Vous avez ici gratuitement accès au contenu des livres publiés par Zones. Nous espérons que ces lybers vous donneront envie d’acheter nos livres, disponibles dans toutes les bonnes librairies. Car c’est la vente de livres qui permet de rémunérer l’auteur, l’éditeur et le libraire, et de vous proposer de nouveaux lybers et de nouveaux livres.

Yves Pagès

est écrivain et éditeur. Il anime, avec Jeanne Guyon, les éditions Verticales et a publié une quinzaine de livres, dont Petites Natures mortes au travail (2000), Le Théoriste (2001), Souviens-moi (2014) ou Tiens, ils ont repeint ! 50 ans d’aphorismes urbains de 1968 à nos jours (2017).

ZONES

Le label « Zones » est dirigé par Grégoire Chamayou.

Yves Pagès

Il était une fois sur cent.

Rêveries fragmentaires
sur l’emprise statistique

Zones
2021

DU MÊME AUTEUR

Fiction

La Police des sentiments, Denoël, Paris, 1990.

Les Gauchers, Julliard, Paris, 1993.

Plutôt que rien, Julliard, Paris, 1995.

Prière d’exhumer, Verticales, Paris, 1997.

Petites Natures mortes au travail, Verticales, Paris, 2000 ; Gallimard, « Folio », Paris, 2007.

L’Homme hérissé. Liabeuf, tueur de flics, L’Insomniaque, Montreuil, 2002 ; Baleine, « Baleine noire », Paris, 2010 ; Libertalia, Montreuil, 2020.

Le Théoriste, Verticales, Paris, 2001, prix Wepler.

Portraits crachés, Verticales, Paris, 2003.

Le Soi-Disant, Verticales, Paris, 2008 ; Gallimard, « Folio », Paris, 2009.

Souviens-moi, L’Olivier, Paris, 2014.

Encore heureux, L’Olivier, Paris, 2018 ; Points, Paris, 2019.

 

Autres

Céline, fictions du politique, Seuil, Paris, 1994 ; Gallimard, « Tel », Paris, 2010.

Les Parapazzi, théâtre, Les Solitaires intempestifs, Besançon, 1995.

Photomanies, Le Bec en l’air, Marseille, 2015.

Tiens, ils ont repeint ! 50 ans d’aphorismes urbains, avec Philippe Bretelle, La Découverte, Paris, 2017.

 

Pour plus d’informations, voir sur le site de l’auteur : www.archyves.net

et son blog : www.archyves.net/html/Blog/

Aux quantités négligeables

« Comment ça va, les gens de la moyenne ? »,

Colette Magny, 1967.

« Bref, le produit intérieur brut mesure tout, sauf ce qui fait que la vie mérite d’être vécue »,

Robert F. Kennedy, 18 mars 1968.

Tous les pourcentages cités dans ce livre sont authentiques, aucun n’est de pure imagination, même si leurs sources n’apparaissent nulle part1. Des années durant, j’en ai noté des centaines dans un carnet, à tout hasard, sans trop savoir qu’en faire, sinon reparcourir avec perplexité ce vertigineux inventaire. Difficile de rompre la glace du monstre statistique, d’échapper à ses ordres de grandeur qui prétendent tout recenser de nos faits et gestes, quantifier nos opinions, mettre en coupe réglée nos vies matérielles. Sous emprise comptable, chacun se sent casé d’office, sondé de bas en haut, profilé, sinon déchiffré. Et comme, par définition, l’objectivité fractionnelle manque cruellement d’équivoques, d’écarts atypiques, d’utopies discordantes, on a du mal à y reconnaître la trame irrégulière du vivant. Rien que des chiffres et des non-êtres… Mais alors comment nous soustraire au grand dénombrement ? Sans prétention académique, j’ai passé ces données brutes au tamis de quelques rêveries interprétatives, pour traquer leurs failles implicites, les confronter à d’autres cas de figure – ces exceptions qui souvent infirment la règle –, en me défiant des fausses évidences, quitte à leur préférer certaines marges d’erreur.

OBJET TRANSITIONNEL – En chaque foyer, l’omniprésence des écrans est un sujet de friction entre classes d’âge, un sujet de discorde qui attise le conflit des générations, ça tombe sous le sens, mais pas forcément dans le sens qu’on nous donne à croire : 37 % des gamins de 7 à 18 ans trouvent en effet que leurs parents passent plus de temps à s’obnubiler sur un portable qu’à engager la conversation, échanger des idées, transmettre une expérience vécue, être à l’écoute d’autrui, comme si rien de leur family life n’existait plus aux yeux de ces adult addicts hors ce gadget hypnotique, délicieusement régressif, et les messages prioritaires qui s’y affichent. Quant aux video gamers, là encore, chez les plus endurcis, moins jeunes qu’il n’y paraît, on compte 37 % d’amateurs de PlayStation® prêts à quitter leur emploi s’ils avaient la chance de devenir joueurs professionnels à temps complet.

*

HORS CHAMP D’HONNEUR – Grâce au progrès incessant de la guerre aérienne (par frappes chirurgicales) et du ciblage à distance (via drones de combat), en 2017, les forces armées des États-Unis d’Amérique n’ont eu à déplorer que 33 soldats morts lors d’opérations militaires à l’étranger (soit 10 fois moins qu’en 2009), auxquels il faudrait ajouter par souci d’exhaustivité 37 décès lors de fausses manœuvres et divers crashs accidentels (soit 2 fois plus que l’année précédente). En regard de ces pertes limitées (70 victimes au total, un record que les belligérants, enrôlés terroristes et simples civils, doivent leur envier), il est à signaler que 580 G.I. sous l’uniforme se sont suicidés lors des douze derniers mois de la même année (soit 4 fois plus qu’en 2008, et le double du taux habituel d’auto-morbidité dans la population étasunienne), bilan qui s’alourdirait encore si l’on tenait compte des démobilisés qui, eux, toutes générations de vétérans confondues, sont environ 6 000 à mettre fin à leurs jours chaque année.

*

DRÔLE DE GUERRE AUX PAUVRES – Comment oublier cette campagne de pub qui, au printemps 1991, vantait les charmes du Loto selon cette formule tautologique : « 100 % des gagnants ont tenté leur chance » ? En mettant les rieurs de son côté, l’agence McCann-Erickson poussait ainsi l’innombrable cohorte des pauvres dupes – et surtout l’inverse – à cocher encore et encore, à se ruiner grille après grille, dans le vain espoir de décrocher la lune, en y épuisant leur chiche RMI ou leur minimum vieillesse, bref leurs dernières liquidités dès la première semaine de versement, et dans le bar-tabac en bas de chez moi, à force de les voir se précipiter au guichet, je me demandais comment c’était humainement possible que tant de losers sans le sou soient tentés par une déveine toujours recommencée et, tels des moutons à l’abattoir, se laissent ainsi vampiriser de leur propre chef.

Surtaxer les sous-payés, faire les poches aux non-imposables, voilà une rente étatique inépuisable, mais il aura fallu attendre plus d’un quart de siècle pour m’entendre dire, via un spot de pub vantant la privatisation partielle de la Française des jeux1, qu’il s’agissait d’une entreprise « utile à tous depuis 1933 », qui était alors venue au secours des « gueules cassées » de la Grande Guerre et permettrait bientôt à chaque petit souscripteur d’« entrer dans l’Histoire », à l’image des associations d’anciens combattants possédant déjà 15 % de son capital. Et voilà, dans la foulée du Nouvel An 2021, que la Fondation du Groupe FDJ promeut ses bonnes œuvres humanitaires à grand renfort de pleines pages dans la presse, avec divers truismes altruistes en guise d’accroche, dont celui-ci : « Faire gagner l’égalité des chances. » Le ridicule ne tue pas, le cynisme caritatif si.

*

PERTES ET PROFITS GUSTATIFS – Faute d’avoir pu jouir à l’air libre de 8 ans d’espérance de vie supplémentaire, 80 % des poulets de chair, livrés dès le lendemain de leur naissance dans des hangars vite surpeuplés, n’auront que 45 jours et nuits artificiels sous néon, voire 39 au rabais, pour atteindre leur poids d’abattage minimum : 1,9 kg en France – où la volaille à rôtir se vend encore avec sa carcasse – et 2,5 kg chez les pays voisins qui préfèrent la débiter massivement en filets. Dans une cour de ferme des années 1950, il leur aurait fallu 4 fois plus de temps, environ 22 semaines au grain, pour atteindre la même pesée standard, toujours en bas âge évidemment, mais en matière avicole on n’a jamais mangé que des enfants, plus ou moins obèses.

Reste que si l’élevage industriel des futurs nuggets en poulailler concentrationnaire les voue précocement au trépas par électronarcose, il ne va pas sans une autre hécatombe, le décès accidentel de 4,19 % des poussins en croissance intensive, le plus souvent par asphyxie ou crise cardiaque. Côté rentabilité et rendement, peut mieux faire, c’est un taux 10 fois supérieur à la mortalité infantile chez les enfants de l’Union européenne de moins de 2 ans.

*

DERNIERS SECOURS – De plus en plus souvent, les bénévoles de la Société nationale de sauvetage en mer affrètent leurs canots et vedettes pour satisfaire la demande de familles endeuillées : disperser au large les cendres de tel ou telle défunt(e), puis géolocaliser le lieu d’immersion funèbre permettant à chacun de venir par après se recueillir dans les mêmes eaux. Ce nouveau service, facturé à perte de 200 à 300 euros, empiète cependant sur les vocations premières de la SNSM – surveiller les zones de baignade et porter assistance aux naufragés. Et, maintenant que ces bouteilles à la mer représentent près de 33 % de leurs sorties, les secouristes du littoral craignent de devenir à terme les croque-morts auxiliaires d’un cimetière marin.

*

AUTODIDAXIE – D’après les estimations de mon voisin de table, le sans-logis Daniel2, fréquentant assidûment la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou : « Il doit y en avoir à peu près 200 dans mon genre, à dormir dehors la nuit, et en journée à venir se mettre à l’abri, bouquiner tranquille et se tenir au courant des actualités dans la presse, alors qu’en majorité ici c’est plutôt des intellos qui révisent leurs examens, mais comme d’après le vigile, y a 2 000 places maximum à Beaubourg, nous, les mecs à la rue, purs lecteurs bénévoles, on doit faire en gros 10 % du total, toujours les mêmes à la même place, on se reconnaît de loin, sans parler ni rien, parce qu’à cet étage faut la boucler sévère, sinon on n’a plus le droit de venir, alors désolé, je peux pas vous en dire plus, j’ai un devoir de réserve moi, comme les agents secrets, chut ! »

*

LE PIRE DES MONDES SENSIBLES – Selon Pyrrhon d’Élis, qui professa son scepticisme trois siècles avant J.-C. dans le nord-ouest du Péloponnèse, tous les êtres et les choses en présence sont indiscernables, si bien qu’on ne peut affirmer leur existence ou l’infirmer en se fiant à nos sensations ou nos jugements. N’ayant laissé aucune trace écrite et vouant toute opinion au doute radical, son enseignement tendait aux limites de l’aphasie. Et comme il mettait sa doctrine en pratique, nous raconte son historiographe tardif, Antigone de Caryste, « il ne se détournait pour rien de sa route, quelque obstacle qui se rencontrât – chariots, précipices, chiens, etc. –, car il n’accordait aucune confiance à ce qu’il percevait. Heureusement, ses amis l’accompagnaient partout et l’arrachaient au danger ».

Un cas de cécité mûrement réfléchie, cohérente avec ses préceptes, ce qui place ce solipsiste hors du commun des aveugles – plus de 200 000 en France aujourd’hui –, soit accidentels soit de naissance. Chez ces derniers, venus au monde dans un noir complet et devant se contenter d’autres indices – palpables, sonores, gustatifs, posturaux – pour ancrer en eux l’idée d’un espace extérieur, des chercheurs ont décelé une tendance à cauchemarder nettement supérieure à celle des bien-voyants ou des privés de vue tardifs, avec 4 à 6 fois plus de mauvais rêves à l’actif de leur sommeil, nightmares qui représentent d’ordinaire 6 % des imageries projetées au revers de nos paupières closes. Les menaces qui hantent l’opacité de leur quotidien – se faire écraser, perdre son chemin, renverser des objets, etc. – se retrouvent d’évidence dans leur fiction nocturne, mais on ne saurait négliger un autre motif d’épouvante : comme rien ne leur a jamais prouvé que le monde existait, aucune vision d’ensemble avérée, ce songe creux les remet en abyme.

*

USINE À GAZ CLIMATISÉE – Plus il y a de CO2 émis à l’air libre, plus il y a de trous dans l’atmosphère, et plus la couche d’ozone se fait miter, plus ça se réchauffe en surface sur la croûte terrestre, jusque-là rien que de très naturel comme catastrophe annoncée, plus le ciel est obturé, plus ça tombe sous le sens que les rayons solaires vont nous griller sans filtre, et que la banquise va se fondre dans les profondeurs aquatiques, et que ça fera remonter les eaux de plusieurs millimètres par an, et que cette marée haute ne va pas aider les pauvres du Bangladesh à rester au sec, ni empêcher les déserts de gagner du terrain autour du globe, et cela en des temps pas si lointains, bref ça s’accumule par soustraction, moins y aura d’atmosphère respirable, plus y aura de zones non viables sur la mappemonde.

À partir de là, ça devient paradoxistique comme raisonnement, vu qu’à vue de nez plus y aura aux tropiques des records caniculaires, plus on aura besoin de clim pour rester dans son hémisphère, sauf aux USA où c’est déjà ventilé à plus de 90 %, mais chez les deux autres tiers de l’humanité, tous les pays auront aussi envie de faire pareil, de se tempérer des espaces habitables, même parmi les clapiers HLM ou les townships surpeuplés de Beijing, Mexico DF ou Soweto, chez l’épicier du coin ou dans les hypermarkets banlieusards, sans oublier les automobilistes dans leur bulle réfrigérée, sauf que d’ici la fin de ce siècle, l’air de rien, si 70 % des Terriens s’équipent à grands frais pour rester au frais, ça rajoutera 23 milliards de tonnes de CO2 dans les nuées, soit presque moitié plus que nos émissions actuelles, et ça c’est au-delà de ce qu’on peut s’imaginationner comme usine à gaz mentale, plus la thermie augmente en ville, plus y a besoin de clim à domicile, et plus ça demande d’énergie fossile, plus ça intoxique la biosphère, autrement dit, plus on branche la clim, plus l’odieux CO2 nous pompe l’air, et plus ça se réchauffe sous la voûte céleste, plus faut qu’on génère du froid, pire ça fout la zone au-dessus de nos têtes, et plus ça dégénère le climat plus ça creuse notre tombe ici-bas, bref plus on rafraîchit l’air ambiant, plus on creuse notre tombe, et moins on aperçoit le bout du tunnel, alors quoi ? Avec l’anthropocène, y a pas de happy end, mais personne ne nous regrettera, ni chaud ni froid.

*

MESSAGERIE NOCTURNE – En dépit des nécessités du sommeil réparateur, du bon sens des aiguilles d’une montre et des admonestations parentales, 15 % des jeunes en âge d’être scolarisés dans un collège d’Île-de-France textotent au milieu de la nuit, et, parmi leurs SMS tardifs envoyés à quelque camarade d’insomnie, on distingue deux questions archétypales, qui représentent les trois quarts de ce quiz nocturne : « Tu dors ? » (36 %) ou « T la ? » (39 %) – et en cas de réponse, deux messages standards, attestés comme les plus récurrents : « Presque » (12 %) ou « Y a koi ? » (28 %), ainsi qu’une majorité d’émoticônes incendiaires.

*

KIT MAINS LIBRES – Entre autres singes plus ou moins savants, nos lointains ancêtres ont mis plusieurs centaines de milliers d’années à cesser de se carapater de grotte en grotte à 4 pattes ou d’occuper leurs 2 x 2 mains libres à se chercher des poux. En quadrumanes polyvalents lassés de trop courber l’échine, ils se sont efforcés, au fil des âges préhistoriques, de se tenir debout le plus longtemps possible, comme les défunts dinosaures, avant que l’homo erectus puis sapiens, au cours de migrations permanentes, devienne enfin bipède, hors les heures dévolues au sommeil à l’horizontale et les moments d’accroupissements, de génuflexions rituelles ou ses rares stations assises sur un rocher en forme de siège naturel.

Depuis lors, cet ex-primate et éternel nomade a fait feu de tout bois, fait des prouesses langagières, fait des cités lacustres, fait des progrès en calcul mental, fait des métiers à tisser mécaniques, fait des tapis roulant tout seuls, fait des zoos humains en période coloniale, fait le profit des uns sur le dos des autres, fait des chaînes de travail sans souci des travailleurs en miettes, fait de grands bonds en avant sur la Lune et d’autres plans satellitaires sur la comète, fait des rayons X pour sonder nos mauvaises pentes vertébrales, fait des télécommandes pour zapper tranquille à domicile, fait des caméras de surveillance à 360 degrés, fait des robots ménagers à usage diététique, fait le tour rétinien de 98 % du monde via Google Earth, mais surtout fait des pieds et des mains pour ne plus se lever de sa chaise.

Et fort de ces savoir-faire prothétiques, l’humain, confiné à un mode de survie sédentaire, hyperactivement contraint à ne plus bouger d’un pouce, a fini par passer 68 % de son temps soit couché bien à plat soit le cul sur une chaise, comme les Britanniques, champions européens de l’immobilité posturale, au bureau, au pub ou au volant, puis chaque soir au plus profond de leur lit à entamer le décompte funèbre des maladies de la civilisation mono-statique : diabète, cancer ou dépression.

*

COMPASSION SÉLECTIVE – Ces vingt dernières années – dézingages massifs du 11 septembre 2001 mis à part –, le nombre de victimes du terrorisme aux États-Unis ou sur le sol européen n’a jamais dépassé 0,5 % de la somme mondiale de ces morts violents. Cela paraît bien peu face au terrible cortège de civils moyen-orientaux, africains ou asiatiques massacrés à la suite d’attentats commis, en majeure partie, par des groupes autoproclamés djihadistes. Malgré le grand écart de ce bilan funèbre, depuis deux décennies, le New York Times n’en a pas moins consacré 70 % de sa couverture rédactionnelle aux seuls martyrs occidentaux, et suivi d’un regard vaguement blasé l’hécatombe en cours sur le reste de la planète, ces charniers où s’entassent par dizaines de milliers les cadavres des pauvres gens, pour la plupart de diverses confessions musulmanes – soufis, chiites, qarmates, kharijites, azéris, mais ces martyrs-là sont à leurs yeux des détails subsidiaires de l’Histoire –, de Very Invisible Persons assassinées par quelques rejetons du wahhabisme des Émirats, d’obscurantistes maffieux avides de toucher leur part du profit sur les matières premières. Après tout, vu d’ici, c’est-à-dire de très loin, l’atavisme fratricide de ces confins barbaresques ne date pas d’hier et, tant que ça se passe chez eux, dans leur home sweat home, ces règlements de compte entre coreligionnaires nous indiffèrent. Pertes hors profit.

*

LA FABRIQUE DE L’IMPUNITÉ COLLECTIVE – Face à la contre-réforme des retraites, une quatrième journée nationale d’action a réuni, le 9 janvier 2020, plusieurs dizaines de milliers de Parisiens entre la République et les Grands-Augustins. Tout au long du parcours, sur les trottoirs, à moins d’un mètre de distance, des centaines de policiers en tenue anti-émeute formaient, non pas une haie d’honneur, mais une nasse mobile – selon la méthode du kettling expérimentée au Royaume-Uni dès la fin des années 1970. Cela m’a remis en tête d’interminables parties de go disputées avec mon frère à la même époque, sauf qu’ici, sur le goban quadrillé du boulevard Magenta, les jetons bleu marine n’encerclaient pas les jetons adverses – syndiqués en chasubles fluo ou lutins noirs en K-Way – au sein de zones de conquête réversibles, où chacun pourrait d’une seconde à l’autre devenir l’assaillant ou l’assiégé, mais veillaient à ce qu’aucun manifestant ne puisse sortir du périmètre autorisé, pendant des heures si nécessaire. Routine protestataire qui rendait la partie unilatérale, toujours à l’avantage des forces concentriques de l’ordre, avec au milieu quelques ensauvagés en leur aire de promenade zoologique.

Et quitte à piétiner comme ours en cage, me suis-je dit, autant nouer conversation avec nos gardiens, alignés à perte de vue, certains la visière du casque relevée, d’autres tête nue. Sans lâcher ma modeste pancarte – « LA RETRAITE A 20 ANS, EXISTER ÇA PREND DU TEMPS » –, j’ai signalé au premier qui me lorgnait avec insistance n’avoir pas trouvé trace sur son harnachement d’un numéro de RIO (référentiel des identités et de l’organisation). Pourtant, ai-je ajouté, depuis un arrêté du 24 décembre 2013, le port de ce matricule est obligatoire, non ? Moue désinvolte en retour. Son immédiat collègue n’en portait pas non plus : « Et alors ? » Celui d’après pareil, pas trace des 7 chiffres réglementaires, juste un haussement d’épaules. Le suivant, en revanche, m’indiqua qu’il l’avait bien scratché à sa juste place, mais sous son lance-grenades en bandoulière. De proche en proche, j’ai poursuivi l’enquête de terrain avant d’en récapituler, malgré les premières salves lacrymogènes, un bilan provisoire : sur 107 gardes mobiles et CRS échantillonnés, 4 seulement arboraient la chose au bon endroit, soit 3,738318 % du panel. Preuve, me suis-je amusé à supposer en refluant à l’aveuglette, que les policiers peuvent être enclins à la désobéissance. Mais leur pseudo-mutinerie, me suis-je aussitôt objecté, n’est hélas pas l’indice d’une fraternisation avec la foultitude battant le pavé – comme ce fut le cas fin novembre 1947, devant la mairie de Marseille, entre usagers contestant l’augmentation du tarif des tramways et deux compagnies de CRS, dissoutes le mois suivant. Pour l’heure, cette résistance passive visait plutôt, non sans balancer en cloche quelques grenades de désencerclement, à maintenir l’anonymat de leur violence légitime.

Après m’être « dispersé » tant bien que mal, repensant aux tactiques extrême-orientales du go, j’ai envisagé les manœuvres d’intimidation policières sous un autre angle : il suffit à ceux qui font rempart de leur corps autour des lieux de pouvoir d’inverser les rôles pour mettre en état de siège les autorités dont ils assurent la protection. Une simple menace d’insubordination leur assure gain de cause, face à nos gouvernants apeurés d’être pris en otage par leurs mercenaires subalternes. On notera d’ailleurs qu’à ce jour le refus de porter tout signe de reconnaissance n’a valu à aucun de ces indisciplinés en uniforme une seule sanction hiérarchique, ni même 1 euro symbolique, alors que par centaines ces fonctionnaires assermentés accusent d’« outrages et rébellion » tant d’interpellés, surtout ceux portant encore les marques d’un passage à tabac – près de 28 000 plaintes en 2019, soit 40 % de plus qu’en 2012. Sachant que ces voies de fait leur rapporteront devant un tribunal – tous frais de justice payés par le contribuable via le service de « Protection fonctionnelle » – de 150 à 800 euros en dommages-intérêts et, pour les plus malins des cumulards, selon une expression en vogue dans les commissariats, un « treizième mois ».

*

D’OÙ ON PARLE – Pendant la guerre froide, la CIA fit appel à des linguistes pour analyser, à partir d’une énorme quantité de livres, revues et journaux made in USSR, la fréquence des usages lexicaux chez les russophones soumis à la langue-de-bois soviétique. Il en ressortait que si 75 mots courants représentaient déjà 40 % du vocabulaire utilisé, 500 mots suffisaient à saisir 60 % des contenus et 1 200 mots à décrypter 70 % de n’importe quel texte du corpus. Beaucoup d’efforts pour rien, puisque, propagande ou pas, ces proportions sont grosso modo les mêmes pour un Italien qui tenterait de lire un quotidien espagnol, ou un Islandais plongé dans un magazine serbo-croate, hors le cas particulier des écritures idéogrammatiques.

Ce nombre minimum de vocables donnant accès à l’essentiel d’une langue étrangère se retrouve dans une autre forme d’apprentissage : les 1 200 logos, acronymes et marques déposées qui, chaque jour, s’impriment sur les rétines de tous les citadins de l’Hexagone. Les nostalgiques du bien-parler et pourfendeurs du franglish se sont trompés de cible, la novlangue d’aujourd’hui est subliminale. Elle nous suggère, nous profile, nous fédère, nous sublime au clic et à l’œil, ne brassant via ces griffes signifiantes que du capital symbolique. Pure ventriloquie consumériste.

*

ONCE UPON A HUNDRED TIMES – Il était une fois – entendez 1 fois sur 100 – un seul aristocrate au sang bleu parmi cent Français de toutes extractions sous l’Ancien Régime ou, pour revenir à notre immédiat contemporain, un rare mec développant un cancer du sein pour quatre-vingt-dix-neuf femmes atteintes d’une tumeur mammaire. De même, il n’est qu’un rouquin de naissance pour chaque centaine de têtes blondes, brunes, auburn, châtaines, qu’un seul mâle repenti à s’être fait retirer son tatouage ou qu’une adulte sur cent sondées de sexe féminin à se déclarer bisexuelle. Pareil pour l’infime proportion d’ados sachant siffler au moyen de 2 fois 2 doigts calés aux commissures des lèvres, sans négliger que, sur les millions de courriers publicitaires envoyés dans nos boîtes aux lettres, 1 % d’entre eux reviennent à l’envoyeur avec la mention « N’habite plus à l’adresse indiquée ».

Loin des fabliaux unanimistes, des scénarios fédérateurs ou des téléréalités à fort audimat, subsistent d’innombrables cas d’espèces ultra-minoritaires qui, comme les bulletins nuls au second tour de la dernière élection présidentielle, ont vocation à passer inaperçus. On ne parle pas ici du 1 % patronal pour la Caisse interprofessionnelle du logement ou du 1 % culturel franco-français, mais d’autres quantités négligeables : du 1 % de diagnostiqués schizophrènes ; du 1 % de bouddhistes déclarés pratiquants ; du 1 % de kleptomanes aux deux tiers plutôt woman ; du 1 % d’automobilistes sans permis d’ainsi se conduire ; du 1 % de bègues depuis la prime enfance jusqu’à l’âge sénile ; du 1 % de femmes encartées dans une société de chasse, du 1 % de petiots non encore scolarisés en maternelle, du 1 % de profils Facebook s’affichant à titre posthume ou du 1 % de citoyens gardés à vue dans un commissariat chaque année. Sans oublier, dans le reste du monde, le 1 % des personnes déplacées venues chercher abri dans le pays voisin, soit la plupart des 250 millions de migrants.

Au vrac de cette liste non exhaustive, on ajoutera d’autres écartés d’office du grand panel représentatif : les 3 % de somnambules tardifs, demeurés tels au terme de leurs nuits des temps enfantines ; les 3 % de personnes sur lesquelles le vaccin anti-Covid-19 de Moderna semble n’avoir aucune efficacité ; les 3 % d’interdits bancaires, détenteurs d’un compte ayant fait montre d’un débit chronique ; les 3 % de bâtards accidentels, dont les erreurs de paternité se découvrent parfois sur le tard, à l’occasion d’un test ADN ; les 3 % d’électro-migraineux exposés aux champs magnétiques couvrant désormais la quasi-totalité du territoire métropolitain.

Et ainsi de suite, selon une sorte d’inventaire « à la précaire » – pour pasticher les enfantillages d’un poète canonisé malgré lui par les manuels scolaires –, mais il paraît que s’intéresser aux presque rien sur cent, ces taches aveugles du panorama collectif, revient à faire l’éloge des petites différences qui effilochent le lien social au profit du communautarisme. Au lieu d’additionner par dépit leur rancœur infinitésimale, ils feraient mieux de s’inspirer du 1 % le plus discret de leurs semblables, ces ultra-riches imposables nulle part et s’imposant partout, ces atypiques sans scrupule ni frontière qui, eux, loin de regretter la répartition inégale de nos profils statistiques, ont concentré entre leurs mains invisibles autant de capitaux que l’infortune accumulée par 99 % des pékins moyens.

*

DEUIL POUR DEUIL – Au titre du préjudice moral, le décès d’un fils ou d’une fille, à la suite d’un accident de la route, d’une erreur médicale ou d’une agression corporelle, vaudra à ses parents une indemnité d’environ 40 000 euros, si l’enfant était unique, mineur et vivait encore à leur domicile. De l’autre côté du même miroir brisé, la mort provoquée d’un père ou d’une mère vaudra pareil à tout orphelin répondant aux critères susmentionnés. Et idem en retour pour le veuf ou la veuve, s’ils ont à leur actif plus de 25 ans de vie commune à faire valoir d’affilée. Du moins est-ce ainsi que, en cas d’homicide volontaire ou par imprudence, les tribunaux français équilibrent les dommages entre membres d’une même famille.

Qui a fixé le montant de cette somme rondelette ? Sur quelle base comptable ou métaphysique sort ce tas de zéros avant la virgule ? Et pourquoi ce calcul posthume semble tomber si juste ? Chaque deuil creuse un déficit indéchiffrable qui, à bien y repenser, ne se peut compenser. Mais, d’un autre côté, si l’on se réfère aux taux du marché en la matière – la traite planétaire des êtres humains –, 40 000 euros, c’est très cher payé, presque 10 fois le prix de gros d’un bébé au Nigeria. Le monde est ainsi contrefait que le commun des mortels n’existe pas, et qu’un gosse de seconde main dans un bidonville de Roumanie ou une virginale adolescente marchandisée en Irak se brade, d’après les lois de ce marché informel, 90 % moins cher que la valeur jurisprudentielle d’un petit décédé français du même âge, son presque semblable, mais en soldes monstres.

*

NI TOUT À FAIT LE MÊME – Fut un temps où 25 % des gens s’appelaient Jean, de haute extraction ou de bas étage, entre gens du genre masculin s’entend. En outre, on dénombrait alors pléthore de Roland, de Martin, de Pierre et de François, puisqu’au terme du Moyen Âge 4 ou 5 prénoms suffisaient pour baptiser la moitié des garçons, quitte à repêcher dans les limbes celui d’un décédé précoce de la fratrie. À partir du XIIIe siècle, on délaissa les tournures païennes d’outre-Rhin ou les racines gréco-latines, adieu les Aymeric, Enguerrand, Leufridus, Théobald… on privilégia des prénoms christianisés, issus du seul calendrier des saints. Mais, afin d’éviter que trop de Jean ne se puissent confondre, on prit l’habitude d’y accoler un ou deux autres prénoms, et pareil pour que trop de Marc ne soient lus d’avance dans le même marc, trop de Pierre par le même ricochet, et trop de gueux qui feraient les mêmes Jacques.

Quant aux appellations féminines – même si les Jehanne avaient longtemps prospéré, puis les Marie à partir du XVe siècle –, elles étaient plus dépareillées pour la simplette et bonasse raison que le mâle primait en tout et pour tout. Et comme les nouvelles-nées comptaient pour moins que du beurre, le prénom de la petiote importait nettement moins. Sitôt mariée à M. Henri Machin ou Édouard de Truc-Chose, l’épouse deviendrait Mme Henri Machin ou Mme Édouard de Truc-Chose, femme de paille éponyme, aucune mémoire prénominale à léguer, elle était hors champ généalogique, treizième roue du carrosse familial, ce qui n’augurait pas du meilleur – porter la charrue avant les bœufs. Vu que, depuis des lustres, on se plaisait à inventer des sobriquets aux génisses une fois devenues vaches à lait, avec ces damoiselles, à peine le cordon coupé, pourquoi ne pas se laisser aller à des prénoms fantaisistes, sans peur du qu’en-dira-t-on ? Après tout, des filles rien ne s’hérite, ni biens ni mule, ça n’est d’aucune importance pour la lignée, alors autant faire assaut d’imagination. Ce fut la soupape de sûreté du foyer médiéval. Et pour ces infantes, il y avait l’embarras du choix, rien qu’à s’en tenir aux registres de baptême du sexe faible : A comme Archipiade, Arégonde ou Anglitoriane ; B comme Basine, Brunehilde ou Brisaine ; C comme Cunégonde, Cyrielle ou Caelia. Et pour le E majuscule, accentué ou pas, Époninie, Eulalie, Esclarmonde, voire, si on m’avait demandé mon avis, Etcætera.

Par contre, chez les garçons, plus de 15 % s’appelaient encore Jean vers 1900, à l’heure où feu ma grand-mère paternelle, native de Montcuq dans le Lot-et-Garonne, s’était fait baptiser, non pas Marie selon la nouvelle vogue, mais Zénobie, en l’honneur biblique d’une veuve échevelée d’un prince syrien et éphémère impératrice de Palmyre, la « nouvelle Cléopâtre du Moyen-Orient » selon quelque légende immémoriale. Et qu’on n’aille pas y déceler quelque contrepèterie scabreuse – du genre « Zob nié » –, Zénobie découlait de la transcription hellénique d’un dialecte local issu de l’arabe littéraire. D’ailleurs, Zénobie, ça la faisait voyager aux antipodes pendant qu’elle gavait ses oies et dépeçait ses lapins, à ma mémé paysanne et veuve précoce, après l’hécatombe de 14-18, même si, avec les temps modernes et ses convenances, on a fini par lui préférer son deuxième prénom, Jeanne, pour franciser cette native du pays d’oc, dont les jurons en patois ont émerveillé mon enfance, mais refermons cette parenthèse familiale…

Désormais, il n’est plus question d’hériter entre gentilshommes de prénoms médiévaux par homonymie consanguine, dégénérant à mesure que cette gent masculine en revenait toujours au même. Tant pis pour les virilistes de tous poils, cette logique patrilinéaire a fini par s’épuiser à la source, autrement dit le baptême en série de jean-foutre dominateurs ; tant mieux pour les braves et bonnes gens des deux sexes, maintenant qu’en France 90 % des prénoms sont dits rares, c’est-à-dire portés par moins de 3 000 personnes. Mais, déjà, certains fétichistes du calendrier voient cela d’un très mauvais œil. À leurs yeux écarquillés, si tous les parents se mettent à baptiser leur progéniture d’une façon inédite, imposant à l’état civil un blase sans pareil ou d’origine cosmopolite, sinon un pseudo d’emprunt télévisuel ou une pure bizarrerie phonétique, on risque d’y perdre nos racines chrétiennes, et les mâles généalogies qui s’y reproduisaient à l’identique. Et alors ? Bon débarras. Il n’est pas de sot sobriquet ou de sous-nom contre nature : Zénon, Zibeline, Zig ou… Zénobie. N’importe quel signifiant bricolé fera l’affaire, à chacun de l’incarner.

*

INCONNUES EN MAL D’ADRESSE – Après un hiver de maraudes organisées par le pôle social de la Croix-Rouge chaque mardi soir dans le XXe arrondissement de Paris, Jasmine3, formée aux premiers secours en équipe de niveau 2 et par ailleurs intérimaire à La Poste, tire de son expérience un bilan contrasté : « Pendant les tournées, avec les SDF, on croise surtout des mecs, alors que dans Le Parisien j’ai lu que c’est à 38 % des femmes. Moi, de ma propre expérience, j’aurais jamais cru autant, mais si t’en trouves une et que t’arrives à discuter tranquille, sans homme dans les parages, ce qui est sûr à 100 % c’est que toutes disent s’être fait violer au moins une fois, soit il y a très longtemps en famille, soit depuis qu’elles vivent dehors, parce que la nuit on n’est jamais à l’abri de personne, surtout de ses potes de galère, quand ils sont plus étanches, chargés à mort. Et ça, c’est comptabilisé nulle part. Faut dire, imaginez la sans-abri lambda qui se pointe au commissariat, ça va pas le faire. La plainte d’une nana SDF, c’est non-lieu d’avance. Les flics de garde, ils vont la vanner, “Main baladeuse ou main courante, Mademoiselle ?”, du coup c’est des cas jamais répertoriés, total tabou, comme si ça n’existait pas. »

*

RELATIVISME IMMÉMORIAL – Depuis la nuit des temps, chez les homo sapiens, on dénombre 14 fois plus de déjà morts que d’encore vivants, soit près de 100 milliards d’êtres humains à avoir été ; et seulement 7 % à faire perdurer la lignée.

*

CRIME D’ASSISTANAT & SUICIDE ASSISTÉ – Faire l’aumône à celui qui tend une paume ouverte ou un gobelet en carton, sinon une casquette posée à ses pieds, sur un bout de trottoir, ce n’est pas lui rendre service, bien au contraire, ça le priverait même d’une heure d’espérance de vie par livre sterling gracieusement récoltée – soit un euro virgule pas grand-chose. Du moins est-ce l’amer constat qui s’est fait jour au Royaume-Uni : la bonté tue – ici retranscrit en VF –, depuis qu’un organisme officiel de charité a calculé que 80 % des mendiants londoniens profitent de la compassion des passants et usagers du métro pour financer leurs dispendieuses addictions à la bière 8.6, au whisky, à la coke ou au crack.

Afin de se prémunir contre tout réflexe, trop humain, de pitié qui vous porterait à donner un pourboire abusif – au vu des effets pervers encourus par ces nécessiteux, incapables de résister aux offres d’un paradis artificiel –, les philanthropes britanniques et les fins limiers de Westminster vous prient de n’en rien faire, détournez votre regard loin du tentateur, sans honte ni remords, et passez votre chemin, c’est la meilleure façon de l’empêcher de sombrer plus bas dans son hébétude volontaire.

Une fois rentré chez vous, nul ne vous empêche cependant d’acquitter votre obole via un site dédié aux bienfaisances publiques, jusqu’à délivrance d’un reçu en bonne et due forme que vous pourrez imprimer ou conserver en PDF, pour le fournir en fin d’année au service des impôts. Ainsi aurez-vous aidé au sevrage d’un pauvre, allégé votre conscience d’un poids inutile et, par la même occasion, obtenu une ristourne fiscale non négligeable. Tout bénef mutuel, win-win for both sides, comme on dit en british, ça détaxe les plus fortunés et le plus paumé des losers y gagne.

*

DÉFAUTS D’ORIGINE – Les dés sont ainsi pipés que, à peine mise au monde, une personne sur cinq ne pourra y échapper, soit 20 % des nouveau-nés qui connaîtront un jour ou l’autre des troubles psychiques d’intensité variable : troubles du sommeil qu’on ne saurait conjurer sans l’aide d’un adjuvant sur ordonnance, fût-il d’un demi-comprimé sécable soit le matin, soit le soir ou les deux ; troubles de la sociabilité nécessitant un arrêt maladie pour cure de solitude réparatrice, à raison de 8 jours en moyenne ; troubles du comportement alimentaire nécessitant l’écoute a minima hebdomadaire d’un tiers rémunéré à cet effet ; troubles de la motivation nécessitant quelques séances de coaching mental ou de luminothérapie, faute d’électrochocs à l’ancienne ; troubles de l’humeur tempérés grâce aux injections par intraveineuse d’une molécule bien dosée, le reste de sa vie durant, phases anxieuses puis végétatives puis paniques puis tétanisantes ; troubles de l’entendement qui vouent schizos et paranos à un isolement consenti ou pas en HP – dont l’acronyme trompeur semble signifier Hors-Piste – suivi parfois d’une claustration perpétuelle, sous camisole chimique en vase clos ; et enfin, troubles de nature suicidaire, sans autre issue que l’abolition de soi par soi.

Personne n’aurait jamais demandé à être mis au monde s’il avait su que les dés étaient aussi pipés, se jouant ainsi de votre destin, 1 malchanceux sur 5 promis à de tels troubles d’impersonnalité qui, dans certains cas résiduels, poussent aux dernières extrémités. D’ailleurs, qui ne s’est pas un jour demandé si c’était mieux de naître ou de ne pas être, quitte à étouffer son mal-être dans l’œuf, ne plus persévérer dans l’erreur humaine, se débaptiser sur le tard, avorton jamais viable, pendu d’avance ombilical, et mettre son funeste projet à exécution, par Involution Volontaire de Genèse – même si l’acronyme prête à confusion. Et, à mon tour, je me demande qui sont donc ces 80 % restants, quatre personnes normales sur cinq d’après les experts en conformité, tous et toutes psychiquement indemnes, qu’aucun doute n’est jamais venu troubler, ni terreur nocturne paralyser, ni fatigue mentale contrarier.

On peine à croire qu’ils existent en si grand nombre, ces top-modèles de l’équilibre psychique. Rien qu’à sonder ses proches, prendre le métro, pointer au bureau, on supposerait plutôt que ce sont eux les exceptions. Et pourtant non, ou alors ils savent mieux que d’autres donner le change, prêcher en toute occasion leur credo : résilience, assurance, performance. On dirait une secte de bien-portants chroniques, c’en est flippant pour les prototypes défectueux, en tout 20 % de malfaçons repérées par le système nerveux sociétal. Vous m’avez compris, leur normalité me rend dingue, puisque, autant l’avouer au passage, je fais partie des mélancoliques saisonniers, et cela de longue date, pas seulement depuis que les huis clos sanitaires ont doublé le nombre des consultations pour épisodes dépressifs.

Dès que l’automne jaunit ses feuilles, j’ai si peur de rechuter que ma peur d’en avoir peur achève de semer le doute, je me sens déjà en pleine dépossession de mes moyens, et bientôt je n’y suis plus pour personne, assailli par ces 80 % de silhouettes alentour qui, elles, ont l’air de tenir debout et dont l’aplomb apparent m’impose les lois d’une gravité écrasante, mais à force de devoir souvent remonter la pente, j’ai fini par comprendre un truc essentiel : celui qui n’a jamais connu ou même effleuré sa propre déchéance est un prototype inhumain à fuir de toute urgence.

*

UNIVERSALO-CENTRISME – La France métropolitaine étant bordée par six pays mitoyens, trois mers, deux principautés fantoches et un océan, possédant donc 6 300 km de frontières maritimes ou terrestres à parts quasi égales, elle représente un cas de figure unique au monde. Dès lors, comment s’étonner que ce minuscule hexagone – dont le nombre d’habitants, depuis l’an zéro du calendrier chrétien, n’a jamais dépassé 3 % des humains avant de plafonner à 0,1 % aujourd’hui – se soit cru la seule peuplade légitime à concevoir la Déclaration des droits de l’Homme, avec un grand H comme la future bombe à fusion thermonucléaire (dont le premier essai eut lieu en août 1968, chez des cobayes d’outre-mer colonial, non loin de l’atoll de Mururoa) ? Déclamer ces droits inaliénables pour 100 % de notre espèce, en s’octroyant ainsi de bonnes excuses franco-françaises pour y contrevenir chaque fois que, au nom de cet homo universalis, notre Nation a fait preuve d’une folie des grandeurs bellico-impériale, cynico-patronale, indigéno-raciale, etc., en réprimant tant d’ennemis sang pour sang impurs, non sans les ensevelir par après dans les Enfers de leurs archives officielles.

*

EN SUIVANT UNE FAUSSE PISTE – Après avoir disparu du territoire français dans les années 1930, ils ont fait leur retour six décennies plus tard à la frontière franco-italienne et augmenté leur population de 23 % au cours des 5 dernières années. On ne saurait distinguer le détail de leurs déplacements sur les pentes alpestres enneigées, chacun empruntant les pas du congénère précédent, si bien qu’à l’œil nu, dès les premiers frimas hivernaux, leur multitude en migration ne laisse les empreintes que d’un seul individu, et pourtant ils ne sont pas moins de 6 ou 7 par meute en moyenne à mettre une patte devant l’autre et, selon un stratagème inspiré de la file indienne, à épouser la trajectoire de leurs semblables sur ces cols d’une blancheur poudreuse : bientôt 500 loups gris qu’on peine à dépister puisqu’ils reviennent indénombrablement au même, se démultiplient en n’imprimant, sur leur passage, qu’une trace unique, le plus élémentaire des leurres. Si bien que, faute d’arriver à conjurer la ruse de ces canidés fantômes, la police des frontières préfère s’en prendre à d’autres espèces d’intrus, les 4 000 réfugiés de tous poils sous leur couverture de survie, ces brebis galeuses qu’on fait mine de prendre pour d’enragés prédateurs, ces bêtes humaines qui, d’après la légende d’on ne sait quel Gévaudan, se reproduisent par appel d’air, mais qu’on a aucun mal à traçabiliser.

*

WITAE CURRICULUM – Inlassablement, nos ventres humains mettent 8 heures par jour à digérer ce qu’ils ont bu ou mangé, soit autant de temps que les frères et sœurs ecclésiastiques en psaumes et prières, même si, eux aussi, bon an mal an, passent 36 mois de leur existence, soit 3,75 % de leur espérance de vie, sur un trône domestique à se purger de leur trop-plein d’appétence gourmande.

*

CHANTIER À CIEL OUVERT – À la fin de l’hiver 2018, on comptait sur les chaussées de la région parisienne près de 30 000 nids-de-poule pouvant atteindre 20 cm et presque autant de dos-d’âne et autres coussins berlinois de 15 cm maximum. Qu’ils soient concaves ou convexes, résultant d’une désagrégation du revêtement ou d’un rehaussement fait exprès, ces ralentisseurs sont pareillement honnis par les associations d’automobilistes leur imputant près du tiers des accidents de la route. Sans rapport immédiat, mais peut-être que si, on dénombrait à la même époque 30 000 débris d’au moins 10 cm en orbite autour de la Terre – outre le plus imposant de ces objets satellitaires, la Lune, dont la surface présente quantité de cratères ou de bosselures dus à l’impact d’astéroïdes depuis des années-lumière, et donc autant de ralentisseurs au progrès.

À cet égard, dans un avenir plus ou moins proche, cette sous-planète de rechange nécessitera quelques travaux de voirie, puisque de richissimes entrepreneurs de la Silicon Valley et leurs concurrents chinois comptent y exploiter via des robots la poussière de régolithe – riche en hélium-3 –, ainsi que les réserves de platine cachées dans ses profondeurs, avant d’exporter tout là-haut notre surpopulation en la parquant dans des modules d’habitation gonflables, à moins que, hypothèse contraire, ce hors-champ spatial ne nous serve de décharge à ciel ouvert. Face à tant d’hypothèses extraterrestres, comment s’étonner qu’au quotidien 3 Français sur 4 aient parfois l’impression d’être les figurants d’un film de science-fiction ?

*

MINORITÉ CONCITOYENNE – Il y a 2 470 ans, selon les normes en vigueur à Athènes et ses environs intercommunaux, tout juste révisées par Périclès, 11 % de la population locale avaient le droit de citoyenneté, en tant que mâles issus d’une généalogie 100 % locale, et parmi ce quorum sans esclave ni femme ni métèque, nul ne sait combien exerçaient réellement leur droit de suffrage, l’heure des votations empêchant la plupart des artisans, marins, boutiquiers, ainsi que leurs subalternes nés sur place, de rejoindre l’agora générale du Pnyx (14 fois plus petite que la place de la République à Paris) où l’infime minorité d’oisifs – 4 ou 5 milliers tout au plus – approuvait d’une main levée telle proposition de loi (ou s’abstenait, les bras ballants), après avoir assisté au débat opposant un démagogue magistralement tiré au sort à tel autre rhéteur d’élite. Aussi anachronique que cela puisse paraître, l’antique Démocratie(*) anticipait sur ces promos commerciales que des diplômés en marketing savent accompagner d’un discret astérisque, renvoyant en bas du prospectus à la liste, imprimée en très petits caractères, des cas particuliers ne donnant pas droit à en profiter. Offre exceptionnelle, à force d’exceptions.

*

GÉNÉRIQUE DE FIN (DU MONDE) – Ça ne saurait leur suffire, à Jeff, Bill & Warren, de posséder autant que 50 % de la population vivant aux USA, alors qu’à peine 5 ans plus tôt il en fallait une vingtaine, de multimilliardaires, pour peser aussi lourd que l’infortune de 150 millions d’États-Uniens, non, it will never be enough. Jamais assez amassé, si bien qu’un jour prochain il n’en restera plus qu’1 seul, le vainqueur au finish dudit trio de tête, à contrebalancer les tares des born-losers. Nul ne sait encore si ce sera Warren, Bill ou Jeff qui se payera la demi-portion du camembert sur le graphique du PIB, malgré les impondérables boursiers et les aléas du profit dématérialisé, parce qu’il n’y aura forcément qu’1 Big Boss à l’issue de cette struggle contre les no-life, une âme de surcroît charitable, via quelques bienfaitrices fondations défiscalisées, portant secours aux plus résilients des underdogs, ces moins que chiens, pauvres quantités infinitésimales virgule rien.

C’est écrit depuis la nuit des temps capitalistiques, s’il n’en reste qu’1 à monopoliser les fruits de la libre concurrence, ce sera Lui, notre messie bankable, revenu délivrer le signe tant attendu, le crash-test providentiel entre deux colonnes de chiffres et de fumées, mais trêve de théologie actionnariale, en attendant que l’anthropocène arrive à la fin des fins, ce ne sera sûrement ni Bill, ni Warren, ni Jeff, l’heureux testamenteur de notre ère trop humaine, mais un de leurs clones interchangeables. Et peu importe le patronyme de cet ultime recordman des fortunes planétaires, encensé in extremis à la une des magazines, il aura mené à son terme l’ultime prophétie autoréalisatrice : « Après moi, le déluge ! »

*

LEÇONS DE SAVOIR-VIVRE – Interrogée sur l’augmentation des outrages, menaces et autres incivilités à l’égard des machinistes de la RATP, Raymonde, une conductrice de bus du Val-d’Oise, a bien voulu se risquer, sous couvert d’anonymat, à tirer ce bilan approximatif : « En fait, sur 1 000 personnes, t’as 5 abrutis maximum », avant que son collègue, Damien4, y apporte une nuance qualitative : « Et y a pas que les jeunes racailles, 50 % des fois c’est des mères de famille avec poussettes qui me gueulent dessus parce que je suis en retard sur l’horaire affiché ou alors c’est des vieux qui veulent descendre où ça leur chante, entre deux stations. »

*

Y A PAS MOYENS – Pour des motifs d’ordre financier, combien de gens se sentent toisés de haut par leur n + 15, obligés d’assumer un lendemain qui déchante, empêchés de penser à autre chose, combien d’entre vous et nous, taraudés par cet argent qui manque, rationnent leur espérance de vivre, remettent l’essentiel aux calendes, suspendent un enfant en cours, combien d’esseulés des villes ou des champs se sont peu à peu enfermés dans un cercle vicieux, aigris jusqu’à l’ulcère, disjoints corps sans âme, combien d’individus privés par nécessité du moindre hasard n’ont jamais eu l’occasion de faire le luron, ni le recul pour cesser de fuir en avant, ni l’audace malséante d’exiger tous ses droits au guichet, combien de personnes lambda sur cent, faute de liquidités immédiates, se sont déjà bornées à, contentées de, vouées à ne plus, soumises d’avance au, combien des mêmes déshérités ont tiré un trait sur, mis en berne leur, refoulé à jamais une, sacrifié tel ou tel, combien d’insolvables notoires se sont éloignés d’un centre-ville, endettés en nature et culture, vengés d’eux-mêmes sur eux-mêmes, combien parmi ces sans-ressources humaines ont culpabilisé d’être à la charge de leur entourage, combien ont perdu l’appétit des autres, cessé de se regarder dans une glace, combien ont failli attenter à leurs jours, puis abandonné l’idée in extremis, puis différé, puis renoncé, puis différé, puis renoncé, puis différé, puis renoncé, puis différé, puis renoncé, puis…

En tout cas, pour des motifs d’ordre financier, 23 % de nos concitoyen(ne)s, et 43 % des étudiant(e)s, ont déclaré en 2018 avoir différé un traitement médical ou renoncé à se soigner, bien avant que la pandémie de la Covid-19 ne pousse depuis le printemps 2020 un patient sur trois à annuler ses rendez-vous médicaux et la moitié des 18-24 ans à sauter un repas plusieurs fois par semaines.

*

SÉDATIONS PUBLICITAIRES – Le long des axes de circulation, au détour d’un rond-point, en rase campagne ou en périphérie urbaine, 80 % des messages publicitaires sont ressentis comme « sources d’ennui », sinon de somnolence intermittente, et comme 20 % des automobilistes avouent s’être déjà assoupis au volant de leur véhicule, on serait presque tenté d’en tirer une conclusion hâtive : l’abus d’hypnose commerciale aide les conducteurs à se préparer au sommeil éternel.

*

CADENCES SUBLIMINALES – D’après mes propres calculs, issus de données statistiques assez fiables, toutes les 24 heures, les êtres humains des pays surdéveloppés passent à parts égales 8 heures à regarder toutes sortes d’écrans (chez soi, au boulot, dans les transports ou les espaces de loisirs) et 8 heures à dormir en moyenne (de 3 à 6 cycles successifs de 60 à 120 minutes chacun). Quant aux 8 heures restantes, ce tiers temps de nos existences journalières, on ne saurait définir l’activité dont il s’agit, du moins sous un titre générique, alors essayons tout de même d’entrer dans le détail, de noter à la manière d’un pense-bête ces rares séquences diurnes hors télé-vigilance :

• manger (sans mater les news) ;

• jouer (sans recours à une console) ;

• travailler (sans ordi ni moniteur de contrôle) ;

• se promener (sans cadrer un paysage photogénique) ;

• prendre le métro (sans jouer à Tetris ou consulter ses mails) ;

• conduire (sans lorgner le GPS à proximité du volant ou du guidon) ;

• avoir un coup de foudre (sans immortaliser chaque rencontre d’un selfie) ;

• être enceinte (sans partager l’échographie du futur bambin sur Facebook) ;

• s’éclater sur un dancefloor (sans cliquer le morceau suivant dans sa playlist) ;

• faire du sport en salle (sans compteur kilométrique ou tensiomètre pour test d’effort) ;

• défiler dans la rue (sans témoigner de sa solidarité passive via Instagram, Snapchat ou Periscope) ;

• aller se coucher après une journée bien remplie (sans consulter le nombre de pas cumulés sur son smartphone) ;

• etc.

L’énumération ci-dessus demeurant en chantier, j’ai beau réfléchir à la meilleure façon d’en déduire un point commun, ça ne me vient pas. Rien d’évident n’unit cette série d’activités ordinaires préservées du moindre télécontrôle, ce ne sont que des intermèdes volés à l’omniprésence numérique, petites réfractions intérieures sans témoin ni affichage, temps morts et pourtant vitaux qui ne sauraient se résumer sous une seule appellation. Un temps perdu, ou plutôt éperdu, sinon réprouvé ? Mes pensées encore en lévitation, je suspends leur point de chute avant d’improviser, doigts sur le clavier, un néologisme qui sonnerait juste : un temps interludique, un temps repositionnel, un temps anonymal. De quel nom d’exception baptiser ce laps-là ?

*

LE CLIN D’ŒIL DU CYCLONE – À l’approche du troisième millénaire, sitôt digérés les excès du réveillon, puis déballés les cadeaux au pied d’un des 4 millions de sapins coupés à cet effet en France ou d’un petit conifère postiche – ces 17 % d’arbrisseaux en plastique achetés chaque Noël –, la tempête dite Lothar a dévasté le nord du pays le 26 décembre 1999, avec des vents dépassant 180 km/h en plaine, puis, le surlendemain, un autre ouragan nommé Martin a semé la désolation plein sud.

À défaut de grand bug informatique et autres calamités prévues pour l’an 2000, ces deux simili-cyclones auront quand même abattu 130 millions de mètres cubes de bois dans l’Hexagone, non sans provoquer au passage la chute de 17 % des panneaux publicitaires, pour la plupart disposés le long du réseau routier, en rase campagne ou aux abords de la moindre conurbation. Et si l’optimisme proverbial voudrait que le hasard fasse bien les choses, disons qu’il lui arrive de les défaire encore mieux, puisque, à l’époque, 17 % de ces encarts promotionnels, installés de-ci de-là sans demander ni payer rien à personne, contrevenaient à la loi de protection du cadre naturel, comme quoi, pour une fois, un esprit de justice aléatoire avait soufflé à bon escient.

*

LITTLE BIG BANG – Le fœtus, ce tout petit bout de chou à l’état préhistorique, qu’est-ce qu’il peut bien fabriquer dans sa grotte maternelle ? On suppose que, à force de compter les bisons, il dort plus de 95 % de son temps, 23 heures sur 24. Un échographe de la Nasa le prendrait pour un astronaute perpétuant sa sieste en apesanteur. Pourtant, s’il passe le quasi-tour du cadran à faire dodo, à y regarder de plus près, dès la quatrième semaine, ses yeux s’agitent sous les paupières, en plein sommeil paradoxal, comme s’il rêvassait. Sauf que ce préhumain n’a pas encore de rétines à disposition ni de matières mémorielles pour projeter son imagination. Il a tous les signes oculaires de la phase onirique, en suractivité hallucinatoire, mais pas encore de cinéma intérieur, ou alors des songes en creux, portés par une obscure énergie, tels ces trous noirs qui, selon les astrophysiciens, ont précédé le Big Bang.

On aura beau comparer ces deux espèces d’espaces infinis – galactiques ou obstétriques –, pour sonder ce non-être en puissance, déchiffrer ses limbes embryonnaires, il nous est impensable, et réciproquement. À moins d’emprunter envers ce bientôt-né le point de vue des DRH, ces dépisteurs de radiographies humaines. Sous cet angle utilitariste, le fœtus, condamné à trois trimestres de chômage technique, serait mieux inspiré de s’orienter en formation continue, en stage d’observation ou en congé préparental. Sitôt rompu le lien avec l’assistanat ombilical, il devra s’insérer coûte que coûte dans un bassin d’emploi. Mais s’il croit pouvoir demeurer le glandeur inné qu’il a été neuf mois durant, il fait fausse route. Et qu’il ne vienne pas un jour porter plainte contre X ou Y pour surmenage ou harcèlement, ce défectueux de naissance a bien mérité son born-out.

*

NOS ANTIPODES LANGAGIERS – Parmi les usagers réguliers du français, à l’oral, par écrit ou les deux, 24 % seulement résident dans l’Hexagone, sinon en ses insularités coloniales d’outre-mer ; les autres sont bien placés pour savoir, n’en déplaise aux adeptes du bien-parler de souche, que les langues vivantes n’ont jamais eu ni patrie ni frontière.

*

EXCÈS DE ZÈLE PATHOLOGIQUE – On nous l’a assez répété en boucle sur les ondes, illustré par des courbes alarmantes via les chaînes d’infos continuelles, le total des arrêts maladie est à la hausse. Et même si, a priori, cet absentéisme psychosomatique doit être considéré comme involontaire – et non du seul fait d’alités imaginaires et autres bidonneurs aguerris –, qu’on se le tienne pour dit, et même re-re-dit, un tel boom des défaillances individuelles porte préjudice à la productivité nationale. La faute surtout aux plus de 55 ans se faisant porter pâle nettement plus que de raison. Vieux problème de vieux, qui, hors date limite de labeur, nous coûtent les yeux de la tête, à l’usine ou à la retraite, au bureau ou au chômdu, en Ehpad ou en frais d’obsèques.

Par contre, il est moins courant que les experts en tableau XL ébruitent le phénomène inverse, ledit « présentéisme » qui pousse les salariés se sentant malades 11 jours par an en moyenne à n’avoir manqué à l’appel que 8 jours seulement, ou qu’un consultant ergonomique ne vienne éclairer les 12 % des arrêts prescrits sur avis médical qui ne sont pas suivis d’effet, entendez l’effet indésirable susmentionné. Ces inaptes ont beau avoir le souffle court ou les jambes coupées, ils se lèvent quand même et font marcher le système comme si de rien n’était, envers et contre toutes les ordonnances établies par le docteur. Miracle de la mauvaise conscience tâcheronne ou soumission à une servitude atrabilaire ? Ni l’une ni l’autre. Dans leurs cas, pourtant pathologiques, ces arrêtés récalcitrants n’ont pas le choix. Alors, gros rhume ou petit lumbago, ils prennent leur mal en patience, délaissent leur droit à la Sécu et continuent à pointer au boulot de peur d’y perdre trois jours de carence sur salaire ou de payer leur fin de convalescence d’une surcharge de tâches harassantes ou d’être traités en déficients chroniques par quelque zélé collègue, sinon placardisés d’office ou promis à la prochaine charrette d’un supérieur hiérarchique.

Crise pandémique oblige, les autorités françaises ont cependant imaginé, début 2021, que, face aux moindres signes avant-coureurs de la Covid-19, les cas suspects pourraient soussigner leur propre « maintien à domicile » et obtenir une prise en charge sans carence de cet arrêt de travail purement déclaratif, s’il est justifié par des tests ultérieurs. S’il s’agit de ne pas démultiplier les cas contacts parmi des collègues, une telle exception fait partie des règles d’urgence sanitaire, quoi qu’il (nous) en coûtera plus tard, à l’heure de solder les mécomptes de la Dette. Mais une fois tari le péril infectieux, trêve d’hypocondrie abusive, tout reviendra à l’anormal.

*

L DE FLOTTAISON – « Les méduses, même pas peur, à 97 %, c’est que de l’eau », comme dirait n’importe quel gamin bravache, oubliant un peu vite qu’en lui aussi c’était presque pareil à la naissance, aux trois quarts liquide de l’intérieur. Ensuite, ça se stabilise autour de 60 % à l’âge adulte, moyennant 2 ou 3 litres en moins chez la femme, contrebalancés par voie hormonale d’un surplus de tissus adipeux, d’où notre capacité naturelle à remonter à la surface, telle une bouteille aux deux tiers pleine jetée à la mer. Quoi de plus normal, on flotte parce qu’on est déjà de la flotte, drôle d’idée issue de mes cours de sciences nat’ au collège, intuition qui ne tient pas trop debout, puisque notre liquidité intérieure se répartit différemment entre la peau (64 %) et les os (31 %), mais ce qui fait pencher vraiment la balance – tout en ajoutant pas mal d’eau à mon moulin –, ce sont nos spongieux poumons (83 %).

Même sans chercher à y voir un rapport de cause à effet, il s’avère que 83 % des habitants d’Île-de-France – selon un échantillon mixte de 15 à 75 ans immergé dans le seul Bassin parisien – savent nager la brasse ou le crawl, malgré de forts écarts selon l’âge, les mâles de plus de 60 ans – eux-mêmes asséchés de quelques litres par l’effet biologique du vieillissement – étant 27 % à risquer de couler à pic dans le grand bain amniotique d’une piscine municipale, et toujours suivant le même désordre d’idées, sans lien de causalité immédiate, on remarquera que 27 % des mêmes seniors se sentent incapables de naviguer sur le Web, noyés d’avance parmi les flux informationnels, alors que leur cortex est à 100 % constitué des mêmes connexions que n’importe quel ordinateur, cette intelligence artificielle qui leur donne le mal de mer et précipite ainsi leur naufrage.

*

PANAME, PANAME, PANAME… – D’après le recensement de 1891, sur presque 2,5 millions d’habitants intra-muros, seuls 36 % des Parisiens étaient nés à Paris, le reste provenant des communes limitrophes de la Seine (4 %), de l’ensemble des départements français, y compris l’Alsace-Lorraine et l’Algérie (53 %), ou de pays étrangers (7 %). Plus tôt dans le siècle, en 1833, la population de la capitale avait beau ne compter que 900 000 âmes environ, la répartition était quasiment similaire, avec ses Gavroche demeurés faubouriens de père en fils et ses Rastignac de sous-préfecture montés à la capitale, les non-Français demeurant, eux, à 7 % ou 8 %.

Un taux de « métèques » quasi inchangé, et pourtant, au milieu des années 1890, l’expert en « origine ethnique » Jacques Bertillon s’inquiétait de « la proportion anormale des étrangers fixés à Paris [qui] ne viennent pas, comme on le dit souvent, pour y dépenser de l’argent, mais au contraire pour en gagner, et [faire] aux nationaux une concurrence très active » ; il s’étonnait aussi que ce tableau statistique fasse l’impasse sur les milliers de « naturalisés » depuis 1872, tout en dénonçant le péril des enfants de ces immigrés nés sur notre sol, cette installation familiale créant dans certains quartiers de « véritable colonies ». À la même époque, son frère cadet, l’antidreyfusard Alphonse Bertillon, fondait les bases de l’anthropométrie judiciaire au moyen d’un archivage photographique face & profil, conjugué aux 14 mensurations anatomiques et faciales des éventuels récidivistes. Une approche ethno-démographique de la « race parisienne » pour Jacques ; une approche criminologique du « portrait parlé » pour Alphonse ; et dans la ligne de mire convergente de cette fratrie, l’obsession du corps étranger.

À l’heure actuelle, la population de la capitale ayant plutôt tendance à diminuer – 2,2 millions en 2012 et 100 000 de moins 7 ans plus tard –, la part des natifs a nettement chuté, passant du tiers au quart, et celle des banlieusards a grimpé à 15 %, tandis que les provinciaux, ces exilés de l’intérieur, avec 32 %, continuent à faire de Paris une métropole multirégionale, où le parisianisme tant décrié doit beaucoup aux rejetons de coteries bourgeoises exogènes. Quant aux étrangers, ils représentent désormais 24 % du total des habitants, qu’ils soient acheteurs spéculatifs d’hôtels particuliers ou sous-locataires d’insalubres meublés, oligarques en résidence secondaire ou femmes de chambre sans papiers. Mais, derrière cette catégorie fourre-tout – le non-souchien, diraient certains pour dénoncer l’allogène –, se cache une telle disparité de profils sociaux, un tel écart-type entre conditions d’existence, qu’on laissera les disciples des frères Bertillon pérorer sur le péril migratoire et les nouvelles classes dangereuses. Ces deux-là auraient été bien en peine de prévoir que ce serait plutôt l’afflux saisonnier de près de 34 millions de touristes par an qui, boom des prix immobiliers ou locatifs oblige, délogerait inexorablement les Parigots peu fortunés et les pousserait à un exode aux 4 coins de l’Hexagone.

*

PARI MUTUEL UTÉRIN – Une femme enceinte n’a qu’1 chance sur 1 million (1/1 000 000) de mettre au monde des triplés monozygotes – autrement dit, trois zigotos placentaires issus du même ovule fécondé par le même spermatozoïde –, hypothèse quasi nulle (0,000001 %) qui, selon mon grand frère, chercheur en probabilité et fataliste congénital, demeure 100 fois plus rare que l’heureux hasard de toucher un tiercé dans l’ordre en ayant coché les yeux fermés les bons canassons sur la ligne d’arrivée. Ceci dit, d’après un autre savant calcul de mon infaillible aîné, la perspective de mettre au monde un trio de vrais jumeaux – jusque-là couvés à l’étroit dans un œuf unique – arrive tout de même 12 fois plus souvent à son terme que la fameuse baraka qui vaudrait à n’importe quel joueur ayant coché ses 5 cases fétiches sur les 49 du loto, ainsi qu’1 numéro chance sur la grille complémentaire, d’espérer repartir, après tirage des boules gagnantes, avec le jackpot en poche.

*

STADE INFANTILE DE L’ÉPARGNE – La crise d’adolescence approchant, quand les équipes de hand, de volley ou de foot cessent d’être mixtes, quand les bambins se sentent pousser des ailes hormonales en jouant à la baballe, et bientôt des poils pubiens sous le jogging, les marchands de cosmétiques, de godasses ou de fonds de culottes commencent à cibler la libido naissante des juniors, à exciter les pulsions d’achat de ces bientôt pubères et déjà fils ou filles de pub. Jusque-là, damoiselles ou garçonnets dépensaient en sucettes, chewing-gums et bonbecs 7,83 euros par semaine – selon la moyenne française, soit 2 fois moins qu’à Singapour ou Hong Kong. Mais, sitôt entré au collège, ça sue plus âcre des aisselles, ça démange entre les cuisses, ça se crible au bas des joues de points noirs, et les angelots déchus de leur feinte innocence ont d’autres envies pressantes à expérimenter.

Mater du porno hard ou des romances soft ? Ce n’était pas l’objet de cette enquête sur l’argent de poche chez les 11-14 ans, commandée par une agence de consulting spécialisée en tendances juvéniles. Avec leurs liquidités hebdomadaires, nos tout juste ados, en pleines mue ou menstrues, se mettent à faire des économies, à capitaliser en attendant de s’offrir des trucs plus chers en ligne, à singer les mœurs gestionnaires de leurs parents. Les voilà qui s’inventent des ruses de Sioux pour augmenter leur pécule par des entourloupes annexes, cadeaux d’anniversaire payés en cash puis revendus aux enchères le trimestre suivant ou soi-disant perdus exprès pour faire la culbute au black.

Et plusieurs fois par mois, dans l’intimité d’une piaule qui sent le fauve ou l’eau de rose, ces petits possédants sont 74 % à sortir leur tirelire de sa planque, à faire des tas avec le vrac de menues piécettes ou à classer la liasse de biftons par ordre de grandeur et recompter encore sou pour sou le montant du crédit conso accumulé. Par acquit de conscience, 50 % de ces épargnants en herbe informent papa-maman du bon état de leurs finances ; les autres, soucieux de préserver un certain secret bancaire, continuent à faire du gras en cachette.

Ainsi reproduit à petite échelle, le crypto-néocapitalisme n’a pas grand souci à se faire – lui qui, selon le vieux Karl, devait engendrer ses propres fossoyeurs –, il prospère comme jamais auprès des nouvelles générations. Il a suffi pour cela qu’elles intériorisent le bestiaire édifiant de la fable, avec d’un côté l’immense majorité des prévoyantes fourmis, et de l’autre 25 % d’écervelées cigales qui, à force de dépenses irréfléchies, se retrouvent à sec l’hiver venu. Sitôt montés en graine, ce quart de sales mioches débiteurs et ex-avortons insolvables payera au centuple sa précoce mentalité d’assisté, foi d’animal usurier, en l’occurrence l’homo œconomicus selon La Fontaine.

*

SYNTAXE DE LA MISÈRE – Sachant que, en France, 66 % des gens, soit les deux tiers de n’importe qui, ont dans leur entourage au moins un proche frappé par la misère, sachant en outre que 33 % de n’importe lesquels de ces gens-là ont fini par subir à leur tour une situation d’extrême précarité, on serait porté à croire qu’en somme ça fait 100 % des mêmes gens à avoir été proches d’être pauvres ou s’être retrouvés avoir pour proche un qui l’est encore, pauvre – hors l’impondérable des 1 % trop blindés de fric pour que le paupérisme puisse les toucher de près ou de loin. Comme quoi, la fortune illusoire ou l’infortune relative de toute destinée n’est pas si simple à distinguer, tant elle dépend de la juste répartition verbale des auxiliaires être et avoir.

*

TEMPS ZÉROÏQUES – Zéro vitre cassée, zéro incident de parcours, zéro zone blanche numérique, zéro retard à la badgeuse, zéro protéine animale dans l’assiette, zéro tapage festif après 22 heures, zéro sourire sur la photo d’identité, zéro bourrelet ni embonpoint à l’affiche, zéro débit mensuel sans agio usuraire, zéro erreur après décompte du fonds de caisse, zéro mégot jeté sur la voie publique, zéro défaut procédural selon les normes du coach en chef, zéro incivilité devant l’hygiaphone administratif, zéro foutu fichu ni voile de tradition mahométane, zéro faute d’accord sous dictée magistrale, zéro migrant hors quota d’exploitation légale, zéro matière grasse déclarée sur l’emballage, zéro bonus salarial hors prime au mérite, zéro bruit pendant la minute de silence, zéro plant cannabique à faire pousser soi-même, zéro manquement aux entretiens de Pôle emploi sans radiation, zéro patte-d’oie ni ridule après lifting standard, zéro gramme virgule quatre maximum au volant, zéro racoleuse tarifée en visibilité ostentatoire, zéro recours personnalisé hors boîte vocale ou site dématérialisé, zéro poil aux aisselles d’icelles et idem aux pubis transgenres, zéro pénibilité au travail hors liste des tâches répertoriées, zéro impact carbone par couple sans progéniture, zéro taxe démotivante pour la libre émulation des capitaux, zéro mendicité intensive en zone urbaine piétonnisée, zéro écart de langage sur les réseaux sans censure de l’hébergeur, zéro grain de beauté sujet aux propagations malignes, zéro promeneur à l’air libre après couvre-feu sauf tenu en laisse par son chien, zéro point de croissance sans rupture conventionnelle collective, zéro pour cent d’exprimés parmi les bulletins blancs ou nuls, etc.

Une fois chaque zéro validé dans les cases idoines, s’il est prouvé que vous n’avez fait preuve d’aucune intolérance envers la tolérance zéro, ni contrevenu à l’ego-système du corps social ainsi qu’aux bras armés de ses lois d’exception, après examen d’omniscience et toutes vérifications faites sur l’état des lieux communs, votre bail d’existence étant jugé conforme, eh bien, cher zéro appointé, ne vous restera plus qu’une ultime mission à accomplir, selon les normes bio-algorithmiques prévues à cet effet : vous annuler en paix.

Pour notre bien commun, nos managers régaliens voudraient éradiquer en chaque individu sa mauvaise graine, l’exorciser du moindre écart réglementaire, le sevrer de toute addiction nuisible, le réduire à sa plus simple expression kantienne, un agent de contrôle de sa propre rectitude morale. Et, « en même temps », nulle objection à ce que la dérégulation économique fasse rage, à ce que les entreprises s’émancipent de leurs contraintes éthiques ou fiscales, puisque la Loi du marché, c’est tout naturellement de n’en respecter aucune. Un tel double discours du non-droit et du laisser-faire – privant chacun de tout sauf le secteur privé – réserve le respect d’un civisme intrusif à nos consciences fautives, sous prétexte de nous bonifier un par un, à un tel point de pureté que ça laisse à notre libre arbitre, avec ses hauts et ses débats, zéro marge de manœuvre, sinon le règne absolutiste du souverain Rien.

*

LES RE-DÉ-MARIÉ(E)S – Attendu qu’en France, selon les 35 357 registres communaux dépouillés en 2014, environ 45 % des mariages finissent par 1 divorce, pour la plupart avant 5 ans d’idylle consommée et à raison de 10 désunions par an pour 1 000 couples déclarés à l’état civil, sachant également que 20 % des noces concernent d’anciens divorcés des deux sexes et que 25 % des susdit(e)s vont se remarier au moins une fois avant leur mort, mais sachant en outre qu’une même proportion sera vouée à n’épouser jamais plus personne, tout en sachant de surcroît que 11 % des familles homo- ou hétéro-parentales sont le fruit d’une recomposition et sans ignorer que 19 % des couples de 20 à 65 ans vivent actuellement en union libre : combien de chances sur cent auriez-vous, à l’heure de jurer devant madame ou monsieur le maire votre « fidélité éternelle », d’y croire encore ?

*

ACÉPHALITE BÉNIGNE – Parmi les personnes sujettes à la migraine, dans 60 % des cas, elles en souffrent sans même le savoir, ça se passe à leur insu, puisque, à force d’héberger ce syndrome entêtant nuit et jour, insidieux et innommé, ça ne leur est jamais venu à l’esprit de le faire diagnostiquer, et pour cause, ça occupe leurs méninges en toute discrétion, à bas bruit, telle la rumeur maritime logée au cœur d’un coquillage, et cette présence parasite leur est si naturelle qu’elle a fini par passer inaperçue, moins vibrante que des acouphènes, juste un fond de céphalée presque imperceptible, un très vague pointillé de douleur qui fait partie de leur flux de conscience, si bien que 60 personnes concernées sur 100 ignorent souffrir de cet insidieux mal de crâne, tels ces canards qui, tout juste décapités, n’en poursuivent pas moins leur course folle.

*

OMNISCIENCE STANDARD – La majeure partie des 4 milliards d’internautes tapent un mot-clé sur Google plusieurs fois par mois, à 100 000 millions de reprises en tout. Ces chercheurs amateurs ont des curiosités disparates, désirant contrôler le CV d’un presque inconnu ou en savoir plus sur leur vedette préférée, connaître le nom latin d’une plante verte ou les prix comparés d’un téléphone portable, se rappeler le deuxième couplet d’une chanson culte ou vérifier la liste des ingrédients d’un plat exotique, sinon éclaircir la définition d’un vocable pas si courant que ça – « oligarchie », « ergonome », « régalien », « assomption », « hologramme », « empathie », pour citer les 6 occurrences françaises les plus fréquemment cliquées en 2017 –, et quand les internautes émettent une phrase entière suivie d’un point d’interrogation, c’est d’abord How to… ? qui leur vient à l’esprit, pas Why this ? ou Why that ?, bref plutôt Comment ? que Pourquoi ? Et comme ça m’a paru bizarre, j’ai posé la question au robot omniscient : « Pourquoi les Comment devancent les Pourquoi ? », avec des guillemets pour bien solidariser les termes de ma sollicitation, mais là, chou blanc, l’hyper-centre de tri numérique a botté en touche : « Aucun résultat trouvé. »

Cet échec mis à part, dans l’immense majorité des cas, Google a réponse à tout et n’importe quoi, et comme les requêtes se ressemblent, il se contente de renseigner des demandes déjà demandées – à l’instar de mes premiers albums vinyles qui, une fois rayés, ripaient en boucles ressassantes sur le même sillon, crachotées sans répit sur la chaîne hi-fi de mon grand frère. Notons cependant que, hors ce bruit de fond et sa rengaine cyclique, 15 % des recherches inscrites chaque jour dans la case prévue à cet effet n’ont jamais été faites auparavant et sont à ce titre inédites, hors sujets balisés de longue date, jusqu’à ce qu’un autre saugrenu connecté sur plusieurs millions de limiers numériques, pour contrefaire l’original, pose exactement la même question. Dès lors, comme l’avait prophétisé le poète franco-roumain Ghérasim Luca : « Seule une pensée déjà pensée se contente d’une statistique. »

*

DÉPEUPLEMENT INTERPERSONNEL – Près de 14 % des Français sous le seuil de pauvreté (1 063 euros mensuels en 2019) avouent n’avoir « pas d’amis ». Plus précisément, 5 millions de personnes de 15 à 70 ans souffrant de grande solitude – faute de liens familiaux vivaces, d’un reliquat d’amitiés durables ou de contacts directs avec des collègues de travail – déplorent n’avoir eu qu’une ou deux ou maximum trois conversations personnelles au cours de l’année écoulée. En revanche, 65 % de ces asociaux malgré eux pensent qu’on n’est jamais assez méfiant vis-à-vis des autres, ces rares alter ego du voisinage qui, souffrant sans doute du même syndrome insulaire, se protègent comme ils peuvent en leur rendant la pareille.

*

L’IRRÉFUTABLE PREUVE PAR 10 – Comme chaque année, dans la population de l’Hexagone, on dénombre 10 % d’habitants et d’habitantes qui entreprennent de déménager ou qui sont sous traitement à la suite d’une dépression nerveuse, 10 % qui se mettent en couple via un site de rencontres ou qui profitent des sports d’hiver en altitude, 10 % qui sont victimes d’un accident domestique sans gravité ou qui font partie des quinquagénaires pourvus d’au moins un tatouage, 10 % qui peinent à trouver le sommeil avant 1 heure du matin ou qui ont dû renoncer à concevoir un enfant avec leur conjoint(e), 10 % qui s’endettent pour rivaliser de cadeaux sous le sapin de Noël ou qui cèdent à l’envie de consulter le profil Facebook de leur ex-petit(e) ami(e), et toujours un dixième de la population française au complet qui projette d’acheter un bien via une agence immobilière ou qui ont couché noir sur blanc leurs dernières volontés chez un notaire, et d’autres encore selon la même proportion qui, parmi leurs cinq sens, ont définitivement perdu celui de l’odorat ou qui affirment avoir été victimes de maltraitance durant leur jeunesse ou qui refusent d’être connectés à Internet et ses nuages data-stockés ou qui ont au moins un immigré de non-souche dans leur parenté, 100 sur 1 000 qui contestent toute idée de vaccination précoce parmi les onze obligatoires ou qui survivent non sans honte sociale intériorisée grâce aux minima sociaux, sans oublier certains sous-ensembles catégoriels : 10 % des séropositifs l’étant à leur insu, 10 % des créatures animales vivant hors milieu aquatique, 10 % des photos prises de par le monde sans smartphone, 10 % des parents ayant égaré à jamais le premier doudou de leur bébé, 10 % des logements urbains, banlieusards ou ruraux demeurant vacants en France métropolitaine, 10 % des femmes ayant un jour ou l’autre connu des symptômes d’anorexie, 10 % des médicaments en circulation dans le monde se révélant contrefaits, 10 % des troubles psychiatriques semblant découler d’une exposition à un niveau sonore excédant 65 décibels, 10 % des adolescents s’abstenant par végétarisme ou lassitude gustative de toute nourriture carnée, 10 % des 1 million et demi de manuscrits traînant dans le tiroir de leurs auteur(e)s anonymes finissant par être envoyés à un éditeur…

Et ainsi de suite, par petits cheptels représentatifs, à s’ignorer les uns les autres, soit au bout du compte 1 échantillonné sur 10, chacun bien cloisonné dans sa sous-réalité factuelle, indifférent à celui qui le précède ou lui succède dans ce semblant de file d’attente, inventoriée par mes soins une décennie durant, selon un désordre instinctif, à toutes fins inutiles, sans la moindre intention d’établir quelque rapprochement significatif.

Et pourtant, relisez en diagonale cette litanie décimale, aux yeux de n’importe quel adepte des théories du complot, il y aurait là matière à étayer un argumentaire infaillible et, plus avant, à déchiffrer en ces portions statistiquement concordantes le sceau algébrique d’une alliance transverse, sinon d’une société secrète et cela du seul fait que pareille coïncidence numérologique ne peut tomber si juste par inadvertance. Et comme, par le plus malencontreux des hasards, il se trouve que 1 personne sur 10 se déclare encore aujourd’hui convaincue que la Terre est plate, c’est bien la preuve ultime que ces satanés « dix-pour-centistes » cherchent, par le biais d’un mensonge flagrant, à nous rendre dupes d’autres vérités mises en sourdine de longue date. CQFD, la boucle cabalistique est bouclée en son cercle le plus vicieux.

Dès lors, inutile d’épiloguer, vous ne parviendrez jamais à ôter ce signe des temps dans l’esprit retors d’un conspirationniste. Et plus vous essayerez de démontrer le contraire par A + B, plus on trouvera vos objections d’évidence suspectes. Alors, faute d’arriver à convaincre qui que ce soit, poursuivez plutôt l’inventaire pour semer le doute sur d’autres fractions de la population : la confrérie des 11 %, puis des 22 % ou des 33 %, etc. Un clou chassant l’autre, vous aurez peut-être raison de cette fixette paranoïaque – la Grande Loge des « illuminés de la dixième heure » – tout en ouvrant à ces traqueurs de pouvoirs occultes de nouveaux horizons, d’autres minorités invisibles à clouer au pilori.

*

JE SUIS L’ARBRE QUI CACHE LA FORÊT – Selon Floriane6, commerciale en mi-temps thérapeutique dans le secteur culturel et sujette à des bouffées délirantes au moindre retard de son injection mensuelle de Xeplion : « Aux infos, ils veulent pas y croire que c’est pire que les mouches tsé-tsé en Afrique, pourtant ma fille, de retour d’accrobranche l’été dernier, elle s’en était pris une en haut de la nuque, et si je lui avais pas fait des tresses pour la rentrée scolaire, la bestiole lui sucerait encore les méninges, ça c’est sûr. Moi, je l’ai endormie à l’éther et je vous jure sur ma tête que, non, c’était pas un délire psychosomachintruc, c’en était une en vrai, de tique, et je l’ai vite fait sortir de là avec une pince à épiler, sinon ma pauvre Ludivine c’était direct à l’hôpital. À ce qu’on m’a dit, y en a partout dans les bois et ça transmet la maladie de l’âme, qui donne d’abord la migraine, puis des rhumatismes de vieille dame, et aussi des paralysies spéciales de la moitié du visage, même si dans le poste, sur le sujet, c’est silence radio, faudrait surtout pas paniquer l’opinion avec les tiques, c’est juste une rumeur à la noix pour se faire des nœuds à l’estomac. Comme d’hab, d’après les experts des médias, vu qu’ils ont réponse à tout, c’est prouvé que 9 piqués sur 10, ça vient d’une autre cause, donc ça sert à rien qu’on prenne des antitiques, bio ou pas, ça risque de creuser le trou de la Sécu, et ça c’est interdit par ordonnance. Mais moi je dis que c’est criminel de laisser 90 % de malades avec leurs idées noires, sans traitement, alors que pendant ce temps-là l’épidémie, elle, à force de laisser faire, elle court toujours. »

*

DEUX POIDS DEUX DÉMESURES – Nu comme un ver, à la pesée, on est bien peu de chose, 75 kilos en moyenne par personne comme indiqué dans les ascenseurs – « 225 kg maxi = 3 pers. ». Quant à la totalité des humains, ça représente 0,01 % de la biomasse animale, toutes espèces confondues, 2 gigatonnes sur le plateau d’on ne sait quelle balance, soit 20 fois moins que les lombrics planqués dans le moindre mètre cube de terre, ces petits tubes digestifs qui ingèrent puis régurgitent plusieurs kilos d’humus par an à force d’arpenter aveuglément les profondeurs. Et cette vermine, ça ne grouille pas que sous nos pieds, ça nous monte à la tête, comme une mauvaise pensée parasite, aussi gluante que rampante, ça nous inspire un dégoût qui rameute dans son sillage d’autres idées noires – bacilles microbiens à travers la lentille d’un microscope, invasion larvaire dans un morceau de viande avariée, bâtonnets chromosomiques malformés de naissance, sinon, plus puérilement, des semblants de macaronis au fond marécageux d’une assiette à soupe – et l’ensemble flou de ces infimes phobies convergent vers un point culminant : notre peur panique devant l’infiniment petit.

Tout compte fait, sur ma calculette, une fois rassemblées les 6 000 sous-espèces de lombrics dans le même sac, ça pèserait aussi lourd que la moitié des autres bestioles dénombrées sur la planète, et pire encore, si l’on mettait bout à bout chacune de ces tubulures d’un rose translucide qui, à l’œil nu, semblent n’avoir ni début ni fin avec leurs anneaux à la queue leu leu qui ont tous l’air de commencer par le même milieu, ça ferait beaucoup de monde à la fois : 3 millions de milliards de vers libres. J’ai écrit « vers libres », mais ce sont pourtant des alexandrins qui me reviennent à l’esprit : « Madame, sous vos pieds, dans l’ombre, un homme est là […] qui souffre, ver de terre amoureux d’une étoile. » Je les tiens de mon père qui les avait retenus par cœur, comme tant d’autres segments de l’œuvre hugolienne. Dans ce « ver de terre amoureux d’une étoile », il voyait la preuve que, mus par leur seule passion, les extrêmes se peuvent toucher, étreindre et finir par féconder un oxymore : du minus lombric à l’astre lointain. Trait de génie selon lui, or qu’à mes yeux de presque adolescent ça ne rimait pas à grand-chose, ces petits asticots de 12 pieds, sus-cités en rang d’oignons, disons que ça me puait au nez comme un mille-pattes écrasé par inadvertance dans les toilettes alors qu’on a oublié d’allumer sa bonne étoile au plafonnier.

À cette époque, j’ignorais encore que Victor Hugo en avait couché plus de 150 000 sur le papier, de ces vers chaque jour recommencés, pondus dans le même moule à la chaîne, sans trêve ni repos, pour faire reluire son ténia solaire dans le cénacle des Belles Lettres et devenir ainsi l’incomparable poète de son siècle, une sommité en haut de la pile, bref, l’infiniment plus grand. Et maintenant que, dans ma vie, il est quarante ans plus tard – mon père n’étant plus de ce monde et sa foutue dialectique du Tout ou Rien réduite en cendres –, c’est le moment ou jamais de dire combien je préfère les modes de vie underground, insondables, minuscules à toutes les folies des grandeurs.

*

NI FLEURS NI ALLIANCES – Éducation bigote ou pudibonderie laïque obligent, il y a encore deux-trois générations les adolescentes de notre douce France, jamais informées des jardins secrets de leur propre corps, ni par quelque croquis anatomique ni par d’explicites préventions familiales, pensaient que leur future progéniture était d’origine moitié divine moitié végétale, associant souffle du Saint-Esprit et pollinisation naturelle. Ce prodigieux mystère – onction du doigt de Dieu et fécondation interflorale – vouait alors les garçons à naître dans les choux et les filles dans des roses.

On peine aujourd’hui à y croire, mais, pour la plupart, elles y ont cru, à ces légendes horticoles ou potagères, empreintes de toutes-puissantes fatalités, du moins jusqu’à leur nuit de noces, brutalement entachées de désillusion, ce qui les a souvent privées de l’éclosion du moindre plaisir, sinon définitivement dégoûtées. C’est du moins ce que m’a confié tardivement la mère de ma propre mère. Depuis lors, tant d’eau a coulé sous les ponts qu’en l’an 2017 on s’est aperçu d’un nouveau phénomène à contre-courant : 61 % des bébés naissent désormais hors mariage.

*

L’ŒUVRE AU NOIR DE LA PENSÉE – D’intuition, on aurait plutôt cru l’inverse, et pourtant seules 10 % des activités cognitives affleurent à notre pleine conscience, c’est ainsi depuis que Dame Nature nous a conçus sens dessus dessous – « cul par-dessus tête », comme disent les sages-femmes quand ça se présente plutôt mal –, et 90 % des neurones travaillent pour des processus qui échappent à notre humaine sapience, nous demeurent insondables, à jamais hors de portée. C’était bien la peine de sortir du ventre maternel pour se retrouver habité par un autre puits sans fond. Reste à colmater la fontanelle, histoire de ne pas laisser fuiter ses pensées, mais face au vieil océan de la vie matérielle, sans début ni fin, seule une toute petite partie de l’iceberg arrive à émerger pour se réfléchir, un dixième de la tête au-dessus de la ligne de flottaison, le reste s’est donc perdu à jamais dans les abysses, là où, selon Freud, « ça » grouille d’archaïques pulsions subconscientes.

Si, dans ce livre, je passe sans cesse du coq à l’âne, c’est plus fort que moi, 90 % de mon système nerveux central me demeure étranger. Et comme cet alien cortical gouverne en majeure partie l’avancée du présent tapuscrit, je dois me rendre à l’évidence : un mince croissant de lune ne saurait éclipser the dark side of the brain. L’im-pensée me travaille au black, comme au tout début des années 1980, dans la cave de l’immeuble où je cohabitais encore avec mes parents, où j’allais parfois me réfugier pour trouver d’obscures inspirations poétiques, tout en espionnant par un soupirail grillagé l’atelier clandestin de maroquinerie éclairé au néon qui ne désemplissait pas, avec une poignée de récents migrants chinois qui se relayaient jour et nuit.

Là-dessous, ça découpait, couturait, façonnait des sacs en faux cuir qui seraient bientôt vendus dans une boutique du quartier asiatique en expansion express, non loin du métro Arts-et-Métiers, pour concurrencer les sous-traitants turcs des grossistes du Sentier. Et si ce souvenir me revient à l’instant, c’est sans doute qu’il a longtemps été stocké dans les oubliettes de mon lobe temporal. Ce qui m’amène sans transition à conclure par cette statistique d’une noirceur éclairante : en Inde, 90 % des emplois dépendent du secteur dit informel, allant des petites mains sous-payées des manufactures textiles à l’autoproduction vivrière sans oublier l’esclavage pur et simple.

*

LES SPAMS ONT-ILS UNE ÂME ? – Aux dernières nouvelles, il y avait 1 milliard de connexions mensuelles sur Instagram et près de 500 millions sur Twitter, mais pas toujours avec une vraie personne qui s’active derrière, au doigt et à l’œil, vu que, pour 15 % des clics en question, c’est le cortex virtuel d’un robot qui agit en sous-main, rebaptisé bot par un geek californien pressé d’en finir avec les syllabes inutiles.

Un bot, ça sonne quand même plus net qu’un robot, plus efficace et immédiat – j’ai failli dire roboratif, en hommage au contresens qui m’a longtemps dupé, prenant « roboratif » pour un mot-valise « robot bourratif » au lieu de son vrai sens « fortifiant » depuis l’Antiquité latine. Quant à notre geek californien, il a peut-être entendu dire que ce foutu robot vient du russe, du tchèque ou du slovaque rabota (travail, corvée, servage), néologisme inventé en 1920 par l’écrivain Karel Capek pour annoncer que, une fois parvenus au pouvoir, ces êtres machiniques allaient réduire l’humanité en esclavage… D’où la mauvaise réputation qui a entaché ce mot-là jusque dans les années 1960, selon la fable du technophobe Capek, avant que d’ex-hippies devenus informaticiens ne coupent la poire en deux, exit les vilains robots, welcome les gentils bots.

Les spectateurs traumatisés dès 1927 par le Metropolis de Fritz Lang avaient tort de paniquer, sur les actuels réseaux sociaux y a encore 85 % de vraies gens connectés en chair et en os, qui tapotent sur un clavier pour s’échanger messages et images. Quant aux 15 % restants, au nom de quoi leur reprocherait-on d’avoir un profil différent : followers fantoches, zombies viraux, avatars publicitaires, automates récidivistes, dark spies, réplicants putatifs, dispatcheurs de spams ? D’accord, ils sont plutôt d’un genre non humain, mais pour quelle raison empêcherait-on cette minorité invisible de s’exprimer ? Le droit du sang artériel contre l’intelligence artificielle ?

En supprimant ces leurres à la chaîne – mis bot à bot en quelque sorte –, on priverait la sphère médiatique d’un quart des infos, photos et vidéos circulant sur le World Wide Web en pilote automatique, on annulerait plus d’un tiers des chats ou des posts et l’on liquiderait enfin 70 % des logos commerciaux qui se réclament d’entreprises cyber-distrayantes. Face à ce trompe-l’œil numérique, où tant de bullshits sont autogénérés par des abonnés absents, peut-être faites-vous partie de ces 33 % d’internautes qui, se défiant du moindre sondage, ne font plus partie de l’opinion publique ? Reste qu’une fois crevé l’écran plasma du capitalisme, y aura-t-il moyen d’inventer d’autres interactivités humaines ? Une réalité sera-t-elle encore possible après une telle surenchère d’inexistence ?

*

DES APÔTRES & DES ALIENS – La moitié de la population française croit qu’« il existe des extraterrestres dans le reste de l’univers » et une proportion similaire que « Jésus est, par ailleurs, un homme comme un autre ». Impossible à départager, 50/50, mais quel serait le pourcentage obtenu auprès des mêmes sondés si on couplait ces deux questions via une synthèse de troisième type ?

Par exemple, pensez-vous que « d’ailleurs comme extraterrestre, Jésus sait qu’il existe des hommes dans d’autres univers » ou qu’« il existe par ailleurs dans l’univers d’autres hommes à penser que Jésus est un extraterrestre » ? Sans compter la marge d’erreur (trop) humaine – d’environ 3 % sur un panel représentatif de 1 000 personnes –, mais après tout, pourquoi persévérer à singer l’esprit malin en de si vaines interrogations ?

*

PUISSANCES DU NON-DIT – Parmi les trois courants monothéistes, dans la tradition juive, une seule lettre a longtemps suffi à L’évoquer, ce grand L, avatar impersonnel du pronom « il », lui-même troncation d’Elohim. Puis c’est le tétragramme YHWH, entendez Jéhovah en hébreu, qui servit d’acronyme divin – engendrant nombre d’interprétations cruciverbiales : « Il fut, Il est, Il sera », « Il s’est Créé par Lui-même », ou plus tautologiquement : « Je suis Celui que Je suis » –, même si les plus rigoristes préfèrent dire « Le Nom » tout court et donc l’innommer pour ne pas réduire sa polysémie originelle à la finitude d’un seul signifié.

Chez les chrétiens, le même dieu biblique s’est pourtant conçu un fils, par des voies impénétrablement triolistes, Jésus d’après son pseudo messianique, promis à d’infinies retouches iconiques et dont la notoriété, bientôt concurrencée par une kyrielle de disciples, puis d’autres martyres ou miraculé(e)s, a démultiplié les saintetés comme petits pains, si bien qu’on ne sait plus aujourd’hui à qui se dévouer pour s’adresser au premier du Nom.

En terre musulmane, l’alias d’Elohim se prononce presque pareil, Allah, rebaptisé par Mahomet, un plus vrai prophète que Jésus paraît-il, mais outre sa dissémination dans le moindre repli de la langue arabe – Allah par-ci par-là dès qu’on se dit bonjour, merci, bonne chance, à la prochaine –, son nom se décline en 99 autres appellations sacrées, « cent moins une » variantes qui gagnent à être énumérées par qui veut « entrer au Paradis ». Citons-en quelques demi-douzaines : Le Souverain, Le Pur, L’Infini Pardonneur, L’Imposant, Le Suprême, Le Tout Dominateur, Le Majestueux, Le Très Généreux, Le Grand Juge, Celui qui saisit, Le Clairvoyant, L’Arbitre, L’Éleveur, Celui qui humilie les fiers, Le Juste, Le Doux, Le Bien Informé, Celui qui rend puissant, L’Immense, Le Gardien, Celui qui règle les comptes, Le Vaste, Le Grand Témoin, Le Robuste, Celui qui conduit au néant, La Source, Le Déterminant, Celui qui précède tous, L’Accueillant, L’Apparent, Celui qui sera après tous, L’Équitable, L’Inventeur, Le Caché, Le Tout Miséricordieux, Le Préservateur… Et ainsi de suite jusqu’à l’ultime et indicible centième.

Pour l’incroyant que je suis, tenté dès la prime adolescence par une sorte de panthéisme sans personne au sommet de l’Olympe, ces litanies à voix basse me parlent, cette hétéronymie psalmodiée au creux de l’oreille me touche, sans que j’y prête foi au pied de la lettre. Et s’il est une révélation qui me tient encore à cœur, c’est que, pour nommer toutes choses, il est 100 mille milliards de phrasés possibles et, côté vocabulaire, plus de 70 000 néologismes rien que dans un dictionnaire de chimie. Alors, combien de noms faudrait-il pour énumérer les 99 % d’espèces vivantes ayant habité sur terre puis disparu depuis le Big Bang ? Presque une infinité de mots, « moins un » justement : celui d’une entité transcendante, leur pseudo-créateur, et l’indécrottable surmoi qui va avec. Faute de dieu, il n’en reste pas moins la primauté du verbe, qui donne carnation au monde.

Sauf que, à 55 ans dépassés, il suffit de regarder en face ce que j’ai déjà perdu de vue pour mesurer l’étendue du trou de mémoire qu’aucune divinité fantoche ne viendra plus combler, l’immensité oublieuse de tout ce qui s’est échappé en cours de route, c’est-à-dire néantisé dès qu’on cesse d’y réfléchir, la langue en voix d’élocution, en voie d’extinction aussi, et parmi tant de mots de passe, de lieux-dits, de noms propres qui ne cessent de m’échapper, cet éphémère vécu retourné au silence. Vous aussi, non ? Mais tout cela semble déjà si loin qu’à jamais inexprimé, et l’on a beau désespérer de s’en saisir, par l’écriture ou d’autres manières, ça s’implicite en creux.

*

L'AVANT-NAÎTRE, L’APRÈS-N’ÊTRE PLUS – Drôle d’idée préconçue, un tiers des futurs parents étasuniens mettent en ligne les échographies du fœtus en gestation, tandis que Japonais ou Européens sont moitié moins à pratiquer ce teaser avant terme sur les réseaux sociaux. À l’autre bout de la chaîne du vivant, sur les 2 milliards d’inscrits sur Facebook, 50 % seront bientôt dédiés à des trépassés, n’en invitant pas moins chaque année leurs ancien(e)s ami(e)s à liker l’anniversaire d’une mort consommée ou à réagir à diverses notifications machiniques. Afin d’éviter de tels malentendus, depuis 2015, chaque affilié peut désigner un tiers de confiance qui, via un mot de passe, accédera le cas échéant au compte du défunt, soit pour préparer la stèle à une rémanence éternelle – une fois expurgée de quelques icôneries malséantes –, soit pour demander la suppression définitive des données numériques.

Il n’empêche que, hors cette démarche préventive, des centaines de millions de profils fantômes continueront à hanter ce nulle part virtuel, certains piratées par des traqueurs de fausses identités, mais la plupart hors de tout contrôle. Et ces fiches anthropométriques d’outre-tombe voisineront à leur insu avec les imageries par ultrasons d’une pré-géniture en éternel devenir. Zombies proliférant par-delà notre si bref laps d’existence, avatars survivalistes hors champ, plus immuables que le moindre d’entre vous et moi.

*

NOS VOIX D’EXTINCTION – Telle la boîte noire d’un avion long-courrier sorti des écrans de contrôle pour se crasher à l’aveuglette, les crânes de l’australopithèque, puis de l’homo habilis ou erectus, puis de Neandertal ou sapiens, ont un tas de secrets à révéler sur les étapes de leurs mutations, dont celle touchant à la naissance du langage. Tandis que le cerveau doublait de volume, il y eut un moment où, la voûte du palais ayant pris de la hauteur et le larynx fait saillir une pomme d’Adam, une large gamme de sons permit à ce néo-primitif d’exprimer par borborygmes des sentiments élémentaires : la surprise, la joie, la terreur, la colère… Entre cette genèse onomatopique et la double articulation d’une phrase entière, il a fallu quelques dizaines de milliers de générations.

Affaire de développement encéphalique, posture du squelette, de dextérité manuelle dans la fabrique d’outils ou de division sociale du labeur, cela fait un demi-siècle que les spécialistes s’empaillent à ce sujet. Causalement parlant, l’humain s’est mis à causer via un faisceau de motifs soudain convergents et ça a pris environ 2 millions d’années de produire des idiomes assez riches pour traduire les nuances de la psyché et mettre des noms sur chaque plante et bestiole. C’est ainsi que les langues ont eu 300 millénaires pour s’échafauder de bouches à oreilles entre homo sapiens jusqu’à la fin de la préhistoire, marquant la très tardive invention de l’écriture, soit cunéiforme, soit idéogrammatique, vers 3300 avant J.-C., en Mésopotamie et en Égypte.

« Au commencement était le Verbe »… qui a connu une éternité de palabres, avant de se graver dans la pierre ou de s’encrer sur un quelconque papyrus, pour édicter des lois, honorer un bestiaire divin ou établir des bilans comptables. Ce droit d’aînesse de l’oralité porte les traces de notre antédiluvienne intelligence collective, même si la culture écrite, depuis l’invention de l’imprimerie, n’a cessé de traiter d’analphabète qui préfère retourner 7 fois sa langue dans sa bouche plutôt que coucher sa prose sur le papier. Or, à ce jour, il existe à peu près 7 500 façons de parler dans le monde, et près de la moitié sont vouées à disparaître d’ici la fin du siècle. En comparaison, on ne compte que 50 systèmes d’écriture seulement, par nature, plus facile à préserver, tandis que les idiomes vernaculaires disparaissent dès qu’ils comptent moins de 700 locuteurs. Chaque langue a besoin de 50 000 usagers pour prospérer en état de mutation interpersonnelle, d’où la fragilité de ce trésor mémoriel. D’ailleurs, sa mise en péril ne date pas d’hier, la politique génocidaire des conquistadors aux Amériques, marquant les premières heures du commerce mondialisé, a éradiqué la moitié des 280 idiomes locaux alors recensés, tandis qu’en Nouvelle-Guinée les natifs, protégés par l’enracinement insulaire, causent encore aujourd’hui plus de 800 patois distincts.

Au moindre exode rural, voilà que l’arbre à palabres perd le feuillage persistant de son lexique et ses ramifications syntaxiques. La faute à l’industrialisation agricole ou aux déplacements de population, mais surtout à la scolarisation mixte et obligatoire menaçant la plupart des espèces dialectales. En Afghanistan par exemple, faut-il encourager le féodalisme obscurantiste et un taux d’illettrisme touchant plus de 80 % de la population sous prétexte qu’ils ont favorisé la subsistance au sein de vallées enclavées d’une quarantaine de langues ancestrales ? Les progrès éducationnels ont beau enrichir la conscience critique, ils n’en assèchent pas moins la babilo-diversité. D’où les scrupules éthiques qui interfèrent avec la préservation d’un tel trésor culturel.

Quant à l’espéranto – utopie bilinguiste permettant d’adjoindre l’artifice d’un médium commun à chaque langue maternelle –, son invention par l’ophtalmologue polonais Zamenhof date de 1887, à mi-chemin d’un premier conflit franco-prussien et du grand charnier de 14-18. Et comme tant d’autres utopies visant à déraciner le nerf de la guerre par la fédération des peuples, elle a raté son coup. En l’occurrence, son échec ne tient pas à une biblique punition vouant les humains, trop pressés de monter au septième ciel via quelque tour de Babel, à la « confusion des langues », ni à l’inanité de sa conception lexicale ou syntaxique, mais à la démultiplication de projets alternatifs issus du même universalisme abstrait.

Ainsi, l’année même où l’espéranto voyait le jour, d’autres avatars lui portaient déjà ombrage : la « Langue naturelle » de Maldant, la « Langue néo-latine » de Courtonne ou la « Pasilingua » de Steiner. S’ensuivaient bientôt, en 1888, le « Spelin » de Bauer, la « Lingua Franca Nuova » de Bernhard ou le « Kosmos » de Lauda, puis, en 1889, le « Latinesce » de Henderson, l’« Anglo-Franca » de Hoinix ou la « Communia de Stempfl », sans oublier par après le « Nov-Latin » du Dr Rosa (1890), le « Dil » de Fieweger (1893), l’« anti-Volapük » de Mill (1893), le « Balta » de Dormoy (1893), l’« Universalia » de Heintzeler (1893), l’« Orbal » de Guardiola (1893), le « Velparl » de W. von Armin (1896), le « Dilpok » de Marchand (1898), la « Langue bleue » de Bollack (1899), le « Novilatiin » de Beermann (1900), le « Spokil » de Nicolas (1901), la « Zahlensprache » de Hilbe (1901), l’« Apoléma » de Grasserie (1907), le « Lingwo internaciona » de Saussure (1908), l’« idom Neutral » de l’Akademi international de lungu universal (1902), l’« Ido » de Beaufront et Couturat (1908), l’« Interlingua » de Peano (1909), etc. Autant de bonnes intentions – 1 seule et même fraternité langagière néo-adamique pour 100 % de nos congénères, les singes savants – viciées d’avance par les rivalités sectaires du prosélytisme civilisateur.

*

TROMPERIE FÉDÉRATRICE – Que l’on se fie ou non à l’expérience d’Annette7, instit’ de longue date dans une maternelle du XVIIIe arrondissement de Paris, écoutons son témoignage : « D’une année sur l’autre, ça ne change pas tant que ça, 99 % des parents croient que leurs enfants croient au Père Noël. Faut dire qu’ils font tout pour. D’ailleurs, je me demande si, pour les adultes, cette tradition-là n’est pas une façon d’exprimer leur supériorité. D’un autre côté, je vois bien que, parmi les gamins, c’est assez partagé, y a les super-crédules et ceux qui veulent pas se gâcher la fête, difficile de savoir qui se doute de quoi. Cette année, j’ai encore eu une fille qui avait deviné l’arnaque et qui a fait courir le bruit dans la cour pendant la récré : “Tu sais, le vrai Père Noël, c’est ton papa !” Avec la directrice, on a été obligées de lui faire la leçon. Et, dès le lendemain, ça n’a pas loupé, plusieurs familles sont venues me voir à la sortie pour se plaindre : “Quelle honte !! Laissez-les rêver tranquille ! Etc.” Comme si j’avais lavé le cerveau de leurs gosses, alors que c’est pas moi qui leur ai foutu des fake news dans la tête, c’est Coca-Cola, faudrait pas inverser les rôles. Et si y a une petite maligne qui veut pas y croire, c’est quand même son droit, dans une école laïque ! »

*

PRINCIPE DE DÉSADHÉRENCE – Devoir à tout prix gagner sa vie n’implique pas qu’on ait perdu son esprit autocritique – libre à chacun de travailler plus et de n’en penser pas moins –, même si, devoir de réserve oblige, il est très mal vu, voire strictement défendu, de révéler certains hiatus intérieurs. Combien sommes-nous à avoir ruminé « le service rendu qui justifie mon salaire ne sert à rien ou presque » ? Des millions d’« idiots utiles », sans doute, enrôlés dans un secteur rentable quoique d’une inutilité crasse, attachés à une fonction d’aucun intérêt collectif sinon que ça dégage un max de cash, mais comme il est rare qu’on soit interrogé sur ce qui met en porte-à-faux les signes ostentatoires de notre être social, de tels scrupules passent d’ordinaire entre les mailles du filet statistique. Et pourtant plusieurs enquêtes d’opinion ont récemment établi que, aux Pays-Bas, 40 % des actifs jugent leurs fonctions dépourvues de sens, 37 % aux Royaume-Uni et 18 % en France. À en croire cet examen des consciences, pas mal de gens savent pertinemment avoir besoin pour subsister d’emplois qui, eux, n’ont aucun besoin d’exister, et ce genre d’extralucidité réflexive finit par les soumettre à une double contrainte : jouer au con en démissionnant ou persévérer dans un taf-à-la-con – ces bullshit jobs selon l’anthropologue récemment décédé David Graeber.

Revenons à ce principe élémentaire : « louer sa force de travail ». Du temps de Marx, le verbe « louer » ne devait s’entendre que d’une seule manière : du latin locare, donner un local à bail contre loyer et donc, par extension, prêter les ressources de sa personne moyennant rétribution. Mais il est une autre racine étymologique qui prête à confusion : du latin laudare, estimer quelque chose, quelqu’un ou une divinité, digne d’admiration et l’honorer comme tel. Ruse de la polysémie oblige, les employeurs ont longtemps fait comme si ces deux acceptions allaient de pair : que l’embauché mette à l’ouvrage tout son cœur, ses bras, son intellect, et qu’il apprécie conjointement ce qu’il est forcé de faire : loué soit le saint-patron et les produits dérivés de sa création entrepreneuriale. Les temps changent, et les masses laborieuses n’adhèrent plus mécaniquement aux objectifs manifestes ou inavoués de leur travail, ni à sa dignité longtemps portée aux nues avant de retomber en miettes.

Le malentendu semble pour partie levé, et qui s’en plaindrait ? D’ailleurs, lors de mes périples en scooter, il me suffit de croiser une fourgonnette utilitaire de la marque UCAR pour y repenser. Là, sur une porte latérale ou sur le hayon arrière, des publicitaires ont décliné un pochoir de Miss. Tic : « Louer c’est rester libre ». Et chaque fois, ça me fait le même effet trompeur, croyant y lire un inquiétant faux ami, sous sa forme la plus aliénée, pronominale : « Se louer rend libre. »

*

FUTURS ANTÉRIEURS – Si on vous offrait la possibilité de changer d’ère, de troquer votre siècle de naissance contre un autre, avant ou après J.-C. peu importe, si par quelque aberration technologique on pouvait vous téléporter en des temps meilleurs, bon ben alors, ce serait quoi la période idéale où prendre un nouveau départ ? Le moment historique le plus tentant à vos yeux ? Votre époque de prédilection ? D’après les oracles sondagiers, 8 % d’entre vous et moi préféreraient revivre aux confins de la Préhistoire ; 18 % durant l’Antiquité gréco-romaine ; 15 % au cours du Moyen Âge ; 12 % à l’orée de la Renaissance ; 15 % sous le Roi-Soleil ; 9 % en pleine Révolution industrielle ; 13 % pendant les Années folles ou les Trente Glorieuses et 6 %, résolus à changer de cap, souhaiteraient plutôt repartir à zéro dans le Futur.

Quant aux 4 % d’irréductibles hésitants, tentés par aucune des options susmentionnées et figurant par défaut dans la case Autres, on se perd en conjectures à leur sujet. Espèrent-ils par ce non-choix demeurer coûte que coûte rivés au jour d’aujourd’hui, à moins que, selon un don d’ubiquité, ils souhaiteraient jouir en simultané de plusieurs stades du développement humain, empruntant le meilleur de chaque étape civilisationnelle pour en rendre l’hybridation possible, ou que, voués à trépasser dans les plus brefs délais, ils n’osent extrapoler sur leur destination finale, sans doute nulle part ad aeternam, et, dans ce cas, on comprend que cela les laisse sans voix, à tout jamais inexprimés.

*

POISSON SOLUBLE ET PEAU DE CHAGRIN – En matière de statistiques, la carpe et le lapin ne font pas bon ménage, d’autant qu’il n’y a d’évidence aucun rapport entre l’élevage piscicole (57 % des carpes) et les clapiers hors sol (90 % des lapins). On ne mélange pas non plus les torchons et les serviettes, bien que ces deux carrés de textile soient fabriqués en Asie à près de 60 %. Par souci d’équité toujours, on sépare le bon grain de l’ivraie, pourtant soumis à des doses similaires de pesticide sur 90 % des terroirs. Inutile de prendre des vessies pour des lanternes, on évitera aussi de mettre en regard les 32 % de confiance envers l’info télévisée et le même taux, de méfiance, envers les musulmans. Pour n’alimenter aucune confusion, on se gardera d’assimiler les 15 % de présumés daltoniens aux 15 % d’abonnés à un site de rencontres, ou de rapprocher les 5 % d’ascenseurs tombant en panne chaque jour avec les 5 % de personnes ayant tenté de se suicider une fois dans leur vie, juste pour voir ce qui se passe quand il ne se passe plus rien.

Ce genre de comparaisons ne mène nulle part, sinon par esprit d’escalier, aux confins de la déraison. On ne saurait prétendre doctement que les 33 % de non-lecteurs du moindre livre font partie du même tiers état que les 33 % de non-voyants de loin alias les myopes, les 33 % de non-propriétaires de chez eux, de non-partis en vacances d’été ou de non-recourants au RSA, juste en répétant 33, bouche béante, comme chez son généraliste. Attention aux raccourcis trompeurs, les 1 % de recensés français qui, à toute heure du jour ou de la nuit, sont en état d’ébriété et le nombre équivalent chaque année d’accidentés du travail. Méfiez-vous aussi des amalgames de couleur qui feraient presque illusion d’optique : 50 % de la population carcérale étasunienne a la peau noire tandis que 50 % de la population mondiale travaille au noir. Et alors ? Somme toute, ça n’a pas de rapport. À cumuler les sens propre et figuré, sous prétexte de hasard objectif, une fois éventé le tour de passe-passe poétique, ça n’aide pas à déchiffrer la réalité.

Ce ne sera pas faute de vous avoir prévenus, n’additionnez pas les couteaux et les fourchettes, n’outrepassez pas les bornes du coq à l’âne, arrêtez de prendre les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages, mais si, malgré toutes ces recommandations, vous vous obstinez à fourrer dans le même sac les 24 % de salariés étasuniens sans congés payés, les 24 % de working poors français sans logis, les 24 % de récifs coralliens à tout jamais disparus et les 24 % de migrants extra-européens naufragés sans secours en Méditerranée, tenez-vous-le pour dit, tout cela n’a aucune sorte de lien logique, pur coup de bluff tenant à « la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie », selon l’halluciné franco-uruguayen Lautréamont. Méfiez-vous des rêveurs analogiques qui, dans leur chambre d’échos, déraisonnent à propos d’illusoires résonances – les 0,1 % de mineurs choisissant la fugue pour chercher leur vérité ailleurs et les 0,1 % d’adultes fouillant sous-bois, ruines et rivages à l’aide de détecteurs de métaux –, ces théoriciens du chaos se complaisent à prédire le pire des mondes plausibles à partir de coïncidences sibyllines, comme si le battement d’ailes d’un papillon en voie d’extinction pouvait provoquer une bulle spéculative suivie d’un crash boursier aux antipodes.

Certains rapprochements incongrus – la disparition des lucioles et l’avènement du néofascisme consumériste, selon le bienheureux mélancolique Pasolini – risquent de vous plonger dans un abîme de perplexité. D’autres raccourcis alarmistes – entre la monoculture céréalière, la déforestation massive, l’exil des animaux sauvages vers les métropoles et les pandémies zoonosiques – voudraient s’en prendre aux assises mêmes de la modernité, alors que, d’après le credo progressiste, nous sommes aujourd’hui tellement plus libres et égaux que nos lointains ancêtres, ces chasseurs-cueilleurs qui, faute d’avoir connu les bienfaits de l’économie circulaire et du développement durable, n’avaient inventé ni les 4 roues motrices (pesant plus de 40 % du marché automobile) ni les montagnes de déchets en matière plastique (pesant 2 fois plus lourd que la biomasse animale). Attention à ne pas fraterniser avec ces lointains indigènes qui, trop simplets pour se creuser plus avant la tête et abandonner leurs errements de nomades, n’avaient pas encore mis en circulation de particules fines et de perturbateurs endocriniens, mais justement, gaffe aux céphalées chroniques, exhumer trop de corrélations finit par foutre le bourdon, sinon la migraine.

À force d’interroger les rapports humains et leur écosystème, on se retrouve vite sens dessus dessous. L’abus de coïncidences nuit gravement à la santé mentale, mais comme les associations d’idées attirent plus ma curiosité que les axiomes établis de toute éternité, autant céder à la confusion de genres, au piège des approximations dépareillées. Et n’en déplaise aux lois de l’apesanteur économétrique, quitte à amalgamer des carpes farcies en abscisse et des peaux de lapin en ordonnée, je soutiens mordicus qu’on peut corréler, graphique à l’appui, l’inexorable fonte de la croûte glaciaire et l’irrésistible hausse des profits spéculatifs. D’ailleurs, cette drôle de pensée buissonnière, je ne suis pas le seul à l’avoir abrégée au marqueur sur les murs, elle fait un peu partout son chemin dans l’intelligence collective :

+ DE BANQUISE

– DE BANQUIERS

*

SÉVICES DE PROXIMITÉ – Sitôt la nuit tombée, sur l’écran plasma, il paraît que les zombies sont de sortie avec d’amples capuches pour assurer leur anonymat et des bonnets au ras des yeux. On aura beau changer de chaîne, ils sont programmés partout, entre chiens et loups, ces rôdeurs sexuels. Bientôt, selon un suspense implacable, ils entreront par effraction dans nos consciences. C’est scénarisé d’avance, ils connaissent par cœur les horaires journaliers de leurs proies, ils ont des visages postiches et un ADN interchangeable d’une crime story à l’autre. On croit les tenir à distance dans le poste, mais, de la fiction à la réalité, il n’y a qu’un pas-de-porte. Ça y est, ils nous ont devancés sur place, drone sweet drone, ils ont profité de notre attention captive pour s’introduire chez nous, et si on a le malheur d’être une femme seule, piégée dans sa chambrette en 3D, face au rectangle XXL d’un home cinéma, on risque de passer de l’autre côté du miroir, victime expiatoire d’un thriller de série B.

Et pourtant, dans la vraie vie, loin des télégénies sécuritaires peuplées de serial violeurs, seuls 17 % des prédateurs sexuels sont de tels inconnus, surgis d’un recoin ombrageux, puisque parmi les centaines de milliers de fillettes, d’adolescentes, de jeunes femmes ou de déjà-mères, l’immense majorité d’entre elles ont été abusées – et 7 le seront encore au cours des 60 minutes qui vont suivre la lecture de ces lignes –, dans leur douillet foyer, ce cercle vicieusement familial, ou par des proches de leur parentèle ou par des hommes ayant un rapport d’autorité sur leurs victimes, depuis si longtemps côtoyées que pour ainsi dire prédestinées. Reste que, si ce scénario-là, d’une si désespérante familiarité, représente la plupart des cas, il semble rebuter les producteurs de fictions-télé, trop de banalités intimistes pourraient désespérer l’audimat.

*

QI SOMMES-NOUS ? – Parmi les preuves du génie inégalable de l’homo sapiens, il en est une, datant du XIXe siècle, qui fait encore autorité, la découverte, certes tardive, des outils permettant à la seule espèce humaine de mesurer sa propre intelligence. Avec un double-décimètre, comme s’y essayèrent quelques craniologues européens dès les années 1880 ; avec les tests du quotient intellectuel, comme s’y employèrent deux psychopédagogues français à partir de 1905. Et depuis lors, tandis que les QI affinaient imagiers géométriques et quiz élémentaires, la courbe des résultats n’a cessé de grimper en moyenne, malgré de forts contrastes selon le continent d’origine, mais comme partout le niveau montait en flèche, la méthode d’évaluation y trouvait sa légitimité progressiste – tout ce qui progresse va dans le bon sens, puisque le bon sens est lui-même en progrès.

Au fil du siècle dernier, toutes catégories confondues, les QI sont passés du simple au double. Disons plutôt que, toutes causes inégales par ailleurs – innées dans l’œuf ou picorées petit à petit, soit géno-typiques soit socio-cul –, les humains sont devenus moins bêtes, c’est attesté par la psychométrie. Ils se sont approchés, en six ou sept décennies, des 100 points du QI médian. Il paraît que ça dépend des natures ou des cultures, mais puisque tout le monde en a profité, pas de jaloux entre surdoués hors concours et idiots du village global, bref on est nettement moins con que l’hominidé primitif. Et ça a suivi ce long cours ascendant jusqu’en 1975, ensuite la tendance semble s’être inversée chez les Occidentaux, brutale décrue qui n’a cessé d’empirer depuis. Au Royaume-Uni par exemple, entre 1989 et 2009, les tests d’intelligence marquent un déficit de 12,5 % ; en France aussi, ça a baissé de 4 points durant la même période. Alors pourquoi de telles contre-performances ? Et pourquoi cette date fatidique, 1975 ? J’ai beau me creuser les méninges – la suppression de l’ORTF ou la légalisation de l’IVG ? la guerre civile au Liban ou l’indépendance de la Papouasie ? le meurtre de Pier Paolo Pasolini ou l’agonie artificielle du général Franco ? –, trêve d’hypothèses farfelues, rien de significatif.

Les experts, eux, ont des avis tranchés sur cette débilitation relative. Les uns, déclino-alarmistes, pointent un nivellement de la pensée sous la pression migratoire, provoquant un abâtardissement multiethnique du bon sens ; d’autres, tout bêtement humanistes, imputent la chose aux inégalités économiques, à leurs effets sous-nutritionnels ou analphabétisants ; quant aux statisticiens d’obédience objectiviste, ils préfèrent parler de ressac provisoire, sinon d’une loi des grands nombres qui finit toujours par plafonner. À moins que cette décrue cérébrale – comme j’aurais tendance à le croire – ait quelque rapport avec le foutu choc pétrolier et l’instabilité monétaire qui en a découlé dès 1975. Depuis la hausse de l’or noir, ce fut la crise mondiale, ne nous l’a-t-on pas assez ressassé, la Crise avec un grand C reconductible d’une décennie à la suivante, sans qu’on voie jamais le bout du tunnel, et forcément ça a dû peser sur les consciences.

À l’époque, le président Giscard d’Estaing avait décrété : « Moins on a de pétrole, plus on a des idées ! » Formule bidon, censée faire illusion. Et son nouveau Premier ministre, Raymond Barre, labélisé « meilleur économiste de France », s’était mis à nous faire des cours du soir sur le petit écran, avec des graphiques sinusoïdaux pour justifier l’austérité. Fini les Trente Glorieuses, serrez-vous la ceinture. Nos parents, il leur avait suffi de bosser pour se hausser du col (bleu puis blanc) et grimper sur l’échelle (des salaires). Moi, du haut de mes 13 ans, j’étais en pleine croissance morpho-squelettique et, du jour au lendemain, fallait rationner ses dépenses, économiser l’énergie, punir les faux chômeurs qui vivaient au-dessus de nos moyens. D’après les idées dissidentes de mon père, c’était plutôt la surconsommation qui conduisait la société à l’« obsolescence » – drôle de mot-valise conjuguant à mes yeux l’obscène et l’adolescence. Mais, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, nouvelle désillusion, ma « bof génération » devrait avaler la même potion amère : un progressisme sans progrès. Et pour mes propres enfants, faute d’ascenseur social, on a pourvu chaque étage d’une batterie de tests d’évaluation : à la maternelle, à la fac, à l’entretien d’embauche ou à Pôle emploi, dans les magazines ou chez le développeur personnel.

Passé le cap du millénaire suivant, le résultat officiel n’est pas brillant : le niveau moyen est en berne, le quotient s’amenuise, l’âge mental régresse. Enfin, c’est leur QI qui le dit, parce qu’on est peut-être plus malins que ça, juste inaptes à leur méthode inquizitrice, rétifs à cocher la case attendue, de moins en moins adaptables à n’importe quel standard, maintenant qu’on a fait le tour de leurs choix multiples et que si possible on préférerait ne pas se prononcer, s’abstenir de croire aux vertus d’un world in progress et se laisser enfin glisser sur la pente douce de la décroissance. D’ailleurs, face à une telle surchauffe évaluatrice, n’importe quel grand singe – babouin, chimpanzé ou macaque – aurait eu la même idée, pour faire baisser la fièvre : casser le thermomètre.

*

RECYCLAGE EXISTENTIEL – Depuis presque trente-neuf ans qu’il loge au-dessus de son atelier de réparation TOUS CYCLES À MOTEUR, Jean-Pierre8 a eu le temps de réfléchir au cercle vicieux de la mécanique générale : « En 89, juste après Tchernobyl, quand j’ai engagé Wade, mon premier apprenti sénégalais, on disait qu’une tondeuse à gazon, si on la remontait entièrement soi-même, pièce par pièce, y en aurait pour 2 fois le prix de la neuve en magasin, c’était le tarif à l’époque. Aujourd’hui, d’accord, les scooters sont pas chers, mais vu les marges sur chaque pièce détachée, faudrait multiplier par 5 facile si tu l’achètes en kit pour la boulonner soi-même. Tandis que sur les épaves que je récupère à la casse, y a déjà 80 % de la structure et le plus gros du moteur, mais comme c’est défendu de rouler avec des trop vieux modèles, ben mon métier c’est plus du tout rentable. Normal, en Occident, personne veut plus faire du neuf avec du vieux. Avant c’était l’occase qui faisait le larron, aujourd’hui y a plus de valeur après premier usage, et moi j’ai plus qu’à finir à la poubelle. C’est pour ça que l’année prochaine, avec mon minimum vieillesse, même si c’est pas Byzance, je vais demander l’asile climatique au Sénégal, j’y suis déjà allé, y a un coin sublime dans le delta de Siné Saloum. Paraît qu’on y vit pas si mal avec pas grand-chose, et au moins, là-bas, ça a encore un sens de se bricoler un avenir avec 3 fois rien. »

*

MORTEL DILEMME – Les inquisiteurs sondagiers ont dû tourner et retourner la chose 7 fois dans leur bouche d’ombre avant d’opter pour une phrase terminale, en bas du questionnaire : « Partir en volutes de fumée ou à plat dos dans un caisson sécurisé, laquelle de ces deux options post mortem vous agrée ? » Trop alambiquée. « Entre brûler d’un dernier feu dans un four ou prendre concession perpétuelle au cimetière, quelle serait votre préférence ? » Trop anxiogène. « S’il vous fallait prendre la décision sur-le-champ, vous laisseriez-vous réduire en cendres ou décomposer en sous-sol ? » Trop directif. « En termes de projet funéraire à court ou moyen terme, vous sentez-vous enclin à l’incinération ou à la mise en bière ? » Un peu mieux. « Quitte à investir dans votre dernière demeure, serait-ce plutôt dans la niche matriculée d’un columbarium ou dans le marbre noir d’une pierre tombale ? » Pas mal du tout. « Pour vos obsèques, souhaiteriez-vous que vos proches procèdent à une inhumation ou une crémation ? » On y est, c’est parfait. Et face à cette brutale alternative – s’urner à brève échéance ou se composter au fil du temps –, il s’est trouvé presque 60 % de nos concitoyen(ne)s pour choisir la combustion à 850 degrés.

Quant aux trépassés français de fraîche date, presque un tiers ont déjà privilégié la méthode cinéraire – poudre d’os et poussière carbonique plutôt que terreau à lombric –, alors qu’ils ou elles n’étaient qu’un symbolique 1 % à procéder ainsi en 1981. Et 12 fois plus en l’an 2000, quand les restes volatils de ma mère ont été dispersés au jardin des souvenirs du Père-Lachaise par une préposée aux hommages funèbres, en uniforme sombre, qui relâchait à petites bouffées le contenu de la vasque, tandis qu’en retrait de la foule je n’en croyais pas mes yeux face au mirage éventé. Ça ressemblait vaguement aux fumeroles intermittentes d’un encensoir sans parfum ni saveur ou aux gaz pressurisés s’échappant d’un shaker agité par une barmaid ou, faute d’une poubelle à proximité, au trop-plein d’un sac d’aspirateur vidé sur l’herbe rase ?

Cette ultime hypothèse, la plus prégnante sur le vif – ma mère réduite en poudre avant épandage plein champ –, ne m’a plus quitté depuis et d’évidence j’en ai perdu tout attrait pour la crémation, sans pour autant vouloir un jour m’allonger en rang d’oignons 6 pieds sous terre. Alors voilà, pour ce qui me concerne, face au choix fatidique – finir en grande pompe dans un âtre à pizza XXL ou à l’abri d’un caisson de bronzage, mais sans UV –, ce ne sera ni l’un ni l’autre. Ni charbon de moi ni humus mortibus, autrement dit NI VIEUX NI NAÎTRE, comme une main anonyme – la mienne, à l’insu d’une virée éthylique ? – l’a écrit en face de l’immeuble où j’ai vécu mes dix-huit premières années. Et s’il était plausible de répondre ainsi – selon cette ultime volition pré-posthume – sans me prononcer mais sans me défiler non plus, disons que quelques livres suffiront à occuper ma place dans le cercueil ou la pose d’une boîte aux lettres à mon nom parmi le dédale des tombes arrivées à expiration de leur bail soi-disant perpétuel. Quant au corps du déni, mes tendres et chers, cochez-moi parmi les « sans opinion » et faites comme bon vous semble.

*

L’INTRANQUILLITÉ FAMILIÈRE – Qu’on soit en promenade champêtre ou en sieste dominicale, qu’on ait trouvé sa place à la terrasse chauffante d’un lounge bar ou au troisième sous-sol d’un parking blafard, qu’on arbore au poignet une montre en acier trempé ou à la cheville un bracelet caoutchouté de piscine, qu’on se sache en bonne compagnie dans un voisinage résidentiel ou primo-accédant à crédit dans un lotissement périurbain, qu’on ait acquis l’assurance tout risque d’une complémentaire santé ou perdu sa couverture sociale à la suite d’une démission forcée, qu’on croie conjurer le pire par l’achat d’une alarme à distance ou qu’on hésite à laisser un double des clefs sous le paillasson, qu’on doive subir le touche-touche automobile au volant de son 4 roues motrices ou la promiscuité salace des heures de pointe dans une rame banlieusarde, qu’on se renfloue en veuve au foyer d’un legs proportionnel à l’enfer conjugal enduré ou qu’on se retrouve mère isolée sans pension alimentaire ni envie de reconvoler avec un autre mâle abusif, il a bien dû arriver que, un soir en quête d’un taxi ou d’un chauffeur Uber, on ait laissé transpirer sa peur dans une ruelle obscure ou que, en fumant à la pause déjeuner sur le trottoir, on ait tergiversé avant d’offrir une clope à tel quémandeur mal luné, comme 66 % des habitant(e)s de la région parisienne qui avouent ne se sentir en sécurité nulle part.

Inutile d’en contester le bien-fondé, 2 Franciliens sur 3 ont déjà vécu dans un état de terreur latente. Et n’importe quel « je », compris dans les deux tiers de ces « on » bunkerisés en leur for intérieur, a tellement incorporé cette boule au ventre qu’il lui sacrifierait sans regret tout le reste : l’imprévisible liberté, l’assommante égalité, l’inquiétante fraternité – ces foutues devises mal avisées figurant au fronton des modernes écoles du crime, couteaux remâchés entre des dents ennemies pour raviver ses plaies d’audaces inquiétantes, de périls sans repos, de violences abusives, puisque désormais trop de mésaventures l’attendent au coin de la rue, comme autant d’équations à plusieurs inconnues. C’en est devenu une ritournelle familière, presque un hymne obsidional : « Alarme citoyens ! / Blindez vos pavillons / Fuyons fuyons ces féroces aliens / Qui viennent jusque dans nos bras / Abreuver d’un sang impur nos veines / Amour sacré de nos abris / Nous survivrons six pieds sous terre / etc. »

On peut le déplorer, mais une majorité silencieuse aspire à surveiller son prochain, depuis le visiophone à l’entrée de l’immeuble ou la caméra de surveillance du parking souterrain, les yeux rivés sur un écran de contrôle centralisé, pour y vérifier l’encéphalogramme plat de la quiétude sécuritaire. Et moi, ça me fait repenser aux anciens temps du service public télévisuel, quand chaque jeudi chômé hors l’école et passé dans le pavillon banlieusard de ma grand-mère, avec trois chaînes pour passer le temps, mon frère et moi attendions qu’elle s’assoupisse dans son fauteuil à la fin des émissions, vers 23 heures et des poussières, pour voir apparaître la mire et sa cible polychrome, avant de contempler la neige cathodique dans le poste, avec le secret espoir d’y déceler le signe annonciateur d’une vie extraterrestre, puis d’applaudir à l’arrivée des envahisseurs venus nous sauver du néant sidéral ici-bas.

*

ILLUSION D’OPTIQUE POSTMODERNE – Depuis un demi-siècle, tant de nouvelles prothèses high-tech nous sont tombées entre les mains. Du jour au lendemain, il a fallu se pendre au bout du fil d’un téléphone sans fil. Au point de rendre tout un chacun étranger à son ex-soi-même, incapable de revenir en arrière, ni de se remémorer à quoi pouvait ressembler l’ancien temps. Comment faisait-on pour exister avant le grand déluge numérique ? Avant l’écran d’ordinateur ou le fichier MP3 ? Avant la boîte mail ou le GPS automobile ? Entre « profil biométrique » et « interface mémoire », on se demande à quel saint miroir se vouer. Et voilà ce que Google répond : 1 000 milliards de photos prises sur terre avec un téléphone portable en l’année 2017, soit 4 fois plus que durant l’entier XXe siècle.

Alors, quoi de neuf sous ce flux lumineux des pixels ? Quel sens donner à cette photomanie exponentielle ? Une compulsion réflexe qui, à force d’immortaliser n’importe quoi sur son écran portatif, ne sait plus rien contempler à l’œil nu ? Pas forcément. Et si ces milliards de petits déclics répondaient plutôt à une rassurance contraire : vérifier que la réalité continue d’exister pour de vrai, que tout ne s’est pas dématérialisé alentour et en saisir l’image arrêtée pour conjurer l’accélération déstabilisante du virtuel.

Quant à la vogue des selfies – censée incarner les travers d’un narcissisme new look –, ils ne représentent qu’à peine 4 % des clichés effectués via un smartphone. D’ailleurs, n’en déplaise aux esprits chagrins du nostalgisme sépia, l’autoportrait occupait déjà une place à part dans l’histoire de la peinture. Comme quoi, ça ne date pas d’hier, ce désir d’approcher le mirage changeant de sa propre gueule, à la surface de n’importe quel étang, depuis la nuit des temps pré-photogéniques. Et peu importe qu’aujourd’hui on se réfléchisse plutôt sur l’écran plat d’un semblant de lac portatif.

*

CONTRE-PERFORMANCE ET PLAISIRS SOLIDAIRES – À tête bien reposée, hors la contrainte des confidences sur l’oreiller, 33 % des femmes déclarent avoir simulé l’orgasme lors de leur dernière relation sexuelle, du moins est-ce ainsi qu’elles revisitent la chose sur le tard : une feinte extase destinée à masquer leur demi-contentement (44 %), leur cruelle déception (19 %) ou leur franche désespérance (9 %). De ce plaisir contrefait, on ignore si leurs partenaires ont été dupes, faute de leur avoir retourné la question, ni d’ailleurs si c’étaient forcément des hommes, mais, à en juger par le baratin hétéro-standard accompagnant l’enquête, il s’agissait bien d’un concubin officiel ou de l’amant d’un soir qui, lors des mêmes ébats, avaient dû, les pauvres choux, se sentir bernés par les fausses semblances de ces femmes âgées de 18 à 69 ans.

Dommage, on aurait eu envie de savoir ce qui pousse 33 % des femmes à afficher un plaisir factice pendant l’étreinte, à singer la montée en puissance, surjouer la pente douce jusqu’à l’irrésistible crescendo ? Est-ce par habitude, par ruse, par pitié, par devoir ? Ne sont-elles pas plutôt captives d’un rituel usé jusqu’à la corde ? Victimes d’une complaisance attendrie pour leur cher et pas si tendre ? Ou, pire encore, sous le diktat d’un mâle dominant croyant dur comme fer à son éternel sex-appeal ? Sans négliger la part maudite du viol conjugal, indiciblement banalisé, mais ces cas de figure, les gloseurs d’opinion féminine s’en contrefoutent, ils ont compté parmi elles les brebis égarées du troupeau, une bande de simulatrices, et là s’arrête leur diagnostic moutonnier, sans aller voir comment ça se passe de l’autre côté, chez les 100 % de mecs qui, eux, selon l’indéboulonnable mythe de la virilité, n’auraient rien à cacher ni bidonner ni regretter, aucun état d’âme, puisque par essence leur nirvâna ne s’atteint qu’en solitaire, comme un record à battre, d’un coup de semonce final, par pure réflexe musculo-pavlovien.

Entre le féminin et le masculin, la primauté du phallus a fait long feu ; et tant pis pour la vulgate analytique supposant, avec son « complexe de castration », que la fille en manquerait cruellement et que le garçon s’y gonflerait d’une supériorité naturelle, même si l’ombre portée de la symbolique érectile surplombe encore nos consciences d’un permanent rapport de forces : sexe faible vs sexe fort. Et pourtant, ce mètre étalon ne tient plus debout, une fois mis en regard ce qui est vraiment comparable en termes de zone érogène : les 7 500 terminaisons nerveuses du clitoris et les 5 000 innervations du gland pénien – soit à 33 % près des conducteurs de volupté similaires. N’en déplaise aux chronométreurs de performances coïtales, ce n’est pas un détail anatomique de moindre importance, mais le point sensible qu’hommes et femmes, épidermiquement parlant, ont en commun : un capuchon qui s’irradie de plaisir à bout touchant.

Pas étonnant que les sourciers des performances coïtales préfèrent traquer un taux de réussite chez le mec et de simulation chez la nana, négligeant dans l’extase ce qui s’entreprend en miroir et se manque souvent à mi-chemin, puisqu’en matière de QCM standard c’est in ou out, yes ou no, black ou white, sinon actif ou passif, pas de nuancier des humeurs, à question fermée réponse binaire. Quant aux faux-semblants des unes et à la soi-disant maîtrise des autres, disons que l’amour ça se feint à deux, hésitation émulation, ça se plaît à complaire, ça se devance, anticipe, surenchérit au-delà du réel, ça ne va pas de soi mais ça voudrait aller de pair, dupe-moi encore et encore, c’est à demi-fictif à moitié à vif, abandon contre-don, caresse-moi d’illusoires promesses, prends ta vessie pour ma lanterne, feins-moi d’arriver à tes fins, trompe-l’œil d’un bouquet d’artifice, fais-nous croire que chacun veut, peau contre peau jusqu’à une seule voie lactée, même s’il n’y a pas de rapport au sens propre, maintenant que tout est figuré, deux oasis à leurs yeux miroités, image mirage, tu ne me prendras au jeu que si tu lâches prise, érection piège à cons, sors de ton corps et entre en confusion, libido vertigo, paroles en l’air, inversion des gravités, oh hisse-toi jusqu’à ma chute libre, coup de bluff et strip-poker, toi et moi nous n’avons jamais fait que feindre, simili-murmures jusqu’à l’illusion cosmique, mais comment y quantifier des hauts et des bas, pauvres sondeurs de nos défiances mutuelles, parce qu’au bout du compte à rebours, ça ne se mesure pas en longueur et profondeur avec un double-décimètre, ça se joue à cache-cache, aveuglément mais à tâtons, au diapason des mêmes leurres, pile ensemble à ce qu’il semble, feints prêts ou quasi défuntes, chacun chacune à la puissance deux, mais justement c’est fait pour ça l’amour, faillir défaillir, pour faire mentir les statistiques, l’exception qui ne confirme aucune règle, la contrefaçon jouissive d’un rapport humain, agréger dégenrer, même si ça ne culmine pas souvent à l’unisson – un petit peu, mieux que rien, à la presque folie, une autre fois.

*

DE QUEL HASARD EST-ON LE PSEUDONYME ? – Nos ancêtres les Gaulois, vassalisés par l’Empire romain, puis razziés par les peuplades franques, burgondes ou wisigothes, ont eu, jusqu’au IXe siècle, le privilège d’être païens – sous l’influence de leurs colons successifs – et bilingues – entre sabir gallo-roman et patois germanique. Durant le Moyen Âge, le pot-pourri chrétien et son latin de cuisine ont fait monter en sauce un semblant d’unité féodale, même si les familles françaises portaient souvent la trace d’un sang impur, y compris dans leur nom. Chez les Rigaud par exemple, en grattant un peu, on retrouvait des racines barbaresques initiales : rik wald (« roi de la forêt »). Et, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les patronymes ont continué à évoluer, à s’entremettre, se dépolir ou se chimériser de toutes pièces, en s’inspirant de certains corps de métiers, de saintetés en vogue ou de lieux-dits avoisinants. Et pour ceux hérités de migrations plus récentes, il était d’usage d’en tronquer la graphie à sa guise – Rolando changé en Roulant, Gottfried en Geoffroy, Garcia en Garche, Sigwald en Sigaud ou Sartori en Sartre. Mais, après 1789, fini le chaos onomastique et ses petits arrangements, les législateurs, soucieux de déclarer tous les hommes à égalité devant l’état civil, ont gravé dans le marbre le paraphe de chaque citoyen, un nom en propre qui lui serait justement inaliénable.

Quant à ceux, parmi les candidats à la naturalisation, qui, depuis la prise la Bastille, voulaient franciser leurs noms-à-coucher-dehors, il leur faudra encore attendre un siècle et demi pour passer inaperçus… jusqu’au 23 avril 1947, avec une circulaire du ministère de la Santé publique et de la Population permettant aux immigrés polonais, ritals ou ibériques de se franciser sur le papier, eux qu’on avait accueillis pour combler les trous d’une classe d’âge à « forte mortalité et faible natalité ». C’est encore possible, aujourd’hui, de se banaliser sur les papiers d’identité, pour échapper aux connotations péjoratives ou trop exotiques d’un patronyme de naissance, comme dans le cas de Bernard9 Djouhni – agent immobilier né à Montreuil de mère ardéchoise et de père algérois – qui l’autre jour me racontait ses démarches au comptoir d’un café. Cédons-lui la parole :

« Ma femme était déjà enceinte quand j’ai lu sur un hebdo que, dans la pile de CV, 44 % des recruteurs font le tri rien qu’en lisant ton nom. À l’échographie, c’était tout prévu, une fille. Du coup, pour son avenir, si elle s’appelait comme son père, avec des accointances maghrébines, elle aurait 3 fois moins de chances d’être reçue pour un entretien d’embauche. Alors je me suis renseigné sur les démarches à suivre. Faut motiver sa demande auprès du Conseil d’État, avec trois propositions voisines. On a cherché dans les Pages jaunes sur Google et, à la place de Djouhni, on a proposé Dougie, Geunet ou Jondry. Ça leur a pris six mois avant de publier par décret dans le Journal officiel. Et comme entre-temps, la gamine était déjà là, ben c’est tombé comme ça, elle s’appelle Jeanne Geunet. »

*

TROP DE LIGNES À L’HORIZON – En novembre 1989, des manifestations dissidentes en RDA contribuaient à abattre le Mur érigé 28 ans plus tôt à Berlin et ses alentours (155 km). On dénombrait alors une quinzaine de lignes de démarcation similaires de par le monde : entre frères ennemis coréens, chypriotes ou irlandais, mais aussi entre l’Afrique du Sud et le Mozambique ou en plein désert du Sahara pour contenir les incursions de nomades rebelles au Maroc. L’exemple berlinois allait-il faire des petits, à l’heure où la France fêtait en grande pompe le Bicentenaire de la prise de la Bastille, cette prison dépierrée pour monter des barricades ? Et verrait-on ainsi se matérialiser le désir exprimé en 1974 par Angela Y. Davis dans son brûlot autobiographique : « Walls turned sideways are bridges », autrement dit : « Les murs renversés sont des ponts » ? Hélas, trop de défaites avaient passé sous ces ponts depuis les seventies, pas d’effet domino, ce fut même plutôt le contraire. Dès 1990, pour se protéger « des terroristes et des trafiquants », l’Inde érigeait une barrière à la frontière birmane (1 264 km), puis trois ans plus tard à celle du Bangladesh (3 400 km). Si bien que, en l’an 2000, ces diverses délimitations physiques – de briques, de béton ou de grillages barbelés – rivalisaient avec la Grande Muraille de Chine du IIe siècle avant J.-C. (6 500 km), censée prévenir on ne sait quelle « invasion barbare ».

Aujourd’hui, on doit en être à 75 murs s’étendant sur 40 000 kilomètres environ. Les énumérer serait trop fastidieux, il suffit d’imaginer que, mis bout à bout sur une seule ligne, équatoriale, cela permettrait aux astronautes en mission de distinguer à l’œil nu les deux hémisphères terrestres. Vu de loin, on jurerait que cet universel renfermement derrière des clôtures infranchissables participe d’un réveil du nationalisme. En prêtant plus d’attention à la chronologie du phénomène, on verrait qu’il s’accélère au gré de la globalisation, redessinant sur l’ancienne cartographie des État-nations de nouvelles lignes de partage – entre consommateurs solvables et main-d’œuvre pauvre.

Et si ces zones tampons socioéconomiques recouvrent désormais, sans toujours les recouper, plus de 10 % des frontières officielles entre pays recensés par l’ONU, il manque à ce constat une autre évolution en cours : l’essor mondialisé des gated communities. Du Chili aux USA en passant par le Brésil, on connaissait depuis longtemps ce type de lotissements résidentiels avec mur d’enceinte, personnel de sécurité et filtrage des accès aux seuls habitants du cru, mais c’est bien au cours des années 1990 que ce modèle d’habitats en circuit fermé a pris pied en Europe, en Russie, puis plus récemment au Nigeria ou en Chine. Et comment faire la somme de ces barrières défensives qui essaiment quelques ghettos de riches en périphérie urbaine, loin des cités HLM, des rangs d’oignons pavillonnaires ou, pire encore, des campements de sans-papiers ? Induit par la hausse des inégalités sociales, ce double mouvement de bunkerisation à grande et à petite échelle n’en est qu’à ses prémices. Un mur de Berlin déchu, 1 000 de remontés.

En matière d’entre-soi sécuritaire, les libertariens fortunés de Californie ont même entrepris d’édifier des îles flottantes dans les eaux internationales, dont une pourrait bientôt voir le jour aux larges de la Polynésie, financée par Peter Thiel, le cofondateur de PayPal, transhumaniste de la première heure et candidat à la colonisation lunaire via ses fusées SpaceX. Faire sécession offshore, dans l’espace un jour, mais d’abord sur la planète bleue, ce n’est pas qu’échapper à l’impôt, c’est construire de nouveaux châteaux forts, avec leurs douves océaniques, tout en continuant à toucher sa dîme à chaque transaction sur la plèbe de sa clientèle demeurée hors champ – en dignes descendants des gros propriétaires terriens partisans de l’enclosure en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. Une robinsonnade dystopique devenant, chaque jour qui passe, moins improbable. Et pas facile d’imaginer la parade à ces richissimes expatriés en vase clos qui voudraient enclaver partout leurs Z’économies À Défendre. À moins que ne se développe à rebours de ces projets lucratifs un vaste mouvement de reconquête de nos « communaux », au sens propre et figuré – du petit bois de chauffage de nos forêts à l’ensemble des inventions humaines arbitrairement brevetées et qu’il faudrait se réapproprier gracieusement. Il y a autour de nous tant de Zones À Déprivatiser.

*

AU-DELÀ D’ICI, NON MERCI – En prévision du grand sommeil définitif, cette date limite de torpeur qui à chacun échoit, autrement dit son propre avis de décès, quand viendra l’heure de se défaire d’une dépouille usagée, 61 % des personnes interrogées de leur vivant souhaiteraient arrêter les frais, mourir tout court, sans supplément d’âme ni seconde chance. L’immortalité, ce n’est pas le genre de pis-aller qui les console, aucun extra-time d’existence ne les motive après expiration. Pour ces presque deux tiers de Français(e)s encore de ce monde, ça n’a qu’assez perduré, inutile d’outrepasser son trépas.

Et, parmi eux, on compte tout à la fois des ouailles qui ont toujours prié le Ciel de les exaucer et d’autres qui n’auraient jamais misé un kopeck sur un pari aussi stupide, soit au total 61 % de croyants convaincus – pratiquants ou non –, mais aussi d’incrédules qui, venus vécus vaincus, souhaitent jeter l’éponge. Chacun chacune d’entre elles ou eux se refusent à la tentation d’un peu de rab posthume, rétifs rien qu’à l’ébauche de l’idée d’une survie éternelle. Et basta, sans quitus ni bonus, même si, dans les limbes de cet examen de conscience, sondant des voies assez impénétrables, il en reste 7 % – dont moi, entre autres décédés en sursis – qui s’abstiendraient bien d’avoir en ces métaphysiques matières la moindre opinion, ni au-delà, ni ici-bas. Ou alors, tant qu’à se réincarner, un simple grain de sable m’irait à merveille, pour me confondre à mes semblables dans le désert et laisser s’écouler à travers le sablier du temps un farniente définitif.

*

DEGRÉS DE SÉPARATION – À moins de 6 poignées de main, tout humain serait en lien avec n’importe lequel de ses semblables. Ni élucubration complotiste, ni lubie d’un généalogiste mormon, c’est l’hypothèse échafaudée en 1929 par un littérateur hongrois, Frigyes Karinthy, corroborée peu après par les savants calculs de statisticiens émérites. Cette théorie des « degrés de séparation » a été revue à la baisse depuis que la mondialisation numérique semble avoir fait sauter 1 ou 2 maillons dudit chaînage interpersonnel qui virtuellement nous keep in touch – à moins qu’elle nous entrave, selon la libre appréciation de chacun. Qu’on like ça ou pas, faut s’y faire, on n’escompterait plus désormais que 4 intermédiaires et des poussières entre 7,5 milliards d’altérités habitant aux antipodes les unes des autres et s’ignorant de telles affinités potentielles.

« On s’en tamponne le coquillard », auraient dit nos ancêtres de la Belle Époque, dont les réseaux sociaux d’alors consistaient en une veillée au coin du feu ou en des brèves de comptoir. Reste que cette synthèse des rapports humains – en gros, on est tous le cousin du copain d’un voisin de quelqu’un qui connaît un certain Tartempion qui, etc. –, révélée par mon très matheux frère aîné du temps de nos adolescences, s’est confondue depuis avec une expérimentation dont mon père, psycho-sociologue irasciblement volubile, aimait narrer par le menu le protocole.

Ça se passait à New York dans les années 1940. On avait constitué plusieurs groupes de dix volontaires, tous born in the USA de type dit « caucasien ». À l’un d’entre eux, on montrait l’image d’une rame du métro avec quelques passagers assis sur la banquette latérale et, au premier plan, deux personnes debout, se faisant face : un Noir vêtu d’un costume cravate et un Blanc, de plus petite taille, qui semblait lui parler en le montrant du doigt, tandis que son autre main empoignait discrètement un rasoir de barbier. Dans une pièce isolée, le premier participant était censé décrire en détail la scène illustrée à un deuxième cobaye, qui, à son tour, en accueillait un troisième pour lui transmettre en substance le même récit, et ainsi de suite jusqu’au dixième maillon de la chaîne.

Après avoir fait traîner son exposé en longueur, l’oracle paternel se concluait toujours ainsi : « Dans 90 % des cas, dès le sixième passage de témoin, le coupe-choux change de main, et c’est le Noir qui menace d’égorger le petit Blanc. » S’ensuivaient d’interminables extrapolations sur les effets pervers de toute rumeur que, d’ailleurs, son cher collègue et ami Edgar Morin, au lendemain du printemps 68, avait étudié à propos de la soi-disant « traite des Blanches » dans des boutiques de fringues tenues par de louches « Israélites » à Orléans. Et, à l’époque, de proche en proche, sous l’influence de ce plaidoyer démystificateur, j’avais acquis la conviction que la plupart des vérités colportées en ce bas monde n’étaient que des stéréotypes qui se refilaient à notre insu, manipulés par personne en particulier, mais remodelés par tout un chacun à moins de 6 poignées de main.

Vérifications faites sur le tard, l’expérience relatée par mon défunt père a bel et bien eu lieu en 1947, initiée par Gordon Allport et Leo Postman, illustrant combien les légendes urbaines véhiculent des « transferts d’agressivité » à l’encontre des groupes minoritaires. Une vieille expression populaire en avait déjà synthétisé l’intuition critique : « L’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours… » Au départ, qui sait si ce n’était pas « l’ours qui avait vu un trappeur vendre sa feinte peau d’ours à l’homme qui s’est ensuite vanté d’avoir, etc. ». Le moindre témoignage, retranscrit de visu, de mémoire ou de source autorisée, devrait se prendre avec des pincettes, et tout message de bouche à oreille jamais pris pour argent comptant, d’autant que ce fumeux « téléphone arabe » est empreint, dans sa formulation même, d’un poncif crypto-colonial.

Il n’empêche, les rumeurs ne drainent pas que des arrière-pensées lyncheuses ou des infox issues de préjugés mi-crus mi-recuits ; depuis la nuit des temps, elles ont servi de matière première aux textes sacrés, aux épopées poétiques, aux romans de chevalerie et autres manuscrits trouvés à Saragosse ou ailleurs. A contrario, me dira-t-on, n’importe quelle menterie éhontée, via une demi-douzaine de relais transmis à la vitesse de la lumière, peut désormais parcourir l’arborescence numérique et prêter main-forte à quelque attentat aveugle ou massacre ciblé. En 2018, des chercheurs états-uniens ont même calculé, à partir d’un échantillon de 126 000 messages diffusés sur Twitter, que les fake news circulaient 6 fois plus vite que les vraies, mais je n’oublie pas que c’est au sein d’une matrice d’affabulation que sont advenus tous les arts de la fiction. Sans doute la barbarie puise-t-elle à la même source que l’inspiration littéraire, en nous trompant les uns les autres, et plutôt 6 fois qu’1, mais on ne saurait écrire que par ouï-dire.

*

CHANGEMENT DE PROGRAMME – Une fois attesté que 20 % des arrêts cardiaques recensés sur la voie publique à Paris ont lieu dans une des 5 gares de la capitale – celles du Monopoly – et que moins de 2 % des pannes ou des retards de train sont dus à des grèves intersyndicales, des débrayages sauvages, sinon d’autres formes de mouvements sociaux, pensez-vous qu’il vaudrait mieux à l’avenir :

a) ne plus s’émouvoir en commun ;

b) entamer une grève du cœur illimitée ;

c) saboter à ses dépens le train-train quotidien ;

d) rêver dans son coma d’un droit de retrait généralisé ;

e) se mal conduire les yeux fermés pour changer de destination ?

*

RELIS TES RATURES – Qui a d’abord été poussière, retombera un jour en poussière, c’est prédit noir sur blanc dans les Écritures. Il en va de même des livres qui ne sont que pâte à papier vouée à redevenir illisible cellulose. Anticipant ce cercle vicieux, à l’image de l’humain humus, l’édition française envoie chaque année près de 150 millions de bouquins au pilon, parmi les 50 000 nouveautés et réimpressions du moment, soit entre 20 % et 25 % de la production globale, à seule fin de diminuer le coût de stockage des exemplaires invendus ou défraîchis après leur aller-retour en librairie. Quant aux supports de presse, quotidiens et magazines, la proportion de ceux réduits à leur papier mâché originel oscille entre 30 % et 50 %.

Qui dit offre et demande présuppose profits et pertes, distribution excédentaire et gâchis abyssal. Il n’y a pas d’exception culturelle en matière capitalistique, le trop-plein s’équilibre par le manque, la surproduction par la consumation massive – drôle de guerre commerciale qui tait son nom – et, concernant les imprimés de toutes sortes, par un autodafé sans fumée ni feu, sous prétexte d’économie circulaire, même si plus de la moitié des bouquins et journaux ne sont même pas recyclés. Mais attention à ne pas confondre ce gâchis structurel avec la « destruction créatrice » selon Joseph Schumpeter, ni avec le mythe du bien malheureux Sisyphe, et son alter ego de l’Égypte antique, le bousier sacré Khépri déterrant chaque jour l’astre solaire pour le refondre au noir chaque soir, ni avec la « pompomanie » absurdiste des Shadocks…

D’ailleurs, vous ne verrez jamais, par rayonnages entiers, ces tonnes d’ouvrages livrées à la mâchoire d’acier trempé d’une déchiqueteuse ; un tel spectacle ferait scandale, au-delà de l’obscène, et donc sous X, tabou. Vous ne verrez pas non plus ressortir à l’autre bout de la chaîne broyeuse ces ballots compacts d’un mètre cube, énormes pavés a-typographiques qui rendent un hommage involontaire aux œuvres de César, entre autres Nouveaux Réalistes des années 1960, sauf que ces compressions-là ne veulent s’exposer à aucune publicité. Et pourtant, presque un quart de ce qui se publie est bel et bien renvoyé une douzaine de mois plus tard aux oubliettes. C’est énorme, direz-vous, mais moins qu’il y paraît, comparé aux records du gaspillage agricole, aux États-Unis par exemple, où plus de 40 % des produits alimentaires, hors date de fraîcheur ou pas, finissent à la benne. Tel un serpent de mer autophage, le productivisme a tendance à se mordre la queue, et il serait fastidieux d’en inventorier tous les cas particuliers, même si, pour faire avaler ces couleuvres, il est de bon ton de célébrer certains gestes exemplaires : ces enseignes d’hypermarché offrant à des associations caritatives quelques tonnes de denrées en voie de péremption, ou ces éditeurs sauvant du lot compressé quelques indigestes romans, manuels ou illustrés pour les convoyer aux confins désargentés de la francophonie. Démagogie durable ou éthique en toc : l’arbre en trompe-l’œil qui cache mal une forêt mise en coupe réglée.

Inspiré par cette dilapidation structurelle – le cycle soi-disant régulé des re-rebuts & sur-surplus, néant-plus puis néant-moins –, voilà qu’un autre ruban de Möbius me traverse l’esprit, celui des words in progress de ce livre. Pour broder quelque chose à partir de tel pourcentage, telle donnée fractionnée, il m’a fallu collecter des années durant tout un tas de statistiques et en abandonner la plupart au final – à la louche 75 % –, faute d’être parvenu à leur apparier un contre-exemple saisissant, un contexte biaisé ou une digression retorse. Chaque page d’écriture suppose un fort volume documentaire amassé pour quasi-rien, des carnets de notes aux trois quarts laissés en jachère. Combien d’intuitions nous passent en vain par la tête, d’images mémorielles peu à peu refoulées, d’illuminations retombées en cendres, avant de concevoir une pauvre petite idée personnelle ? Et loin d’être un souci propre au processus artistique, c’est tout bêtement comme ça que la pensée s’élabore dans notre cogito interne, en négligeant, épuisant, délaissant, amnésiant la plupart de nos ressources mentales pour verbaliser in fine la phrase d’après.

À force de brûler ce qu’on a adoré, il y a énormément de rebuts et surplus dans l’aparté de nos pensées, et autant de dépenses somptuaires, d’énergie dysfonctionnelle accumulant pas mal de scories réflexives, même si tout ça s’évacue en circuit fermé, aussitôt enfoui dans des silos subconscients. Le gâchis créatif, c’est depuis toujours la matière première de notre usine à gaz émotive, inventive, cognitive, régulé par un tri sélectif endogène. On aurait tort cependant de croire que le modèle économique planétaire – l’autodestruction créatrice de valeur – s’en trouve justifié. Son culte d’une croissance aveugle, illimitée, a beau singer l’exaltation d’une rêvasserie cervicale, en changeant d’échelle ça change la nature du processus. La pulsion productiviste en surchauffe offre toujours plus qu’on ne lui demande, prémédite des désirs excédentaires, un super-flux de superflu, et quand elle ne sait plus quoi faire des déchets collatéraux, ne reste plus qu’une issue pour les refouler : le déni.

*

UCHRONIE PRÉNATALE – « Si on avait su plus tôt ce qui nous attendait, on se serait bien passé d’en avoir eu l’idée, mais une fois que ça vous tombe dessus, neuf mois plus tard, ben faut prendre son mal en patience, plus question de faire comme si de rien n’était » : c’est le type de pensées qui ont déjà traversé l’esprit de 20 % des parents de nationalité allemande. Si c’était à refaire, ils auraient préféré l’abstinence, et maintenant qu’ils ont commis l’irréparable, sinon exprès du moins ensemble – hors cas d’empêchement physiologique ou de perte accidentelle –, eh bien ces couples regrettent amèrement d’avoir enfanté. Si c’était à défaire, comme un pull-over rendu à sa pelote de laine, eux auraient préféré démentir les taux de fécondité dans l’œuf, plutôt que contrefaire les géniteurs comblés, sauf que le natif est déjà là, le post-conçu nouvellement échu, alors tant pis il ne sera ni repris ni échangé, c’est hors date limite de procrastination.

Face au fait accompli, 20 % des pères ou mères germaniques se demandent pourquoi ils ont troqué leur liberté sans attache contre un fil ombilical à la patte. Peu importe le déficit procréatif de leur pays, mieux aurait valu s’abstenir, mais comment désormais faire marche arrière ou évoquer en public leurs scrupules tardifs ? « Si on avait su, ça nous serait pas advenu… » On aurait l’air de quoi à renier son gosse sous couvert d’anonymat ? Fallait y penser avant, qu’elle & il n’avaient aucune envie de repopuler l’outre-Rhin en plein déclin des naissances ni de devenir jeune maman au foyer faute de Kindergarten, ni d’ajouter une empreinte carbone dans ce monde sulfaté, caniculaire, irrespirable, foutu d’avance, alors autant se priver de la génération d’après, ne plus recycler les mêmes erreurs et faire décroître l’espèce sans tapage ni douleur.

Sauf que, trop tard, nul droit à une seconde chance pour ces parents inconséquents, plus moyen d’annuler leurs couffins germains, d’effacer la tête à Toto sur l’ardoise magique, à moins d’inventer une machine à remonter le temps, pour qu’il change de point de chute. Ainsi, 20 % des procréatrices et -teurs d’outre-Rhin pourraient ne pas se morfondre d’avoir œuvré à leur propre perte, il suffirait qu’on les soulage de leur bévue, en léguant l’encombrant souci aux centaines de milliers de non-mères et non-pères d’Allemagne réunifiée, puisque, parmi les 30 % de femmes nullipares, nombre d’entre elles ont sacrifié un désir de grossesse à leur carrière, sous peine d’être traitées de Rabenmutter : une indigne « mère corbeau » délaissant ses petits pour bosser hors du nid familial. Une fois évalué combien de couples désespèrent en secret d’avoir eu zéro progéniture – par crainte du qu’en-dira-t-on ou faute d’avoir réussi sous X ni obtenu un droit d’adoption – et combien de parents auraient préféré que ce chiard tombé du ciel y retourne illico, on les mettrait en contact, échange de bons procédés.

Si c’était à refaire mieux qu’à présent, un monde où les vases communiqueraient d’une conception à l’autre, où le regrettable intrus des uns comblerait de bonheur les autres. Imaginons qu’entre ces deux panels en miroir, une fois les proportions arrondies à la décimale supérieure, ça fasse un compte tout rond, disons 20 % de part et d’autre, ainsi le tour serait joué. Alors si c’était à parfaire sous cette bonne étoile, des nés avec regret et des hélas pas-nés, y aurait harmonie parfaite entre désirs contraires, chacun selon des vœux complémentaires et, de fil en aiguille, avec la méthode idéale de l’entraide, on pourrait tricoter les générations à venir, une maille à l’endroit, une maille à l’envers, à moins que ce planning interfamilial des naissances soit sujet à des dérives commerciales, un dumping marchand. C’est le risque de toute utopie, non pas qu’elle soit contre nature, peu importe, mais qu’elle se fasse rattraper par ses effets pervers. Et, à bien y réfléchir, ça fiche un peu la trouille, l’exacte péréquation des bébés surnuméraires ou portés manquants, il suffirait que tel État planificateur ou telle clinique privée s’en approprie les bénéfices. Sur le papier, en laissant les idées se féconder au fil de la plume, ça m’a tout l’air de tomber juste, mais, au-delà des bonnes intentions, d’autres calculs risquent d’interférer, pour que ça ressemble au pire des mondes meilleurs. Et réciproquement.

*

CULTURE GÉNÉRALE : ŒUVRES PRESQUE COMPLÈTES – À l’approche des grandes vacances, certains velléitaires ont pour la énième fois encombré leur valise de pavés écrasants – les Mémoires de Louis de Rouvroy de Saint-Simon ou ceux de Giacomo Girolamo Casanova, sinon l’entier Théâtre de Shakespeare en édition bilingue ou les Essais de Montaigne en français moderne, d’autres pédants se sont à moult reprises vantés auprès de leurs proches de re-relire tout-Proust pendant le farniente estival, ni dans la Pléiade ni en poches, non, en lestant leurs bagages des 7 volumes de la collection « Blanche ». Désormais, avec les liseuses et autres tablettes, plus d’inconvénients liés à la surcharge pondérable, mais alors comment se targuer à voix haute d’en être à la page 309 du tome IV, puisque désormais, sur l’écran mat rétroéclairé, la pagination a disparu ?

Fini l’archaïque foliotage, né dans les marges latérales des premiers livres imprimés. En lieu et place, un autre repère indique cependant au lecteur électronique où il en est de son déchiffrement : quelque part entre 0 % et 100 %. Et n’en déplaise aux lettrés papivores, c’est motivant de se savoir progresser à mesure, d’évaluer les étapes de son avancement, 6 % puis 13 % puis 21 % puis 32 % puis 45 % puis 59 % puis…, pour répondre aux attentes de l’objectif initial, en finir avec la Recherche du temps perdu d’ici le retour à un agenda laborieux normal.

 

Vous avez déjà parcouru 33 % de cet article, la suite est réservée aux abonné.e.s. Pour achever votre lecture et accéder à tous les contenus en illimité, profitez de notre offre exceptionnelle – 25 % sur les 6 premiers mois et 7 jours à l’essai offerts.

*

SOUSTRACTION DISTRIBUTIVE – Dans la colonne de gauche, l’ensemble des marchandises livrées à telle supérette ; dans celle de droite, le total des produits passés en caisse ou restés en rade sur palettes ; l’une moins l’autre, ça devrait remettre les compteurs à zéro, après inventaire. Et pourtant non, en moyenne, il y a toujours ce bête 1 % qui manque dans le chiffre d’affaires théorique, et cette marge d’erreur, les conseillers en gestion, amateurs de doux euphémismes, appellent ça la « démarque inconnue », puisque, faute d’en identifier l’origine en quelque solde monstre, on s’inquiète de la quote-part bénéficiaire amenuisée. Ce manque à gagner fait penser aux innombrables fuites qui, chaque jour, dispersent 1 litre d’eau potable sur 5 dans la nature, jamais acheminé à bon port, sauf sur le total à payer de nos factures. D’après les experts de la grande distribution, un gros tiers de ladite « démarque inconnue » découle du vol à l’étalage des clients et plus d’un quart de la prise au tas délictueuse des employé(e)s. Quant au reste, si l’on remonte le cours de ce puits sans fond, on l’imputera à diverses fraudes des fournisseurs, aux bris du matériel lors des manutentions ou à des erreurs lors du scannage manuel des codes-barres.

Une riposte technologique s’imposait pour endiguer ce déficit structurel : outre l’embauche de vigiles musculeux, la pose de caméras de surveillance et de portiques d’alarme aux entrées du public, sans négliger les sorties empruntées par le petit personnel tenté de « se nourrir sur la bête ». D’aucuns jugeront que l’imperceptible fuite dans l’écoulement des marchandises n’est pas qu’une perte sèche, puisqu’elle ruisselle vers des soubassements sociaux qui, faute de moyens, en ont tout de même besoin, de ces produits de première nécessité. En leurs poches de misère, tel surplus compense le peu de liquidités à l’approche des fins de mois. Mais, après tout, chacun son opinion, et sa façon d’envisager l’extinction du paupérisme. Pour abuser une dernière fois de la même tuyauterie métaphorique, on dira que la « démarque inconnue » joue en quelque sorte le rôle d’un prélèvement à la source, au diapason d’un mot d’ordre qui, à la fin des années 1970, m’a frappé au coin du bon sens : « Contre l’inflation, auto-réduction ! »

Toujours du même avis lapidaire, une décennie plus tard, devenu thésard et pion de cantine scolaire, j’améliorais l’ordinaire en bossant au black le week-end dans une librairie du quartier Latin. Sans doute ai-je eu tort, alors que Sylvie10, ma patronne, se plaignait de ladite « démarque inconnue » – m’apprenant à cette occasion l’existence dudit concept –, d’évoquer le sujet de mon futur premier roman. En l’occurrence, son personnage principal, travaillant à la Bibliothèque nationale, se plaisait à dérober quelques pages en de précieux ouvrages pour reproduire ces morceaux choisis dans un fanzine à tirage limité, Hauts Vols, sans sommaire ni nom des auteurs cités, juste un pseudo-copyright LITTLE MNEMO rétrocédant au commun des lecteurs « un libre accès à l’intelligence collective ». Au chapitre suivant, ce chapardeur d’incunables réchappait de peu à un attentat, en sortant de la bouche du métro Saint-Michel, et profitait d’avoir été victime de cette onde de choc pour simuler une perte complète de mémoire.

La parution annoncée de mon bouquin, c’en fut trop pour Sylvie. Passé le rush de Noël, elle me pria de déguerpir sans demander mon reste, sous prétexte que j’avais affiché dans mes écrits une « empathie suspecte pour ceux qui pillaient des BD par dizaines chaque dimanche ». Et j’eus beau répliquer que ce n’était pas ma faute si « le rayon jeunesse [était] dans mon dos, en plein angle mort ». Il n’empêche, le bilan comptable était accablant à mon endroit : « Depuis que tu travailles ici, le nombre de livres disparus a presque triplé, alors je dis pas que la démarque inconnue c’est toi, mais avoue que les voleurs, eux, ils ont bien vu que tu les soutiens moralement. »

*

ANATOMIE À CHOIX MULTIPLES – Ça demanderait plus amples recoupements, mais on se contentera d’une fourchette très approximative pour éclairer un sujet qui taraude les magazines féminins : « Aimeriez-vous changer certaines parties de votre corps ? » Dans tous les cas, le OUI l’emporte, de 56 % à 87 % selon les sources. Un tel assentiment massif met en lumière un phénomène d’anatomie sociétale, disons même une nouvelle aspiration de(r)mocratique, qui engendre un tas de cases subsidiaires à cocher en cascade, et autant de zones sensibles à énumérer par le menu, autrement dit par ordre décroissant : le ventre (64 %), les cuisses (50 %), les fesses (38 %), les seins (37 %), les rides (12 %), le nez (8 %). Pénétrer la psyché des lectrices, descendre dans leurs plus obscurs désirs, tout un programme d’émancipation abyssal, mais comme l’ensemble des régions à remodeler est déjà compris dans le lot des réponses possibles, ce genre de sondage n’exprime pas grand-chose, hors des envies très attendues – par exemple, passer d’un popotin XXL extra-flasque à un joli cul moulé slim –, à l’image des normes morpho-publicitaires et de leurs mensurations standard. Et, comme ces études sont précalibrées, ça correspond point par point, de suture, aux offres réparatrices que les chirurgiens plastiques et autres liposuceurs agréés proposent à leurs plus impatientes patientes.

Tant qu’à reconfigurer les blasons du corps féminin, on pourra regretter un certain manque d’imagination. Sans doute est-ce là un vœu chimérique, mais rien n’empêche d’imaginer une contre-enquête, repartant de la même question auprès du même panel comprenant des femmes de 17 à 77 ans révolus qui se sentent aux deux tiers « mal dans leur peau ». Il suffirait de renouer avec un antique esprit de métamorphose, d’élargir l’horizon des incarnations mutantes et, façon puzzle, de raviver de ses cendres tout un bestiaire propice aux assemblages les plus dépareillés, aux remembrements les moins rationnels, bref à des xénogreffes que nul n’a encore expérimentées, ni même osé concevoir en songe.

Pour ce semblant de test alternatif, en guise de quiz à choix polymorphes, on soumettrait l’assentiment des candidates à d’autres interrogations. En vue d’incarner la chose, quelques exemples ci-après : « Préféreriez-vous avoir une longue queue de truite saumonée à la place de vos jambes trop lourdes ? En plus de cet attribut de sirène, aimeriez-vous respirer sous l’eau par des ouïes placées sous vos aisselles ? Ou bien, vous plairait-il de décoller vos omoplates au point d’y adjoindre les ailes d’une dragonne, d’une mouette, sinon d’un éphémère papillon ? Quels signes extérieurs de masculinité pourraient vous convenir selon un certain dosage hormonal ? S’il vous incombait d’avoir un ou deux membres fantômes, desquels choisiriez-vous de vous débarrasser ? Et que diriez-vous si l’on troquait votre obsédant ego-portrait contre la gueule majestueuse d’une lionne ? À moins que, en plus d’une agilité féline, on vous dote du pelage tacheté d’une panthère ? Et quitte à avoir la taille d’une mannequin, ne vous tenterait-il pas d’avoir le surplomb d’un drone comme une vraie guêpe à échelle humaine ? » Et ainsi de suite, en demi-gros ou en détail, du froc à l’âme, dira-t-on.

Ces fantasmagories éventuelles, parmi tant d’autres qui se pourraient décliner à l’infini, ne seront jamais soumises aux avis contrastés de personne, faute d’un sens concret et efficace des réalités, c’est dommage. Endosser la plus inconcevable des silhouettes, en s’inspirant du pouvoir légendaire des sorcières, ce sera pour une autre fois. On s’en tiendra donc à ce seul résultat atypique, publié dans le supplément fooding d’un hebdo en vogue : « Pour 41 % des femmes, manger du chocolat procure plus de plaisir que faire l’amour. »

*

RIEN À PERDRE, QUE SES CHAÎNES – Un an après le krach boursier de l’automne 2008 s’échafaudaient déjà les principes d’une nouvelle monnaie : le bitcoin. Sitôt crevée la baudruche du crédit immobilier – à la suite des millions de traites impayées par des proprios de bicoques dont la valeur hypothécaire s’était dévaluée –, l’effet de souffle avait dévasté le système financier mondial, poussant quelques informaticiens sous pseudo à inventer de toutes pièces une valeur refuge : du fric hors sol. Ni or noir, ni lingot aurifère, pur cash flow indexé à aucune matière première ni soumis à une quelconque banque centrale, juste une mine virtuelle où s’encodent des blockchains. À partir de ce mot-là, autant l’avouer d’emblée, je n’y pige plus rien, mais faisons comme si : par « chaînes de blocs », il faut entendre une base de données dont les liens internes sont autogérés par la communauté et qui met en circulation de nouveaux blocs à intervalles réguliers, formant une chaîne sécurisée par un algorithme cryptographique.

Sans prétendre en savoir plus sur le processus de validation mutuelle, disons qu’il promeut l’horizontalité, sans instance supérieure, mais non sans offrir une prime au cercle restreint des miners qui, par d’intensifs calculs de programmation, découvrent un hashcode alphanumérique engendrant la prochaine douzaine d’unités, et ainsi de suite. Bref, de l’argent qui travaille tout seul, à la chaîne, et qui ne peut être ni confisqué par un État ni gelé par une holding concurrente, selon un modèle libertarien. Or, depuis sa naissance, le cours du bitcoin a bien l’air de fluctuer au gré des transactions. En avril 2010, il valait 0,3 cent, quatre mois plus tard, 10 cents, et plus de 6 dollars le 1er janvier 2012, puis 716 dollars le 24 décembre 2013, incroyable culbute due à l’affluence des investisseurs, boostant sa cote à mesure, jusqu’à culminer vers un premier pic, 18 000 coupures de 1 dollar à la toute fin 2018. Certains pionniers ont alors dû en profiter pour revendre massivement, d’où une chute spectaculaire sous les 4 000 dollars début 2019. Sueur froide, panique à bord, et puis non, avec le coronavirus et les risques de récession, ce placement offshore est reparti en flèche pour atteindre 28 875 dollars le 31 décembre 2020, puis 40 241 dollars dix jours plus tard, sans que nul ne sache ce qu’il adviendra une fois le numerus clausus atteint, ce quota fixé d’avance à 21 millions de maillons pour une chaîne déployée à presque 90 % au jour d’aujourd’hui (30 janvier 2021).

Aussi vertigineux qu’imbitable, le phénomène n’en finit pas de me tarauder, à se demander pourquoi, si si, ça y est, ça me rappelle le jour où, rentrant du collège, j’ai découvert cette enveloppe qui m’était, chose rarissime, personnellement adressée, avec à l’intérieur une page dactylographiée précédée d’un titre en majuscules : CHAÎNE DE SAINT ANTOINE. De mémoire, il était ensuite écrit que cette chaîne, lancée par un missionnaire au Venezuela, avait déjà fait « 3 fois le tour du monde » et que, même si je n’y « croyais pas », il me fallait « faire attention » à ne pas en « rompre le serment », sous peine d’ennuis en cascade. Quelqu’un dont j’ai oublié le nom, l’ayant brûlée, en avait « perdu la vie 9 jours plus tard dans l’incendie de sa maison » ; en revanche, si j’envoyais « copie » de ce courrier « à 12 personnes » de mon entourage, il m’arriverait un « événement heureux » et je leur porterais bonheur à mon tour, comme une série d’exemples l’attestait, dont je n’ai retenu qu’un seul : un certain M. Pouget – le nom de jeune fille de ma grand-mère maternelle justement –, qui avait « gagné 9 millions à la Loterie nationale ». Ai-je alors tenté ma chance ? Me suis-je plié à l’injonction épistolaire ? Impossible de me souvenir, à part qu’une main anonyme avait ajouté au bas de la feuille : « N’envoyez pas d’argent si vous voulez que bonne fortune s’accomplisse », avertissement qui, je crois, avait donné des idées à mon grand frère, matheux prodige, imaginant, calculette en main, combien cela pourrait rapporter à l’initiateur d’une telle démultiplication, s’il s’agissait d’un bienfaiteur malintentionné : « L’arnaque du siècle ! » À moins que je me trompe d’époque et confonde avec la subite faillite de l’Albanie, en 1999, ses millions d’épargnants ayant perdu leur bas de laine à la suite d’une escroquerie du même genre, la fameuse « pyramide de Ponzi », dont mon aîné avait tenté, en vain, de me rendre compréhensible le « système de cavalerie ».

Entre-temps, j’ai appris que la diffusion de ces « Lettres tombées du ciel » remontait au Moyen Âge – dérivant d’une pratique hétérodoxe de la dévotion, d’un détournement superstitieux de la neuvaine, combattu à bas bruit par un clergé voyant d’un mauvais œil l’attirance que cette Providence exponentielle exerçait sur ses ouailles – et puis je me suis empressé d’oublier pareil enchaînement de circonstances, jusqu’à la lecture de cette brève édifiante : « Stefan Thomas, un programmateur allemand vivant à San Francisco, incapable de se souvenir du mot de passe déverrouillant son IronKey renfermant son portefeuille numérique, n’a plus droit qu’à deux essais avant blocage définitif de ses 7 002 bitcoins, d’une valeur évaluée à 220 millions de dollars. » Ce n’est pas un cas isolé, certains ont endommagé ou jeté par mégarde leur précieux disque dur, d’autres noté le code d’accès sur un carnet, égaré depuis, ou ont cru pouvoir mémoriser sa combinaison, avant un fatal AVC. Et c’est ainsi que 20 % des bitcoins existants – soit 140 milliards de dollars en date du 12 janvier 2021 – se trouvent inaccessibles, liquidités captives de leurs abysses informatiques, trésor enfoui dans le puits sans fond de calculs égoïstes, pactole grevé en son vertige spéculatif par quelque trou d’air neuronal. Et, pendant ce temps-là, les ordinateurs en surchauffe qui sécurisent cette bulle immatérielle ont un impact carbone (plus de 50 MtCO2) les plaçant entre le Portugal et la Bolivie, alors si j’osais adresser mes vœux à ces crypto-possédants : qu’ils aillent tous se faire amnésier.

*

À FOND DE CALE SÈCHE – Année après année, 99 % du temps, les 800 000 bateaux immatriculés en France, à voile (20 %) ou à moteur (80 %), restent à quai ou à l’abri en hivernage, laissant vacantes leurs cabines, tandis qu’une troisième génération de boat people (succédant au million de pieds-noirs débarqués d’Algérie entre 1962 et 1965 ou aux 100 000 réfugiés vietnamiens accueillis à la fin des années 1970) part en quête d’hospitalité d’une rive à l’autre de la Méditerranée à bord de canots de faible tonnage, puis entassée dans des camps de transit sitôt accosté les îles de Lesbos, de Lampedusa ou des Canaries, hors celles et ceux qui ont perdu la vie en cours de traversée, deux dizaines de milliers depuis 2014, et sans que personne ait proposé d’héberger les rescapé(e)s dans nos ports, sur d’autres navires, de plaisance.

*

COMMENT DÉPLUMER LES CORBEAUX ? – Il a fallu attendre des décennies pour que l’historiographie aborde ce sujet : les lettres de délation sous l’Occupation. Au début des années 1970, un archiviste gaulliste, se fiant aux dires d’officiers de la Kommandantur, les estimait à près de 3 millions. De nos jours, les chercheurs s’en tiennent à environ 500 000. Vu l’ampleur des destinataires possibles – police française ou allemande, magistrature, Milice ou Gestapo, services administratifs, journaux ou radios –, un chiffrage global n’a aucun sens. Quant à savoir combien de ces courriers étaient anonymes, disons un peu plus de la moitié, mais, là encore, on se gardera de trancher, non sans ajouter tout de même que si les médecins, juristes et autres notabilités n’hésitaient pas à user de leur papier à en-tête, ceux qui avaient omis de signer trahissaient souvent par leurs fautes d’orthographe un moindre niveau d’études.

L’examen des registres du Commissariat général aux questions juives éclaire le phénomène dans de plus justes proportions : 1 200 lettres de dénonciation, dont 70 % sans nom d’expéditeur, entre janvier 1942 et la Libération. Ça paraîtra bien peu à certains, mais ce n’était là qu’une boîte postale parmi tant d’autres où défouler sa prose judéophobe. Côté Préfecture de Paris, on admet a minima que 6 % des lettres anonymes visaient des « Israélites » et que, ajoutées à d’autres reçues par les services allemands, celles-ci ont contribué ni vu ni connu à l’arrestation de plus de 2 500 Juifs dans la capitale. Pour solde de tout compte, après guerre, faute de preuve patronymique en bas de leurs missives assassines, seuls 240 de ces délateurs antisémites sont passés devant la Cour de justice de la Seine, condamnés à des peines légères ou acquittés pour deux tiers d’entre eux.

En symbiose avec les mots d’ordre du régime de Vichy, la vindicte épistolaire a pris à partie d’autres cibles : communistes, francs-maçons, syndicalistes, Tziganes, homosexuel(e)s, résistants de toutes obédiences, auditeurs clandestins de la BBC, réfractaires au STO, profiteurs du marché noir, mais les principaux motifs de ces graphomanes mouchards concernaient la détention d’arme, les propos anti-« Boches » et les soupçons d’adultère, exsudant le plus souvent un conflit intrafamilial, une querelle de voisinage ou quelque rivalité commerciale. Lors de ladite « épuration », 40 % des procès ont concerné les auteurs supposés de ces lettres à la suite de la plainte de personnes spoliées, licenciées ou emprisonnées, ainsi que de proches de victimes passées par les armes ou déportées sans retour. Les « corbeaux » mis à nu par leurs diffamés mêmes. Simple retour à l’envoyeur… du bâton merdeux. À la Libération, des voix se sont pourtant élevées, parmi l’intelligentsia hussarde, pour s’en offusquer et renvoyer dos à dos la « terreur » des exécutions sommaires aux « excès » du maréchalisme. Mais, dès 1947, l’amnistie gaulliste est venue jeter un pudique voile sur cet abcès de désunion nationale – les collabos infra-ordinaires – et libérer la plupart des « bons Français » ayant joué de leur propre chef aux indics, absolvant ainsi ces criminels de bureau postal.

Pur esprit d’escalier, je viens de remettre la main sur une coupure de journal à propos de cafteurs plus contemporains : « Pour la seule année 2011, la CAF a enregistré pas moins de 3 200 lettres de dénonciation récoltées par ses 102 antennes départementales. Elles ne sont pas jetées, elles sont lues et peuvent être utilisées si elles apportent des “faits éclairants”. » Attention aux raccourcis historiques trompeurs, nulle intention de brandir un semblant d’analogie nazifiante, mais de quels « faits » s’agit-il ici ? De non-conformité aux critères ouvrant des droits. Cas de figure récurrent : une mère divorcée touchant le RSA, des APL ou l’allocation parent isolé se voit accusée par un malveillant informateur de s’être remise en ménage avec X ou Y, en joignant de si scabreux détails sur l’inavoué concubinage qu’on y devine la main vengeresse de l’ex-conjoint. Et pour le justicier masqué, peu importe si la dénoncée peine à joindre les deux bouts, elle doit expier sa fraude et rendre son trop-perçu avec des pénalités de retard.

Depuis la fin des années 1970, quand le Premier ministre Raymond Barre a ouvert la chasse aux « faux chômeurs », le signalement anonyme de leurs abus est entré dans les mœurs. Et, aujourd’hui plus que jamais, les guichets administratifs témoignent de cette manie délatrice, visant à la marge quelques gros contribuables indélicats, mais accablant surtout les bénéficiaires des minima sociaux. Les possédants se trouvant hors d’atteinte, c’est le fauché chronique, traité de cachottier nanti, qui sert de bouc émissaire au ressentiment diffus face aux inégalités, faute de trouver à se solidariser dans des luttes payantes. Et les récents états d’exception sanitaire ont fourni maintes occasions de désigner d’autres contrevenants à la vindicte du voisinage : pseudo-joggeurs déconfinés au-delà d’1 seul kilomètre, teufeurs clandestins de l’étage en dessous. De loin, on dirait l’inquiétante familiarité du fascisme, ou du moins son bruit de fond, mais le management généralisé des feignants supposés ou des infectieux en puissance trouve ainsi son exutoire, avivant les jalousies entre déclassés intermédiaires et salauds de pauvres ou jeunes précaires tirant de chiches subsides du moribond État-providence.

Aux antipodes de ces traqueurs sans visage de l’assistanat abusif, une autre figure a émergé durant les années 1990 : le lanceur d’alerte. Lui au moins ne cloue personne au pilori par ressentiment ou intérêt égoïste, mais divulgue un travers systémique, une pratique arbitraire, une menace environnementale, et cela au nom du bien commun. Ayant accumulé des preuves en catimini, il prend le risque de dévoiler son identité, loin des veuleries anonymes de son faux ami délateur. Il se veut chevalier blanc luttant contre un ordre établi dysfonctionnel et, si sa mission éthique vient à échouer, le voilà Don Quichotte à la ramasse, vite passé aux oubliettes. Les agents de la dénonciation mériteraient une typologie détaillée des rôles antagoniques qu’ils ont pu endosser d’une époque à l’autre : ultra-couard ou super-héroïque. En ouverture de ce panorama historique, on exhumerait le cas du sycophante, ce délateur appointé de l’Antiquité grecque traînant n’importe quel « voleur de figues » devant un tribunal populaire composé de 6 000 citoyens tirés au sort et, en fonction du verdict, touchant une partie de l’amende versée par le condamné. Apparaîtrait aussitôt le lien avec la vénalité des « chasseurs de primes » du Far West nord-américain au XIXe siècle, mais une telle recherche demanderait des années de labeur pour mûrir à point…

Entre-temps, il m’est revenu en tête une « lettre indésirable » adressée à la Gestapo, en date du 5 octobre 1943, par le poète traducteur Armand Robin. Elle débutait de la sorte : « Il m’est parvenu que de singuliers citoyens français m’ont dénoncé à vous comme n’étant pas du tout au nombre de vos approbateurs. Je ne puis, messieurs, que confirmer ces propos et ces tristes écrits. Il est très exact que je vous désapprouve d’une désapprobation pour laquelle il n’est point de nom dans aucune des langues que je connaisse (ni même sans doute dans la langue hébraïque, que vous me donnez envie d’étudier). Vous êtes des tueurs, messieurs ; et j’ajouterai même (c’est un point de vue auquel je tiens beaucoup) que vous êtes des tueurs ridicules. » L’intrépide missive s’achevait sur ces mots : « Vous avez assassiné, messieurs, mon frère, le travailleur allemand ; je ne refuse pas, ainsi que vous le voyez, d’être assassiné à côté de lui. » A-t-elle réellement été envoyée à la Gestapo ou ses destinataires ont-ils cru à un canular ? On ne le saura sans doute jamais. Peu après la Libération, Robin la mettra en tête d’un recueil de « lettres indésirables » où il conspuait la « merde » stalinienne et demandait en outre à figurer sur la « liste noire » des auteurs établie par le Comité national des écrivains (CNE), pour le seul motif qu’il se sentait par principe du côté des blacklistés.

Ce rarissime cas d’auto-dénonciation n’a rien d’anecdotique. Pareil coup d’éclat mérite qu’on s’y attarde, tant il inverse les rôles et bouleverse nos réflexes de pensée. Endosser l’opprobre de ses accusateurs au péril de sa vie, retourner l’arme de la délation contre elle-même, la subvertir en son nom propre, c’est faire imploser sa logique discriminante, la soumettre à son « ridicule » justement. Et, sans s’en douter, ce grand méconnu des lettres françaises a fait figure de précurseur, devançant en solo d’autres démarches de nature collective, comme celle des « 343 salopes » qui, le 5 avril 1971, ont contresigné dans Le Nouvel Observateur une lettre ouverte où elles avouaient s’être fait illégalement avorter. Plus récemment, en 2017, face aux mises en examen d’habitants de la vallée de la Roya ayant hébergé des migrants, au seul motif d’un « délit de solidarité », un appel avait circulé auprès de qui accepterait d’endosser nommément ce délictueux devoir d’hospitalité, prêtant à l’auto-dénonciation une force de frappe jusque-là insoupçonnée. Un état d’esprit similaire n’était-il pas déjà à l’œuvre au cours des seventies, quand le Front homosexuel d’action révolutionnaire se réappropriait joyeusement le mot « pédé », comme firent les Blacks Panthers avec l’anathème nigger ? D’où ce modeste appel en sourdine : « Stigmatisés en tous genres, de sexe, de classe, de psyché, de couleur de peau ou de lieu de naissance, dénonçons-nous nous-mêmes ! »

*

POLYAMOUR À VOL D’OISEAUX – Contrairement aux perruches, aux tourterelles, aux albatros ou aux cygnes, mais aussi à divers rapaces – tels les hiboux, chouettes, vautours urubus noirs et aigles pygargues à tête blanche –, qui sont tous des espèces monogames et si peu volages qu’elles mènent durablement leur vie de couple sans d’ailleurs avoir eu besoin d’un serment de fidélité ni d’un baptême de l’air nuptial ; contrairement à ces adeptes du concubinage de haut vol, donc, 91 % des oiselles et oiseaux changent de partenaire d’une saison à l’autre, voire tous les mois, sinon chaque soir, au moyen de quelques vocalises aguichantes pour faire connaissance à l’abri d’un épais feuillage ou en babillant non loin d’un auvent ou en gazouillant auprès d’un arbre creux ou en jabotant sur le rebord d’un balcon, sans chercher pourtant à fonder un foyer ni recompter ses œufs dans le même entrelacs de brindilles, ces nids douillets étant réservés à une progéniture vite orpheline, sitôt brisée leur coquille et émancipée de leurs propres ailes.

*

À QUELQUES CAUSES LE MAL EST BON – « Tu te rends compte… si tout le monde faisait pareil ?! » Longtemps agitée par nos père ou mère, la menace hypothétique ravive de précoces culpabilités, et chacun se revoit pris en flagrant délit d’inadvertance ou de négligence, sommé de ne pas uriner dans le grand bain sous peine de transformer la piscine en bouillon de culture ; de ne cracher ni plus haut ni plus loin que ses petits camarades sur le trottoir pour conjurer le retour en force de la tuberculose ; d’avaler jusqu’au dernier grain de riz dans son assiette par égard pour les affamés somaliens ou bengalis ; de se placer au dernier rang de la file d’attente afin d’honorer le principe d’égalité des chances, etc. Et, aujourd’hui, de maintenir 1 mètre de distance envers son prochain afin de ne pas creuser les inégalités létales. Puisque, selon l’adage, on ne doit pas donner le mauvais exemple, chaque bévue mettant en péril 100 % de ses semblables.

Pour résumer son fameux « impératif catégorique », Emmanuel Kant aurait mieux fait d’adopter la foutue rengaine parentale – « Et si tout le monde faisait pareil ?! » – et rebaptiser au besoin son volume Critique de l’inconséquence infantile. Au lieu de ça, il a soumis des générations de lycéens à une gendarmesque définition de son cru : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature » ; et je me souviens en avoir sondé les arcanes pendant mes cours de philo. Heureusement, l’auteur des Fondements de la métaphysique des mœurs s’était appuyé sur plusieurs cas de figure concrets, dont celui-ci : prenez tel candidat au suicide, si l’on universalise son funeste projet, cela vouerait l’humanité à disparaître. Or on ne peut vouloir pour soi ce qui abolirait l’espèce à laquelle on appartient, sinon autant scier la branche sur laquelle le sens commun est assis. J’avoue avoir été médusé par sa démonstration ad absurdum et trouvé un certain charme à ce renversement de perspective : les a priori de la morale ne tombent pas du ciel – avec ses Dix Commandements –, mais reposent après réflexion sur une déduction logique.

Un concours de circonstances n’allait plus tarder à me faire douter de cette règle de conduite, conjugué au démon de la contradiction qui me tenait alors aux aguets. Je m’étais levé aux aurores pour passer la première épreuve du bac : une dissertation de 4 longues heures sur je ne sais plus quel dilemme métaphysique. Tant bien que mal, il m’avait fallu convaincre mes parents que, pour arriver à l’heure au lycée où j’étais convoqué, place Clichy, ce serait plus commode d’y aller en mobylette plutôt que de me taper deux changements d’affilée en métro. Comble de malchance, au moment de démarrer, il manquait le bouchon du réservoir à mon 101 Peugeot. Quelqu’un me l’avait subtilisé pendant la nuit. Et comme j’avais fait le plein la veille, c’était risqué de rouler avec tant d’essence affleurant à ras bord. Dans l’urgence, j’ai avisé la motobécane garée dix mètres plus loin et pris son bouchon, bleu mais de taille standard, en me promettant de lui rendre sitôt possible, sauf que, le soir même, son propriétaire en avait déjà trouvé un autre, noir anthracite qui semblait provenir d’un solex. Sans doute est-ce l’enchaînement de ces heureux hasards qui m’avait mis la puce à l’oreille : si tous les cyclomotoristes dérobaient un bouchon à la mob d’autrui, chaque autrui remplacerait le bouchon absent en l’empruntant à un tiers véhicule dans les parages, et ainsi de suite… il n’y aurait jamais qu’un seul bouchon manquant au regard de la totalité des larcins en cascade.

À tête reposée, je m’étais surpris à en mathématiser le principe sériel – pour n voleurs, si n tend vers l’infini, à l’instant T le dommage sera toujours réduit à presque néant, soit n – 1. Autrement dit, d’une mauvaise action, on peut aisément ériger une loi universelle – le chapardage mutuel – dont la nature n’a rien d’aberrant et, mieux encore, qui arrange presque tout le monde, à un bouchon près, soit un taux minime au regard des 0,7 % de pertes autorisées lors du Service national obligatoire, selon une tenace légende urbaine, ou des « 5 % de pièces défectueuses que produisait en moyenne la machine-outil alpha de l’ouvrier bêta », d’après l’intitulé d’un des exercices de l’épreuve de maths qui, le lendemain, m’avait plongé dans un abîme de perplexité. Trêve de bachotage, en attendant les résultats, je m’étais livré à diverses conjectures, dont celle-ci qui me taraude encore : dans certains cas, le vol n’a rien d’immoral puisqu’il solutionne un problème individuel par une sorte de débrouillardise collective.

D’où me venait l’envie de déjouer les extrapolations maximisées de Kant, de faire mentir sa sacro-sainte éthique mesurant les faits et gestes de tout un chacun à l’aune du plus grand nombre ? Avec le recul, je crois que cela date de « l’an 01 », ou du moins de l’affiche de cinéma portant ce titre punaisée par ma mère au-dessus de son bureau, dans le laboratoire de psychologie sociale où elle émargeait alors, rue de la Sorbonne. Je n’avais que 10 ans à peine lors de la sortie du film de Jacques Doillon, en 1973. Je n’ai d’ailleurs aucun souvenir de l’avoir vu en salle à cette époque-là. Peut-être ai-je parcouru la BD éponyme de Gébé dans d’anciens numéros de Charlie Hebdo qui traînaient à la maison ? Il est malcommode de remonter à ses propres sources, mais à coup sûr le principe de ce manifeste seventies a dû m’infuser corps et âme – « Et si on arrêtait tout ? ! » –, sinon creuser des galeries alternatives dans les méninges au gré des hypothèses qui s’y ébauchaient en cours de route : « Et si on ne prenait plus jamais son train de banlieue ?! », « Et si les gars des raffineries se mettaient à jouer de la musique ?! », « Et si on jetait nos clefs par la fenêtre ?! », « Et si on échangeait nos papiers d’identité ?! » De cet appel à la « démobilisation générale », il m’est resté le goût des utopies pratiques, immédiates, affolantes. De celles qui paraissent délictueuses en soi pour soi, mais si délicieuses à plusieurs. De celles qui, sans chercher à décréter le bonheur universel, s’autorisent par effraction un laps de commune liberté. « Et si on faisait tous un pas de côté, on verrait ce qu’on ne voit jamais », s’exclame l’un des innombrables figurants de L’An 01. Une telle éventualité fait toujours sens dans mon cinéma intérieur : plutôt un arrêt sur image, un temps mort dans la réalité, que l’idée sédative d’être agi toute son existence durant par des routines kantifiées d’avance.

Parmi les cas d’exception m’ayant obnubilé durant l’adolescence, il en est un autre qui a ressurgi récemment en visitant l’exposition consacrée au faussaire Adolfo Kaminsky, lui qui a passé la majeure partie de sa vie à fabriquer des papiers d’identité fictifs, pour des familles juives dès 1942, puis pour les partisans du FLN algérien, les opposants au franquisme et tant de victimes des dictatures latino-américano-africaines jusqu’en 1972. Comme quoi, il arrive que le crime paie, ou du moins soit bénéfique, son art de la contrefaçon ayant sauvé d’une mort certaine plusieurs milliers de personnes. En prenant des risques plus modestes, il a bien fallu que je falsifie des avis d’imposition et m’invente des fiches de paie fantômes pour trouver un bail locatif, du temps de mes années étudiantes, comme le font aujourd’hui 29 % des jeunes Franciliens. Sans cette triche paperassière – passible de 5 ans de prison et de 75 000 euros d’amende –, combien de gens vivraient dans leur voiture ou végéteraient à la rue, sous ces tentes d’infortune que la police éventre au cutter avant de les confisquer aux migrants, selon une prestidigitation tactique qui consiste à rendre invisibles les problèmes sociaux pour simuler leur résolution ?

Entre autres immoralités bienfaitrices, je me souviens de celle, prônée au nom d’un communisme infantile, qui a longtemps fait l’objet de débats houleux avec mes parents : abolir l’héritage au profit d’un legs aléatoire à des inconnus tirés au sort. Mais il est en une dernière qui s’est ébauchée sur le tard : et si tout le monde, une fois parvenu à un âge médian, intervertissait son sexe de naissance, disons à partir de la quarantaine ? En substance, cette permutation ne changerait presque rien au statu quo actuel : 50,4 % des humains passeraient du genre féminin au masculin et 49,6 % feraient le chemin inverse, sauf que désormais chacun aurait éprouvé dans sa chair les splendeurs et vicissitudes du bord soi-disant opposé. S’ensuivrait pour l’immense majorité une remise à plat des servitudes qui ont assez pesé d’une tare inégale sur les plateaux de la balance, tandis que cela produirait sans doute chez ces transfuges génitaux un certain désarroi au début, quelques incompatibilités d’humeur passagères, mais aussi d’inédits outrages aux bonnes mœurs.

*

LA FABRIQUE DES RÊVES – Sitôt venu au monde, bébé sieste à deux tiers temps, selon une rotation journalière répartie en trois parts égales : 8 heures au sein ou au bain, 8 heures en dodo profond et 8 heures d’immersion dans des songes élémentaires. Bientôt, il sera mis en demeure de troquer ces trois-huit édéniques – siroter, farnienter, rêvasser – contre un agenda scolaire surchargé. Devenu adulte, il lui faudra prouver son employabilité, et attention à ne pas flemmarder sous les draps ni pointer trop longtemps au chômage, sinon c’est fin de droits, doublée d’une perte de l’estime de soi. Les loisirs diurnes ou le repos nocturne, ça sert à reconstituer sa force de travail, pas à se croiser les bras ni tourner les pouces. Que les marmottes chroniques se le tiennent pour dit : dormir, c’est mourir un peu. Enfin, ça se discute, disons plutôt que si pioncer, c’est bien prendre congé, il y a tout de même une leçon bénéfique à en tirer : le point de fuite de nos destinées productives.

Depuis les années 1950, via les progrès de l’électro-encéphalographie, des chercheurs ont découvert qu’un somme réparateur enchaîne, selon les âges, 4 à 6 cycles de 90 minutes environ, dont 25 % en phase dite paradoxale. Et, justement, ce paradoxe mérite qu’on s’y attarde un peu. Malgré une atonie musculaire complète du corps, sous les paupières du cobaye soumis au contrôle d’un hypnogramme, les yeux bougent en tous sens – d’où l’acronyme anglo-saxon REM pour Rapid Eye Movement. Et cette fébrilité ophtalmique se double alors d’une activité nerveuse sous-corticale dont l’intensité correspond à un état de veille maximal. Bref, le dormeur a les méninges en surchauffe ; et l’agitation désordonnée de ses globes oculaires semble bien correspondre aux images animées du rêve qu’il est en train d’échafauder. Ni gisant ni feignant, ce présumé désœuvré est un hyperactif qui s’ignore, en surmenage onirique, même si la société s’obstine à le vouer aux gémonies d’une narcose égoïste et son corollaire : la mentalité d’alité.

On a du mal à en accepter l’évidence et pourtant, nuit après nuit, chaque être humain produit en moyenne 5 courts-métrages d’un petit quart d’heure tout au plus qui, s’il s’était agi de les réaliser en vrai, auraient nécessité le travail d’à peu près 5 fois 20 personnes. Comme quoi, le rêveur intermittent, non seulement il bosse, mais vu la polyvalence des tâches à accomplir, on dirait qu’il remplace à lui tout seul près d’une centaine d’artistes & techniciens. L’air de rien, outre la réalisation du film en cours, il cumule un nombre de postes inimaginables : scénariste, chef opérateur, électro, perchiste, ingénieur du son, machiniste, ensemblière, constructeur, peintre sur découverte, ripeur, costumière, acteurs & actrices, scripte, maquilleuse, figurant(e)s & doublures lumière, cantinière, sans oublier la cohorte des assistant(e)s et des mains expertes, en post-production, chargées de finaliser montage, mixage et étalonnage. Voyez, ça fait beaucoup de monde à l’ouvrage en une seule tête. Et cela sans que l’intelligence collective11 de l’ensommeillé quitte jamais sa station immobile. Silence, on tourne et se retourne d’une séquence à l’autre, au creux de son lit.

Qu’il s’en souvienne ou pas, chacun d’entre nous assiste quotidiennement à plusieurs séances de ce cinéma intérieur, dont il est le spectateur médusé et le metteur en scène, le témoin passif et l’auteur à son insu. Ce n’est pas une vue de l’esprit, c’est la grâce que n’importe quel esprit possède et exerce : se faire voyant en sa propre salle obscure, autoréaliser ses prophéties intimes, imprimer sur sa rétine des univers virtuels en 3D. Et d’ailleurs, sans le concours nocturne de cet atelier de ressourcement clandestin, personne ne serait d’aplomb ni d’humeur ni d’attaque pour turbiner dès le lendemain 8 heures d’affilée. Il n’empêche, aux yeux des fétichistes de l’effort, du mérite et du PIB, ce n’est, au mieux, que le fâcheux contretemps d’un cerveau indisponible ; au pire, le faux prétexte à des pannes d’oreiller. Qu’en vous et moi sommeillent des trésors d’imagination, l’économie marchande veut bien en tirer des profits indirects, mais pas reconnaître que la grande œuvre du métier de vivre consiste à ronfloter dans son coin, ni que cette oisiveté à l’horizontale soit le point culminant de la productivité humaine. Le doux rêveur, tout comme le lève-tard ou le siesteur chronique, doit demeurer l’archétype du sale type inapte à quoi que ce soit : un glandeur, un cossard, un tire-au-flanc, un branleur, un parasite antisocial ou, pire encore, un désobéissant adepte du mouvement Extinction Roupillon.

« La poésie doit être faite par tous. Non par un », aphorisait en 1870 Isidore Ducasse, dit comte de Lautréamont. Il ne croyait pas si bien dire, puisque ce vœu est déjà exaucé. Selon des voies impénétrables, il s’accomplit quotidiennement, dès que vous et moi nous laissons aller, sous nos paupières de plomb, aux charmes Technicolor de la somnolence. Ça y est, la fabbrica dei sogni reprend ses droits, ouvre des horizons qui nous occupent en secret : (g)rêve général(e) illimité(e). Et aucune révolution n’aurait jamais eu lieu, ni aucune œuvre d’art – des premières peintures rupestres aux Illusions fantasmagoriques d’un Méliès – si le commun des dormeurs n’avait eu ce don précoce en partage : inventer de toutes pièces en sa camera obscura cérébrale des plans sur la comète, des champs et contre-champs utopiques, dépensant ainsi un summum d’énergie sans plus-value capitalisable ni visée utilitaire, en pure et oublieuse perte. À ceci près qu’une fois réveillés, l’envers du décor nous rappelle à nos obligations matérielles, et l’on peine à mesurer tout ce que l’humanité doit à cet état d’apathie industrieuse, d’apesanteur visionnaire.