Carl Schmitt

(1888-1985), juriste et philosophe allemand rallié au nazisme en 1933, est notamment l’auteur de La Notion de politique (1932) et de Théorie du partisan (1963).

Hermann Heller

(1891-1933), juriste et philosophe allemand, engagé à gauche sous la République de Weimar, fut l’un des principaux adversaires politiques et théoriques de Carl Schmitt.

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Le label « Zones » est dirigé
par Grégoire Chamayou.

Carl Schmitt
Hermann Heller

Du libéralisme autoritaire.

Traduction de l’allemand,
présentation et notes
de Grégoire Chamayou

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PRÉSENTATION
1932, NAISSANCE DU LIBÉRALISME AUTORITAIRE
ÉTAT FORT ET ÉCONOMIE SAINE
Notice de l’éditeur
ÉTAT FORT ET ÉCONOMIE SAINE
LIBÉRALISME AUTORITAIRE ?
Notice de l’éditeur
LIBÉRALISME AUTORITAIRE ?

PRÉSENTATION

1932, NAISSANCE DU LIBÉRALISME AUTORITAIRE

Par Grégoire Chamayou

« Qui critique Carl Schmitt ne se confronte pas à la doctrine régnante d’hier, mais bien plutôt à la pensée dominante d’aujourd’hui1. »

Ingeborg MAUS

Vous allez lire deux textes ennemis. Ils furent écrits en Allemagne en 1932, quelques semaines à peine avant l’accession au pouvoir de Hitler.

Leurs auteurs, Carl Schmitt et Hermann Heller, étaient tous deux juristes. Des théoriciens du droit renommés sous la République de Weimar, des intellectuels engagés, aussi. À part cela, tout les opposait. Schmitt était conservateur, longtemps affilié au Zentrum, parti de centre droit ; Heller était socialiste, membre du SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands – Parti social-démocrate d’Allemagne). Schmitt admirait Mussolini ; Heller était antifasciste. Schmitt était catholique, d’un antisémitisme discret d’abord, puis débridé dans les années 1930 ; Heller était juif et abhorrait le racisme. Schmitt se rallia au parti nazi au printemps 1933 et collabora activement avec le régime2 ; Heller dut prendre, la même année, le chemin de l’exil. Schmitt vécut presque centenaire et finit tranquillement ses jours, en 1985, dans sa bourgade natale de Plettenberg ; Heller mourut à 42 ans, en novembre 1933, à Madrid où il avait trouvé refuge. Schmitt est entré dans la postérité – son œuvre, traduite en de très nombreuses langues, est aujourd’hui abondamment citée, commentée et enseignée ; Heller, lui, est tombé dans un oubli à peu près complet en dehors des cercles restreints de quelques spécialistes3.

Publier ces deux textes en regard l’un de l’autre permet de replacer Schmitt en face de son contradicteur – ceci pour lui disputer une victoire posthume d’autant plus facile qu’elle lui échoit faute de combattant, dans l’effacement éditorial des « vaincus de l’histoire ».

Ce court recueil est un champ de bataille. De leur confrontation est née la notion, aujourd’hui cruciale, de « libéralisme autoritaire ». Cette formule paradoxale, inventée par Hermann Heller, n’était pas le nom d’un programme dont il se serait réclamé ; bien au contraire, elle lui servait à désigner une position adverse qu’il baptisait ainsi pour en révéler la véritable teneur et mieux la combattre. Ce qu’il visait par là, c’était à la fois la politique des « cabinets présidentiels » au pouvoir en Allemagne depuis 1930, et la théorisation radicale qu’en livrait Schmitt à l’époque.

*

LE DISCOURS DE CARL SCHMITT

Le 23 novembre 1932 en fin de matinée, Carl Schmitt prit la parole dans la « salle de l’empereur » à la Tonhalle de Düsseldorf, une salle de concert majestueuse, qui avait vu défiler les grands noms de la musique classique allemande, dont Schumann, Liszt et Brahms. De gigantesques lustres à volutes de métal, motifs floraux et pampilles de cristal pendaient au-dessus des têtes de l’auditoire, assis sur les chaises du parterre ou serré aux balcons de la galerie en surplomb. Peut-être Schmitt se tenait-il derrière ce même pupitre en bois d’où, à ce que l’on voit sur des photos d’archives, Goebbels éructa six ans plus tard, en 1938, contre la « musique dégénérée », tout spécialement le jazz, « musique nègre », lui qui projetait de faire de Düsseldorf la « capitale musicale du Reich4 ».

Ce matin-là, en 1932, le professeur de droit constitutionnel avait été invité comme orateur vedette à la soixantième assemblée annuelle de la Langnam-Verein – littéralement l’« Association au long nom » –, sobriquet d’une puissante organisation patronale de l’ouest de l’Allemagne5. S’y pressaient plus de 1 500 participants, le gratin du monde des affaires, de la politique et de la haute administration – ceci, à ce qu’en dit un compte rendu de l’époque, dans une « ambiance électrique6 ».

L’objectif initial des organisateurs avait été de décerner un satisfecit à la politique économique du chancelier Papen, tout spécialement à son « plan pour l’emploi » fondé sur des crédits d’impôt pour les employeurs et des baisses de salaires au détriment des travailleurs. Mais leur agenda venait d’être bouleversé par l’annonce, le 17 novembre, de sa démission7.

S’ouvrait une période fort incertaine et très dangereuse. Papen ne gouvernait plus que par intérim, et Hitler exigeait d’être nommé à son poste. Alors même que la convention patronale débutait à Düsseldorf, la lettre de candidature du Führer était sur le bureau du président à Berlin. La question était sur toutes les lèvres : Hitler à la chancellerie, fallait-il s’y résoudre ?

Mais Schmitt, dans son discours, éludait l’interrogation du jour ; il préférait disserter de façon plus générale sur les rapports entre État et économie.

De la guerre totale à l’État total

Pour poser son diagnostic, il utilisait une nouvelle expression, qu’il avait récemment forgée et qui allait faire florès. L’État était selon lui en train de muter, il était en passe de devenir « total » : « Nous ne vivons plus, avait-il annoncé dès 1930, dans un minimum d’État, mais presque déjà dans un État total, qui s’empare de tous les domaines de la vie humaine8. »

D’où lui venait cette idée ? Schmitt la tirait de ses lectures de théories de la guerre, dont celle du dirigeant de l’Action française Léon Daudet, qui avait introduit en 1918 la notion de « guerre totale ». Totale, non pas en raison de son caractère mondial, de l’extension géographique du conflit à l’entièreté du globe, mais du fait, avançait-il, que les moyens mobilisés pour les hostilités débordaient désormais largement le domaine strict des affaires militaires : « Qu’est-ce que la guerre totale ? C’est l’extension de la lutte […] aux domaines politique, économique, commercial, industriel, intellectuel, juridique et financier9. » L’essayiste réactionnaire Ernst Jünger avait repris cette thèse dans un court texte paru en 1930, où il thématisait le passage d’un régime de « mobilisation partielle », typique de l’ancienne raison d’État monarchique, à une logique de « mobilisation totale », propre à l’État du XXe siècle, selon laquelle tout, dans la société, pouvait être considéré comme un « armement potentiel » et faire en tant que tel l’objet d’une « réquisition radicale »10. Par contraste avec la définition clausewitzienne classique de la guerre comme étant le « prolongement de la politique par d’autres moyens », la guerre totale se concevait donc plutôt, pour ainsi dire, comme la réquisition par la politique de tous les moyens autres. C’est par analogie avec cette idée que Schmitt a construit son concept d’État total : de même que « la notion d’armement potentiel d’un État […] embrasse tout, […] de même, l’État nouveau dont nous parlons embrasse toute chose11 ». De même que tout peut devenir « potentiel de guerre », tout, désormais, peut devenir « potentiel d’État ».

Le contraire de l’« État libéral »

Il y voyait l’aboutissement d’un processus de transformation structurelle. À en croire son esquisse d’un tableau historique des métamorphoses de l’État, celui-ci serait passé, en trois grandes étapes, de l’« État absolu des XVIIe et XVIIIe siècles » à l’« État neutre du XIXe siècle libéral » et, pour finir, à l’« État total »12. Quelles sont les caractéristiques de cette nouvelle forme ?

1. L’État total se présente d’abord comme l’antonyme de l’« État minimum ». À l’opposé de l’idéal d’un État « gardien de nuit » cher au libéralisme classique, l’État-providence est pris d’un élan qui le pousse à étendre sans cesse ses champs de compétence à de nouveaux objets. Sa sphère gonfle inexorablement jusqu’à englober toutes choses, de la garde des enfants jusqu’à la subsistance des vieillards.

2. L’État total apparaît ensuite comme la « négation polémique de l’État neutre13 ». À l’État libéral, qui prônait « la neutralité et la non-intervention par rapport à la religion et à l’économie14 », se substitue un État interventionniste. On passe d’un État centré sur des tâches proprement politiques et pour qui l’économie était une « réalité non politique par définition » à autre chose, « un État économique, un État fiscal, un État d’assistance15 ».

3. Alors que l’État libéral postulait une démarcation, un clivage, un dualisme entre des sphères réputées séparées (la politique et l’économie, l’État et la société civile, etc.), l’État total brouille les anciennes antithèses et en rabat les termes les uns sur les autres16. À la distinction, il oppose l’indistinction, la confusion des genres. À rebours du mouvement qui avait conduit l’État libéral à reconnaître, en rupture avec l’ancien État absolu, l’existence de sphères non politiques et de ce fait non étatiques, l’État total repolitise ce qui avait été dépolitisé, et procède à une « politisation de toutes les questions économiques, culturelles, religieuses, et autres, de l’existence humaine17 ». Mais, derrière cette apparente affirmation du politique, c’est bien plutôt à sa dilution, à sa dissolution en tant que catégorie déterminée que l’on assiste : quand tout devient politique, déplore Schmitt, rien ne peut plus l’être spécifiquement18.

4. L’État libéral était limité, borné dans ses interventions, mais il devait aussi se montrer « assez fort pour se poser dans son autonomie face aux autres forces sociales19 » et résister à leurs sollicitations. L’État total, lui, s’étend, grossit et se boursoufle, mais cette obésité, loin d’être une manifestation de force, est bien plutôt la marque de sa faiblesse, l’expression de son incapacité à tenir tête aux revendications sociales qui l’assaillent20.

C’est là une inversion majeure par rapport au schéma initial de la « mobilisation totale » : au contraire de ce que décrivaient Daudet et Jünger, ce n’est plus l’État qui mobilise, mais lui qui est mobilisé, plus lui qui réquisitionne mais lui qui est réquisitionné. En lieu et place d’une mobilisation active, centripète, on a désormais une expansion passive, centrifuge. Passage, donc, d’un État concentré et fort à un État dilué et faible, ou, comme le dit encore Schmitt, à un « État de faiblesse totale21 ». Ainsi, loin de saluer cet « État total » en formation, il y voit un mal à conjurer, un problème à résoudre.

La faute à la démocratie

À quoi ce phénomène est-il dû ? C’est « dans la démocratie, affirme Schmitt, que se trouve la cause de l’État total contemporain22 ». Si l’État devient « total », c’est parce qu’un gouvernement démocratique est continuellement sommé de « satisfaire aux prétentions de tous les intéressés23 », de répondre aux doléances de toute une myriade d’intérêts subalternes. De partout, on l’appelle, et il accourt. Si l’État intervient trop dans l’économie, c’est parce que, en amont, la société intervient trop dans l’État. L’« étatisation » de la société apparaît comme l’effet secondaire d’une « sociétalisation » de l’État, elle-même permise et alimentée par la forme démocratique. L’État, devenant simple « auto-organisation de la société », perd tout à la fois son « autonomie », sa transcendance et sa délimitation24.

À cela s’ajoute un phénomène inédit d’« auto-organisation de la société par le parti25 ». Des partis politiques, il en existait de longue date, mais ils se sont métamorphosés. Le début du XXe siècle a connu l’essor de grands partis de masse, ce que Schmitt appelle des « partis totaux », des organisations qui quadrillent la vie entière de leurs membres du berceau jusqu’au tombeau, depuis les crèches de parti jusqu’à la crémation assurée par des associations liées au parti26. À la différence de l’Italie fasciste cependant, l’Allemagne de Weimar n’est pas le règne d’un parti unique ou un parti-État, mais d’un pluralisme peuplé d’une « multiplicité de partis totaux qui réalisent la totalité en eux-mêmes27 » – raison pour laquelle on n’a « pas encore un État total28 », mais seulement un « État-partis pluraliste ». Ce pluralisme n’empêche pas le virage vers la totalisation, mais l’infléchit et le brouille sur le mode d’un morcellement. C’est à cela aussi que tient la faiblesse de l’« État-partis de coalition29 » : la coexistence antagonique d’une pluralité de partis « qui aspirent à la totalité » entraîne un grippage, une paralysie de la décision politique.

« État autoritaire ou État total »

Pour Schmitt, la notion d’État total est donc d’abord un concept repoussoir. C’est le nom infamant d’une situation qu’il rejette. Mais comment en sortir ? Quel sera le remède ?

Jusqu’en 1932, cette question demeurait chez lui sans réelle réponse. Sa critique de l’État total était en place, mais ses analyses s’arrêtaient au seuil d’une solution politique. De fait, il cherchait une porte de sortie, mais hésitait encore sur les formulations. Ce furent les aiguillons d’un jeune sociologue conservateur, Heinz O. Ziegler, qui le poussèrent à la clarification. Celui-ci, tout en rendant hommage au maître, le doublait en quelque sorte sur la droite. Le verdict de Carl Schmitt sur l’État total, disait-il en somme, est fort juste, mais comporte un point aveugle : il ne nous dit pas par quoi le remplacer. Une chose est sûre en tout cas : pour supplanter l’État total, pour se débarrasser de l’État-providence démocratique actuel, on ne peut se contenter de ressusciter l’État libéral du XIXe siècle. Et si Schmitt a raison, si c’est bien la démocratie, en ce qu’elle pose une identité entre société et État30, qui est la cause de ce fâcheux processus, alors une conclusion s’impose : il faut en finir avec elle, renoncer une bonne fois pour toutes au concept de souveraineté populaire hérité de Rousseau et de la Révolution française, assumer la rupture et prendre parti pour un État autoritaire, post-démocratique31. D’où le titre de son opuscule : État autoritaire ou État total – sous-entendu : ce sera soit l’un, soit l’autre. Et Schmitt approuve. Ziegler, dit-il, a raison : le contraire de l’État total, effectivement, c’est l’État autoritaire32. Telle est bien l’alternative.

En novembre 1932, il expose sa solution devant le patronat allemand : sachant que c’est « la faiblesse de l’État […] qui a entraîné la confusion entre l’État et l’économie […], seul un État très fort pourrait rompre ce terrible enchevêtrement33 ». Cet État fort, il le qualifie aussi d’« État total », mais en un autre sens, contraire au précédent. Schmitt procède autrement dit à un dédoublement notionnel, à une distinction entre deux sortes d’États totaux, deux homonymes que tout oppose.

Il y a, d’un côté, l’« État total quantitatif », qu’il rejette, et qui correspond à ce qui vient d’être exposé – un État non pas fort, mais faible, en raison de son extension. Un État « total » « en un sens purement quantitatif, au sens du simple volume, et non pas de l’intensité et de l’énergie politique ». De l’autre, il y a l’« État total qualitatif », qu’il appelle de ses vœux, et qui sera « total au sens de la qualité et de l’énergie, tout comme l’État fasciste se fait appeler un stato totalitario34 ». Un État fort qui concentrera entre ses mains toute la puissance de la technique moderne, à commencer par les moyens militaires et les instruments de communication de masse ; un État militaro-médiatique, guerrier et propagandiste, doté du nec plus ultra technologique en matière de répression des corps et de manipulation des esprits. Mobilisant des moyens de puissance inouïs, cet État-là ne tolérera plus l’émergence en son sein de forces subversives. À nouveau capable de faire la différence entre amis et ennemis, il n’hésitera plus à abattre ceux de l’intérieur. Au moins, c’est clair.

Une précision cependant : État total qualitatif et État total quantitatif ne sont pas seulement pour Schmitt deux modèles ou deux concepts opposés, mais aussi deux éléments d’un mixte contradictoire. D’une part, l’État actuel concentre effectivement entre ses mains de nouveaux moyens de pouvoir, mais, d’autre part, cet accroissement de puissance fait l’objet d’une captation et d’une déperdition pluralistes35. Un État total faible s’est développé de façon parasitaire sur un État total fort qu’il étouffe. Il y a là deux modes de totalisation en conflit, deux dynamiques opposées : l’une active, où l’État mobilise et se renforce, l’autre passive, où l’État est mobilisé et étendu en même temps qu’affaibli. « Compte tenu de ce diagnostic, commente William Scheuerman, il ne peut y avoir qu’une seule réponse […] : l’Allemagne doit être libérée du pluralisme36. » Ou, pour le dire autrement, avec Ingeborg Maus : du point de vue de Schmitt, « cette totalisation de la société ne pouvait être renversée que par la monopolisation autoritaire du politique37 ».

« État fort et économie saine »

Mais ceci à quelle fin ? Le titre de son discours de 1932 annonçait le programme : « État fort et économie saine38 ». Employer cette métaphore, promettre une « économie saine », revenait à la considérer comme actuellement malade. Or la thérapie n’allait pas être douce. Il allait s’agir au contraire, prévenait Schmitt, d’une « intervention chirurgicale douloureuse39 ». Il fallait un État très fort pour assainir l’économie, la débarrasser des corps étrangers qui la parasitaient, quitte à tailler violemment dans les chairs.

Ce que Schmitt dit aux patrons allemands, c’est au fond ceci : vous voulez « libérer » l’économie, vous voulez en finir avec l’interventionnisme de l’État social, avec une dépense publique excessive, avec les charges fiscales qui s’ensuivent, avec ce droit du travail qui vous entrave, etc. C’est entendu. Mais il faut bien vous rendre compte que, pour obtenir cela, c’est-à-dire un certain retrait de l’État hors de l’économie, il va vous falloir tout autre chose qu’un État minimal et neutre. Le paradoxe, c’est que, pour avoir moins d’État, il va vous falloir en quelque sorte avoir plus d’État. Si en effet l’expansion de l’État-providence tient à sa trop forte perméabilité aux pressions subalternes, alors seul un État fort serait en mesure de faire refluer ces intrusions perturbatrices et de « se désengager des choses non étatiques ». Tel est l’axiome fondamental : la dépolitisation est un acte intensément politique40.

Tandis que la politique démocratique confond l’État et la société, la politique autoritaire les distinguera soigneusement ; tandis que la première politise la société et « sociétalise » l’État, la seconde dépolitisera la société et renforcera l’État, mais ceci dans les strictes bornes d’une distinction bien comprise entre État et économie. Car Schmitt veut séduire, mais aussi rassurer le patronat allemand : s’il lui promet un État fort, propagandiste-répressif, à même de museler les oppositions sociales et politiques, il l’assure également que cette force immense s’arrêtera respectueusement à la porte des entreprises et des marchés. Dans son schéma, l’autogouvernement privé des affaires économiques ne sera pas remis en cause, mais, au contraire, étendu et sanctuarisé.

Entre l’État et le marché proprement dit s’intercalera un troisième terme, un domaine intermédiaire régi par une « autoadministration » privée confiée à de grands corps patronaux41. Schmitt prend bien soin de spécifier que cette « autoadministration » dont il fait l’éloge ne saurait être confondue avec ce que les socialistes appellent la « démocratie économique42 ». Qu’on se tranquillise : étant donné, en effet, qu’elle sera laissée aux mains des chefs d’entreprise, l’autoadministration en question demeurera sainement autoritaire pour celles et ceux qui continueront à être placés sous sa coupe. Cela participe, nous instruit-il, d’une stratégie visant à opérer des « autonomisations dépolitisantes43 ». Ce genre de procédé nous est devenu par trop familier : articuler partout, en les enchâssant les unes dans les autres, des formes d’autonomisations autoritaires et d’autoritarismes autonomisés.

*

LA CRITIQUE DE HERMANN HELLER

Carl Schmitt et Hermann Heller étaient issus de la même génération (le premier était né en 1888, le second en 1891). Dans les années 1920, sans être intimes, ils entretenaient des relations cordiales44. La rupture intervint après que Schmitt eut posé sa fameuse définition du politique comme antagonisme ami/ennemi45. Heller s’en distancia immédiatement. Il le fit en 1928 au détour d’un article où il critiquait les idées de l’économiste libéral Vilfredo Pareto, « père spirituel du fascisme », inspirateur d’un « catholicisme athée46 » et porteur de conceptions politiques « néomachiavéliennes ». Or, remarquait-il en passant, Schmitt se révélait à vrai dire très proche de cette pensée-là quand il érigeait en « catégorie fondamentale du politique le couple conceptuel ami-ennemi, où l’accent est mis sur l’ennemi, considéré comme étant existentiellement différent et à anéantir en cas de conflit47 ».

L’ennemi Heller

Schmitt, piqué, lui écrivit pour lui reprocher un amalgame entre sa pensée et celle de Pareto, et pour contester que sa théorie de l’ennemi fût une doctrine de l’anéantissement48. Heller lui répondit le lendemain en lui confiant ne pas pouvoir lui « cacher certaines désillusions » à son égard, en raison du tour nauséabond que ses conceptions politiques étaient à l’évidence en train de prendre49. L’éloge à peine voilé du régime de Mussolini auquel Schmitt se livra dans un article paru peu après ne fit que confirmer ses appréhensions. Heller attaqua à boulets rouges, dans L’Europe et le fascisme, paru en 1929, l’assimilation par Schmitt de la dictature fasciste à une démocratie authentique50.

Leurs routes ne se recroisèrent que quelques années plus tard, en octobre 1932, lors du procès retentissant qui fit suite au « coup de Prusse51 » devant la Haute Cour de Leipizg. Heller y représentait en tant qu’avocat le gouvernement de Prusse, et Schmitt, le président du Reich. Ils s’affrontèrent âprement.

Mais, dans cette joute oratoire, Heller se révéla plus subtil et plus acéré que Schmitt : à plusieurs reprises, il ridiculisa ses arguments, ce qui fut vécu par ce dernier comme une intolérable humiliation publique52. Lui qui, depuis quelques années déjà, exaltait en métaphysicien l’opposition ami/ennemi, le rapport d’hostilité, s’était enfin retrouvé confronté en chair et en os à un adversaire à sa mesure, et il avait perdu la face. Son ressentiment d’intellectuel blessé s’épancha en un délire antisémite dont les pages de son journal intime portent la trace. Heller, qu’il qualifiait d’« affreux53 », se mit à incarner dans son esprit l’archétype de la « méchanceté juive54 ». De manière fantasmatique, il revivait la scène du procès comme celle de sa propre crucifixion. Lui, Schmitt-le-catholique, avait été supplicié en place publique par des juristes juifs à Leipzig55. Ce motif classique de l’antijudaïsme chrétien – les Juifs, ce peuple déicide – se radicalisa dans sa tête, lectures de Léon Bloy56 aidant, en un racisme virulent, culminant en des rêves de vengeance, soldats en armes qui devaient en finir avec cette engeance57. En 1932, Schmitt n’était pas encore nazi, mais il était déjà devenu, en son for intérieur, viscéralement antisémite58.

À l’époque, il voyait en Hermann Heller l’un de ses pires ennemis – quelqu’un qu’il haïssait, mais aussi qu’il craignait intellectuellement59. Cette opposition Schmitt/Heller ne saurait être réduite à une querelle personnelle : à travers eux s’affrontaient des positions politiques irréconciliables.

Sous l’« État fort », un libéralisme autoritaire

Ayant pris connaissance du discours de Schmitt aux patrons allemands, Heller y répondit par un court texte qui compte parmi les plus clairvoyants de la période. Nous assistons là, analysait-il, à l’émergence d’une nouvelle catégorie politique, une synthèse étrange : un « libéralisme autoritaire60 ». Cette formule lui servait à caractériser une nouvelle « volonté politique » dont Schmitt s’était fait le théoricien et le porte-parole mais qui animait déjà en pratique l’action gouvernementale.

Si l’on avait déjà entendu Schmitt « dire que l’État actuel était un État faible parce que “pluraliste”61 », il dissimulait jusque-là ses conclusions « sous des négations sophistiquées62 ». Or là, devant un parterre d’industriels, il sortait enfin du bois : ce serait l’État fort, autoritaire, « qualitativement total ». Mais ce mot d’ordre, qui n’était autre que le « leitmotiv du gouvernement Papen63 », demeurait flou. Pour le tirer au clair, il fallait selon Heller s’interroger sur le fondement et sur l’extension du pouvoir d’État ainsi promu.

1. Sur quoi va se fonder l’autorité de l’État fort ? À en croire ses défenseurs, sur le président du Reich, lui et uniquement lui, seul responsable devant Dieu. On est autrement dit en présence d’une conception autocratique de l’autorité politique, qui prétend ne l’asseoir que sur elle-même. Or cette conception ne s’oppose pas, comme on voudrait nous le faire croire, à l’absence d’autorité, mais bien plutôt au fondement démocratique de celle-ci. Heller estime en effet que le piège, face aux partisans d’un État autoritaire, serait de se laisser enfermer dans un débat stérile entre autorité et laxisme – une antithèse trompeuse en ce qu’elle entérine le présupposé contestable qu’un pouvoir démocratique serait nécessairement dépourvu d’autorité politique. L’erreur de la gauche, confrontée à ce tournant autocratique, a été de se cantonner dans son rôle de défenseuse des droits contre les abus de pouvoir. Or ce positionnement défensif, axé sur la sauvegarde des droits et des libertés, aussi nécessaire soit-il, reste insuffisant. Pour mettre à mal le « libéralisme autoritaire », il faut lui disputer le terrain du pouvoir.

2. Cette autorité autocratique, quelle va, ensuite, être son extension ? Jusqu’où est-elle censée aller ? Les partisans de cet État total fort veulent-ils réellement un pouvoir sans limite ? Non, absolument pas, clarifie Heller. Cela, cette « rêverie exaltée », ils la laissent à d’autres, sur leur droite. Les Papen ou les Schmitt, eux, savent bien que le pouvoir en question ne peut pas être total. Heller nous adresse ici un autre conseil de méthode : face à un pouvoir autoritaire, ne pas se laisser abuser par l’image totalisante qu’il projette de lui-même ; ne pas postuler qu’il exercerait une emprise absolue, intégrale et uniforme ; être attentif au contraire à ses bornes, à ses manques et à ses disparités. La bonne question à poser est celle-ci : cet État « autoritaire », envers qui au juste l’est-il, et avec qui ne l’est-il pas ?

La pierre de touche réside dans le rapport que cet État entretient avec l’« ordre économique64 ». Dès que l’on en vient en effet « à parler d’économie, l’État “autoritaire” renonce entièrement à son autorité, et ses porte-parole soi-disant “conservateurs” ne connaissent plus d’autres mots d’ordre que celui-ci : liberté de l’économie par rapport à l’État !65 ». Cet appel au retrait de l’État hors de l’économie se révèle lui aussi à géométrie variable, car cela n’implique pas, bien sûr, que l’État pratique l’« abstinence dans la politique de subventions accordées aux grandes banques, aux grands industriels et aux gros exploitants agricoles, mais bien plutôt qu’il procède au démantèlement autoritaire de la politique sociale66 ».

Derrière l’« État total qualitatif » encensé par Schmitt se profile donc autre chose : un État fort-faible. Fort, commente Wolfgang Streeck, « contre les revendications démocratiques de redistribution » sociale, mais « faible dans sa relation au marché67 ». Un État fort avec les faibles et faible avec les forts. Et c’est cette asymétrie – celle d’une politique de classe – qui en constitue le cœur. La stratégie fondamentale du libéralisme autoritaire se résume ainsi : procéder à une « désétatisation de l’économie » et à un « retrait de l’État […] hors de la politique sociale » par le biais d’une « étatisation dictatoriale » du champ politique68.

*

SCHMITT ET LE LIBÉRALISME

Reste une question, qui porte sur la cohérence et la pertinence de la caractérisation proposée par Heller. « Libéralisme autoritaire » sonne en effet d’entrée de jeu comme une formule paradoxale, voire oxymorique. De façon générale d’abord, si l’on présume que le libéralisme implique une limitation, une décrue générale du pouvoir d’État, cette locution semble renfermer une contradiction dans les termes. Plus spécifiquement ensuite, qualifier la position de Schmitt de libérale, fût-ce d’un genre autoritaire, lui qui n’a pourtant eu de cesse de pourfendre le libéralisme, paraît procéder d’un contresens. Nous verrons qu’il n’en est rien, mais il y a là une difficulté à résoudre.

Schmitt l’antilibéral

Schmitt adresse effectivement au libéralisme des critiques au vitriol, mais il faut y regarder de plus près : cet antilibéralisme affiché, quel en est le contenu ? Qu’attaque-t-il et que n’attaque-t-il pas ? Bref, de quels libéralismes est-il au juste l’ennemi ?

1. Premièrement, Schmitt rejette le libéralisme en tant que vision du monde, en tant que mode de pensée dépolitisant – une pensée molle qui empêche de saisir la distinction ami/ennemi et qui dissout les catégories concrètes du politique dans une soupe tiède, quelque part entre éthique et économie69. Du fait de cette infirmité conceptuelle, le libéralisme ne peut selon lui accéder à une théorie positive de l’État70 : il n’y a « qu’une critique libérale de la politique71 ».

2. Deuxièmement, Schmitt s’oppose au libéralisme politique en tant que celui-ci recouvre un « système artificiel de méthodes destinées à affaiblir l’État72 ». Il vise là l’héritage de la philosophie des Lumières, dont les droits de l’homme et l’État de droit. Historiquement, expose-t-il, ces principes sont apparus comme des concepts polémiques. C’était des armes, les moyens par lesquels la bourgeoisie libérale a lutté, à la période moderne, contre un État absolutiste dont elle s’efforçait de borner puis de saper la puissance. Et, historiquement, ces instruments ont joué leur rôle. Sauf que, aujourd’hui, d’autres s’en emparent. À qui servent-ils ? Aux ennemis de l’ordre. Il faudrait être bien naïf pour laisser de telles armes à leur disposition. En faire des universaux intouchables, vouloir les conserver à tout prix, c’est bêtement apporter la corde pour se faire pendre. Aux yeux de Schmitt, le libéralisme politique fait figure d’idiot utile pour les ennemis de l’État. D’où cette recommandation : « La lutte pour l’État et pour le politique […] est tout aussi nécessairement une lutte contre les méthodes par lesquelles la bourgeoisie libérale du XIXe siècle a affaibli et renversé l’État monarchique73. » Ce qui implique de revenir sur certains droits fondamentaux, notamment la liberté de la presse, du moins en ce qui concerne les nouveaux médias, radio et cinéma, qui offrent des potentialités incomparables « en termes de psychologie de masse74 ». Puisque c’est désormais par eux que « l’opinion publique et la volonté générale du peuple sont formées75 », il est hors de question que l’État en cède le contrôle à qui que ce soit. Il lui faut s’en emparer coûte que coûte, quitte, écrit Schmitt, à « renoncer […] aux conceptions libérales traditionnelles de la liberté76 ».

3. Troisièmement, Schmitt met en cause la démocratie libérale comme n’étant qu’une version factice de la démocratie véritable. Pour le montrer, il passe en revue les principes constitutifs de la démocratie instituée en les désavouant tour à tour comme relevant du seul « libéralisme ». Ainsi, « la croyance au parlementarisme, à un government by discussion, appartient au monde des idées du libéralisme. Elle n’appartient pas à la démocratie77 ». De même, « l’équivalence posée entre démocratie et suffrage à bulletin secret, c’est le libéralisme du XIXe siècle et non la démocratie78 ». Pareillement, « l’égalité de tous les êtres humains en tant qu’êtres humains, ce n’est pas la démocratie, mais un certain type de libéralisme79 ». Exit donc la délibération, le vote et l’égalité : tout cela, c’est du libéralisme et non de la démocratie.

Mais que reste-t-il alors au concept d’une démocratie authentique, non adultérée par le libéralisme ? Eh bien la dictature, avec Mussolini pour modèle. Ainsi, « le fait que le fascisme renonce aux élections et déteste et méprise en bloc l’elezionismo, cela n’est pas antidémocratique, mais anti-libéral80 ». C.Q.F.D. À la démocratie libérale honnie, Schmitt oppose une « démocratie césariste81 », une démocratie nominale dont le contenu politique concret n’est autre que la dictature plébiscitaire.

Adieux au laissez-faire

Si l’on s’en tenait à ce premier état des lieux, on pourrait rester sur l’impression que la critique schmittienne du libéralisme ne porte que sur son aspect politique. Or il n’en est rien. Schmitt prend en effet aussi pour cible le libéralisme économique classique – ou du moins l’image plus ou moins stylisée ou caricaturale qu’il en donne, celle d’un libéralisme « manchestérien », adepte d’un strict laissez-faire.

Selon lui, cette doctrine est périmée. Qu’on le veuille ou non, l’État a changé, il s’est mué en un « État économique » – un État fiscal, un État régulateur qui, entre autres choses, fixe le droit du travail et octroie d’immenses subventions à diverses branches de l’industrie82. Schmitt insiste sur la part que le budget de l’État a prise dans l’économie (plus de la moitié du revenu national, insiste-t-il, passe à présent entre les mains de l’État fiscal) – avec cette conséquence que, « dans les faits, pour la plus grande part du revenu national distribué, le mécanisme autorégulé de la libre économie et du libre marché est hors circuit » ; à sa place prévaut désormais « l’influence déterminante d’une volonté fondamentalement extra-économique, la volonté de l’État83 ».

Un tel État ne peut pas ne pas intervenir dans l’économie. S’il lui prenait l’envie de se déclarer « neutre vis-à-vis des problèmes et des décisions économiques », il renoncerait par là tout bonnement à ses prétentions à dominer84. Et, de toute façon, étant donné le poids qui est désormais le sien dans l’économie, s’abstenir, ne pas actionner les leviers dont il dispose, équivaudrait en creux aussi à une espèce d’intervention85. Dans cette situation, « l’exigence de non-intervention devient une utopie et même une contradiction en soi86 ». Il faut par conséquent en prendre acte : le « vieux principe libéral d’absolue non-ingérence, d’absolue non-intervention » n’est plus à l’ordre du jour87.

S’il est nécessaire pour l’État d’intervenir dans l’économie, toute la question reste cependant de savoir dans quelle direction il va pouvoir le faire. Or le problème, du point de vue de Schmitt, tient à ce que celui-ci, phagocyté comme il l’est par des groupes d’intérêt subalternes, n’est plus en mesure de fixer une politique économique autonome. L’État économico-technique étant le produit d’une mutation structurelle, on ne reviendra pas là-dessus ; ce sur quoi on peut revenir, en revanche, c’est sur son abâtardissement démocratique. Telle est donc aussi la mission de l’« État fort » : « autonomiser » la décision souveraine en matière économique88.

Du fait que Schmitt insiste sur la nécessité d’une intervention étatique, on a souvent cru pouvoir en conclure – à tort – à un refus en bloc de sa part des positions libérales en économie – mais ceci sans remarquer que, en rejetant ainsi le laissez-faire, il ne répudiait en réalité qu’une certaine forme de libéralisme économique, un libéralisme passé, devenu à ses yeux obsolète.

Or il n’était pas le seul à dresser un tel constat à l’époque. En Allemagne, au même moment, d’autres auteurs, de jeunes économistes libéraux formulaient des remontrances tout à fait similaires à l’encontre des postulats traditionnels de leur propre courant. La venue d’un nouveau libéralisme présupposait la critique de l’ancien.

*

AUX SOURCES SCHMITTIENNES
DU « NOUVEAU LIBÉRALISME » ALLEMAND

1932 fut en effet aussi l’année de naissance du néolibéralisme allemand, date à laquelle parurent une série de textes qui en furent les manifestes, les premières ébauches de ce qu’Alexander Rüstow et Walter Eucken appelaient le « nouveau libéralisme », et qui fut par la suite nommé l’« ordolibéralisme89 ». Hermann Heller ne s’y trompait pas, lui qui évoquait fugacement à la fin de son texte la mise en place d’un « État néolibéral90 ».

Or la première chose qui frappe, à la lecture des écrits de ces néolibéraux allemands du début des années 1930, est le fait qu’ils citent tous Schmitt avec approbation. Ils ne le voient absolument pas, lui, ce penseur réputé antilibéral, comme leur adversaire ; bien au contraire, ils adhèrent pleinement à son diagnostic : même analyse, même critique de Weimar, même tableau apocalyptique d’un État-providence à la fois expansionniste et impotent.

« Le phénomène que Carl Schmitt a appelé, en référence à Jünger, l’“État total” », écrit ainsi Alexander Rüstow en 1932, loin d’être un signe de force, est bien plutôt l’expression « de sa faiblesse, de son incapacité à se défendre face aux intérêts qui l’assaillent », une manifestation « non pas de la toute-puissance, mais de l’impuissance de l’État91 » – ceci dans une situation qui est, « pour employer à nouveau un terme de Carl Schmitt, celle d’un “pluralisme”, et à vrai dire d’un pluralisme de la pire espèce92 ».

Cette reprise de la théorie schmittienne de l’État total quantitatif s’accompagnait cependant d’un déplacement assez étonnant. Les néolibéraux allemands la mobilisaient en effet pour en faire autre chose : le socle explicatif de leur théorie de la crise économique.

D’où vient la crise économique ?

La crise de 1929 avait profondément ébranlé l’économie réelle, mais aussi l’économie en tant que discipline. Elle y avait occasionné une vaste « crise des théories de la crise », dont le principal effet théorique fut de mettre à mal le postulat néoclassique d’un marché autorégulateur si non perturbé93. À la suite de quoi, dans ce champ, les explications mirent majoritairement l’accent sur des facteurs internes, endogènes aux structures du capitalisme.

Les libéraux, eux, n’en démordaient pas : la raison de la crise qui durait et s’aggravait en Allemagne n’était pas interne, mais externe au système économique. Dans leur raisonnement dogmatique, le retour à l’équilibre aurait nécessairement dû avoir lieu ; or, comme ce n’était pas le cas, cela voulait forcément dire que le cours normal avait été perturbé par d’autres facteurs, étrangers aux mécanismes du marché94. Étant donné donc qu’une telle crise ne trouvait pas d’explication dans leur cadre théorique, ils l’attribuaient à un élément venu du dehors, à un alien : la politique.

La crise économique trouvait pour eux sa source dans « l’interventionnisme et le subventionnisme de la main publique95 », une intrusion étatique, ajoutaient-ils en bons lecteurs de Schmitt, qui n’était elle-même que la conséquence d’une intervention indue des masses dans la politique. La crise économique, affirmait ainsi doctement Rüstow en 1931, « a son origine dans le bouleversement politique qui survint en 1918 [c’est-à-dire la révolution dont la République de Weimar était issue]. Par un procédé contraire à la structure de l’Allemagne impériale qui reposait sur le principe d’autorité, on assista à une démocratisation de la formule : “L’État c’est moi”, elle devint désormais accessible à tout individu. Rien de plus naturel dès lors que de voir dans les périodes de difficultés économiques cette nouvelle identification avec l’État se manifester immédiatement par des sommations adressées aux pouvoirs publics96 ». Autrement dit, la crise économique allemande du début des années 1930 plongeait ses racines – rien que ça – dans la révolution de 1918-1919, et plus largement dans une fâcheuse tendance du peuple à s’identifier à l’État, nouvel absolutisme démocratique. On reconnaît l’argument de Schmitt, sa critique de l’« identification démocratique entre État et société97 ». S’en est suivi, déplore Rüstow, un « débordement fatal des exigences économiques adressées aux pouvoirs publics », une sursollicitation qui a entraîné un « relèvement excessif du niveau des salaires » ainsi qu’une « prodigalité effrénée […] au profit d’œuvres sociales98 ».

Les maux que d’autres théories économiques attribuaient au capitalisme, Rüstow et ses collègues les attribuent donc à l’État99, mais sous l’État, à la démocratie, et sous la démocratie, aux classes laborieuses, aux syndicats et à leurs luttes100. Car c’étaient bien leurs mobilisations, leurs revendications, auxquelles un pouvoir démocratique affaibli cédait trop aisément, qui engendraient une insupportable surcharge du budget de l’État d’abord, et de l’économie privée ensuite, la précipitant dans le marasme101.

Étrangement, donc, le néolibéralisme, cela commence par une théorie de l’État, et par une théorie de l’État empruntée à Carl Schmitt. Ce postulat d’une origine non économique de la crise économique faisait que la solution, pour ces Neuliberalen, allait se situer d’emblée sur le terrain politique. Si tout le mal venait en effet d’une perturbation pathogène du fonctionnement, réputé sain, du marché par la politique démocratique, alors le remède impliquerait nécessairement une forme ou une autre de restriction de celle-ci102.

Le drame, regrettait de même Walter Eucken, l’ami de Rüstow, c’est que « la démocratisation accorde aux partis et aux masses ainsi qu’aux groupes d’intérêt qu’ils organisent une influence démesurée sur la conduite de l’État, et donc sur la politique économique103 ». Or cela va beaucoup trop loin car, bien au-delà d’une dépression conjoncturelle, ce que cela entraîne, c’est une mutation structurelle de la forme État, et de ce fait une mise en péril des conditions institutionnelles indispensables à l’économie de marché. La structure étatico-politique qui avait historiquement servi de cadre au développement du capitalisme était en passe d’être remplacée par une autre, qui l’étranglait104. L’enjeu n’était rien moins que la survie du capitalisme. Qu’allait-il advenir de lui ? Pour l’heure, Eucken n’entrevoyait que deux possibilités : soit l’intervention étatique allait s’accroître sous la pression populaire, et alors ce serait la fin du capitalisme à moyen terme, soit l’État allait parvenir, en se refondant sur de nouvelles bases, à « se retirer d’une manière ou d’une autre de l’économie105 », et le système pourrait se perpétuer. Mais comment opérer un tel « retrait » ? Et quel visage allait bien pouvoir prendre cette nouvelle forme d’État, enfin adéquate au capitalisme tardif ?

« La dictature dans les limites de la démocratie »

Rüstow avait apporté de premiers éléments de réponse en 1929, dans une conférence au titre prometteur : « La dictature dans les limites de la démocratie106 ». En ouverture, il commençait par dresser un exposé convenu des tares de la démocratie parlementaire : règne du compromis, de la concession et du marchandage, réduction de la politique à un « marché aux bestiaux107 », paralysie des gouvernements de coalition. Pour en sortir, il préconisait une réforme de la Constitution qui doterait le chancelier de pouvoirs spéciaux contrôlé ex post par voie plébiscitaire – ce qu’il appelait sobrement une « dictature avec période probatoire108 ». Il prenait ainsi tranquillement position en faveur d’une dictature dans la démocratie ou, si vous préférez, d’une démocrature. Si le procédé choisi par Rüstow n’était pas exactement le même que celui de Schmitt – le premier privilégiant le pouvoir du chancelier et le second celui du président du Reich –, ils se rejoignaient sur l’exigence d’un exercice plus autoritaire du pouvoir d’État.

L’idéal, confiait Rüstow, serait que se présente enfin à nous un dirigeant digne de ce nom, un homme providentiel. Hélas, il ne vient pas, il n’est pas encore venu. Ce que nous pouvons faire de mieux, en attendant, c’est lui préparer le terrain. Si nous modifions la Constitution en ce sens, nous aurons fait « notre part afin de faciliter la venue de ce guide [Führer]109 » (précisons que, en 1929, utiliser ce terme n’impliquait pas encore de faire référence à Hitler. Rüstow exprimait uniquement par là sa volonté de poser par avance les conditions institutionnelles d’un césarisme à venir).

Lors de cette conférence, le répondant chargé par les organisateurs de discuter les thèses d’Alexander Rüstow n’était autre que Hermann Heller. Perspicace comme à l’accoutumée, il lui adressa en substance la question suivante : mais que se passerait-il, cher Rüstow, si un tel appareil de pouvoir dictatorial tombait entre les mains d’un homme médiocre, d’un Führer incompétent, voire pire, auquel on aurait ainsi laissé carte blanche110 ? Sa réponse fut, sur ce point, pour le moins évasive.

« Économie libre, État fort »,
ou la convergence Rüstow-Schmitt

Le 28 septembre 1932, Rüstow prononça à Dresde une autre allocution au titre significatif : « Économie libre, État fort111 » – soit un libellé très proche, quasiment symétrique, de celui du discours de Schmitt le mois suivant, « État fort et économie saine ». Cet air de famille n’était pas dû au hasard. Au-delà d’un jeu de citations croisées112, ces formulations voisines exprimaient une convergence de fond113. La thèse commune était limpide : un État « fort » est l’indispensable condition d’une économie assainie ou libérée.

Entre les deux hommes, la proximité n’était pas que politique, mais encore personnelle. Ils étaient amis. Dans ces années-là, le journal intime de Schmitt porte de nombreuses mentions de moments passés en la compagnie du « sympathique Rüstow114 » : discussions, coups de fil, promenades au Tiergarten, repas entre amis115. On y trouve notamment la trace d’un dîner ayant rassemblé entre autres convives, un soir de juin 1931, Alexander Rüstow, Carl Schmitt et Ernst Jünger116. Cette tablée inattendue résume, je crois, assez bien les choses : d’un côté, le père fondateur du néolibéralisme, de l’autre, le chantre exalté de la révolution conservatrice, avec, au milieu, le théoricien de l’état d’exception. Parfaite illustration de la triangulation en cours, vignette évocatrice de ce que « libéralisme autoritaire » concrètement veut dire.

Dans sa conférence de septembre 1932, Rüstow posait les jalons d’un « nouveau libéralisme » et explicitait en quoi celui-ci allait se distinguer de l’ancien. Cet aggiornamento théorique concernait avant tout les rapports entre État et économie. C’était cela qu’il fallait repenser, ce qui impliquait de rompre avec les anciens schémas, à commencer par la vieille antithèse de l’interventionnisme et du laissez-faire. Pour Rüstow, en effet, ni l’un ni l’autre de ces deux termes n’étaient satisfaisants.

La crise, réaffirmait-il, a été causée par l’interventionnisme étatique antérieur, économiquement néfaste, et, à tout prendre, mieux aurait valu s’abstenir qu’intervenir de la sorte. Si on avait fait le dos rond, laissé passer la tempête, la situation serait retournée d’elle-même à l’équilibre, et le mal ne serait jamais devenu aussi profond qu’il ne l’est aujourd’hui. Sauf qu’il faut aussi entendre les objections que l’on nous fait. Quand va-t-il revenir, ce fameux équilibre ? Et, en attendant, quid des victimes de la crise ? Quid de la misère et du chômage ? On ne peut pas ne pas tenir compte de ces interrogations. Ce qui n’implique tout de même pas, nuançait-il, qu’il faille céder à toutes les « pleurnicheries117 » sociales, mais enfin, on ne saurait, en pareille situation, rester les bras croisés. De sorte que si Rüstow rejetait toujours l’interventionnisme de l’État social, il n’assumait plus l’attentisme libéral, tant cette position apparaissait comme politiquement intenable.

Mais n’a-t-on le choix qu’entre s’en remettre aux mécanismes économiques spontanés et intervenir en contrariant leur « cours naturel » ? Rüstow ne le pense pas. Il y a selon lui une troisième voie – ce qu’il propose d’appeler l’« interventionnisme libéral ». Nouvel oxymore apparent, nouvelle synthèse étrange. En quoi un interventionnisme étatique peut-il bien être libéral ?

La doctrine du laissez-faire postule une spontanéité à laquelle il suffirait de laisser libre cours pour retrouver l’équilibre. Rüstow croit toujours en l’existence d’une force d’autocorrection, d’autoguérison naturelle de l’économie, mais il n’estime pas que l’on est pour autant contraint de rester spectateur inactif : on peut aussi huiler la machine, accompagner le processus. Avec sa notion d’« interventionnisme libéral118 », il préconise donc une nouvelle modalité d’intervention, qui ira non plus « à l’encontre des lois du marché mais dans la direction des lois du marché119 ». Intervenir, mais à l’opposé des interventions antérieures : non plus pour faire perdurer des vestiges de l’ancienne situation, mais pour faire advenir plus prestement la nouvelle.

Adieu, donc, la maxime du « laissez-faire ». Mais par quoi la remplacer ? Rüstow citait une sentence de Sénèque : Fata volentem ducunt, nolentem trahunt – « Les destins conduisent une volonté docile ; ils entraînent celle qui résiste120 ». Telle serait la devise révisée du néolibéralisme : aller dans le sens du vent, embrasser son destin, caresser l’économie dans le sens du poil.

Cette nouvelle sorte d’intervention, souligne-t-il, œuvrera non « pas au ralentissement, mais à l’accélération des processus naturels121 ». L’interventionnisme libéral se présente, en somme, comme un accélérationnisme libéral. Dès lors, la politique ne se conçoit plus que comme un variateur de vitesse : on ne peut pas changer le cours des choses, tout juste faire avance rapide. Et c’est dans cette vision providentialo-cyclique de l’histoire que réside la limite fondamentale de ce mode de pensée. Rien de plus étranger à ces néolibéraux que la philosophie de Walter Benjamin : il ne leur vient pas à l’esprit de tirer le frein d’urgence122, seulement d’appuyer sur l’accélérateur – quitte à foncer à tombeau ouvert vers le précipice.

Que l’État soit jusqu’ici intervenu de la façon que l’on sait, cela a été dû, souligne Rüstow, à des « raisons très profondes et très contraignantes123 ». Pour échapper à ce déterminisme, le passage à un interventionnisme libéral ne requiert rien moins qu’une autre forme d’État. Mais laquelle ? « Pour la réalisation de cette politique, explicite l’historien de l’ordolibéralisme François Bilger, les libéraux se devaient d’exiger un État fort, qui se caractériserait par Autorität und Führertum (autorité et volonté de direction)124. »

Si l’on veut une politique économique néolibérale, il faut un État autoritaire. On n’aura pas l’une sans l’autre. Telle est la conclusion à laquelle parvient Rüstow en 1932. On nous reproche, à nous les néolibéraux, en nous prenant, à tort, pour des « manchestériens », d’exiger un État faible, un retrait de l’autorité étatique sur tous les fronts ; c’est là, rectifie-t-il, un blâme mal fondé, et ceci doublement : « L’ancien libéralisme avait face à lui un État extraordinairement fort, et il n’exigeait pas sa faiblesse, seulement qu’il lui laisse un espace où se déployer sous sa protection. […] Le nouveau libéralisme […] que je défends avec mes amis exige un État fort, un État au-dessus de l’économie, au-dessus des groupes d’intérêt […], un État fort dans l’intérêt d’une politique économique libérale et une politique économique libérale dans l’intérêt d’un État fort – car ces deux exigences se conditionnent mutuellement125. »

Le néolibéralisme tel qu’il émerge en Allemagne en 1932 se définit donc comme étant en même temps interventionniste au plan économique et autoritaire au plan politique. Et il importe d’insister sur ces deux aspects conjointement, sachant que l’on a eu tendance ces dernières décennies, dans l’historiographie de l’ordolibéralisme, à négliger le second.

Or, sur ces deux points, la critique schmittienne de l’ancien libéralisme se révèle pleinement compatible avec les attendus du néolibéralisme naissant, tout autant dans sa mise au rebut du laissez-faire que dans son affirmation d’un État fort. Schmitt et Rüstow sont comme les deux vecteurs croisés d’une relation réciproque. L’un argumente depuis le pôle de l’État, l’autre depuis celui de l’économie, mais ils se rejoignent à la croisée des chemins. C’est la rencontre entre un autoritaire qui se révèle libéral et un libéral qui s’affirme autoritaire. On a en fait là, depuis deux polarités convergentes, les actes de naissance concomitants, en 1932, d’un autoritarisme libéral et d’un libéralisme autoritaire.

Le tournant néolibéral

Mais quel était plus précisément le contenu de l’« interventionnisme libéral » en question ? Après avoir un temps approuvé les mesures d’austérité adoptées en 1930 par le chancelier Brüning, les Neuliberalen se firent dès l’année suivante les avocats d’une réorientation de la politique économique126. Estimant que la crise était entrée dans une phase secondaire où « les processus normaux d’autocorrection n’étaient plus à même d’opérer127 », ils préconisaient une relance impulsée par l’État. Un strict laissez-faire ne suffisait plus. Pour redémarrer, la machine économique avait besoin de ce que Wilhelm Röpke – un autre père fondateur de l’ordolibéralisme – appelait une « mise à feu initiale [Initialzündung]128 ».

Cette position ne faisait cependant pas l’unanimité parmi les tenants de la pensée économique dominante. Les libéraux se scindèrent en deux courants : l’« école restrictionniste » et l’« école expansionniste », ainsi que les nommait Röpke129. Tandis que la première s’obstinait à prôner une restriction de la dépense publique, la seconde – qui avait les faveurs des néolibéraux – recommandait une politique de relance fondée sur une expansion du crédit. Il faut insister sur ce point : le néolibéralisme s’est historiquement défini à cette période contre le maintien d’une orthodoxie déflationniste et austéritaire en phase de crise économique aiguë. Quand la dépression prend des proportions telles qu’elle menace de tout emporter, il faut, disaient-ils en substance, avoir la souplesse de changer de braquet.

Ce serait pourtant se méprendre que d’y voir autre chose qu’un revirement conjoncturel. Les appels à l’interventionnisme libéral ont beau, par temps de crise, contredire brusquement les discours que tiennent traditionnellement ses partisans en période de calme relatif, ils n’impliquent pas un changement fondamental de paradigme. On se démarque certes effectivement, ce faisant, de la politique de rigueur de la phase précédente, mais il n’est question ni de se convertir au keynésianisme ni, a fortiori, d’embrasser l’idéal d’une économie planifiée. L’objectif est de sauver les meubles et de hâter la reprise, étant donné, comme le promettait Röpke, que cette « impulsion initiale, pourvu qu’elle soit assez forte, permettrait au système capitaliste de retrouver sa force et sa puissance d’antan130 ».

Parmi les mesures envisagées, les Neuliberalen échafaudaient des « plans pour l’emploi » d’un genre particulier. L’économiste Hanns-Joachim Rüstow – frère d’Alexander – fut l’architecte, en 1931, d’un projet porté par le ministre de l’Économie d’alors, Wilhelm Lautenbach131. Ce « plan Lautenbach » visait à stimuler l’« investissement des entrepreneurs132 » par une baisse du coût du travail. On octroierait aux employeurs des crédits d’impôt conditionnés à de nouvelles embauches qui seraient elles-mêmes assorties de baisses de salaires133. L’idée – originale à l’époque – consistait à assurer la généralisation de ce dispositif de cadeaux fiscaux et de casse du droit du travail en s’en remettant à l’activation d’un mécanisme de concurrence : les entreprises qui recruteraient dans ce cadre bénéficieraient d’un net avantage compétitif, ce qui pousserait leurs concurrents à faire de même134. En privilégiant ainsi une voie « indirecte », un plan de subvention du capital plutôt que de réel d’investissement public, l’interventionnisme libéral s’opposait frontalement aux « projets de création directe d’emplois portés par les syndicats135 ».

Le chancelier Brüning, pourtant, repoussa ces propositions. Ce refus s’expliquait en grande partie par la crainte d’un retour de bâton social et politique. Comme il le confiait en petit comité à l’époque : « Je n’ai mené jusqu’à présent une politique déflationniste que parce que cela permettait de réduire au strict minimum les budgets et les prestations du système de sécurité sociale. Si les syndicats voyaient que maintenant de tels crédits peuvent être débloqués, ils exigeraient immédiatement que ces rallonges servent à mettre en œuvre un grand programme de création d’emplois136. » En abandonnant du jour au lendemain le dogme de la rigueur, en faisant l’aveu qu’une autre politique pouvait être décidée, le risque serait que les luttes sociales ne s’engouffrent dans la brèche pour exiger davantage.

Le changement de cap ne s’effectua qu’à l’été 1932, quand le chancelier Papen prit une série de mesures économiques conformes aux vœux des néolibéraux. Outre un programme limité d’investissement public, notamment dans l’infrastructure routière, le « plan Papen » comprenait, dans le droit-fil des recommandations de Hanns-Joachim Rüstow, un dispositif de « bons fiscaux » [Steuergutscheine] pour les entreprises et de réduction des salaires pour les nouveaux embauchés. Ce fut, indiquait Röpke, « la première grande tentative d’administrer une “impulsion initiale” à grande échelle – ceci dans le but avoué d’une expansion plutôt que d’une restriction » du crédit137.

Or, ce nouveau programme économique, Papen l’annonçait en même temps qu’il martelait un impératif de discipline sociale et glorifiait un État « fort » et « autoritaire ». C’est là un point capital : la politique de relance que ne voulait pas enclencher Brüning de peur d’attiser la combativité ouvrière, les néolibéraux pensaient qu’elle pouvait être mise en œuvre à la condition de cadenasser le champ de la conflictualité sociale et politique. Dans cette perspective, on ne peut rouvrir les vannes de la dépense publique et du crédit qu’à la condition d’écraser la lutte des classes sous un talon de fer138.

*

LA POLITIQUE DU LIBÉRALISME AUTORITAIRE

Mais si l’on veut mieux cerner le sens du projet politique sous-jacent, il est une affaire qu’il faut absolument tirer au clair : le rapport entre libéralisme autoritaire et nazisme à l’époque. La question se pose de façon brûlante pour Schmitt. À quelle position politique correspondait au juste son discours de novembre 1932 ?

Un plaidoyer pour Hitler ?

Ce texte a soulevé de gros problèmes d’interprétation. Schmitt, il est vrai, parle souvent à mots couverts et s’en tient à un niveau de généralité tel que ses préconisations peuvent difficilement être assignées à une position partisane précise. Avouons aussi que sa prose n’est pas toujours d’une limpidité extrême – ce que notait déjà ironiquement à l’époque le correspondant en Allemagne de la revue de Louise Weiss, L’Europe nouvelle, en rendant compte de la conférence de la Langnam-Verein : « On dérangea tout exprès de Berlin M. le professeur Carl Schmitt […] pour faire l’apologie du régime autoritaire. Le théoricien, passionné de subtiles distinctions et de belles constructions scolastiques, déçut un peu […]. C’était bien fait aussi, car pourquoi s’était-on mis en frais d’imagination pour accoucher d’une formule si peu claire139 ? »

Certains commentateurs ont cependant cru pouvoir interpréter ce discours comme une profession de foi pro-hitlérienne, comme un appel à peine voilé à la nomination du Führer à la chancellerie140. Schmitt y évoque certes d’une manière laudative le stato totalitario des fascistes. Ici perce l’admiration, dont il ne faisait pas mystère, pour Mussolini ; mais chanter les louanges du Duce dans l’Allemagne de 1932 n’impliquait pas de militer pour Hitler141. Il y a cinquante nuances de brun.

En fait, son positionnement ne peut se deviner par le seul contenu de cette allocution. Pour trancher, il faut recourir à d’autres sources. Or, quand on s’intéresse à la réception de son discours parmi ses contemporains, on s’aperçoit que ceux-ci n’y entendaient pas – pas du tout – un cri de ralliement au nazisme. À commencer par ses premiers destinataires, les milieux patronaux, du moins à ce qui ressort du compte rendu qu’en fit le lendemain le Bergwerks-Zeitung, l’organe de l’industrie des mines.

Si Schmitt a plaidé en faveur d’un État fort, observait le journaliste, il s’est aussi « exprimé clairement en faveur d’une limitation de l’interventionnisme étatique dans la vie économique142 ». Et d’applaudir à cette mise au point : « Nous nous félicitons d’autant plus de cette formulation claire que nous n’avons pas pu échapper à l’impression que certains cercles économiques […] ne sont pas restés complètement à l’abri de la tentation de négliger, sous l’idéalisme national du mouvement hitlérien, la chausse-trappe du socialisme, qui, à en croire les projets de M. Strasser pour la création d’emplois et ceux de M. Feder pour la réforme du crédit, devrait entraîner un accroissement et non une décrue de l’interventionnisme étatique143. » En phrases contournées, l’auteur exprimait ici l’enjeu fondamental : l’autoritarisme que propose Schmitt se prononce clairement en faveur de la libre entreprise, tandis que, avec les nazis, la chose est moins sûre.

Or, comme le faisait aussi entendre à demi-mot l’auteur de ce même article, des pans entiers du patronat étaient en train de basculer de ce côté-là. Quatre jours plus tôt, le 19 novembre 1932, une cohorte de grands noms du monde des affaires, dont l’industriel Fritz Thyssen et l’ancien président de la banque centrale Hjalmar Schacht, avaient adressé au président Hindenburg une pétition le sommant de nommer à la chancellerie le « Führer du plus grand groupe national144 » (c’est-à-dire Hitler). Un témoin rapporte que la plupart des industriels présents lors du discours de Schmitt à Düsseldorf, eux qui, « il y a quelques semaines encore, acclamaient Papen, veulent désormais la nomination de Hitler, quel qu’en soit le prix145 ». Et si Fritz Springorum – le dirigeant de la Langnam-Verein qui introduisait ce jour-là l’allocution de Schmitt – avait préféré rester discret, n’apposant pas sa signature à la requête en question, il déployait déjà en coulisses une tactique de financement patronal du NSDAP à des fins de domestication politique146.

Pour autant, une incertitude demeurait. Ce qui chagrinait une partie des milieux d’affaires, dans le national-socialisme, c’était le second volet de son improbable nom composé, son penchant possiblement « socialiste ». En 1932 en effet, pour mordre sur l’électorat de gauche, la propagande du NSDAP avait pris des accents quasi anticapitalistes. Du fait de cette démagogie, un léger doute planait sur son programme économique147. C’était cela, et non le reste – ni la brutalité sanguinaire ni l’antisémitisme des nazis –, qui suscitait encore quelques réticences dans les rangs patronaux.

Dans un tel contexte, l’article du Bergwerks-Zeitung identifiait nettement la direction tracée par Schmitt comme une voie alternative, moins hasardeuse du point de vue des classes dominantes, à l’aventure hitlérienne – comme un plan B pour la bourgeoisie148.

De fait, à l’époque, Schmitt conseillait le cabinet Papen et entretenait des liens étroits avec des collaborateurs du ministre de la Défense Kurt von Schleicher149. Il retourna vite sa veste ensuite, s’empressant de donner des gages au nouveau pouvoir et prenant sa carte au parti nazi dès le printemps 1933, mais, pour l’heure, en 1932, il ne misait pas sur Hitler150.

Quand il apprit que le petit caporal de Bohême avait été nommé chancelier par Hindenburg, le 30 janvier 1933, il fut assommé151. Mais la raison qu’il donna pour cet abattement passager est instructive : « J’étais hors course […] en tant que conseiller de l’ombre152. » Pour Schmitt, qui, on va le voir, s’était effectivement ménagé une place influente dans les premiers cercles du pouvoir, cette nomination risquait de sonner le glas pour sa position de conseiller du prince. S’il faisait ce jour-là grise mine, c’était non par scrupules antifascistes – Schmitt n’était pas antifasciste, il ne l’a jamais été –, mais parce que ses rêves de carrière et de pouvoir venaient de voler en éclats.

À l’automne 1932, Schmitt ne soutenait pas le Führer. Il faisait plutôt la promotion d’une autre option, politiquement rivale, dont le contenu peut se résumer comme suit : un pouvoir présidentiel verticalisé, mettant son appareil propagandiste et répressif au service d’un programme économique libéral. Son discours n’était pas celui d’un nazi, mais d’un partisan de l’extrême centre153.

L’austérité contre la majorité

Or ce programme, cela faisait déjà deux ans qu’il prévalait dans la conduite des affaires du pays. Depuis 1930 en effet, les cabinets présidentiels qui allaient se succéder jusqu’au précipice étaient en même temps autoritaires et libéraux.

Dès son arrivée à la chancellerie, fin mars 1930, Heinrich Brüning, membre du Zentrum, avait annoncé son intention de conduire un plan drastique d’« assainissement » des finances publiques qui prévoyait entre autres mesures la réduction du nombre des fonctionnaires, des baisses de salaires ainsi qu’une diminution du montant des allocations chômage et des pensions de retraite. Alors même que les répercussions de la crise de 1929 atteignaient leur paroxysme, il s’en tenait donc, commente Gopal Balakrishnan, à « une stricte orthodoxie fiscale, à mille lieues de toute conception moderne, contracyclique, du budget154 ».

Se déclarant partisan d’un « gouvernement au-dessus des partis », Brüning avait averti que si son plan d’austérité était refusé par les députés, il serait prêt à aller jusqu’à la dissolution du Parlement. C’est ce qui se produisit en juillet 1930. Ainsi s’ouvrit l’ère des « cabinets présidentiels » (c’est-à-dire des gouvernements appuyés sur l’autorité du président, mais sans majorité positive au Parlement). On saisit plus concrètement ici en quoi les deux aspects, autoritarisme politique et libéralisme économique, sont liés : c’est parce que ce programme économique était majoritairement rejeté qu’il lui a fallu être imposé par le haut.

Or Schmitt joua un rôle important, à plusieurs titres, dans ce tournant vers l’État libéral-autoritaire. Par l’influence de ses idées et de ses écrits d’abord. Au début des années 1930, la notoriété de ce penseur « nationalement reconnu en tant que professeur de droit constitutionnel155 » s’étendait au-delà des milieux académiques. Sa critique de l’« État total » était devenue un lieu commun qui inspirait, outre les économistes néolibéraux, les idéologues gouvernementaux. Ainsi Walther Schotte, que l’on a surnommé la « tête programmatique du gouvernement Papen156 », s’appuyait-il sur l’ouvrage de Schmitt Le Gardien de la Constitution pour affirmer que la République de Weimar n’était plus un État libéral, mais un « État total » tombé sous la coupe d’une « polycratie pluraliste », à laquelle il opposait un « nouvel État », un « État souverain », « présidentiel-autoritaire »157.

Mais la contribution de Schmitt au virage politique en cours prit aussi une forme beaucoup plus directe. En quittant en 1928 l’université de Bonn pour la Haute École de commerce de Berlin, il s’était rapproché du centre de la vie politique et économique du Reich158. À la capitale, il s’était fait des amis haut placés, dont le secrétaire d’État aux Finances Johannes Popitz, qui l’avait introduit auprès des milieux patronaux et gouvernementaux159. Dès 1929, Schmitt mit ses compétences d’expert en droit constitutionnel au service du pouvoir en place, rédigeant des mémorandums dont certains jouèrent un rôle important dans la suite des événements160.

« État d’urgence économique »

Au printemps 1930, l’entourage de Brüning sollicita un avis de sa part. La question était de savoir, dans l’hypothèse où le Parlement s’opposerait au plan d’austérité et serait dissous, si le gouvernement pouvait rester en place jusqu’aux élections suivantes et, « dans l’intervalle, […], prendre des mesures d’urgence déjà rejetées par le Reichstag161 ». Schmitt répondit par l’affirmative, fournissant au chancelier l’argumentation juridique dont il avait besoin pour éclipser l’Assemblée162.

Mais que faire ensuite si le Reichstag nouvellement élu décidait de suspendre ces mesures163 ? Schmitt recommandait d’invoquer l’article 48 de la Constitution qui octroyait au président des pouvoirs d’exception en vertu de l’état d’urgence, et de s’en servir pour légiférer par ordonnances. Le recours à cette procédure n’allait cependant pas de soi dans ce contexte. À la lettre en effet, l’article 48 était prévu pour des situations de grave trouble à l’ordre public ou de menace sur la sécurité intérieure, mais pas pour des questions budgétaires164. Il fallait donc justifier son extension à ces nouveaux objets.

De fait, sous des présidences antérieures, l’article 48 avait déjà été utilisé pour promulguer des mesures économiques sans l’approbation du Parlement, et Schmitt ne se privait pas de mettre en avant ces précédents165. Sur le fond cependant, conceptuellement, la tâche était de réinterpréter la notion d’état d’urgence en lui adjoignant un autre aspect : outre l’état d’urgence sécuritaire ou militaro-policier, il fallait faire admettre l’existence d’un état d’urgence économique ou économico-financier.

Ce point est capital : le geste conceptuel décisif de Schmitt n’a pas seulement consisté à placer l’exception au cœur de la souveraineté – ce qui a été depuis longtemps amplement vu et commenté –, mais aussi et surtout à étendre le champ cette exception à la décision économique166.

C’est sur la base de ce concept opératoire que Brüning put se maintenir au pouvoir, circonvenir le corps législatif et dicter son programme déflationniste. Ce fut l’acte de naissance du « libéralisme autoritaire » en tant que politique concrète. Or Schmitt n’a pas seulement fourni les arguments juridiques ad hoc pour cette manœuvre, mais encore la théorie philosophique correspondante.

L’« état d’urgence, professe-t-il, révèle […] le noyau même de l’État167 ». Or ce noyau ontologique de l’État n’est pas immuable. La forme État a une histoire ; son essence a changé, et le contenu de l’état d’exception avec elle. Dans cette perspective, le déplacement de l’objet de l’exception doit être vu comme l’expression symptomatique de l’émergence d’un nouvel attribut essentiel du pouvoir d’État : « Le noyau de l’État actuel se manifeste en ceci que son état d’exception est un état d’exception économique168. »

Schmitt procède ici pour ainsi dire à une historicisation de la puissance d’instruction de l’état d’exception. S’il est vrai que l’exception confirme la règle, elle nous renseigne moins en l’occurrence sur la nature intemporelle de la souveraineté que sur la configuration ontologico-historique actuelle du pouvoir d’État. Dis-moi à quelle exception tu recours, je te dirai quel État tu es. L’état d’exception manifestant l’historicité de l’essence de l’État, il est cohérent, conclut Schmitt, qu’à un « État économique » corresponde un « état d’exception économique ». Le fait que l’article 48 soit mobilisé sur ce terrain n’est pas un acte arbitraire, pas un abus de pouvoir – détrompez-vous –, juste l’expression adéquate d’une évolution historique qui nous a conduits de l’ancien État législatif à l’État économique actuel169 – un nouvel État qui ne saurait se contenter du vieil état d’exception militaro-policier hérité du XIXe siècle170.

Le libéralisme autoritaire ne consiste pas seulement à assortir une politique économique libérale d’une répression accrue face aux contestations qu’elle suscite, mais aussi à concentrer entre les mains de l’exécutif la décision publique en matière économico-financière. Autoritaire ne veut pas seulement dire répressif. Comme l’étymologie l’indique, est autoritaire un pouvoir qui aspire à être le seul auteur de la décision politique. L’un des actes fondateurs du libéralisme autoritaire est de légiférer par ordonnances en matière économique et sociale.

Au début des années 1930, Schmitt est passé du statut de théoricien de la dictature à celui de promoteur actif et de conseiller technique de celle-ci. Avec sa notion d’« état d’exception économico-financier », il a opéré un coup de force conceptuel qui a autorisé, en pratique, une forme de coup d’État économique permanent. Et de fait, durant les deux années qui la séparaient encore du nazisme, c’est ainsi que fut gouvernée l’Allemagne.

L’engrenage austéritaire-autoritaire

Mais quels furent les effets de cette politique ? Quelques rappels historiques.

Effets économiques et sociaux d’abord. Le programme déflationniste décidé par Brüning frappa de plein fouet les classes populaires sans pour autant endiguer la crise économique. À en croire les keynésiens, il eut même plutôt pour effet de l’aggraver171. De fait, les chiffres du chômage atteignirent des hauteurs vertigineuses, passant de 1,4 million en 1928 à 5,6 millions en 1931. Brüning hérita ces années-là d’un surnom révélateur : Hungerkanzler, « chancelier de la faim172 ».

Effets politiques ensuite. En convoquant de nouvelles élections, Brüning espérait obtenir un rapport de force plus favorable à la chambre. Or ce n’est pas du tout ce qui se produisit. « Les résultats des élections du 14 septembre 1930, résume Balakrishnan, montraient les ravages causés par la crise dans la population et l’hostilité à un gouvernement dont les mesures d’austérité semblaient rendre la situation encore bien pire173. » Ce chamboulement du jeu politique fut marqué par deux phénomènes majeurs : 1) la percée spectaculaire du NSDAP, qui passa du statut de groupuscule insignifiant (2 % de voix en 1928) à celui de second parti d’Allemagne (18,3 %), juste derrière le SPD ; ceci avec, sur l’autre bord, une poussée, mais plus mesurée, du parti communiste ; 2) l’érosion de ce que l’on appelait sous Weimar le Bürgerblock, le « bloc bourgeois », un marigot de partis du centre, de droite et de centre droit qui formaient le socle politique traditionnel de coalitions gouvernementales conservatrices174.

Sous l’effet de ces deux phénomènes combinés, montée aux extrêmes et fonte du bloc bourgeois, le chancelier n’avait plus ni majorité parlementaire ni base politique pour soutenir sa politique économique. N’ayant plus que le président sur qui s’appuyer, il persistait malgré tout dans cette voie en gouvernant à coups d’article 48 et de décrets d’urgence175.

Ce pouvoir fut alors pris dans ce que l’on pourrait appeler un engrenage austéritaire-autoritaire : les effets socialement désastreux de son programme économique rejeté sapèrent le peu d’assise politique dont il pouvait encore disposer, de sorte qu’il ne put bientôt plus persister dans cette direction, sauf à monter d’un cran dans l’autoritarisme pour imposer des mesures du même genre qui produisirent le même genre d’effets, et ainsi de suite.

Libéralisme économique et autoritarisme politique alimentèrent dans leurs relations réciproques une crise de légitimité qui ne cessa jusqu’au bout de s’approfondir. Le bloc bourgeois se délitait, extrême droite et extrême gauche montaient, mais ni l’une ni l’autre suffisamment pour parvenir à former à elle seule une majorité, ce qui, tant que chacune se refusait aux alliances qui lui auraient permis d’écraser sa rivale, engendrait une situation de blocage politique. Le libéralisme autoritaire au pouvoir n’était pas renversé, mais il ne pouvait pas non plus perdurer sur base démocratique, d’où son tropisme dictatorial.

« La destruction du système de gouvernement parlementaire, rappelle l’historien Christian Witt, ne date ni de Hitler, de Schleicher ou de Papen, mais de Brüning, qui a amorcé le processus en imposant des mesures financières et économiques au moyen de l’article 48176. » Directement impliqué dans la généralisation du recours aux décrets d’urgence dont il a contribué à fournir la justification, Schmitt fut l’un des artisans de cette dérive autoritaire, l’un des « fossoyeurs de Weimar177 ».

*

L’IMPASSE D’UNE STRATÉGIE

On avait beau être entré depuis deux ans dans un régime présidentiel de facto, Schmitt continuait quant à lui imperturbablement, en novembre 1932, à dénoncer le règne d’un parlementarisme tout-puissant. Le tableau qu’il faisait d’un État tombé sous le joug d’une démocratie excessive était pourtant en complet porte-à-faux avec la réalité de l’exercice du pouvoir au crépuscule de Weimar. Sa fresque de l’« État total quantitatif » apparaît comme une fiction politique, un mirage polémique, un épouvantail rhétorique destiné à mieux promouvoir la contre-tendance déjà active à laquelle il prêtait main-forte et qu’il espérait voir pleinement triompher.

Tandis qu’il faisait mine de s’alarmer d’un prétendu phagocytage de l’État par l’« auto-organisation de la société », les juristes de gauche, quant à eux, attiraient l’attention sur un danger diamétralement opposé. Franz Neumann mettait ainsi en garde contre une mise à l’écart du Parlement au profit du « gouvernement, et au premier chef de la bureaucratie ministérielle178 » ; Ernst Fraenkel s’inquiétait d’un « absolutisme de la bureaucratie administrative » qui faisait peser de lourdes menaces sur les libertés fondamentales179 ; et Otto Kirchheimer pointait le glissement du régime vers un « mélange de césarisme et d’État corporatif180 ».

Le péril ne venait pas, comme Schmitt aimait à le faire croire, d’une démocratisation excessive, mais au contraire d’un autoritarisme grandissant au sommet de l’État. Or tout ce qu’il proposait était de s’enfoncer plus loin encore dans cette voie. Son discours à la Langnam-Verein était un appel à la radicalisation du libéralisme autoritaire qui sévissait déjà.

De quoi le président du Reich est-il le nom ?

L’objectif affiché était de restaurer l’autonomie d’un État fort, « indépendant sur le plan politique181 ». Schmitt rêvait le président du Reich en « gardien de la Constitution », une figure hiératique pour ainsi dire dotée, comme le déchiffre Olivier Beaud, du « pouvoir quasi magique d’être “par nature” impartial tout en étant partie au conflit182 ». Mais cette idéalisation cachait mal une réalité plus prosaïque. Sous la République de Weimar, le président, comme l’a fait ressortir Franz Neumann, était « loin d’agir en chef impartial de l’État » : « Les groupes politiques organisaient et contrôlaient l’élection du président ; il restait lié aux groupes particuliers qui le conseillaient et l’entouraient183. » Avec la mise en place des « cabinets présidentiels », cette situation n’avait fait qu’empirer : le pouvoir avait fini par tomber « aux mains d’une clique entourant le président184 ».

La déparlementarisation du régime s’était accompagnée de la montée en puissance non pas de « spécialistes neutres », ainsi que les présentait Schmitt, mais d’une autre sorte de « groupes d’intérêt » à propos desquels il se montrait beaucoup moins loquace. Dans son portrait à charge de la « polycratie » weimarienne, il oubliait ainsi fort opportunément de mentionner, comme le relève Balakrishnan, « tous les secrétaires d’État et les officiers qui intriguaient dans les antichambres du pouvoir. En aucun cas, il n’y aurait inclus le ministère des Finances, qu’il tenait pour un bastion de souveraineté indépendante alors que, depuis le milieu des années 1920, celui-ci distribuait massivement des subventions à l’industrie lourde185 ». Sous le fétiche du président du Reich, sous la fiction d’un pouvoir indépendant au service de l’« intérêt du tout186 », ce que l’on trouve, de façon plus matérialiste, c’est une caste de conseillers liés au monde des affaires, dont, aux premières loges, Schmitt et son ami Popitz.

Un césarisme bureaucratique

Schmitt inscrivait volontiers son idéal de l’État fort dans une tradition à la fois « césariste » et « démocratique187 ». Ce à quoi il œuvrait concrètement coïncidait en réalité plutôt avec ce que Gramsci appelait un césarisme régressif et bureaucratique188, c’est-à-dire un projet d’autonomisation répressive de l’appareil d’État au-dessus de et contre une société organisée et divisée en partis, ou, pour reprendre les mots de l’antifasciste italien, d’un gouvernement agissant « comme un “parti” », mais tout en se plaçant « au-dessus des partis […] pour les désagréger et pour avoir “une force de sans-partis liés au gouvernement par des liens paternalistes de type bonapartiste et césarien”189 ».

La stratégie consistait à dictatorialiser le pouvoir d’État de l’intérieur, sans prendre appui sur un parti de masse190. Si Schmitt jouait de la sorte la carte de l’État contre les partis, c’était certes en cohérence avec sa propre théorie politique, mais aussi, plus pragmatiquement, par incapacité objective, du fait que les partis du « bloc bourgeois », supports naturels pour une telle entreprise, avaient fondu comme neige au soleil.

Schmitt s’en remettait in fine quoi qu’il arrive à l’autorité du président, un président Atlas, ultime colonne soutenant à elle seule tout l’édifice institutionnel191. En bref, fallait-il comprendre, une autorité authentique n’a besoin que d’elle-même pour se fonder. Mais c’était là faire de nécessité vertu : étant donné, comme le décrypte Dieter Haselbach, « que le fondement social d’un État fort fait défaut », on « n’a d’autre choix que de fonder l’État […] sur lui-même » – ce qui est une « détermination tautologique ou, si l’on veut, métaphysique du pouvoir d’État192. » À l’État total se substituait donc un État tautologique. Mais si cet énoncé est bien circulaire au point de vue logique, il signifie concrètement que ce pouvoir d’État, esseulé et solipsiste, ne peut plus compter pour sa défense que sur ses propres bataillons.

L’État pourtant, comme le reconnaissait Rüstow, n’est pas une institution « flottant en l’air dans le vide193 » ; c’est une institution de la société, qui doit bien s’adosser socialement sur quelque chose. Mais sur quoi ? Sur quelle base, sur quelles forces sociales et politiques réelles cet État-là pouvait-il prendre appui ? Force est de constater que la réponse des partisans de l’« État fort » était un peu courte. On pouvait tabler, philosophait Rüstow, sur le « “noyau décent” qui existe en l’homme194 », une faculté désintéressée présente en tout citoyen, à même de constituer le support d’un « plébiscite de tous les jours195 ». Mais on n’en saura pas plus, sociologiquement parlant.

Et quand Schmitt lançait, en conclusion de son discours de 1932, un vibrant appel à « établir un contact immédiat avec les forces sociales réelles du peuple196 », lui non plus ne les spécifiait pas. Ces forces sociales concrètes, quelles étaient-elles ? Il en dressait la liste ailleurs : des « individus au-dessus des partis », dont, au premier chef, le président Hindenburg ; la fonction publique, dont la bureaucratie du Reich, mais surtout l’armée ; les experts ; les partis du centre ; les électeurs non organisés197. Sauf que l’on a beau passer en revue tout ce beau monde, des électrons libres, un grabataire galonné, un quarteron de généraux, une coterie de technocrates et un Bürgerblock déliquescent, cela ne faisait toujours pas un bloc social et politique conséquent. Restait bien sûr aussi le patronat, que Schmitt s’évertuait à persuader de rester à bord, mais qui était en train, comme on l’a vu, de plier bagage.

Plans pour un putsch

Le talon d’Achille de ce libéralisme autoritaire était d’être dépourvu de bloc de masse, alors que ses adversaires, sur ses deux flancs, à gauche et à droite, en disposaient. N’ayant ni parti, ni mouvement, ni soutien populaire, il ne lui restait plus que l’État dans son plus simple appareil.

Dans une telle situation, ses options tactiques pour se maintenir au pouvoir étaient limitées. Il pouvait soit chercher à cisailler les forces oppositionnelles rivales sur sa droite et sur sa gauche en en détachant des fractions qu’il agrégerait autour de lui dans une coalition transpartisane, soit s’allier avec un parti disposant d’un bloc de masse afin de capter une partie de sa popularité, mais ceci en maintenant l’organisation en question (c’est-à-dire le NSDAP) en position subordonnée (ce que Hitler refusait catégoriquement) ; soit employer la manière forte, suspendre indéfiniment les élections et mater les oppositions – ce qui impliquait d’interdire les « partis ennemis de la Constitution » et de décréter un couvre-feu appuyé par une répression armée. De fait, jusqu’en janvier 1933, les divers conseillers qui ourdissaient leurs trames dans l’ombre des cabinets présidentiels balançaient entre ces différents scénarios.

Schmitt, qui avait joué un rôle de premier plan pour apporter une justification légale au « coup de Prusse » de juillet 1932198, y voyait une répétition générale pour un possible putsch présidentiel à l’échelle du Reich. Dans les mois qui suivirent, il participa directement à plusieurs projets en ce sens. L’homme qui prit la parole, le matin du 23 novembre 1932 à l’assemblée générale de la Langnam-Verein à Düsseldorf, était un conspirateur qui s’adressait à des patrons.

L’insurrection qui venait

À la suite des élections législatives du 31 juillet 1932, catastrophiques pour le cabinet Papen, les plus hautes autorités se décidèrent en faveur d’un coup d’État. Le plan fut adopté dans le plus grand secret lors de la conférence de Neudeck, le 30 août 1932, avec, autour de la table, le président Hindenburg, le chancelier Papen, le ministre de la Défense Schleicher et le ministre de l’Intérieur Gayl199. On dissoudrait le Reichstag, les élections seraient reportées sine die, la police des Länder serait placée sous le contrôle du Reich, et les « partis radicaux », au cas où ils s’opposeraient au coup de force, seraient interdits200. Or c’est Schmitt, en lien avec des officiers du clan Schleicher, qui rédigea les versions préparatoires des décrets d’urgence à promulguer en temps voulu par le président.

Le coup d’État était prévu pour début septembre, mais, au dernier moment, Papen recula. Lorsqu’il y revint, début novembre, il se heurta aux objections des militaires. Une ultime tentative, portée cette fois par Schleicher devenu chancelier, buta fin janvier 1933 sur le refus de Hindenburg201. Toutes ces tentatives avortèrent, mais pourquoi ? En raison de frictions et de contingences – dont les tergiversations de l’exécutif – pour une part bien sûr, mais aussi pour des raisons plus structurelles qui enfermaient cette stratégie dans une impasse.

L’obstacle principal tenait à ce qu’elle n’avait plus, comme indiqué, le moindre bloc social et politique sur lequel s’appuyer alors même qu’elle était confrontée à des partis puissants et organisés. Elle pouvait certes compter sur l’appareil d’État et sur la loyauté des forces armées ; mais, arrivé à un certain point, cela ne suffisait plus. La politique libéral-autoritaire au pouvoir avait suscité une crise d’hégémonie telle que celle-ci s’exprimait désormais aussi en termes littéralement stratégiques, très pragmatiquement militaires. Début novembre 1932, des officiers de la Wehrmacht organisèrent un Kriegsspiel, un « jeu de guerre », une simulation, pour évaluer les forces en présence dans le cas d’un soulèvement concomitant des communistes et des nazis, ce qui ne manquerait pas de se produire si, comme le prévoyait le plan de coup d’État, le président décrétait l’interdiction des « partis ennemis de la Constitution ». Il ressortait de ces projections que l’armée et la police ne pourraient pas faire face, en particulier si, comme c’était probable, « le soulèvement se rendait maître des grands ports maritimes et des principaux centres industriels202 ». Le coup d’État envisagé aurait précipité le pays dans une guerre civile à fronts multiples et à l’issue très incertaine.

D’autres facteurs encore ont contribué à l’échec de ces plans, mais cette histoire met en lumière le fait que le programme libéral-autoritaire s’est en grande partie fracassé sur ses propres contradictions. La mythification schmittienne de l’État fort masquait mal les failles d’une forme politiquement faible, dont les effets adverses sapaient jusqu’à ses propres conditions de possibilité.

Les faiblesses de l’État fort

Quelle est la viabilité du libéralisme autoritaire en tant que stratégie politique ? C’était au fond la question que posait Heller à l’époque. Sous sa force apparente, avertissait-il, cette forme est fragile. Ce pouvoir a beau se dire « fort », il se révèle politiquement faible. On peut récapituler ses thèses comme suit.

1. Sa politique économique allant directement à l’encontre des intérêts de 90 % de la population (c’est Heller lui-même qui emploie, déjà, cette formule des 90 %), ce pouvoir tend à se couper de toute base de masse. Plus il s’obstine dans ce genre de programme, plus il perd en légitimité.

2. Le rétrécissement de son assise politique explique son raidissement autocratique. Schmitt estimait, on l’a vu, que l’« État total quantitatif » s’étendait non pas par force mais par faiblesse ; Heller lui renvoie l’ascenseur : si l’« État néolibéral » se fait de plus en plus autoritaire, c’est non par force mais par faiblesse politique.

3. La foi placée dans les ordonnances ou dans les décrets d’urgence comme solutions miracles à la crise politique, c’est, dit Heller, du « décrétinisme203 » [Dekretinismus] – un mot-valise, formé de « décret » et de « crétin », qui s’applique à la stupidité de croire qu’un pouvoir contesté peut durablement imposer sa volonté par la seule vertu d’oukases présidentiels.

4. Nul État ne peut être « fort » politiquement s’il ne suscite un assentiment large. Or, dans un tel contexte de crise économique, il ne saurait l’obtenir en persistant dans une politique économique libérale. Dans cette situation, il ne pourra y parvenir qu’en adoptant des mesures plus ou moins « socialistes » d’intervention dans l’économie. Et cela, insiste Heller, tout État qui aspire à être fort politiquement va être obligé de le faire en pareille situation.

5. Pour toutes ces raisons, le libéralisme autoritaire apparaît comme une forme précaire, comme un moment transitoire. Cela ne peut pas tenir et cela ne tiendra pas. Sur quoi cela débouchera-t-il ? Il se pourrait, suggère Heller, que cette crise politique intense se mue, face à un pouvoir si sûr de lui-même, en une situation révolutionnaire. Et c’est le sens de sa référence à 1917 à la toute fin de son texte. Sauf qu’il y a bien sûr aussi une autre possibilité, qu’il discerne lucidement : le dépassement du libéralisme autoritaire par ce qu’il nomme la « communauté raciale autoritaire », l’horreur nazie. Telle est l’alternative : socialisme ou barbarie.

*

LA ROUTE VERS LE NAZISME

À partir de là se pose la question de la responsabilité historique du libéralisme autoritaire dans la montée du nazisme. Or, très tôt, chez les contemporains, se précise l’idée qu’il y a joué un rôle déterminant. Dès 1944, Karl Polanyi énonce cette thèse dans La Grande Transformation. Sans employer l’expression « libéralisme autoritaire », il identifie cette politique comme ayant été l’un des facteurs prépondérants de la catastrophe.

« Situation fasciste »

Depuis les années 1920, rappelle-t-il, le maître-mot de la politique économique avait été de rétablir la monnaie par des mesures de déflation volontaire : « L’idéal du déflationniste en vint à être une “économie libre sous un gouvernement fort204 » – ce qui signifiait en pratique un autoritarisme politique fondé sur l’« état d’urgence et la suspension des libertés publiques », doublé d’un interventionnisme économique d’inspiration libérale portant sur des « prix et des salaires rajustés par le gouvernement205 ».

Cette politique eut des conséquences funestes, sur le plan économique d’abord, étant donné que « cette manière de procéder eut tendance à étendre la crise206 ». À la destructivité sociale de ce programme répondit en outre l’expansion rapide de contre-mouvements politiques, dont le fascisme que Polanyi analyse comme une pathologie réactive et délétère, un « remède » tout aussi trompeur qu’empoisonné à l’offensive libérale207.

Le tournant autoritaire impulsé sous Weimar favorisa dans le même temps une habituation progressive à la dictature, en particulier chez des élites gagnées à des théories conservatrices de la crise, qui en attribuaient la cause à un laxisme démocratique. En Allemagne, les cabinets présidentiels affranchirent les institutions de leurs garde-fous, ceux, tant vilipendés par Schmitt, de l’« État de droit », léguant ainsi un redoutable arsenal aux futurs détenteurs de l’appareil d’État. Et la répression qui s’abattit dès avant 1933 sur le mouvement ouvrier fragilisa les forces organisées qui étaient les plus à même de contrecarrer la résistible ascension des nazis.

Polanyi écrit : « L’obstination avec laquelle, pendant dix années critiques, les tenants du libéralisme économique avaient soutenu l’interventionnisme autoritaire au service de politiques déflationnistes eut pour conséquence pure et simple un affaiblissement décisif des forces démocratiques qui, sans cela, auraient pu détourner la catastrophe fasciste208. »

Les ingrédients étaient dès lors réunis pour la formation de ce qu’il appelle une « situation fasciste » – antonyme d’une situation révolutionnaire. En pareil cas, les « bastions de la démocratie et des libertés constitutionnelles » ayant déjà été largement ébranlés par le régime en place, ils sont susceptibles d’être rapidement balayés par des factions d’extrême droite hier encore minoritaires209.

Loin d’avoir constitué un rempart face au nazisme, le libéralisme autoritaire au pouvoir lui a frayé un chemin. Il a ouvert une situation de crise sociale et politique dans laquelle les nazis ont réussi à l’emporter. Mais l’issue n’était pas prédéterminée. Il aurait pu en être autrement.

Il importe à cet égard de mentionner un autre élément clé : la ligne politique suicidaire du parti communiste allemand, dictée par Staline. Son slogan de « social-fascisme », qui renvoyait dos à dos sociaux-démocrates et nazis, interdisait toute stratégie de front unique de défense face à la menace fasciste, alors même que les forces combinées qu’une telle unité d’action était à même de mettre en mouvement auraient pu renverser la table210. Le sort du monde en eût été changé.

Hayek disciple de Schmitt

Mais, très tôt aussi, à rebours des thèses de Polanyi, se formula un contre-récit, une autre interprétation de l’histoire, qui dédouanait le libéralisme autoritaire de sa responsabilité. Dans un complet renversement de perspective, ce discours pointait non plus les périls que le libéralisme avait fait peser sur la démocratie, « mais la menace que la démocratie représentait pour le libéralisme211 ».

Ce révisionnisme néolibéral fut popularisé, lui aussi dès 1944, par Friedrich Hayek dans La Route vers la servitude. Sous la République de Weimar, osait-il avancer, « ce sont surtout des gens de bonne volonté qui, par leur politique socialiste, ont préparé le terrain pour les forces qui représentent tout ce qu’ils détestent. Peu reconnaissent que la montée du fascisme et du nazisme n’était pas une réaction contre les tendances socialistes de la période précédente, mais un résultat nécessaire de ces tendances212. » Tel était le cœur de sa thèse aberrante : le nazisme, qui n’est au fond qu’une forme de socialisme, constitue l’aboutissement logique d’une démocratie libérale dégénérée, gangrenée par le socialisme, devenue démocratie illimitée, démocratie totale, et glissant de ce fait inexorablement vers le totalitarisme213. Le nazisme, en somme, c’est la faute à la démocratie – mieux : c’est le prolongement des tendances socialistes de la démocratie-providence de Weimar, et non leur négation meurtrière. La ficelle était un peu grosse, mais cela n’a pas empêché cet argument-là d’avoir une longue postérité.

Or la source de Hayek sur ce point n’était autre que Schmitt. Tout en prenant bien soin de se distancier de ses positions nazies ultérieures, il loue en effet avec constance les analyses du Schmitt pré-1933. Mieux, il reprend complètement à son compte la critique schmittienne de l’« État total quantitatif » : « La faiblesse d’un gouvernement démocratique omnipotent, écrit-il dans Droit, législation et liberté, a été clairement distinguée par Carl Schmitt, l’extraordinaire analyste allemand de la politique qui, dans les années 1920, a probablement mieux compris que quiconque le caractère de la forme de gouvernement qui se développait alors214. » Et de citer à l’appui, en allemand dans le texte, ces lignes extraites de Légalité et légitimité, publié par Schmitt en 1932 : « Un État-partis pluraliste ne devient pas “total” par vigueur et par puissance, mais par faiblesse ; il intervient dans tous les domaines de la vie parce qu’il doit satisfaire aux prétentions de tous les intéressés. Il doit notamment se transporter dans le domaine de l’économie, jusqu’alors libre de l’État, même si c’est pour y renoncer à toute direction et à toute influence politique215. »

Et quand Hayek introduit sa distinction notionnelle entre libéralisme et démocratie pour affirmer en même temps qu’« une démocratie peut très bien exercer des pouvoirs totalitaires » et qu’« il est concevable qu’un gouvernement autoritaire puisse agir sur la base de principes libéraux216 » (ce qui sera, soit dit au passage, le principe clé de son soutien à la dictature de Pinochet217), c’est à l’opuscule, pourtant assez confidentiel, du schmittien Heinz Ziegler, Autoritärer oder totaler Staat, également paru en 1932, qu’il se réfère218.

Au début des années 1930, Schmitt et Ziegler disaient : le pluralisme démocratique conduit tout droit à un État total faible et, contre cela, il faut un État autoritaire. Hayek ne dit pas autre chose dans l’après-guerre : la démocratie illimitée, étant donné que cela mène, comme l’a si bien vu Schmitt, à l’État total, n’est qu’un totalitarisme en devenir et, pour éviter cela, il faut la limiter, ce qui peut tout à fait passer, comme l’a si bien indiqué Ziegler, par un État autoritaire qui n’en demeurera pas moins libéral219.

Il transpose ce faisant le discours schmittien pré-1933 aux démocraties occidentales post-1945. Ceci, donc, comme si rien ne s’était passé entre-temps. Ceci, donc, sans relever que cette même « solution » qui se présentait au début des années 1930 comme une alternative au nazisme lui a servi sa victoire sur un plateau. Hayek, c’est l’inversion de Polanyi. Pour lui, le libéralisme autoritaire, ce n’est pas l’une des sources du mal, c’est le remède, ce n’est pas ce qui a pavé la voie au fascisme, c’est ce qui tue dans l’œuf les totalitarismes. Autrement dit, par un retournement à tout le moins extravagant, il reconduit la position qui a mené au pire en la présentant comme un antidote.

Ces arguments schmittiens refirent surface dans les années 1970 – en grande partie grâce à Hayek, qui en fut le vulgarisateur, le passeur discret pour le monde anglo-saxon –, mais ceci dans l’oubli de leur source initiale. Ils constituèrent à distance l’une des matrices intellectuelles des théories de la « crise de gouvernabilité des démocraties » qui fleurirent à l’époque. Tout comme jadis les « nouveaux libéraux » allemands, les néoconservateurs et les néolibéraux américains attribuèrent les raisons de la crise à des causes exogènes à l’économie capitaliste, à un trop-plein de démocratie, à une combativité sociale excessive, à la surcharge d’un État faible, incapable de tenir tête aux revendications des syndicats et autres « groupes d’intérêt ». La vieille critique de l’« État total quantitatif » fit son retour, traduite en une autre langue, mais assortie de préconisations de même tonneau.

Comme l’a remarqué William Scheuerman, la théorie critique, à gauche, n’est pas la seule, ainsi qu’on a pu lui en faire le reproche, à être « hantée par le fantôme de Carl Schmitt », tant, à droite, les points communs se révèlent nombreux « entre les analyses néoconservatrices contemporaines de l’État-providence interventionniste et la théorie de Schmitt sur l’État total220 ».

*

CONCLUSION. POUR UNE AUTRE LECTURE
DU NÉOLIBÉRALISME

Du fameux cours de Michel Foucault sur la Naissance de la biopolitique, on a surtout retenu une vision du néolibéralisme comme « critique de l’État221 ». Dans cette perspective, le néolibéralisme, premièrement, ce serait un courant animé d’une « phobie d’État », d’une volonté de limiter le pouvoir d’État – bref, d’un antiétatisme plus ou moins poussé. Et puis, deuxièmement, le néolibéralisme, ce serait une forme de gouvernementalité qui romprait avec le command and control, comme on dit en anglais, c’est-à-dire qui renoncerait, au moins en partie, aux rapports de commandement directs, verticaux et hiérarchiques. S’y substituerait l’activation, chez les sujets, de formes d’autonomie, de responsabilisation, bref d’autocontrôle individuel sur fond de concurrence généralisée. Voilà du moins ce que l’on trouve dans une certaine vulgate postfoucaldienne qui prolifère dans la critical theory depuis les années 2000.

Tant qu’on en reste là, on ne voit que la moitié du tableau. Pour saisir toute l’ambiguïté du néolibéralisme dans ses rapports au pouvoir d’État, il faut aussi examiner l’autre face. Cela est, je crois, d’autant plus nécessaire aujourd’hui que l’on assiste à l’émergence ou la réémergence de formes d’exercice du pouvoir d’État qui sont en même temps libérales en termes de programme économique et, à des degrés divers, autoritaires au plan politique.

Revenir à Weimar

Quand Foucault traite des ordolibéraux, il s’intéresse principalement à leur trajectoire dans l’après-guerre. Il cite certes le colloque Lippmann de 1938, auquel bon nombre de ces protagonistes ont pris part, mais, pour le reste, il ne les aborde qu’à partir de 1948, date de parution de la revue Ordo, en laissant de côté leurs textes du début des années 1930. Or cette éclipse a d’importantes répercussions sur son analyse.

En faisant débuter sa généalogie du nouveau libéralisme allemand au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il hérite d’abord d’un récit – en fait d’un plaidoyer pro domo ayant émané de ce courant – qui le présente comme issu d’une opposition au nazisme, comme une réponse, sur le mode d’un « plus jamais ça », aux atrocités nazies222. Au contraire cependant de ce que cette reconstruction historique suggère, le projet néolibéral n’est pas apparu sur les ruines fumantes de la Seconde Guerre mondiale mais, comme on l’a vu, sous la République de Weimar, et ceci en opposition à elle, contre sa démocratie parlementaire, ses syndicats et son État social.

Foucault se confronte ensuite à l’argument hayekien selon lequel l’État-providence serait saisi d’un mouvement de « croissance indéfinie » qui le mènerait en droite ligne au « totalitarisme223 ». Le philosophe n’est pas dupe de ce qu’il dénonce comme un « coup de force théorique224 », une tactique d’amalgame225 dont il repère le terrain d’émergence : c’est dans l’« école néolibérale allemande, observe-t-il, que l’on trouve […] cette idée que l’État en lui-même a une dynamique propre qui fait qu’il ne peut jamais s’arrêter dans son amplification et dans sa reprise en charge de la société civile tout entière226 ». Mais, comme il ne remonte pas aux sources de cette thématique dans le corpus des années 1930, Foucault ne remarque pas que les Neuliberalen la tirent de Schmitt et de sa critique de l’« État total quantitatif » ; pour cette même raison, il en néglige le corollaire pratique, à savoir leur apologie de l’État autoritaire.

Foucault montre bien sûr que l’originalité du néolibéralisme tient à son rapport à l’État, à sa rupture affirmée avec le laissez-faire227. Mais, s’il repère clairement ce premier aspect, ce que Rüstow appelait l’« interventionnisme libéral », il passe largement à côté du second, l’autoritarisme libéral, qui en constituait pourtant, de l’aveu même de ces auteurs, l’indispensable complément228.

Ainsi donc que l’a fait remarquer Wolfgang Streeck : « Foucault aurait pu remonter plus loin, à Schmitt et à Heller, où il aurait trouvé le motif fondamental de la pensée qui a informé et informe encore les conceptions libérales du rôle économique de l’autorité de l’État en régime capitaliste – l’idée, pour reprendre le titre d’un livre publié dans les années 1980 sur Margaret Thatcher, qu’il faut un “État fort” pour une “économie libre”229. »

Néolibéralisme autoritaire et « démocratie illibérale »

Qu’en est-il aujourd’hui ? Après des décennies de contre-réformes socialement dévastatrices, le néolibéralisme tardif se trouve à son tour affecté d’une « crise de gouvernabilité » de grande ampleur. La réponse dominante prend l’aspect d’un néolibéralisme autoritaire aux multiples visages. Il en existe une version d’extrême centre qui partage avec son prédécesseur des années 1930 la prétention d’être en capacité, munie de ce genre de programme, de barrer la route à l’extrême droite. Or il est frappant de constater la résurgence, dans la bouche des représentants actuels de ce courant, de formulations qui, sans qu’ils en aient conscience, les rattachent mot pour mot au discours de leur ancêtre politique.

Emmanuel Macron, lors de ses vœux à la presse du 3 janvier 2018, a employé une expression qui a fait couler beaucoup d’encre. Il a ce jour-là monté en épingle, on s’en souvient peut-être, la « tentation des démocraties illibérales230 ». Cette notion a été très critiquée, à juste titre231. Mais d’où vient-elle ? On la date habituellement d’un article publié en 1997 par le journaliste américain Fareed Zakaria, « The rise of the illiberal democracy232 ». Ses origines sont en réalité beaucoup plus anciennes.

On la trouve notamment au début des années 1930 chez Wilhelm Röpke. Reprenant les thèses du penseur espagnol Ortega y Gasset, cet économiste néolibéral fustigeait le « soulèvement des masses », populaces écervelées, nouveaux barbares « qui s’émancipent de la direction d’une élite spirituelle233 » et menacent la civilisation occidentale. Voici quel était son leitmotiv : « La montée en puissance des masses est la cause principale de l’illibéralisme. […] L’homme de masse lutte contre la démocratie libérale pour la remplacer par une démocratie illibérale234. » On ne sera pas surpris par la conclusion politique qu’il en tirait : « Par conséquent, bien que le libéralisme exige la démocratie, il faut l’assortir de limites et de garanties pour s’assurer que le libéralisme ne soit pas englouti par la démocratie235. »

« Démocratie illibérale » apparaît ici comme un anathème élitiste lié aux motifs classiques de la « haine de la démocratie236 ». C’est en outre une notion floue qui amalgame l’hétérogène et fusionne les contraires, mêlant tout à la fois mouvements et gouvernements, fascisme et socialisme pour les fourrer tous ensemble dans un grand sac informe. Mais cette notion est aussi implicitement prescriptive. Car, face à cela, à ce débordement, à ce soulèvement illibéral des masses, c’est une limitation accrue de la démocratie qui est une fois encore préconisée. Limiter la démocratie pour sauver le libéralisme. De sorte que bientôt, de l’ancienne « démocratie libérale », ne reste plus guère que le second volet, mais lui-même réduit à sa dimension économique.

Mais, à nouveau, pourquoi ? Pourquoi ce virage autoritaire ? Voici comment Hermann Heller répondait à la question à l’époque : « “Autoritaire” et fort, un tel État se doit de l’être parce que, comme Schmitt nous en donne l’assurance de façon tout à fait crédible, seul un tel État est capable de desserrer les liens “trop poussés” entre l’État et l’économie. Et pour cause ! Car, dans des formes démocratiques, le peuple allemand ne tolérerait pas longtemps cet État néolibéral237. »

C’est parce que son programme économique tend à être massivement rejeté que l’État néolibéral s’échine à passer en force. Sa verticalisation autoritaire est l’expression de son affaiblissement politique, le signe, aurait dit Gramsci, d’une crise d’hégémonie avancée.

Grégoire Chamayou, février 2020


CARL SCHMITT

ÉTAT FORT ET ÉCONOMIE SAINE

Notice de l’éditeur

Ce texte correspond au discours tenu par Carl Schmitt le 23 novembre 1932 à Düsseldorf lors de la soixantième assemblée générale de l’« Union pour la défense des intérêts économiques communs en Rhénanie et Westphalie » [Verein zur Wahrung der gemeinsamen wirtschaftlichen Interessen in Rheinland und Westfalen], aussi appelée l’« Association au long nom » [Langnam-Verein]. Il n’en est cependant pas la retranscription exacte ; Schmitt a en effet corrigé et remanié le manuscrit de sa conférence pour publication, entre le 2 et le 4 décembre 19321.

Son titre renvoie à la devise choisie par les organisateurs : « Une économie saine dans un État fort ! » [Gesunde Wirtschaft im starken Staat !]. Il fut d’abord publié en 1932 dans les annales de cette union patronale2. Une autre version, amputée de son paragraphe liminaire, est parue en 1933 dans la revue Volk und Reich, dirigée par l’éditeur nationaliste Friedrich Heiss (1897-1970), sous le titre « État fort et économie saine. Une conférence devant des chefs d’entreprise3 ».

Je m’appuie pour cette traduction sur l’édition de référence : Carl SCHMITT, « Starker Staat und gesunde Wirtschaft » (1932), Staat, Grossraum, Nomos. Arbeiten aus den Jahren 1916-1969, Duncker & Humblot, Berlin, 1995, p. 71-894.


ÉTAT FORT ET ÉCONOMIE SAINE

Par Carl Schmitt

Mes chers messieurs !

C’est naturellement du côté de l’État que je vais aborder la question « État fort et économie saine ». Les remarques de monsieur le président Springorum1 vous ont donné à entendre une série de propositions et de possibilités en matière économique. Monsieur Springorum a également mentionné les propositions et les plans de mon cher ami Popitz touchant au côté administratif de la chose2. À la suite de ces points de vue plutôt soit économiques soit administratifs, il est à présent nécessaire d’examiner les choses d’un point de vue spécifiquement étatique, et par là nécessairement politique. Je n’ai pas l’intention de faire de la politique politicienne, mais il me faut parler de choses politiques, car un État est quelque chose de politique, et un État fort est, d’une manière particulièrement intense, une entité politique. Je suis de l’avis de monsieur Springorum lorsqu’il dit que seul un État fort est en mesure de se désengager des choses non étatiques3. Le processus de dépolitisation, la création de sphères libres d’État, est bien, en effet, un processus politique. Voilà ce que je voudrais prendre comme point de départ.

I

Il y a deux ans, je m’exprimais ici même devant vous. À l’époque, votre assemblée se tenait sous la devise « Courage d’agir »4. À l’époque, je m’étais permis de dire que cela dépendait moins de plans de réforme organisationnelle bien ficelés que de forces politiques réelles qu’il fallait tâcher d’identifier correctement afin de les mettre d’une façon ou d’une autre à contribution5. Avant toute chose, le gouvernement devait utiliser tous les moyens légaux à sa disposition. Il m’apparaissait que ces possibilités légales étaient très fortes ; bien plus fortes que l’on en avait eu conscience jusqu’alors6. Entre-temps, cette conception n’a pas manqué de faire ses preuves. Ces deux dernières années nous ont en particulier permis de mieux saisir toute l’utilité et l’énergie dont l’article 48 est susceptible en pratique7. Certes, entre-temps, on a aussi vu se dresser un puissant contre-mouvement qui a cherché à discréditer et à diffamer l’article 48. Mais cela tendrait plutôt à prouver que cet article 48 demeure, aujourd’hui encore, un bon instrument, utile et même indispensable à un gouvernement fort.

On est dès lors tenté de poser la question : s’est-il vraiment trouvé quelqu’un qui, au cours des deux années écoulées, ait fait preuve du courage d’agir que vous réclamiez tous à l’époque ? Pouvons-nous, à cet égard, mettre quelque chose à notre actif ? Certes, dans l’ensemble, nous avons surtout plutôt eu l’impression que l’État s’était affaibli et que la situation s’était aggravée devenant plus chaotique. Je crois cependant que, à la question de savoir si nous avons la moindre chose à mettre à notre actif pour ce qui est du courage d’agir, nous pouvons répondre par l’affirmative. Le coup de Prusse du 20 juillet8 s’est affronté, en son cœur même, au vice de construction le plus grave de la Constitution de Weimar, le dualisme du Reich et de la Prusse, et l’a corrigé sur un point capital9. Il faut y reconnaître un acquis à notre actif et y voir la preuve qu’un tel courage d’agir existe bel et bien. Cela étant, même s’il n’a pas été paralysé, ce processus a très vite été pour ainsi dire relativisé, et un autre danger est apparu pour l’État fort, qui s’est révélé au grand jour lors du procès devant la Haute Cour de Leipzig10 – il y eut en fait douze procès11 : à peine fait-on enfin preuve d’un authentique courage d’agir, à peine l’État fort qui avait été si longtemps appelé de toutes parts fait-il effectivement son apparition, que tout à coup les alliés les plus étranges et tous les groupes d’intérêt favorables au statu quo se rassemblent et s’unissent pour riposter. Le front qui fit son entrée dans ce procès contre le Reich se donna à voir à Leipzig comme sur une scène. Des fractions et des ministres déchus s’affichèrent conjointement avec des régions de Bavière et de Bade qui se targuaient de leur caractère étatique. L’État-partis fédéral12 se révéla dans toute sa lumière et dans toute sa clarté. Le représentant bavarois invoqua la dignité étatique de la Bavière et présenta la Haute Cour de Leipzig comme une instance interétatique ; il la compara même à ce que d’aucuns appellent la « Cour mondiale » de La Haye13 ; mais, en réponse à ma question de savoir comment il se faisait alors que cet État de Bavière méconnaisse le premier réquisit des relations interétatiques et des considérations interétatiques, à savoir la non-intervention dans les affaires d’un autre État, et se présentait là bras dessus bras dessous avec des ministres prussiens déchus et des fractions de la chambre de Prusse, on me rétorqua : « Nous prenons des alliés là où nous les trouvons14. » C’est là une formule lourde de sens et, pour ainsi dire, la grande devise de l’État fédéral des partis. Vous pouvez être sûrs, mes chers messieurs, que dès que l’État fort fera effectivement son apparition, les alliés les plus hétérogènes se rassembleront pour veiller à ce qu’il ne soit pas aussi fort qu’il devrait absolument l’être.

En cela réside la grande leçon de ce procès de Leipzig. Je l’évoque d’un mot, car le véritable enjeu de ce procès est encore loin d’être parvenu à la conscience politique du peuple allemand. La coexistence grotesque de trois gouvernements dans la capitale impériale du Reich allemand15, à laquelle on assiste actuellement à Berlin et qui tourne en dérision l’État allemand, est la conséquence naturelle cohérente d’une politique sous forme juridictionnelle16. Si nous devions effectivement entrer dans une nouvelle période de procès devant la Haute Cour de Leipzig, je crains cependant que nous n’ayons même pas besoin de commencer à parler d’un « État fort ». Ce danger, quiconque observe les leçons de l’histoire constitutionnelle allemande et l’évolution actuelle de l’État-partis fédéral est capable de le discerner. En trois malheureux siècles, l’unité politique du peuple allemand a périclité, et ceci, gardons-nous bien de l’oublier, du fait même des méthodes d’une politique sous forme juridictionnelle ! C’était au temps du tribunal de la Chambre impériale de Wetzlar et du Conseil aulique17. Ce n’est pas sans une certaine horreur que je vis ressurgir à Leipzig les ombres de ce temps-là. Espérons qu’elles disparaîtront bientôt pour ne plus jamais revenir.

Ce seul acquis à notre actif, celui du 20 juillet, a été défiguré par le jugement de Leipzig18. Pour le reste, un regard rétrospectif sur l’année écoulée indique malgré tout qu’une certaine manière générale de voir et de comprendre les choses s’est assez largement propagée, et que les méthodes autrefois en vigueur pour conduire l’État et traiter des relations entre État et économie apparaissent désormais d’un avis général comme étant impossibles. Il serait temps d’en finir aujourd’hui avec la grave confusion mentale qui a régné en ce domaine. Voici une dizaine d’années, l’Allemagne et la Terre tout entière retentissaient de cet appel : « Fini la politique19 ! » On considérait que la solution à tous les problèmes était de liquider la politique, de liquider l’État, et de trancher toutes les questions au moyen d’expertises techniques et économiques, selon des points de vue soi-disant purement objectifs, purement techniques et purement économiques. Cela nous a été mille fois répété par de fameux auteurs et économistes de tous pays dans une kyrielle d’essais et de brochures publiés entre 1919 et 192420. Entre-temps, nous nous sommes aussi familiarisés avec les conférences d’experts et les conférences de techniciens. Des montagnes entières de ces précieux matériaux d’experts sont entreposées à Genève, à Berlin et dans toutes les autres capitales de la planète, et c’est sous cette sorte d’objectivité-là que croule la décision touchant aux questions les plus importantes. Une dépolitisation de ce genre s’est révélée pouvoir être un moyen politique utile pour ajourner les problèmes désagréables et les changements nécessaires, et pour faire se dégonfler la moindre volonté déterminée à agir.

Après ces quelque cinq années de revendications radicales d’une non-politique intégrale, l’idée s’est fait jour que tous les problèmes peuvent être des problèmes politiques. Nous avons assisté en Allemagne à une politisation de toutes les questions économiques, culturelles, religieuses, et autres, de l’existence humaine – ce qui aurait été inconcevable au XIXe siècle. Après qu’on se fut efforcé pendant quelques années d’économiciser l’État, c’était à présent l’économie qui semblait, à l’inverse, devoir être complètement politisée. On saisit tout à coup la formule agissante et éclairante21 d’État total22. Je voudrais prendre un moment pour en discuter plus en détail, car, outre qu’elle nous livre la clé du rapport entre État et économie, elle nous indique encore la direction à suivre pour une éventuelle solution. Il existe un État total. On aura beau rejeter la formule d’« État total » en poussant je ne sais quels cris d’orfraie ou d’indignation, comme étant barbare, digne de l’esclavage, anti-allemande ou antichrétienne, cela ne fera pas pour autant disparaître la chose elle-même de la face du monde. Tout État s’efforce de s’emparer des moyens de pouvoir dont il a besoin pour sa domination politique. Qu’il le fasse est même la plus sûre marque distinctive d’un État authentique. Cela étant, nous sommes tous impressionnés par le brusque accroissement de pouvoir dont tout État fait aujourd’hui l’expérience du fait de l’accroissement de la technique et tout particulièrement des moyens technico-militaires de pouvoir. Même pour un petit État et son gouvernement, les moyens techniques modernes fournissent un tel pouvoir et une telle capacité d’intervention que les anciennes représentations pâlissent, aussi bien celles du pouvoir d’État que celles de la résistance contre lui23. Les images d’Épinal de soulèvements de rue, de barricades, etc. ne paraissent plus que des enfantillages au regard de ces moyens de pouvoir des temps modernes. Tout État est forcé de prendre en main les nouvelles armes. S’il n’a pas la force ou le courage de le faire, alors se trouvera quelque autre puissance ou organisation pour les prendre en main et, alors, ce n’est autre que l’État qui recommence.

Mais l’accroissement des moyens techniques fournit aussi la possibilité d’une influence de masse bien plus forte que celle dont pouvaient jouir la presse et les autres moyens traditionnels de formation de l’opinion. Il existe aujourd’hui en Allemagne une liberté de la presse encore très largement respectée. Malgré tous les décrets d’urgence, la libre expression des opinions jouit encore d’une grande latitude24, et personne ne songe encore à censurer la presse. Mais pour ce qui est des nouveaux moyens techniques, le cinéma et la radio, tout État se doit de mettre la main sur eux. Il n’y a pas d’État, aussi libéral soit-il, qui ne prétende s’arroger une censure et un contrôle plus ou moins intensifs sur les films, le cinéma et la radio. Aucun État ne peut se permettre de céder à un opposant ces nouveaux moyens techniques de domination de masse, de suggestion de masse et de formation d’une opinion publique25. Sous la formule de l’État total se cache donc l’intuition juste que l’État actuel dispose de nouveaux moyens de pouvoir, inconnus jusque-là, et de possibilités d’une intensité monstrueuse, avec des répercussions d’une ampleur qui reste encore à peu près insoupçonnable pour nous, tant notre vocabulaire et notre imagination demeurent profondément englués dans le XIXe siècle. L’État total pris en ce sens est à la fois aussi un État particulièrement fort. Il est total au sens de la qualité et de l’énergie, tout comme l’État fasciste se fait appeler un stato totalitario26, voulant avant tout dire par là que les nouveaux moyens de pouvoir appartiennent exclusivement à l’État et sont mis au service de l’accroissement de son pouvoir. Un tel État étouffe en son sein toute force hostile à l’État, toute force susceptible de l’entraver ou de le déliter. Il ne lui vient pas à l’idée de céder les nouveaux moyens de pouvoir à ses propres ennemis, à ses propres démolisseurs et de laisser ainsi saper son pouvoir sous le couvert de je ne sais quelle formule en vogue, libéralisme, État de droit ou toute autre dénomination. Il est capable de distinguer entre ami et ennemi. En ce sens, comme on l’a déjà dit, tout véritable État est un État total ; il l’a de tout temps été, et la seule nouveauté tient à ces nouveaux moyens techniques, sur la signification politique desquels il faut être clair.

Mais la locution « État total » a une autre signification encore, et c’est hélas celle qui s’applique à la situation actuelle de l’Allemagne. Cette sorte-là d’État total est un État qui s’immisce indistinctement dans tous les domaines, dans toutes les sphères de l’existence humaine, qui ne connaît absolument plus aucune sphère libre d’État, ceci parce qu’il n’est plus capable de distinguer quoi que ce soit27. Il est total en un sens purement quantitatif, au sens du simple volume, et non pas de l’intensité et de l’énergie politiques28. Tel est du moins l’État-partis allemand. Son volume s’étend de façon monstrueuse. Il se charge de toutes les affaires possibles ; il n’y a rien qui ne soit lié d’une façon ou d’une autre à l’État. Guère un club de jeu de quilles qui ne doive, pour continuer à exister, entretenir de bonnes relations avec l’État, c’est-à-dire avec certains partis et avec certains bailleurs de fonds. Cette totalité entendue au sens du volume est le contraire de la vigueur et de la force. L’État allemand actuel est total par faiblesse et par manque de résistance, du fait de son incapacité à tenir tête aux partis et aux groupes d’intérêt organisés qui l’assaillent. Il doit céder à chacun, tous les satisfaire, et cajoler simultanément les intérêts les plus contradictoires. Comme on l’a dit, son expansion est la conséquence non de sa force, mais de sa faiblesse.

II

Comment sommes-nous tombés dans cet État de faiblesse totale ?

À y regarder de plus près, ce que nous avons là n’est absolument pas un État total, mais bien plutôt une multiplicité de partis totaux qui réalisent la totalité en eux-mêmes, qui s’emparent en eux-mêmes totalement de leurs membres, qui régissent les hommes du berceau jusqu’au cercueil, de la crèche jusqu’à l’association funéraire et crématiste29, qui s’établissent totalement au sein des groupes sociaux les plus divers et qui fournissent à leurs membres, sur consigne du parti, les bons avis, la bonne vision du monde, la bonne forme d’État, le bon système économique, la bonne sociabilité. Des partis dans l’ancien style libéral, qui ne sont pas capables d’une telle organisation, courent le danger d’être pulvérisés entre les meules des partis modernes, totaux en soi. La contrainte qui pousse à la politisation totale paraît inéluctable.

La cohabitation entre plusieurs entités totales de ce genre, qui se mettent à dominer l’État via le Parlement et à en faire l’objet de leurs compromis, conduit à cette étrange extension quantitative indistincte de l’État à tous les domaines. Entre, d’un côté, l’État et son gouvernement, et, de l’autre, la masse des citoyens, s’est aujourd’hui intercalé un système multipartite très solidement organisé, qui a la mainmise sur le monopole de la politique – le plus mirobolant de tous les monopoles, celui de la médiation politique, le monopole de la commutation des intérêts qui doit forcément s’effectuer afin que ceux-ci passent dans la volonté de l’État30. Être contraint de se soumettre à ce monopole politique, qui pèse aujourd’hui en Allemagne sur tout domaine de vie ainsi que sur tout groupe humain de taille significative, altère et fausse toutes les institutions constitutionnelles. Bien plus important que tout monopole économique, ce monopole politique est exercé par une série d’organisations politiques puissantes qui ne tolèrent un État fort qu’à la seule condition que cet État soit pour elles un objet d’exploitation.

Le principal moyen d’établir ce monopole politique est la désignation de la liste des candidats. Toute élection dépend de la liste des candidats. La masse des électeurs ne peut pas désigner des candidats de sa propre initiative. Aujourd’hui, l’immense masse des électeurs est entièrement dépendante de quelque cinq listes de partis. À l’évidence, l’élection n’est plus une élection directe. Le député est nommé par le parti, et non choisi par le peuple ; la prétendue élection est un avis tout à fait indirect donné par les électeurs sur une organisation partisane. Il s’agit seulement de savoir combien de sièges31 chaque liste de parti obtiendra au Parlement. J’affirme que ce processus, tel qu’il se déroule aujourd’hui, n’est même plus une élection – non seulement ce n’est plus une élection directe, mais ce n’est pas une élection du tout. Car que se passe-t-il au juste ? Cinq listes de partis se présentent, dictées par cinq organisations, les masses vont, passez-moi l’expression, se parquer dans des enclos préétablis, et on appelle « élection » le relevé statistique de ce processus. Qu’est-ce donc, en réalité ? Il serait temps de prendre enfin clairement conscience de cette question, avant que l’Allemagne ne périclite pour de bon sous l’effet de telles méthodes. Il s’agit en réalité d’une option pour ainsi dire monstrueuse entre cinq systèmes entièrement inconciliables les uns avec les autres, entièrement opposés, absurdes dans leur juxtaposition, mais clos en eux-mêmes et totaux en soi, chacun avec des visions du monde, des formes d’État, des systèmes économiques opposés, etc. Cinq systèmes ennemis organisés, dont chacun est total en soi, se côtoient, et c’est entre eux qu’un peuple est censé choisir cinq fois par an ! Quand on se rend compte de ce que cela signifie et que l’on s’aperçoit qu’à chaque fois une option pour le peuple allemand tout entier est tiraillée entre cinq visions du monde, cinq systèmes économiques et cinq formes d’État opposés, on ne s’attend plus à ce qu’une telle procédure débouche jamais sur une majorité capable d’agir, apte, ne serait-ce que de façon vaguement cohérente, à la formation d’une volonté politique. Un tel processus ne peut jamais aboutir qu’à une cohabitation décousue, voire hostile, entre cinq systèmes et organisations politiques cherchant à se vaincre ou à se berner les uns les autres. Il n’y a plus la moindre illusion à se faire là-dessus.

C’est avec de telles méthodes de formation de la volonté politique que nous en sommes arrivés à la situation d’un État total purement quantitatif, qui ne peut plus rien distinguer, ni l’économie par rapport à l’État, ni l’État par rapport à la culture, ni l’État par rapport au reste des sphères de l’existence humaine et sociale. L’élection n’est plus une élection, le député n’est plus un député, du moins pas tel que la Constitution l’a prévu : il n’est plus l’homme libre, l’homme indépendant, qui représente le bien du tout face aux intérêts des partis, mais l’homme de parti qui marche au pas et en rang, qui sait comment il doit voter, et aux yeux duquel la délibération et le vote à la séance plénière du Parlement sont voués à se muer en une farce sans contenu. Tout comme le député n’est plus un député, le Parlement n’est donc plus un Parlement32. Le Reichstag d’aujourd’hui n’est plus un Reichstag, du moins plus un Reichstag au sens de la Constitution de Weimar ; le Reichsrat d’aujourd’hui, où se retrouvent désormais des gouvernements régionaux qui s’apparentent davantage à des gouvernements intérimaires qu’à des gouvernements normaux, et où, pour ce qui est du Land de Prusse, c’est-à-dire donc pour les deux tiers du Reich allemand, siègent des ministres déchus issus d’un gouvernement intérimaire antérieur, n’est plus un Reichsrat au sens de la Constitution de Weimar. Même la motion de censure n’est pas une motion de censure au sens d’un système parlementaire raisonnable, car ne lui correspondent plus aujourd’hui ni la capacité ni la disposition à former un gouvernement capable d’agir et conscient de sa responsabilité. Toutes ces institutions constitutionnelles sont devenues caduques et ont été complètement dénaturées. Si le dernier pilier de notre ordre constitutionnel, le président du Reich33, n’était pas resté debout avec un gouvernement du Reich nommé par lui et porté par sa confiance, il est également probable que le chaos se manifesterait déjà extérieurement dans toute sa visibilité et qu’aurait disparu jusqu’au dernier semblant d’ordre.

III

Comment sortirons-nous de cette situation ? C’est précisément la faiblesse de l’État, dont j’ai mentionné les causes, qui a entraîné la confusion entre l’État et l’économie, ainsi que la confusion entre l’État et d’autres sphères non étatiques. Seul un État très fort pourrait rompre ce terrible enchevêtrement avec toutes sortes d’affaires et d’intérêts qui sont en réalité de nature non étatique. Il s’agirait là d’une intervention chirurgicale douloureuse, qui ne pourrait pas se dérouler de façon « organique » au sens d’un lent processus de croissance. En s’en remettant à une croissance organique, les pousses et les mauvaises herbes croîtraient bien plus vite et se multiplieraient avec bien moins d’entraves que l’élément sain qu’elles ont aujourd’hui recouvert et étouffé. Une dépolitisation, un retrait de l’État hors des sphères non étatiques, est, je le répète, un processus politique ; le détachement de la politique est, dans l’état actuel des choses, un acte spécifiquement politique. Cet acte ne saurait découler des mobiles de la politique partisane, que ceux-ci soient économiques, culturels ou confessionnels ; il ne peut venir que du côté de l’État pris comme un tout. Il faut pour cela en premier lieu opérer une distinction claire et nette entre les sphères étatiques et les sphères libres d’État. Distinction, et non séparation34 ! Mais c’est bien de la distinction qu’il faut partir ici.

Et comme il s’agit d’un processus politique au sens primaire du terme, l’élan doit d’abord venir du côté de l’État. L’État doit redevenir l’État. La première des conditions serait bien sûr d’avoir une fonction publique qui soit autre chose qu’un marchepied et un outil pour des intérêts ou des objectifs politiques partisans. Je considère que le curieux fouillis d’État et de parti dans lequel nous sommes aujourd’hui plongés en Allemagne est davantage dû à une forme d’inconscience et de méconnaissance qu’à de la mauvaise volonté. On n’a pas encore pris la pleine mesure du fait que l’étrange cohabitation entre les droits acquis35 et le droit à la libre activité politique de parti comportait une impossibilité interne ; sans quoi on l’aurait réglée juridiquement et moralement depuis longtemps. On est ici placé devant une alternative simple : soit il y a des droits acquis, et alors il faut renoncer à toute activité politique partisane, soit c’est le contraire. Mais il n’existe pas de tiers terme. Il est un concept qui ne s’est pas encore suffisamment diffusé jusqu’ici dans nos façons de penser, et pour lequel nous disposons seulement d’un terme technique étranger, passablement compliqué : les incompatibilités, autrement dit les inconciliabilités36. Quiconque refuse d’admettre qu’il y a une inconciliabilité entre les droits acquis de la fonction publique d’un côté et la politique partisane de l’autre ne verra pas non plus que non seulement l’État, mais encore les municipalités et d’autres organismes publics paient aux partis les rémunérations de leurs collaborateurs et de leurs employés, et que le fonctionnaire se métamorphose de ce fait en autre chose que ce que la Constitution a prévu pour lui. La nécessité d’établir des distinctions non équivoques saute ici particulièrement aux yeux. Jusqu’à présent, nous n’avons pas su mettre clairement en évidence le caractère nécessaire de telles inconciliabilités. Bien au contraire : on peut définir l’Allemagne comme ayant été jusqu’à présent le pays des compatibilités sans limite, où tout est conciliable avec tout, où l’on peut, en même temps, être député au Reichstag, député au Parlement du Land, délégué plénipotentiaire au Reichsrat, haut fonctionnaire, président de parti, et réunir beaucoup d’autres rôles encore en une même personne. On a précisément là l’expression et l’émanation caractéristiques du genre d’État total quantitatif qui règne aujourd’hui en Allemagne – un État qui n’est capable ni de se distinguer lui-même en tant qu’État, ni de distinguer quoi que ce soit d’autre en tant que non-État. Quand les sphères et les fonctions étatiques et non étatiques s’entremêlent de façon aussi grotesque, qui est donc encore censé pouvoir faire la moindre distinction entre les différents domaines ? Ce problème de l’inconciliabilité, il nous faudrait le regarder en face une fois pour toutes de façon intransigeante. Nous avons au moins sauvé une île en Allemagne dans cette mer des compatibilités sans limite, et tout Allemand sent bien aujourd’hui que ce sauvetage concernait l’État, l’Allemagne elle-même, et que, en sauvant cette île, nous l’avons sauvée, elle : je veux dire l’Armée du Reich, restée pure de l’État des partis. Elle a réussi à échapper à la montée des eaux troubles. On peut aussi y voir un modèle encourageant pour le reste de la fonction publique allemande. Car c’est la preuve que l’impartialité et le sens de l’État sont encore possibles et que, en dépit de toutes les idéologies politiques partisanes qui prétendent le contraire, cela n’a absolument rien d’utopique.

Si les moyens de pouvoir spécifiques à l’État – l’armée et la fonction publique – sont intacts, alors un État fort redevient pensable. Il serait donc à mon sens d’autant plus regrettable, comme je l’ai déjà dit, de lui arracher des mains le seul instrument légal de pouvoir dont il dispose encore aujourd’hui en cas de véritable nécessité, à savoir l’article 48. Car la cohabitation des partis totaux qui ont placé l’État sous occupation, ainsi que je viens de le décrire, ne peut en aucun cas accéder à un pouvoir étatique et à un État fort. Si l’on en croit sa vocation originelle, le système démocratico-parlementaire est censé engendrer un État doté d’une capacité d’action toute particulière, pouvant même, en cas de nécessité, se montrer impitoyable, étant donné qu’il a pour lui l’assentiment unitaire, le consensus du peuple tout entier. En réalité, non seulement cet objectif ne sera pas atteint dans l’état actuel de l’Allemagne, mais, compte tenu de cette situation, il ne pourra pas non plus l’être dans un avenir prévisible. Bien au contraire : le genre d’État-partis qui est le nôtre, avec sa multiplicité de partis totaux, empêche tout pouvoir authentique d’advenir ; il se coalise à la moindre approche d’un État fort, et aboutit à une combinaison d’incapacité à exercer le pouvoir et de capacité à le détruire, car ceux qui portent la responsabilité de cette situation détiennent encore juste assez de pouvoir pour qu’ils puissent et veuillent empêcher qui que ce soit d’autre d’obtenir le pouvoir. C’est ainsi, c’est-à-dire par la volonté négative de ne pas laisser émerger d’État fort, que je m’explique la campagne lancée actuellement contre l’article 48 et les tentatives pour briser cet outil ultime, indispensable à l’État.

Vue du côté de l’État, la situation actuelle est de fait particulièrement difficile, et je n’en attribue pas la faute aux méthodes démocratiques de formation de la volonté politique en elles-mêmes, mais seulement aux particularités de l’État-partis total tel qu’il existe aujourd’hui en Allemagne. Mais l’Allemagne n’est même pas un État démocratique. Un État qui n’a même plus le droit d’éduquer militairement sa jeunesse et de la former pour en faire de bons soldats est une contradiction en soi, et à vrai dire précisément en tant qu’État démocratique. Il n’y a pas de droit au suffrage universel qui vaille, sans la nécessaire contrepartie du devoir de conscription universelle37. Jadis, pour tout démocrate, la chose allait de soi. Tel est à vrai dire cependant le moyen le plus efficace dont disposent tous ceux qui s’efforcent de détruire l’étaticité allemande : séparer les deux, mettre à part le droit de vote et l’obligation militaire, poser un droit de suffrage universel sans le nécessaire correctif d’un devoir de service militaire universel, et pousser la chose jusqu’à ses conséquences les plus absurdes. De cette caricature d’un régime d’État démocratique résulte immanquablement que les méthodes parlementaires-démocratiques de formation de la volonté politique, qui peuvent éventuellement être bonnes dans d’autres circonstances, ne peuvent ici conduire qu’à une incapacité à exercer le pouvoir qui tend par elle-même à le détruire. Je tenais à évoquer, ne serait-ce que d’un mot, ce lien qui unit inséparablement la question de l’État fort au problème du service militaire et de la préparation militaire du peuple allemand. Je n’ignore pas les difficultés que cette question pose de fait, mais aussi de droit, et hélas aussi en termes de politique étrangère, mais ici, sur le Rhin, dans la zone démilitarisée, c’est-à-dire déshonorée, on ne saurait la passer sous silence38.

Que serait-il nécessaire de faire, du côté de l’économie, pour rendre possible l’instauration d’un État fort et d’une économie saine ? Il faut là encore faire des distinctions, et à vrai dire des distinctions nouvelles. La vieille opposition binaire héritée du XIXe siècle, l’opposition que nos grands-pères libéraux établissaient entre État et individu libre, ne suffit plus. La sphère dont l’individu libre dispose est encore très importante et celle-ci forme toujours, je crois, le cœur de l’activité économique. Mais on ne peut plus aujourd’hui établir un face-à-face direct entre l’État et l’individu privé ou l’entrepreneur individuel isolé. Ce dernier serait instantanément terrassé. Face à une entité collective telle que l’État moderne, il est nécessaire d’intercaler un domaine intermédiaire entre l’État et l’individu. Une distinction élaborée ces dernières années par de jeunes professeurs de droit public39 me paraît être ici très précieuse et très utile, non pas pour mettre immédiatement sur pied de nouvelles organisations, mais pour partir d’une idée juste. Il va nous falloir établir une triple distinction dans le domaine de l’économie, et remplacer la simple antithèse à deux termes entre État et libre économie individuelle, entre État et sphère privée par une tripartition. Il y aura pour commencer la sphère économique de l’État, la sphère des droits régaliens de l’État proprement dits. Certaines activités à caractère économique doivent être placées entre les mains de l’État. Il est tout à fait nécessaire qu’il existe certains droits régaliens par exemple en matière de transports, et il en a toujours existé sous certaines formes, comme le droit régalien des postes40. Il s’agit de véritables entreprises d’État, mais elles doivent être clairement signalées comme telles avec leurs monopoles et bien distinguées du reste de l’économie. Ensuite, du côté opposé, il y a la sphère du libre entrepreneur individuel, c’est-à-dire la pure sphère privée, et, entre les deux, une sphère non étatique mais publique. Nous avons, des décennies durant, souffert d’une regrettable confusion conceptuelle qui, parce qu’elle considérait tout ce qui était public comme étant étatique, ne permettait plus de construire comme il se doit ce qui était pourtant l’un des accomplissements majeurs du peuple allemand, à savoir une authentique auto-administration. On sait à quel point l’auto-administration communale est tombée dans un état critique sous l’effet de la politisation partisane. Personne n’ignore la crise dont notre auto-administration est affectée. En ce qui concerne le domaine de l’économie, il faudrait cependant préciser le sens du concept d’auto-administration économique. « Auto-administration économique » peut être un slogan ambigu, voire trompeur, et, comme toute ambiguïté, il se peut aussi que cette appellation dissimule les objectifs troubles et obscurs de politiciens en tous genres.

L’auto-administration économique41 et la distinction entre sphère étatique et sphère publique dont il est ici question n’ont rien à voir avec la notion de « démocratie économique42 » propagée il y a quelques années par certains. Cette démocratie économique avait explicitement pour sens de conduire directement à un mélange d’économie et de politique, d’utiliser le pouvoir politique pour s’approprier du pouvoir économique dans l’État, puis de renforcer en retour, à l’aide du pouvoir économique ainsi acquis, son propre pouvoir politique. Lorsque je parle ici d’auto-administration économique, je pense à quelque chose qui vise au contraire à établir une séparation et une distinction. Il y a une sphère économique qui, sans être pour autant étatique, relève bien de l’intérêt public et qui ne saurait lui être retirée, et qui peut, comme toute auto-administration digne de ce nom, être organisée et administrée par les acteurs de cette économie eux-mêmes. Même si elle n’a pas encore été suffisamment tirée au clair jusqu’ici, l’appellation d’« auto-administration économique » regroupe déjà divers phénomènes qui nous sont familiers : les chambres de commerce et d’industrie, diverses sortes de cartels obligatoires43, associations, monopoles, etc. ; nous avons des sociétés d’économie mixte – même si l’expression « économie mixte » est souvent utilisée d’une façon abusive pour désigner des entreprises qui prennent le statut de structures de droit privé, sociétés anonymes ou SARL alors qu’elles relèvent d’un pur socialisme d’État ou d’un pur capitalisme d’État ; nous avons enfin des monopoles de toutes sortes accordés dans l’intérêt public mais administrés par les sujets économiques eux-mêmes. Ici règne encore une assez grande confusion qui est tout à fait caractéristique du présent qui est le nôtre, et sur laquelle nous ne cessons de buter. L’État se présente comme un sujet économique sous tous les costumes imaginables : de droit public et de droit privé, en tant qu’État, en tant que fisc, Altesse souveraine, SARL et actionnaire. Il s’est tellement déguisé et tellement dissimulé que l’on se trouve dans la nécessité immédiate de le ramener une bonne fois à des formes juridiques et à des méthodes simples, robustes et non équivoques, et d’exiger de lui que, pour ce qui relève de l’« État », il apparaisse désormais ouvertement en tant qu’État. S’il a besoin d’un droit régalien en matière économique, alors il doit l’exercer ouvertement comme un droit régalien étatique plutôt que d’en faire un usage abusif et de tomber dans d’obscures confusions avec des formes de droit privé.

Cette auto-administration économique et ce domaine intermédiaire d’une économie publique mais non étatique que j’évoque ici renvoient à une réalité qui existe aujourd’hui déjà à l’état de nombreux rudiments. Il s’agit certes souvent de rudiments très contradictoires et, parmi les entités qui viennent d’être mentionnées, on en considérera certaines comme bonnes et prometteuses et d’autres, mauvaises et aberrantes. Ce qui importe ici, c’est de bien percevoir l’axe fondamental et de ne pas le perdre de vue. Faute d’une telle auto-administration économique comprise au sens de ce domaine intermédiaire, toute véritable réorganisation serait quasiment impensable.

IV

Si nous sommes au clair sur les grandes lignes, alors la question se pose : comment peut-on aujourd’hui réaliser l’objectif d’une distinction entre État et économie ? C’est toujours le même constat : seul un État fort peut dépolitiser, seul un État fort peut décréter ouvertement et efficacement que certaines affaires, par exemple les transports ou la radio, sont du ressort de son domaine régalien et qu’elles doivent, en tant que telles, être administrées par lui, que d’autres relèvent de l’auto-administration économique susmentionnée, et que tout le reste doit être laissé à la sphère de l’économie libre. Un État qui pourrait opérer une telle réorganisation devrait, comme je l’ai déjà dit, être extraordinairement fort, et l’acte de dépolitisation est un acte intensément politique. Comment peut-on cependant faire advenir à l’État fort qui serait capable d’un tel tour de force ? La tentation est grande, aujourd’hui, de créer de nouvelles instances et de nouvelles institutions pour fournir à l’État, qui n’est plus à vrai dire État que par à-coups et par intermittence, quelques bases solides pour son autorité. C’est à cela que se rapportent les propositions, également évoquées par monsieur Springorum dans ses remarques introductives, de former une sorte de seconde chambre, une chambre haute, comme on le dit parfois, qui combinerait le Conseil du Reich, le Conseil économique du Reich et d’autres éléments, ou quelque chose d’approchant44. Mais si j’ai bien saisi les propos de monsieur votre président, j’ai cru entendre un certain – je ne veux pas dire scepticisme – mais enfin, de la retenue et un certain manque d’optimisme inconditionnel quand il a abordé le problème des intérêts opposés de l’industrie et de l’agriculture45. Il peut être très utile de regrouper des intérêts organisés, de les réunir dans une commission, de les rassembler autour d’une table ronde et d’attendre ensuite les décisions de ladite commission. Je voudrais cependant rappeler ceci : des intérêts, et tout particulièrement aussi des intérêts économiques, peuvent unir comme ils peuvent diviser. On n’y pourra rien changer. Celui qui organise des intérêts en tant que tels organise toujours en même temps aussi des divergences d’intérêts, au risque d’accroître, en les organisant, l’intensité des oppositions. Et lorsque les divergences d’intérêts ainsi organisées se retrouvent ensemble autour d’une table, alors, dès que l’on en vient à de sérieux conflits d’intérêts – et c’est bien ce cas, le cas du conflit, qui nous intéresse ici, car il va sans dire que l’on est d’accord sur les questions secondaires –, l’assemblée ne tardera pas à se dissoudre en ses éléments constitutifs. Il y a un danger perpétuel de sécession massive ou d’exode de la part de l’un des groupes. Je vous rappelle les expériences que nous avons vécues avec le « Conseil économique consultatif » d’octobre 193146. Il s’est, pour ainsi dire, promptement disloqué. Je vous rappelle en outre la leçon éclatante qui ressort peu ou prou de toutes les expériences d’agrégation de divers groupes professionnels organisés : si l’on veut parvenir à une décision unifiée, il faut renoncer à la parité absolue et créer la possibilité d’un vote majoritaire ou d’une mise en minorité. Si chaque branche professionnelle dispose d’un quota fixe et que son poids électoral est établi une fois pour toutes, le résultat peut être calculé à l’avance ; en pareil cas, les décisions à la majorité sont à vrai dire dénuées de sens. On obtiendrait, bien sûr, des décisions à la majorité, mais dans lesquelles une coalition de cordonniers et de boulangers mettrait en minorité la corporation des bateliers ; ou bien, comme cela s’est déjà produit une fois, où les musiciens professionnels fourniraient la voix décisive pour trancher une divergence d’intérêts entre le charbon et l’acier. Dans l’objectif non pas de lancer des attaques politiciennes contre de très intéressantes pensées de la corporation, mais seulement de dissiper certaines illusions, je me permets de souligner que la grande histoire médiévale – quelque peu idéalisée sans doute – des corporations et de leurs organisations nous apprend avant tout ceci : premièrement, ces corporations médiévales ne formaient pas la volonté unitaire de l’État en la tirant en quelque sorte d’elles-mêmes, mais elles faisaient face à un Roi ou à un Prince, et c’est seulement ainsi qu’était possible quelque chose comme la formation d’une volonté générale politique. Deuxièmement, jamais les corporations n’ont pris leurs décisions comme un tout englobant l’ensemble des corps de métiers en votant chacune séparément par corporation ; une corporation ne pouvait pas être mise en minorité par la décision majoritaire d’autres corporations ; il était absolument hors de question qu’une corporation soit mise en minorité par une autre et cela aurait été un complet contresens dans un système corporatif. Troisièmement, les corporations médiévales ne votaient absolument pas au sens que nous donnons aujourd’hui à ce terme ; notre problème actuel de la majorité à 51 % ne se posait pas au sein de la corporation ; bien au contraire, on parvenait toujours par soi-même à une forme ou une autre d’unanimité, et ceci – aussi inexplicable que cela puisse être pour les hommes corrompus que nous sommes – sans manœuvres procédurières. Quoi qu’il en soit, on ne trouve pas dans l’histoire la moindre indication que tout ce système aurait pu fonctionner en opérant selon nos méthodes. Nos représentations arithmétiques de la majorité à 51 %, qui met dos au mur les 49 % de voix restantes, n’y avaient assurément pas cours. C’est pourtant à cela que se ramène tout mode de scrutin moderne. Il ne faudrait pas négliger cet aspect problématique des choses en en appelant à une seconde chambre.

Une telle seconde chambre est surtout censée venir prêter main-forte à l’État – sachant qu’il n’est pas très fort, qu’il est en manque d’autorité – et lui procurer cette autorité qui lui fait défaut en la tirant par exemple de résidus d’autorité de l’ancien temps, ou en lui en faisant crédit par avance. Selon moi, pour procéder dans le bon ordre, c’est l’inverse qu’il faudrait faire. Seul un État fort peut conférer à une seconde chambre un prestige et une autorité tels que les hommes qui accèdent à cette chambre soient libérés de leurs attaches corporatives et puissent oser se soumettre à une décision générale d’ensemble tout en conservant, y compris extérieurement, respectabilité et grandeur, et sans être aussitôt chassés par leurs électeurs mécontents. Nulle chambre haute, nulle seconde chambre, ne verra le jour sans un État fort. L’État fort est, là encore, la première condition préalable. C’est de lui qu’émane l’effet de mise en ordre qui permet de surmonter la confusion et la confrontation des différents intérêts, tout comme un aimant met en ordre les copeaux de fer. Sans cela, ces mesures ne feront, dans le meilleur des cas, qu’organiser un triste doublet du Reichstag actuel. Dans l’histoire des Constitutions modernes, la seconde chambre, c’est-à-dire celle qui n’est pas issue des élections générales, a eu jusqu’à présent pour fonction en temps normal de freiner et de retarder les choses. Face à la première chambre – agitée, à l’état d’esprit révolutionnaire, issue d’élections générales où votent des masses pour l’essentiel non possédantes –, elle doit sauver la durée, la continuité et la stabilité. Chez nous, la première chambre – c’est-à-dire celle qui est issue des élections générales – est incapable de la moindre action. Si l’on pense une nouvelle seconde chambre comme devant servir de frein et de contrepoids face à une première chambre incapable d’agir, alors c’est une institution confuse en soi ; quelque chose qui est incapable d’agir ne peut plus ni n’a plus besoin d’être freiné. Mais si la seconde chambre a vocation à compléter, voire à supplanter la capacité d’agir qui fait défaut à la première, alors la première chambre recevrait probablement de ce fait une nouvelle impulsion et pourrait à nouveau se draper dans son rôle de représentante du peuple ; la seconde chambre subirait alors le même destin que le Conseil économique du Reich, de sorte que la question se pose de savoir s’il était vraiment bien utile de redonner ainsi vie à une première chambre de cet acabit. Tant que le point de vue du processus électoral démocratique reste décisif pour la légalité et la légitimité, une chambre élue va inéluctablement soit éliminer la seconde chambre, soit en faire l’ombre ou la pâle image d’elle-même. Ces réserves sont destinées, comme je l’ai dit, non pas à réfuter l’idée d’une seconde chambre, mais seulement à mettre un frein prudent à de nouvelles institutions trop hâtives. Je sais à quel point une seconde chambre peut être utile, et je ne voudrais pas non plus l’écarter ou la rejeter à titre d’objectif final. Je me permets cependant, au vu de la situation difficilement prévisible qui est celle de l’Allemagne aujourd’hui, de concentrer mon attention sur le présent immédiat, sur la période qui s’annonce, pour autant que l’on puisse l’embrasser du regard. Tout d’abord, nous avons besoin d’un État fort, capable d’agir, qui soit à la hauteur des grandes tâches qui sont les siennes. Si nous l’obtenons, alors nous pourrons créer de nouvelles instances, de nouvelles institutions, de nouvelles Constitutions.

Je suis d’avis que le temps presse, et que nous ne disposons plus de beaucoup d’options, ni non plus de beaucoup de marge de manœuvre pour de grandes expérimentations constitutionnelles. J’irai même plus loin, si vous me le permettez, en exprimant à titre très personnel mon opinion privée : le peuple allemand n’a pas vocation à édicter une Constitution au sens actuel de ce qu’édicter une Constitution veut dire. Je ne considère pas cela comme une défaillance, pas non plus comme une infériorité du peuple allemand. Si nous voulions mettre sur pied des Constitutions de style français ou de facture soviétique, ce ne serait, au mieux, que des imitations. Et si nous esquissions de nouvelles institutions suivant un autre schéma d’organisation, aussi intelligent et aussi profond soit-il, et que nous les fixions dans le droit constitutionnel, il est probable que nous nous boucherions en réalité une voie qui doit demeurer libre. De fait, nous avons sous les yeux l’exemple de l’improvisation de Weimar. On se hâte de faire une Constitution, la voilà, en quelques minutes s’il le faut, toute prête sur la table. Mais une fois qu’elle y est, on ne s’en débarrasse pas facilement ; la voilà en effet devenue une source de légalité. Il se peut que le peuple allemand n’ait plus aujourd’hui le même besoin de légalité qu’autrefois, ni non plus la même foi en la légalité. Mais n’oubliez pas qu’un État moderne et sa bureaucratie fonctionnent depuis le point de vue de la légalité. Les services administratifs n’obéissent qu’à des supérieurs hiérarchiques légaux. La légalité est devenue – à la différence du droit et dans un sens pathétique – un mode de fonctionnement des bureaucraties modernes et de la fonction publique moderne. Je me borne ici à évoquer très sobrement l’importance politique de la légalité, mais, à cet égard, ce concept revêt encore une valeur toute particulière, et cela concerne directement aussi l’État fort. Si nous improvisions à l’instant une nouvelle légalité et si nous érigions de nouvelles institutions à côté de celles héritées de la Constitution de Weimar – que ses pères fondateurs considéraient comme une simple bâtisse de nécessité47 –, nous créerions alors de nouvelles légalités, et donc de nouveaux murs de protection pour toutes sortes d’intérêts qui iraient tout de suite se mettre à couvert derrière ces nouveaux remparts légaux.

Je pense par conséquent qu’il est plus judicieux de ne pas chercher à créer de l’autorité pour ainsi dire par avance au moyen de nouvelles institutions. Nous nous trouvons dans une situation tout à fait similaire à celle d’il y a deux ans, simplement en phase plus aiguë. Le gouvernement doit se servir de tous les moyens constitutionnels, mais également de tous les moyens constitutionnels qui sont à sa disposition et qui se révèlent nécessaires dans cette situation chaotique. Il doit chercher à établir un contact immédiat avec les forces sociales réelles du peuple. Ce ne sont pas les grandes tâches qui manquent. Monsieur le président a déjà mentionné, dans ses remarques introductives, une série d’importantes affaires de ce genre. Service du travail obligatoire48, colonies d’habitation49, sport militaire50 et préparation militaire de la jeunesse, et j’en passe, sont des tâches si grandes, si imposantes qu’un gouvernement qui y travaille de tous ses moyens et qui réussit ce faisant à se mettre vraiment à l’unisson des forces de l’auto-organisation sociale du peuple allemand peut engranger des succès que tout Allemand raisonnable lui reconnaîtra. Le succès ne peut venir que du travail immédiat, du fait de travailler à accomplir une tâche authentique. La chose est possible, et non utopique. Du succès et des performances découle l’autorité. Et non l’inverse. Il ne faut pas commencer par une proclamation d’autorité. Aujourd’hui, plus personne n’est dupe. Il me faut travailler, montrer ce dont je suis capable, et cette possibilité prend alors de la consistance. Il suffirait que de nouvelles méthodes, de nouvelles instances, voire de nouvelles personnes fassent individuellement leurs preuves en marge d’autres institutions formellement conformes à la Constitution – qui chercheront peut-être à leur mettre des bâtons dans les roues, mais qui devront être mises hors d’état de nuire – pour qu’alors émerge une autorité que le peuple allemand est, je le crois, très grandement disposé à suivre en applaudissant franchement à son franc succès. À partir de là, le problème de la légalisation constitutionnelle de nouvelles institutions n’offrira plus de difficultés insurmontables.

Telle est donc à mon sens la voie à suivre. Cela suppose de se mettre immédiatement au travail. Cela suppose en outre que porte à nouveau ses fruits la grande et forte productivité du peuple allemand qui n’a jamais cessé de se manifester de la manière la plus surprenante au fil des siècles de l’histoire allemande. De l’expérience de ces dernières décennies, nous gardons encore en mémoire les prouesses dont notre capacité d’auto-organisation a su faire preuve à maintes reprises : durant la guerre, dans l’après-guerre, au cours de la mobilisation et de la démobilisation, dans les bons comme dans les mauvais jours. Cette capacité de travail et d’auto-organisation n’a nul besoin du costume de la politique partisane dont elle est contrainte de s’affubler aujourd’hui. Il suffirait qu’un gouvernement apte à la décision, prêt à l’action, réussisse à trouver ce lien et à se saisir immédiatement de ces forces pour que ce qui est nécessaire soit aussitôt possible. Cela ne veut pas dire qu’il faille renoncer à des plans organisationnels plus poussés de réforme de la Constitution. Mais aujourd’hui, ils doivent être reportés. Les forces sont là. Elles n’attendent plus que l’appel. Si l’on s’en saisit, des distinctions raisonnables redeviendront possibles, à commencer par la distinction entre l’administration étatique, l’authentique auto-administration économique et la sphère de la liberté individuelle. C’est alors, sur la base de telles distinctions, que le peuple allemand trouvera, au-dessus de tous les déchirements partisans, de tous les fractionnements en chapelles étatiques, son unité politique et son État fort.


HERMANN HELLER

LIBÉRALISME AUTORITAIRE ?

Notice de l’éditeur

Cet article, probablement rédigé fin novembre et début décembre 1932, parut en mars 1933 dans la Neue Rundschau, revue littéraire réputée, dont Stefan Zweig était un des contributeurs réguliers1. Ce texte d’intervention fut donc publié à contretemps, dans une situation politique que la nomination de Hitler à la chancellerie avait radicalement transformée. Au printemps 1933, Heller était en Angleterre, où il était parti donner des conférences à la London School of Economics et à Oxford. Face aux menaces qui pesaient sur lui en Allemagne en tant que juif et opposant au nazisme, il accepta l’invitation que lui adressèrent les autorités espagnoles d’être accueilli comme professeur à l’Institudo de Estudios Internacionales y Economicos de Madrid2. Il s’y rendit, et mourut en Espagne le 5 novembre 1933, terrassé par une crise cardiaque.

Je traduis ce texte à partir de l’édition de référence : Hermann HELLER, « Autoritärer Liberalismus ? », Gesammelte Schriften, tome II, Recht, Staat, Macht, Sijthoff, Leyde, 1971, p. 643-653.


LIBÉRALISME AUTORITAIRE ?

Par Hermann Heller

L’année 1932 a gratifié l’Allemagne du slogan d’État « autoritaire » ; le cabinet Papen a même élevé ce slogan au rang de programme politique1. Ceci dit, le gouvernement Papen a également pris fin la même année2. Il n’était cependant pas l’inventeur du programme de l’État « autoritaire », seulement le représentant des pouvoirs qui poussent encore et toujours à la réalisation de ce programme. C’est pourquoi nous aurons tout loisir, de nombreuses années encore, de batailler avec les partisans pratiques et théoriques de l’État « autoritaire ». Un étranger qui ne connaîtrait pas bien les spécificités du contexte allemand serait sans doute bien en peine de dire quels objectifs politiques concrets ce slogan peut bien recouvrir. Autorité signifie pouvoir et validité, habilitation et justification. Contre qui ou quoi s’agit-il donc de polémiquer en mettant en avant la représentation de l’État « autoritaire » ? Y a-t-il jamais eu un État non autoritaire ? Tout État n’est-il pas, en tant qu’État, un groupement de domination3 autoritaire ?

Le manque de clarté du slogan État « autoritaire », même s’il n’est pas intentionnel, a des raisons bien établies. L’objectif que visent ses porte-paroles ne peut être explicité qu’en répondant à deux questions : quelle base les protagonistes de ce slogan entendent-ils donner à l’autorité étatique ? Et sur quels domaines de vie l’État doit-il, d’après eux, empiéter de façon autoritaire ?

Il est relativement facile de répondre à la première question. Avec la notion d’État « autoritaire », on polémique en vérité contre l’État démocratique. « L’autorité, pas la majorité4 » n’est autre que l’antithèse formulée par Friedrich Julius Stahl il y a cent ans5, et qui n’a pas gagné en justesse entre-temps. Que l’État démocratique, constitué par décision à la majorité, soit dépourvu d’autorité, voilà ce qui ne saurait être affirmé sur la base d’une expérience ancienne et moderne qui, pour les Allemands, n’a été que trop amèrement corroborée par la guerre. On dit, donc, État autoritaire, mais, en réalité, on pense autorité autocratique contre autorité démocratique de l’État. Il ne faut pas sous-estimer le fait que la théorie et la pratique de l’après-guerre allemand ont largement donné prise aux attaques des champions de l’État « autoritaire ». On aura beau convenir du caractère inexorable des effets enclenchés par la défaite militaire et par l’effondrement monétaire et économique qui s’est ensuivi, on aura beau tenir compte du fait que ce sont les mêmes cercles, très influents dans les domaines militaire et économique, qui, après s’être donné tant de mal depuis 1918 pour saper l’autorité démocratique de l’État, réclament aujourd’hui à grands cris l’État « autoritaire », on aura beau admettre toutes ces explications et toutes ces excuses pour la faiblesse de la démocratie allemande, on ne saurait cependant exonérer les acteurs pratiques et théoriques de cette démocratie de la faute historique d’avoir par trop méconnu la loi inébranlable du pouvoir politique. L’erreur nationale commise par les Allemands depuis des siècles a été d’écarteler l’unité du droit et du pouvoir de façon tout aussi définitive que l’unité de la théorie et de la pratique, alors même que celle-ci ne doit jamais être scindée autrement que sur un mode dialectique, et de s’être évertués, de surcroît, à faire du droit et du pouvoir l’apanage respectif de deux programmes de partis distincts. Comme la démocratie libérale il y a cent ans, la démocratie sociale en Allemagne a donc elle aussi, depuis 1918, avant tout revendiqué pour elle-même le droit, et n’a jamais su au juste quel usage faire du grand méchant pouvoir dans lequel, entre-temps, ses adversaires savaient prendre toujours plus confortablement leurs aises. Si la démocratie sociale n’avait pas réussi, le 20 juillet 19326, à enfoncer le clou de la dialectique pouvoir/droit plus profondément que n’y était parvenue la démocratie libérale en 18137 et en 18498, alors l’État autocratique-autoritaire aurait pu devenir pour de longues années une réalité en Allemagne.

L’évidence qui accompagne le slogan, en lui-même peu clair, d’État « autoritaire » tient donc en partie à la faiblesse du régime démocratique dans l’Allemagne de l’après-guerre. Mais, dans une bien plus large mesure, c’est l’état de perplexité confuse dans lequel l’Allemagne se trouve plongée depuis 1929 qui la rend particulièrement réceptive à tout discrédit jeté sur l’autorité démocratique de l’État ainsi qu’à la foi dans les miracles de la dictature. Le fait que des millions de personnes croient avec une ferveur religieuse pouvoir être délivrées de toutes les misères par le Führer accroît bien au-delà des raisons sociologiques habituelles la difficulté – qui n’est déjà pas mince en soi – de former une majorité politique et un gouvernement démocratique. Dans cet état d’exception et de crise, une conception de l’État qui, comme celle de Carl Schmitt, déclare que l’exception est décisive, mais que la règle et la norme sont insignifiantes, et qui s’efforce depuis une quinzaine d’années de rabaisser l’autorité démocratique au profit de l’autorité dictatoriale de l’État peut connaître un certain succès.

Les peuples occidentaux savent, au moins depuis l’époque de l’antique démocratie romaine, qu’une concentration de l’autorité de l’État et la désignation d’un dictateur démocratiquement révocable sont nécessaires dans des états d’urgence et d’exception. Carl Schmitt cependant, avec une logique plus qu’audacieuse, cherche à prouver que cet état d’exception est le véritable et correct état normal, que la dictature permanente, non pas celle qui est strictement limitée à la période de nécessité, mais la dictature autocratique, est la véritable démocratie. Il ne connaît au fond qu’un seul État « autoritaire », à savoir la dictature fasciste sur le modèle de Mussolini, qui, « avec une simplicité tout antique9 », impose par la force, à l’aide d’un seul et unique parti dictatorial, la volonté d’un seul homme à toute la vie politique. Pour la plus grande gloire de cet État « autoritaire », toutes les institutions et tous les modes de pensée propres à l’État de droit doivent être dépouillés de leur autorité, présentés comme des inepties rationalistes du XVIIIe ou du XIXe siècle, et la Constitution de Weimar, réduite ad absurdum par le même genre d’interprétation. C’est pourquoi par exemple, pour cette doctrine du droit, une Constitution n’est pas un rapport entre normes de droit10, mais une « décision », et le parlementarisme, une institution absurde qui veut établir des vérités éternelles par la discussion, et toute juridiction constitutionnelle, un poison voué à ramener le Reich allemand à son état d’impuissance des XVIIe et XVIIIe siècles.

Walther Schotte, dans son livre Der neue Staat, a montré comment cet État « autoritaire » a pris forme dans les têtes du gouvernement Papen. Interrogé au sujet de la forme de l’État « autoritaire », le monarchiste von Papen exprime sa pensée par une contre-question dont la profondeur de sens n’a d’égale que la grande commodité : « Après tout, que sont, devant Dieu, les formes d’État11 ? » Tout le fruit que l’on retire de la conception schmittienne de l’État et de son interprétation de la Constitution – à laquelle il est explicitement fait référence dans un autre passage12 – se ramène à ce principe de Metternich : « Le pouvoir d’État repose sur le président du Reich, qui est certes élu par le peuple, mais qui est seul responsable devant Dieu13. » Si l’on ajoute à cela que le vote à bulletin secret est en vérité, dans la vision schmittienne des choses, plus antidémocratique que le plébiscite public14 (placé, à l’exemple de l’Italie fasciste, sous le contrôle d’un parti dictatorial), il est alors évident que cet État « autoritaire » ne doit pas avoir pour base la démocratie, cette « idole des masses égarées15 », mais l’autocratie. Quant au sacrum imperium16 de cet État autoritaire, on cherchera en vain, toute invocation de Dieu mise à part, d’où il peut bien tirer sa sacralité.

La base antidémocratique de l’État « autoritaire » saute aux yeux. Il est bien plus difficile, mais aussi bien plus instructif, de répondre à la question de savoir quels sont, d’après ses porte-paroles, les domaines de vie sur lesquels l’État est réputé pouvoir empiéter de façon autoritaire et quelles sont les limites que son autorité doit respecter. C’est précisément cette question des limites de l’autorité de l’État qui va se révéler être le véritable experimentum crucis de l’État « autoritaire ».

Pendant de nombreuses années, il a semblé que la politique étrangère du Reich allemand requérait nécessairement l’État « autoritaire ». Des masses égarées furent maintenues dans la croyance superstitieuse qu’un « homme fort » allait pouvoir effacer d’un trait de plume les lourds fardeaux de la guerre mondiale. Cette justification de l’État « autoritaire » par la politique étrangère a beaucoup perdu de sa force de persuasion depuis que l’État démocratique a réussi – ce qui est encore trop peu mis à son crédit – à affranchir l’Allemagne des conséquences les plus sévères d’une guerre qu’un État autoritaire avait perdue. Walther Schotte confirme, avec un franc-parler qui mérite d’être salué, que la politique étrangère ne saurait être le domaine de vie relevant en propre de l’État « autoritaire ». Car la politique étrangère du gouvernement Papen, comme il le note à juste titre, n’a plus à faire face à des nécessités aussi brûlantes que celles auxquelles devaient faire face ses prédécesseurs. « Il peut remercier ses prédécesseurs d’avoir fait en sorte que les nécessités les plus pressantes – dont l’occupation de l’Allemagne par l’ennemi, ou même les exigences de réparation illimitées – soient déjà résolues ou si proches de l’être que, par exemple, sur la question des réparations, l’accord de Lausanne aura suffi pour reléguer à jamais le spectre des dettes politiques dans les oubliettes de l’histoire17. » Maintenant que la France a aussi concédé à l’Allemagne l’égalité de traitement en matière militaire, les motifs crédibles en faveur d’une politique étrangère autocratique se sont raréfiés18.

En déduira-t-on que les pionniers de l’État « autoritaire », hommes puissants dans les domaines militaire et économique, qui croient depuis quelques mois avoir également réussi à mettre la main sur les leviers du pouvoir politique, ont à l’esprit l’État autoritaire sans limite en matière de politique intérieure, l’État « total » ? Certainement pas ! Cette rêverie exaltée, issue du Jugendbewegung19 et de l’expérience de la guerre, tout aussi sincère que politiquement confuse, ils la laissent à un Ernst Jünger qui a popularisé chez nous le slogan d’État total dont l’origine provient du fascisme italien20. Le « travailleur » et le « guerrier » qui endurent de graves souffrances économiques, spirituelles et psychiques en raison du déchirement anarchique du peuple peuvent bien, dans leurs aspirations apolitiques à la délivrance, s’enthousiasmer à l’idée d’une communauté entièrement débarrassée de tout antagonisme, où l’individu serait entièrement dissous et absous, ils peuvent bien se bercer de rêves intenses et profonds sur la société sans classes et sur le « Reich », sur un socialisme international ou national, l’État « autoritaire », lui, a les yeux grands ouverts et sait pertinemment qu’il ne veut ni ne peut être un État total.

L’État total est une impossibilité pratico-politique. L’État ne peut jamais saisir que des contenus partiels de l’être humain, jamais l’être humain dans son entièreté. Depuis l’ère de Bodin21, c’est-à-dire depuis l’apparition même d’un État moderne, celui-ci a dû d’emblée renoncer, en tant que groupement politique, à être à la fois aussi une communauté de culte ; il a dû se faire tolérant et libéral, dans le domaine religieux d’abord, et ensuite aussi dans les domaines de l’art et de la science. Mais chaque fois que l’on a voulu, dans l’histoire moderne, se diriger vers une totalité, ne serait-ce que relative, de l’État, cela s’est toujours accompagné de l’exigence d’une religion civile22 unitaire dont l’État devait être l’ordonnateur. Une autorité qui veut nous motiver bien au-delà de notre comportement extérieur, qui veut déterminer aussi notre homme intérieur, qui veut nous obliger sciemment et consciemment doit pouvoir se réclamer de bien davantage que de la simple suprématie de son pouvoir ou que de simples considérations d’utilité. La légitimation d’une telle autorité ne peut pas davantage être assurée par un Dieu universel et par un christianisme qui, en se détachant dogmatiquement de toute obédience, s’est privé concrètement de toute obéissance que par le culte rationaliste d’un être suprême. C’est pourquoi Mussolini, qui a la chance d’exercer sa dictature sur un peuple de confession homogène, cherche à tout prix à fonder son autorité politique sur l’autorité de l’Église catholique. On peut à juste titre douter que l’universalisme catholique puisse vraiment faire office de soubassement pour le fascisme nationaliste. En revanche, il ne fait aucun doute que l’Allemagne manque de toute base métaphysico-religieuse pour fonder aussi bien l’État « total » que l’État « autoritaire », ce qui explique que ce dernier ne soit pas en mesure d’empiéter avec toute l’autorité requise sur le domaine de la culture dans son ensemble, ni de déterminer immédiatement la communauté culturelle.

Les succès respectifs du socialisme et du nationalisme völkisch23 reposent en fin de compte sur la croyance que l’unité de la communauté culturelle peut être réalisée par le biais de l’unité soit de la communauté économique autoritaire, soit de la communauté raciale autoritaire. Ceux qui sont convaincus que l’on peut, à partir d’un même corps racial, conclure de façon scientifiquement certaine à l’existence d’une âme ou d’un esprit racial correspondant, assignent à l’État la tâche de soumettre la communauté culturelle à un élevage racial. De larges fractions du peuple allemand qualifient aujourd’hui cette façon de voir d’« idéaliste ».

La croyance en l’instauration de la communauté spirituelle via la communauté économique autoritaire est en revanche marquée du sceau infâme du matérialisme par les classes sachantes et possédantes d’aujourd’hui. La jeunesse bourgeoise cependant, à laquelle le socialisme de Hitler a donné un tant soit peu à réfléchir, commence, elle aussi, à saisir ce qu’il y a de relativement vrai dans l’exclamation lancée avec impatience par l’idéaliste Schiller au nom de la dignité de l’homme : « Je vous en prie, cessez d’en parler ! Donnez-lui de quoi manger, se loger. Si vous couvrez sa nudité, vous lui rendez sa dignité24. »

Le thème de l’État comme « communauté de renordification25 » n’a jamais sérieusement occupé l’esprit des tenants de la conception « autoritaire » de l’État. Ce qui est en revanche décisif pour cerner le caractère politico-social de l’État « autoritaire », c’est sa position vis-à-vis de la forme économique capitaliste. Au XIXe siècle, le conservatisme prusso-allemand avait fermement rejeté le capitalisme bourgeois-libéral qui dissolvait tous les liens traditionnels. Sans pouvoir empêcher le développement de cette forme économique, le conservatisme d’antan disposait néanmoins d’assez de force pour inoculer son propre mode d’évaluation à la bourgeoisie libérale, de façon à l’inféoder peu à peu au plan politique. Le produit de cette singulière hybridation féodal-capitaliste fut le national-libéralisme, dont le nom à lui seul est déjà plein de contradictions26. Au XXe siècle s’est accompli le processus inverse. Le capitalisme grand-bourgeois montre une puissance d’assimilation supérieure ; le conservatisme se débarrasse de tous ses scrupules anticapitalistes et perd ses dernières gouttes d’onction sociale ; l’ancien directeur de Krupp et magnat de la presse Hugenberg27 devient président de l’ex-parti conservateur. Conformément à cette mue sociologique, l’État « autoritaire » est la suite logique du développement abouti du national-libéralisme, et l’appellation qui lui convient le mieux est celle de libéralisme autoritaire.

Caractériser cette volonté politique comme étant du libéralisme se justifie principalement par sa prise de position sur le problème cardinal de notre temps : la question de l’ordre économique. Car, dès que l’on en vient à parler d’économie, l’État « autoritaire » renonce entièrement à son autorité, et ses porte-paroles soi-disant « conservateurs » ne connaissent plus d’autres mots d’ordre que celui-ci : liberté de l’économie par rapport à l’État ! C’est avec emphase que Papen se déclare partisan de la « pensée de l’économie privée » et de l’« initiative et de la libre force de travail de tous les hommes qui mettent l’économie en mouvement28 » ; ce qu’il souhaite, c’est que l’État et l’économie soient « sévèrement » séparés l’un de l’autre, l’État devant amorcer un complet « retrait hors de l’économie29 ». Les conservateurs qui s’enthousiasment pour l’État « autoritaire » se mettent à ressembler à s’y méprendre aux bons vieux « hommes de Manchester30 » quand ils disent, à l’instar de Papen, vouloir avant tout éviter d’« entraver davantage la mobilité de l’économie par de nouvelles constructions artificielles. Au contraire : il faut assouplir les liens31 ». On n’aurait certainement pas entendu ce mot dans la bouche d’un conservateur du XIXe siècle.

Carl Schmitt estime lui aussi que le moment est venu d’exprimer un peu plus clairement ses idées au sujet de l’État « autoritaire », idées qui étaient jusqu’à maintenant restées dissimulées sous des négations sophistiquées. L’occasion lui en a été opportunément offerte lors de la soixantième assemblée générale de l’« Association au long nom » en novembre 1932, où il s’est appesanti devant quinze cents patrons de l’industrie lourde sur le thème « État et économie ». Les résultats auxquels il est parvenu justifient, à n’en pas douter, l’avis autorisé du Deutsche Bergwerks-Zeitung en date du 24 novembre, selon lequel l’Association au long nom a « fait une bonne prise32 » en choisissant cet orateur. Son allocution, il est vrai, manifestait l’exigence « que l’État renonce à tous les repaires qu’il occupe encore dans la vie économique, et qu’il ne participe plus à l’économie que sous la forme d’un domaine régalien de l’État, bien délimité et clairement signalé à l’extérieur33 ».

L’enthousiasme pour la « désétatisation de l’économie », pour la distinction « propre et nette » d’une sphère économique libre d’État, voilà qui n’a pas dû aller sans mal pour notre théoricien total-autoritaire de l’État. Son extraordinaire art d’inventer des mots lui permet toutefois de se tirer d’affaire. Jusqu’à présent, on avait entendu Carl Schmitt dire que l’État actuel était un État faible parce que « pluraliste34 », un État où les groupes d’intérêt économiques, notamment, luttent eux aussi pour le pouvoir. En guise de solution alambiquée, l’ingénieuse idée de l’État total et donc fort est apparue à l’horizon. Mais l’assemblée générale de l’Association au long nom nous a offert, grâce à Carl Schmitt, une interprétation plus claire de la notion d’État total. Dorénavant, il nous faut en effet faire une distinction entre, d’une part, un État total qui cherche à régir l’économie de façon autoritaire – mais cet État-là n’est total que d’après son « volume », et c’est l’État faible que nous avons actuellement sous les yeux en Allemagne – et, d’autre part, à l’opposé, l’État qualitativement total, qui se sépare nettement de l’économie, mais qui, en contrepartie, gouverne avec des moyens extrêmement forts en termes de puissance militaire et d’influence de masse (radio, cinéma)35. En ce sens cependant, tout État fort peut être qualifié d’État total. « Ce que cela signifie, ajoute l’orateur vedette – qui, à défaut d’être entièrement sans équivoque du point de vue logique, n’en présente aucune au plan politique –, le fascisme l’a mis en évidence36. » Le seul et unique exemple que ce juriste de droit public, ce « gardien de la Constitution », réussit à trouver pour illustrer l’idée d’une conduite autoritaire des affaires de l’État, d’un « courageux déploiement du pouvoir d’État » est celui du 20 juillet 193237.

L’État « autoritaire » se caractérise donc en premier lieu par son retrait hors des tâches de production et de distribution économiques. Mais Papen ne serait pas représentatif du combat pour l’État « autoritaire » s’il n’était pas en même temps le pourfendeur de l’« État-providence ». Cela ne veut pas dire, on s’en doute, que l’État doive pratiquer l’abstinence dans la politique de subventions accordées aux grandes banques, aux grands industriels et aux gros exploitants agricoles, mais bien plutôt qu’il procède au démantèlement autoritaire de la politique sociale. Par la bouche de son apologiste Schotte, le gouvernement autoritaire de monsieur von Papen nous a appris que l’assurance maladie nuit à la santé publique et que le chômage n’est pas une fatalité pour le travailleur – « comme le prouve la profusion de travail au noir ». En conséquence de quoi l’assurance chômage est réputée être un non-sens : « L’individu doit avant tout s’aider lui-même38 ! » Selon monsieur von Papen, l’État « autoritaire » est, bien entendu, social, mais Papen définit comme étant social un État « qui défend le travail en tant qu’il est un devoir, le travail en tant qu’il est le bonheur spirituel de son peuple39 ». L’aspiration de millions d’hommes allemands au travail qu’ils ont perdu, à un droit au travail autoritairement garanti aurait dû rendre de telles paroles impossibles.

Outre son retrait hors de la politique économique et sociale, cet État « autoritaire » doit aussi initier un retrait hors de la politique socioculturelle. Jadis, le conservateur prussien était fier de la scolarité obligatoire universelle et du maître d’école qui, disait-on, avait remporté la bataille de Königgrätz40. Aujourd’hui, nous entendons monsieur von Papen annoncer que, dans la perspective du démantèlement de l’activité de l’État, il faut maîtriser en priorité la hausse des dépenses destinées à la politique culturelle ; l’État, estime-t-il notamment, « n’est pas obligé d’“offrir sur un plateau” l’instruction publique universelle ; les dépositaires de l’autorité parentale doivent eux aussi faire des sacrifices de leur côté. Je considère comme intenable une situation où les dépenses pour l’école publique ont triplé par rapport à la période d’avant la guerre41 ».

Ces quelques éléments probants devraient assez largement suffire pour caractériser le contenu approximatif du libéralisme autoritaire : retrait de l’État « autoritaire » hors de la politique sociale, désétatisation de l’économie et étatisation dictatoriale des fonctions politico-spirituelles. « Autoritaire » et fort, un tel État se doit de l’être parce que, comme Schmitt nous en donne l’assurance de façon tout à fait crédible, seul un tel État est capable de desserrer les liens « trop poussés » entre l’État et l’économie. Et pour cause ! Car, dans des formes démocratiques, le peuple allemand ne tolérerait pas longtemps cet État néolibéral. C’est le ministre des Finances du cabinet Papen en personne, le comte Schwerin von Krosigk42, qui fait observer, dans le livre de Schotte, que près de quatre-vingt-dix pourcents de notre population vivent avec un revenu qui, en moyenne, pour une famille de quatre personnes, n’atteint même pas les quinze cents marks43 !

L’objectif est ici seulement de faire une présentation – et non une critique – du national-libéralisme posthume. Cet État « autoritaire » a beau avoir la prétention d’être, au contraire de l’« État-partis démocratique », un État vraiment juste et impartial, et Carl Schmitt a beau défendre cette prétention sans sourciller, il n’y a de toute façon pas la moindre chance pour que lesdits quatre-vingt-dix pourcents de la population la prennent au sérieux sur la durée. Un État qui voudrait effectivement garantir la « libre force de travail de tous les hommes qui mettent l’économie en mouvement » ne pourra pas se permettre d’opérer un retrait hors de l’économie ; il va lui falloir au contraire empiéter sur le domaine économique de façon autoritaire et, pour tout dire, de façon socialiste. Nul État européen ne parviendra non plus à être un État fort sans se rendre également fort au plan économique contre les banques, l’industrie et l’agriculture, et sans soulever l’enthousiasme des quatre-vingt-dix pourcents en question pour l’État en mettant en place une organisation de l’économie qui réponde en priorité à leurs besoins.

Il se peut que le bourgeois allemand se tranquillise momentanément en raison de l’assurance donnée par Schmitt à l’« Association au long nom » que l’accroissement des moyens techniques, et en particulier de la technique militaire, a permis un tel accroissement du pouvoir d’État que, à côté de lui, toutes les anciennes représentations de révolutions et de combats de barricades ont pâli44. Si superbe que soit son mépris pour tout ethos politique, une telle argumentation ne peut cependant pas nous faire oublier ce fait historique : déjà, en Russie, en 1917, un État qui maîtrisait à n’en pas douter en virtuose la technique d’un pouvoir ayant reçu carte blanche a atteint son terme fatal.