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Christine Aventin

est une fille un peu gauche – un écrivain contrarié. De genre littéraire fluide, elle publie au même moment Scalp (poèmes) (L’Arbre à paroles, collection « IF »).

Christine Aventin

FéminiSpunk

Le monde est notre terrain de jeu

Zones

DE LA MÊME AUTRICE

Le Désir demeuré (roman), le Somnambule équivoque, collection « Fulgurances », Liège, 2004.

Red Shoes (théâtre), maelstrÖm reEvolution, collection « Bookleg », Bruxelles, 2012.

Portrait nu (roman), suivi de La Mort quand elle veut (nouvelle), Weyrich édition, collection « les Plumes du Coq », Neufchâteau, 2018.

Breillat des Yeux le Ventre (essai-fiction), Espace Nord, Bruxelles, 2018 (prix quinquennal de l’essai de la Fédération Wallonie-Bruxelles).

Avec, par ordre d’apparition,

Milady Renoir

Astrid Lindgren

Haroun

loserksjfdfds

Frau Schneider

Sarah Schulman

Kathleen Hannah

Théa

Christina Heldner

Donna Haraway

les LilithS

Oksanna Chatchko

Eva Söderberg

Manon Labry

Corin Tucker

Snoeg Snoedal

Bambi

Norasanst

Angela McRobie

Ilse Bindsein

Alex

Donna Dresch

Veronica Nikulshina

les filles du Collectif Anonyme

Go

Bikini Kill

Cyou

bell hooks

Renate Lorenz

Jack Halberstam

Mathilde

la Pythie CHUR

Marina

Françoise Vergès

 

Les anonymes du Queer Manifesto

James Baldwin et Audre Lorde

Robin Morgan

Sojourner Truth

Jeanne Lee

Charlotte Puisieux

Zig

Monique Wittig

Le Combahee River Collectif

Gloria Anzaldúa

Houria Bouteldja

Kilmameri

Laura Alexandra Harris

Bamsmash

Alice Walker

Johanna Fateman

la fille de l’émission radio

la fille qui se bat comme une fille

Ulrike Meinhof

Alissa Evangelista

Joëlle Sambi

Ramdasha Bikceem

Gabby Bess

Mimi Thi Nguyen

Monika

Vinciane Despret

Isabelle Stengers

Layla F. Saad

Eske Wollrad

Agnès Desarthes

Virginia Woolf

l’anonyme du tag

Élisabeth Lau

 

 

Pour les copines – aimantes qui m’ont aimantée.

 

Merci à celles qui, sœurcières, m’ont maintenue en vie.

Et à Marine Le Corre, neurochir au CHUR de Montpellier.

 

L’autrice a reçu, pour la rédaction de cet ouvrage, le soutien d’une bourse de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Table

1. WHAT’SPUNK. OÙ L’ON DÉCOUVRE QUE FIFI BRINDACIER EST L’INVENTEUSE DU PUNK
2. RECLAIM. OÙ L’ON INVENTE QUE L’IMAGINATION EST UN MENSONGE QUI CRÉE DE LA VÉRITÉ
3. NO HERO BUT CLITO. OÙ L’ON COMPREND QUE L’HÉROÏSME EST UNE ARNARQUE
4. CONTAGION. OÙ L’ON DÉCIDE DE FAIRE CONFIANCE AUX FORCES MINORITAIRES
5. FILLES. OÙ L’ON CONSTRUIT, À L’ENDROIT DU MOT « FEMME », LE PLUS GRAND FEU QUI SOIT, AVANT DE LIRE L’AVENIR DANS LES CENDRES
6. HÉRITIÈRES. OÙ L’ON CHERCHE QUOI FAIRE D’UN GROS MEUBLE DE FAMILLE QUI NE PASSE PAS LA PORTE ET ENCOMBRE TOUT LE PALIER
POST-SCRIPTUM. OÙ L’ON S’AVISE QUE LA SOLITUDE EST UNE MAISON HANTÉE

1. WHAT’SPUNK. OÙ L’ON DÉCOUVRE QUE FIFI BRINDACIER EST L’INVENTEUSE DU PUNK

— Rendez-vous compte, dit Fifi, l’air songeur, rendez-vous compte, c’est moi qui l’ai trouvé. Moi, et personne d’autre !

— Mais qu’as-tu donc trouvé ? demandèrent Tommy et Annika. (Ils n’étaient pas du tout surpris que Fifi ait trouvé quelque chose – elle n’arrêtait pas – mais ils voulaient savoir quoi.) Allez Fifi, qu’as-tu trouvé ?

— Un mot nouveau, répondit-elle en regardant ses amis, comme si elle s’apercevait juste de leur présence. Un mot flambant neuf !

— Quel mot ? demanda Tommy.

— Un mot super. Un des meilleurs que je connaisse.

— Allez, dis-le, renchérit Annika.

— [Spunk], annonça triomphalement Fifi1.

Je le savais. J’en avais l’intuition, la conviction intime : Fifi Brindacier est la première féminiSpunk ! Une évidence empirique issue de l’enfance : plus besoin de s’inventer garçon pour avoir un rôle un peu intéressant dans les jeux – on n’aurait qu’à dire que j’étais le fils du chef –, il suffisait d’être Fifi. Une évidence ré-éprouvée, quarante ans plus tard, lorsque le petit humain dont je suis la mère, et à qui je venais de montrer les premiers feuilletons de la série télévisée, affirma « J’aimerais bien, moi, être Fifi. » Première fois, unique fois, que je l’entendais souhaiter être un personnage féminin. Et ça, je peux vous dire que ça tient du miracle politique. On a beau travailler, chaque jour, chaque minute, au déminage du sexisme intégré, toujours reste quelque part dans la tête d’un petit garçon la conscience d’avoir gagné au pile ou face de la binarité. La chance d’être un garçon, doublée de la chance d’avoir échappé de justesse à la catastrophe d’être une fille.

Or, Fifi est une fille, aucune ambiguïté, aucun doute là-dessus. Elle porte une robe (à sa façon), les cheveux longs (à sa façon), elle fait le ménage, la cuisine et les courses (à sa façon), elle est coquette (à sa façon), elle danse et chante (à sa façon). Elle saute à la corde, elle joue à la marelle, elle prend le thé. N’emprunte rien au masculin, ne refuse rien du féminin. Aucune velléité de négociation avec les attributs sociaux du genre, mais un dépassement : elle n’a pas besoin de mimer la masculinité pour être forte, libre, bruyante et drôle.

C’est pourquoi j’affirme qu’un miracle politique a lieu, lorsque ce petit garçon de neuf ans2 me dit qu’il aimerait bien être Fifi. Similaire à ce qui se passe, en vérité, lorsque des hétéros cis aimeraient bien être queers : une telle force contestataire qu’elle en devient enviable, et potentiellement libératrice, pour les représentants de la caste dominante contre laquelle elle s’est pourtant construite. C’est toute la différence qu’il y a entre le réformisme égalitaire (nous voulons les mêmes droits que vous) et la déviance assumée (nous refusons de nous inscrire dans le cadre des normes édictées par cette société binaire hétéropatriarcale, raciste et bourgeoise). L’affirmation radicale de soi ne passe pas par l’assimilation mais par l’anticonformisme.

Un gars [admettons que c’était une butch que j’ai d’abord prise pour un gars] s’avance vers moi et me demande : « What’s punk ? » Alors, j’envoie dinguer une poubelle d’un coup de pied et je dis : « That’s punk ! » Alors, [elle] envoie dinguer la poubelle d’un coup de pied et demande : « That’s punk ? », et moi je dis : « No, that’s trendy »3.

Le problème avec le conformisme, c’est ce principe performatif d’aliénation mutuelle que l’on appelle « contrôle social ». En répondant aux injonctions multiples qui font pression sur toi, tu deviens toi-même une représentation de la norme et, en tant que telle, un agent de pression qui s’exerce sur les autres. C’est l’engrenage absurde du pouvoir : mieux tu obtempères, plus tu gagnes en confort à l’intérieur du système qui t’écrase. Car ta position, tu le constates à chaque fois que tu dois plaire, y est affaire de cooptation bien plus que de talent ; et les avantages qui te sont alors prodigués – travail, famille, logement, éducation, consommation, loisirs – ne sont en vérité que des leurres disciplinaires. Des leurres qui, ayant la fonction bien réelle d’assurer tes privilèges dans les marques de la culture dominante, sont à l’intérieur de cette culture les seuls critères de réalité ; c’est par eux que se juge la valeur des vies qui s’y trouvent broyées.

 

Avez-vous besoin d’une couverture

□ médiatique

□ bancaire

□ en laine ?

 

Telle est la carte de visite que je me suis fabriquée à la riso après une discussion avec les copines sur ces questions.

Parce qu’il fonctionne comme une prise d’otage, le conformisme produit le même type de syndrome : une sorte d’identification hypnotique à l’autorité qui récompense et sanctionne – telle que ton succès (il peut s’agir simplement de ta survie) t’apparaît non pas comme le résultat de ta subordination mais comme la conséquence, neutre et impartiale, de tes mérites4.

Pour s’extraire de la broyeuse, il n’y a pas trente-six solutions. What’Spunk ? Le refus de la conformité telle qu’elle résulte de « l’observation des autres en vue d’obtenir de l’information pour adopter un comportement approprié ». Ce qui implique une condition : l’autonomie. Assortie de l’épineuse nécessité de ne pas en faire un système, ce fonctionnement morbide qui transforme les rapports de force en logiques de pouvoir.

Frau Schneider revient d’un festival queercore et m’écrit ceci :

Ce festival qui se disait queercore, c’était un peu la fashion week : un vrai défilé de freaks à crêtes et à clous, mais finalement plus assez freaks tellement tout le monde était apprêté. Le degré de coolitude se mesure au nombre de clous de ton perf, j’en avais zéro, c’est con hein ? Alors je sentais bien que cette fille me regardait de haut parce qu’elle me prenait pour une secrétaire dans l’administration. Tu vois le truc ?

Il n’y avait ni loge ni catering mais un algeco minuscule recouvert de couvertures de survie. J’y suis entrée en milieu de soirée et là ce fut comme une apparition. Ce couple de punks fluo de 70 ans. Maquillés et habillés. Assis sur deux chaises, silencieux, face au mur, attendant leur tour de jouer comme on attend l’hostie à la messe.

Sur cette question du rapport de force vs logique du pouvoir, Fifi est inspirante – qui soulève un cheval au sens propre lève un lièvre au figuré ! Un lièvre que l’écrivaine Sarah Schulman résume assez bien, dans la description de ce qu’elle nomme la « gentrification des esprits » : qu’elle t’exclue ou qu’elle te consume, la mécanique des dominations met en œuvre une « tolérance répressive » telle que « les subordonné.es apprennent très vite qu’il leur faut réprimer leurs réactions instinctives afin de mériter la générosité résultant de leur retenue5 ».

Lourde de menaces, l’indulgence du pouvoir est donc conditionnée à ta capacité de négocier avec lui, dans le cadre qu’il impose, les termes d’une existence acceptable et c’est, tu le comprends, une stratégie d’aliénation. Contrainte à éviter tout écart, tout excès, tout débordement, te voilà rompue à la circonspection – sous quelle forme, à l’intérieur de quelles limites, peux-tu trouver ta place ou, à défaut, ton abri ? « Ne t’inquiète pas ! Je me débrouillerai toujours6 ! » C’est la toute première phrase que Fifi prononce. Formule répétée quatre paragraphes plus loin, qui contribue à poser d’emblée le personnage dans son aptitude à l’autodétermination : « Ne vous inquiétez pas pour moi ! Je me débrouillerai toujours7 ! » (La débrouille, c’est ce que la philosophie du punk appellera le Do It Yourself – riposte, individuelle autant que collective, à la mise en négociation de soi8.)

Et pour le reste, que sait-on d’elle ? Qu’elle vit sans adultes, et c’est plutôt chouette car il n’y a personne pour lui dire d’aller se coucher au moment où elle s’amuse le plus. Que sa robe est fort curieuse, elle l’a faite elle-même. Que ses orteils ont toute la place qu’il faut pour remuer dans ses souliers longs comme des bateaux. Qu’elle rentre de balade en marchant à reculons pour éviter d’avoir à faire demi-tour.

Bref, que le présent fait machine désirante avec le simple plaisir d’être soi, libre de ses goûts, de ses envies, de ses rythmes. Une malle remplie de pièces d’or règle la question des besoins, de la même manière que pour nous (qui n’avons pas comme elle un père pirate) la choure, la récup’, le squat, le prix libre et tous nos réseaux d’échange et de gratuité : cette malle lui permet simplement d’être dégagée de la valeur argent et de l’obligation d’entrer dans le système. Et pour ce qui est d’écarter toute forme oppressive d’autorité : « Il n’exist[e] pas dans le monde entier un policier aussi costaud qu’elle9. » Or les policiers, c’est ce qu’elle préfère, après la crème à la rhubarbe. En voici deux, justement, qui s’amènent. On dirait bien que c’est son jour de chance ! Car ils viennent avec une bonne nouvelle : les braves gens de la ville se sont arrangés pour qu’elle soit placée dans une maison pour enfants.

— Mais je suis déjà dans une maison pour enfants !, répond Fifi.

— Comment ça. C’est réglé ? demande le policier. Dans quelle maison es-tu ?

— Dans celle-ci ! répond fièrement Fifi. Je suis une enfant, et voici ma maison. Aucun adulte n’habite ici, donc c’est bien une maison pour enfants.

— Chère enfant, tu ne comprends pas, dit le policier en riant. Il faut que tu ailles dans une institution normale, où quelqu’un s’occupera de toi.

— On peut avoir un cheval dans votre substitution ?

— Bien sûr que non ! répond le policier.

— Je m’en doutais, dit Fifi, l’air sombre. Bon, et un singe, on peut ?

— Tu penses bien que non !

— Je vois, dit Fifi. Dans ce cas, vous allez devoir trouver ailleurs des enfants à placer dans cette substitution. Parce que moi, je n’ai aucune intention d’y aller10.

La conversation donnera lieu à un rapport de forces, explicitement joué sur le mode du chat et de la souris, au cours duquel les policiers resteront coincés sur le toit, Fifi ayant retiré l’échelle. Elle finira, magnanime, par les laisser redescendre et les portera par la ceinture jusqu’à la grille, non sans leur avoir proposé un petit gâteau fait maison en forme de cœur, trop cuit mais bon quand même. « Revenez quand vous voulez ! »

Ainsi se déploie en allant comme je te pousse l’énergie gratuite du désordre et de la fête, à la Villa Virêvolte11.

Avec la langue pour premier terrain d’aventures, lorsqu’en face le pouvoir fait semblant de vouloir discuter. Une langue qui se parle en roue libre, sans soucis de correction, de répétition ni de registre, avec la conscience pourtant des codes et, partant, des enjeux qu’il y a à les faire voler en éclats. Avec la conscience aussi des vertus performatives du mensonge. Parler, c’est jouer. Ça improvise du réel. « We can lie things into existence », disait Kathleen Hanna – grrrl incontournable de l’émergence des mouvements Riot sur la scène punk américaine des années 1990 : on peut faire advenir des choses en les fabulant12.

Mais il n’y a personne qui te dit quand c’est l’heure de te mettre au lit ?

— Je le fais moi-même. À 7 heures, je dis d’une voix douce : « Fifi, il est temps d’aller te coucher. » Mais si je continue à flâner, je deviens plus sévère : « Fifi ! Veux-tu bien aller te coucher ! » Mais alors, si je n’ai toujours pas écouté, c’est la raclée, bim13 !

À cet endroit de libre expression la traduction française, tout empreinte de son académisme, et du devoir de fournir à la jeunesse des modèles châtiés, pèche par manque d’audace et de légèreté. Je ne la suis pas et je reviendrai sur les raisons pour lesquelles je retourne à l’original et à sa traduction anglaise, voire aux dialogues de la série, lorsque je cite des extraits du roman d’Astrid Lindgren.

D’ailleurs, il n’y a qu’en français que Pippi Longues-Chaussettes est devenue Fifi Brindacier. La traduction insiste, à tort, sur une caractéristique extraordinaire du personnage : elle est cette petite chose, oui, mais très forte – là où il était seulement question, au départ, de la situer par rapport à son idée, toute personnelle, de l’élégance. Une esthétique verbale aussi, puisque son nom complet est un joyeux fouillis de mots hybrides contenant du gazouillis de fol oiseau (Pippilotta), de l’ogritude (Viktualia), un store enrouleur (Rullgardina), quelque chose de mentholé (Krysmynta), une filiation avec Efraïm (Efraïmdotter) et des longues chaussettes (Långstrump). Le tout prononcé sans virgule d’un seul trait comme une flèche – and that’Spunk, definitly : Pippilotta Viktualia Rullgardina Krysmynta Efraïmsdotter Långstrump.

Déviance assumée, donc. Il y a un mot qui pourrait résumer cette forme d’échappée subversive aux devoirs de conformité : « Maria Margareta Österholm traite Fifi de skev, mot suédois qui peut se traduire par queer en anglais14. »

Il me semble à moi que skev correspond davantage à l’anglais skew : oblique, de travers, asymétrique. Nous dirions à Bruxelles que Fifi est schieve : elle a des airs penchés. Mais je comprends bien la tentation d’en forcer un peu le sens politique en glissant, ni vu ni connu, discrètement, le mot queer à la place.

Cela dit, sans pour autant remettre en question le côté effectivement queer de Fifi, il est à craindre que ce mot figure désormais une identité culturelle recevable, voire peut-être un anticonformisme recherché comme une plus-value. Il n’y a qu’à voir comment le terme se pose sur les sites de rencontres, dès que le profil est un peu kink et que la photo exhibe en super glam trois tatouages et un sidecut. Si tel est le cas, c’est qu’il est trendy (Sarah Schulman dirait « gentrifié ») et si tel est le cas, c’est qu’il est bankable, et si tel est le cas, c’est qu’il a mouillé sa mèche15. Puisque être queer, au fond, c’est quoi ? Sinon – avec une certaine virtuosité – de chaque plaque courtiser l’à-côté.

Théa : « Ça donne envie que tu fasses un chapitre où tu ferais intervenir tous les acteurs de subordination linguistique et politique qui font d’elle une bonne petite peau de chagrin, et qu’elle leur donne une bonne leçon.

Je pense aussi à la femme de mon frère qui a offert à Ingo le DVD de Fifi il y a quelques semaines et que c’est la même qui avait interdit à son fils et à moi de jouer au bras de fer chinois au resto. Ipocrisis ; et que de toute façon c’est les adultes qui achètent les livres pour enfants. Et qu’on ne devrait pas faire confiance à une maison d’édition qui s’appelle Hache-ette et qui appartient à Lagardère pour faire une traduction ou des livres scolaires. Et qu’on ne devrait pas non plus faire confiance à ma belle-sœur. »

La langue – inventer les mots qui nous manquent, détourner les mots qui nous marquent – est un outil insurrectionnel. Use language as a weapon16. Il suffit de voir ce que ça crée comme puissance, la métamorphose vocale d’une girl en grrrl. Tu la sens bien, la rage ? Et comment dès la première prise – c’est une prise de pouvoir17 – tu deviens accro ? Parce qu’en relevant le menton, magie, tu rehausses du même coup ton regard et que ça modifie, de la manière la plus concrète qui soit, physiquement, ton point de vue. Comment ça te pose autrement ta vision, ton corps, ta présence, tu le sens ? Comment te vient alors l’envie de te renommer, de ne plus être Amélie, Maria ou Claire mais Carnage, Poison ou Volte18… Comment tu la dégrippes d’un seul coup ta mécanique identitaire, et comment tu vas pouvoir, enfin, aller jouer dehors ?

2. RECLAIM.
OÙ L’ON INVENTE QUE L’IMAGINATION
EST UN MENSONGE QUI CRÉE DE LA VÉRITÉ

« Une anarchiste en camisole de force. » C’est le titre d’un article écrit par Christina Heldner en 1992. Admiratrice de l’œuvre d’Astrid Lindgren, elle se demande pourquoi Pippi Långstrump ne rencontre pas dans les pays francophones le même succès qu’ailleurs. Et comme elle est linguiste et, qui plus est, bilingue, elle se procure Mademoiselle Brindacier1, et elle en tombe de sa chaise. En fait de traduction, la version qui circule alors en français est un assagissement, on pourrait dire une clitoridectomie, de l’œuvre originale.

L’organe, de vif, nerveux, sensible, est devenu docile, comme anesthésié2. La narration qui foisonnait, personnage au centre, s’est réduite à un pauvre petit récit d’aventures linéaire. Mais surtout, des trois volumes en suédois, il n’en reste que deux en français, tant sont nombreuses les coupes – qui nous fournissent, clef en main, le corpus de tout ce qui dérange chez Fifi : « un système de valeurs esthétiques et morales3 », pourrait-on résumer. Et de se demander, vraiment, quel intérêt pouvaient bien avoir ces livres dont on avait censuré toute la puissance, toute la liberté, tout le plaisir. Sauf à se dire que, précisément, le sens de la manœuvre était dans cette contention – qu’elle était l’objet même, esthétique et moral, de l’opération.

Comparaison en deux temps d’une réplique de Fifi. Contexte : Tommy et Annika sont au lit avec la rougeole. Leur maman leur apporte une délicieuse bouillie de céréales. Annika n’aime pas du tout ça. Alors, elle remue la cuillère dans son assiette, tout en sachant qu’elle ne pourra rien avaler.

1. Dans la traduction anglaise (considérée comme l’une des plus fidèles), ça donne :

« Why must I eat it ? » she asked plaintively. Et Fifi de répondre : « What a silly thing to ask. […] Of course you must eat your lovely porridge. If you don’t, you won’t grow big and strong. And if you don’t grow big and strong you won’t be able to make your children one day eat their lovely porridge. Oh, no ! Annika. Think of the dreadfull muddle there would be over the porridge-eating in this country if everyone talked like that4. »

2. Dans la traduction française de 1962, parue dans la « Bibliothèque rose » et diffusée telle quelle jusqu’en 1995 par Hachette, Fifi répond sans le moindre second degré et dans un parfait contresens :

« Comment peux-tu poser une pareille question ? Si tu ne manges pas, tu ne deviendras jamais grande et forte5. »

« Hachette considère avant tout les livres pour enfants non pas comme de la littérature mais comme des manuels d’éducation6 », écrit Astrid Lindgren (et elle a raison) dans une lettre adressée le 7 mai 1993 à l’éditeur français. Elle le somme de remettre au plus vite chaque chose à sa place dans le corps débridé de son texte, sous peine d’en reprendre les droits pour les confier à un éditeur plus scrupuleux.

Il faut dire qu’Hachette, respectant plus qu’à la lettre la loi de l’époque stipulant que la bonne moralité devait régner sur la littérature jeunesse7, a fait disparaître non seulement tous les passages où Fifi manque de respect envers l’autorité, mais aussi la plupart des histoires rocambolesques qu’elle invente, vrai-ifiant le faux, falsifiant le vrai, jusqu’à la confusion créatrice bienfaisante. Si l’on pose la « vérité » en construction idéologique comparable à un pedigree, l’image pourrait être alors celle d’une bâtardisation, dont l’enjeu consiste à faire éclater, en de multiples lieux subsidiaires, le noyau central des productions de vérité. « Croiser “la vérité” avec la fiction, c’est tenter de décentraliser la fabrique de la vérité8. » Il s’agit de donner pour vrai ce que tu inventes en même temps que tu laisses au réel le bénéfice du doute. Fondre vérité pure et fictions bâtardes dans un même alliage pour obtenir ce métal mou, plus facile à travailler, qu’est l’imagination. Le couler dans des formes nouvelles, que tu sais provisoires, et reprendre à ton propre usage, pour tes propres besoins, les appareils de fabrication de ce que l’on nomme « vérité ». Tout ce qui finit par exister dans le réel a d’abord existé dans l’imagination de quelqu’un. C’est pourquoi il nous faut inventer nous-mêmes les récits qui nous manquent car il n’y a pas la moindre chance qu’ils soient écrits par d’autres.

Et c’est ici que se rejoignent Fifi Brindacier, la Revolution girl style NOW ! et Donna Haraway : à l’endroit de la narration spéculative. C’est ici que s’énonce le potentiel hautement subversif de la fiction, son enjeu politique.

Il s’agit de s’engager dans un récit par un geste spéculatif qui soit en mesure de déplacer l’endroit à partir duquel se construisent l’identité et la forme du vrai, afin d’accéder à une fabulation nouvelle du monde et de soi qui puisse contrecarrer l’ordre probable des choses (dont nous sommes exclues), en ouvrant des possibles (qui nous comprennent). Telle est l’expérience que je tente : faire surgir de Fifi Brindacier l’improbable mais possible refuge d’une réponse habitable pour les copines – « T’écrirais pas un truc sur le féminisme punk ? » C’est à cette question que je réponds. Et la flèche, je me dis, créera sa cible en l’atteignant.

Parce que les mots que tu prononces sont comme des sorts que tu jettes ; tu agites les particules du réel, tu modifies le cours vibratoire des choses et, quelque part, l’axe insensiblement se déplace, du temps, ou de l’espace, ou de la perception, c’est pareil, qui fera tourner autrement, ailleurs, la machine à créer de la vérité.

« Plutôt que de raconter les faits tels qu’ils sont, j’essaie de raconter des histoires qui vont faire que quelque chose se produira9. »

C’est ce principe d’avènement magique qui, un beau jour, fit surgir au monde Fifi Brindacier. La fille d’Astrid Lindgren, clouée au lit par une forte fièvre, demande à sa mère de lui raconter « l’histoire de Pippi Långstrump ». Le nom est sorti, tout seul, comme ça, de la bouche de la fillette. Il fallait à partir du nom inventer l’histoire qui puisse honorer son surgissement : « Ah oui, c’est bien ça ! Elle s’appelle Pippi Långstrump, cette petite fille ! Et elle est capable, si l’envie lui en prend, de soulever un cheval d’une seule main… » Aucun enfant de France, biberonné cartésien, ne peut croire en pareille ineptie, il faudra donc à Fifi pour entrer dans la « Bibliothèque rose » une taille drastique de bonzaï, et désormais les deux bras pour soulever un poney… Il faudra en outre s’assurer qu’aucune lectrice ne se berce d’une catharsis illusoire : « Ce personnage de fillette doué d’une force physique extraordinaire n’est pas emprunté à la vie réelle. Il ne doit son existence qu’à l’imagination de l’auteur », avertit Hachette à la première page du livre, passant ainsi la camisole mentale à la puissance rêvée des filles.

L’article de Christina Heldner provoque un tollé en Suède, où l’œuvre d’Astrid Lindgren fait depuis longtemps déjà figure de classique. C’est ainsi qu’une nouvelle traduction est négociée, qui paraît donc en 1995, et que tout le monde a l’air de juger correcte10. J’y trouve pour ma part ce côté énervant que peut avoir la bonne élève qui joue à la cancre ; il y manque le plaisir de raconter, voire le plaisir d’avoir du plaisir à raconter. C’est pourquoi je m’amuse à retraduire les extraits comme je sens qu’ils pourraient l’être – Astrid, fais-moi un signe si tu y trouves quelque chose à redire.

[Peu de temps après avoir écrit cette phrase, une douleur aiguë vient me transpercer l’oreille gauche, que rien n’apaise. Je me remets au travail et, me relisant, j’ajoute : « Ne me dis pas que cette otite, c’est toi… ? » Tandis que la fièvre monte, je commence à délirer, emballée dans des couvertures au fond de ma roulotte, j’écris des choses que j’oublie de sauvegarder et dont je n’ai plus ni trace ni idée, mais je sens la menace du feu – et je pense qu’écrire a toujours été pour moi une mise en jeu dans un rapport de forces qui me dépassent. Je m’en veux d’avoir invoqué ce que je ne puis désormais révoquer. Il ne me reste plus qu’à constater ma propre mise en abyme ; incapable d’avaler la moindre cuillerée de cette soupe qui refroidit sur la table, à côté de mon ordinateur.]

Deuxième comparaison du même épisode :

1. la traduction française de 1995, telle qu’elle circule aujourd’hui en Livre de poche jeunesse.

Annika remua sa cuillère dans l’assiette mais il lui était impossible d’en avaler la moindre cuillerée.

« — Pourquoi est-ce que je dois avaler ça ? demanda-t-elle d’une voix plaintive.

— Comment peux-tu demander une chose pareille ? répliqua Fifi. C’est évident. Si tu ne manges pas cette bouillie délicieuse, tu ne grandiras jamais. Et si tu ne grandis pas, tu ne pourras jamais forcer tes enfants à manger leur bouillie. Non, non, Annika, ça ne tient pas. Ce serait un désastre pour la consommation de bouillie si tout le monde dans le pays raisonnait comme toi11. »

2. Comment je sens les choses, au vu de la traduction anglaise (et à la lumière d’une traduction littérale expliquée que m’envoient de Stockholm des camarades suédophones12) avec un parti pris totalement assumé de rendre à Astrid, septante ans plus tard, la vivacité de son style :

Annika chipote, elle remue la cuillère dans son assiette, sans pouvoir se décider à l’approcher de sa bouche.

« — Pourquoi est-ce qu’on devrait m’obliger à manger ça ? dit-elle en ronchonnant.

— C’est vraiment une question idiote ! dit Fifi. Bien sûr qu’il faut manger ta délicieuse bouillie, voyons. Parce que si tu ne manges pas, tu ne grandiras jamais, et si tu ne deviens pas grande et forte, comment est-ce que tu feras, plus tard, pour obliger tes enfants à manger leur délicieuse bouillie ? Non, Annika, et puis franchement, si tout le monde pensait comme toi, imagine un peu quelle pagaille ça ferait dans le commerce des bouillies. »

Or, s’il y a une chose fondamentalement anarcapunk, c’est bien de semer la pagaille dans le commerce des bouillies. Raison pour laquelle les zones à occuper en priorité, mais toujours de façon nomade et temporaire, sont celles des subcultures populaires – dernier terrain du politique DIY, l’endroit où se disputent à l’ordre dominant des parcelles de désordre créatif immédiatement disponible. Ailleurs, partout ailleurs, tu perds ton temps à répondre à des questions que seuls les petits soldats du système te posent. Dans le meilleur des cas, pour t’embrouiller ou saper ta confiance, et dans le pire, pour trouver par quel interstice ils vont pouvoir te ponctionner un peu de ta rage, et puis la fabriquer en série, sur le principe du vaccin, afin de la revendre bourrée d’additifs dans des emballages individuels sous l’appellation contrôlée de « délicieuse bouillie ».

Pour les plus radicales, il y a deux issues. Soit, comme l’ont fait les meufs des LilithS, disparaître du champ visible pour se réincarner sous d’autres identités dans d’autres luttes, ailleurs. Soit, comme l’a fait Oksanna Chatchko, disparaître tout court et se pendre, après un dernier tweet qui disait « You’re all fake ! » Leurs histoires sont parallèles. Oksanna était l’une des trois fondatrices de Femen, mouvement auquel elle donnera son esthétique militante à la Ciccolina, et dont elle finira par être violemment mise à la porte. Les LilithS sont nées de la sécession de la faction belge de Femen qu’elles quittent au moment de sa médiatisation et du grand n’importe quoi. Dans le meilleur des cas, tu comprends qu’il te faut muter toujours, et sans cesse partir. Avant d’être identifiée, interviewée, labellisée. Tu laisses sur la branche l’exosquelette vide de ta mue. Qu’ils en fassent ce qu’ils veulent, toi tu n’es plus dedans. Dans le pire des cas, tu t’identifies à ta lutte et c’est juste insupportable ce qu’ils vont faire de toi : du marketing.

La question qui se pose, question unique sans cesse reformulée et qui exige à chaque fois une réponse nouvelle, c’est comment rester vivantes à l’intérieur du grand mixeur. Que les corps échappent au contrôle et à la répression, c’est une chose. Que les imaginaires échappent au marketing en est une autre – qui lui est intimement liée. Il est possible que sur cette question Fifi Brindacier, du fait de son irréductibilité face aux nombreuses récupérations dont elle a fait l’objet, puisse nous servir d’avatar expérimental. Un substitut fictionnel pour parler de nos pratiques. Mais aussi un judas percé sur la porte du laboratoire où se fomentent les techniques d’absorption des subcultures par le mainstream et leurs stratégies de résistance. Fifi éclaireuse car la fiction est dans nos cordes, elle est notre ressort en face de la réalité – modèle déposé par le système dominant.

À en croire Eva Söderberg, de l’université de Stockholm13, de moins en moins de personnes aujourd’hui en Suède rencontrent Fifi via le texte original, qui s’est lentement dissous dans le magma édulcoré de ses nombreux ersatz : adaptation pour la télé, le cinéma, la comédie musicale, le jeu vidéo, le musée ou le parc d’attractions. Déminage idéologique, transformation de la loser en outsider, et ré-insertion dans les lois du marché. Mais le texte est là : il suffit d’y revenir pour en saisir toute la charge. Et pour comprendre que si les entreprises d’assimilation n’ont jamais réussi à le rendre tout à fait inoffensif, c’est parce que la subversion y est partout : une mise en jeu multiforme de la moindre parcelle de réalité®. Les romans d’Astrid Lindgren (récit sans progression des innombrables micro-aventures d’un personnage qui n’a ni quête, ni obstacle, ni devenir) font en vérité le pari du carnaval comme style – une extermination des normes et des pouvoirs qui n’est pas limitée à un territoire et à un temps donnés, mais qui s’offre telle une envie contagieuse – une invitation totale et permanente au plus jouissif des fuck off.

« On ne demande rien, on ne prétend rien changer. On fabule et c’est performatif. Pour conserver toute sa dimension potentiellement disruptive, la culture féministe émeutière pourrait continuer de miser sur la fanfaronnade autoréalisatrice » écrit Manon Labry dans sa conclusion à Pussy Riot Grrrls14. Et je m’applique à ce but, montrer la mèche sans la vendre. Entendons-nous, je ne suis d’aucune autorité, mais j’ai les outils et le savoir-faire. Et il faut bien que quelqu’une s’y colle, à la fin, à l’exercice périlleux d’un manifeste féminiSpunk ! Aucune expertise, seule une pratique de l’écriture qui consiste à me confronter au sujet en détourant, l’une après l’autre, mes questions. C’est-à-dire, en somme, mes incertitudes. Si ce travail est un essai, c’est donc au sens de tentative – de bricoler notre histoire pour qu’elle tienne, sans se trahir, dans un livre et d’amener les mots à l’émeute, à l’endroit où le repli devient aussi risqué que l’affrontement. Imaginons un texte où tout serait passage, un mouvement qui monte en vrille comme une spirale : tu rentres dedans, ou tu restes dehors, mais si tu rentres, ce sera pour y être traversée. Ce que je voudrais, c’est que tu ne gardes, à la fin, que le souvenir de ta propre voltige. Et que tu m’oublies.

(Quel est votre projet ? Quel est votre dispositif ? Quelles sont vos intentions ? Mon projet, c’est de faire tourner les tables, mon dispositif c’est la serial girl, et j’ai l’intention d’y aller gaiement. Fanfaronnade, oui.)

En termes de périphéries habitables, éloignées des convoitises aussi longtemps qu’échappant aux spéculations, débarrassées de tout potentiel symbolique ou réel de pouvoir, celle qu’a choisi d’occuper Astrid Lindgren est exemplaire : écrire un livre pour les petites filles – à une époque où la littérature jeunesse, en Suède comme ailleurs, se divisait en deux champs bien distincts. Les garçons d’un côté et les filles de l’autre ; la « Bibliothèque rose » n’était pas rose pour rien. Surtout, ne pas perdre ceci de vue. Si Fifi est l’inventeuse du punk, c’est aussi parce qu’elle a tout fait péter à partir de la niche culturelle la plus mineure, la moins légitime qui puisse se concevoir : celle de l’édition pour enfants spécifiquement destinée aux filles.

Choisir la créativité comme mode d’action et faire des zones les plus dominées de la culture populaire un terrain privilégié de la lutte pour le politique, tu vois bien que le mouvement est né là, qu’il est dès l’origine un activisme féministe et, en tant que tel, particulièrement attentif aux subordinations linguistiques : à qui tu t’adresses ? Dans quelle langue tu parles ? Est-ce que tu prends le pouvoir, est-ce que tu le donnes, ou est-ce que tu l’exploses ?

La génération Riot n’a pas fait autre chose, et elle l’a fait avec les mêmes moyens : les mots, grenades dégoupillées qui roulent à tes pieds, et que tu renvoies d’où elles viennent au risque, oui, que l’une d’elles te saute à la gueule. Mais aussi les mots, cocktails maison que tu fabriques à plusieurs dans la cuisine en bravant l’accident domestique. « Tout l’enjeu des Riot grrrls était là : dans notre capacité à récrire le féminisme… Pour les ados, quel était vraiment l’accès au féminisme ? C’était écrit de manière très académique, dans un langage inaccessible pour les jeunes femmes. Alors, on a pris ces idées et on les a reformulées à notre façon15. »

Si tu sais faire un gâteau, tu sais faire une bombe.

Et quand je dis que Fifi a tout fait péter, je pèse mes mots. En même temps qu’elle offrait aux petites filles en rose l’inestimable cadeau d’une représentation violente, délurée, égoïste, intelligente, forte et tranquille d’elles-mêmes, elle retournait le séparatisme misogyne en contre-force insurrectionnelle. La non-mixité festive. Les garçons n’en sont jamais revenus indemnes, d’avoir à faire l’expérience la plus commune du vécu féminin : celle d’une porte qu’on claque à leur nez pour la seule raison arbitraire d’un pronom. À la rigueur, qu’on reste entre meufs pour parler de viols, ils peuvent comprendre. Mais qu’on les exclue de nos fêtes sous prétexte qu’on veut pouvoir être soûles ou provocantes, déployer full power la bitch qu’on aime en soi, sans risquer de se faire violer… là, bizarrement, ils ne comprennent plus.

Snoeg Snoedal intervient : « Je souhaite mettre cette injonction sous les spotlights : “DÉPLOYER FULL POWER LA BITCH QU’ON AIME EN SOI”. Et tant que j’y suis, j’en profite pour en replacer une autre, (comme elle était au début, j’ai pas osé m’immiscer tout de suite) « PARCE QUE LES MOTS QUE TU PRONONCES SONT DES SORTS QUE TU JETTES ». J’ai pas lu Haraway. Moi c’est avec Shakti Gawain, (la spiritualité new-age si souvent raillée) que j’ai découvert la puissance du mot, allié à nos intentions. Dans La Visualisation créatrice (1978), elle explique dans quelle mesure nos pensées créent/préfigurent notre réalité. »

Traduite dans une soixantaine de langues, et vendue rien qu’en France, où son existence a toujours été la plus compliquée, à 20 000 exemplaires par an, Fifi Brindacier n’échappe donc évidemment pas au marketing. Depuis 1971, des bonbons « Spunk » sont commercialisés par une firme danoise. Leur nom vient de ce mot que Fifi invente, dans le troisième roman de la trilogie, et pour lequel elle ne trouve pas d’usage16. Et, bien sûr, le logo qui figure sur la boîte est censé avoir été dessiné par une petite fille de huit ans – une petite fille de huit ans qui, à en juger, devait avoir un master en design commercial et un inconscient peuplé de sex-toys subliminaux.

Ambassadrice de la nouvelle pédagogie, puis de l’égalité des sexes, puis de l’innovation technologique, puis du développement durable, puis du redressement économique, la Suède a mis Fifi à toutes les sauces diplomatiques pour en faire non seulement son image publicitaire, mais aussi l’icône de son identité nationale. Il semblerait que la réputation suicidaire des pays scandinaves soit un mythe, mais Oksanna aurait sans doute eu des choses à dire sur la manière dont un corps peut résister – à la torture du KGB biélorusse par exemple – et un imaginaire politique succomber – au capital bonheur, pour le dire vite.

« Une Pippi qui est à ce point exploitée, annexée, introduite à toute force dans le marché, va-t-elle survivre ?17 » demande en écho Eva Söderberg à la fin de son article. Et de conclure que, si Astrid Lindgren dans les années 1940 avait souhaité offrir à sa fille « une soupape de sécurité contre l’autorité quotidienne », ses compatriotes auraient bien besoin actuellement de retrouver la Pippi des origines, pour lutter contre et dans un pays où la normalité, quelle que soit la forme qu’elle puisse prendre, produit une telle pression. Pendant que le gouvernement suédois s’autocongratule de sa strong Pippi Longstocking economy, à l’autre bout du spectre, il crée le prix Astrid Lindgren, doté de 500 000 euros, dans l’idée d’un Nobel de la littérature pour enfants. Le prix a été attribué, en 2018 par exemple, à Jacqueline Woodson : une autrice noire et lesbienne, africaine-américaine, qui écrit pour la jeunesse des histoires sur les questions raciales et l’identité de genres – bien sûr non traduites en français.

Quand je vous disais qu’on peut faire tout péter à partir d’une microfissure… Récupérée à plein d’endroits, Fifi dissémine derrière elle autant de coquilles vides potentiellement habitables, et demeure, dans sa mue imaginale, à plein d’autres, irrécupérable.

Ainsi, en 2007, pétarade post mortem inattendue avec la parution du manuscrit original : les histoires de Fifi, telles qu’Astrid Lindgren les avait initialement racontées à sa fille, notées au vol en sténo, et puis recopiées. « En mai 1944, se souvient Astrid Lindgren, Karin allait avoir dix ans. Je voulais pour cette date avoir fini de rédiger les histoires de Fifi pour lui offrir le manuscrit comme cadeau d’anniversaire. Et puis je me suis dit que j’enverrais la copie à un éditeur. Non pas qu’une seule seconde je ne me sois imaginé qu’on puisse vouloir le publier, mais quand même ! J’étais assez embarrassée par Fifi et je me souviens d’avoir terminé ma lettre à l’éditeur : “Dans l’espoir de ne pas alerter le Conseil de la protection de l’enfance”, car j’avais moi-même deux enfants et que feraient-ils d’une mère qui a écrit de tels livres18  ! » Personne n’alerta personne mais le manuscrit, on s’y attendait, fut refusé. C’est une version remaniée qui finira par être éditée. Astrid Lindgren en effet retravaille alors son texte dans l’intuition de ce qui pourrait le rendre acceptable, et c’est bingo !

Or ce que l’on découvre en 2007, lors de la parution en suédois de Ur-Pippi originalmanus, c’est, d’une part, que la Fifi remaniée est « bien pâle et douce face à son originale beaucoup plus corrosive » et, d’autre part, que le roman dans sa version initiale contenait une critique très claire de la neutralité collaborationniste de la Suède face au nazisme, et qu’il était par ailleurs très explicitement antifa. Il en restera des indices implicites et polymorphes dans la version publiée. Ainsi, par exemple, de la scène face au Grand Adolf, qu’il est impossible de lire en dehors des enjeux politiques et économiques des années 1940. Comme l’explique très bien Astrid Surmatz dans un article tout entier consacré aux allusions politiques présentes dans le travail d’Astrid Lindgren et à la manière dont les différentes traductions les ont, ou pas, prises en charge : « Le signe le plus évident d’une manifestation subversive dans le livre est le nom de “strarke Adolf”, présenté comme l’homme le plus fort du monde [et à qui Fifi oppose] une double déclaration d’indépendance, comme enfant et comme fille […]19. »

Fifi au cirque le défie, après cette réplique succulente :

— Mais tu n’y arriveras jamais, s’inquiète Annika, c’est l’homme le plus fort du monde !

— L’homme, répond Fifi. Mais moi, je suis la fille la plus forte du monde20.

Dans la version française – l’adaptation pourrie de 1962 mais aussi la traduction revue de 1995 –, ils ont traduit « strarke Adolf » par « le grand Hector », dans la première, et par « Arthur le Costaud », dans la seconde ! Perec parlait de l’Histoire avec sa grande hache ; nous avons la version junior de l’histoire avec sa hachette.

[Le livre a failli s’interrompre ici, faute d’autrice. L’otite est devenue méningite, la méningite, triple empyème sous-dural. Du nom de la méninge dure-mère sous laquelle s’infiltra l’infection. Et qui me fit – vieux relent psychanalytique – réaliser que jamais, sans doute, je ne me suis pensée autrement que « fille ». Au plus profond de la douleur traversée, juste avant que le diagnostic ne pose l’urgence d’une intervention chirurgicale appelée « trépanation », au milieu du blanc sonore des soins intensifs où, souvent, une très vieille Astrid Lindgren m’apparaissait, je me souviens d’avoir pensé : « Si je m’en sors, je mets ce manuscrit à la corbeille. » Et puis j’ai perdu la parole, la mémoire des mots est devenue silencieuse, impossible de prononcer la moindre phrase. Enfin, l’incroyable travail de guérison a eu lieu, envers et contre tout pronostic, aucune séquelle neurologique – à moins que ce texte ne vous incline à penser le contraire. Mais je me suis réveillée punk : la moitié du crâne rasé et l’autre chevelu. Une peau rouge Bétadine, un visage tuméfié de boxeuse. Et une longue cicatrice en point d’interrogation, tracée par des agrafes métalliques – l’hémisphère gauche tout entier occupé par la marque graphique d’une question, sur la zone cérébrale dévolue au langage. Quand je suis sortie de l’hôpital, j’ai dit en riant : « À partir de maintenant, appelez-moi Scalp ! » Et Astrid m’a regardée, goguenarde. J’ai passé le rite, je crois. Ce livre peut se poursuivre, et son entreprise de reclaiming Pippi…]

3. NO HERO BUT CLITO. OÙ L’ON COMPREND QUE L’HÉROÏSME EST UNE ARNARQUE

Women are heroes : un badge que je portais dans les années 1990. Je me souviens du ricanement. Et de ma lassitude dès les premiers mots – est-ce que vraiment mon rôle est d’éduquer tous les tombeurs des nues qui viennent, sur un malentendu, s’écraser à mes pieds ? – lorsque j’entrepris d’expliquer au gars dans son T-shirt Superman, ça ne s’invente pas : excision, mariage forcé, lapidation, mort en couches, viol correctif, harcèlement, pauvreté organisée, séquestration domestique, esclavage sexuel et reproductif… Ben oui, mon gars, dans la plupart des endroits du monde, le seul fait d’être une femme en vie tient de l’héroïsme.

Les femmes sont des héros – affirmait donc en anglais ce badge, et je n’avais je crois, à l’époque, pas du tout capté la véritable évidence du message dont j’étais porteuse ; à savoir, que la différence entre un héros et une héroïne n’est pas qu’une question de genre grammatical. Et le plus commun des dictionnaires d’en révéler l’astuce : le héros est une personne réelle ou mythique qui, dans son grand courage, réalise des actes extraordinaires, tandis que « l’héroïne est un héros féminin1 ».

Chacune de leur côté, Bambi, Snoeg et Théa réagissent.

Théa : « Héroïne plus proche de la poudre que du besoin de reconnaissance. »

Snoeg : « Héroïne : c’est aussi le nom d’une drogue qui a mené plusieurs de nos potes à la tombe, le summum de l’antidouleur. Me demande pas pourquoi j’ajoute ça ici. »

Bambi : « Je relis ce paragraphe et ce qui me flashe à chaque fois, c’est que héroïne, la meuf, et héroïne, la came, c’est quand même des homonymes. »

Comprenez que son domaine à elle est celui de l’ordinaire. On voit bien ce qui faisait marrer Superman. Et pourquoi, même en anglais, ça bataille sévère à coups d’entourloupes étymologiques pour vaincre la cape d’invisibilité du prétendu gender neutral.

Ainsi surgit le terme « shero » – et l’on assista à son inclusion dans le lexique du féminisme pour les nuls. « A shero (feminism) is a woman or man who supports women’s rights and respects women’s issues2. » Vous avez vu la manip ? Observons-la au ralenti : elle consiste à ramener le masculin à l’intérieur du mot qui tentait de l’exclure – « c’est une femme ou un homme » –, mais en outre à présenter comme héroïque le seul fait de « soutenir les droits des femmes et de respecter leurs problèmes » ! Je ne fais ici que traduire, mais il y aurait quand même quelque chose à dire du paternalisme victimaire de ces verbes : soutenir et respecter. Tout comme il est difficile de passer sous silence l’implicite contenu dans la définition, à savoir : qu’il est possible et tout à fait respectable de ne pas être des sheroes – qu’il y a des femmes normales, et des hommes normaux, des êtres simplement humains et non héroïques, qui ne soutiennent pas les droits des femmes et ne respectent pas les problèmes des femmes.

Nora : « Anecdote. Dans une école de type Alpha, d’une ville moderne en pleine gentrification gouvernée par le Front de gauche et dans laquelle les rues sont rebaptisées un jour par an, trop aimable, du nom des grandes femmes, les fameuses, de l’histoire. Dans cette école donc, il n’est pas question d’intégrer l’orthographe inclusive à l’apprentissage du français. Car “on n’a pas que ça à faire” et “les enfants sont très au clair sur l’égalité des genres”. Les profs aussi d’ailleurs puisque : “on ne tape pas les filles” et que “les princesses, ça ne court pas, voyons”. Très bien. Merci la gentrification, le Front de gauche, la journée de la femme (mais laquelle ?) et l’Éducation nationale. Et depuis la salle des maîtres, qui n’est pas la salle des maîtresses, je m’entends répéter que je n’ai pas d’humour. »

Le mot, nettoyé de toute offensive politique, était fin prêt à faire son entrée dans le monde :

Lancé par Mattel en 2015, le programme Barbie Shero rend hommage [sic !] à des femmes qui repoussent leurs limites [sic !] pour inspirer les nouvelles générations de petites filles. Les Sheroes sont des modèles pour tous [sic !], elles supportent Barbie, et elles soutiennent des causes importantes, excellent dans leur domaine ou sont précurseurs [sic !] dans des milieux jadis [sic !] réservés aux hommes. Ces poupées uniques rendent hommage [re-sic !] à ces femmes qui partagent leur parcours avec les petites filles pour leur faire réaliser leur immense potentiel. Grâce à ces poupées, les petites filles peuvent être tout ce qu’elles veulent [sic !]3.

Je vous laisse analyser vous-même l’ampleur du désastre, moi, je suis sick.

D’une nausée endémique. Celle que provoque le processus immunitaire quasi infaillible du capitalisme : la récupération. Le procédé tient de la phagocytose : ingestion des particules étrangères nocives au système, induite par simple contact physique des cellules avec ces éléments, en vue de les neutraliser. La figure libertaire de Fifi n’y échappe pas.

Actuellement, les aspects de la matrice de Fifi comme la force, l’individualisme et l’indépendance financière nourrissent la propagande néolibérale. Sur le site officiel de la Suède, Fifi est promue comme modèle pour les femmes qui peuvent toutes devenir des Fifi Brindacier « si elles le veulent vraiment » ! […] Il est dit que Fifi a encouragé des générations de petites filles à croire en elles et qu’elle a fait avancer l’égalité des sexes4 .»

Bambi : « C’est bien connu hein, quand on veut, on peut… T’es Noire ? Regarde Lupita Nyong’o ! T’es vieille ? Regarde Laure Adler ! T’es grosse ? Regarde Beth Ditto ! T’es gouine ? Regarde Virginie Despentes ! T’es pute ? Regarde Zahia ! T’es trans ? Regarde Preciado ! T’as l’endométriose ? Regarde Lena Dunham ! Tu sors d’HP ? Regarde Britney Spears ! T’es en taule ? Regarde Paris Hilton. Bon, si t’es prol, illettrée, handi, sans charisme, sans fric, sans libido ou sans pap, je ne peux rien pour toi. Et s’il te faut plus d’un modèle pour composer ta mosaïque, va falloir que tu cherches… »

Qu’il s’agisse d’une multinationale de jouets sexistes (Mattel) ou d’un pays promu au rang de modèle socio-démocratique (la Suède), le discours présente, vous l’avouerez, une stupéfiante similitude. On ne juge pas les structures, on ne dénonce pas les mécanismes, on ne revendique ni ne conteste rien : le pouvoir est affaire de responsabilité individuelle. Ainsi, sous le nom de Pippi-Power, se vend un kit tout suédois de développement personnel pseudo-féministe qui valorise un empowerment non collectif, non solidaire, non empathique – encorporé dans une figure idéale de femme blanche ou blanchisée, dynamique, mince, élégante, issue de la classe dominante occidentale ou occidentalisée5.

Cette forme hypernormative du pouvoir féminin que produit la mascarade postféministe, Angela McRobie la nomme the global girl6. Et Ilse Bindsein a bien saisi comment elle se fabrique :

J’avance la thèse que la subjectivité en tant que projet de se réaliser dans la vie et d’expérimenter une utopie personnelle relève non pas d’une féminité enfin consciente de ses capacités, mais de l’autonomisation du secteur idéologique du conditionnement et de la publicité qui, loin de ne produire que des marchandises, se met à produire – sous forme de marchandise – des identités et des opinions, l’individualité, voire le sujet dans sa totalité7.

Explication en image : 2003, ouverture du troisième magasin Ikea à Berlin. Grand affichage publicitaire dans la ville : Nina Hagen, icône du punk berlinois, est déguisée en Fifi Brindacier, icône du féminisme suédois, pour annoncer que « Berlin est la capitale secrète de la Suède ». Et le tour est joué : la production d’une subjectivité féministe punk mise au service du néolibéralisme via un slogan de propagande européenne8.

Plus proche de nous, le même phénomène de récupération idéologique est en train d’avoir lieu avec Greta Thunberg, cette jeune fille suédoise qui manifeste pour le climat, et que les médias n’ont pas peur de présenter comme une réincarnation contemporaine de Fifi Brindacier – l’enfant qui met l’adulte face à son système mortifère devient l’icône du réveil écologique des nations, et c’est la Suède qui, en son nom, capitalise les profits9 : « Ce n’est pas un hasard si Greta est suédoise. Je ne crois pas qu’elle aurait existé sans Fifi, pas plus que Lisbeth Salander », avance l’essayiste suédoise Elisabeth Åsbrink. Et sa compatriote Katarina Barrling d’y aller de son explication : « Depuis des décennies le programme scolaire suédois donne la priorité à la formation de l’esprit critique des élèves plutôt qu’à l’accumulation des connaissances. » On aurait presque envie de leur rappeler que, de toute sa vie romanesque, Fifi, la vraie, ne passera qu’une seule journée à l’école, et encore… ne se décidera-t-elle à y aller que pour réparer, par l’absurde, une injustice, parce qu’elle ne va quand même pas tolérer que tout le monde ait des vacances sauf elle.

Snoeg : « Tu sais, en chamanisme, on dirait, pour définir ce processus de récupération, que l’on tente de te voler un bout d’âme pour t’affaiblir.

Mais là où Fifi est réellement puissante, c’est qu’il se crée, à partir des utilisations mortifères de son image, un égrégore qui, en s’étoffant, revivifie sa magie. Ce qui importe, ce serait quoi ? Les endroits où son image apparaît ? Sur le marché, elle perd de la puissance ? Entre nos mains de marginales, elle en gagne et se réactive ? Je viens de parler à Laura, née en 1995, qui considère Fifi comme son idole. Et pourtant, tu sais quoi ? elle la connaît par les dessins animés. Moi qui ai le double de son âge, j’avais cette même fascination, version noir et blanc, devant le feuilleton télé des seventies. Elle ratisse large, notre Fifi. Le système croit l’utiliser mais c’est elle qui l’utilise. »

Retourner le fer de la broyeuse contre ses petites mains gantées de velours – exercice périlleux : on sait bien que les médias manipulent tout ce qu’ils découvrent. Que la visibilité qu’ils octroient soit appelée « promotion » indique de façon claire la nature du formatage que doit subir tout objet politique, ou artistique, pour devenir un produit culturel consommable. On sait aussi, cependant, très bien ce que veut dire faire la pute : monnayer froidement sa participation dans le jeu cynique de l’offre et de la demande – sans l’embrasser. Utiliser le système, c’est peut-être ça, tout simplement, mettre nos pieds dans leur plat et tacher la belle nappe. Sans se laisser berner par l’illusion : on ne pourra jamais tout à fait retourner à notre avantage la dialectique du qui-baise-qui. « Leur succès auprès des médias est vécu comme une menace », écrit Manon Labry à propos des Riot Grrrls. « Le traitement journalistique du phénomène qu’elles incarnent doit au minimum être contrebalancé par les visions et les définitions qu’elles en donnent elles-mêmes dans les milieux underground où elles évoluent10. »

« Médiaculture », c’est le mot qui apparaît dans le langage des sociologues pour parler de ce grand foutoir de productions idéologiques qui, de la pub à l’art contemporain en passant par le vidéoclip, le porno ou les dispositifs participatifs des workshops pluridisciplinaires, désigne le divertissement éclectique des élites. Et vive la démocratisation du foutage de gueule ! Car, si le concept semble mettre fin au clivage entre le vulgaire et le légitime, c’est sans toucher aux véritables clivages sociaux, dans la mesure où il est fait par et pour une élite, dont la norme distinctive est précisément devenue l’omnivorité désinvolte et sans complexe : « L’affirmation du “bon goût” s’incarnerait désormais dans la capacité à apprécier des formes d’expression esthétique multiples et variées, allant de la série télévisée à la musique classique, l’exclusivité en termes de goûts étant devenue la marque d’un statut culturel dominé11. »

Pas de quoi donc s’emballer à l’idée d’un grand tout populaire inclusif ! Ni de quoi se réjouir en voyant surgir des figures de héros outsiders – féminins ou LGBTQIA+, par exemple. Mais comprendre plutôt le contexte dans lequel les productions médiaculturelles dissimulent, sous une subversion de pacotille, leur travail de renforcement des normes de genre, de race et de classe.

Ainsi donc, les industries du divertissement ont bien compris qu’il leur fallait adresser des produits culturels qui prennent en charge le féminin. On a vu arriver sur le marché des héroïnes et des superhéroïnes. Mais ce n’est pas pour autant que vacille la représentation du masculin et du féminin au sein de la matrice hétérosexuelle. Il suffit pour s’en convaincre de lire le sommaire de l’ouvrage collectif intitulé Le héros était une femme…

Petit aperçu :

– « Charly Baltimore : le dilemme du héros féminin domestique »

– « Buffy : héros postféministe »

– « Catwoman : l’échec du héros féminin »

– « Lara Croft : simulation d’un héros féminin »

– « Beatrix Kiddo : la mariée en noir, alias la maman et le sabre du Scorpion »

– « Yoko Tsuno : l’ambivalence du héros féminin »

– « Wonder Woman : plus forte qu’Hercule, plus douce qu’une bonne épouse »

Qu’est-ce qu’un héros, sinon la personnification des valeurs positives d’une époque et d’une culture données ? Or, bien sûr, la masculinité fait partie intégrante de ces valeurs. Elle en est, quintessence ou pléonasme, le socle d’évidence. C’est avec ça que doivent dealer les héroïnes, une impossibilité – ontologique – d’incarner pleinement l’idéal héroïque, c’est une chose, mais aussi de le contrefaire à des fins émancipatoires. Sauf peut-être :

– « Fifi Brindacier : héros féminin intemporel et transgénérationnel ».

Alex : « À quel point Fifi a été pour moi un exemple, un modèle, pour ne pas me plier aux normes. En fait rétrospectivement, je pense que j’en ai eu 3 = Fifi / Punky brewster / Xéna la guerrière.

Parce qu’en fait quand on est petit.es, on a toujours besoin de “modèles” auxquels s’identifier, et nous, en tant que féminiSpunk, on n’en avait pas beaucoup dans les dessins animés ou séries pour enfants. Sinon je voulais te dire que ton idée sur Fifi Brindacier m’a tellement parlé que j’ai décidé de m’inspirer de ce personnage pour mon prochain spectacle de marionnette et de rue. »

Car ce que nous offrent, en réalité, les productions culturelles, c’est un répertoire de rôles où puiser notre aspiration identitaire. Qui faut-il être ? Qui faut-il désirer ? Tel est, concernant la question de l’appartenance sociale (de genre, de classe, de race), l’enjeu central qui est mis en œuvre, brouillé avec plus ou moins d’adresse par une narration plus ou moins complexe. René Girard l’annonçait déjà il y a quarante ans : « L’homme moderne [qui, une fois sur deux, cher Monsieur, est une femme] prise l’autonomie mais c’est toujours auprès d’un médiateur qu’il cherche à se la procurer, par une contradiction dont il n’a presque jamais conscience12. » Nous revoici aux prises avec le conformisme social, tel qu’il est médiatisé – pour reprendre le terme très approprié de Girard. Le désir est toujours triangulaire, qu’il s’agisse d’en être l’agent ou d’en être l’objet, nous désirons ce qui nous est indiqué comme désirable par des modèles qui font figure d’autorité.

Ainsi, les modèles fournis par la médiaculture « proposent des solutions concrètes à un problème qui l’est beaucoup moins : comment plaire ?13 ». Et, dans ce domaine, mordre la ligne de la division genrée est rédhibitoire.

Pour reprendre un slogan familier, connu seulement peut-être par ma génération abreuvée de simulacres, le modèle de l’héroïne a le goût de l’émancipation, la couleur de l’émancipation, mais ce n’est pas de l’émancipation. Et c’est exactement ce que dénonce Angela McRobbie : « la version criarde, commerciale et actualisée d’un modèle féministe libéral, qui se présente comme un style de féminité globalisée14 ».

Dans la mascarade postféministe, tout se passe comme si les (jeunes) femmes (valides) étaient aux commandes d’une individualité qu’elles définissent elles-mêmes et fabriquent activement. Mais cette production s’opère en réalité sous un bombardement continu d’injonctions qui les amènent à adopter diverses postures qui seront perçues « comme étant à la fois progressistes et éminemment féminines ». Elles ont, si elles le veulent, droit au pouvoir. Semblent même y être encouragées. Émancipation sexuelle et indépendance financière sont d’incontournables évidences. Mais tout leur rappelle sans cesse que ces privilèges, en tant qu’attributs masculins, sont une altération de la féminité, qu’ils compromettent leur place dans le champ indiscuté de l’hétéronorme, et qu’il faut par conséquent travailler à la restaurer. La séduction reste alors un gage nécessaire de docilité, d’autant plus pernicieuse qu’elle ne se présente pas comme la soumission à une autorité patriarcale extérieure, mais comme un processus d’autocontrôle encorporé sous la forme d’un libre choix joyeusement consenti – soyez puissantes oui, et lesbiennes pourquoi pas ? et en lutte comme les hommes si ça vous amuse, et punks, allons-y d’accord, mais sexy s’il vous plaît, les filles, et puis romantiques, et puis sentimentales…

C’est le male gaze qui continue de conditionner les représentations – le lesbian gaze n’étant que sa consternante parodie. Rien d’étonnant : la médiaculture, c’est la fantasmathèque des garçons15.

Ainsi, cette vidéo que l’on peut voir sur YouTube et qui compile des extraits du feuilleton où Fifi Brindacier invente le mot spunk, s’en délecte, et se met en quête d’une signification qui lui conviendrait. Le montage s’intitule « Pippi loves spunk ». Ce mot – qui, en anglais, signifie le cran, la détermination, la fougue – a le double sens argotique de sperme. C’est comme ça que le male gaze transforme la scène : on ne voit plus Fifi jouir du plaisir de s’approprier le langage en répétant à l’envi le mot qu’elle a trouvé, mais Inger Nilsson, la comédienne qui l’incarne à l’écran, âgée de neuf ans, se gargariser candidement du mot « sperme ». (Ceux et celles qui sourient à ces lignes sont, on le devine, les mêmes qui considèrent Gainsbourg comme un génial provocateur.)

La riposte au male gaze, c’est le camp – selon l’Oxford English Dictionary, ce terme anglo-saxon apparaît au début du XXe siècle, dérivé du verbe français « se camper » qui signifie « poser de manière exagérée ». Le camp, comme esthétique et comme pratique sociale des communautés marginales et des minorités dominées, désigne la performance outrancière et ironique des modèles culturels dominants. Parmi lesquels l’hyperféminité, blanche, riche et glamour, que vont déployer, dans une extravagance à la mesure de leur exclusion, les performeuses des scènes clandestines de l’avant-Stonewall. Ne jamais oublier que le camp, qui définit désormais en un seul mot bienvenu toute la culture de divertissement gay friquée, jeuniste, misogyne et cis-blanche, fut l’instrument de survie identitaire des trans of color qui ont disparu dans les fosses communes anonymes du VIH, des violences policières et des meurtres de rue non élucidés. Cabaret, pantomime, transformisme, ballroom. « Une fois par an, il y avait une foire dans la toute petite ville16. » Ce que l’art du posing fait au male gaze ? Il le pervertit et le trouble. En offrant au regard masculin une représentation saturée de ses propres désirs, il les active en même temps qu’il en révèle l’artifice. « Fifi était prête et les attendait au milieu de la cuisine17. »

And the category is… the Real Lady !

« J’ai pensé qu’il fallait avoir l’air d’une Vraie Grande Dame pour aller à la foire », dit Fifi18. Gigantesque chapeau posé sur l’œil. Longue robe de soirée si profondément décolletée qu’elle laisse apparaître sa combinaison rouge. Immenses bottines lacées de rubans verts. La paupière noircie au charbon, la lèvre et l’ongle peints, Fifi défile et parade devant Tommy et Annika.

« Elle releva un pan de sa robe et répéta, à intervalles réguliers, d’une voix très différente de celle qu’on lui connaissait : Maaagnifique ! Absolument maaagnifique !

— Qu’y a-t-il de magnifique ? demanda Tommy.

— Moi, voyons ! répondit Fifi, très satisfaite d’elle-même19. »

Contexte de la foire annuelle, actualisation spectaculaire du lieu subalterne de la cuisine, annonce explicite de la catégorie du « vrai » qu’il s’agit de jouer, exubérance, emphase ironique et autoglorification devant un regard masculin pantois, nul doute que nous soyons ici en face d’une performance de Fifi en baby-drag ! (Judith Butler a-t-elle lu Astrid Lindgren quand elle était petite ? Et Pat Califia ?) Le drag : une riposte théâtrale au rituel officiel de la féminité – qu’il peut s’agir d’exagérer : à la queen, ou de surinvestir : à la fem, dont il est aussi possible de s’extraire : à la butch, ou de moduler au gré des forces et des enjeux : à la féminiSpunk.

Le drag, ce n’est pas seulement une mise en spectacle parodique du genre, qui, du fait qu’il se construit et se déconstruit sous nos yeux, révèle son imposture – « […] en imitant le genre, le drag révèle implicitement la structure imitative du genre lui-même – ainsi que sa contingence20 ». Il est aussi l’axe par lequel les subcultures populaires, racisées, et/ou queers démontent les attributs de la richesse, de la blanchité et/ou de l’hétéronorme. En les performant plus vraies que nature, elles tournent en ridicule les représentations de la réussite et de la dignité sociale. Et à sa toute petite échelle d’enfant pirate des années 1940 en Suède, Fifi ne fait rien d’autre : elle déclasse son ennemie culturelle, cette Vraie Dame qu’elle n’a aucune intention de devenir mais qu’elle est tout à fait en mesure de performer.

 

Le lieu centralisé de la fabrique du « héros », subjectivité masculine s’il en est, nous l’avons donc pointé en désignant le langage, territoire phallocrate s’il en est.

Alors, évidemment, je peux vous la faire bonne élève de l’analyse sémantique, manier les outils lourds, encombrants et dangereux du pouvoir (cette langue qui n’a rien de maternel, qui est la langue du patriarcat, celle que tout un tas de vieux profs blancs t’inculque à coups de latte invisible et de notes sur 20, celle qui jamais ne permettra que tes ennemis te prennent au sérieux, mais qui toujours te rendra suspecte aux yeux de tes sœurs car, d’où que tu viennes et quelle que soit ton histoire, la maîtrise du langage est une prise en flag de domination classiste), je peux, oui, enfoncer les portes ouvertes de la perception intuitive immédiate et faire semblant de découvrir que, quels que soient l’idiome et la manière dont il formalise le binarisme, le processus de féminisation n’apporte pas automatiquement l’équité. Que la différence qualitative qui existe entre « héros » et « héroïne » nous impose d’introduire la notion de « héros féminin » car la simple marque grammaticale de genre apposée sur un signifiant entraîne un affaiblissement de la signifiée qui se retrouve, on a l’habitude, à traîner ses ovaires comme un boulet à chaque cheville. Une femme héroïque renvoie davantage à Mère Courage qu’à Annie Sprinkel. Et l’homme fort ne trouve pas sa pareille dans la femme forte. De même qu’il vaut mieux, pour dire le féminin d’un « grand homme », oublier la taille et évoquer plutôt une femme d’exception.

« It’s about frustration. Frustration in living. In being a girl. In being a homo. In being a misfit of any sort. In being a dork, you know, the last kid to get picked for the stupid kickball team on grade school. Wich is where this whole punk thing came from in the first place. From the GEEKS21 who decided or realized (or something) to “turn the tables”, so to speak and take control on their (our) lives and form a Real underground22 », écrit Donna Dresch dans l’un des premiers grrrlzines des années 1980.

Frustration, donc – d’être une fille, d’être homo, d’être dingue, moche, stupide ou incapable, d’être là comme une tache, assise sur le banc des réservistes, à attendre qu’on t’appelle, pour jouer à un jeu qui ne t’intéresse pas. Issue de cette frustration, primale, la narration féminiSpunk ne spécule pas sur le happy end, mais sur le pied de nez ; la grande scène où se révélerait au monde, enfin, l’utilité de tes talents de freak n’aura pas lieu. Seul s’écrira par toi le remous du fond de la salle, et l’espoir toujours recommencé d’un impact possible qu’aurait sur le spectacle l’agitation du dernier rang. Ce triple R de la revolution grrrl style n’a donc rien à voir avec l’héroïsme ; mais avec l’euphorie particulière que permet le retournement d’une frustration en rage souveraine qui fait péter les inhibitions du reste-à-ta-place.

J’imagine que tu as vu, comme moi, la photo de ce corps noir – héros marchandisé dans un maillot bleu national, qui devient par surprise, en une fraction de seconde, un sujet politique – taper son double-five à une policière céleste ? « Il a été fantastique. Pour vous dire la vérité, il n’était sans doute pas tout à fait heureux de le faire mais il l’a fait, en me regardant droit dans les yeux » dira la Pussy Riot à propos du buteur français. Et sur cette photo de Kylian Mbappé et de Veronica Nikulshina, on pourrait écrire un livre entier sans jamais tout à fait en épuiser le sens.

Car au moment où je rédige ces lignes, quatre Pussy Riots viennent de descendre sur la pelouse où se joue, en Russie, devant 70 000 supporters et 4 milliards de téléspectateurs, mais surtout devant Poutine lui-même, la finale de la Coupe du monde de foot 2018. Voilà exactement de quoi il retourne : « La révolution consiste à entrer sur le terrain avec tes meilleures copines. » Ce terrain de jeu des garçons où les codes virilistes sont en vigueur et dressent tout autour une barrière de sécurité (d’intimidation) qui semble infranchissable – le sport oui si l’on veut, ou la politique, ou l’économie, ou la science, ou les médias, ou la culture, ou ce petit morceau de parc au coin de ta rue, avec trois balançoires, tu vois ? que les bandes de garçons s’approprient jusqu’à la nuit avec leurs vélos, leurs mobylettes, leurs ballons et leurs corps. « Tu rentres là-dedans avec tes copines, et tu vas faire le cochon pendu sur la barre, le sang te monte à la tête, sentiment d’euphorie ! Tout le monde voit ta culotte mais t’en as rien à foutre23. » C’est ça, le mouvement qui creuse un « Réel souterrain » : se rendre visibles pour que les autres, qui se croient seules ailleurs, se manifestent et te rejoignent de là où elles sont.

« Je suis tellement sûre qu’il y a partout des tas de filles qui sont, elles aussi, en révolution et nous voulons les trouver. » C’est ça, le Real underground, peu importe ce qui se dira bêtement, dans les termes des white straight men – qui n’est donc pas, on l’a bien compris, exclusivement utilisé par les susnommés hommes blancs hétérosexuels, ce serait trop simple – de cet acte des Riots que l’on qualifiera peut-être d’héroïque, ce qui compte c’est le nombre de grrrls qui ont les poils hérissés de jubilation en lisant leur communication sur Twitter. Du grand art anticapitaliste dans cette résistance à la phagocytose : leur texte est un joyeux fouillis de significations hybrides, c’est politique, c’est poétique, c’est drôle et grave, c’est limpide et obscur, éminemment subversif et totalement chéper. Un discours rendu à ce point polysémique qu’il en devient irrécupérable – tel qu’ont appris à le pratiquer les générations successives du féminiSpunk : utiliser ses propres organes de communication et livrer une parole qui ne pourra pas être transformée par le copier-coller simplificateur des petites mains idéologiques du système.

C’est pourquoi nous perdrions un temps précieux, en tentant d’établir en quoi Fifi serait une figure héroïque, à « analyser ce qui se passe lorsqu’une femme est soumise [sic] à un processus d’héroïsation24 » ! Car, justement, Fifi ne s’y soumet pas ! Et c’est précisément à cet endroit, bien plus qu’à son look, à son langage ou à son irrévérence, qu’elle invente en 1945 le féminiSpunk dont les Émeutières sont les dignes héritières.

Milady : « Le féminisme vendu au capitalisme

quand Primark fabrique des T-shirts, à l’aide de petites mains “couturières” de gamines du Bangladesh,

quand Beyoncé lance une collection que cousent des travailleuses sri-lankaises exploitées

ou quand l’ex de Mick Jagger défend les femmes mûres chez H&M alors qu’elle sniffe du botox par les tympans…

Et puis, hier, entre Joëlle et Leïla, à deux moments de la journée, je racontais des trucs relous à propos de ce qu’être sorcière trop proche du bûcher engage et combien la radicalisation est un concept vertueux finalement… combien nous nous le sommes dit, toi, moi, l’art d’être queer ou punk ou sorcière, ou rien de ces cases outrageusement capitalisées.

Fifi vient d’un temps où les codes étaient marqués par et d’une époque. Qui serait Fifi aujourd’hui ? Quelles Fifis sommes-nous ? Fifi comme modèle opératoire ? Comme procédé chimique ? Comme QG moral pour ne pas se faire brûler… »

Elle ne s’y soumet pas, j’insiste, tout en cherchant quoi faire de ce fichu chapitre dont le titre, pour le moins contrariant, semble vouloir mettre mon analyse en difficulté. Premier volume, chapitre 10, page 133, en français : « Fifi se conduit en héros ». Premier mouvement : la panique, est-il possible qu’Astrid Lindgren soit tombée dans le panneau ? Deuxième mouvement : la pensée magique, invoquer la déesse Translatio et vérifier fébrilement la traduction. Troisième mouvement : le soulagement, le titre original est « Pippi uppträder som livräddare », littéralement traduit dans la version anglaise que je trouve sur Internet par « Pippi acts as a lifesaver » (Fifi agit comme une sauveuse de vie – si je veux rester au plus près du sens de liv/räddare en suédois et de life/saver en anglais). Quatrième mouvement : la perplexité, cette traduction a été modifiée par la suite et, dans les volumes anglais qui circulent aujourd’hui, le titre est : « Pippi becomes a Heroine » (Fifi devient une héroïne).

Alors ? Agir comme… se conduire en… ou devenir ?

Sauveuse de vie… héros… ou héroïne ?

Que se passe-t-il au juste dans cet épisode dont le choix du titre concentre à lui tout seul l’enjeu déterminant des mots qui s’appliquent à définir une personne en fonction du sens qu’on cherche à donner de son comportement ?

Brièvement dit : elle sauve d’un incendie deux petits garçons coincés dans le grenier d’un bâtiment en flammes.

Bien sûr, il y avait une échelle sur le camion des pompiers, mais elle n’était pas assez longue pour arriver tout là-haut. Et c’était impossible d’entrer dans la maison pour secourir les enfants. Les gens sur la place étaient au désespoir, ayant compris que personne ne pouvait les aider. Et les pauvres petits restaient là à pleurer. Il ne faudrait pas plus de quelques minutes pour que le feu ne gagne aussi le grenier25.

Cinq lignes de tension dramatique sur tout ce chapitre où Fifi fait, selon les critères de la norme, ce que l’on pourrait appeler : n’importe quoi ! Elle apporte au singe son petit-déjeuner au lit, elle raconte au cheval ses aventures en mer, elle tente de leur apprendre à danser la polka, elle joue à la sardine, et elle fait une grande peinture sur le mur du salon : c’est une grosse dame avec une robe rouge et un chapeau noir qui tient dans une main une fleur jaune et dans l’autre un rat mort. Puis elle sort se promener dans la toute petite ville et elle tombe sur la scène de l’incendie. Elle passe un long moment à admirer le camion rouge des pompiers, dont la couleur et le boucan lui font envie, et elle ne comprend pas pourquoi les deux enfants là-haut sont en train de hurler au lieu de profiter de ce feu magnifique.

C’était à n’y rien comprendre, et, après tout, elle n’avait qu’à le demander aux gens qui se trouvaient là : « Pourquoi est-ce qu’ils pleurent ? » D’abord, elle reçut des sanglots pour toute réponse, puis un gros monsieur lui dit : « Qu’est-ce que tu crois ? Tu ne serais pas, toi aussi, en train de pleurer si tu étais coincée là-haut ?

— Je ne pleure jamais, dit Fifi. Mais s’ils veulent descendre, pourquoi est-ce que personne ne les aide alors ?

— Parce qu’on ne peut pas, tiens26. »

Voilà comment Fifi échappe à la catégorie de héros, par une esthétique – qui n’est pas celle de l’exploit. Il n’est ici question ni de courage, ni de motif moral supérieur, ni même de pouvoir, singulier ou pluriel ; à peine est-il question d’aventure ou d’action.

La chorégraphie est celle d’une dislocation, portée par une esthétique de corps, de langage, de pensée, telle que le personnage donne cette espèce de déplacement organique au récit lui-même. L’influence est dadaïste, très visiblement ; j’y reviendrai peut-être, puisqu’il se trouve que, par une heureuse coïncidence qui pourrait faire le bois de l’une ou l’autre flèche, le mouvement punk a revendiqué un héritage dada. Incrustation d’éléments incongrus dans le tissu des choses, qui fait surprise, ou résistance, de sorte que nous cessons de lire comme naturel ce qui est juste conventionnel.

Cet incendie, c’est la fleur jaune dans la main de la grosse dame : une grammaire lisse et convenue. L’intervention de Fifi, c’est le rat mort dans l’autre main : une défamiliarisation. Fifi est un personnage performatif qui transforme l’environnement en terrain de jeu. Elle est en ce sens le contraire d’une Alice : non pas l’incarnation de la norme au milieu d’un monde fou, mais l’élément fou qui vient déboîter la norme, en faire grincer la machine. « Traitez-nous de folles, c’est ce monde qui est une folie. Voilà pourquoi courir à poil dans la rue en hurlant est probablement la seule chose raisonnable à faire…27 », écrivait le Collectif Anonyme, en 2005, après l’une de leurs actions féminiSpunks.

De même, ces copines qui firent à leur façon rat mort dans la main de la grosse dame :

C’était l’été. On a squatté une toute petite maison, sans eau ni élec, et plutôt en mauvais état, à Neerpede, pleine campagne très bourgeoise, dans la banlieue bruxelloise. Il y avait un grand terrain à l’arrière, un champ d’orties. Il faisait beau, on ne se projetait pas dans le futur, on avait juste envie d’occuper une maison ensemble et de profiter de la vie. Dans ce coin, on n’entendait pas les enfants jouer, juste le bruit des sabots parce que là-bas ils font tous de l’équitation.

Nos gueules de punkettes mal coiffées, mal sapées, et cracra faisaient tache dans le quartier. On avait des caddies de supermarché et on faisait des allers-retours entre notre maison et une autre (abandonnée, qui avait cramé) pour se ramener des meubles, et tout un tas de brol inutile mais marrant. Quand on croisait les golfeurs en longues chaussettes blanches avec leur petit caddie, c’était vraiment drôle. Ça avait l’air de leur faire mal à la gorge de répondre à nos bonjours tonitruants. On a passé le plus clair de notre temps à faire des batailles d’eau (on avait réussi à pirater l’arrivée d’eau dans la rue), à se pourchasser toutes nues avec les orties, à faire du trampoline (on l’avait trouvé dans l’autre maison vide), à se prélasser au soleil. Le propriétaire qui vivait dans la rue était un archétype du blanc patriarche bourgeois. Il savait pas comment se débarrasser de nous, il venait nous faire la morale régulièrement en nous répétant en boucle « c’est une propriété privée !!! », et nous de répéter : « C’est vide, c’est en ruine, vous n’en avez pas besoin, pour le moment c’est chez nous. » Il y avait un couple de vieux qui jardinait dans le jardin d’à côté et qui nous entendait hurler et rire toute la journée. Lui était plutôt sceptique, réservé sur notre compte, mais cette dame… on lui a fait trop du bien. Dès qu’elle en avait l’occaz elle passait nous apporter des gâteaux et des confitures, et à force de nous voir seins nus, elle-même a commencé à jardiner en soutien-gorge. Quand on s’est fait expulser, on a pu stocker des affaires dans son jardin et quand on est venues les récupérer, on a trouvé un petit mot dans un pot de confiture qui disait quelque chose comme « merci et bonne vie ! »

De même, cette parodie de l’héroïsme dans la réponse que fait Kathleen Hanna lors d’une interview sur les débuts de Bikini Kill :

— Comment le groupe s’est-il formé ?

— Tobi était attachée sur les rails d’un chemin de fer, et je l’ai détachée, alors elle m’a emmenée boire un café ailleurs MAIS quand on est arrivées, le bâtiment était en feu et j’ai entendu des gens crier Au secours au secours ! Donc j’ai couru à l’intérieur et j’ai sorti des flammes ces deux personnes qui se sont trouvées être Kathi Wilcox et Billy Karen.

Là où en aucun cas, dans ce chapitre, Fifi ne « se conduit en héros », ni même ne « devient une héroïne », en revanche, elle agit bel et bien, pour moi qui me trouvais aux prises avec cette épineuse question de l’héroïsme féminiSpunk, comme une « lifesaver : quelqu’un[e] qui te prête main-forte quand tu es en grande difficulté28 ».

Et si ton enfance est, comme fut la mienne, un guet-apens sans issue ni secours dont seul un happening bordélique et joyeux – autant dire un miracle – pourrait te sortir, il est possible que Fifi soit réellement ta sauveuse de vie !

L’histoire littéraire, tout comme l’histoire du cinéma, a produit des figures contestataires, bien sûr. Mais, qu’elle s’exprime de manière tragique ou burlesque, la contestation des vertus physiques, intellectuelles et morales qui font le héros n’a jamais pu s’envisager qu’à partir de personnages considérés comme politiquement légitimes à l’intérieur du système contesté, c’est-à-dire masculins : « Il n’est pas anodin qu’il faille parfois recourir au terme antihéros pour caractériser ce type de personnage alors que “anti-héroïne” reste totalement absent de toute critique culturelle, car cette différenciation semble inutile lorsqu’on traite des femmes29. »

Et là, je me prends à rêver d’un hapax : Fifi serait la première, et à ce jour l’unique, anti-héroïne de la littérature.

— [Anti-héroïne] ??? répéta Tommy. Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Si seulement je le savais. Tout ce que je sais, c’est que ça ne veut pas dire aspirateur.

Tommy et Annika réfléchirent un moment. Pour finir, Annika demanda :

— Mais alors, si tu ne sais pas ce qu’il veut dire, ce mot ne sert à rien ?

— Eh oui, et c’est bien ça qui me tracasse.

— Mais qui a donc décidé, au début, de ce que voulaient dire les mots ?

— Je parie que c’est un tas de vieux profs. On est en droit de se dire que les gens sont bizarres. Voyez un peu les mots qu’ils inventent ! Bassine, truelle, corde, etc. Un vrai mystère de savoir où ils sont allés les chercher. Mais [anti-héroïne], un mot formidable, ils le laissent de côté. Quelle chance de l’avoir trouvé30 !

4. CONTAGION. OÙ L’ON DÉCIDE DE FAIRE CONFIANCE AUX FORCES MINORITAIRES

Cachotteries, disputes, ragots, ruptures, secrets. Scénario classique. On sort de l’épisode un peu blasé. On râle à huis clos sur les filles et leur côté cour de récré. On se rend bien compte qu’on donne à fond dans le cliché, mais ça repose, la mauvaise foi, c’est comme des vacances politiques. On s’en repaît d’exultations et de colères, et puis Vénus entre en Scorpion et les drama queens s’apaisent jusqu’à finir, entre rire et larmes, par se tomber dans les bras. Alors on plaisante sur le fait qu’en dépit de nos différences – qui font (air connu) la richesse de nos désaccords –, on partage toutes avec certitude, au minimum, la base commune d’une même chlamydia. Générique.

FéminiSpunk is « like girl germs : it’s infectious1 ! »

[Traduction libre : « FéminiSpunk = vaginite cérébrale ! »]

La contagion, voilà peut-être un angle d’attaque pour aborder la relation qui se noue, au fil des pages, entre Fifi et Annika ; et, partant, entre Fifi et nous. Car, à bien y réfléchir, ce n’est pas aux quelques rares fifis – qui s’en sortiront toujours ! – qu’Astrid Lindgren s’adresse en vérité, mais aux très nombreuses annikas qui subissent l’autorité et le jugement de la norme. Elles qui lisent sagement les livres qu’on leur destine, se comportent bien à l’école et jouent sans se salir. Bref, qui suivent avec docilité, et reproduisent, les prescriptions sociales qui les corsètent au profit de ceux qui les leur imposent. Toutes ces petites filles modèles que, pour la plupart, nous avons été, jusqu’au jour où…

That girl thinks she’s the queen of the neighborhood

She’s got the hottest trike in town

That girl, she holds her head up so high

I think I wanna be her best friend, yeah2.

Annika est ce genre d’enfant, inhibée par son éducation. Elle forme avec son frère, inséparable, une sorte de duo de la normalité genrée. « Je vous salue, chers petits enfants à carreaux ! » C’est ainsi que Ur-Pippi les alpaguait dans le manuscrit original – réplique qui a disparu dans la version adoucie3.

Tommy et Annika n’existent pas l’un sans l’une. Ensemble lors de leur première rencontre avec Fifi, c’est lui, bien sûr, qui entame la conversation : « Pourquoi marches-tu à reculons ? » demande-t-il à Fifi qui rentre de balade. « Pourquoi je marche à reculons ? C’est un pays libre, non ? J’ai le droit de marcher comme ça me plaît ! » Elle a, dit-elle, fait le tour du monde et vu, je te le garantis, des choses autrement plus bizarres que des gens qui marchent à reculons. Annika finit, au bout d’un moment, par retrouver sa langue : « C’est vilain de mentir ! » Telle est sa toute première interaction avec Fifi. « Oui c’est très vilain ! Mais, tu comprends, il m’arrive parfois de l’oublier. […] Nous pourrions être amis, pas vrai4 ? »

Si Fifi Brindacier est LA référence féminiSpunk par excellence, la seule qui ait pu nous atteindre dès l’enfance et nous dés-éduquer, c’est parce qu’Astrid Lindgren a eu l’idée géniale de hacker la littérature en mettant son Molotov dans le rayon rose. Et si elle peut nous servir aujourd’hui, à l’ère de la fétichisation des radicalités (récupération bourgeoise du queer, récupération bourgeoise de la sorcière, récupération bourgeoise du DIY, on voit même depuis un moment à Bruxelles une récupération bourgeoise du squat5), c’est peut-être parce qu’elle rend pour nous à jamais lisible une forme de relation entre filles qui, sans relever de ce putain de care aux remugles essentialistes dont on nous bassine, nous sort de la haine de soi et de la critique de nos semblables.

Entendons-nous : il y a care et care.

Dans sa forme bourgeoise, le care est devenu l’incontournable protocole des réunions féministes ; cet exaspérant tour de parole appelé « météo émotionnelle », par exemple, où telle fera brûler de la sauge pendant que telle autre prévient qu’elle est en descente hormonale et qu’il faudra l’excuser d’être irritable !

Mais, repris à la racine, le care (soit l’attention portée collectivement au bien-être et à la parole de chacune) est une subversion morale de l’ordre dominant. Subversion, car il pose comme fondement du lien politique tout ce qui est méprisé ou raillé par les conventions patriarcales de la saine compétition. Morale, car il pique son aiguille dans la baudruche de l’égalité de droits en épinglant, autant que nécessaire, la manifestation des inégalités de faits. Il s’agit à la fois d’affirmer pleinement la valeur du soin – ce qui implique la patience, la douceur, la modestie, l’écoute – comme arme de combat, offensive et efficace en dépit de ses connotations bisounourses, et de lui donner sa portée radicale : celle d’un renversement des forces majoritaires. Tu es au clair avec tes privilèges – économiques, culturels, raciaux, mais aussi, et peut-être surtout, ceux que te donnent dans le milieu ton ancienneté politique, ta connaissance des codes et le confort de te sentir chez toi –, et tu les mets en sourdine.

Parce que la place que tu prends avec ton rituel ou avec tes règles est, sous couvert du care, une prise de pouvoir. La mise en spectacle, somme toute assez détestable, de ton petit moi femellisé dans une posture qui te désigne en alpha.

La contagion : voilà le mode relationnel que Fifi invente. Le mode par lequel se propage et se déploie cette forme particulière de solidarité inconditionnelle, de renforcement mutuel et non jugeant, de valorisation empathique et réciproque, que les Riots appelleront le girls love et que d’aucunes appellent aujourd’hui la sororité (sans être forcément à l’aise avec l’histoire noire-féministe du mot et sa réappropriation par le féminisme blanc). Et si « la controverse du care est bien celle de la reconnaissance et de la perception des inégalités entre femmes6 », incontestablement, elle est au cœur de la relation qui se noue entre Fifi et Annika. L’amour-filles est un processus dynamique, qui concerne bien moins ce que tu ressens pour l’autre que ce que tu fais pour elle. « Chaque soir, elle est toute seule, la pauvre Fifi. Si on pouvait supprimer les soirs, on ne se quitterait pratiquement jamais7. » Et telle sera sa dernière parole, à la dernière minute du dernier épisode de la série : le moment où tu comprends qu’Annika, par un procédé magnétique, est en train de gagner en force. À se frotter à l’aimant, elle s’est aimantée. Et Tommy d’ailleurs n’est pas en reste : « Si seulement elle regardait par ici, nous pourrions lui faire signe », répond-il à sa sœur, à la toute fin du dernier roman qui se termine sur ces mots : « Mais, dans la maison voisine, Fifi regardait fixement devant elle, avec des yeux rêveurs. Puis elle souffla la bougie8. » Sa solitude te saute aux yeux, à toi aussi, évidence qui t’avait jusque-là échappé. Tu refermes le livre avec le sentiment qu’une autre histoire vient de s’ouvrir, qui promet d’être la tienne dès l’instant où, lasse de l’impuissance de tes « si », tu te décideras à la rejoindre.

Théa me demande : « Est-ce qu’à un moment tu vas parler de la solitude des filles ? »

Il s’agit donc bien d’un lien politique horizontal – en aller-retour – fondé sur une difficile prise de conscience : nous sommes, à de multiples endroits de notre construction, confortables dans l’aliénation et, souvent sans le savoir, les alliées du patriarcat. Le féminisme lui-même, institutionnalisé à l’intérieur d’un système hétérosexiste, raciste et bourgeois, est une structure de domination s’il devient un outil de mobilité sociale pour celles qui sont prêtes à jouer le jeu de la réussite personnelle au détriment de la complicité, déclassante, avec les marges dont elles sont issues.

Cyou : « Ça me fait penser à notre appel à la grève des autrices et des travailleuses du livre le 8 mars dernier – Sur une mailing list de trois cents noms, six femmes ont répondu ! Pour prendre la parole dans les médias sur les questions féministes, et se politiser dans les réseaux sociaux, elles sont toutes partantes, mais quand il s’agit de se mettre en porte-à-faux avec l’institution, et d’abandonner un peu de visibilité personnelle au profit d’une lutte collective, comme c’est bizarre, y a plus personne. »

Comme le dit bell hooks, la sororité n’est possible qu’à partir du moment où nous sommes prêtes à « affronter la manière dont les femmes ont dominé et exploité d’autres femmes », sur des critères de race, de classe, de genre, de sexualité, d’âge, de poids, de santé mentale, de validisme, mais aussi sur d’innombrables petites exigences de conformités morales, physiques, culturelles ou comportementales. La solidarité entre femmes est une trahison : pour obtenir l’approbation masculine, et partant une petite place à la mi-ombre (sinon au soleil), nous devons nous critiquer, nous déchirer, nous haïr – et tirer chacune pour soi, au détriment des autres, notre épingle du jeu9.

That girl thinks she’s the queen of the neighborhood

I got news for you, she is !

They say she’s a dyke, but I know

She is my best friend, yeah10.

Fifi semble comprendre immédiatement qui est Annika, ou plutôt : dans quoi elle est ; elle lui offre à la fin du premier chapitre un collier en corail rouge (à Tommy un carnet avec un stylo), soit un cadeau conforme qui ouvre sans brusquerie ni mépris un passage vers elle. « Rentrez chez vous, maintenant ! Parce que, si vous ne partez pas, vous ne pourrez pas revenir non plus. Et ça, ce serait vraiment dommage11 ! » Et là, tu comprends l’importance du mouvement, au sens mobile du terme, je veux dire d’ouvrir non seulement des passages mais aussi d’être passeuse ; tu ne peux pas juste te poser là, comme une freak du rien à foutre, tu dois percer la barrière des défenses naturelles, tromper les surveillances, et infecter. Le lendemain, Annika tout excitée se réveille très tôt et va secouer son frère : « Debout, Tommy ! On va aller voir cette drôle de fille aux grandes godasses ! »

Nora : « Je me retrouve dans la position d’Annika. Oui j’étais bonne à l’école, non je faisais pas tellement de bêtises et oui je lisais beaucoup – la plupart du temps des livres qu’on me donnait. Mais je volais aussi, je montais sur le toit, je me masturbais sur des scénars SM. Ce qui n’a pas fait de moi une Fifi. Par contre, je crois que ça m’a permis d’affaiblir en moi le système, de rendre mon terrain propice à la contagion. Faudrait pas croire que les annikas, elles bossent pas dans leur coin. Annika qui regarde Fifi, qu’est-ce qu’elle a dans la tête quand elle se tait, avant de poser son jugement sur le mensonge ? Ce que j’essaie de dire, c’est que, derrière leur éducation inhibante, les annikas, elles font leur part de taf aussi. Sinon, le microbe ne pourrait pas s’installer. À quoi s’accroche le microbe ?

Ces derniers temps, j’ai grave réfléchi à cette question : ne pas se poser comme une freak radicale. Parce que parfois on aimerait. Mais c’est l’année des Gilets jaunes (hé ouais), du coup on squatte près des ronds-points et des cabanes. Et pas juste pour rabâcher aux gens, derrière leurs chipos, que t’es beaucoup plus aware qu’elleux. Et puis, du coup, tu parles. Et puis t’écoutes. Vu que t’es nouvelle dans la région et qu’à part les 2 gamines Black à l’école des filles, c’est toi la plus bronzée du coin. Et puis les filles justement, elles ont un pote dont les parents giléjaunent côté fafounet. Et le gamin me dit “Macron démission tout ça, parce qu’en plus il laisse rentrer tous les étrangers et il leur donne notre argent tout ça” et moi je cause avec lui. Et puis je le raccompagne chez lui, on m’invite à boire un café et je dis oui, pour voir. Et là j’apprends qu’à l’école les gens me trouvent cheloue, parce que parfois je suis en minijupe, et parfois en pyj. Parce que parfois j’ai des fleurs dans les cheveux, et parfois je suis pas coiffée. Parfois je suis ni Ikéa, ni hippie, ni ouvrière. Et là, cette daronne, celle qui dit à son fils que Macron fait chier parce qu’il accueille les étrangers, j’apprends qu’elle me défend auprès des autres, alors qu’elle me connaît pas. Du coup, tu vois, je vais continuer à prendre des cafés avec elle, dans l’idée que dans un sens et dans l’autre il y a de la contagion possible. Parce qu’elle est vénère. Elle giléjaune. Qu’est-ce que je fais de ça ?… »

Dans son livre Art queer. Une théorie freak, Renate Lorenz définit la relation qui s’opère entre le public et l’artiste au moyen du drag comme une contagion : « Contrairement à la représentation et à la réception, le mode de la contagion cherche à nous impliquer pour nous faire participer à des pratiques dénormalisantes12. »

Traduction : « Entrez ou ne bougez pas ! Mais ce n’est pas à moi de décider ! » répond Fifi quand on frappe à sa porte13.

Le drag, que Renate Lorenz cherche à définir comme élément central d’une politique queer radicale, ne se limite pas à proposer « des images et des stratégies de vie pour des sexualités et des genres alternatifs » ; il exige aussi de « promouvoir toutes sortes d’expériences économiques, politiques, épistémologiques et culturelles qui cherchent à produire de la différence et de l’égalité en même temps14 ».

Le lendemain, donc, lorsque Tommy et Annika reviennent à la Villa Virêvolte, et lui demandent ce qu’on va faire aujourd’hui, Fifi propose de « chercher des choses ».

— Est-ce qu’on a vraiment le droit de ramasser tout ce qu’on trouve ? demanda Annika.

— Oui, tout ce qu’on trouve par terre, dit Fifi.

Un peu plus loin, ils virent un vieux monsieur qui dormait sur la pelouse devant sa maison.

— Ah Ah ! On l’a trouvé par terre. Allez, on l’embarque ! s’écria Fifi.

Tommy et Annika étaient horrifiés.

— Non, non, Fifi, on ne peut pas ramasser un vieux monsieur, supplia Tommy. Et puis, qu’en ferions-nous ?

— Mais on en ferait plein de choses ! On pourrait le mettre dans un clapier et lui donner à manger des feuilles de pissenlits. Si vous ne voulez pas y toucher, je ne vais pas vous forcer, mais ça me tracasse de le laisser comme ça15.

Lire Fifi Brindacier, c’est revenir à la source même de la contagion : « rire plutôt qu’argumenter16 ». Ce qui permet d’éviter le double écueil de la domination par le care et de la victimisation par le safe, capitalisées en un concept qui a fait long feu. Bienveillance. Quand j’entends ce mot, je m’encours.

Dernière expérience : Le Rhinocérose – plouc queer festival. Thématique : les minorités en milieu rural + l’hétérosexualité comme modèle dominant de la production agricole17. Plein été. Notre lieu de vie est en procédure d’expulsion. Au cœur de la saison touristique. Des centaines d’anarcaqueers débarquent de partout, on occupe le village, par surprise et sans aucune autorisation – un tiers de la population a voté Le Pen, ici, aux dernières présidentielles –, un samedi, toute la journée et toute la nuit, projections, débats, défilé, harangues au porte-voix « Plouc et queer ? sors de chez toi ! », méga teuf nocturne sur électricité municipale piratée. Aucune intervention policière, aucun accroc bon citoyen. Même pas une plainte pour tapage nocturne. On jubile.

Zoom avant sur un détail du tableau : un conflit éclate autour du bus cantine, parce qu’une copine a mis sur la table, où ne sont proposées que des préparations végan (bien que la majorité d’entre nous, plouc oblige, ne bouffent pas que du végétal), des fromages de sa fabrication. Certaines personnes se sentent mises à mal dans leur identité antispéciste. Par souci de bienveillance, on remballe les fromages !

On se retrouvera à quelques-unes, planquées au fond d’un camion, pour les manger, et consoler la copine, paysanne hétéra même pas queer, en ironisant sur la radicalité antispéciste urbaine qui consiste à tagger « assassin » sur le volet d’une boucherie (celle-là même qui régale gratos la meute de nos chiens) plutôt que d’écouter la meuf raconter sa co-vivance interspéciste avec les chèvres. Et sa tentative d’infecter, rien de moins (c’est ce que je me suis dit), les espèces compagnes d’Haraway avec la potentia gaudendi de Preciado, pour sortir du modèle hétéronormé de production. Modèle qui implique la fabrication annuelle, voire bisannuelle, de chevreaux inutiles – et donc aussitôt abattus – nécessaires à la mise en route de la lactation, mais contreproductifs puisque, vivants, ils boiraient le lait que l’humain convoite.

Le care, dont le potentiel subversif était de revendiquer la nécessité de prendre soin des besoins d’autrui en vue de permettre à chaque voix de se faire entendre, est devenu un outil de domination par lequel la vulnérabilité identitaire du care-receiver s’impose à la vulnérabilité socioéconomique du care-giver. Et, en fait, on n’est pas très loin, je trouve, de ce qui se passe dans le système patriarcal, où les femmes privilégiées se délestent des tâches non valorisantes – nettoyage, lessive, nourriture, soins aux enfants, aux malades, aux ancêtres – qui n’incomberont jamais aux hommes dont elles se souhaitent les égales, mais qui reviennent alors à des femmes subalternes, exploitées sur le critère des castes néolibérales.

Et quant au safe – dont il nous faut au passage percer aussi l’abcès, il a subi le même glissement fâcheux : d’un impératif politique de vigilance linguistique et de création de zones refuges, il est devenu l’alibi de cette espèce de police des consciences qui t’impose de réfléchir à chaque mot que tu prononces, à chaque geste que tu poses, à chaque blague qui te vient, tu apprends à manier les précautions oratoires, à situer ton point de vue, mais aussi à taire certains désaccords qui risqueraient d’attirer sur toi une suspicion politique, tu sais qu’il ne faut jamais remettre en question l’expression individuelle d’une limite ou d’un inconfort, et tu te retrouves à annuler la représentation d’une pièce de théâtre18, prévue de longue date, dans un festival sorcières queers, parce qu’il y a dans la troupe deux mecs cis-genres (par ailleurs tout à fait conscients des enjeux). Non, mais sérieux, les gens19 ?

La rhétorique de la blessure et du traumatisme pour parler de toute violence dans les milieux queer produit non seulement un devenir victimaire généralisé mais une atomisation des communautés et des luttes. L’appel à la constitution d’espaces protégés et rassurants fonctionne de concert avec une gentrification qui masque toutes les problématiques de classe et de race locales et globales20.

Mathilde : « La rhétorique du trauma perçu comme dû et pour toujours, générant évitements de toute situation rappelant potentiellement la violence initiale MAIS NE L’ÉTANT PAS. La difficulté de ne pas se laisser entraîner dans ces mécanismes d’évitement qui deviennent une fragilité collective retraumatisante. De l’auto-gaslighting que ces tentatives de faire la distinction entre ce que je sens et ce que je vis. Paradoxalement l’antidote du trauma est la connexion. So how to ? »

La question est soulevée, et elle est épineuse, dans la mesure où sa simple formulation est déjà ressentie comme une agression – voire comme une trahison : pourquoi nos communautés, si prôneuses d’inclusivité, sont-elles à ce point homogènes ? Et comment, à être aussi soucieuses de bienveillance, se retrouvent-elles à produire de la violence et de l’exclusion ? On aurait envie d’organiser, sur le modèle parodique du catch, de grandes lectures festives de Conflict is not Abuse21 : « Les comportements de suprématie et les comportements traumatisés se ressemblent dans leur incapacité partagée à tolérer la différence. » Et puis de réfléchir ensemble à la manière dont on pourrait transformer la culture du call-out en culture du call-in22.

Si, comme on l’a dit, les rapports de pouvoir sont produits par une logique de cooptation fondée sur la reconnaissance identitaire, et si l’identité a pour unité de mesure le degré de conformisme à l’intérieur d’un système qui la valorise, alors nous comprenons que le concept même d’identité, en tant qu’il établit, par réduction à un dénominateur commun, le socle des dominations, est à revoir. Que ce socle soit défini par le patriarcat, par le féminisme hégémonique ou par la discrimination positive (avec son devoir corollaire de perpétuelle réparation) ne change rien à l’affaire. C’est à cet endroit que le mot « filles » est une bombe et doit être pensé, non comme une catégorie genrée mais comme une fiction politique. Une fiction politique radicale, dont peut librement se réclamer toute personne dont l’existence infecte celle de l’étalon universel : ce concentré de privilèges aveugles qui font l’être capitalo-centré par excellence – le sous-sbire se pavanant dans un T-shirt Superman, certes, tout autant que l’experte réfléchissant sur « la condition de la femme » dans un bureau nettoyé de nuit par un corps de travailleuse précaire dont elle se fout éperdument. Mais aussi, en vérité, les consommatrices d’événements queers qui rentrent en Uber après avoir mis deux balles dans la cagnotte, tout autant que les officières surmédaillées du radicalisme qui en font un système moraliste et punitif. Infecter, j’insiste. Car si, comme on l’a dit, ce système neutralise par phagocytose le moindre élément exogène infiltré qui pourrait en compromettre la pérennité, alors nous pouvons peut-être avancer que l’expérience féminiSpunk est celle d’une infection culturelle et politique, qui répond aux logiques de pouvoir par des rapports de force, aux identités par des affinités, à la cooptation par la contagion.

Frau Schneider m’envoie un mail : « Tu sais, bienveillance, je crois que c’est le mot que j’entends le plus en ce moment dans mon entourage de meufs. Moi-même je l’utilise et ne m’étais pas interrogée sur ce qu’il déroulait. Je me rends compte que j’utilisais avec bienveillance ce qui est en réalité de la bienséance. En bonne petite annika, sans doute, qui a peur de se faire mal voir.

Là-dessus, comme tu sais je m’en sors toujours pas. Je donne l’impression hein, mais tu vois bien à quel point je vis pour faire plaisir et ne pas décevoir. Tu crois que si je deviens un garçon ça passera ? Ou bien une drag ? »

La contagion par contiguïté. Je tombe sur ces mots en lisant mon dossier médical, et je réalise que c’est comme ça que je travaille ; l’écriture n’est pas un fil qui se dévide, mais une pâte qui lève, et de proche en proche, la bactérie se propage de l’oreille au cerveau. C’est ce qui m’est arrivé cet automne.

J’attendais dans un couloir, couchée sur un brancard, mon tour pour l’IRM, un classeur rouge posé à mes pieds, que j’ai finalement ouvert, par ennui. Je n’y comprenais rien, et pourtant il y était question de moi, c’était beau et effrayant, fascinant comme un oracle, une langue occulte qui peu à peu se rendait hospitalière, glissement du médical vers le poétique, capable de remettre de la durée, c’est-à-dire du sens, dans cette masse compacte et indistincte que produit la douleur sur le temps.

Petit poème punk produit par la Pythie CHUR :

Compte tenu de l’évolutivité

radiologique ainsi que de

l’apparition de

crises convulsives partielles,

discussion avec la patiente

[aucun souvenir de ça]

et discussion en staff de

service pour conclure à

 

une indication chirurgicale

de drainage

de l’empyème

du fait

de l’absence

de contrôle

de cette infection

par les antibiotiques.

 

Explication à la patiente

[aucun souvenir de ça]

des bénéfices et des

risques potentiels,

notamment des risques

hémorragiques et neurologiques,

notamment de crises

convulsives persistantes

ou de troubles

phasiques.

Ce langage exerçait en vérité sur moi le même pouvoir que la kora. (Une copine était venue me voir aux soins intensifs avec Sona Jobarteh sur son iPhone et de l’avoine sous toutes ses formes – boisson, pudding, biscuits, bouillie de céréales te revoici ! Son protocole de guérison impliquait que je bouffe de l’avoine et que j’écoute de la kora. Je te parle d’une sorcière que tu ne trouverais ni punk, ni queer, ni même féministe. Je te parle d’une fille, pourtant. Une fille qui ramasse un blaireau trouvé mort sur la route, en tanne la peau, fumée au bois de laurier, pour s’en faire un costume de cérémonie. Et je te jure qu’elle fait peur. Je te parle d’une fille qui croit en Jésus autant qu’en la Déesse, qui vit entre les mondes, que des esprits harcèlent chaque nuit, qui convoque le héron cendré, et le héron cendré vient, totémique, dans un chant que tu ne lui as jamais entendu, veiller sur la copine qui est en train d’accoucher au bord de la rivière. Je te parle d’une fille qui crève à distance les pneus d’un combi de flics venus chez nous après le vol d’une tronçonneuse géolocalisée – ce qui nous a valu gros stress de mise en sécurité d’urgence des gens et des choses illégales, suivi d’un après-midi de rires à regarder des robocops s’empêtrer dans les ronces, s’électrocuter aux clôtures, hésiter devant la rivière, pour finalement marauder au passage quelques mûres et mirabelles, avant de repartir bredouilles faire un peu de mécanique : « Revenez quand vous voulez ! » Je te parle d’une fille qui s’est tapé deux heures de route pour venir juste avant l’opération me faire un soin, court, discret, silencieux – clandestin – pour ne pas mettre en porte-à-faux le personnel soignant et qui me dit : « Tout va bien se passer et si j’étais toi, j’en profiterais, tu es à l’endroit des forces, demande tout ce que tu veux, tu l’auras. » Et puis moi qui traverse le rapide des couloirs sur ma pirogue à roulettes, pieds à la proue, tête à la poupe, direction : bloc opératoire, en cherchant des souhaits. Je te parle d’une fille qui n’a pas lu Starhawk, ni Médecins et sorciers23, et qui ne lira pas non plus ce livre, mais qui sait tout cela. « La loi de contagion est avec la loi de ressemblance l’un des deux principes de la magie sympathique. Et c’est une sorcière, ta Fifi ! ») « Vous n’êtes pas censée lire ça. » L’infirmière a surgi et, d’autorité, m’a repris le dossier des mains. Mais elle a souri quand je lui ai dit que mon intérêt était strictement littéraire.

Ce que les filles expérimentent partout et sans relâche, c’est je crois les multiples manières infectantes de contrer le corps social.

— C’est un cas désespéré. Une maladie gravissime. […]

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda le médecin. […]

— J’ai peur d’avoir attrapé le [spunk]. J’ai des démangeaisons partout. Mes yeux se ferment totalement quand je m’endors. Parfois j’ai le hoquet. Samedi dernier, je me suis sentie très mal après avoir avalé une assiette de cirage avec du lait. J’ai un bon appétit mais j’avale souvent de travers et la nourriture est perdue. Je dois avoir attrapé le [spunk]. Oh, encore une chose, est-ce que c’est contagieux24 ?

5. FILLES. OÙ L’ON CONSTRUIT, À L’ENDROIT DU MOT « FEMME », LE PLUS GRAND FEU QUI SOIT, AVANT DE LIRE L’AVENIR DANS LES CENDRES

Les mouvements girls/grrrls (les Riots mais aussi les Guerillas – dont les masques de gorille ont sans doute inspiré à Virginie Despentes le côté king kong de sa théorie) ont clairement œuvré à la réappropriation de ce mot compliqué de « filles ». Compliqué, car l’histoire s’écrivant toujours à partir d’une conception linéaire plutôt qu’infectieuse du temps, c’est sur ce « filles » opposé à « femmes » que s’est élaboré le récit blanc d’un féminisme générationnel, forcément conflictueux, procédant par vagues sur le motif de la rupture1.

Chaque vague semble s’inscrire dans des revendications spécifiques, considérées, à un moment donné, comme acquises en termes de droits ou d’évidences, ouvrant ensuite la voie à de nouvelles revendications portées par une génération dont on affirme qu’elle rompt avec la précédente. Postulat de l’avancée par échecs et par victoires. Propagande civilisationnelle du progrès.

À la grosse louche : première vague = égalité civique ; deuxième vague = sortie de la sphère domestique et familiale + libération individuelle et sexuelle ; troisième vague = intersectionnalité + réappropriation des espaces artistiques et culturels ; quatrième vague = convergence des luttes + mobilisation 3.0 contre la culture du viol et du harcèlement. Comme l’écrit assez justement Françoise Vergès : « Ces deux formules – vague et génération – contribuent à effacer le long travail souterrain qui permet à des traditions oubliées de renaître et occultent le fait même que ces courants aient été ensevelis ; cette métaphore confie en outre une responsabilité historique à un phénomène mécanique (vague) ou démographique (génération)2. »

Il ne s’agit évidemment pas de contester le nécessaire renouvellement générationnel des forces, mais de soulever la question de l’âgisme et du classisme inhérents à la manière dont en est fait le récit. Âgisme, parce que les nouvelles radicalités semblent ne jamais pouvoir s’affirmer sans la disqualification politique des anciennes – quitte à oublier pour cela que la connaissance que nous en avons, passée à la moulinette du discours officiel, est forcément plus consensuelle que révolutionnaire. Et classisme, parce que, précisément, cette histoire est écrite et transmise par des théoriciennes bourgeoises – qui, bien souvent désormais, se plient à l’exercice obligatoire du savoir situé (confession un peu gênée de leurs privilèges socio-économiques) avant de présenter leur analyse d’un féminisme bardé de ces mêmes privilèges.

Joëlle Sambi : « Mais tellement, quoi ! Et pour le coup, c’est totalement transracial, cette question d’âge et de classe. »

Et de comprendre, alors, pourquoi l’histoire du féminisme nous a perdues en route. L’histoire du féminisme, c’est comme un musée qui interdit toute visite libre et t’impose des guides, formées, cooptées et payées par l’institution. Te voilà dans un lieu de savoir, à suivre le trajet balisé, tu galopes de salle en salle, t’arrêtant devant ceci mais passant devant cela – pourquoi ? tu ne sais pas, tu suis les autres, pas le temps de s’attarder, ni de poser des questions, tout est cohérent et forclos de toute façon. Une théorie des luttes est toujours une entreprise de pacification au service de l’empire. Quelle place là-dedans pour les parcelles d’humanité menacée de mort que tu contiens ? Tu sors de là avec l’impression que tout s’est joué avant, sans toi, ou que tout se joue ailleurs, sans toi. Perception, aidée par cette forme sournoise d’impérialisme culturel doublé de conservatisme universitaire, d’une confiscation.

On te confisque sciemment l’accès aux pensées qui tissent, contagion par contiguïté, des volontés de solidarités révolutionnaires entre le décolonialisme, la contre-psychiatrie, la lutte anticarcérale, le lesbianisme radical, le Black feminism et le militantisme crip3, pour ne citer que celles qui nous sont les plus chères, à nous les indésirables – je reviendrai sur ce mot, mais « les filles » sont par définition indésirables, et c’est l’enjeu politique de leur narration. History is a weapon.

Comment puis-je te convaincre, frère sœur, que tu es en danger. Que chaque jour où tu te réveilles en vie, dans un bonheur relatif d’être humain en état de fonctionnement, tu commets un acte de rébellion. Toi – queer en vie, queer en marche – tu es révolutionnaire. Il n’y a rien sur cette planète qui valide, protège ou encourage ton existence. C’est un miracle que tu sois là, debout, en train de lire ces mots. Tu devrais, selon toute logique, être déjà dans la tombe4.

Ce qui se cherche alors tous azimuts et sans cesse, depuis toujours, dans les marges de l’histoire dominante, c’est comment sortir de l’imitation, voire, comme le dit Baldwin, de l’« imitation d’une imitation ». Ce qui se cherche, il me semble, c’est comment et avec qui faire alliance sur quoi.

James Baldwin : « Nous devenons confus avec les genres – vous savez, la notion occidentale de la femme, qui n’est pas nécessairement ce qu’est réellement une femme. Ce n’est certainement pas la notion africaine de ce qu’est une femme. Ou même la notion européenne de ce qu’est une femme. Et il n’existe certainement aucune norme de la masculinité dans ce pays que quiconque soit en mesure de respecter. Une partie de l’horreur d’être un Noir américain c’est le fait d’être piégé dans une imitation d’une imitation. »

Audre Lorde : « Je ne peux pas vous dire ce que je souhaiterais que vous fassiez. Je ne peux pas redéfinir la masculinité. Je ne peux certainement pas redéfinir la masculinité noire. Ma responsabilité est de redéfinir la féminité noire. Votre responsabilité est de redéfinir la masculinité noire. Et je dis : “Hé, s’il vous plaît, faites-le donc”, parce que je ne sais pas combien de temps je pourrais tenir cette forteresse, et j’ai vraiment l’impression que les femmes noires la tiennent, et nous commençons à la tenir d’une façon qui rend ce dialogue de moins en moins possible5. »

Et, dans ce contexte, ça fait un bail que la catégorie « femmes » pose problème. En français, les confisqueuses d’histoire n’ont pas inventé grand-chose : la Femme est devenue la femme est devenue les femmes. Et le féminisme s’est posé la question du pluriel sans la résoudre, en redécouvrant de-ci de-là l’usage des épithètes. Du côté punkqueer de la force, ça fait un bail qu’on a compris que le mot « femme », chargé de tout ce qu’il contient de colonialité, d’hétéro-normativité, de médicalisation des corps, de psychiatrisation des comportements, de réformes légalitaires, et de mise au service du patriarcat, ne nous concerne pas. Femme d’affaires, femme de ménage, femme au foyer, les femmes de couleur, les femmes du Sud, les femmes seules avec enfants, la santé des femmes, l’histoire des femmes, l’Université des Femmes, la prison des femmes, la Journée mondiale de la Femme, la grève des femmes, la violence des femmes, l’égalité entre hommes et femmes, le droit des femmes à disposer de leur corps… Qui, franchement, d’entre nous peut se dire « femme » sans se sentir illico prise au piège biopolitique de la surveillance et de la punition – et complice identitaire des structures d’oppression ?

Est-ce alors un hasard si, dans les trois romans brindaciers de Lindgren, il n’y a pas de « femmes » ? Il y a des « filles » et des « vraies dames ». Et c’est l’école, bien sûr, qui fait le job de conditionnement des unes en vue de produire les autres.

— Écoute, ma petite Fifi, dit la maîtresse gentiment, je suis certaine que tu as envie de devenir une vraie dame quand tu seras grande.

— Tu veux dire une personne à voilette sur le nez et trois mentons ?

— Je veux dire une femme qui sait toujours comment se tenir, polie et prévenante. Une vraie dame, c’est bien ce que tu voudrais devenir, n’est-ce pas ?

— Je vais y réfléchir […] Est-ce que tu crois que je pourrais être une pirate et en même temps une vraie dame ?

Mais la maîtresse pensait que non, ce n’était pas possible.

— Oh la la ! Mais qu’est-ce que je vais choisir, moi ? dit Fifi d’un air malheureux6.

Pas de « femmes » chez nous non plus, mais des « meufs ». On a retourné la vieille chaussette : la couture au moins est apparente, quand il nous faut définir des non-mixités. Tu connais la blague ? Deux extraterrestres quittent la Terre dans leur vaisseau spatial et s’interrogent : « Crois-tu que ces créatures soient dotées d’intelligence ? – Celles avec un cerveau, oui. Celles avec des testicules, j’en doute. » Telle est la meilleure définition que je puisse donner du mot « meufs » et de la binarité cérébro-génitale qu’elle conditionne. Plus sérieusement, j’aurais pu citer Robin Morgan, dans son introduction à Sisterhood Is Powerful : « Je n’ai pas la moindre idée du rôle révolutionnaire que pourraient jouer les hommes blancs hétérosexuels dans la mesure où ils sont l’incarnation même d’intérêts de pouvoir, individuels et réactionnaires7. »

Rendons visible, rendons explicite le présupposé qui demeure absent de la citation : hommes blancs hétérosexuels = n’ayant même pas à s’interroger sur l’évidence d’être cisgenres, valides, en liberté. Et je me rappelle, avec un sourire, d’une mixité choisie lors d’un festival sous un pont d’autoroute qui disait : « salopes/pirates only ». On aurait pu simplement dire « filles » – est fille toute personne qui, au milieu des filles, est prête à s’autodéterminer fille, preuve s’il en est qu’elle n’a pas de couilles dans le cerveau.

Dans l’histoire du féminisme anglo-saxon, par contre, il y a toute une infection de luttes et d’existences à raconter à partir de « woman ». Je pourrais tenter un récit ; on quitterait les grandes salles, les galeries, et on descendrait dans les réserves. On ferait les choses à la Fifi, en dépassant les bords :

— Mais enfin, Fifi ! Pourquoi ne dessines-tu pas sur le papier ? demanda la maîtresse, exaspérée.

— Il y a un bon moment que je l’ai utilisé ! Mon cheval ne peut pas tenir sur un petit bout de papier ridicule ! Là, j’en suis aux jambes de devant, mais quand j’en serai à la queue, je vais me retrouver dans le couloir8 !

On pourrait commencer en 1851 dans l’Ohio. Sojourner Truth fait une intervention lors de la Convention des droits de la FEMME. Elle superpose la double conscience d’une identité de genre et de race, au sein d’un activisme tout à la fois abolitionniste et féministe : « Ain’t I a WOMAN ? » La question ponctue son discours, tandis qu’elle répond aux détracteurs du droit de vote pour les FEMMES. Ces messieurs, n’envisageant de toute évidence que leur mère, leur épouse et leurs filles, avaient avancé l’argument de l’infériorité physique. Va-t-on accorder le droit de vote à des personnes incapables d’enjamber une flaque d’eau ou de monter seule dans une voiture ? raillent-ils. Revendiquant sa force, morale et physique, elle dénonce l’essentialisation des FEMMES (humaines puisque blanches, inférieures parce que de sexe féminin) en même temps que la déshumanisation des esclaves (corps Noirs animalisés). En croisant la question du sujet racialisé avec celle du sujet sexualisé, elle ouvre en vérité la faille de l’instrumentalisation d’une identité à entrées multiples – elle ouvre la voie à la pensée intersectionnelle.

Regardez-moi ! Regardez mon bras !

J’ai labouré, planté, engrangé, mieux qu’aucun homme

Et suis-je une femme oui ou non ?

Je travaillais et je mangeais autant qu’un homme – quand c’était possible,

Je supportais tout autant le fouet

Et suis-je une femme, oui ou non ?

J’ai mis au monde 13 enfants, pour la plupart vendus comme esclaves

Et quand j’ai pleuré mon chagrin de mère, personne sauf Jésus ne m’a écoutée !

Et suis-je une femme oui ou non ?

Et là je pense, rien à voir me direz-vous peut-être, à Caster Semanya – athlète Noire lesbienne, championne du 400 mètres et du 800 mètres. Jugée trop forte pour être une FEMME, elle est contrainte, après chaque victoire, depuis 2009, à de multiples et très mystérieux « tests de féminité ». Et si je tire le fil accroché à cette aiguille, je me souviens aussi, avec le même sentiment, de l’inquiétude causée, pendant les jeux de Pékin en 2008, par l’amélioration technologique des prothèses qui laissait entrevoir le risque – ô malheur ! – que des athlètes paralympiques aient bientôt de meilleurs résultats que leurs homologues normolympiques9.

Mais revenons aux propos de Sojourner Truth en insistant sur le fait que sa double conscience, de genre et de race, s’articule sur une charnière de classe : « Alors, ils vont parler de cette chose qu’on a dans la tête – comment est-ce qu’ils l’appellent encore ? [une personne dans la salle murmure “l’intellect”] C’est bien ça, chéri. Qu’est-ce que cette chose a à voir avec les droits des femmes ou les droits des nègres10 ? » Elle fait levier magnifique sur la disqualification de genre que produit l’élitisme de la classe dominante (masculine) pour soulever la disqualification de race que produit de facto cette culture (blanche). Intersectionnalité, disais-je : nous sommes en 1851. Et la question qui se pose, lancinante, c’est déjà celle de Butler : quels sont les corps qui comptent ?

Plus rien de crucial pour nous avant les lesbiennes radicales. On creuse à la petite cuillère un long tunnel sous le désert, où dans la collaboration générale se construit là-haut « le moins mauvais des systèmes11 » – des bouffées d’oxygène nous arrivent régulièrement, soufflées par ces « divas » qui, du blues au free-jazz, ont fait la musique de tout un siècle quand on leur prêtait surtout un mauvais caractère. Interlude, prenons le temps d’écouter Blasé – texte écrit et phrasé par Jeanne Lee sur un titre d’Archie Shepp, fin des années 1960. Ou comment, en plein mouvement de Libération Noire, les meufs s’extraient de la tutelle blanche du féminisme en utilisant des outils spécifiquement afro-culturels pour contester le rôle que leur assigne le Black Panther Party de « reproductrices des forces armées ».

Blasé… Ain’t you Daddy ?

Blasé… Ce serait pas toi qui l’es mon gars ?

You shot your sperm into me,

Tu décharges ton sperme en moi

And never set me free.

Et jamais ne me libères

This ain’t a hate thing…

Il n’est pas question de haine

It’s a love thing

Il est question d’amour

If lovers ever really love that way

Si les amants s’aimaient vraiment de cette façon

The way they

De la façon dont ils

Say.

Parlent.

I gave you a loaf of sugar,

Je t’ai donné un pain de sucre,

You tilt my wound ’til it runs.

Tu cognes ma matrice jusqu’à ce que ça coule

All of Ethiopia awaits you

Toute l’Éthiopie t’attend

My prodigal son.

Mon fils prodigue

Blasé ain’t you big daddy

Blasé ce serait pas toi qui l’es papa ?

But momma loves you.

Mais maman t’aime

She

Elle

Always has.

L’a toujours fait.

C’est ici qu’à notre oreille le mot « femme » tombe définitivement en miettes – et qu’il apparaît à notre cerveau que l’histoire du féminisme est écrite à la colle. Autant prétendre à la formule universelle qui ferait tenir ensemble le métal et le bois. Fin de l’interlude ? Pas tout à fait, car au début des années 1970 ondule déjà dans le lochness des profondeurs le monstre Crip. Le camp Jened12, près de Woodstock, accueille chaque été de jeunes handis qui, pour la première fois de leur vie, se retrouvent ensemble dans un environnement qui ne les désigne pas comme malades – piètres corps, esprits défaillants, devant être pour leur bien mis sous tutelle.

Ainsi naîtra le Mouvement civique pour les droits des personnes handicapées dans l’élan donné par le Mouvement civique Noir qui en sera l’allié. Migrant deux décennies plus tard dans les eaux troubles du queer, les revendications n’échapperont pas à la contamination conceptuelle : « Les notions de déconstruction des identités, de redéfinition du légitime et de l’illégitime, et de revalorisation du stigmate donnaient des outils essentiels pour repenser le handicap13. » Aujourd’hui, le crip queer infecte la scène artistique avec, par exemple, le très multisectionnel Sins Invalid Collective14 qui, dirigé par trois meufs handiqueers non blanches, déjoue tous les paradigmes. L’handiféminisme15, quant à lui, commence à remuer, en France, la vase du privilège validiste – point aveugle, sourd, muet du corps normé qui circonscrit le mot « femme » – et il vient aussi provoquer les corps queers sur leur propre terrain :

Je lis dans la plupart de vos récits des gestes qui semblent innés, qui ne paraissent jamais ratés, des équilibres plutôt évidents ; comme une mécanique prédisposée à savoir utiliser suivant les désirs. Mes désirs ne permettent pas mes gestes, ils élaborent des alternatives, ils cherchent sans cesse des possibles, des technicités dont les modes d’emploi sont à écrire et réécrire. […] Je dis que cette gestuelle valide pose comme dysfonctionnels des corps comme le mien, et que la dysfonction vous appartient : mes défaillances ne sont que les failles de vos performances16.

(Prends-toi ça dans la gueule et penses-y la prochaine fois que tu te masturbes !) Fin de l’interlude.

On sort la tête ébouriffée à la fin des années 1970. Lorsque la même année – 1977 – les lesbiennes radicales blanches posent les bases théoriques d’une existence qui s’extrait du contrat (hétéro)sexuel, les lesbiennes radicales Noires affirment la nécessité d’une solidarité de race qui, non seulement exclut tout séparatisme, mais aussi impose que l’on s’interroge sur la complicité du féminisme (sous-entendu « des femmes blanches ») dans la fabrication de l’homme Noir, dont le machisme est désormais pensé, analysé, compris comme le produit colonial de son impuissance17.

Joëlle Sambi : « Ceci est tellement important que ça mériterait un chapitre à lui tout seul. La radicalité, misandrie assumée des gouines, et puis, quand même, la nécessaire solidarité of color. C’est tellement pas “in” de dire ça aujourd’hui, tu passes pour une mauviette, une pas radicale… »

Ainsi s’éloigne à l’horizon toute possibilité d’une sororité transraciale sous la bannière du mot « WOMAN ». La même année donc, Monique Wittig écrit La Pensée straight – manifeste lesbien du radicalisme blanc –, qu’elle conclut sur ces mots :

Qu’est-ce que la femme ? Branle-bas général de la défense active. Franchement c’est un problème que les lesbiennes n’ont pas, simple changement de perspective, et il serait impropre de dire que les lesbiennes vivent, s’associent, font l’amour avec des femmes car FEMME n’a de sens que dans les systèmes de pensée et les systèmes économiques hétérosexuels. Les lesbiennes ne sont pas des FEMMES18.

Pendant que la Déclaration du Combahee River Collectif19 pose les fondements de la pensée lesbienne radicale Noire :

Nous réalisons que les seules personnes qui tiennent suffisamment à nous pour travailler de manière conséquente à notre libération, c’est nous-mêmes. […] Nous trouvons difficile de séparer l’oppression raciale des oppressions de genre et de classe car, dans nos vies, nous les expérimentons le plus souvent de manière simultanée. […] Bien que nous soyons féministes et Lesbiennes, nous nous sentons solidaires des hommes Noirs progressistes et nous sommes contre le fractionnement que prônent les FEMMES blanches séparatistes. Notre situation de PERSONNES Noires exige de nous une solidarité de race que, pour des raisons évidentes, les FEMMES blanches n’ont pas besoin de manifester aux hommes blancs – si ce n’est leur solidarité négative en tant que complices de l’oppression raciale20.

Et là, tu sens le gouffre qui s’ouvre sous tes pieds et tu comprends pourquoi, malgré tous tes efforts d’inclusivité, la plupart des anarcaqueers et des féminiSpunks autour de toi sont des blanches. De même, tu comprends pourquoi, en dépit de son inclusivité de façade, les FEMMES dont se soucie le féminisme décolonial sont implicitement hétérosexuelles21.

Tu es Bipoc22, mais les blanches te voient d’abord queer. Et c’est ainsi que tu fulmines en silence dans les assemblées transpédégouines, dont la revendication d’espaces safe a toujours fonctionné de concert avec les politiques urbaines d’accroissement sécuritaire des quartiers pauvres, et la gentrification arc-en-ciel. Tu es queer, mais les Bipoc te voient d’abord blanche. Et c’est ainsi que tu fulmines en silence dans les assemblées de militance décoloniale, en constatant la relégation systématique de la jotería23 dans les marges suspectes de la collaboration. L’une comme l’autre, vous rêvez de la conscience métissée d’un devenir-filles azimutal :

Mettre dans la même catégorie les mâles qui dévient de la norme générale et l’homme, l’oppresseur, est une injustice énorme. […] Suprêmes crossers of cultures, les homos ont des liens forts avec les queers white, Black, Asian, Native American, Latinos, ainsi qu’avec les queers en Italie, en Australie et sur le reste de la planète. Nous sommes de toutes les couleurs, de toutes les classes, de tous les peuples et de toutes les époques. Notre rôle est de relier les personnes les unes avec les autres – with Blacks with Jews with Indians with Asians with whites with extraterrestrials. Il s’agit de transférer des idées et des informations d’une culture à l’autre. Les homos de couleur ont plus de connaissance des autres cultures ; ont toujours été en première ligne (bien que quelques fois dans le placard) de toutes les luttes de libération dans ce pays ; ont souffert plus d’injustices et leur ont survécu contre toute attente. Les Chicanas et Chicanos doivent reconnaître les contributions politiques et artistiques de leurs queers. People, listen to what your jotería is saying24 !

Joëlle Sambi : « J’aime le fait que tu mentionnes les Juifs (souvent peu audibles dans nos espaces). Il me semble toutefois qu’il manque une dimension : celle des migrantEs et/ou des sans-papiers. Pour moi, qui suis migrante, avec une moitié de vie passée au Congo, avec un bagage culturel, une socialisation queer (ou plutôt homo) très différente de celleux même NoirEs, même BIPOC, qui ont une autre trajectoire géographique, je peux être de celleux qui fulminent en silence dans les assemblées décoloniales lesbiennes/BIPOC « non migrants » (ou avec papiers pour ce cas-là) qui, “gèrent”, abordent les conflits, travaillent à la paix sociale de manière complètement différente. Le rapport de classe est fort présent je trouve. »

Et, l’une comme l’autre, nous lisons Houria Bouteldja avec un inconfort similaire croisé de rages paradoxales – parce que nous y entendons résonner chacune de nos petites trahisons d’antiracistes blanches, de féministes associatives, salariées ou subventionnées à la solde de l’État, de queers dont les signes de radicalité sont exhibés ainsi que des fétiches par un système qui les tient pour preuve de son ouverture d’esprit, ou d’indigènes assimilées à la culture dominante en échange d’un droit, académique, rationnel et circonstancié, à la parole minoritaire. L’une comme l’autre, nous savons ce qu’il y a de « fille » chez Bouteldja, révélée en creux dans la mésinterprétation systématique dont sa parole fait l’objet.

Une caricature dont on peut se demander si elle est l’indice de ce que personne, vraiment, n’y comprend rien ? Ou bien si elle résulte d’une volonté panique de la mettre hors jeu. Indésirable, c’est ça : exclue du champ des légitimités, mais sommée de garder son calme. Or, toute fille le sait pour l’avoir elle-même expérimenté : la caricature n’est jamais que la feinte grotesque d’un pouvoir qui, menacé, tente de faire passer le danger pour un épouvantail. Ne sommes-nous pas des hystériques en rage, vulgaires, moches et poilues, qui font de la propagande anti-mecs parce qu’elles sont imbaisables ? Sérieusement, il y a dans le livre de Bouteldja une théorie politique des sexualités indigènes qui mérite qu’on la pense en parallèle avec la nôtre.

Récite ! Ana hitt ou oueld ennass khitt. Sur ma cuisse droite, trois marques faites au rasoir et recouvertes de khôl pour sécher le sang. C’est un rite patriarcal qui s’empare de ton corps, qui l’enchaîne à la lignée des ancêtres. Ma grand-mère paternelle approuve. Je lui appartiens. Ma grand-mère maternelle approuve. Je lui appartiens. Mes grands-pères, tombés martyrs, approuvent. Je leur appartiens. Mon père approuve, je lui appartiens. Ma mère, je n’en parle même pas, c’est elle qui m’a enfilé les menottes. Je lui appartiens. Le sang a séché. La cicatrice sera indélébile. J’appartiens à ma famille, à mon clan, à mon quartier, à ma race, à l’Algérie, à l’islam et, si Dieu veut, j’appartiendrai à ma descendance. Lorsque tu te marieras, in cha Allah, tu diras Ana khitt ou oueld ennass hitt. Alors, tu seras à ton mari25.

Comment ne pas lire en termes d’empowerment la revendication bravache de ce corps marqué par le sceau de la propriété ? Car à tout prendre, mieux vaut appartenir aux siens qu’à l’ennemi – quitte à faire du stigmate la marque renforçante d’une provocation. Qu’y a-t-il là d’inconciliable, ou même seulement de contradictoire, avec notre érotique des dominations ? Et de quoi nos corps sont-ils tatoués sitôt qu’une copine, sortant ses aiguilles, en propose la célébration ? Que faisons-nous d’autre qu’opérer ce même retournement dialectique dans nos ateliers de pratiques et d’expérimentations SM ? Quelle difficile question du désir activé par la contrainte débattons-nous sans fin lors de nos discussions sur le consentement ? Et par quelle pirouette de funambule cherchons-nous les termes d’un contrat sexuel équitable entre des parties fondamentalement construites sur des rapports inégalitaires ? Rappelons-nous que le queer s’est toujours défini par un ensemble de pratiques controversées qui travaillent l’abjection et la honte pour les transformer en puissances d’action politique. C’est ignoble, répondra toujours la voix majoritaire.

Mathilde : « Peut-on consentir sans désirer ? La réponse est : oui. »

Est-ce que je nous égare ? Je parlais de « woman » comme d’un territoire disputé, avec ses frontières et ses clandestinités. J’annonçais les filles comme des passeuses. Je voudrais amener à une réflexion sur la manière d’habiter les périphéries. « At the end of a little Swedish town » : ici encore, c’est Fifi qui me guide, elle qui occupe la dernière maison « au sortir d’une petite ville suédoise », celle qui se trouve tout au bord, juste à la limite où la rue devient un chemin de campagne. Les périphéries – des mots, des milieux, des corps : l’endroit des entre-deux, des porosités, des échanges ; c’est là que je nous vois « filles » –, présences hybrides, êtres nomades, occupations temporaires, sur des zones frontières elles-mêmes en mouvement. Ce qu’est véritablement une intersection : un lieu où nos routes se croisent. Et en 1978, justement, la critique littéraire fait subir à Fifi d’improbables tests de féminité : ayant établi la longue liste des traits qu’elle considère comme spécifiquement masculins, Kik Reeder précise : « Assez vite, il nous apparaît que Fifi n’est pas une fille du tout, ni même un garçon manqué, mais bien un garçon déguisé26. » Un garçon déguisé ? Si seulement, cette conclusion, réjouissante d’invention, avait pu ouvrir la porte au drag plutôt qu’à la transphobie !

C’est dans les mêmes années, fin 1970, qu’apparaissent les premières transmutations orthographiques de WOMEN en WOMYN, afin d’échapper à la langue patriarcale ; l’étymologie fait, en anglais, de la femme un homme femelle, wo-man, c’est-à-dire une sous-catégorie de l’humanité, prédéterminée par un masculin canonique. WOMYN, on pourrait se dire que c’est une manière d’emboîter le pas à Wittig : « N’est pas davantage une FEMME d’ailleurs toute femme qui ne vit pas dans la dépendance personnelle d’un homme. » Mais c’est pourtant vers un radicalisme anti-queer que l’histoire du mot nous entraîne ; excluant du féminisme toute pénétration de masculinités : potentielles, suspectées ou fantasmées, anatomiques, prothétiques ou symboliques. Exit les butchs, les trans, les drags, les pédés ! Il n’y a qu’à lire la définition incendiaire postée sur Urban Dict en 2017, pour constater que la blessure ouverte par ce « womyn » est, quarante ans plus tard, toujours à vif :

Womyn. Une orthographe alternative de woman, le plus souvent utilisée par des féministes transphobes (terfs ou féminazis) qui veulent souligner lourdement que “““man””” n’a rien à faire dans les cercles féministes et que le féminisme ne concerne que les droits des femmes cis. Bon, tu n’y connais manifestement rien au féminisme, ni aux hommes troubles, ni aux trans, alors va te faire foutre27 !

Joëlle Sambi : « Comment ce changement de “women” en “womyn” nous a-t-il en quelque sorte échappé ? Est-ce que c’est parce que les personnes qui ont opéré ce changement ont accompagné la transgression orthographique de tout un discours transphobe ? Dès le départ ? Ou bien est-ce que – comme sur Twitter – l’utilisation à répétition par des terfs, a fait que l’on a associé “womyn” à la transphobie ? »

Avec ce womyn, c’est par ailleurs une fracture de classes qui se dessine à l’intérieur des subcultures lesbiennes, car les alliances butch-fem (dont la partie visible, retenue par l’histoire, se résume à quelques couples cosmopolites du Paris des années 1920), leurs codes, leurs réactualisations relèvent aux États-Unis, à partir des années 1960, d’une identité sociale et sexuelle largement déployée par des meufs du milieu prolétarien, voire sous-prolétarien. The WOMEN who hate me est le titre très significatif que donnera Dorothy Allison au recueil des poèmes qu’elle écrit entre 1980 et 199028.

Je ne sais pas très bien ce que pensait Audre Lorde de cet Y, elle qui, selon le même procédé d’autodétermination par l’orthographe, avait enlevé de son prénom le sien29. Mais il est certain que les lesbiennes Noires ont, elles aussi, un fameux oignon historique à peler avec ce womyn, et la manière dont les blanches leur ont confisqué la parole au sein des théories de la sexualité, qui commençaient à se construire à l’intérieur des universités :

Histoire de tester la réticence obligée des féministes noires en matière de sexualité, je m’imagine en train de parler, dans un colloque, des spectres de couleurs intraraciaux et de la dynamique érotique butch-fem. Je ne tiendrais pas trois minutes, c’est sûr, tant je serais inquiète à l’idée de savoir qui est dans la salle […]. Pourtant, c’est un sujet dont on parle souvent en boîte, mes copines et moi. […]. Ensemble, nous discutons de cette erreur d’interprétation réitérée qui exclut des définitions de la féminité les lesbiennes fem noires de peau, parce que le corps lesbien noir est automatiquement catégorisé butch. Les fems noires disent les contradictions du désir et la frustration qu’il y a à revendiquer cette identité, forgée, précisément, par les définitions sexuelles négatives qui étiquettent non féminins, non femmes, hypersexués et agressifs les corps noirs féminins30.

Ce womyn est donc assez rapidement devenu infréquentable – définition idéologique du féminisme par exclusion. Confisqué, le mot a produit une riposte intersectionnelle des queers avec WOMXN, qui met en évidence la transphobie et/ou le binarisme d’un grand nombre de féministes, tout en visibilisant, avec la lettre en croix, le point de rencontre entre la Queer Nation et le Black feminism. Est womxn toute personne humaine, blanche ou poc, qui s’identifie « as a female, femme, agender, girl, lady or queen », selon le même Urban Dict, 201931 – qui ajoute que tout féminisme n’explicitant pas clairement son focus sur les problématiques non blanches est en creux un féminisme suprématiste.

Et je glisserais bien ici, au milieu de ma pâte qui lève, la petite anecdote jouissive d’une récupération marketing qui tourne au fiasco : octobre 2018, HerStories Foundation, sponsorisée par H&M, lance une vente aux enchères d’œuvres d’art, présentée comme le « first womxn art auction to support London’s refugee and migrant womxn ». Peut-on, sur un claquement de doigts, transformer en slogan publicitaire trendy un mot qui contient quarante ans d’histoire des subcultures du genre ? Visiblement non. Peut-on, avec un X – idéogramme du point de rencontre –, faire oublier la complicité du féminisme dans la structure hégémonique du pouvoir blanc ? Non plus.

Le mail de communication32 qui annonce l’événement contient plus de quinze fois le terme WOMXN et soulève un déchaînement de réactions négatives. Le mot est jugé « ridiculous by feminists and racist by women of colour ». WOMXN provoque un boycott de la marque de vêtements tout comme une chute des donations à la fondation ! On aurait préféré que le boycott dénonce l’énormité de cette collaboration entre des artistes, une marque qui exploite les couturières du Bangladesh et une fondation pour l’empowerment des femmes et des filles bengalies… Mais on se marre quand même doucement de voir que l’infection résiste à la gentrification. « Objectors argue trans WOMEN and WOMEN of colours do not need another word, as WOMEN does not only refer to WHITE AND CIS WOMEN. » Les mots grenades sont là pour exploser, surtout quand la charge qu’ils contiennent décide, selon l’endroit de l’explosion, de ton appartenance ou non à une humanité digne d’être nommée avec, comme le disait Renate Lorenz, « égalité et différence en même temps33 ».

[NB : « ridiculous by feminists and racist by women of colour ». Vous êtes-vous arrêtées là-dessus ? Ou bien êtes-vous passées sans la voir sur la dichotomie qui s’opérait entre deux catégories : « féministes » et « femmes de couleur » ; elle est édifiante sur ce qu’on appelle le racisme intégré. Le diable est toujours dans les détails, et le féminisme est toujours blanc.]

C’est pourquoi, sans doute, très paradoxalement pourtant, la définition que je trouve la plus proche de ce que sont « les filles » est celle qui amène l’opposition lexicale entre woman VS girl. Alice Walker infecte le mot WOMAN par un ricochet qui dénonce le racisme des récits féministes. Pour en visibiliser la blancheur, elle invente le womanism34.

Définition : « Womanist is a black feminist or feminist of color. »

Étymologie : « From the black folk expression of mothers to female children, you acting womanish. Means like a woman. Usually referring to outrageous, audacious, courageous or willful behaviour. (Opp. of girlish, means frivolous, irresponsible, not serious.) »

Description : « Une FEMME qui aime les autres FEMMES, sexuellement et/ou non sexuellement. Apprécie et préfère la culture des FEMMES, la flexibilité émotionnelle des FEMMES (donnant aux larmes la valeur d’un contrepoids naturel aux rires) et la force des FEMMES. Aime parfois des hommes pris de manière individuelle, sexuellement et/ou non sexuellement. Engagée pour la survie et la complétude des gens dans leur entièreté, sans distinction de genre. Pas séparatiste, si ce n’est de temps en temps, pour raison de santé. Une FEMME qui aime la musique, la danse, la lune, les esprits, entre autres, et elle-même en dépit de tout35. »

Puisque, dans la langue maternelle populaire noire américaine, comme elle nous l’apprend, le mot WOMAN est chargé d’excès, d’audace, de courage et de volonté, il est porté comme une revendication par des meufs qui savent très bien que la société est non seulement sexiste mais, en outre, structurellement raciste et que la langue l’est donc aussi. On connaît la phrase « Toutes les femmes sont blanches, tous les Noirs sont des hommes, mais nous sommes quelques-unes à être courageuses36. »

Peut-être qu’on peut faire une pause ici et prendre le temps de réfléchir. Essayer de comprendre et d’intégrer la possibilité que les mouvements girls/grrrls se soient inscrits, dès l’origine, dans un processus d’appropriation trop blanco-centré pour être réellement inclusif. Rapport au sexisme, oui, doublé d’un rapport à l’âgisme, bien sûr. Mais rapport au racisme, intrinsèquement non37. D’autant qu’ils se sont inscrits à l’intérieur d’une subculture qui, dans la manière dont elle fut décrite et relayée par les médias, mais aussi pensée en interne, semblait être une rébellion spécifiquement blanche : « Comment des filles – elles-mêmes issues du punk, un mouvement largement dominé par les blancs, qui se sont inspirées de cette scène et de son esthétique – pouvaient-elles mener une action à la fois inclusive et révolutionnaire ? » se demande a posteriori Johanna Fateman38. Et en réfléchissant, il se pourrait qu’on en vienne à réaliser que si pour nous « les bandes de filles », ce sont des groupes de musique Vn’r, ou des cohortes sauvages qui réclament l’espace public, ou des collectifs de ré-appropriation des pratiques gynéco, ou des gangs d’actions directes, ou des organisations de TDS39, ou des réseaux d’ouvreuses et d’occupantes, ou des ateliers d’activisme post-porn, ou des équipes de construction d’habitats éphémères, pour la plupart des gens, « les bandes de filles », c’est un inquiétant phénomène racialisé de délinquance féminine dans des ghettos de pauvres.

Et là, malgré notre désespoir, on aurait tort de ne pas saisir la chance de relancer la fermentation, ailleurs et autrement. En considérant, par exemple, que le filet disciplinaire dans lequel il nous arrive de tomber, avec des risques certes inégaux, les unes comme les autres – garde à vue, fichage, travaux d’intérêt général, prison, hôpital psychiatrique, éducation sous contrainte –, nous indique par l’absurde notre point commun : la menace politique que fait peser notre indocilité sur le système tout entier. Dans les démocraties libérales, la famille est le pilier de la reproduction sociale et l’identité des filles est d’en être les garantes. Pour tenir, le système exige des FEMMES qu’elles soient à leur place. Aussi, les filles rebelles sont à discipliner plutôt qu’à punir :

C’est les éducateurs qui m’ont changée. Ils m’ont appris, déjà, que j’étais une fille, que c’était comme ça, parce que je mettais tout le temps des joggings, je me comportais comme un mec mais je suis une fille quoi, faut que je me comporte comme une fille, du coup ils m’ont appris à changer.

— Mais ça veut dire quoi « se comporter comme une fille » ?

— Ben, déjà vestimentaire. Je mettais aucune robe, je mettais même pas des jeans alors qu’ici je mets des jeans. Pas s’asseoir comme un garçon parce que je m’asseyais vraiment comme un garçon, je marchais comme un garçon, je m’habillais comme un garçon, c’est compliqué hein, alors que là je commence peu à peu à avoir un comportement de fille. Être une fille, c’est pas porter des joggings à longueur de journée, les joggings c’est pour le dimanche, c’était pas moi, je voulais me cacher derrière une image en fait.

— Quelle image ?

— Ben l’image de « moi j’suis fort », « moi j’suis un gars », j’voulais avoir une image forte alors que… c’est pas parce que je me donne un genre de gars que j’suis forte, quoi40.

Pendant que le féminisme hégémonique nie aux filles indigènes de la république leur capacité d’émancipation et de luttes pacifistes à l’intérieur des communautés qui sont les leurs, voire les compromet avec ses gros sabots de la démocratie laïque universelle, les psychologues dans les centres éducatifs fermés reconditionnent à la fragilité les égarées de l’émancipation violente.

Leurs homologues universitaires de la branche psycho-péda appliquée à la littérature ( !) mènent de leur côté des expertises réelles sur des personnages de fiction ; ainsi différents diagnostics neurologiques et jugements psychosociaux se posent sur le profil pathologique de Fifi Brindacier – la trouvant « malsaine », « contre nature », l’analysant comme un cas d’école d’enfant hyperactif, voire caractériel : « gravement asociale, émotionnellement perturbée, manquant de capacité d’adaptation et incapable de créer du lien avec les autres41 ».

Au même moment, dans la schizophrénie générale, Always fait sa pub #CommeUneFille, prenant appui sur le psycho-marketing42 pour détourner le célèbre cri féminiSpunk des années 1990. « Découvrez ce que signifie agir comme une fille » annonce la marque sur son site – et de se targuer, faut quand même être gonflé, d’avoir « transformé le sens de l’expression comme une fille pour en faire, au lieu d’une insulte, un synonyme de force et de courage ! »

Image

Mathilde, ici, a des images : « Mythe familial, il y a Léonie c’est “ma” nièce (ce possessif, quoi). Face à l’autoritarisme de son patriarche qui après avoir déjà bien abîmé la première (des filles) s’en prend à la dernière (elle), la menace de son doigt brandi (“si tu continues, je…”) elle avance sa tête, louche sur ce doigt pour le coup ridicule, et plie le doigt !

Déconvenue du père face à la capacité fille (si je te lis bien) de détourner, de contrer, de décentrer le propos, de contourner et de s’en sortir toujours, en gardant au passage sa légèreté. C’est Fifi dans sa réponse d’être À LA FOIS une pirate et une dame bien élevée : la génialité de ne pas contredire, de prendre en compte ce qu’elle entend sans faire de compromis. Bien plus subversif que la colère.

Sa sœur, qui a coopté les attitudes adaptées des adultes soumis au pouvoir, n’est-elle pas/plus fille ?

Ulrike Meinhof s’intéressait déjà, en 1970, au potentiel révolutionnaire des filles : elle réalise alors plusieurs émissions radiophoniques sur les centres d’éducation surveillée à Berlin. Elle y fait, elle aussi, un travail intersectionnel qui articule l’oppression de classe et de race, avec la question de l’âge et du genre – incluant la sexualité, en nommant la mise sous tutelle des jeunes filles pauvres et délinquantes en tant que réponse de l’État à une triple déviance sociale. L’éducation surveillée ne touche que les jeunes des milieux ouvriers, dit-elle à une époque où l’Allemagne signe de multiples accords bilatéraux d’importation de mains-d’œuvre étrangères. Elle est l’instrument qui permet de menacer, puis de punir, les pauvres qui ne se résignent pas à leur condition et cherchent, de manière individuelle, à en sortir.

Les filles n’avaient rien ni personne, et elles n’ont pas voulu s’y résigner, on les a mises dans un foyer. Et le foyer n’a rien changé, elles n’ont rien, ni personne à qui parler. […] Ça veut dire personne pour vous demander comment s’est passée la journée ; ça signifie la rue quand on se fait virer de sa piaule, et quand on n’a plus le sou, ça veut dire recourir à l’Emprunt parce que personne n’est là pour vous aider : personne pour vous épauler quand on se fait avoir. […] Le foyer, ça signifie errer de foyer en foyer, être séparées, exilées des vieilles amitiés, interdites de nouvelles, vouées à l’épreuve de séparations répétées. L’état d’abandon – disent les psychologues – est dû entre autres à l’incapacité d’établir des liens stables. Et le foyer sécrète cette impossibilité même. Dans les dossiers, on consigne instabilité sexuelle, vagabondage, prostitution, changement fréquent de lieu de travail. Ou bien : sort avec des étrangers, porte des mini-jupes. Ou bien : mauvaise tête, impertinente, menteuse. Des dossiers où la seule voix entendue – du moins par ceux qui les établissent – est celle qui parle contre les filles43.

Filles, alors, oui, on peut tenter « filles » comme un retour possible à la source – non pas d’une identité, mais d’une expérience commune (celle de la solitude, je suppose), à partir de laquelle construire notre complicité sororale. Et il s’agit peut-être justement de l’idéaliser, cette indésirable complicité des filles rétives à l’éducation. Comme le dit ce sticker collé sur nos frigos : « Good girls go to heaven. Bad girls go everywhere44. »

Car le fait est que les filles sont très tôt privées d’enfance. Et qu’il y a, dans le féminiSpunk, une nécessité de réparation : reprendre ce qui a été confisqué, revenir à cet endroit-là, quand on avait neuf ou dix ans, juste avant les seins, les règles, la rivalité, le devenir-proie dans la société hétéro-patriarcale, et la conscience progressive que le sexe fait classe – ce qui nous permet, en général, de comprendre par contiguïté, même sans y mettre les mots, que le genre fait classe, et que la couleur fait classe, et que le handicap fait classe, et que la pauvreté fait classe. À dix ans, quand tu es une fille, tu entérines mentalement que le corps nomme et détermine la grandeur du territoire qui te sera autorisé. Et que le tien est circonscrit par la honte. Quand les garçons en sont encore à construire des cabanes, rouler à vélo ou en skate, et à courir derrière un ballon, les filles déjà rougissent, baissent les yeux, croisent les jambes, se méfient des inconnus et subissent l’abus des familiers. C’est ça que l’éducation t’apprend, qu’il va te falloir avancer seule avec ta honte. Et Fifi ne s’y trompe pas, en identifiant la menace :

« — Tu sais ce que nous avons en commun, toi et moi ? demanda Fifi.

— Non. Strictement rien, et c’est tant mieux, répondit le parfait gentleman.

— Si. Nous avons tous les deux la grosse tête. Sauf moi.

[…] Le parfait gentleman devenait tout rouge.

— Quelle insolente ! s’écria-t-il, nous allons en finir avec cette insolence ! »

Le parfait gentleman tendit son gros bras vers Fifi qui l’évita d’un bond. La seconde suivante, elle était dans le chêne creux, assise sur une branche. […]

« — Alors, quand est-ce que ça commence, la fin de mon insolence ? demanda Fifi […].

— J’ai tout mon temps, dit le parfait gentleman.

— Tant mieux, dit Fifi, parce que j’ai l’intention de rester là jusqu’à la mi-novembre. »

Tommy et Annika éclatèrent de rire en applaudissant. Ils n’auraient pas dû, car le parfait gentleman entra dans une violente colère et, comme il n’avait pas réussi à mettre la main sur Fifi, il saisit Annika par la peau du cou45.

(Bien sûr, Fifi saute illico de son perchoir pour venir au secours d’Annika, mais elle a cette phrase, étrange, dont je ne sais quoi penser : « Je ne vais pas perdre mon temps à me battre avec toi » dit-elle au gentleman – si ce n’est peut-être que, pour elle comme nous, certains combats se gagnent par l’esquive en meilleur avantage que par l’affrontement – « mais je vais en finir, une fois pour toutes, avec tes interférences ».)

Snoeg : « Je nous revois à la terrasse du Verschueren, à boire des cafés les uns derrière les autres, fagotées comme des mémères qui n’ont rien à foutre sur l’étal de la bonne viande. Tu me parles d’organiser une manif de vieilles dont le slogan serait : WE STILL FUCK YOU ! quand on se fait taxer du feu par un jeunot bourré qui nous trouve “magnifiques” – à qui je réponds en souriant (encore des scories de politesse) et que tu envoies peinardement bouler. Alors, je me souviens qu’un jour quelqu’un m’a demandé pourquoi je faisais exprès d’être moche. Sous-entendu : pourquoi tu te caches derrière ces fringues qui vont pas ensemble. Sous-entendu : pourquoi tu n’utilises pas ton pouvoir de séduction ? Non, mais, quel pouvoir ? Le pouvoir de faire bander ? Une fois, pour un enterrement, alors que je jouais (docilement) le jeu de la norme avec des (petits) talons (empruntés à une copine) et une robe noire, j’ai reçu de ma fille, âge difficile : 12 ans, cette remarque désopilante : « Ouah mais t’es belle, en vrai ! » Elle qui se traîne une certaine difficulté à assumer sa mère, elle m’en a presque voulu, après ça. Mais ce choix de ne pas séduire, c’est une déprogrammation qui offre la liberté d’être. Hors du paraître. Elle crée un filtre : je ne me fais plus accoster par des mecs qui ont juste envie de vérifier sur moi leurs prérogatives. Ni par des normopathes, à qui je fais peur. Et aussi, je vais te dire, elle déconstruit la rivalité qui règne entre les femmes. Les autres meufs, en face de toi, sont mises hors de danger, fini la compèt, du coup elles se détendent et l’échange est plus authentique.

La sororité est un bateau pirate qui s’éloigne lentement des côtes. La fin des recommandations de Mme Settergren se perdit dans les « Au revoir ! » de la foule. « Le voyage avait commencé. L’Étourdie glissait sous les étoiles, des blocs de glace dansaient devant l’étrave et le vent chantait dans les voiles : “Oh Fifi ! dit Annika, je me sens toute drôle. Je commence à croire que, moi aussi, je serai pirate quand je serai grande”46. »

S’éloigner, donc, sortir du regard, de l’emprise, esquiver, et n’être plus un objet de désir que pour soi-même, et puis revenir à l’envi, mutantes, dans un rapport de forces et de contagion. Indésirables, nous le sommes pour s’affirmer désirantes ; le chemin le plus court de l’affranchissement social passe par la sortie des surveillances identitaires – en l’occurrence, des enjeux sexuels convenus. Condition nécessaire et suffisante. La réciproque est d’ailleurs vraie.

À la périphérie des genres et des âges, entre une désexualisation militante – aromantique – et une pansexualité des azimuts – polyamoureuse –, la serial girl s’exprime lorsque tes simulacres de vraie-dame te fatiguent toi-même. Je suis sûre que tu vois de quoi je parle : de ces moments où quelque chose d’épuisé en toi réclame violemment un corps sans honte ni retenue ; elle s’exprime à l’endroit de l’inélégance, du rien à foutre, du parler fort, du rire vulgaire et du faire peur, du chambard, mais aussi de l’amitié passionnelle et de l’entraide sans conditions, des histoires farfelues longuement chuchotées en secret sous les coussins, des émotions aussi primaires que la joie et la colère, et des idées bizarres comme celle du drag, dite magie des petits pois.

— Des petits pois ? dit Tommy, tout surpris.

— Que tu crois ! dit Fifi, mais ce ne sont pas des pois, ce sont des griboules. Un vieux chef indien me les a données, il y a longtemps, à Rio, quand j’ai signalé que je ne tenais pas plus que ça à grandir.

— Il suffit de les prendre et c’est tout ? demanda Annika méfiante.

— Oui, assura Fifi, mais il faut les prendre dans le noir et dire « Petites griboules rondes, je ne veux pas devenir gronde. »

— « Grande », tu veux dire ? demanda Tommy.

— Si je dis « gronde », c’est que je veux dire « gronde », dit Fifi. Tout le secret est là. La plupart des gens disent « grande ». Erreur fatale : ça te fait grandir comme jamais. […] Des mètres et des mètres par jour. […]

— Je n’ose pas en prendre, dit Annika effrayée, j’ai trop peur de me tromper.

— Tu ne te tromperas pas, assura Fifi. Si je pensais que tu pouvais te tromper, jamais je ne t’en donnerais, car ce serait vraiment pénible de ne plus pouvoir jouer qu’avec tes jambes. Tommy, moi, et tes jambes : quelle vision !

— Allez, Annika, tu ne te tromperas pas ! confirma Tommy47.

Il s’agit, on le voit, d’une fiction politique activée par un mensonge. (Mais non, Annika, Fifi ne ment pas vraiment : elle invente !) Par un rituel qui permet de rêver l’obscur assemblage affinitaire de perspectives improbables. Et c’est ici que se déjoue, s’il le fallait, toutes les accusations d’individualisme liées au féminiSpunk. Individualisme qui est tantôt l’endroit de sa disqualification politique – à gauche – tantôt l’axe principal de sa récupération – à droite. Gauche et droite n’étant de toute façon que des réalités dont nos chimères se moquent bien. J’ai parlé de la solitude comme d’un commun qui nous qualifie. C’est à l’endroit de la violence qu’il libère que le mot « filles » est irrécupérable. Les filles portent en elles une violence cadenassée, à la fois produite et niée par un système dont il m’arrive de penser que le jeu consiste, in fine, à nous rendre folles. Schizo. Entre cette force enragée que nous savons avoir – puisqu’elle nous fait tenir – et le respect apeuré des normes qui nous camisolent. Tout ce temps passé en petites négociations intérieures. Seules, les filles contiennent la violence de l’histoire qui leur est singulière. La meute leur permet, à chacune individuellement de l’exprimer ensemble avec violence. La meute, c’est la forme la plus jouissive, la plus éclatante, du rapport de forces : une politisation de la violence. Car chacune porte en soi et vit avec cette émeute qui nous fait ensemble être émeutières. Émeute, c’est étymologiquement être émues en meute ; et là, je suis sûre que tu nous vois telles qu’on vit.

Je laisse le dernier mot à Nora : « Cette nuit, j’ai dû dormir avec ma grand-mère pour éviter qu’elle se balade toute nue dans les couloirs. C’est une mécanique complexe de la bataille pour la vie qui s’opère dans son corps fatigué, dont j’ai été la témoin visuelle et auditive toute la nuit. Je suis donc crevée. Et je me demande comment, dans notre vie, on se dirige vers un espace, une méthode, un entourage qui nous conviennent pour cette lutte finale. Elle, elle ne cesse d’exprimer son désaccord avec ce qu’elle vit “je sers plus à rien” “qu’est-ce que je vais faire de mon mari” “io non sono libera signore”… et l’inextricable de la situation est à la hauteur du bourbier doré construit pendant les 60 dernières années.

Alors on s’interroge, avec ma mère, dans l’eau de la piscine de ce grand hôtel, sur les possibles. Entre deux paires de culs rebondis façon magasine en-string-és à l’italienne. Entre femmes qui décident (moi y compris, putain) que non, mon oncle va pas pouvoir gérer, lui, de dormir avec sa mère, de lui mettre ou non son soutif et de chanter avec elle des mélanges de complaintes napolitaines et de comptines du siècle passé. Parce que lui, c’est son fils quand même…

Alors je m’interroge tu vois, sur ce qu’on construit, moi, toi, et les autres copines qui m’importent, et les meufs d’aujourd’hui qui luttent avec elles-mêmes et les injonctions annikesques dans tous les sens. Que ce soit à s’épuiser dans des trains, des voitures improstoppées pour se rencontrer et se redécouvrir encore et encore nombreuses, et fortes. Que ce soit à douter du sens qu’on met dans nos énergies : d’écrire, d’habiter, de construire, temps passé non récupérable devant des ordis, dans des salles de répét, dans des fournils, à s’entre-prouver qu’on est des meufs, pas des femmes.

Qu’est-ce qu’on se garde pour les années de déclin ? J’ai écrit les années de déclin, et je me sentirais déjà mieux de barrer ça d’un coup de crayon épais, et de dire à la place “les années qui viendront”.

Parce que la retraite telle que le site impots.gouv me l’agite au-dessus de la tête comme une menace de ne gagner que 80 euros par mois le moment venu si je me mets pas un peu au boulot (chatouille-moi le genou, ce sera plus direct pour me faire marrer), ça m’empêche pas de dormir. Mais les sentiments mêlés dans lesquels s’embourbe la sénilité de ma grand-mère, que je n’ose pas nommer ici de peur de simplifier, d’em-boîter son être bien trop cadenassé, alors ça oui, ça m’interroge.

Je te livre ça comme ça.

Je souhaite que tu tiennes bon.

“Émues en meute” : c’est parfait ! je vais nous en faire deux t-shirts. »

6. HÉRITIÈRES. OÙ L’ON CHERCHE QUOI FAIRE D’UN GROS MEUBLE DE FAMILLE QUI NE PASSE PAS LA PORTE ET ENCOMBRE TOUT LE PALIER

« Fille d’Éfraïm Långstrump, jadis terreur des mers et maintenant roi des Nègres », Fifi porte le poids d’un héritage paternel encombrant. Plus encombrant pour nous, sans doute, qui la souhaiterions politiquement irréprochable, que pour elle, qui semble l’avoir produit de toutes pièces, ce père surgissant comme propulsé de son imaginaire. Figure proprement abracadabrante d’un père créé par des mots qui le font apparaître à l’instant où ils sont prononcés.

Ce jour-là, en effet, les enfants discutent sur l’escalier de la villa. À Tommy qui lui demande si elle restera vivre là pour toujours, Fifi répond : « Je ne crois pas que mon papa va rester pour toujours dans cette île des Mers du Sud. Dès qu’il aura un nouveau navire, il viendra sûrement me chercher. […] Soudain, Fifi se redressa sur l’escalier : “Regardez ! Le voilà !” dit-elle en pointant son doigt vers la grille. »

C’est ainsi que « Sa Majesté Éfraïm Brindacier », grosse moustache et pantalon de marin, fait irruption dans l’histoire, conforme en tout point au pouvoir magique de la formulation :

« C’est vrai, papa, tu es bien roi des Mers du Sud [negerkung] ?

— Exactement, répondit le capitaine Brindacier. Je suis roi des Couricouriens [negerkung] sur une île qui s’appelle Couricoura [Kurrekurredutt]. Je m’y suis échoué après avoir été jeté à la mer.

— C’est bien ce que je pensais. J’étais sûre que tu ne t’étais pas noyé. […]

— Pourquoi ne portez-vous pas l’habit du roi des Indigènes [negerkung] ? demanda Tommy.

— Il est dans ma valise, répondit le capitaine.

— Enfile-le, enfile-le ! cria Fifi. Je veux voir mon papa en uniforme royal ! […]

— C’est exactement comme au théâtre, dit Annika, pleine d’espoir. »

Et – bang ! – la porte s’ouvrit et le roi des Mers du Sud [negerkung] apparut. Il portait un pagne en paille autour de la taille, une couronne en or sur la tête et des colliers autour du cou. Dans une main, il tenait une lance, dans l’autre un bouclier. C’était tout. Enfin, presque : sous le pagne, on apercevait deux grosses jambes poilues avec des bracelets en or aux chevilles1.

Héritière, Astrid Lindgren l’est aussi, semble-t-il, d’une histoire qui fait l’actualité des journaux suédois dans les années 1930, et dont elle s’inspire pour le personnage d’Éfraïm Långstrump. Ce que l’on raconte alors, c’est qu’un marin suédois du nom de Carl Emil Pettersson échoua dans l’océan Pacifique, aux abords d’une île peuplée de cannibales et qu’il en devint le roi après avoir échappé de justesse à la casserole grâce à… je vous le donne en mille : la couleur de ses yeux. « C’était en effet la première fois qu’ils en voyaient de semblables : bleus. C’est ainsi qu’il fut épargné. Et comme il était charmant, et plutôt bel homme, la fille du vieux roi tomba bientôt amoureuse de lui. […] il devint roi de l’île. Son peuple le surnommait “Strong Charley”, car il avait en effet une excellente condition physique2. »

— Dis donc papa, ils n’ont pas été surpris, les habitants des Mers du Sud [Negrarna] quand ils t’ont vu débarquer sur leur île ?

— Oh que si ! Ils ont d’abord pensé me manger, mais j’ai brisé un palmier à mains nues et ils se sont ravisés. Ils ont même eu la bonne idée de me faire roi3.

L’histoire ajoute encore que notre valeureux Charley découvrit un gisement d’or et que ses descendants sont Noirs avec les cheveux roux.

— Ah ! Mon avenir est enfin réglé : je serai princesse des Mers du Sud [negerprinsessa]. […] Rendez-vous compte ! Princesse des Mers du Sud [negerprinsessa], moi ! dit Fifi d’un ton rêveur. Ce n’est pas donné à tous les enfants. J’aurai l’air tellement chic avec des anneaux à mes oreilles et un autre, un peu plus grand, dans le nez.

— Que vas-tu porter d’autre ? demanda Annika.

— Rien d’autre. Pas un chiffon de plus. Mais tous les matins, j’aurai un Couricourien [mon propre nègre] qui m’enduira de cirage. Comme ça, je serai noire comme tous les autres [aussi noire que les autres nègres]. Et pour le brossage, je n’aurai qu’à me mettre devant la porte le soir, avec mes chaussures. […]

— Crois-tu vraiment que le noir ira bien avec tes cheveux roux ? demanda Annika sur un ton dubitatif.

— On verra. Sinon, ce n’est pas très compliqué de se teindre les cheveux en vert4.

Si l’imaginaire blanc est miné, c’est de s’employer sans doute à abattre un système de domination dont il est lui-même le vecteur, et dans lequel, par conséquent, il n’est pas simple de cerner son propre rôle – on ne l’a pas choisi, souvent même on ne l’a pas endossé, mais on ne se dénude pas d’un privilège comme d’un vieil habit, par simple volonté. Car cet imaginaire est de facto colonial, centré sur ce que les Blackness Studies appellent le « white gaze » : toute représentation identitaire est perçue à l’aune d’un regard blanc qui en conditionne la signification.

Par exemple, si tu as les cheveux multicolores : avec ta peau blanche, tu auras l’air rebelle, mais avec ta peau noire ou tes origines suspectes, tu feras « ghetto ». Ces définitions sont saturées jusqu’au moment où arrive dans les médias une célébrité blanche qui va rendre le truc « tendance ».

C’est ainsi que la première personne blanche venue est libre de s’approprier n’importe quel élément ou n’importe quelle pratique issue de n’importe quelle culture – grand self-service mondial des quinoa, maté, ayahuasca, yoga, dreadlocks, tatouages, rituels, médecines, mais :

a contrario, on te questionnera toujours avec condescendance si l’identité de ton choix ne correspond pas aux normes prescrites par l’identité qui est attendue de toi comme représentation de ton origine racialisée5.

Joëlle Sambi : « Ça me fait penser à un passage du texte d’Hanan Kaddour : “La continuité de la vision coloniale dans la pensée et analyse des lesbiennes françaises6” dans lequel l’autrice rappelle que les barrières entre les lesbiennes issues des migrations et les lesbiennes françaises ne sauraient disparaître du seul fait que les lesbiennes françaises disent aimer les femmes, en effet, qu’elles aiment les femmes, les abeilles ou les coquelicots ne les rapprochera nullement des lesbiennes des migrations, issues des classes dominées7.

Je vais donc devoir à certains moments, dans ce chapitre, introduire un nous en italique qui désignera de manière spécifique et exclusive les filles blanches.

Parce que les enjeux d’héritage – culturel, mais pas que – impliquent non seulement de nommer la blanchité comme angle de vue, mais d’en rappeler aussi à chaque fois les biais de domination. S’agissant de la question coloniale et du racisme, a fortiori, la blanchité est loin d’être une position neutre d’observation, d’analyse et, par conséquent, d’écriture. Elle est, au contraire, la racialisation du concept même de neutralité (en ce qu’elle prétend neutraliser la question de la race)8.

La copine, qui a le teint clair, est damn near white9. Elle arbore fièrement le t-shirt qu’elle vient de trouver dans une fripe. Coup de bol, pour une fois qu’elle en trouve un qui lui plaît et qui est à sa taille : XL. Dessus, une photo de Fifi Brindacier avec le slogan : Fifiminisme. Elle arrive dans cette salle où sont en train de se regrouper des meufs, pour une réunion j’imagine. Pigmentation générale de l’assemblée : claire. Direct, une fille la harponne : Pourquoi tu mets ça ? Tu ne sais donc pas que Fifi est raciste ! – Raciste ? Ah bon… merde alors. Et elle ferme son blouson par-dessus son déjà regretté t-shirt.

Cette histoire vraie est exemplaire à mes yeux de ce que je dénonçais en parlant du safe + care = bienveillance. Ce n’est évidemment pas l’armée des bonnes intentions que je dénonce : personne ne conteste ici que les mouvements féminiSpunks ont toujours pris grand soin de se laisser contaminer par les textes majeurs du Black feminism et de l’Internationale Queer. Personne ne conteste la conscience qu’ont les filles blanches du racisme comme pilier structurel d’un pouvoir auquel elles participent, ni la nécessité de veiller ensemble à ce que nos espaces soient exempts de tout ce qui pourrait contribuer à le reproduire. Je ne mets pas en doute, non plus, la sincérité qui est la nôtre à l’intérieur de ce qui se pose comme une nécessaire et inconditionnelle trahison de caste : nous savons que le racisme sert nos intérêts de blanches dans un système qui, aussi longtemps qu’il sera dominé par les blancs, nous sera toujours racialement favorable. Nous le vérifions à chaque confrontation avec le pouvoir.

Les white kids en général, punks ou non, peuvent bien sortir avec leurs Mohawks verts et leurs lèvres percées : quelle que soit leur déviance par rapport à la norme sociale, c’est leur blanchité qu’on verra toujours en premier. Mais moi, par exemple, si je sors quelque part avec mes copines – qui ont toutes l’air au moins aussi chelou que moi et si on se fait, disons, chauffer par des keufs parce qu’on fait du skate sur le trottoir par exemple, ce flic, il va se rappeler ma gueule beaucoup plus facilement que les autres. D’ici je peux entendre exactement ce qu’il va dire : il y avait cette fille noire avec des cheveux roses et deux autres filles10.

Et s’il nous arrive d’en jouer, c’est avec ce mélange chaud-froid de cynisme et d’amertume qui fait l’humour punk : Tu veux un plan choure facile ? Il faut une équipe de quatre, une fille blanche bien fringuée et trois filles racisées11 lookées zone. Elles entrent les premières et elles traînent, présence immédiatement louche, entre les rayons. Dans la minute, les vigiles seront focalisés sur elles, le champ sera libre pour l’autre, qui entrera seule un peu plus tard et pourra incognita dévaliser à l’aise. Nous savons ce que cette posture a de tendancieux, et combien elle exige de confiance politique pour oser la mettre en œuvre, avant, et pouvoir en rire ensemble, après. Combien nous rend suspectes aussi, les unes pour les autres, la moindre tension qui pourrait poindre. Entre racisme intégré et appropriation culturelle se niche et se déniche la posture orgueilleuse de l’élite radicale autant que l’innocence de celle qui débarque et qui croyait bien faire.

Joëlle Sambi : « Je voudrais insister sur la déconstruction permanente – une attention de tous les instants, car le diable se loge dans les bonnes intentions. L’élite radicale queer blanche est bien souvent celle qui s’agitera pour montrer à ses amies non blanches qu’elle est parfaitement consciente des privilèges qui sont les siens et en désaccord avec la domination qu’elle (peut) exercer bien malgré elle, s’empressant ainsi de dénoncer de manière ostentatoire telle une élève qui attend sa gommette, avec véhémence celle qui par son ignorance viendrait souligner les rapports inégaux existant de fait. Comme si les racialisées n’avaient pas la capacité de le pointer par elles-mêmes. Paternalisme ?

L’élite radicale queer noire fera de même à l’intérieur comme à l’extérieur de sa propre communauté. Pour l’une comme pour l’autre la bienveillance n’est pas de mise et, tout aussi grave à mon sens, elle dénote une certaine absence/incapacité à conscientiser la classe (parent pauvre de la trilogie classe, sexe et race). Qui sont celleux qui connaissent l’histoire de Fifi Brindacier au point de pouvoir la qualifier de raciste ? Qui a accès à l’information ? À la lecture ? Au savoir ? Où se partage-t-il ? Dans quels cercles ? Ceux de la non-mixité choisie qui finit par devenir oppressive en se posant comme curseur de la “bien-pensance” queer ? »

Les enfants se déshabillèrent et se précipitèrent dans l’eau en poussant des hurlements. Puis ils se roulèrent sur le sable blanc. Fifi, Tommy et Annika étaient d’accord sur ce point : ils auraient aimé être noirs car c’était bien plus rigolo d’avoir du sable sur une peau noire. Mais quand Fifi s’enterra dans le sable jusqu’au cou et qu’il ne dépassa plus que sa tête couverte de taches de rousseur et ses deux tresses bien droites, c’était tout aussi rigolo. Les enfants s’attroupèrent pour lui parler.

« Toi parler des enfants blancs dans le pays des blancs, dit Momo à la tête rousse.

— Enfants blancs adorer la nulplication.

— La multiplication, corrigea Annika. Et puis, on ne peut pas dire qu’ils adorent la multiplication, poursuivit-elle d’un ton offensé.

— Enfants blancs adorer la nulplication, insista Fifi. Enfants blancs catastrophés s’ils n’ont pas chaque jour leur dose de nulplication12. »

Que nous le voulions ou non, nous sommes culturellement pétries d’impérialisme. Refuser cet héritage, se dire qu’on le refuse, est une option aussi puérile que tentante. L’envie de penser : ce n’est pas parce que je suis blanche que je suis « les blancs ». Pirouette qu’on est toujours très promptes à déceler chez ces funambules des postures queer, vous savez ? Ceux qui revendiquent le droit d’être considérés comme des personnes sans être systématiquement ramenés à leur statut de mecs cis hétéros et dont le refrain argumentaire est qu’il est temps d’en finir avec toutes ces catégories… Refuser l’héritage, donc, n’est pas une option. Seule importe la question de savoir quelle sorte d’héritières nous sommes. Avec le devoir minimum de s’informer sur ce dont on hérite.

De ce parler dit « français tirailleur », par exemple, distillé dans l’imaginaire collectif à travers les multiples vecteurs de la culture populaire : nos générations Banania – toujours le must des brocantes à bobo – prises entre Tintin et Toto, auxquelles n’est jamais parvenue sans doute l’histoire de ce qui, loin d’être la représentation raciste d’une quelconque réalité langagière, est en vérité un produit de l’armée coloniale française13.

Mais aussi de ce qui a été l’échec féminiSpunk – je parle des premiers mouvements Riots – à mettre en pratique les théories intersectionnelles qui leur étaient chères. Car il reste à lire, traduire et diffuser l’histoire des Sista Grrrl’s Riot, non pas comme une note en bas de page14 mais comme un chapitre essentiel à notre compréhension de nous-mêmes – comment les filles Noires, les filles Chicanas, les filles Asiatiques-Américaines en sont venues à faire sécession à l’intérieur de ces Émeutes qu’elles avaient parfois rejointes et qu’elles ont souvent quittées faute d’y trouver leur place : « too white-centered ».

Ce soir-là, au Brownies, elles ont enfin trouvé leur place, dans une salle qui affichait complet, bourrée de filles qui voyaient enfin des artistes qui leur ressemblaient sur scène. Si vous vous y étiez pointées sans trop savoir, vous auriez certainement cru que Brown, Glick, Stone et Coleman étaient des Riot Grrrls. Elles étaient des femmes, en colère, fatiguées de faire des concerts de merde et de passer toujours après des groupes de mecs. Mais elles refusaient d’être considérées comme des « Riot Grrrls », ce n’est pas comme ça qu’elles se voyaient. « Il y a eu les Riot Grrrls, explique Brown. Mais nous, c’était différent. Nous étions la Sista Grrrrl’s Riot ». La distinction était cruciale15.

À l’heure où la nostalgie des Nineties prise dans le regain des vigueurs féministes fixe une narration des grrrls menacée de confiscation raciale, ces filles luttent contre l’invisibilité en prenant en charge, elles-mêmes, le récit d’une histoire qui les relègue, une fois de plus, dans les marges colorées de la grande aventure humaine, en se posant la question d’une alternative à l’alternative16. Si l’on veut se donner les moyens d’y répondre avec elles, on ne pourra faire l’économie, je crois, de répondre d’abord de l’héritage qui est le nôtre.

« Alors que le mouvement Riot Grrrl fait aujourd’hui l’objet de tant de rétrospectives, il importe de s’intéresser aux critiques formulées par les femmes de couleur. Elles sont cruciales à la fois pour notre mémoire du féminisme et pour les féminismes futurs. Et si une émeute raciale devait tout faire voler en éclats, que resterait-il des Riot Grrrls ? S’en souviendrait-on comme d’une brève interruption ? Et comment faire ensuite face à l’avenir – soit que de vrais changements aient été accomplis, soit que la violence (y compris celle de l’effacement, de la tergiversation, ou de l’annexion) ait perduré17 ? » écrit Mimi Thi Nguyen, l’une des penseuses de l’histoire raciale des Riots.

Ce qui revient à croiser la question de ce que nous sommes et de ce qui nous mobilise avec la question de ce qui libère ceux et celles que nous ne voulons pas contribuer à aliéner. « Si vous venez ici pour m’aider, vous perdez votre temps. Si vous venez parce que votre libération est liée à la mienne, alors travaillons ensemble18. »

Hériter ne signifie pas simplement être des alliées dans une lutte pour « l’égalité des chances » à l’intérieur d’un système par définition inégalitaire, mais d’être des complices dans une lutte dont le but ultime est la ruine des privilèges, les nôtres y compris. Parmi lesquels le luxe de crânement pouvoir affirmer que le monde est notre terrain de jeu.

La plupart d’entre nous, impliquées dans le sabotage des politiques migratoires – qui cachent mal leur nostalgie morbide – avons pris une baffe hautement salvatrice dans la gueule, lorsque s’est mis à circuler un texte rédigé par un collectif Natif-américain pour les luttes d’émancipations indigènes. Adressé aux personnes qui, bien que militantes décoloniales, ne sont pas personnellement menacées dans leur survie par le colonialisme – il y est question d’alliance vs complicité :

N’imaginez pas que ceci s’adresse uniquement aux jeunes allié-es blanc-hes de la classe moyenne, aux activistes payé-es, aux organisations non gouvernementales, ou, comme l’a dit un ami, aux anarchistes et étudiant-es à mobilité vers le bas. Il y a beaucoup de soi-disant allié-es dans la lutte pour les droits des migrant-es qui soutiennent une « réforme compréhensive de l’immigration » intensifiant la militarisation des territoires19.

Motivé par la culpabilité de vivre dans un système de privilèges dont les injustices raciales sont criantes, ou par la honte d’y collaborer passivement, le (selon la formule désormais consacrée) « soutien aux migrants » établit une relation d’interdépendance entre des « sauveurs » et des « victimes ». Nourrie de romantisme, ce type de relation peut mener à l’exploitation autant de l’opprimé, traverseur de frontières, que de l’oppresseur, citoyen indigné, à l’intérieur du processus de marchandisation de la solidarité. Engagement chargé de pathos que les médias relaient – indice s’il en est de son ambivalence politique – tout empreint d’une fétichisation de l’autre-qui-a-besoin-de-notre-aide. Et nous qui trouvons dans cette aide à apporter l’expression, publique ou intime, que nous sommes du bon côté, sentiment que ne peut rendre possible qu’un formidable déni de ce que nous sommes : le produit démocratique du colonialisme.

Quiconque s’implique dans les luttes contre l’oppression et pour la libération collective a, à un moment ou à un autre, participé à des ateliers, lu des manifestes ou pris part à de profondes discussions sur comment être un-e « bon-ne » allié-e. Vous pouvez maintenant payer des centaines de dollars pour aller dans des instituts ésotériques vous procurer un certificat d’allié-e anti-oppression. Pour faire de la lutte une marchandise, il faut d’abord l’objectiver. Cette objectivation est révélée par la manière dont les « problèmes » sont « présentés » et « étiquetés ». Quand la lutte est une marchandise, la « solidarité » est une monnaie d’échange20.

Qu’est-ce qu’une « alliée » ? C’est quelqu’une qui fait un choix stratégique – lorsque la neutralité n’est plus possible, l’alliée choisit son camp ; le camp dans lequel elle va pouvoir, à l’intérieur du cadre légal institué en cadre moral, défendre ses propres intérêts.

Sommes-nous des capitalistes à but non lucratif dont la carrière, réelle ou symbolique, dépend des luttes que nous soutenons ? Sommes-nous redevables à ces luttes d’un crédit de notoriété ? D’une image flatteuse ? D’un oubli ou d’une exacerbation thérapeutique de soi ? Faisons-nous de l’oppression un savoir para-universitaire qui nous confère une expertise théorique, voire, à bien peu de frais, un statut valorisant d’intellectuelle de terrain ? Faisons-nous de la parole des « opprimés » notre fonds de commerce : une matière à projets – politiques, artistiques, ou socioculturels – exigeant de ces gens, pour notre propre image, qu’elles soient des victimes impeccables ? Sommes-nous des « alliées » ?

Qu’est-ce qu’une « complice » ? C’est quelqu’une qui, dans la clandestinité, aide à commettre un délit. Non parce qu’il est juste, mais parce qu’il est nécessaire. Il s’agit bel et bien de passer de l’autre côté de la loi. De se mettre soi-même en danger au service de celles et ceux qui n’ont pas d’autre choix que l’illégalité. C’est-à-dire trahir l’histoire qui nous protège et dont nous sommes issues, en adoptant une cause qui nous déclasse.

D’une manière générale, je crois que le déclassement est un bon marqueur politique : veillez à ne jamais devenir une persona grata ! J’écris tout ceci et je sais qu’écrire, dans un cadre reconnu j’entends, n’a jamais déclassé personne. Bien au contraire. Il me semble. C’est pourquoi je pense que ce livre sera mon dernier. Si je le note ici, c’est pour m’en souvenir. Tout en pressentant la vanité qu’il y a dans ma recherche d’une posture qui serait, en quelque sorte, innocente – et qui n’est pas sans lien avec la pression que subit une fille quand elle s’approprie les « outils du maître21 ». Ne vaudrait-il pas mieux suivre Haraway en disant : « I want to stay with the trouble. » Affirmer avec elle qu’« aucune réponse ne pourra faire en sorte que qui que ce soit se sente bien pour longtemps22 ».

Souvenir : un été à Sète. On pose le camion sur un parking. Au coin de la rue, Les Copains d’abord : un bistrot sur la façade duquel est reproduite en très grand la célèbre photo de Brassens, Brel et Ferré – rencontre hiératique des trois indiscutables génies de la misogynie bien assise. Et nous voilà en train d’échafauder un plan pour remplacer sur le mur le visage des trois messieurs par celui de Haraway, Stengers et Despret. Rien que l’envie nous met en joie. Une joie qu’augmente encore, je crois, la certitude que les clients n’auront aucune idée, le lendemain, de qui peuvent bien être ces trois bonnes femmes qu’on leur a collées à la place de leurs héros.

Donna Haraway : Ainsi, la non-innocence en science m’intéresse – et elle m’intéresse aussi à un niveau personnel, parce qu’elle a pu répondre, chez moi à un besoin psychologique d’être une bonne fille. J’ai toujours envié celles qui, comme Isabelle – c’est la fiction que je construis à son sujet –, n’ont pas eu besoin d’être cette fille obéissante, pour quelque raison que ce soit, et qui pouvaient se rebeller comme filles.

Vinciane Despret : Il y a quelque chose de vrai, je me souviens de ce que toi, Isabelle, tu m’as raconté. Quand tu étais petite, s’il y avait une injustice, tu pouvais prendre le risque de foncer sans savoir si tu allais être suivie, quitte à te mettre tout le monde à dos.

Isabelle Stengers : Ce que je t’ai raconté, c’est plutôt que quand je n’ai pas osé, j’ai eu honte et j’ai gardé avec soin la mémoire de cela. Cela m’a un peu servi de boussole. J’ai eu honte quand j’ai laissé faire ou dire, et j’ai appris au travers de cette honte, et c’est loin d’être fini.

Donna Haraway : Tu as été dotée de la honte. Et moi, j’ai été dotée de culpabilité, ce qui est tout différent. Et j’ai appris la honte bien plus tard et c’était après que j’ai abandonné la culpabilité. J’ai commencé à comprendre le caractère extraordinairement autocentré de la culpabilité, l’inexcusable narcissisme du Peter Pan de la culpabilité. La culpabilité, c’est un peu comme la jouissance de la curiosité ; vous êtes toujours en train de vous préoccuper de l’état de votre propre âme, d’une certaine manière, et vous ne cherchez pas à voir avec les autres ce qu’on est en train de faire ensemble23.

Okay.

C’est tout sauf simple, mais franchement, on bosse.

Il y a quelque temps, des copines ont entrepris de traduire, afin de le diffuser en brochure comme outil de travail, le bouquin de Layla F. Saad, Me and White Supremacy. Workbook.

Définir la suprématie blanche comme une idéologie d’extrême droite aux remugles néonazis, écrit-elle, est à la fois « incorrect et dangereux », car ça renforce l’idée que la suprématie blanche est une idéologie qui n’est défendue que par un groupe marginal. « Or il est loin d’être marginal. Dans les sociétés et les communautés à dominante blanche, la suprématie blanche est le modèle prépondérant et la base sur laquelle les normes, les règles et les lois sont fondées24. »

Ce que je voulais mettre en lumière, c’est – au-delà de nos bonnes intentions – l’enfer auquel leur chemin tout pavé peut conduire : à cette situation dans laquelle, par exemple, une meuf blanche remet à sa place une meuf racisée sur la question même du racisme. À cette situation dans laquelle, par exemple, une meuf racisée prise pour une blanche fermera sa gueule et son blouson plutôt que de faire remarquer à l’autre l’ironie pour le moins cuisante de la scène. Puis se confiera longuement, plus tard, ailleurs, en aparté, sur son inconfort inextricable de light skin et sur les acrobaties mentales que son existence exige. Partout. Tout le temps. Y compris à l’intérieur d’une culture politique où les limites individuelles ne se discutent pas ni ne peuvent être remises en question : si on te dit que ton t-shirt pose problème, tu vires ton t-shirt et puis c’est tout !

Monika : « Tu trouveras moins de problèmes existentiels chez les personnes métissées qui ont grandi dans des pays africains. À mon sens, l’inconfort des personnes métissées provient de ce qu’elles ont grandi en Europe dans un milieu majoritairement blanc, qui les rejette d’office comme faisant partie d’un ailleurs. Alors qu’en Afrique les familles sont inclusives : les enfants métissés sont “nos enfants”. Globalement, ce que tu dis sur le racisme me semble très “tordu”. Trop de références américaines qui ne recouvrent pas du tout ma réalité : la réalité du combat des noirs américains est très loin de ce que je peux vivre ici en Europe. En revanche, j’ai lu avec avidité plusieurs des textes en lien. Mais tu dois savoir que le racisme auquel les noirs américains font face est très différent du racisme en Europe, qui est encore différent du racisme dans certains pays africains. »

Ceci empêche souvent d’aller au fond des questions, de les analyser d’une façon plus globale, de ne pas se limiter aux ressentis des gens mais de les questionner sur la place qu’ils prennent, d’où ils viennent et qu’est-ce qu’ils créent politiquement. Cette histoire de limites est liée aussi à comment un milieu est construit et à comment il fonctionne. Déjà, dans chaque milieu des normes ainsi que des codes existent et se créent. Ces normes hiérarchisent des thématiques mais aussi des limites comme plus ou moins légitimes, reconnues, valorisées. D’autre part, il y a des personnes qui se sentent plus légitimes à poser des limites. Et pourquoi des personnes se sentent plus légitimes ? C’est souvent des personnes qui ont plus de privilèges, qui correspondent plus aux normes, qui ont une facilité à s’adapter, une capacité à s’approprier les normes ou les modes de fonctionnement d’un milieu, d’un groupe. Il est alors important de se poser la question des privilèges et des rapports de pouvoirs qui existent et qui sont créés par ces formes de légitimité25.

Haroun : Tu viens jouer au foot, m’man ?

Moi : Pas maintenant. Je suis en train de bosser, là.

Haroun : T’écris quoi ?

Moi : Tu sais bien, ce bouquin sur Fifi.

Haroun : Encore ? T’auras bientôt fini ?

Moi : Dernier chapitre. J’essaie de voir si Fifi est raciste ou non. T’en penses quoi, toi ?

Haroun : Ben oui, évidemment qu’elle est raciste. Mais d’une façon gentille, enfin, tu vois, comme les gens qui ne veulent pas être racistes mais qui disent « Oh comme ces petits noirs sont mignons ».

Moi : Tu l’écrirais pas à ma place, ce chapitre ? et puis moi, j’irais jouer au foot un peu toute seule en t’attendant ?

Pendant ce temps, les petits Couricouriens s’approchèrent du trône de Fifi. Pour une raison absolument incompréhensible, ils pensaient que la peau blanche était plus belle que la peau noire, et leur respect augmentait à mesure qu’ils s’approchaient de Fifi, Tommy et Annika. Et puis, Fifi était princesse. Arrivés près de Fifi, ils s’agenouillèrent devant elle à en toucher le sol.

Fifi sauta de son trône. […] « Vous avez perdu quelque chose ? En tout cas, il n’y a rien par ici, alors relevez-vous donc. » […] Momo essaya d’expliquer à Fifi pourquoi il s’agenouillait devant elle :

« Toi être très jolie princesse », dit-il.

— « Je pas être très jolie princesse, répondit Fifi en mauvais couricourien. Je être seulement Fifi Brindacier, et je me ficher de ce trône26. »

De son incompréhension clownesque jusqu’à son auto-détrônement, en passant par son envie immédiate de jouer avec les « petits enfants Noirs » : Fifi se démarque des normes coloniales, au moins autant qu’elle se démarquait des normes de la minuscule petite ville suédoise quand elle vivait à la Villa Virêvolte. Il s’agit de mettre en scène l’absurdité des inégalités raciales, autant que de dénoncer l’illégitimité du pouvoir qui en découle. À n’en pas douter. Mais, si l’on ne peut douter des bonnes intentions d’Astrid Lindgren, elles sont toutefois cousues de fil… blanc. La manière est en effet loin d’être anodine, en ce qu’elle présente ces enfants comme spontanément déférents à l’égard de la « princesse blanche ». Construction narrative qui donne, en fin de compte, les pleins pouvoirs à Fifi ; y compris celui de refuser les privilèges dont elle se voit gratifiée par une sorte d’inclination spontanée qu’auraient les Noirs à la soumission. Stéréotype typique d’un antiracisme qui est encore du racisme.

Évacuons d’emblée l’argument habituel de l’indispensable remise en contexte historique d’un livre qui fut écrit à une époque où les mentalités blablabla, puisque ce sont les mentalités contemporaines qui, depuis une dizaine d’années, s’agitent autour de la question : Fifi est-elle raciste ou bien antiraciste ? Et tentons plutôt de voir en quoi cette question peut nous servir de ricochet vers nous-mêmes ; si l’on se regarde dans Fifi Brindacier, il se peut qu’apparaisse notre propre reflet ; celui d’une fille résolument anarchiste, queer, punk, féministe, anti-autoritaire, et blanche.

Layla F. Saad – autrice Noire musulmane, originaire d’Afrique de l’Est et du Moyen-Orient, citoyenne britannique vivant au Qatar, et se considérant comme « très privilégiée » – précise, dans ce livre où elle s’adresse donc de manière volontaire et explicite à un lectorat exclusivement constitué de « personnes que l’on peut visuellement identifier à des Blancs27 » :

La suprématie blanche est un système dans lequel vous êtes nées. Que vous le sachiez ou non, c’est un système qui vous a accordé des privilèges, une protection et un pouvoir sans que vous n’ayez eu besoin de les conquérir. Ce système est en outre conçu pour vous maintenir dans le sommeil tranquille de l’ignorance. Ignorance de votre domination et ignorance de ce qu’elle signifie pour les personnes qui ne bénéficient pas du privilège blanc. Ce qui vous est donné parce que vous êtes blanches a un coût très élevé pour les personnes qui ne le sont pas. Cela peut vous rendre malades, susciter en vous de la culpabilité, de la colère et de la frustration. Mais vous ne pouvez pas changer la couleur de votre peau blanche pour ne plus recevoir ces privilèges, tout comme je ne peux pas changer la couleur de ma peau noire pour ne plus recevoir de racisme. Ce que vous pouvez faire, en revanche, c’est prendre conscience de ce qui se passe réellement, de contester votre participation dans ce système et d’essayer de le démanteler en vous et dans votre communauté28.

Nora : « Racisme intégré + appropriation culturelle + élite radicale + innocence… Tout m’habite et les bons points que le milieu te donne en échange de ton comportement, je les sens amers mais je les compte, toi aussi, toutes nous les comptons, plus ou moins consciemment, plus ou moins fièrement. Je te lis et ça démange là, ces notions me démangent là où elles doivent. Mais lire cette scène de Fifi qui se détrône et cette question d’alliées et de complices m’a fait repenser à Lula et Lulya, accueillies chez moi lors de l’expulsion de ce que l’État français avait appelé le “camp de la Chapelle”. Elles resteront quelques semaines, elles me demanderont : “Comment on fait pour aller en Angleterre ?” Je penserai : “Je prends ma voiture, immatriculée 92, j’enfile la robe qu’il faut pour passer sans ennui, et je roule jusqu’au tunnel sous la Manche.” Je ne l’ai pas fait. Complice, je n’ai pas réussi à l’être. Mais j’ai quand même gagné mes points TOTO de hors-la-loi en commettant ce que les journaux appellent maintenant le “délit de solidarité”. Ça n’enlève pas la honte. Ton chapitre, je l’ai d’abord trouvé flottant mais en fait, ce dont j’avais envie en le lisant, c’est qu’il soit moins flottant que nous. Mon intervention, c’est une envie de mettre un peu de chair dans cette équation racisme intégré + appropriation culturelle + élite radicale + innocence. Envie de dire aussi que la complicité telle qu’elle est définie actuellement par la loi en dit long sur la collaboration. S’interroger sur la nature de la complicité, ou disons sur sa forme. »

La question du racisme dans les livres de Fifi Brindacier surgit en 2011, en Allemagne. Eske Wollrad, théologienne féministe, fait une intervention lors d’une conférence contre les discriminations qui se tient à Leipzig29. La presse relaie assez fidèlement ses propos – qui donneront lieu pourtant très vite à une polémique simpliste autour d’un sujet complexe, animée par des gens qui, de toute évidence, ne prendront pas la peine de lire le texte incriminé. Polémique où s’agiteront quelque temps, côte à côte, les humanistes de gauche et les puristes de droite, à moins que ce ne soit l’inverse. Mais, somme toute : « des gens ordinaires qui, lorsque leur droit de définir le racisme est contesté, commencent à avoir de l’écume au bord des lèvres30 ».

Combat de blancs dans la farine.

On a vu, paraît-il, en Suède des villes conservatrices, utiliser l’argument du racisme pour retirer des bibliothèques ces livres qui, d’évidence, les gênaient pour d’autres raisons. On raconte qu’il y a eu des bûchers. On raconte aussi que ce furent des rumeurs. On raconte encore que c’étaient de simples et très communs déstockages. On raconte enfin que ces villes, loin d’être conservatrices, menaient au contraire avec application des politiques multicuturelles. En France, des fachos décomplexés prendront la défense de Fifi pour revendiquer en son nom la fierté d’une culture blanche menacée de disparition. Tandis que la jet-set médiaculturelle montrera une fois de plus son incompétence à traiter avec sérieux les questions sérieuses. Comment les Inrocks, pour ne citer qu’eux, sont tombés dans le panneau de toutes les dominations universalisantes en usant de cette rhétorique prétentieuse qui masque l’ignorance et dispense de bosser sur les sujets qu’on choisit d’évoquer :

Faut-il absolument être théologienne ET allemande, pour considérer que les ouvrages de Fifi Brindacier, ou Pippi Långstrump en suédois, sont racistes ? Ce n’est pas nécessaire, mais manifestement ça aide. Le Dr Eske Wollrad est membre de l’Association fédérale allemande des femmes évangélistes. Et elle vient de se pencher sur la lecture des œuvres d’Astrid Lindgren, et les aventures de la petite rouquine dotée d’une force incroyable. Ses conclusions sont idiotes. Les voilà : selon la dame, Fifi Brindacier serait un reflet des stéréotypes racistes, hérités de l’époque colonialiste31.

Notez au passage le mépris, la misogynie, et la manière dont le rejet de l’analyse, pourtant évidente, prend appui sur une stigmatisation de celle qui la produit ! Or quels étaient les propos de Eske Wollrad ? « Ce n’est pas que Fifi est raciste, explique-t-elle, mais que les romans de la trilogie véhiculent des stéréotypes racistes coloniaux. » Elle raconte qu’un jour, alors qu’elle lisait les histoires de Fifi à ses neveux – dont l’un est Noir –, elle s’était surprise à sauter certains passages dont elle craignait qu’ils ne soient offensants pour lui. Et d’ajouter :

Loin de moi l’idée de condamner ce livre dans sa totalité – au contraire, il contient beaucoup d’aspects positifs, en plus d’être très drôle, il est instructif pour les enfants. Fifi est non seulement une figure féminine puissante, mais elle est aussi contre l’âgisme, l’idée des adultes responsables, et férocement opposée à toute violence envers les animaux. Il y a dans ce livre une critique très forte de l’autorité32.

Ce qu’elle suggère alors, c’est non pas de toucher au texte, mais plutôt d’ajouter dans l’édition des notes qui pourraient servir de guide de lecture et de discussion, à l’endroit des passages problématiques. Sachant que les éditeurs jeunesse continuent de fantasmer un public blanc de classe moyenne, alors qu’en Allemagne, par exemple, un tiers des enfants de cinq ans est issu d’une histoire familiale de migration. A priori, le socle sur lequel Eske Wollrad pose sa réflexion semble être le plus pertinent : l’expérience de sa propre confrontation. « La seule question à se poser, c’est si oui ou non on peut lire ce passage à voix haute pour un enfant noir sans s’interrompre ou se mettre à bafouiller, dit-elle. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’on peut savoir si c’est correct ou pas. »

« On voit de plus en plus de gentils blancs expliquer à de gentils Noirs ce qu’est le racisme, et ce qu’il n’est pas33. »

Petit exercice de translation d’une oppression systémique que nous ne vivons pas – le racisme – sur une autre que nous connaissons bien – le sexisme : imaginons un instant la fiction exotique qu’aurait écrite un homme dans les années 1940, d’une île au nom stupide, disons Cunnicunna, où ne vivraient que des filles. Un garçon débarquerait, s’assoirait sur un trône et, à mesure que les filles s’approcheraient de lui, leur respect augmenterait car, pour une raison absolument incompréhensible, elles penseraient que le masculin est mieux que le féminin. Imaginons ensuite qu’un homme, théologien si l’on y tient, lise un jour ce livre à ses neveux – dont l’un est une nièce – et se trouve embarrassé par ce passage qu’il juge offensant pour elle. On verrait alors toute une tribune de mecs, du plus taré au plus malin, se disputer autour de la question de savoir si, oui ou non, ce prince des filles est sexiste. Pas un ne penserait à interroger sa construction de genre à l’intérieur de son discours – tous auraient totalement acquis d’évidence leur droit à la parole et l’intérêt en toutes choses de leur avis.

Quid de l’humour ? me direz-vous. Et vous auriez raison : l’humour, c’est la première mise à l’épreuve de la confiance – et c’est aussi la première cible du politiquement correct.

Je me souviens de cette assemblée de meufs. On allait faire une revue ensemble, c’étaient les premières réunions, on ne se connaissait pas très bien et on ne savait pas très bien non plus comment on allait fonctionner. On cherchait un thème. Au milieu des propositions, il y en a une qui dit : « la joie ». Une autre, qui avait mal entendu, répond : « la Shoah ? » Rires. « La joie », corrige la première. Rires à nouveau. Dans certains cerveaux, dont le mien, se produit un court-circuit d’hilarité, parce que « la joie » prononcée avec un accent germanique devient « la Shoah ». L’une, croyant faire un bon mot, propose : « la joie de la Shoah », et c’est le clash.

Une des meufs, nouvellement arrivée, est juive autrichienne et ça ne la fait pas rire, du tout, de se retrouver en face de propos antisémites dans un espace qu’elle pensait « safe ». Explications, rassurance, excuses, rien n’y fait : la confiance n’a pas eu le temps de s’installer, l’humour est tombé mal, et c’est mort, elle ne reviendra pas aux réunions. Cette meuf qui est depuis devenue une copine, je l’ai vue demander à Abdel, patron marocain musulman d’un snack où nous déjeunions, si son saucisson était cacher. Et je les ai vus rire tous les deux. Quant à la copine qui a lâché la malencontreuse blague, c’est la personne la plus loyale, la plus intègre, et la plus engagée que je connaisse sur les questions raciales. L’humour donc comme indice de confiance politique, dont il est aussi la condition, pourrait être le marqueur de cette zone floue, instable et minée, dont nous avons fait notre biotope ; le territoire où les rapports de force flirtent sans cesse avec les logiques de pouvoir qu’elles visent à démonter. Ainsi, tu peux être d’ascendance Noire sous ton passing blanc, et adorer Fifi Brindacier au point de porter un t-shirt Fifiminisme et rire en lisant, par exemple, ceci :

Chaque jour, à peine l’école finie, Tommy et Annika se précipitaient à la Villa Drôlederepos. Ils refusaient de faire leurs devoirs chez eux et emmenaient leurs livres de classe chez Fifi. « C’est bien, disait Fifi, travaillez donc ici, comme ça, un peu de votre savoir rejaillira sur moi. Non pas que je trouve en avoir vraiment besoin, mais peut-être qu’on ne devient pas une dame bien élevée sans savoir combien il y a d’Hottentots en Australie. » Tommy et Annika étaient assis à la table de la cuisine et étudiaient leur manuel de géographie. Fifi était assise sur la table de la cuisine.

« Quoique…, objecta Fifi en se mettant un doigt dans le nez, si j’apprends en cet instant précis combien il y a d’Hottentots, et que l’un d’eux meurt d’une pneumonie, j’aurais appris ce chiffre pour rien. Ça ne fera pas de moi une dame bien élevée. »

Fifi réfléchit. « Quelqu’un devrait dire aux Hottentots de faire attention pour qu’il n’y ait pas d’erreurs dans vos manuels34. »

Tu arriverais même à y voir, certains jours d’humeur bien dégagée, la dénonciation d’une extermination de masse, avec un envoi dédié à Saartjie Baartman – effectivement décédée d’une pneumonie !

Parce que, simplement, Fifi serait ta pote, que tu l’aurais suivie depuis l’enfance dans toutes ses aventures, que tu connaîtrais son exubérance, sa causticité, la violence parfois de ses provocations, autant que son cœur immense, et qu’elle serait pour toi au-dessus de tout soupçon politique. Ça, c’est pour l’explication soft de la copine qui hésite à nous dire la vérité – soit qu’elle souhaite nous protéger, soit qu’elle craigne notre réaction. Voire parce que tu sais depuis ton premier jour sur terre qu’il te faudra toujours dealer avec ce soupçon et l’exigence qu’il t’impose d’en savoir plus sur les blanches que les blanches n’en savent sur elles-mêmes35. Voilà pour l’explication sincère qu’il nous faudra bien, tôt ou tard, accepter d’entendre : « I’m Laughing So Hard It Doesn’t Look Like I’m Laughing Anymore36. »

POST-SCRIPTUM. OÙ L’ON S’AVISE QUE LA SOLITUDE EST UNE MAISON HANTÉE

C’est toujours comme ça : il y a quelque chose dans l’écriture qui refuse de s’immobiliser. Tout semble pourtant prêt, mis en place pour la conclusion, mais au moment d’appuyer sur le déclencheur, des fantômes surgissent qui voudraient bien, même flous, être sur la photo. Et comme j’envie leur talent de l’impromptu, leur exigence cabotine, je cède. Ainsi, à peine avais-je fermé le chapitre sur l’impensable anti-héroïne qu’elle me tombe littéralement dessus, au détour d’un hasard qui me fait, immédiat, l’effet d’un clin d’œil de reliance : le mot est là, tout simplement posé, sans même être interrogé – ni guillemets ni italiques, par Agnès Desarthe dans sa préface à L’Art du roman, de Virginia Woolf. Il y est question de Mrs Brown1 ; une fabulation par laquelle V. W. présente la grande absente de la littérature : une petite figure de personnage qui surgit sous ses yeux de romancière en disant : « Je m’appelle Brown. Attrape-moi si tu peux2. »

Il ne s’agit pas d’une de ces petites filles rousses aux longues chaussettes dépareillées qui viennent habiter la fièvre d’une enfant malade et qui, par la seule évocation de leur nom, obligent une mère de famille à devenir romancière. Non. Il s’agit d’« une de ces vieilles dames propres, râpées, dont l’ordre extrême – tout boutonné, ajusté, attaché, raccommodé, brossé – suggère l’extrême pauvreté plus que ne le feraient les haillons et la saleté. Il y avait en elle quelque chose de contraint – un air de souffrance, d’appréhension, et, par surcroît, elle était très, très petite. Ses pieds, dans leurs petites bottines propres, touchaient à peine le plancher3. »

Voici donc Mrs Brown, un personnage qui s’impose à quelqu’un et lui donne envie, presque automatiquement, de commencer à écrire un roman sur elle. « Je pense que tous les romans commencent avec une vieille dame assise dans le coin en face4. »

L’ayant en effet installée dans le coin d’un compartiment de train, Virginia Woolf fait s’asseoir en face de Mrs Brown, l’un après l’autre, tous les grands romanciers de l’époque : qu’auraient-ils écrit à propos d’elle ? Rien ! Ils auraient été tout simplement incapables de la regarder, de l’entendre, et l’auraient utilisée comme un support à l’activation de leur propre idéologie littéraire : « Ils ont créé une technique romanesque qui convient à leur but ; ils ont fabriqué des outils et établi des conventions qui font leur affaire. Mais ces outils ne sont pas nos outils et cette affaire n’est pas notre affaire. Pour nous, ces conventions sont la ruine, ces outils sont la mort5. »

Quel rapport avec Fifi Brindacier, me direz-vous ? Quel rapport avec le FéminiSpunk ? Ce sont bien les questions que je me pose aussi, tandis que je m’approche, en hésitant, de la Villa des Settergren. Je vous invite à m’y rejoindre, et vous suggère d’accepter avec moi le flou de la photo…

Mathilde, dans le flou, se sent un peu chez elle : « Je n’écris jamais parce que, justement, écrire = graver = être dans un semblant de sûreté, même temporaire. C’est donc un exercice difficile que tu demandes. Mais il m’arrive de répéter des mots jusqu’à n’entendre que la musique et plus le sens, ou quand, suffisamment fatiguée (c’est comme de regarder flou, une bonne compétence pour moi qui vois en 2d astigmate et mal-de-près), tu peux entendre les voix et le langage des copines sans plus rien y comprendre, et te rendre compte peut-être d’à quoi ressemble ta langue quand tu y as perdu accès (anticiper l’aphasie). »

S’étonnant de ne pas les voir débouler chez elle, cet après-midi-là, Fifi décide d’aller voir chez Tommy et Annika ce qu’ils fabriquent. Ils ne sont pas seuls ; dans le jardin, il y a Mme Settergren, leur maman, ainsi qu’une adorable vieille dame. C’est Tante Laura.

— Oh… Ça ne va pas du tout, dit-elle, je suis à bout de nerfs, anxieuse à tout propos.

— ’Xactement comme ma grand-mère, répond Fifi en trempant énergiquement un gâteau dans son verre de jus d’orange. Elle était à bout de nerfs et un rien la mettait dans tous ses états. Par exemple, si en se promenant dans la rue elle recevait une tuile sur la tête, elle se mettait à sauter, à crier, elle en faisait une telle histoire que vous auriez pensé, vraiment, qu’elle avait eu un accident. […]

Tommy et Annika étaient figés sur leur chaise. Tante Laura avait l’air perplexe. Et Mme Settergren s’empressa de dire : « J’espère de tout cœur que vous irez mieux très bientôt, Tante Laura.

— Elle ira mieux, dit Fifi sur un ton encourageant. Grand-mère est allée mieux. Elle allait même terrrrriblement mieux après avoir pris un remède apaisant !

— Quel genre de remède ? demanda Tante Laura, avec intérêt.

— Du poison pour les renards, dit Fifi. Une cuillère à soupe de poison pour les renards. C’est un bon truc, je vous le promets ! Après ça, elle est restée cinq jours morte dans son fauteuil, sans piper mot. Calme comme un concombre. Complètement guérie en fait ! Plus de sursauts, plus de hurlements. Il pouvait pleuvoir des tuiles sur sa tête, elle restait assise à profiter tranquillement. Alors, si grand-mère a guéri, pourquoi pas vous ? »

Tommy s’était glissé près de Tante Laura et lui chuchota à l’oreille :

« — Ne tiens pas compte de ce qu’elle dit, Tante Laura. C’est juste une histoire qu’elle invente. Elle n’a pas de grand-mère ! […]

— Tommy a raison, dit Fifi. Je n’ai pas de grand-mère. Pas la moindre. Mais alors, qu’est-ce qu’elle avait à être tout le temps aussi nerveuse6 ? »

 

Virginia Woolf : « Une convention littéraire n’est pas très différente d’une convention mondaine7. »

 

Moi : « Est-ce que la fumée vous dérange ? »

 

Haroun : « Je m’ennuie… »

 

Madame Settergren : « Il convient que les enfants se montrent, mais pas qu’on les entende8. »

 

Fifi : « D’accord ! Mais les gens ont des yeux et des oreilles, si je ne me trompe ? Et même si je suis un régal pour les yeux, ce n’est pas une raison pour priver les oreilles d’un peu d’exercice9. »

 

Théa : « Haha ! Elle est trop forte10 ! »

 

Virginia Woolf : « Votre rôle, c’est d’exiger que les écrivains descendent de leur piédestal et décrivent, d’une manière belle si possible, vraie en tout cas, notre Mrs Brown. Vous devez exiger qu’elle soit une vieille dame d’une capacité infinie et d’une infinie variété, capable d’apparaître en tous lieux, de porter toutes sortes de vêtements, de dire toutes sortes de choses et de faire Dieu sait quoi11. »

 

Astrid Lindgren : « Il n’y a rien dans les Dix Commandements qui interdisent aux vieilles dames de grimper aux arbres, si12 ? »

 

Anonyme : « Vous ne nous attraperez pas : nous n’existons pas13. »

Tante Laura : « Au revoir, chère petite amie. Tu as raison. Je pense que je vais déjà mieux et je me sens beaucoup moins nerveuse à présent14. »

C’est à ce moment-là que j’ai pris la photo. Au moment où Tante Laura caressait la tête de Fifi en souriant. C’est à ce moment-là, je crois, que j’ai compris qu’elles étaient de la même espèce, faites toutes les deux d’une essence commune car, dans ce sourire où s’étaient glissés quelques restes d’enfance, je voyais la trace soudain perceptible, sur ses lèvres de vieille dame, de son indubitable passé de petite fille.