaïne, trompe son beau gosse officiel et même, comble de l’étrangeté, fréquente de sordides bars où elle se prostitue sans motif apparent. Ne vois-tu rien venir, cher lecteur ? Pourquoi Laura s’est-elle mise à faire la pute, littéralement, elle qui jouit d’une popularité sans ombrage et vit dans un pavillon cossu d’une banlieue cossue où les ados possèdent des Harley ?
Des crises de sanglots, de rire fou, de panique, font craqueler le vernis de la lisse lycéenne, qui dissimule de moins en moins bien ses accès d’hystérie. Quelque chose ne va pas. En ouvrant son journal intime, Laura découvre, horrifiée, que des pages ont été arrachées.
Neige Sinno : Il m’a fait comprendre qu’il lisait chaque phrase, depuis le début, et qu’un de ces jours ça pouvait devenir risqué pour lui cette histoire de journal. Il m’a fait comprendre aussi que ça lui plaisait de pouvoir entrer encore plus à l’intérieur de ma tête grâce à la lecture de ces pages. […] J’ai fait mes adieux au journal intime […]. Je ne pouvais pas me permettre de fabriquer moi-même un objet qui me rende si facilement accessible, qui me mette encore plus à la merci de n’importe quel esprit décidé à me surveiller ou à me nuire.
On apprend que cette intrusion dans son intimité est l’œuvre d’un certain Bob, entité démoniaque issue d’une réalité parallèle, qui, depuis qu’elle a douze ans, rôde dans sa chambre et la moleste quand vient la nuit. C’est donc l’ancien technicien devenu acteur qui joue Bob, lui qui ressemble trait pour trait au Cronos de Goya. L’affaire se corse lorsque Bob prend possession de Leland, le père de Laura, joué par un acteur au physique pourtant bien différent. Le respectable pater familias assombrit son regard, est à la maison quand on ne s’y attend pas, sévit quand Laura se met à table sans avoir lavé ses filthy hands et, de scène en scène, son visage se confond avec celui de Bob – soudain, c’est le père qui apparaît sous les draps.
Lorsque vous dites : Ce n’est pas son père enfin, c’est Bob qui, ayant possédé le père, possède la fille, c’est la même confusion que quand vous dites : Ce n’est pas sa grand-mère enfin, c’est le loup qui, ayant dévoré la grand-mère, dévore la fille. La figure de Cronos qui lie les deux monstres (gémellité de l’acteur, source du conte) doit pourtant nous aider à élucider cette confusion, en révélant que Bob et le loup sont les incarnations allégoriques de la prédation qui anime le parent. Dans Twin Peaks, le père abusif prend les traits de Cronos (physique goyesque de Bob), comme pour redoubler sa monstruosité en surimprimant cette figure mythique à celle du papa lambda. Dans Le Petit Chaperon rouge, le parent incestueux se transforme en fauve dont la pulsion dévoratrice renvoie également au mythe grec.
Dans les deux cas, ce mouvement de décalage, qui substitue à la figure du parent un être qui fait fortement penser à Cronos, me semble répondre à un double enjeu :
– d’une part, contourner la représentation littérale de l’acte incestueux, qui serait insoutenable, en lui substituant une image aussi terrible (Bob viole, le Loup dévore) mais montrable ;
– d’autre part, confirmer en même temps, voire souligner, que c’est bien le parent sous le masque, puisque le masque en question est celui de l’ogre paternel mythique. Cronos, comme Bob-Leland, comme le Loup-Grand-Maman, ne dévore pas les enfants, il dévore ses enfants.
Si Fire Walk with Me montre bien que les jeunes filles transformées en cadavres sont l’œuvre des pères, il invite aussi à tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de blâmer la petite pute qui s’aventurait seule dans les coins chauds. Qu’on ne vienne pas nous dire que Laura paye le prix d’avoir trop joué avec le feu, alors qu’elle était prise dans un tourbillon d’affranchissement que certains diront autodestructeur mais que, peut-être, on pourrait considérer comme un ré-empuissancement d’elle-même par cette soif de lits inconnus plutôt que le bien trop familier visiteur de ses nuits d’enfant1.
Laura fait penser à Violette Nozière, la jeune parricide célébrée et comprise par les surréalistes, un peu moins comprise et célébrée par ses professeurs du lycée Fénelon qui diront qu’elle était « paresseuse, sournoise, hypocrite et dévergondée ». Violette, violée par son père et négligée par sa mère, rapine et tapine, tâche d’abâtardir comme elle peut le nom et le corps qu’on lui a légués, avant de foutre le feu au domicile familial – ayant pris le soin préalable d’empoisonner ses géniteurs à haute dose de somnifère.
Paul Éluard :
Un jour il n’y aura plus de pères
Dans les jardins de la jeunesse
Il y aura des inconnus
Tous les inconnus
Les hommes pour lesquels on est toujours toute neuve
Et la première
Les hommes pour lesquels on échappe à soi-même
Les hommes pour lesquels on n’est la fille de personne
Lorsque le Petit Chaperon rouge accepte de monter dans le lit, Bruno Bettelheim est bien embêté. Il le déplore, ne voit pas d’autre interprétation possible et, mal à l’aise, reproche à Perrault de ne pas lui laisser d’autre choix que de condamner son héroïne :
Quand le Petit Chaperon rouge se déshabille et rejoint le loup dans le lit et que le loup lui dit que ses grands bras sont faits pour mieux l’embrasser, rien n’est laissé à l’imagination. Comme la fillette, en réponse à cette tentative de séduction directe et évidente, n’esquisse pas le moindre mouvement de fuite ou de résistance, on peut croire qu’elle est idiote ou qu’elle désire être séduite. Dans les deux cas, elle n’est certainement pas un personnage avec lequel on aurait envie de s’identifier. De tels détails, au lieu de présenter l’héroïne telle qu’elle est (une petite fille naïve, séduisante, qui est incitée à négliger les avertissements de sa mère et qui s’amuse innocemment, en toute bonne foi), lui donnent toute l’apparence d’une femme déchue.
C’est moi qui souligne les trucs vraiment trop chauds. Le Petit Chaperon rouge, « femme déchue » donc. Bruno, we need to talk. Le Petit Chaperon rouge n’est pas une idiote, elle est face à un membre de sa famille en qui elle avait confiance. Comment pourrait-elle se dérober, clarifier auprès de l’aïeule la différence entre embrasser un amant et embrasser ses grands-parents, alors que l’inquiétante étrangeté colonise et pétrifie son esprit ?
Bettelheim soupçonne que si la jeune fille n’est pas idiote, alors c’est qu’elle cherche les ennuis : elle est tentée, c’est la puberté après tout, la couleur rouge des règles, tout ça tout ça, est-ce qu’à défaut d’être bête elle n’aurait pas un peu le feu au cul ? Ne vous méprenez pas, je n’ai aucun souci avec une interprétation du Petit Chaperon rouge comme récit d’un éveil érotique, moi aussi j’ai écouté Alizée, regardé Tex Avery et découvert avec des joues cramoisies les réécritures d’Angela Carter, je suis bien d’accord que cette histoire peut être prise comme le sulfurêve d’une rencontre avec un être viril qui nous dévorera toute crue. Je dis juste que ça, c’est l’interprétation des grands qui s’amusent et se projettent dans cet avatar enfantin, et c’est très bien ; les fables ne demandent qu’à être affabulées (les coquines).
Simplement, si l’on se place dans la perspective du conte adressé à un enfant – et qu’on admet que ce n’est qu’a posteriori que nous subvertissons le récit de notre jeunesse pour en faire un fantasme réjouissant, dépouillé des détails qui feraient tache dans ce scénario Louporn – il s’agit surtout de se faire sauter par un sombre inconnu à la voix suave, pas tellement de se lancer dans un loufoque jeu de rôle (who’s your granny ?) avec votre partenaire en bonnet de nuit –, si l’on se place donc au premier degré du conte lu comme une adresse aux enfants, Perrault ne mérite pas ces faux procès selon lesquels il ferait passer la petite pour une femme déchue.
Pourtant, on a fait du Petit Chaperon rouge une jeune fille en fleurs, une nymphette travaillée par ses désirs d’adolescente, et on a oublié tout le reste. Ça vous rappelle quelque chose ? Vladimir Nabokov s’époumone depuis cinquante ans dans une archive INA disponible sur YouTube pour clarifier le sens, pourtant explicite, pourtant limpide, de son roman : Lolita. Une petite fille est violée à répétition par son beau-père. Elle pleure après les rapports, serre les dents dans les interactions au restaurant, tente à plusieurs reprises de s’enfuir. Pourtant, on se laisse bercer, on se raconte qu’elle n’était pas contre, qu’elle l’a tenté, séduit, avec son bikini et ses lunettes en cœur, on y croit, on y croit si bien qu’on l’antonomase. Le nom propre transformé en nom commun dans le Robert devient :
lolita : (nom familier) une très jeune fille qui suscite le désir des adultes par l’image d’une féminité précoce. Voir : nymphette.
Ok Bob, allons voir « nymphette » :
nymphette : très jeune fille au physique attrayant ; adolescente aux manières aguicheuses, à l’air faussement candide. Voir : lolita.
Le Chaperon rouge, Lolita, Laura, Violette, et tant d’autres, font l’objet du même malentendu. En passant, sans y faire attention, on raconte qu’elles se sont fait avoir par des prédateurs à force de leur traîner sous le nez, s’asseoir sur leurs genoux ou glisser dans leur lit, on se met à croire que, au fond, elles étaient tentées, qu’elles pensaient y trouver leur compte. Le déni consiste, si vous voulez, à ne garder que la nymphette et à jeter l’eau du bain.
On se laisse endormir, on oublie ce qu’on a lu et, pendant que le cœur de Lolita palpite arythmiquement dans la voiture, que ses mains s’agrippent au siège passager et que son diaphragme se comprime, nous on rêve tranquille à son air faussement candide, tandis que de chaque mouvement d’Humbert dans l’habitacle émane l’odeur de son souffle qui fait monter des haut-le-cœur à l’enfant, nous on s’endort piano piano sur sa féminité précoce, on suit les lignes sans les voir, alors que Lolita tient son regard fixe sur l’asphalte, et on se laisse bercer tout doucement par ce cauchemar lancé à 130 km/heure sur l’autoroute2.
Nous voilà arrivé·es à la ritournelle bien connue de Perrault :
Ma Mère-grand, que vous avez de grands bras ! — C’est pour mieux t’embrasser, ma fille. — Ma Mère-grand, que vous avez de grandes jambes ! — C’est pour mieux courir, mon enfant. — Ma Mère-grand, que vous avez de grandes oreilles ! — C’est pour mieux écouter, mon enfant. — Ma Mère-grand, que vous avez de grands yeux ! — C’est pour mieux voir, mon enfant. — Ma Mère-grand, que vous avez de grandes dents !
La pression monte, l’apocalypse est imminente – rappelons que la mère-grand est « en son déshabillé » (Perrault), autrement dit que le voile est déjà bien ajouré –, on retient son souffle, aux côtés de l’enfant qui pose les questions sans bouger. On se souvient dans Barbe-Bleue du refrain beau comme un poème : « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? – Je ne vois que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie », entrecoupé des grondements du mari qui va bientôt, poignard à la main, monter les escaliers menant à la chambre de la jeune femme. C’est là que réside tout le talent de Perrault : dans l’art de la répétition qui fait culminer la tension jusqu’à l’insoutenable.
Dans Le Petit Chaperon rouge, il faut s’interroger sur la variation qui s’est immiscée dans la première réponse du loup : « ma fille » devient si vite « mon enfant » qu’on ne l’entend pas, on l’oublie illico, on croirait presque que c’est un lapsus de celui qui fait la lecture. Vous direz que ce sont des synonymes, mais tatata, pas de synonyme qui tienne chez Perrault, c’est du travail d’orfèvre, tout est écrit au cordeau : si ça se répète, ça doit se répéter carré – si variation il y a, c’est qu’elle est significative.
Ce « ma fille » tapi dans le premier couplet de la ritournelle, aussi imperceptible pour le lecteur distrait·e que la lettre d’Edgar Allan Poe exhibée sur un meuble demeure invisible pour l’enquêteur borné, il faudrait le lire comme un easter egg glissé là par Perrault (un easter egg est un indice dissimulé par le concepteur du jeu vidéo, du film ou du livre, précieuse pépite adressée au public le plus attentif). Notre œuf de Pâques est accolé au verbe le plus explicite de la ritournelle : C’est pour mieux t’embrasser, ma fille – enfin, le plus explicite après te manger, évidemment, qui, lui, se passe de tout édulcorant hypocoristique. Alors, ma fille, mon enfant, aucune différence ? Il me semble qu’on est l’enfant de tout le monde, malheureusement, quand on est enfant. Tandis que ma fille invoque un lien réel de filiation entre le locuteur et sa proie. C’est le moment où Perrault souligne : C’est sa fille, je l’écris, c’est là qu’est la vérité, je la dis, sous le bonnet du parent c’est toujours le parent, écoutez ce mot qui s’échappe, je peux bien t’embrasser car tu es ma fille, je vais t’embrasser parce que tu es ma fille, tu ne bougeras pas, puisque tu es ma fille. Et tu ne diras rien, puisque tu es une enfant.
Perrault s’arrête là, à l’enfant dévorée. Mais les frères Grimm continuent :
Le chasseur passait justement près de la maison et il se dit : « Comme la vieille dame ronfle fort ! Il faut que tu ailles voir si tout va bien. »
On remarquera deux choses : de un, qu’à l’oreille le chasseur identifie bien un ronflement de « vieille dame » et non le grognement d’une bête qu’il est pourtant habitué à traquer ; de deux, qu’il y aurait probablement lieu de s’interroger sur ses intentions réelles à l’égard de la vieille au bois dormant, car, après tout, il est parfaitement banal qu’un promeneur de conte saute sur l’occasion lorsqu’il croise une femme endormie. Bon. Comme notre chasseur est sur le point d’accomplir une bonne action, nous n’irons pas lui chercher querelle sur ce point.
On dit souvent que, dans cette version, le chasseur tue le loup, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Lorsqu’il découvre le monstre du lit, il lui ouvre le ventre, pressentant qu’il n’est pas trop tard pour sauver d’éventuelles victimes. C’est tout ce qu’il fait – et c’est déjà beaucoup, n’est-ce pas. Témoin, ce n’est pas rien. Il n’a pas pu empêcher l’acte, mais au moins il l’interrompt ; par son intrusion, il extirpe la petite du ventre et, bien sûr, du lit.
Mais, à peine sauvée, c’est l’enfant qui reprend les choses en main :
Quant au Petit Chaperon rouge, elle courut chercher de grosses pierres avec lesquelles ils remplirent le ventre du loup. Quand celui-ci se réveilla, il voulut se sauver en courant, mais les pierres étaient si lourdes qu’il s’écroula aussitôt et se tua en tombant.
Ouf, le bourreau est défait, vaincu. Le voilà hors d’état de nuire, et l’on peut remonter l’édredon sous son nez, laisser l’adulte éteindre la lumière, compter les moutons, les brebis ou les chevreaux en s’accrochant à cet épilogue rassurant. On a été bien courageux, c’est fini.
Happy end ? Ce n’est pourtant pas le genre des frères Grimm d’adoucir le tableau, eux qui sont plutôt connus pour faire toujours plus trash que leur prédécesseur français. Certes, les méchants sont souvent punis, mais par une telle explosion de violence qu’on aurait du mal à les qualifier d’heureux dénouements. C’en devient presque un signe distinctif : s’il n’y a pas au moins une sorcière enfermée dans un tonneau rempli de clous, un incendie au beau milieu d’une fête bourgeoise ou quelques orteils arrachés, c’est vraiment que les frérots n’étaient pas dans leur assiette.
Chez les frères Grimm, on ne s’embarrasse pas d’une leçon explicite. Là où Perrault concluait son terrible récit par une moralité sautillante (Qui ne sait que ces loups doucereux de tous les loups sont les plus dangereux ?), ils offrent comme un ultime panneau au retable qu’il nous appartient de déchiffrer.
Dans Lupus in fabula, Marc Escola explique :
La poétique de l’apologue […] laisse nécessairement subsister dans toute fable achevée un germe d’instabilité […]. Parce qu’un énoncé aléthique et une série d’énoncés narratifs ne sauraient jamais être pleinement isomorphes, il se trouve qu’aucun exemple ne peut se laisser traduire en une simple maxime, qu’aucun récit n’est exactement réductible à sa moralité.
Un conte ne peut pas se résumer à la morale qu’il affiche. Ces quelques phrases bien ciselées qui vous attendent avec leur air sérieux et important à la sortie du texte sont en réalité infiniment petites au regard de l’infinie richesse des histoires qu’elles ornent. Elles doivent être lues avec attention, mais aussi avec méfiance.
Je ne crois pas que les frères Grimm aient décidé de torcher leur récit avec une fin plus gaie que leur confrère Perrault. Je ne crois pas non plus qu’ils se moquent de la moralité. Mais peut-être ont-ils conscience des méprises qu’entraînent ces leçons faussement explicites et, pour les contrer, ont-ils pris le parti de nous laisser tout décoder nous-mêmes. Il va falloir écouter jusqu’au bout, interpréter jusqu’au bout.
Alors tendons l’oreille une dernière fois.
Quelque chose ne tient pas dans cette ultime péripétie : pourquoi le chasseur n’achève-t-il pas directement le loup après avoir libéré la victime ? Il éliminerait ainsi le danger et pourrait repartir victorieux avec son beau trophée. Alors que là, pour un chasseur, compter sur les pierres dans le ventre de la bête pour que celle-ci meure d’elle-même, pierres dont ce n’est même pas lui qui a eu l’idée… on est en droit de s’interroger.
Est-ce que le chasseur hésite ? Est-ce qu’il n’est pas absolument certain de vouloir tuer le loup ? Est-ce qu’il n’y a pas une idée qui le traverse, du genre : il a été bien assez puni par la vie et s’il traîne sa carcasse blessée à compter d’aujourd’hui, cela suffira ? Pourquoi ne protège-t-il pas jusqu’au bout la petite ? Si ça se trouve, en voyant l’aïeule émerger de la fourrure à la suite de l’enfant, le chasseur a eu un mouvement de recul : Ah ! C’est vous Dominique ! Pardon, pardon, je ne faisais que passer…
Typique débobinage. Il s’est passé la même chose de notre côté du miroir récemment, avec la CIIVISE. Pour ce projet de grande ampleur annoncé en 2021, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants mène pendant trois ans un travail titanesque. Trente mille témoignages recueillis. Une doctrine inscrite sur la couverture du rapport issu en novembre 2023 : « On vous croit. » Dès la première page, cette lumineuse allégeance :
[La CIIVISE] espère enfin que ce rapport sera connu des enfants, d’une manière ou d’une autre ; que les enfants en entendront parler et se diront que cette CIIVISE a fait un travail sérieux, comme les enfants font un travail sérieux parce que les enfants sont des gens sérieux, qui vivent leur vie sérieusement1.
Suites de la mobilisation ? Pour l’heure, aucune des préconisations n’est encore appliquée ; le juge Édouard Durand, saint homme qui présidait la commission, a appris son éviction par voie de presse ; la CIIVISE 2 annonce qu’elle s’élargira notamment à la question des mineurs auteurs. Hum. On sent la douille, le retour de bâton qui se prépare. D’accord, les cousins ont leur part de responsabilité dans les crimes incestueux, mais sur la violence des parents, des profs et des coachs, là, du coup, on fait un truc ou bien… ?
Backlash dans les règles de l’art : « La République contre-attaque », déclare Gabriel Attal dans son discours du 18 avril 2024 contre l’« addiction à la violence » des adolescents. Oubliée la CIIVISE, l’heure est au réarmement civique de notre jeunesse – et on n’hésitera pas à lui casser la bouche si elle ose défier l’autorité. Astucieux tour de passe-passe, qui envoie chier tous les enfants qui avaient cru qu’enfin on les protégerait des adultes, pour substituer à cette promesse un combat plus confortable. Lorsque le président Emmanuel Macron déplore en Conseil des ministres le « surgissement de l’ultraviolence dans le quotidien, chez des citoyens de plus en plus jeunes », il ne parle pas des trois enfants par classe qui subissent les mains dégueulasses d’un membre de leur famille sur leur corps sidéré. Quand il invoque son Grenelle des violences conjugales, ce n’est pas pour demander un pareil engagement contre les violences sur les mineurs mais contre la « violence des mineurs ». Il le dit depuis l’été dernier : « Notre pays a besoin d’un retour de l’autorité à chaque niveau, et d’abord dans la famille. » Ciao le grand mouvement de politisation de l’enfance. Encore et toujours, en fin de compte, tout ce qu’on veut, c’est une classe qui se tient sage.
Et puis d’abord, le Petit Chaperon rouge, est-ce qu’elle pourrait enlever sa capuche avant de la ramener ? C’est quoi ça ? Encore un signe ostentatoire visant à « tester la résistance de la République », à n’en pas douter. Et posez ce caillou mademoiselle, enfin, calmez-vous, ça va bien se passer.
Heureusement que la petite fille a un plan, car si on n’avait compté que sur la réactivité du chasseur, le bourreau aurait eu tout le loisir de s’échapper au réveil. Dans Le Loup et les sept chevreaux, la méthode est identique : ouvrir le loup pendant qu’il dort, libérer les petits et, au lieu de le laisser pour mort, on le recoud avec des pierres à l’intérieur, ce qui l’amène à son réveil à une mort accidentelle lorsque, en se penchant pour boire, il tombe et coule au fond de la rivière. Qu’est-ce que c’est que cette manie des cailloux, qu’on trouvait déjà, vous vous en souvenez, dans le mythe du père dévorateur Cronos ?
On va s’arrêter sur ces pierres. Prendre soin de ne pas trébucher, le temps de les ausculter (j’ai écrit occulter puis os-sculpter), puis les déposer avec précaution sur le petit monticule rocheux que composent ces pages.
On pourra enfin reprendre notre souffle, avaler une grande gorgée d’eau, relever la tête, se laisser absorber par l’horizon – on est en décembre, je ne vous promets pas autant de noisetiers en fleur que dans le conte, mais il y aura toujours la contemplation des montagnes et du ciel dans la splendide lumière de la fin de journée, entre chien et loup, dans le creux de la poche les doigts distraits chercheront les pierres déjà délestées, le cairn fragile offert aux derniers rayons du jour scintillera encore un temps, avant que la neige des grands froids ou la nuit de l’oubli n’achèvent de les recouvrir tout à fait.
Alors voilà : que fait l’enfant lorsqu’elle glisse ces pierres dans le ventre de son bourreau ? Une petite pierre pointue qui rend la démarche boiteuse, en latin, cela s’appelle un scrupulus, d’où nous vient le sens figuré et aujourd’hui courant du mot :
scrupule : hésitation à agir, inquiétude morale provenant de la crainte de commettre une faute.
Qui a dit qu’il n’y avait pas de moralité chez les frères Grimm ? Nous voilà avec une morale littérale – et minérale –, laquelle est livrée non pas par un narrateur condescendant, mais par le petit personnage en personne.
Il y a les cailloux que Poucet sème en chemin lorsqu’il sait que le père les emmène en forêt, lui et ses six frères, pour les y abandonner. Peut-être espère-t-il que son père, foulant les minuscules pierres blanches en revenant seul à la chaumière, sentira quelque chose comme un doute, la crainte d’avoir commis une faute, qu’il regrettera sa décision et que la gêne dans ses souliers l’entêtera juste assez pour rebrousser chemin, hurler le nom des garçons au clair de lune, tomber à genoux devant le buisson où il les trouvera blottis, les serrer tous les sept dans ses bras immenses et chauds, essuyant des larmes grosses comme les perles de la reine qui les a affamés au point de croire qu’on pouvait, qu’il fallait, alors que non, vraiment, pas plus qu’on ne les épouse, on n’abandonne jamais ses enfants. À moins que. Peut-être que ces scrupules semés à travers bois, ce sont ceux du Petit Poucet lui-même qui crapahute derrière ce père dont il a compris qu’il allait les y laisser, et qui, comme Sabine Dardenne du fond de sa cave, comptabilise les fautes et les caprices qui l’ont mené à son triste sort.
Et la petite ? Le Chaperon rouge ne peut compter que sur elle-même. Elle n’est pas assez grande pour abattre son tortionnaire – ou peut-être aurait-elle quelque scrupule à l’idée de le mettre à mort, peut-être veut-elle croire en sa capacité de changement.
Adèle Haenel : Les monstres, ça n’existe pas. C’est nous. C’est notre société, c’est nos amis, c’est nos pères. On n’est pas là pour les éliminer, on est là pour les faire changer. Mais pour ça il faut passer par un moment où ils se regardent.
En même temps, elle ne peut rien attendre du chasseur qui a apparemment déjà donné ce qu’il pouvait, et qui n’offrira ensuite nulle leçon, nulle réprimande, nulle vengeance au réveil de la bête. C’est elle contre l’oppresseur, elle le sait, et à l’instant où elle est délivrée il lui faut agir vite, pas une seconde à perdre, elle se précipite pour inoculer le scrupule : De grâce, la prochaine fois, que l’inquiétude morale retienne ton geste. Les dernières lignes du Petit Chaperon rouge, si elles doivent être lues comme un épilogue édifiant, s’adressent à l’adulte bien plus qu’à l’enfant.
Mon petit doigt me dit que, si elle trouve si facilement les pierres, c’est qu’elle les avait portées jusque-là, qu’elles écrasaient les noisettes au fond de ses poches – dans une version au moins, elle traverse la campagne anglaise, poings serrés, se glisse dans le lit de la rivière, et Virginia laisse les pierres l’entraîner vers le fond. Cette fois-ci, temporairement sauvée et prise d’un bref instant de clairvoyance, elle rend sa charge au bourreau. Qu’il en meure si la charge est trop lourde, ce n’est plus son problème, c’est lui qui doit réfléchir à ses actes, c’est lui qui doit tirer les conclusions de cette histoire, et la petite, en lui léguant ses pierres scrupuleuses, se libère du poids qu’elle n’aurait jamais dû porter. Reprends ça, le vertige qui fait battre les tempes, le dégoût, la honte, c’est à toi, déleste-moi de ces silex tranchants, qui font saigner mes pieds comme ceux de la petite sirène à la langue coupée d’Andersen1.
Vous dites que j’exagère, que je tords tout pour faire rentrer les arguments dans la panse de mon hypothèse. Bah ouais. Comme dirait Marguerite Duras : ça ne leur fait pas de mal, aux enfants, qu’on exagère. Je tords un peu Marguerite, mais je caresse au passage son front doux et ridé et lui souffle que c’est pour la bonne cause. La vraie citation – vous pouvez remplacer « la femme » par « les enfants », ou les additionner, c’est encore mieux :
On me dit que j’exagère. On me dit tout le temps : Vous exagérez. Vous croyez que c’est le mot ? Vous dites, idéalisation, que j’idéaliserais la femme ? C’est possible. Qui le dit ? Ça ne lui fait pas de mal à la femme, qu’on l’idéalise.
Si cela vous déplaît, vous pourrez toujours, comme dans les contes, ouvrir le ventre de ma théorie avec le premier couteau de cuisine venu et en expurger ce qui vous aura moins convaincu – mais prenez garde à ne pas vous blesser. Ayez la gentillesse de recoudre ensuite – une grosse aiguille et du fil, ça ne craint rien, ce corpus hystérique a l’habitude qu’on le charcute. Normalement, vous aurez oublié cette affaire avant qu’il ne se relève en boitant.
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C’est quoi ça ? Un livre dont vous êtes le héros, genre ?
C’est ça, en gros.
Et Perrault, il vient faire quoi là-dedans ?
Perrault, c’est le boss de fin.
Et Barbie, lol ?
Barbie, c’est la final girl.
Ok j’ai capté, en mode escape game un peu ?
Oui voilà. Les histoires se referment sur toi, et toi tu veux sortir.
Stylé. Et t’as déjà joué toi ?
J’ai joué beaucoup trop longtemps. Je suffoquais sous ces récits qu’on m’avait cousus à même la peau, l’aiguille traversait la chair pour mieux serrer l’étoffe.
Hmm, chaud.
Et puis un jour, j’ai compris.
C’est-à-dire ?
Écoute-moi bien : à toi qui entres, n’abandonne pas toute espérance. Arme-toi de courage, de ruse – et d’une arme blanche éventuellement.
Ça fait flipper un peu ton truc.
Fais-moi confiance : on en sort1.
Vous êtes une jeune fille. Vous avez fait la grasse matinée. Vous squattez dans votre chambre en écoutant Vivaldi. Vous avez quatre appels manqués : votre sœur, votre marraine, votre père et votre mère – apparemment, vous n’avez pas beaucoup de potes. Vous soupirez. Après une petite heure sur Snapchat, vous sentez poindre la culpabilité et décidez de rappeler l’un de vos correspondants.
▪Si vous rappelez votre sœur, allez au 2.
▪Si vous rappelez votre marraine, allez au 3.
▪Si vous rappelez votre père, allez au 4.
▪Si vous rappelez votre mère, allez au 5.
Votre sœur Anne prend tout son temps, mais elle finit par décrocher. Elle vous explique que votre mère a décidé de vous maquer avec le voisin, celui qui fait flipper avec sa grosse barbe. Vous dites que c’est archi mort, mais votre sœur prétend que l’affaire est pliée, ce sera vous qui épouserez le gadjo, arguant qu’elle doit finir sa licence de psycho avant de songer à l’amour. Vous vous indignez et alléguez que, vous aussi, vous comptiez faire des études après le bac, mais votre sœur souligne que l’heure n’est plus au débat et que, peut-être, si vous aviez répondu à l’appel de votre mère, vous auriez eu votre mot à dire.
▪Vous vous dites que ma foi ce châtelain est pété d’oseille, et puis vous avez hâte de quitter cette maison de losers. Vous consentez au mariage. Allez au 6.
▪Vous paniquez, et la seule issue qui vous vient à l’esprit c’est d’annoncer que vous vous barrez chez votre père. Anne est très surprise que vous envisagiez sérieusement d’aller chez cet inconnu à peine aperçu depuis le divorce de vos parents, mais elle accepte de ne pas vous balancer, le temps que vous vous fassiez la malle. Allez au 7.
Votre marraine décroche immédiatement. Elle est en panique totale. Elle vous explique que votre père a pété les plombs, qu’il dit à tout le monde qu’il vous aime d’un amour concupiscent et qu’il veut vous épouser. Vous la mettez en haut-parleur le temps d’aller vomir. Pendant que vous avez le nez dans la cuvette, sa voix résonne sur le carrelage des toilettes. Elle vous assure qu’elle a un plan.
▪Vous vous fiez à son plan et envoyez un texto à votre père pour poser vos conditions. Allez au 7.
▪Vous ignorez le plan foireux de votre marraine et décidez plutôt de vous rendre chez le conseiller et ami de votre père pour le supplier de lui faire entendre raison. Celui-ci vous propose de vous épouser pour régler l’affaire. Vous acceptez, faute de mieux. Allez au 6.
Votre père, qui n’était déjà pas en grande forme ces derniers mois, vous explique à bout de souffle que son carrosse est en rade, qu’il est en rase campagne, que la nuit commence à tomber et qu’il a 7 % de batterie sur son tél. Apparemment, il a déjà appelé vos frères et sœurs et tous ont prétexté des occupations urgentes ne leur permettant pas de lui venir en aide. Il y a un genre de grand manoir où il envisage d’aller sonner, mais il n’a pas une thune sur lui et un peu la flemme de demander l’aumône à des gros capitalistes. Vous ne voyez vraiment pas pourquoi vous devriez lui filer un coup de main alors que comme d’hab’ vos frères et sœurs ont botté en touche. Vous voulez bien être gentille mais bon. Vous n’avez pas à éponger les contradictions et les erreurs de votre père ; vous faites déjà beaucoup.
▪Vous lui dites gentiment qu’il va devoir se débrouiller solo. Allez au 8.
▪Vous regardez la nuit tomber par la fenêtre, prenez une grande inspiration et lâchez « Ok bouge pas j’arrive » en attrapant votre manteau dans l’entrée. Allez au 9.
Votre mère décroche, mais il faut une bonne minute de bruits métalliques, de moteurs et de sirènes en fond avant qu’elle branche son kit mains libres. Vous tenez le téléphone grésillant à distance de votre oreille pendant qu’elle entame son laïus. Elle vous accable de reproches, vous êtes égoïste et paresseuse, votre grand-mère malade est très seule et vous aviez promis de lui rendre visite, or vous avez fait la grasse matinée et vous ne serez jamais à temps à la gare pour attraper le train express régional. Vous répondez d’une voix molle que vous irez à pied. Elle vous dit qu’elle a laissé la galette préparée à l’aube dans le frigo et qu’il faudra penser à passer chez le fleuriste histoire de ne pas arriver les mains vides. Une heure plus tard, vous êtes en forêt, vous n’êtes pas allée chez le fleuriste.
▪Vous décidez de faire un petit bouquet champêtre en ramassant des fleurs sauvages sur le chemin. Allez au 9.
▪Vous longez un somptueux manoir devant lequel s’étend un non moins somptueux jardin parsemé de rosiers flamboyants. Vous tendez la main à travers la grille pour cueillir une fleur. Le propriétaire sort sur le perron et vous propose d’entrer prendre une collation. Une fois bien installée dans sa cuisine de luxe et tandis que vous trempez un spéculos dans votre tasse, vous papotez gaiement et vous plaignez de votre mère qui vous tape sur le système. Il vous écoute, amusé et visiblement charmé. Au bout d’un moment, il dit qu’il a une proposition à vous faire : pourquoi ne viendriez-vous pas vous installer ici, en échange de quelques heures de ménage, trois fois rien, pour conquérir un peu d’indépendance ? Vous acceptez son offre, sans regret pour votre grand-mère qui, de toute façon, a toujours été un peu raciste. Allez au 12.
Il n’a pas lésiné : c’est un vrai mariage de princesse ! Son énorme barbe jure un peu avec l’émeraude de son costard, mais, enfin, vous ne crachez pas dans la soupe. Le champagne coule à flots et vous zoukez toute la nuit avec vos copines en vous égosillant sur Break my Soul de Beyoncé. Le lendemain du mariage, vous avez très mal au crâne, mais la domestique vous sert un jus d’orange pressé minute et des œufs brouillés parfaitement jaunes et mousseux. Votre mari vous annonce qu’il doit se rendre en voyage d’affaires. Il vous laisse sa carte gold, un peu de cash, la merco et un jeu d’une vingtaine de clefs. Il en extrait une du trousseau et vous met en garde d’un air troublant : n’utilisez cette clef sous aucun prétexte, c’est private. Son Uber arrive et l’emmène à l’aéroport.
▪Vous vous précipitez pour aller fouiner du côté du petit cabinet à peine son Uber parti. Allez au 10.
▪Vous profitez de son absence pour faire du shopping rue Saint-Honoré, payer le restau à vos potes et organiser une énorme soirée où vous conviez tout le voisinage. Un homme taciturne, mais visiblement encore plus riche que votre mari, vous laisse sa carte de visite en quittant la fête. Il a griffonné au dos de celle-ci : Recherche femme de ménage douce et agréable. Vous êtes intriguée. C’est quoi ce plan drague ? Un truc fétichiste ? En même temps, vous avez envie de faire des bêtises. Et puis votre époux barbu vous a un peu inquiétée avec son histoire de cabinet secret. Vous vous rendez chez le mystérieux voisin dès le lendemain. Allez au 12.
Vous vous étiez crue à l’abri auprès de lui, mais voilà qu’il veut vous toucher, caresser votre nuque, pétrir vos hanches naissantes, pénétrer à loisir votre corps de poupée. La honte et la terreur engloutissent la colère que vous seriez pourtant en droit de laisser éclater. Afin de retarder l’union consanguine, vous posez vos conditions et réclamez des robes toutes plus chères et somptueuses les unes que les autres. La splendeur des tissus couleur de lune, l’éclat d’une étoffe couleur du soleil, la moire d’une soie couleur du temps ne font que vous rappeler la toute-puissance du désir incestueux dont vous êtes l’objet. Le mariage est imminent. Vous cherchez une issue. Vous fouillez votre âme et les livres en quête d’un stratagème. Si vous pouviez, telle Salomé, réclamer la tête de saint Jean-Baptiste… mais, même dans la Bible, les histoires nous apprennent qu’aucun sacrifice n’est trop grand lorsqu’il s’agit de satisfaire le désir des hommes. Bon, le meilleur moyen d’infléchir les rapports de forces avec les dominants, c’est encore de les attaquer à la source – c’est-à-dire : au portefeuille. Vous exigez donc qu’il vous sacrifie l’âne magique qui lui prodigue sa fortune. Ça, jamais il voudra. Malheureusement pour vous, en rentrant du lycée ce soir-là, vous découvrez horrifiée la peau de bête, encore humide de sang et de viscères, posée sur votre lit. Vous voilà dans de beaux draps.
▪Vous vous enveloppez dans cette peau en vous bouchant le nez et fuguez vers la ville, incognita. Allez au 11.
▪Il vous reste un petit espoir : aller chercher conseils et consolation auprès de votre marraine. Seul problème, elle passe ses journées à se balader en forêt et vous n’êtes pas près de l’avoir au téléphone. Puisqu’elle ne décroche pas, vous irez la trouver. Vous laissez la peau immonde sur le lit et prenez vos jambes à votre cou. Allez au 9.
Votre père rentre en plein milieu de la nuit. Il fait un raffut pas possible, vous devinez qu’il est en train de se servir un whisky. Vous vous retournez dans votre lit, ne trouvez pas le sommeil. Vous tendez l’oreille et croyez entendre des sanglots sous le tintement des glaçons qui s’entrechoquent. Vous soupirez un grand coup, repoussez la couverture et le rejoignez au salon. Votre apparition déclenche une terrible crise de larmes chez votre père qui semble déjà bien alcoolisé. Après avoir passablement repris ses esprits, il vous livre la cause de son désarroi – qui sera bientôt le vôtre. La porte du manoir était ouverte, il s’est permis d’y entrer pour se mettre à l’abri et charger son portable. Vous l’écoutez sans ciller, mais sentez se creuser en vous un puits d’inquiétude. Il s’est ensuite permis d’aller farfouiller du côté de la cuisine, juste histoire de patienter, mais, en ouvrant le frigo en quête d’une bière, il a découvert des dizaines de plateaux tous plus alléchants les uns que les autres, genre blinis de saumon fumé, toasts au foie gras et terrine de petits pois, il s’est servi en se disant qu’après tout il était en droit de prélever dans ce faste ce qu’aurait mieux réparti un système plus juste. Vous lui demandez poliment d’abréger et d’en venir au fait. Il se remet à hoqueter et, dans un long sanglot, vous explique qu’il a ensuite été prendre le frais sous la pergola et que, à l’instant où il cueillait une magnifique rose (laquelle, vous assure-t-il, il souhaitait vous offrir), le propriétaire des lieux est apparu, rugissant de colère, et incapable de lui pardonner cette fleur arrachée – les riches ont de ces manies. Pour racheter sa faute, l’homme exige qu’il lui envoie l’une de ses filles comme aide ménagère. S’il n’accède pas à sa demande, aucun doute, il déposera plainte pour vol avec effraction. Vous déglutissez. Voilà la douille. Comme l’aînée est déjà trop occupée avec ses gosses, que la cadette est franchement empotée, il ne voit pas d’autre solution que de lui envoyer… vous, oui, vous. Vous partez donc, la mort dans l’âme, au manoir.
▪Vous posez bagage dans votre nouvelle demeure et décidez de vous armer de patience, voir venir, peut-être donner une chance à ce scénario imprévu qui a le mérite de vous emmener loin de chez vous. Allez au 12.
▪Vous posez bagage dans votre nouvelle demeure, foncez à la cuisine, vous emparez d’un couteau japonais bien tranchant, allez toquer au bureau où s’est reclus votre hôte comme s’il était un grand timide alors que c’est clairement un tortionnaire fétichiste (c’est quoi son délire avec les soubrettes exactement ?). À peine a-t-il entrebâillé la porte que vous lui enfoncez le couteau en plein cœur. Vous contemplez son cadavre et vos mains couvertes de sang. Il faut faire vite, la police sera bientôt à vos trousses. Dans un cabinet où sont exposés ses trophées de chasse, vous dégotez une espèce d’affreux manteau hirsute qui permettra de vous grimer. Vous le jetez sur vos épaules et partez pour la ville, en maudissant votre père d’avoir vendu la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Allez au 11.
Cela fait plusieurs heures que vous marchez à travers la forêt. Il faut vous rendre à l’évidence : vous êtes paumée de chez paumée. La nuit tombe, ça sent pas bon cette affaire. Dans une clairière éclairée par la lune, vous vous asseyez sur une souche pour reposer vos pieds meurtris puis vous allumez une clope. Alors que la fraise de votre cigarette rougeoie dans la pénombre, vous apercevez une silhouette qui vient à votre rencontre. Bordel, c’est un loup. Vous ravalez un hoquet et prenez un air détendu en priant pour qu’il ne vous tienne pas la jambe trop longtemps. En même temps, vous auriez bien besoin d’un coup de main pour retrouver la route. Le loup s’approche et vous salue d’une voix suave. De près, il est plutôt pas mal. Vous vous rassérénez un peu. Il vous taxe une cigarette que vous lui offrez sans broncher. Il vous fait remarquer qu’il est tard pour se promener dans le coin et note qu’il ne vous a encore jamais vue par ici. Vous avouez avec un certain soulagement que vous êtes complètement perdue. Il demande où vous alliez, vous lui donnez le nom du bled. Ah ! Oui en effet, vous n’êtes pas tout près lol, qu’est-ce que vous avez foutu, vous ne savez pas lire les chemins de rando ? Vexée, vous vous relevez, écrasez votre clope sur les feuilles mortes qui tapissent le sol, et dites que c’est bon ça va, vous aviez la tête pleine de problèmes perso, que vous étiez pas focus sur le chemin, et puis il connaît pas votre vie alors d’où il se permet de critiquer ? Le loup vous attrape gentiment par le bras en s’excusant de s’être moqué. Il vous rassure en souriant à pleines dents : il plaisantait, c’est pas si loin que ça votre bled. En plus, il connaît un raccourci.
▪Vous le remerciez et partez en vous fiant au chemin qu’il vous indique. Allez au 14.
▪Vous le remerciez et partez dans la direction indiquée, mais, après cent mètres, vous accélérez le pas et bifurquez dans le sens opposé, en priant pour qu’il ne vous ait pas suivie. Au bout d’un moment, vous arrivez sur une route où surgit une voiture. Vous vous mettez en travers de la route pour lui faire signe, le conducteur s’arrête et vous ouvre la portière. Hors d’haleine et encore tremblante, vous lui intimez l’ordre de rouler sans s’arrêter car un loup est peut-être à vos trousses. Vous remerciez allègrement votre bienfaiteur qui se révèle être un homme affable et jovial. Vous papotez tant et tant, de son voyage d’affaires, de vos problèmes familiaux, de sa procédure de divorce dont il vient de signer les derniers documents, que vous en oubliez de lui indiquer le bled et roulez avec lui toute la nuit. Vous arrivez à l’aube devant une espèce de méga palace qui n’est autre que sa maison. Il vous propose d’entrer manger un bout, prendre un bain et faire un somme. Votre petit cœur fond, ne serait-ce pas un crush mutuel ? Quelques jours plus tard, vous acceptez sa demande en mariage. Allez au 6.
Vous glissez la clef dans la serrure et ouvrez la porte du petit cabinet. La pièce est étroite, si sombre que vous ne voyez d’abord absolument rien. En revanche, une violente odeur d’humidité et de rance vous prend à la gorge. Vous faites un pas dans le noir. Peu à peu, vos yeux s’habituent à l’obscurité et il vous semble apercevoir des formes, comme des pantins à taille humaine accrochés aux murs de la pièce. Vous faites un deuxième pas pour vous rapprocher et tendez le bras. Votre main glisse sur un corps froid et gercé, une chevelure douce par endroits et collante à d’autres. Vous comprenez. Horrifiée, vous reculez et faites tomber la clef sur le sol. Vous la ramassez à la hâte et remontez dans votre chambre – qui, elle, ne ferme pas à double tour. Vous ne parvenez pas à vous ôter de la tête ces affreuses images de femmes ensanglantées.
▪Par crainte des représailles s’il ne vous trouvait pas en rentrant, vous attendez le retour de votre époux serial killer en réfléchissant à un bon gros bobard pour qu’il ne s’aperçoive pas de votre désobéissance. Allez au 15.
▪Sauve qui peut ! Vous jetez vos affaires dans un petit sac, réservez le premier truc que vous trouvez sur Airbnb où vous pourrez vous cacher, et, malgré un sens de l’orientation approximatif, vous vous enfoncez dans la forêt. Allez au 9.
Vous menez une vie de punk avec votre peau de bête sur le dos et votre coin de lit miteux âprement négocié auprès d’un marchand de sommeil. Vous n’avez plus à subir ni les remontrances familiales ni les désirs masculins. Cela valait bien le sacrifice de votre confort et de votre beauté d’antan. La féralité vous convient, vous vivotez en faisant le jour des ménages chez les bourgeois de la banlieue ouest, et en lisant la nuit des bouquins de Virginie Despentes. L’une des maisons où vous travaillez est une espèce de manoir de luxe habité par un homme taciturne. Dans les premiers mois de votre contrat, vous ne l’apercevez que rarement, il laisse vos chèques emploi-service sur la grosse commode de l’entrée, garde close la porte de son bureau où il s’enferme dès que vous arrivez. Pourtant, vous croyez sentir son regard peser sur vous depuis la fenêtre lorsque vous sortez les poubelles. À croire qu’il en pince pour votre look de sexy beast.
▪Vous ignorez ce petit béguin, on ne vous la fait pas ! Vous continuez votre vie de bohème. Allez au 16.
▪Lasse de cette vie à la petite semaine, vous décidez de mettre ce béguin à profit et, un beau jour, vous toquez à son bureau pour lui proposer de vous installer à domicile, prétextant qu’il y a beaucoup à faire pour l’entretien de sa maison et qu’une aide à plein-temps ne serait pas de trop. Allez au 12.
Y a pas à dire, le manoir est tout confort. En fin de compte, le train de vie ici n’est franchement pas dégueulasse, et vous ne voyez presque jamais votre hôte. Un matin où vous époussetez gaiement les trophées de chasse, écouteurs vissés sur les oreilles et travaillant vos mouvements de twerk (c’est pas encore ça), vous surprenez le maître de maison en train de vous épier dans l’entrebâillement de la porte. Vous mettez Doja Cat sur pause et le saluez avec un sourire gêné. Il pénètre dans la pièce et se confond en excuses de vous avoir surprise, puis vous invite à vous asseoir à ses côtés sur le divan. Il vous demande si vous vous plaisez ici. Vous bredouillez que ça va et que vos conditions de travail sont fort bonnes. Un silence s’installe. Après quelques minutes de gênance ultime où il semble rassembler ses forces, il crache le morceau : il est amoureux, désire ardemment vous connaître, même s’il sait déjà à force de vous avoir observée à la dérobée combien vous êtes joviale et légère, lui qui est si sombre et misanthrope… Comment pourriez-vous l’aimer en retour ?! Cependant, si vous consentiez à aller au-delà de cette ténébreuse apparence, il aimerait vous inviter à sa table ce soir. Il doit héberger quelques jours un collaborateur afin de conclure une affaire, et il ne doute pas que votre présence égayera la conversation au dîner. Vous ne savez pas bien s’il vous prend pour une escort ou pour un clown, mais vous vous sentez un peu obligée d’accepter – après tout, cela n’engage à rien. Au dîner, vous ne boudez pas votre plaisir en vous envoyant des martinis à gogo, et puis l’homme d’affaires en voyage, maîtrise l’art du badinage. Vous gloussez, vous prenez vos aises, la soirée est ma foi délicieuse.
▪Après le dîner, un peu pétée, vous allez toquer à la porte du maître de maison pour le remercier, et acceptez de faire plus ample connaissance. Allez au 17.
▪Après le dîner, un peu pétée, vous allez toquer à la porte du voyageur. Vous passez à la casserole. Au petit matin, il glisse un mot sous votre oreiller en embrassant votre cou. Vous trouvez la lettre à votre réveil : Ma douce, je n’oublierai jamais cette folle nuit d’amour et si, comme moi, tu souhaites en connaître beaucoup d’autres, rejoins-moi à P… la semaine prochaine. Je dois régler ma procédure de divorce, après quoi, je serai tout à toi. Tendrement, BB. Vous acceptez la proposition et partez le rejoindre, laissant votre hôte sangloter dans son bureau. Allez au 6.
Que faites-vous là ? Tricheuse. Cette page n’existe dans aucune des combinaisons qui vous étaient proposées.
Vous avez désobéi. C’est bien.
Vous avez fini par comprendre que la seule issue était d’en sortir.
Refermez la main sur ce secret, serrez-le dans votre poing, emportez-le avec vous.
Il y a une petite porte, juste là. Comment ça, vous n’avez pas la clef ? Tâtez votre poche. Non, l’autre, celle-ci contient le couteau qui vous permettra de vous défendre. Voilà. Couvrez-vous : le vent vous fera du bien, mais il ne fait pas chaud. Voulez-vous une part de galette pour la route ?
Sauvez-vous. Je monterai la garde ♥
Vous arrivez ENFIN dans ce putain de bled. Il fait nuit noire, seule une petite lanterne éclaire le perron de la maisonnette en face de vous. Vous frappez à la porte. Une voix enrouée vous parvient depuis l’intérieur. « Tire la chevillette », vous dit-elle. Bon, vous tirez le truc qui ressemble à une chevillette et, de fait, la porte s’ouvre. La pièce est toute petite mais chaleureuse. Un feu de cheminée brûle dans l’âtre. Contre le mur d’en face trône un lit rustique recouvert de lourds édredons qui tentent votre corps épuisé. Vous n’apercevez pas tout de suite votre hôtesse, dont seule la tête coiffée d’un bonnet de nuit dépasse des épaisses couvertures. Vous fondez à ses pieds en sanglotant et lui déballez vos mésaventures. On ne peut pas dire que la vieille soit du genre loquace, mais la douceur de sa main caressant vos cheveux vous apporte du réconfort. Quand vous relevez la tête vers elle, la vue troublée par les larmes, elle vous fait signe en tapotant les draps de la rejoindre sur le lit. Vous grimpez à ses côtés en reniflant et vous pelotonnez contre son corps chaud.
▪Vous bâillez et vous laissez sombrer dans le sommeil, accablée par cette terrible journée. Allez au 18.
▪Quelque chose cloche. La vieille est quand même carrément chelou, vous ne trouvez pas ? C’est quoi cette grande queue qui fait une bosse sous la couette ? Vous saisissez le premier oreiller venu et l’écrasez sur le visage de la créature qui se débat dans un hurlement rauque. Lorsqu’elle a cessé de gigoter, vous allez chercher un couteau et écorchez la bête avec une force et un calme que vous ne vous connaissiez pas – à croire qu’on s’endurcit. Vous jetez la peau encore sanguinolente sur vos épaules et marchez dans la nuit d’un pas assuré en direction de la ville la plus proche. Allez au 11.
Votre mari rentre. Il vous claque la bise et vous complimente sur votre nouvelle combi Versace. Vous avez les mains moites et les oreilles qui bourdonnent. Quand il vous demande de lui remettre son trousseau, il enfouit sans les regarder les clefs au fond de sa poche et vous fait remarquer qu’il en manque une. Vous avalez votre salive, elle a le goût de cendre. Ah oui, la petite clef, c’est vrai, vous l’avez oubliée au fond d’un tiroir de votre table de nuit. Vous allez chercher la clef que vous avez longuement trempée dans un bain de javel pour en ôter le sang, mais la tache est encore là. Vous redescendez en serrant la main sur l’objet de votre crime. Votre époux a parfaitement compris, mais il semble s’amuser à faire durer ce supplice. Il récupère la clef ensanglantée et vous conseille d’aller faire votre dernière prière, après quoi il sera temps de rejoindre la pièce que vous brûliez tant de découvrir. Vous remontez dans votre chambre en écrivant discrètement un texto « SOS » à votre fratrie. Vous gagnez du temps comme vous pouvez, mais votre mari finit par ouvrir la porte de votre chambre et s’approche de vous d’un pas lourd. Vous vous jetez à ses pieds en implorant son pardon, mais déjà il agrippe vos cheveux et brandit un énorme poignard. Votre portable resté sur le lit sonne dans le vide – ça doit être Anne qui cherche à vous rappeler… trop tard ma sœur… – vous fermez les yeux et faites vos adieux à cette terre quand soudain votre frère déboule dans la pièce, arrache le poignard des mains de votre tortionnaire et lui tranche la gorge d’un coup net. Vous vous effondrez sur la moquette en sanglotant. Votre frère vous caresse gentiment la tête et vous aide à vous relever. Vous pleurez dans ses bras et le remerciez du fond de votre âme. Quelques semaines après, vous êtes plus ou moins remise de vos émotions. Anne vous téléphone. Elle a une drôle de voix. Un truc à vous dire. Elle vous fait promettre de ne pas vous braquer et de considérer la proposition avant de vous emporter. Elle vous explique que votre frère a pété les plombs, qu’il dit à tout le monde qu’il vous aime d’un amour concupiscent et qu’il veut vous épouser. Vous la mettez en haut-parleur le temps d’aller vomir et, pendant que vous avez le nez dans la cuvette, sa voix résonne sur le carrelage des toilettes. Elle dit qu’elle a un plan.
Allez au 7.
Il y a un tournage en ville, une grosse production on dirait, vous décidez de vous présenter au casting pour faire de la figuration. Toujours vêtue de votre immonde peau de bête, vous voilà embauchée pour une journée pépouze à fumer des clopes en attendant que ça tourne. À la fin de l’après-midi, une assistante vient vous chercher : elle dit que le réalisateur souhaite vous rencontrer – holly shit. Le type vous reçoit dans sa caravane, ambiance tamisée avec les petites ampoules autour des miroirs, c’est archi stylé. Il passe sa main dans sa barbe, vous sourit en s’excusant du désordre et puis il plante ses yeux dans les vôtres. Voilà, s’il vous a fait venir, c’est parce qu’il a eu le coup de foudre. Non, non, il n’a pas peur des mots, il est bien assez vieux – enfin pas si vieux que ça, ne vous inquiétez pas – pour savoir reconnaître ces choses-là. Aujourd’hui, quand vous êtes passée dans le champ de sa caméra, vous avez crevé d’un même geste et son cœur et l’écran. Vous commencez à bafouiller un truc en pointant votre accoutrement, mais il vous coupe : il n’est pas dupe de votre vilaine peau, cela se voit dans vos yeux que la petite chenille velue est sur le point d’éclore en un magnifique papillon. Il veut vous offrir cette chance de vous réaliser, dit-il en caressant votre joue écarlate. Rohlolo, pensez-vous le cœur battant, et vous faites glisser à vos pieds l’infâme fourrure pour lui révéler qu’en fait vous êtes déjà une méga belle gosse – même si vous appréciez qu’il ait su voir votre beauté intérieure. Fou de joie, il vous enlace amoureusement. Quelques jours après la fin du tournage, vous publiez l’annonce de vos noces.
Allez au 6.
Vous avez fini par épouser cet homme taciturne et apathique. La vie n’est pas désagréable, certes, mais il ne se passe pas grand-chose. Votre statut d’épouse n’a pas que des avantages : ennui vertigineux, conversations d’un vide abyssal, quant au sexe… n’en parlons pas. Au printemps, vous arpentez le jardin, immense et fleuri, ce qui vous apaise un peu. Les fameux rosiers flamboyants du labyrinthe piquent votre curiosité. D’où proviennent ces fleurs ? demandez-vous à votre époux entre deux bouchées de faisan. Il vous explique que c’est une vieille femme recluse dans la forêt qui en cultive et les vend à prix d’or. Vous sentez la possibilité d’une escapade. Le lendemain, vous demandez la permission, entre deux bouchées de chevreuil, de vous rendre vous-même auprès de la vieille femme afin de lui acheter de nouveaux pieds de rosiers. Votre époux est d’abord récalcitrant, mais vous insistez tant qu’il finit par céder. Avant votre départ, il vous met en garde contre les loups qui rôdent dans ces bois.
Allez au 9.
Vous vous réveillez en sursaut en sentant peser sur vous le corps lourd et désirant de votre hôte. Vous vous débattez, tentez en vain de retenir sa gueule qui fond dans votre cou, mais ses canines aiguisées blessent vos mains. Vous hurlez à la mort tandis que la bête féroce engloutit votre corps et vous vous sentez glisser dans son estomac. Vous suffoquez et sentez déjà les sucs gastriques ramollir votre chair quand, soudain, un chasseur alerté par vos cris pénètre dans la maisonnée et abat le monstre. Quelques secondes plus tard, vous êtes délivrée des ténèbres et découvrez dans un halo de lumière le chasseur à qui vous devez la vie. Celui-ci vous tapote maladroitement l’épaule en guise de réconfort. Vous fondez en larmes et lui confiez n’avoir nulle part où aller, entre votre famille qui vous persécute et les prédateurs qui rôdent de partout. Il vous propose de venir vous mettre au vert quelques jours dans son manoir. Il a justement besoin d’une aide-ménagère, oh, trois fois rien, vous serez bien, il vous le promet. Vous acceptez en séchant vos larmes.
Allez au 12.