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#INDIGNÉS !
D'Athènes à  Wall Street, échos d'une insurrection des consciences.
Textes rassemblés par la revue Contretemps
Zones

Remerciements

Aux auteurs qui ont accepté que nous reprenions ici leurs textes.

Aux traducteurs qui les ont rendu accessibles en français, dont, Séverine Chaudeville, Pauline Delage, Cédric Durand, Franck Gaudichaud, Vincent Gay, Bettina Ghio, Nicolas Haeringer et la revue Mouvements, Razmig Keucheyan, Yann Lécrivain, Samira Ouardi, Ataulfo Riera et Agnès Rousseaux et le magazine Basta.

À Marieke Joly qui a révisé et édité cet ouvrage.

À toutes celles et tous ceux qui ont fait et qui font renaître l'espoir d'un autre monde, de Tunis à New York.

PRÉFACE. LE SURGISSEMENT DU PEUPLE DES PLACES

L'année 2011 marque un tournant historique. La vague révolutionnaire partie de Tunisie gronde encore place Tahrir, en Égypte. Elle a bouleversé la donne politique dans le monde arabe et rapidement fait tache d'huile aux quatre coins de la planète. De Santiago du Chili à la commune de Wukan dans le sud de la Chine, de la Puerta del Sol à la place Syntagma, de Moscou à Wall Street en passant par les émeutes de Londres, le cours régulier de la domination a été bousculé. Dans le cyberespace, un nouveau front s'est ouvert avec la guérilla des Anonymous contre les grandes corporations et les dispositifs à la Big Brother. Ces événements sont encore trop proches pour que l'on puisse suivre les fils qui les relient, en saisir les racines. L'ampleur et la nature des bouleversements enclenchés sont pour l'heure impossibles à connaître. Mais il est déjà clair que, comme en 1848 ou 1968, la possibilité d'un autre futur s'est entrouverte en 2011.

Mouvements erratiques de l'accumulation du capital et rythmes de la lutte des classes et des subalternes s'entrelacent. L'onde mondiale de mobilisations répond à la première grande crise du capitalisme au XXIe  siècle. À l'automne 2008, la faillite de Lehman Brothers a poussé le système financier mondial au bord du précipice, et l'économie mondiale a aussitôt plongé dans la première récession depuis l'après-Seconde Guerre mondiale, entraînant des millions de travailleurs dans le chômage et la pauvreté. Mais la crise a aussi opéré une transformation de substance : l'économique s'est mué en politique. Les milliers de milliards d'euros engagés par les gouvernements et les banques centrales pour empêcher le krach final du système financier mondial donnent à réfléchir… Surtout lorsque la spéculation provoque l'envol sur les prix des denrées alimentaires, affamant littéralement les peuples, notamment dans le monde arabe. Au Nord, la concentration des gains économiques dans les mains des 1 % les plus riches est d'autant plus insupportable que les délires de la finance libéralisée sont la cause immédiate du chaos économique et social.

En bref, la crise agit comme un révélateur. Au-delà des souffrances directes, elle donne à voir ce qui était auparavant invisible. Un tel choc ne va pas sans remous idéologiques : ça tangue au sommet ! Le keynésianisme velléitaire qui s'est profilé au tournant de l'année 2009 a permis de soulever un instant la chape de plomb du décervelage néolibéral. Aussi mince que fût l'ouverture, elle s'est révélée suffisante pour laisser passer un souffle de questionnements qui n'a pas fini d'enfler. Le consentement se fissure, la résistance s'organise.

Les textes rassemblés dans ce livre par l'équipe de la revue Contretemps montrent que le surgissement du peuple des places n'est pas qu'une réplique aux périls économiques. C'est un monument de créativité, un geste politique qui inaugure une nouvelle période. Tirés de l'expérience des indignés et d'Occupy, ces documents sont directement issus des mouvements : récits, dialogues, règles de fonctionnement, interventions. Ils sont ici réunis pour nous aider à saisir ce qui s'est passé, les questions soulevées, les problèmes rencontrés, les débats engagés. Pour comprendre bien sûr, mais surtout pour préparer la suite.

Au moment où nous écrivons, le territoire français est pour l'essentiel resté en marge de ce grand moment historique. Les occupations de la place de la Bastille au printemps 2011, puis de l'esplanade de La Défense à l'automne ont été des premières tentatives, des moments précurseurs des batailles qui s'annoncent. Révolte des banlieues et « non » au référendum sur le Traité constitutionnel européen en 2005, manifestations monstres contre le CPE en 2006, grèves et blocages contre la réforme des retraites à l'automne 2010… Le pays est coutumier des grandes épreuves de force sociales. Il continue d'être irrigué par de multiples circuits de résistance : réseaux opposés à l'exploitation des gaz de schiste, regroupements antiracistes, collectifs pour l'audit sur la dette, activistes altermondialistes… Face à la généralisation de l'austérité, il serait illusoire de s'en tenir aux espérances électorales. Les leviers d'action des forces syndicales, si indispensables soient-ils, risquent de ne pas suffire. Les formes du grand mouvement à venir restent donc à inventer. Dans cette perspective, l'expérience d'Occupy et des indignés est un « commun » précieux.

L'équipe de la revue Contretemps
www.contretemps.eu

1. CORRESPONDANCES

LETTRE À UN JEUNE HOMME MORT SUR L'ESPOIR QUI NOUS OCCUPEnote

Par Rebecca Solnit

Le 18 octobre 2011

Cher jeune homme mort au quatrième jour de cette turbulente année 2011, cher Mohamed Bouazizi, je t'écris à propos d'une année stupéfiante, dont les trois derniers mois ne sont d'ailleurs pas encore écoulés. Je voudrais te dire la puissance du désespoir, les espaces d'espérance et les liens de solidarité qui se créent parfois dans la société civile.

Je souhaiterais que tu puisses voir la façon dont ta fragile existence et ta mort héroïque ont provoqué la chute de tant de dictateurs, au cours de ce que l'on appelle désormais le « printemps arabe ».

Nous sommes actuellement plongés dans une sorte d'« automne américain ». La société civile s'est ici soudain mise en mouvement et nous allons vers un futur que personne ne pouvait imaginer, lorsque toi, jeune vendeur de légumes tunisien, capable de donner tant, mais à qui l'on a tant pris, t'es immolé par le feu, jusqu'à la mort, pour protester contre la pauvreté et l'humiliation.

Tu t'es immolé le 17 décembre 2010, neuf mois précisément avant le début d'Occupy Wall Street. Ta mort deux semaines plus tard aura été le commencement de tant de choses. Tu t'es donné la mort parce que tu étais sans voix, sans pouvoir, et manifestement sans plus d'espoir. Et, pourtant, un petit morceau d'espoir te restait sans doute : que ta mort fasse une différence, que toi qui possédais si peu de pouvoir, pas même celui de gagner décemment ta vie, de protéger tes modestes possessions ou d'être traité justement et décemment par la police, tu aies au moins le pouvoir de protester. Comme la suite l'a démontré, ce pouvoir, tu le détenais au-delà de tes espérances, et tu l'avais parce que ton espoir même affaibli était l'espoir du plus grand nombre, le rêve de ceux que nous appelons désormais les 99 %.

Et c'est ainsi que la Tunisie s'est révoltée et a renversé son gouvernement, et que l'Égypte s'est embrasée, de même que le Bahreïn, la Syrie, le Yémen et la Libye, où des manifestations ailleurs non violentes se sont transformées en guerre civile, une guerre que les rebelles ont remportée après plusieurs mois de combats sanglants. Qui aurait pu imaginer un Moyen-Orient sans Ben Ali en Tunisie, sans Moubarak, sans Kadhafi ? Et, pourtant, nous y sommes, dans ce monde inimaginable. Encore. Et presque partout.

Le Japon a vu ses ambitions et ses projets littéralement s'effondrer à la suite du tremblement de terre et du tsunami du 11 mars. Le pays se livre depuis lors à une profonde introspection sur ses valeurs et ses priorités. La Chine est instable, et personne ne sait combien de temps le mécontentement réprimé des classes moyennes et les pauvres affamés continueront à être maîtrisés. L'Inde… qui sait ? Le gouvernement saoudien est si effrayé qu'il en est même venu à donner aux femmes quelques nouveaux droits. Les Syriens ne sont pas rentrés chez eux même lorsque l'armée s'est mise à leur tirer dessus. Des foules de près d'un million d'Italiens ont protesté contre l'austérité au cours des derniers mois. Les Grecs, eh bien si tu as suivi les événements récents, tu sais tout à propos des Grecs. Ai-je oublié Israël ? Des manifestations monstres contre le statu quo économique ont duré tout l'été et même une partie de l'automne.

Comme tu le sais, depuis toujours, tout est toujours lié à l'économie. Au cours de cette année délirante, la Grèce s'est de nouveau enfoncée dans la crise, avec des luttes colossales, des manifestations, des blocages et des batailles de rue. Les Islandais ont poursuivi leur combat contre le sauvetage des banques qui ont coulé leur économie en 2008, et continuent de jeter des œufs à la face de leurs politiciens. Leur ancien Premier ministre sera peut-être le premier chef d'État à être incriminé pour sa responsabilité dans la crise financière globale. La jeunesse espagnole s'est quant à elle soulevée le 15 mai.

De manière caractéristique, les protagonistes de nombre de ces soulèvements ne prêchent pas en faveur d'un parti ou d'une position unique, mais pour un monde meilleur, pour la dignité, le respect, la démocratie réelle, la solidarité, l'espoir et de meilleurs avenirs possibles – et tout ce que cela implique sur le plan économique. La jeunesse espagnole, dont le futur a été vendu aux entreprises et aux 1 % qui les détiennent, a été surnommée « les indignés ». Elle a vécu l'été sur les places des villes espagnoles. Madrid occupée, tout comme la place Tahrir occupée ont précédé Occupy Wall Street.

Au Chili, les étudiants en colère contre le prix de l'éducation et les profondes inégalités présentes dans leur société manifestent depuis mai, en utilisant toutes sortes de moyens, des kiss-in jusqu'à l'occupation des écoles, en passant par des marches réunissant plus de 150 000 personnes. 40 000 étudiants ont manifesté contre la « réforme de l'éducation » en Colombie la semaine passée. Et, en août, en Grande-Bretagne, la jeunesse s'est déchaînée dans Londres, dans Birmingham et une douzaine d'autres villes, après que la police a tiré sur Mark Duggan, un Londonien de vingt-neuf ans, à la peau foncée. L'hiver précédent, les jeunes Britanniques s'étaient également soulevés, plus pacifiquement cette fois, contre l'augmentation des frais de scolarité. Là-bas aussi, la situation est morose et instable, et je sais que tu verrais très bien ce que je veux dire. Au Mexique, un mouvement magnifique, avec des manifestations de masse contre la guerre de la drogue, est apparu, déclenché par la mort d'un autre jeune homme, et par le deuil et l'espoir de son père, le poète de gauche Javier Sicilia.

Les États-Unis ont connu une grande éruption dans le Wisconsin cet hiver, lorsque les citoyens occupèrent le parlement de leur État à Madison pendant plusieurs mois. Les Égyptiens et d'autres manifestants de la planète appelèrent un vendeur de pizza local et envoyèrent des pizzas aux occupants. Nous avons tous conscience de ces ramifications. Nous sommes tous en train de regarder. Le mouvement Occupy s'est diffusé depuis Wall Street. Des centaines d'occupations surviennent partout en Amérique du Nord : à Oklahoma City et Tijuana, à Victoria et Fort Lauderdale.

LES 99 %

« Nous sommes les 99 % » est le cri du mouvement Occupy. Cet été, l'un des tracts qui ont contribué à lancer ce mouvement disait : « Nous, les 99 %, appelons à une assemblée générale ouverte le 9 août, à 7 h 30, au Potato Famine Memorial de NYC. » C'est l'assemblée qui discuta l'occupation à venir du 17 septembre.

Le mémorial de la Famine irlandaise, tout proche de Wall Street, commémore les millions de paysans irlandais morts de faim dans les années 1840, alors que l'Irlande demeurait un pays exportateur de denrées alimentaires et que l'aristocratie terrienne continuait à faire des profits. C'est un monument à l'exploitation du plus grand nombre par le petit nombre, aux forces qui ont fait de certains de nos ancêtres – y compris les quatre grands-parents irlandais de ma mère – des immigrants, à ces mêmes forces qui, à ce jour encore, continuent à expulser des gens hors de leurs fermes, de leurs maisons, de leurs nations, de leurs régions.

La famine irlandaise est un exemple typique de ces désastres de l'époque moderne, qui ne sont pas des crises de rareté, mais des crises de distribution. Les États-Unis sont aujourd'hui le pays le plus riche du monde, ils possèdent des ressources naturelles en abondance, mais aussi des infirmiers, des médecins, des universités, des enseignants, des logements et de la nourriture. Ainsi, on peut dire que notre crise est également une crise de distribution. Chacun pourrait avoir ce dont il a besoin, et les riches seraient encore suffisamment riches, mais on sait que « suffisamment » n'est pas un concept qui les intéresse. Ils sont avides, et leur projet – qui remonte à près de trente ans – d'en obtenir encore davantage a épuisé ce qui était nécessaire à la survie et la dignité minimales du reste de la population. Le mémorial de la Famine était par conséquent un endroit très approprié comme point de départ du mouvement Occupy Wall Street.

Les 99 %, ceux qui crèvent de faim pendant les famines et perdent leurs moyens d'existence et leur logement pendant les krachs, étaient sur le point de répondre aux 1 % qui ont été si bien servis par l'administration Bush et par l'ère des privatisations radicales qu'elle a inaugurée. Comme le rapporte mon ami Andy Kroll sur le site TomDispatch, « les 1 % supérieurs des revenus ont reçu 65 % des augmentations totales de revenus en Amérique pendant l'essentiel de la décennie [passée]. […] En 2010, 20,5 millions des gens, soit 6,7 % de l'ensemble des Américains, ont survécu avec moins de 11 157 dollars pour une famille de quatre personnes – c'est-à-dire moins de la moitié du niveau de pauvreté ». On ne peut s'en sortir dans ce pays à moins de 1 000 dollars par mois, un pays où une seule visite aux urgences peut vous coûter votre revenu annuel, une voiture deux fois votre revenu, et une année dans une université privée quatre fois ce montant.

Plus tard, en août, est apparu le site Web « Nous sommes les 99 % », créé par un activiste new-yorkais de vingt-huit ans, sur lequel des milliers de personnes postent quotidiennement des photos d'elles-mêmes. Chacun témoigne des conditions difficiles dans lesquelles il se trouve, malgré le fait qu'il travaille dur et qu'il ait fait des études. Ces mêmes études ont par ailleurs largement endetté ces personnes, malgré la promesse que, si elles jouaient le jeu, elles seraient en sécurité, logées, nourries, et qu'elles feraient partie intégrante de ce rêve américain que l'on a décidément trop vanté.

Ce site Web ressasse d'incessants cauchemars, des mauvais rêves économiques qu'un peu de redistribution des richesses pourrait pourtant facilement dissiper (même sans éliminer les riches). Les personnes qui écrivent leur vie sur ce site ne demandent pas la lune. C'est juste qu'elles ne veulent pas se tuer au travail comme des ouvriers du XIXe  siècle, ou voir leur vie entière s'écrouler si elles tombent malades. Elles veulent seulement vivre dans la dignité, et leurs témoignages sont à vous briser le cœur.

Mohamed Bouazizi, mort à vingt-six ans, toi à qui j'écris cette lettre, voici l'un des messages récents que l'on trouve sur ce site :

« J'ai vingt-six ans. Je suis endetté à hauteur de 134 000 dollars. J'ai commencé à travailler à quatorze ans et je travaille à temps complet depuis que j'ai vingt ans. Je travaille dans le domaine des technologies de l'information, mais j'ai été viré en juillet 2011. J'ai eu de la CHANCE, car j'ai retrouvé du travail TOUT DE SUITE : avec une diminution de mon salaire et PLUS D'HEURES ! ! Maintenant, je viens d'apprendre que mon père a été viré la semaine dernière – après dix-huit ans passés auprès du même employeur. J'ai un TOC qui diminue mes capacités, et je ne peux pas prendre de congés à mon travail pour être soigné parce que je ne peux pas payer mon hypothèque si je ne vais pas au travail, et j'ai peur de perdre mon NOUVEAU travail si je prends des congés. Nous sommes les 99 %. »

Certains, sur le site « Nous sommes les 99 % », montrent leur visage, au moins en partie, mais ce jeune travailleur des télécoms tient une lettre manuscrite qui le cache. La pauvreté obscurcit votre visage. Elle masque vos talents, votre potentiel, la singularité de votre voix même, et elle est parfois si profonde qu'elle vous annihile graduellement par la faim et la dégradation. La pauvreté est enfantée par le système contre lequel les peuples se révoltent partout dans le monde au cours de cette folle année 2011. Le printemps arabe, après tout, est une révolte à caractère économique. À quoi servaient toutes ces dictatures autocratiques si ce n'est à extirper autant de profits que possible de populations assujetties – du profit pour les dominants, pour les entreprises multinationales, du profit pour les 1 %. « Nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiciens et des banquiers » était le slogan de la première manifestation estudiantine espagnole cette année. Ta génération magnifique, Mohamed Bouazizi, s'est soulevée et elle nous entraîne à notre tour, même ici aux États-Unis.

LE MICROPHONE DU PEUPLE

Au départ, ceux qui critiquaient Occupy Wall Street l'assimilaient en quelque sorte à un groupe de lobbying dont la vocation aurait été de proposer une série de revendications réalistes. En d'autres termes, ils étaient convaincus que les occupants devaient devenir des pétitionnaires, quémandant des concessions aux puissants, comme par exemple l'effacement des dettes liées à l'enseignement supérieur. Ces critiques suggéraient qu'un rêve aussi vaste que le ciel soit enfermé dans de petites bouteilles, et vendu. Ou simplement détruit.

De même, ces critiques voulaient que le mouvement se hâte de désigner des leaders, pour qu'il y ait des personnes identifiables et investigables, critiquables et corruptibles. Mais c'est fondamentalement un mouvement sans chefs, c'est un mouvement anarchiste, mis en mouvement par la grâce de la société civile et le dur labeur du collectif. Le mouvement Occupy – comme tant d'autres de par le monde aujourd'hui – utilise les assemblées générales comme forme de protestation et comme processus. Ses membres ne se tournent pas vers les autorités, mais les uns vers les autres. En apprenant à se connaître, ils essaient de faire émerger la démocratie à laquelle ils aspirent, à une petite échelle, plutôt que de s'insurger contre son absence à grande échelle. Ce sont les fameuses assemblées générales d'Occupy, où les décisions sont prises au consensus. En l'absence de haut-parleurs (sur ordre de la police de New York), on emploie le microphone du peuple : les personnes rassemblées répètent à leurs voisins de derrière ce qui est dit par l'orateur, créant ainsi un effet de mégaphone humain. Ceci s'accompagne d'un petit lexique de gestes de la main, qui permet aux gens de participer par des signes à la conversation complexe de tout le groupe rassemblé. En d'autres termes, l'objectif est le processus, à savoir la démocratie directe. Ça, personne ne peut vous le donner. On vit la démocratie directe au moment même où l'on se trouve en train de prendre part à la société civile en tant que citoyen disposant d'une voix égale à celle des autres. Autrement dit, les occupants n'attendent pas qu'on leur donne quelque chose, ils énoncent quelque chose de nouveau. Que cela n'implique aucune technologie, pas même des haut-parleurs, est en soi un fait remarquable dans cette époque hautement numérisée. Il s'agit simplement de gens passionnés qui se rassemblent – à quoi s'ajoute ensuite Facebook, YouTube, Twitter, les SMS, les emails et les sites qui diffusent les idées, ainsi que des médias papier, en particulier l'Occupy Wall Street Journal. La beauté et le génie de ce mouvement sont d'avoir trouvé une façon de définir ses besoins et ses désirs sans poser de limites qui excluraient de fait beaucoup de monde. Ce faisant, il s'adresse à nous tous ou presque.

Il y a d'un côté la terrible colère face à l'injustice économique, dans laquelle se reconnaissent les étudiants qui contemplent un futur de surendettement et de surtravail, mais aussi ceux qui ne peuvent se permettre d'aller à l'université, ceux qui travaillent toujours plus pour toujours moins, les nombreuses personnes qui sont privées d'emploi et ont peur de l'avenir, les personnes expulsées de leur maison par des banques qui font du profit sur le crédit immobilier. Sans parler de tous ceux qui subissent le désastre du système de santé dans ce pays. Et tant d'autres encore, furieux du sort que l'on réserve à ces derniers (et à eux-mêmes).

Mais il y a aussi, d'un autre côté, un espoir joyeux qui sait que les choses pourraient se passer autrement. Cet espoir a déjà commencé à être un peu satisfait, puisqu'une occupation illimitée, qui a déjà survécu plus de quatre semaines, s'est transformée en centaines d'actions d'occupation à travers tout le pays, avec des manifestations dans près d'un millier de villes partout dans le monde, dimanche dernier, de Sydney à Tokyo ou Santa Rosa. Ces manifestations expriment les revendications de tant de gens, elles parlent pour les 99 % et elles parlent avec clarté, si clairement qu'un ex-marine est apparu dans un cortège avec une pancarte écrite à la main disant : « J'ai combattu deux fois pour mon pays, mais c'est la première fois que je connais mon ennemi. »

Le mouvement qui lutte contre le changement climatique s'est également manifesté à Occupy Wall Street. Ce qui bloque la lutte contre le changement climatique est la même chose que ce qui empêche d'agir sur tous les autres sujets importants : cela diminuerait les profits. Peu importe l'avenir, surtout quand ce qui est en jeu, ce sont les profits trimestriels des entreprises. Il y a une douzaine d'années, après le succès incroyable de la révolte contre les politiques économiques néolibérales à Seattle, le slogan qui a circulé était : « Un autre monde est possible. » J'ai toujours eu des doutes sur ce slogan, car, dans certains endroits, cet autre monde était déjà présent. Dans une vidéo de l'occupation de New York sur YouTube, j'ai vu une vieille femme arborant un chapeau de paille qui disait : « Nous luttons pour une société dans laquelle tout le monde est important. » Quelle magnifique manière de résumer la chose ! Quelle revendication peut être plus explicite que ça ? Comment le mépris dont le système actuel témoigne pour les gens peut-il être mieux exprimé ?

QUELLE EST VOTRE OCCUPATION ?

Occuper Wall street. Occuper ensemble. Occuper La Nouvelle-Orléans, Portland, Stockton, Boston, Las Cruces, Minneapolis. Occuper. Le mot est à lui seul un manifeste, une déclaration d'intention, une position, même. Pour beaucoup, et en particulier pour les hommes, l'emploi constitue leur identité, et, quand ils perdent leur emploi, non seulement ils deviennent des chômeurs, mais ils perdent aussi leur identité. Le mouvement Occupy leur offre une nouvelle occupation, un travail qui certes ne paiera pas les factures, mais qui vaut la peine. « J'ai perdu mon travail, j'ai trouvé une occupation », disait une pancarte dans une foule de slogans pleins d'humour.

Il y a bien entendu un sens plus déprimant du mot « occupation », comme dans la phrase « Les États-Unis occupent l'Irak. » Même la radio publique nationale donne les chiffres du Dow Jones plusieurs fois par jour, comme si la hausse et la baisse des marchés financiers n'avaient pas été depuis longtemps dissociées de la vraie mesure du bien-être pour les 99 %. Une petite partie de Wall Street, qui pendant longtemps nous a occupés comme si elle était une puissance étrangère, est maintenant occupée comme s'il s'agissait d'un pays étranger.

Wall Street est un pays étranger – peut-être même un pays ennemi. Et, maintenant, ce pays est occupé. De la même façon que les Amérindiens qui occupèrent l'île d'Alcatraz pendant dix-huit mois il y a près de quarante ans galvanisèrent le mouvement pour les droits des Amérindiens. On choisit un endroit où se mettre et, quand on y est pour de bon, on se découvre une autre occupation, en tant que membre de la société civile.

Au mois de mai, dans l'Ohio, un groupe de « Robins des Bois » a abaissé un pont-levis qu'il avait construit afin de pouvoir traverser la « fosse » qui entourait le quartier général de la banque Chase, et envahir l'assemblée de ses actionnaires. Quarante Robins des Bois se sont également manifestés la semaine passée en kayaks lors d'une assemblée nationale de détenteurs d'hypothèques à Chicago. Des logements sous menace d'expulsion sont occupés. L'expulsion, bien entendu, est un moyen de transformer les gens en non-occupants. Nous sommes arrivés à un point où l'occupation doit devenir celle de tout le monde.

IMAGES D'UNE RÉVOLTE NAISSANTE

Jeune homme dont le désespoir donna naissance à l'espérance, nul ne sait ce que l'avenir nous réserve. Quand tu t'es immolé par le feu il y a presque dix mois, tu ne savais certainement pas, et nous non plus, ce que serait à long terme l'avenir du printemps arabe, et encore moins ce que serait l'automne américain. Un mouvement de ce genre survient comme un nouveau-né. Qui peut prédire sa destinée, et même s'il survivra et deviendra adulte ?

Il sera peut-être réprimé, comme le printemps de Prague en 1968. Il connaîtra peut-être une adolescence folle, comme la Révolution française de 1789, dépassant par sa croissance toutes les espérances de ses parents. Rayonnant à la naissance, entouré de sourires, il deviendra peut-être un citoyen bourgeois flegmatique comme le furent les mouvements en Tchécoslovaquie, en Hongrie et dans l'Allemagne réunifiée après que la société civile a libéré ces pays du totalitarisme.

Il grandira peut-être de manière turbulente, comme aux Philippines depuis que la révolution de 1986 a expulsé la kleptocratie de la famille Marcos. Une révolution peut être assassinée jeune, comme le fut en Iran en 1953 le gouvernement de Mohammed Mossadegh, celui de Jacobo Arbenz au Guatémala en 1954 ou celui du président chilien Salvador Allende le 11 septembre 1973, tous trois lors de coups d'État appuyés par la CIA. Au profit des 1 %.

Qu'il s'agisse d'un petit d'homme ou d'un enfant de l'Histoire, nul ne peut savoir ce qu'il deviendra. Il est cependant possible de s'en faire une idée en se demandant à qui ou à quoi il ressemble. À quoi ressemble le mouvement Occupy Wall Street ? Il ressemble bien entendu surtout à ses cousins nés partout dans le monde cette année, et peut-être aussi un peu au mouvement américain des droits civiques lancé dans les années 1950.

Il y eut aux États-Unis un soulèvement national, pas moins spontané, lors de la grande dépression des années 1870. La différence est que la grande grève des chemins de fer de 1877 fut violente, alors que le mouvement Occupy est profondément imprégné de l'esprit de non-violence et de tactiques non-violentes. La dernière grande dépression, celle qui commença en 1929, engendra beaucoup de mouvements radicaux, en même temps qu'elle chassait des milliers de sans-abri dans des bidonvilles. Il y a des airs de famille. Les grandes manifestations contre l'invasion de l'Irak le 15 février 2003, sur les sept continents (oui, y compris en Antarctique), sont clairement aussi derrière tout ça. Et le mouvement altermondialiste, contre la mondialisation néolibérale, est bien sûr aussi le parrain du mouvement actuel. Mais ce mouvement a encore un autre parent, de dix ans son aîné.

LE COUSIN DU 11 SEPTEMBRE

Zuccotti Park se trouve à deux blocs de Wall Street, et à un bloc de Ground Zero, le lieu où se déroulèrent les attaques du 11 Septembre. Ce jour-là, le parc fut gravement endommagé. Le 21 septembre de cette année, ma chère amie Marina Sitrin m'écrivait depuis Occupy Wall Street : « Il y a des gens de toutes origines, racialement, du point de vue de l'âge, même des enfants avec leurs parents, et aussi des travailleurs du coin. Je pense en particulier aux agents de sécurité du mémorial du 11 Septembre, à un bloc d'ici, qui sont venus discuter au déjeuner, et aussi à un groupe de travailleurs du bâtiment. »

Le printemps arabe a été l'antithèse, une décennie plus tard, du 11 Septembre : une révolte largement non-violente et inclusive, qui a forcé l'Occident à aller au-delà de ses fantasmes selon lesquels tout jeune musulman est forcément un terroriste, un djihadiste, susceptible de commettre des attentats. Occupy Wall Street, qui commença six jours après la commémoration des dix ans de ce cauchemardesque jour de septembre, est la moitié manquante du 11 Septembre new-yorkais. Ce qui a été remarquable ce jour-là, il y a dix ans, c'est la façon calme et belle dont tout le monde s'est comporté. Les New-Yorkais se sont entraidés pour descendre les escaliers des tours jumelles et fuir la catastrophe, d'autres faisaient la queue pour donner leur sang, voulant à tout prix participer comme ils pouvaient, et prendre ainsi part à la communauté nouvelle qui avait émergé ce jour-là dans la ville.

Une immense cafétéria fut mise en place à Chelsea Piers, pour distribuer de la nourriture et du matériel médical. On installa des équipements pour les gens à Ground Zero et on aida aussi à trouver des logements pour les personnes déplacées. Ce n'était pas un mouvement officiel, mais il apparut plus spontanément encore qu'Occupy Wall Street, sans leaders ni institutions. Il fut démantelé de force lorsque les organisations officielles entrèrent en scène quelques jours plus tard. Ceux qui y participèrent ont expérimenté la démocratie en même temps que la souffrance et la détresse, une joie indicible de trouver une occupation qui fasse sens et des liens sociaux profonds, et une joie évanescente, comme c'est fréquemment le cas lors des désastres.

Lorsque j'ai commencé à étudier, il y a plusieurs années, l'histoire des désastres urbains, j'ai retrouvé assez fréquemment ce genre de démonstrations inattendues de joie, qui donne sens à la protestation, à la manifestation, à la révolte et aux révolutions dans le sillage des catastrophes. Même lorsque les pertes sont terribles, la façon dont les gens s'unissent constitue toujours une puissante source d'inspiration.

Depuis que j'ai écrit A Paradise Built in Hell. The Extraordinary Communities that Arise in Disaster note, on m'a souvent demandé si les crises économiques suscitent les mêmes types de communauté que les crises soudaines. Ce fut le cas en Argentine en 2001, lorsque l'économie de ce pays s'est effondrée. C'est le cas aujourd'hui en 2011 dans les rues de New York et de bien d'autres villes. Une pancarte à Occupy San Francisco disait : « Il est temps. » C'est vrai. Il est temps, depuis longtemps.

PAS D'ESPOIR AILLEURS QU'EN NOUS-MÊMES

La naissance de ce mouvement a été retardée de trois ans. Les Argentins avaient réagi de façon immédiate à la crise de 2001, après de longues souffrances économiques qui les avaient déjà frappés pour une grande partie d'entre eux, avant même que le gouvernement ne gèle tous les comptes en banque et que l'économie n'implose. Notre économie à nous a implosé il y a trois ans, ce qu'illustraient les « unes » de la presse économique, du genre « Le capitalisme est mort ». Il y avait bien sûr de la fureur et de la colère à l'époque, mais la véritable réaction a été retardée, ou détournée.

La colère du moment a en effet suscité un mouvement puissant, qui s'est focalisé sur un seul candidat politique, supposé être capable de tout remettre en place à notre place, comme il avait promis qu'il le ferait. Ce fut un moment magnifique, plein d'espoir, bien plus que le candidat en question. Ce mouvement éleva ce candidat à la fonction suprême de ce pays, où il se trouve encore aujourd'hui. La vague s'est ensuite retirée comme si elle avait fait son boulot. Elle ne faisait en réalité que le commencer.

Ce mouvement aurait pu combattre le pouvoir des entreprises, nous doter d'une réelle politique en matière de changement climatique, et bien davantage, mais il a reflué, comme si un politicien élu pouvait faire le travail de dix millions de citoyens, de la société civile elle-même. Ce fut un mouvement de base large, de tous âges et de toutes races. Je crois qu'il est aujourd'hui de retour, déçu par les politiciens et par la politique électorale, déterminé cette fois-ci à faire les choses par lui-même, au-delà et en dehors des arènes corrompues du pouvoir institutionnel.

Je ne sais pas exactement à qui ressemble ce bébé, mais je sais que ce à quoi on ressemble n'est pas forcément ce que l'on va devenir. Ce bébé inattendu est là depuis un mois. Il a un futur devant lui que personne ne peut prévoir, mais sa naissance devrait te donner espoir.

Avec amour,

Rebecca

LETTRE DE CAMARADES DU CAIRE À LEURS CAMARADES D'AMÉRIQUEnote

Le Caire, le 25 octobre 2011

À tous ceux actuellement en train d'occuper des parcs, des places et d'autres espaces, vos camarades du Caire vous regardent et sont solidaires. Après avoir reçu tant de conseils de votre part sur la transition vers la démocratie, nous pensons que c'est notre tour de vous donner quelques conseils.

Par bien des aspects, nous sommes désormais tous impliqués de fait dans la même lutte. Ce que la plupart des experts appellent le « printemps arabe » trouve ses racines dans les manifestations, les émeutes, les grèves et les occupations qui se déroulent partout dans le monde. Le « printemps arabe » se fonde sur des luttes menées de très longue date par les peuples et les mouvements populaires. Le moment où nous sommes n'a rien de nouveau. En Égypte comme ailleurs, nous avons combattu et combattons contre des systèmes de répression, d'aliénation électorale, et contre les ravages incontrôlés du capitalisme global (oui, nous l'avons dit, capitalisme) : un système qui a créé un monde dangereux et cruel pour ses habitants. Alors que les intérêts du gouvernement sont de plus en plus complaisants envers les intérêts et le confort du capital privé et transnational, nos villes et nos maisons sont devenues des lieux de plus en plus abstraits et violents, sujets aux ravages quotidiens du prochain plan de développement économique ou de renouvellement urbain.

Une génération tout entière sur la planète a grandi en prenant conscience, rationnellement et émotionnellement, qu'il n'y a pas d'avenir pour nous dans l'ordre actuel des choses. Vivant sous la coupe des politiques d'ajustement structurel et des expertises supposées d'organisations internationales telles que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, nous avons vu nos ressources, nos industries, nos services publics vendus et démantelés, alors que le « marché libre et non faussé » créait une dépendance envers des produits importés et même une nourriture importée. Les profits et les bénéfices de ces « marchés libérés » allaient ailleurs, tandis que l'Égypte et d'autres pays du Sud voyaient leur misère renforcée par l'aggravation massive de la répression policière et de la torture.

La crise actuelle en Amérique et en Europe de l'Ouest a commencé à renvoyer ces réalités d'où elles viennent : ce qui signifie que nous allons tous devoir travailler jusqu'au sang, usant notre dos sous le fardeau de nos dettes personnelles et de l'austérité publique. Non contents d'avoir creusé jusqu'à l'os ce qu'il restait de la sphère publique et de l'État-providence, le capitalisme et l'état d'austérité s'attaquent à présent à la sphère personnelle, au droit de disposer d'un logement décent, en laissant sur le pavé des milliers de familles endettées, voyant leurs maisons confisquées par les banques.

Nous sommes donc avec vous, non seulement pour faire tomber l'ancien, mais aussi pour expérimenter le nouveau. Nous ne protestons pas. À qui pourrions-nous adresser nos protestations ? Que pourrions-nous leur demander qu'ils puissent nous accorder ? Nous occupons. Nous reprenons l'espace public qui a été modifié, privatisé et confisqué par les mains d'une bureaucratie sans visage, par des spéculateurs et des entreprises immobilières, par la « protection » policière. Accrochons-nous à ces espaces, nourrissons-les et laissons grandir les frontières de nos occupations. Qui, après tout, a construit ces parcs, ces places, ces bâtiments ? De qui est le travail qui les a rendu réels et vivants ? Pourquoi serait-il naturel qu'ils nous soient retirés pour être policés et disciplinés ? Reprendre ces espaces, les gérer de façon juste et collective constitue la preuve suffisante de notre légitimité.

Pendant notre occupation de la place Tahrir, nous avons vu des gens qui entraient chaque jour sur la place en pleurs car c'était la première fois qu'ils marchaient dans des rues et des espaces sans être harcelés par la police. Ce ne sont pas seulement les idées qui sont importantes : ces espaces sont fondamentaux pour la possibilité d'un monde nouveau. Ces espaces sont publics. Ces espaces sont dédiés au rassemblement, au plaisir, à l'interaction – ces espaces devraient être la raison pour laquelle nous vivons dans des villes. Alors que l'État et les intérêts des possédants nous les ont rendu inaccessibles ou dangereux, c'est à nous de nous assurer qu'ils sont sûrs, inclusifs et justes. Nous devons continuer à les ouvrir à tous ceux qui veulent construire un monde meilleur, particulièrement aux marginaux, aux exclus et aux groupes qui ont le plus souffert.

Ce que vous faites dans ces espaces n'est pas aussi grandiose, abstrait ou quotidien que la « démocratie réelle » ; les formes naissantes de praxis et d'engagement social créés par ces occupations refusent l'idéalisme creux et le parlementarisme paralysant que le terme « démocratie » a fini par désigner. Les occupations doivent continuer car il ne reste plus personne à qui demander une réforme. Elles doivent continuer car nous devons créer ce que nous ne pouvons plus attendre.

Mais les idéologies de la possession et de la propriété privée vont se manifester à nouveau. Que ce soit par l'opposition ouverte des propriétaires ou des municipalités à votre campement ou par des tentatives plus subtiles pour contrôler l'espace au prétexte de la régulation du trafic automobile, de lois anti-campement ou de règlements sur la sécurité ou la santé. Il y a un conflit direct entre ce que nous voulons faire de nos villes et ce que leurs lois et leur système de police voudraient nous faire faire.

Nous avons fait face à ce genre de violence, directe et indirecte, et nous continuons à l'affronter. Ceux qui disent que la révolution égyptienne était pacifique n'ont pas vu les horreurs que la police nous a infligées, ils n'ont pas vu non plus la résistance et même la force que les révolutionnaires ont utilisées contre la police pour défendre leurs occupations et leurs espaces. De l'aveu même du gouvernement : quatre-vingt-dix-neuf commissariats ont été incendiés, des milliers de voitures de police détruites, et tous les bureaux du parti dirigeant ont été brûlés. Des barricades ont été érigées, des policiers ont été battus et arrosés de pierres alors qu'ils lançaient des gaz lacrymogènes ou tiraient sur nous à balles réelles. Mais, à la fin de la journée du 28 janvier, ils ont battu en retraite, et nous avions gagné nos villes.

Nous ne désirons pas la violence, mais nous désirons encore moins perdre.

Si nous ne résistons pas, activement, lorsqu'ils viennent prendre ce que nous avons pu regagner, alors nous perdrons. Il ne faut pas confondre la tactique que nous employons lorsque nous chantons « non-violence » avec une fétichisation de la non-violence. Si l'État avait abandonné immédiatement la partie, nous nous serions plus que réjouis, mais quand ils se sont mis à nous maltraiter, à nous tabasser, à nous tuer, nous savions qu'il n'y avait pas d'autre option que de se défendre et de riposter. Si nous nous étions couchés et si nous avions toléré les arrestations, les tortures et les martyres pour démontrer la justesse de notre cause, nous n'en aurions pas moins été battus, blessés et tués. Soyez prêts à défendre ce que vous occupez, ce que vous êtes en train de créer. Lorsque tout nous a été confisqué, tous les espaces que nous parvenons à reconquérir sont très précieux.

Pour conclure, notre seul vrai conseil est de continuer, de continuer et de ne pas s'arrêter. Occupez plus d'espace, regroupez-vous, construisez des réseaux de plus en plus larges et continuez à expérimenter une nouvelle vie sociale. Expérimentez le consensus et la démocratie. Découvrez de nouveaux usages de ces espaces, de nouvelles façons de les conserver et de ne jamais les céder. Résistez férocement lorsqu'on vous attaque, mais prenez plaisir à ce que vous êtes en train de faire – que cela devienne facile, drôle même. Nous regardons tous maintenant ce que les uns et les autres font et, depuis Le Caire, nous voudrions vous dire que nous sommes solidaires et que nous vous aimons toutes et tous pour ce que vous êtes en train de faire.

Des camarades du Caire

RÉPONSE DES CAMARADES DU CAIRE À UNE PROPOSITION D'OCCUPY WALL STREETnote

Le Caire, le 13 novembre 2011

À nos sœurs et frères qui occupent Zuccotti Park,

Lorsque nous nous sommes adressés à vous, le 12 novembre, pour que vous nous rejoigniez dans la défense de notre révolution et dans notre campagne contre les procès militaires contre des civils en Égypte, votre solidarité – les photos de vos manifestations, les vidéos et vos messages de soutien – a fait grandir notre force.

Nous venons cependant d'apprendre que votre assemblée générale a voté l'envoi de vingt d'entre vous en Égypte en tant qu'observateurs pour les élections, avec un budget de 29 000 dollars. Pour être honnête, la nouvelle nous a choqués ; nous avons passé une grande partie de la journée à nous demander qui, chez nous, pouvait bien vous avoir demandé pareille assistance.

Il y a plusieurs choses qui nous dérangent dans cette idée et nous voudrions en discuter avec vous.

Nous avions l'impression que, si vous avez occupé les rues et les parcs de vos villes, c'était, tout comme nos camarades d'Espagne, de Grèce et de Grande-Bretagne, par colère contre les fausses promesses de la politique électorale. Quelles que soient les opinions des uns et des autres sur l'efficacité des élections ou le système représentatif, le mouvement Occupy apparaît hors du cadre électoral. Votre choix d'occuper est plus important – et peut-être même entièrement différent – que n'importe quelle élection. Alors pourquoi faudrait-il dans ces conditions fêter nos élections à nous, sachant que, dans le meilleur des cas, tout ce qu'il en sortira sera un nouveau corps « représentatif » qui gouvernera dans l'intérêt des 1 % sur notre dos, nous, les 99 % restants ? Le nouveau Parlement égyptien n'aura aucun pouvoir effectif et – comme beaucoup d'entre nous l'ont constaté – les élections ne sont qu'un procédé de légitimation de la junte militaire récupérant le processus révolutionnaire. Est-ce cela que vous voulez « observer » ?

Nous avons, partout dans le monde, appris de nouvelles façons de nous représenter, de parler, de vivre la politique directement et immédiatement. Et, en Égypte, nous n'avons pas fait la révolution dans la rue dans le simple but d'avoir un Parlement. Notre lutte – que nous pensons partager avec vous – est bien plus large que l'obtention d'une démocratie parlementaire bien huilée. Nous exigions la chute du régime, nous exigions la dignité, la liberté et la justice sociale, et nous sommes toujours en train de nous battre pour ces objectifs. Nous ne voyons pas l'élection d'un Parlement croupion comme un moyen de les atteindre.

Mais, bien que cette idée d'une mission de surveillance des élections ne nous semble pas être une bonne idée, nous voulons votre solidarité, nous avons besoin de votre soutien et de votre visite. Nous voulons vous connaître, parler avec vous, apprendre les uns des autres, comparer nos stratégies et partager des plans pour le futur. Nous pensons que les militants ou les gens engagés pour un vrai changement du système dans lequel nous vivons devraient avoir beaucoup plus d'ambition que de légitimer un processus électoral (laissons cette tâche ennuyeuse à la fondation Carter) – qui semble si pauvre en comparaison des nouvelles formes de démocratie et de vie sociale que nous sommes en train de créer. Cela ne devrait être ni notre fonction ni notre volonté de jouer le jeu des élections. Nous occupons et nous créons des espaces et des réseaux car ils sont les fondations sur lesquelles nous pourrons créer du neuf.

Approfondissons nos canaux de communication et découvrons de nouvelles façons de travailler ensemble pour nous entraider.

Quel que soit le moment où vous voudrez venir, sachez que nous avons pleins de clic-clac et de sacs de couchage disponibles. Cela ne sera pas très chic, mais ça sera marrant.

Bien à vous et, comme toujours, en solidarité.

Des camarades du Caire

P.S. : Nous avons enfin une adresse email : comradesfromcairo@gmail.com.

LES OCCUPATIONS EN TANT QUE « NŒUDS DE RÉSONANCE »note

Par Gaston Gordillo

Lorsque des masses de gens se mirent à occuper des espaces et à entrer en résonance, ce fut le début de l'insurrection nord-américaine. Cette force matérielle, capable de renverser des régimes – déjà trois à son actif en Afrique du Nord –, ne peut naître que des multitudes assemblées dans les rues. Liberty Square à New York n'est plus seulement une place : c'est devenu une sorte d'assemblage humain qui débat, chante, tambourine, marche, dort et rêve ensemble, et qui, ce faisant, transforme l'espace en machine de résonance de nouvelle génération. Cette résonance prend littéralement corps dans le « micro humain » qui fait parler les corps à l'unisson, qui les fait vibrer ensemble. Le nœud de résonance new-yorkais a irradié sa force dans toutes les directions et a précipité l'émergence d'un mouvement politique continental dont la forme spatiale est celle du rhizome : un assemblage décentralisé, horizontal, à sites multiples, d'une myriade d'autres nœuds interconnectés les uns aux autres et ne reconnaissant aucune autre autorité que celle du pouvoir collectif engendré par les nœuds.

La temporalité de cette forme spatiale, que l'on a également trouvée en Tunisie et en Égypte, semble unique dans l'histoire et mérite d'être examinée avec soin. Dans ce texte, je cherche à étudier la forme spatiale changeante et les pulsations affectives de ces nœuds constituant les articulations locales d'un réseau anticapitaliste sans leaders.

Les nœuds de résonance entrent en expansion en affectant d'autres gens ailleurs, en les faisant entrer en résonance. Mais, pour qu'il y ait expansion, il faut des publics réceptifs. On ne compte plus les nœuds de résonance qui se sont dissipés faute de publics à affecter, ou bien à cause de publics qu'ils avaient affectés de façon négative. En Amérique du Nord, l'inspiration créée par le nœud de résonance de la place Tahrir et le désespoir engendré par le ralliement sans vergogne d'Obama au camp des pillards capitalistes a fini par créer une topographie politique plus réceptive, un sol fertile pour l'expansion et la multiplication de nœuds spatiaux antisystémiques.

Le pouvoir de résonance spécifique qui s'est mis en place le 17 septembre à Liberty Square tient à sa persistance dans la durée, au fait qu'elle ait pu se réverbérer de façon continue pendant près de deux mois. La temporalité de la résonance n'est cependant pas linéaire, ni prédictible, et ne le sera jamais. Les résonances politiques ne se « propagent » pas de façon simple dans un espace lisse, dépouillé de tout obstacle matériel ou affectif, comme les vaguelettes produites par une pierre soudain jetée dans un plan d'eau. L'expansion d'une résonance est inégale, elle se produit dans une arène de conflits permanents, avec comme protagonistes les multitudes dans la rue, les messages et les images circulant à grande vitesse via les réseaux de communication, et la violence d'État. Et cette temporalité n'est pas celle de Bergson, se déployant sur un espace mort, inchangé. Le mouvement des occupations n'agit pas selon une matrice spatiale fixe ; il modifie la forme matérielle et la nature affective de l'espace. Si le rhizome des nœuds de résonance qui interconnecte à présent des centaines de sites à travers toute l'Amérique du Nord a changé le climat politique, c'est parce qu'il a réussi à changer la forme que prend l'espace.

Dans un texte récent et important, Judith Butler écrit que, bien que les manifestations dépendent de l'existence physique des rues et des places pour pouvoir elles-mêmes exister, « il est également vrai que les actions collectives rassemblent l'espace lui-même, réunissent les pavés, animent et organisent l'architecture. Tout comme il est important de souligner qu'il y a des conditions matérielles pour l'exercice des libertés de rassemblement et d'expression publiques, nous devons aussi nous demander comment il se fait que les rassemblements et les discours reconfigurent l'espace public dans sa matérialité même, et produisent ou reproduisent le caractère public de cet environnement matérielnote ». Butler pose la bonne question, mais elle n'y répond pas tout à fait complètement. Les nœuds de résonance, assurément, rassemblement, animent et organisent les parcs et les places tout en reconfigurant leur matérialité. Mais dire qu'un nœud a changé un « espace » ou un « lieu » ne nous donne qu'un aperçu très limité du genre de transformation matérielle que cela implique. Ces concepts nous empêchent de voir que ce qui a changé est la forme et la pulsation affective de ce que je propose d'appeler le terrain. Le présent essai, inspiré par le mouvement des occupations, est ma première tentative pour esquisser les principes d'une théorie du terrain.

Le terrain est l'espace en tant que forme physique. Afin d'explorer sa pertinence politique dans les insurrections globales qui sont en train de changer le monde, il faut se tourner vers l'approche de l'espace comme forme telle qu'elle fut d'abord articulée par Henri Lefebvre. Dans La Révolution urbaine note, il écrit que l'urbain doit être conçu comme une forme particulière, une forme que l'on peut le mieux discerner la nuit, vue d'avion. Lorsque nous voyons la forme urbaine par en dessus, nous pouvons identifier une densité spatiale qui organise la mobilité autour d'un noyau. Les différentes villes sont des variantes de cette forme fondamentale. Il n'est pas étonnant que New York soit ordinairement représentée visuellement de point de vue du ciel : un dense conglomérat de grands bâtiments (avec un rectangle vert au milieu) qui sature une île sur le bord de l'Atlantique et que cerne une densité urbaine plus vaste s'étalant dans toutes les directions. La forme des Twin Towers, de même, était inséparable de leur destruction, il y a dix ans, parce que leur forme distincte, verticale, au sommet de Manhattan, attirait les avions détournés comme un aimant. Paris est également inséparable de sa forme (que l'on distingue mieux elle aussi vue d'en haut) : le cours sinueux de la Seine, l'horizon plat qui s'étend sur des bâtiments de même hauteur, la puissante verticalité de la tour Eiffel.

Mais la vue de dessus est aussi celle de l'État, qui se trouve réifié dans l'aplatissement bidimensionnel de la carte. Et ce champ de vision panoptique évoque une transcendance détachée de tout corps actuel. Alfred Korzybski l'a dit en 1931 : « Une carte n'est pas le territoire. » C'est pourquoi le terrain, considéré comme forme lorsqu'on le regarde d'en haut, ne peut retrouver sa rugosité conflictuelle qu'en étant saisi au niveau du sol, où les yeux et les corps des acteurs non étatiques se meuvent, agissent, conspirent et font face à la violence de l'État.

Celles et ceux qui créent des nœuds de résonance à travers toute l'Amérique du Nord ne savent que trop qu'ils sont complètement immergés dans les formes tridimensionnelles du terrain : le parc, les tentes, les immeubles qui les entourent. De façon plus importante, le terrain des nœuds est un espace en flux, à commencer par le fait que des corps en mouvement constituent des composantes profondément physiques de sa matérialité. Le terrain est, sous cet aspect, inséparable de l'action et de la mobilité humaine. Le nœud de résonance qui prend place à New York a strié l'espace lisse de Liberty Square de manière « réelle, physique » (pour reprendre la façon dont le révérend Billy a décrit le mouvement d'occupation) : un dédale de corps, de tentes, de sacs de couchage, d'ordinateurs portables, de nourriture et de panneaux qui créent une forme de nature élastique, sans cesse faite et refaite par des motifs de mouvement.

Ces motifs n'impliquent pas seulement la présence des protestataires, mais aussi les efforts policiers pour briser et démanteler cette forme par l'emploi de la force physique. De la même façon que le travail créatif des contestataires a produit le nœud en tant que forme physique vivante, la violence de la police vise à détruire physiquement le nœud en tant que forme collective particulière venue strier l'espace public et perturber les codes. C'est pourquoi les violentes attaques policières lancées contre les nœuds de résonance créent d'immenses dommages corporels et d'énormes débris matériels : ce sont là les ruines du nœud.

Mais la forme du nœud est aussi faite de l'environnement bâti dans lequel il s'insère, différemment à chaque fois. Ce qui distingue spécifiquement la forme spatiale d'Occupy Wall Street, c'est le fait d'être entourée de grands immeubles : c'est la verticalité entrepreneuriale qui définit la forme dominante du damier de Manhattan, la forme phallique de l'espace abstrait. L'histoire de ce parc révèle comment cet espace a été sécrété par le capital : c'est une entreprise qui a construit Liberty Square en contrepartie de l'autorisation accordée par la municipalité de bâtir juste à côté d'elle un gratte-ciel d'une hauteur qui dépassait les limites légales.

Un espace public placé sous souveraineté privée – telle avait la forme urbaine demandée à cette entreprise en échange d'une rallonge accordée pour toucher de plus près encore à l'espace lisse du ciel, là où les fantasmes capitalistes de vitesse absolue sur fond vide semblent plus réels. C'est cette verticalité même qui fut parodiée avec brio par le comique Stephen Colbertnote, lorsqu'il fit semblant d'asperger l'occupation de gaz lacrymogène depuis les hauteurs privatives d'un immeuble de bureaux voisin. L'État dispose de son propre panoptique sur Liberty Square, une étrange structure robotique verticale qui lorgne sur le nœud, d'en haut, à travers les fenêtres sombres qui observent en permanence la forme que celui-ci peut prendre.

Que les protestataires, à la différence de l'État, regardent autour d'eux horizontalement (plutôt que d'en haut) indique aussi que le champ de vision de l'insurrection, à la différence de l'œil panoptique de l'État, est fondé sur la matérialité affective, changeante, mobile du terrain. C'est un œil rhizomique qui, armé d'une myriade d'appareils enregistreurs, connecté au Web, crée un panoptique non étatique : l'œil d'une multitude en train de scanner les rues à l'affût d'images de violence étatique susceptibles d'être disséminées à l'échelle globale et utilisées contre l'État.

La forme matérielle actuelle de Liberty Square peut assurément être appelée un « lieu ». Mais la traiter comme un lieu et non comme un nœud doué d'une forme distincte, ce serait faire abstraction, d'une part, de la présence corporelle et résonante qui l'a reconfigurée, et, d'autre part, de la myriade de relations et de flux matériels qui interconnectent Liberty Square avec le reste de la ville et le reste du monde. Un nœud, ce n'est pas juste n'importe quel espace, mais un point d'enchevêtrement, d'épaisseur et d'articulation qui ouvre des relations avec d'autres nœuds dans le rhizome et, ailleurs, avec la multiplicité globale du monde. Ajoutons qu'un nœud est un espace dont la forme n'est pas stable temporellement.

Ce dont les concepts de lieu et d'espace ne peuvent pas rendre compte, c'est du fait que la forme matérielle du terrain possède une temporalité qui transforme la forme même de l'espace. Il y a beaucoup de régions du monde où la matérialité du terrain change radicalement d'une saison à l'autre. Dans le Gran Chaco sud-américain (là où j'ai conduit pour la plus grande part mon travail anthropologique de terrain), la saison des pluies, qui commence en décembre, transforme rapidement une région plate, semi-aride, en un vaste marécage infranchissable. Le terrain est à ce point saturé d'eau que, pour quelques mois, c'est la viscosité plutôt que la solidité qui se met à le caractériser. La Russie en hiver illustre de manière tout aussi matérielle la façon dont le sol gelé et la présence massive de solides blocs de neige altèrent la forme du terrain. Et ces formes changeantes restreignent aussi grandement la mobilité humaine. La striation saisonnière des grandes plaines russes fut cruciale dans la défaite d'une machine de guerre nazie stoppée net dans sa course par les obstacles physiques colossaux placés sur le terrain par le « général hiver ».

De la même manière, le refroidissement des températures au nord de l'Amérique a pour l'instant transformé la forme et la pulsation de ces nœuds de résonance. Fin octobre, une tempête de neige s'est abattue sur la côte est et a enveloppé de nombreux nœuds, Liberty Square y compris, d'un manteau de neige et d'un froid glacial. Un affect sensoriel, le froid, a créé une nouvelle priorité : protéger les corps en continuant de transformer la forme du terrain.

Contredisant les prévisions de nombreux experts, l'arrivée précoce de conditions hivernales n'a pas précipité la fin des nœuds, mais leur transformation physique en quartiers d'hiver plus robustes. À Occupy Toronto, les manifestants ont mis en place trois huttes de bois de Mongolie équipées d'un appareil de chauffage, et des tentes isolées avec des plaques de mousse thermique. À Occupy Wall Street, la confiscation des groupes électrogènes par la police a transformé le nœud d'une manière différente, avec l'introduction d'une douzaine de vélos montés sur des générateurs. Ces générateurs, grâce auxquels l'énergie corporelle est transformée en énergie électrique, illustrent de façon très claire le fait que le nœud n'est rien d'autre que les corps qui l'alimentent par l'intermédiaire de leurs propres résonances. La résonance qui anime le nœud est la même que celle utilisée pour recharger les batteries, créer de la chaleur ou approvisionner le nœud en « pouvoir du peuple ».

Cela étant, la temporalité des changements physiques qui ont lieu sur le terrain demeure surtout le produit des forces politiques qui révèlent la nature affective du terrain, c'est-à-dire sa puissance d'affection. La résonance politique s'étend généralement en rafales, produites par des chocs affectifs. En Afrique du Nord et en Amérique du Nord, les résonances insurrectionnelles se sont intensifiées de façon spectaculaire lorsque le public a été exposé à des images de violences d'État commises contre des manifestants pacifiques. Ces images ont touché des milliers de personnes et les ont fait agir, créant ainsi un terrain plus réceptif à des résonances dissidentes et produisant de nouveaux changements dans la forme du nœud. Tout comme en Égypte, les tentatives faites par l'État pour écraser les nœuds de résonance, à Liberty Square et ailleurs, se sont retournées contre lui et ont plutôt abouti à les renforcer malgré certaines perturbations temporaires. La forme rhizomique du mouvement des occupations apparaît de la façon la plus flagrante dans son élasticité spatiale, sans leaders et multi-centrée, qui peut avoir été perturbée ici et là, mais seulement de façon momentanée, sans que cela entraîne la perturbation de l'ensemble : « Un rhizome peut être rompu, brisé en un endroit quelconque, il reprend suivant telle ou telle de ses lignes, et suivant d'autres lignes », sachant que « ces lignes ne cessent de se renvoyer les unes aux autres » (Gilles Deleuze et Félix Guattarinote).

Parce que les nœuds spatiaux du mouvement des occupations sont tournés vers l'extérieur, adaptables et élastiques, ils ont réussi, par des marches et des manifestations régulières, à propager ailleurs dans le tissu urbain la présence tangible de leurs résonances anticapitalistes. Cela montre que les transformations matérielles engendrées par le rhizome sur le terrain sont politiquement expansives et qu'elles procèdent selon des lignes de saturation spatiale : saturation de l'espace par des corps et des sons à haute densité. C'est à cette saturation spatiale que correspond le slogan « Tout occuper ». En fin de compte, c'est bien une saturation spatiale, celle produite dans les rues par d'immenses multitudes à travers toute l'Égypte, qui a permis, le 10 février 2011, de renverser le régime de Moubarak.

Cette saturation perturbe toujours, même si ce n'est qu'au niveau local et pour de brefs instants, le flux matériel idéologique de la machine d'État capitaliste, créant ainsi des stries sur l'espace lisse du capital. La montée en puissance explosive du nœud d'Occupy Oakland est un bon exemple : ce nœud contestataire a réussi à faire fermer pour quelques heures un autre nœud, le port, intégré aux flux du capitalisme mondial et à déborder ensuite sur le campus de l'université de Berkeley. À une plus petite échelle, c'est aussi l'exemple des manifestants qui sont parvenus à s'infiltrer dans les espaces réservés aux politiciens républicains (tels le gouverneur du Wisconsin ou Michele Bachmann), pour y

produire d'autres effets de saturation que ceux habituellement produits par la propagande capitaliste. Ces espaces ont été à leur tour envahis et perturbés par la résonance collective du « micro humain ».

L'État a réagi en mobilisant des saturations spatiales dont il a le secret et le monopole, et qui passent, au niveau de la rue, par le déploiement massif de forces de police. Le gaz lacrymogène est le fumet de toute insurrection. Son odeur et la forme de ses nuages indiquent que l'État a pour un temps laissé échapper le contrôle des rues au profit de multitudes qui doivent alors être dispersées par un usage intensif de la chimie. C'est pour cela que l'utilisation de gaz lacrymogène par la police d'Oakland, fin octobre, a marqué un seuil : le changement d'échelle du mouvement des occupations en tant que phénomène insurrectionnel sur les deux côtes, et la consolidation d'Oakland comme principal nœud de résonance sur la côte ouest.

Ces formes multiples et toujours changeantes de saturation spatiale créent des dissonances : des ruptures dans le flux quotidien de la mise en ordre entrepreneuriale du monde. Et c'est en cela que consiste la négativité politique qui oriente la présence positive du mouvement des occupations : dans la création de déchirures grandissantes dans le tissu spatial capitaliste. Cette résonance expansive reste cependant immergée dans un champ permanent de lutte avec la machine d'État, qui ne cesse d'essayer de briser les nœuds, à la fois physiquement, mais aussi en créant ses propres chocs affectifs : des reportages télévisés sur les abus de drogue, les sévices sexuels ou la violence dans les occupations, qui cherchent à plonger le public dans la peur afin de le rendre moins réceptif aux résonances que les nœuds peuvent susciter en lui. Les médias racontent au public ce que l'État veut bien qu'il entende : que ce sont des nœuds de dissonance sans positivité, des sources d'instabilité antisystémique, des endroits menaçants, dangereux, sales, polluants. La récente vague de répressions étatiques, y compris le raid policier sur Liberty Square qui a lieu au moment même où je suis en train de terminer ce texte, montre ce que les manifestants savent déjà : que l'avenir de cette insurrection naissante, mais grandissante, dépend de leur capacité à continuer de faire résonner ces nœuds de telle sorte que leurs dissonances expansives se mettent à perturber la machine capitaliste mondiale.

LA KASBAH À MADRIDnote

Par Santiago Alba Rico

Pour ceux qui ont suivi de près les deux occupations de la Kasbah à Tunis, il est très difficile de ne pas succomber au vertige de l'émotion d'un « déjà vu » devant les images des jeunes qui, depuis lundi dernier, donnent une dignité à la Puerta del Sol par leur seule présence : les matelas et les cartons, les petits papiers avec des slogans collés aux murs, les assemblées permanentes, les commissions de ravitaillement, de nettoyage et de communication, l'obstination devant la pluie torrentielle…

Ne nous y trompons pas : les protestations en Espagne s'inscrivent sans doute aucun dans la même faille tectonique globale et prolongée, et réadaptent le même modèle organisationnel inventé à Tunis et en Égypte (et à Bahreïn, en Jordanie, au Yémen, etc.). Le capitalisme a échoué en tout, mais il est parvenu à globaliser les ripostes.

« Des milliers d'Espagnols à Madrid protestent contre les difficultés économiques », titrait le journal Le Monde note. C'est vrai. En Tunisie également, le chômage, la pauvreté et l'inflation ont joué un rôle dans l'éclatement des révoltes. Mais ce n'est pas cela qui est impressionnant. Ce qui est impressionnant, c'est que dans les deux cas les manifestants ont réclamé et réclament la « démocratie ». Dans le cas de la Tunisie et du monde arabe, tout le monde pensait que les gens allaient évoquer la « charianote » face à l'arbitraire et à la corruption. Dans l'État espagnol, tous les analystes soulignaient la pénétration rampante du discours néofasciste comme réponse à l'insécurité économique et sociale et à la perte de prestige de la politique. La droite conservatrice semblait, de chaque côté de la Méditerranée, la seule force capable de canaliser, en le déformant, le malaise général.

Mais voici que ce que les jeunes demandent, que ce soit là-bas et ici, à Tunis et à Madrid, au Caire et à Barcelone, c'est la « démocratie ». Une véritable démocratie ! Que les Arabes la demandent, cela semble raisonnable, puisqu'ils vivaient et vivent encore sous des dictatures féroces. Mais que les Espagnols l'exigent semble plus étrange. L'Espagne n'est-elle pas une démocratie ?

Non, elle ne l'est pas. En Tunisie, il y a peu de temps, on pensait encore qu'il serait suffisant d'avoir une Constitution, des élections, un Parlement et la liberté de la presse pour qu'il y ait une démocratie. En Espagne, où l'on vient de chausser les bottes de sept lieues, on a compris en un éclair que les institutions ne suffisent pas si ceux qui gouvernent les vies des citoyens sont les « marchés » et non le Parlement. Ces jeunes sans maison, sans travail, sans parti ont associé avec une juste intuition les « difficultés économiques » au gouvernement dictatorial, non pas d'une personne en particulier, mais bien d'une structure économique qui désactive de manière permanente les mécanismes politiques – de la justice aux médias – censés garantir le caractère démocratique du régime.

Ces jeunes sans avenir ont su mettre à nu d'un seul coup la fausseté qui affleurait et qui a soutenu pendant des décennies la légitimité du système : l'identité établie entre démocratie et capitalisme. En Tunisie et en Égypte, le capitalisme frappait brutalement ; en Espagne, il anesthésiait. Aucun régime économique n'a autant exalté la jeunesse en tant que valeur marchande et aucun ne l'a autant méprisée en tant que force réelle de changement. Tandis que la publicité offre sans cesse l'image immuable du désir de ne jamais vieillir, de rester éternellement jeune, les jeunes Espagnols souffrent du chômage, du travail précaire, de la déqualification professionnelle, de l'exclusion matérielle de la vie adulte et, pour ceux qui osent se soustraire aux normes socialement acceptées de la consommation petite-bourgeoise, de la persécution policière.

Dans le monde arabe, afin de les empêcher de réclamer une existence digne, on frappait les jeunes et on les mettait en prison. En Europe, pour qu'on ne réclame pas une existence digne, on offre de la malbouffe et de la télévision poubelle.

En Tunisie, les jeunes qui ne pouvaient accéder à une vie adulte étaient retenus dans leurs corps à coups de matraque. En Espagne, les jeunes qui ne peuvent trouver leur propre logement ni travailler selon leurs compétences peuvent encore acquérir des objets technologiques bon marché, des vêtements bon marché, des pizzas bon marché. Maintenue bien loin des centres de décision, méprisée et surexploitée sur le marché du travail, modelée par l'homogénéisation de la consommation, la jeunesse est devenue en Europe et dans le monde arabe une sorte de « classe » sociale qui, du fait de ses propres caractéristiques matérielles, ne connaît plus de limite d'âge.

Mais nous nous étions trompés : si la répression ne fonctionne pas, ce n'est pas le cas non plus de ce que Pasolini appelait dans les années 1970 l'« hédonisme de masse ». Que ce soit des coups ou des somnifères, les jeunes n'acceptent plus qu'on les traite comme des enfants : ils ne se laissent plus terroriser (ils se disent « sans peur », là-bas et ici) ni acheter (« nous ne sommes pas des marchandises »).

La Puerta del Sol à Madrid démontre également le grand échec « culturel » du capitalisme, qui a voulu maintenir les populations européennes dans un état permanent d'infantilisme alimenté par un spectacle permanent d'images et de sensations « fortes ». Effrayés ou corrompus, on pouvait laisser les enfants voter sans risque que leur vote ait un quelconque lien réel avec la démocratie. C'est pour cela que, à Tunis et à Madrid, les jeunes demandent précisément la démocratie ; et c'est pour cela que, à Tunis et à Madrid, ils ont compris avec certitude que la démocratie est organiquement liée à cette chose mystérieuse que Kant situait de manière sans appel en dehors des « marchés » : la dignité.

Il est impressionnant – impressionnant, c'est le mot – d'entendre ces jeunes sans parti, sans beaucoup de formation idéologique, ou même allergiques aux « idéologies », crier le mot « révolution », comme à la Kasbah de Tunis. Ils sont pacifiques, disciplinés, ordonnés, solidaires, mais ils veulent tout changer. Tout. Ils veulent changer le régime, comme en Tunisie : le monopole bipartiste des institutions, la corruption, la dégradation des services publics, la manipulation médiatique, l'impunité des responsables de la crise. Comme à la Kasbah de Tunis, tous les partis institutionnels, mêmes ceux de « gauche », ont été pris à contre-pied ou bousculés en dehors du jeu.

Les jeunes de la Puerta del Sol (et des autres villes espagnoles) ne représentent aucune force politique et ils ne se sentent représentés par aucune d'elles. Mais l'erreur – clairement instrumentalisée par ceux qui se sentent menacés par le soulèvement –, c'est de penser que nous sommes confrontés à un rejet – et non devant une revendication – de la politique. À la lumière des expériences historiques précédentes, nous pourrions conclure que la perte de légitimité des institutions et de la caste politique prête le flanc à des solutions populistes ou démagogiques, à l'émergence d'un « leader fort » dont la seule volonté va résoudre miraculeusement tous les problèmes. Le fascisme classique en quelque sorte. Mais le fascisme classique, dont l'ombre apparaît pourtant déjà à l'horizon, c'est justement ce que ces jeunes veulent empêcher et dénoncer. Le populisme et la démagogie nous gouvernent d'ailleurs déjà, les « leaders forts » sont ceux qui dominent les partis au pouvoir et tentent de susciter l'adhésion à leur égard sur des bases purement émotionnelles aux éternels enfants en lesquels ils voulaient nous transformer.

La Kasbah de Tunis, comme la Puerta del Sol, se révolte justement, au nom de la démocratie, contre toute sorte de leadership de caudillos. Il y a là-bas, comme ici, une affirmation de démocratie pure, classique, quasi grecque. L'historien Claudio Eliano raconte l'anecdote d'un candidat athénien qui a découvert un paysan écrivant son nom sur la liste de ceux qui devaient être condamnés à l'ostracisme : « Mais tu ne me connais même pas », s'est plaint l'oligarque. « Justement, c'est pour ça, a répondu le paysan, pour que tu ne sois pas connu. » À la Kasbah de Tunis existait une puissante susceptibilité face à tout ce qui était connu : toutes les personnes célèbres, connues par la télévision, toutes les personnes reconnues par les manifestants n'étaient pas les bienvenues sur la place. C'étaient les inconnus qui étaient autorisés à parler et à faire des propositions ; c'étaient les inconnus qui avaient l'autorité et non les « célébrités », ceux que le marché et son frère jumeau l'électoralisme accumulent.

Mais il se fait que les inconnus, c'est nous tous ; les inconnus, c'est les messieurs et mesdames Tout-le-monde auxquels les candidats aux élections sourient en demandant leur vote pour ensuite les exclure de toute prise de décision. À la Kasbah de Tunis, comme à la Puerta del Sol à Madrid, il y a une tentative de démocratiser la vie publique en rendant la souveraineté aux inconnus. Personne ne peut nier les risques ni les limites de ce pari, mais personne ne peut non plus nier sans malhonnêteté que « cette révolution contre les célébrités » constitue précisément une dénonciation du populisme mercantile et de la démagogie électoraliste, deux traits centraux des institutions politiques du capitalisme.

Les jeunes de la Kasbah de Madrid, des Kasbahs de toute l'Espagne, veulent une réelle démocratie, car ils savent que c'est d'elle que dépendra leur avenir et celui de toute l'humanité. Ils ne savent pas encore que cette démocratie, comme nous le rappelle Carlos Fernández Liria, c'est ce que nous avons toujours appelé le communisme. Ils devront le découvrir par leurs propres voies, à leur manière. Nous, les plus vieux, ce que nous découvrons depuis cinq mois, dans le monde arabe et aujourd'hui en Europe, c'est que les « nôtres » – comme les appellent Julio Anguita – ne sont pas comme nous.

Dans « Le désir d'être punk », extraordinaire roman de Belén Gopeguinote, l'adolescente Martina, exemple vivant de cette génération sociale qui s'est construite dans les marges des marchés, reproche à son père : « Tu n'as pas été un bon exemple. » Nous n'avons pas, en effet, donné un bon exemple aux jeunes et, malgré cela, drapés dans notre posture de gauche, nous les méprisions en réalité à peine moins qu'un Botinnote ou que la Warner, lorsque nous croyions que leurs subjectivités avaient été définitivement formatées, enserrées à jamais dans un horizon en béton armé. Et pourtant, ce sont bien eux qui se sont levés contre le « gavage de somnifères » pour réclamer une « révolution » démocratique. Martina est à la Puerta del Sol et il se peut qu'elle échoue également, comme a échoué son père. Mais qu'aucun cinquantenaire de droite (ni de gauche) ne vienne lui dire qu'elle a eu la vie facile ; qu'aucun cinquantenaire de droite (ni de gauche) ne vienne lui apprendre qu'on n'obtient rien dans ce monde sans lutter.

La deuxième décennie du XXIe  siècle annonce un futur terrible, peut-être apocalyptique, mais il s'est déjà produit quelques surprises qui doivent nous rajeunir. L'une d'elles est que, même si tout va mal comme nous le disions, il est certain qu'il y aura résistance. Une autre, c'est que ce qui unit véritablement, c'est le pouvoir, et que la Puerta del Sol, quoi qu'il se passe, a le pouvoir. Et, enfin, c'est que toutes les analyses, si pointues et méticuleuses soient-elles, laissent toujours une part d'inconnu qui finit par les démentir.

Il n'y aura pas de révolution en Espagne, du moins pas dans l'immédiat. Mais une surprise, un miracle, une tempête, une conscience dans les ténèbres, un geste de dignité contre l'apathie, un acte de courage contre le consentement, une affirmation antipub de la jeunesse, un cri collectif pour la démocratie en Europe, n'est-ce pas déjà une petite révolution ? Tout a recommencé plusieurs fois au cours de ces derniers deux mille ans. Et quand certains pensaient que tout était terminé, voilà que nous avons, à plusieurs endroits, le plus inespéré : des gens neufs disposés et engagés à commencer à nouveau.

2. MANIFESTES

MANIFESTE DES OCCUPANTS DE LA PUERTA DEL SOL

Puerta del Sol, Madrid, le 18 mai 2011

Qui sommes-nous ?

Nous sommes des gens qui sont venus librement, parce que nous le voulions. Après la manifestation, nous avons décidé de nous réunir pour réclamer la dignité, retrouver notre conscience politique et sociale.

Nous ne représentons aucun parti ni aucune association.

C'est l'aspiration au changement qui nous unit.

Nous sommes ici par dignité et par solidarité avec ceux qui ne peuvent pas y être.

Pourquoi sommes-nous ici ?

Nous sommes ici car nous voulons une société nouvelle qui fasse passer la vie avant les intérêts économiques et politiques.

Nous aspirons à un changement dans la société et dans la conscience sociale.

Nous voulons démontrer que la société n'est pas endormie. Nous continuerons à lutter, pour ce qui nous est dû, par des moyens pacifiques.

Nous soutenons nos camarades arrêtés après la manifestation et nous exigeons leur remise en liberté.

Nous voulons tout, tout de suite. Si tu es d'accord : rejoins-nous !

Mieux vaut perdre en essayant que perdre sans avoir rien essayé.

MANIFESTE DE DEMOCRACIA REAL YA !

Mai 2011

Nous sommes des gens comme les autres. Nous sommes comme toi : des gens qui se lèvent tous les matins pour aller étudier, travailler ou chercher un boulot, des gens qui ont une famille et des amis. Des gens qui travaillent dur tous les jours pour vivre et pour donner un meilleur avenir à celles et ceux qui les entourent.

Parmi nous, certains se considèrent comme plutôt progressistes, d'autres comme plutôt conservateurs. Certains sont croyants, d'autres pas du tout. Certains ont des idéologies très définies, d'autres se considèrent comme apolitiques. Mais nous sommes tous très préoccupés et indignés par la situation politique, économique et sociale qui nous entoure. Par la corruption des politiciens, des entrepreneurs, des banquiers… Par la vulnérabilité des hommes et des femmes de la rue.

Cette situation nous fait mal, quotidiennement. Mais, tous ensemble, nous pouvons la faire changer. Le moment est venu de nous mettre au travail : il est temps de bâtir tous ensemble une société meilleure.

Dans ce but, nous réaffirmons avec force les points suivants :

– l'égalité, le progrès, la solidarité, le libre accès à la culture, le développement écologique durable, le bien-être et le bonheur des personnes doivent être les priorités de toute société avancée ;

– au sein de ces sociétés, les droits fondamentaux doivent être garantis : le droit au logement, au travail, à la culture, à la santé, à l'éducation, à la participation, au libre développement personnel, ainsi que le droit à la consommation des biens nécessaires à une vie saine et heureuse ;

– le fonctionnement actuel de notre système politique et gouvernemental ne répond pas à ces priorités et il devient un obstacle pour le progrès de l'humanité ;

– la démocratie part du peuple et, par conséquent, le gouvernement doit appartenir au peuple. Cependant, dans ce pays, la classe politique, dans sa majorité, ne daigne même pas nous écouter. Nos voix devraient pouvoir porter dans les institutions et la participation politique des citoyens devrait être encouragée par des procédés de démocratie directe. La politique devrait être orientée vers le bien de la majorité de la société, et pas détournée au profit d'une clique qui s'enrichit et qui prospère à nos dépens en se conformant aux diktats des pouvoirs économiques tout en s'accrochant au pouvoir grâce à une dictature partitocratique inamovible dont le sigle s'épelle « PPSOEnote » ;

– la soif de pouvoir, son accumulation entre les mains de quelques-uns créent des inégalités, des crispations et des injustices – ce qui mène à la violence, que nous refusons. Le modèle économique en vigueur, obsolète et antinaturel, enferme le système social dans une spirale qui se consume d'elle-même, enrichissant une minorité et rejetant le reste dans la pauvreté. Jusqu'à l'effondrement ;

– la seule volonté, le seul but qui motive ce système est l'accumulation d'argent. Cette fin, placée au-dessus du bon fonctionnement et du bien-être de la société, aboutit à gaspiller nos ressources, à détruire la planète et à engendrer du chômage et des consommateurs malheureux ;

– nous, citoyens, sommes pris dans l'engrenage d'une machine destinée à enrichir cette minorité au mépris de nos besoins élémentaires. Nous sommes anonymes, mais, sans nous, rien de cela n'existerait, car c'est nous qui animons ce monde ;

– si, en tant que société, nous apprenons à ne pas placer notre avenir entre les mains d'une rentabilité économique abstraite qui ne fonctionne jamais à notre profit, nous pourrons en finir avec les abus et les privations que nous ressentons tous. Nous avons besoin d'une révolution éthique. On a placé l'argent au-dessus de l'humain, alors qu'il faut le mettre à notre service. Nous sommes des personnes, pas des marchandises.

Pour toutes ces raisons, je suis indigné/e.

Je crois que je peux tout changer.

Je crois que je peux y contribuer.

Je sais que, tous ensemble, nous le pouvons.

Rejoins-nous. C'est ton droit.

PROPOSITIONS DE L'ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DE PUERTA DEL SOL

Puerta del Sol, Madrid, le 20 mai 2011

L'assemblée générale populaire réunie ce 20 mai au campement de la Puerta del Sol s'est mise d'accord par consensus sur une première liste de propositions, qui a été élaborée à partir de la compilation et de la synthèse de milliers de propositions reçues durant plusieurs jours.

Nous rappelons que l'assemblée est un processus ouvert et collaboratif.

Cette liste n'est pas close.

Nous exigeons :

 1. Le changement de la loi électorale, pour des listes ouvertes et à circonscription unique. L'obtention de sièges doit être proportionnelle au nombre de voix.

 2. Le respect des droits fondamentaux reconnus dans la Constitution tels que :

– le droit à un logement digne, ce qui implique une réforme de la loi hypothécaire afin que la remise du logement annule la dette en cas d'impayé ;

– la santé publique, gratuite et universelle ;

– la libre circulation des personnes et le renforcement d'une éducation publique et laïque.

 3. L'abolition des lois et des mesures discriminatoires et injustes telles que l'accord de Bologne et l'Espace européen de l'enseignement supérieur, la loi relative au statut des étrangers et celle connue sous le nom de loi Sindenote.

 4. Une réforme fiscale favorable aux plus bas revenus, une réforme des impôts sur le patrimoine et les droits de succession. L'application de la taxe Tobin, laquelle impose les transferts financiers internationaux. La suppression des paradis fiscaux.

 5. Une réforme des conditions de travail de la classe politique afin que soient abolies leurs indemnités de fonction. Les programmes et les propositions politiques doivent acquérir un caractère inaliénable.

 6. Le rejet et la condamnation de la corruption. La loi électorale doit obliger de présenter des listes excluant toute personne accusée ou condamnée pour corruption.

 7. Une série de mesures vis-à-vis des banques et des marchés financiers, prises dans l'esprit de l'article 128 de la Constitution, qui stipule que « toute la richesse du pays, sous ses différentes formes et quelle que soit son appartenance, est subordonnée à l'intérêt général ». La réduction des pouvoirs du Fonds monétaire international et de la Banque centrale européenne. La nationalisation immédiate de toutes les entités bancaires ayant requis leur sauvetage par l'État. Le durcissement des contrôles sur ces entités et sur les opérations financières afin d'éviter de possibles abus, quelle qu'en soit la forme.

 8. Une véritable séparation de l'Église et de l'État, comme le stipule l'article 16 de la Constitution.

 9. Une démocratie participative et directe dans laquelle la citoyenneté prenne une part active. Un accès populaire aux médias, qui devront être éthiques et vrais.

10. Une authentique régulation des conditions de travail, dont l'application soit surveillée par l'État.

11. La fermeture de toutes les centrales nucléaires et la promotion d'énergies renouvelables et gratuites.

12. La récupération des entreprises publiques privatisées.

13. Une séparation effective des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire.

14. Une réduction de la dépense militaire, la fermeture immédiate des usines d'armement et un plus grand contrôle de la sécurité par l'État. En tant que mouvement pacifiste, nous croyons au « Non à la guerre ».

15. La reconnaissance de la mémoire historique et des principes fondateurs des luttes pour la démocratie de notre pays.

16. La totale transparence des comptes et du financement des partis politiques comme moyen pour endiguer la corruption politique.

RÉSOLUTION DE L'ASSEMBLÉE POPULAIRE DE LA PLACE SYNTAGMA

Place Syntagma, Athènes, le 28 mai 2011
Cette résolution a été adoptée par une assemblée de 3 000 personnes.

Depuis trop longtemps, les décisions sont prises sans nous.

Nous sommes des travailleurs, des chômeurs, des retraités, des jeunes. Nous sommes venus à Syntagma pour nous battre, pour nos vies et pour nos emplois.

Nous sommes ici parce que nous savons que la solution à nos problèmes ne peut venir que de nous-mêmes.

Nous invitons tous les Athéniens, les travailleurs, les chômeurs, les jeunes et toute la société à occuper la place Syntagma et toutes les autres places, et à reprendre leur vie en main.

Là, sur ces places, nous pourrons ensemble donner forme à nos exigences.

Nous appelons tous les travailleurs en grève à se rendre à Syntagma et à y rester.

Nous ne quitterons pas ces places avant que ceux qui nous dirigent soient partis : gouvernements, Troïka, banques, mémorandums et tous ceux qui nous exploitent.

Nous dirons alors que cette dette n'est pas la nôtre.

DÉMOCRATIE DIRECTE MAINTENANT !

ÉGALITÉ – JUSTICE – DIGNITÉ !

Les seuls combats perdus sont ceux qui ne sont pas menés !

COMMUNIQUÉ DE PRESSE DE LA PLACE SYNTAGMA OCCUPÉE

Place Syntagma, Athènes, le 30 juillet 2011,
9 h 30

Nous sommes la place et nous sommes partout.

Comme des voleurs redoutant l'indignation du peuple et le déshonneur public, c'est à 4 heures du matin que les forces de police sont entrées sur la place.

Le procureur a investi la place avec une équipe de la municipalité d'Athènes et ils se sont livrés à la destruction méthodique des tentes et des infrastructures destinées aux groupes de travail de la place. Ils ont interpellé treize personnes dont huit sont actuellement en état d'arrestation.

Nous condamnons le fait que nos avocats soient privés de contact avec les détenus du commissariat de police d'Omonoia (pour cette raison, nous ignorons combien de personnes exactement ont été arrêtés, ainsi que leur identité).

Les militants qui étaient présents pour résister à l'annihilation de la place ont sauvé ce qu'ils ont pu et ont filmé des scènes qui montrent que nous vivons à l'évidence dans une démocratie factice et dans un système judiciaire fondé sur la loi de la jungle.

Ces gouvernants rendent eux-mêmes de jour en jour cette vérité plus évidente.

Cette place, c'est nous tous, des milliers de gens ordinaires qui se dressent contre une économie cynique, antisociale, antidémocratique, corrompue, et contre un statu quo politique. Un statu quo qui, par désespoir de cause, affrontant son propre échec, tente de se sauver lui-même par tous les moyens.

Nous ne deviendrons pas ses victimes.

Nous n'avons pas peur, nous ne nous soumettons pas.

Nous les informons qu'ils se trompent s'ils pensent que « nettoyer » Syntagma et transformer la place en forteresse peut les protéger. Il y a dans Athènes des dizaines de places. Désormais, elles ont toutes leurs assemblées générales. Et il y a des centaines de places partout en Grèce. Nous sommes présents dans chaque quartier, en la personne de chaque citoyen de ce pays.

Nous sommes les millions de membres d'une société qui se dresse contre une poignée de corrompus et une minorité servile qui prétend avoir la force pour elle parce qu'elle dispose de la police, mercenaires de l'élite au pouvoir.

Nous sommes partout.

Quoi qu'ils fassent, ils ne peuvent pas nous faire partir. Les rues et les places, comme les postes de travail, les entreprises, les richesses de ce pays et nos droits élémentaires nous appartiennent. Ils ne sont pas à vendre. Nous continuerons à exiger leur retour au peuple.

Nous l'avons dit et nous continuerons à le dire :

Nous ne céderons pas avant de les avoir renversés.

Tous à Syntagma, aujourd'hui samedi 30 juillet, à 6 heures du soir !

Le terrorisme de ce gouvernement dictatorial, du Fonds monétaire international et du mémorandum ne doit pas triompher.

Vous ne nous faites pas peur. Vous nous rendez furieux.

Nous continuons à nous battre paisiblement, avec détermination et créativité.

Le centre Media de la place Syntagma

« NOUS, CITOYENS DE LA PUERTA DEL SOL ET DE SYNTAGMA, MANIFESTONS NOTRE INDIGNATION ET INVITONS TOUS LES INDIGNÉS DE TOUTES LES PLACES À NOUS REJOINDRE »

Appel Sol-Syntagma,
déclaration commune

Le 9 septembre 2011

Des États-Unis à Bruxelles, de Grèce jusqu'en Bolivie, d'Espagne en Tunisie, la crise du capitalisme ne cesse de s'aggraver. En sont responsables ceux-là mêmes qui nous imposent des mesures pour soi-disant en sortir. Leur prétendu remède ? Transférer des ressources publiques à des institutions financières privées et faire payer la facture aux peuples à coups de plans d'ajustement qui, au lieu de nous faire sortir de la crise, nous y enfoncent davantage.

Dans l'Union européenne, les attaques des marchés financiers sur les dettes publiques font chanter les gouvernements et prennent en otages les Parlements, lesquels adoptent des mesures injustes et dépourvues de toute légitimité démocratique, dans le dos de leurs peuples. Les institutions européennes, au lieu de prendre des décisions politiques fortes face aux marchés financiers qui les attaquent, s'alignent au contraire sur eux.

Dès le début de cette crise, nous avons assisté à une tentative pour convertir la dette privée en dette publique. La manœuvre était simple : socialiser impunément les pertes après avoir scandaleusement privatisé les profits.

Les taux d'intérêt élevés que l'on nous impose pour notre financement ne tiennent pas à des doutes sur notre solvabilité, mais aux manœuvres spéculatives que mènent de grandes firmes financières pour s'enrichir, en connivence avec les agences de notation.

Les coupes économiques s'accompagnent de restrictions des libertés démocratiques. Citons, entre autres, les mesures de contrôle et d'expulsion de la population immigrée ainsi que les limitations posées à la libre circulation des citoyens européens dans l'UE. Seuls l'euro et la libre circulation des capitaux spéculatifs trouvent réellement les frontières ouvertes.

Dans l'État espagnol, nous sommes soumis à un processus d'arnaque collective. La dette publique (60 % du PIB) N'EST PAS UN PROBLÈME et pourtant ils l'utilisent comme prétexte pour nous faire croire que nous sommes dans une situation grave, qui justifie les sévères attaques en cours contre nos droits et notre patrimoine collectif. C'est au contraire la dette privée (240 % du PIB) qui est un vrai problème, mais au lieu d'appliquer des mesures d'austérité aux banques, ils leur accordent des aides et des privilèges de toute espèce aux dépens du Trésor public. La plus grande « aide » est la cession à des prix imbattables de presque la moitié du système de nos Caisses d'épargne, ainsi que d'autres entreprises et activités rentables.

Pendant ce temps, contrevenant à plusieurs droits fondamentaux, l'accès à la Puerta del Sol, épicentre du mouvement du 15 Mai (15M), est resté interdit.

En Grèce, ils nous ont imposé des mémorandums. Ils nous ont dit que les coupes, l'austérité et les nouveaux impôts étaient des sacrifices nécessaires pour faire sortir le pays de la crise et diminuer la dette. Ils nous ont menti !

Jour après jour, de nouvelles mesures sont prises, les salaires sont amputés, le chômage monte en flèche, la jeunesse émigre. Et la dette n'arrête pas de gonfler, parce que les nouveaux emprunts sont destinés à payer les énormes intérêts de nos créanciers. Les déficits de la Grèce et des autres pays du sud de l'Europe deviennent les surplus des banques d'Allemagne et des autres pays riches du Nord.

Les responsables de l'accroissement de la dette ne sont ni les salaires ni les retraites. Les responsables sont les grands allégements fiscaux et les subventions en faveur du capital, des marchands d'armes et autres firmes pharmaceutiques. Ils nous mettent en faillite afin de mettre en œuvre des mesures et des coupes catastrophiques, afin de vendre la terre et les biens publics à des prix défiant toute concurrence.

Nous disons :

– Qu'ils retirent leurs mémorandums ! Qu'ils s'en aillent ! Nous ne voulons pas du gouvernement du Fonds monétaire international et de la Troïka.

– Nationalisation des banques. Avec ses plans de sauvetage, l'État les a déjà payées bien au-dessus de leur valeur boursière pour qu'elles continuent à spéculer.

– Ouvrons au peuple les livres de la dette pour que nous sachions où est allé l'argent.

– Redistribuons radicalement les richesses et changeons la politique fiscale afin de faire payer les possédants : les banquiers, le capital et l'Église.

– Nous voulons le contrôle populaire démocratique sur l'économie et la production.

Pour tout ça, les deux places ensemble NOUS DÉCLARONS que :

LES POLITIQUES D'AJUSTEMENT QU'ILS APPLIQUENT NE NOUS FERONT PAS SORTIR DE LA CRISE, MAIS NOUS ENFONCERONT PLUS PROFONDÉMENT DANS CELLE-CI.

ILS NOUS ENTRAÎNENT DANS UNE SITUATION LIMITE AFIN D'APPLIQUER DES MESURES DE SAUVETAGE, QUI NE SAUVERONT EN RÉALITÉ QUE LES BANQUES CRÉANCIÈRES, ET QUI VONT SE CONCRÉTISER EN GRAVES ATTAQUES CONTRE NOS DROITS, NOS ÉCONOMIES FAMILIALES ET NOTRE PATRIMOINE PUBLIC.

Nous devons NOUS INDIGNER et NOUS RÉVOLTER contre pareilles attaques. C'est ce que nous faisons avec le mouvement 15M à la place de la Puerta del Sol et depuis l'assemblée populaire de Syntagma.

Nous invitons tous les indignés de toutes les places à se joindre à notre appel.

– Stop aux plans d'ajustement et de « sauvetage ».

– Non au paiement de la dette illégitime. Cette dette n'est pas la nôtre ! Nous ne devons rien, nous ne vendons rien, nous ne paierons rien !

– Pour une démocratie directe et réelle MAINTENANT.

– Défense du public. Pas une seule vente de propriété ou de services publics.

– Coordination de tous les indignés de toutes les places.

DÉCLARATION DE L'OCCUPATION DE WALL STREET

Wall Street, New York, le 29 septembre 2011

Alors que nous nous rassemblons pour exprimer solidairement un sentiment d'injustice collective, nous ne devons pas perdre de vue ce qui nous a réunis. Nous écrivons pour que tous ceux qui se sentent trompés par les firmes du monde entier puissent savoir que nous sommes vos alliés.

Comme un seul peuple uni, nous reconnaissons les faits suivants : que l'avenir du genre humain nécessite la coopération de ses membres ; que notre système doit protéger nos droits et que, s'il y a corruption de ce système, il appartient aux individus de protéger leurs droits et ceux de leurs voisins ; qu'un gouvernement démocratique tient son pouvoir du peuple, mais que les firmes ne demandent le consentement de personne pour exploiter les gens comme la Terre ; et que la démocratie véritable demeure introuvable lorsque le processus est déterminé par les pouvoirs économiques. Nous venons vers vous à un moment où les firmes, qui placent le profit avant les personnes, leur intérêt avant la justice et l'oppression avant l'égalité, dirigent nos gouvernements. Nous nous sommes rassemblés ici dans le calme, comme c'est notre droit, pour que ces faits soient rendus publics :

– ils ont pris nos maisons grâce à des saisies illégales, alors qu'ils n'étaient pas en possession de l'hypothèque originale ;

– ils se sont renfloués sur le dos des contribuables, tout en continuant à distribuer des bonus exorbitants aux cadres dirigeants ;

– ils ont perpétué dans le monde du travail des inégalités et des discriminations fondées sur l'âge, la couleur de peau, le sexe, le genre ou l'orientation sexuelle ;

– ils ont empoisonné les réserves de nourriture par négligence, et sapé l'agriculture par les phénomènes de monopolisation ;

– ils ont fait du profit grâce à la torture, à l'enfermement et aux mauvais traitements infligés à d'innombrables animaux, et ont activement dissimulé ces pratiques ;

– ils ont constamment tenté de dépouiller les employés du droit de négocier pour de meilleurs salaires et des conditions de travail plus sûres ;

– ils ont pris en otages des étudiants endettés à hauteur de dizaines de milliers de dollars pour leurs études, qui sont en elles-mêmes un droit humain ;

– ils ont invariablement externalisé le travail et utilisé cette externalisation comme effet de levier pour diminuer le salaire et la protection médicale des travailleurs ;

– ils ont influencé les tribunaux pour obtenir les mêmes droits que les individus, mais sans endosser aucun dommage ni aucune responsabilité ;

– ils ont dépensé des millions de dollars en cabinets d'avocats qui cherchaient des biais pour les soustraire à leurs obligations contractuelles en ce qui concerne l'assurance maladie ;

– ils ont vendu notre intimité comme une matière première ;

– ils ont utilisé les forces militaires et policières pour empêcher la liberté de la presse ;

– ils ont délibérément refusé de retirer de la vente, dans un esprit de profit, des produits défectueux dangereux pour la santé ;

– ils déterminent la politique économique, malgré les échecs catastrophiques que leurs politiques ont engendrés et continuent d'engendrer ;

– ils ont fait don de sommes d'argent importantes à des hommes politiques qui sont responsables de leur régulation ;

– ils continuent à faire blocage aux formes alternatives d'énergie pour que nous restions dépendants du pétrole ;

– ils continuent à faire blocage aux médicaments génériques qui pourraient alléger des souffrances, voire sauver des vies humaines, dans le seul but de protéger des investissements qui ont déjà engendré des profits considérables ;

– ils ont sciemment dissimulé des accidents pétroliers, des faux en écriture ou des ingrédients frelatés par pur appât du gain ;

– ils contrôlent les médias et peuvent ainsi pratiquer la désinformation et maintenir les gens dans la peur ;

– ils ont accepté des contrats privés pour assassiner des prisonniers qui furent exécutés en dépit de sérieux doutes sur leur culpabilité ;

– ils ont perpétué le colonialisme ici comme à l'étranger. Ils ont participé à la torture et au meurtre de civils innocents à l'étranger ;

– ils continuent à fabriquer des armes de destruction massive pour recevoir des contrats publicsnote.

À tous les peuples du monde, nous, l'assemblée générale de la ville de New York, qui occupe Wall Street à Liberty Square, vous appelons à affirmer votre pouvoir. Exercez votre droit à vous rassembler pacifiquement, à occuper l'espace public, à prendre à bras-le-corps les problèmes auxquels nous sommes confrontés et à trouver des solutions accessibles à tous. À toutes les communautés désireuses d'agir, à tous les groupes inspirés par la démocratie directe, nous offrons soutien, documentation et toutes les ressources dont nous disposons.

Rejoignez-nous et faites entendre votre voix !

3. « DÉMOCRATIE RÉELLE ! »

LE COMBAT POUR LA « DÉMOCRATIE RÉELLE »note

Par Michael Hardt et Toni Negri

Le campement du sud de Manhattan répond à l'échec de la représentation. Le mouvement Occupy Wall Street, qui est en train de s'étendre à l'ensemble des États-Unis, ne porte pas que des revendications économiques. Il s'inscrit dans un cycle plus vaste, qui, de la place Tahrir à la Puerta del Sol, pose la question du dépassement du système politique représentatif.

Les manifestations organisées sous l'étendard « Occupy Wall Street » ne trouvent pas un écho auprès de nombreuses personnes uniquement parce qu'elles donnent voix à un sentiment généralisé d'injustice économique, mais aussi, et peut-être surtout, parce qu'elles expriment des revendications et des aspirations politiques. En se propageant du sud de Manhattan aux villes et communes de l'ensemble des États-Unis, les mobilisations ont mis en évidence la réalité et la profondeur de l'indignation contre la cupidité des entreprises et les inégalités économiques. La révolte contre le manque – ou l'échec – de la représentation politique n'est pas moins importante. L'enjeu n'est pas tant de savoir si tel homme ou telle femme politique, ou tel parti, est inefficace ou corrompu (même s'il s'agit d'une question importante), mais de se demander si le système politique représentatif dans son ensemble est inadapté. Ce mouvement de protestation pourrait, voire devrait, se transformer en un véritable processus démocratique constituant.

La face politique de la mobilisation d'Occupy Wall Street apparaît lorsqu'on la replace aux côtés des autres « campements » de l'année passée. Ils forment ensemble un cycle de luttes émergentes. Dans de nombreux cas, les lignes d'influence sont explicites. Occupy Wall Street trouve son inspiration dans les campements qui ont débuté le 15 mai sur les principales places d'Espagne et qui faisaient eux-mêmes suite à l'occupation de la place Tahrir, au Caire, plus tôt cet hiver. Il convient d'ajouter à cette succession de mobilisations une série d'événements parallèles, tels que les manifestations récurrentes devant le siège du Parlement du Wisconsin, l'occupation de la place Syntagma à Athènes, et les campements de tentes israéliens pour la justice économique. Le contexte diffère bien sûr d'une mobilisation à l'autre, et elles ne constituent en rien de simples répétitions de ce qui s'est passé ailleurs. C'est plutôt que chacun de ces mouvements est parvenu à traduire quelques éléments communs dans son contexte spécifique.

La nature politique du campement de la place Tahrir, de même que le fait que les manifestants ne pouvaient en aucune manière être représentés par le régime en place, apparaissaient comme des évidences. La revendication « Moubarak, dégage ! » s'est révélée suffisamment puissante pour pouvoir englober toutes les autres questions. Dans les campements qui suivirent, à la Puerta del Sol à Madrid et sur la Plaça Catalunya à Barcelone, la critique de la représentation politique était plus complexe. Les mobilisations espagnoles ont rassemblé un vaste ensemble de revendications économiques – ayant trait à la dette, au logement ou encore à l'éducation –, mais leur « indignation », que les médias espagnols ont très vite identifiée comme étant l'affect les définissant, était clairement tournée vers un système politique incapable de répondre à ces problèmes. Face au subterfuge démocratique du système politique représentatif actuel, les manifestants ont choisi pour slogan principal « Democracia Real Ya ! » – « Démocratie réelle maintenant ! »

Occupy Wall Street doit de ce fait être compris comme un développement supplémentaire, voire comme une permutation, de ces revendications politiques. L'un des messages qui ressort clairement de ces mobilisations, c'est, bien sûr, que les banquiers et les industries de la finance ne nous représentent en aucune manière : ce qui est bon pour Wall Street n'est assurément pas bon pour le pays (ou le monde). Un échec plus significatif de la représentation doit cependant être attribué aux hommes et femmes politiques, ainsi qu'aux partis politiques, chargés de représenter les intérêts du peuple et qui, en réalité, représentent de façon beaucoup plus prosaïque les banques et les créanciers. Un tel constat débouche sur une question en apparence naïve et basique : la démocratie n'est-elle pas censée être le pouvoir du peuple sur la polis – c'est-à-dire sur l'ensemble de la vie sociale et économique ? Il semble pourtant que la politique est devenue l'auxiliaire des intérêts économiques et financiers.

En insistant sur la nature politique des manifestations d'Occupy Wall Street, nous n'entendons pas les faire entrer dans les termes des querelles entre républicains et démocrates, ou dans les déboires du gouvernement Obama. Si le mouvement se poursuit et grandit, il pourrait bien sûr contraindre la Maison-Blanche ou le Congrès à prendre de nouvelles mesures, et il pourrait même devenir un élément de conflit lors du cycle de l'élection présidentielle à venir. Mais les gouvernements d'Obama et de George W. Bush sont tous deux à l'origine de renflouements de banques, et le manque de représentativité que pointent ces mouvements de protestation concerne donc les deux partis. Dans ce contexte, l'appel espagnol à une « démocratie réelle maintenant » résonne comme quelque chose d'à la fois urgent et complexe.

Si ces différents campements de protestation, du Caire et de Tel-Aviv à Athènes, Madison, Madrid et désormais New York, expriment ensemble un mécontentement vis-à-vis des structures existantes de représentation politique, qu'offrent-ils comme alternative ? Quelle est cette « démocratie réelle » qu'ils proposent ?

L'indice le plus manifeste se trouve dans l'organisation interne de ces mouvements eux-mêmes – en particulier dans la manière dont ces campements expérimentent de nouvelles pratiques démocratiques. Ces mouvements se sont développés en adoptant ce que nous appelons une « forme multitude » et se caractérisent par des assemblées fréquentes et des structures de décision participatives (il est important de reconnaître ici qu'Occupy Wall Street, comme beaucoup d'autres mobilisations, a également des racines réelles dans les mouvements de mobilisation mondiaux, de Seattle en 1999 à Gênes en 2001, voire au-delà).

Beaucoup de choses ont été dites sur la manière dont les médias sociaux comme Facebook et Twitter sont utilisés sur ces campements. Les dispositifs de type réseau ne créent bien sûr pas les mouvements, mais ils sont des outils adaptés, parce qu'ils correspondent en partie aux structures horizontales réticulaires et aux expérimentations démocratiques des mouvements eux-mêmes. Pour le dire autrement, Twitter n'est pas uniquement utile pour annoncer un événement, mais également pour sonder les intentions d'une large assemblée sur une décision précise en temps réel.

N'attendez donc pas de ces campements qu'ils forment des leaders ou des représentants politiques. Aucun Martin Luther King Junior n'émergera des occupations de Wall Street et d'ailleurs. Pour le meilleur ou pour le pire – et nous sommes évidemment de ceux qui le prennent comme un développement prometteur –, ce cycle de mouvements s'exprimera à travers des structures participatives et horizontales, sans représentants. De telles expérimentations de petite échelle dans l'organisation démocratique devront bien sûr être développées plus avant afin de pouvoir articuler des modèles efficaces d'alternative sociale. Ils constituent cependant dès à présent des expressions fortes de l'aspiration à une « démocratie réelle ».

Face à la crise et voyant bien la manière dont elle est gérée par le système politique actuel, les jeunes qui peuplent les différents campements ont, avec une maturité inattendue, commencé à poser une question complexe : si la démocratie – c'est-à-dire la démocratie que nous avons reçue – titube sous les bourrasques de la crise économique et qu'elle est impuissante à défendre les volontés et les intérêts de la multitude, peut-être est-ce le moment de considérer que cette forme de démocratie est obsolète.

Si les forces de la fortune et de la finance ont réussi à dominer des institutions censément démocratiques, incluant la Constitution des États-Unis, n'est-il pas aujourd'hui possible, sinon nécessaire, de proposer et de construire de nouvelles formes constitutionnelles qui ouvriraient des avenues pour reprendre le projet de recherche du bonheur collectif ? Avec de tels raisonnements et de telles revendications, qui sont déjà bien vivantes dans les campements de Méditerranée et d'Europe, les mobilisations qui s'étendent depuis Wall Street à travers tous les États-Unis attestent du besoin d'un nouveau processus démocratique constituant.

LA DÉMOCRATIE EST NÉE DANS LES PLACESnote

Par Christos Giovanopoulos

Il n'y a peut-être pas meilleure preuve de la rupture provoquée par le « mouvement des places » que sa façon ouverte, participative, directement démocratique de s'organiser et de fonctionner. En moins d'une semaine, il a donné naissance à une culture politique d'un type différent, qui dépasse tous les modèles d'organisation et de lutte connus à ce jour. Même si la question de ses procédures reste encore à régler, il se renouvelle en permanence en reprenant à son compte l'un des héritages les plus importants laissés à la vie politique et sociale du pays. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de problèmes de désorganisation, d'inefficacité ou de retard. Étant donné toutefois le rythme explosif de son développement, le manque d'expérience antérieure de ceux qui l'ont créé, la nécessité de compiler, étape par étape, les opinions hétérogènes et divergentes de tous les participants via des procédures ouvertes, ces problèmes ne sont pas une grande surprise. Même si elles prennent beaucoup de temps, ces procédures sont souples et peuvent être modifiées au jour le jour ; elles sont autocritiquées et ajustées en fonction des erreurs, des commentaires et des suggestions qui émergent directement de leur mise en pratique. Ce caractère ouvert, égalitaire et participatif des procédures et des modes d'organisation procède d'une volonté de découvrir des procédures susceptibles d'unir tous ceux qui sont touchés par la crise et qui sont mécontents du système politique actuel.

Le caractère pacifique et non partidaire du texte de l'appel de départ a été la condition pour que se forme une sphère publique commune où tout le monde peut se réunir sans badges pour codécider en discutant au même niveau. Le refus de désigner ou d'élire des représentants provoque non seulement un malaise du côté des forces de l'État, qui ne savent pas comment faire face à cela, mais bouleverse aussi leur tactique habituelle, leurs manœuvres de diffamation et de destruction des expressions de la rage populaire. Plus que cela, cet aspect « sans visage », selon l'expression de Pretenderisnote, est la meilleure façon pour le mouvement de sauvegarder la transparence de son organisation, ainsi que sa volonté d'être l'expression de tout le monde – et pas seulement de sa fraction soi-disant la plus « à l'avant-garde » ou « politisée ».

La question des procédures n'est pas une simple question d'organisation, mais une question clé en ce qui concerne l'essence politique du mouvement. Il s'agit de préserver les conditions de l'unité, de l'implication, et de la libre participation de tous à la prise de parole et au processus décisionnel des assemblées populaires, des groupes de travail, des assemblées thématiques, pour ce qui est de leur appréciation et de leur contrôle immédiats. Cette conception, qui rejette toute forme de représentation ou de médiation, est garantie par la circulation permanente des positions révocables qui traverse toutes les structures et toutes les fonctions nées de ce mouvement. De même, la position du mouvement par rapport aux médias de masse est différente : il refuse de s'adresser à eux, pas même par l'intermédiaire de communiqués de presse. Il photographie et enregistre lui-même ses débats et ses décisions, et les projette sur écran géant. Il crée ses propres canaux de communication – avec son site Internet principal www.real-democracy.gr, qui est le seul relais médiatique de ses décisions.

L'ASSEMBLÉE POPULAIRE

L'assemblée populaire quotidienne de la place Syntagma (à partir de 21 heures), comme les autres assemblées correspondantes dans d'autres villes, est la seule instance qui a un droit de décision. Les sujets abordés dans chaque assemblée populaire sont définis en fonction de la discussion, des demandes et des propositions soumises dans les assemblées précédentes. Celles-ci sont constatées par des procès-verbaux publiés en ligne. Des suggestions sont également recueillies, à la fois en ligne et physiquement, en personne. Celles-ci sont toutes collectées dans les groupes thématiques correspondants et reviennent devant l'assemblée populaire sous forme de propositions spécifiques pour consultation et approbation. Les résolutions finales sont rédigées lors de l'assemblée, en fonction des commentaires des intervenants, et sont soumises pour approbation, toujours avant minuit afin de ne pas exclure ceux qui travaillent et ceux qui doivent utiliser les transports publics pour rentrer dans leur quartier. Tout le monde a le droit de parler et, au début de chaque assemblée, après lecture et approbation de l'ordre du jour, des tickets sont distribués à tous ceux qui souhaitent prendre la parole. Les orateurs sont sélectionnés par tirage au sort pendant l'assemblée. Habituellement, il y a entre quatre-vingts et cent orateurs pour plus de deux mille personnes participant quotidiennement à l'assemblée. Malgré cet élément de hasard, l'expérience a jusqu'ici prouvé que c'était là le meilleur moyen d'éviter les phénomènes d'imposition de programmes spécifiques ou d'influence des décisions de l'assemblée par des interventions organisées. Après minuit, qui est l'heure limite pour la prise de décision, l'assemblée se poursuit sous forme de forum de parole ouvert.

LES GROUPES DE TRAVAIL

Pour le moment, il y a plus de quinze groupes de travail et douze groupes thématiques. Les groupes de travail sont le nerf de la vie sur la place et leur contribution s'est révélée inestimable, non seulement parce qu'ils trouvent des solutions pratiques aux problèmes qui se posent et parce qu'ils ont réussi à répondre, malgré de nombreux obstacles, à des besoins sans cesse croissants concernant la mise en œuvre, le fonctionnement et l'organisation de la vie de la place, mais surtout parce que ces groupes comprennent l'esprit de contribution du peuple, sa volonté de prendre sa vie en main et de mobiliser ses capacités d'auto-organisation, sans experts ni capitaux, en ne comptant que sur ses seules capacités propres. Des milliers de personnes ont rejoint ces groupes de travail et leur disponibilité est la force motrice du mouvement, bien que celle-ci n'ait pas été jusqu'à présent utilisée de la façon la plus efficace, en partie en raison de la croissance rapide du mouvement. Il est révélateur que, malgré les importants besoins financiers et en dépit des offres faites par le peuple pour contribuer financièrement, l'idée de mettre en place une cagnotte a été rejetée. Non seulement en raison des dangers inhérents à toute gestion d'argent, mais aussi afin de prouver qu'il y a d'autres façons de faire les choses. La pratique consiste alors à proposer, à la place de l'argent, des apports de toute nature, qui vont des matériaux d'écriture jusqu'aux projecteurs vidéo en passant par la nourriture. Et la contribution du peuple a dépassé toutes les attentes. Jusqu'à présent, les groupes qui fonctionnent sont les suivants : soutien technique, approvisionnement matériel, artistes, nettoyage, soutien administratif, cantine, traduction, service d'ordre, communication-multimédia, soutien juridique, sensibilisation, santé, échange de services, messagers. Chacun de ces groupes a été divisé en sous-groupes selon chaque ensemble de tâches spécialisées. Les groupes se réunissent dans des assemblées ouvertes tous les jours à 18 heures et le groupe messager fait en sorte que leurs besoins et leurs suggestions soient connus de tous les groupes afin de garantir une bonne coopération et de résoudre les problèmes qui pourraient survenir.

LES ASSEMBLÉES THÉMATIQUES

Le fonctionnement des assemblées thématiques est né des besoins et des demandes du peuple, exprimées via l'assemblée et les sites Internet (Real-Democracy, Facebook, etc.), de mettre en place un processus qui permette de prendre position sur des questions brûlantes, sur tous ces sujets qui ont fait descendre les gens dans les rues et sur les places. Ces assemblées servent aussi à mener des discussions plus approfondies, en amont, sur des questions particulières – chose que l'assemblée centrale ne peut pas faire, du fait de sa taille et de son fonctionnement. Des groupes thématiques ont ainsi été formés, sur la crise, sur l'emploi et les chômeurs, sur l'éducation et les étudiants, sur la santé et l'assurance maladie, sur l'environnement, la technologie, la solidarité, la justice et les questions juridiques, la dette… Ces assemblées se réunissent quotidiennement entre 19 heures et 21 heures, et des centaines de personnes y participent. Avec un fonctionnement mieux établi, elles contribueront largement à alimenter la discussion et les questions abordées dans l'assemblée populaire principale. Le but est d'articuler des discours concrets pour œuvrer au renversement du système actuel et pour sortir le pays de la crise conformément à la volonté du peuple.

CHOSES ENTENDUES À L'ASSEMBLÉE DÉMOCRATIQUE DE LA PLACE SYNTAGMA

Place Syntagma, Athènes. Ces minutes ont été prises le 25 mai 2011 entre 10 heures du matin et 13 heures.

Ces dernières heures, quatre-vingt-trois personnes au total ont parlé – avec, parmi elles, des chômeurs, des étudiants, des travailleurs du privé et du public, des journalistes, des artistes, des lycéens, des professeurs, des universitaires, des sans-abri, des femmes au foyer et bien d'autres. Ces minutes ont été enregistrées dans l'ordre chronologique, sans référence aux détails personnels, car souvent personne ne les mentionnait. À plusieurs occasions, il y a eu des propositions pour s'organiser, d'autres fois c'était des cris, d'agonie ou de dénonciation, mais ces opinions étaient toujours respectées et respectaient toujours la procédure de la démocratie directe.

Voici les minutes de cette assemblée, retranscrites sous la forme d'une ou deux phrases de résumé pour chaque intervention.

– « Il nous faut tenir des campements dans tous les espaces ouverts du pays, organiser des groupes de travail avec des tâches spécifiques.

– Nous avons la beauté de notre côté, contre des banquiers vicieux et des politiciens mauvais.

– Tout politicien qui commet des injustices, quiconque ne respectant pas les exigences populaires doit rentrer chez lui ou aller en prison.

– C'est une manifestation, un rassemblement, qui me donne des frissons.

– Leur démocratie ne garantit ni l'égalité ni la justice.

– Restons à Syntagma et décidons, ici, comment nous allons résoudre nos problèmes.

– Quand nous, le peuple, tous ensemble, nous discutons sans peur, la peur change de camp et s'infiltre en eux, là-haut, au Parlement.

– Au point où nous en sommes, les mots perdent leur sens en Grèce. Nous disons “ELLAS” [Grèce] et ils entendent “ELAS” [police]. Nous disons “LAOS” [le peuple] et ils font semblant d'entendre “LA. OS” [le parti d'extrême droite]. Nous devons nous battre, trouver le pouvoir de rendre à nouveau leur sens aux mots.

– Nous devons garder la place de Syntagma et toutes les rues alentour cette nuit, et toutes les nuits jusqu'à ce que nous trouvions une solution.

– Nous ne devrions pas nous satisfaire de l'état de consommateurs, nous devrions nous satisfaire de l'état de citoyens bons et responsables.

– Les cyclistes, avec leurs manifestations, ont gagné leur droit à manifester, ils ont gagné leur espace. Nous devrions suivre leur exemple.

– Nous devrions prendre conscience du pouvoir et des problèmes que nous avons en commun.

– Nous devons abattre ce système ploutocratique, nous devons le faire avec une force révolutionnaire.

– Nous devons regarder cette question du vol de nos vies de façon plus globale. Nous devrions nous connecter à toute chose similaire en train de se produire à travers le monde.

– Nous devrions inviter des professeurs et des spécialistes du droit capables de nous expliquer comment nous débarrasser du mémorandum.

– Nous devons organiser des événements culturels, des projections et des concerts à Syntagma et des campements que nous allons organiser.

– Ce n'est pas les politiciens qu'il faut accuser, c'est chacun d'entre nous avec nos comportements individualistes.

– Nous devrions commencer par un changement personnel, nous changer nous-mêmes. Nous devons nous adresser à nos amis étudiants, à nos amis travailleurs, et leur demander de changer de logique et d'attitude. Et nous devons tous contribuer à cela.

– Nous devons poursuivre avec rigueur les révoltes du monde arabe. Nous devons dépasser les cadres des patries et des nations.

– Le problème principal de la démocratie de base, c'est l'indifférence. L'indifférence commence avec le consumérisme. Nous devons cesser d'être indifférents.

– Ce système bénéficie à l'élite et réprime la masse. Nous devons tenir des assemblées dans chaque quartier.

– À Syntagma, ce soir, je me sens heureux. Commençons d'un bon pied en éteignant nos télévisions. Et nous devons commencer à nous coordonner.

– Nous exigeons clairement que la démocratie revienne à sa base, c'est-à-dire à nous tous. Nous ne voulons pas de symboles ni de drapeaux. Et nous devons tous sortir du lieu confortable où nous nous sommes installés, et commencer le travail d'organisation.

– Nous devons créer un blog de coordination et d'information.

– Nous participons autant que faire se peut à changer nos vies. Amener la démocratie à une position juste, à une position qui respecte la vie et de la dignité humaine.

– À Pnyka [la colline du Pnyx] dans l'Antiquité, il y avait des assemblées qui consolidaient la démocratie, qui la rendaient concrète. Nous devons changer nos vies, changer notre histoire. Dans mon entreprise, ils ont changé, ils emploient des chômeurs, ils leur offrent du travail.

– Quiconque menace notre futur doit partir. Nous devons continuer à nous organiser d'en bas, avec vie et force.

– Ce soir, tous nos visages étaient illuminés par un sourire. Nos âmes se sont ravivées. Continuons.

– Les politiciens doivent être punis et nous devons nous battre pour que cette punition soit effective.

– Nous devrions avoir un rassemblement tous les soirs à 18 heures, et une assemblée à 21 heures.

– Il y a une peur qui habite les médias de masse et les politiciens aujourd'hui. Notre rassemblement est énorme, notre assemblée est énorme. Nous ne devons pas leur permettre de nous digérer, de nous récupérer, de nous intégrer.

– Nous devons commencer à formuler des revendications. Pour que la politique change, pour que le gouvernement s'en aille, nous devons fabriquer ensemble nos propositions.

– Que la dette qu'ils nous font subir aille en enfer. Transformons ces assemblées populaires en centre politique, formulons des mots-outils et des pratiques. Résistons avec acharnement.

– Le système de santé s'écroule, il n'y a plus de médicaments, de matériel, les gens à l'hôpital sont en danger, les politiciens nous abandonnent.

– Je prends le micro seulement pour m'excuser auprès des jeunes gens présents ici, et ils sont très nombreux, pour m'excuser pour le pays et la situation politique que nous leur laissons.

– Nous devons commencer le processus d'auto-organisation, pour réinstaurer notre rapport à la politique. Nous devons nous battre pour cela férocement, pour créer un monde meilleur.

– Nous devons donner le pouvoir à tous, aux citoyens, aux artistes, aux gens ordinaires qui ont pris une grande bouffée d'air aujourd'hui.

– Exerçons notre droit à la désobéissance, faisons-le avec force et passion. Recréons l'histoire depuis le début.

– La démocratie commence ici à Athènes. La politique n'est pas quelque chose de mauvais. Pour l'améliorer, reprenons-la entre nos mains.

– L'information et la diffusion de ce qui se passe ici sont une étape importante pour l'information et la coordination, nous devons l'assurer par tous les moyens possibles.

– Apportons ici de la nourriture, pour passer les nombreuses heures d'assemblée. Cela pourrait être la petite contribution de ceux parmi nous qui ne peuvent pas rester toutes ces heures.

– Les problèmes sont communs et ce sont eux qui nous unissent. Nous ne devrions pas accepter les drapeaux politiques, ou tout ce qui nous divise.

– N'ayez pas peur. Restez calmes – c'est aussi ce que je vais dire à mes étudiants. Sachez que l'économie est simple, elle ne devient compliquée qu'entre les mains de ces prédateurs.

– Une victoire serait que tous les jeunes viennent à Syntagma.

– L'auto-organisation est la seule solution. Plus nous la réaliserons rapidement, mieux ce sera pour nous tous.

– Ils nous ont mis à genoux avec leurs accords. Ces ploutocrates, les armateurs, n'ont pas les mêmes droits que nous. Nous produisons leur richesse, notre richesse. Reprenons ce qui est à nous.

– La dette fait que nous menons nos vies à genoux.

– Le peuple espagnol nous a donné l'idée et le signal du départ. Nous devons nous coordonner avec le reste des pays du Sud endettés, nous devons nous mobiliser. Le peuple espagnol nous a montré la voie.

– Ce que nous vivons nous concerne tous, les Espagnols, les Irlandais, tous les peuples. Nous avons ouvert une boîte de conserve et il faut la démultiplier, nous devons nous coordonner, nous tous, les avocats, les économistes, les étudiants, pour apporter nos connaissances – mais, le plus important, c'est de faire passer le message, de faire passer la flamme de ce qui s'est passé ici à nos familles, à nos collègues.

– La vie a de la valeur pour nous tous.

– Jeunes gens, prenez vos vies en main. Ils nous ramènent aux conditions de vie du Moyen Âge, à l'esclavage. Le combat d'aujourd'hui est un combat contre la barbarie.

– La politique est composée de plusieurs outils. L'un d'entre eux est la capacité à se coordonner avec d'autres révoltes. En ce moment, en Espagne, il y a des écrans géants qui diffusent ce qui se passe ici.

– Pour le moment, nous sommes nombreux. Nous commençons à penser comme un seul homme ou, pour le dire autrement : un pour tous, tous pour un.

– Ce serait très bien s'il y avait un interprète en langage des signes pendant que je parle.

– Cela sera un grand moment quand nous nous échapperons du piège qu'ils nous ont tendu. À partir de maintenant, nous devons renégocier la balance des pouvoirs dans la société grecque et sur la scène politique grecque, qui, en ce moment, est en faveur du gouvernement.

– Ils sont en train de détruire des victoires politiques et sociales qui sont vieilles d'un siècle. Ils sont en train de détruire l'espoir que nous devons regagner.

– Nous devons changer le rapport de forces entre pouvoir politique et pouvoir social.

– Une étape bénéfique de socialisation et de discussion serait d'amener ici dans l'espace public des activités qui prennent habituellement place dans la sphère privée.

– Ils calomnient les fonctionnaires, les professeurs, les universitaires, les docteurs. La justice n'a pas 500 euros de salaire. Ils nous privent de notre dignité.

– La politique est l'affaire de tous. La société a échoué. Nous devons changer ça.

– Ma génération a approximativement cinquante ans, elle est au Parlement et je fais des excuses pour là où elle nous a menés et pour ce que vous avez à endurer.

– J'ai vingt-quatre ans, j'en ai marre, je suis fatigué de ces gens parlant en “isme”, dans un langage ennuyeux. Je veux que quelque chose change, en prenant en compte nos propres responsabilités.

– Nous sommes ici pour découvrir la vraie démocratie.

– Commençons par nous adresser les uns aux autres comme si nous faisions partie de la même famille.

– Le but est de vivre dignement et avec la tête haute. Se lever contre le ridicule. Nous n'accepterons pas de mémorandum.

– La Grèce est au bord de la falaise et l'argent du pays est déjà à l'étranger. Ils nous ont volés et continuent à le faire.

– Ils nous donnent l'égalité dans la privation sociale. Nous devons nous battre pour l'égalité dans l'élévation sociale.

– La chose la plus nécessaire serait de savoir pourquoi nous faisons ce que nous faisons ici. Pouvoir dire j'ai le sida ou le cancer, ou que je suis sans-abri, et ne pas avoir honte pour autant. Nous avons tous besoin de savoir pourquoi nous sommes ici ce soir.

– Il n'y a aucun acte plus opportun, avec une signification politique plus profonde, que le fait de reprendre nos vies en main.

– Nous devons tous devenir des serviteurs responsables au service du peuple.

– Nous devons agir pour défendre la Constitution et la Grèce, comme l'article 12 de la Constitution nous le rappelle.

– C'est ici que nous formons la nouvelle force politique. Finissons-en avec la crainte et la misère.

– Le message de la révolte doit s'étendre partout. Nous devons travailler pour le commun, pour le “nous”. Tous les chômeurs doivent se mobiliser et s'organiser.

– Rien ne fonctionne sans nos mains. Des grèves générales partout, nous devons nous transformer en un gigantesque poing.

– Nous devons devenir un virus et nous étendre partout.

– […] »

FAIRE L'IMPOSSIBLE. À PROPOS DE LA DÉCISION AU CONSENSUSnote

Par David Graeber

Le 2 août, au tout premier rassemblement de ce qui allait devenir Occupy Wall Street, une douzaine de personnes environ s'assirent en cercle à Bowling Green. Nous, « comité pour un mouvement social » autoproclamé qui espérait simplement exister quelques jours, avons évoqué une décision capitale. Notre rêve était de créer une assemblée générale à New York et d'en faire un modèle pour des assemblées démocratiques que nous espérions voir surgir dans toute l'Amérique. Mais comment voulions-nous que ces assemblées fonctionnent pratiquement ?

Les anarchistes réunis dans le cercle firent ce qui semblait, à ce moment, une proposition d'une ambition démesurée. Pourquoi ces assemblées ne fonctionneraient-elles pas exactement comme ce comité : au consensus ?

Cela représentait, pour le moins, un risque énorme, car d'aussi loin que chacun d'entre nous se souvenait, personne n'avait jamais réussi à réaliser quelque chose de semblable auparavant. Le fonctionnement au consensus a été utilisé avec succès dans les spokescouncils – activistes organisés en groupes affinitaires, chacun étant représenté par un simple porte-parole –, mais jamais dans de grandes assemblées comme celle que nous appelions de nos vœux à New York. Même les assemblées générales en Grèce et en Espagne n'avaient pas expérimenté ce mode de décision. Mais le consensus était la méthode la plus en adéquation avec nos principes. Aussi, nous nous jetâmes à l'eau.

Trois mois plus tard, des centaines d'assemblées, grandes ou petites, fonctionnent à présent au consensus dans toute l'Amérique. Les décisions sont prises démocratiquement, sans vote, avec l'assentiment de tous. À en croire la sagesse ordinaire, de telles choses sont impossibles et, pourtant, cela a eu lieu – de la même façon que d'autres phénomènes « inexplicables », tels que l'amour, la révolution ou la vie même (à partir d'une particule élémentaire), ont eu lieu.

La démocratie directe adoptée par Occupy Wall Street prend ses racines profondes dans l'histoire de l'Amérique radicale. Elle fut largement utilisée par le mouvement des droits civiques et par SDS (Students for a Democratic Society). Mais, sous sa forme de pratique courante, elle fut mise en œuvre dans les mouvements féministes, au sein de certaines traditions spirituelles (quakers et amérindiennes), autant que dans le mouvement anarchiste lui-même. La raison pour laquelle la démocratie directe, fondée sur le consensus, a été si clairement adoptée par l'anarchisme et identifiée à lui est qu'elle incarne ce qui en est peut-être le principe le plus fondamental : de la même façon que des êtres humains traités comme des enfants ont tendance à se comporter comme des enfants, le moyen pour les encourager à agir comme des adultes mûrs et responsables est de les traiter comme s'ils l'étaient déjà.

Le consensus n'est pas un système de vote à l'unanimité ; la possibilité de bloquer une décision ne passe pas par un vote négatif, mais par un veto. Un peu comme une intervention de la Cour suprême déclarant qu'une proposition viole certains principes éthiques fondamentaux – à ceci près que, dans ce cas, n'importe qui ayant le courage d'en appeler au veto peut endosser la robe du juge. Les participants savent donc qu'ils peuvent bloquer à chaque instant la délibération s'ils estiment qu'elle s'écarte des principes de base, ce qui se traduit par le fait qu'ils le font rarement.

Cela signifie aussi qu'un compromis sur des points mineurs s'obtient facilement ; le processus conduisant à une synthèse imaginative est vraiment l'essence de ce fonctionnement. Enfin, ce qui compte, c'est moins la question de savoir comment la décision finale a été obtenue – par un appel aux intentions de bloquer la décision, ou par des choix que l'on fait connaître par des gestes des mains – que le fait que chacun ait pu jouer un rôle pour affiner et mettre au point la synthèse finale. Peut-être ne pourrons-nous jamais prouver, par la logique, que la démocratie directe, la liberté et une société fondée sur des principes de solidarité sont possibles. Nous pouvons seulement le démontrer en agissant. Dans les parcs et les squares d'Amérique, les gens ont commencé à en faire la preuve dès qu'ils ont décidé d'y participer. Les Américains comprennent de plus en plus que la liberté et la démocratie sont nos valeurs suprêmes, et que notre amour de la liberté et de la démocratie est ce qui nous définit en tant que peuple – même si, de façon subtile mais continue, on nous enseigne que la liberté et la démocratie véritables ne pourront jamais réellement exister.

À l'instant où nous prenons conscience du caractère trompeur de cet enseignement, nous commençons à nous poser une autre question : combien d'autres choses « impossibles » pouvons-nous réussir à faire ? Et c'est maintenant, de cette façon, que nous commençons à faire l'impossible.

LA THÉOLOGIE DU CONSENSUSnote

Par L. A. Kauffman

Occupy Wall Street a dès le départ opté pour la prise de décision au consensus, un processus dans lequel les groupes se mettent d'accord sans recourir au vote. Plutôt que de voter pour ou contre un plan controversé, les groupes qui prennent des décisions au consensus retravaillent le plan proposé et le peaufinent jusqu'à ce que tout le monde le trouve acceptable. Un article posté sur le site Internet de l'assemblée générale de New York explique : « Le consensus est un processus de pensée créative. Lorsque nous votons, nous décidons entre les deux termes figés d'une alternative. Avec le consensus, nous empoignons un problème, nous écoutons toute la gamme possible des opinions, des enthousiasmes et des préoccupations, et nous en faisons la synthèse dans une proposition qui correspond au mieux à la vision de tout le monde. »

Le consensus a été adopté par un large éventail de mouvements sociaux au cours des trente-cinq dernières années et ses promoteurs lui attribuent toute une série de vertus. Ils estiment que le consensus est intrinsèquement plus démocratique que les autres méthodes de décision et qu'il favorise les transformations radicales, à la fois au sein des mouvements et dans leurs relations avec le reste du monde. Un petit manuel rédigé en 1990 pour une action de blocage de Wall Street lors de la Journée de la Terre expliquait : « Le consensus, qui offre un modèle coopératif pour réaliser l'unité du groupe, constitue une étape essentielle pour la création d'une culture qui accorde plus de valeur à la coopération qu'à la concurrence. »

Peu de gens connaissent les origines de ce processus. Celles-ci apportent pourtant un éclairage intéressant et étonnant sur son fonctionnement. La prise de décision au consensus est entrée dans le monde de l'activisme à l'été 1976, quand un groupe de militants se réclamant de l'Alliance des coquilles de palourdes lança une campagne d'action directe contre le projet de centrale nucléaire de Seabrook.

De nombreux militants de l'époque avaient conscience de ce que l'écrivaine féministe Jo Freeman avait appelé, dans un texte célèbre, la « tyrannie de l'absence de structurenote ». La tendance, dans certains mouvements du début des années 1970, à abandonner toute structure au nom de la spontanéité et du caractère informel des mouvements s'était révélée non seulement irréalisable, mais, pire encore, antidémocratique. Les décisions étaient prises malgré tout, mais hors de tout processus choisi et sans pouvoir rendre de comptes à personne.

Les organisateurs de La Palourde, comme on les appelait familièrement, cherchaient un processus capable de déjouer les pièges de l'absence de structure sans pour autant avoir recours à la hiérarchie. C'est dans ce contexte que deux personnes qui travaillaient pour l'American Friends Service Committee, une organisation pacifiste reconnue affiliée à la Société des Amis – les quakers –, suggérèrent alors de recourir à la méthode du consensus.

Comme l'a écrit l'historien A. Paul Hare, « depuis plus de trois cents ans, les membres de la Société des Amis (les quakers) prennent des décisions collectives sans voter. Leur méthode consiste à trouver un “sens de la réunion”, qui représente le consensus des participants. Idéalement, ce consensus ne représente pas la simple “unanimité” comprise comme une opinion sur laquelle tous les membres se mettent d'accord, mais une “unité” : une vérité supérieure qui se développe à partir de l'examen des opinions divergentes et qui les unit toutes ».

Ce processus, croient les adeptes, est une manifestation de la volonté divine. Un « Guide de la pratique quaker » publié en 1943 explique : « Le principe d'orientation organisationnelle, selon lequel l'Esprit peut inspirer le groupe comme un tout, est un élément central. Comme il n'y a qu'une seule vérité, son Esprit, si on la suit, produira l'unité. »

Les quakers ont pour règle de ne pas faire du prosélytisme pour leur foi, et les deux organisateurs de la campagne antinucléaire de Seabrook ne faisaient pas exception à ce principe. Ils introduisirent donc la méthode de prise de décision au consensus dans une version dépouillée de son contenu théologique. Comme l'une de ces militants, Sukie Rice, me l'a confié dans une interview, en 2002, « les Amis considèrent le consensus comme une attente de l'Esprit : vous priez que vous suiviez la volonté de Dieu. Mais, dans La Palourde, ce n'était pas ça. La Palourde a simplement utilisé le consensus comme un processus décisionnel compatible avec la non-violence ».

Rice poursuivit : « Les militants ne se doutaient pas que le mode d'organisation de La Palourde allait devenir un prototype pour tous les autres groupes qui ont décollé à partir de là. » Mais c'est ce qui est arrivé. Après la campagne de La Palourde, le consensus est devenu le processus décisionnel valide pour de nombreux segments de la gauche militante, en particulier pour ceux qui optaient pour l'action directe comme élément central de leur stratégie, jusques et y compris les mouvements d'occupation d'aujourd'hui. Et si Rice et son collègue avaient bien pris soin d'exclure toute théologie explicite de leurs formations sur le consensus, quelque chose de cette origine religieuse continue sans doute de lui coller à la peau jusqu'à ce jour.

Peut-être y a-t-il quelque chose de cet ordre dans la vénération dans laquelle on tient parfois le consensus dans les cercles militants, et qui fait que ceux qui osent émettre des doutes sur les difficultés de son utilisation se sentent un peu comme des hérétiques. Peut-être cela a-t-il à voir avec l'hypothèse, intégrée à ce processus, selon laquelle les divisions résultent d'une divergence de points de vue (qui peuvent donc être conciliés) plutôt que d'intérêts divergents (qui eux, souvent, sont inconciliables). Cela tient peut-être aussi à la thèse, présentée en fait plutôt comme un article de foi, que le consensus est intrinsèquement plus démocratique et plus radical que d'autres formes de prise de décision.

Le processus de consensus a des vertus considérables, mais il a aussi des défauts. Il favorise ceux qui ont beaucoup de temps à consacrer aux réunions ; à moins d'être pratiqué avec une habileté rare, il peut concentrer une attention excessive sur le têtu ou le perturbateur. Occupy Wall Street a commencé à remettre en question tant de choses que l'on croyait données d'avance. Puisse-t-il faire la même chose avec ses propres méthodes.

4. « NOUS SOMMES LES 99 % »

« LE MOUVEMENT OCCUPY WALL STREET EST ACTUELLEMENT LA CHOSE LA PLUS IMPORTANTE AU MONDEnote »

Par Naomi Klein

J'ai eu l'honneur d'être invitée à parler devant les manifestants d'Occupy Wall Street le 29 septembre 2011. La sonorisation ayant été (honteusement) interdite, tout ce que je disais devait être répété par des centaines de personnes afin que tous puissent m'entendre (un système de « microphone humain »). Ce que j'ai dit à Liberty Place a donc été très court. Voici la version longue de ce discours :

Je vous aime.

Et je ne dis pas cela pour que des centaines d'entre vous me répondent en criant « Je vous aime ». Même si c'est évidemment un des avantages de ce système de « microphone humain ». Dites aux autres ce que vous voudriez qu'ils vous redisent, encore plus fort.

Hier, un des orateurs du rassemblement syndical a déclaré : « Nous nous sommes trouvés. » Ce sentiment saisit bien la beauté de ce qui se crée ici. Un espace largement ouvert – et une idée si grande qu'elle ne peut être contenue dans aucun endroit – pour tous ceux qui veulent un monde meilleur. Nous en sommes tellement reconnaissants.

S'il y a une chose que je sais, c'est que les 1 % aiment les crises. Quand les gens sont paniqués et désespérés, que personne ne semble savoir ce qu'il faut faire, c'est le moment idéal pour eux pour faire passer leur liste de vœux, avec leurs politiques pro-entreprises : privatiser l'éducation et la sécurité sociale, mettre en pièces les services publics, se débarrasser des dernières mesures contraignantes pour les entreprises. Au cœur de la crise, c'est ce qui se passe partout dans le monde.

Et une seule chose peut bloquer cette stratégie. Une grande chose heureusement : les 99 %. Ces 99 % qui descendent dans les rues, de Madison à Madrid, en disant : « Non, nous ne paierons pas pour votre crise. »

Ce slogan est né en Italie en 2008. Il a ricoché en Grèce, en France, en Irlande, pour finalement faire son chemin jusqu'à l'endroit même où la crise a commencé.

« Pourquoi protestent-ils ? », demandent à la télévision les experts déroutés. Pendant ce temps, le reste du monde demande : « Pourquoi avez-vous mis autant de temps ? », « On se demandait quand vous alliez vous manifester. » Et la plupart disent : « Bienvenue ! »

Beaucoup de gens ont établi un parallèle entre Occupy Wall Street et les manifestations « antimondialisation » qui avaient attiré l'attention à Seattle en 1999. C'était la dernière fois qu'un mouvement mondial, dirigé par des jeunes, décentralisé, menait une action visant directement le pouvoir des entreprises. Et je suis fière d'avoir participé à ce que nous appelions alors le « mouvement des mouvements ».

Mais il y a aussi de grandes différences. Nous avions notamment choisi pour cible des sommets internationaux : l'Organisation mondiale du commerce, le Fonds monétaire international, le G8. Ces sommets sont par nature éphémères, ils ne durent qu'une semaine. Ce qui nous rendait nous aussi éphémères. On apparaissait, on faisait la « une » des journaux, et puis on disparaissait. Et, dans la frénésie d'hyperpatriotisme et de militarisme qui a suivi l'attaque du 11 Septembre, il a été facile de nous balayer complètement, au moins en Amérique du Nord.

Occupy Wall Street, au contraire, s'est choisi une cible fixe. Vous n'avez fixé aucune date limite à votre présence ici. Cela est sage. C'est seulement en restant sur place que des racines peuvent pousser. C'est crucial. C'est un fait de l'ère de l'information : beaucoup trop de mouvements apparaissent comme de belles fleurs et meurent rapidement. Parce qu'ils n'ont pas de racines. Et qu'ils n'ont pas de plan à long terme sur comment se maintenir. Quand les tempêtes arrivent, ils sont emportés.

Être un mouvement horizontal et profondément démocratique est formidable. Et ces principes sont compatibles avec le dur labeur de construction de structures et d'institutions suffisamment robustes pour traverser les tempêtes à venir. Je crois vraiment que c'est ce qui va se passer ici.

Autre chose que ce mouvement fait bien : vous vous êtes engagés à être non-violents. Vous avez refusé de donner aux médias ces images de fenêtres cassées ou de batailles de rue qu'ils attendent si désespérément. Et cette prodigieuse discipline de votre côté implique que c'est la brutalité scandaleuse et injustifiée de la police que l'histoire retiendra. Une brutalité que nous n'avons pas constatée la nuit dernière seulement. Pendant ce temps, le soutien au mouvement grandit de plus en plus. Plus de sagesse.

Mais la principale différence, c'est qu'en 1999 nous prenions le capitalisme au sommet d'un boom économique frénétique. Le chômage était bas, les portefeuilles d'actions enflaient. Les médias étaient fascinés par l'argent facile. À l'époque, on parlait de start-up, pas de fermetures d'entreprises.

Nous avons montré que la dérégulation derrière ce délire a eu un coût. Elle a été préjudiciable aux normes du travail. Elle a été préjudiciable aux normes environnementales. Les entreprises devenaient plus puissantes que les gouvernements, ce qui a été dommageable pour nos démocraties. Mais, pour être honnête avec vous, pendant ces temps de prospérité, attaquer un système économique fondé sur la cupidité a été difficile à faire admettre, au moins dans les pays riches.

Dix ans plus tard, il semble qu'il n'y ait plus de pays riches. Juste un tas de gens riches. Des gens qui se sont enrichis en pillant les biens publics et en épuisant les ressources naturelles dans le monde.

Le fait est qu'aujourd'hui chacun peut voir que le système est profondément injuste et hors de contrôle. La cupidité effrénée a saccagé l'économie mondiale. Et elle saccage aussi la Terre. Nous pillons nos océans, polluons notre eau avec la fracturation hydraulique et le forage en eaux profondes, nous nous tournons vers les sources d'énergie les plus sales de la planète, comme les sables bitumineux en Alberta. Et l'atmosphère ne peut absorber la quantité de carbone que nous émettons, créant un dangereux réchauffement. La nouvelle norme, ce sont les catastrophes en série. Économiques et écologiques.

Tels sont les faits sur le terrain. Ils sont si flagrants, si évidents, qu'il est beaucoup plus facile qu'en 1999 de toucher les gens et de construire un mouvement rapidement.

Nous savons tous, ou du moins nous sentons, que le monde est à l'envers : nous agissons comme s'il n'y avait pas de limites à ce qui, en réalité, n'est pas renouvelable – les combustibles fossiles et l'espace atmosphérique pour absorber leurs émissions. Et nous agissons comme s'il y avait des limites strictes et inflexibles à ce qui, en réalité, est abondant – les ressources financières pour construire la société dont nous avons besoin.

La tâche de notre époque est de renverser cette situation et de contester cette pénurie artificielle. D'insister sur le fait que nous pouvons nous permettre de construire une société décente et ouverte, tout en respectant les limites réelles de la Terre.

Le changement climatique signifie que nous devons le faire avant une date butoir. Cette fois, notre mouvement ne peut se laisser distraire, diviser, épuiser ou emporter par les événements. Cette fois, nous devons réussir. Et je ne parle pas de réguler les banques et d'augmenter les taxes pour les riches, même si c'est important.

Je parle de changer les valeurs sous-jacentes qui régissent notre société. Il est difficile de résumer cela en une seule revendication, compréhensible par les médias. Et il est difficile également de déterminer comment le faire. Mais le fait que ce soit difficile ne le rend pas moins urgent.

C'est ce qui se passe sur cette place, il me semble. Dans la façon dont vous vous nourrissez ou vous réchauffez les uns les autres, partageant librement les informations et fournissant des soins de santé, des cours de méditation et des formations à l'empowerment. La pancarte que je préfère ici, c'est : « Je me soucie de vous. » Dans une culture qui forme les gens à éviter le regard de l'autre et à dire : « Laissez-les mourir », c'est une déclaration profondément radicale.

Quelques réflexions finales. Dans cette grande lutte, voici quelques choses qui ne comptent pas :

– comment nous nous habillons ;

– que nous serrions nos poings ou faisions des signes de paix ;

– que l'on puisse faire tenir nos rêves d'un monde meilleur dans une phrase choc pour les médias.

Et voici quelques petites choses qui comptent vraiment :

– notre courage ;

– notre sens moral ;

– comment nous nous traitons les uns les autres.

Nous avons mené un combat contre les forces économiques et politiques les plus puissantes de la planète. C'est effrayant. Et, tandis que ce mouvement grandit sans cesse, cela deviendra plus effrayant encore. Soyez toujours conscients qu'il y aura la tentation de se tourner vers des cibles plus petites – comme, disons, la personne assise à côté de vous pendant ce rassemblement. Après tout, c'est une bataille qui est plus facile à gagner.

Ne cédons pas à la tentation. Je ne dis pas de ne pas vous faire mutuellement des reproches. Mais, cette fois, traitons-nous les uns les autres comme si on prévoyait de travailler ensemble, côte à côte dans les batailles, pour de nombreuses années à venir. Parce que la tâche qui nous attend n'en demandera pas moins.

Considérons ce beau mouvement comme s'il était la chose la plus importante au monde. Parce qu'il l'est. Vraiment.

LE PROBLÈME N'EST PAS LA « CUPIDITÉ », OU COMMENT NE PAS SE TROMPER DE CIBLEnote

Par des membres de la commune d'Oakland

Être « cupides », c'est bien ce que toute firme, toute entreprise qui se respecte est supposée être en régime capitaliste. Dans ce système, les individus ne peuvent avancer qu'en agissant de façon cupide, et ce dans leur propre intérêt. Ainsi, alors que beaucoup, parmi les récents mouvements d'occupation aux États-Unis, se sont positionnés contre la « cupidité des entreprises », le « big business » ou les « financiers de Wall Street », pour notre part, nous ne pouvons pas oublier que les entreprises les plus cupides sont aussi celles qui font le plus de dons aux organisations caritatives, que les petites entreprises font tout autant partie du système que les grandes, et que l'industrie productive ne peut exister sans la finance. C'est un système dans son ensemble que nous devons remettre en question. Si nous nous opposons réellement à la « cupidité des entreprises », nous nous opposons au capitalisme lui-même.

LES 99 % ?

Oui, ça fait un bail que les 1 % nous bousillent la vie. Les 99 % que nous sommes sont réduits à travailler, à servir et à entretenir un système qui nous rend misérables et qui nous empêche de réaliser les potentialités qui sont en nous. Un nombre croissant de gens parmi nous s'est trouvé complètement expulsé de la « société » – à cause du mal-logement, du chômage, de l'exclusion des soins de santé, des difficultés d'accès à l'éducation et de bien d'autres choses encore qui concourent à rendre nos conditions de vie misérables.

Mais l'idée même selon laquelle il existerait quelque chose comme « la société » que nous devrions travailler à défendre tous ensemble est une illusion. La société est pétrie de divisions, de conflits et de guerres. Certaines de ces guerres sont perpétrées et conduites par les 1 %. D'autres, comme celles que les peuples autochtones et les personnes de couleur mènent contre l'ordre raciste et colonial, ou comme celles que les femmes et les personnes trans mènent contre la violence sexiste et patriarcale, sont occultées et effacées, noyées sous le faux nom de « société ». Chaque année, au cours des dernières décennies, la société n'a cessé de faire des victimes : elles se sont entassées à mesure qu'étaient tués ou emprisonnés les révolutionnaires.

Cela fait un bon moment que les 99 %, dans leur majorité, suivent les règles du jeu. Nous sommes nombreux à avoir été pris dans le cycle infernal du travail et de l'emprunt, et ce dans le seul but de pouvoir continuer à travailler et à emprunter. Nous avons eu peur de nous élever ouvertement contre les injustices et les humiliations quotidiennes, que ce soit par crainte de perdre la petite position que nous espérions protéger, par peur d'être arrêtés et battus par les flics, ou encore d'être rejetés et criminalisés par ceux qui ont choisi d'obéir (même s'ils ont beau eux aussi savoir que les règles sont injustes). Beaucoup de ceux qui ont tout récemment perdu leur statut social commencent à se rendre compte que le capitalisme leur a fait de fausses promesses. Ce qui attend les 99 %, c'est, au mieux, une vie de dettes, enchaînée à des emplois de merde et à des marchandises de merde.

Le mouvement des occupations commence à comprendre que si nous continuons à suivre leurs règles, ce sont eux, les 1 %, qui vont gagner. Le mouvement des occupations est un appel à se réveiller, à désobéir à leurs règles et à créer de nouvelles façons de vivre ensemble.

Mais l'appel à l'unité des 99 % est vide. Il n'y a pas d'unité entre ceux qui cherchent à défendre le système de domination et ceux qui cherchent à le détruire en créant un monde nouveau. Quelle partie des 99 % se joindra à nous ? Quelle partie d'entre eux cherchera au contraire à défendre les pouvoirs existants en jouant sur la peur du chaos ou du désordre ? Quelle partie de ces 99 % travaillera avec nous à exproprier, à détruire et à transformer la propriété des 1 % ? De façon plus immédiate : il se peut très bien que les flics fassent partie des 99 %, mais, tant qu'ils continuent à faire leur travail de flics, ils s'opposent directement à nous (les valets du Tea Party, les violeurs, les racistes, les agresseurs homophobes et les agresseurs sexuels font partie des 99 %, mais ils ne sont certainement pas avec nous).

LA VIOLENCE N'EST PAS QUELQUE CHOSE QUE NOUS POUVONS CHOISIR OU PAS

Le mouvement des occupations se heurtera très rapidement au gaz lacrymogène et aux matraques des flics. Qu'est-ce que la violence ? Posez la question aux amis et aux familles de toutes celles et tous ceux qui ont été tués par la police, ou agressés sexuellement, ou qui se sont fait tirer dans le dos pour ne pas avoir payé un ticket de transport. Demandez aux prisonniers qui sont en ce moment en grève de la faim à travers toute la Californie. Demandez aux sans-abri qui tentent de trouver un endroit où dormir et un endroit où pisser. Demandez aux milliers de personnes tabassées pour avoir protesté contre les injustices. Demandez aux jeunes de couleur constamment harcelés et attaqués par des brigades antigang. Demandez aux travailleuses du sexe maltraitées et exploitées par les flics.

Détruire ou exproprier ce que les 1 % se sont accaparé, ce n'est pas de la violence. La violence, c'est le meurtre d'un Oscar Grant, d'un Charles Hill, d'un Kenneth Smithnote et d'innombrables autres, eux aussi tombés sous les balles de la police. La violence, c'est plus d'une femme sur trois cibles d'agressions sexuelles. En fait, la violence, c'est quelque chose d'assez normal : un phénomène courant en régime capitaliste. Pour le mouvement des occupations, la première violence va venir des flics, et résister aux agents de la répression va vite devenir une nécessité absolue. Comme quelqu'un l'a dit sur la place Tahrir : « Quand les flics viennent pour vous prendre les trucs que vous avez, il faut essayer de les en empêcher. »

En Afrique du Nord, les mouvements d'occupation des places ont déclenché des révolutions capables de renverser les dictatures. L'occupation des places grecques a saisi d'effroi des marchés boursiers au bord de l'effondrement. Le nombre, évidemment, fait la différence : plus de 50 000 personnes sur la place Tahrir, et 20 000 à Syntagma. Mais ça ne fait pas tout. La force de ces occupations résidait aussi et surtout dans leur refus d'être délogées, dans leur résolution à résister physiquement à toute tentative pour les expulser de leurs espaces libérés. Vous vous souvenez des barricades autour de la place Tahrir ? Au cours de ces longues nuits de combat pour protéger la révolution, la non-violence n'avait tout simplement aucun sens. Ici, aux États-Unis, nous aurons aussi besoin de résister, à notre façon. Mais si nous décidons de délimiter par avance la portée de ce droit de résistance, nous restreignons notre force potentielle et nous laissons à l'État le soin de décider du moment où il nous évacuera, lorsqu'il jugera que cette explosion de résistance est allée trop loin et doit être étouffée.

Nous avons besoin que des dizaines de milliers de personnes descendent dans les rues pour construire ce mouvement avec nous et en faire quelque chose de plus grand encore. Mais si ces dernières semaines nous ont appris quelque chose, c'est que les affrontements avec l'État ne font pas fuir les gens. En réalité, c'est le contraire qui s'est produit. Les effectifs d'Occupy Wall Street ont clairement augmenté à chaque escalade dans les échauffourées avec la police.

LE POTENTIEL DE CE MOUVEMENT. QUE VOULONS-NOUS VRAIMENT ?

Nous ne voulons pas de boulots de merde. Nous ne voulons pas voter pour des politiciens qui nous promettent que le changement c'est maintenant. Nous ne voulons pas épuiser notre énergie à essayer d'amender la Constitution. Nous ne voulons pas édicter de nouvelles règles pour Wall Street. Nous ne croyons pas que nous pouvons « affecter le système » du simple fait d'« être ensemble ».

Les 1 % contrôlent la richesse de la société. Nous avons besoin de la reprendre, et de la changer en la reprenant. Nous occupons les places. Qu'est-ce que ce sera ensuite ? L'hôtel de ville ? Les maisons saisies par les banques ? Les supermarchés ? Et, après, quoi ? Libérer les transports en commun ? Rendre les cliniques gratuites ? L'éducation gratuite ? La production alimentaire collective ?

Tout est possible.

POST-SCRIPTUM

Alors que nous écrivons ces lignes, nous n'avons aucun moyen de savoir si la place Frank Ogawa hier contrôlée par la municipalité changera demain de nom pour devenir la place Oscar Grant occupéenote, avec toutes les possibilités qui en découlent. Mais nous savons que, si cette occupation est appelée à durer et à croître au-delà de la première nuit, ce mouvement, pour pouvoir changer profondément nos vies, doit être radicalement différent des autres occupations à travers le pays.

Oakland est actuellement sous occupation policière. La forme de cette occupation varie ; la situation de Temescal est bien différente de celle du fin fond d'East Oakland. Nous vivons dans un espace militarisé. Qu'il s'agisse des exécutions sommaires de jeunes Noirs par la police, du harcèlement policier des travailleuses du sexe sur le boulevard International, de la législation raciste du conseil municipal sur les regroupements sur la voie publique, des mesures antigang ou du projet de couvre-feu pour les jeunes, cette occupation paramilitaire de la ville constitue un projet de gouvernement local destiné à pacifier et à endiguer la ville afin d'assurer au capitalisme la tranquillité des affaires.

Oakland connaît aujourd'hui une situation de violence et de répression. Mais nous avons aussi derrière nous une ardente histoire de luttes et de résistances. De la grève générale de 1946 à la formation du parti des Black Panthers en 1966 en passant par la rébellion contre la police à la suite de l'exécution d'Oscar Grant en 2009, Oakland est une ville dont de nombreux habitants ont longtemps refusé de courber l'échine et de se taire. Malgré toutes ses tentatives, l'État n'a pas réussi à tuer cet esprit de résistance. Il vit et, dans les jours qui viennent, il va se manifester, de toutes ses forces.

« LES 99 % : UNE COMMUNAUTÉ DE RÉSISTANCEnote »

Par Angela Davis

L'enthousiasme que suscite le mouvement Occupy repose sur sa capacité à composer l'unité en créant une nouvelle majorité à partir des anciennes minorités.

Par le passé, la plupart des mouvements sociaux soit se sont fondés sur des groupes spécifiques – travailleuses/eurs, étudiant-e-s, afro-américain-e-s, latino-as, communauté LGBT, indigènesnote –, soit se sont concentrés sur des problèmes précis, comme la guerre, l'environnement, l'accès aux denrées alimentaires et à l'eau, la Palestine, le système carcéral. Afin de rassembler ces mouvements et ces groupes, nous avons dû mettre en œuvre des processus difficiles pour construire des alliances, en négociant le droit pour chaque communauté et chaque question, qui entraient inévitablement en concurrence, à être reconnues.

Dans une configuration profondément différente, Occupy, ce mouvement nouveau, se conçoit depuis le début comme la communauté de résistance la plus large : les 99 % face aux 1 %. C'est un mouvement qui vise les secteurs les plus riches de la société, banques d'affaires et institutions financières, directions d'entreprise, dont les revenus sont outrageusement disproportionnés comparés à ceux des 99 %. Il me semble qu'une question telle que le système carcéral est déjà prise en compte implicitement par cet ensemble composite que forment les 99 %.

Évidemment, on pourrait facilement prétendre que les 99 % devraient davantage se mobiliser pour améliorer les conditions de vie des plus défavorisé-e-s, ce qui impliquerait de travailler pour ceux et celles qui, parmi cette communauté de résistance en devenir, ont le plus souffert de la tyrannie des 1 %. Il y a un lien direct entre la paupérisation due à la mondialisation capitaliste et l'explosion des taux d'incarcération aux États-Unis. Les alternatives à l'incarcération, voire l'abolition de l'emprisonnement, comme dispositif premier de punition, peuvent nous aider à redynamiser nos communautés et à développer des politiques en faveur de l'éducation, la santé, le logement, et à favoriser l'espoir, la justice, la créativité et la liberté.

Les militant-e-s d'Occupy et leurs sympathisant-e-s ont fait de nous les 99 % : ils appellent la majorité à se lever contre la minorité. Les anciennes minorités forment de fait la nouvelle majorité. Cette décision de créer une communauté de résistance si large implique des responsabilités majeures. Nous disons « non » à Wall Street, aux banques d'affaires, aux dirigeants d'entreprise qui gagnent des millions de dollars chaque année. Nous disons « non » à la dette des étudiants. Nous sommes aussi en train d'apprendre à dire « non » au capitalisme mondialisé et au système carcéral. Et même, alors que la police à Portland, Oakland et maintenant New York chasse les militant-e-s de leurs campements, nous disons « non » aux expulsions et aux violences policières.

Les militant-e-s d'Occupy réfléchissent ardemment à la manière d'intégrer à la résistance des 99 % une opposition au racisme, à l'exploitation de classe, à l'homophobie, à la xénophobie, au validismenote, aux violences faites à l'environnement, et à la transphobie. Bien sûr, nous devons être prêt-e-s à combattre l'occupation militaire et la guerre. Et si nous nous reconnaissons dans les 99 %, nous devrons apprendre à imaginer un monde nouveau, un monde dans lequel la paix ne serait pas simplement synonyme d'absence de guerre, mais serait une manière créative de réinventer les rapports sociaux à l'échelle mondiale.

Donc, la question la plus pressante à laquelle les militant-e-s d'Occupy font face tient dans leur capacité à construire une unité qui respecte et célèbre les différences immenses qui traversent les 99 %. Comment apprendre à s'unir ? C'est là quelque chose que peuvent nous apprendre celles et ceux qui vivent sur les sites du mouvement Occupy. Comment concevoir une unité qui ne soit pas simpliste et oppressante, mais complexe et émancipatrice, en reconnaissant, comme le dit June Jordan, que « nous sommes celles et ceux que nous attendions » ?

LA FORMATION DES 99 % AMÉRICAINS ET LA FAILLITE DE LA CLASSE MOYENNEnote

Par Barbara Ehrenreich et John Ehrenreich

« Une classe survient quand des hommes, du fait d'expériences communes (héritées ou partagées), éprouvent et explicitent cette identité d'intérêts comme quelque chose qu'ils partagent et qui les démarquent des autres hommes aux intérêts différents (et généralement opposés aux leurs). »
E. P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaisenote

Les « autres hommes » (et bien sûr les femmes) dans la structure de classes américaine actuelle sont les 1 % situés au sommet de la distribution des richesses – les banquiers, les responsables de fonds de pension et les P-DG que le mouvement Occupy Wall Street a pris pour cible. Ils étaient là depuis longtemps, sous une forme ou sous une autre, mais ils n'ont que récemment émergé comme groupe distinct et visible, informellement qualifiés de « super-riches ».

Des formes de consommation extravagantes ont contribué à attirer l'attention sur eux : avions privés, manoirs de 5 000 m2, desserts chocolatés décorés de poudre d'or à 25 000 dollarsnote. Mais aussi longtemps que la classe moyenne pouvait encore collecter les crédits nécessaires au paiement des frais d'inscription universitaire et aux améliorations occasionnelles de la maison, cela passait pour de l'envie de protester. Ensuite vint le krach financier de 2007-2008, suivi par la grande dépression, et les 1 % auxquels nous avions confié nos retraites, notre économie et notre système politique se sont comportés comme une bande d'irresponsables et avides narcisses, possiblement sociopathes.

Il demeure que, jusqu'à ces derniers mois, les 99 % ne constituaient pas un groupe en mesure (comme dit Thompson) de faire valoir leur « identité d'intérêts ». Ils incluaient, et incluent toujours, la plupart des personnes riches « ordinaires », ainsi que les classes moyennes, les ouvriers des usines, les conducteurs de camions et les mineurs, tout comme les personnes bien plus pauvres qui nettoient les maisons, font la manucure et entretiennent les gazons des personnes aisées.

Ils étaient divisés non seulement par ces différences de classe, mais aussi, de manière plus visible, par les différences de race et d'ethnicité – une division qui s'est en fait accentuée depuis 2008. Les Américains d'origine africaine et latino-américaine, quel que soit leur niveau de revenu, ont été plus frappés que la moyenne par les saisies de maisons en 2007 et 2008, puis par les pertes d'emplois lors des vagues de licenciements qui ont suivi. À la veille du mouvement Occupy, la classe moyenne noire était ravagée. En fait, les seuls mouvements politiques à être sortis des 99 % avant qu'Occupy n'émerge furent le mouvement du Tea Party et, à l'autre extrémité du spectre politique, la résistance aux restrictions apportées aux négociations collectives dans le Wisconsin.

Mais Occupy n'aurait pu avoir lieu si une large part des 99 % n'avait commencé de se découvrir des intérêts communs, ou du moins de mettre de côté certaines des divisions qui existaient entre eux.

Ces dernières décennies, la ligne de fracture au sein des 99 % qui a été mise en avant avec le plus de véhémence est celle qui oppose ce que la droite appelle l'« élite libérale » – composée d'universitaires, de journalistes, de figures médiatiques, etc. – à quasiment tout le reste de la population.

Comme l'a brillamment expliqué Tom Frank, l'éditorialiste de Harper's Magazine, la droite s'est faussement donné des allures populaires en prenant pour cible l'« élite libérale », qui engagerait le gouvernement dans des dépenses inconsidérées, au prix d'un niveau d'imposition oppressant, soutiendrait des politiques sociales « redistributives » et des programmes qui réduiraient les voies ouvertes à la classe moyenne blanche, créerait encore plus de dispositifs de régulation (par exemple pour protéger l'environnement) qui réduiraient les emplois pour les ouvriers et promouvraient de perverses innovations contre-culturelles comme le mariage gay. L'élite libérale, ont asséné les intellectuels conservateurs, prend de haut les travailleurs étatsuniens ordinaires et les classes moyennes, les jugeant sans goût et politiquement incorrects. L'« élite » était l'ennemi, alors que les super-riches étaient juste comme tout le monde, seulement plus « au centre de l'attention » et peut-être un peu mieux connectés.

Bien sûr, l'« élite libérale » n'a jamais eu aucune réalité sociologique. Les universitaires et les figures médiatiques ne sont pas tous libéraux (Newt Gingrich, George Will, Rupert Murdoch). Nombre de jeunes cadres diplômés et d'ingénieurs expérimentés préfèrent le café crème au Red Bull, mais ils n'ont jamais été une cible de la droite. Et comment des avocats pourraient-ils être membres de cette élite nuisible, alors que leurs conjoint-e-s juristes d'entreprise ne le sont pas ?

UN PARACHUTE PERCÉ, PAS UN FILET DE SECOURS

L'« élite libérale » a toujours été une catégorie politique pseudo-sociologique. Ce qui a donné prise au moins un temps à l'idée d'une élite libérale a été le fait que la plupart d'entre nous n'ont jamais expressément rencontré un membre de l'élite actuelle, les 1 %, qui sont pour la majeure partie barricadés dans leur propre bulle, au milieu de jets privés, de quartiers résidentiels fermés et de propriétés cloisonnées.

Les symboles de l'autorité auxquels la plupart des gens sont susceptibles d'être confrontés dans leur vie quotidienne sont les enseignants, les docteurs, les travailleurs sociaux et les universitaires. Ces groupes (de même que les cadres moyens et les cols blancs) occupent une position bien plus basse au sein des hiérarchies sociales. Ils constituent ce que nous avions appelé dans un essai de 1976 la « classe des personnels d'encadrement ». Comme nous l'écrivions à cette époque, sur la base de notre expérience des mouvements radicaux des années 1960 et 1970, il y a eu de réelles et durables rancœurs entre les travailleurs et les classes moyennes. Ces tensions, que la droite populiste a habilement su rediriger contre les « libéraux », expliquent largement l'échec des rébellions de l'époque à bâtir un mouvement progressiste pérenne.

Comme on le voit, l'idée d'une « élite libérale » ne pouvait pas perdurer après les ravages commis par les 1 % à la fin des années 2000. Ne serait-ce que parce qu'elle a été brusquement éclipsée par la découverte de l'élite bien réelle basée à Wall Street et de ses méfaits. Comparés à eux, les membres des professions libérales et d'encadrement, aussi agaçants qu'ils puissent être, n'étaient que des petits joueurs. Le médecin ou le directeur d'école peuvent être dominateurs, le professeur et le travailleur social peuvent être condescendants, mais seuls les 1 % peuvent vous prendre votre maison.

La stratégie populiste de la droite soulevait également un autre problème auquel elle ne pouvait échapper : il ne fait aucun doute qu'en 2010, et même en 2000, la classe de ceux qui pouvaient relever de l'« élite libérale » était en piteux état. Les coupes dans le budget du secteur public et les réorganisations au sein des entreprises décimaient les rangs des universitaires décemment payés, remplacés par des professeurs subalternes travaillant pour guère plus qu'un salaire de subsistance. Les groupes de presse rognaient sur le budget des salles de rédaction et des journalistes. Les cabinets juridiques avaient commencé à délocaliser leurs tâches les plus routinières vers l'Inde. Les hôpitaux refilaient les services de radiographie à des médecins étrangers faiblement payés. Les financements pour les entreprises artistiques ou d'intérêt général à but non lucratif se sont taris. D'où l'icône du mouvement Occupy : l'étudiant de licence avec des dizaines de milliers de dollars de prêt étudiant et un emploi rémunéré environ 10 dollars de l'heure, ou pas d'emploi du tout.

Ces tendances étaient à l'œuvre avant même que le krach financier ne frappe, mais il a fallu le krach et ses effroyables conséquences économiques pour éveiller chez les 99 % une conscience étendue du danger commun. En 2008, l'espoir de « Joe le plombier » de gagner 250 000 dollars par an pouvait encore sembler vaguement plausible. Toutefois, après quelques années de récession, la majorité des Américains ont fait l'expérience du déclassement, et même certains des plus acharnés thuriféraires du néolibéralisme dans les médias ont commencé à admettre que le rêve américain tournait mal.

Des personnes jadis aisées se sont retrouvées ruinées avec l'effondrement des prix immobiliers. Licenciés, des cadres et professions libérales entre deux âges ont découvert avec stupéfaction que leur âge constituait un handicap auprès des employeurs potentiels. Les dettes en matière médicale ont plongé les ménages des classes moyennes au bord de la faillite. La vieille maxime conservatrice – il est imprudent de critiquer (ou taxer) les riches car vous pourriez vous-même être un jour l'un des leurs – a laissé place à la prise de conscience que la classe vers laquelle vous aviez le plus de chance de migrer n'était pas les riches, mais les pauvres.

La classe moyenne a découvert là une autre chose : le plongeon dans la pauvreté peut survenir à une vitesse vertigineuse. Une des raisons pour lesquelles l'idée des 99 % a d'abord pris en Amérique plutôt que, disons, en Irlande ou en Espagne est que les Américains sont particulièrement vulnérables face aux dysfonctionnements économiques. Nous n'avons pas grand-chose en termes d'État-providence pour stopper la situation d'une famille ou d'un individu en train de sombrer. Les indemnités chômage ne durent pas plus de six mois ou un an, quoiqu'elles soient parfois étendues par le Congrès dans les périodes de récession. À présent, même avec une telle extension, elles ne concernent environ que la moitié des chômeurs. L'État-providence a été presque entièrement aboli il y a quinze ans, et l'assurance santé a traditionnellement été liée à l'emploi.

En fait, une fois qu'un Américain commence à dégringoler, de multiples forces contribuent à accélérer sa chute. On estime que 60 % des entreprises américaines vérifient maintenant le passé bancaire des candidats et la discrimination à l'encontre des chômeurs est suffisamment courante pour que le Congrès commence à s'en soucier. Même la procédure de faillite est démesurément coûteuse, et ce statut d'une difficulté écrasante à obtenir. L'incapacité à payer les amendes ou frais imposés par le gouvernement peut même aboutir, à la suite d'une accumulation de difficultés malencontreuses, à un mandat d'arrêt ou un casier judiciaire. Alors que les autres nations anciennement riches bénéficient d'un filet de sauvetage, l'Amérique offre une chute à toute allure, conduisant à la misère à une vitesse alarmante.

DONNER SENS AUX 99 %

Les occupations qui ont animé approximativement 1 400 villes cet automne ont de manière stimulante donné forme au sens croissant de l'unité des 99 %. Il y avait là des milliers de personnes – nous ne saurons jamais le nombre exact – de toutes origines, vivant dehors dans la rue et les parkings, comme les plus pauvres parmi les pauvres ont toujours vécu : sans électricité, sans chauffage, sans eau ni toilettes. Ce faisant, ils ont réussi à créer des communautés autogérées.

Les assemblées générales ont rassemblé un mélange sans précédent d'étudiants, de jeunes professionnels, de personnes âgées, d'ouvriers licenciés, et plein de sans-domicile en vue d'échanges pour la plupart constructifs et courtois. Ce qui a commencé comme une protestation diffuse contre l'injustice économique est devenu une vaste expérimentation en vue de construire une classe. Les 99 %, qui pouvaient apparaître comme un vœu pieux il y a simplement quelques mois, ont commencé à vouloir exister.

L'unité cultivée lors des occupations peut-elle survivre alors que le mouvement Occupy évolue vers une phase plus décentralisée ? Diverses divisions de classe, de race et de culture persistent parmi les 99 %, y compris une méfiance entre les membres de l'ancienne « élite libérale » et ceux qui sont moins privilégiés. Ce serait surprenant si ce n'était pas le cas. L'expérience d'un jeune avocat ou d'un travailleur social est très différente de celle d'un ouvrier dont le travail peut n'autoriser pour toute pause que de rares arrêts repas et toilettes, destinés à satisfaire ses besoins biologiques. Percussions, délibérations et masques restent quelque chose d'exotique au moins pour les 90 %. Les préjugés des « classes moyennes » à l'égard des sans-domicile, avivés par des décennies de diabolisation des pauvres par la droite, demeurent prégnants.

Parfois, ces différences ont entraîné des conflits dans les campements Occupy – par exemple à propos du rôle des sans-domicile à Portland ou de l'usage de la marijuana à Los Angeles – mais, bizarrement, en dépit de toutes les mises en garde officielles sur les risques en matière de santé et de sécurité, il n'y a pas eu de « syndrome Altamont » : pas d'embrasement majeur et presque aucune violence. En fait, les campements ont rendu possibles des rapprochements presque impensables : des personnes de milieu aisé apprenant par des sans-domicile la survie dans la rue, un professeur de science politique reconnu discutant des procédures de décision horizontale et verticale avec un employé des postes, des

militaires en uniforme déboulant pour protéger les occupants de la police.

Une classe apparaît, comme l'a dit Thompson, mais elle apparaît de manière d'autant plus décisive que les gens sont prêts à la nourrir et à la construire. Si les 99 % ont vocation à devenir plus qu'un engouement passager, s'ils deviennent une force destinée à changer le monde, alors nous aurons peut-être à affronter certaines des divisions de classe et de race qui les traversent. Mais nous devons le faire patiemment, respectueusement, et toujours avec un œil rivé sur la prochaine grande action à mener – la prochaine marche, ou occupation, ou lutte contre une expulsion, selon ce que requiert la situation.

LES 99 % FACE À LA BLANCHITÉnote

Par Joel Olson

Occupy Wall Street et la centaine d'autres mouvements d'occupation qu'elle a entraînés dans tout le pays font partie des événements les plus marquants du XXe  siècle aux États-Unis. Ces occupations ont permis aux gens de discuter, de s'approprier les espaces publics et de s'organiser ensemble, d'une façon nouvelle, particulièrement stimulante. Le rassemblement de tant de personnes aux préoccupations différentes a naturellement créé des tensions au sein du mouvement. L'une des plus importantes porte sur les questions raciales, ce qui n'est pas étonnant au regard de l'histoire des États-Unis. Mais cette tension est inévitable et peut mettre en péril le mouvement. La colorblindness – c'est-à-dire l'aveuglement, ou le déni de la couleur de la peau – constitue en effet pour la gauche l'obstacle principal à la construction des 99 %. Pour surmonter cette difficulté, il faut placer le combat des minorités raciales au centre du mouvement. La différence qui sépare un monde libre du maintien de la domination des 1 % passe en effet au cœur de ce combat.

LE COMBAT CONTRE LA COLORBLINDNESS DE GAUCHE

La colorblindness de gauche rejoint la conviction selon laquelle la race créerait une division au sein des 99 %, ce qui implique de se concentrer exclusivement sur les problèmes partagés par tout un chacun. Selon cette logique, le mouvement serait ouvert à tous, et les minorités raciales devraient le rejoindre plutôt que de le critiquer.

Si la colorblindness de gauche revendique un caractère intégrateur, il ne constitue en pratique qu'un moyen pour placer les intérêts des Blancs au premier plan. Le mouvement demande aux minorités raciales : « Rejoignez “notre” combat ! » (à quoi renvoie ce « nous » ?), mais les avertit de ne pas y importer leurs préoccupations « spécifiques », ce qui permet aux Blancs de faire la part entre les problématiques jugées bonnes pour les 99 % et celles considérées comme « trop étroites ». Cela permet en fait aux Blancs de conserver un traitement préférentiel, même au sein d'un mouvement démocratique.

Aussi longtemps que perdurera dans notre mouvement la colorblindness de gauche, nous ne serons pas les 99 %, mais simplement une poignée de Blancs qui se prétendent les porte-parole de tous. Dans la mesure où les minorités raciales doivent entrer dans un mouvement où les conditions sont davantage définies par les Blancs que par elles, on ne peut parler de 99 %. C'est cela, la démocratie blanche.

LA DÉMOCRATIE BLANCHE

D'un point de vue biologique, la race n'existe pas : malgré tous leurs efforts, les scientifiques ne sont jamais parvenus à la définir. La race est en effet une construction des hommes, et non un fait de la nature. Tout comme l'argent, elle existe parce que les hommes la considèrent comme réelle. Les races existent parce que des humains les ont inventées. Mais quel est l'intérêt pour les hommes d'inventer les races ? Elles ont été créées à la fin du XVIe  siècle pour préserver le pouvoir et les terres des riches. Les propriétaires de plantations en Virginie craignaient que les tribus indigènes, les esclaves et autres serviteurs ne s'unissent pour les renverser. Ces propriétaires ont donc conclu un accord avec les colons anglais pauvres. Ils leur ont accordé certains droits et privilèges dont ne jouissaient ni les Africains ni les descendants d'Africains : le droit de ne jamais être esclave, la liberté d'expression, de rassemblement, de circulation, le droit de se marier sans autorisation, de changer de métier, de propriété, de porter des armes. En échange, les Anglais pauvres se sont mis d'accord pour respecter la propriété des riches, les aider à développer les terres indigènes et encourager l'esclavage.

Cette alliance interclasses entre pauvres et riches Anglais est devenue ce qu'on a appelé par la suite la « race blanche ». En acceptant un traitement préférentiel dans un système économique qui exploite aussi son travail, la classe ouvrière blanche a collé au train de la classe dirigeante plutôt que de suivre le reste de l'humanité. Ce pacte avec le diable a sapé l'espoir de liberté et de démocratie aux États-Unis depuis lors.

 

L'alliance interclasses qui a construit la race blanche

graphique

 

Au fur et à mesure que la race blanche s'étendait pour inclure d'autres ethnies européennes, ce concept a donné lieu à un système politique très curieux : la démocratie blanche. Celle-ci comporte deux aspects contradictoires. Le premier, c'est que tous les Blancs sont considérés comme égaux, même si les pauvres sont sous domination des riches, et les femmes sous domination des hommes. La seconde, c'est que tous les Blancs sont considérés comme supérieurs aux minorités raciales. C'est la démocratie pour les Blancs, et la tyrannie pour les autres.

Dans ce système, les Blancs défendent la paix, l'égalité des chances et les vertus du travail alors que, dans le même temps, ils obtiennent les meilleurs salaires, s'octroient les meilleurs métiers, sont les premiers embauchés et les derniers licenciés, peuvent jouir pleinement de leurs droits civiques, ont la possibilité d'envoyer leurs enfants dans les meilleures écoles, vivent dans les quartiers les plus huppés et bénéficient d'un traitement décent de la part de la police. En échange de ces rémunérations publiques et psychologiques, comme les appelle W. E. B. Du Boisnote, les Blancs se sont mis d'accord pour développer l'esclavage, la ségrégation, les réserves, les génocides et d'autres formes de discrimination. La tragédie de la démocratie blanche est qu'elle a autant oppressé la classe ouvrière blanche que les minorités raciales, parce que la classe ouvrière est divisée et que les élites peuvent en conséquence gouverner tranquillement.

La démocratie blanche existe aujourd'hui. Quel que soit l'indicateur – les frais d'inscription scolaire, le taux d'incarcération, l'espérance de vie, la mortalité infantile, le taux de cancer, de chômage, les dettes des ménages, etc. –, les résultats sont identiques : le groupe des Blancs est significativement mieux loti que n'importe quel autre groupe racial. Il y a bien sûr des exceptions individuelles, mais le groupe des Blancs profite toujours d'un moindre endettement, d'une meilleure éducation, de moins d'incarcération, d'une meilleure santé, de meilleurs soins, de plus de sécurité. Ils sont aussi moins victimes de crimes et de violences policières que les autres groupes. Certains murmurent que les Blancs auraient une relation au travail plus saine, mais l'histoire nous apprend que c'est la démocratie blanche, née au XVIe  siècle, qui a produit cette situation.

LE POINT DE VUE BIAISÉ DES BLANCS

Personne ne s'oppose à ce que les Blancs puissent avoir accès à de bonnes écoles, à des quartiers sécurisés et sains et à la sécurité économique. Le problème est que, dans la démocratie blanche, ceci se fait souvent au détriment des minorités raciales. Cela crée un point de vue biaisé chez beaucoup de Blancs qui défendent une liberté qui est désormais le support d'un système favorisant clairement les riches au détriment même des Blancs pauvres (Tea Party, c'est à vous que je parle). La colorblindness de gauche prend racine dans la démocratie blanche et dans la croyance illusoire qui en découle. Elle encourage les Blancs à penser que leurs objectifs sont « universels » alors que ceux des minorités raciales seraient « spécifiques », ce qui est tout simplement le contraire. Le combat des minorités raciales est partagé par tous. Les participants du mouvement Occupy qui ont été traités brutalement par la police doivent savoir que les communautés noires sont terrorisées par les flics tous les jours. Ceux qui sont sans emploi doivent savoir que les Noirs et les Amérindiens sont deux fois plus nombreux que les Blancs à ne pas avoir de travail. Toute personne qui tombe malade sans couverture santé doit savoir que, quels que soient leurs revenus, les minorités raciales ont le moins de chances d'être couvertes. Elles ont le taux de mortalité infantile et de cancer le plus important et l'espérance de vie la plus faible. Celui qui est endetté doit savoir que le revenu médian d'une famille noire est vingt fois moindre que celui d'une famille blanche. Seule la colorblindness de gauche nous conduit à ignorer ces faits.

Ce sont là les effets sinistres de la démocratie blanche sur notre mouvement. Elle encourage la croyance selon laquelle les problèmes des minorités raciales créent de la division, alors que ceux-ci sont au centre de tout ce pour quoi nous nous battons.

Pour lutter contre la colorblindness de gauche et le point de vue biaisé qu'elle entraîne, il faut prendre conscience que toutes les formes de privilèges blancs, explicites ou non, sont plus une tentative malsaine de perpétuer une alliance interclasses qu'une construction des 99 %.

NOUS SOMMES NOTRE MEILLEUR ENNEMI

L'histoire des États-Unis nous apprend que combattre la démocratie blanche ouvre des perspectives radicales pour tous et toutes. Le mouvement abolitionniste a non seulement renversé l'esclavage, mais a aussi agi comme un détonateur pour les mouvements des droits des femmes et des travailleurs. Le combat pour les droits civiques n'a pas seulement renversé la ségrégation raciale, mais a également marqué le coup d'envoi des mouvements féministes, pour la liberté d'expression, des mouvements étudiants, queers, chicanos, portoricains et amérindiens.

Nous sommes notre meilleur ennemi. Ce qui empêche les 99 % d'organiser le monde comme nous le voulons n'est pas les 1 % : ceux-ci ne pourraient pas avoir le pouvoir si nous décidions qu'ils ne devaient pas le détenir. Ce qui nous retient de construire le nouveau monde, ce sont les divisions en notre sein.

Notre diversité est notre force. Mais la colorblindness de gauche est un rejet de cette diversité. C'est un effort pour conserver les intérêts des Blancs au centre du mouvement, tout en prétendant être ouvert à tous. Il est urgent de dépasser les problématiques qui prétendument sèment le désaccord, alors qu'elles sont rassembleuses. C'est un peu comme les cadres de Wall Street nous disant de dépasser le problème peu rassembleur de la répartition inégale des profits puisqu'il suffit de travailler dur pour décrocher un boulot à Wall Street à un moment ou un autre !

Rassembler les 99 % nécessite de placer le combat des minorités raciales au cœur de nos débats et de nos exigences, et non de les reléguer à la marge. Les combats contre les ségrégations scolaire et urbaine, les menaces anti-immigrés doivent être menés aussi contre tout ce que Wall Street, le Tea Party et ce gouvernement représentent. Le chemin vers une société libre commence par le combat contre la démocratie blanche, comme un troll à l'entrée du pont.

OCCUPER LES ESPACES, ATTAQUER LA DÉMOCRATIE BLANCHE

Même si aucune brochure ne peut recenser toutes les revendications contre la démocratie blanche et la colorblindness de gauche, voici une liste de questions que chacun peut envisager de porter lors d'assemblées du mouvement. Ces points ont été élaborés à partir de débats ayant eu lieu pendant différentes occupations à travers les États-Unis.

Les intervenants incitent-ils à dépasser les questions raciales ? Sont-ils sur la défense et pleins de dédain face aux exigences de justice raciale ?

Si les intervenants incitent à la collaboration avec la police, ont-ils conscience de la manière dont la police terrorise les Noirs, les Latinos, les Amérindiens et les sans-papiers ? Sont-ils au courant du fait que la police a attaqué plusieurs campements du mouvement ?

Si les intervenants nous incitent à tenir les banques pour responsables, nous encouragent-ils aussi à prendre en compte la ségrégation urbaine, les prêts prédateurs et les hypothèques à haut risque qui ont décimé des quartiers noirs et latinos entiers ?

Si les intervenants demandent l'annulation des dettes, entendent-ils aussi par-là les factures de chauffage et d'électricité, les maisons hypothéquées ainsi que les prêts étudiants ?

Si les intervenants demandent la fin des saisies immobilières, reconnaissent-ils qu'elles ont lieu principalement dans des quartiers ségrégés et proposent-ils de s'attaquer en premier lieu à la ségrégation ?

Si les intervenants demandent des créations d'emplois, reconnaissent-ils que la plupart des minorités raciales ont connu des « récessions » chroniques pendant des décennies et proposent-ils de s'y attaquer en premier ?

Combats le pouvoir capitaliste, combats la démocratie blanche !

Construis les 99 % !

Les minorités raciales au centre !

Plus de colorblindness !

5. DEMANDER L'IMPOSSIBLE ?

#SPANISHREVOLUTION. « LE RETOUR DE LA FORCE SANS NOM »note

Par Leónidas Martín

Posté le 25 mai 2011

« Pour empêcher la victoire de ceux qui me font peur, je passe ma vie à voter pour des partis politiques qui me répugnent. Cette fois-ci, je ne compte pas le faire. » Ce n'est pas moi qui le dis, c'est quelqu'un d'autre qui a récemment posté ce message sur Twitter. Un gars dont je ne connaîtrai jamais le nom. Une personne possédée par La force sans nom.

Il y a sept ans, le 13 mars 2004, je me suis rendu au siège du PPnote pour manifester contre la guerre d'Irak et ses conséquences, parmi lesquelles l'attentat de Madrid. Personne n'avait organisé la manifestation, j'ai reçu l'appel par SMS et par email, et je ne connaîtrai pas non plus les noms de ceux qui m'ont contacté.

Ce jour-là, pour la première fois, j'ai éprouvé le pouvoir de La force sans nom. Jamais auparavant je n'avais été appelé à participer à quelque chose comme ça. Jusqu'alors, si je participais à n'importe quel événement, une manifestation, un concert, une fête, c'était parce que quelqu'un d'autre s'était donné la peine de l'organiser et me l'avait proposé ensuite. Rien à voir avec ce qui s'est passé ce jour du « 13M ». Ce jour-là, personne n'avait rien organisé. Quand nous avons été des milliers à descendre dans la rue, nous l'avons fait sans vraiment savoir où nous allions. Nous avons répondu à un appel qui était né du néant, ou plutôt né du mécontentement général, qui ressemble au néant, mais sans être pourtant la même chose. Le 13M est né sans nom ni prénom ; sans marque ni signe distinctif ; sans organisation. Tout ce qui a entouré cet événement a signifié, pour moi, une grande nouveauté, comme quand on prend une drogue qu'on ne connaît pas. Il est vrai que j'avais déjà réfléchi au fait que les nouvelles technologies étaient en train de produire un autre type de communication et qu'alors des comportements sociaux inattendus allaient bientôt surgir. Mais ce n'est que ce jour-là que j'en ai fait l'expérience pour la première fois.

Personne ne savait comment nommer cela : multitude intelligente ? Anonymat connecté ? Nous savions seulement que nous avions été témoins d'une force inconnue ; d'une force qui apparaissait par surprise, mettait tout sens dessus dessous et, ensuite, disparaissait comme elle était venue. Une force sans nom que j'appelle « La force sans nom ».

Personne ne s'attendait à une chose pareille, et moins encore la veille des élections, alors qu'il restait à peine quelques heures avant d'aller voter. Si on me l'avait dit auparavant, je ne l'aurais pas cru : des milliers de personnes allaient désobéir à la loi et manifester contre le gouvernement la veille des élections ? Mensonges, c'est impossible. Et, pourtant, c'est arrivé.

Ma première expérience de La force sans nom a complètement changé ma façon de comprendre la politique.

Le temps a passé avant que je ne l'éprouve à nouveau – au moment de V de Viviendanote. De nouveau un email à l'expéditeur inconnu circulant de boîte en boîte, parcourant Internet de long en large. Cette fois-ci, l'appel exigeait la fin de la spéculation immobilière et le droit à un logement digne. De nouveau, une voix anonyme exprimait un mécontentement. Encore une fois La force sans nom – un peu moins méconnue alors – s'apprêtait à troubler notre vie quotidienne. La différence avec le 13M est que, cette fois, La force sans nom n'a pas disparu aussi rapidement, s'installant dans nos vies pour un temps. Pour le reste, c'était pareil : ni personne ni rien ne pouvait la représenter, rien à part cette phrase-là, devenue rapidement son cri de guerre : « Un logement ? Toi ? Jamais de la vie ! » Phrase qui, comme tout ce qui émane de La force sans nom, rompait avec le sens commun de ce que l'on entendait jusqu'alors par « politique » : elle n'accordait aucun espoir (« Yes, we can ! »), ni aucun avenir (« Pour des lendemains sans pauvreté ») et, pourtant, elle s'est allumée dans l'imaginaire collectif comme l'essence dans le feu.

Cette deuxième expérience de La force sans nom m'a fait prendre conscience qu'il n'y avait pas de retour en arrière possible. La politique, telle que nous l'avions comprise jusqu'alors, était devenue obsolète. Plus rien d'avant ne nous était utile à présent ; et, à partir de ce moment-là, toutes les protestations sociales allaient être comme celle-ci : anonymes et sans représentation.

Et, en effet, c'est ce qui s'est passé.

Ces dernières années, nous avons vu réapparaître La force sans nom à de nombreuses reprises dans plusieurs endroits différents : Égypte, Tunisie, Libye… La dernière fois qu'elle s'est montrée, c'était à nouveau ici, en Espagne. Il y a quelques heures à peine. Nous l'avons appelée « #spanishrevolution » et d'un tas d'autres façons, parce que La force sans nom n'a, en vérité, pas de nom, elle n'en a même pas besoin. Cette fois-ci, l'appel est arrivé par nos réseaux sociaux, les mêmes dont nous nous servons quotidiennement pour discuter avec nos amis ou pour travailler. Suivant ce qui devient une habitude, La force sans nom a agi à sa guise, occupant des places et des rues, se moquant une nouvelle fois des lois. Une fois de plus, elle a évité les pièges de la représentation politique et démontré que rien ni personne ne la représentait. Son cri de guerre était d'ailleurs, cette fois : « Ils ne nous représentent pas. »

Sept ans ont passé depuis sa naissance et La force sans nom continue de grandir. Elle est encore très jeune, elle marche depuis peu et peine encore à se tenir début. On ne sait pas toujours où elle va, ni ce qu'il adviendra de sa vie. Elle est née dans un monde qui ne la comprend pas et elle le sait. Certains disent qu'elle ressemble à la démocratie, parce que parfois elle vote et manifeste. Moi, à vrai dire, je ne lui trouve aucune ressemblance ni avec sa mère (la démocratie) ni avec son père (la politique). D'ailleurs, l'autre jour, au campement, j'expliquais à un ami que la politique est à La force sans nom ce que l'anneau est aux personnages du Seigneur des anneaux : une attraction irrésistible – plus elle y succombe, plus elle s'affaiblit.

« Crois-tu qu'un jour La force sans nom arrivera à faire fondre la politique dans le feu vivant du social, comme ils font avec l'anneau dans le film ?, me demanda nom ami.

– J'en sais rien, moi ! Seule La force sans nom peut le savoir. »

POST-SCRIPTUM. DE CE DONT EST FAITE LA #SPANISHREVOLUTION

Posté le 7 juin 2011

« Et de quoi La force sans nom est-elle faite ? »

Il y a quelques jours, j'ai publié le texte « #spanishrevolution. La Force sans nom » ; après l'avoir lu, un certain Arturo89 m'a posé cette question sur Twitter. Je lui ai répondu que La force sans nom est faite de force cumulée.

« “De force cumulée” ? Drôle de réponse ! Et c'est quoi, ça ? », me demanda à nouveau Arturo89.

Savoir ce qu'est la force cumulée, c'est facile, Arturo89 : regarde à l'intérieur de toi avec attention et tu en verras ; regarde également autour de toi, elle est partout. À ton boulot, dans un supermarché, chez tes parents, quand tu pars en vacances dans une autre ville, quand tu vas au cinéma, au musée. La force cumulée est cette force que nous investissons tous en travaillant, en achetant ou en jouant à la Wii. C'est la force avec laquelle nous faisons tout ce que nous faisons sans savoir pourquoi ; c'est ce qui pousse notre vie vers nulle part.

Elle est faite de frustration, d'insatisfaction et d'illusions perdues. La force cumulée s'amasse quand tu fais des études et qu'ensuite elles ne te servent à rien, quand tu cherches une distraction et ne trouves que consommation, quand tu fais un travail que tu n'aimes pas. Elle est là aussi quand tu es sans emploi en sachant presque tout faire. Tu sais sûrement bien de quoi je parle, Arturo89. Je parle de ce qui te fait sentir que ta vie est une merde ; que tous tes efforts ont été en vain ; tout ce qui te laisse cloué dans ton canapé voyant passer les années et les gouvernements se succéder l'un après l'autre, tandis que tout reste pareil. Immuable. La force cumulée est comme ces tapis roulants des salles de sport, ceux qui servent à courir mais, aussi longtemps que tu coures, tu restes toujours au même endroit ; et, quels que soient tes efforts, tu n'arrives qu'à cumuler de la force, rien de plus.

As-tu déjà ressenti que ton travail ne te satisfaisait pas, que le divertissement ne te divertissait pas ou que la vie paraissait absente ? C'est parce que la force, ta force, Arturo89, la mienne ou celle de tel autre, est cumulée.

Jusqu'au jour où il apparaît quelque chose comme la #spanishrevolution et qu'elle se libère.

Parce que la #spanishrevolution, La force sans nom, c'est la force cumulée qui trouve une brèche par où s'échapper, qui repère un creux sur l'écorce de la société et fait tout à coup surface. Ainsi naît La force sans nom, comme la vapeur d'une Cocotte-Minute : par une brèche et subitement. Sans prévenir.

Personne ne sait vraiment comment apparaissent ces brèches ; certains pensent qu'elles sont le résultat d'un lent processus d'érosion, d'usure de l'écorce par des agents divers : corruption, crises, mensonges… D'autres, en revanche, pensent que les brèches n'apparaissent ni ne disparaissent, qu'elles sont simplement là. Et elles ont toujours été là. Elles ne sont qu'un élément du paysage social, au même titre que la pauvreté ou la spéculation immobilière, par exemple. Nous ne les voyons pas, parce que nous marchons dans le noir. Apparemment, l'ampoule du social est grillée depuis longtemps (je ne me rappelle pas bien pourquoi, il semblerait que ce soit par surconsommation, ou quelque chose comme ça) et, depuis, personne ne voit plus rien, ni les brèches ni rien d'autre. C'est pourquoi on dit que La force sans nom est imprévisible, parce qu'elle est désorientée et que ce sur quoi elle tombe, elle ne le trouve que par hasard, comme la canne d'un aveugle tombe sur le chemin à suivre : à tâtons.

Pour être sincère, Arturo89, peu m'importe comment La Force sans nom est née, je ne fais pas partie de ceux qui perdent leur temps à tenter de la créer. J'aime en jouir quand elle apparaît. Dès que je me rends compte qu'elle arrive, je me prépare pour la secousse et, ensuite, je me laisse emporter.

Et je te conseille d'en faire autant. Laisse-toi emporter.

Oui, je sais ce que tu es en train de penser : « Me laisser emporter par quelque chose qui n'a pas de nom ? Une chose dont nous ignorons d'où elle vient et vers où elle va ? » Mais oui, Arturo89, c'est ça. Il ne peut pas en être autrement. Ou préfères-tu continuer à vivre sans vivre, à te contenter de cumuler de la force ?

Moi, la dernière impulsion de La force sans nom m'a fortement secoué. En quinze jours à peine, ce que je croyais être incompatible avec moi a cessé de l'être. J'ai dormi dans la rue, j'ai rencontré beaucoup de nouvelles personnes, et aucune ne m'a jamais demandé ni ma profession ni combien je gagnais ni qui j'étais. J'ai planté des tomates en plein centre-ville (et si le campement tient encore un peu plus, il se peut que j'arrive à les manger). J'ai également changé ma façon de parler, je me retrouve à dire maintenant des choses comme « Révolution » ou « Solidarité », et ça ne me fait pas honte. C'est fort, non ?

En si peu de temps, La force sans nom m'a appris quelque chose d'essentiel : en réalité, mes problèmes ne sont pas les miens. En écoutant les gens sur la place, je me suis rendu compte que mes problèmes à moi sont aussi ceux de celui-ci et de celle-là ; ceux de beaucoup d'hommes et de femmes. Cela m'a fait me sentir plus fort, plus courageux, comme quand Astérix prend sa potion magique. Tout à coup, la vie a arrêté d'être cette machine horrible qui admet seulement ce qui est déjà prévu et je ne me suis plus senti seul. Pas plus tard qu'hier, je disais à un ami je ne sais quoi sur l'espoir. « Espoir », tu vois les mots bizarres que j'emploie maintenant ? Qui l'eût cru !

Arturo89, tant mieux si tu te poses des questions, si tu prends le temps de réfléchir, je le fais, moi aussi ; parfois, je pense à des choses comme, plus la force s'accumule, plus la possibilité augmente qu'un jour il se passe quelque chose. En revanche, le moment de l'action venu, passer son temps seulement à réfléchir, ça ne sert pas à grand-chose : il faut agir. Et je te le dis, Arturo89, le moment est venu. Alors, vas-y, n'y réfléchis plus et laisse-toi secouer par la force sans nom ! Ou peut-être as-tu par hasard quelque chose à perdre ? Peu importe que nous ne sachions pas où nous allons ni très bien ce que nous voulons, car nous savons ce que nous ne voulons pas et cela nous suffit pour l'instant. C'est pour ça que nous sommes sur la place aujourd'hui et que nous serons ailleurs demain.

Le reste arrivera si nous gardons l'espoir. Et dans le cas contraire aussi.

PRÉMONITIONSnote

Par Q. Libet

Octobre 2011

« Les occupations qui viennent n'auront en vue aucune fin et aucun moyen de les résoudre. Quand cela arrivera, nous serons enfin prêts à les abandonner. »

Quand nous écrivions cela en décembre 2008 à New York, après avoir occupé un bâtiment de l'université à Union Square, on nous prenait pour de jeunes idéalistes, des anarchistes nihilistes, voire des voyous fascistes. « Quelles sont vos revendications ? », nous demandaient-ils. « Mais que proposez-vous ? », se demandaient-ils. « Tout occuper ? », hurlaient-ils.

Hélas. Nos prémonitions se sont réalisées.

Ce n'était qu'une question de temps. Quand, fin 2008, la crise a commencé, ses effets étaient diffus, ressentis aux quatre coins du pays simultanément, mais pas encore collectivement. Les étudiants, qui ont à la fois le temps pour penser et pour agir en dehors des impératifs du travail, ont naturellement été les premiers à répondre. Avec une insurrection qui fermentait en Grèce et une crise de légitimité de l'économie américaine proche, les occupations sans revendications se sont étendues de New York à la Californie, impliquant des milliers de personnes. Les revendications n'ont pas de pertinence quand personne ne peut vous entendre, et la seule revendication possible était donc d'occuper. Immature, peut-être, mais pas stupide. Avec des saisies de logements et un taux de chômage qui montaient en flèche, occuper son espace et ses moyens de vie est la plus évidente des actions. Dans la plus impolitique des démocraties occidentales, on doit d'abord créer un espace pour que la politique puisse émerger.

Mais les étudiants seuls ne sont rien. Particulièrement les gauchistes.

Toujours un pied dans le travail et un pied en dehors, l'étudiant peut seulement exprimer la frustration de ce qui est à venir, pas de ce qui est déjà arrivé. D'où l'avantage théorique du mouvement présent des occupations, qui prend comme point de départ un présent en miettes, et pas un futur pillé. À partir de cela, il n'est plus besoin de « convaincre » les autres de ce qui « peut » arriver ; c'est le présent qui se morcelle sous les pieds de tous. Et seuls ceux qui vivent dans des gratte-ciel peuvent éviter les fractures initiales.

Occupy Wall Street et ses multiplications subséquentes suivent la trajectoire des luttes sociales américaines, qui ont commencé avec les émeutes du travail à la suite de la guerre civile et ont continué, ponctuées d'équilibres, jusqu'aux éclats des manifestations anti-mondialisation du deuxième millénaire. Quelle est cette trajectoire ? Pour faire simple, au début de la refonte de la République des États-Unis, les travailleurs revendiquaient moins d'heures de travail et un meilleur salaire, avec une représentation indépendante et des droits de conventions collectives. Ces revendications spécifiques, qui parfois fusionnaient et parfois entraient en conflit avec les revendications pour le vote des femmes et le mouvement des droits civiques, étaient soutenues par des vagues massives de violence : grèves, sit-in, batailles de rue, émeutes, pillages, incendies. Et tandis qu'ils demandaient oralement des garanties spécifiques sur leurs conditions de vie, par le fait, ils ne demandaient rien des usines et des trains détruits. Le citoyen américain normal – les 99 % – a été baptisé dans le sang et béni de gains matériels, de la Reconstruction jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. L'engagement des citoyens dans la politique s'est retiré dans une arrière-cour emplie de nouvelles marchandises. Avec une paix relative gagnée par la classe ouvrière blanche, la sphère de l'engagement politique s'est ouverte à l'autre part des 99 %, la population noire. La lutte qui s'est développée lentement à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale pour les droits civiques explosa dans les années 1960, avec des revendications non seulement pour des traitements égaux et du respect, mais aussi pour un partage des gains matériels que la classe ouvrière blanche avait temporairement sécurisés. Ces revendications sociales et politiques ont trouvé un écho jusqu'à Washington et la marche de Selmanote n'était que le premier plan de la violence sourde qui grondait en arrière-plan et qui, une fois qu'elle se serait fait entendre, exploserait les vitrines pleines de marchandises de Newark, Detroit, Los Angeles, Oakland, Chicago et de presque tous les autres quartiers déshérités des États-Unis. L'autodestruction de leurs propres quartiers était le signe qu'ils n'avaient « rien à perdre », position politique qui ne peut que vaincre.

Tandis que le mouvement pour les droits civiques et l'égalité arrivait à son sommet, les mouvements de jeunesse et contre la guerre du Vietnam des années 1960 et 1970 se renforçaient. Prenant au mot le message des émeutes noires – il n'y a pas de victoire sans lutte – , les jeunes radicaux mélangèrent les tactiques des débuts du mouvement ouvrier avec les stratégies du mouvement des droits civiques, se mêlant dans une idéologie qui affirmait leurs droits à posséder les fruits de la société américaine. Tout était à prendre et tout devait nous appartenir. La spécificité des mouvements politiques de cette période était dans la nature de ses revendications générales : la liberté, l'égalité, la paix, tout.

Mais la lutte pour une revendication totale s'effondra au milieu des années 1970, quand la crise de l'économie américaine amena à un nouvel assaut de classe de la part de ceux qui avaient le pays en main. Cet assaut est toujours en cours. Plus rien ne pouvait être donné à ceux qui revendiquaient ; les boîtes ne devaient plus rien à leurs employés, le gouvernement à ses citoyens. Cette nouvelle relation entre gouvernants et gouvernés, possédants et travailleurs s'appelait « austérité ». À partir de là, les gains du siècle précédent ont reculé doucement. Les salaires réels stagnent tandis que les prix augmentent, l'inégalité de revenus explose tandis que le chômage grimpe, une richesse inimaginable est produite tandis qu'un nombre inimaginablement petit de personnes la possède – le rêve américain acheté avec de mauvais crédits, payés avec de forts taux d'intérêt, seulement adouci avec un ticket de cinéma. Que peut-on demander quand il n'y a plus rien à donner ?

« Ne pas » avoir de revendications n'est pas un manque, mais une assertion contradictoire de son propre pouvoir et de sa propre force. Trop faible pour pouvoir même essayer d'obtenir quelque chose de ceux qui dominent la vie professionnelle, et en même temps assez fort pour pouvoir accomplir l'appropriation directe de sa propre âme, de son propre temps, de sa propre activité, en dehors de la représentation. Une telle lutte « ne revendique pas de droit particulier, parce qu'on ne lui a pas fait de tort particulier, mais un tort en soi ». Ce « tort en soi » est la structure impersonnelle de l'exploitation au cœur de notre système économique – la vente forcée de son temps et de son activité à un autre en échange d'un salaire – qui ne sera jamais dépassée par aucun changement particulier, mais seulement par un changement total.

Cependant, les luttes sans revendications ne sont pas « radicales » parce qu'elles n'ont pas de revendications, tout comme la lutte pour un meilleur salaire n'est pas « réformiste » parce qu'elle en a. Les responsabilités qu'appelle la situation elle-même sont plus importantes que les revendications lancées contre le pouvoir. La spécificité du moment actuel est la reconnaissance par les gens eux-mêmes de leur propre condition dans celle des autres, en public, ensemble, à voix haute, indéfiniment. Dit autrement, les gens se reconnaissent eux-mêmes matériellement tandis qu'ils se reconnaissent mutuellement les uns les autres. Les formes de ces rencontres, bien que spectaculaires, ne sont rien comparées à leur contenu. Les questions de travail, d'argent, de communauté, de famille, de sexe, de couleur, de classe, d'éducation, de santé, de média, de représentation, de punition et de foi ne sont plus des questions individuelles. Penser à chacune de ces questions, c'est penser à toutes, et penser à toutes nécessite une occupation illimitée. Les occupations illimitées sont infinies et libres, non pas parce qu'elles sont partout et qu'elles durent indéfiniment, mais parce qu'elles sont déterminées par elles-mêmes et par rien d'autre en dehors. Le dépassement des occupations est la réalisation pratique d'une telle liberté, tâche qui ne peut être accomplie qu'historiquement.

Prenez en compte le fait qu'il y a une rationalité qui y est à l'œuvre, une raison de conclusion sociale qui est rendue encore plus claire par l'absence présente de concepts adéquats pour la comprendre. La prémisse majeure des 99 % synthétise parfaitement le vide universel de l'Américain moderne, exprimant complètement son être entier sans référence à une qualité déterminée. La vérité des occupations n'est pas seulement dans leur substance, mais aussi dans leurs sujets. La prémisse mineure de l'occupation localise le sujet du syllogisme dans un endroit et dans un temps particuliers. Liés ensemble à travers des relations matérielles d'interdépendance, nous sommes contraints par la logique de conclure que même la révolution n'est pas impossible.

La nouvelle époque est révolutionnaire, et elle sait qu'elle l'est. À tous les niveaux de la société mondiale, on ne peut et on ne veut plus travailler comme avant. En haut, on ne peut plus gérer paisiblement le cours des choses, parce que l'on découvre que les premiers fruits de la crise économique ne sont pas simplement mûrs : ils ont commencé à pourrir. À la base, on ne veut plus subir ce qui advient, et c'est l'exigence de la vie qui est à présent devenue un programme révolutionnaire. La résolution de faire soi-même son histoire, voilà le secret de toutes ces « sauvages » et « incompréhensibles » négations qui bafouent l'ordre ancien.

Occupy Wall Street est la première réponse américaine majeure à la crise économique de 2008. Mais la crise de 2008 est le premier résultat majeur de la réponse ratée à la crise des années 1970. En réalité, la guerre de classes à retardement des trois dernières décennies, dans laquelle les Américains ont, avec leur bonne foi, laissé les affaires et le gouvernement régler le problème, est revenue se venger. Le temps d'attendre est révolu. L'âge de l'austérité a ses limites. Tout occuper sans revendications n'est que le premier pas que fait dans ses chaussures gigantesques le nouveau prolétariat américain.

« DEMANDER L'IMPOSSIBLEnote »

Par Judith Butler

Washington Square Park, New York, le 23 octobre 2011, discours prononcé par microphone humain.

Je suis venue ici aujourd'hui pour vous apporter mon soutien, pour offrir ma solidarité à cette manifestation inédite de démocratie et de volonté populaire. Certains ont demandé : « Alors, quelles sont les revendications ? Quelles sont les revendications de tous ces gens ? » Et l'on répond soit qu'il n'y a aucune revendication, ce qui laisse les critiques perplexes, soit que les revendications formulées en matière d'égalité sociale et de justice économique sont des exigences impossibles. Et des revendications impossibles, disent-ils, ce n'est tout simplement pas réaliste.

Si l'espoir est une exigence impossible, alors nous demandons l'impossible. Si le droit au logement, à la nourriture et à l'emploi renvoie à des demandes impossibles, alors nous demandons l'impossible. S'il est impossible d'exiger que ceux qui profitent de la récession redistribuent leurs richesses et en finissent avec leur cupidité, alors, oui, nous exigeons l'impossible.

Mais il est vrai qu'il n'y a pas ici de revendication que vous pourriez soumettre à un quelconque arbitrage, parce que nous ne nous contentons pas d'exiger la justice économique et l'égalité sociale, nous nous rassemblons en public, nous marchons ensemble comme une alliance de corps, dans la rue et sur la place. Nous sommes debout ensemble ici, en train de faire de la démocratie et de donner corps à la fameuse expression : « Nous, le peuple » !

DEPUIS LA PRÉCARITÉ ET CONTRE ELLEnote

Par Judith Butler

À une époque où l'économie néolibérale structure de plus en plus les institutions publiques, y compris les écoles et les universités, ainsi que les services publics, à une époque où les gens sont de plus en plus nombreux à perdre leur maison, leur retraite et leurs perspectives de travail, nous nous trouvons confrontés à l'idée selon laquelle certaines populations seraient « jetables ». Il y a du travail précaire, ou des formes postfordistes de travail flexible qui s'appuient sur la substituabilité et la dispensabilité des travailleurs. Il y a les attitudes dominantes à l'égard de l'assurance maladie et de la sécurité sociale, suggérant que ce serait à la rationalité marchande de décider de ceux dont la santé et la vie doivent être protégées, et de ceux dont la santé et la vie ne devraient pas l'être.

Et il y eut, pour certains d'entre nous, une illustration très frappante de ce principe lors d'une fameuse réunion du Tea Party, où l'un des participants suggéra que des patients atteints d'une maladie grave, s'ils ne peuvent pas payer l'assurance maladie, n'avaient qu'à mourir. Un cri de joie, a-t-on rapporté, a alors parcouru l'assemblée. Un cri, j'imagine, du même genre que ceux que fait pousser une entrée en guerre ou toute autre forme de ferveur nationaliste. Mais si certains pouvaient se réjouir, cela ne pouvait être que parce qu'ils étaient convaincus que ceux qui ne gagnent pas assez d'argent ou qui n'ont pas un emploi assez stable ne méritent pas d'être couverts par les soins de santé, et que personne, parmi nous autres, n'est responsable de ces personnes-là.

Dans quelles conditions économiques et politiques pareilles formes de cruauté joyeuse peuvent-elles émerger ? Il faut contester la notion de responsabilité invoquée par cette foule sans, comme vous le verrez, renoncer à l'idée d'une éthique politique. Car si chacun de nous est seulement responsable de lui-même, et pas des autres, et si cette responsabilité est d'abord et avant tout une responsabilité de devenir autonome au plan économique dans des conditions où la possibilité même d'une autosuffisance est structurellement sapée, il apparaît alors que cette morale néolibérale pose l'autosuffisance comme un idéal moral en même temps qu'elle travaille à en détruire la possibilité, précisément au niveau économique.

Ceux qui ne peuvent pas se permettre de payer les soins de santé ne constituent que l'une des versions de la population « jetable ». Ceux qui sont enrôlés dans l'armée avec une promesse de formation professionnelle et de travail, envoyés dans les zones de conflit où il n'y a pas de mandat clair et où leur vie peut être détruite, et où elle l'est parfois effectivement, sont également des populations jetables. Ils sont glorifiés comme étant essentiels à la nation, en même temps que leurs vies sont considérées comme superflues. Et tous ceux qui voient se creuser l'écart entre les riches et les pauvres, et qui prennent conscience qu'ils ont eux-mêmes perdu plusieurs formes de sécurité et d'avenir, comprennent également qu'ils ont été abandonnés par un gouvernement et une économie politique qui accroissent très clairement la richesse de quelques-uns au détriment de la population générale.

Ce qui nous amène au second point. Quand les gens se massent dans la rue, cela implique clairement quelque chose : ils sont là, encore et toujours, ils persistent ; ils se réunissent et manifestent ainsi qu'ils partagent une même compréhension de leur situation, et, même s'ils ne parlent pas ou s'ils ne présentent pas un ensemble de revendications négociables, leur appel à la justice a été acté : les corps assemblés « disent » nous ne sommes pas dispensables, et ce, qu'ils emploient ou non des mots pour le dire ; ce qu'ils disent, pour ainsi dire, est que nous sommes toujours là, que nous persistons à exiger d'avoir davantage de justice, de sortir de la précarité, d'avoir la possibilité d'une vie vivable.

Réclamer la justice, c'est, bien sûr, faire quelque chose de très fort – cela implique aussi en chaque militant un problème philosophique : qu'est-ce que la justice ? Et par quels moyens celle-ci peut-elle être réclamée ? La raison pour laquelle on dit parfois que les corps qui se rassemblent sous la bannière d'Occupy Wall Street ne demandent rien est qu'aucune liste de revendications ne saurait épuiser l'idéal de justice qui se trouve par-là exigé. En d'autres termes, nous pouvons tous imaginer des solutions justes aux problèmes de l'accès aux soins, de l'éducation, du logement, de la distribution et de l'accessibilité de la nourriture – bref, nous pourrions détailler les injustices au pluriel et les présenter comme un ensemble de demandes spécifiques. Mais il se peut que la demande de justice soit à la fois présente en chacune de ces exigences et qu'elle les excède aussi nécessairement toutes. Mais nous n'avons pas besoin de souscrire à la théorie platonicienne de la justice pour voir d'autres façons de formuler cette exigence. Car lorsque des corps se rassemblent comme ils le font pour exprimer leur indignation et pour prendre acte de leur existence plurielle dans l'espace public, ils posent aussi des exigences plus vastes : ils demandent à être reconnus, à être estimés, ils exercent un droit de comparaître, d'exercer leur liberté, et ils réclament une vie vivable. Ces valeurs, les revendications particulières les présupposent, mais elles exigent aussi une restructuration plus fondamentale de notre ordre socioéconomique et politique.

Dans certaines théories économiques et politiques, on se réfère à ce que l'on appelle la « précarisation » croissante des populations. Ce processus, qui est habituellement induit et reproduit par des institutions gouvernementales et économiques qui acclimatent peu à peu les populations à l'insécurité et au désespoir (voir Isabell Loreynote), est préfabriqué par ces institutions que sont le travail temporaire, les services sociaux dévastés et l'érosion générale de la social-démocratie en faveur de modalités entrepreneuriales fondées sur des idéologies féroces de la responsabilité individuelle, qui vont jusqu'à faire de l'impératif de maximisation de sa propre valeur marchande le but ultime de la vie. À mon avis, cet important processus de précarisation doit être complété par une compréhension de la précarité en tant que structure affective, ainsi que l'a suggéré Lauren Berlantnote, et comme un sentiment accru de superfluité ou de jetabilité, distribué de façon différentielle à travers la société.

J'utilise en outre un troisième terme, la précarité [precariousness], qui caractérise tout être humain incarné et fini, ainsi que les non-humains. Et cela ne renvoie pas simplement à une vérité existentielle – chacun de nous peut faire l'objet d'une perte, d'une blessure, d'un affaiblissement ou de la mort en vertu d'événements qui échappent à notre contrôle. C'est aussi une caractéristique importante de ce que l'on pourrait appeler le lien social, les diverses relations qui établissent notre interdépendance. En d'autres termes, il n'est personne qui ne soit sans abri sans que cela n'indique un échec social à organiser le logement de sorte qu'il soit accessible à tous. Et il n'est personne qui ne souffre du chômage sans un système ou une économie politique qui échoue à le protéger contre cette éventualité. Cela signifie que ce que nos expériences les plus vulnérables de privation sociale et économique révèlent, ce n'est pas seulement notre précarité en tant que personnes individuelles – même si cela l'est assurément aussi –, mais également les échecs et les inégalités des institutions socioéconomiques et politiques. Dans notre vulnérabilité individuelle à la précarité, nous constatons que nous sommes des êtres sociaux, impliqués dans un ensemble de réseaux qui nous soutiennent, ou qui ne parviennent pas à le faire, ou qui ne le font que par intermittence, produisant un spectre constant de désespoir et de déchéance.

Notre bien-être individuel dépend du fait que puissent être mises en place des structures sociales et économiques à même de soutenir notre dépendance mutuelle. Cela ne peut advenir qu'en rupture avec le statu quo néolibéral, que par la mise en œuvre des revendications du peuple dans le rassemblement de corps participant ensemble à une lutte publique sans relâche, obstinée, persistante et militante visant à briser et à reconstruire notre monde politique. En tant que corps, nous souffrons et nous résistons et, ensemble, dans des endroits différents, nous donnons l'exemple d'une forme de maintien du lien social que l'économie néolibérale a presque détruit.

« NOUS NE RÊVONS PASnote »

Par Slavoj Žižek

Ne tombez pas amoureux de vous-mêmes, avec tous ces bons moments qu'on est en train de passer ici. Les carnavals viennent souvent à peu de frais, et le vrai test de leur valeur est ce qu'il en reste le lendemain, la manière dont la vie normale en sera changée. Tombez amoureux d'un dur et patient travail – nous sommes le début, pas la fin. Notre message est simple : le tabou est brisé – nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes – et il nous est permis, nous y sommes même obligés, de penser à des alternatives.

La route est longue et nous aurons bientôt à répondre aux vraies questions difficiles – des questions non pas sur ce que nous ne voulons pas, mais sur ce que nous voulons. Quelle organisation sociale peut remplacer le capitalisme existant ? De quel genre de nouveaux dirigeants avons-nous besoin ? Sachant bien sûr que les alternatives du XXe  siècle, à l'évidence, n'ont pas marché.

Ne blâmez donc pas les gens et leurs attitudes : le problème n'est ni la corruption ni la cupidité, le problème est le système qui vous pousse à être corrompu. La solution n'est pas « Main Street contre Wall Street », mais changer ce système dans lequel l'homme de la rue ne peut exister sans la rue de la finance. Méfiez-vous non seulement de vos ennemis, mais aussi des faux amis, qui prétendent nous soutenir, mais qui œuvrent déjà à diluer notre contestation. De même que nous avons du café sans caféine ou de la bière sans alcool, de la glace sans gras, ils essaient de nous réduire à une contestation morale inoffensive. Mais la raison pour laquelle nous sommes ici est que nous en avons marre de ce monde où recycler nos canettes de Coca, faire la charité ou acheter des cappuccinos chez Starbucks parce que 1 % du prix est reversé pour les problèmes du tiers monde suffit à nous donner bonne conscience. Après la délocalisation du travail et de la torture, après que les agences matrimoniales ont elles aussi commencé à sous-traiter nos rencontres, nous nous rendons compte que, depuis le temps, nous avons également confié à des sous-traitants notre engagement politique – et il s'appelle reviens.

Ils vont nous dire que nous sommes antiaméricains. Mais quand les chrétiens fondamentalistes vous disent que l'Amérique est une nation chrétienne, rappelez-vous juste ce qu'est la chrétienté : le Saint-Esprit, la communauté libre et égalitaire des croyants unis en l'amour. Ici, nous sommes le Saint-Esprit, alors qu'à Wall Street ce sont des païens qui adorent de fausses idoles.

Ils vont nous dire que nous sommes violents, que notre langage même est violent : « occupation », etc. Oui, nous sommes violents, mais seulement au sens où le Mahatma Gandhi était violent. Nous sommes violents parce que nous voulons arrêter le cours des choses. Mais quelle est cette violence purement symbolique comparée à la violence qui est quotidiennement nécessaire au bon fonctionnement du système capitaliste mondial ?

Ils nous appellent des « losers » – mais les vrais perdants ne sont-ils pas là-bas, à Wall Street ? N'est-ce pas eux qui se sont fait renflouer à coups de centaines de milliards de dollars de notre argent ? On nous traite de socialistes – mais c'est oublier qu'aux États-Unis il y a déjà le socialisme, oui, mais seulement pour les riches. Ils vont nous dire que nous ne respectons pas la propriété privée – mais c'est la spéculation de Wall Street qui a conduit au krach de 2008, qui a réduit en fumée davantage de propriétés privées durement gagnées que si nous nous mettions ici à tout détruire durant des jours et des nuits – vous n'avez qu'à penser aux milliers de maisons saisies par les banques…

Nous ne sommes pas « communistes », si « communisme » renvoie au système qui s'est effondré à juste raison dans les années 1990 – et rappelez-vous que ceux de ces « communistes » qui sont encore au pouvoir dirigent aujourd'hui le plus implacable des capitalismes (en Chine). Le succès du capitalisme rouge chinois est le signe inquiétant du fait que le mariage du capitalisme et de la démocratie est au bord du divorce. Le seul sens qui ferait de nous des communistes est que les biens communs, aujourd'hui menacés par le système, nous importent : les « communs » de la nature, ceux de la connaissance.

Ils vont nous dire que nous rêvons, mais les vrais rêveurs sont ceux qui pensent que les choses peuvent continuer indéfiniment comme ça, moyennant quelques changements cosmétiques. Nous ne sommes pas des rêveurs, nous sommes le réveil d'un rêve qui tourne au cauchemar. Nous ne détruisons rien, nous sommes les simples témoins de la façon dont ce système est en train, graduellement, de s'autodétruire. Nous connaissons toutes et tous cette fameuse scène de dessin animé : le chat est au-dessus du précipice, mais il continue de marcher en ignorant qu'il n'y a plus de sol sous ses pieds ; il ne commence à chuter que quand, regardant vers le bas, il remarque l'abîme. Nous ne faisons que rappeler à ceux qui sont au pouvoir de regarder en dessous d'eux…

Alors, le changement est-il vraiment possible ? De nos jours, le possible et l'impossible se répartissent de façon étrange. Dans les domaines des libertés individuelles et des technologies scientifiques, l'impossible devient de plus en plus possible (à croire ce qu'on nous dit) : « rien n'est impossible », on peut jouir du sexe dans tout l'éventail de ses perversités ; télécharger des archives entières de musiques, de films et de séries TV ; voyager dans l'espace est possible pour tout un chacun (à condition d'avoir de l'argent…) ; nous pouvons augmenter nos capacités physiques et psychiques grâce à des interventions sur le génome ; tout semble à portée de la main, jusqu'au rêve technognostique d'immortalité grâce à la transformation de notre identité en un programme d'ordinateur.

De l'autre côté, dans le domaine des relations sociales et économiques, on nous bombarde en permanence d'un « Vous ne pouvez pas » : « Vous ne pouvez pas vous engager dans des actions politiques collectives (qui aboutissent nécessairement à la terreur totalitaire), ou vous accrocher au vieil État-providence (qui vous rend non compétitif et conduit à des crises économiques), ou vous protéger du marché financier global, etc. » Quand les mesures d'austérité sont imposées, on nous répète que c'est tout simplement la seule chose à faire. Peut-être le moment est-il venu d'inverser les coordonnées de ce qui est possible et de ce qui est impossible. Peut-être ne pouvons-nous pas devenir immortels, mais avoir davantage de solidarité et de sécurité sociale ?

Mi-avril 2011, les médias rapportaient que le gouvernement chinois avait interdit de diffusion tout film traitant de voyages dans le temps et d'univers parallèles, arguant du fait que de telles histoires introduisent de la frivolité dans des questions historiques sérieuses – même l'échappée fictionnelle dans une réalité parallèle est considérée comme trop dangereuse. Nous, dans l'Ouest libéral, nous n'avons pas besoin d'interdits aussi explicites : l'idéologie exerce suffisamment de pouvoir matériel pour empêcher que l'histoire alternative soit prise un tant soit peu au sérieux. Il nous est plus facile d'imaginer la fin du monde que celle du capitalisme – en témoigne l'avalanche actuelle de films apocalyptiques.

Dans une vieille blague de la défunte RDA, un travailleur allemand trouve du boulot en Sibérie. Conscient que tout son courrier passera par le filtre de la censure, il dit à ses amis : « Convenons d'un code : si la lettre que je vous envoie est écrite à l'encre bleue ordinaire, cela signifie que son contenu est vrai ; si elle est écrite à l'encre rouge, c'est faux. » Un mois plus tard, ses amis reçoivent la première lettre, écrite en bleu : « Tout est fantastique ici : les magasins sont pleins, la nourriture est abondante, les appartements sont grands et bien chauffés, les cinémas passent des films de l'Ouest, il y a plein de jolies filles prêtes pour une aventure – la seule chose qui manque, c'est de l'encre rouge. » N'est-ce pas là notre situation jusqu'à présent ? Nous avons toutes les libertés que l'on puisse désirer – la seule chose qui manque est de l'encre rouge : nous nous sentons libres parce qu'il nous manque jusqu'au langage nécessaire pour exprimer notre non-liberté. Cette pénurie d'encre rouge signifie qu'aujourd'hui les principaux termes pour désigner le conflit actuel – « guerre à la terreur », « démocratie et liberté », « droits de l'homme », etc. – sont des termes FAUX, qui mystifient notre perception de la situation au lieu de nous permettre de la penser. Et ce que vous nous offrez, vous, ici, à toutes et à tous, c'est de l'encre rouge.

6. STRATÉGIES

LE PARTI DE WALL STREET FACE À SON DESTINnote

Par David Harvey

Le 28 octobre 2011

Cela fait trop longtemps que le parti de Wall Street règne en maître incontesté sur les États-Unis. Depuis quatre décennies au moins, c'est lui qui a défini les politiques suivies par les présidents successifs, exerçant sur eux une emprise totale (et non partielle), que ceux-ci soient ou non ses agents patentés. Il a corrompu le Congrès en toute légalité, plaçant lâchement les politiciens des deux partis dans la dépendance du pouvoir de l'argent et des grands médias qu'il contrôle. Grâce aux différentes nominations faites par les présidents et validées par le Congrès, le parti de Wall Street exerce sa domination sur la majeure partie de l'appareil d'État ainsi que sur le système judiciaire, en particulier la Cour suprême, dont les décisions partisanes favorisent de plus en plus les intérêts économiques les plus vénaux, dans des domaines aussi divers que les élections, le travail ou le droit de l'environnement.

Le parti de Wall Street repose sur un principe fondamental : rien ne doit venir faire sérieusement obstacle au pouvoir absolu de l'argent. Et ce pouvoir ne connaît qu'un seul objectif. Non contents d'accumuler indéfiniment des richesses comme bon leur semble, les détenteurs du pouvoir économique exigent aussi de recevoir la planète en héritage : non seulement exercer leur domination sur le sol, sur toutes les ressources et les capacités productives qui s'y trouvent, mais aussi disposer d'un pouvoir de commandement absolu, directement ou indirectement, sur le travail et le potentiel créatif de tous ceux qui leur sont nécessaires. Que l'ensemble de l'humanité soit mis à leur disposition.

Ni la cupidité, ni l'aveuglement, ni même la simple malveillance individuelles – si répandus soient-ils – n'expliquent l'essor de ces pratiques et de ces principes. Ceux-ci sont taillés dans le corps social de notre monde par la volonté collective d'une classe capitaliste soumise aux lois contraignantes de la concurrence : si mon groupe de lobbying dépense moins que le vôtre, j'obtiendrai moins de faveurs que vous ; si telle localité investit pour satisfaire les besoins de la population, elle sera réputée non compétitive.

Beaucoup de personnes respectables sont prisonnières de ce système pourri jusqu'à la moelle. Si elles veulent gagner correctement leur vie, elles n'ont d'autre choix dans leur activité professionnelle que de vendre leur âme au diable. Il n'y a qu'à « obéir aux ordres », comme disait Adolf Eichmann, ou « faire ce qu'exige le système », comme d'autres l'affirment aujourd'hui, en se pliant aux principes et aux pratiques barbares du parti de Wall Street. Les contraintes de la concurrence nous forcent tous, à un degré ou un autre, à obéir aux règles de ce système inhumain et impitoyable. Le problème n'est pas individuel, il est systémique.

Le slogan favori du parti de Wall Street, proclamant que la propriété privée, la libéralisation des marchés, le libre-échange sont des libertés fondamentales, ne fait en réalité que traduire la liberté de la classe qu'il représente d'exploiter le travail d'autrui, de déposséder les populations de leurs biens communs et de piller l'environnement à son profit.

Une fois aux commandes de l'appareil d'État, le parti de Wall Street privatise systématiquement les actifs publics les plus rentables, en dessous de leur valeur de marché, afin d'ouvrir de nouveaux espaces à l'accumulation des capitaux privés. Ils se débrouillent pour piller les caisses publiques via de juteux contrats de sous-traitance (le complexe militaro-industriel en est un bon exemple) et de généreuses politiques fiscales (les subventions à l'agrobusiness et la faible taxation des plus-values). Ils développent sciemment des systèmes réglementaires si complexes, doublés d'une incompétence administrative si crasse dans les autres secteurs de l'appareil d'État (rappelons-nous les cas de l'Agence de protection de l'environnement sous Reagan et de l'Agence fédérale de gestion des situations d'urgence dirigée par Brown sous le mandat de Bush), qu'ils parviennent à démontrer à un public a priori sceptique que l'État est incapable d'améliorer la vie quotidienne et le futur de tout un chacun. Ils se servent enfin du monopole de la violence dont jouit tout État souverain de sorte à exclure la population de tout ce qui ressemble de près ou de loin à un espace public ; ils harcèlent, surveillent et, si nécessaire, criminalisent, voire incarcèrent tous ceux qui ne se plient pas à leurs diktats. Le parti de Wall Street excelle dans les pratiques de tolérance répressive qui perpétuent l'illusion de la liberté d'expression, tant que cette liberté n'expose pas la véritable nature de leurs projets et de l'appareil répressif sur lesquels ils s'appuient.

Le parti de Wall Street mène une guerre de classes perpétuelle. « Bien sûr que la lutte des classes existe, déclare Warren Buffett, et c'est ma classe, celle des riches, qui est à l'offensive et qui est en train de la gagner. » L'essentiel de cette guerre se joue cependant en secret, sous les masques et les obscurcissements volontaires derrière lesquels le parti de Wall Street s'efforce de camoufler ses objectifs.

Le parti de Wall Street ne sait que trop bien que, lorsque des questions politiques et économiques profondes sont transformées en problèmes culturels, il devient impossible d'y répondre. Il fait donc en permanence appel à un large panel d'experts, pour la plupart employés par les think tanks et les universités qu'il finance, panachés dans des médias qu'il contrôle, afin de lancer des controverses sur des questions qui ne se posent pas et de trouver des solutions à des problèmes qui n'existent tout simplement pas. D'abord, ils ne parlent que des mesures d'austérité que doit accepter le reste de la population pour réduire le déficit, mais, l'instant d'après, ils expliquent qu'il faut impérativement réduire leurs propres impôts, et au diable les conséquences pour les déficits. La seule chose dont il ne faut jamais discuter et débattre publiquement, c'est de la véritable nature de la guerre de classes sans merci qu'ils ne cessent de mener. Dans le climat politique actuel, soumis au jugement des experts du parti de Wall Street, il est impensable de décrire quelque chose comme une « guerre de classes » sans passer pour un fou ou, pire, un dangereux rebelle.

Or aujourd'hui, pour la première fois, il existe un mouvement qui s'attaque explicitement au parti de Wall Street et au règne de l'argent sans partage. À Wall Street – horreur des horreurs ! – la rue est occupée par d'autres. Les tactiques d'Occupy Wall Street – occuper des espaces publics, parcs ou places, situés à proximité des lieux de pouvoir – sont en train de se diffuser de ville en ville. La présence de ces corps humains en de tels lieux transforme l'espace public en « communs politiques », en lieux ouverts aux discussions sur les agissements du pouvoir et sur les meilleures façons de s'y opposer. Cette tactique, remise au goût du jour par les nobles luttes en cours sur la place Tahrir au Caire, s'est répandue à travers le monde depuis la Puerta del Sol à Madrid et la place Syntagma à Athènes jusqu'aux marches de la cathédrale Saint-Paul de Londres et à Wall Street. Rassembler des corps dans l'espace public reste le moyen le plus efficace de construire un pouvoir collectif capable de résister. Comme les événements de la place Tahrir l'ont démontré au monde entier, ce qui compte vraiment, ce sont les corps dans la rue ou sur les places, et non les babillages sentimentaux sur Twitter ou Facebook.

L'objectif du mouvement aux États-Unis est simple. Il dit : « Nous, le peuple, sommes déterminés à reprendre notre pays aux pouvoirs financiers qui le dirigent actuellement. Nous voulons montrer à Warren Buffett qu'il a tort. Le règne de sa classe, celle des riches, n'est désormais plus incontesté ; sa propension à s'approprier la terre ne va pas de soi ; la victoire ne sera pas toujours de son côté. »

Ce mouvement dit : « Nous sommes les 99 %. » Nous sommes la majorité, et cette majorité peut, doit et se prépare effectivement à gagner. Puisque le pouvoir de l'argent nous prive de tous les autres canaux d'expression, nous n'avons d'autre choix que d'occuper les parcs, les places et les rues de nos villes, jusqu'à ce que nous soyons entendus et que nos exigences soient satisfaites.

Pour réussir, le mouvement doit s'ouvrir aux 99 %, ce qui est en train de se produire petit à petit. Tout d'abord, il y a tous ceux qui sont plongés dans la misère par le chômage et tous ceux qui sont, ou qui ont été, privés de leur maison et de leurs biens par les milices de Wall Street. De larges coalitions doivent se forger entre étudiants, migrants, précaires et tous ceux qui sont menacés par l'austérité sauvage infligée à la nation et au monde sur ordre du parti de Wall Street. Le mouvement doit se concentrer là où les niveaux d'exploitation atteignent une intensité sidérante : le travail domestique des immigrés surexploités par les riches, les salariés de la restauration qui travaillent comme des esclaves pour presque rien dans des établissements luxueux fréquentés par les riches. Les créatifs et les artistes, dont les talents sont si souvent détournés au profit d'une production mercantile asservie au pouvoir de l'argent, ont aussi toute leur place dans le mouvement. Mais, plus que tout, le mouvement doit rassembler tous ceux qui sont aliénés, insatisfaits et mécontents. Tous ceux qui ont conscience et qui ressentent dans leurs tripes que quelque chose va profondément mal, que le système que le parti de Wall Street a construit est non seulement barbare et immoral, mais que, tout simplement, il ne fonctionne plus.

Ces forces doivent se rassembler démocratiquement afin de constituer une opposition cohérente, qui puisse librement envisager ce que pourrait être une autre ville, un autre système politique et, en fin de compte, ce que pourrait être un système de production, de distribution et de consommation qui soit au service du peuple. Pour la jeunesse, un futur qui se résumerait à la défense des intérêts des 1 % à travers la spirale de l'endettement privé et la poursuite de l'austérité n'est pas un avenir.

Face à Occupy Wall Street, les pouvoirs publics, sous la pression de la classe capitaliste, ont eu cette prétention étonnante : eux et eux seuls auraient le droit de disposer et de réguler l'espace public. Le public n'aurait aucun droit sur l'espace public ! À quel titre les maires, les chefs de la police, les officiers militaires et les hauts fonctionnaires peuvent-ils s'arroger le droit de décider de ce qui est public à propos de notre espace public, de qui peut l'occuper, à quel moment ? De quel droit osent-ils nous expulser d'un espace que nous, le peuple, avons décidé collectivement d'occuper de manière pacifique ? Ils prétendent prendre ces décisions dans l'intérêt public (textes de loi à l'appui), mais c'est nous qui sommes le public ! Où est « notre intérêt » dans tout cela ? Et, de la même façon, n'est-ce pas « notre » argent que les banques et les financiers utilisent aussi ouvertement pour accumuler « leurs » bonus ?

Diviser pour mieux régner, telle est la tactique du parti de Wall Street. Face à lui, ce mouvement qui émerge doit poser comme un de ses principes fondateurs le refus de la division et de la diversion, rien ne doit le distraire de son objectif primordial : soit remettre au parti de Wall Street la tête sur les épaules – le bien commun doit prévaloir sur la cupidité ! –, soit le mettre à genoux. Il faut abolir les privilèges des grandes entreprises qui disposent de toutes les libertés individuelles sans devoir assumer la moindre des responsabilités qui incombent aux citoyens ordinaires. Les biens publics tels que l'éducation et la santé doivent être gérés publiquement et être gratuitement accessibles. Il faut casser les pouvoirs monopolistiques sur les médias. La corruption électorale doit être rendue inconstitutionnelle. La privatisation de la connaissance et de la culture doit être interdite. La liberté d'exploiter et de disposer des autres doit être jugulée avant d'être finalement interdite.

Les Étatsuniens croient en l'égalité. Les sondages montrent que, quelles que soient leurs affinités politiques, ils pensent que 20 % des plus riches pourraient légitimement se contenter de 30 % de la richesse totale. Le fait que ces 20 % contrôlent actuellement 85 % de la richesse est inacceptable. Le fait que la majeure partie de cette richesse soit contrôlée par 1 % de la population est insupportable. Ce que le mouvement Occupy Wall Street propose, c'est que nous, le peuple des États-Unis, nous nous engagions à renverser cet ordre inégalitaire. Ce n'est pas qu'une affaire de patrimoine et de revenus, c'est encore, de manière plus décisive, la question de la captation de pouvoir politique que ces inégalités engendrent. Le peuple des États-Unis est légitimement fier de sa démocratie, mais celle-ci a toujours été menacée par la puissance corruptrice du capital. Maintenant qu'elle est dominée par ce pouvoir, le moment est venu de faire une nouvelle révolution américaine, comme Jefferson l'avait envisagé il y a bien longtemps – une révolution fondée sur les principes de justice sociale, d'égalité et d'une bienveillance réfléchie dans nos rapports à la nature.

La lutte qui vient d'éclater – le peuple contre le parti de Wall Street – est cruciale pour notre futur à tous. De par sa nature, cette lutte est globale tout autant que locale. Elle rassemble les étudiants chiliens engagés dans une lutte à mort contre leur gouvernement pour créer un système d'éducation gratuit et de qualité pour tous, et ainsi commencer à démanteler le modèle néolibéral si brutalement imposé par la dictature de Pinochet. Elle comprend les activistes de la place Tahrir qui savent bien que la chute de Moubarak (tout comme la fin de la dictature de Pinochet) n'était qu'une première étape dans la lutte pour se libérer du pouvoir de l'argent. Elle inclut aussi les indignados en Espagne, les travailleurs en lutte en Grèce, les résistances qui émergent à travers le monde, de Londres à Durban, Buenos Aires, Shenzhen et Mumbai. Aujourd'hui, partout, le grand capital comme le pouvoir de l'argent sont sur la défensive.

Dans quel camp chacun d'entre nous va-t-il basculer ? Quelle rue allons-nous occuper ? Seul le temps nous le dira. Mais ce dont nous sommes sûrs, c'est que le moment est venu. Affaibli et mis à nu, le système ne sait plus répondre que par la répression. Nous, le peuple, n'avons d'autre option que de lutter pour notre droit à décider des principes et de la manière dont un système doit être reconstruit. Les beaux jours du parti de Wall Street sont derrière lui, il est désormais face à son misérable échec. Comment construire une alternative sur ses ruines ? C'est à la fois une occasion trop belle pour la laisser filer et une obligation à laquelle aucun d'entre nous ne peut échapper.

À COURT DE CHEWING-GUMnote

Par Mike Davis

Qui aurait pu prévoir le mouvement Occupy Wall Street et sa propagation au sein de petites et grandes villes, à la manière de fleurs sauvages ?

John Carpenter aurait pu le faire et il l'a fait. Il y a presque un quart de siècle, le maître de la terreur des soirs de drague (Halloween, The Thing) écrivit et réalisa They Live (Invasion Los Angeles), un film qui décrivait l'ère Reagan comme une cataclysmique invasion alien. Dans l'une des fabuleuses scènes séminales du film, un bidonville du tiers monde se reflète, le long de l'autoroute, sur les sinistres gratte-ciel entrepreneuriaux aux façades de miroir du quartier de Bunker Hill à Los Angeles.

They Live demeure le chef-d'œuvre de subversion de Carpenter. Peu de ceux qui l'ont vu peuvent avoir oublié sa description de banquiers milliardaires, de médiacrates malfaisants et de leur pouvoir glacé et zombiesque sur une classe populaire américaine pulvérisée, vivant dans des tentes plantées à flanc de coteaux caillouteux et mendiant des emplois. C'est à partir de cette situation d'égalité négative face au désespoir et à l'absence de toit, et grâce aux lunettes noires magiques trouvées par l'énigmatique Nada (interprété par « Rowdy » Roddy Piper), que le prolétariat finit par construire une unité interraciale, décrypter les mensonges subliminaux du capitalisme et se mettre en colère.

Très en colère.

Oui, je sais, je vais un peu vite. Le mouvement Occupy the World cherche encore ses lunettes magiques (programmes, revendications, stratégies etc.) et sa colère s'exprime encore à un degré gandhien. Mais, comme le montre la vision de Carpenter, expulsez assez d'Américains de leurs maisons et licenciez-en un nombre suffisant (ou, du moins, tourmentez des dizaines de millions d'entre eux avec cette possibilité) et quelque chose de nouveau et d'important va commencer à se traîner vers Goldman Sachs. Et, contrairement au mouvement Tea Party, ce quelque chose n'est, jusqu'ici, pas doté de fils de marionnette.

En 1965, alors que j'avais juste dix-huit ans et que j'étais élu national du SDS (Students for a Democratic Society), j'ai organisé un sit-in à la Chase Manhattan Bank, après le massacre de manifestants pacifiques, pour attirer l'attention sur son rôle de financeur clé de l'Afrique du Sud en tant que « partenaire de l'apartheid ». C'était la première manifestation de cette génération à Wall Street, et quarante et une personnes furent embarquées par la police de New York.

L'un des éléments les plus importants du soulèvement actuel est le simple fait qu'il s'agit d'une occupation de rue et que le mouvement a créé un lien d'identification existentiel avec les sans-abri (bien que, franchement, ma génération, formée par le mouvement des civils rights, aurait d'abord pensé à occuper l'intérieur des bâtiments et attendu que la police les mette à la porte ; aujourd'hui, les flics préfèrent les bombes lacrymo et les « techniques de contrainte par la douleur »). Je pense qu'envahir les gratte-ciel est une formidable idée, mais pour une étape ultérieure de la lutte. Le génie d'Occupy Wall Street, pour le moment, est que le mouvement a libéré certains des mètres carrés de terrain les plus chers au monde et qu'il a transformé une place privatisée en un espace public magnétique, catalyseur de protestation.

Notre sit-in, il y a quarante-six ans, était un raid de guérilla ; la présente opération est le siège de Wall Street par des Lilliputiens. C'est également le triomphe du principe supposément archaïque du face-à-face, de l'organisation dialogique. Les médias sociaux sont importants, mais pas omnipotents. L'auto-organisation militante – soit la cristallisation à partir de discussions libres – prospère encore dans les espaces publics urbains contemporains. Autrement dit, la plupart de nos discours sur Internet prêchent des convaincus ; même des méga-sites comme MoveOn.org sont branchés sur le réseau des déjà convertis à la cause ou tout du moins sur celui de leur base démographique.

De la même manière, ces occupations sont des paratonnerres qui attirent avant tout les démocrates radicaux exclus et méprisés, mais il apparaît qu'ils brisent également les barrières générationnelles, offrant le terrain commun nécessaire au dialogue et à l'échange de vues entre, par exemple, des enseignants quarantenaires menacés professionnellement et de jeunes étudiants de troisième cycle précarisés.

Plus fondamentalement, les campements sont devenus des lieux symboliques propices à la réparation des divisions internes qui déchirent la coalition du New Deal née dans les années Nixon. Ainsi que l'analysait Jon Wiener sur son blog accueilli sur www.TheNation.com, un blog dont l'intelligence ne se dément jamais : « Les ouvriers et les hippies – ensemble, enfin. »

Effectivement. Qui ne serait ému de voir Richard Trumka, le président de l'AFL-CIO (American Federation of Labor and Congress of Industrial Organizations), qui avait fait venir les mineurs de son syndicat à Wall Street en 1989 au moment de leur grève amère, mais finalement victorieuse contre la Pittson Coal Company, demander aux costauds, hommes comme femmes, de son organisation de « venir protéger » Zuccotti Park contre une attaque imminente de la police de New York ?

Il est vrai que les vieux militants de gauche radicale dans mon genre sont prompts à reconnaître dans chaque nouveau-né le messie ; mais cet enfant, Occupy Wall Street, naît coiffé. Je pense que nous sommes témoins de la renaissance de ces qualités morales qui ont défini de manière si caractéristique les immigrants et les grévistes de la grande dépression, la génération de mes parents : je parle d'une solidarité et d'une compassion spontanées et larges fondées sur une éthique dangereusement égalitaire. Une éthique qui dicte de s'arrêter pour prendre en voiture une famille qui fait du stop. De ne jamais briser une grève même lorsque le loyer est en souffrance. De partager sa dernière cigarette avec un étranger. De voler du lait quand vos enfants en manquent et d'en donner la moitié aux petits d'à côté – ce que ma propre mère a fait de manière répétée en 1936. Une éthique qui dicte d'écouter attentivement les gens profondément silencieux qui ont tout perdu sauf leur dignité. De cultiver la générosité du « nous ».

Ce que je veux dire, je crois, est que je suis extrêmement impressionné par les gens qui se sont joints aux occupations pour les défendre malgré les importantes différences d'âge, de classe sociale et de race. Mais, pareillement, je suis en adoration devant les gosses courageux qui sont prêts à faire face à l'hiver et à rester dans les rues glacées comme leurs frères et sœurs sans-abri. Retour à la stratégie cependant : quel est le prochain maillon de la chaîne (au sens que donnait Lénine à cette expression) qu'il faut attraper ? Dans quelle mesure est-il impératif que les fleurs sauvages tiennent une réunion unitaire, adoptent des revendications programmatiques et conséquemment se mettent sur le terrain des enchères politiques pour les élections de 2012 ? Obama et les démocrates vont avoir désespérément besoin de leur énergie et de leur authenticité. Mais il est peu probable que les occupants offrent leur extraordinaire processus d'organisation autonome à la vente.

Personnellement, je penche du côté de la position anarchiste et de ses impératifs évidents.

Tout d'abord, rendre visible la douleur des 99 % ; faire le procès de Wall Street. Faire venir Harrisburg, Loredo, Riverside, Camden, Flint, Gallup et Holly Springsnote au centre-ville de New York. Organiser une confrontation entre les prédateurs et leurs victimes – un procès national du meurtre de masse économique.

Deuxièmement, continuer à démocratiser et occuper de manière productive l'espace public (autrement dit reclaim the commons, se réapproprier les biens communs). Le militant de la première heure originaire du Bronx, Mark Naison, a proposé un plan audacieux pour transformer les espaces abandonnés et en ruines de New York en espaces de ressources (jardins, campements, espaces de jeu) pour les sans-toit et les sans-emploi. Les manifestants d'Occupy de tout le pays savent désormais ce que c'est que d'être sans abri et sous le coup d'une interdiction de dormir dans les parcs ou sous une tente. Autant de raisons de briser les verrous et de réduire les barrières qui séparent l'espace inusité des besoins humains urgents.

Troisièmement, rester concentrés sur le véritable objectif. La question essentielle n'est pas une augmentation de l'imposition des riches ou celle d'une meilleure régulation du système bancaire. C'est celle de la démocratie économique : le droit des gens ordinaires de prendre des macrodécisions sur les investissements sociaux, les taux d'intérêt, les transferts de capitaux, la création d'emploi et le réchauffement climatique. Si le débat ne porte pas sur le pouvoir économique, il est hors de propos.

Quatrièmement, le mouvement doit survivre à l'hiver pour combattre le pouvoir au printemps prochain. Il fait froid dans la rue en janvier. Bloomberg et tous les autres maires et responsables locaux comptent sur un hiver difficile pour défaire les manifestations. Il est donc important de renforcer les manifestations durant les longues vacances de Noël. Enfilez vos parkas.

Enfin, nous devons nous calmer – le tour que peuvent prendre les manifestations actuelles est totalement imprévisible. Mais lorsque l'on construit des paratonnerres, il ne faut pas s'étonner si l'électricité finit par sauter.

Des banquiers, récemment interviewés dans le New York Times, prétendent que les manifestations d'Occupy ne sont guère plus qu'une nuisance produite par une analyse simpliste de la finance. Ils devraient être plus prudents. En effet, ils devraient probablement trembler devant l'image de la charrette des condamnés. Depuis 1987, les Africains-Américains ont perdu plus de la moitié de leurs patrimoines ; la perte patrimoniale des Latinos s'élève à l'incroyable taux de 75 %. Depuis 2000, les États-Unis ont perdu 5,5 millions d'emplois dans l'industrie, ont vu 42 000 usines fermer et, depuis cette date, toute une génération de diplômés de l'enseignement supérieur est touchée par le plus haut pourcentage de déclassement de l'histoire des États-Unis. Brisez le rêve américain et le peuple va vous le faire sérieusement payer. Comme l'explique Nada à ses imprudents assaillants dans le formidable film de Carpenter : « Je suis venu ici pour mâcher du chewing-gum et casser des gueules… et je suis à court de chewing-gum. »

ÉPILOGUE. QUATRE FAÇONS DE VOIR UNE PLACE OCCUPÉEnote

Ce que vous voyez de partout :

Que le système politique est pourri.

Que les politiciens sont des vendus.

Qu'il y a une crise de la représentation tous azimuts.

Que les gens se sont réveillés.

Que les jeunes ne sont pas ce dont ils avaient l'air.

Qu'il n'y a pas besoin de sigles pour pouvoir lutter.

Que le campement de la Puerta del Sol est un atelier de démocratie véritable.

Que la liberté se crée sur le respect.

Qu'un mouvement a besoin d'objectifs.

Que l'histoire est imprévisible et imprédictible.

Ce que vous voyez mieux si vous y allez :

Que la vie et la ville y ont leur propre rythme.

Qu'on est très bien à l'intérieur, mais qu'il faut aller à l'extérieur si on veut le faire rentrer.

Que conserver et continuer, ça n'est pas répéter, mais réinventer.

Que les expériences intenses finissent elles aussi par décliner et laisser place au découragement et à la dépression.

Ce que vous voyez mieux si vous vous approchez :

Que ce qui importe, c'est le processus, et que le processus prend du temps.

Que créer, partager et apprendre, c'est fascinant.

Que c'est très excitant.

Qu'il est urgent de se voir.

Que les vies sont en train de changer.

Que c'est sérieux.

Ce qu'on ne voit toujours pas :

Comment trouver des réponses à ces questions, des solutions à tant de problèmes.

Comment auto-organiser l'auto-organisation.

Comment concevoir une démocratie à la hauteur de l'époque.

Comment articuler l'exceptionnel et le normal.

Comment et où aurait poussé le germe de l'occupation si nous ne nous étions pas réveillés.

Comment tout cela va continuer.

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