Ce lyber est uniquement destiné à une lecture à titre personnel.

Léa Hobson

Désarmer le béton.

Ré-habiter la terre

Zones 2025
Table
Remerciements
Introduction
1. Du sable à la ruine
Le béton fige les sols
La filière ou le cycle de vie du béton
Le béton a englouti les rivières
Gravières et assèchement généralisé
Granulats marins lavés à l’eau douce
Sur terre, les carrières gagnent du terrain
Les cimenteries, châteaux forts du béton
Les centrales à béton produisent « frais et local »
Déchets et ruines de béton
2. La norme bétonnée, au-delà du matériau
Racines de béton
Les corps et les machines
Le béton est le ciment de l’État français
La France a coulé son béton dans tous les pays du monde
La métropolisation, un chantier de béton sans fin
Indispensable norme bétonnée
Greenwashing grotesque : le béton change de couleur
Bétonner plutôt que rénover : crise du logement, crise de la construction
Démolir pour reconstruire
3. Désarmer le béton : reprendre le bâtir et habiter la matière
La fin du règne, le démantèlement du béton
Bâtisseur·euses contre bétonneurs, créer des alliances
Abolir le patriarcat bétonné
(Re)politiser l’« architecture »
Les murs à panser, la terre à soigner
Extraire sa matière, reprendre les filières
Habiter la terre, habiter la matière

Remerciements

Merci à mon éditeur Grégoire Chamayou, qui a cru en moi et en la nécessité d’écrire cet ouvrage. Merci à toutes les femmes avec qui j’ai échangé de près ou de loin, qui m’ont accordé leur confiance et apporté leurs connaissances. Et à tous les hommes qui m’ont aussi permis d’ouvrir des portes tenues fermées.

Merci à toutes les luttes passées, présentes et futures en faveur de la liberté, de la justice, de la défense des terres et du vivant.

Merci aux relectrices et relecteurs, Amélie, Juliette, Bertille, Véro, Andy, Coralie, Olivier, Florence, Béa, Marie, Chloé, Tibo, Simon et Arnaud. Merci aux ami·es des Bâtisseur·euses des terres qui donnent de l’espoir.

Merci à toutes celles et ceux qui m’ont apporté du soutien, de l’inspiration et donné du courage, à ma famille, à mes ami·es, cohabitant·es humain·es et non humain·es aux quatre coins de la France, et aux camarades de lutte. Merci à mon grand-père Bernard, paysan engagé qui m’a profondément inspirée. Enfin, un merci rempli d’amour à mon chien Loumi.

Introduction

« Derrière cette matière inerte se dissimulent la vie, des vies : celles de cimentiers, d’hommes et de lobbies politiques, celles d’une poignée de très riches et de millions de pauvres ; se devinent les rêves et espoirs d’hommes ou de femmes qui cherchent à mettre à l’abri celles et ceux qui leur sont chers, se cache l’exploitation de la nature et des individus. […] Car dans le ciment et dans le béton, son dérivé, il y a tout. Tout un monde1. »

Armelle CHOPLIN

Remontons le temps. Nous sommes en 2023. Les cinquante-trois chantiers des jeux Olympiques 2024 accélèrent la cadence en exploitant des travailleur·euses sans papiers ; un convoi est organisé par des associations entre Saint-Colomban et Nantes pour réclamer l’arrêt des projets d’extraction de sable en Loire-Atlantique ; des étudiant·es de toutes les écoles d’architecture de France se mettent en grève ; des cabanes sont édifiées dans des arbres menacés de destruction par le chantier de l’autoroute A69 reliant Toulouse à Castres ; le budget alloué à la rénovation thermique est amputé d’1 milliard d’euros ; une coordination d’associations et d’habitant·es s’organise face aux démolitions massives de leurs logements sociaux ; deux cents organisations et collectifs lancent une vaste campagne de mobilisations face à LafargeHolcim et au monde du béton en se rassemblant sur plus de quarante sites industriels en France et en Europe.

Quel est le lien entre tous ces événements ? Le béton. Ou, plus précisément, le béton de ciment et l’industrie de la construction. Partout résonnent les échos de luttes pour défendre des terres ou d’anciens bâtiments menacés. En parallèle, confronté·es à l’urgence climatique, des professionnel·les du secteur s’interrogent sur le sens profond de leur métier et remettent en cause leurs pratiques quotidiennes. Les publications critiques sur ce matériau se multiplient. Pourtant, dans une société qui s’acharne à nous atomiser, ces questions et ces initiatives demeurent souvent perçues comme des îlots séparés.

Pour saisir l’enchevêtrement des enjeux écologiques, politiques et sociaux liés au béton, un pas de côté s’impose. L’analyse critique de ce matériau nous mène à une conclusion d’une simplicité tranchante : il faut en produire moins. Cette évidence ébranle pourtant les fondations mêmes de tout un système industriel.

En France, la réponse des autorités a pris une tournure répressive d’une ampleur inédite : en un an, plus de cinquante militant·es ont été interpellé·es par la sous-direction antiterroriste (SDAT) pour des actions liées à la question du béton. Ce basculement, avec le recours à des services normalement en charge de menaces graves sur la « sécurité nationale », soulève une interrogation profonde sur les priorités de l’État. Entre l’industrie du béton et les mouvements alertant sur ses pratiques, qui met véritablement en péril nos conditions d’existence ?

Standardisé, accessible, peu coûteux, le béton est le matériau le plus utilisé par l’« homme ». Chaque seconde, 150 tonnes en sont coulées dans le monde. La définition familière du béton désigne « tout ce qui est solide, inattaquable, sûr ou bien peu malléable, rigide : un argument en béton2 ». Inébranlable et froid, tels les blockhaus des deux guerres mondiales, il peut aussi représenter une source de réconfort, offrant un abri, permettant de reconstruire des villes entières rasées par la guerre ou les catastrophes naturelles. Dans l’imaginaire occidental, le conte Les Trois Petits Cochons de James Halliwell (1886) associe dès le plus jeune âge la brique ou le béton à un habitat érigé en symbole de protection et de salut. La paille ou le bois ne font pas le poids.

Renforcé par une armature d’acier, le béton armé est devenu l’emblème du progrès et de l’ingéniosité industrielle. Dans certains pays, le statut social et la réussite d’un individu se mesurent en tonnes de béton coulées.

C’est par le recours massif au béton que les villes sont devenues des métropoles. Mais le béton joue au caméléon, tant il est aujourd’hui réputé capable à la fois d’artificialiser et de verdir un paysage. Les tours deviennent « végétales » et les rues, des « forêts urbaines ». Le béton excelle à faire croire qu’il est indispensable. L’étalement urbain, accéléré par le besoin fictif de logements neufs, justifie la destruction des rares espaces naturels et agricoles restants ou, paradoxalement, la démolition de quartiers entiers.

En France, 80 % du patrimoine bâti est en béton. Ce matériau règne en maître depuis plus d’un siècle, mais l’industrie n’a jamais coulé autant de béton que ces dix dernières années. Lui qui a « construit » les civilisations occidentales des XXe et XIXe siècles est pourtant en train d’anéantir toute la chaîne du vivant.

Comment expliquer alors que sa production ne ralentisse pas et que des milliers d’hectares de terre continuent d’être bétonnés ? Le problème du béton, c’est son besoin de puissance et de croissance infinie, incompatibles avec la finitude de la planète3. Ce n’est pas seulement un matériau ou un secteur industriel, c’est l’incarnation même de la logique capitaliste, « la matérialisation parfaite de la logique de la valeur […], la face visible de l’abstraction marchande4 », selon Anselme Jappe.

Le béton constitue une arme de l’économie et du pouvoir. Le remettre en cause implique de contester le système en place. À la suite du séisme qui a frappé la Turquie en 2023, faisant plus de 35 000 morts, la responsabilité du béton ou, plus justement, la responsabilité de bétonneurs – promoteurs immobiliers ou constructeurs – a été pointée du doigt (mauvaise qualité des constructions, non-respect des normes antisismiques…).

L’industrie du béton, dont les ravages écologiques sont désormais bien documentés, exerce un pouvoir politique aussi considérable que méconnu. Ce pouvoir n’est pas abstrait : il s’incarne dans un cercle fermé d’hommes qui ont bâti cet empire et qui s’acharnent à préserver leur monopole dans un entre-soi industrialo-politique masculin. Voilà les bétonneurs. Ne confondons pas : il ne s’agit ni de l’artisan maçon, ni de la petite entreprise locale, ni de l’architecte qui tente d’utiliser le moins de béton possible, ni de l’ingénieur qui en étudie les pathologies. Le terme désigne ici des décideurs : des directeurs des majors du secteur bâtiment et travaux publics (BTP), des hommes politiques, des préfets, des ingénieurs, des cimentiers, des carriers, des promoteurs, des assureurs, des leaders mondiaux des matériaux de construction, des architectes stars…

 

En tant que femme travaillant dans ce secteur – nous sommes une infime minorité dans ce monde professionnel quasi exclusivement masculin et blanc –, je veux mettre les projecteurs sur ceux qui, en coulisses, fixent les règles – leurs règles. Ce livre ne traite donc pas seulement de ce que fait le béton, mais aussi de ce qu’il est. Dénoncer la pollution et les dégâts liés à sa production est une chose. Reste à nommer ceux qui, en toute connaissance de cause, portent la responsabilité de cette bombe à retardement et l’exploitent. C’est ce monde et ses acteurs, si profondément ancrés dans notre quotidien tout en restant invisibles, qu’il nous faut mettre à nu.

La production d’1 m³ de béton « classique » émet environ 250 kg d’équivalent CO2, soit autant que le fait de brûler 100 litres de diesel. Si le béton était un pays, il serait le cinquième émetteur mondial de CO2, derrière la Chine, les États-Unis, l’Inde et la Russie5. Le ciment, son ingrédient phare, représente 8 % des émissions de CO2 mondiales, soit presque trois fois celles du secteur aérien. Sur les quatre-vingts dernières années, 9 milliards de tonnes de plastique ont été fabriquées. La production de béton, elle, atteint 6 milliards de tonnes par an dans le monde. Et l’industrie qu’il alimente – la construction – est responsable de 39 % des émissions de CO2 mondiales.

Tout comme la lente révélation de la toxicité pour la santé et l’environnement de certains produits ou matériaux tels que le glyphosate, le plastique, le chlordécone ou encore l’amiante, les ravages sanitaires, environnementaux et sociaux du béton sont désormais avérés. La mesure de cet « impact » se limite cependant le plus souvent à un seul produit et à des données fragmentaires centrées sur les émissions de carbone liées à sa fabrication. Les nouveaux bétons bas carbone, présentés comme la solution au problème, n’empêchent pas la bétonisation et la pollution des sols ou encore le gaspillage immobilier des bâtiments vacants.

À l’image d’une maquette d’architecture, avec des cubes simplement posés sur une planche de carton, c’est par « ce qui pousse » dans notre horizon que nous visualisons la transformation. Le bâtiment en béton, bien visible, n’est cependant que la partie émergée de l’iceberg. On estime que « la quantité de sable et gravier incorporée dans les fondations des bâtiments compte pour 5 % à 10 % du poids total de son béton : à l’échelle mondiale, la matière cachée qui supporte le stock visible est donc colossale6 ».

Le béton et le ciment, dont la fabrication dépend entièrement de granulats, sont des industries extractivistes. Le granulat est le matériau naturel le plus extrait en France et, pour continuer à l’extraire, il faut creuser de plus en plus profondément sous la terre et sous la mer, et dynamiter des pans entiers de montagnes. Il y a non seulement un pillage des ressources, mais aussi une altération irréversible des milieux.

Il y a encore un siècle, on bâtissait avec des matériaux naturels locaux et, lorsqu’il le fallait, on démontait des constructions en pierre ou en bois pour reconstruire en réutilisant les matériaux. Avec le béton, on a créé des constructions qui ne se démontent plus, peu durables et qui finissent en décharge ou sont enfouies. « La société de consommation a besoin de ses objets pour être et plus précisément elle a besoin de les détruire7 », observait Jean Baudrillard. Longtemps plébiscité pour sa durée de vie illimitée, il est aujourd’hui avéré que le béton se désagrège par des phénomènes de carbonatation et de corrosion des armatures en acier qui le dégradent et conduisent à son instabilité. Son obsolescence programmée inaugure une civilisation de gravats. Chaque mètre cube de béton coulé nous mène un peu plus à notre perte.

Le béton est un des matériaux caractéristiques du Capitalocène. Ce concept complète la définition de l’Anthropocène – ère géologique dans laquelle nous sommes entré·es et qui se caractérise par la pression sans précédent que les humains font peser sur l’écosystème terrestre – en pointant les dynamiques du capitalisme comme principales responsables. « En même temps qu’il a modifié l’atmosphère, rappelle Nelo Magalhães, le capitalisme a transformé la topographie terrestre8. » Dans plusieurs milliers d’années, au même titre que le plastique, l’aluminium, l’acier ou encore l’asphalte, le béton constituera le marqueur géologique de notre ère.

 

Si on inverse les syllabes, le mot « béton » donne « tombé ». Comment précipiter sa chute ? Architecte et militante, je suis, depuis des années, témoin des rouages et des ravages de l’industrie du béton. Ce livre veut porter ces enjeux au-delà des cercles d’initié·es et des convaincu·es. Il cherche à dépasser les oppositions stériles entre urbains et ruraux, entre militant·es et professionnel·les, pour faire de l’« habiter » une cause commune, aussi fondamentale que l’eau ou l’alimentation. Derrière la brutalité du monde bétonné, il vise à révéler le sensible, le vivant, en replaçant la terre au centre. La terre comme habitat et comme matière vivante. Et, tandis que l’histoire de ce matériau s’est jusque-là principalement écrite au masculin, je tente ici de donner une place aux femmes qui côtoient de près ou de loin le monde du béton.

Chaque chapitre du livre oriente notre regard vers des mondes effacés ou marginalisés. Il s’agit de rendre visibles les failles du béton d’un côté, nos forces de l’autre. Le chapitre 1 commence par les sols pour remonter toute la chaîne industrielle du béton. S’attarder sur chaque étape de l’extraction à la transformation permet de saisir concrètement la trajectoire de ce matériau et mesurer ses conséquences désastreuses en série. Suivre la filière aide aussi à retracer les connexions matérielles et économiques entre les acteurs qui gouvernent le système.

Le chapitre 2 expose le pouvoir que le béton a conféré à la France. Leader mondial de la construction, ce pays porte en la matière une responsabilité historique, économique et politique sans égale, tant sur le plan national qu’international. J’y interroge les politiques publiques qui imposent cette norme bétonnée – une norme qui nous aliène.

Le chapitre 3 ouvre une brèche : démanteler le béton pour repenser notre rapport à la terre. Le béton, comme matière et système, nous en a déraciné·es. Comment repenser l’acte de « bâtir » pour réhabiter la terre ?

En déconstruisant le béton dans son ensemble, nous pouvons envisager une reconstruction collective où se joue le sort des espaces et des espèces qui nous entourent et avec lesquels nous cohabitons. « La volonté de déroger à la norme, souligne Patrick Bouchain, naît d’un constat réaliste : celui d’une incapacité de la norme en général à tenir compte des véritables défis de la vie, plurielle et complexe9. » Ce livre est un appel à habiter d’autant de manières différentes nos terres, nos campagnes, nos villes et nos forêts qu’il y a d’espèces vivantes, des techniques, des matériaux et des ressources peuplant nos paysages. Quand les solutions sont frugales, décroissantes, existantes, collectives, contextuelles, artisanales et biosourcées, elles sonnent la fin de tout un règne. Être et faire sans cette norme et sans ceux qui nous l’imposent. Désarmer le béton.

 

Dans ce livre, l’écriture tente d’être la plus inclusive possible, et la non-inclusivité du terme « bétonneur » est un choix. Le « nous » qui parcourt ce livre est un « nous » ouvert, inclusif, libre et généreux qui ne demande qu’à s’étendre et à déborder10.

1. Du sable à la ruine

Le béton fige les sols

« L’historien des sciences se demande toujours […] ce qui se serait passé si l’épistémologie avait pris pour modèle, non pas la mécanique céleste, mais la science des sols. Jamais la science ne se serait éloignée de la terre. Jamais elle n’aurait été séparée en sciences dures et rigides, d’un côté, et en sciences souples et douces, de l’autre. Jamais surtout elle n’aurait conçu la nature sous la forme si étrange de la res extensa, ce cadre vide et partout semblable qui attend que l’action humaine vienne le remplir plus ou moins arbitrairement1. »

Bruno LATOUR

Le déclin rapide des espèces les plus communes est le signe de futures extinctions de masse, autrement appelées « annihilation biologique2 ». En 1950, on estimait qu’il y avait 2 tonnes de vers de terre par hectare. Aujourd’hui, il n’en resterait plus que 200 kg. Une étude de la British Ecological Society indique qu’un tiers de la population aurait disparu des sols anglais en vingt-cinq ans. Sa disparition se révèle aussi inquiétante que la fonte des glaces. Cléopâtre considérait les vers de terre comme des animaux sacrés en raison de leur importance dans la vallée du Nil et condamnait à mort quiconque tentait de les tuer. En France, les vers de terre n’ont pas d’existence juridique. Ces longues créatures visqueuses, que d’aucuns jugent peu attrayantes ou inintéressantes, sont pourtant les garants de notre survie. Elles représentent 60 % à 80 % de la biomasse terrestre. Elles creusent des galeries pouvant atteindre 890 m de long par mètre carré, rendant la terre fertile. En l’oxygénant et en la remuant, elles permettent à l’eau de s’infiltrer, et augmentent de 25 % le rendement des sols. Cette porosité, à laquelle les vers de terre contribuent, maintient les sols vivants. Les causes de leur disparition résident dans l’utilisation croissante de pesticides et d’engrais chimiques, ainsi que dans l’expansion de la bétonisation qui stérilise et imperméabilise les sols. Un sol sans vers de terre est un sol en mauvaise santé.

Le sol se situe à l’interpénétration des roches (la lithosphère), des eaux (l’hydrosphère), de l’air (l’atmosphère) et de la vie (la biosphère)3. Ce que nous considérons comme une « surface » sur laquelle nous marchons, roulons ou édifions des bâtiments constitue en réalité le support et le produit du vivant. Cette couche meuble – la matière organique –, dont l’épaisseur varie de quelques centimètres à plusieurs mètres, constitue simultanément un habitat et une ressource pour des milliards d’espèces. Les sols hébergent plus d’un quart de toutes les espèces vivantes et fournissent 95 % de notre alimentation et de celle des espèces animales et végétales avec lesquelles nous cohabitons.

Ils sont le résultat de la pédogenèse, transformation naturelle de la couche superficielle de la roche mère par des processus physiques, chimiques et biologiques. À rebours de l’instantanéité productiviste, leur vitesse de formation, de plusieurs centaines à plusieurs milliers d’années, est d’une extrême lenteur.

Ils sont constitués de vie micro- et macroscopique, de milliards de bactéries, de champignons, de plantes, de racines, d’insectes et de mammifères. Peu connue, la biodiversité des sols compte parmi les plus riches en espèces au sein des écosystèmes terrestres. Dans 1 m² de prairie tempérée, on peut dénombrer jusqu’à 260 millions d’individus4.

Sous l’effet des microbes, les sols libèrent du phosphate, du fer, du manganèse, du magnésium et du potassium. La terre – la biomasse terrestre – transforme et absorbe ces éléments. Les organismes vivants des sols interagissent avec les matières organiques, minérales et nutritives, assurant des fonctions de stockage et de régulation des flux hydriques et gazeux.

La bonne porosité des sols permet aux eaux des nappes, des rivières, des pluies de circuler, de filtrer les polluants, d’être stockées et d’alimenter les organismes. Les sols fonctionnent comme de gigantesques éponges qui réalimentent les nappes phréatiques, indispensables sources d’eau potable. Un sol fonctionnel peut emmagasiner jusqu’à 3 750 tonnes d’eau par hectare. Le sol renferme aussi deux à trois fois plus de carbone que l’atmosphère et joue un rôle crucial face au réchauffement climatique. Un sol sain est un sol vivant capable de maintenir à long terme ses fonctions écologiques spécifiques. La disparition des vers de terre, indispensables à la bonne santé du sol, constitue par conséquent une catastrophe planétaire.

Bétonner, artificialiser, imperméabiliser, consommer. L’artificialisation désigne, selon la loi, l’altération durable des fonctions écologiques d’un sol – biologiques, hydriques et climatiques – ainsi que de son potentiel agronomique par son occupation ou son usage5. Ce phénomène résulte directement de l’activité humaine exercée sur et dans les sols, et procède de trois façons principales : par la bétonisation, par un changement de propriétés et d’usages (comme pour des golfs ou des méga-bassines), ou par l’altération de leur composition sous l’effet par exemple du ruissellement de produits chimiques. En définitive, cette consommation d’espaces se traduit par la transformation progressive des espaces naturels, agricoles ou forestiers (ENAF) en zones urbanisées.

Depuis 1960 en France métropolitaine, 17 milliards de m² de sols ont été scellés par l’industrie du béton. De 2011 à 2021, près de 250 000 hectares ont été artificialisés.

À noter qu’il n’y a pas de lien de cause à effet direct entre la démographie, nos besoins et l’étalement du béton. Les terres artificialisées ont augmenté de 70 % depuis 1980, alors que la croissance de la population n’a été que de 19 %. Ces « changements de fonctions » des sols, qu’ils soient bétonnés ou non, constituent la principale source de perte de biodiversité dans le monde et l’une des premières causes du dérèglement climatique.

Selon l’Organisation météorologique mondiale, les inondations ont augmenté de 134 % en vingt ans. Le sixième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), où la question de l’eau occupe une place centrale, alerte sur une hausse des précipitations plus intenses6.

Le problème du béton, comme du macadam, est qu’il est imperméable. Près de 70 % des sols artificiels sont imperméables7. Le béton se fige dans le sol et le solidifie. Il lui ôte sa capacité d’absorption et de rétention de l’eau, ce qui accroît considérablement le risque de crues et d’inondations par le ruissellement des eaux pluviales. Il empêche également l’eau de s’infiltrer dans les nappes phréatiques.

En France, les inondations constituent le premier risque naturel en termes de dommages. 16 000 communes et 18,5 millions de personnes sont concernées8. On peut s’interroger sur l’efficacité des plans locaux d’urbanisme et autres réglementations censés freiner l’étalement du béton dans les zones inondables. Une surface imperméable dévie l’eau plus loin et, plus elle est étendue, plus la quantité devant s’écouler augmente. Le flux de polluants contenus dans les eaux de ruissellement – traces de métaux, hydrocarbures, polluants issus des revêtements, des matériaux de façade et d’isolation – qui ne peuvent plus être absorbés et filtrés dans le sol s’écoule directement dans les cours d’eau.

Quand le béton ne nous noie pas, il nous fait frire. Sur 854 villes européennes, Paris se révèle être la ville la plus mortelle en cas de canicule9. Les villes bétonnées se transforment en fournaises. L’eau, les végétaux et les sols poreux permettent de rafraîchir l’air par évaporation et évapotranspiration, et, sans eux, dans un monde entièrement bétonné, les îlots de chaleur urbains deviennent des zones mortelles.

Les conséquences de la bétonisation affectent aussi l’air. D’un côté, un sol artificialisé ne peut plus stocker de carbone et, de l’autre, le saccage de la terre par des machines, pour le terrassement d’un immeuble ou d’une autoroute, libère dans l’atmosphère une part importante du carbone qui y était stocké.

Les bâtiments eux-mêmes sont affectés par l’imperméabilisation des routes, des caves et des sous-sols, provoquant des remontées capillaires qui fragilisent les façades. Le rythme de construction ne permet pas au sol de se stabiliser, ce qui entraîne des glissements de terrain et des affaissements. Le béton pèse lourd. Quant aux engins de chantier, ils pèsent dix fois plus qu’un tracteur. Et les bâtiments en zones urbaines s’enfoncent de plusieurs centimètres par an un peu partout dans le monde.

L’artificialisation des sols affecte toutes les espèces qui en dépendent pour leur reproduction, leur alimentation et leur habitat. Près de 50 % des extinctions seraient dues à ce phénomène, devançant d’autres causes comme la surexploitation, les maladies, la pollution et le réchauffement climatique10. Les exemples sont frappants : en dix ans, les populations de moineaux ont chuté de 90 % et celles des chardonnerets élégants de 40 %. Le grand rhinolophe, une petite chauve-souris de 23 g, se trouve désormais en danger critique après l’effondrement de sa population ces cinquante dernières années.

Ces transformations des sols fragmentent les habitats et homogénéisent les espèces, alors que c’est précisément l’hétérogénéité et la diversité des sols qui soutiennent toute la chaîne du vivant. Chaque mètre carré possède une « identité » unique qu’il faut considérer pour comprendre son rôle écologique et ses bénéficiaires.

Les impacts environnementaux et sociaux varient selon le type de sol affecté. Certains sols sont précieux par leurs propriétés écologiques exceptionnelles, d’autres par leur utilité, comme les terres agricoles, dont près de 600 000 hectares ont disparu en une décennie11. Les sols sont pourtant traités comme de simples surfaces horizontales, interchangeables et marchandisées. Socle du droit de propriété et de la souveraineté étatique, le sol figure dans divers codes juridiques à titre de « foncier » sans être reconnu comme entité physique et écologique.

Depuis des siècles, le sol relève presque exclusivement d’un seul regard : celui de l’aménagement du territoire. En France, la protection des sols a débuté timidement en 1930 avec l’Inventaire national, puis s’est renforcée dans les années 1960 avec la création des parcs nationaux et réserves naturelles. La loi « Montagne » de 1985 ou la loi « Littoral » de 1986 visaient à protéger certaines zones géographiques. Ironie du sort : les littoraux font partie des espaces qui ont été les plus artificialisés au cours des vingt dernières années. Malgré diverses lois sur l’aménagement du territoire et l’urbanisme12, et en dépit d’un système de classification des espaces (zones agricoles, à urbaniser, Natura 2000…), l’artificialisation n’a cessé de progresser.

L’objectif zéro artificialisation nette (ZAN) est apparu en 2011 dans des directives européennes identifiant l’imperméabilisation des sols comme cause majeure d’inondations et de dégradation de la qualité de l’eau13. C’est seulement en 2018 que le plan biodiversité l’a introduit officiellement en France, reconnaissant l’artificialisation comme principale menace pour la biodiversité. La loi « Climat et Résilience » de 2021 a fixé deux objectifs : d’ici 2031, réduire l’artificialisation de 50 % par rapport à la décennie précédente, puis opérer, d’ici 2050, une réduction « nette » où toute surface artificialisée serait compensée par une « renaturation » équivalente. Les débats houleux qui s’en sont suivis indiquent à quel point la question demeure taboue. Deux ans plus tard, une loi « ZAN » modifiée a été promulguée. À l’heure où ces pages sont écrites, une offensive d’envergure tente de vider ces mesures de leur substance, notamment en redéfinissant la notion d’artificialisation de façon comptable, ignorant l’altération qualitative des sols et permettant de « dépasser jusqu’à 30 % » la limite de surfaces naturelles aménageables.

Si l’objectif ZAN constituait une avancée, ses modifications successives et ses contradictions ont affaibli la loi, incapable d’assurer une protection effective des sols. Contrairement à son appellation, l’objectif n’est pas réellement zéro artificialisation puisqu’il s’agit d’artificialisation nette. L’artificialisation est censée être freinée, mais elle peut finalement se poursuivre au-delà de 2050, en « s’équilibrant » par compensation. Comme souvent, on ménage des possibilités de contournement et des exceptions à la règle. La loi distingue sols artificiels et non artificiels et définit huit catégories de surfaces. La sixième catégorie concerne les surfaces naturelles dont les sols sont nus ou recouverts en permanence d’eau, de neige ou de glace. Les carrières en font partie. Elles sont donc classées dans la même catégorie que les glaciers. On pourrait croire à une mauvaise plaisanterie… Cet amalgame est justifié au prétexte d’une « réversibilité » pourtant démentie par l’histoire de l’extractivisme qui, partout, a laissé des marques irréversibles sur les milieux qu’il éventre.

Quant aux déchets inertes du BTP enfouis dans les carrières ou gravières en comblement des matériaux extraits, ils constituent de nouveaux sols qui sont pourtant juridiquement considérés comme « non artificialisés ». Ce qui permet de comptabiliser les ouvertures ou les extensions de carrières au titre de la compensation, et de continuer à dévorer des terres agricoles pour mettre au jour de nouveaux gisements.

Autre incohérence : les friches urbaines ou « dents creuses » – espaces abandonnés devenus des îlots riches en biodiversité – sont, elles, considérées comme étant « artificialisées ». Cette catégorisation aberrante omet des aspects pourtant cruciaux : la porosité de ces sols, leur santé, les espèces qui les habitent, l’usage qui en est fait, les affects qui y sont attachés, leur histoire… Si l’imperméabilité des sols était le critère définissant l’artificialisation, le taux autorisé serait réduit de plus de moitié.

Les exceptions, sursis et autres dérogations par décret, ainsi que l’absence de sanction permettront de continuer à bétonner à tout va. L’Île-de-France, la Corse et l’outre-mer bénéficient déjà d’un régime dérogatoire. Ne disposant pas de schémas régionaux d’aménagement spécifiques, ces régions n’ont pas d’objectifs chiffrés imposés par la loi. La région Île-de-France, qui se refuse à stopper l’étalement de la métropole, vise une réduction de seulement 20 % au lieu des 50 % prévus. Les projets d’envergure nationale et européenne (PENE) jouissent de passe-droits.

L’État élabore des lois dont il s’exonère au nom de l’utilité publique, quitte parfois à déroger aux règles, délais, et avis de citoyen·nes et d’expert·es. Cet auto-assouplissement concerne 424 projets représentant plus de 12 500 hectares à bétonner. Ces projets imposés en disent long sur les priorités de l’État et sa conception de l’« utilité publique » : infrastructures routières contestées, aéroports, prisons, sites de production d’armement, usines… Et derrière ces juteux marchés, les majors du BTP. En février 2025, une décision de justice inédite a suspendu le chantier de l’autoroute A69, au motif qu’il ne justifiait pas d’un intérêt public suffisant face aux enjeux environnementaux. Plutôt que de prendre acte de cette décision de justice, l’État a fait appel. Et quelques mois plus tard, un projet de loi de simplification a été adopté par des député·es en commission, visant à accorder encore plus de pouvoir à l’État, à coups de dérogations, en instaurant un passage en force pour ces grands projets, qui pourraient être exonérés d’études d’impact.

Des lois interdisant, limitant ou compliquant l’artificialisation sont perçues comme une menace par les entreprises du secteur. Celles-ci agitent le spectre d’une « crise des surfaces » : la France serait confrontée à une pénurie d’espaces constructibles ; il manquerait, avance-t-on, 113 000 hectares à artificialiser d’ici 203014. Fort heureusement pour elles, il reste encore plus de 170 000 hectares de friches disponibles sur le territoire…

Dans le calcul du bilan, il faut intégrer le solde des espaces « renaturés15 ». Cependant, un sol se régénère dix fois plus lentement qu’il ne se détériore sous l’effet de la pollution, de l’érosion ou de l’artificialisation.

Parmi les projets à l’étude pour reconstituer des sols fertiles en milieu urbain, les « technosols » ou « anthroposols construits » sont présentés comme l’avenir des sols abîmés et stériles. Pourtant, les scientifiques sont formels : le sol n’est pas une ressource renouvelable. La renaturation, malgré ses diverses déclinaisons marketing, n’est rien d’autre qu’une autre forme de « compensation ».

Le code de l’environnement établit clairement une séquence « éviter, réduire, compenser », où la compensation ne constitue qu’un recours ultime. Chaque mètre carré utilisé pour des constructions neuves devrait être fortement taxé, et interdit sur les terres agricoles. La désimperméabilisation, consistant par exemple à réintroduire des végétaux en ville sur les trottoirs et les parkings, pourrait facilement se généraliser, favorisant des sols poreux et hétérogènes. Cela rétablirait l’interface sols-atmosphère et permettrait à l’eau de retrouver son cycle naturel. Parallèlement, faciliter la division parcellaire encouragerait diverses formes de cohabitation, comme les coopératives d’habitant·es ou les copropriétés.

La protection des sols reste complexe en raison de leurs multiples statuts, eux qui sont à la fois les supports et les constituants d’un milieu. Néanmoins, l’article 1er du code de l’environnement définit clairement le patrimoine commun de la nation comme suit : « Les espaces, ressources et milieux naturels terrestres et marins, les sons et odeurs qui les caractérisent, les sites, les paysages diurnes et nocturnes, la qualité de l’air, la qualité de l’eau, les êtres vivants et la biodiversité font partie du patrimoine commun de la nation. […] Les processus biologiques, les sols et la géo-diversité concourent à la constitution de ce patrimoine. » Et si l’on repense aux grands protégés de Cléopâtre : la reconnaissance juridique des vers de terre ne pourrait-elle pas constituer le plus grand frein pour restreindre et réguler l’« exploitation » des sols ?

La filière ou le cycle de vie du béton

« Bref, partout on touche à un point où la dynamique de la croissance et de l’abondance devient circulaire et tourne sur elle-même. Où de plus en plus, le système s’épuise dans sa reproduction. Un seuil de patinage, où tout le surcroît de productivité passe à entretenir les conditions de survie du système16. »

Jean BAUDRILLARD

Le terme « filière » peut désigner un filin servant de garde-corps dans la marine, un instrument destiné à produire des fils pour étirer une matière, ou l’organe par lequel les araignées et les chenilles tissent leur fil. Il désigne aussi une « suite de personnes en rapport les unes avec les autres, servant d’intermédiaires à une activité », impliquant une « succession de degrés à franchir, de voies à suivre pour atteindre un but ». La filière est un fil qui laisse des traces sur son passage.

Une brève présentation de la recette du béton de ciment est nécessaire pour identifier les différents maillons de sa chaîne de production. Pour fabriquer du béton destiné à « tout usage classique », il vous faut les ingrédients suivants : deux volumes de sable, trois volumes de granulats et un demi-volume d’eau pour chaque volume de ciment. À cela peuvent s’ajouter des adjuvants destinés à lui conférer des propriétés spécifiques, ainsi qu’une armature d’acier. D’où proviennent ce sable et ce ciment ? Et qui est aux manettes ?

Le concept de traçabilité des produits a été introduit dans l’Union européenne au milieu des années 1990 dans le secteur agroalimentaire. Des réglementations et des normes imposant la transparence sur les propriétés biologiques, chimiques et physiques des matières premières et des produits transformés ont été mises en place. Il s’agit de garantir la sécurité des consommateurs en permettant de retracer un produit tout au long de son cycle de vie. Dans le même temps, les consommateurs eux-mêmes ont manifesté un intérêt et une demande pour savoir non seulement ce qu’ils ont dans leur assiette, mais aussi d’où viennent les produits et quelle est leur empreinte carbone.

Dans le secteur de la construction, cela vaut surtout pour les matériaux biosourcés, le réemploi et la culture low-tech qui repose sur le partage d’expériences et d’outils en libre accès. Pour le béton, en revanche, la traçabilité demeure opaque. Il est difficile d’obtenir des informations sur la composition des matériaux et sur la chaîne d’approvisionnement et d’extraction des matières premières. Cela vaut aussi pour les isolants à base de pétrole pour les sols ou les façades, ou encore pour les matériaux issus des industries du plastique, du métal ou du verre17.

La compréhension du cycle de vie du béton reste difficile en raison d’interprétations fragmentées qui masquent la globalité du problème. Dans une logique de capitalisme vert, l’empreinte carbone s’impose comme indicateur unique. Les émissions sont évaluées tantôt pour le béton, tantôt pour le ciment, sans intégrer celles liées aux importations de clinker (un constituant du ciment) ou d’adjuvants. Il est particulièrement complexe d’obtenir des mesures précises et complètes des émissions du béton armé. Cette évaluation nécessiterait de connaître sa part dans la production totale et d’y ajouter les émissions de l’acier d’armature. Réduire la question aux seules émissions de CO2, analyse l’économiste Maxime Combes, permet de « se focaliser sur l’aval du système économique, sur la consommation et les marchés de biens, plutôt que sur l’amont, la production et la définition de ce qu’il faut produire18 ». Quant à l’amont justement, l’attention s’est jusqu’à présent majoritairement concentrée sur des problématiques localisées, comme les mafias du sable au Maroc et en Inde, ou sur les impacts environnementaux dans le delta du Mékong et d’autres régions. Il n’existe aucun recensement global des sites d’extraction, alors que le granulat représente la deuxième ressource naturelle la plus extraite après l’eau. Son extraction a été multipliée par sept entre 1900 et 2015, dépassant 1 100 gigatonnes en 2020 – l’équivalent du poids de toute la biomasse vivante.

La chercheuse espagnole Aurora Torres et son équipe font partie des rares scientifiques qui tentent de mesurer concrètement l’impact du secteur de la construction sur la biodiversité. En se fondant sur la liste rouge des espèces menacées établie par l’Union internationale pour la conservation de la nature, une première estimation a révélé que 1 047 espèces étaient directement affectées par les activités extractives liées à la construction, dont 58,5 % menacées d’extinction et quatre espèces déjà éteintes. Un bilan d’autant plus alarmant que cette liste officielle n’a recensé que 8 % des espèces de la planète.

La première étape de la filière pose les fondements qui orientent tout le processus. Issue de la « terre », elle commence par percer et dynamiter le sol. Comme l’explique la journaliste et écrivaine Anna Bednik, l’extraction constitue le « premier maillon des chaînes de production-consommation » qui « conditionne matériellement toutes les étapes suivantes. Sans l’exploitation massive de la nature, nos sociétés modernes ne seraient pas ce qu’elles sont, et l’ordre industriel, productiviste et consumériste ne saurait dominer le monde. Ces raisons poussent à isoler l’extractivisme des cadres critiques habituels pour mieux les compléter en retour19 ». Les sols et sous-sols forment le socle du capitalisme bétonné.

On distingue deux types de gisements : les primaires, composés de matières minérales naturelles extraites directement, et les secondaires (recyclés), d’origine plus obscure, comme les déchets de chantier ou sous-produits industriels. Les sites d’extraction – carrières, sablières et gravières – se répartissent selon leur milieu d’origine : hydrique pour les roches meubles et terrestre pour les roches massives. Cette classification fait écho à celle qui prévaut pour le sable, qui distingue les sables dynamiques (milieux aquatiques, marins, fluviaux et lacustres) et les sables statiques (milieux terrestres et carrières).

Les granulats désignent des grains minéraux ou fragments rocheux de taille inférieure à 125 mm, tandis que le « sable » correspond spécifiquement aux grains entre 0,063 mm et 4 mm. Le sable désertique, trop fin, reste inutilisable pour la construction. Chaque année, l’extraction mondiale de sable dépasse celle du pétrole par un facteur de 9, le secteur du BTP en étant le principal consommateur.

Les avertissements concernant l’épuisement des ressources naturelles dû à notre production industrielle datent des années 1950. Les granulats, ressources non renouvelables, font déjà défaut dans certains pays. La Suisse, par exemple, doit importer 30 % de ses besoins depuis la France, ce qui engendre 40 000 trajets de camions transfrontaliers annuels. Cette exploitation mondiale préoccupe les scientifiques qui cherchent à établir une régulation internationale.

Le sable et les granulats sont ensuite acheminés directement sur les chantiers, dans les cimenteries ou les centrales à béton. La transformation commence : il faut armer, couler, étaler et édifier des ouvrages bétonnés. En fonction de leur mise en œuvre et du climat, leur durée de vie est de cinquante à quatre-vingts ans, mais un bon entretien la prolonge considérablement. Leur fin de vie, planifiée par l’homme, est peu glorieuse. Les ruines de béton deviennent des déchets inertes. Moins de 10 % des granulats sont issus du recyclage de « déchets de béton ». Le reste est enfoui dans les cratères d’anciennes carrières dont les gisements sont épuisés. Le déchet de béton, qu’il soit recyclé ou enfoui, est d’ailleurs considéré comme « valorisé ». On pourrait presque croire à un cercle vertueux, mais les apparences sont trompeuses. Le retour à la case départ garantit en réalité une spirale infernale et sans fin de production et de consommation.

Cette filière, parmi les plus polluantes dans le monde, cherche à minimiser sa visibilité. L’extraction marine s’effectue loin des regards ; les cratères des carrières sont dissimulés par des haies, des bois ou des bordures de route ; les cimenteries et les centrales à béton se situent en périphérie des villes, le long des fleuves ou aux abords de chantiers, dans des zones où l’on ne se déplace qu’en voiture. L’impact de cette chaîne industrielle, difficilement perceptible, se révèle tout aussi catastrophique que le produit fini. Des petites carrières de montagne menaçant de s’étendre pour la construction de milliers de « lits » nécessaires au tourisme aux gigantesques carrières de Normandie s’agrandissant toujours plus pour le Grand Paris, aux gravières des rivières du Sud-Ouest pour la création d’autoroutes et de lignes à grande vitesse (LGV), aucun territoire n’est épargné. On pourrait dessiner une nouvelle cartographie de la France formée de ces paysages en relief créés par la filière béton. Des cratères profonds de carrière, des montagnes éventrées, des lacs artificiels d’anciennes exploitations, des tracés de flux de matières et des infrastructures, ronds-points stratégiques de la carte. Du simple grain de sable au projet immobilier, cette catastrophe environnementale déploie ses denses ramifications tout au long la filière.

Le béton a englouti les rivières

« Chaque rivière possède un droit sacré à l’existence, inaliénable et immuable. Chaque rivière a le privilège de suivre son cours naturel, de s’écouler à un rythme naturel, et de s’épanouir sans ou avec un minimum d’interférence humaine20. »

OBSERVATOIRE INTERNATIONAL DES DROITS DE LA NATURE

En France, l’industrie des granulats s’est déplacée géographiquement au fil des restrictions environnementales et de l’épuisement des ressources locales. Au XXe siècle, à la différence des pays voisins, la France a privilégié l’extraction de granulats alluvionnaires. Ces gisements étaient considérés comme plus nobles, plus « propres » et plus économiques que la roche massive, car déjà triés, lavés et proches des zones de transformation et de consommation. Après 1945, la demande de granulats pour la reconstruction, le développement des réseaux routiers, des infrastructures, comme les centrales nucléaires et l’urbanisation croissante des agglomérations, a fait exploser l’activité extractive dans les vallées alluvionnaires, de la Loire à la Garonne, en passant par le Rhône, la Saône et l’Isère. La production nationale est passée de 30 millions de tonnes dans les années 1950 à 300 millions de tonnes dans les années 1970. L’augmentation de la demande a nécessité une transformation technique des outils, évoluant dans les années 1910 de l’extraction manuelle avec des « dragues à godets » dans des petites barques à l’utilisation de bateaux équipés de « grue à benne preneuse » ou « crapaud » au milieu du XXe siècle, plus tard remplacés par des « dragues suceuses traînantes ».

Les exploitants ont longtemps prétendu que l’extraction de sable limitait les crues et que la ressource était inépuisable, les rivières fabriquant elles-mêmes les granulats. Avant les années 1990, l’activité industrielle se concentrait essentiellement sur les lits mineurs des cours d’eau, définis comme la « partie du lit comprise entre des berges […] bien marquées » où « l’écoulement s’effectue la quasi-totalité du temps » hors périodes de crues21. À la différence des exploitations de carrières, gravières et sablières terrestres, les fonds marins et fluviaux appartiennent au domaine public, à l’État, et sont exploités par des concessions. Les autorisations linéaires et les volumes d’extraction étant peu contrôlés, cela permettait aux exploitants de s’étendre en dehors des zones autorisées, créant des « sur-largeurs » sur certaines rivières.

L’effondrement spectaculaire du pont Wilson en 1978 à Tours a marqué un premier tournant vers la prise de conscience des conséquences hydromorphologiques de cette pratique intensive. L’extraction excessive dans le lit mineur de la Loire a provoqué l’enfoncement, dit « affouillement », généralisé de son lit en emportant les sables et graviers qui contribuaient à la stabilité des piles du pont22. À la suite de cet événement, les recherches, couplées à la colère grandissante des associations de pêcheur·euses, ont conduit à une politique de réduction de l’extraction des granulats dans les lits mineurs des cours d’eau, avec l’objectif de l’interdire complètement à partir des années 1990.

La réalité écologique a rattrapé les extracteurs : il faut des dizaines, des centaines, voire des milliers d’années pour que les sédiments se forment et s’équilibrent naturellement sous l’eau. En Ardèche, par exemple, « le volume extrait pendant 20 ans […] à l’aval de Ruoms a été évalué à 4 millions de m³ alors que, dans le même temps, l’apport à la rivière a été de 1,3 million de m³23 ». La construction massive de barrages en béton dans les années 1970 a aussi été mise en cause pour l’obstruction de la mobilité naturelle des sédiments en aval. Le concept de mobilité naturelle des sédiments est entré dans le vocabulaire des spécialistes des rivières, car il est devenu évident qu’il fallait garantir leur « libre circulation » pour assurer l’équilibre sédimentaire.

Face à la menace de l’épuisement des ressources dans les lits mineurs, la filière s’est structurée. Dès 1972, une commission des carrières et des carrières alluvionnaires a été créée, et les ingénieur·es des Ponts et Chaussées ont réalisé des centaines d’inventaires des ressources et cartographié l’ensemble du territoire. En 1976, le schéma départemental des carrières, non soumis à consultation publique ou étude d’impact, était censé prendre en compte une série de critères, comme la protection des sites et la gestion économe des matières premières, et définir les conditions générales d’implantation des sites. « Or le Gouvernement, expose le juriste Jean Untermaier, s’est attaché avec succès à transformer le sens du schéma, lequel, à l’image de la commission, a perdu au fil des débats sa vocation au service d’une politique départementale pour devenir un instrument de l’État dans le cadre du département24. » Un arrêté ministériel de 1994 a finalement interdit d’« extraire des granulats dans les lits mineurs des cours d’eau », imposant des distances minimales entre les zones d’extraction et les lits mineurs.

Les prélèvements de sable dans les lits mineurs des rivières et fleuves, même très localisés, ont provoqué des conséquences en cascade. Comme pour toute ressource naturelle, l’extraction en quantité massive sur une très courte durée produit l’effet d’une bombe environnementale, surtout lorsque l’estimation de la capacité régénératrice des réserves a été négligée. Les incisions – ces trous laissés par l’extraction – constituent les premiers impacts. En plus de perturber irrémédiablement l’équilibre naturel entre l’apport de sédiments et le transport du cours d’eau, elles ont déclenché, de façon accélérée et sur une période extrêmement courte, l’érosion progressive des sols vers l’aval et l’érosion régressive vers l’amont, sous l’eau et en surface. Dans certaines rivières, les « incisions » pouvaient atteindre 12 mètres de profondeur. Ce phénomène a engendré la chute brutale de la ligne d’eau, de 1 à 3 mètres, dans les chenaux principaux et les bras secondaires de tous les cours d’eau de France25. Le retrait de l’eau a complètement transformé les berges qui participaient à la régulation du cycle, notamment en cas de crue. Sur les bras secondaires (étonnamment appelés « bras morts ») des îles de la Loire, la végétation, quasi inexistante avant les années 1980, s’est installée, freinant l’évacuation de l’eau. Les sols, plus exposés aux sécheresses à répétition, ne peuvent plus jouer leur rôle d’« éponge ». En parallèle, l’abaissement considérable du niveau de l’eau expose à l’air libre les fondations des ouvrages de digues et de ponts, souvent en bois et censées être submergées, accélérant leur dégradation par moisissure.

L’érosion du lit et des berges des cours d’eau a été largement étudiée, souvent en se limitant à son impact sur le milieu minéral, considéré comme « inerte » et potentiellement régénérable. Pourtant, les conséquences vont bien au-delà : modification du sens de l’écoulement des eaux souterraines, pollution et abaissement du niveau des nappes phréatiques, entraînant l’assèchement des puits, des zones humides et la disparition des frayères essentielles à la reproduction de nombreuses espèces aquatiques. Les écosystèmes des lits mineurs et majeurs regorgent d’espèces animales et végétales. Ces milieux distincts mais complémentaires interagissent étroitement. Dès les années 1970, des études alertaient sur l’épuisement des ressources et l’impact environnemental de l’extraction de granulats qui menaçait certaines espèces d’extinction. Sur le site de Coubon sur la Loire, les résultats observés démontraient que les densités et biomasses d’invertébrés benthiques – diptères, trichoptères, coléoptères… –, qui jouent un rôle majeur dans l’alimentation des poissons, étaient systématiquement réduites en aval des concessions. À l’époque, une diminution de 10 % à 80 % de la biomasse totale s’étendant sur une distance de plus de 2 kilomètres à l’aval de certaines gravières avait été constatée. Les poissons ont été affectés de multiples façons : réduction de leurs ressources alimentaires, mortalité des œufs et colmatage des branchies par les sédiments en suspension. Les espèces migratrices, comme les saumons, truites, cyprinidés et carnassiers, ont particulièrement souffert des changements de température et de la disparition des zones de reproduction. Dans la Garonne, autrefois réputée pour ses saumons sauvages, la restauration des habitats à leur état d’origine s’est révélée impossible.

N’est-il pas ironique que l’homme ait coulé du béton pour « protéger les berges » de l’érosion latérale, pour « contenir » le lit d’une rivière et se prémunir d’un débordement ? Cette stabilisation, qu’elle soit « lourde » (béton, rochers) ou « douce » (végétation), empêche le rééquilibrage naturel et la recharge sédimentaire naturelle de s’effectuer. Une telle approche, limitée à la production interne de sédiments, contredit le principe fondamental d’« espace de liberté » des cours d’eau et leur mobilité naturelle. Les rivières vivent, se meuvent, et leurs droits méritent d’être respectés.

Gravières et assèchement généralisé

« Les remblais masquent – parfois entraperçus – les trous béants et abjects, les machines énormes, insolentes, menaçantes et avides. Entre champs immenses et gravières, la basse vallée d’Ariège – de Pamiers à Toulouse – perd son eau jadis enfermée dans son écrin géologique glaciaire, pure comme un lac de montagne. »

ALCYNE, Stop Gravières

L’interdiction de piller les lits mineurs des rivières n’a pas freiné l’appétit des bétonneurs. Au contraire, l’activité extractive s’est déplacée vers les lits majeurs, augmentant de 292 à 415 millions de tonnes en France entre 1970 et 199126. Ces sites d’extraction, appelés gravières, sont implantés dans des zones intermédiaires entre rivière et terre, où l’on extrait sable, galets et petits graviers d’eau douce, roulés et fins, particulièrement recherchés. En fonction de l’emplacement et de la position du gisement par rapport à la hauteur du cours d’eau ou de la nappe phréatique, l’extraction se fait dans l’eau ou à sec, à l’aide d’engins munis de longs bras articulés.

Le « lit majeur » est la zone qu’occupe un cours d’eau lors des crues27. Cette proximité avec l’eau douce est précisément ce qui pose problème. Ces espaces sensibles présentent un équilibre fragile : les sols des vallées alluvionnaires agissent comme des éponges, facilitant les échanges entre eaux superficielles et souterraines. En période de crue, les rivières alimentent naturellement les nappes phréatiques par infiltration. Ces nappes, très perméables et peu profondes, peuvent restituer l’eau en période d’étiage, lorsque le niveau atteint son point le plus bas. En Ariège, 1 m³ de nappe contient 80-85 % de graviers, de galets et de sable, et 15-20 % d’eau. La zone saturée en eau s’écoule donc très lentement, à raison d’environ 6 mètres par jour. Cela en fait un système filtrant naturel que l’extractivisme détruit d’un coup de pelleteuse.

La réglementation classe les gravières comme carrières. Avant 1970, l’ouverture d’une gravière se faisait par simple déclaration en mairie, sans obligation pour la fin d’exploitation. La législation s’est progressivement durcie : autorisation préfectorale (1970), obligation de remise en état (1971), régime des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) (1976) – dénomination qui laisse perplexe face à l’antagonisme profond entre ce qu’elle semble signifier et ce qu’elle permet. Mais ce n’est qu’en 1994 que les gravières ont été pleinement soumises au régime protecteur incluant études d’impact et enquêtes publiques28. Malgré ces avancées, des dommages irréparables persistent, les leçons des extractions en lit mineur n’ayant visiblement pas été retenues.

Depuis 2010, des associations ariégeoises s’organisent pour défendre leurs rivières. En 2023, 500 manifestant·es de l’association Stop Gravières et Extinction Rebellion Foix se sont mobilisé·es sur le site de la gravière LafargeHolcim de Saverdun en Basse-Ariège, inquiet·ètes de son impact potentiel sur les nappes phréatiques locales. En Ariège, l’extension des gravières vise à alimenter les futurs grands projets d’infrastructures de la région Occitanie, dont l’A69 reliant Toulouse à Castres, la LGV Bordeaux-Toulouse et les travaux de l’agglomération toulousaine. La taille moyenne des exploitations est ainsi passée de 35-40 hectares dans les années 2010 à 200 hectares aujourd’hui, révélant l’ampleur croissante du phénomène. Le lien entre les sites en amont et les acteurs en aval se précise ici : l’intensification de l’extraction dans la région alimente un bétonnage insatiable à plusieurs centaines de kilomètres de là.

Les terres agricoles vendues à prix d’or sont devenues des collines de graviers ponctuées de grandes étendues d’eau provenant d’aquifères exposés. Près de Saverdun et de Montaut se trouve l’une des plus grandes nappes de la région, classée ressource prioritaire. Pourtant, des gravières sont creusées à 60 mètres du lit de l’Ariège. L’extraction est passée de 1,1 à 4 millions de tonnes par an, avec plusieurs groupes industriels (Midi Pyrénées Granulats – filiale de LafargeHolcim –, groupe Denjean, Sablières Malet et BGO & SECAM) exploitant déjà 250 hectares, et des extensions prévues jusqu’en 2039 qui porteront le total à 1 100 hectares.

Dans ces gravières, la nappe se situe naturellement entre 2 et 4 mètres sous le sol, mais les machines creusent jusqu’à 18 mètres. Selon le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), 100 hectares d’eau exposés à l’air entraînent une perte annuelle d’1 million de m³ par évaporation29. Alors que la région souffre d’une sécheresse chronique et croissante, et que l’eau devient une ressource rare, l’extension de ces zones d’exploitation représente un risque majeur pour l’approvisionnement des populations locales. Les cours d’eau reliés aux aquifères sont déjà asséchés. La mise à nu de la nappe phréatique la rend plus vulnérable aux pollutions, accentuant le risque pour les eaux souterraines. Bien que des études aient mis en évidence ce risque dès 1975, la préfecture minimise les impacts.

Les bétonneurs peuvent bien tenter de justifier et de défendre tous ces cratères creusés, une nappe phréatique est censée rester sous terre. Ils vantent la création de « zones humides de substitution » qui, une fois l’exploitation terminée et le calme revenu, sont repeuplées par une faune et une flore variées. Mais ce pis-aller ne peut justifier l’altération irréversible des sols, alors que, en France, les deux tiers des zones humides ont déjà disparu et que celles qui restent continuent de régresser au rythme de 10 000 hectares par an. Quant au rebouchage avec des déchets inertes pour « rendre les terres à l’agriculture », la réalité montre que ni les cultures agricoles ni les espèces végétales d’origine n’y prospèrent ensuite comme avant. Après un changement aussi radical et brutal, comment voulez-vous nous faire croire que pareils sols sont « non artificialisés » ?

Granulats marins lavés à l’eau douce

« Voler le sable, c’est voler nos plages, nos terres et notre patrimoine. »

Membre du collectif Peuple des Dunes

Les ressources de granulats alluvionnaires s’épuisant, les granulats marins sont venus au secours du béton. Les Pays-Bas dominent le classement européen des producteurs, devant l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France. Si les Néerlandais utilisent principalement ces matériaux pour la poldérisation et le rechargement des plages, les trois autres pays les destinent essentiellement au BTP. Malgré l’alerte lancée en 2013 par le documentaire de Denis Delestrac, Le Sable, enquête sur une disparition, vu par plus de 100 millions de personnes, et les rapports réguliers de l’Observatoire mondial du sable (GRID, Global Resource Information Database), les recommandations du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) restent non contraignantes. L’Europe manque toujours d’un cadre juridique commun, et l’extraction marine reste l’une des industries les moins contrôlées de la planète.

L’extraction de granulats marins, qui remonte en France au XIXe siècle, n’a réellement pris son essor que dans les années 1990, quand l’industrie a cherché des alternatives aux granulats alluvionnaires. En 2011, face à l’érosion des littoraux, le code de l’environnement a interdit le prélèvement de sable des dunes et des littoraux, intensifiant le recours aux ressources marines.

Aujourd’hui, cette activité représente officiellement 2 % de l’industrie française du granulat30. Le secteur compte 21 sites répartis sur 16 concessions minières le long des côtes atlantique, bretonne, de la Manche et de la mer du Nord. Ces exploitations couvrent 185 kilomètres², sans compter deux sites en phase de recherche (PER, permis exclusifs de recherches) totalisant 870 kilomètres². L’Ifremer estime les ressources exploitables à 7 780 millions de m³, assurant environ un siècle de production au rythme actuel. Les extractions s’effectuent généralement à 20 mètres de profondeur et à 10 kilomètres des côtes, certains sites opérant même à moins de 4 kilomètres et 5 mètres de profondeur31.

La répartition géographique est inégale : la façade atlantique concentre 80 % des extractions, la Manche près de 20 %, contre seulement 1 % pour la Bretagne. Ces sites sont principalement exploités par de grands bétonneurs français et internationaux (Lafarge Holcim, Heidelberg Materials via GSM, Cemex, Eurovia), présents à tous les maillons de la filière.

Répartition des sites d’extraction marine

Sur les côtes atlantiques, on retrouve Lafarge Holcim, DTM (filiale de GSM, elle-même filiale d’Heidelberg Materials, premier producteur mondial de granulats), CETRA et GSM près de La Rochelle. Ce dernier est très présent de Saint-Nazaire à l’estuaire de la Gironde. Les côtes du Finistère et des Côtes-d’Armor sont exploitées par la Compagnie armoricaine de navigation. Plusieurs groupements d’intérêt économique exploitent la Manche, dont Granulats marins de Normandie, composée d’Eurovia (filiale de Vinci), GSM, Cemex et Les Graves de l’estuaire (qui n’est autre qu’une filiale de GSM et Cemex) qui exploitent stratégiquement la concession à l’embouchure de la Seine proche du Havre, le plus grand port de France.

L’extraction s’effectue au moyen de « navires extracteurs » ou « dragues aspiratrices en marche », véritables géants atteignant parfois plus de 100 mètres de long. Ces bateaux naviguent lentement en traînant un énorme tuyau, muni d’une tête de plus de 2 mètres de large, appelé « élinde ». Le sable aspiré est propulsé dans des cales pouvant contenir plus de 2 000 m³, remplies en moins de deux heures.

Ces navires effectuent quotidiennement trois à quatre rotations vers les ports. Si un seul chargement remplace effectivement 120 camions, engendrant moins de CO2 lors du transport maritime, ces matériaux finissent néanmoins leur parcours en camion jusqu’aux chantiers. Dans le port de Nantes, les navires sabliers représentent plus de la moitié du trafic maritime annuel.

Contrairement aux granulats fluviaux, les granulats marins exigent un dessalage avant utilisation pour éviter la corrosion des armatures en acier du béton. Cette opération consomme des quantités importantes d’eau douce, constituant un inconvénient majeur de cette ressource.

Les fonds marins, dont moins d’un quart de la surface est cartographié, restent parmi les zones les moins explorées de notre planète. Ces écosystèmes captent plus de 30 % des émissions mondiales de CO2 et leur perturbation risque de compromettre cette fonction cruciale.

L’extraction marine ne touche pas les abysses mais les « petits fonds » à quelques dizaines de mètres de profondeur et proches des côtes. Pour comprendre l’impact des extractions, il faut visualiser le processus : l’élinde ne se contente pas d’aspirer le sable, elle racle littéralement le fond marin, creusant un « sillon de dragage » (ou « souille ») à une profondeur de 18 à 25 mètres. L’entièreté de la zone est remuée, augmentant jusqu’à quinze fois la turbidité naturelle de l’eau.

Ce panache trouble persiste plusieurs heures, affectant toute la chaîne du vivant. Les particules fines des premiers centimètres des fonds captent les polluants. Le raclage les met en suspension, ce qui participe à leur diffusion ainsi qu’à celle des bactéries et virus issus des eaux usées d’origine urbaine ou agricole. L’altération de la qualité de l’eau concerne les algues, la flore aquatique et la production du plancton.

« Certains organismes ne tolérant pas les eaux troubles ou les niveaux de matières en suspension trop élevés sont susceptibles d’être affectés. Par exemple, pour des organismes filtreurs comme les hydraires, les bryozoaires ou certains mollusques, une trop forte concentration en matières en suspension peut entraîner le blocage de l’appareil digestif32 » et l’asphyxie quand le nuage de sédiments retombe. Le dragage « entraîne le prélèvement de la majorité de la faune benthique. Les espèces sessiles arrachées de leur support, les crustacés et les vers sont détruits en quasi-totalité33 ». La faune benthique regroupe les animaux et végétaux « qui vivent fixés au sol ou qui se déplacent en rasant le fond. Ils trouvent leur nourriture dans le sédiment et en dépendent donc pour leur subsistance. Beaucoup de poissons benthiques sont aplatis, soit sur le ventre comme la raie et la baudroie, soit sur le flanc comme la sole. […] Certaines espèces benthiques s’enfouissent dans le sédiment afin de se protéger de leurs prédateurs34 ». Les fonds marins constituent leur habitat, leur refuge et leur nourriture. Des études scientifiques révèlent une réduction de 30 % à 80 % de la biodiversité dans les zones draguées, avec des impacts pouvant s’étendre jusqu’à 4 kilomètres35. Les poissons peuvent être aspirés ou blessés et leur alimentation est totalement altérée. Certains comme les harengs ont besoin de fonds propres et stables sans vase pour se reproduire et déposer leurs œufs. Dans plusieurs régions, la modification des fonds marins a entraîné la disparition totale de populations de poissons, affectant par ricochet les oiseaux marins dont ils constituent la première source de nourriture.

Comme pour les rivières, les effets en cascade étaient déjà connus dans les années 1970. Un rapport du Centre national pour l’exploitation des océans affirmait en 1975 : « Le dragage du fond de la mer entraîne des modifications temporaires ou permanentes du milieu marin. »

Les souilles d’extraction modifient aussi le relief – la morphologie – des sols par les « trous » creusés et par le panache qui retombe, influant sur les conditions hydrodynamiques. Si l’Union nationale de la production de granulats (UNPG) nie tout lien entre extraction et évolution du littoral36, les associations et l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer, IFREMER, jugent cet enjeu crucial pour la sauvegarde des littoraux.

En Bretagne, plusieurs mobilisations citoyennes ont porté l’opposition à ces projets. En 2007, le collectif Peuple des Dunes a rassemblé plus de 12 000 personnes sur la plage de Kerhillio contre l’exploitation de LafargeHolcim dans le Morbihan. Ce projet, situé à 5 kilomètres des côtes sauvages et près de zones Natura 2000 entre Gâvres et Quiberon, visait l’extraction de 600 000 tonnes annuelles de granulats. Avis défavorables de scientifiques et d’expert·es, opposition d’élu·es de tous bords politiques, recours juridiques contre le ministère de l’Industrie, le préfet et le maire… Le projet a finalement été stoppé net par la Défense nationale en raison de la présence d’explosifs de la Seconde Guerre mondiale gisant dans le sable. Les vieux obus auraient sorti LafargeHolcim de son bourbier – à moins que ce ne soit la pression exercée par le Peuple des Dunes ? Le nom de ce collectif est devenu un symbole des luttes du sable. Il a été repris plus au nord de la Bretagne en 2010 avec le Peuple des Dunes en Trégor, qui s’opposait à une prolongation de concession dans la baie de Morlaix, un projet porté par la Compagnie armoricaine de navigation. La lutte pour la protection des littoraux est puissante, et l’échec du référé au Conseil d’État n’a pas tari sa détermination. Le premier jour où le navire sablier est parti en mer pour démarrer les extractions, 6 000 personnes se sont mobilisées sur le port. À la suite de ce raz-de-marée populaire, l’entreprise a suspendu ses activités et le préfet est revenu sur son autorisation.

L’industrie des granulats marins tient un discours ambivalent. D’un côté, ses représentants prennent acte des impacts de l’activité et, de l’autre, ils les minimisent en la comparant à celle d’autres régions du monde en s’appuyant sur les verrous administratifs français qui permettent d’« assurer que les choses so[i]nt faites dans les règles ».

Les études actuelles ne permettent pas de déterminer si et comment les milieux se régénèrent. Afin de ne pas modifier la richesse et les spécificités de chaque zone des fonds marins, la résilience morphologique impose que les sédiments qui remplacent ceux qui ont été extraits soient de même nature. L’impact devient irréversible quand les prélèvements dépassent la production naturelle de sable. Afin de permettre un semblant de régénération, il s’agirait de savoir quel volume de sable « entrant » est nécessaire pour freiner l’érosion des littoraux et la hausse du niveau des mers. Pour limiter l’impact, nous devrions simplement extraire ce que le sol est capable de produire.

Notre rapport aux rivières, aux mers et aux océans a évolué. Longtemps considérés comme des voies de transport, des sources d’irrigation, des réserves de nourriture, des gisements de ressources ou des aires de loisirs au service des besoins humains, ces milieux sont aujourd’hui largement reconnus comme des régulateurs essentiels du vivant. La France, qui se targue de posséder le deuxième espace maritime mondial avec 11 millions de kilomètres², intègre l’extraction de granulats dans son « économie bleue ». Pourtant, même s’agissant de ressources minérales, leur extraction menace l’ensemble des écosystèmes aquatiques.

Sur terre, les carrières gagnent du terrain

« On attaque notre cadre de vie, on pille légalement le sol de notre village, on nous impose ce carnage pour quinze ans. La forêt abattue ne repousse pas plus que nous n’avons réussi à repousser Lafarge. […] Aujourd’hui, j’en veux à l’État qui ne prend pas en considération l’avis des habitants en considérant que l’utilité d’un tel carnage vaut plus que notre droit à conserver notre cadre de vie. C’est insultant et cela montre à quel point on méprise le ressenti de ceux qui assistent impuissants au massacre : c’est violent. Je m’arrête là car maintenant j’ai mal au ventre et ce n’est pas la gastro… »

CLAIRE, association Gandalf

« Le crapaud, là, tu ne l’as pas vu. »

Un carrier37

L’extractivisme au service du béton ne s’opère pas dans des « contrées exotiques loin des yeux et du cœur ». Il est partout, d’où sa dénomination d’extractivisme ordinaire. La colonisation, l’accaparement et l’exploitation des terres sont aussi des réalités locales. L’évolution géographique et spatiale des carrières reflète la façon dont les bétonneurs se sont organisés pour obtenir le monopole d’un matériau. À la fin du XIXe siècle, on dénombrait entre 35 000 et 40 000 carrières. Elles étaient de petite taille, moins de 2 hectares, et les deux tiers d’entre elles étaient exploitées temporairement. On y extrayait toutes sortes de matières minérales, de la pierre au marbre, au plâtre et au sable. Les carriers constituaient une multitude de petites entreprises et, comme pour le ciment, c’était une histoire de famille. On était carrier de père en fils. Ces professionnels habitaient près de leur carrière, connaissaient leur territoire et le métier. Déjà sous l’Ancien Régime, ils avaient la réputation d’être régulièrement assignés en justice pour entrave à la sécurité et manque d’entretien de leur exploitation. Non surveillées la nuit, les carrières devenaient des zones de non-droit et des refuges pour voleurs, contrebandiers, criminels en fuite ou prostituées. Interdites aux visiteurs à cause des risques d’éboulement et d’explosion, elles se révélaient à la fois hostiles et fragiles. Leur répartition, géographiquement très étalée, s’expliquait par la diversité géologique des matières extraites – calcaire, grès, sable, schistes –, par la difficulté de transport ainsi que par une réglementation complaisante permettant de puiser la ressource localement, au pied de sa future maison ou d’un nouveau barrage. La chaîne de production était visible et les métiers de la construction interagissaient les uns avec les autres.

L’arrivée du béton a bouleversé ces pratiques. Tandis que les cimentiers s’implantaient sur le territoire et que les ingénieurs des Ponts et Chaussées dressaient des inventaires nationaux des gisements, le secteur des carrières connaissait une vague de fermetures et de rachats. En 2020, seulement 3 304 sites étaient encore actifs38. Si leur nombre a drastiquement diminué, la superficie moyenne des sites a considérablement augmenté. En Île-de-France, elle est passée de 38 à 69 hectares en vingt ans. Cette évolution rappelle la disparition des petites exploitations agricoles face à l’expansion du complexe agro-industriel39.

« Notre force, notre réseau », dit un slogan d’Eiffage. Pour viser le monopole du béton, il faut contrôler la filière à sa source. De gros groupes indépendants s’imposent aux côtés des quatre principaux cimentiers qui diversifient leurs pratiques en détenant eux aussi des carrières par des filiales et sous-filiales.

Répartition des carriers et sites d’extraction en France

Heidelberg Materials détient une centaine de carrières via GSM et Calcia, tandis que Vicat en gère une soixantaine dans l’Est. LafargeHolcim exploite 150 carrières et dépôts, principalement en Bretagne, dans l’Ouest, le long de la Seine jusqu’à Rouen et dans le Sud-Est. En 2022, cette dernière a renforcé sa présence en Rhône-Alpes en acquérant six carrières du groupe familial Fanny.

D’autres acteurs majeurs, moins médiatisés mais tout aussi influents dans l’industrie des granulats, sont présents sur le territoire. Le groupe Pigeon possède plus de 50 carrières en Bretagne et Pays de la Loire, où opèrent également le Groupe Charier (15 carrières) et les Carrières de l’Ouest (14 sites). Eqiom exploite 33 carrières, tandis que Cheval Granulats en gère 12 en Drôme, Isère, Ardèche et dans le Rhône.

Les géants du BTP dominent largement ce secteur : Vinci, via sa filiale Eurovia, exploite 230 carrières. Eiffage Route contrôle plus d’une centaine de sites à travers diverses filiales réparties sur tout le territoire (groupe Fayat, carrière des Grands Caous, Verdolini Carrières, Carrières Mousset, etc.).

Le patronat des carrières est représenté par une fédération puissante, l’Union nationale des industries de carrières et matériaux de construction (Unicem), et un syndicat, l’Union nationale des producteurs de granulats (UNPG).

L’extraction de roches massives représente aujourd’hui près des deux tiers de la production de granulats. Quatre régions en fournissent près de la moitié : Auvergne-Rhône-Alpes, Nouvelle-Aquitaine, Occitanie et Grand Est. Deux méthodes d’exploitation prédominent : l’exploitation à flanc de coteau et l’exploitation en fosse. La première consiste à attaquer le pied d’un coteau ou d’une montagne, puis à remonter progressivement le flanc en hauteur. La seconde creuse le gisement depuis le plateau, formant un cratère qui s’élargit et s’approfondit, pouvant atteindre jusqu’à une centaine de mètres de profondeur. La carrière de Ferques dans les Hauts-de-France illustre l’ampleur de ces exploitations : s’étendant sur 2,5 kilomètres de long et 1,5 kilomètre de large, profonde de 45 mètres, elle produit annuellement 9 millions de tonnes de granulats. De cette production, 1,8 million de tonnes est acheminé vers le Grand Paris par trente trains hebdomadaires.

Paysage lunaire et glaçant. La terre se fait exploser par des tirs de mines pour extraire des pans entiers de roches. À Saint-Pierre-la-Cour en Loire-Atlantique, dans la carrière LafargeHolcim située à 120 mètres de profondeur, un seul tir peut abattre 40 000 tonnes de roches. La violence de ces armes de destruction est frappante. La terre jaune, ocre ou grise, à vif, contraste avec les prairies environnantes ou les montagnes arborées. Une plaie ouverte. Le paysage est entièrement remodelé par les machines qui le transforment en y creusant des terrasses en gradins. Les parois verticales, les fronts de taille, peuvent atteindre 30 mètres de haut, et les banquettes, parties horizontales, plusieurs dizaines de mètres. L’organisation spatiale comprend différentes zones : extraction, traitement, administration, parfois une cimenterie et souvent des centrales à béton à proximité. Contrairement aux sablières qui extraient directement un granulat fin, les carrières de roches massives nécessitent un traitement supplémentaire. La roche doit être concassée et criblée pour produire différentes granulométries. Les concasseurs traitent entre 200 et 1 000 tonnes par heure. Les machines ressemblent à de gigantesques robots avec des bras articulés, des tapis roulants et des convoyeurs à bande télescopiques ou sur chenilles.

Les protagonistes et l’intrigue de l’histoire qui a pris place à Saint-Nazaire-en-Royans, aux portes du Vercors, sont dignes d’un scénario de film. Des hommes aux cheveux grisonnants en costume, des habitant·es sidéré·es, une association, cinq femmes initiatrices d’un basculement, la puissance démocratique du peuple et une falaise : le mont Vanille. L’entreprise SASU Carrières Benoît Gauthier convoitait ce bout de montagne sauvage, dominant les villages de Campalon, Vanille et La Bourne. Elle tablait sur 90 000 tonnes de roches extraites annuellement pendant trente ans, avec possibilité de renouvellement et d’extension jusqu’à 40 % selon la demande du marché. L’exploitation d’une carrière nécessite soit d’être propriétaire du terrain, soit de conclure un contrat de fortage avec le propriétaire, moyennant une redevance calculée sur le tonnage extrait40. Lorsque le propriétaire est une entité publique, l’exploitant doit se conformer aux règles des marchés publics. Le plan local d’urbanisme (PLU) a été modifié in extremis dans le sens d’un déclassement des zones protégées. Les travaux allaient pouvoir commencer. Mais c’était compter sans la détermination des habitant·es : ils et elles ont formé une liste pour les élections municipales et ont remporté la mairie en 2020. Les naturalistes de l’association ont enrichi le dossier avec des données techniques sur la destruction d’espèces protégées comme le hibou grand-duc, la genette commune et le lys martagon. La découverte d’un chemin rural oublié, légalement inaliénable, a constitué un atout majeur, tandis qu’un refus préfectoral inattendu a ravivé l’espoir. Cette décision s’appuyait sur la protection du « paysage », un argument jamais évoqué auparavant. Il semble que certains dossiers puissent être abandonnés aussi rapidement qu’ils ont été imposés, qu’il s’agisse d’obus découverts dans le sable ou d’un « paysage » soudainement jugé digne de protection.

Une ouverture ou extension de carrière ne se fait pas si le carrier n’a pas la certitude qu’il existe un bon gisement en quantité suffisante. Des géologues peuvent visiter les sites discrètement et réaliser quelques forages pour estimer ces informations. Pour acquérir du foncier ou exploiter une parcelle, une étude d’impact est obligatoire. Ces études sont réalisées par des bureaux spécialisés, qui se doivent d’être indépendants. Mais quand celui qui paie l’étude d’impact est aussi celui qui veut que son projet soit validé, peut-on vraiment attendre de tous les bureaux d’études une analyse parfaitement impartiale ? Le système actuel place ces experts dans une position délicate.

Il y a vingt ans, le volet biologique de ces études se résumait souvent à une maigre page. Aujourd’hui, malgré une évolution des pratiques – dix inspections annuelles au lieu de quatre –, l’absurdité demeure : comment quelques heures d’observation par an pourraient-elles anticiper l’impact d’une exploitation sur trois décennies ? Ces inventaires écologiques restent pour la plupart une caricature de ce qu’exigerait une véritable prise en compte du vivant. Le comportement des oiseaux ne peut être correctement évalué lors de deux visites printanières ou par simple écoute matinale. Les espèces précoces ou celles nichant jusqu’en août, comme la linotte mélodieuse, passent inaperçues. Pour les amphibiens, les pratiques varient selon les bureaux d’études. Leur phase terrestre est souvent négligée et leur observation aquatique, très ponctuelle, manque de rigueur. L’Amphicapt, piège efficace qui permet de faire un comptage précis, demeure peu utilisé. Concernant les chauves-souris, espèces protégées, deux passages estivaux nocturnes sont effectués sans recherche dans les arbres, ignorant des espèces comme la sérotine commune qui s’y abritent. Quant à la flore, quelques passages sont censés suffire pour recenser toutes les espèces. Et le carbone stocké dans les sols, qui sera libéré par l’exploitation, n’est peu ou pas pris en compte.

Le dossier est ensuite soumis aux services de l’État : la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) pour l’environnement, la Direction départementale des territoires (DDT) pour l’urbanisme et la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) pour le patrimoine, qui sont censées rejeter les dossiers non conformes. Mais si le préfet s’interpose, les administrations valideront et le feu vert sera donné par dérogation. Pour toute ouverture ou extension, une publication de l’enquête publique au Journal officiel et un affichage en mairie sont obligatoires. Souvent publiées pendant des périodes de vacances ou affichées discrètement derrière un comptoir, ces publications sont découvertes trop tardivement par la majorité des habitant·es. Quelques petites lignes bien rédigées pour un « projet raisonné », en accord avec telle ou telle charte, et le tour est joué. Une fois l’autorisation validée, les carriers s’installent avec tout leur équipement lourd et leurs grosses machines pour déboiser et assécher les zones humides existantes. Le classement ICPE (installation classée pour la protection de l’environnement) des carrières permet d’obtenir de nombreuses dérogations, notamment concernant la destruction d’espèces et d’habitats protégés, censée être conditionnée par l’absence d’alternative ou encore par la préservation des populations dans leur aire de répartition naturelle et l’existence d’une raison impérative d’intérêt public majeur41. En 2021, l’association Manche-Nature a remporté une victoire devant le Conseil d’État contre une extension de carrière de sable à Saint-Sébastien-de-Raids, le projet ne répondant pas à ce dernier critère, et d’autres carrières situées dans un environnement proche suffisant aux besoins de la filière locale.

« Aménagements écologiques des carrières en eaux », « intégration paysagère et actions de développement durable », les dossiers de réaménagement de carrières ressemblent à des brochures de naturalistes. Les carriers se présentent désormais comme des producteurs d’espaces naturels plutôt que comme des consommateurs de territoires42. L’Unicem a créé une charte environnementale maîtrisant parfaitement le vocabulaire écologique et jurant s’inscrire dans une démarche durable en « respectant » l’obligation légale de réaménagement après exploitation.

Cette exploitation irréversible des terres et des milieux constitue pourtant une menace grave. Par exemple, comment justifier la potentielle destruction de zones humides pour l’extension d’une carrière ? Ne faudrait-il pas plutôt parler dans certains cas d’écocide ? Certaines terres sont déclarées protégées tandis que d’autres deviennent des « zones de sacrifice43 ».

Dans la commune de Daubeuf-près-Vatteville en Normandie, les champs et la forêt devant la maison de Claire, membre de l’association Gandalf, n’ont pas eu la même chance que les falaises du mont Vanille. Les paysages sont défigurés. Daubeuf est pourtant limitrophe de communes comprises dans la boucle de la Seine dite Château-Gaillard, site classé de 4 600 hectares. Le long de ces coteaux calcaires, les carriers sont omniprésents et détiennent plus d’un tiers de la superficie. En 2018, malgré l’opposition de la municipalité et des habitant·es, LafargeHolcim a poursuivi son accaparement du territoire : renouvellement de 192 hectares à Muids et extension de 189 hectares à Daubeuf. Dès 2018, des opérations d’achat de terrains par des entreprises nouvellement créées et aussitôt fermées – avec des sièges sociaux dans les communes alentour – auraient dû alerter les habitant·es, qui n’ont découvert l’enquête publique que deux jours avant la date limite. En 2022, sur la commune de Muids, avec l’autorisation du préfet, un forage agricole dont le prélèvement s’effectue directement dans la nappe de « craie du Vexin normand » a changé de bénéficiaire : l’entreprise elle-même, qui peut désormais pomper 80 000 m³ d’eau par an. Ces exploitations gigantesques permettent de maintenir l’approvisionnement du site de Bernières-sur-Seine. Situés sur la rive d’en face, une forêt de 500 hectares, un port privé, une carrière et un site de traitement reçoivent, par un réseau de convoyeurs long de 9 kilomètres, les granulats de trois autres carrières pour les laver et les acheminer sur d’autres sites. Après avoir transpercé les falaises sur 280 mètres, un des convoyeurs traverse la Seine en étant suspendu sur 660 mètres pour rejoindre la carrière de Muids. 10 000 tonnes de granulats par jour peuvent y circuler44. Les barges partent avec le sable et reviennent avec les déchets du Grand Paris. Malgré des actions en justice infructueuses, l’association Gandalf ne se laisse pas intimider par les visites des services de renseignement45 et reste vigilante face aux dépassements des seuils d’émission de poussières.

La proximité entre carriers et cimentiers est inévitable, les premiers fournissant la matière première aux seconds. On a affaire à un triple système : proximité géographique sur un même site, proximité d’acteurs d’une même entreprise et proximité stratégique nécessaire sur les transitions à opérer dans l’industrie. Face aux émissions de CO2 du ciment, des nouvelles recettes bas carbone, élaborées à base d’argiles calcinées, font de celles-ci un gisement en pleine expansion.

Dans le petit village de Fessanvilliers-Mattanvilliers, les habitants ont découvert dans la presse le projet de destruction de 30 hectares par Carrières et Ballastières de Normandie (CBN, filiale d’Eurovia/Vinci) avant tout dépôt officiel. Tandis que l’exploitant met en avant le « bas carbone » qui rendrait la carrière « écologique », les opposants pointent l’incohérence qu’il y a à extraire une argile qui parcourra 100 kilomètres pour être traitée à Rouen et à combler ensuite le site avec des déchets inertes. La mobilisation précoce de l’association Stop Carrière Fessanvilliers, créée en 2023, semble avoir mis le projet en suspens.

Qui souhaiterait habiter près d’une carrière ? En juillet 2024, un pan entier d’une montagne du Vercors s’est effondré, déplaçant près d’1 million de m³ de roches. Le site n’était autre que la carrière d’Eiffage à La Rivière, la plus grosse exploitation de l’Isère, dont les tirs de mines menés depuis plus de vingt ans n’ont cessé de fragiliser la montagne46. En 2019, un important éboulement avait déjà eu lieu. Quinze ans plus tôt, en 2011, dans la carrière Vicat des Combes, un éboulement avait contraint les habitants du hameau du Mas à quitter leurs maisons. En plus des conséquences désastreuses sur les sols et les milieux, le danger et les nuisances quotidiennes font vivre un enfer aux riverains.

La durée d’exploitation est de trente ans renouvelables. Près de la carrière Calypso en Maurienne, la valeur immobilière a chuté de 30 %. Une dépréciation qui permet par ailleurs aux carriers d’acquérir de nouveaux terrains à moindre coût. Face à ces pratiques, les résistances s’organisent. En 2024, une coordination nationale, rassemblant des luttes anti-carrières de toute la France, a émergé pour faire front commun face à la systématisation de ce qui pourrait être qualifié de « crimes environnementaux ».

Les cimenteries, châteaux forts du béton

« Le cimentier ne doit jamais l’oublier, et sous ce rapport sa moralité professionnelle doit être très stricte. Il doit, en dehors de la surveillance de contremaîtres capables et responsables, s’imposer lui-même, dans l’exercice de son métier, une discipline personnelle, et cela, il ne le peut que s’il a conscience de sa propre responsabilité morale47. »

Manuel du cimentier, 1934

La première cimenterie française voit le jour en 1848. En 1932, on en compte 76. Un siècle plus tard, le territoire métropolitain abrite 45 sites (25 cimenteries et 20 centres de broyage de clinker), tandis que chaque département d’outre-mer possède sa propre cimenterie. Comme pour les carrières, l’industrialisation, l’évolution des techniques et la concentration du marché ont réduit le nombre de sites alors que la production explosait. En 1971, Lafarge, Ciments français et Vicat contrôlaient déjà 86 % du marché national, se livrant une concurrence féroce par des investissements massifs, des acquisitions de petites cimenteries et des implantations stratégiques. Pour écraser les plus petits acteurs, certains industriels s’accordaient sur les prix. Dans le même temps, Lafarge s’assurait une position dominante en investissant 8 % de son chiffre d’affaires annuel dans l’absorption progressive de petites cimenteries48.

Parallèlement, dans la continuité de logiques coloniales et d’expansion, les cimentiers français et occidentaux se sont déployés en Afrique, en Inde, au Moyen-Orient et en Amérique du Sud. L’oligopole est devenu mondial, avec des fusions majeures : Lafarge avec le Suisse Holcim en 2015, et Ciments Calcia (Italcementi) racheté en 2014 par l’Allemand Heidelberg Materials. Seul Vicat demeure un cimentier français indépendant coté en Bourse. Aujourd’hui, cinq géants – LafargeHolcim, Heidelberg Materials (via Ciments Calcia), Eqiom, Vicat et Imerys Aluminates – contrôlent 95 % du marché français du ciment et engendrent 2,4 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel.

Répartition des cimenteries

L’industrie cimentière pèse lourd : en 2022, 16,8 millions de tonnes de ciment ont été produites en France.

LafargeHolcim exploite sept cimenteries, Vicat cinq, Heidelberg/Ciments Calcia neuf, Eqiom trois et Imerys Aluminates une. Chacun dispose de plusieurs usines de broyage et dépôts répartis sur tout le territoire.

L’ensemble du processus de fabrication du ciment se déroule dans les cimenteries avec des carrières de calcaire sur site ou dans un rayon de 50 kilomètres. Les matières premières sont le calcaire (80 %) et l’argile (20 %) issus de divers gisements. Un bon calcaire doit contenir de la silice, de l’alumine, du fer et de la chaux. Pour une tonne de ciment, il faut environ 1 300 kg de calcaire et 200 kg d’argile, engendrant entre 800 kg et une tonne de CO2.

La cuisson est l’étape la plus problématique du processus49 : 40 % des émissions de CO2 proviennent de l’énergie nécessaire pour chauffer les fours, et 60 % de la décarbonatation du calcaire (réaction chimique libérant le CO2 contenu dans le calcaire chauffé). En France, ces ciments artificiels, dits de Portland, sont regroupés en cinq catégories (CEM I, II, III, IV, V). Le marché français est dominé à 80 % par les CEM I et CEM II. Ce sont les plus carbonés puisqu’ils contiennent le plus de clinker (à 95 % pour le CEM I). Et cette poudre grise, qui ne constitue que 11 % du volume du béton, représente 89 % de l’impact carbone du béton50.

Malgré les prévisions d’une baisse de production de 22 % d’ici 2050, chaque tonne de ciment fabriquée en 2020 produisait 9,5 % de CO2 de plus qu’en 201551.

Un détour en Indonésie sur les îles du Pacifique, premières menacées par le réchauffement climatique et pour certaines vouées à disparaître d’ici 2050, permet de comprendre l’ampleur du problème. La petite île de Pulau Pari, 42 hectares de sable fin entourés d’une mer bleu turquoise, a perdu 11 % de sa surface à cause de la montée des eaux et connaît des inondations à répétition. En 2022, quatre habitant·es ont porté plainte contre le géant mondial du ciment Holcim et réclamé « une indemnisation proportionnelle aux dégâts causés par les changements climatiques dus aux émissions de CO2 de son industrie et une participation au financement des mesures de protection contre les inondations52 ». Même si l’affaire est en cours et que la justice suisse étudie la plainte, c’est la première fois qu’un pays du « Sud » attaque l’un des plus gros industriels occidentaux.

La fabrication d’une tonne de clinker équivaut à une tonne de pétrole brut consommée, soit un trajet de 20 000 kilomètres en voiture. Le ciment constitue une bombe climatique dont les lobbies et les États ont trop souvent sciemment minimisé l’impact.

Il y a vingt ans, le sujet des émissions carbone et de la pollution des cimentiers n’existait pas encore dans l’arène publique, mais il avait déjà commencé à être discrètement évoqué dans les bureaux et les couloirs des entreprises et des institutions. Le témoignage de Josef Waltisberg, ancien ingénieur chez Holcim, est sans équivoque : « Vers 1983, nous avons commencé à relever les quantités de benzène qui émanaient des cheminées des cimenteries. Avant ça, personne ne prenait en compte ce gaz pourtant très toxique, dont il est prouvé qu’il est cancérigène. J’avais rédigé un rapport très complet sur ce problème, qui avait circulé en interne chez Holcim. Un jour, je crois que c’était en 1988, j’arrive le matin, mon assistante était dans tous ses états. Thomas Schmidheiny [le président de l’entreprise] en personne s’était déplacé jusqu’à mon bureau, ce qui n’arrivait jamais. Il m’a dit très clairement que ce rapport ne devait pas sortir de mon bureau, et ne faire l’objet d’aucune publication externe. Et, à l’époque, figurez-vous qu’on ne brûlait pas autant de déchets qu’aujourd’hui dans les cimenteries ! Ce que je peux vous dire, c’est que l’émission de composés organiques volatils et le benzène ont beaucoup augmenté dès que les cimenteries ont commencé à brûler de plus en plus de déchets53. »

Des cimenteries françaises, dont certaines sont classées Seveso54, avaient été pointées du doigt par des habitant·es s’inquiétant de la possible pollution de l’air, de l’eau et de nuisances associées. Des démarches restées peu médiatisées jusqu’à ce que des militant·es écologistes les mettent en lumière par leurs actions. Les manifestations concrètes de la pollution industrielle et les risques sur la santé semblent présenter une troublante similitude d’un site à l’autre, que ce soit dans la vallée de l’Azergues, à Bouc-Bel-Air ou à Gargenville55. Face à ces alertes, les entreprises du secteur adoptent généralement une posture défensive. Lorsque la pression devient trop forte, elles consentent à l’installation de filtres pour apaiser la colère des riverain·es, mesure souvent jugée insuffisante par les collectifs locaux. Lorsque des analyses réalisées par des laboratoires indépendants révèlent des niveaux que ces collectifs considèrent comme alarmants, les industriels en contestent généralement les résultats. En 2016, dans une situation de ce genre, le directeur de la cimenterie d’Azergues dans le Rhône osait donner cette réponse le plus sérieusement du monde : « J’émets un doute sur l’origine de ces dépôts de poussières. Il ne faut pas négliger l’effet de la circulation, du chauffage individuel et des autres industries56… »

Les cimentiers ont exercé un lobbying intense pour résister aux changements57. Dans les années 2010, confrontés aux quotas carbone de l’Union européenne, ils ont fait pression pour obtenir davantage d’allocations gratuites, arguant que leur survie économique et leur compétitivité étaient menacées. L’industrie du ciment disposerait ainsi de crédits gratuits suffisants pour couvrir ses émissions jusqu’en 203058. Sans véritables contraintes ni risques politiques à assumer, les industriels ont attendu d’être au pied du mur avant de déployer leur arsenal de mesures vertes. En 2021, le ministère de la Transition écologique et le Syndicat français de l’industrie cimentière ont établi des objectifs de réduction des émissions : – 50 % de CO2 pour 2030 et entre – 33 % et – 90 % d’ici 2050, sans toutefois prévoir de sanctions en cas de non-respect. Le rapport de Réseau Action Climat de juin 2023 révèle d’ailleurs qu’à part pour Calcia, depuis 2019, les émissions de CO2 des autres grands cimentiers stagnent ou diminuent très légèrement, voire augmentent pour le cas de Vicat.

Le plan France 2030 a octroyé plus de 50 milliards d’euros aux cinquante plus gros pollueurs français59, dont près de la moitié rassemblent des cimenteries représentant 55 % des émissions industrielles nationales60. LafargeHolcim a vu cinq de ses projets « récompensés » par le Fonds de décarbonation de l’industrie de France Relance en 2022 et a touché plus de 19 millions d’euros en 2024, Ciments Calcia a perçu 46 millions d’euros dont 30 millions pour la cimenterie d’Airvault, et Vicat plusieurs dizaines de millions pour développer le captage de carbone61. Au-delà du ciment, plus de vingt sites industriels de matériaux de construction (verre, bois, isolants), dont cinq sites Saint-Gobain, bénéficient également de ces subventions. N’est-il pas ironique que l’argent public finance la décarbonation des plus gros pollueurs français, alors que les quatre principaux d’entre eux ont engrangé 81 milliards d’euros de bénéfices en 2022 ? Ces aides nationales sont complétées par des fonds européens. Et devinez qui a été le premier bénéficiaire du Fonds pour l’innovation de l’Union européenne (INNOVFUND), qui a distribué 810 millions d’euros entre 2021 et 2022 ? Le secteur du ciment62.

Les cimentiers se présentent désormais comme experts du « bas carbone ». Majoritairement utilisées pour le papier, le verre et la céramique, les argiles kaoliniques servent aussi d’additifs et de substituts pour le ciment et le béton. Une nouvelle recette (LC3) les utilisant permettrait de substituer 50 % à 70 % du clinker et de réduire la température de cuisson à 900 °C. La France compte quarante et une carrières de kaolin et d’argiles kaoliniques, avec une production autorisée de 2 millions de tonnes. Le groupe français Imerys, fondé en 1880 par la famille Rothschild, est le plus important producteur mondial de kaolin63. La cimenterie pilote en Europe pour ce nouveau ciment n’est autre que celle de LafargeHolcim à Saint-Pierre-la-Cour, la plus importante de France.

L’histoire de la cimenterie Lafarge de Bouc-Bel-Air constitue un cas d’école. L’usine bénéficiait depuis 1958 de dérogations préfectorales pour dépasser les seuils de poussières et de dioxyde de soufre. Des riverain·es souffrant des fumées et nuisances émanant du site, qu’ils et elles soupçonnaient d’avoir des impacts sur leur santé, se sont plaint·es pendant des années64. Après le combat sans relâche de l’association Bouc Bel Air Environnement, un documentaire télévisé révélant au grand jour les milliers de pneus brûlés dans les fours (près de 60 % des pneus usagés de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur – PACA) et le rassemblement de 200 militant·es écologistes sur les lieux en 2022, LafargeHolcim a transformé son usine en un modèle de cimenterie « bas carbone ». À la suite de cette action citoyenne, les services antiterroristes sont intervenus pour perquisitionner, arrêter et intimider plus de trente-cinq personnes, dont quatre ont été mises en examen. Les nouvelles mesures « durables » brandies sur le tard par l’entreprise ne feront pas oublier plus de soixante-dix ans de pollution.

Les cimenteries impactent fortement les paysages. La cimenterie Vicat à Grenoble, reconnaissable par son grand silo et son logo, traverse l’A480 avec son réseau de chariots aériens et affiche la fierté industrielle historique de la région. Le terminal cimentier de LafargeHolcim au port de Gennevilliers, avec son silo de 15 mètres de haut et un coût de 2,35 millions d’euros de construction, est présenté comme une prouesse technologique. Cela n’a pas empêché 400 militant·es des Soulèvements de la Terre de s’y rendre pour redécorer le site en 2021 lors d’une action de « désarmement » ludique intitulée « Grand Péril Express ». Cette mobilisation a concerné quatre sites industriels (centrales à béton et cimenterie) pour dénoncer les ravages de toute la filière sur les terres et les ressources, occasionnés pour les besoins du Grand Paris.

Ces infrastructures et leurs dirigeants oscillent aujourd’hui entre profil bas et marketing de nouvelles technologies vertes afin de maintenir la production à son niveau maximum.

Les centrales à béton produisent « frais et local »

« Le béton prêt à l’emploi est un produit frais et local65. »

LAFARGE FRANCE

La concentration du secteur a éloigné carrières et cimenteries, engendrant des flux de transport toujours plus importants pour approvisionner les centrales à béton. Les distances parcourues ont doublé en quarante ans, dégradant les routes secondaires inadaptées. Le cumul des kilomètres parcourus dépasse souvent le « rayon de 50 kilomètres » revendiqué par les bétonneurs. Des dépôts intermédiaires situés à 40 kilomètres autour des carrières permettent de stocker sable et granulats avant leur acheminement final, multipliant les distances et brouillant leur traçabilité.

Près de 2 000 centrales de béton prêt à l’emploi et 900 usines de produits en béton maillent le territoire tous les 15 à 30 kilomètres, donnant au matériau une apparence « locale ». Leur taille varie selon leur emplacement, des grandes installations parisiennes le long de la Seine aux petites unités à l’entrée des villes. Le béton fabriqué est « frais » puisque pas encore durci, transporté sous sa forme semi-liquide pour remplir coffrages et moules sur les chantiers, et donc doit être acheminé rapidement.

On parle du béton comme d’un matériau unique, mais sa famille est diverse. Des adjuvants chimiques, produits par des entreprises comme Sika ou Mapei, modifient ses propriétés : plastifiants, fluidifiants, accélérateurs ou retardateurs de prise, hydrofuges. La composition exacte et la dangerosité potentielle de ces ingrédients qui constituent nos murs et finiront enfouis dans le sol demeurent souvent difficiles à connaître et à évaluer. Ces mélanges produisent des bétons aux performances variées : haute résistance, autoplaçants, fibrés ultra-performants, isolants ou drainants. Le matériau se décline aussi en éléments préfabriqués, comme les parpaings de différents types.

Les centrales à béton représentent des lieux à la fois de convergence et de déconnexion. C’est à cet endroit que se retrouvent les différentes matières minérales provenant des quatre coins de la France, extraites de sols, contextes et milieux différents, afin d’être mélangées pour produire l’uniformité. Le mélange obtenu efface autant la diversité des matériaux que leur origine, créant un matériau qui n’a plus d’identité. Lorsqu’un camion toupie vient livrer du béton sur un chantier, qui connaît la provenance du sable ou des granulats ? La déconnexion de la filière est palpable à cet endroit où le béton prend vie et où la rupture des mondes s’opère.

Les centrales à béton sont des lieux accessibles – du moins par contraste avec les cimenteries –, où « les hommes de terrain », les ouvrier·ères et conducteur·rices de camions sont les premier·ères à entrer au contact de la matière. Et, pourtant, ils et elles n’ont aucune prise sur celle-ci. L’employé·e derrière l’ordinateur de contrôle de la centrale appuie sur les commandes automatisées qui proportionnent les bons dosages pour le produit demandé « sur catalogue ». Les recettes sont élaborées dans des laboratoires, et le choix de la provenance des matières premières se décide dans les bureaux. Il faut rentabiliser le produit fini et opérer un calcul entre le coût de la tonne de matériaux et leur transport. Si le ciment est moins cher en Espagne, il sera choisi pour approvisionner des usines en Bretagne.

Dans les centrales, les granulats sont entreposés en tas, dans les « trémies » ou « cases », en fonction de leur granulométrie. Les silos stockent le ciment. D’une capacité de 30 à 500 tonnes, ils peuvent atteindre jusqu’à 20 mètres de hauteur. Les adjuvants sont conservés dans des conteneurs à proximité. Pour ce qui est de l’eau utilisée pour le mélange, elle est prélevée dans le réseau d’eau potable ou pompée directement dans la nappe par des forages nécessitant une demande d’autorisation préfectorale, bien souvent accordée sans étude d’impact.

Chacun de ces composants est basculé dans le malaxeur en étant pesé électroniquement, par des tapis-peseurs sur des convoyeurs, ou pompé comme pour l’eau ou les adjuvants. Les vannes s’ouvrent et le mélange peut commencer. Le malaxage dure de plusieurs dizaines de secondes à plusieurs dizaines de minutes en fonction du produit demandé. Une fois prêt, il sort par un entonnoir qui se déverse directement dans un camion benne ou camion toupie, parfois équipé d’une pompe. Le camion toupie, qui contient entre 6 et 10 m³ de béton, approvisionne des chantiers proches, à 20 ou 30 kilomètres de la centrale. Mais celui-ci effectue plusieurs allers-retours dans la journée, et son total quotidien cumulé peut atteindre jusqu’à 200 kilomètres parcourus. Le béton doit être livré en moins d’une heure et demie, délai qui peut s’allonger avec des retardateurs de prise, et coulé trente minutes après son arrivée sur le chantier.

Si les chantiers plus modestes sont approvisionnés par des camions, les grands chantiers ont le privilège d’avoir leur propre centrale à béton. Cette solution devient rentable au-delà de 7 000 m³ de béton. Pour installer une centrale provisoire, il faut préalablement terrasser une plateforme, réaliser des travaux de fondations, « gérer » le traitement des eaux usées et l’évacuation des déchets de béton.

En 2011, après une concertation étroite entre le Syndicat national du béton prêt à l’emploi (SNBPE) et le bureau des sols et des sous-sols du ministère de la Transition écologique, un arrêté a classé les centrales en ICPE, ce qui simplifie la procédure d’ouverture et permet de demander, comme pour les carrières et cimenteries, des dérogations multiples. Les infrastructures supérieures à 3 m³ relèvent du régime de l’enregistrement et nécessitent un permis de construire et un avis de la DREAL. Les centrales mobiles ne nécessitent qu’une simple déclaration sans étude d’impact. Les sites doivent théoriquement contrôler leurs pollutions (eau, poussières, bruit), mais il n’est pas certain que ces règles soient toujours respectées.

La proximité de ces installations avec les zones habitées, la production en flux tendu et le trafic incessant de camions sont susceptibles d’engendrer pollution et nuisances pour les riverain·es et les ouvrier·ères. En 2019, le mouvement Extinction Rebellion a lancé la campagne « Fin de chantiers », qui a marqué un pas dans l’histoire des mobilisations contre le béton en France. Des sites de production le long de la Seine à Paris ont été investis par plus de 500 militant·es, et des barges de sable ont été brièvement « occupées » dans une ambiance festive66. Ces actions ont répondu à l’appel de l’association des riverain·es de Javel face à l’extension de la centrale LafargeHolcim près du pont Mirabeau à Paris. Jusqu’alors, rien n’avait pu arrêter le chantier : ni les recours intentés contre l’arrêté préfectoral permettant de déroger aux seuils de pollution, ni les rapports indiquant des taux de poussières élevés, ni les cas d’asthme signalés par les riverain·es, ni la proximité immédiate des logements… Ces mobilisations ont contribué à stopper l’extension de la centrale et permis de visibiliser le déversement des eaux usées de l’usine dans la Seine67. HAROPA-Ports de Paris a mis ensuite en place un plan de contrôle des rejets d’eau des infrastructures de béton en Île-de-France. Mais peut-on réellement croire que l’ensemble des 2 000 centrales, sans compter les centrales mobiles de chantier, disposent d’installations, de dallages et de captages d’eau adaptés ?

Les camions, malaxeurs, tapis, pompes, voiries doivent être régulièrement nettoyés pour faire disparaître le béton résiduel. Les eaux de lavage des plateformes, des zones de stockage et des voiries, ainsi que l’eau de pluie polluée qui ruisselle forment des « laitances de béton » très toxiques qui devraient être dirigées vers des bassins de décantation. Les effluents ont un pH très basique – entre 12 et 13 – et présentent des traces de métaux lourds. Ces polluants proviennent principalement du ciment et des adjuvants, dont le chrome hexavalent, substance hautement toxique. En cas de mauvaise gestion de l’écoulement des eaux usées, ou si le trop-plein du dispositif se déverse dans le réseau public, la laitance de béton peut colmater les réseaux, endommager les pompes et polluer gravement les milieux naturels. Il a été estimé que le flux polluant rejeté en milieu naturel par les centrales du bassin Seine-Normandie dépasserait les 30 tonnes de matières en suspension par jour68.

En 2014, avant le Grand Paris et les jeux Olympiques 2024, les 270 centrales du bassin de Seine-Normandie, qui représentaient déjà 20 % de la production nationale, prélevaient 1 700 000 m³ d’eau par an69. À l’heure des sécheresses à répétition, où la question de l’eau est centrale à la survie de toutes les espèces, les bétonneurs, eux, n’ont toujours pas mis ce sujet sur la table.

En 2023, la centrale à béton de Décines, opérée par Béton Lyonnais, s’est retrouvée sous le feu des projecteurs à la suite d’une action menée par Youth for Climate et Extinction Rebellion. Ce qu’ils et elles ont mis au jour est édifiant : installation à la limite de la légalité depuis 1993 sur une zone agricole, forages non autorisés dans une zone de captage protégée, déversement d’eaux usées et de déchets à même le sol. En 2021, un employé sans équipement de protection est décédé sur site, asphyxié sous le sable. Malgré de nombreux recours et plaintes de riverain·es et d’associations – tous contestés par l’entreprise –, ni la mairie écologiste, ni la préfecture, ni la DREAL n’ont mis un coup d’arrêt à la situation. Ce sont la famille du défunt et les associations qui ont intenté des actions en justice. Condamnations à des amendes, dommages et intérêts et peine de prison avec sursis pour le patron n’ont pas suffi. La centrale fonctionne toujours70.

En suivant les camions et leurs chargements, on peut cartographier la chaîne logistique et mesurer son poids économique et environnemental. Les principaux acteurs sont connus : LafargeHolcim, Cemex, Unibéton (Heidelberg Materials), Vicat, Béton Lyonnais. Sur 225 entreprises du secteur, cinq multinationales contrôlent près de la moitié des sites via de nombreuses filiales (BGIE, Holcim Bétons…), LafargeHolcim détient la plus grande gamme de bétons spécialisés (Agilia, Thermedia, Hydromedia, Chronolia et Artevia).

Le béton est l’aliment d’un système gouverné par des bétonneurs qui, pour assouvir leur soif de profits, produisent des quantités qui dépassent l’entendement. Chaque seconde, 5 tonnes de béton sont coulées en France. En 2021, la production nationale a atteint 40,2 millions de m³71 . Plus les classes de résistance du ciment et du béton sont élevées, plus leur poids carbone augmente72. Ressentons le poids des murs, des dalles et des planchers qui nous entourent partout. Le béton prêt à l’emploi engendre près de 4,4 milliards d’euros en France, soit 45,9 % du chiffre d’affaires de l’industrie des matériaux de construction73.

L’acier qui arme le béton lui permet de résister à la flexion et à la traction, mais il augmente son empreinte carbone de 20 % à 40 %74. Son faible coût est un non-sens total. 1 m³ de béton est moins cher qu’1 m³ de bière. Tout comme la viande et des produits alimentaires importés, si sa valeur reflétait son impact réel, son utilisation serait mesurée et réfléchie. Au vu des conséquences graves et irrémédiables liées à sa production, le béton devrait être considéré comme un matériau de luxe, une exception réservée à des éléments structurels spécifiques et à des édifices publics nécessaires.

Déchets et ruines de béton

« Effacer la décomposition ou la conscience de la décomposition, du déclin, de l’entropie et de la ruine, c’est effacer la compréhension de la relation qui se développe entre toutes les choses, de l’obscurité à la lumière, de l’âge à la jeunesse, de la chute à l’ascension75. »

Rebecca SOLNIT

Le béton laisse des traces matérielles, environnementales, économiques et psychologiques. À la différence des corps vivants, il ne redevient pas poussière. Son empreinte persiste bien après sa production et sa mise en œuvre. Même mis au rebut, même réduit en gravats, il continue de prendre de la place, de s’imposer, d’étouffer et de polluer. Le secteur du BTP engendre près de 76 % des déchets en France, soit 213 millions de tonnes76. La dégradation des structures bétonnées a servi de prétexte pour démolir des grands ensembles, immeubles ou bâtiments publics du XXe siècle, engendrant une quantité astronomique de matériaux résiduels, et ce à l’échelle mondiale. À la fin de sa vie, le béton ne devient pas « ruine » mais « déchet inerte » – un résidu qui « ne se décompose pas, ne brûle pas, […] n’est pas biodégradable et ne détériore pas les matières avec lesquelles il entre en contact d’une manière susceptible d’entraîner des atteintes à l’environnement ou à la santé humaine77 ».

Le béton a transformé le bâti en objet jetable. Il suffit de parcourir les nouveaux quartiers, récemment érigés par des promoteurs-constructeurs, pour constater l’apparition de dégradations dans un délai anormalement court. Cette obsolescence, aujourd’hui très lucrative, est programmée.

Avant les années 1990, la gestion des déchets n’était pas réglementée, laissant les décharges et incinérations sauvages envahir les paysages. Longtemps considérés comme sales, dangereux et encombrants, les déchets représentent aujourd’hui le maillon final de l’économie circulaire au service du capitalisme vert. L’obsolescence généralisée et la surproduction alimentent l’économie des déchets, désormais au cœur des enjeux « écologiques ». Le tournant majeur a été la directive-cadre de 2008 imposant à chaque État membre de l’Union européenne un plan de gestion avec un objectif de valorisation de 70 % des déchets du BTP pour 2020 – une valorisation engendrant plus de 160 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel. L’économie circulaire a été intégrée dans la loi relative à la transition énergétique en 2015, suivie de la loi « anti-gaspillage pour une économie circulaire » de 2020. Malgré l’obligation de valoriser les résidus, 10 % des déchets inertes du BTP finissent encore en décharge sauvage.

La valorisation se décline sous différentes formes : réutilisation, incinération, recyclage ou enfouissement.

Le réemploi est la méthode de réutilisation des déchets qui va dans le sens de la décroissance : faire avec la matière existante sans la transformer. Démarche engendrant peu de profits, elle s’oppose aux logiques de croissance économique. Le réemploi des déchets du BTP et du béton, nécessitant peu ou pas de transformation, se limite à des projets « promotionnels d’une démarche écoresponsable », projets paysagers, d’aménagement intérieur ou mobilier urbain. Pour qu’il soit mis en place à grande échelle, ce type de valorisation nécessiterait une évolution des normes, des assurances et garanties décennales.

L’incinération, quant à elle, sert grandement l’industrie cimentière. Les cimenteries sont depuis longtemps utilisées pour éliminer les déchets à fort pouvoir calorifique. Autorisée depuis 1980, l’incinération dans les cimenteries était avant tout moins coûteuse. Aujourd’hui, elle permet aussi de réduire les émissions de CO2 produites lors de la cuisson du clinker. Les combustibles fossiles tels que le charbon, le coke de pétrole et le gaz étaient jusqu’alors majoritairement utilisés. En 2023, la part des combustibles alternatifs atteignait 44 %, avec un objectif de 85 % d’ici 2050 – tenable seulement si la production de déchets reste suffisante. Cette pratique est doublement avantageuse : ceux qui les produisent s’en débarrassent et ceux qui en ont besoin les valorisent. Mais l’incinération devient presque plus rentable que le ciment lui-même.

Les cimenteries brûlent une variété impressionnante de déchets : farines animales, pneus usagés, bois, solvants non chlorés, huiles usées, boues de décantation, déchets pétrochimiques, boues d’hydrocarbures, gaz de pyrolyse, déchets plastiques, colles, peintures, vernis, résidus de broyage automobile, déchets industriels dangereux ou non, et même carcasses de vaches pendant la crise de la vache folle… Tout y passe. Or une portion de ces déchets contient des per- et polyfluoroalkylées, plus connus sous le nom de PFAS, ou « polluants éternels ». Il faut donc s’attendre, conclut le cabinet Arcadis, à ce qu’« une partie des PFAS ou des produits de dégradation se volatilisent et soient émis dans l’atmosphère. En l’absence de preuve du contraire, on ne peut donc pas exclure qu’une part importante des PFAS parvienne à nouveau dans l’environnement via l’air évacué et la cheminée, même si la cimenterie dispose d’un filtre à charbon actif pour purifier l’air vicié. Aucun essai pilote prouvant l’innocuité de ce processus n’a encore été réalisé jusqu’à présent78 ».

Pour le ciment, les déchets jouent un double rôle : combustibles et composants. Incorporés dans la fabrication du ciment pour remplacer en partie le clinker, ils sont valorisés en devenant des coproduits (co-processing). Lors de la combustion des déchets dangereux ou peu dangereux, les résidus sont intégralement incorporés dans le clinker et se retrouvent donc dans le béton de ciment79. Quelles sont les conséquences de ces particules et polluants éternels sur notre santé et dans les sols, lorsque les gravats de béton, réputés être des « déchets inertes », sont enfouis ?

Depuis plusieurs décennies, les bétonneurs-cimentiers se sont positionnés sur le marché des déchets en créant des filiales spécialisées dans l’approvisionnement, le traitement et le stockage. La société Scori, fondée en 1979 avec LafargeHolcim, Vicat et Calcia comme actionnaires majoritaires, sert d’intermédiaire clé pour l’approvisionnement en déchets des cimenteries. Le secteur connaît une restructuration incessante : fusions entre Sita (groupe Suez) et ses filiales Teris en Europe et aux États-Unis, création de filiales spécialisées comme Circulère (Vicat, associée à Serfim Recyclage) et Geocycle (LafargeHolcim). Ces acteurs se situent stratégiquement au plus près de la « matière entrante » pour maximiser efficacité et rentabilité. Paradoxalement, alors que les discours prônent la réduction des déchets, le béton dépend d’un réseau toujours plus vaste d’activités et d’infrastructures aboutissant à en faire un matériau ultra-composite intraçable.

Plus on produit de déchets, plus les industries qui en dépendent prospèrent. Les bétonneurs, en plus d’être des cimentiers, promoteurs et extracteurs, sont aussi des boucheurs de trous. De nombreux sites d’extraction en fin de vie se reconvertissent en installations de stockage de déchets inertes (ISDI), soumises à autorisation préfectorale et au régime des ICPE. L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) recense « 205 installations de stockage de déchets non dangereux, 15 installations dédiées aux déchets dangereux et 1 179 installations pour le stockage des déchets inertes80 ». La réglementation actuelle rend l’obtention des autorisations relativement aisée, de sorte que les projets industriels rencontrent peu d’obstacles de la part des préfectures.

Le renouvellement incessant semble faire partie intégrante de la stratégie des carriers. En témoigne le fait que presque toutes les associations et collectifs citoyen·nes opposé·es aux carrières mènent simultanément un combat contre l’enfouissement de déchets inertes. Cette problématique se retrouve aussi dans les territoires d’outre-mer, qui abritent 80 % de la biodiversité française, où l’enfouissement constitue le principal mode de « valorisation » des déchets. Le remblayage assure ainsi la reconversion des carrières tout en accroissant les revenus.

Les protestations contre l’enfouissement des terres excavées des chantiers du Grand Paris résonnent depuis plusieurs années, de l’Île-de-France jusqu’à la Normandie et la Belgique. Environ 70 % de ces terres sont prétendument « valorisées » pour le réaménagement « paysager » de carrières. Pourtant, plusieurs enquêtes journalistiques ont révélé que la pollution a pu y dépasser les seuils autorisés81 – affirmation démentie par la Société du Grand Paris qui énonce que « 98 % de ces terres sont non polluées et non dangereuses82 ».

L’enfouissement représente une exploitation supplémentaire des sols, qui sont impactés. En Ariège, les gravières en fin d’exploitation, laissant les nappes phréatiques à l’air libre, finissent par apparaître comme de gigantesques poubelles pour les déchets inertes de l’agglomération toulousaine. En Occitanie, le BTP engendre plus de 11,4 millions de tonnes de déchets par an. En 2016, la préfecture a autorisé l’enfouissement de 14 millions de tonnes, avec une projection de 50 millions d’ici 203883. Les associations ariégeoises ont concentré leur combat sur la pollution liée à cet enfouissement. En 2018, le député Michel Larive révélait que les taux d’aluminium sur place auraient dépassé de 14 000 fois la norme autorisée84. Des analyses ultérieures effectuées en aval de sites85 d’enfouissement ont confirmé la pollution des eaux par des métaux, des hydrocarbures, de l’aluminium, du fer, du cuivre et des bactéries, qui se déversent dans la Garonne, rendant l’eau impropre à la consommation humaine et engendrant des conséquences en chaîne sur les écosystèmes. Ces signaux d’alerte laissent présager un possible scandale environnemental et sanitaire de grande ampleur au regard des extensions de carrières demandées, qui devraient tripler dans les trente prochaines années. Les services de l’État sont pourtant clairs sur la communication : « Les remblais en zone inondable ou en zone humide ont des incidences négatives sur les risques et l’environnement86. »

Un arrêté autorise une liste de déchets dans les ISDI sans analyses chimiques préalables, dont les bétons, briques, bitumes, matériaux à partir de fibre de verre et terres, à condition qu’ils proviennent de sites non contaminés87. Les autres doivent subir des tests – dont le test de lixiviation, qui évalue la capacité des déchets à retenir ou à diffuser ces polluants au contact de l’eau, sachant qu’elle est propice à la migration d’éléments chimiques. Pour le béton armé contenant de l’acier et de nombreux composants chimiques, la lixiviation de métaux lourds peut apparaître à de nombreux stades : dans la mise en œuvre du ciment et du béton, dans le lavage d’équipements au contact du béton, par les pluies de surface, par la rouille du fer et… par enfouissement88.

En Ariège, les gravières, jouxtant la rivière et les cours d’eau, sont au plus proche, voire au contact de l’eau et des nappes. Les associations environnementales soulignent l’écart entre les conclusions du rapport de la DREAL, qui ne relève « aucune incidence nocive notable sur l’eau89 », et les positions exprimées par d’autres instances, sur la base d’analyses indépendantes et de discordances pointées dans la loi. En effet, l’acceptation de déblais (terres excavées ou déchets) est soumise à plusieurs procédures et codes législatifs jouant, entre autres, avec le terme « valorisation ». Le code de l’environnement, par exemple, les interdit sur les terres agricoles90 (à l’exception de la « valorisation » de déchets) et est censé les réguler et les restreindre en zones inondables et humides91.

À Val d’Anast, en Ille-et-Vilaine, le remblaiement des anciennes carrières de Quéhougat avec de la terre et des cailloux issus du chantier du métro de Rennes a été interrompu en 2015 après la découverte d’antimoine, un minéral dangereux pour la santé, détecté lors du creusement du futur tunnel. Huit ans plus tard, une enquête publique publiée au cœur de l’été pour la réexploitation de ces sites par l’entreprise Carrières de Mont-Serrat, qui a fusionné avec le groupe Pigeon, a surpris les habitant·es. La demande consistait à enfouir 510 000 tonnes de déchets inertes provenant de chantiers de bâtiments et travaux publics, avec une dérogation pour dépasser de trois fois les seuils autorisés pour l’arsenic, le plomb, le mercure et le cadmium. Avec des habitations à moins de 30 mètres des sites…

Dans les carrières abandonnées, la nature fragilisée reprend parfois ses droits, mais elle reste menacée. À Donges (Loire-Atlantique), l’ancienne carrière Revin est devenue une réserve d’eau naturelle paisible, une zone humide classée « espace remarquable » près des marais du parc naturel régional de Brière (Natura 2000). Alors que les habitant·es et les associations AEDZRP et Stop Carrière Revin croyaient le projet de stockage de déchets du BTP abandonné à la suite du refus du conseil départemental en 2017, un arrêté préfectoral de 2023 a autorisé la société Charier Carrières et Métaux à reprendre l’exploitation pour enfouir 1,8 million de tonnes de déchets sur douze ans, avec quarante camions quotidiens. Le bétonneur devait en tirer 20 millions d’euros de bénéfice. La lutte a payé, le projet a été abandonné.

La carrière de Tahun à Guémené-Penfao connaît un sort similaire. Ce site, exploité dans les années 1990 par Charier puis racheté en 2011 par le groupe Pigeon, se trouvait à 30 kilomètres du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, abandonné depuis. Malgré son abandon apparent, les démarches administratives du groupe Pigeon et une enquête publique assez discrète se sont poursuivies. Face à la décision préfectorale favorable rendue en 2023, les habitant·es engagent désormais un combat juridique. Ainsi, Jean-Luc, membre du Collectif Carrière Tahun, déclare : « La faune, la flore se protègent de mille façons contre les prédateurs, la carrière du Tahun en a fait de même. Elle est devenue de plus en plus belle ces dernières années, elle s’est fait objet de regard, de caresses et de soins. Elle nous a accueillis les bras ouverts, son visage était d’ocre, ses yeux turquoise et sa chevelure boisée. Elle nous a appelés de sa voix rocailleuse. Nous ne pouvions que la protéger, parler d’elle, de ses artères de grès et de ses veines d’ardoise, de ses vies en elle. Mais, un jour, ils arrivèrent pour clore son aura, pour la recouvrir d’un voile gris béton. Désormais, nous ne la voyons plus, on entend seulement au loin buriner et des hommes s’affairer. Ils veulent lui voler ses entrailles, la dilapider pour agresser d’autres paysages et ils fomentent d’y rejeter des gravats, traces de l’excès en bloc. Heureusement, il y aura toujours des fissures où la lumière et l’eau jailliront, la carrière redeviendra clairière. »

Sur ce site, la nature luxuriante a repris ses droits depuis plusieurs décennies. Un petit lac entouré d’une végétation dense abrite deux espèces d’orchidées protégées au niveau national, des chauves-souris, vipères, couleuvres, libellules et même l’engoulevent, oiseau migrateur qui y trouve refuge lors de son voyage. La réexploitation de la carrière nécessite de vider entièrement le lac (150 000 m³), devenu une ressource d’eau douce précieuse, ce qui risque d’entraîner la disparition d’une bonne part de la biodiversité locale. Une moyenne de 180 000 tonnes de granulats extraits par an, soit plus de 2,7 millions sur quinze ans, pour ensuite remblayer le cratère par 2 millions de tonnes de déchets avec quatre-vingts camions par jour, sur des routes inadaptées dans des petits villages et bourgs. L’« impact » se « mesure » aussi sur les habitant·es qui observent et profitent de cet ensauvagement depuis des années. La petite chapelle des Lieux-Saints, située à moins de 300 mètres, est un lieu de pèlerinage et de tourisme paisible qui va se retrouver au cœur d’un flux continu de camions. À proximité de l’ancienne carrière se trouvent quantité de sources et de mares peuplées d’insectes et d’oiseaux. Les agriculteur·rices locaux abreuvent leurs animaux en forant dans la nappe phréatique, qui risquera d’être asséchée ou polluée par les déchets qui seront stockés. Des déchets « inertes » enfouis dans une zone où l’eau est omniprésente. Le BRGM et la DREAL ont réalisé des études sur les risques liés au stockage de déchets inertes dans d’anciennes carrières en fonction de la géologie. Et lorsqu’il s’agit de grès ou de schistes, il est impossible d’estimer les flux d’eau dans les failles de la roche, ce qui représente un risque majeur de pollution des nappes phréatiques.

Comment les carriers peuvent-ils justifier de revenir sur des sites qui se sont renaturés sans intervention humaine ? Pourquoi arracher à nouveau des espèces animales et végétales de leurs habitats, alors même que la loi impose le « réaménagement naturel » des carrières ? Ce revirement, caractéristique de la duplicité du monde extractiviste, souligne en tout cas l’incohérence de considérer ces sols comme non artificialisés au regard de la loi.

Une question persiste : quelles sont les véritables conséquences de cet enfouissement généralisé et mondialisé de déchets soi-disant inertes dans nos sols ? L’impartialité est-elle possible quand les mêmes entreprises contrôlent, via leurs filiales ou fusions, l’ensemble de la chaîne – du tri à l’acheminement des déchets ? Pour combien de temps encore auront-elles tout loisir d’exploiter et polluer la Terre et ses habitant·es ?

Extraire des centaines de millions de tonnes de terre, d’argile, de sable, de calcaire pour ensuite remplir ces plaies béantes de déchets. Et si seulement les sols pouvaient parler…

2. La norme bétonnée, au-delà du matériau

Racines de béton

« Rien n’est immuable, ni la chose ni son nom. Aussi étymologie et sémantique donnent-elles une image assez juste des choses resituées dans une histoire longue. Ciment n’est pas ciment, béton n’est pas béton, et mortier n’est que supposition1. »

Cédric AVENIER

La confusion sémantique entre ciment, mortier, béton et béton armé s’enracine dans l’histoire de ces matériaux. À la différence de la pierre, qui n’a qu’une caractérisation – matière minérale solide et dure formant l’écorce terrestre –, le béton est un matériau artificiel né de la main de l’homme. Et non d’un homme, mais d’innombrables femmes et hommes, plusieurs civilisations, plusieurs recettes à base de divers matériaux et sur plusieurs siècles.

La définition du béton au sens large est simple et floue : il s’agit d’un mélange de liants (argile, ciment, chaux, etc.), de granulats (gravier, sable, briques, etc.) et d’eau qui passe de l’état liquide à l’état solide. Selon cette définition, l’origine du béton remonterait à la Haute Antiquité, soit 3 000 à 500 avant J.-C., en Égypte antique et en Mésopotamie. Les mélanges pour la construction de murs se composaient d’un liant à base d’argile avec des graviers, des briques et des tuiles, ce qui en faisait un béton de terre décliné selon différentes techniques constructives : pisé, briques ou torchis. Des traces d’un autre mélange avec de la chaux comme liant ont été retrouvées dans des cités anatoliennes datant de 10 000 ans avant J.-C. On l’utilisait pour consolider les sols et les fondations, construire certaines pyramides en Égypte ou encore la Grande Muraille de Chine.

La première appellation de ce que l’on nomme le « béton romain » apparaît sous la dénomination d’opus caementum. Ce mélange utilisait la chaux comme liant, combinée à divers matériaux : déchets de carrière, tuiles, briques ou, plus tard, pouzzolane (cendre volcanique). Le terme latin caementum, qui a donné le mot « ciment », ne désignait pas alors un liant mais plutôt le moellon, une pierre cassée (de caedere, tailler, casser), non taillée ou un résidu de carrière ou de brique. Ce fameux opus caementum, utilisé pour remplacer la pierre naturelle, permit de réaliser des ouvrages tels que des ponts, aqueducs et voûtes en béton plein ainsi que le plus grand et le plus ancien dôme en béton non armé du monde : le Panthéon de Rome datant du IIe siècle après J.-C. Le béton des Romains suscitera, par la suite, beaucoup de curiosité et de nombreuses recherches pour comprendre sa longévité et sa capacité autoréparatrice. Pendant les siècles qui suivirent l’Antiquité, le terme pour désigner cette matière grise oscilla entre ciment et béton.

Cédric Avenier, architecte, historien et chercheur, retrace l’histoire du mot « béton » qui a varié selon les régions, les époques et les dictionnaires et qui n’apparaît en France qu’au Xe siècle dans quelques écrits. Au XIIIe siècle, indique-t-il, « en Savoie, on trouve “betton” ou “betonnet”, mais ailleurs, en Poitou et en Vendée, “bétin” signifie mauvaise terre ; dans le nord de la France, il désigne des “gravats”, voire des “immondices”, en tout cas un matériau mélangé et de faible résistance. Littré avait fait dériver l’étymologie du latin bitumen, bitume, et lui préfère l’ancien français “bestonner”, “bétorner”, qui signifie “tourner en tous sens, agiter”, comme le maçon fait sa gâchée dans une auge, en rajoutant que le béton a traditionnellement mauvaise réputation2 ». Le béton médiéval, « bestourné », désignait donc à cette époque une mauvaise terre de construction utilisée par les paysan·nes et les maçon·nes. Avenier explique que le signifiant culturel des mots nous donne des indices sur les pratiques. Fonctionnel, utilisé stratégiquement et avec parcimonie, le « béton des paysan·nes » établit un tout autre rapport au matériau, au bâti et au travail.

Au XVIIIe siècle, le terme « ciment » en architecture désigne un liant naturel qui sert à unir des morceaux maçonnés, pouvant être chaud, fait à partir de résine, de cire, de briques broyées et de chaux, ou froid, à partir de fromage, de lait, de chaux vive et de blanc d’œuf. Il n’était employé que sous forme de mortier, de gâchées pour la constitution de joints, d’enduits ou dallages. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert mentionne aussi le ciment des orfèvres, des graveurs et des metteurs-en-œuvre ou encore celui des chimistes qui pouvait servir à purifier l’or ou séparer des métaux.

Au XIXe siècle, en Isère, berceau du ciment en France par ses gisements de calcaire, on l’appelait aussi l’or gris. C’est à cette époque, notamment grâce à la découverte de l’ingénieur chimiste grenoblois Louis Vicat, que le terme « ciment » s’impose avec la découverte de l’hydraulicité des chaux. Ce mot désigne la capacité d’un matériau à faire sa prise avec l’eau et à devenir imperméable à l’eau. Des centaines de ciments différents voient le jour – avec des sortes d’« appellations contrôlées » comme pour les produits gastronomiques –, nommés par leur carrière de provenance (ciment de Pouilly, de Vimines, d’Urrugne, de la Porte de France, de Guéthary, de Roquefort) ou variant selon leur mode de cuisson (ciment naturel, artificiel ou de Portland – le plus problématique –, ciment prompt – à prise rapide)… D’un côté, l’appareil constructif – le béton – est expérimenté par les constructeurs, maçon·nes, jardinier·ères, paysan·nes et, de l’autre, le ciment – la poudre qui lie le mélange – est utilisé par les chimistes et ingénieur·es.

Le siècle de la révolution industrielle est marqué par une course aux brevets sur ces produits, menée par les ingénieurs John, James, Joseph, Louis, François et Edmond – anglais, américains et français. Ce furent eux qui établirent la distinction sémantique, technique et commerciale entre le ciment et le béton : le premier est classé parmi les liants hydrauliques de base et le second constitue un mélange dont l’ingrédient indispensable est le premier.

Littéralement ou métaphoriquement, le ciment est ce qui permet aux choses de « tenir » et de devenir béton. Sans l’existence du béton, le ciment n’a guère de valeur. Le terme « ciment » conserva pendant un temps son imaginaire noble issu du béton antique romain, pour glisser progressivement de « ciment armé » à « béton armé ». On est passé de modes constructifs où le béton était considéré comme une pierre artificielle sans armature, coulée dans des moules (béton-pisé, banché ou moulé), au béton coulé et armé qui continue de bétonner notre monde.

Au XIXe siècle, Louis Vicat, François Hennebique ou Léon Pavin de Lafarge ne sont pas seulement les patronymes d’ingénieurs et polytechniciens inventeurs, mais aussi les appellations d’entreprises capitalistes naissantes fondées sur des brevets garantissant l’exclusivité commerciale des recettes et techniques constructives relatives au ciment et au béton armé. La chimie innovante fusionne avec l’entrepreneuriat au service de l’industrialisation. Du béton au ciment et aux carrières, ces entreprises étaient, à l’origine, familiales ou constituées de fratries : frères Perret, frères Dussaud, Lafarge frères ou Lambert frères. Certaines des plus importantes aujourd’hui utilisent cette caractéristique identitaire avec une fierté patriotique et ouvrière, argument qui parviendrait presque à humaniser l’extractivisme et le béton.

Comme l’agro-industrie où quelques géants mondiaux contrôlent les marchés des semences, équipements et produits chimiques à tous les niveaux de la production, le BTP se caractérise par une diversification stratégique des activités selon une logique financière visant le contrôle de l’industrie.

Dès le début du XXe siècle, cette stratégie prend forme avec des bureaux d’études (Bétons Armés Hennebique, Armand Considère) intégrés aux entreprises, des réseaux de concessionnaires internationaux, des revues promotionnelles sur le béton armé (Le Béton armé, Revue des travaux publics) et des réalisations architecturales utilisant leur propre béton. L’ambition expansionniste de leurs dirigeants a transformé ces entreprises françaises en piliers de l’économie nationale. Le béton n’est plus un simple matériau mais devient la fondation d’empires industriels.

Des pôles régionaux regroupant différents acteurs de la chaîne du béton (ingénieur·es, architectes, cimentiers et exploitants de carrières) se sont formés sur le territoire. Les plus anciens, dans le Nord et les Alpes, se sont développés en lien avec les industries métallurgique et hydroélectrique. Les groupements marseillais et bordelais ont prospéré grâce aux activités portuaires, au charbon et aux exportations vers les colonies et les territoires d’outre-mer. Le réseau parisien, porté par l’expansion constante de la capitale, est devenu l’un des plus puissants de France. Et, partout, les infrastructures routières se sont étendues. Cette expansion et ce maillage lui ont permis de s’imposer dans plusieurs secteurs : la construction, les autoroutes, les aéroports, l’énergie, les concessions, les télécommunications et la promotion immobilière.

Le sol représente la ressource fondamentale du béton. Chaque région regorge d’archives et témoignages sur l’exploitation des « roches », des falaises et rivières, des carrières souterraines et à ciel ouvert. Les carriers, acteurs essentiels mais souvent oubliés, font partie intégrante de l’histoire du béton. Certains, comme les Groupes Pigeon, Charier, François, Carrières de l’Ouest, dominent depuis des décennies une ou plusieurs régions tandis que les multinationales contrôlent la filière entière par leurs filiales, occupant les premières places mondiales dans la production de granulats, ciment et béton.

Aujourd’hui, le secteur du BTP compte 381 000 entreprises, mais il est dominé par quatre multinationales : Vinci, Eiffage, Bouygues et SPIE Batignolles.

À l’image de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) dans l’agriculture, la Fédération française du bâtiment (FFB) et la Fédération nationale des travaux publics (FNTP) exercent, depuis leur création dans les années 1950, un lobbying efficace auprès du gouvernement et des institutions européennes. Ainsi, lors des crises économiques ou face aux réformes limitant leur champ d’action, les « intérêts » de la profession sont préservés. Tous ces acteurs se sont unis en 2017 pour former l’association professionnelle Filière béton. Leur allié (ou leur autre facette) : le promoteur immobilier ou « monteur d’affaires immobilières ». Terme inventé en 1950 pour désigner ceux qui, au service de la construction neuve, s’imposèrent à l’État dans la reconstruction d’après-guerre.

Le Marché international des professionnels de l’immobilier (MIPIM), premier salon mondial du secteur créé en 1990, qui se tient chaque année à Cannes, constitue leur terrain de jeu favori. Ce festival-là voit défiler représentants d’entreprise et autres personnalités se targuant d’influencer la transformation urbaine et d’offrir un « accès unique aux capitaux mondiaux et à des solutions concrètes pour rendre les actifs plus durables et résistants dans un monde en mutation rapide3 ». Le béton, jadis employé avec mesure et intelligence, est devenu le produit phare d’empires industriels ayant transformé l’acte de bâtir en une véritable machine de guerre.

Les corps et les machines

« L’outil ne devient un enjeu politique que quand on se demande : qui le fabrique ? Qui l’utilise ? Quelle conséquence a cette production, ou cette utilisation, sur la vie des uns et des autres, sur leur liberté, sur leur milieu de vie ? […] Y a-t-il un monopole ou un cumul de pouvoir lié à sa production ou à son usage4 ? »

LATELIER PAYSAN

L’invention du ciment, du béton armé et de la préfabrication en usine a profondément modifié l’échelle de production, l’approvisionnement des chantiers et la conception même des constructions. Au XIXe siècle apparaît un nouveau métier : le « cimentier » ou « ouvrier cimentier », qui se distingue du maître-maçon, du gâcheur ou du plâtrier.

La transition de la chaux hydraulique au ciment artificiel de Portland nécessita des connaissances et savoir-faire spécifiques. L’ouvrier cimentier était alors chargé de deux phases essentielles : le gâchage (mesurage des matériaux, mélange, mouillage et transport) et la mise en œuvre, qui variait selon le type de béton, préfabriqué ou coulé in situ dans des coffrages armés. La préparation des mortiers, ciments et bétons s’effectuait dans des caisses en bois, en tôle ou directement au sol. Pour produire 1 m³ de mortier à la chaux hydraulique, quatre heures de travail étaient nécessaires, contre six à huit heures pour les ciments. Les composants étaient déversés dans un ordre précis : d’abord le gravier, puis le sable, enfin le ciment. Équipés de rabots et de griffes, les ouvriers cimentiers effectuaient des mouvements de va-et-vient pendant qu’une personne arrosait lentement la masse. Le transport entre la bétonnière et le coffrage s’effectuait en seaux métalliques ou en brouettes, en veillant à éviter le gaspillage. Ces gestes techniques manuels ont progressivement été remplacés par l’activité de machines pour les volumes importants. Le gâchage à bras d’hommes a cédé la place au gâchage mécanique dans des bétonnières mobiles, comme les machines Ransomes à lamelles fixes sur tambour mobile ou celles de la Maison Maxime Campistrou à Saint-Ouen. Comme le soulignait un Manuel du cimentier des années 1930, « il est devenu indispensable d’appliquer au bâtiment les méthodes de l’industrie : en utilisant l’énergie mécanique sur les chantiers lorsque l’homme n’est pas nécessaire5 ».

La période de la reconstruction a propulsé l’industrie du béton et du ciment vers une autre dimension. Le plan Marshall de 1948 a permis aux entreprises d’accéder aux équipements et procédés américains, remplissant leurs carnets de commandes. Les transformations ont affecté chaque étape de la filière, les modes constructifs et savoir-faire traditionnels ne permettant plus de répondre aux exigences de quantité et de cadence des chantiers.

Les foires deviennent alors le lieu privilégié de promotion des « machines », qu’elles soient à usage agricole, militaire ou de construction. En 1953, lors de la foire de Metz, une maison dite « type Courant F3 » est érigée en une semaine sous les yeux des visiteurs. La préfabrication, méthode remontant en réalité au XIXe siècle, permet d’obtenir des « agglos » ou « parpaings » et des éléments préfabriqués moulés en remplacement des blocs de pierre ou de briques. François Coignet, son inventeur, construisit en 1853 la première maison en blocs de béton à Saint-Denis.

Dans la lignée du fordisme et du taylorisme, cette technique permettait de construire à la chaîne en usine ou sur chantier grâce à des machines à bras, rencontrant un grand succès dans l’entre-deux-guerres et après 1945. À cette période, un·e artisan·e pouvait monter 800 à 1 000 agglos par jour. Le parpaing demeure aujourd’hui le mode d’assemblage le plus accessible et simple à mettre en œuvre sans armature. Cette industrialisation du bâti s’est fondue avec le courant de pensée de l’architecture moderne, prônant le standard, la série et la production de masse. Il s’agissait, selon les préceptes modernistes, d’appliquer les standards des sciences aux techniques, l’ingénieur·e influençant désormais l’architecte. Certains de renom, comme Auguste Perret, Eugène Beaudouin et Le Corbusier, devinrent des adeptes de la préfabrication et de la construction de maisons standardisées.

À partir des années 1950, le béton liquide prêt à l’emploi s’est généralisé, entraînant l’implantation d’usines fixes qui ont progressivement remplacé les petites bétonnières mobiles de chantier. Les carrières ont commencé à exploiter des portions gigantesques de roches, s’équipant de broyeurs et concasseurs géants, tandis que les cimenteries se concentraient géographiquement en augmentant la capacité de leurs fours rotatifs. La beauté de l’outil réside dans son adaptation au geste et à la matière. Avec le béton, l’inverse s’est produit. Les modes constructifs ont uniformisé les bâtiments, engendrant une gamme de matériaux prêts à l’emploi, réduits et entièrement conçus par les industriels pour la mise en œuvre de leurs produits. Ces derniers ont imposé un système visant à s’assurer que l’ouvrier·ère n’ait pas à réfléchir. Les machines ont transformé ces matériaux et les corps sur les chantiers afin de « couler » du béton pour « construire vite et pas cher6 ». L’augmentation de la demande a décuplé la puissance et le débit des machines. Des routes aux barrages en passant par les immeubles, le béton et ses machines ont transformé les paysages. Ils les ont moulés. « Les machines, explicite Nelo Magalhães, adaptent les reliefs aux infrastructures et détachent les tracés des sols comme des travailleur·euses7. »

Par la standardisation des modes de construction, qui a permis une production massive de matériaux, le béton s’est affranchi de la « main ». Il a pourtant toujours besoin des corps. Tandis que l’automatisation s’empare de la fabrication du béton et réduit le personnel présent en usine, le besoin d’ouvrier·ères sur les chantiers perdure, ces derniers devenant toujours plus imposants et nombreux. Entre 1949 et 1970, les effectifs ont d’ailleurs doublé. Aujourd’hui, les métiers du BTP sont classés en tension en raison d’une pénurie de main-d’œuvre. Les cadences intensives et l’échelle démesurée des chantiers ont transformé les dangers inhérents à ces professions en problème systémique. Le secteur concentre 14 % des accidents du travail, avec un taux de gravité deux fois supérieur à la moyenne nationale – soit un accident toutes les deux minutes. Le 6 avril 2022, un ouvrier de 22 ans a été tué par la chute d’un bloc de béton à Gonesse dans le Val-d’Oise sur le chantier de la future ligne 17 du Grand Paris. En deux ans et demi, ce chantier a connu cinq morts. Un mort tous les six mois en moyenne.

Nous ne prônons pas un retour à un labeur artisanal fantasmé ; cependant, force est de constater que les innovations numériques dans le contrôle du béton n’ont pas amélioré les conditions de travail. Une majorité significative des ouvriers de la construction (62 %) déclarent effectuer des mouvements douloureux ou fatigants8. Le ciment provoque par ailleurs de nombreux problèmes dermatologiques chez les coffreur·euses qui y sont exposé·es : son alcalinité élevée brûle et crée des lésions cutanées, tandis que des composants comme le chrome, le nickel ou le cobalt causent des dermites allergiques, de l’eczéma ou la « gale du ciment » sur les mains, poignets et bras. Huit ouvrier·ères sur dix sont exposé·es à au moins un produit chimique sur des périodes prolongées. Les huiles de décoffrage, qu’elles soient pulvérisées ou appliquées au pinceau, peuvent provoquer bronchites, asthme et pneumopathies, leurs solvants attaquant la peau, les poumons, les yeux et pouvant entraîner troubles cardiaques et neurologiques

Particulièrement préoccupante, la poussière de silice, classée cancérogène depuis 2020, est présente dans les poussières de béton, de pierres, de sable et d’agglomérés de routes. On la trouve partout : sur les chantiers, dans les carrières et dans les centrales à béton. La réglementation française insuffisamment protectrice, associée à l’inertie – voire au déni – des entreprises et grands groupes du BTP, en fait un problème de santé publique potentiellement comparable aux scandales de l’amiante ou des pesticides. Selon Santé Publique France, la silicose, affection pulmonaire incurable, menace les quelque 975 000 travailleur·euses régulièrement exposé·es à cette poussière pathogène9.

Pendant que les ouvrier·ères risquent leur vie, les grands patrons du BTP perçoivent en moyenne 130 fois le salaire de leurs employé·es10. L’exploitation des corps au service du béton remonte loin. Dans les années 1880, on recrutait massivement des ouvriers belges et piémontais. Après 1945, avec la création de l’Office national de l’immigration (ONI), des milliers de prisonniers allemands et d’ouvrier·ères d’Europe et d’Afrique du Nord travaillaient sur les « chantiers de la pauvreté » : 10 000 ponts à reconstruire, des bases aériennes et le mur de l’Atlantique. Face aux conditions difficiles, les Français·es préféraient d’autres industries.

En 2023, plusieurs mouvements de grève de travailleur·euses sans papiers et des assignations aux prud’hommes ont fait trembler certaines entreprises du BTP et commanditaires des chantiers du Grand Paris et des jeux Olympiques 2024. Cette « main-d’œuvre », employée par des sous-traitants ou des agences d’intérim au service des géants du BTP, vient d’Afrique, du Maghreb, d’Asie et d’Europe de l’Est. Plusieurs organisations syndicales et médias ont dénoncé l’exploitation implacable dont elle fait l’objet11 : sans contrat, sans congés payés, sans rémunération des heures supplémentaires, sans couverture santé ni arrêt maladie. Comme le résume un témoignage recueilli par Libération : « Les Français ne veulent pas faire ce travail. Sur le chantier, il n’y a presque que des étrangers. Les Blancs, ce sont ceux qui sont dans les bureaux12. » Ces corps sont indispensables à la machine : sans eux, tout s’arrête.

Dans ce secteur aux professions fragmentées (ouvrier·ères, artisan·es, indépendant·es, maîtres d’œuvre), les grèves sont aujourd’hui rares. Elles étaient pourtant fréquentes à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. La première grève du bâtiment, en 1832, fut suivie de plusieurs mouvements où le sabotage était couramment pratiqué. Chaque corps de métier était représenté – maçons, terrassiers, charpentiers, tailleurs de pierre, couvreurs – et luttait contre le marchandage, pour des hausses de salaire ou encore des journées de dix heures.

La perte des savoir-faire a réduit les ouvrier·ères à de simples rouages dans la machine productiviste, tandis que le marketing « artisanal » sert paradoxalement l’idéologie du progrès tout en tentant d’humaniser le béton. Des images mythiques perdurent : l’ouvrier viril du XIXe siècle, acrobate libre perché en hauteur ; les carriers de père en fils, descendants de la pierre de taille ; les cimentiers experts et leurs savoir-faire historiques ; les aménageurs prétendument proches des habitant·es… En réalité, l’industrie a dépossédé l’« homme » de son rapport à la matière. Un rapport ministériel de 2021 sur l’industrialisation du bâtiment identifie trois évolutions majeures : la conception numérique, les sites de production centralisés et automatisés, et une méthode optimisée de gestion productive. Dans la foulée, ce document constate également, et sans remise en question aucune, une pénurie de main-d’œuvre et une désaffection des « futurs cadres » sortant des écoles.

Les innovations numériques, se réclamant de l’écologie, réduisent le projet architectural à un simple produit. Repenser notre relation au béton nécessite de considérer les corps – leurs besoins, expériences, formation et émancipation – comme indissociables des processus de fabrication et des techniques constructives.

André Guillerme, ingénieur et historien, établit un parallèle plus large entre préfabrication et vie citadine moderne : « Au fond, la préfabrication du bâti, parce qu’elle est sérielle et identique, parce qu’elle normalise et nivelle la production, rend le citadin médiocre, moyen, reproductible comme un lapin. La préfabrication signifie travail à la chaîne, ouvriers spécialisés, hommes machines. Elle a tous les attributs d’incitation à la révolte urbaine. Ses formes – nervures de caisse, cube, parallélépipède, panneau, toit plat – s’appellent communément clapier, poulailler, boîte à chaussures13. » Du matériau découle tout le reste : quand la matière devient un simple produit au service du capital, les personnes qui la produisent ou l’habitent subissent le même sort.

Le béton est le ciment de l’État français

« L’Estat, c’est-à-dire la domination, ou bien l’ordre certain en commandant et obéissant, est l’appuy, le ciment et l’âme des choses humaines14. »

Pierre CHARON

La France, septième puissance économique mondiale, occupe une place prépondérante dans l’industrie du béton. Elle est le deuxième pays producteur de « béton prêt à l’emploi » et le premier producteur de ciment de Portland en Europe. La deuxième plus grande cimenterie au monde, située à Settat au Maroc, qui produit 1,7 million de tonnes de ciment par an, appartient à LafargeHolcim. Le BTP représente entre 5 % et 8 % du produit national brut (PIB) national, soit près de 360 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel. Ce secteur constitue un pilier de l’économie française depuis plus d’un siècle.

Depuis des siècles, la « pierre », qu’elle soit naturelle ou en ciment, constitue le fondement du pouvoir étatique. L’État l’utilise pour s’incarner dans un espace, auprès d’un peuple et sur un territoire. Des routes aux grandes infrastructures contrôlant les flux naturels, énergétiques ou humains, béton et ciment ont permis à l’État de gouverner par l’aménagement. La notion d’aménagement du territoire a vu le jour en 1942 sous le régime de Vichy. « La structure directrice du régime, rappelle Jean-Baptiste Vidalou, est tenue par des technocrates, obnubilés moins par le retour à une souveraineté monarchique que par la maîtrise de l’industrie de masse, au même titre que l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste. Ce sont les ingénieurs, les techniciens, les grands patrons d’industrie qui pilotent le navire et font tourner la machine15. » Cette approche technocratique et militaire des politiques publiques, conçue par et pour des intérêts privés, a simplement été étendue à la question du bâti.

Des Trente Glorieuses aux grands ensembles des années 1960, les bétonneurs se sont imposés comme les bâtisseurs de la France moderne. La Ve République a consacré le règne du béton, déployé dans les logements, les édifices publics et l’urbanisation. L’époque était à la planification et aux urbanistes : schémas directeurs, plans d’aménagement, zones à urbaniser en priorité puis zones d’aménagement concerté ont codifié et facilité la gestion et la gouvernance. Sous Charles de Gaulle, le ministère de l’Équipement figurait parmi les plus influents, ses directions départementales (DDE) disposant d’une autorité considérable sur la ville, les routes et les infrastructures. Avec Georges Pompidou, l’heure était au progrès et à la modernisation. Il visait pour le BTP un taux de croissance de 7 %. Après la phase des grands ensembles, perçus comme potentiels foyers de contestation, la maison pavillonnaire s’est imposée comme solution privilégiée pour encourager l’individualisme et stabiliser l’électorat.

Cette stratégie nécessitait le contrôle du foncier. Les préfet·ètes, nommé·es par le pouvoir central, jouaient un rôle déterminant. Les collectivités locales, détentrices de la maîtrise des sols, modifiaient régulièrement les plans d’occupation des sols (POS) instaurés en 1967 : les zones se troquaient et devenaient constructibles, des espaces protégés disparaissaient pour que les uns ou les autres puissent avoir leur part du gâteau. Même les ingénieur·es de la DDE recevaient des primes en fonction du montant des travaux réalisés dans leur zone géographique.

En 1972, l’affaire Aranda, du nom de Gabriel Aranda, journaliste et conseiller technique du ministère de l’Équipement et du Logement qui la dévoila, mit en lumière un système présumé de corruption tous azimuts : permis autorisés sur des zones inondables ou non constructibles, appels d’offres biaisés et terrains monnayés. Des élu·es, député·es et entrepreneur·es y furent mis·es en cause même si aucun·e d’entre eux·elles ne fut inculpé·e. Ces « révélations » se retournèrent cependant contre leur instigateur, qui fut inculpé et partit s’exiler en Suisse.

Les bénéfices engendrés par les chantiers se comptaient en milliards. Avant 1988, l’absence d’encadrement du financement des partis politiques facilitait les arrangements : marchés attribués contre financements. La commission des comptes de campagne identifiait le BTP comme l’un des principaux donateurs. À cette époque, explique le journaliste Renaud Lecadre, « les grands groupes de BTP ont un art consommé pour entraîner tout le monde dans ces pratiques, qui leur donnent en retour carte blanche sur la réalisation des travaux. Pas un ne respecte les chiffrages annoncés au moment de l’appel d’offres. Hasard16 ? ».

Les scandales politico-financiers se multipliaient à l’époque : trafics d’influence, extorsion, corruption et blanchiment via des sociétés écrans comme Gifco, suspectée d’avoir financé le Parti communiste, et Urba, pour le financement du Parti socialiste à hauteur de 107 millions de francs17. La loi de 1990 plafonna les dons des entreprises à 500 000 francs. Mais il y avait une faille évidente : comme chaque filiale comptait comme une entreprise distincte, les grands groupes pouvaient additionner les dons sans dépasser officiellement les limites.

La loi de 1995 interdisant le financement des partis politiques a posé un cadre beaucoup plus contraignant. A-t-elle cependant complètement mis fin aux arrangements entre politiques et bétonneurs ? La question mériterait d’être sérieusement posée. Sans compter que les grands chantiers à l’étranger, moins surveillés, pourraient bien servir de terrain pour des pratiques que la loi française réprouve.

Le flux d’argent et de béton répond à des commandes structurées à différentes échelles. L’État a besoin du BTP et le BTP dépend des marchés publics à 70 % pour les travaux publics et à 20 % pour le bâtiment. Les commandes publiques correspondent aux demandes de l’État, des collectivités, des mairies, prenant souvent la forme de routes, d’infrastructures, d’hôpitaux, d’équipements culturels et d’écoles, alors que les commandes privées concernent principalement les logements, hôtels et centres commerciaux. Au regard de la loi, les marchés publics et privés sont bien distincts. Les marchés publics sont régis par un cadre réglementaire censé être strict, impliquant des procédures administratives à tous les stades d’un projet de construction, notamment l’obligation de passer par des appels d’offres. Toutefois, des irrégularités peuvent se produire, par exemple dans l’hypothèse où le choix des architectes et des entreprises serait tacitement déterminé avant même le lancement de ces procédures. Pour les marchés privés, chaque partie peut librement négocier les clauses du contrat et choisir les entreprises avec lesquelles elle souhaite travailler.

La Fédération des promoteurs immobiliers (FPI) a un poids considérable dans le secteur. Les grands promoteurs sont devenus les partenaires privilégiés de l’État pour les politiques de logement et les grands projets urbains, un partenariat permettant à l’État de limiter ses investissements directs tout en préservant l’apparence du contrôle. Dans ce mélange des genres, la question resterait de savoir qui décide vraiment et selon quels intérêts.

Les concessions d’autoroutes et les partenariats public-privé (PPP) renforcent les relations privilégiées entre « bétonneurs » publics et privés. Par une ordonnance du 17 juin 2004, une collectivité peut confier à un seul et même opérateur privé le financement, la construction et l’exploitation d’un équipement contre des loyers étalés sur plusieurs décennies. L’État transforme ainsi des services publics en espaces de profits.

Qui dit projets d’État dit majors du BTP. En 2012, selon le journal Le Monde, Vinci avait remporté presque la moitié de tous les PPP de plus de 40 millions d’euros18. On constate par ailleurs que le système des appels d’offres a ses limites. Par exemple, dans le cas de la Philharmonie de Paris, après un appel d’offres déclaré infructueux, le marché a été attribué à Bouygues dans le cadre d’une nouvelle procédure de marché négocié. Le coût de la construction a connu un dépassement de 213 millions d’euros19. Les exemples abondent : 790 millions pour la Fondation Louis Vuitton, 649 millions pour la Cité sanitaire Georges Charpak de Saint-Nazaire, 41 millions d’euros pour la Cité de l’Océan à Biarritz20, 219 millions d’euros pour la salle Arena de Dunkerque – finalement abandonnée –, plus de 300 millions d’euros pour le Grand Stade de Lille… avec souvent des dépassements de plusieurs dizaines ou centaines de millions d’euros21. Dix ans après leur mise en place, ces contrats sont critiqués22 pour leur complexité administrative, leur tendance à favoriser les grandes entreprises du secteur et leur impact sur l’endettement. Lorsque l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes fut abandonné, Vinci demanda près de 1,6 milliard d’euros de dédommagement à l’État.

La diversification des activités et les milliers de filiales permettent aux grands groupes de coordonner et de construire des projets de A à Z, qu’il s’agisse de chaînes intégrées cimentier-bétonneur-matériaux-négociants ou aménageur-promoteur-constructeur. LafargeHolcim établit des collaborations avec des entreprises de matériaux comme Sika et Weber pour la commercialisation de ses ciments. Vinci Construction, se définissant comme une fédération de « petites et moyennes entreprises (PME) », rassemble 1 300 entreprises et 119 000 collaborateurs. Ces groupes exercent également une influence significative en tant qu’actionnaires : Vinci occupe la position de deuxième actionnaire d’Aéroports de Paris après l’État, tandis qu’Eiffage a acquis l’intégralité des parts de la Caisse des dépôts du viaduc de Millau, devenant l’unique propriétaire de la société concessionnaire.

Cotées au CAC40, ces entreprises occupent une place prépondérante dans le PIB national. À leur tête, ces multinationales sont dirigées par des hommes aux parcours similaires, souvent ingénieurs, avec un passage obligé par les grandes écoles publiques telles que Polytechnique ou les Ponts et Chaussées, institutions historiquement réservées à une élite bourgeoise alimentant tant la haute fonction publique que les directions d’entreprise23. Les réseaux des bétonneurs se constituent par interconnaissance dès les années de formation des futurs dirigeants ; leurs relations de proximité professionnelles et personnelles révèlent un système où les géants du secteur semblent davantage collaborer que se concurrencer. Peu nombreux, les P-DG de ces multinationales cumulent fréquemment plusieurs mandats dans différents conseils d’administration et conservent leur poste entre dix et trente ans.

L’histoire de Vinci, entreprise baptisée ainsi en 2000, remonte en réalité à 1908 avec la Société générale d’entreprises et un certain Louis Loucheur, cimentier proche du parti colonial, homme d’affaires et futur ministre de l’Économie nationale en 1931. Xavier Huillard qui dirigeait Vinci comme P-DG depuis 2010, et dont il est toujours président, est issu d’une famille versaillaise d’entrepreneurs et d’architectes. Il a débuté au ministère de l’Équipement où il promouvait l’exportation des entreprises françaises au Moyen-Orient. Recruté par Eiffage en 1982, il en devient directeur général en 1996 avant de rejoindre Vinci, dont il prend la tête. Son influence s’étend à travers de nombreux conseils d’administration : Aéroports de Paris, Mouvement des entreprises de France (Medef), Institut Montaigne, Forum économique mondial, sans oublier la présidence de la Fondation Vinci.

Avant d’être le directeur financier d’Eiffage, Christian Cassayre occupait ce poste chez Vinci. Le président d’Eiffage, Benoît de Ruffray, qui n’est autre que le président de l’École nationale des Ponts et Chaussées, était précédemment directeur général délégué de Bouygues Bâtiment International. Chez Bouygues, on apprécie les télécommunications et les médias, avec un ancien P-DG administrateur chez TF1. Martin Bouygues, le fils du fondateur, est classé sixième dans le classement des patrons les plus performants au monde.

LafargeHolcim présente une configuration analogue, avec un historique trop dense pour être résumé en quelques lignes. Bruno Lafont, ancien P-DG, cumulait plusieurs mandats dans les filiales du groupe tout en siégeant aux conseils d’administration d’EDF et d’ArcelorMittal. D’autres dirigeant·es de l’entreprise ont simultanément présidé l’Union nationale des industries de carrières et matériaux de construction (Unicem) et l’Union nationale des producteurs de granulats (UNPG). Ces connexions s’observent également à l’échelle locale, où d’anciens cadres du BTP s’engagent en politique, comme l’illustre le cas d’un ancien maire de Cavaillon, ex-directeur d’Eiffage TP Gard-Vaucluse, devenu élu municipal et président de la communauté de communes Luberon Monts de Vaucluse.

Quant au lien entre les architectes et le pouvoir, il est attesté depuis plusieurs siècles. Louis XIV, sous l’inspiration de Colbert, institua l’Académie d’architecture en 1671, permettant d’accéder au titre d’Architecte du Roi, avec deux favoris à son service : Louis Le Vau et Jules Hardouin-Mansart. Napoléon incarna ensuite les réformes urbaines et architecturales démesurées, organisant de nombreux concours d’architecture24. Chaque président de la Ve République ou presque a laissé son empreinte architecturale sur la capitale : Centre Pompidou, Grande Arche de la Défense, Opéra Bastille, BNF, pyramide du Louvre, musée du quai Branly… Dans le milieu de l’architecture, on sait qu’il est préférable de déposer son permis avant la période électorale, au risque de le voir annulé à l’arrivée d’un nouveau ou d’une nouvelle maire, puisque la signature du permis dépend de lui ou elle. De ce point de vue, un·e architecte a toujours plutôt intérêt à cultiver sa proximité avec les hommes politiques.

Alors que la puissance états-unienne domine le monde à travers les GAFAM (les géants du Net : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), en France, on apprécie plutôt les « énergies », le luxe et le béton. Ce goût pour le béton, symbole de puissance, se décline via des entreprises du BTP implantées à tous les niveaux de la chaîne de production, du ciment aux matériaux de construction en passant par les travaux. Au-delà de l’Hexagone, l’expansion mondiale des cimentiers et promoteurs-constructeurs français, notamment dans les anciennes colonies, a permis de consolider le poids économique et politique de la France à l’international, perpétuant ainsi une forme d’impérialisme industriel25.

La France a coulé son béton dans tous les pays du monde

« L’avenir se situe au-delà des frontières occidentales. »

Bruno LAFONT, ancien P-DG de LafargeHolcim

« Une seule maison, pour tout pays, pour tous climats26. »

LE CORBUSIER

L’industrie française du béton représente un pilier économique stratégique bien au-delà des frontières nationales. Et ce n’est pas nouveau. Lafarge a par exemple adopté très tôt une stratégie d’expansion internationale. Dès 1864, elle a livré 110 000 tonnes de chaux pour le canal de Suez. Sa situation géographique d’origine, le long du Rhône près du port de Marseille, lui permettait de transporter, d’investir et de s’implanter en Algérie, au Maroc et en Tunisie.

Dans l’histoire coloniale, le béton a considérablement contribué au déracinement culturel et architectural des populations locales. Dès la fin du XIXe siècle, avec notamment la création de la Société des ingénieurs coloniaux, le béton s’est déployé outre-mer via les « ingénieurs coloniaux », aussi appelés « agents de transformation ». Les colonies françaises d’Afrique du Nord et de l’Ouest ont constitué les premiers territoires d’expansion du béton français. D’abord utilisé exclusivement pour les quartiers des colons, il symbolisait l’homme blanc et la ségrégation. L’emprise sur ces territoires s’est entre autres matérialisée par une non-prise en compte de modes constructifs locaux en imposant le béton27.

Aujourd’hui, les principaux pays producteurs de ciment sont la Chine, l’Inde, le Vietnam et les États-Unis. Mais attention à ne pas confondre pays producteurs et entreprises productrices. Car si l’entité France ne figure pas en tant que telle dans le top 5 du classement mondial, des entreprises françaises sont dans le peloton de tête toutes catégories confondues. De 1840 à 1939, les entreprises françaises du ciment et des travaux publics sont déjà au premier rang mondial. Aujourd’hui, Vinci, Bouygues et Eiffage occupent respectivement les première, deuxième et quatrième places du podium européen de la construction. Et, au niveau mondial, Vinci, leader jusqu’en 2009, se place juste derrière le groupe chinois China State Construction Engineering Corporation (CSCEC).

À l’exception d’Eiffage, les multinationales françaises réalisent la majorité de leurs ventes hors d’Europe – plus de 70 % pour LafargeHolcim. En 2007, l’acquisition d’Orascom Cement, cimentier égyptien, a fait de Lafarge le numéro un au Moyen-Orient, avec 27 % de ses ventes dans cette région. Aujourd’hui, LafargeHolcim et Ciments du Maroc contrôlent 78 % du marché marocain du ciment, Lafarge North America est cotée à New York et, avec 117 cimenteries mondiales, la société possède le plus grand nombre d’usines en Asie-Pacifique. La fusion avec le Suisse Holcim en 2015 a donné naissance au leader mondial du béton et huitième producteur de matériaux de construction.

Le développement international de ces firmes s’appuie sur un réseau complexe de filiales et de fusions-acquisitions28. En 2009, Vinci a racheté Cegelec, filiale du groupe qatari Diar (un fonds souverain29), en échange de son entrée au capital de l’entreprise à hauteur de 5 %. Les projets ont commencé par la construction d’une autoroute entre Bahreïn et le Qatar, d’un tramway et de parkings, en vue de remporter les contrats d’infrastructures et de stades pour la Coupe du monde de football 2022. Bouygues est également très présent au Qatar. En 2009, le groupe a remporté un contrat de 950 millions d’euros pour la construction du Qatar Petrolium District, d’une superficie de 700 000 m².

Ces implantations à l’étranger éloignent des réglementations du pays d’origine, et un risque de dérives existe. En 2025, dix ans après une plainte déposée par l’association Sherpa, Vinci Construction Grands Projets, qui nie ces accusations, a été mis en examen pour travail forcé sur ses chantiers au Qatar. L’instruction est toujours en cours. Selon la presse, entre 50 et 400 travailleur·euses y auraient trouvé la mort, dans des conditions de vie et de travail indignes : privation de liberté, salaires dérisoires d’un euro de l’heure, travail sous des températures atteignant les 50 °C30… Voilà à quoi peut ressembler aujourd’hui l’« esclavage moderne31 » dans le monde du BTP.

Certains préféreraient sans doute que ce genre d’information ne s’ébruite pas trop. Le béton, tout comme l’uranium, l’andalousite ou le nickel, est considéré comme une ressource stratégique qui semble bénéficier d’une forme de surprotection.

LafargeHolcim est mis en cause dans une affaire judiciaire d’envergure internationale pour ses opérations en Syrie. L’enquête, toujours en cours, porte sur des versements présumés de plus de 13 millions d’euros à divers groupes armés, dont l’État islamique32, pour maintenir l’activité de son usine de Jalabiya entre 2013 et 2014 alors que la guerre civile était en cours. À cela s’ajoutent les liens entre ce site et les services de renseignement français, documentés par de nombreuses enquêtes journalistiques33. Huit anciens responsables sont mis en examen pour financement du terrorisme et certains pour non-respect de sanctions financières internationales34. La société est toujours mise en examen pour complicité de crimes contre l’humanité35. Face à la justice américaine, en 2022, l’entreprise a accepté de plaider coupable pour avoir fourni un soutien matériel à des organisations terroristes en Syrie durant cette période, et de payer une amende de 778 millions de dollars pour clore ce dossier. L’affaire a pris une nouvelle dimension en 2023 quand 400 membres de la communauté yézidie américaine, dont la prix Nobel de la paix Nadia Murad, ont déposé plainte au civil aux États-Unis contre le cimentier, déjà accusé d’avoir collaboré avec l’État islamique36.

En dépit d’un tel bilan, la France vante aujourd’hui sa position de leader industriel dans la transition écologique du ciment et du béton. Lors de la dernière COP28 à Dubaï, la France et le Maroc se sont engagés à piloter la Buildings Breakthrough, une initiative de l’Organisation des Nations unies (ONU) soutenue par des fondations privées visant zéro émission dans le secteur du bâtiment d’ici 2030. L’année suivante, la France a accueilli le World Building Forum, aboutissant à la Déclaration de Chaillot, affichant toujours des « objectifs » pour mettre le secteur « sur la voie de la transition écologique ».

Pendant ce temps, la fusion avec Holcim efface progressivement Lafarge, qui n’a plus de siège social en France. Cette opération de rebranding concernant une marque historique en rappelle d’autres, comme celle de Bayer-Monsanto, entreprise agrochimique aux pratiques contestées qui a fini par s’autodissoudre pour mieux renaître sous une autre identité. Ces métamorphoses servent entre autres choses des stratégies d’image : quand une entreprise change de nom, son passif environnemental et social risque de s’estomper dans la mémoire collective. À nous de rappeler ces histoires et de suivre leurs avatars, pour que les responsabilités ne disparaissent pas dans le dédale des logos et des organigrammes.

La métropolisation, un chantier de béton sans fin

« La tendance totalitaire qui s’affirme partout dans le monde conduit aux mégalopoles. La mégalopole, ou mégalomanie des villes, est le reflet de la mégalomanie du pouvoir politique. […] Ce n’est pas seulement la survie des villes qui est en jeu, mais la survie de l’humanité tout entière. […] La crise du monde rural n’est pas moins grande que la crise du monde urbain37. »

Michel RAGON

La métropolisation désigne le renforcement des grandes villes par l’accroissement de leur population, la densification de leurs réseaux de communication et la concentration des pouvoirs. Ce modèle s’est développé en France à partir des années 1980, avec l’idée de réorganiser le territoire autour d’une vingtaine de métropoles labélisées. Mises en compétition mais fonctionnant en réseau, les métropoles expriment spatialement leur puissance par l’étendue de leur territoire et la multiplication des projets de construction. Afin de les maintenir « vivantes », leur développement incessant doit être alimenté. L’État, main dans la main avec les entreprises privées, lance constamment de nouveaux « projets », ces initiatives étant embellies par un marketing territorial qui les met en récit, les érigeant en initiatives visionnaires. Le projet du « Grand Paris », lancé en 2010, en est le modèle emblématique. « Il n’y a pas un pays, affirmait Nicolas Sarkozy, qui puisse construire son avenir sans grand projet. […] Le Grand Paris, pour moi, son futur, il s’appelle le Grand Marseille, le Grand Lyon, le Grand Lille. […] C’est un modèle, une ambition38. »

Pourtant, la « ville de demain » existe déjà, avec ses infrastructures, entrepôts et logements qui attendent, plus modestement, d’être rénovés et utilisés. Cela supposerait cependant de rompre avec cette projection spatiale du pouvoir étatique, avec cette domination par le béton, principal carburant du système.

Le Grand Paris incarne à merveille cette dynamique d’expansion métropolitaine perpétuelle ou de « chantier sans fin ». Elle consiste à polariser et faire croître des zones, des bassins ou des districts pour créer artificiellement des besoins de construction et accélérer les flux. Les travaux publics deviennent ainsi un élément clé du système, justifiant sans cesse de nouveaux projets routiers et ferrés au détriment des réseaux existants, alimentant la dépendance au béton. 68 gares, 12 000 hectares de bureaux et logements, et 200 kilomètres d’infrastructures : voici le plus grand projet d’infrastructure d’Europe. Or Paris et sa petite couronne consommaient déjà plus de 40 % des granulats de la région. Avec une seule cimenterie en Île-de-France et des infrastructures de béton prêt à l’emploi saturées, ce projet titanesque ne pouvait se concevoir qu’en important massivement toutes les matières premières nécessaires.

En 2012, un rapport de la Direction régionale et interdépartementale de l’environnement et de l’énergie d’Île-de-France, sur la « soutenabilité du Grand Paris en matériaux », prévoyait une hausse de 15 % par an de la demande en granulats (de 30 à 40 millions de tonnes annuelles) et une augmentation de 47 % de la production de béton (2,64 millions de m³ par an). Cette projection impliquait l’installation de quatre centrales à béton supplémentaires dans chaque département francilien. Les ressources locales, notamment les extractions marines et des vallées alluviales de la Seine et de la Marne (représentant 49 % des apports en granulats), seraient insuffisantes. Face à ce défi, toute la filière, de l’extraction du sable à la production de ciment, a été repensée pour alimenter ces chantiers.

Le rapport de 2012 alertait déjà sur la nécessité d’une « solidarité interrégionale » impliquant toutes les régions avoisinantes, de la Bourgogne aux Pays de la Loire, au Nord-Pas-de-Calais et même à la Belgique. Cette collaboration devait s’accompagner d’une coordination renforcée dans l’élaboration des schémas des carrières à l’échelle interrégionale. L’objectif implicite était de faciliter l’ouverture et l’extension de carrières pour les besoins du Grand Paris, lesquelles serviraient ensuite de décharges pour les déchets engendrés par ces mêmes chantiers.

Les métropoles, ces « villes mères » selon l’étymologie grecque, entretiennent une relation complexe avec leurs territoires périphériques. Cette appellation suggère qu’elles devraient assurer la prospérité des espaces qui les entourent. Pourtant, cette relation révèle souvent une dynamique de domination, où la France des marges se trouve mise sous la coupe des grands centres urbains39. Et Paris n’est que l’exemple le plus flagrant parmi les vingt-deux métropoles françaises qui, chacune, développe ses grands projets, et ceux-ci, prenant en otage les terres et les ressources des régions avoisinantes, transforment cette exploitation imposée en prétendue « solidarité » territoriale.

Consommation des villes

Les villes sont responsables de 60 % à 80 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) et consomment 75 % des ressources naturelles mondiales. Plus préoccupant encore, cette consommation de ressources urbaines, estimée à 40 milliards de tonnes en 2010, devrait plus que doubler pour atteindre 90 milliards de tonnes d’ici 2050.

La suprématie des métropoles est cependant minée par une contradiction : alors qu’elles donnent un sentiment de toute-puissance et d’autosuffisance, elles dépendent en réalité entièrement de ressources extérieures pour leur alimentation, leur énergie et leurs matières premières. Autrement dit, « qui sème le béton aura bientôt la dalle40 ».

Le cas du plateau de Saclay, situé à seulement 20 kilomètres de Paris, incarne ce paradoxe. La ligne 18 du Grand Paris Express y traverse 10 kilomètres de terres agricoles. Ces 2 300 hectares menacés sont destinés à devenir la « Silicon Valley française », alors qu’ils figurent parmi les plus fertiles d’Europe. Le sol du plateau, limoneux sur une couche d’argile, constitue une réserve hydrique constante et précieuse pour toutes les cultures céréalières et maraîchères. Depuis les années 1980, plus de 1 000 hectares ont déjà été urbanisés. La bétonisation de terres agricoles aux portes de Paris, repoussant toujours plus loin la dépendance alimentaire de la capitale, est un non-sens total alors que s’affirme par ailleurs à raison l’impératif d’une alimentation produite localement. Le plateau abrite aussi des espèces menacées comme le triton crêté, des oiseaux migrateurs et quatre-vingts espèces nicheuses dont la chouette chevêche d’Athéna, le héron cendré, la linotte mélodieuse, toutes oubliées dans l’étude d’impact du projet.

Face à ces dommages, on annonce des mesures compensatoires : des écrans anticollisions seront installés pour protéger les chauves-souris qui abondent le long de la ligne, des tunnels seront construits pour permettre le passage des amphibiens, des buses recouvertes de terre végétale aideront la « petite faune » à circuler… Ironie amère : la destruction d’habitats naturels devient elle-même un chantier d’aménagement.

Les conséquences de l’urbanisation dépassent largement la simple présence des structures grises qui envahissent nos horizons. En amont de cette bétonisation visible, le paysage subit déjà des transformations profondes. En parcourant les bords de la Seine, de la Loire, de la Garonne ou de l’Ariège, en traversant les campagnes de Normandie, de Loire-Atlantique, de l’Isère, on voit les centrales à béton et le ballet de leurs camions toupies, les barges remplies de sable sur les fleuves. On discerne les collines de granulats et de sable. On sent que le béton est partout avant même d’être coulé.

En Nouvelle-Aquitaine, la LGV Bordeaux-Toulouse devrait entraîner la destruction de 5 000 hectares de terres, affectant huit sites Natura 200041. Les estimations révèlent des besoins colossaux : 27 millions de m³ de granulats sont nécessaires42. Dans l’une des communes affectées, Lagruère, plus de 120 hectares de terres agricoles devraient être creusés, soit un cinquième de la surface agricole de la commune43. Et ce projet est rejeté par 90 % des enquêtes publiques.

Le projet de tunnel transfrontalier Lyon-Turin présente des traits similaires. Initialement, l’extraction prévoyait 16 millions de tonnes de gravats, tandis que les estimations actuelles dépassent 37 millions de tonnes. La Savoie compte déjà trente-sept sites de stockage, certains matériaux parcourant jusqu’à 200 kilomètres pour être enfouis dans des carrières de l’Ain. Pourtant, seuls 35 kilomètres sur les 162 kilomètres de galeries prévues ont été réalisés à ce jour. Ce chantier titanesque, partagé entre Eiffage, Vinci et Bouygues, menace d’artificialiser 1 500 hectares de terres agricoles (l’équivalent de 2 064 terrains de football), et d’assécher les sources et captages d’eau potable situés sous ou près du tracé44 à cause du drainage engendré en creusant les montagnes. Parallèlement, le promoteur franco-italien TELT s’implante et investit lourdement dans divers projets immobiliers dans la vallée de la Maurienne par la « démarche Grand Chantier » dont il est un des financeurs45.

Le point commun entre le Lyon-Turin, la LGV Bordeaux-Toulouse et l’autoroute A69 Castres-Toulouse est que tous ces projets controversés dupliquent des liaisons déjà existantes et fonctionnelles. En 2010, une convergence internationale de mouvements militants s’est formée autour d’un concept fédérateur : les « grands projets inutiles et imposés ». Cette dynamique s’est concrétisée en 2011 avec le premier Forum organisé dans le val de Suse en Italie par le mouvement NO-TAV, opposé à la ligne ferroviaire Lyon-Turin. La charte de Tunis, signée lors du Forum social mondial de 2013, dénonçait ces projets comme permettant « au capital prédateur d’augmenter sa domination sur la planète, portant ainsi des atteintes irréversibles à l’environnement et au bien-être des peuples46 ».

Une partie de ces projets contestés concernent l’extraction et l’enfouissement (mines, carrières, déchets, nucléaire, décharges) ainsi que l’artificialisation des sols (autoroutes, lignes à grande vitesse, centres commerciaux, aéroports, gares). La quasi-totalité de ces infrastructures en béton, validées dans les bureaux des capitales, négligent les questions de santé publique et les projets sociaux, renforçant la perception du béton comme un matériau urbain déconnecté des réalités locales.

Les paysages urbains et ruraux qui nous entourent ont radicalement changé sous l’effet du béton. Son impact n’est pas aussi médiatisé que certaines substances cancérigènes qui affectent notre vie quotidienne. Pourtant, cette métamorphose nous engloutit à une vitesse alarmante. « Si nous y regardons de plus près, commente Jean-Christophe Robert, nos modes de vie individuels et collectifs ne s’inscrivent-ils pas, eux aussi, dans cette logique de prédation foncière partagée47 ? »

Indispensable norme bétonnée

« Mon premier moment de compréhension du lobby du béton a été le poids qu’il a au Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB). »

Cécile DUFLOT, ancienne ministre du Logement

Le béton s’impose efficacement non seulement parce que des multinationales le promeuvent, mais aussi parce qu’il est devenu la « norme » de la construction. Cette position dominante lui permet de dicter les règles du secteur, raison pour laquelle sa remise en question ébranle toute une industrie. La standardisation par les normes, étape cruciale de l’industrialisation, a facilité son expansion massive.

Le béton est devenu le standard par son lissage du bâti dans des paysages homogénéisés supprimant tout contexte ou singularité. Nous sommes inconsciemment façonnés par cette monoculture qui limite notre perception du monde. La standardisation du béton s’est construite progressivement au XXe siècle. En 1906, alors que les méthodes destinées à en calculer et à en tester la résistance, la porosité et la perméabilité s’étaient démultipliées, le ministère des Travaux publics édicta un règlement sur l’emploi du béton armé dans les ouvrages d’art, réglementant ainsi l’industrie qui, jusqu’alors, était régie par des brevets d’innovation commerciale. Les laboratoires de l’Union technique du bâtiment et ceux des Ponts et Chaussées devinrent alors les gardiens de cette normalisation. Les formules de résistance, garantissant la sécurité, s’imposèrent à travers les cahiers des charges des différents ministères. La création de l’Association française de normalisation (Afnor) en 1926, sous tutelle ministérielle, vint renforcer ce cadre réglementaire. Entre 1934 et 1945, le ministère de la Reconstruction étendit cette réglementation au bâtiment, notamment pour les constructions en béton armé et les toitures-terrasses. En 1947, pour stimuler l’industrie, le ministère lança un concours visant à réduire les coûts et à contrôler la qualité des matériaux. Des solutions affluèrent de partout : pièces détachées, préfabrication, ossatures, etc.

Cette même année marque la création par le ministère du Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB). Sa mission initiale est d’assurer la sécurité et la qualité des bâtiments, étendue récemment aux « objectifs de développement durable ». Cet établissement public industriel et commercial valide et agrée les procédés, les matériaux et les équipements de construction. Il instruit les avis techniques et produit les documents techniques unifiés (DTU). Obligatoires en marchés publics, ils ne sont ni requis ni réglementaires en marchés privés. Pourtant, ils ont progressivement été considérés comme des « normes », garantissant les assurances décennales. Mandaté par l’Afnor, le CSTB réalise l’ensemble des opérations de certification, depuis la fixation des référentiels jusqu’à la délivrance des certificats de la marque NF. Son conseil d’administration et ses commissions techniques sont constitués de représentant·es de l’État, de fabricants de matériaux et d’acteurs de l’industrie.

En 2013, la Cour des comptes a pointé de possibles dysfonctionnements du CSTB, notamment en matière de financement. Le statut hybride de cet établissement, entre organisation publique et entreprise privée, peut créer des situations ambiguës. « Les activités commerciales du CSTB, estime la Cour, se sont développées notamment au profit des activités technologiques, […] avec une rentabilité incertaine qui pèse sur sa capacité à conduire des activités de recherche48. » L’établissement cumule les rôles de prescripteur et de prestataire, élaborant les normes qu’il vérifie lui-même. Ses partenariats avec les industriels créent une interdépendance qui pourrait affaiblir sa neutralité.

Ce genre de biais semble se manifester dans le traitement réservé à la pierre. Malgré la durabilité avérée de ce matériau de construction – une durée de vie de plusieurs milliers d’années –, son statut dans le bâtiment a été significativement marginalisé après 1945, coïncidant avec l’essor du béton. La norme B10.001 définissant la gélivité (sensibilité au gel) des pierres a considérablement limité leur utilisation. Or les tests accélérés menés en laboratoire sur les cycles gel/dégel fatiguent et détruisent la pierre. Ils ne correspondent ni aux cycles naturels ni aux savoir-faire ancestraux. Ces derniers consistaient notamment à respecter un temps de séchage de la pierre après extraction et à la placer hors des intempéries pour accroître sa résistance au gel en lui laissant le temps de fixer le calcin sur son parement.

Étant donné l’ampleur des enjeux, l’établissement des normes techniques peut faire l’objet de controverses. Prenons l’exemple des isolants minéraux industriels, apparus avec et pour la construction neuve en béton. À la suite du choc pétrolier de 1973, qui a révélé notre dépendance au fioul, l’État a créé la première réglementation thermique : la RT1974. Comment isoler ces nouveaux cubes de béton que l’on faisait pousser de partout ? Il fallait accoler aux murs des plaques minérales (laine de verre et laine de roche) ou synthétiques (polystyrène et polyuréthane issus de la pétrochimie). Ces matériaux sont devenus indissociables de la construction en béton et des réglementations spécifiques ont été mises en place. Les grands industriels traditionnels de l’isolation ont-ils exercé une influence sur les processus de normalisation associés ? Cette possibilité a été évoquée par des acteurs des matériaux biosourcés, relayés en 2014 par un rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Ce dernier soulevait des interrogations sur d’éventuels échanges confidentiels entre le CSTB, le géant Saint-Gobain Isover et le Syndicat national des fabricants d’isolants en laines minérales manufacturées. Ces échanges, si avérés, auraient pu suggérer une entente visant à bloquer l’arrivée sur le marché d’un nouvel isolant multicouche du concurrent Actis. Les examens, expertises et rapports se sont cependant conclus par un non-lieu prononcé par l’Autorité de la concurrence49.

Un autre exemple concerne le taux de sel de bore autorisé, nettement plus favorable aux isolants minéraux qu’aux biosourcés. En France, les isolants minéraux et synthétiques dominent le marché à 90 %. Saint-Gobain en est le leader. Ces isolants, prisés pour leur bonne performance thermique et leur faible coût, présenteraient des risques importants sur l’environnement et la santé. On parle peu de leur possible dangerosité pour les voies respiratoires et pour la peau, ou de l’importante « énergie grise » qu’ils consomment (le coût énergétique caché d’un matériau ou d’un bâtiment, dû à leur fabrication). À la suite du scandale de l’amiante, les fabricants ont modifié la composition des fibres de laines minérales pour assurer leur biosolubilité (décomposition dans le corps humain), obtenant ainsi pour ces produits une exonération de la classification cancérogène. L’European Certification Board for Mineral Wool Products, chargé de contrôler ces produits, est composé des grands industriels du secteur comme Saint-Gobain Isover, Rockwool et Knauf50.

À l’inverse, les isolants naturels, d’origine animale (laine de mouton), végétale (paille, fibre de bois, de lin) et recyclée (fibres textiles, ouate de cellulose), nécessitent quatre fois moins d’énergie grise et engendrent cinquante fois moins d’émissions de CO2 que les isolants minéraux et synthétiques. Ces alternatives fonctionnent également comme des puits de carbone et sont recyclables. Les acteur·rices de ces filières questionnent l’utilisation des normes à des fins de distorsion de la concurrence empêchant des procédés innovants et naturels d’entrer pleinement sur le marché, au profit du monopole de la pétrochimie et du béton51.

« L’État doit respecter l’équité entre les différents matériaux », scandait Jean Bonnie, président de la Fédération de l’industrie du béton en 2014, dénonçant une supposée discrimination inversée du béton au profit du bois. Cette déclaration illustre la bataille de longue date qui oppose le camp des bétonneurs et celui des utilisateurs de matériaux naturels. Dans ce rapport de force inégal, les filières bois et biosourcées tentent progressivement de s’imposer dans des arènes décisionnaires dont elles étaient traditionnellement exclues, alors même que ces matériaux sont utilisés depuis des siècles.

Un premier pas a été franchi en 2021, lorsque l’Union des industriels et constructeurs bois a finalement intégré le Conseil supérieur de la construction et de l’efficacité énergétique. Il n’y a pourtant plus de doutes sur la résistance et les bénéfices de l’utilisation des matières biosourcées face au réchauffement climatique. Il serait temps d’acter des politiques fortes en la matière, quoi qu’en disent les lobbies du système bétonné.

Les normes sont en « béton » et sont faites pour la construction neuve52. Les Eurocodes, normes européennes sur le dimensionnement et le calcul des ouvrages, assurent leur stabilité. Les ciments français doivent se conformer à la norme NF EN 197-1, définissant les classes de résistance à la compression. Les bétons, quant à eux, sont encadrés par la norme NF EN 206 + A2/CN. En 2022, cette dernière a été mise à jour, de façon à autoriser les nouveaux ciments LC3 et l’utilisation de davantage de sable et de granulats recyclés – une avancée certes modeste, mais qui s’est longtemps fait attendre. Mais cette évolution tardive pose question : le blocage venait-il des normes elles-mêmes ou de l’industrie qui les fait ?

Les producteurs de béton se félicitent aujourd’hui de pouvoir « incorporer des matériaux issus de l’économie circulaire », ce qui facilite l’application de la réglementation environnementale 2020 (RE2020). Cependant, comme mentionné précédemment, l’économie circulaire promue par les bétonneurs ne s’inscrit pas, tant s’en faut, dans une logique de décroissance. La norme demeure vorace. Elle ne connaît ni la mesure ni la frugalité. Ce matériau est toujours utilisé comme s’il s’agissait d’une ressource infinie, ce qui conduit à des pratiques de surdimensionnement et de gaspillage systématiques. La méthode de projection de béton employée dans les tunnels, notamment pour le Lyon-Turin, engendre plus de 30 % de déchets par rebond. De plus, l’épaisseur appliquée sur les parois dépasse souvent de 4 à 10 cm le nécessaire, sans améliorer a priori la solidité des ouvrages53. Concrètement, sur trois camions livrant du béton à projeter, l’équivalent d’un camion entier passerait en déchets. De même, on coule des dalles pleines et régulières, bien trop épaisses, plutôt que de favoriser des dalles nervurées ou des planchers minces à corps creux, et d’en faire varier la largeur pour optimiser l’utilisation du matériau. Et pour l’épaisseur des chaussées bétonnées ou goudronnées, ce n’est autre que la norme des pistes d’envol des avions qui a été transposée à l’ensemble du réseau routier de France…

Les normes du béton se sont imposées comme une évidence et ont colonisé le monde entier, sans considération pour les spécificités géographiques. Qu’en est-il de leur pertinence dans les régions d’outre-mer, en Afrique, ou en Asie du Sud-Est ? Le béton n’est pas adapté à des chaleurs extrêmes, ni aux climats tropicaux, ni simplement au réchauffement climatique. Dans des régions aux températures caniculaires, analyse Armelle Choplin, « la généralisation du béton est également liée à la climatisation, et réciproquement […]. Difficile de vivre dans des bâtiments qui ont été pensés non pas en fonction de la circulation de l’air et de la ventilation naturelle mais pour la fraîcheur artificielle54 ». Cercle vicieux : plus il fait chaud, plus les climatiseurs tournent, plus l’impact sur le réchauffement climatique s’accentue.

La situation rappelle celle de l’agriculture, où les agro-industriels font pression pour assouplir certaines normes afin de faciliter les traités de libre-échange et réduire leurs coûts, tout en profitant de la prolifération réglementaire sur toute la chaîne qui entraîne l’asphyxie des paysan·nes. Aujourd’hui, un projet architectural se réduirait presque à un exercice d’application de normes (PMR, parasismique, incendie, ERP, RT55…), dont le principal objectif semble être de garantir le système assurantiel. Si certaines de ces normes sont indispensables ou favorisent l’inclusion, elles sont souvent incompatibles les unes avec les autres, et ne font preuve d’aucune souplesse pour la recherche de solutions adaptées. Par leur existence même, les normes figent des moyennes et des standards. C’est en comprenant leurs mécanismes que nous pouvons identifier les antagonismes et les injustices qu’elles engendrent. À nous de les questionner et d’apprendre à les dompter.

Greenwashing grotesque :
le béton change de couleur

« “Déterminés à agir”, mais à condition que les principes qui assurent les profits des multinationales et la puissance des États soient préservés56. »

Maxime COMBES

L’industrie du béton, longtemps silencieuse sur son impact environnemental, semble enfin reconnaître sa place parmi les grands pollueurs de ce monde. Ses porte-voix se présenteraient même désormais comme des expert·es environnementaux·ales prêt·es à « répondre à la crise climatique ». Depuis l’accord de Paris en 2015, plusieurs lois ont été promulguées en France, censées contraindre davantage les grandes entreprises57. En ce qui les concerne, épaulés par des chercheur·euses, des laboratoires d’innovation et des décideur·euses politiques, les bétonneurs entendent bien, en réalité, continuer d’orienter et de contrôler la trajectoire visée.

Cette transition-là n’est qu’une façade qui perpétue les logiques capitalistes de production et de profits qui régissent l’industrie depuis deux siècles. Les bétonneurs affirment que le matériau peut et va se réinventer. Il s’agit de modifier le produit sans transformer le système, capitalisant ainsi sur la catastrophe environnementale. Le greenwashing ou « éco-blanchiment » à l’œuvre se révèle dans l’écart flagrant entre les promesses et la réalité : les objectifs environnementaux, jamais atteints, sont constamment repoussés.

Comme l’analyse Naomi Klein dans sa Stratégie du choc, les crises environnementales, sociales ou politiques peuvent être exploitées par les intérêts dominants pour accélérer leurs agendas58. Anna Bednik précise pour sa part que « l’urgence climatique offre un formidable alibi pour imposer de nouveaux impératifs techno-marchands », soit par des moyens autoritaires, soit en diffusant efficacement la contrainte « climatique » telle que définie par ceux qui proposent des solutions59.

Appliquée au béton, la notion de crise se présente comme multiple et complexe : crise de la construction neuve, crise du logement, crise des matériaux de construction, crise de l’immobilier… Quant à son aspect environnemental, les discours mainstream le réduisent le plus souvent à une question d’émissions carbone. Les réponses se formulent dès lors dans un discours marketing répété en boucle, comportant de multiples déclinaisons lexicales et graphiques. Les promesses se ramènent à des slogans publicitaires accrocheurs : « Logique zéro », « Nous construisons l’avenir » (Vicat), « Le ciment qui allège votre empreinte carbone » (Lafarge), sans oublier les mots clés habituels, tels « valorisation », « recyclage », « ville durable » ou « écoquartiers »…

Le greenwashing commence en interne, au sein des entreprises et auprès des utilisateur·rices de leurs produits. L’objectif est double : rassurer les employé·es et défendre l’usage du béton. En janvier 2024, un mois après des actions militantes, LafargeHolcim a été mis sous les projecteurs à la suite d’un documentaire télévisé questionnant la gestion des risques liés à la silicose60. Selon un témoignage61, les dirigeant·es auraient déployé une communication interne présentant ces critiques comme un effet de mode, justifiant les mesures sanitaires existantes et mettant en avant les relations du groupe avec divers acteurs médiatiques et institutionnels. Une stratégie qui illustre les mécanismes de défense classiques de bon nombre d’industriels face aux remises en question.

Parallèlement, ces entreprises développent des initiatives à coloration écologique et sociale. Des randonnées et courses « Nature Lafarge » – payantes – sont ainsi organisées annuellement dans l’enceinte des sites, avec des « parcours dans les carrières ». La moitié des bénéfices est reversée à des associations caritatives, histoire peut-être de redorer l’image.

Les bétonneurs possèdent chacun une ou plusieurs fondations dirigées par les mêmes directeur·rices, président·es ou vice-président·es. La Fondation LafargeHolcim, par exemple, décerne les LafargeHolcim Awards pour récompenser des projets dits durables, et finance la chaire de la construction durable de l’École polytechnique ETH de Zurich. De son côté, la Fondation Vinci met en avant des projets variés : plantation de potagers bio d’insertion, réintroduction d’écrevisses à pattes blanches aux bords d’une autoroute et soutien d’association d’aide aux sans-abri. Paradoxalement, Vinci finance également l’Observatoire international des prisons62 tout en construisant des établissements pénitentiaires un peu partout en France et dans le monde63, tout comme Bouygues Construction64.

De nombreux cimentiers et leurs représentants défilent dans les couloirs de la Commission européenne pour défendre leurs produits prétendument « bas carbone ». Cependant, un haut responsable chargé des matières premières et matériaux de construction ne cache pas son scepticisme65. Selon lui, certains s’attribuent le mérite d’innovations alors que plusieurs formulations dites « bas carbone » ou « recyclées » existent depuis l’Antiquité, faisant preuve à ses yeux d’un manque d’honnêteté et de modestie.

Il est vrai que, quand vous consultez le site Internet du Syndicat national du béton prêt à l’emploi (SNBPE), certaines affirmations interpellent : « Le béton contribue à un mode de construction qui améliore le cadre de vie, tout en préservant la planète66 », ou encore : « Le béton, matériau 100 % local et recyclable à l’infini, est parfaitement compatible avec la construction durable. » Pour ce qui est du caractère prétendument « local » du béton, faut-il rappeler que les importations de clinker, soit 10 % de la production nationale, ont été multipliées par sept en trois ans, avec un afflux des importations d’Algérie, du Maroc et de Turquie67 ? Quant aux allégations concernant son recyclage infini ou sa durabilité, elles paraissent plutôt constituer de véritables détournements sémantiques.

Le carbone est devenu l’élément central des stratégies de greenwashing des grands pollueurs. Dans leur communication, il se réduit, se substitue, devient « bas » ou « très bas », se troque et se stocke. Les expressions « béton bas carbone » ou « béton ultra-bas carbone » sont largement employées mais ne reposent sur aucune définition officielle encadrée par des normes ou réglementations précises. La méthodologie permettant d’évaluer une réduction des émissions de GES pour les bétons n’est pas encore établie de manière consensuelle. Actuellement, on considère généralement qu’un « béton bas carbone » devrait, à performances équivalentes à celles d’un béton standard, engendrer moins d’émissions de GES.

Qualification du ciment bas carbone

Pour être qualifié de « vert » ou « bas carbone », un ciment doit produire moins de 498 kgeqCO2/tonne. Un indicateur complémentaire fixe également un seuil pour le clinker à 766 kgeqCO2/tonne.

Un béton dit « vert » ou « bas carbone » dépend essentiellement du ciment utilisé dans sa composition. Cependant, il est impossible de parler d’un unique béton ou ciment « bas carbone » puisqu’il existe des dizaines de recettes pour des usages différents. De même, les comparaisons environnementales posent problème car elles s’effectuent le plus souvent en prenant pour référence le ciment CEM I, le plus polluant, de moins en moins utilisé. Cela donnera forcément un bilan plus favorable que si la comparaison était faite avec un ciment contenant moins de clinker. En fait, les valeurs carbone varient considérablement selon les recettes et performances, pouvant aller du simple au quintuple. Lorsqu’un produit est étiqueté « bas carbone » ou qu’un fabricant revendique une réduction de 50 % de l’empreinte carbone, il est donc essentiel de vérifier la valeur de référence utilisée pour ce calcul. À noter que, avant l’adoption en 2023 du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), le poids carbone du clinker importé hors de l’Union européenne n’était pas comptabilisé, permettant encore plus de souplesse dans les calculs.

Dans les années 2020, une controverse sur les calculs de l’analyse du cycle de vie (ACV) a perturbé le discours verdissant. La subtilité réside dans la comptabilisation des « bénéfices » carbone des sous-produits industriels, également appelés déchets valorisés ou coproduits. Prenons l’exemple des laitiers de haut-fourneau, déchets de la production d’acier : leur empreinte carbone est décotée à la fois dans l’industrie sidérurgique (qui présume qu’elle est intégrée par les cimentiers) et dans l’industrie cimentière (qui les considère comme des déchets valorisés). Résultat : cette empreinte carbone « vierge » n’est finalement comptabilisée nulle part, améliorant artificiellement le bilan environnemental des deux secteurs. Une étude de 2021 a en outre révélé que des ciments prétendument 30 % à 50 % moins carbonés que le CEM I présentaient en réalité une empreinte équivalente lorsque l’ACV était correctement recalculée68.

Le SNBPE jouerait par ailleurs un rôle déterminant dans ces estimations puisqu’il serait le principal fournisseur des données servant de base aux calculs de l’ACV. Ces paramètres sont ensuite intégrés dans les déclarations environnementales et sanitaires produites sous forme de fiches standardisées. Pour élaborer ces documents, l’industrie sélectionne des valeurs qu’elle estime représentatives des solutions de construction en béton. Ces moyennes statistiques peuvent cependant parfois masquer d’importantes variations d’empreinte carbone entre différentes entreprises et différents produits, tout en occultant possiblement des données essentielles comme la consommation énergétique à chaque étape de la fabrication69.

La décarbonatation est devenue un produit comme un autre, à produire et à commercialiser. Dans la feuille de route soumise au gouvernement, la filière ciment articule ses solutions de réduction carbone autour de trois axes principalement fondés sur la « valorisation des déchets » : amélioration de l’efficacité énergétique, substitution des combustibles fossiles et réduction de la teneur en clinker. La réalité paradoxale du discours visant à atteindre 80 % de combustibles alternatifs en 2030 est que, pour répondre à la demande énergétique, il faudrait produire encore plus de déchets. Comme indiqué plus haut, les déchets sont devenus une économie à part entière et ne constituent pas un remplacement « innovant » des combustibles fossiles ou du clinker, puisqu’ils sont déjà utilisés depuis des décennies, voire des siècles. Le gaspillage des matériaux est ainsi devenu une source de profit. De plus, le bilan de cette transition mérite une attention particulière si l’on considère les centaines de kilomètres parcourus par les camions pour alimenter les fours des vingt-cinq cimenteries françaises. La majorité des centres de stockage de farines animales sont situés dans l’ouest du pays, alors qu’un grand nombre de cimenteries se trouvent dans le sud et l’est.

Selon Messika Revel, enseignante-chercheuse en écotoxicologie, les combustibles « alternatifs » issus des déchets ne riment pas avec « zéro impact »70. Les réglementations sur les émissions de polluants dans les fumées ne sont pas les mêmes pour les fours à ciment et les incinérateurs. Au cours de la combustion, les pneus peuvent libérer des polluants dangereux tels que les dioxines, les furanes et les métaux lourds, connus pour être cancérigènes et responsables de problèmes respiratoires et cardiovasculaires. Les cendres et les microparticules en suspension dans l’air, libérées par les sites, sont ensuite susceptibles de contaminer les sols et les eaux de surface à proximité, avec un effet direct sur l’eau potable et les écosystèmes.

Les groupes vantent de nouveaux dispositifs de mesures et de filtres mis en place sur leurs sites implantés en France. La réalité au-delà de nos frontières semble être tout autre : plusieurs articles de presse font état d’exportation de pneus français pour alimenter les fours des cimenteries marocaines, de combustibles fossiles et de seuils de pollution de l’air non réglementés et largement dépassés dans le reste du monde71. En 2019, l’usine LafargeHolcim de Beocin en Serbie a fait l’objet d’une enquête de l’Agence serbe pour la protection de l’environnement, du Programme des Nations unies pour l’environnement et du Global Environment Fund. D’après le rapport établi, les émissions d’acide chlorhydrique y dépasseraient de 200 % les limites autorisées, de même pour le dioxyde de soufre, l’ammoniac et l’oxyde d’azote72. Mais, à ce jour, aucune procédure n’a été ouverte. En Égypte, une action en justice a été intentée en 2016 par le Habi Center for Environmental Rights contre les deux principaux cimentiers actifs dans le pays, LafargeHolcim et HeidelbergCement, à propos de l’utilisation du charbon comme combustible, suspectant plus de 407 infractions environnementales pour la seule année 201773… L’affaire a finalement été jugée irrecevable par la Cour administrative judiciaire d’Égypte le 30 novembre 2020.

L’industrie fait par ailleurs face à des freins notables (que personne ne s’empresse de lever) qui compromettent ses objectifs annoncés. En effet, chaque passage à une recette bas carbone se traduit logiquement par une augmentation des matières secondaires utilisées pour remplacer le clinker, ce qui modifie souvent les performances attendues des bétons. Un taux de substitution élevé permet une réduction de l’ordre de 10 % à 25 % de l’empreinte carbone mais diminue cette résistance74. À ce jour, aucun des nouveaux ciments disponibles ne permettrait d’atteindre les niveaux de résistance compressive dont jouissent les bétons ultra-performants avec une forte portion de clinker, utilisés pour les ouvrages d’art et les centrales nucléaires.

Un autre frein concerne la disponibilité des substituts pour parvenir à la production équivalente avec le clinker. « Pour atteindre un taux de clinker inférieur à 50 % dans la composition du ciment en France, calcule Florent Dubois, il faudrait disposer de plus de 8 millions de tonnes de ces matériaux, c’est-à-dire pas moins du double de ce qui est aujourd’hui produit par des filières actuellement en décroissance en Europe75. » Alors que les laitiers de haut-fourneau étaient largement utilisés, leur production est passée de 4 millions de tonnes en 2003 à 2,8 millions de tonnes en 2011, en raison d’une baisse de la production d’acier. Dans ce domaine, on retrouve Ecocem, une entreprise qui se présente comme le leader « indépendant » du ciment bas carbone. Sa filiale française, créée en joint-venture avec ArcelorMittal qui détient 49 % du capital, permet un partenariat « pratique » qui valorise de façon « circulaire » les coproduits de hauts-fourneaux.

Pour la recette du ciment LC3, les argiles figurent parmi les ressources naturelles les plus convoitées. Dans leur feuille de route, les cimentiers demandent explicitement à l’État de faciliter l’accès à ces matières premières. Bien que l’argile contribue à réduire l’empreinte carbone du ciment, son extraction, comme pour le calcaire ou le sable, reste loin d’être écologique. Ces argiles doivent contenir environ 40 % de métakaolin, dont les gisements sont inégalement répartis sur la planète. Particulièrement abondants dans les pays « émergents », ils sont plus rares en Europe, voire quasi inexistants dans certains pays76.

Le choix de LafargeHolcim d’implanter sa cimenterie pilote dédiée à l’argile activée à Saint-Pierre-la-Cour, en Mayenne, n’est pas fortuit : des gisements d’argile exploités depuis des années se trouvent dans les parages. Mais sa promesse de produire 1,5 million de tonnes de ciment77 par an d’ici 2031 pour révolutionner l’industrie ne correspond en réalité qu’à moins de 10 % de la production nationale. Les nouvelles gammes ECOplanet et ECOpact, présentées comme « allégées en carbone », ne constituaient que 12,6 % des ventes en 2022. Cette révolution à grande échelle progresse lentement, et nécessiterait par ailleurs une adaptation considérable des infrastructures et des fours existants.

Une nouvelle promesse a été faite par les cimentiers : passer au stockage du carbone. Mais, sur les vingt-cinq cimenteries du pays, seules cinq répondent aux critères de ce dispositif. Des entreprises comme Eqiom et LafargeHolcim ont reçu respectivement des subventions européennes à hauteur de 153 et 228 millions d’euros pour développer ces projets d’enfouissement – surnommés « cimetières de CO2 » – en mer du Nord ou en Pologne78. Cette méthode est fortement critiquée par des organisations non gouvernementales (ONG) qui s’inquiètent des risques de fuites et du manque d’études approfondies. S’agirait-il d’une façon de contourner le problème fondamental sans remettre en question les volumes de béton produits ?

Le concept du « recyclage urbain » ou « béton recyclé » jouit d’une popularité croissante auprès des bétonneurs. Dans l’imaginaire collectif, le recyclage s’inscrit dans un processus vertueux d’économie circulaire, mais cette perception peut être trompeuse. En effet, recycler ne signifie pas juste faire avec l’existant. Cela peut impliquer de lourdes opérations de retraitement et de retransformation.

Le béton destiné au recyclage provient des surplus de sites de production, des chantiers et de la démolition. Il s’agit simplement de béton concassé, donc de granulats recyclés. À la différence du carton, du verre ou du plastique recyclé, qui retrouvent la même utilisation après recyclage, 80 % des déchets de béton sont valorisés en sous-couche routière dans les travaux publics. Le recyclage comprend plusieurs étapes : concassage, tri, traitement puis broyage pour obtenir différentes fractions de granulats (fines, grossières et gravillons). Ce processus, transport inclus, engendre une empreinte carbone de 3 kgeqCO2/tonne, contre 4 kgeqCO2/tonne pour les granulats naturels79. Le bénéfice environnemental reste donc limité, d’autant que la transformation profonde du béton recyclé coûte plus cher que la production de matériaux neufs. De plus, le béton est rarement réutilisé dans sa forme initiale ou pour un usage semblable80.

Sans démolition ou surplus de béton sur les chantiers, pas de recyclage possible. Ce processus présenté comme « vert » repose donc paradoxalement sur des démolitions ou des gaspillages massifs. Si cette approche peut sembler pertinente dans les pays occidentaux qui possèdent déjà un parc immobilier en béton important et vieillissant, elle l’est beaucoup moins dans des pays du Sud où la construction en béton est relativement récente. Le recyclage ne constitue donc pas une solution universelle.

En France, l’équation économique et logistique du recyclage n’est pas encore viable. Certains départements ne disposent d’aucune plateforme de recyclage à proximité raisonnable des agglomérations (moins de 30 kilomètres). Et si l’on considère plus largement l’industrie des matériaux de construction, elle n’intègre que 15,3 millions de tonnes de matériaux recyclés dans son processus de fabrication, hors granulats, alors que la consommation annuelle de matières premières dépasse 772 millions de tonnes81.

Les bétonneurs constructeurs ont déployé des stratégies constructives nouvelles, enrobées de théories architecturales et urbaines, avec un lexique détourné pour perpétuer leur modèle de rentabilité du bâti. Un « recyclage urbain82 » chez Vinci, des « créateurs de villes et d’infrastructures durables et résilientes83 » chez Eiffage, les solutions ludiques et collaboratives du « City Play » chez Bouygues – parade de concepts marketing déconnectés qui maquillent le désastre. Face à l’appétit grandissant des bétonneurs pour les matériaux naturels, les acteur·rices des filières biosourcées se montrent particulièrement vigilant·es. Les grands groupes commencent à intégrer ces matériaux dans leurs projets d’écoquartiers ou de zones d’aménagement concerté (ZAC) pharaoniques, comme à Saclay où 20 000 m² de bureaux seront érigés en « démonstrateurs » de la filière paille. Ces mêmes majors du BTP investissent dans les think tanks comme La Fabrique de la Cité pour Vinci, aux côtés de jeunes startups adeptes d’innovations en tout genre. Quant aux colloques, séminaires et forums, ils deviennent les vecteurs de propagation de cette culture. Ils « ne parlent pas de commander, mais de piloter cette soumission des foules, de favoriser l’acceptabilité sociale pour la coconstruction d’une ville partagée84 ». Tel un stigmate du patriarcat, la suprématie du béton et son système ne sont jamais remis en question.

Bétonner plutôt que rénover :
crise du logement, crise de la construction

« Il n’y a pas de crise du logement, le système de logement fonctionne exactement comme il a été conçu85. »

Matthew SOULES

L’un des paradoxes frappants de ces dernières décennies dans le monde de la construction est cette obstination des politiques législatives, urbaines et fiscales à suivre une devise implacable : bétonner plutôt que réparer et entretenir. Cette logique pousse à démolir avant de re-bétonner, privilégiant la construction neuve au détriment de la rénovation et de l’entretien. Pour saisir cette mécanique, il faut explorer les méandres des politiques du logement et décrypter les rouages de la spéculation immobilière et foncière. Le logement est un besoin fondamental qui nous concerne toutes et tous. Il incarne aussi la valeur marchande du béton, cette matière qui doit être produite en masse pour être rentable. Le système capitaliste de la construction nous rend, souvent à notre insu, dépendant·es du béton à travers des mécanismes de spéculation et de création artificielle de demande, entraînant hausse des prix, gentrification et exclusion des plus précaires.

La France est le pays européen qui construit le plus de logements par habitant. En 2022, 380 000 logements neufs ont été mis en chantier, pour « seulement » 250 000 nouveaux ménages comptabilisés. On recensait cette même année 37,6 millions de logements pour 30 millions de ménages. Ce déséquilibre apparent mérite d’être analysé à la lumière des transformations sociétales actuelles.

La démographie, stagnante, n’évolue pas proportionnellement au « besoin » de logements. Selon les prévisions, la population pourrait même diminuer à partir de 2040. Les modèles familiaux traditionnels se transforment, tandis que les mouvements de population internes et externes – liés au climat, à l’économie ou aux conflits – questionnent le modèle de « production » de logements imposé depuis des décennies. Depuis les années 1950, des grands ensembles d’après-guerre aux politiques favorisant l’accession à la propriété individuelle, l’urgence de produire du logement a été constamment réaffirmée. Cette pression constante a transformé l’habitation en simple produit de consommation, la vidant de ses dimensions sociales et environnementales essentielles.

En 2021, après l’épidémie de Covid-19, les demandes de permis pour des maisons individuelles ont explosé, notamment pour anticiper les contraintes de la réglementation environnementale RE202086. Cependant, depuis 2023, cette tendance s’est inversée. La « crise » actuelle du secteur s’explique par plusieurs facteurs : exigences environnementales accrues, hausse des coûts des matériaux et de l’énergie, conflits géopolitiques, rupture des chaînes d’approvisionnement, augmentation des taux de crédit et raréfaction du foncier.

Face à ces difficultés, les bétonneurs déplorent régulièrement une « catastrophe » imminente. En 2023, le président de la FFB s’alarmait de l’augmentation du coût du béton, prévoyant pour 2024 un « effondrement » de 24 % des permis de construire et une « chute » de la production de 7,8 %. Ce discours catastrophiste, récurrent depuis un siècle, occulte systématiquement d’autres réalités : depuis 1996, les prix immobiliers ont été multipliés par trois à cinq selon les régions, alors que le pouvoir d’achat des Français·es a diminué de moitié sur la même période87. La question se pose donc : celle que l’on qualifie de crise du logement « neuf » ne serait-elle pas plutôt une crise de la « production » intensive de béton ?

Depuis 2013, la politique d’investissement locatif dans les logements neufs, stimulée par les lois Duflot puis Pinel, a été particulièrement profitable aux acteurs du béton. Le ministère du Logement, avec ses larges prérogatives réglementaires, influence directement la rentabilité des opérations via des dispositifs fiscaux et des règles de construction. Dès 2012, la ministre Cécile Duflot aurait subi des pressions pour inclure certaines zones géographiques dans le dispositif d’aide. Pour qu’une commune soit éligible, elle devait présenter un déséquilibre entre offre et demande. Pas moins de 850 dérogations ont alors permis de reclasser des villes entières, créant artificiellement une attractivité et une offre déconnectée des besoins réels. Béziers s’est ainsi retrouvée avec 20 % de logements neufs défiscalisés en 2012, alors qu’elle comptait déjà 17 % de logements vacants. Le Crédit foncier avait pourtant alerté dès 2009 sur le fait que soixante villes, dont Béziers, étaient saturées – un avertissement totalement ignoré. Censé encourager les logements à loyer modéré, ce dispositif a surtout alimenté la spéculation immobilière.

La fiscalité liée à l’achat immobilier neuf répond avant tout à la logique de rentabilité des acteurs privés et grands groupes promoteurs-constructeurs. Depuis une décennie, le prêt à taux zéro et les conseils des institutions financières orientent massivement vers l’achat de logements neufs, présentés comme plus avantageux que l’ancien. Ce système, sous couvert de démocratiser l’accès au logement, a en réalité favorisé la production intensive de béton. Pour accéder à la propriété, les ménages cherchent l’option la plus accessible financièrement, et celle qu’on leur propose systématiquement est le logement neuf. En 2023, l’annonce de la fin des dispositifs Pinel a créé une pression supplémentaire sur les acheteurs pour investir « maintenant ou jamais ». Cette décision a été vivement contestée par les fédérations du secteur qui exigent, pour sortir de la crise, de réinstaurer la loi et, comme Véronique Bédague, P-DG de Nexity en 2024, d’« accorder plus de permis de construire88 ». Il s’agit d’une logique fiscale, d’un marketing administratif et bancaire en contradiction totale avec les enjeux sociaux, environnementaux et architecturaux existants. Preuve en est, il n’y a jamais eu autant de personnes « mal logées » en France. Les chiffres ne cessent d’augmenter89.

Parallèlement à ces politiques d’investissement locatif, la construction de logements individuels neufs a, elle aussi, été largement facilitée et favorisée. Dans la droite ligne du modèle pavillonnaire américain, le conditionnement sociétal autour de l’idéal de la maison individuelle neuve n’a jamais cessé : des « chalandonnettes » des années 1969 à la maison à 100 000 euros de Jean-Louis Borloo en 2005, jusqu’au « pavillon [faisant] partie du rêve français » de Gabriel Attal en 2023… Aujourd’hui, l’argument de la performance énergétique fait office de cerise sur le gâteau, avec l’idée qu’un bien neuf serait nécessairement plus « performant » qu’une vieille bâtisse. C’est un pur mensonge.

Depuis 2019, le dispositif Denormandie facilite théoriquement l’investissement dans l’ancien, mais, en 2022, seuls 245 ménages en avaient fait la demande. La réalité est que le bâti existant n’a jamais été une priorité politique90. Pour un bien ancien, le prêt à taux zéro ne peut être sollicité que si les travaux représentent moins de 25 % du coût d’achat et doivent être réalisés dans les trois ans. Ce système a renforcé l’image de la « vieille pierre » comme étant soit un patrimoine inaccessible, soit un fardeau, condamné à la ruine pour celles et ceux qui ne pourront pas payer des travaux de rénovation.

Les rapports de l’Ademe, publiés en 2019, sont pourtant unanimes concernant l’impact environnemental favorable de la rénovation comparée à la construction neuve : « Par mètre carré de surface hors œuvre nette conforme à la réglementation thermique, la construction d’une maison individuelle consomme environ quarante fois plus que la rénovation, et celle d’un bâtiment de logement collectif environ quatre-vingts fois plus. » En termes de matériaux et de ressources, la construction d’un logement neuf en requiert des quantités des dizaines de fois supérieures à celles nécessaires pour une rénovation. Considérant en outre l’artificialisation des sols et les émissions de GES, l’étude conclut en faveur de la rénovation, en préconisant de « limiter autant que possible la construction neuve au strict nécessaire91 ».

Rénover, isoler et entretenir le bâti existant permettraient de réduire considérablement les consommations d’énergie, les émissions de CO2 et l’épuisement des ressources naturelles, tout en diminuant les dépenses à long terme et en évitant des démolitions massives. De plus, cette approche offrirait une perspective d’activité économique répartie sur tout le territoire, répondant à un besoin urgent et participant à la transformation des pratiques du BTP. L’entretien et l’amélioration du bâti existant, qui représentent déjà 54 % de l’activité du secteur, sont en hausse. La précarité énergétique touche 5,8 millions de passoires thermiques. Le gouvernement a lancé quelques initiatives comme « MaPrimeRénov’ » en 2020, mais, selon la Cour des comptes, la notion de rénovation énergétique reste imprécise, et le dispositif est inadapté à la complexité du bâti ancien. Avec des plafonds restrictifs, l’aide n’est pas accessible à tous·tes. Seules les rénovations globales sont réellement efficaces, mais elles ne représentaient en 2020 que 3 % des surfaces rénovées92.

La difficulté à se loger ne signifie pas qu’il y a une pénurie de logements. La France compte 18 % de logements non occupés en permanence : 3 millions sont vacants (8,3 %) et 3,7 millions sont des résidences secondaires (10 %). Ces chiffres augmentent continuellement depuis les années 1990. Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), une minorité de 24 % des ménages détiennent les deux tiers des logements du pays, entre investissements locatifs, résidences secondaires et logements vacants. Depuis une quinzaine d’années, la proportion de résidences principales diminue au profit des résidences secondaires et des logements occasionnels.

Sur le papier, en additionnant logements vacants et résidences secondaires, ce sont 6,7 millions de logements qui seraient disponibles sans même couler 1 m³ de béton supplémentaire. Si l’on s’en tient cependant au nombre de logements vacants – dont 400 000 pour la seule région Île-de-France –, c’est dix fois plus de logements vides que de sans-abri. Les grandes agglomérations font face à une prolifération de locations touristiques, limitant l’offre pour les étudiant·es et les travailleur·euses. Dans d’autres régions, les logements vacants ne se situent pas toujours près des bassins d’emploi. La désertion des centres-bourgs, conséquence directe de la métropolisation et de l’expansion des zones commerciales périphériques, n’est pourtant pas une fatalité. Il faut simplement lui accorder l’attention et les investissements qu’elle mérite.

Depuis l’essor du télétravail, après la crise de la Covid-19, les surfaces de bureaux vides en Île-de-France ont augmenté de 2 millions de m² pour atteindre 4,5 millions de m². Cependant, parmi les nouveaux logements, seuls 2 % viennent d’anciens bureaux reconvertis. L’inoccupation est tout simplement un gaspillage immobilier d’espaces disponibles. L’ordonnance permettant la réquisition de logements vacants existe depuis 1945, mais la dernière vague significative de réquisitions remonte à 1997. Pourquoi ne la mobilise-t-on pas ? Quel serait l’impact d’une taxation des espaces vacants ou d’une limitation du nombre de biens que seule une élite fortunée peut s’acheter ?

La notion de « crise du logement » revêt des significations différentes selon qu’elle est évoquée par les associations ou par les professionnels du secteur. En 2023, entre 400 000 et 600 000 logements, concernant un million de personnes, étaient considérés comme indignes. Les associations parlent de mal-logement en faisant le lien entre bâti et qualité de vie, entre logement et conditions d’habitabilité. Cette problématique inclut le déficit de logements, l’inflation du marché, l’affaiblissement de la protection sociale, l’augmentation des résidences secondaires, les logements insalubres, les passoires thermiques… Face à la triple urgence climatique, écologique et sociale, on peut créer des logements sans nécessairement en construire des neufs en béton.

L’absence de politique globale et engagée intégrant les enjeux sociaux et environnementaux se manifeste par des revirements incessants et des rétropédalages sur les réformes. Cela permet à l’industrie de continuer à faire pression pour défendre ses intérêts. Paradoxalement, les questions de logement et de construction, qui concernent l’ensemble de la population, sont toujours reléguées au second plan des politiques publiques, ou considérées comme des problèmes individuels. L’article 1 de la loi du 31 mai 1990 sur le droit au logement est pourtant très clair : « Garantir le droit au logement constitue un devoir de solidarité pour l’ensemble de la nation. Toute personne ou famille éprouvant des difficultés particulières […] a droit à une aide de la collectivité pour accéder à un logement décent et indépendant ou s’y maintenir93. »

L’initiative citoyenne House Europe, lancée par deux architectes, vise à recueillir 1 million de signatures d’ici janvier 2026 pour contraindre le Parlement européen à étudier une loi qui favoriserait la rénovation et limiterait la démolition et la construction neuve. Contrairement au discours dominant des acteurs du secteur et des politiques, la construction neuve en béton, seule réponse proposée, n’est pas ce que demande la population. Ce que les gens veulent, c’est pouvoir se loger sans difficulté, vivre dans un logement sain à un coût abordable, avoir des écoles et des hôpitaux bien entretenus… Il est temps de déconstruire l’imaginaire selon lequel les grues dans un paysage sont le symbole de la bonne santé d’un pays et de comprendre que leur présence devrait au contraire nous alarmer fortement.

Démolir pour reconstruire

« Cependant, cette vie courte peut encore être tenue pour un avantage, à l’instar de toute forme d’obsolescence programmée : elle permet de renouveler en permanence le bâti, faisant ainsi tourner l’économie […]. La “destruction créatrice” incessante est l’âme du capitalisme94. »

Anselm JAPPE, philosophe

« La démolition est une décision de facilité et de court terme. C’est un gaspillage de beaucoup de choses – un gaspillage d’énergie, un gaspillage de matière et un gaspillage d’histoire. […] C’est un acte de violence95. »

Anne LACATON, architecte

La démolition de bâtiments existants est l’un des principaux enjeux auxquels le béton est confronté aujourd’hui. Démolition. Prenez le temps de faire résonner ce mot et ce qu’il évoque. Démolition n’est pas synonyme de démantèlement, de déstructuration ou de déconstruction. Dans le code de l’urbanisme français, l’acte de démolir – qui nécessite depuis 1976 une autorisation d’urbanisme – concerne « les travaux ayant pour objet de démolir ou de rendre inutilisable tout ou partie d’une construction située dans une commune ou une partie de commune où le conseil municipal a décidé d’instituer le permis de démolir96 ». Dans le langage courant, la démolition, du latin demolitio – l’action d’abattre –, définit l’action d’« abattre une construction, la détruire. Mettre quelque chose en pièces, le rendre inutilisable. Ruiner, saper, anéantir97 ».

Quand l’acte de raser et bétonner s’effectue dans et sur des espaces naturels, on parle de destruction d’habitats, de milieux et d’espèces – de destruction du vivant. Pour les séismes ou ouragans, on emploie plutôt les termes « effondrements », « dégâts » ou « dommages ». La notion de « démolition », quant à elle, implique un acte délibéré provenant d’un agent identifiable. Démolition d’un bâtiment. Destruction d’un habitat, d’un logement, d’un patrimoine, de repères, de souvenirs.

Des deux guerres mondiales, qui ont fait disparaître à jamais des villes et patrimoines sous d’immenses quantités de gravats, jusqu’à l’engloutissement actuel de Gaza et de sa population sous les bombes, les ruines peuvent être profondément traumatiques. Pour celles et ceux qui la subissent, la démolition peut engendrer un sentiment d’impuissance et d’anéantissement face à une « table rase » planifiée.

« L’histoire à venir, écrit Marc Augé, ne produira pas de ruines. Elle n’en a pas le temps98. » C’est comme si les bétonneurs avaient conçu un produit qui s’effondre afin de mieux le couler à l’infini. L’action humaine, pourtant, reste la première cause de démolitions et dégradations du bâti. Si certaines de ces destructions délibérées se passent de justification – bâtiments à moitié effondrés après un séisme ou détruits par des explosions de gaz –, d’autres demeurent discutables, contestables, voire scandaleuses.

Des travaux haussmanniens de la fin du XIXe siècle jusqu’à la « rénovation urbaine » des années 2000 en passant par la démolition-reconstruction des années 1950-1970, l’argument de l’insalubrité a toujours figuré parmi les plus efficaces pour justifier des opérations de destruction. Aujourd’hui encore, dit la loi, « les démolitions effectuées […] sur un immeuble insalubre » sont dispensées de permis de démolir99. La loi sur les logements insalubres de 1850 désigne comme tel tout bien immobilier « qui constitue, soit par lui-même, soit par les conditions dans lesquelles il est occupé, exploité ou utilisé, un danger ou risque pour la santé ou la sécurité physique des personnes100 ».

Au XIXe siècle, lors des grandes épidémies de choléra, la question faisait débat : les logements insalubres étaient-ils la cause de l’infection ou simplement l’accélérateur de sa propagation ? Dans les grandes villes, où les quartiers les plus défavorisés étaient les plus touchés, les médecins identifièrent le manque d’hygiène, la promiscuité et le surpeuplement comme étant des facteurs décisifs. L’obligation faite aux propriétaires d’effectuer des réparations sous peine d’amendes resta cependant sans beaucoup d’effet, car il leur était financièrement plus avantageux de payer ces pénalités que d’entreprendre les travaux nécessaires.

Au XXIe siècle comme au XIXe, l’insalubrité doit être établie pour qu’un arrêté de traitement soit prononcé. C’est une procédure fastidieuse que peu de victimes entreprennent car, en l’absence d’urgence impliquant un péril grave, le processus, qui met en jeu propriétaire ou bailleur et syndic, peut s’éterniser. La précarité des locataires ne les encourage guère à signaler l’illégalité ou la négligence d’un propriétaire. Le bâti continue donc de se dégrader, ce qui fait à terme apparaître la démolition comme seule solution.

À défaut de questionner les conditions d’existence et de santé des habitant·es et le délabrement des immeubles, la réponse des autorités a bien trop souvent consisté à évacuer « l’ancien, le sale et le pauvre ». La démolition s’est alors imposée comme l’arme privilégiée de l’« assainissement » sanitaire et social. Au XIXe siècle, au-delà des risques épidémiques, ces quartiers « insalubres » où « la vie […] s’écoulait “en dehors de toutes les lois de la société”101 », incarnaient une menace subversive. Contrairement aux ruelles étroites et sinueuses, si propices à l’édification de barricades, les grandes percées haussmanniennes comme la rue de Rivoli ou le boulevard de l’Opéra, dont la construction a permis de raser 25 000 logements, matérialisaient un fantasme d’ordre répressif par de longues perspectives en ligne droite offrant l’espace nécessaire au déploiement des troupes chargées de foudroyer les insurrections. Pour reprendre le contrôle, il faut maîtriser le terrain, s’emparer du sol.

Par le biais d’articles de loi qui n’ont que très peu évolué depuis 1850, l’expropriation, justifiée au nom de la santé ou de l’utilité publique, peut se faire « totale », sur des immeubles et des quartiers tout entiers102. Elle permet l’expulsion, le déplacement des populations et la démolition. S’ensuit la métamorphose voulue, la reconstruction d’un quartier selon les impératifs économiques, politiques ou sécuritaires du temps. Ce type de stratégie de renouvellement urbain a constitué une manne pour l’État et les bétonneurs, qui se perpétue aujourd’hui avec une facilité déconcertante.

En 2003, la loi « Borloo », qui se voulait révolutionnaire, a posé un nouveau concept : la rénovation urbaine. Elle crée l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU), établissement public chargé d’accompagner bailleurs et collectivités dans la « transformation et requalification » de quartiers relevant de la politique de la ville.

Ce programme cible particulièrement les « zones urbaines sensibles » (ZUS) – majoritairement des quartiers populaires. Des milliards d’euros sont mobilisés pour des opérations de démolition-reconstruction dans près de 600 quartiers en France. La promesse initiale était simple : un logement démoli pour un logement construit. Mais le bilan de la première phase (ANRU I, 2004-2021) fait apparaître des écarts significatifs entre démolitions et reconstructions de logements sociaux (175 000 détruits contre 142 000 reconstruits)103. Si de nouveaux logements ont bien été produits, une part importante relève de la catégorie dite « diversifiée », au détriment du parc social104.

Le financement de ces opérations repose principalement sur Action Logement, héritier du « 1 % logement » instauré en 1953. Ce dispositif, qui oblige les entreprises à contribuer à la construction de logements pour leurs salariés, visait initialement à rapprocher l’habitat des lieux de travail et à soutenir le développement économique. Au fil des décennies, les liens entre le patronat et l’État autour de la politique du logement se sont institutionnalisés. Action Logement, bien qu’officiellement paritaire, semble révéler dans sa gouvernance une influence prépondérante des acteurs économiques. Son conseil d’administration, dont le dernier président était l’un des vice-présidents du Medef, est notamment composé de membres du syndicat patronal, dont le président de la Fédération nationale de l’immobilier ou encore celui de la Fédération des promoteurs immobiliers de France. Jacques Chanut, son prédécesseur, chevalier de la Légion d’honneur, cumulait la présidence d’Action Logement, de la FFB, la direction d’une entreprise de construction, puis s’est retrouvé en 2020 à la présidence de SMABTP, une compagnie d’assurances du bâtiment. L’organisme possède des filiales actives dans la promotion immobilière et la construction, intervenant directement dans les opérations de rénovation urbaine. Le poids du patronat et des syndicats de bétonneurs dans les sphères du logement, qui contraste avec le désengagement de l’État concernant l’entretien et la réparation du bâti, soulève de véritables questions sur les intérêts sous-jacents à ces opérations.

Et, pour vanter ces opérations, voici ce que l’on nous fait miroiter : « Les quartiers changent de visage ; des immeubles vétustes sont détruits pour laisser place à une nouvelle offre de logements sociaux de qualité. De nouveaux équipements sont construits, des commerces de proximité voient le jour. Les espaces urbains sont repensés pour améliorer le cadre de vie des habitants105. »

Pourtant, le quartier du Mirail à Toulouse, promis à la démolition, offrait déjà ce que vantent les promoteurs : proximité du centre-ville, îlots de fraîcheur, chauffage urbain économe, logements traversants et spacieux, vie de quartier dynamique. Mais, depuis des années, le quartier et ses habitant·es avaient été laissé·es à l’abandon par l’État et les bailleurs.

La destruction de ces bâtiments, conçus dans les années 1960 par les architectes Georges Candilis, Alexis Josic et Shadrach Woods (plus de 1 400 logements sur sept immeubles et des espaces naturels), a débuté en 2013 et se poursuivra jusqu’en 2030. Des collectifs d’architectes et d’habitant·es, que le maire de Toulouse a qualifiés de « conservateurs106 », réclament un moratoire sur les démolitions. Leurs demandes de suspension du permis de démolir l’immeuble Gluck ont été rejetées, « au motif […] qu’il n’est pas identifié comme constituant un élément à protéger ou à mettre en valeur pour des motifs d’ordre historique ou écologique107 ». Il se trouve pourtant que le nouveau projet artificialise quatre fois plus de terre que celui existant – soit 36 000 m² – et nécessite l’abattage de 780 arbres plantés il y a soixante-dix ans108. L’empreinte carbone de cette démolition-reconstruction sera cinq fois supérieure à celle d’une réhabilitation, sans compter le coût considérable des démolitions, évalué, à elles seules, à 87 millions d’euros.

« Changer le visage d’un quartier » : ce slogan de promoteur doit être pris à la lettre, puisqu’il s’agit d’abord souvent d’en expulser les ancien·nes habitant·es. On leur permet de formuler « trois vœux » concernant leur prochain logement. Mais qu’en est-il du désir de rester près de ses voisin·es, du boulanger du coin, de continuer à jouer au foot avec sa famille de quartier au pied de « sa maison » ? Ce sont ces liens et ces réalités sensibles, intangibles et immatériels qui transforment un lieu en habitat et un quotidien. Ce mode de « renouvellement urbain » dissocie complètement le cadre bâti de ses habitant·es, séparant les personnes de l’environnement dans lequel elles ont construit leur vie. L’essayiste et politologue Fatima Ouassak décrit ces expériences de déracinement frappant des personnes non blanches nées en France dans les quartiers populaires : elles se trouvent « privées de terre109 ». Face à la violence de ces opérations, le collectif Stop Démolition ANRU s’organise. En 2023, soutenu par l’association Droit au logement et plus de 800 professionnel·les, il exige un moratoire immédiat sur les démolitions de logements sociaux et une vraie collaboration avec habitant·es et architectes pour les réhabiliter.

À l’instar des luttes contre les carrières, les habitant·es des logements sociaux ont découvert que, partout en France, les mêmes stratagèmes et les mêmes mécanismes d’injustice étaient à l’œuvre. Ces démolitions ne représentent pas seulement une aberration écologique, mais provoquent aussi de véritables drames humains : « On parle de vies, insiste Antonio, de personnes qu’on déracine, qui n’ont plus accès aux réseaux de solidarité qui permettent de faire garder son enfant, de demander de l’aide pour réparer sa voiture, d’être ancré dans son territoire110. »

L’arrachement se fait particulièrement brutal quand les processus démocratiques sont ouvertement bafoués. À quoi servent les concertations publiques quand les voix unanimes demandant la préservation des logements sont ignorées ?

Le permis de démolir s’accompagne quasiment systématiquement d’un permis de construire. La démolition-reconstruction sert directement les intérêts des bétonneurs. Des quartiers jadis dédiés au logement social cèdent la place au béton neuf qui doit « optimiser les mètres carrés » et créer de la « mixité sociale ». La solution passe par des « opérations diversifiées » qui remplacent le logement social par du logement privé. « On parle toujours des ghettos des pauvres, répond Michel, mais les ghettos des riches, qu’en fait-on ?111 » Au Mirail à Toulouse, d’un quartier presque entièrement fait de logements sociaux, on passera à moins de 50 %. Les promoteurs se vantent d’inclure 25 % de logements sociaux – le minimum légal –, bien moins qu’avant. Sous couvert de mixité sociale, on incite des ménages aisés à venir évincer des ménages plus précaires, effaçant l’identité des résidents et la mémoire des lieux112.

Ce schéma ne se limite pas à l’habitat. Il concerne également d’autres types d’espaces et de bâtiments. Le cas du quartier des Halles à Paris est emblématique des échecs répétés de la politique de la table rase. Ce site au cœur de la capitale a subi des démolitions-reconstructions totales à deux reprises en moins de cinquante ans. La dernière opération, pilotée par Vinci pour un budget final d’1 milliard d’euros, a constitué un gouffre financier pour la Mairie de Paris, mais aura eu le mérite de remplir les poches des bétonneurs. Autrefois à ciel ouvert, le site est aujourd’hui recouvert d’un immense toit qui privatise l’espace, la « Canopée », propriété d’Unibail.

Places publiques modifiées et transpercées, monuments publics et immeubles de bureaux rasés, rien n’est épargné. Les grands chantiers et les mutations urbaines reflètent souvent les promesses électorales des maires qui se positionnent en grands chefs d’orchestre urbains. À Nice, pour créer une coulée verte présentée comme le futur poumon de la ville, le maire Christian Estrosi a ordonné en 2022 la démolition du Théâtre national conçu par Yves Bayard dans les années 1980, celui-ci se trouvant « en plein milieu » du nouveau projet urbain. Les motifs invoqués étaient la laideur architecturale du béton et l’état de délabrement du bâtiment. Selon une estimation initiale, la remise en état aurait coûté 6 millions d’euros, avant de passer assez mystérieusement à 12, puis 18 millions – un montant bien moindre que les 45 millions d’euros nécessaires pour reconstruire une nouvelle salle de spectacles à 500 mètres de là. Des habitant·es et des associations ont tenté de faire entendre leur désaccord en proposant un contre-projet.

Brisant le silence de nombreux architectes et artistes, le comédien Jacques Weber a exprimé son indignation publiquement lors de la cérémonie des Molières en 2022 : « L’injustice est rendue : un théâtre aimé par sa ville, méprisé par son maire, va être décapité. La municipalité, suivie comme son ombre par madame la ministre de la Culture, a décidé de priver ex abrupto la cinquième ville de France d’un théâtre encore jeune : trente ans, c’est la force de l’âge, dit-on. » Pour démolir un théâtre, l’aval du ministère de la Culture est nécessaire. La ministre d’alors, Roselyne Bachelot, proche de Christian Estrosi, avait donné son blanc-seing. Cette « décapitation culturelle » dont parle Jacques Weber résonne comme le symbole brutal de notre époque.

Être témoin ou victime de la démolition d’un lieu peut se révéler aussi bouleversant que vivre un deuil. Comme pour ces arbres centenaires – Majo, Fourmi, Sorcière, Espoir ou Cabanaky – abattus sans ménagement pour faire place au tracé de l’autoroute A69, la personnalisation d’un bâtiment et le chagrin ressenti face à sa disparition n’ont rien d’exagéré. Nous sommes attaché·es au bâti qui nous entoure comme à un·e vieil·le ami·e, à un·e voisin·e à qui l’on adresse un bonjour quotidien, à ce banc familier sur lequel on a l’habitude de s’asseoir pour lire, ou aux arbres qui semblent veiller sur nous depuis toujours. L’espace bâti où nous habitons ou qui nous entoure constitue notre identité, nos origines, nos habitudes et nos souvenirs. L’attachement que nous avons pour un logement – que nous en soyons propriétaire ou simple locataire – témoigne des soins et de l’attention que nous avons pu mettre à entretenir ce refuge. La disparition se révèle d’autant plus violente que l’acte de réduire en gravats témoigne d’une grande brutalité : la violence des bulldozers qui éventrent des murs en béton, le squelette du ferraillage cisaillé, le fracas des coups et des effondrements répétés, pour tout réduire en poussière. Image saisissante d’une violence qui, en une fraction de seconde, peut anéantir un « monde » entier.

Le label « Patrimoine du XXe siècle », créé en 1999 et rebaptisé en 2016 « Architecture contemporaine remarquable », est attribué par le préfet pour valoriser le patrimoine architectural de moins de 100 ans. Comme la plupart des labels, il n’impose aucune contrainte légale et ne protège pas les bâtiments contre la démolition. La labellisation de la cité ouvrière de l’Abbaye aux volets verts à Grenoble, construite dans les années 1920, n’a ainsi pas empêché la menace d’une démolition complète en 2018. Seule la mobilisation des riverain·es a permis de sauver douze bâtiments sur quatorze. Le label repose par ailleurs sur des critères de « remarquabilité », flous et subjectifs. À l’exception des œuvres signées par des architectes renommés comme Le Corbusier, les constructions contemporaines en béton demeurent particulièrement vulnérables.

Que font les architectes ? Resté·es longtemps silencieux·ses sur les démolitions massives du XXe siècle, ils et elles se réveillent doucement. Comme dans le cas du Mirail, certain·es ont pris position concernant le destin de la tour de bureaux Insee à Malakoff. Le Conseil national de l’Ordre des architectes de l’Île-de-France s’est prononcé à l’unanimité contre sa démolition, appelant au bon sens et dénonçant une aberration sociale, écologique et économique. Conçu en 1974 par les architectes Serge Lana et Denis Honegger, ce bâtiment présente une forme de tripode atypique qui, malgré ses 48 mètres de haut, s’intègre élégamment dans le paysage urbain. Vidée de ses occupants en 2015, elle offre à la ville 32 500 m² d’espaces disponibles. Le permis de démolir a été délivré alors même que la concertation publique n’était pas achevée113.

Face à la mobilisation des habitant·es et de l’association IN-C Malakoff, le maire s’est rangé aux côtés des opposants. L’État s’était engagé à faire une analyse multicritères, qui a présenté quatre scénarios : le premier proposant une démolition-reconstruction complète, les trois autres préservant plus ou moins l’existant. Le bilan carbone est sans appel : la première option comportait 14 000 tonnes de CO² de plus, et 50 000 tonnes de béton à démolir alors que la structure demeurait parfaitement saine. La conclusion de la commission d’enquête publique, seulement consultative, nécessaire en amont d’une modification de PLU, a émis trois avis défavorables : concernant la demande de le déclarer d’intérêt général, celle de mise en compatibilité du PLU et enfin celle portant sur la délivrance d’une autorisation de construire. Malgré cela, la décision du préfet des Hauts-de-Seine reste inflexible. Au moment où j’écris ces lignes, chaque semaine, la tour perd un étage et, à la publication de cet ouvrage, elle aura entièrement disparu.

À la suite d’Henri Lefebvre, de nombreux historien·es et sociologues ont analysé la modernisation urbaine sous l’angle du conflit de classes, estimant qu’elle visait, en dernier ressort, à reconquérir l’espace central déserté par les détenteurs du capital afin de perpétuer un ordre politique et social favorable à leurs intérêts. Le cycle sans fin de démolition-reconstruction constitue une stratégie d’effacement. Il masque l’injustice sous de nouveaux édifices. En effaçant souvenirs et repères, cette production perpétuelle rompt les liens qui nous unissent, entre nous et avec les lieux que nous habitons, entendant bien nous empêcher de nous organiser, de « construire » ensemble et de nous réparer collectivement.

Pourtant, l’histoire montre que cela ne fonctionne pas toujours. Ni le déplacement des populations précaires ni la table rase offerte par la démolition – en zone urbaine ou rurale – n’ont empêché les soulèvements populaires d’éclore. La Commune de Paris en 1871, les révoltes des quartiers populaires en 2005 ou le mouvement des Gilets jaunes en 2018 témoignent de cette résistance. Les architectes du contrôle social se trompent en croyant domestiquer un peuple par l’urbanisme.

Désormais, la démolition se drape dans un nouveau discours : celui de la performance énergétique et du bâti « bas carbone ». Après des décennies de bétonisation effrénée, méfions-nous des fausses bonnes nouvelles : l’objectif affiché du « zéro artificialisation net » pourrait bien n’en être qu’un nouvel avatar, perpétuant la bétonisation sous couvert d’écologie.

3. Désarmer le béton :
reprendre le bâtir et habiter la matière

La fin du règne, le démantèlement du béton

« Le démantèlement est un processus de transformation, un long cheminement politique. […]. Une sorte de politique luddite du savoir pour détricoter des infrastructures toxiques et les transformer conformément à nos besoins, à notre éthique du travail et à une certaine attention à l’ensemble des vivant·es. Le démantèlement n’est pas une perspective théorique, c’est un travail manuel1. »

SOULÈVEMENTS DE LA TERRE

Depuis le 1er février 2007, fumer dans les lieux publics fermés est interdit. Les études scientifiques ont révélé l’impact désastreux du tabac, de l’huile de palme ou du transport aérien sur la santé ou l’environnement, nous conduisant à changer nos habitudes. Notre rapport au béton peut et doit connaître la même rupture.

Le béton est une bombe qui a déjà explosé. Un séisme dont les répliques ne cessent de s’intensifier. Il ne peut plus se cacher, ni lui ni son monde d’acteurs corporate étriqués, d’architectures pétrochimiques vitrifiées, d’exploitation et de destruction massive du vivant. Nos manières d’habiter le monde, de nous mouvoir, de nous loger, de nous rencontrer, de nous aimer et de travailler sont façonnées par sa présence. Nos conditions d’habitabilité sont en péril. Ce système destructeur doit être démantelé.

Étymologiquement, le terme « démantèlement » signifie « ôter le manteau ». Il définit aussi l’action de démolir les murailles et fortifications des villes, de défaire ce qui constitue un ensemble organisé et structuré. Dans l’industrie nucléaire, le démantèlement des centrales en fin d’exploitation a débuté dans les années 1960 et s’entend comme l’ensemble des opérations préparatoires à la fermeture d’un site. Il consiste à démonter l’ensemble des équipements, à assainir les sols et les structures des bâtiments avant de les démolir et d’assurer la gestion des déchets. Il est question d’assainissement, de dépollution et de déconstruction, pour « nettoyer » un site ou une institution. Ces interventions ont nécessité la création d’un pan entier de l’industrie spécialisé en « démantèlement » d’infrastructures. Ces procédures purement techniques et sanitaires n’ont pourtant pas en elles-mêmes pour objectifs la remise en question ou la transformation du système.

Une autre façon de percevoir la notion de démantèlement provient de l’analyse des Soulèvements de la Terre et de l’Atelier paysan, axée sur le complexe agro-industriel. À travers l’exemple d’une critique de la filière du maïs, le démantèlement offre des perspectives concrètes sur la manière de retrouver une autonomie alimentaire et paysanne. La proposition s’articule autour d’enquêtes et d’actions : empêcher les agro-industriels de s’approprier l’eau et la terre, ralentir les flux, déployer de nouvelles stratégies foncières ou encore produire des semences paysannes autonomes. Cette approche présente le démantèlement comme la seule déconstruction durable d’un système délétère en touchant plusieurs branches et acteurs de l’industrie. Cette transformation (re)constructive implique chacun·e afin de créer un réel rapport de force. Ce qui passe aussi par déconstruire dans les têtes le mythe selon lequel ce serait le complexe agro-industriel qui « nourrirait le monde ».

Si l’on transpose cette approche au béton, la question porte sur le rôle qui lui a été conféré dans nos sociétés. Comme l’agro-industrie, le béton représente une sorte de fortification du système capitaliste. Les bétonneurs œuvrent à nous faire croire qu’il nous est indispensable. Il est temps de dénouer les liens qui nous attachent à ce matériau polluant et à ceux qui orchestrent notre dépendance. Par le démantèlement de son univers, nous pouvons reprendre en main les processus de fabrication, faire avec l’existant, reconsidérer la matière, penser le « vide » et reconsidérer ensemble nos besoins spécifiques dans le respect des ressources disponibles.

Le démantèlement s’opère par des modes et des échelles variés. Pour faire tomber un cyclope, un géant ou un adversaire plus grand, il faut prendre de la hauteur, être rusé·e et identifier ses points faibles pour le surprendre. Il serait utopique de penser en finir avec l’expansion des majors du BTP à coups de quelques actions militantes. Pour autant, les mobilisations collectives comptent.

L’échelle titanesque et mondialisée de cette industrie donne le vertige. Les critiques formulées ces dernières années sur l’échec des revendications systémiques des mouvements climat, sans réels leviers d’action, incitent à saisir les problématiques en partant du local et des vécus personnels et collectifs. Les impacts sont ressentis de manière située, ancrés dans des territoires et des milieux. Partir de nos expériences, nos lieux de vie, nos professions, nos quotidiens et nos dépendances permet de situer les problèmes et de percevoir les failles.

Les vulnérabilités se tapissent dans les sous-filières, dans les recettes, dans les processus anti-démocratiques, dans les carrières professionnelles et les réseaux des bétonneurs, dans les institutions et dans le sol. On peut les identifier en amont et en aval de la production, comme on suit les cailloux. Cartographier les flux, les infrastructures, les protagonistes. Le gigantisme peut dérouter, mais les enjeux se resserrent toujours autour de quelques points névralgiques localisés que l’on peut mettre au jour. Une connaissance fine de ce maillage peut permettre de saisir comment différents territoires sont impactés et différents maillons sont connectés, faire apparaître les liens rattachant les infrastructures à divers acteurs, avec leurs intérêts économiques respectifs, leurs filiales et sous-filiales.

La filière béton s’organise autour de quelques sites clés, avec par exemple très peu d’usines d’adjuvants sur le territoire malgré leur rôle essentiel dans sa fabrication. Cette centralisation crée une dépendance logistique, notamment pour le béton prêt à l’emploi dont la prise rapide impose une production locale. Les centrales mobiles qui approvisionnent directement les grands chantiers des métropoles illustrent la fragilité d’une telle organisation.

Les batailles juridiques et actions en justice freinent l’adversaire. Les actionnaires, les banques et compagnies d’assurances constituent d’autres rouages importants du système. Le projet East African Crude Oil Pipeline (EACOP), plus grand oléoduc chauffé du monde, long de 1 443 kilomètres, supervisé par TotalEnergies en Ouganda, a ainsi été fortement ébranlé par des campagnes militantes répétées qui ont permis le retrait du financement de plus de vingt banques et compagnies d’assurances.

Avec la transition verte du béton par les substituts, les sous-filières vont se démultiplier, nécessitant des études sur les intervenants, la composition de ces sous-produits et leur impact. Le sujet des déchets inertes et de l’eau représente un axe capital pour contrer le greenwashing et prouver la destruction des sols.

Le travail de recueil d’informations et d’élaboration de stratégies peut être le fruit d’un processus collectif et conjoint émanant de plusieurs sphères, des habitant·es aux travailleur·euses, professionnel·les à l’intérieur du système, artisan·es, déserteur·euses et décideur·euses allié·es2. Ces dernières années, les mouvements ont mis en œuvre des modes d’action complémentaires : blocages de sites, d’axes clés et de camions d’approvisionnement, de chantiers… « Le désarmement est ciblé, il affecte un rouage3 », écrivent les Soulèvements de la Terre. Parler de « désarmement » – un vocabulaire qui vient des mouvements pour la paix, notamment contre la bombe atomique – suggère qu’il existe des infrastructures et des machines qui, comme des armes de guerre, parce qu’elles sont hautement létales dans leurs répercussions, devraient être collectivement et politiquement démantelées. La philosophie du « sabotage », mode d’action n’impliquant ni de s’attaquer physiquement à des individus ni de mettre en danger les personnes, a une longue histoire qui remonte aux luttes syndicales et féministes du début du XXe siècle4. Il s’agit, au sens large, de gripper la mécanique de la domination en mettant du sable dans ses rouages.

La décentralisation des initiatives est propre à affecter divers maillons de la chaîne par différents bouts. Elle peut faire converger à différentes échelles une pluralité d’organisations avec des modes d’action diversifiés. Comme le défend l’autrice Anaël Chataignier dans son ouvrage Écosabotage. De la théorie à l’action5, le rapport de force peut s’amplifier lorsqu’une composition large, populaire et hétérogène passe à l’action, en se soutenant mutuellement.

Les exemples d’occupations de terres menacées en amont d’un démarrage de chantier, qu’elles soient temporaires ou pérennes, se sont multipliés ces deux dernières décennies. Dans la tradition de la désobéissance civile, les corps se mettent en travers du béton, devant des camions ou des pelleteuses, dans des champs, des carrières, en haut des arbres ou même en occupant leur propre logement. Certaines opérations ont remporté des victoires significatives6.

Dans une perspective de démantèlement, la transformation doit s’opérer sur le fond, en remettant radicalement en question l’utilisation même du matériau. Cela implique d’enrayer la cadence d’une production effrénée et de réduire drastiquement l’extraction des matières premières. Il s’agit de renverser la « norme » et le système établi. La fin de son règne signera aussi la fin d’une uniformité imposée. Il s’agit au contraire de valoriser la diversité, de célébrer les singularités vivantes. Cela poussera, plus concrètement, à la réinvention d’une multiplicité de pratiques, matériaux et procédés constructifs, avec l’aide de professionnel·les du secteur qui, osant enfin se détourner des dogmes, se lanceront dans l’exploration de voies anciennes et nouvelles.

Le béton est un matériau de luxe, à utiliser avec parcimonie, seulement là où il est « indispensable » structurellement. La construction neuve ne peut plus être la première option. Il faut faire avec ce qui existe déjà et plonger dans la décroissance. Penser et anticiper les changements d’usages avec souplesse. Et, dans les situations où la démolition se révèle nécessaire, l’envisager comme un projet où chaque élément à déconstruire constitue une richesse. Le réemploi de béton doit sortir des expérimentations pour se généraliser.

Certaines pistes de transformation existent déjà depuis longtemps et ne demandent qu’à être concrètement mises en œuvre. L’utilisation du ciment LC3, par exemple, est un impératif, à défaut d’être une alternative entièrement satisfaisante. La taxation drastique de chaque mètre carré de béton et la diminution des taxes des matériaux biosourcés, aussi. Il faut faire réellement de la rénovation massive du patrimoine bâti existant une priorité publique en allégeant les procédures.

En 2023, une loi « Anti-béton » a été mise en place au Kurdistan irakien. Dans certaines zones, le béton est tout simplement interdit, son utilisation sanctionnée de trois ans d’emprisonnement et d’une amende équivalente à deux fois la valeur de la maison. Mais l’approche répressive a là aussi ses limites, les autorités n’ayant par ailleurs prévu aucune assistance pour aider les ménages les plus pauvres à utiliser des matériaux alternatifs plus coûteux.

En 2021, le mouvement suisse Climate Strike a formulé un plan d’action pour le climat. La première mesure passe par un moratoire sur les constructions neuves : « Aucune nouvelle construction traditionnelle ou infrastructure des transports entre 2021 et 2030. Les permis de bâtir et d’aménagement se limiteront à des projets de rénovation ou de réadaptation pour les constructions et infrastructures existantes. » Selon leurs estimations détaillées, cela n’engendrerait pas de surcoût financier pour l’État suisse et permettrait de réduire les dépenses tout en créant des emplois.

Une étude française publiée la même année a analysé l’impact d’un arrêt de la construction neuve en Île-de-France à travers deux scénarios. Elle a mis en évidence des bénéfices environnementaux considérables : l’artificialisation régionale annuelle serait réduite de moitié, évitant environ 8 millions de tonnes d’émissions de GES. Cela représenterait également une économie substantielle de ressources et de déchets, soit environ 8 % des flux régionaux annuels, justifiant pleinement cette perspective du renoncement à la construction7.

Pour les bureaux et commerces, l’arrêt semble réalisable grâce aux espaces vacants et aux nouveaux modes de travail. La situation est plus complexe concernant les logements, dépendant des évolutions démographiques et de l’efficacité du « recyclage urbain ». Dans cette lignée, l’architecte et urbaniste Charlotte Malterre-Barthes a lancé un projet de recherche concernant un « moratoire global sur la construction neuve ». S’inspirant du philosophe des sciences Bruno Latour, qui voyait dans la crise sanitaire une occasion de remettre en question les systèmes établis, le groupe qu’elle anime voit la suspension de nouvelles constructions, même temporaire, comme une opportunité de penser des « alternatives de production de l’espace et répondre à son impératif de croissance8 ». Le jour où cette interdiction deviendra réalité, c’est tout un monde qui devra se réinventer.

« Il n’y a pas à prendre le pouvoir, minorité ou pas, armée ou non violente ; il y a à le détruire, pour que règnent nos pouvoirs9 », écrivait Françoise d’Eaubonne. Nos actions peuvent toutes contribuer à déconstruire le système, mais le véritable rapport de force émerge lorsqu’elles sont incarnées et reliées, nourrissant des transformations durables qui se répandent, s’autonomisent et grandissent. Tant il est vrai que « défendre un espace contre un avenir imposé à travers des pratiques alternatives » permet « la contestation de l’appropriation capitaliste et autoritaire d’un espace, et sa réappropriation dans une perspective d’autonomie et d’émancipation10 ».

Bâtisseur·euses contre bétonneurs,
créer des alliances

« La nouvelle universalité, c’est de sentir que le sol est en train de céder11. »

Bruno LATOUR

« Alliances des résistances – et nous serons libres12. »

Fatima OUASSAK

La clé du démantèlement passe par les alliances à créer et à renforcer pour faire front commun contre les bétonneurs. Alors que ce système tente perpétuellement de nous diviser, nous ne devons jamais oublier que la fonction première du ciment est paradoxalement de lier. À travers le matériau lui-même et les sols dont ses composants sont extraits, les luttes territoriales se rejoignent plutôt qu’elles ne s’opposent – le déracinement des uns étant intimement connecté au déracinement des autres. L’exploitation des sols, qu’ils soient bétonnés ou creusés, constitue le fil conducteur qui unit nos résistances et souligne la coexistence nécessaire entre humains et non-humains.

La difficulté à élaborer des stratégies cohérentes provient en grande partie de la fragmentation de l’industrie de la construction – fragmentation des professions, des utilisateur·rices, des besoins et, par conséquent, fragmentation des alternatives et des luttes qui nous affaiblit collectivement. Fragiliser les bétonneurs commence donc par franchir ce seuil que nous n’avons jamais vraiment osé traverser : aller à la rencontre de l’autre, entremêler des mondes que le système a méthodiquement séparés, percevoir et manifester nos interdépendances.

Cette résistance par les alliances possède l’avantage d’être mouvante et de pouvoir se démultiplier géographiquement dans tous les territoires. Le rapport de force s’établit non pas dans l’isolement mais dans les solidarités, le partage de connaissances et d’expériences, où chacun·e peut jouer un rôle là où il ou elle se trouve. Il commence déjà lorsque nous favorisons les producteurs locaux, nous détachant ainsi des agro-industriels tout en nous mettant en contact avec celles et ceux qui travaillent la terre pour nous nourrir. Mais qu’en est-il du bâtir ? Comment nos habitats sont-ils construits et par qui ? Comment retrouver la possibilité de choisir et reprendre en main la question fondamentale de l’habiter ? Comment reprendre le contrôle face aux distorsions qui favorisent le béton et les matériaux issus de la pétrochimie ?

Les témoignages des collectifs anti-carrières sont aussi cruciaux que les savoir-faire vernaculaires, et nous devons imaginer à quoi ressembleraient des alliances d’architectes et professionnel·les avec des collectifs de squats et d’occupations de bâtiments vacants ou des naturalistes. Ce tissage de liens de résistance permet de joindre les deux bouts de la filière : la fabrication du matériau et l’usager final ou la victime collatérale. La cause et les conséquences connectent ainsi les résistances sur le territoire.

Chaque grand projet implique invariablement une augmentation de la production de béton, la démolition de logements entraîne l’enfouissement de déchets inertes, et la construction d’une autoroute exige l’extraction de tonnes de granulats. Bâtir, de l’ancien français bastir (« faufiler » ou « tisser »), signifiait au Moyen Âge composer, arranger, édifier – partageant les mêmes racines que « bâton », renvoyant au fait de soutenir, porter. Contrairement aux bétonneurs, ce que nous bâtissons, symboliquement ou littéralement, a vocation à nous élever et nous tenir debout. Nous sommes collectivement des bâtisseurs du présent et du monde de demain, certain·es avec des connaissances techniques, d’autres avec des savoirs sociaux ou naturalistes, des expériences et vécus qui, en s’unissant, deviennent notre force.

Jusqu’à récemment, le béton en tant que matériau était principalement contesté par les mouvements écologistes, pendant que certain·es architectes et artisan·es travaillaient discrètement à des alternatives, réduisant son utilisation ou privilégiant la réhabilitation. Ce sont les mobilisations et les actions de terrain qui ont porté la question sur le devant de la scène et mis l’industrie sous pression. Ces contestations ont été principalement menées par des personnes extérieures au secteur, témoignant d’une prise de conscience nouvelle des enjeux environnementaux.

Amorcée en 2019, la contestation contre l’expansion du béton a connu un tournant en décembre 2023, avec une campagne nationale concernant LafargeHolcim et le monde du béton menée par près de 200 collectifs et mobilisations locales. Sur tout le territoire français et au-delà, près de quarante sites – des centrales aux cimenteries, des carrières aux sièges administratifs – ont fait l’objet d’actions diverses. La nouveauté de cette démarche réside dans sa façon de s’étendre à l’ensemble des rouages du système industriel concerné13. L’alliance avec des activistes écologistes dotés de savoir-faire et de tactiques inventives a contribué à médiatiser un sujet souvent absent du débat public. Mais, plus fondamentalement, il s’agissait surtout de défaire « le sentiment d’impuissance et le monde qui le produit14 ». Un défi demeure toutefois pour les activistes : éviter le piège d’un clivage entre écologistes et travailleur·euses du BTP.

Les habitant·es connaissent intimement leurs territoires : leur climat, leurs variations chromatiques, leurs ressources, leur faune et leur flore. Ils sont les premiers témoins et victimes des conséquences de cette chaîne industrielle. La taille des carrières importe peu dans l’échelle de l’impact, et le poids d’une lutte ne se mesure pas au nombre de participants. À la différence des multinationales auxquelles elles font face, les luttes contre les projets d’extraction sont rurales, villageoises et profondément ancrées localement. Des hameaux perchés de Haute-Saône aux villages d’Eure-et-Loir ou d’Ardèche, ces résistances incarnent la dépossession territoriale et l’accaparement des ressources par l’extractivisme. Les habitant·es, souvent engagé·es pour la première fois, n’en sont pas moins déterminé·es. Ils et elles accumulent des connaissances juridiques et environnementales précieuses, allant parfois jusqu’à s’impliquer politiquement pour faire front commun. Les actions des écologistes perdraient leur force si elles restaient isolées. L’alliance avec les luttes anti-carrières ancre le combat dans un narratif tangible et démultiplie les perspectives. La question du devenir des sols étant centrale dans les luttes paysannes, le sujet des carrières ouvre naturellement un dialogue avec les agriculteur·rices. Les coordinations nationales émergentes contre les projets routiers et les carrières attirent désormais scientifiques et chercheur·euses, donnant une nouvelle dimension au rapport de force.

Dans la continuité des alliances stratégiques avec des luttes « habitées » se trouvent les associations et collectifs situés au bout de la chaîne du béton. La majorité des résistances contre ce monde bétonné sont portées par des citoyen·nes qui s’opposent aux chantiers de construction ou de démolition pour préserver des terres ou leurs logements – « Plutôt ZAD que ZAC15 ». Ces luttes défendent des terres nourricières, fertiles et agricoles vouées à la bétonisation, ou des zones naturelles, forêts, bocages et friches menacés par des zones d’aménagement concerté, infrastructures ou complexes sportifs.

En Île-de-France, le succès des mobilisations pour sauver les Jardins ouvriers d’Aubervilliers a démontré la puissance d’une bataille juridique menée par des habitant·es avec le soutien d’associations et militant·es venu·es d’ailleurs. Leur force réside dans leur enracinement dans un lieu, une terre, un habitat. La menace de destruction constitue une dépossession si violente qu’elle légitime pleinement la résistance par l’établissement de zones à défendre (ZAD).

La victoire emblématique contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes continue d’alimenter les perspectives de résistance collective. Les ZAD et occupations deviennent des espaces de convergence entre habitant·es, militant·es et professionnel·les : charpentier·ères, soudeur·euses, artisan·es, grimpeur·euses, élageur·euses, mécanicien·nes, cuisinier·ères, architectes ou maraîcher·ères y conjuguent leurs savoirs. Notre-Dame-des-Landes ne fut pas simplement une terre d’opposition. La question de l’habiter y est devenue centrale : comment cohabiter avec le bocage, les forêts et leurs espèces ? Comment travailler la terre respectueusement ? Comment construire sans s’imposer ? Comment garantir l’accès au logement pour tous·tes ?

Dans ces espaces se matérialise une forme de démocratie directe où la terre appartient à tous·tes et où la défense du vivant prime sur toute autre considération. Il devient alors possible de mener simultanément un combat contre la démolition de logements sociaux et pour une politique de réhabilitation du bâti existant. Cette lutte contre la ségrégation par les murs de béton nous concerne collectivement.

Face à des bétonneurs interconnectés par l’actionnariat et les fusions, les résistances transcendent les frontières. En 2020, la première ZAD suisse s’est installée pendant des mois sur la colline du Mormont pour protéger le plateau de la Birette menacé par l’extension d’une carrière Holcim. Après l’expulsion et la répression qui s’est ensuivie, des associations sont revenues sur les lieux, au démarrage des travaux, pour « collecter des productions artistiques nouvelles ou déjà existantes, récolter documents historiques et témoignages et établir une cartographie naturaliste dans l’idée de fournir aux archéologues de demain un matériel qui ne pourra peut-être bientôt plus être tiré d’un sol qui aura disparu16 ». Ces occupations représentent souvent les dernières chances d’archiver l’histoire et de préserver la mémoire collective de ce qui va disparaître.

Quand les industriels se sentent menacés, leur ultime argument devient l’emploi. La FFB évoque 150 000 emplois menacés pour 2025 – une estimation qui ignore délibérément les potentielles reconversions et les milliers d’emplois à créer dans un secteur transformé. L’industrie devra se réorienter vers le bâti existant et les filières locales, renforcer les formations, accompagner la transition des métiers et améliorer les pratiques constructives autour de la rénovation.

Aujourd’hui, la formation de maçon est façonnée pour et par les industriels, centrée exclusivement sur l’univers du béton, du parpaing et des produits standardisés où la main et l’esprit deviennent secondaires. Pourtant, ce métier ancestral repose sur des règles de l’art, des savoir-faire locaux liés aux matières minérales, et une gestuelle précise. Les professionnel·les averti·es s’accordent sur la nécessité de réduire drastiquement l’utilisation du béton et de transformer les pratiques actuelles.

Le renversement de ce système nécessite l’implication de celles et ceux qui travaillent dans le secteur. « L’art du défaire et du refaire, écrivent les Soulèvements de la Terre, appelle à des liens avec tous celles et ceux qui détiennent des savoirs et techniques, des clés ouvrant des perspectives crédibles de décrochage17. » Des fossés séparent actuellement celles et ceux qui travaillent sur le terrain et celles et ceux qui sont dans les bureaux. Ouvrier·ères, maçon·nes, conducteur·rices de camions, artisan·es et petites entreprises connaissent intimement les matériaux et les failles de la filière. Ils et elles sont également les premier·ères concerné·es par l’évolution de leurs métiers face à cette transformation nécessaire. Certain·es tirent fierté d’appartenir à une multinationale « familiale », de travailler pour le BTP et de fabriquer du béton. Cette fierté de participer au « bâtir de notre société » ne doit pas être niée mais réorientée. Ces travailleur·euses font partie de la chaîne et sont aussi des habitant·es. Le dialogue est clé pour comprendre où chacun·e se situe. Les artisan·es de petites entreprises possèdent des savoir-faire et outils dont nous avons tant à apprendre – évoluant dans le « faire », ils et elles sont au plus près des matières. Leurs lieux de travail et chantiers constituent les espaces où la réappropriation est possible.

Dans une perspective plus large, architectes et urbanistes, souvent mis·es symboliquement au banc des accusé·es, peuvent devenir des allié·es précieux·ses. Les bâtisseur·euses concepteur·rices font aussi partie de la coalition. Leur vision d’ensemble et leur expertise juridique et technique, leur compréhension des processus décisionnels et des normes représentent des leviers pour les dépasser, certain·es s’autorisant même un regard critique sur leur propre pratique.

Naturalistes, écologues, géologues et scientifiques approfondissent nos connaissances sur l’importance de l’hétérogénéité des milieux et sur nos interdépendances. Ils et elles nous font prendre conscience des conséquences de la destruction de la biodiversité et des espèces sur nos propres vies. Nous cohabitons dans les mêmes espaces. Alors allions-nous. Ces alliances avec le vivant nous offrent des clés. Même les plus petites espèces peuvent devenir des obstacles pour les bétonneurs. C’est une mésange bleue de 11 centimètres qui a fait suspendre l’abattage d’arbres et une partie des travaux de l’autoroute A69 à Saïx. Les chauves-souris empêchent régulièrement la démolition de bâtiments. L’escargot de Quimper, autrement appelé Elona quimperiana, a ralenti ou a fait stopper plus d’un chantier à Brest : du stade au tramway en passant par une usine de gaz. Le triton de Blasius, espèce protégée qui ne pèse pourtant que quelques grammes, est devenu la mascotte de la lutte contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Le scarabée pique-prune a bloqué le projet d’autoroute A28 entre Le Mans et Tours pendant plus de six ans. La liste n’en finit pas et ne va faire que s’allonger.

Ces alliances généralisées qui émanent de luttes situées créent des liens qui unissent par leur objectif commun : affaiblir et faire tomber le règne des bétonneurs. Ces liens constituent des boucliers. Ils permettent de démultiplier l’ingéniosité par des modes d’action différents œuvrant sur les aspects juridiques, professionnels, les connaissances naturalistes, la désobéissance civile, le désarmement, l’occupation, et la transformation longue par une coopération plus institutionnalisée. Sans tomber dans l’utopie d’un mouvement d’envergure soudain qui renverserait un système, celles et ceux qui sont convaincu·es ont déjà amorcé des secousses qui doivent se propager. Être vivant·e, c’est être habité·e, et habiter la terre, c’est être militant·e. Non au sens militaire du terme, mais porté·e par une volonté de justice. Individuellement, nous avons des expériences et connaissances qui constituent les pierres d’angle qui soutiennent un édifice. Ensemble, notre intelligence collective a le pouvoir de devenir si solide-aire qu’elle fragilisera et transformera une industrie entière. « Faire de la place aux sentiments collectifs de rage, de deuil, ou de solitude peut être profondément transformateur. […] Une seule étincelle de refus peut mener au soulèvement de la rage collective et à l’insurrection18. » La passion d’un métier, la joie d’habiter un territoire et la détermination militante sont nos plus grandes armes face aux leurs.

Abolir le patriarcat bétonné

« À la suite de cette lutte, j’ai eu une haine du patriarcat. […] C’est un long héritage d’hommes. Le carrier c’est un homme, son père c’est un homme, le maire c’est un homme ; un héritage de “nous on sait, taisez-vous”. […] On m’a assignée à une place que je n’ai pas décidée et je crois que c’est la définition même du patriarcat. »

CLAIRE, association Gandalf

« L’ennemi principal n’est pas l’homme […] : l’ennemi principal c’est le système d’oppression des femmes, dont les “agents” (le matériau) sont les hommes19. »

Louis MOREAU DE BELLAING

D’autres alliances politiques se dessinent désormais, la lutte contre les bétonneurs s’inscrivant simultanément dans une perspective féministe et décoloniale. Féministe au sens large de combats dépassant les seules revendications d’égalité hommes-femmes pour reconnaître l’intersectionnalité des discriminations qui frappent les minorités. Décoloniale parce que, comme l’analyse Françoise Vergès, politologue et militante féministe qui critique le « féminisme occidental », les luttes contre le sexisme, le racisme, le capitalisme et l’impérialisme suivent des trajectoires convergentes.

« Parler de féminisme en architecture revient donc à identifier, à conscientiser et à critiquer le système d’organisation normatif, celui auquel se réfère naturellement le champ20 » – système qui porte un nom précis : le patriarcat, cette forme d’organisation sociale fondée sur la détention exclusive de l’autorité par les hommes. Le monde du béton incarne cette logique patriarcale dans ses moindres recoins, dans tous ses aspects et ses acteurs. Il domine l’espace par sa démesure, qui reflète la place disproportionnée que les hommes occupent dans ce milieu. Il exploite et écrase par sa toute-puissance, ses privilèges et ses passe-droits. Il est dur, de mauvaise foi et vit dans le déni. Il n’a jamais remis en question son hégémonie. Le béton est le produit par lequel les bétonneurs – quasiment tous des hommes – règnent en maîtres ou en pères sur nos territoires et nos vies.

La perspective féministe et décoloniale met en lumière ces rapports de domination, tant dans l’environnement bâti que dans les structures professionnelles qui le produisent. C’est que prendre « le genre comme une dimension d’analyse du pouvoir entraîne nécessairement la déconstruction des différences et des hiérarchies21 », y compris celles qui structurent notre monde matériel. La lutte contre le béton implique l’abolition de ce patriarcat bétonné.

Les femmes ont été effacées de l’histoire, en miroir de leur invisibilisation dans la société. Il est encore aujourd’hui difficile de trouver des publications sur le rôle des femmes dans l’histoire de la construction et de l’architecture. Ces traces existent pourtant en nombre considérable. Il suffirait de leur accorder l’attention qu’elles méritent.

Les femmes n’ont été admises dans les écoles d’architecture et des beaux-arts qu’à la toute fin du XIXe siècle, sans même pouvoir accéder à l’ensemble des espaces ou aux cours magistraux. Julia Morgan, américaine, fut la première à y être acceptée en 1898. Lorsque l’Ordre des architectes est créé en 1940, son premier tableau ne compte que 17 femmes pour 2 850 hommes. Quant aux écoles d’ingénieurs, il faudra attendre 1959 pour que les femmes soient admises à l’École des Ponts et Chaussées et 1972 pour Polytechnique.

On relève néanmoins quelques architectes pionnières du début du XXe siècle qui ont mis leur créativité au service de leurs engagements politiques. L’Américaine Anna Keichline, inventrice et suffragette, qui fut parmi les premières femmes architectes à exercer aux États-Unis, déposa plusieurs brevets dont celui de la brique K en 1927, ancêtre du parpaing de béton. L’architecte Fay Kellogg, spécialisée dans la construction en acier, fonda sa propre agence, érigea un gratte-ciel à San Francisco et dirigea la rénovation des bâtiments de l’American News Company. Également suffragette, elle milita pour l’accès des femmes à l’École des beaux-arts de Paris. L’Irlandaise Eileen Gray et la Française Charlotte Perriand, toutes deux architectes – et designer et photographe pour Charlotte, trop souvent réduite à n’être que l’ombre de Le Corbusier – ont été des figures emblématiques de la lutte contre le mal-logement et ont défendu l’importance de la dimension sociale de l’architecture.

Quant aux constructrices, elles ont toujours été présentes sur le terrain. Les archives des chantiers du Moyen Âge jusqu’au XIXe siècle témoignent bien de la présence de femmes, figures de l’ouvrière libre et volontaire. Le terme Trümmerfrauen, qui signifie en allemand « femmes des ruines », désigne ces femmes qui ont reconstruit les villes d’Allemagne et d’Autriche après la Seconde Guerre mondiale. Un mot créé spécifiquement pour elles. La période faisait face à plus de 400 millions de m³ de gravats, des milliers de villes dévastées et d’hommes disparus. Le travail de ces femmes, employées par des entreprises, volontaires ou poussées par la pauvreté, consistait à déblayer les décombres, démolir les bâtiments ou portions de bâtiments instables, trier et reconditionner les matériaux et briques pouvant être réutilisés. Les archives photographiques et les récits illustrent la solidarité entre ces femmes se passant en chaîne, de la main à la main, des briques et des gravats, travaillant la pierre, souriantes, en blouse de travail ou en robe. Sans enjoliver le tableau, ces images restent bouleversantes par la force réparatrice qu’elles dégagent. La reconstruction des villes, du patrimoine bâti et du pays tout entier n’aurait pu être réalisée sans ces « ouvrières restauratrices ».

Dans les années 1970, des théoriciennes féministes de divers horizons ont ouvert des perspectives critiques sur les liens entre espace bâti et rapports de pouvoir patriarcaux. Dans le sillage des théories marxistes, certaines comme Christine Delphy et Paola Tabet ont conceptualisé la production d’une « classe » des femmes et l’exploitation de leur travail au service du patriarcat dans une économie capitaliste. Mais, déjà au XIXe siècle, des autrices comme Charlotte Perkins Gilman, Melusina Fay Peirce ou Mary Livermore insistaient sur le fait que les liens de domination ne se limitaient pas aux aspects économiques mais s’étendaient concrètement à la réalité quotidienne dans ses moindres détails. Ces « féministes matérialistes » avant la lettre prônaient une révolution dans les foyers et défendaient une socialisation et une mise en commun du travail domestique, ainsi qu’une autonomie des femmes face à la famille et à la communauté. Dolores Hayden, professeure en urbanisme et en architecture, a mis en lumière leur combat dans son ouvrage La Grande Révolution domestique. Une histoire de l’architecture féministe22. Elle l’a relié à un autre enjeu « matériel » fondamental : l’organisation spatiale. L’exploitation et le confinement des femmes dans le « travail domestique » ne se matérialisent pas uniquement dans l’espace privé mais s’étendent également à l’espace public : la rue, le quartier, la ville.

Le mouvement queer, qui critique l’hétéronormativité à travers une contestation de la construction sociale du genre, a marqué un nouveau tournant dans l’analyse des dynamiques sociospatiales. Historiquement, les espaces et quartiers où se retrouvaient les communautés gays et lesbiennes signalaient leur non-inclusion dans le reste de la société. Bien qu’ils soient devenus des espaces refuges, ce cloisonnement a aussi participé à leur marginalisation et à leur stigmatisation. D’autres chercheuses, comme Mabel O. Wilson, se sont penchées plus spécifiquement sur l’analyse de la ségrégation de race et de genre dans l’espace. Au-delà des droits civiques bafoués, la ségrégation et la discrimination des Noir·es américain·es se sont concrètement matérialisées jusque dans les années 1960 dans l’espace public : lieux publics, théâtres, restaurants et transports en commun leur étaient interdits. Dans une perspective plus contemporaine, les lieux d’hébergement d’urgence et les « camps » de réfugié·es, où les corps sont parqués dans des espaces barricadés et cachés, lient indéniablement la question de l’espace construit et de l’accueil.

Les femmes, les minorités de genre, ethniques et culturelles entretiennent un rapport particulier à leur corps. Celui-ci est opprimé, stigmatisé, scruté, jugé, regardé, du fait de sa couleur, sa forme, son sexe et sa force physique supposée. Nous éprouvons le monde à travers ce qui nous est renvoyé de notre propre corps. Par le sensible. Cette réalité façonne une manière d’aborder les espaces et la matière qui diffère fondamentalement de celle dont les corps privilégiés s’imposent sans remise en question. Elle nous pousse au contraire à être des militant·es de l’inclusivité, de la diversité, de la singularité et du respect – attentif·ves à prendre soin des autres, de l’existant, de la différence et de la terre. Militant·es au sens où nos engagements dépassent les simples questions architecturales, techniques et artisanales pour être de fait politiques. Aujourd’hui, les recherches sur les ravages du béton, les questions d’architecture sociale et décoloniale ainsi que l’engagement professionnel face aux enjeux écologiques sont souvent portés par des femmes et des personnes racisées. L’attrait croissant des femmes pour la terre crue, domaine où elles représentent près de 50 % des professionnel·les, illustre ce besoin fondamental d’être en contact avec la « matière » et de renouer avec le sensible.

Présence des femmes dans le monde du bâtiment

En France, les femmes représentent près de 13 % des travailleur·euses du secteur du bâtiment en 2022, contre 9 % en 2000. L’évolution est très lente. Dans les écoles d’architecture, la tendance a basculé : autrefois largement minoritaires, elles représentent aujourd’hui entre 60 % et 80 % des effectifs. Pourtant, sur les cent plus grandes agences mondiales, trois seulement – toutes scandinaves – sont dirigées par des femmes. Dans l’Hexagone, moins d’un tiers des associé·es sont des femmes (ce qui ne veut pas forcément dire qu’elles dirigent). Si leur présence à l’Ordre des architectes a presque doublé en vingt ans pour atteindre un tiers des inscrits, et que la parité est proche chez les moins de 35 ans, le plafond de verre persiste : moins d’une architecte sur dix parvient à créer sa propre agence.

Le monde du BTP et de l’architecture se félicite d’une féminisation de la profession. Les pourcentages augmentent, comme dans tous les secteurs. C’est la conséquence directe de droits, libertés et espaces enfin accordés aux femmes après qu’elles se sont longuement battues pour les obtenir. En réalité, le secteur n’a rien féminisé : ce sont les femmes qui se sont imposées. La parité reste posée comme un « objectif à atteindre » et les différences de salaires sont toujours une réalité. Le propos est ici de pointer les mécanismes d’oppression et de domination qui rendent ces discriminations possibles.

Le 28 février 2019, l’Académie française a validé la féminisation de tous les noms de métiers : charpentières, maçonnes, menuisières, électriciennes, plombières, soudeuses… Les artisanes gagnent du terrain et s’organisent pour ne pas être isolées et invisibilisées. L’École des Renardes, association créée en 2017, propose une formation « charpente » dispensée et suivie principalement par des femmes. Fanny Colin, charpentière et fondatrice de l’école, constate : « Avant, je ne pensais pas que travailler en non-mixité ou en mixité choisie était une solution. Puis j’ai compris que l’égalité ne passe pas par l’absence de différences, mais par l’acceptation de leur existence. Il faut prendre en compte ces différences pour créer un environnement de travail qui nous convienne. »

Des initiatives informelles et des collectifs composés de femmes et de personnes transgenres, non binaires ou intersexes émergent pour offrir des espaces de solidarité, de partage d’expériences et des chantiers en mixité choisie. Ces initiatives établissent des cadres de travail apaisés, à l’écoute et sans jugement. Pour faire face aux stéréotypes de genre, aux attaques sexistes, racistes, au harcèlement et aux agressions omniprésentes dans le monde des bétonneurs, nous avons compris que nous devions nous organiser collectivement en incluant tous·tes les opprimé·es, et en restant soudé·es.

C’est un fait : le monde de la construction est scindé entre celui des « costumes-cravates » derrière leurs ordinateurs et celui, physique, des « casques » sur les chantiers. Dans l’un comme dans l’autre, les femmes doivent constamment se faire une place. Les rares femmes présentes sur les chantiers sont la plupart du temps les architectes en charge ou bien les représentantes de la maîtrise d’ouvrage. Les ouvrières sont quasi inexistantes ou seules dans une équipe d’hommes. Comment « être crédible » ? Où trouver des équipements de protection individuelle (EPI) en taille 36-38 quand la plus petite taille de chaussures vendue en magasin commence souvent au 42 ?

Le postulat de base est que les chantiers sont rudes, physiques, techniques et, donc, supposément incompatibles avec la présence féminine. Comme dans le monde agricole, les machines et les outils semblent être l’apanage des « mâles virils ». La place des femmes serait plutôt dans l’administratif, les ressources humaines, la gestion ou la « conception ». Il suffit de se rendre au fameux salon du MIPIM pour constater qu’elles sont clairement en minorité. Lors de cet événement où se négocient les contrats importants, le pouvoir s’affiche ostensiblement : opulence, mondanités sur des yachts et cigares aux lèvres d’hommes en costard. Les quelques femmes présentes occupent des positions bien définies : jeunes hôtesses rendues quasi invisibles derrière des stands publicitaires ou passant le micro pendant les conférences, ou rares « tigresses » isolées dans des groupes d’hommes, cochant la case parité et adoptant souvent la même voracité patriarcale qu’eux, apparemment seule stratégie disponible pour exister dans ce milieu.

Ce bastion est représenté par des hommes reconnus, qui ont des « amis » influents dans tous les milieux. Ils s’imposent dans l’espace, par leur comportement et… leurs mots. Sans parler du fond du propos, un architecte de renom excelle par le choix de son vocabulaire – à connotation sexuelle, fréquemment – pour parler de l’« architecture comme sport de combat », évoquer la « pornographie réglementaire » ou encore décrire sa propre posture en ces termes : « J’ai toujours refusé d’avoir la circonférence de la bouche au format exact de la bite du pouvoir. Je ne suis pas fellationniste par instinct mais onaniste par contrition mystique23. » Le titre évocateur d’un article publié à son sujet par le blog L’Abeille et l’Architecte résume assez bien l’idée : « XX, sa bite et son couteau24 ». Dans la continuité de l’imaginaire phallique représenté par les tours érigées dans toutes les grandes métropoles par ces mêmes architectes stars et majors du BTP, la construction semble matérialiser publiquement l’espace où l’on peut « poser ses couilles sur la table ». Cela en dit long sur la nature de ce milieu.

Dans ce contexte, il faut du culot pour s’imposer. Adrienne Gorska, l’une des premières architectes à avoir prêté serment à l’Ordre de Paris en 1942, identifiait comme principale difficulté pour une femme architecte le manque de confiance du client : « Le premier mouvement est de ne point nous prendre au sérieux. Il faut absolument que nous gagnions la confiance du public, même dans les milieux favorables à la femme : il y a évidemment beaucoup moins de risques à acheter tel tableau d’une femme-peintre, ou même tel bas-relief d’une femme-sculpteur qu’à remettre un million entre les mains d’une femme-architecte en lui demandant de réaliser un immeuble25. » Du côté de la maîtrise d’ouvrage ou des décideurs politiques, des femmes en position de pouvoir peuvent devenir gênantes. La préfète d’Indre-et-Loire Marie Lajus a été démise de ses fonctions en 2022 après s’être opposée, en conformité avec les règles d’urbanisme et la loi « Climat et Résilience », à un projet immobilier visant une zone boisée proche d’un monument historique et non constructible près de Tours26.

Alors que le mouvement #MeToo, relancé en 2017 dans le monde du cinéma, s’est propagé à de nombreux secteurs professionnels par des vagues de dénonciations, accusations et témoignages, le milieu du bâtiment reste étrangement silencieux. Les hommes de la construction, à l’exception de quelques architectes stars, bénéficient d’un désintérêt général qui leur permet de rester plus discrets que les personnalités du show-business.

Quand on s’engage dans cette voie professionnelle, on comprend vite que les stéréotypes sexistes et le mansplaining (de l’anglais man, homme, et explaining, explication) font partie intégrante des codes du milieu. Cela commence dès la formation : dans les écoles d’architecture, les équipes sont généralement structurées avec les femmes à l’administration et les hommes dans l’enseignement. Ce sont eux qui ont le privilège de transmettre. Même si cela évolue doucement, l’encadrement des ateliers de projets se fait encore majoritairement par des hommes. Certains enseignants aux cheveux grisonnants instaurent un climat de favoritisme genré et se permettent encore des remarques sexistes sur les tenues vestimentaires ou les personnalités des étudiantes.

Très tôt, on comprend que l’on entre dans un monde d’hommes, de privilèges et de copinage. D’ailleurs, l’héritage intellectuel transmis, en termes de références historiques et de « maîtres à penser », se réduit à une vision d’hommes blancs occidentaux.

Dans les bureaux et dans les écoles, certains supérieurs hiérarchiques sont adeptes de l’accolade appuyée, du clin d’œil gênant, de la drague lourde et insistante, d’une main sur les hanches, des relations sexuelles avec des femmes de vingt ans plus jeunes qu’eux. Dans l’artisanat, l’apparence physique peut servir de prétexte à de l’infantilisation et à une répartition inégalitaire des tâches et des espaces. Dans les magasins de matériaux, un jeune apprenti sera souvent perçu comme plus crédible qu’une artisane chevronnée. Le harcèlement, les remarques sexistes et les agressions sexuelles s’inscrivent dans ces mécanismes de domination. Toutes les femmes avec qui j’ai discuté pour écrire ce livre, quels que soient leur poste ou leur profession, m’ont fait part de situations abusives, d’agressions et de comportements misogynes.

L’invisibilisation des minorités dans l’univers des bétonneurs révèle la menace que notre présence fait peser sur eux. Comme l’écrivait Virginia Woolf, « les femmes sont restées assises à l’intérieur de leurs maisons pendant des millions d’années, si bien qu’à présent les murs mêmes sont imprégnés de leur force créatrice ; et cette force créatrice surcharge à ce point la capacité des briques et du mortier qu’il faut maintenant trouver autre chose, se harnacher de plumes, de pinceaux, d’affaires et de politique. Mais ce pouvoir créateur des femmes est très différent du pouvoir créateur des hommes. Et l’on est obligé de conclure qu’il serait infiniment regrettable qu’il se trouvât entravé ou gaspillé, car il a été gagné par des siècles de la discipline la plus rigoureuse et rien n’existe qui puisse prendre sa place27 ».

Les grandes entreprises du BTP et les laboratoires de recherche des cimentiers profitent pourtant largement des compétences des femmes. Un adage féministe l’affirme : « 100 % des problèmes sont créés par des mâles de plus de 50 ans, et 100 % des solutions le sont par des femmes. » Il est vrai que notre façon d’enseigner, de porter un projet architectural, de gérer un chantier, de proposer d’autres manières d’habiter, que l’on soit « du milieu » ou non, fait bouger les lignes, leurs lignes. Plus nous prenons de la place, plus leur monde se fissure.

(Re)politiser l’« architecture »

« La création architecturale, la qualité des constructions, leur insertion harmonieuse dans le milieu environnant, le respect des paysages naturels ou urbains ainsi que du patrimoine sont d’intérêt public. Les autorités habilitées à délivrer le permis de construire ainsi que les autorisations de lotir s’assurent, au cours de l’instruction des demandes, du respect de cet intérêt. »

Article 1 de la loi sur l’architecture

L’architecture constitue l’ensemble des environnements bâtis qui nous entourent. Elle raconte la transformation du monde : l’histoire, les cultures, les modes de vie, les adaptations aux climats et aux paysages, les matières. Elle protège tout autant qu’elle peut tuer sous ses gravats. Elle permet l’exercice de la démocratie comme la colonisation des territoires. Avec l’urbanisme, elle permet d’« organiser les corps dans l’espace28 ».

La dépossession des territoires et la dégradation de nos cadres de vie font de la lutte contre le béton et son monde un combat éminemment politique. Les projets dits d’utilité publique exemptés de la loi « zéro artificialisation nette » (ZAN) donnent à voir, par le prisme du béton, ce que l’État considère comme étant du « bien public ». L’architecture est politique. Cette notion s’entend ici dans toutes les acceptions du terme. Du grec politike (polis signifiant la cité), elle concerne les citoyens, et politeia renvoie à la citoyenneté et à la Constitution. La politique désigne l’art de gouverner en vue du bien commun. L’architecture reflète la politique, prend position dans des arbitrages politiques et produit des effets politiques. Henri Lefebvre, théoricien de l’« espace politique », précise : « Il y a une politique de l’espace, de plus en plus agissante, de plus en plus consciente et délibérée. L’espace est devenu instrumental. Lieu et milieu où se déploient des stratégies, où elles s’affrontent, l’espace a depuis longtemps cessé d’être neutre, géographiquement et géométriquement29. »

Lors des COP sur le climat, l’architecture n’est mentionnée que sous l’angle des émissions carbone liées à la construction ou de l’impact de l’extraction, mais jamais sous celui de l’« objet bâti » lui-même. Condamner ou restreindre l’architecture implique de poser un jugement nécessairement subjectif et politique. Beaucoup se permettent de le faire, mais, trop souvent, uniquement quand cela les arrange.

Que penser de The Line, ce mur-ville linéaire de 170 kilomètres en construction en Arabie saoudite ? ou des infrastructures titanesques et des quartiers construits pour les jeux Olympiques ? des équipements culturels qui ressemblent à des créatures de science-fiction ? des barres d’hôtels défigurant des montagnes ? Sans entrer dans des considérations esthétiques, l’« objet » architectural qui s’impose dans un espace ou au contraire disparaît par sa destruction peut causer des dégâts irréversibles, fragmenter des milieux, fracturer des vies, voire aller jusqu’à causer des conflits. L’architecture a une responsabilité dans ce qu’elle donne à voir.

La colonisation du monde par le béton ne s’est pas seulement opérée par le biais des industries occidentales mais aussi par le style architectural. Les grands courants – style international, brutalisme, fonctionnalisme, modernisme – ont laissé un patrimoine bâti et des théorisations spatiales découlant de la matérialité et de la fonctionnalité du béton, lui qui a nourri les imaginaires de ceux qui fabriquent la ville. Le modernisme a envahi le monde. Alors que nous prenons aujourd’hui conscience de sa faillite lourde de conséquences, nous l’avons déjà répandu partout.

En amont de tous les autres acteurs, l’architecte imagine, se représente et projette par l’image ce qui sortira de terre. Il ou elle répond à une commande, conçoit pour les autres en anticipant ce qui va advenir et fige le futur dans une projection numérique dessinée en 3D. Il ou elle enjolive, dans le déni des aléas et avec une inévitable part d’improvisation.

Le propos n’est pas de faire porter le poids du désastre sur ses seules épaules, mais toujours est-il que c’est bien l’architecte qui tient le crayon – ou plutôt la souris d’ordinateur. En tant que maître d’œuvre, il ou elle est en responsabilité : il ou elle incarne le lien entre le commanditaire, l’espace et les entreprises qui travaillent la matière. Son trait dépasse la simple question esthétique. Il ou elle peut changer l’ordre des choses.

L’architecture moderne s’est retranchée derrière une prétendue neutralité fondée sur l’analyse fonctionnelle des bâtiments, l’épuration et la rationalisation des matériaux et donc du « style ». Le béton y a largement contribué. « Avec Le Corbusier et consorts, écrit Alain Paucard, on passe du règne de la liberté à celui de la nécessité30. » Tels des bons patriarches, ils ont dicté les règles spatiales du monde bâti sans jamais se remettre en question. L’architecture s’est coulée dans le béton, usant et abusant de ce matériau, au point d’en devenir totalement dépendante, dépassée par les conséquences. Les architectes reçoivent même les éloges d’industriels, comme LafargeHolcim dont l’ancien P-DG « remercie les architectes. Ils m’ont permis de comprendre tout le potentiel, mais aussi le sens de notre mission31 ».

En novembre 2018, la promulgation de la loi « Évolution du logement, de l’aménagement et du numérique » (ELAN) sur la maîtrise d’ouvrage publique, visant à « construire plus, mieux et moins cher », a provoqué un séisme dans la profession. C’est d’ailleurs une des rares fois où les architectes sont descendu·es dans la rue. Cette loi a considérablement réduit leur champ d’intervention, affaiblissant et décrédibilisant leur rôle : suppression de l’obligation du concours d’architecture pour les habitations à loyer modéré (HLM), les logements sociaux et les centres régionaux des œuvres universitaires et scolaires (Crous), dispense de recourir aux architectes pour les missions de base de ces projets, et transformation des accords des Architectes des Bâtiments de France en simples avis.

Cette loi a aussi ouvert la porte aux entreprises et plus particulièrement aux majors et promoteurs en généralisant les missions de conception-réalisation, permettant au maître d’ouvrage de confier à un même opérateur économique l’établissement des études et l’exécution des travaux. Les bétonneurs ont ainsi pu s’emparer du marché du logement et faciliter les démolitions dans les centres-villes anciens, même avec un avis négatif des Architectes des Bâtiments de France32. L’architecte se retrouve cantonné·e à son simple coup de crayon esthétique.

Lorsqu’il ou elle prête serment, l’architecte déclare : « Dans le respect de l’intérêt public qui s’attache à la qualité architecturale, je jure d’exercer ma profession avec conscience, probité et responsabilité et d’observer les règles contenues dans la loi sur l’architecture et dans le code de déontologie. » Mais au nom de quel intérêt public œuvrent-ils ou elles réellement ?

Au fil des siècles, l’architecte a changé de statut : rangé d’abord aux côtés des maîtres-maçons au Moyen Âge, puis parmi les artistes à la Renaissance, devenant chef d’orchestre de l’urbanisme sous Louis XIV et Napoléon, avant de rejoindre les rangs des entrepreneurs et ingénieurs après la révolution industrielle. La profession s’est institutionnalisée en 1940 avec la création de l’Ordre des architectes, organisme de droit public aujourd’hui placé sous la tutelle du ministère de la Culture et chargé de représenter la profession tout en garantissant l’intérêt public.

Depuis lors, le métier d’architecte relève de la catégorie des services, et non plus de l’artisanat. Légalement, l’architecte ne peut pas concevoir et construire. Il ou elle est de fait déconnecté·e du geste et de la matière. Ses choix se font sur catalogue et ses sens de l’odorat et du toucher restent inutilisés. C’est un des plus grands paradoxes de ce métier. Un·e architecte peut passer quinze ans à travailler dans une agence sans jamais avoir été sur un chantier ou avoir dialogué avec un·e artisan·e.

Assommé·es par toujours plus de réglementations, de procédures, d’optimisation à tout-va, de délais intenables, de conditions de travail dégradées et de commanditaires aliénants dont ils et elles dépendent, les architectes ploient sous le poids de la soumission. Aujourd’hui, leur rôle vacille, au point de questionner réellement son intérêt. « Faut-il pendre les architectes33 ? » demandait ironiquement Philippe Tretiack.

L’Île-de-France et l’Auvergne-Rhône-Alpes, régions où l’on produit le plus de béton, sont aussi celles où l’on trouve le plus d’architectes. Un·e architecte qui réalise trois bâtiments standard au cours de sa carrière engendre l’équivalent carbone produit par 162 Américain·es durant toute leur vie34. Une étude a calculé qu’un·e architecte, pris·e individuellement, a 196 fois plus de pouvoir pour réduire les émissions carbone par son métier qu’en modifiant son propre mode de vie35. Ils et elles tentent d’être écologiques : écoquartiers, matériaux biosourcés, labels divers et variés, calepinage bois en façade, processus de conception participative, végétalisation des bâtiments… L’architecte est fier·ère de son pouvoir de changement, au service de constructions plus « durables ». Mais une architecture véritablement écologique ou éthique ne saurait se mesurer qu’en termes de performances.

Le rôle des architectes doit être interrogé. On pointe désormais du doigt leur responsabilité dans le désastre social et environnemental du béton, dont ils et elles sont objectivement un maillon. Otages ou bien complices ? En 2018, le Manifeste pour une frugalité heureuse et créative, à l’initiative de l’architecte Dominique Gauzin-Müller, l’architecte-urbaniste Philippe Madec et l’ingénieur Alain Bornarel et signé par plus de 16 000 personnes, fut un premier pas public pour questionner la responsabilité des architectes en matière environnementale et pour les inviter « à développer des établissements humains frugaux en énergie, en matière et en technicité, créatifs et heureux pour la Terre et l’ensemble de ses habitants, humains et non humains, respectés ».

Dans ces conditions, faut-il encore construire ? Question très déstabilisante, car elle impliquerait de revoir complètement les pratiques. Face à cette interpellation, les architectes rasent les murs. Ils et elles ne s’expriment que timidement lors d’interviews, de conférences ou dans des publications, faisant au mieux de petites apparitions aux côtés de riverain·es en lutte36. Où sont-ils et elles quand il s’agit de défendre le vivant, de soutenir l’occupation de terres ou de jardins ouvriers menacés ? Quand les travailleur·euses sans papiers exigent leur régularisation et dénoncent leur exploitation au profit des bétonneurs ? Est-ce la crainte de paraître trop radicaux·ales et de perdre des « client·es » ?

L’histoire semble avoir oublié le rôle et l’engagement de groupes d’archi-activistes dans les années 1980, comme les Architects/Designers/Planners for Social Responsibility (ADPSR), qui luttaient pour le désarmement nucléaire, ou encore les UK Architects Against Apartheid (UKAAA) qui se battaient aux côtés des mouvements anti-apartheid en Afrique du Sud. On pourrait objecter qu’être engagé·e sur ces enjeux n’implique pas forcément d’agir de façon militante. Pourtant, les mobilisations et blocages dans les écoles d’architecture durant l’année 2023 démontrent le contraire. Les futur·es architectes s’inquiètent du décalage entre leur formation et la réalité du terrain, et leurs préoccupations sont légitimes. En écho aux manifestations contre la réforme des retraites, ils et elles ont réussi à mettre en place un mouvement décentralisé mais coordonné, bloquant plus de vingt écoles dans le pays, organisant des assemblées générales et s’appropriant eux-mêmes et elles-mêmes les sujets d’apprentissage.

Si leurs revendications portaient explicitement sur la réforme de l’enseignement, le manque de moyens, la faible rémunération des enseignant·es et la dévalorisation de la profession, la question sous-jacente concernait la place et le rôle de l’architecte aujourd’hui, ainsi que l’inadéquation de la formation dispensée. Depuis une dizaine d’années, de plus en plus de thématiques d’enseignement incluent des considérations écologiques ou sociales. À l’exception de quelques écoles ou ateliers, l’architecture y est enseignée à des échelles abstraites (1/100, 1/500 ou 1/1000). L’échelle 1/1, la taille réelle, fait peu partie du langage transmis. L’approche biosourcée, réduite à la simple question des matériaux, y est souvent présentée de façon trop simpliste. Les alternatives sont présentées comme des « alternatives à » plutôt que comme une vision politique globale visant à transformer le métier ou comme une démarche ancrée dans notre réalité terrestre. Les non-projets et les contre-projets sont rarement soutenus dans les écoles ou défendus dans le monde réel. Les formations techniques pour réhabiliter ou construire avec des matériaux naturels devraient prendre plus de place.

Certain·es enseignant·es militent néanmoins pour sortir l’enseignement des murs de l’école. Ces praticien·nes engagé·es portent un regard critique sur leur discipline, évoquent la décolonisation de l’architecture et ont un pied dans la réalité du terrain. Des programmes universitaires récents font évoluer les lignes, comme « Riot » (Insurrection), à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), qui encourage les étudiant·es à rejoindre les luttes contre l’extractivisme ou à soutenir l’occupation de bâtiments vacants.

Une autre réalité peu connue est la différenciation des statuts et des métiers autour de l’architecture. La France compte 8 814 entreprises d’architecture, 41 239 salarié·es et 30 500 architectes inscrit·es à l’Ordre. Un·e diplômé·e en architecture ne peut se faire appeler architecte que s’il ou elle est inscrit·e à l’Ordre des architectes. Seule une frange d’employeurs est représentée et protégée par l’institution et par le seul syndicat connu, le Syndicat de l’architecture. Les salarié·es, pourtant indispensables au fonctionnement du secteur, semblent être un impensé.

Le décalage entre l’« école » et le « terrain » se retrouve dans la pratique du métier en zones rurales, où l’architecte, trop coûteux·se ou distant·e, n’est souvent plus sollicité·e que pour signer des permis de construire. L’auto-construction ou l’auto-réhabilitation gagnent par ailleurs du terrain partout. L’habitant·e et l’artisan·e font alors équipe ensemble dans le « faire ». Parallèlement, les ZAD et les lieux de vie alternatifs sont passés du statut d’imaginaires éphémères à celui de modèles porteurs d’espoir pour habiter autrement.

Patrick Bouchain, qui représente l’une des figures de proue du mouvement « hors normes », a créé une agence sous forme de coopérative et a refusé de s’inscrire à l’Ordre. Il ne se considère ni comme architecte, ni comme urbaniste, ni comme paysagiste, et est en même temps tout cela à la fois. Lui et celles et ceux qu’il a inspiré·es revendiquent une pratique et un enseignement par le « faire ». Dans cette approche, un chantier devient un lieu de formation, d’apprentissage et de transmission de savoirs pour tous·tes celles et ceux qui gravitent autour : des usagers aux fournisseurs, en passant par les concepteurs, les commanditaires et les entrepreneurs. Loin d’être les seul·es à promouvoir le caractère hybride de ce métier, les praticien·nes bâtisseur·euses, bricoleur·ses, artistes, artisan·es, formateur·rices montrent que le métier d’« architecte » et l’institution qui le porte ne sont plus adaptés aux besoins, aux envies et aux enjeux. Face à l’accélération des dérèglements climatiques et des catastrophes naturelles, et à l’urgence d’abandonner le « tout-béton » et la construction neuve systématique, il devient essentiel de repenser les pratiques et les formations pour valoriser la multiplicité des approches possibles pour travailler les espaces bâtis.

Par déformation professionnelle, l’architecte est volontiers solutionniste. On pense que la réponse passe toujours par des solutions techniques, négligeant la puissance du refus et de l’opposition face au système dominant. Pour nous, il s’agit au contraire de proposer des alternatives adossées à un clair parti pris contre ce système. Chacun·e peut bien tenter individuellement de « mieux construire » ou de « faire avec l’existant », mais tant qu’un rapport de force collectif ne se dressera pas face aux « bétonneurs », les architectes continueront de participer à la dépolitisation de l’architecture. Les récentes mobilisations du monde agricole, certes aussi marquées par de nombreux clivages, ont eu le mérite de mettre les sujets de la terre, de notre alimentation et des conditions de travail des agriculteur·rices au centre du débat public. Il est temps d’oser dire non. Collectivement.

Le monde de l’architecture est fragmenté, avec une profession qui peine à faire corps. Les architectes sous-estiment pourtant leur capacité d’agir face aux diverses maîtrises d’ouvrage publiques et privées. Nous avons besoin que leurs voix s’élèvent. Ils et elles ont le pouvoir de faire changer la donne en s’opposant au monde du « tout-béton » pour défendre le bien commun. Qu’adviendrait-il si, collectivement, les architectes refusaient de se lancer dans des études et de signer des permis pour la construction neuve ? si chacun·e limitait la part de béton à 30 % dans un bâtiment ? si l’exercice de leur métier était circonscrit à un rayon de 200 kilomètres autour de leur domicile ?

Comment concevoir des architectures non extractivistes ? L’architecte, le ou la concepteur·rice doivent pouvoir re-territorialiser la commande en se saisissant pleinement du contexte local. Des architectes engagé·es, plus ou moins jeunes, se regroupent aujourd’hui en collectifs. Ceux-ci doivent jongler avec la précarité, mais ils se battent pour tenir une éthique : porter des processus de décision partagée, cultiver la proximité avec les matériaux, généraliser le réemploi et impliquer concrètement habitant·es et usagers.

Par leurs connaissances techniques et leurs réseaux, les architectes peuvent aider à légaliser des habitats et espaces de vie dits « alternatifs » ou « marginaux », à lutter contre des expulsions de bâtiments occupés et à faciliter leur maintien en réalisant des diagnostics et en accompagnant leur aménagement. Il est temps d’associer l’acte de bâtir aux luttes sociales et politiques actuelles. Rejoindre les luttes locales permet de comprendre concrètement ce que le béton fait au vivant. L’heure n’est plus à la négociation avec les bétonneurs mais à la solidarité avec celles et ceux qui veulent retrouver une autonomie démocratique dans l’habiter. Renoncer à ce monde bétonné – ce que certain·es qualifient de « radicalité » – ouvre en réalité à la porosité des mondes.

Les murs à panser, la terre à soigner

« Le care réfère à toute activité qui envisage de soutenir, maintenir, réparer, continuer le monde, de façon à soutenir les vies multiples au sein de ce monde de la meilleure manière possible37. »

Berenice FISHER et Joan C. TRONTO

« Ce qui implique que nous pouvons être attentionnés à l’égard des êtres, comme des espaces et des objets, et prendre soin d’eux. Il n’y a pas d’anthropocentrisme associé à la définition du care38. »

Maria Grace SALAMANCA GONZÁLEZ

Penser le présent et le futur à partir de ce qui est déjà là. Faire avec l’existant : dans cette frugalité et cette humilité réside la fin d’un règne. La restauration et la réhabilitation du bâti ne sont pas seulement des priorités politiques ou des urgences absolues, mais aussi des actes de résistance et de résilience collectives. Nous devons désormais entrer dans une ère de réparation massive.

Il s’agit, d’un côté, de réutiliser un parc immobilier existant délaissé, en friche ou en ruine pour imaginer de nouveaux projets et, de l’autre, d’entretenir et de réparer les bâtiments occupés. L’engouement populaire pour les appareils électroniques reconditionnés, les objets d’occasion, la seconde main, les ateliers de réparation et les ressourceries prouve que notre rapport aux objets a évolué.

Inspirée par l’horticulture et dans une démarche de réduction de l’empreinte environnementale, l’architecte Jeanne Gang encourage à valoriser les bâtis existants en ajoutant des extensions (des « greffons ») à des structures anciennes (des « porte-greffes ») afin de répondre aux besoins contemporains.

Nous n’avons rien inventé : l’entretien, la réutilisation et la réparation se pratiquent depuis des millénaires ; certaines cultures et communautés y excellent. Des biffin·nes aux chiffonnier·ères, des bidonvilles aux mondes paysans et artisanaux, le réemploi, la réparation, la greffe et le bricolage constituent des pratiques courantes.

Que révèlent ces pratiques sur la capacité des sociétés à « réparer » et à se réparer ? Comment le soin apporté à l’existant peut-il nous aider à restaurer notre relation au monde, aux autres et à nous-mêmes ? Comment soigner simultanément nos corps, nos liens, les matières et la Terre ?

La façon dont nous considérons le bâti existant mérite d’être pensée dans sa chair. Ces bâtiments possèdent chacun une histoire. Ils vivent, peuvent tomber malades ou se briser. Un bâtiment démoli meurt et emporte avec lui les multiples histoires qu’il abritait : « Ces murs, ces pierres sont comme des éponges qui ont absorbé la vie39. »

Avant de réparer, il faut entretenir et maintenir. Un bâtiment a besoin de soins réguliers. Les générations précédentes avaient l’habitude de badigeonner périodiquement les façades patrimoniales et le bâti vernaculaire à la chaux pour les protéger. Nous devons prendre soin de ce que nous aimons et voulons conserver. Pour cela, il faut se pencher sur les fondations, la constitution des façades, des parois, de la toiture et tout ce qui fait le corps d’un bâti. C’est d’autant plus important que les murs en matières naturelles – pierre, bois, terre – recouverts d’enduits minéraux respirent. Comprendre leurs propriétés nous révèle l’étendue des services qu’ils nous rendent.

Les murs naturels et les matériaux biosourcés offrent un confort thermique inégalé. Ils assurent un déphasage essentiel en régulant la température, évitant autant les surchauffes que les chutes de température brutales, tout en évacuant naturellement la vapeur d’eau. Ils contribuent directement à réduire la consommation énergétique en chauffage et ventilation. Attention cependant : appliquer un enduit ciment étanche sur un mur perspirant en pisé ou en pierre empêche l’humidité interne de s’échapper, ce qui engendre inévitablement fissures et moisissures.

Aujourd’hui, la priorité est accordée à la performance énergétique ou à l’étanchéité, alors que la composition même des murs reste délibérément négligée. Une maison en béton isolée avec un matériau synthétique ou de la laine de verre peut obtenir un label énergétique. Ce que nous consommons dans nos bâtiments devrait être considéré au même titre que notre alimentation, en privilégiant le local et le naturel.

Le développement du réseau des associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP), de l’agriculture biologique, et l’attention croissante à la qualité de notre alimentation et à son empreinte carbone témoignent d’une volonté collective : ne plus subir l’intoxication par l’agro-industrie et soutenir des économies locales. Cette même logique devrait s’appliquer à nos habitats. Les constructions issues de la pétrochimie et du ciment constituent non seulement une catastrophe écologique mais compromettent aussi directement notre santé. Dès 2007, le rapport Blandin révélait que l’air intérieur de nos habitations était plus pollué que l’environnement extérieur40.

Dans toutes les régions de ce pays, des quartiers, centres-bourgs et bâtiments sont délaissés. Ces espaces négligés, urbains comme ruraux, témoignent d’un abandon plus profond : celui, collectif, sociétal et politique, de populations entières. La façon dont les bailleurs et les politiques urbaines traitent les logements sociaux en béton en dit beaucoup sur la notion d’habitat indigne : l’indignité du bâti est la manifestation du mépris social qui s’abat en premier lieu sur les personnes qui y habitent. Prendre soin des immeubles en béton, du bâti ancien ou des petits bourgs, c’est prendre soin de leurs habitant·es.

Sophie Ricard, architecte, urbaniste et coordinatrice du projet La Preuve par 7, prône un retour aux « délaissés urbains ou ruraux » pour développer un « urbanisme vivrier du lien et du soin, conçu collectivement à partir de nos ressources disponibles et ancré dans les besoins et savoir-faire du territoire41 ». Ce dispositif expérimente à sept échelles différentes des manières alternatives de construire, d’habiter et de faire société. En son sein, le Laboratoire des délaissés, intégré au groupe hospitalier universitaire (GHU) Paris Psychiatrie et Neurosciences en 2022, pose une hypothèse claire : « Les innombrables délaissés – humains, paysagers, bâtis ou non – dans et avec lesquels nous vivons ont des enseignements à nous offrir et des défis à relever, si nous prenons le temps de les comprendre. » L’approche consiste à écouter l’autre, l’espace, les murs, les besoins, mais aussi à s’écouter soi-même pour engager un dialogue avec tous ces éléments. Les soins apportés grâce aux savoir-faire peuvent avoir une fonction thérapeutique. Ainsi, réparer un meuble, combler une fissure ou remplacer une pièce de charpente sont des actes qui nous transforment en retour. Ce changement de regard doit également s’appliquer au béton existant. Des affirmations telles que « la durée de vie du béton est de cinquante ans » ou « le béton est un matériau obsolète » arrangent beaucoup de monde. Si nous traitons le béton comme une matière jetable, sa destinée sera forcément celle d’un déchet. Partout dans le monde, les architectures de béton du XXe siècle constituent aussi un patrimoine contemporain riche dont il faut prendre soin.

Le béton armé se fragilise avec le temps, ce qui veut dire qu’il nécessite des efforts d’entretien importants. Le béton et l’acier n’apprécient pas les milieux salins acides, l’eau, la pollution atmosphérique et les fortes variations de température. Sensible aux agressions extérieures, le béton subit l’influence des variations thermiques et hygrométriques, des gaz, des chlorures, des sels, des bactéries, ce qui provoque les « maladies du béton ». Un béton sain présente un pH élevé, supérieur à 12. Les réactions chimiques entre la structure du béton et le milieu ambiant dégradent ses propriétés mécaniques, parfois jusqu’à sa détérioration complète. On observe diverses pathologies : fissures, éclats, gonflements, lézardes, épaufrures, cloques, efflorescences… Ces signes apparaissent le long des murs, sur les poutres, autour des balcons, sur les acrotères (murets servant de balustrade sur un toit plat) ou dans les dalles de terrasse.

La carbonatation – action du dioxyde de carbone sur les composants du ciment entraînant une baisse du pH – constitue la principale cause du vieillissement des matériaux à base de liants minéraux. Ce phénomène naturel s’est amplifié avec la hausse de la pollution atmosphérique et des émissions de CO2, auxquelles les bétons urbains sont particulièrement exposés. Les conséquences diffèrent selon que le béton est armé ou non. Sans armature, la carbonatation renforce le béton et augmente même sa résistance mécanique. Mais, pour le béton armé, c’est l’inverse : la baisse de pH fragilise l’enveloppe protectrice autour des treillis métalliques, accélérant leur corrosion.

Cette dégradation peut être d’origine interne ou externe. Les eaux – qu’elles soient pures ou agressives – issues des résidus urbains, d’activités industrielles, du ruissellement ou les pluies acides favorisent la corrosion du béton et des armatures ainsi que sa lixiviation (dissolution des minéraux le composant). Les structures en bord de mer ou dans des régions utilisant du sel de déverglaçage sont majoritairement « malades » ou en passe de le devenir. De même, les cycles « gel-dégel » intenses ou fréquents exercent une pression considérable sur le matériau et facilitent sa fissuration, créant des voies d’entrée pour les éléments agressifs jusqu’aux armatures. Différents types d’appareils, sondes et humidimètres permettent d’évaluer l’enrobage des bétons, d’identifier le réseau d’armatures et de déterminer leurs diamètres, ou encore de mesurer leur taux d’humidité. On peut en outre procéder à des carottages afin de mieux estimer la sévérité des altérations (en mesurant par exemple l’épaisseur de la couche carbonatée, plus ou moins proche des armatures). L’entretien et la réparation varient selon la pathologie identifiée. Le principe général consiste à passiver les aciers, les rhabiller, minéraliser le support pour le consolider et augmenter le pH du béton. Les supports pourront ensuite être hydrofugés et colmatés par une couche de protection ou un revêtement.

En France, de nombreux bâtiments en béton non armé datant du milieu du XIXe siècle ont remarquablement bien vieilli. On dit que si le Panthéon de Rome avait été construit en béton armé, il n’aurait jamais traversé les siècles. La pérennité du béton non armé et du mortier est prouvée par l’utilisation durable de ces matériaux à travers les âges. Par contraste, les effondrements spectaculaires d’ouvrages en béton armé ces dernières années sonnent comme des coups de semonce : pont autoroutier de Gênes en 2018 (43 morts), viaduc d’Albiano di Magra en Toscane en 2020, bâtiments pulvérisés lors des séismes de 2023 au Maroc ou entre la Syrie et la Turquie, évacuations de plus de 150 écoles en Angleterre et 300 logements à Aberdeen en 2023 à cause d’un béton défectueux. Ces événements interrogent directement la mise en œuvre, l’entretien et la sécurité des constructions en béton armé partout dans le monde.

Pour le béton existant, il faut assurer sa maintenance, se prémunir de ce qui pourrait l’affecter et le réparer. Tout comme avec les transmissions de savoir-faire sur les techniques de restauration du bâti ancien en pierre, en pisé et en bois, pour entretenir les bâtiments existants en béton, les connaissances des techniques historiques de fabrication et de mise en œuvre sont indispensables. Pourtant, les agréments, avis techniques et calculs antérieurs aux Eurocodes, particulièrement pour les constructions des années 1950, demeurent difficilement accessibles. Un bâtiment en béton armé requiert suivi et observation continue pour garantir sa longévité et son bon vieillissement. Pour s’affranchir de cette charge d’entretien considérable, une seule solution s’impose : réduire drastiquement les volumes de béton coulés.

La profession de concierge ou gardien·ne d’immeuble ou de maison, dont les premières mentions remontent au VIIe siècle, a évolué au cours du temps. D’une fonction historiquement centrée sur la sécurité des lieux, les gardien·nes sont devenu·es des garant·es de la pérennité sanitaire, sécuritaire et sociale d’un immeuble. Bien que peu valorisé·es et reconnu·es, ils et elles constituent une figure indispensable, en charge de la maintenance du « bien-être » quotidien dans un espace bâti avec lequel se tissent des liens de confiance. À l’instar des « gardien·nes de la nature » – concept défendu par l’association Wild Legal, qui cherche à établir des jurisprudences pour protéger les milieux naturels et les peuples colonisés –, cette responsabilité pourrait s’étendre aux espaces bâtis : gardien·nes d’une friche, d’une chapelle, d’un immeuble en béton des années 1950, d’une ferme du XIXe siècle… Gardien·nes et soignant·es à la fois. Chacun·e a un rôle à jouer : de la simple veille visuelle assurée par les habitant·es jusqu’à l’accompagnement et à la transmission de savoirs par des artisan·es et concepteur·rices. Néanmoins, la responsabilité première en incombe à la puissance publique.

Face à l’accélération et l’ampleur des dérèglements climatiques, l’entretien et la réparation deviennent une urgence absolue. 48 % du territoire français est exposé à un risque fort ou moyen de sécheresse. Plus de 10 millions de maisons subissent déjà les effets du retrait-gonflement des argiles, phénomène qui provoque fissures et affaissements par l’alternance d’assèchement et de gonflement du sol.

Actuellement, tout passe par les assurances, ce qui implique d’être reconnu·e comme victime pour pouvoir être indemnisé·e. Or un quart seulement des dossiers déposés aboutissent, et la moitié des communes demandant une reconnaissance de catastrophe naturelle ne l’obtiennent pas. Ce système qui individualise les problèmes ne répond pas aux défis collectifs auxquels nous sommes confronté·es. Qui porte la responsabilité ? Qui paie et qui entretient ? Négliger ce qui n’est pas entretenu et soigné aura des conséquences graves. Nous avons besoin d’une politique publique qui fasse de l’entretien et de la réparation une priorité et un enjeu de société. Commençons sans attendre à changer de regard sur ces questions.

Extraire sa matière, reprendre les filières

« On peut refuser de fréquenter l’industrie, la combattre, on ne peut l’ignorer : ce n’est qu’en face d’elle que se marginalisent certains nostalgiques du retour à la pierre, au pavé, à la bourgade, au travesti ; et ils ont leur logique. On peut aussi chercher à la dévier ; pour cela il faut y entrer, lui proposer d’autres directions possibles, ruser, maintenir des malentendus, essayer de la pirater, la pousser au bout de ses limites et voir si cela suffit… ce n’est pas un conte de fées42. »

Lucien KROLL

Les « défis » que les constructeurs de béton se disent prêts à relever ignorent la question centrale de la « terre ». Mais si on adopte une approche systémique qui commence par le sol, tout le reste suit, et en particulier le problème le plus flagrant : la quantité excessive de béton fabriquée et coulée. Cette surproduction et cette surconsommation, qui touchent tous les secteurs, contribuent directement au réchauffement climatique.

Les limites planétaires, concept formalisé en 2009 par Johan Rockström (qui a identifié les seuils au-delà desquels les équilibres naturels terrestres seraient déstabilisés et les conditions de vie défavorables à l’humanité), sont au nombre de neuf : le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore, les changements d’utilisation des sols, l’acidification des océans, l’utilisation mondiale de l’eau, l’appauvrissement de l’ozone stratosphérique, l’augmentation des aérosols dans l’atmosphère et les entités nouvelles (nanoparticules, plastiques, polluants chimiques…) dans la biosphère. Chaque limite dépassée entraîne des dommages irréversibles pour la planète et ses habitant·es. Aujourd’hui, six d’entre elles ont déjà été franchies.

Ces dernières années, une masse de rapports scientifiques ont insisté sur la nécessité de réduire les activités polluantes et l’extraction des ressources naturelles. Les territoires doivent s’interroger sur leurs ressources, leurs dépendances matérielles et énergétiques, ainsi que sur les déchets qu’ils engendrent. La notion d’empreinte matière – « indicateur qui permet de rendre compte de l’ensemble des matières premières mobilisées pour satisfaire la consommation finale d’un pays » – s’élève à 14 tonnes par Français·e par an (dont près de la moitié pour les matériaux de construction), alors qu’elle devrait se situer entre 3 et 6 tonnes43. Dans les discours dominants, cette notion est remarquablement absente. Pourtant, plus de la moitié de la consommation française de matériaux est destinée à la construction d’infrastructures et de bâtiments44.

Le monde des bétonneurs nous a dépossédé·es de la matière. Avec le béton, nous habitons dans des murs que nous pensons connaître mais dont la provenance nous échappe et sur lesquels notre prise est inexistante. L’abstraction de la matière est intrinsèquement liée à celle des sols et à notre perte ou méconnaissance du « faire ». Face à cette aliénation, la notion de démantèlement propose une reprise en main des processus de production qui nous échappent.

La terre et les sols constituent des richesses géologiques qui, outre qu’ils constituent des écosystèmes à part entière ainsi que le terreau de notre nourriture, représentent aussi une matérialité concrète. Prenons le temps d’observer la couleur de la terre, d’éprouver le temps long du bois, mais aussi d’examiner le bâti existant, gisement d’innombrables nouveaux usages potentiels. Par cette reconnexion à la matière, nous pouvons retrouver une autonomie politique de nos habitats. Comme le défend l’Atelier paysan, cela passe par des moyens matériels et des savoir-faire : extraire ses propres matières et reprendre le contrôle des filières.

Le premier des matériaux disponibles n’a pas besoin d’être extrait. Il a déjà été extrait. Il est là, déjà construit et trop souvent voué au gâchis. Le béton ou plutôt les « éléments en béton » peuvent être réutilisés. Dans le cas d’une démolition, il constitue un matériau disponible – un gisement – qui peut être réutilisé pour reconstruire en place, créer des extensions et même greffer des parties de bâtiments. Aujourd’hui, il est principalement réutilisé pour le pavage ou le mobilier urbain.

Depuis les années 1960 en Allemagne, aux Pays-Bas et en Suède, une cinquantaine de bâtiments allant jusqu’à sept étages ont été entièrement construits en béton réutilisé. Des gravats issus de la Seconde Guerre mondiale ont servi à rebâtir des parties d’immeubles, une démarche entreprise en Ukraine par l’organisation Neo-Eco dans les zones détruites par la guerre avec la Russie. Face à l’« obsolescence » et à l’accumulation de gravats causée par l’augmentation des catastrophes naturelles ou des guerres, la réutilisation des blocs de béton est un processus qui pourrait être facilité, soutenu et développé.

Lors de démolitions anticipées, il s’agit d’évaluer quel élément ou portion de béton – dalles, murs ou poutres – peut être utilisé. Ces éléments doivent ensuite être sciés, transportés sur le nouveau site et assemblés. En fonction des éléments disponibles, un projet est conçu en adaptant la forme au matériau. On retrouve ainsi une forme de standardisation où les blocs sont assemblés comme un puzzle. Les avantages économiques et environnementaux sont d’autant plus importants que les éléments récupérés sont proches du futur chantier.

Pour les concepteur·rices, ce matériau disponible implique de porter une attention particulière aux chantiers de démolition et d’être prêt·es à adapter les dimensions des espaces aux éléments découpés. Pour les maîtres d’ouvrage, les organismes de contrôle, les assureurs et les bureaux d’études, cette démarche n’est pas une prise de risque. Le réemploi des matériaux gagne peu à peu du terrain dans les projets, mais les obstacles réglementaires et assurantiels le limitent à un geste mineur, incapable d’infléchir la courbe ascendante de la fabrication d’éléments neufs.

Avant l’utilisation généralisée du béton, le bâti était largement construit à partir de matériaux disponibles dans l’environnement proche. Les modes constructifs s’adaptaient à ces ressources et aux climats, offrant une diversité de couleurs, textures et formes spécifiques à chaque territoire. Il suffit de parcourir quelques dizaines ou centaines de kilomètres pour constater que les murs, les toits, les menuiseries et les ornements diffèrent. Les briques du nord de la France témoignent autant du passé industriel que de l’abondance d’argile dans la région. Cette même argile donne aux villes de la plaine du Tarn leur teinte rose caractéristique. Les chaumières de Normandie se reconnaissent à leurs toits faits de tiges de seigle, de roseaux ou de blé, et à leurs soubassements en pierre calcaire et en silex. Les chalets de certains massifs des Alpes sont bâtis en bois massif local empilé. Les Causses et les Cévennes sont peuplés de constructions massives en granit avec des toits en lauze de schiste, tandis que la Lozère et l’Aveyron se caractérisent par des maisons en grès rouge. Il existe une interaction directe entre ce que la nature offre et ce que les humain·es en font.

Dans les années 2000, la réglementation des carrières a été modifiée et assouplie pour l’extraction de matériaux dédiés à la restauration de monuments historiques ou de bâtiments anciens d’« intérêt patrimonial et architectural », pour lesquels seul le matériau local d’origine peut être utilisé. Comme l’expose la directive : « Une symbiose doit donc, aussi souvent que possible, pouvoir être trouvée entre le paysage, le “monument”, et le site qui a engendré le monument et peut encore permettre de le réparer. Le site qui renferme les pierres d’origine du monument historique pourrait, de ce point de vue, être qualifié de “géotope” du monument. Il est son “substrat” comme le biotope l’est pour un végétal45. »

Pour ces extractions spécifiques, une simple déclaration au préfet suffit lorsque les sites sont distants de plus de 500 mètres d’une autre carrière et que la quantité à extraire reste inférieure à 100 m³ par an, dans la limite totale de 500 m³. Il s’agit d’extraire en quantité limitée une ressource ultra-locale pour un besoin spécifique avec des savoir-faire techniques précis. Si l’on repense aux 40 000 petites carrières locales des années 1890, petits circuits courts, elles permettaient à chacun de se « fournir » en matériaux et de construire. Les paysan·nes constituaient leur propre stock de cailloux et de roches, récoltés dans leurs champs, et construisaient leurs propres fours. Le « bâtir » était alors populaire, autoconstruit et peu coûteux car local. Le gaspillage et les déchets étaient inexistants. Tout se réutilisait sous différentes formes, en colmatage, soubassements ou enduits. L’économie circulaire dans toute sa splendeur : la viande d’un animal servait de nourriture, sa peau de vêtement, tandis que la caséine du lait, les œufs ou la farine étaient utilisés comme liants pour les peintures…

L’ensemble des savoir-faire du patrimoine répondent aux « règles de l’art ». Règles non écrites, qui découlent des acquis de la pratique, de la recherche et de la transmission de savoirs. Le bâti ancien n’était pas conçu pour satisfaire aux garanties décennales des fabricants industriels, mais bien pour durer des siècles. Aujourd’hui cantonnés aux bâtiments jugés d’intérêt architectural ou aux filières biosourcées, ces métiers, savoir-faire techniques et artisanaux sont relégués dans une niche alors qu’ils devraient constituer le fondement même de notre approche constructive.

Comme les activités paysannes, celles de l’artisanat participaient tout autant à un travail qu’à la vie quotidienne et communautaire d’un village. « Ainsi pouvait jusqu’à un certain point s’épanouir une vie qui n’était pas à proprement parler individuelle, mais celle d’hommes engagés dans les liens – et les limites – de la communauté46. » Le patrimoine bâti est vivant et ne demande qu’à être revivifié. Il possède le pouvoir de redynamiser nos filières locales et d’établir de véritables démocraties locales, de refaire un projet de société.

Environ 40 % des professionnel·les du BTP, majoritairement issu·es de petites entreprises (soit 600 000 artisan·es ou ouvrier·ères), travaillent sur des chantiers de rénovation. Pour atteindre les normes énergétiques d’ici trente ans, il faudrait assurer entre 750 000 et 1 million de rénovations annuelles. À titre d’exemple, si la totalité de la main-d’œuvre du BTP suisse s’orientait dans la rénovation, cela prendrait douze ans plutôt que cent vingt ans pour rénover le parc immobilier existant47.

Cette adaptation du bâti ancien ne doit pas se réduire à une simple enveloppe de plastique et une pompe à chaleur. Elle nécessite un dialogue avec la matière et les savoir-faire techniques détenus par les artisan·es et spécifiques à chaque territoire. Et pour contrer la pétrochimie et le verre, tout en poussant à la démocratisation des isolants biosourcés ou recyclés, la standardisation peut se révéler nécessaire. Les artisan·es et fabricant·es d’isolants naturels sont déjà à pied d’œuvre pour proposer des produits standardisés applicables à grande échelle, en détournant par exemple des machines existantes, empruntées à l’industrie textile, pour inventer les dispositifs adéquats à leurs pratiques.

Comme pour l’alimentation, les matières saines pour la construction sont fibrées, végétales, minérales, compostables, réutilisables et locales. Paille, chanvre, riz, bambou, roseaux, terre, pierre, bois… Certaines sont plus disponibles que d’autres, en fonction de la saison, de la localité ou de leur cycle de pousse et de vie. Derrière chaque matière se cache une filière, avec son histoire, son réseau et ses enjeux. Les filières de matériaux biosourcés, qui ne représentent encore que 8 % de l’industrie, connaissent un développement fort et durable depuis quelques années. La culture du chanvre, qui avait presque disparu, a retrouvé un second souffle dans les années 2000. Entre 2016 et 2020, les isolants biosourcés ont fait un bond de 87 %.

Au-delà de leurs qualités techniques et de mise en œuvre, ces matériaux alternatifs ont un impact positif sur l’environnement, notre santé et les métiers qui s’y rattachent. Ultra-locaux et disponibles à grande échelle, ils constituent aussi de remarquables puits de carbone. Les matériaux biosourcés issus de la biomasse végétale stockent du carbone par la réaction de la photosynthèse qui capte le CO2. Un hectare de chanvre absorbe 15 tonnes de CO2 par an, autant qu’un hectare de forêt.

La terre est le matériau de construction le plus ancien et le plus universel au monde. Un tiers de l’humanité vit encore dans des constructions en terre. Lyon en offre un bel exemple en milieu urbain, avec plus de 400 immeubles en pisé recensés depuis le XIXe siècle. Dotée d’une excellente inertie thermique, la terre s’adapte particulièrement bien aux climats chauds et aux variations de température. Recyclable et réutilisable à l’infini, elle peut redevenir poussière et retourner au sol sans causer le moindre dommage. Pour l’entretenir ou la retravailler, il suffit de l’humidifier sans qu’elle perde ses propriétés d’origine. Dans la construction, on la nomme aussi « béton » – béton de terre ou béton d’argile –, selon la définition générique du terme : un matériau composite fabriqué à partir de granulats agglomérés par un liant48. Ses teintes naturelles varient du gris à l’ocre, du violet au rouge. La matière terre est spécifique à son territoire et se décline sous une multiplicité de techniques constructives.

Elle peut être appliquée en torchis, en pisé ou former des briques, être structurelle, coulée et enduite. La Confédération Terre Crue fédère un réseau d’acteurs et d’associations à l’échelle régionale qui ont établi des guides de bonnes pratiques. Cette organisation décentralisée présente à la fois forces et faiblesses. La filière compte environ 650 professionnel·les (artisan·es, maçon·nes, concepteur·rices, formateur·rices, associations…).

Comme on trouve de la terre absolument partout, son transport perd son intérêt économique et écologique au-delà de 10 kilomètres. Elle peut provenir d’excavations, de carrières d’argile ou de centres de traitement de déchets inertes. Certaines régions dépendent de terres reformulées et commercialisées. D’autres sont presque autonomes, avec un réseau solide et un partage de connaissances qui permet à la matière de transiter gratuitement « de main à main ».

La construction d’un bâtiment en terre crue est un processus in situ, utilisant la terre qui se trouve sous ou autour du bâtiment. Il ne s’agit pas de la terre végétale, couche superficielle du sol, mais de la terre minérale composée de cailloux, de graviers, de sables et de limons. À la différence du béton, les techniques s’adaptent au cas par cas, et l’expérience est un gage de connaissances. Si la terre du site n’est pas utilisable, il suffit souvent de contacter les terrassiers travaillant à proximité. Cela arrange tout le monde, puisque, paradoxalement, la terre excavée – sortie de son propre sol – et dont la destination initiale n’était pas d’être utilisée pour la construction est considérée comme un déchet. Le terrassier peut se débarrasser gratuitement de la terre qu’il a extraite, ce qui lui évite un trajet à la déchetterie, et le maçon ou l’utilisateur obtient de la matière gratuite.

Cette ressource demande très peu d’énergie à l’extraction, à la fabrication et à la pose. Selon les techniques constructives, elle nécessite peu de machines, permet une fabrication standardisée en atelier et peut même utiliser les mêmes procédés que ceux du béton lorsqu’elle est coulée. La terre nécessite un accompagnement qui ne doit pas être perçu comme un frein mais plutôt comme une opportunité de s’ouvrir à une matière vivante.

Structurée différemment étant donné la nature même de la matière, la filière paille offre à la fois un « produit standardisé » – la botte ou le panneau de paille – et une autonomie constructive grâce à l’autocertification d’un matériau. Elle s’est organisée nationalement autour du Réseau français de la construction paille. Des règles professionnelles approuvées en 2011 constituent le cadre réglementaire pour l’utilisation de ce matériau comme isolant et support d’enduit. Issues d’un suivi d’expériences, elles ont levé les obstacles à l’assurabilité des chantiers, notamment concernant l’humidité, la résistance au feu et les contrôles. Les bottes de paille ont des dimensions standard liées aux machines qui les produisent – les « botteleuses ». Ces standards déterminent ensuite les structures des murs. Un chantier se trouve généralement à moins de 50 kilomètres d’un champ de blé (100 kilomètres en région parisienne). Les fibres, coproduits des filières céréalières, sont disponibles partout. Les pailles de blé, d’orge, de riz ou de seigle sont cultivées pour leurs graines. Lors de la moisson, les tiges, considérées comme un « déchet » agricole, deviennent la ressource utilisée en construction. La France produit environ 30 millions de tonnes de paille par an : 40 % sont broyées et retournent au sol, le reste sert de litière animale. 10 % de cette production suffiraient à isoler tous les logements français. On recense actuellement 10 000 constructions en paille, avec seulement 500 à 1 000 nouvelles réalisations chaque année.

Le chanvre, qui est également cultivé dans le monde entier, est représenté en France par une Fédération nationale des producteurs de chanvre, qui couvre les industries textile, agricole et de la construction. Dans le bâtiment, il se présente sous forme de « béton de chanvre », projeté ou en blocs préfabriqués, au mortier ou en remplissage en vrac.

Les filières du bois et de la brique constituent des « mondes en soi » offrant une diversité de techniques constructives et un potentiel considérable (dans les limites du raisonnable, particulièrement face aux risques de l’exploitation forestière intensive). La valeur de ces matériaux dépasse l’aspect thermique ou écologique : permettre la rencontre et la collaboration entre différents secteurs – agriculture, foresterie et architecture.

Malgré la prépondérance du béton, on observe un développement croissant de l’autoconstruction, des formations et des chantiers participatifs utilisant des matériaux biosourcés. Prendre conscience de notre autonomie est une première étape : nous pouvons tous·tes « extraire », suivre, choisir et imposer la matière qui servira pour nos habitats. La volonté de se détacher du monde industriel du béton doit néanmoins se garder d’un certain « entre-soi ». Le décalage entre le confort et les valeurs éthiques des constructions écologiques face aux conditions de travail des ouvrier·ères du BTP sur les chantiers conventionnels soulève des questions importantes. Tout comme les aliments bio, comment œuvrer collectivement pour que les matières biosourcées ne deviennent pas un privilège ou ne restent pas marginales ? À la différence du béton qui se coule de la même manière en France, au Brésil, au Bénin ou en Allemagne mais dont les composants demeurent obscurs, la richesse de ces matériaux et l’adaptabilité des modes constructifs associés sont des arguments d’ouverture et de partage : échanger les techniques, les connaissances et les expertises d’un pays à un autre afin de faire évoluer des pratiques face aux enjeux climatiques.

Plus fondamentalement, les objectifs consistent à diminuer les impacts sur deux fronts : la fabrication de la construction et l’exploitation du bâti. Ralentir, réduire et stopper l’usage du béton soulève la question du devenir des milliers de sites industriels qui lui sont consacrés. Si, demain, la production était divisée par deux, que ferions-nous des centaines de centrales à béton et sites laissés à l’abandon ? Les possibles résident dans l’essor des filières locales qui pourraient se les réapproprier selon leurs besoins spécifiques. La question de la « massification » est au cœur des préoccupations des filières artisanales. Comment généraliser des matériaux réemployés ou naturels tout en préservant une autonomie ? L’enjeu n’est pas tant de normaliser des produits que des savoir-faire et des cultures.

Le développement des filières artisanales repose sur une priorité essentielle : déployer massivement la formation, y compris auprès des professionnel·les déjà en activité. Cette démarche permettrait non seulement de créer ou rediriger des emplois existants vers des métiers vertueux, mais aussi de relocaliser les productions de manière contextualisée dans les territoires. La solidarité des réseaux et la communication entre tous·tes les acteur·rices garantissent l’expansion. Il est possible de faire croître des pratiques sans homogénéiser nos mondes. Par leur démultiplication, ces alternatives peuvent fissurer la « norme » bétonnée jusqu’à la faire s’effondrer.

Habiter la terre, habiter la matière

« Les terres procurent les ressources pour parvenir à une certaine autosuffisance économique en favorisant une subsistance autonome – une semi-autonomie économique qui est aussi une semi-autonomie politique dans la mesure où elle peut représenter une libération non seulement du travail salarié mais aussi de la vision du monde, de l’orientation des formes de domination – psychiques et autres – que le travail salarié favorise. […] La terre fournit l’espace ou le site physique sur lequel construire une vie en commun49. »

Kristin ROSS

« L’écologie aujourd’hui ne saurait être seulement une affaire d’accroissement des connaissances et des maîtrises, ni même de préservation ou de réparation. Il doit y entrer quelque chose d’une philia : une amitié pour la vie elle-même et pour la multitude de ses phrasés, un concernement, un souci, un attachement à l’existence d’autres formes de vie et un désir de s’y relier vraiment50. »

Marielle MACÉ

En zoologie et en botanique, la notion d’habitat désigne un territoire ou un milieu où vit une espèce animale ou végétale. Les non-humains façonnent leurs habitats à partir de leur corps, parfois en sécrétant une partie de leur propre matière, ou en utilisant les ressources environnantes pour bâtir leur demeure. Ils adaptent ces espaces selon leurs besoins vitaux : se protéger des prédateurs, séduire, s’alimenter, piéger…

Aujourd’hui, un tiers des espèces d’oiseaux nicheurs ont disparu en France et les populations de chauves-souris ont diminué de 40 % en dix ans. L’usage massif des pesticides a entraîné la disparition des insectes tandis que le béton a détruit beaucoup de leurs habitats. Les hirondelles, par exemple, sont en première ligne face à l’urbanisation. Elles qui construisaient leurs nids avec de la terre prélevée aux alentours, sur des parois irrégulières, dans des greniers ou contre des poutres, se retrouvent désormais condamnées par les façades de béton lisses et opaques.

Appliquée aux humains, la notion d’habitat renvoie à l’« habitation » prise comme espace formel et agencement spatial. En ce sens, habiter devient synonyme de « résider » ou d’« occuper un logement ». Pourtant, ses racines latines le rattachent à l’habit, à l’habitude, à la « manière d’être ». À rebours en effet d’une vision réductrice de l’« habiter » véhiculée par une certaine architecture moderniste, des penseurs comme Martin Heidegger, Otto Bollnow ou encore Henri Lefebvre nous invitent plutôt à y voir une posture vivante, un vécu intérieur, émotionnel, voire politique, qui déborde largement le simple espace bâti. Il existe en ce sens un lien profond entre le fait d’« habiter » et « d’être habité·e ».

Dans Espèces d’espaces51, Georges Perec déploie une déclinaison poétique de toutes les formes d’espaces possibles : libre, céleste, oblique… Les espaces construits possèdent tout autant une histoire que les sols sous nos pieds ou les arbres menacés par de futurs tracés d’autoroute. Habiter suggère l’idée d’une appartenance à un lieu, sans pour autant que celui-ci nous appartienne en propre. On peut être habitant·e d’un territoire, d’une rue ou d’une forêt.

C’est dans cette perspective que la notion de « biorégionalisme », née aux États-Unis dans les années 1970, prend tout son sens en désignant un « territoire de vie ». Pour l’essayiste américain Kirkpatrick Sale, il s’agit d’« un lieu défini non par les diktats humains mais par les formes de vie, la topographie, le biotope ; une région gouvernée non par la législature mais par la nature52 ». Les « territoires » ou milieux ne se découpent pas selon des limites administratives mais se différencient par les écosystèmes, les types de sols, les patrimoines bâtis, les cultures et les manières d’habiter. Les systèmes naturels forment des communautés de vies interdépendantes qui se distinguent par ce qu’elles offrent. Cette notion de communauté révèle l’interaction du microscopique à l’humain, à travers nos dépendances les un·es avec les autres. Elle permet d’identifier les besoins respectifs face aux ressources locales pour établir des modes de vie ancrés et autonomes. L’autonomie dont nous parlons reste néanmoins à l’écoute, frugale et collective. Il ne s’agit nullement de défendre une autarcie des territoires repliés sur eux-mêmes, mais plutôt de promouvoir une autonomie de subsistance et d’entraide ouverte à chacun·e.

Les observations sur la diversité des territoires et leurs limites sont particulièrement pertinentes en ce qui concerne l’alimentation : ce qui peut y être cultivé dépend directement des climats et des sols. Ainsi, toute remise en question et toute transformation doivent partir des limites concrètes qui nous entourent, en les confrontant à nos dépendances actuelles, trop souvent hors sol par rapport aux réalités du vivant.

À quoi sommes-nous aliéné·es, et comment nous en défaire ? Retrouver une autonomie politique de nos manières d’habiter la terre passe nécessairement par la matière et par notre relation au « sol » et au monde qui nous entoure. En tant qu’humain·es, nous sommes avant tout des habitant·es d’un milieu – c’est précisément notre force face aux bétonneurs. L’autonomie prend racine dans nos expériences et connaissances des territoires, des autres espèces qui les peuplent, des champs ou des rues que nous habitons et des ressources qu’ils offrent. Nous les connaissons mieux que quiconque.

L’architecture vernaculaire, entendue au sens large (désignant ce qui est propre à un pays ou à une région et à ses habitants), s’inscrit naturellement dans cette vision biorégionale et autonome des territoires et des ressources. Des habitats troglodytiques aux fermes traditionnelles, jusqu’aux adaptations contemporaines bioclimatiques, elle constitue plus que jamais un modèle pertinent d’adaptation aux dérèglements climatiques. Il y a encore quelques décennies, les maisons étaient orientées en fonction de l’ensoleillement et des vents. Un savoir-faire qui ne se transmet plus ne représente pas seulement un pan entier de l’histoire qui disparaît, mais constitue un arrachement supplémentaire de notre lien avec le monde sensible. Ces traditions sont fondamentalement saisonnières. À l’image du quotidien des paysan·nes, nous devons réapprendre le temps du bâtir au rythme des saisons. Le monde du béton, lui, nous pousse à la rapidité du faire, du démolir et du renouvellement incessant, sans vision à long terme53.

L’abstraction des sols et des matières se manifeste par une déconnexion croissante avec les saisons et les climats. L’imperméabilisation des sols urbains, en chassant l’humidité, a estompé la présence des saisons dans les villes. Les gelées, l’humidité ainsi que les fortes chaleurs nuisent à la prise et au durcissement des mortiers et ciments. Que deviendrait notre industrie du bâtiment si les adjuvants chimiques et toxiques de prise rapide ou lente étaient retirés des recettes du béton, ce matériau qui prétend braver n’importe quel climat ?

À l’inverse, les matières naturelles s’inscrivent dans ce rythme saisonnier. Les fibres végétales sont récoltées pendant la période de la moisson. L’application de la chaux ou d’enduits terre se révèle préférable lorsque la température reste en dessous de 25 °C. Quant au pisé, il est fortement déconseillé de le mettre en œuvre en hiver – on privilégiera plutôt la période allant du printemps à l’automne, dès la sortie des bourgeons, lorsque la terre présente une teneur en eau satisfaisante.

Être à l’écoute du temps force à ralentir pour mieux cohabiter avec l’environnement. Faire avec l’existant nous ancre dans le réel et le présent, nous incitant ainsi à composer avec ce qui est là. Dans ce processus, le travail est reconsidéré, les corps aussi. Cette écoute sensorielle, si rare dans notre époque d’accélération constante, permet de faire corps avec la matière. Car, comme le constate Marielle Macé, « nous n’avons pas l’habitude d’être à l’écoute des choses qui ne parlent pas : nous ne savons pas comment nous y prendre pour les entendre et pour nous relier à elles54 ».

Le patrimoine de l’architecture vernaculaire peut sembler difficilement transposable au contexte urbain. Pourtant, les questions de subsistance et de résilience ne sont pas l’apanage des milieux ruraux ou alternatifs. La médina, cette partie ancienne des villes arabo-musulmanes, construite en terre crue, incarne l’un des modèles urbains les plus denses au monde. Édifiée sans règles d’urbanisme formelles, celle de Fès-el-Bali au Maroc, inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco, forme un dédale de ruelles sans voitures, d’impasses et de cœurs d’îlots composés de bâtiments en briques dépassant rarement quatre étages, où chaque « espace » est utilisé. La mixité sociale, fonctionnelle et générationnelle s’y épanouit. Le concept d’espace public et privé se redéfinit par la proximité des bâtiments et l’entremêlement des usages et métiers. Ces villes constituent un tout organique, un assemblage fluide dont chaque élément possède sa propre singularité. Cet exemple, parmi tant d’autres à travers le monde, devrait nous conduire à remettre en question les modèles occidentaux dominants. À ne plus se penser comme l’exemple mais à prendre exemple.

Dans les villes françaises, si on veut qu’elles soient vivables à l’avenir, il va falloir assouplir les règles pour permettre les transformations nécessaires. Nous devons bâtir des alliances contre la gentrification greenwashée qui, aux yeux des bétonneurs, incarne la ville idéale : individualiste, marchande et policée. Il faut autoriser les extensions légères sur les toits, permettre à la végétation de pousser et aux espaces vides de prendre leur place, ne pas figer les espaces dans des usages, accompagner la transformation de ceux qui existent déjà, accepter l’occupation temporaire comme lieu d’accueil et de lien, et encourager les formes d’habitat collectif, comme c’est déjà le cas dans de nombreux pays d’Europe.

Les commanditaires sont éloignés de la réalité du terrain, et les consultations publiques ne sont souvent qu’un simulacre qui n’implique jamais véritablement les premier·ères concerné·es en amont des projets. Pourtant, les habitant·es connaissent intimement leur territoire, les entreprises disposent de savoir-faire précieux et les concepteur·rices peuvent jouer le rôle de bon·nes conseiller·ères. Un chantier n’a pas à rester dissimulé derrière des palissades ; il peut au contraire s’ouvrir sur la ville et ses habitant·es. Il devient alors un lieu de partage, une école vivante où transmettre et apprendre. À l’image d’une pièce de théâtre, chaque acteur·rice à sa place apporte une pierre à l’édifice. Cette dynamique évoque celle des matériaux naturels qui collaborent harmonieusement entre eux : ils s’assemblent, se mélangent ou se soutiennent mutuellement. La terre, par exemple, excellente en compression mais peu performante en traction et cisaillement, trouve son complément dans une structure en bois qui pallie ces faiblesses. Voilà précisément ce qui s’oppose au règne monolithique du béton : la diversité est la clé.

Recourir au béton peut se révéler parfois techniquement nécessaire dans la construction, nous le savons bien. Mais là n’est pas la question : ce que nous voulons, c’est l’arrêt du « tout-béton » et l’abolition du règne des bétonneurs. Ce matériau doit se limiter à des utilisations minimes et partielles. Il ne faut plus le laisser fonctionner tout seul.

La réglementation environnementale RE2020 a eu le mérite de favoriser l’hybridation des matériaux en imposant le respect d’un seuil carbone au mètre carré. Cependant, quand les normes se durcissent tandis que les garanties assurantielles demeurent inchangées, cela finit par desservir l’objectif initial. Le bâti ancien et les matières naturelles nous enseignent pourtant une autre voie : procéder au cas par cas tout en cultivant la polyvalence. L’hybridation, la réversibilité et la flexibilité des habitats témoignent du fait que la diversité dans tous les pans de la société nous permet de vivre ensemble.

Nous refusons un monde qui fait de la différence une exception. Habitons nos terres, nos campagnes, nos villes et nos forêts de façon aussi variée que la diversité de nos savoir-faire, des matériaux et des ressources qui constituent nos paysages. « Que se passe-t-il, demande Jean-Baptiste Vidalou, lorsque les “parqués” deviennent ingouvernables ? Lorsque ça craque de partout ? Lorsque l’autorégulation disjoncte ? Qu’est-ce qui arrive quand, tout simplement, le dispositif ne fonctionne plus55 ? » À l’heure où le fascisme se répand comme une traînée de poudre, menaçant la cohabitation et la pluralité des mondes, il est urgent de se battre pour valoriser la différence et la chérir.

Dans nos imaginaires, les questionnements autour de l’habiter sont liés à la propriété privée. 60 % des ménages français sont propriétaires ou pluripropriétaires. Mais que représente réellement la propriété dans nos imaginaires collectifs et individuels ? Pourquoi constitue-t-elle un objectif à atteindre ou un gage de réussite sociale ? Et que signifie véritablement « être propriétaire » ?

Certain·es, comme Henri Lefebvre, prônent l’abolition totale de la propriété privée de la terre comme moyen d’opérer un véritable changement social et écologique. Dans l’ouvrage Habiter sans posséder, la foncière solidaire Antidote décortique la notion de « propriété », qui recouvre en fait diverses formes juridiques (propriété intellectuelle, privée, publique, mobilière…) n’ayant pas grand-chose à voir les unes avec les autres. La propriété foncière se compose de trois groupes de droits fondamentaux : l’usage (usus), le fruit (fructus) et la cession ou l’abus (abusus). Depuis son inscription dans le code civil en 1804, ce n’est pas le droit d’usage ou celui de jouir de ses fruits qui priment, mais bien le droit d’abusus – celui qui détermine « qui » a le pouvoir légal de la « vendre ». Aujourd’hui, le critère définissant la propriété demeure un critère marchand. Comme le souligne Antidote, « si l’on veut s’attaquer à la propriété capitaliste, c’est à cela qu’il faut s’attaquer : la propriété marchande définie par le pouvoir transactionnel de vendre. Sinon, ce n’est pas contre la propriété capitaliste qu’on se bat, mais contre, disons, la condition humaine56 »…

Dans la Rome antique, le droit de propriété, pourtant lié au pouvoir despotique du « père de famille » sur les personnes et les biens de son foyer, était strictement encadré concernant les terres, exigeant que les échanges se déroulent devant plusieurs témoins. « Il y avait cette idée que la terre, base de la subsistance et de la citoyenneté romaine, était chose trop importante pour être remise entre les mains d’un·e seul·e individu·e57. »

Traditionnellement, dans beaucoup de campagnes et de villages à travers le monde, la terre est détenue collectivement et divisée en parcelles en fonction de leur nature et de leur utilisation : privée et communale, exploitée collectivement ou individuellement. Les individus ont le droit d’utiliser la terre et d’en tirer profit, mais pas le droit d’abusus, de sorte qu’ils ne peuvent pas vendre de parcelles de terre sans l’accord de la communauté. Ces organisations et ces conceptions du rapport à la terre établissent clairement que le sol est un bien commun.

Aujourd’hui, alors que les ressources naturelles s’amenuisent et que la destruction des écosystèmes menace l’équilibre du vivant, ces considérations résonnent avec une poignante actualité. Le sol et l’eau ne sauraient être légitimement accaparés ou exploités sans l’aval de la communauté – communauté qui devrait désormais s’élargir aux non-humains. Ce changement de regard sur notre relation au sol nous invite à reconsidérer fondamentalement notre rapport à la propriété foncière – y compris face à l’extraction des granulats et à la bétonisation de nos territoires.

Il ne s’agit pas ici de remettre en cause l’habitat individuel, mais bien la marchandisation du sol. De cette logique marchande découle celle de nos habitats, instaurant une hiérarchisation arbitraire de la valeur des « biens » – certains étant jugés à « fort potentiel », d’autres relégués au rang de marginaux ou sociaux. Face à cette situation, nous devons repenser une dissociation fondamentale entre le foncier et le bâti. Pourquoi, en effet, un manoir aurait-il plus de « potentiel » qu’une roulotte ? Sur quels critères repose cette évaluation ? Le nid d’un oiseau ne se compare pas aux cathédrales des termites, chacun répondant à des besoins spécifiques sans hiérarchie intrinsèque.

L’infiltration du capitalisme jusque dans nos sols a imposé ce qui découle naturellement de ce système prédateur : des rapports de domination et d’oppression qui s’étendent à notre façon même d’habiter. Tout comme pour l’utilisation du béton, les questions essentielles à se poser sur le foncier et le bâti sont : à qui sont-ils destinés, à quels besoins répondent-ils et pour quels usages concrets ?

La loi « Kasbarian-Bergé » votée en 2023 s’attaque frontalement aux squats en les criminalisant, aux occupations de fortune et aux locations précaires. Derrière cet acharnement législatif se cache une véritable traque de la précarité et de la marginalité, comme si habiter autrement constituait en soi une menace à l’ordre établi.

Les habitats légers, encore trop souvent stigmatisés, doivent être considérés comme des logements légitimes au même titre qu’une maison pavillonnaire. Leur mobilité et leur discrétion, sans impact sur les sols, les placent d’ailleurs parmi les solutions les plus écologiques. Ils répondent à des besoins concrets : réponse à l’impossibilité d’accéder au foncier, nécessité de se loger à proximité de ses terres agricoles, désir d’habiter au plus proche de la nature ou choix de modes de vie nomades.

Qui sont donc celles et ceux que dérangent ces cabanes ? De quoi les préfectures ont-elles peur ? Au-delà de simples questions esthétiques, la typologie des cabanes pose ces constructions fragiles comme des opportunités pour déconstruire le fantasme de l’humain « maître de la nature ». Elles offrent une voie pour habiter autrement, dans une fragilité assumée qui permet d’élargir notre rapport au monde au plus proche du vivant. Pourquoi alors les lois persistent-elles à verrouiller et interdire cette légèreté ? Est-ce par peur de l’imprévisible, de l’ingouvernable ?

Qu’il soit urbain ou rural, le bâti qui nous entoure ne représente pas seulement un toit, il façonne nos milieux et nos quotidiens. Comment le reprendre en main ? Les pistes existent. Être aux côtés des associations d’habitant·es qui luttent pour un logement décent. Soutenir les occupations et y participer. Créer des coopératives d’habitant·es et passer par des foncières solidaires. Reprendre le foncier et acheter des terres menacées. Repenser notre façon de nous organiser à l’échelle du quartier et élaborer des modes de gouvernance partagés, fondés sur les communs. Se réunir avec ses voisin·es pour réfléchir aux moyens de redonner vie à un village. Apprendre des artisan·es sur le terrain. Se désintoxiquer de l’airbnbisation du logement qui précarise nos sociétés.

 

Si les règles ne changent pas, à nous de faire bouger les lignes. Le chantier pour arracher le bâtir aux mains des bétonneurs ne fait que commencer. Devenons sauvages, coloré·es, hybrides et « ingouvernables ».

Il y a une sagesse des cailloux et des forêts que nous avons désapprise. Les hirondelles et les castors n’ont pas attendu les architectes pour créer et réparer des habitats qui font monde. Habitons « avec » les sols, non « sur » eux. Partout où nous sommes, désarmons le béton.

Observons par nos fenêtres, arpentons les petits bourgs, soyons curieux·ses de ce qui, dans l’histoire des bâtiments, résiste encore. Palpons les murs et les sols, cultivons les champs et apprenons des matières qui nous entourent. Les espèces animales et végétales ne sont pas des ressources à exploiter ou des spectacles à contempler, mais des complices à reconnaître. Que nos constructions deviennent refuges de biodiversité plutôt que des monuments à notre solitude.

Cohabitons. L’habitant·e n’existe pas sans l’habiter. Dans cette relation, les matières sont bien plus que de simples composants – elles sont le souffle même de nos demeures, la chair sensible de notre environnement. C’est à travers elles qu’il nous faut apprendre à ré-habiter la terre.