Anthony Galluzzo

est maître de conférences à l’université de Saint-Étienne. Il est affilié au laboratoire de recherche Coactis (E.A. 4161), dont il codirige l’axe scientifique « Cultures de consommation et nouvelles stratégies de marché ». Ses travaux de recherche portent principalement sur les cultures de consommation et leur histoire.

Anthony Galluzzo

La fabrique du consommateur.

Une histoire de la société marchande

Zones

INTRODUCTION

Les structures de notre quotidien ont connu un grand bouleversement. En moins de deux cents ans, nous avons été transportés de la subsistance autonome vers l’interconnexion planétaire, de la communauté terrienne au marché mondial.

Vers 1800, la plupart des Français étaient des paysans qui construisaient eux-mêmes leur maison, avec la pierre, l’argile et le bois qu’ils trouvaient sur place. Dans leurs intérieurs, peu de mobilier, de vaisselle, mais beaucoup d’outils : des faux, des marteaux, des pinces, des ustensiles tournés vers la production. Les villageois récoltaient leurs céréales, pétrissaient leur pain et tissaient leurs vêtements. Tous les objets qui habitaient un lieu y avaient été conçus. Les hommes et les choses étaient pratiquement immobiles.

L’ordre matériel qui est aujourd’hui le nôtre est rigoureusement inverse. Nos maisons sont préfabriquées par des grandes entreprises puisant leurs matériaux aux quatre coins du continent. Nos intérieurs sont riches de produits industriels, d’objets électroniques complexes. Il y a du tungstène chinois dans nos réseaux électriques, du cobalt congolais dans nos ordinateurs, de l’indium coréen dans nos écrans. Nous consommons des tomates d’Espagne, du café brésilien et du poulet turc.

En deux siècles seulement, la communauté paysanne autarcique s’est effacée pour laisser place à une myriade de consommateurs urbains et connectés. Le travail productif et l’acte de consommation étaient autrefois indissociables ; ce sont aujourd’hui deux étapes qui s’étirent et s’éloignent dans l’espace et dans le temps, pour se perdre dans l’infini des médiations marchandes. Si nous sommes tous aujourd’hui des consommateurs, c’est parce que la division mondiale du travail a atteint un tel niveau de sophistication que nous ne produisons plus rien de ce que nous consommons. À mesure que les objets ont proliféré, nous nous sommes aliéné leur production.

Notre régime de consommation est un mode d’organisation sociale : chacun de nous dépend du marché, ce système automate, pour le moindre de ses besoins. Mais la dépendance n’est pas simplement matérielle : le bouleversement environnemental et économique a entraîné une révolution mentalitaire, une métamorphose du rapport au monde et à l’existence. La consommation n’est pas un mode passif d’absorption, d’engloutissement des objets ; c’est une mentalité, une série de gestes et de pratiques naturalisées.

La culture de consommation dans laquelle nous évoluons tous aujourd’hui est le produit très récent d’une marchandisation fulgurante, qui a imprimé dans nos vies ses gestes, ses symboles et ses normes. Notre mentalité de consommation est l’eau dans laquelle nous nageons, c’est un « déjà-là », qui nous semble tout à fait banal et naturel. Cette culture est l’aboutissement d’un processus historique que nous peinons à concevoir.

Le but de ce livre est de dissiper ce brouillard, en reconstituant les grandes étapes de notre conversion à la consommation. Quelles inflexions le processus de marchandisation a-t-il imprimées dans nos comportements ? Comment s’est constitué le pouvoir marchand ? Quels sont les changements sociaux que l’homme a engendrés chez l’homme, à travers la circulation massive des marchandises ?

À travers les chapitres de ce livre, nous parcourrons l’Europe et l’Amérique du Nord des XIXe et XXe siècles. Nous évoquerons l’histoire de multiples dispositifs de marché : la marque insufflant à la marchandise sa valeur-signe, les mises en scène inventées par les grands magasins, l’ingénierie symbolique déployée par les relations publiques et la publicité… Progressivement, nous constaterons la conversion des populations à la consommation, et la fulgurante prise de pouvoir des marchands.

1. L’INCARNATION DE LA MARCHANDISE

La formation du marché et le fétichisme de la marchandise

L’expression « société de consommation » désigne un système où chacun s’entoure d’objets qu’il n’a pas produits ou vu produire. Pour exister, ce système nécessite l’émergence d’une économie-monde, d’une infrastructure de marché moderne, où les produits circulent sans cesse et à grande vitesse sur des milliers de kilomètres. Pour bien commencer une histoire de la consommation, il convient d’ancrer là le récit. L’infrastructure, en permettant la vaste circulation des marchandises, a bouleversé le rapport des hommes aux objets en fétichisant leur production et en rendant possible le travail d’ingénierie symbolique que l’on nomme le branding.

L’ANNIHILATION DE L’ESPACE À TRAVERS LE TEMPS

Il est inconcevable de parler de « société de consommation » avant la fin du XIXe siècle, qui n’en annonce d’ailleurs que les prémices. Vers 1800, le monde est une immense paysanneriea. Même dans les pays occidentaux les plus riches, l’extrême majorité de la population est rurale. Ce que les hommes consomment alors, ils le produisent souvent eux-mêmes. Les paysans cultivent leur nourriture à mesure de ce que permet la terre et construisent leurs habitations avec la pierre, le bois et l’argile de leur région. Ils tissent leurs vêtements et fabriquent leurs outils. La division du travail ne s’étend pas au-delà de la communauté locale, ses paysans et ses artisans. Il se pratique une polyculture de subsistance, dont les faibles rendements ne permettent pas de dégager le surplus nécessaire à l’activité commerciale. Le monde est ainsi constitué d’une myriade de petites communautés sédentaires et insulaires, bien que non complètement autonomes. Les minerais, nécessaires à la construction de certains outils, et le sel, essentiel à l’alimentation et à la conservation, viennent parfois de loin. Mais le transport massif de marchandises est rendu impossible par deux problèmes insurmontables : la distance et la vitesse.

Les routes ne sont pas encore ces voies d’asphalte régulières et éclairées auxquelles les Occidentaux sont aujourd’hui habitués. Les chemins sont précaires, régulièrement impraticables. À la saison des pluies, ils se transforment en d’inextricables bourbiers où s’enfoncent les hommes et les chevaux, parfois pour y mourir. Les registres paroissiaux de Chécy rapportent par exemple, en 1738, le décès d’un enfant tombé de voiture et englouti par la boueb. En hiver, nombreux sont les villages confinés, pris au piège par des neiges abondantes ou des rivières qui s’épanchent. En été, lorsque les routes sont sèches, la poussière étouffe les convois, les cahots abîment les véhicules et secouent les voyageurs. Les trous qui se forment sur les routes cassent les essieux ; ils obligent à se déplacer prudemment, au pas, c’est-à-dire presque aussi lentement qu’un homme à pied. De multiples angoisses tenaillent les voyageurs : la peur des chutes et des embûches qui embourbent, des intempéries et des ténèbres qui égarent, des brigands et des bandits de grand chemin qui détroussent… Pour braver la distance et ses multiples obstacles, l’homme ne peut compter que sur la force musculaire, la sienne et celle de ses animaux. Sur les sentiers les mieux aménagés, il est possible de faire circuler la marchandise par convois, en chariot, mais là où les routes sont les plus précaires, il faut abandonner la roue et charger des bêtes de somme.

On comprend dès lors la faible circulation des marchandises : les acheminer est si difficile, demande tant de temps et d’efforts, que les coûts de transport se révèlent rapidement prohibitifs. Les marchandises légères et de valeur circulent aisément car elles n’engendrent pas un surcoût excessif. Il en va tout autrement des pondéreux, des tonnes de fer, de charbon et d’acier pourtant nécessaires à l’industrie. Pour braver les distances, tout en s’épargnant d’immenses efforts, les hommes peuvent tirer profit de certaines forces naturelles, comme le vent et les courants d’eau. Les marchandises peuvent être halées sur les rivières, les fleuves et les canaux ou acheminées le long des côtes. Les pondéreux peuvent ainsi être transportés sur de grandes distances avec une économie d’énergie certaine. Mais les problèmes fondamentaux restent inchangés. De même que les difficultés du relief imposent à certaines régions l’isolement, la configuration hydrographique de chaque pays conditionne sa capacité à être irrigué en marchandises. Toutes les villes, toutes les régions ne sont pas desservies. Le trafic fluvial est de surcroît tributaire du débit et de la stabilité du lit : un courant trop fort rend le parcours dangereux, un courant trop faible nécessite de gros attelages. Sur mer, il faut avoir bon vent : selon les conditions de navigation, un même trajet peut être accompli en quelques jours ou en plusieurs mois. La lenteur des transports de marchandises et de personnes est aussi celle du courrier. Les marchands peinent à transmettre rapidement leurs ordres, à coordonner leurs activités, à construire un réseau commercial et à récolter les informations nécessaires à leurs affaires. Faire circuler des marchandises est donc une entreprise risquée, coûteuse et fastidieuse.

Le monde du début du XIXe siècle, s’il faut le comparer à celui qui va naître, est immobile et morcelé. Le marché, cette entité fluide, d’envergure mondiale, est inexistant. On observe plutôt des marchés, des marchés locaux, dont chacun ne s’étire que sur quelques kilomètres et qui anime des économies insulaires, où la division du travail n’atteint qu’un très faible degré. L’horizon marchand, au début du XIXe siècle, correspond à la courte distance que peut arpenter un homme seul en une journée. Aller à pied est d’ailleurs le mode de transport le plus répandu. Pour écouler le fruit de sa cueillette ou le maigre surplus de ses récoltes, le paysan parcourt les kilomètres le séparant du marché avec parfois quelques dizaines de kilogrammes sur le dos.

En l’absence d’une production agricole abondante et stable, et d’une large circulation marchande, les communautés paysannes sont soumises à de violentes crises de subsistance. En faisant la liste des nombreuses famines qu’a connues la France entre le Xe et le XVIIIe siècle – vingt-six au XIe siècle, treize au XVIe… –, Fernand Braudel prévient que sa comptabilisation est optimiste, car elle « laisse de côté des centaines et des centaines de famines localesc ». En l’absence d’une véritable infrastructure de marché capable de faire circuler les excédents, une région peut sombrer dans la crise tandis que sa voisine connaît une période de relative prospérité.

L’insularité communautaire s’effondre, pense-t-on souvent, avec la seconde révolution industrielle. Elle s’ébrèche en fait dès le XVIIIe siècle, avec l’amélioration continue des transports et de la viabilité routière. Les voitures, allégées, mieux jantées, attelées et ferrées, abandonnent de plus en plus le pas pour le galop. Reste une ultime limite, qui modère ce mouvement d’accélération : la force musculaire, qui borne toute entreprise de traction. Même optimisée, la locomotion animale demeure nécessairement modeste et irrégulière. Elle est à elle seule insuffisante à l’émergence du marché moderne et à l’ubiquité de la marchandise. Le palier décisif est celui de l’invention des premiers moteurs indépendants des forces musculaires ou naturelles, capables de transformer un intrant en énergie mécanique. Ainsi, les locomotives à vapeur parachèvent au XIXe siècle l’abolition de la distance. « Dans un monde où le pas du cheval constituait depuis toujours l’étalon de la mobilité, de la difficile emprise sur le milieu environnant, la vitesse sur rail brise les cercles locaux d’existence, dans le mouvement d’une intégration planétaire, et provoque le passage irréversible du jour à l’heure comme scansion nouvelle du rythme de déplacement et de vied. »

Le train est le tout premier mode de transport massif de marchandises : il est rapide, sûr, précis et régulier, insensible aux variations saisonnières. C’est par le chemin de fer que s’institue la circulation régulière, chronométrée, massive et rapide des marchandises, des usines aux villes, des centres de production aux points de distribution. C’est par ces nouvelles routes indéfectibles que croissent, simultanément, les capacités de production et de consommation. Les chemins de fer sont porteurs d’un renversement considérable : ils bouleversent les conceptions millénaires, ancestrales, de l’espace. La distance n’est plus cette entrave insurmontable et immuable ; l’homme s’affranchit radicalement de la nature comme obstacle à son expansion matérielle.

La liaison Paris-Marseille, par exemple, qui impliquait 359 heures de temps de transport en 1650, puis 184 en 1782, est effectuée en 13 heures en 1887e. À mesure que le temps de transport diminue, le pouvoir des hommes sur l’espace et son administration s’accroît. Les télécommunications – le télégraphe se déploie avec le chemin de fer – renforcent ce découplage de l’espace et du temps. Les cartes se compriment et le lointain est mis à portée : les marchands peuvent de plus en plus aisément projeter leurs actions au-delà de leur environnement immédiat, et toucher par leurs produits une humanité désormais massifiée. La production se retrouve vascularisée par l’infrastructure ; il est désormais possible de faire venir l’homme à la marchandise et la marchandise à l’homme. Ce rapport fondamental entre le développement du marché et la conquête de l’espace est décrit par Karl Marx dans les Grundrisse : « Le capital doit tendre à abattre toute barrière locale au trafic, c’est-à-dire à l’échange, pour conquérir le monde entier et en faire un marché, il doit tendre, d’autre part, à détruire l’espace grâce au temps, c’est-à-dire réduire au minimum le temps que coûte le mouvement d’un lieu à un autre. Plus le capital est développé, plus vaste est donc le marché où il circule ; or plus est grande la trajectoire spatiale de sa circulation, plus il tendra à une extension spatiale du marché, et donc à une destruction de l’espace grâce au tempsf. »

En érigeant l’infrastructure du marché, l’homme du XIXe siècle fait davantage qu’accéder à la vitesse : il colonise l’espace et soumet un environnement auquel il avait jusqu’alors toujours été inféodé. Dans toutes les civilisations, les contes et les récits populaires témoignent des dangers qui terrifient les îlots humainsg : les ténèbres de la nuit, l’immensité des forêts, les bandes de bêtes errantes, les feux dévastant le pays. Avec l’industrialisation, tous ces périls, que l’on pensait indissociables d’une nature foncièrement hostile et invincible, s’évanouissent sous les coups d’un progrès prométhéen.

LE RAPPORT HALLUCINÉ À LA MARCHANDISE

L’avènement de la mobilité marchande bouleverse le travail et accroît sa division. Les multiples communautés humaines, jusqu’alors sédentaires et insulaires, vont être mises en mouvement et en réseau. Elles vont progressivement abandonner la polyculture autarcique, l’économie de subsistance, pour adopter des productions spécialisées en direction du marché.

Le phénomène est bien illustré par l’anthropologue Laurence Wylie, dans l’histoire qu’il fait de Peyrane, un village du Vaucluse : « En 1801, année du premier recensement officiel effectué en France, les 1 195 habitants de Peyrane vivaient presque complètement en circuit fermé. Le village formait le centre économique et culturel de la vie communautaire car les routes étaient mauvaises et les communications avec l’extérieur extrêmement réduites. On pratiquait un peu l’élevage des vers à soie dont on envoyait les cocons à Avignon, mais l’essentiel de l’activité économique tendait à satisfaire les besoins de chaque famille et de la communauté dans son ensemble. On y cultivait les produits traditionnels de la région méditerranéenne : le blé, les légumes secs, les olives, la vigne, le miel, les figues et les amandes. Moutons et chèvres fournissaient le lait, la laine, un peu de viande et – détail important – les matières nécessaires à fertiliser les sols. […] Le rendement était faible, les récoltes étaient maigres. […] Le niveau de vie des habitants était bas. Il suffisait d’une brusque gelée, d’une maladie des plantes ou des animaux, d’une grêle ou d’une inondation pour que la famine s’installe. […] Le Peyrane de 1851 était très différent. Du fait du développement des moyens de transport, l’autarcie avait en partie perdu sa raison d’être. Sans abandonner leurs cultures traditionnelles, les habitants pouvaient désormais faire venir de l’extérieur les produits qui leur manquaient. Ces achats devenaient possibles grâce aux modifications apportées à l’économie locale. On cessa de donner la priorité aux denrées destinées à la consommation familiale pour se consacrer aux produits vendables hors de la commune. Une nouvelle culture – la garance – contribua à augmenter les revenus de la région. Au cours de la première moitié du XIXe siècle, l’élevage du ver à soie connut un grand développementh. »

La spécialisation fonctionnelle s’observe partout ailleurs à la même période : le Languedoc intensifie sa production de vin ; des villes balnéaires et thermales éclosent, alimentées en touristes par le train… Dans l’économie nouvelle, la production n’a plus pour fin la consommation directe, domestique et communautaire, mais la vente. Les produits nécessaires à la subsistance sont achetés, ils viennent de l’extérieur, du marché. On ne produit plus pour soi, mais pour le monde. Le renversement est qualitatif ; la nature même de la production s’en trouve changée. L’objet n’existe plus simplement à travers sa valeur d’usage, il devient une marchandise, un produit transmis par la voie de l’échange, « de la valeur d’usage pour d’autres, de la valeur d’usage socialei ». Les valeurs d’usage ne sont plus produites que dans la mesure où elles sont le substrat matériel, le support de la valeur d’échange.

En participant à ce grand mouvement d’import-export de marchandises orchestré par l’argent, en ralliant le marché, les communautés opèrent une conversion mentale : elles ne pensent plus en « subsistants autonomes », mais en producteurs/consommateurs, échangeant leur production – et, avec la salarisation, de plus en plus directement leur force de travail – contre de l’argent, et cet argent contre des biens de consommation. Le développement de ce nouveau modèle économique enchaîne les populations au marché. Dorénavant, la subsistance sera assurée via de vastes réseaux d’interdépendance, caractérisés par une nette séparation entre la production et la consommation. Dans ce système automate, les hommes produisent des choses dont ils n’ont pas besoin pour obtenir l’argent qui leur permettra de s’acheter des biens qu’ils n’ont pas produits. Conséquemment, les choses qu’ils manipulent leur sont de plus en plus étrangères.

Dans une économie de subsistance traditionnelle, l’homme a fabriqué ou a vu fabriquer – par les artisans de son village – la plupart des objets qu’il manipule. Dans l’économie de marché, les objets sont conçus au loin, par des inconnus, et selon des procédés de plus en plus sophistiqués et inaccessibles. C’est le processus de fétichisation : l’objet, qui était autrefois le produit direct du travail communautaire, est devenu, avec la marchandisation, un phénomène étrange et étranger, détaché du contexte et du processus concrets de production. « Pas plus qu’on ne découvre d’après le goût du blé la personne qui l’a cultivé, écrit Marx, on ne voit dans ce procès les conditions dans lesquelles il s’est déroulé, si c’était sous le fouet brutal du surveillant d’esclaves ou sous l’œil inquiet du capitaliste, si c’est Cincinnatus qui le fait en cultivant ses deux arpents ou le sauvage qui abat une bête armé d’un seul caillouj. »

Ce rapport fétiche à la marchandise nous permet de comprendre la nature de l’objet de consommation. Dans une économie de marché, l’homme posant son regard sur une marchandise n’est plus à même de la saisir en tant que produit. Il n’est plus capable de voir en elle du temps de travail accumulé. Le travail s’évanouit au lointain : « Notre rapport social au travail d’autrui est déguisé sous la forme de rapport entre les chosesk. » La marchandise se trouve recouverte par un halo d’ignorance : le consommateur, aveugle à la production, est bien incapable de jauger les coûts, les constituants du produit, la somme des efforts et des souffrances qu’a nécessitée sa fabrication. L’homme moderne ne peut plus appréhender le produit que sur un mode halluciné : l’objet semble exister par lui-même, indépendant de tout le maillage social qui lui a donné naissance. Il se donne à voir sur les linéaires des magasins tel un pur plaisir et une pure matière contemplative. Il participe magiquement à la fantasmagorie, au rêve éveillé du consommateur-contemplateur.

Illustrons ce phénomène à travers le cas de l’alimentation. Jusqu’à l’avènement du marché, la plupart des hommes – des paysans, comme on l’a vu – cultivent eux-mêmes leur nourriture. Ils plantent les graines, battent les blés, ramassent les châtaignes et tuent le cochon. Ces gestes ancestraux reculent à partir de la fin du XIXe siècle à la faveur de nouveaux : il s’agit désormais d’aller « faire les courses », de prélever, sur les rayonnages, bocaux de légumes, bouteilles de lait, paquets de biscuits et autres boîtes de conserve, pour les ranger ensuite, chez soi, dans des placards. Le foyer, centre de la production domestique, devient dès lors un lieu d’entreposage et de consommation des marchandises – nous y reviendrons. La production alimentaire s’échappe du carcan communautaire, elle est absorbée par de grandes entreprises pratiquant une culture, un conditionnement et une distribution de masse. Par cette coupure, par cette distanciation, les aliments eux-mêmes changent de nature : ils entament une existence distincte.

Prenons, pour être plus explicite encore, le cas du cochon. Chez le villageois français de 1800, le cochon est l’animal domestique, qui souvent se promène librement dans la cour et dans la maison. Engraissé pendant un an, le cochon est abattu, généralement à la Toussaint, par un tueur de goret, maître local de l’art de la saignée. Ce tueur arrive équipé de tous ses outils, et les hommes de la famille l’aident dans son office : le cochon est pendu ou allongé, piqué à la carotide et saigné. Une fois mort, il est flambé, arrosé, raclé, puis suspendu, ouvert, éviscéré et dépecé. L’animal est ensuite entièrement transformé : pendant quelques jours, toute la famille, mais aussi souvent les voisins, participe au rituel, qui se clôt par un grand repas où les morceaux sont partagés. La tuerie du cochon est une fête qui marque le début de l’hiver et pendant laquelle un savoir et des gestes ancestraux sont transmis, par la répétition, des parents aux enfants. L’élevage, la tuerie, la transformation et la consommation : toutes ces étapes de production et de consommation sont mêlées, liées dans un continuum, selon une unité de temps, de lieu et d’acteurs.

Il en va tout autrement dans la modernité marchande. Le consommateur français d’aujourd’hui se saisit de ses saucisses de porc, emballées dans des barquettes en polystyrène et sous film PVC, et entreposées dans les vitrines réfrigérées de son supermarché. Elles y ont été livrées par camion frigorifique, certainement depuis la Bretagne, qui concentre l’essentiel des infrastructures d’élevage hors-sol et d’abattage. Pour saisir le moment où le cochon est devenu produit, il faut remonter de nombreuses médiations marchandes : du supermarché à sa centrale d’achats, de celle-ci aux grossistes, aux courtiers, à l’abattoir et finalement à l’éleveur. Tantôt virtuellement, tantôt physiquement, la viande est passée de main en main, dans un circuit qui reste, dans notre exemple, relativement court, puisque les abattoirs bretons envoient leur viande congelée jusqu’en Chine. Les gestes de la tuerie, aussi, se sont dilatés : la saignée, l’échaudage, l’épilage, le grattage, l’éviscération et le dépeçage ne sont plus des actions qui se succèdent chez un même homme, mais les étapes d’une vaste chaîne industrielle où se relaient des centaines d’ouvriers monotâches.

Ce bouleversement de l’ordre productif a des conséquences très concrètes dans l’imaginaire du consommateur. Lorsque le paysan d’hier cuisinait une saucisse, il percevait de la chair de cochon, broyée au hachoir et mélangée à du gras, puis enfilée dans des boyaux, des viscères préalablement vidés et lavés. Il percevait à travers le produit, pour les avoir accomplis, un ensemble de gestes, mais également le porc lui-même : il avait plongé ses mains dans les entrailles encore fumantes de l’animal pour en extraire les pièces de viande. Le filet, l’entrecôte, le jarret étaient pour lui des repères anatomiques, alors qu’ils sont pour le consommateur contemporain de simples catégories de produit. La pièce de viande empaquetée dans une barquette de polystyrène, c’est la chair devenue abstraction, c’est l’animal fétichisé. Par la dislocation et l’éparpillement toujours plus vaste des tâches d’élevage, d’abattage, de transformation et de consommation, la viande est devenue chose en soi ; un objet autonome dont on ignore les constituants exacts et à propos desquels, d’ailleurs, on ne s’interroge pas.

L’industrialisation et la marchandisation constituent la nourriture en tant qu’abstraction, en tant qu’objet séparé et isolé du processus productif. L’aliment n’est plus amarré à un lieu, à des gestes et à des hommes ; il circule pour apparaître enfin au consommateur final tel un phénomène en soi. Les ressources alimentaires, autrefois locales et immobiles, circulent désormais massivement à travers le monde : il est possible aux peuples du nord d’adopter l’huile d’olive et à ceux du sud de cuisiner au beurre. C’est là l’une des grandes conséquences de la formation du marché et de la division accrue du travail : la multiplication des produits et l’extension du domaine du consommable. À partir de la moitié du XIXe siècle, dans tous les pays industrialisés, on observe une baisse continue du prix du painl, qui constituait jusqu’alors la base essentielle de l’alimentation populaire. Celle-ci s’enrichit de produits lointains – épices, café, sucre – et industriellement transformés – pâtes. La population se nourrit de moins en moins elle-même ; elle est alimentée toujours davantage par la grande industrie, cette entité lointaine et mystérieuse. Dès lors se pose le problème de la confiance, enjeu fondamental du marketing – c’est-à-dire, littéralement, de l’action de mettre sur le marché. Comment peut-on accepter de déléguer la maîtrise de la production à des entités lointaines et invisibles ? La question peut paraître incongrue au contemporain, car on ne se la pose plus depuis longtemps. Elle était au contraire très aiguë à la fin du XIXe siècle, au moment de l’émergence de l’industrie agroalimentaire.

LE TRAVAIL DE LA MARQUE OU LE PRODUIT RÉINCARNÉ

Lorsque les premières grandes entreprises de fabrication et de distribution de produits alimentaires émergent, courant du XIXe siècle, elles doivent faire face à de nombreuses difficultés pour gagner la confiance des consommateurs. Ceux-ci n’ont pas pour habitude de consommer des aliments conditionnés dans des boîtes, des bocaux, des tubes et des sachets : il faut les familiariser à ces nouvelles formes de nourriture. L’appréhension s’explique également par le fait que les produits alimentaires nouvellement fournis par l’industrie se dérobent aux sens des consommateurs : ils sont empaquetés, on ne peut donc pas les voir, les toucher et les sentir comme il était d’usage, jusqu’alors, dans les épiceries traditionnelles pratiquant la vente en « gros ». La conquête des consommateurs est en outre compliquée par le fait que les entreprises qui produisent ces nouveautés sont perçues comme des monstres froids et anonymes, de vastes entités désincarnées et donc, en quelque sorte, déresponsabilisées. Lorsque le consommateur ouvre un bocal de condiments et se rend compte de son frelatage – ce qui arrivait fréquemment au milieu du XIXe siècle, époque où les techniques de conditionnement étaient particulièrement faillibles –, il n’a personne à qui s’adresser, car le produit ne lui a pas été fourni par un membre de la communauté, mais a été acheté à l’embouchure d’une longue chaîne de médiations commerciales se perdant au lointain. Le processus de fétichisation aboutit à un bouleversement des rapports de confiance : extrait des réseaux d’interconnaissance, le produit se trouve dépersonnalisé. Pour assurer sa valeur, il ne peut plus prendre appui sur les rapports sociaux directs, auxquels s’adossaient jusqu’alors les échanges locaux.

Pour résorber le déficit de confiance qui accompagne l’émergence du marché moderne et de ses transactions impersonnelles, les grandes entreprises vont investir de plus en plus fortement leur « marque ». La première fonction de celle-ci est de s’offrir en garantie : le produit « marqué » n’est plus la réalisation d’une industrie anonyme, mais l’œuvre d’une « maison », aussi factice soit-elle. La marque acte un transfert de responsabilité : l’acheteur n’a plus pour rôle d’évaluer le produit a priori par un travail d’appréhension sensorielle (le toucher, la vue, l’odorat), il va désormais acheter, essayer, puis se fixer et reconduire son achat (devenir fidèle). C’est le passage du tasting au testingm. La marque officie telle une décharge cognitive : le consommateur n’a plus à observer, à soupeser et à triturer le produit. Le travail d’évaluation, systématique et fastidieux, disparaît lorsque l’on peut se fier à une griffe qui garantit un produit standardisé et invariable, et donc une satisfaction connue, anticipée.

L’identification du producteur et la garantie de qualité sont les fonctions premières de la marque, qui permettent aux consommateurs de s’orienter rapidement sur le marché. Mais celle-ci confère un pouvoir bien plus considérable aux grandes entreprises : celui d’agir sur les imaginaires et les représentations. La marque permet, certes, de lier un produit à un ensemble de caractéristiques rassurantes quant à sa qualité, mais son pouvoir déborde largement cette mission originelle. Elle peut également associer un objet à un lieu, un statut ou un groupe social. Son emprise sur les esprits repose sur ce pouvoir associatif : la marque intègre au produit un ensemble d’idées et de valeurs qui lui sont pourtant intrinsèquement étrangères. Le procédé est fétichiste, au sens religieux du terme, cette fois : il s’agit d’une projection de pouvoirs et de valeurs sur un « totem », la marque. « L’idée d’un fétichisme de la marchandise, explique Don Slater, peut être étendue de sorte que la valeur d’échange économique apparaisse non seulement telle une propriété naturelle de la chose même, mais tel également un ensemble de valeurs sociales et culturelles. C’est le procédé commun de représentation de la publicité, qui décrit une voiture non comme le produit social du travail humain, doté de propriétés utiles à la vie pratique, mais plutôt comme quelque chose de naturellement porteur de masculinité, d’excitation, de statut et de modernité, et capable de conférer ces qualités aux consommateurs, par les relations mystiques et abstraites de l’achat et de la possession (la médiation magique de l’argent) plutôt que par les relations organiques du faire (par la praxis)n. »

Dans l’économie précapitaliste, le sens d’un objet découle de sa rareté, de sa complexité, de ses usages, bref, de caractéristiques liées à sa production et à sa circulation. Avec l’avènement du marché et de la consommation de masse, les associations de sens sont désormais à élaborer par un travail d’ingénierie symbolique à grande échelle. Les marchands ont, dès lors, le pouvoir d’insuffler « du dehors », artificiellement, une existence symbolique à leurs produits. C’est ainsi qu’une grande entreprise peut produire des vêtements pour quelques centimes, pour ensuite les revendre pour plusieurs centaines de dollars, si elle parvient à construire ce capital symbolique, ce capital de marque. La marque permet aux marchands de réinventer à leur profit les rapports sociaux de marché. Le branding est un travail d’incarnation : il permet de donner chair au producteur lointain, de lui conférer une identité, artificielle, certes, mais forte, distincte et bien implémentée dans l’imaginaire des consommateurs. La marque s’offre ainsi en remède à la dépersonnalisation du marché provoquée par l’industrialisation. Par sa médiation et ses mystifications, elle socialise artificiellement les produits, avec une efficacité et une force telles qu’elle en vient même à annihiler certaines des antiques socialités marchandes.

Dès le début du XXe siècle, les analystes constatent l’ancrage des marques dans l’imaginaire. Dans une étude de 1917, sur trois cents personnes interrogées, toutes sont capables de citer au moins une marque de savon, de montre et de stylo. Une autre étude, menée en 1920 auprès des boutiquiers, montre que plus des trois quarts des consommateurs américains demandent à acheter leurs baked beans (haricots cuisinés) par un nom de marqueo. En 1923, plus de 95 % d’entre eux connaissent les principales marques d’automobiles, de savons et de chewing-gumsp. En l’espace de quarante ans, entre 1880 et 1920, les marques se sont imposées en nouvel intermédiaire cognitif incontournable et ont complètement remodelé le système marchand à l’avantage des grandes entreprises productrices. On notera que c’est à cette période que sont nés beaucoup des géants mondiaux dont les produits occupent encore aujourd’hui les rayonnages des magasins : Heinz, Campbell Soup Company (1869), Kodak (1881), Coca-Cola (1886), Gillette (1895), Nabisco (1898), Quaker Oats (1901), Kellogg’s (1906)…

Résumons-nous. À la fin du XIXe siècle, la marque pouvait être comprise comme un palliatif à la dépersonnalisation des échanges, conséquence de l’émergence d’un vaste marché intégré. Elle s’est rapidement révélée être, davantage qu’une simple garantie, une opération d’ingénierie symbolique permettant d’associer des marchandises à des valeurs sociales et culturelles. C’est là son pouvoir fondamental et mystificateur. Examinons un instant certaines des conséquences concrètes de ce basculement historique. Considérons le cas de l’eau, une substance chimique qui est également une marchandise. Dans la société précapitaliste, l’eau potable qui m’est donnée ou vendue peut être plus ou moins minéralisée, différemment dotée en sodium et en potassium. Mais ces différences sont difficiles à évaluer : l’eau est incolore et inodore, des différences gustatives peuvent apparaître mais elles sont parfois difficiles à établir avec certitude. De plus, l’eau « non marquée » ne peut pas être distinguée des autres a priori : le consommateur dépend du réseau et des intermédiaires marchands pour s’assurer de sa potabilité, de sa teneur et de sa provenance. Dans une société marchande avancée, l’eau peut être embouteillée et floquée d’une marque, parfois puissamment soutenue par des investissements publicitaires. Dès lors, la distinction devient claire : la bouteille d’eau Évian n’est pas celle de Cristaline ou de Volvic. Les différences de prix vont de 1 à 10, voire plus. Chaque bouteille est investie des valeurs et des pouvoirs que lui confère sa marque : jeunesse, beauté, santé, force, nature, terroir, etc. Et cet effet de marque ne se limite pas aux consommateurs crédules, elle repose sur des mécanismes neurologiques communs à tous. Lorsque nous consommons des produits, les différences que nous percevons a priori entre eux, sur la base de leur image de marque et de leur prix, ont une influence sur nos sensations à l’usage. L’étude de ce phénomène est d’ailleurs un exercice souvent proposé dans les écoles de marketing : les étudiants organisent des séances de dégustation de produits alimentaires, les unes avec marques apparentes, les autres sans, en faisant évaluer la qualité des produits sur une échelle de Likert. Ils constatent ensuite l’« effet de marque », c’est-à-dire le différentiel des notes obtenues par chacun des produits en présence ou en l’absence de l’affichage de la marque.

Le travail de la marque est de faire exister des différences là où, a priori, il n’y en a pas ou peu. Ou, pour le dire d’une façon plus policée et compatible avec l’enseignement des écoles de commerce : la marque « aide » les consommateurs à différencier les produits. On retrouve d’ailleurs là le sens étymologique du terme « marque » : c’est initialement le signe que l’on appose sur le corps de ses bêtes d’élevage pour ne pas les confondre avec celles du voisin.

Sous le régime de la marque, les constituants de la valeur d’usage s’évanouissent : on ne nettoie pas son carrelage avec un mélange de vinaigre blanc et de bicarbonate, mais avec le produit X, vanté dans les médias pour son incroyable pouvoir nettoyant, dont on ignore la composition et qui agit et existe sous le pouvoir fétiche-magique de sa marque. « C’est la raison principale du déclin radical du savoir pratique, observe Wolfgang Fritz Haug […]. Les monopoles monopolisent souvent jusqu’aux savoirs techniques et chimiques les plus basiques, par l’usage de noms de marques. […] Le signe et la promesse de valeur d’usage dont il est équipé doivent être totalement dissociés de la constitution spécifique de la marchandiseq. » Nous nous situons là dans les conséquences logiques du processus de fétichisation.

Autre dissociation heureuse pour les grandes entreprises marchandes : celle du produit et de son producteur. La production d’objets de consommation peut être déléguée à diverses entreprises sous-traitantes, aux procédures de fabrication parfois très différentes, lesquels objets pourront se retrouver ensuite « solidarisés » par l’adjonction d’une même marque. Inversement, un producteur peut assurer la fabrication de divers objets, selon des procédures et des techniques fort similaires, lesquels objets seront ensuite vendus sous différentes marques et donc à différents prix. Nous nous situons là encore dans les conséquences logiques du processus de fétichisation, c’est-à-dire d’éloignement et de disjonction des actes de production et de consommation. Cette dissociation est une aubaine pour les grandes entreprises, car elle permet les plus fructueux dédoublements. Prenons l’exemple de deux marques de déodorant des années 1990-2000, Axe et Dove, aux identités de marque diamétralement opposées. Axe est une marque aux accents parodique et machiste qui se propose aux hommes telle une arme de séduction ouvrant les voies d’une sexualité débridée (l’« effet Axe »). Dove est une marque aux accents féministes, déclarant respecter toutes les beautés, au-delà des normes et des standards. Les consommateurs achetant l’une ou l’autre de ces marques adhèrent à des discours et des imaginaires particulièrement contraires et, pourtant, ces deux marques sont la création d’un seul et même groupe, Unilever. Une grande entreprise, par l’entretien d’un portefeuille de marques varié et fourni, peut ainsi couvrir tous les segments de marché. Elle en devient symboliquement omnipotente et la prolifération, la concurrence et l’affrontement des identités sont pour elle, qui est capable d’armer tous les belligérants, une très bonne chose. Le pouvoir associatif de la marque est aussi un pouvoir dissociatif : une entreprise peut, par son activité productive, engendrer énormément de pollution, et dans le même temps, par ses efforts de communication et son sponsoring d’émissions sur la nature, être perçue comme particulièrement écologiquer.

Le marketing – l’action de mettre sur le marché – est un acte performatif : il s’agit de créer non pas simplement de la valeur, mais de la valeur perçue. Si la marque fait totem, c’est parce que les consommateurs ont appris, collectivement, à la percevoir comme tel. Les profits que peut espérer engranger une entreprise dépendent du regard que porte le consommateur sur la marchandise, regard qui a été façonné, éduqué, préparé par le bruit promotionnel-médiatique. C’est ainsi que l’on peut considérer, dans la société marchande, le regard comme un « travail », reposant sur la capacité humaine à créer « un surplus éthique – une relation sociale, du sens partagé, un engagement émotionnel qui n’était pas là auparavant – autour d’une marques ».

L’émergence du marché moderne, c’est-à-dire d’un vaste système de production et d’échange à l’échelle mondiale, s’appuie sur l’émergence de nouveaux acteurs, les grandes entreprises multidivisionnelles, capables d’animer une vaste chaîne de valeur et d’agir puissamment non seulement sur la distribution de leurs produits, mais aussi sur l’imaginaire qu’ils suscitent. Ces nouvelles entités économiques, qui émergent à la fin du XIXe siècle, se dotent d’un pouvoir d’enrégimentation inédit ; elles se montrent capables d’instiller des croyances, de développer des usages et de bâtir un imaginaire autour de leurs produits. Comme l’a perçu Thorstein Veblen dès le début du XXe siècle, la grande entreprise « en est venue non seulement à dominer la structure économique, mais à maîtriser également l’institution de la vie civiliséet ».


2. LA SPECTACULARISATION DE LA MARCHANDISE

Les grands magasins et l’invention du shopping

Au cœur des réseaux nouvellement constitués, la marchandise s’accroît, prolifère et s’impose aux regards. Dans ce contexte, de nouvelles institutions totalisantes, les grands magasins, vont développer les techniques fondamentales d’un rapport sensuel à la marchandise. Ces magasins vont scénographier l’abondance, préparer le rêve éveillé et exciter les désirs. Par là, ils vont transformer les flâneurs en shoppers, accélérer la circulation des marchandises et poser les bases d’une ingénierie de la stimulation qui n’a fait que se raffiner depuis.

LE SPECTACLE DE LA VILLE ET L’ÉMERGENCE DES GRANDS MAGASINS

Le XIXe siècle donne à voir un grand mouvement de concentration urbaine. Le niveau d’urbanisation de l’Europe et de l’Amérique du Nord – calculé selon le pourcentage de la population demeurant dans des villes de plus de 5 000 habitants – passe de 10,7 % en 1800 à 31,3 % en 1900. 40 % des villes de plus de 50 000 habitants de 1910 n’existaient pas en tant que telles avant le XIXe sièclea. Sur cent ans, la population de Paris a été multipliée par 4, celle de Londres par 6, et celle de New York par 43.

Symbolique de cette urbanité nouvelle est la figure du flâneur. Ce personnage émerge courant XIXe siècle dans de grandes villes européennes comme Paris, Vienne et Londres. Il est au départ un artiste-flâneur : écrivain, journaliste ou peintre, dans tous les cas portraitiste de la modernité urbaine. Immergé dans la foule, à la terrasse des cafés, dans les rues commerçantes, il sonde et griffonne la multitude. Mais la flânerie est aussi bourgeoise. La ville est attrayante en soi, son grouillement peut être vécu tel un loisir, une aventure déambulatoire qui va conduire le bourgeois jusqu’à ses artères commerciales. Le flâneur est une figure de transition, qui accompagne la naissance d’une ville spectaculaire, marchande et consommatoire. L’espace urbain du XIXe siècle est le cadre dans lequel se déploie une multitude d’attractions et de spectacles, anciens et nouveaux : débits de boissons, zoos, théâtres, salles de concerts, cirques, galeries d’art, restaurants, spectacles sportifs, expositions universelles, panoramas et bien d’autres plaisirs structurés par le commerce. Cette industrie du loisir de masse reconfigure la ville tel un parc d’attractions. Chez les Anglo-Saxons, de nombreux dispositifs spectaculaires et commerciaux se développent pour « montrer » (show) : theatrical show, baby show, show girl, showplace, showroom… L’excitation de l’étalage et de l’exhibition se vend et s’achète jusque dans les morgues, les abattoirs et les égouts, où se pressent des touristes. Se développe ainsi l’idée selon laquelle regarder est un plaisir, une activité ludique que l’on peut s’offrir, à mesure que dans la ville en pleine expansion s’ouvre le champ des expériences visuelles publiques et de leur marchandisation. La déferlante inédite de touristes américains venus se plonger dans l’exotisme de Londres lors de l’été 1895 révèle le jeu de regards sur lequel repose le spectacle urbain : « Les touristes, comme les shoppers, cherchaient de “nouvelles” expériences, voulaient voir la “vieille Europe”, et souhaitaient acheter des objets “uniques”. Ils faisaient eux-mêmes partie du spectacle urbainb. » Le touriste venu consommer l’étrangeté spectaculaire du Londonien est lui-même un spectacle d’étrangeté aux yeux de l’indigène. La foule est un spectacle pour elle-même.

Certains dispositifs marchands et spectaculaires comme les expositions universelles peuvent être analysés tels des « complexes d’exhibitionc », dans lesquels une multitude de chalands fixent leurs regards sur une collection de marchandises attrayante, savamment mise en scène. Dans ces dispositifs d’exhibition spectaculaires, les produits comme les spectateurs sont les moteurs de l’expérience immersive : foules et marchandises sont réunies dans un même lieu, à la vue les uns des autres. Ces dispositifs ont amené les citadins-flâneurs à s’habituer à la marchandise et à son esthétique. Le spectacle visuel offert par la ville, sa foule et ses marchandises, a constitué le socle d’une culture de consommation commune, d’un ensemble d’expériences partagées qui amènent les citadins à « s’auto-éduquer du point de vue du capitald ». Ces nouveaux espaces ont engendré d’autres façons de contempler, de désirer et d’acheter la marchandise. Les espaces d’exhibition anciens étaient des espaces aristocratiques privés d’accès limité, comme les cabinets de curiosités. Les espaces d’exhibition nouveaux sont quant à eux des lieux publics et ouverts, attirant des populations de plus en plus massives, et ouvrant la voie à la prolifération publique des objets.

Dans la ville d’alors, la marchandise devient omniprésente, elle enveloppe progressivement toute l’expérience urbaine. Les murs se couvrent de milliers d’affiches qui sont autant d’explosions visuelles à la gloire des maisons commerçantes. Les habitants passent chaque jour devant ces panneaux et ces affiches, s’imprègnent des noms de marques et de boutiques. Le décor publicitaire urbain est complété par des prospectus en tous genres, des murs peints, puis des enseignes électriques. Signifiée partout, la marchandise se donne également à voir directement à travers les vitrines éclairées des passages, ces tunnels couverts de verre percés à travers les immeubles et entièrement constitués de boutiques.

C’est au sein de cette prolifération d’espaces et de signes marchands qu’émergent les premiers grands temples dédiés à la consommation : les grands magasins. On désigne par ce terme ces grands bâtiments fonctionnels spécialement conçus pour la vente, proposant des rayonnages riches et diversifiés sur plusieurs étages et réalisant un grand volume d’affaires. Le grand magasin est à la fois le produit, l’incarnation et l’amplificateur du spectacle urbain. Il va bouleverser les schémas traditionnels de la vente, contribuer à l’intensification des rapports entre la bourgeoisie passante et la marchandise et accélérer la transformation de la foule des badauds en masse d’acheteurs.

Pour comprendre la très forte impression qu’a produite le grand magasin, au deuxième tiers du XIXe siècle, il faut commencer par décrire la culture de l’ancien monde marchand, et notamment revenir sur l’organisation des petits boutiquiers. Les boutiques d’Amérique et d’Europe de l’Ouest consistaient souvent en de petites échoppes très spécialisées. Il s’agissait pour ces petits commerçants de se partager le marché plutôt que de se faire concurrence. Ainsi, il était mal vu de sortir des limites de sa spécialité traditionnelle en diversifiant son stock de marchandises. Pour le chaland, les possibilités de contact direct avec la marchandise étaient rares : celle-ci était tenue hors de portée, dans un tiroir ou sur des étagères derrière un comptoir. L’agencement médiocre des boutiques ne permettait pas la libre manipulation ni même parfois la contemplation. La création chez le client d’un désir pour le produit était rendue d’autant plus difficile que la publicité au sens où nous l’entendons aujourd’hui n’existait pas encore. Les boutiquiers d’alors vendaient peu et obtenaient les bénéfices suffisants à leur survie en pratiquant des prix très élevés. En conséquence, les marchandises se renouvelaient peu et restaient parfois en stock plusieurs années avant d’être vendues. Le marchandage était un rituel très répandu. L’acte d’achat constituait alors souvent un véritable rapport de forces. Le boutiquier ayant noté ou retenu le prix d’achat de son produit, cherchait à en tirer le plus grand bénéfice possible. Le client, ignorant la provenance et la valeur réelle de la marchandise qu’il convoitait, négociait, « avec des roueries dignes d’un maquignon sur un champ de foiree ». « Des heures pouvaient être investies en manœuvres visant à baisser le prix d’une tranche de bœuf de quelques centimes » dans ces boutiques où « des déclarations enflammées de douleur et de souffrancef » rythmaient les négociations. Ce système de prix ouverts avait pour conséquence d’engager profondément le client dans la relation marchande. Une obligation d’achat tacite se nouait par l’entreprise d’une négociation. La pratique que l’on appellera plus tard le « shopping », la libre déambulation sans achat, était fortement découragée dans beaucoup de boutiques.

Tout à l’inverse des boutiques, les grands magasins vont s’imposer par un modèle d’affaires fondé sur des marchandises nombreuses et diversifiées, des prix bas et un fort renouvellement des stocks. En vendant leurs marchandises à un prix bas, avec un taux de profit minimal, les grands magasins stimulent les achats, augmentent considérablement leurs ventes et accumulent ainsi davantage de capital. Dans les grands magasins, la marchandise doit être liquide, elle doit être mise en mouvement, circuler dans un courant, être précédée et suivie d’autres marchandises. Il s’agit d’accélérer la transformation de la marchandise en capital et le réinvestissement du capital en marchandise, selon le principe de la rotation des stocks. Pour fluidifier et accélérer le courant des marchandises, les grands magasins ont compris qu’ils devaient se séparer régulièrement des poids morts, ces marchandises non désirées, difficiles à vendre, qui autrefois prenaient la poussière jusqu’à ce qu’éventuellement et miraculeusement un acheteur se manifeste. Pour qui a bien saisi le principe de l’accumulation de capital via la rotation des stocks, ce type de marchandise invendable doit être purgé, évacué, et laisser sa place à une marchandise plus désirable, plus fréquemment vendue. Mais, pour être viable, le modèle d’affaires des grands magasins comportait une obligation fondamentale : celle de concentrer chaque jour sur les lieux de vente une masse considérable de chalands, indispensable au développement des volumes de vente nécessaires à la pérennité de l’entreprise. Pour constituer cette masse et devenir de véritables « cathédrales de la consommation », les grands magasins ont misé sur la diversification des produits et l’entrée libre.

Les grands magasins sont appelés par les Anglo-Saxons les department stores, littéralement « magasins par rayon ». Ce terme met en exergue le caractère novateur et spectaculaire de leur système d’accumulation et de mise en scène des marchandises. Dans les grands magasins, de multiples rayons fonctionnent comme autant de magasins autonomes, dirigés par des équipes propres. L’accumulation de ces multiples « départements » permet au grand magasin de concentrer en un même lieu une masse inédite de marchandises très diverses. En tant que dispositif, le grand magasin s’oppose ainsi à toute la tradition corporatiste du commerce spécialisé et atomisé. À la différence de la boutique, le grand magasin ne peut être saisi par le regard du consommateur en un coup d’œil. C’est un véritable dédale, qui nécessite l’exploration et l’immersion, rendues possibles par la politique du libre accès. En rentrant dans un grand magasin, le flâneur ne s’engage pas systématiquement à devenir un client. Il peut parcourir librement les lieux, fureter, observer, dans la continuité de sa promenade urbaine. Les lieux sont parfois tellement gigantesques que le grand magasin peut être exploré telle une ville à part entière.

Diversification et rotation des marchandises, vastes rayonnages, abolition de l’obligation d’achat et des négociations, libre accès… Toute l’ingénierie spatiale et commerciale des grands magasins a permis de réinventer le rapport du chaland à la marchandise. Tout d’abord, en abolissant l’obligation morale d’acheter et la pratique de la négociation, les grands magasins ont fait de la passivité la normeg. Le client pouvait rester spectateur, il n’était plus contraint de jouer un rôle et de s’investir dans une fastidieuse négociation. Le rapport à la marchandise s’en est trouvé décrispé : celle-ci n’était plus le nœud d’un rapport de forces agressif entre acheteur et vendeur, elle devenait l’objet d’une libre contemplation. Le vendeur d’autrefois, pressant le consommateur à l’achat, était remplacé par un (im)personnel séducteur et doux. Sa mission n’était plus de s’opposer telle une barrière entre le client et la marchandise, mais d’accompagner la marchandise devenue autonome. Ainsi dédramatisé, l’achat était même devenu réversible. Les grands magasins pratiquaient massivement le remboursement des articles n’ayant pas donné satisfaction. Malgré son coût très important, cette politique leur permettait de désinhiber les désirs des consommateurs en rendant leurs pulsions d’achat révocables. Les grands magasins agissaient ainsi tels des dispositifs permettant de libérer et d’exacerber le désir pour la marchandise. Le chaland pouvait pénétrer librement dans de véritables palais marchands pour admirer et palper longuement de multiples produits. « Vous pouvez contempler jusqu’à 1 million de dollars de marchandise, et personne ne viendra interrompre votre méditationh. » Déambuler entre les marchandises devenait une activité de loisir en soi, un divertissement. Au fil des années, les grands magasins ont raffiné de multiples techniques de mise en scène afin de rendre cette expérience la plus immersive possible et les désirs d’achat irrépressibles.

LES TECHNIQUES DE SPECTACULARISATION
DE LA MARCHANDISE

Aux abords des grands magasins de la fin du XIXe siècle, beaucoup de citadins se pressaient pour aller découvrir les « cathédrales de la consommation » telles qu’elles se donnaient à voir dans diverses publicités. Mais les flâneurs moins informés, par leurs habituels badaudages, n’échappaient pas davantage au pouvoir d’attraction de ces nouveaux royaumes marchands. Leurs promenades les amenaient à passer devant des vitrines, dispositifs redoutables, qui captaient leur attention et entamaient avec eux un hypnotisant rapport de séduction. Ainsi hameçonnés, les badauds devenaient chalands et passaient le seuil de la cathédrale, où ils découvraient ce que l’on avait mis en scène pour eux tel un amoncellement de trésors. Un patron de grand magasin de l’époque file cette métaphore religieuse : « Un magasin doit être organisé et mis en scène de telle sorte qu’en entrant, au premier regard, le consommateur ait l’impression d’être face à sa Mecquei. » À l’intérieur, les marchandises s’additionnent pour atteindre des proportions massives, gargantuesques et monstrueuses. Dans Au Bonheur des dames, Émile Zola disait de son « étalagiste révolutionnaire » Octave Mouret qu’il « voulait des écroulements, comme tombés au hasard des casiers éventrés, et il les voulait flambants des couleurs les plus ardentes, s’avivant l’un par l’autre. En sortant du magasin, disait-il, les clientes devaient avoir mal aux yeuxj ».

Dans la profusion des lieux s’entremêlent les produits les plus courants – vêtements, savons – et les marchandises les plus exotiques – étoffes rougeoyantes, café, fleurs tropicales, oiseaux en cage. L’architecture et le mobilier confèrent à l’enceinte un lustre royal : colonnes, statues, candélabres, dômes, marbres, balcons et bois précieux sont augmentés des derniers prodiges technologiques : ascenseurs capitonnés de velours, systèmes de ventilation et éclairages électriques. Peu importe le faux, l’impression de luxe est réelle, elle éblouit, étourdit et désoriente le chaland. La multiplication et l’entassement des marchandises, dans des pays où l’économie reste contrainte par la rareté et la pénurie, symbolisent de façon quasi scandaleuse l’abondance et l’excès. Ce chaos était toutefois très bien ordonné. Si, aux yeux du chaland, les marchandises semblaient déposées çà et là sans souci de cohérence et d’ordre, leur juxtaposition était en réalité pensée pour frapper l’œil et stimuler l’imagination du visiteur, comme le remarquait déjà d’Avenel : « Il semble que la vente engendre la vente et que les objets les plus dissemblables, juxtaposés, se prêtent un mutuel appuik. »

Ainsi, certains produits étaient placés et disposés de façon inattendue dans le magasin : on pouvait soudainement retrouver dans un rayonnage ce que l’on avait autrefois pris l’habitude de voir dans un autre. Certains grands magasins cachaient les produits les plus populaires à des endroits inattendus pour pousser les visiteurs à l’exploration. De temps en temps, l’ordre des rayons était complètement chamboulé. Ce faux désordre amenait les chalands à parcourir le magasin de long en large et développait chez eux des envies de découverte et de surprise. Les visiteurs passaient donc plus de temps sur les lieux de vente, et, conséquemment, étaient susceptibles d’acheter davantage. Cette longue immersion prenait l’allure d’une chasse aux trésors, stimulant chez eux, comme l’a écrit Baudrillard, une « salivation féeriquel ». Cette course aux merveilles était sans fin : emporter avec soi un objet n’apaisait le feu du désir que momentanément, jusqu’à ce que celui-ci soit ravivé par la vue d’un autre trésor ou, plus tard, par l’envie de retourner sur les lieux du rêve éveillé.

Dans ce contexte, la marchandise, objet de tous les fantasmes, émerveillements et désirs, pressait d’autant plus le visiteur à l’achat qu’elle semblait évanescente ; un jour disponible, le lendemain déplacée, introuvable ou vendue. Dès lors, il fallait se laisser rapidement aller à l’achat, au risque de se voir dépossédé de l’objet si puissamment investi. Paradoxalement, cette impression de rareté se combinait à celle d’abondance. Continuellement renouvelée dans des volumes incroyables, la marchandise semblait, dans les grands magasins, inépuisable. En fait, la marchandise changeait assez peu, l’impression que les visiteurs avaient de la voir toujours renouvelée tenait à la sophistication de l’achalandage et à la savante scénographie des grands magasins : en bouleversant sans cesse les juxtapositions, les décors et les rayonnages, on donnait l’impression du changement. Par cette impression d’éternel renouvellement, on imprégnait un rythme à la consommation. Finalement, en tant que dispositif, le grand magasin avait fait quasiment disparaître la médiation physique du marchand entre le consommateur et la marchandise ; celle-ci se vendait désormais « elle-même », à la force de sa propre esthétique spectaculaire.

Ce rapport direct entre le consommateur et la marchandise a été renforcé par plusieurs trouvailles scéniques, permises notamment par des innovations technologiques. On cherchait en premier lieu à décupler les dimensions de l’espace de vente. Le fer forgé, l’acier, le béton armé permettaient la construction de bâtiments de grande ampleur qui se donnaient d’autant mieux à voir de l’extérieur qu’il était désormais possible de produire des plaques de verre de grande surface. Le verre était une technologie médiatrice capitale : il permettait de mettre la marchandise à vue, et ainsi de la rendre active, stimulante, tout en la tenant enfermée, sous contrôle. Dans les magasins, de grands miroirs donnaient l’illusion de marchandises démultipliées et d’un espace de vente infini.

Palais irréel et luxuriant, le grand magasin déborde de multiples marchandises placées là comme autant de petits miracles. Pour que l’émerveillement du chaland soit complet, il fallait que la scène du théâtre marchand soit préservée de toutes les trivialités de la production. En coulisses, s’affairaient de multiples travailleurs invisibles que ne croisait jamais la clientèle. Les employés gérant la comptabilité et la logistique du magasin étaient ainsi relégués dans des étages séparés. Cette mise en scène venait parachever la fétichisation : le produit n’était plus intrinsèquement lié à une origine, à un producteur, à un savoir-faire, à du temps de travail accumulé, il devenait un trésor à l’existence magique et spontanée. Dans ce haut lieu du fétichisme que constitue le grand magasin, la marchandise, coupée du travail, n’existe plus que dans un rapport direct et halluciné avec le consommateur. Le grand magasin est fait d’un ensemble de matières luxueuses – du marbre, des tapis, du bois précieux –, qui servent d’écrin à des marchandises magnifiées. L’abondance théâtralisée vise à immerger le chaland dans une ambiance aristocratique. Dans un tel décor, des marchandises dépourvues d’une véritable valeur d’usage et/ou d’échange sont dotées d’une grande valeur-signe. En les achetant, on achète l’idée du luxe, on emporte avec soi un peu du grand ensemble. Dispositif de diversion, ingénierie sensuelle, le grand magasin permet d’embaumer la marchandise d’une mystique et d’une puissance dont elle est totalement dépourvue en dehors de ce contexte. Ainsi travestie en signe luxueux, la marchandise frappe l’imagination du chaland, qui s’expose à en surévaluer momentanément la valeur d’échange.

L’esthétique marchande trouve sa sophistication maximale quand les magasins se montrent capables de construire de véritables expériences de simulation autour de la marchandise. En prépensant dans les lieux de vente toute une « aventure perceptuellem », il est possible de transporter les visiteurs dans un univers autre que celui, trivial, du commerce. Tous les grands magasins de France, d’Angleterre et des États-Unis ont pour ce faire régulièrement chamboulé leurs intérieurs pour les « exotiser ». De temps à autre, leurs établissements étaient redécorés tels des jardins japonais, des temples égyptiens, des harems marocains ou des bazars byzantins. Dans les grands magasins américains, l’exotisme des jardins d’Allah pouvait succéder à celui des rues parisiennes, tout aussi dépaysantes et fantasmatiques. Le thème dominant était néanmoins celui de l’Orient, qui portait en lui l’idée sulfureuse d’une transgression érotique. Ainsi aménagés, « exotisés », les grands magasins se transformaient en univers hyperréels (hyper realitas, au-delà de ce qui existe). Le lointain reconstitué artificiellement en magasin permettait aux visiteurs excités de vivre une simulation, la reconstruction d’un environnement qui n’était bien souvent jamais connu qu’en fantasme ; un « authentique simulé », pour reprendre l’expression de Jean Baudrillard. Ainsi, dans un tel décor, l’objet acheté était comme « recouvert » et « augmenté » par la simulation exotique.

Face aux grands magasins et à leurs mises en scène spectaculaires, certains boutiquiers avaient eux aussi compris l’importance de l’hyperréalité du lieu de vente. Les antiquaires parisiens cultivaient par exemple le caractère anachronique de leurs magasins, pour provoquer chez le consommateur bourgeois une expérience proche de celle des premiers collectionneurs réalisant de grandes trouvailles chez le brocanteur, dans le « désordre romanesque du bric-à-brac ». Il y avait dans ces boutiques un « désordre savamment mis en scène », des « façades soigneusement vieillies » et des « vitrines volontairement obscures »n. Là où les grands magasins simulaient le lointain, les antiquaires simulaient le passé. L’une et l’autre de ces reconstructions sont fantasmatiques ; elles visent à exciter l’imaginaire du chaland et à le plonger dans un rêve éveillé.

Mais certaines simulations visaient également à reproduire l’entre-soi bourgeois, par une projection cette fois-ci sociale. Il existait, au XVIIIe siècle dans les boutiques de luxe, puis au XIXe dans les grands magasins, ce que les Anglo-Saxons appellent des showrooms, des simulacres de salon. Au lieu d’être stockés sur le lieu de vente par catégorie, comme dans un entrepôt, les objets étaient mis en scène pour reconstituer des intérieurs bourgeois. Ces simulacres de salons servaient selon les occasions de lieux de sociabilité, de galeries d’exposition ou d’espaces de vente. Les clients pouvaient alors déambuler au milieu de ce décor, toucher, essayer, discuter. Dans ces simulacres d’espaces aristocratiques, on trouvait des tableaux richement encadrés, des sols couverts de tapis et de moquette, d’élégants fauteuils capitonnés. L’hyperréalité sociale des salons facilite la projection, l’appropriation mentale des objets. Les clients peuvent facilement, dans ces décors, s’imaginer leur futur achat en contexte. Autre effet d’importance, ces simulacres permettent de résoudre une contradiction centrale : celle d’un lieu dont l’ouverture au public est maximale et dont pourtant le prestige est celui d’un « entre-soi distinctif » et sélectif.

Ces espaces de simulation – du lointain, du passé ou des hautes classes – n’étaient pas figés dans un statisme muséal, mais au contraire régulièrement dynamisés, par une grande variété de spectacles. Lorsque Rodman Wanamaker organisait dans ses grands magasins une « fête de Paris », la simulation dépassait le simple décorum immersif et attirait à elle toute la bourgeoisie locale. Des défilés de mode (ou fashion shows) étaient organisés et permettaient à l’élite de Philadelphie et de New York de découvrir les dernières modes parisiennes. Dans les grands magasins d’Europe et des États-Unis s’organisait une variété de spectacles gratuits : pièces de théâtre, concerts, reconstitutions, cortèges, pantomimes et plus tard projections de films. Ces spectacles permettaient de faire du grand magasin un centre d’attraction, une grande fête imprimant quotidiennement sa marque à la vie urbaine.

L’INVENTION DU SHOPPING

Toute la richesse et l’expertise concentrées des grands magasins visaient donc à attirer, retenir puis étourdir le chaland par un rêve éveillé, à en affaiblir les capacités de contrôle et à le faire s’abandonner à ses désirs. Pour conserver les chalands le plus longtemps possible dans leurs murs, les grands magasins avaient mis au point un ensemble de services : restaurants, barbiers, musées, salons de beauté, salons de lecture, infirmeries, garderies d’enfants, salles de relaxation, équipements sportifs… En se rendant dans certains grands magasins, on pouvait se faire prendre en photographie, faire réparer ses lunettes, apprendre le vélo, écrire et poster une lettre… Cette logique de service était particulièrement dominante aux États-Unis, entre 1880 et 1920. Seuls les grands magasins les plus puissants financièrement, comme Macy’s ou le Palais de Marbre d’Alexander Stewart, étaient en mesure de multiplier continuellement leurs services, de manière à transformer leurs magasins en ville dans la ville. « Les organisateurs ont pensé à tout, commentait le docteur Paul Dubuisson en 1902 : comme il ne faut pas que la femme en visite au grand magasin se fatigue, on lui a ménagé des salles de repos, de lecture, de correspondance, de rafraîchissement. Il faut qu’elle considère le grand magasin comme un second home, plus grand, plus beau, plus luxueux que l’autre, où elle pourra au besoin passer tout le temps que ne lui prendra pas le souci de son intérieur et où elle ne trouvera autour d’elle que des visages aimables ; car il n’est rien dans ces étonnantes maisons – jusqu’au recrutement des employés et à leur façon d’être – qui n’ait son but : attirer et retenir la femmeo. » Celle-ci pouvait, à l’entrée du magasin, déposer ses enfants à la garderie, puis rejoindre ses amies dans le salon de thé du grand magasin. Ce salon permettait de transformer l’espace marchand en lieu de sociabilité, et par là même de multiplier et d’étendre les possibilités de contact avec les marchandises. Tous ces dispositifs d’accoutumance nourrissaient par ailleurs l’illusion d’un capitalisme de bienfaisance : les gérants des grands magasins tenaient à donner l’impression du désintéressement. Leurs établissements étaient des « biens publics » s’inscrivant parfaitement dans l’idéal de la démocratie de marché et du bonheur pour tous.

En favorisant la sédentarisation de leur clientèle sur le lieu de vente, les grands magasins étaient peu à peu devenus le lieu incontournable de la sociabilisation féminine. L’endroit permettait aux femmes d’échapper au foyer et de faire communauté, à l’image des hommes qui depuis longtemps déjà se réunissaient en clubs. Comme l’écrivait Zola, « il faut que la femme soit reine dans le magasin, qu’elle s’y sente comme dans un temple élevé à sa gloire, pour sa jouissance et son triomphep ». Dans le Paris, New York ou Londres du milieu du XIXe siècle, la présence féminine dans les rues avait quelque chose d’audacieux, voire de scandaleux. Selon la logique bien enracinée des sphères séparées, la place de la femme était au foyer, où elle était chargée de la bonne tenue de la maison et du quotidien de sa famille. Alors que déclinait l’autoconsommation, les femmes étaient de plus en plus poussées vers la sphère publique et marchande pour assurer le ravitaillement du foyer dont elles avaient la charge. Bien des bourgeoises évitaient alors le contact direct avec la ville, en se faisant conduire en voiture aux portes des commerces. Les femmes qui, au XIXe siècle, déambulaient dans la ville non accompagnées posaient comme un défi aux frontières de genre et à l’idéologie des sphères séparées. Ces flâneuses s’appropriaient la conduite et l’imagerie du voyageur urbain, mâle par définition, dominant l’espace public, « chassant » de boutique en boutique, à la recherche de la meilleure affaire. En tant que force sociale, le grand magasin est venu accompagner et appuyer ce bouleversement sociopolitique. Il est devenu l’agent de l’émancipation féminine bourgeoise, ou bien plutôt l’émancipation féminine bourgeoise a été l’instrument de sa prospérité. La nidification féminine n’était pas pour les gérants des grands magasins un hasard des affaires mais un objectif stratégique avéré.

Dans une vision utilitaire du rapport marchand, le client se rend sur les lieux de vente pour acheter un produit, défini à l’avance comme une nécessité. La visite en magasin aura pour objet, dans ce cadre, l’achat, négocié en relation avec le vendeur. Dans l’environnement mis au point par les grands magasins, au contraire, la marchandise se donne à voir partout et le désir du consommateur émerge à mesure que celui-ci parcourt le lieu de vente et se rend sensible aux stimulations. Les lieux ne sont pas fréquentés par des clients-acheteurs effectuant une tâche mais par des flâneurs-consommateurs s’abandonnant à un plaisir. C’est ainsi que l’on peut définir l’activité de shopping : la libre déambulation au milieu de marchandises contemplées et discutées. En tant que dispositifs, les grands magasins faisaient la promotion du shopping comme activité de loisir sociabilisante, comparable à une visite au musée ou au théâtre. À Londres, les publicités pour le grand magasin Selfridge l’explicitaient clairement : « Le shopping chez Selfridge : un plaisir, un passe-temps, une récréation », « une part importante du plaisir quotidien »q.

En côtoyant ainsi quotidiennement la marchandise, mise en scène et en spectacle dans le théâtre urbain, la population intègre spontanément ses changements esthétiques. Le défilé des marchandises en vitrine, ce flux permanent, les remplacements et mutations qu’il imprime, tracent une évolution esthétique à laquelle l’œil du consommateur s’éduque. En fréquentant régulièrement le grand magasin, le consommateur réalise un travail perceptuel, il habitue son regard, le sensibilise aux changements de forme, de couleur et d’agencement. Il en vient à déplorer l’obsolescence de ses achats passés et développe un besoin impérieux de renouvellement. C’est ainsi que le bal des marchandises accélère la dégradation de la valeur-signe des objets. Cette sensibilité des consommateurs aux modes est pour les grands magasins un impératif économique, leur viabilité économique reposant sur un fort volume d’affaires. On peut lire les efforts déployés par les grands magasins durant la seconde moitié du XIXe siècle pour faire de leur établissement un lieu de fascination spectaculaire, de service et de socialisation comme des tentatives de s’imposer dans la normalité et la quotidienneté de leur clientèle et de stimuler, renforcer et pérenniser une culture de consommation. Les grands magasins ont en quelque sorte discipliné la population. Ils ont développé chez elle l’habitude de contempler la marchandise et ont banalisé son achat.

Les grands magasins ont influencé les consommateurs à un niveau perceptuel mais également sous un rapport pratique. Ils se sont affirmés comme des centres éducatifs à destination des femmes, visant à raffiner leur sens esthétique et à peser sur leurs habitudes d’achat. Nombre de ces établissements mettaient en place des cours de broderie, de cuisine et de décoration. Des démonstrations vantaient les mérites de différents cirages, de nouveaux modèles de four ou de cafetières. Dans son histoire du Bon Marché, Michael B. Miller écrit que le grand magasin « devint un instrument bourgeois d’homogénéisation sociale, de diffusion des valeurs et du style de vie de la haute bourgeoisie parisienne au sein de l’ensemble de la classe moyenne française. Il y parvint […] en devenant une sorte de manuel culturel de base. Le Bon Marché indiqua aux gens comment ils devaient s’habiller, se meubler et occuper leurs loisirs […]. Il montra comment vivaient ceux qui avaient réussi, qui voulaient ou étaient en voie de réussirr ». Les grands magasins vendaient des marchandises consubstantielles au style de vie bourgeois, ils vendaient une identité de classe. L’appartenance symbolique à la bourgeoisie pouvait être achetée, sous la forme de tel vêtement ou de tel meuble. Par la marchandise, la population imitait et s’affiliait symboliquement à un groupe de référence envié. Les grands magasins jouaient le rôle de diffuseur de cette identité de classe. Ils constituaient des autorités culturelles pour toute la petite bourgeoisie qui ne possédait ni le capital financier ni le capital culturel suffisants pour réellement intégrer le mode de vie de l’aristocratie ou de la grande bourgeoisie.

L’influence des grands magasins affolait et scandalisait une part importante de l’élite bourgeoise, française comme américaine. Ces nouvelles « cathédrales de la consommation » étaient critiquées telle l’œuvre diabolique et géniale de prédateurs sans scrupule, capables de retourner contre la société et à leur profit la vanité et l’irrationalité féminines. Avec une grande sophistication, ces établissements asseyaient leur pouvoir en flattant les bas instincts de la femme, cet être ontologiquement faible. Sous l’influence des grands magasins, celles-ci devenaient des créatures impulsives : asservies par leurs désirs, étourdies par l’achat, elles abandonnaient leurs rôles traditionnels de mère et d’épouse. Tout l’édifice social menaçait de s’écrouler. Dans cet « Éden sans Adams », la femme retrouvait ses oripeaux de tentatrice devant précipiter la chute de l’homme. Le roman Au Bonheur des dames d’Émile Zola permet de saisir l’ampleur de la panique morale provoquée par ces marchands d’une nouvelle espèce : « Ils avaient éveillé dans sa chair de nouveaux désirs, ils étaient une tentation immense, où elle succombait fatalement, cédant d’abord à des achats de bonne ménagère, puis gagnée par la coquetterie, puis dévorée. En décuplant la vente, en démocratisant le luxe, ils devenaient un terrible agent de dépense, ravageaient les ménages, travaillaient au coup de folie de la mode, toujours plus chère. Et si, chez eux, la femme était reine, adulée et flattée dans ses faiblesses, entourée de prévenances, elle y régnait en reine amoureuse, dont les sujets trafiquent, et qui paye d’une goutte de son sang chacun de ses caprices. Sous la grâce même de sa galanterie, Mouret laissait ainsi passer la brutalité d’un juif vendant de la femme à la livre : il lui élevait un temple, la faisait encenser par une légion de commis, créait le rite d’un culte nouveau ; il ne pensait qu’à elle, cherchait sans relâche à imaginer des séductions plus grandes ; et, derrière elle, quand il lui avait vidé la poche et détraqué les nerfs, il était plein du secret mépris de l’homme auquel une maîtresse vient de faire la bêtise de se donnert. » L’un des grands motifs de la littérature critiquant l’essor des grands magasins était la possession sexuelle. La « palpeuse » entretenait un rapport érotique à la marchandise. Elle était décrite comme une créature lubrique, semblable aux prostituées, chez qui la vénalité et la sexualité se mêlent inextricablement. Possédée par la marchandise, la femme devenait un monstre de désir incontrôlé, comme l’indique ce passage d’un livre de 1882 : « Voyez-vous ce mari qui est venu conduire sa femme au grand bazar, qui la laisse en proie à la séduction du chiffon pendant de longues heures, qui la laisse s’éterniser dans l’admirable arsenal des attractions où elle vide sa bourse, les yeux allumés, la face rouge, la main frémissante, posée sur celle du commis boutonneur de gants […]u. » En tant que figure, la femme des grands magasins était l’héritière des demi-mondaines, mais elle annonçait également, en quelque sorte, la flapper des années 1920. Comme souvent dans les cas de panique morale, les déviantes ont fait l’objet d’une médicalisation. L’origine du trouble féminin était décrite par certains médecins comme « hystérique », « névrotique » ou « menstruelle ». Toute une littérature de ce genre s’est notamment développée à propos des femmes kleptomanes, véritables figures types de la frénésie féminine.

LA SCIENCE DE L’ÉTOURDISSEMENT

Au tournant du siècle, le grand magasin n’avait donc rien d’anodin. Il était cette force débordante et irrésistible, comparable à une substance capable d’altérer le caractère et le comportement : « “La tête m’a tourné… ; j’ai perdu la tête… ; je me suis sentie tout étourdie… ; il me semblait que les objets venaient à moi…” Voilà les expressions que l’on entend dans la bouche de toutes ces malheureuses prises au piège », constate le docteur Bontemps dans une étude médico-légale de 1894v. L’analogie se précise sous la plume d’un autre docteur, Paul Dubuisson, en 1902 : « Il faut encore tenir compte chez la femme des sollicitations multiples qui l’assaillent et qui, par leur nombre, leur variété, leur intensité, ne tardent pas à produire, chez certaines tout au moins – un effet assez comparable à ce que produisent les liqueurs spiritueuses sur les cerveaux faibles. Cette magasinite – qu’on me permette l’expression – n’est pour beaucoup, lorsqu’elle ne dépasse pas un certain degré, qu’une sensation agréable, telle que celle que peut procurer un verre de vin de champagne, mais pour d’autres, pour les malades, elle a parfois l’effet d’un verre de rhum ou d’absinthew. » Si l’« éthylisme » des flâneuses intrigue et affole la bourgeoisie, c’est parce qu’il sème le désordre dans ses propres rangs. Des procès pour vol donnent à voir les mères et les filles du monde, des femmes irréprochables, de condition aisée, prises à voler des bibelots insignifiants, qu’elles ont pourtant parfaitement les moyens de se payer. Ces scandales permettent aux commentateurs de conforter leur vision de la femme et de continuer à pérorer sur la fatuité et l’irrationalité féminines. Mais les médecins qui se penchent sur la question de la kleptomanie bourgeoise, comme le professeur Alexandre Lacassagne, remarquent également que la plupart des kleptomanes « ne sont pris que dans les grands magasins. Ils volent seulement là et pas ailleurs. Ces étalages provocateurs sont donc un des facteurs du vol. Ils sont faits pour exciter l’envie. C’est la mise en œuvre d’un trompe-l’œil. Il faut fasciner le client, l’éblouir, provoquer le désir et cela par une troublante exhibitionx ». Le vol n’est donc pas une incompréhensible déviance, mais l’effet logiquement produit par la marchandise à travers sa propre exhibition. Le grand magasin, par ses multiples techniques de spectacularisation, engendre une érotique irrésistible qui, même s’il ne pousse pas toutes ses clientes-victimes au vol, emporte la plupart d’entre elles au-delà de leurs besoins, voire de leurs moyens. Le vol est en quelque sorte l’ultime signe de la réussite du grand magasin en tant qu’un excitant commercial. Au cœur de ce dispositif, les badauds n’agissent pas, ils sont agis par des désirs pulsionnels. Le grand magasin est un chef-d’œuvre, commente, admiratif, le docteur Dubuisson, « et ce n’est pas faire reproche aux hommes prodigieusement habiles qui l’ont porté au degré de perfectionnement actuel que de constater que, dans l’intérêt de leur commerce, ils ont pratiqué l’art de la séduction, de la tentation, d’une façon vraiment géniale. Il n’est certainement pas une femme qui entrant dans un grand magasin avec l’intention très ferme de n’y acheter qu’un objet déterminé soit sûre de n’en pas sortir avec des articles qu’elle ne désirait même pasy ».

À lire les médecins, journalistes et autres commentateurs de la fin du XIXe siècle, on pourrait croire que les grands magasins ont brusquement tout inventé, qu’ils ont révolutionné le monde marchand et fait basculer d’un coup d’un seul l’histoire du commerce dans la modernité. On pourrait s’imaginer également que cette bourrasque a décimé le petit commerce traditionnel et a imposé soudainement un immense oligopole de la distribution, semblable à celui régnant aujourd’hui. Dans les faits, au début du XXe siècle, c’est-à-dire après un demi-siècle de développement, les grands magasins ne comptaient que pour 2 % à 5 % des ventes totales réalisées en Europe de l’Ouest et aux États-Unis. La plupart des techniques et des recettes qui ont fait le succès des grands magasins leur préexistent. Les prix fixes et la diversification des produits avaient cours chez certains boutiquiers et magasins de nouveauté dès le XVIIIe siècle, tout comme l’entrée libre et la pratique des prix bas et de la rotation des stocks. On trouvait également dans les boutiques de luxe fréquentées par la très haute bourgeoisie et la noblesse au XVIIIe siècle des simulacres de salons (showrooms), transformant les lieux de vente en zones de sociabilité et d’immersion hyperréelle. L’originalité du grand magasin réside en fait dans sa formule cumulative : il a concentré de façon cohérente une multitude de techniques et de recettes commerciales, qu’il a institutionnalisées en modèle d’affaires. Les formes les plus sophistiquées de spectacularisation de la marchandise, jusqu’alors ponctuelles ou limitées aux élites, ont été pérennisées et rendues accessibles à toutes les franges de la bourgeoisie. On peut ainsi considérer que les grands magasins ont accompli une première étape, fondamentale, dans la construction d’une culture marchande de masse.

En observant le fonctionnement de la grande distribution contemporaine, on constate la perpétuation du modèle d’affaires établi par les grands magasins à la fin du XIXe siècle. Dans les grandes lignes, le système commercial est identique : la grande surface d’aujourd’hui, maillon d’une chaîne de magasins, établit sa puissance sur des marchandises nombreuses et diversifiées, un volume de vente élevé et une rotation rapide des stocks. Les galeries marchandes et les centres commerciaux contemporains permettent de concentrer chaque jour dans un même lieu une masse considérable de chalands, qui se sédentarisent sur les lieux de vente, retenus par de multiples services complémentaires, tels que les restaurants et les salles de sport. Dans ces lieux, la mise en scène de la marchandise révèle une absolutisation des techniques et des stratégies mises en place par les grands magasins à la fin du XIXe siècle. Par exemple, dans les magasins Ikea de la fin du XXe siècle, les marchandises sont présentées dans des simulacres d’intérieur, comme elles l’étaient dans les showrooms un siècle plus tôt : chaque meuble, chaque objet, s’insère dans une simulation qui permet au chaland de se projeter dans son chez-soi. Cette immersion a été renforcée chez Ikea par l’implémentation d’un parcours client rigide : pour sortir du magasin, les chalands sont contraints de suivre un chemin, un parcours type, qui leur impose de voir se succéder toutes les pièces et les marchandises du magasin. Le parcours client allonge ainsi l’immersion du consommateur et multiplie mécaniquement les occasions d’achat, deux effets déjà au cœur de la scénographie des grands magasins du XIXe siècle. Leur réflexion s’est systématisée et scientificisée tout au long du XXe siècle avec l’avènement d’une discipline dédiée : le merchandising, qui vise à maximiser les profits d’un espace de vente par la réalisation de mesures quantitatives. « Le merchandising, c’est l’optimisation de l’espace de vente, avec : le bon produit (les assortiments), au bon endroit (l’agencement, l’organisation, l’implantation), au bon moment (les saisons, les modes, les stocks), au bon prix (la tarification, la concurrence, les marges) et en bonne quantité (le taux de service, la satisfaction clients)z. » Véritable « science de l’étourdissement », le merchandising réalise les intuitions et les ambitions du grand magasin par l’analyse des flux et l’objectivation du rapport compulsif à la marchandise. En suivant les déplacements des clients et en les cartographiant, il devient possible d’identifier les zones chaudes et les zones froides du magasin, c’est-à-dire les endroits à forte et à faible circulation, et de modifier l’agencement des rayonnages en conséquence (« réchauffer » un point froid par l’implémentation d’un produit d’appel, par exemple). En faisant se succéder ainsi les phases d’observation-quantification et les mesures de recalibrage, il est possible de manipuler le parcours client et d’amener les chalands à explorer la surface de vente de la façon la plus propice à la maximisation des profits.

La simulation hyperréelle est une autre caractéristique essentielle du commerce moderne ayant émergé au XIXe siècle. À la manière des antiquaires parisiens du XIXe siècle, accentuant soigneusement le caractère vieilli, désuet et chaotique de leurs étalages, bien des chaînes commerciales des XXe et XXIe siècles donnent dans l’« authentique simulé ». Certaines chaînes de boulangeries, par exemple, mettent en scène leurs points de vente de façon à reconstruire l’environnement fantasmé de la boulangerie traditionnelle. Des éclairages orangés embaument des produits sertis de boiseries. Au plafond, de vieux lustres et des poutres de bois. L’équipe des vendeurs travaille à desservir un maximum de clients, à la manière des employés de fast-food, tout en étant affublés du « costume » stéréotypé du boulanger : tablier blanc et toque. Aucun d’eux, pourtant, n’a jamais pétri la pâte : les lieux de vente, tout neufs, ne sont que l’espace de distribution d’aliments-marchandises produits en masse dans des usines agroalimentaires.

Toute cette « technocratie de la sensualitéaa » constitue un pouvoir constant depuis le XIXe siècle, que les commentateurs actuels du monde marchand, amnésiques, croient voir apparaître à chaque nouveau concept store. Prenons pour exemple la chaîne de vêtements américaine Abercrombie & Fitch, créée en 1892 et dont les magasins ont été repensés telles des expériences de simulation et d’excitation dès la fin des années 1990. En pénétrant dans ces magasinsab, le consommateur est immédiatement pris dans un tourbillon sensoriel : l’espace de vente, plongé dans une semi-obscurité, diffuse en permanence un parfum sucré et une musique techno très forte. L’entreprise a pensé ses boutiques en ingénieur social. L’exacerbation des stimulations sensorielles vise à placer les chalands dans un état de « surstimulation émotionnelle », à « désinhiber les clients de manière à favoriser des comportements d’achat de type impulsif, mais également des réactions comportementales économiquement positives (augmentation du temps de présence dans le point de vente, du montant des dépenses, du volume de produits achetés, etc.) ». Chez Abercrombie & Fitch, tous les codes habituels de la relation marchande sont euphémisés : les lieux, dans leurs codifications, font davantage penser à une discothèque ou à un club érotique. Le personnel en contact, très loin de son rôle traditionnel de marchand et d’intermédiaire, est là « pour contribuer à l’atmosphère festive et désinhibante du lieu […], le client sera surpris de voir les employés jouer entre eux avec les produits, allant, par moment, et sans doute par légère provocation, jusqu’à se caresser les uns les autres ». « Les formes de relation avec le personnel en contact sont si originales (toucher, prise dans les bras, danse, jeu, etc.) qu’elles priment sur les produits dans la perception des clients. » À l’entrée du magasin, un mannequin torse nu se laisse caresser et prendre en photo par les visiteurs. L’excitation sensorielle est « centrée sur l’exhibitionnisme du personnel en contact et le voyeurisme des clients ». La trivialité du rapport marchand s’efface à la faveur du spectacle. Le magasin devient, pour les groupes de jeunes qui le fréquentent, un lieu de sédentarisation et de sociabilisation. Abercrombie & Fitch leur propose de « construire et de consolider leur identité en existant dans et par le regard d’autres individus partageant les mêmes intérêts et en cela, de les fidéliser sur des bases plus affectives ».

Abercrombie & Fitch se situe ainsi dans l’héritage des techniques pionnières des grands magasins qu’il réactualise. Le magasin comme espace de concentration massive de marchandises et de consommateurs est un lieu où s’efface le rapport ponctuel de négociation marchande et où s’affirment en permanence le spectacle de la marchandise autonome et les jeux de regards de la foule.


3. LA DYNAMIQUE DES MARCHANDISES

La distinction-affiliation comme matrice de diffusion des objets

Les grands magasins vendent des marchandises consubstantielles au style de vie bourgeois. Tout ce commerce repose sur le fait que l’identité de classe de la bourgeoisie au XIXe siècle s’exprime principalement par l’accumulation et l’exhibition d’objets-signes. À ce titre, on peut considérer le bourgeois comme la première figure du consommateur et la culture matérielle bourgeoise comme étant à l’origine d’une culture de consommation généralisée.

LA CULTURE MATÉRIELLE BOURGEOISE ET SA FONCTION SIGNIFIANTE

La culture matérielle bourgeoise est à l’origine de la société de consommation. Pour le comprendre, il est nécessaire de saisir l’identité de classe de la bourgeoisie. Celle-ci semble difficile à définir, puisque le terme recouvre une grande variété de professions, de niveaux de fortune et de styles de vie. On l’applique communément aux marchands, aux financiers, aux rentiers, mais également aux hommes d’État, aux gens de loi et aux petits commerçants. La stratification sociale à laquelle renvoie la société de classes n’a pas la clarté ni la lisibilité d’un bâtiment à étages, mais bien plutôt la complexité et la densité des écailles d’un poisson, pour reprendre l’image utilisée par Adeline Daumarda : les classes se recouvrent à leurs extrémités et il est d’autant plus difficile d’établir des frontières strictes que de multiples critères hiérarchiques parallèles, familiaux, sectoriels et régionaux influencent les perceptions statutaires. Au XIXe siècle, la bourgeoisie peut être définie a minima comme un gigantesque « entre-deux » reliant les classes populaires et l’élite aristocratique. Banquiers, journalistes, commerçants, médecins se différencient sur bien des points mais, en tant que bourgeois, s’inscrivent tous dans une double opposition : aux classes laborieuses – dont ils viennent et où ils ne veulent pas déchoir – et à la noblesse, qui bien souvent les méprise.

Toute l’action du bourgeois vise à se préserver du travail manuel, qu’il considère comme ignoble – ig-nobilis, « non noble ». Le bourgeois est parfois un salarié : « Il ne craint pas de vendre ou de louer son intelligence, son savoir, ses conseils, sa surveillance, sa simple présence et même, s’il se trouve avoir une valeur marchande, son nom ; mais il ne loue pas ses mains, ses épaules ou ses reins. […] Ainsi la bourgeoisie se réserverait les professions d’initiative, de commandement, d’intelligence et laisserait aux classes populaires les métiers d’exécution, d’obéissance, d’effort physiqueb. » Repoussant le peuple, le bourgeois est lui-même rejeté par la noblesse : « Le bourgeois n’est pas noble : c’est même l’une de ses définitionsc », écrivait le duc de Brissac. Même s’il amasse une fortune considérable et s’impose par sa puissance, le bourgeois ne pourra jamais deviser d’égal à égal avec l’ancienne noblesse. « Le bourgeois, commente Marivaux en 1717, est un animal mixte, qui tient du grand seigneur et du peuple. Quand il a de la noblesse dans ses manières, il est presque toujours singe : quand il a de la petitesse, il est naturel ; ainsi il est noble par imitation, et peuple par caractèred. » La bourgeoisie, ainsi méprisée telle une sous-aristocratie illégitime et vulgaire, doit conquérir sa noblesse par son mode de vie.

L’entre-deux bourgeois n’a donc rien d’un espace moyen et neutre : c’est le lieu d’une bataille pour la conquête du prestige social et culturel. Pour participer à cette bataille, la fortune est une condition nécessaire mais non suffisante. L’aisance permet simplement d’entrer dans cette lutte qui est, elle, régie par la culture, l’instruction et les manières. L’appartenance à la bourgeoisie se conquiert par la maîtrise d’un répertoire, d’une façon de vivre. « Ce qui distingue le bourgeois, c’est la “distinction” », résume Edmond Goblote. D’où l’importance du « capital humain » que représentent les enfants. La bourgeoisie investit dans l’éducation des enfants, dont les études et la sociabilisation, longues et coûteuses, leur permettent d’acquérir les codes et le capital culturel nécessaires au maintien, voire au renforcement de la position familiale. Cet art de vivre bourgeois, dont dépend le prestige de classe, s’incarne dans une culture matérielle. Le bourgeois évolue au sein d’un « système possessif » : il existe socialement à travers les objets dont il s’entoure. C’est par ses possessions, mobilières et immobilières, que le bourgeois peut signifier au monde son bon goût. Celles-ci rendent visibles des frontières sociales fluctuantes, matérialisent la concurrence statutaire que se livre cette classe toujours mouvante, concurrence qui s’exprime premièrement par le lieu de résidence. Au XIXe siècle, les bourgeois entretiennent tout un rituel de sociabilisation à travers les « réceptions », visites pendant lesquelles ils ont tout le loisir d’évaluer l’habitation des uns et des autres, véritable incarnation de leur être social.

Le lieu de résidence matérialise de façon très nette les frontières de classe, comme l’explique Albert Babeau en 1886 : « On pourrait encore de nos jours diviser les habitants d’une ville par catégories, d’après le nombre des pièces qui composent leur logement de famille. Le cabinet sans foyer, c’est la profonde misère ; la chambre à feu, qui sert de chambre à coucher et de cuisine, c’est l’installation de l’ouvrier ; la cuisine est-elle séparée de la chambre, c’est un degré supérieur d’aisance. Si l’on a une salle à manger, c’est l’indice d’une situation plus relevée ; si l’on a un salon, on sort décidément des classes inférieuresf. » La fortune permet de vivre dans de grands espaces et d’affecter à chaque pièce une fonction précise ; détacher la cuisine de la salle à manger, la salle à manger du salon, séparer les lieux de vie des lieux de sommeil et offrir à chaque enfant sa propre chambre. Chez les grands bourgeois, cette spécialisation des espaces s’exprime par une tripartition du logement, divisé entre les pièces de réception, les pièces de service et les appartements privés de la famille. Dans ces grandes demeures, des escaliers de service « invisibilisent » la main-d’œuvre domestique en minimisant les occasions pour les maîtres de croiser leurs serviteurs. Isoler le home douillet et confortable des espaces de socialisation mondaine et des lieux de labeur domestique permet aux grands bourgeois de sanctuariser leur vie familiale et intime.

La grande demeure tripartite est l’optimum bourgeois qui distingue la grande des moyenne et petite bourgeoisies. Celles-ci sont contraintes à une organisation de l’espace plus modeste, parfois structurée autour d’une bipartition public/privé. On reconnaît ainsi très vite la petite bourgeoisie à l’exiguïté de ses appartements qui la contraint à cumuler dans des espaces uniques des objets qui, chez les grands bourgeois, se répartissent dans différents isolats fonctionnels, comme l’illustrent ces propos de Leora Auslander, commentant l’habitat d’une petite rentière vivant boulevard de Port-Royal à Paris (voir figure 6) : « Un ensemble salle à manger composé d’un buffet massif style Renaissance, d’une table, et d’un piano dans un coin de la pièce, une toute petite chambre à coucher avec un châlit de fer, et une table de chevet vaguement Louis XV – toutes ces marques sont celles de l’habitat de la petite bourgeoisie. La définition même du statut de petit bourgeois est de posséder des meubles de style bourgeois, disposés de façon bourgeoise. Mais ces meubles ne sont que de style bourgeois, car les pianos n’ont pas leur place dans les salles à manger, et les châlits de fer ne conviennent qu’aux serviteursg. »

L’un des grands signes d’appartenance à la bourgeoisie est la possession d’un salon. Selon l’expression de Goblot, on peut qualifier cette pièce de « barrière » et de « niveau » : c’est une barrière qui sépare la bourgeoisie qui en possède des classes inférieures qui n’en possèdent pas et c’est un niveau, un signe de reconnaissance, englobant toutes les strates de la bourgeoisie, qui ont en commun d’avoir atteint un degré de fortune suffisant pour s’offrir ce type d’espace. Dans les maisons bourgeoises, le salon est généralement installé dans la meilleure pièce, celle bénéficiant du meilleur éclairage, des plus beaux plafonds. Les meubles utiles et les objets intimes y sont proscrits. C’est un espace d’apparat, un théâtre aristocratique au sein duquel il est d’usage de recevoir ses visiteurs. La grande bourgeoisie possède souvent deux salons : un salon de famille, dédié au confort quotidien, et placé dans les appartements privés, et un salon d’apparat, plus directement accessible et réservé aux mondanités.

Dans ces espaces de réception et d’apparat s’accumulait une multitude d’objets : candélabres, tableaux, porcelaines, verreries, tapis, consoles, sculptures, draperies… Ce bric-à-brac saturait de coutume l’espace disponible, comme l’indique un guide de décoration américain de 1877 suggérant « qu’en autant qu’il y ait assez d’espace pour se déplacer sans se heurter aux meubles, il y a peu de chance qu’il y en ait trop dans une pièceh ». L’espace était gouverné selon une logique anti-utilitariste d’accumulation : le superflu s’étalait à profusion et donnait forme à un théâtre d’objets pittoresque. La bourgeoisie accumulait dans ses intérieurs des artefacts mauresques et des chinoiseries, juxtaposait du mobilier renaissance, gothique et baroque. Différentes époques et différents pays se combinaient dans ces intérieurs vomissants de signes, semblables aux cabinets de curiosités et aux musées. Ces assemblages hétéroclites dénotent une « impuissance à créeri » du XIXe siècle bourgeois. Alors qu’en France, sous l’Ancien Régime, chaque monarque donnait son nom à un style caractéristique, qui s’imposait en son temps avec harmonie et unité (les styles Henri II, Louis XIII, Louis XIV, Louis XV…), s’ouvrit après l’Empire le temps du pastiche historique, régurgitant par le faux tous les signes passés. La plupart des commentateurs ont vu dans cette rétromanie une prise de pouvoir symbolique de la part d’une bourgeoisie dépourvue de lignage et de légitimité. En s’appropriant les objets-signes de l’ancienne aristocratie, en jouissant de leur force distinctive, la bourgeoisie s’inventait des racines et consolidait son nouveau statut.

L’intérieur et ses objets avaient pour fonction essentielle de matérialiser et de signifier la richesse. À cette fin, les meubles et les bibelots étaient « augmentés » de tissus et de soieries. Des baldaquins se montaient sur les lits, des tapis recouvraient les sols et des tentures diverses « habillaient » les murs. Il fallait également revêtir les objets, empêcher la nudité des meubles et de leur « carcasse » en les recouvrant de riches étoffes, d’une valeur qui leur était parfois bien supérieure. Ces surajouts de tissus et de capitons, dans un espace déjà saturé de meubles et de bibelots, décuplaient la distance entre l’intérieur bourgeois « pâtissier » et l’habitat populaire, aride et nu. Cette logique ostentatoire explique l’insuccès des poêles en fonte au moment de leur apparition. Efficients mais inesthétiques, ils étaient délaissés par la bourgeoisie, qui préférait les cheminées, qui outre leur fonction de chauffage pouvaient être richement construites et servir de majestueux autels aux horloges, candélabres et autres bibelots.

L’ostentation bourgeoise s’incarnait également dans deux types d’« objets vivants » : les domestiques et les femmes. La présence autour des propriétaires d’un personnel domestique répondait aux mêmes logiques de proportion que l’habitat, sa partition et sa décoration. Plus on jouissait d’un personnel capable, par son nombre et ses spécialisations, de prodiguer de nombreux services, plus on marquait son élévation sociale. Dans les palais de la grande bourgeoisie s’agitaient majordomes, valets, intendants, régisseurs, précepteurs, cuisiniers, cochers, jardiniers, gardiens et femmes de chambre. Loin de pouvoir s’offrir une telle armée, la petite bourgeoisie, elle, déléguait son travail domestique à une « bonne à tout faire ». Comme le salon, le domestique était à la fois « barrière » et « niveau » : en posséder, c’était passer du côté de la bourgeoisie.

Ce rôle d’objet-vivant était aussi celui de la maîtresse de maison. Par son corps, sa parure et ses bijoux, la bourgeoise se devait d’exprimer le statut de son mari. Tout armaturées de crinolines, chargées de rubans soyeux et alourdies de tissus plissants, les bourgeoises se fondaient étonnamment dans leur intérieur. « En feuilletant les gravures de mode des magazines féminins à partir des années 1840, le lecteur est frappé par la ressemblance entre les robes d’intérieur et les draperies qui prolifèrent. L’association n’est pas uniquement formelle : les mêmes drapés et bouillonnés, les mêmes éléments de passementerie, les mêmes tissus habillent femmes et appartementsj. » La fonction d’objet-signe des femmes était plus évidente encore pour les galantes : défiler dans les salons avec à son bras une magnifique demi-mondaine, c’était afficher sa fortune aussi sûrement qu’en épinglant un diamant à sa cravate. « Habillée comme une fée, sans âge et sans nom, la femme est soumise aux mêmes transformations esthétiques que les objets qui composent l’intérieur bourgeois. Son corps n’appartient plus au domaine de la réalité vécue mais plutôt à celui de la relation avec les objets. Il est fétichisé, possédé, idéalisé, manipulé et contrôlé. Dans cette symbiose, la maison et le corps de la femme sont transformés en produits ou en marchandisesk. » Les bourgeoises avaient pour fonction de signifier la puissance financière de leur famille et devaient donc soumettre leur corps à l’ostentation, à la consommation et aux loisirs. C’était, selon l’expression de Thorstein Veblen, leur « office délégatairel » : il fallait qu’elles s’inscrivent, pour leur famille, dans l’idéal de l’oisiveté nobiliaire. On explique ainsi la lourdeur des vêtements de la bourgeoise : ceux-ci, en la rendant pratiquement « invalide », signifiaient l’interdiction de l’effort.

L’espace habité, son aménagement, ses meubles, ses bibelots et ses objets-vivants : tout s’entremêle pour former un langage. Ce langage a pour fonction de signifier une position : chaque objet est un marqueur social, un outil distinctif, qui va rapprocher ou éloigner son possédant de l’idéal auquel lui ou ses hôtes l’identifient. Ce langage des objets s’exprime à travers une syntaxe, qui ordonne chaque élément en un ensemble bien agencé. Pour se positionner sur l’échelle du paraître, la bourgeoisie doit maîtriser la grammaire complexe des styles ; comprendre comment combiner harmonieusement les bonnes étoffes et les beaux objets. Cette grammaire des styles, complexe et mouvante, nécessitait un travail d’apprentissage, qui échoyait toujours à la maîtresse de maison, préposée à ce gaspillage de temps et de substancem. Au besoin, l’épouse s’appuyait sur des manuels de savoir-vivre, ou s’adjoignait les services d’un tapissier-décorateur, l’aidant à distinguer le bon goût du vulgaire. Exceller dans l’art du décorum était absolument nécessaire pour participer à l’ostentation concurrentielle qui faisait le jeu de la bourgeoisie. Le degré de maîtrise de la grammaire des styles était considéré comme l’un des grands indicateurs de la valeur de la maîtresse de maison, et donc de sa famille. D’où l’importance pour le bourgeois de prendre pour femme quelqu’un capable de signifier au mieux sa fortune, d’organiser au mieux son paraître.

La dynamique d’accumulation, de mise en scène et d’ostentation d’objets n’aurait concerné que les franges supérieures de la bourgeoisie si elle avait été limitée à l’authentique, à l’œuvre d’art et au travail d’orfèvre. Or cette dynamique s’est étendue à toutes les franges de la bourgeoisie, même les plus basses. Ce qui a alimenté et densifié ce phénomène d’accumulation ostentatoire, c’est la production industrielle, qui a permis à ceux qui n’avaient pas les moyens de s’acheter des objets d’art d’acquérir des bibelots sans grande valeur d’échange, du faux luxe fabriqué en série. Le XIXe siècle a connu de multiples innovations technologiques qui ont permis la miniaturisation et la multiplication des objets d’art. Avec l’art industriel s’ouvrait l’ère du faux et de sa consommation frénétique de signes. La multiplication des marchandises entraînait la possibilité matérielle d’universaliser la lutte statutaire par les objets. Par sa façon d’accumuler et de disposer des bibelots et un mobilier éclectiques dans ses appartements, de couvrir sa femme de dorures et de riches étoffes, le bourgeois – grand comme petit – affirmait son identité de classe et, par l’émulation qu’il entraînait à sa suite, contribuait à l’éclosion d’une société de consommation. Celle-ci allait s’établir peu à peu, par le ruissellement des marchandises à travers la pyramide sociale. Mais, avant d’expliquer plus en détail cette prolifération des objets, il est nécessaire de comprendre le passage de l’ordre à la classe.

L’ÉCONOMIE DE LA VALEUR-SIGNE ET LA TENSION DISTINCTION-AFFILIATION

Avant l’avènement de la société de classes au XIXe siècle, le monde social semblait ordonné telle une « grande chaîne des êtres », au sein de laquelle chaque personne pouvait trouver sa place sur un continuum allant de la plus insignifiante créature jusqu’à Dieu lui-même. Cette scala naturæ légitimait l’ordre social et politique. Le système hiérarchique s’affirmait ainsi comme naturel et de toute éternité. La supériorité de la noblesse sur la roture se lisait dans le fait que les premiers étaient, sur l’échelle céleste, plus près de Dieu que les seconds. Les rangs avaient été ordonnés par la divine Providence. Sortir de la place que nous avait octroyée la création, c’était donc s’opposer à la volonté divine. Chaque être se devait d’évoluer dans un monde d’objets et de manières propres à son rang. Ainsi, des lois somptuaires signifiaient le code de consommation imposé à chaque catégorie sociale. À chaque ordre, son costume, sa demeure et sa nourriture. Consommer au-dessus de son rang, c’était se rebeller contre l’ordre naturel et commettre un péché. Le luxe affiché par la noblesse et les monarques offrait « bien moins l’expression d’une jouissance personnelle que l’accomplissement d’un devoir d’êtren ». Pour s’élever, le bourgeois, après avoir accumulé une fortune suffisante, devait s’anoblir et transmuter ainsi une « quantité d’avoir en qualité d’être ».

Avec l’effondrement de la société d’ordres, la consommation se trouve reconfigurée. La consommation statutaire exprimant un ordre divin fait place à la propagation des objets par les mécanismes du marché. Le code-légal devient code-combinatoire, système de conventions mouvantes. La « qualité d’être » ne faisant plus loi, la « quantité d’avoir » régit désormais seule la circulation et l’appropriation des objets. Les marques de l’aristocratie deviennent des signes de classe, en ce qu’elles peuvent être achetées. Ce changement de paradigme accompagne la prise de pouvoir de la bourgeoisie moderne. Cette société nouvelle s’annonce fondamentalement instable : le statut de chaque famille est chaque jour remisé sur le marché, où se produisent des ascensions, mais également des déclassements. L’univers social se recompose finalement autour d’un jeu de regards : « Une caste est une institution, une classe n’a pas d’existence officielle et légale, écrit Edmond Goblot. Au lieu de reposer sur des lois et des constitutions, elle est tout entière dans l’opinion et dans les mœurs. Elle n’en est pas moins une réalité sociale, moins fixe, il est vrai, et moins définie, mais tout aussi positive qu’une casteo. » Pour être jugé supérieur, pour être « considéré », il faut réussir au regard des autres. Dans l’arène, le statut dépend de l’opinion, et l’opinion des apparences : le bourgeois doit s’appliquer à éprouver sa richesse, à la démontrer par une panoplie de signes. D’où l’importance considérable de la marchandise et de sa consommation ostentatoire.

Nul n’a aussi bien décrit la fonction signifiante de la marchandise et son rôle dans nos sociétés que Jean Baudrillard, dans sa trilogie sur les objets-signesp. Aussi, nous reprendrons dans les lignes qui suivent une part de sa terminologie et de ses idées-forces. Aux valeurs d’usage et d’échange de la marchandise, bien connues de l’économie classique, il faut rajouter la valeur de signe. Comme nous l’avons illustré jusqu’ici à travers de nombreux exemples, l’acte de consommation ne se réduit pas à l’achat d’un objet fonctionnel, il se comprend également tel un acte de socialisation. Les objets remplissent certes des fonctions, mais permettent également la prise de rôles. La consommation constitue un « code universel », un « système de repérage » dominant, un langage qui permet de négocier des positions dans la société. D’où le parallèle que réalise Baudrillard entre le caractère réifié de l’objet de consommation et le fétichisme de la marchandise en régime de production capitaliste : « Ce que nous percevons dans la marchandise, c’est l’opacité des rapports sociaux de production et la réalité de la division du travail. Ce que nous percevons dans la profusion actuelle des objets-signes, des objets de consommation, c’est l’opacité, la contrainte totale du code qui régit la valeur sociale, c’est le poids spécifique des signes qui régissent la logique sociale des échanges. » Les objets sont le lieu « de la consécration d’un effort, d’un accomplissement ininterrompu, d’un stress for achievement, visant à faire la preuve continuelle et tangible de la valeur sociale ». Dans cette économie de la valeur-signe, les classes dominantes ont le « contrôle du procès de signification » ; le « monopole du code ». Ainsi, la jouissance et les choix qui semblent animer les individus face aux objets dissimulent la logique sociale de l’obéissance au code collectif : l’individu ne répond pas à des pulsions et besoins intrinsèques, il est emporté dans une lutte statutaire reposant sur un jeu de significations. Pour tenir son rang, pour être affilié à sa classe, il lui faut se conformer au code.

L’économie de la valeur-signe repose sur une discrimination non plus inhérente au rang naturel, mais liée au positionnement temporaire et mouvant de l’individu sur l’échiquier social. Cette mutation s’accompagne d’une révolution idéologique : la domination n’est plus spontanée, conférée par Dieu, mais acquise et légitimée par l’idéologie du mérite. La bourgeoisie se flatte d’être une classe ouverte aux extrémités. Contrairement à l’aristocratie nobiliaire, elle permet à chacun de rejoindre ses rangs, expliquant les ascensions sociales par la capacité, le talent et le travail. Symétriquement, au mérite répond le démérite : par l’oisiveté, l’incompétence ou l’imprévoyance, le bourgeois peut déchoir, frappé par la justice immanente du marché. En bref, dans la mythologie libérale bourgeoise, la richesse est, selon la formule de Veblen, « méritoire en soiq » : c’est un mouvement naturel qui, sur l’échiquier social, vient placer chacun au niveau de sa valeur propre.

Ce mythe étiologique de l’ordre social autorise chacun à « se prouver » : si l’autre ne m’est pas naturellement supérieur, il m’est légitime de vouloir le concurrencer et conquérir ce qu’il possède. Cette idéologie de l’égalité par la concurrence renforce et décuple une guerre des signes, qui est le moteur de la société de consommation alors en gestation. Dans la société de classes, la culture matérielle progresse selon une double mécanique de distinction-affiliation. Le bourgeois, pour tenir son rang, doit lutter contre les pressions du dessous, faire barrière aux inférieurs sociaux, par l’ostentation de signes distinctifs difficilement imitables, voire inaccessibles et par une meilleure maîtrise de la grammaire des styles. Tomber dans le « commun », être « confondu » avec ces inférieurs, c’est déchoir. Cette lutte statutaire contre les inférieurs se double d’une projection dans un groupe de référence égal ou supérieur, auquel il s’agit de se conformer. Ainsi, la guerre des signes prend toute sa force de la tension antagonique de la distinction-affiliation : il s’agit toujours de consolider et de défendre sa position de classe, tout en tentant des ascensions. La fin de l’ordre naturel ne mène pas à une égalisation par la consommation, mais bien plutôt à une montée de la concurrence par les objets-signes, une « obsession toujours nouvelle de hiérarchie et de distinctionr ». L’économie de la valeur-signe entraîne la prolifération des objets et la multiplication des modalités d’expression de la dynamique distinctive. Dans le même temps, cette économie décuple les frustrations, puisque l’idéal de mérite et de mobilité sociale accompagnant le déploiement de la consommation distinctive et ostentatoire se heurte à l’inertie de l’ordre social réel, où la reproduction sociale joue à plein et où, pour l’essentiel, les classes sociales restent largement hermétiques.

La mécanique de la distinction-affiliation s’illustre bien dans le snobisme, dont Frédéric Rouvillois a analysé l’histoires. Le snob est celui qui s’identifie à un groupe qu’il juge supérieur (l’aristocratie), voire à un segment précis de ce groupe (un ordre de chevalerie, une avant-garde). Il s’affilie à ce groupe en se conformant à son style, à ses modes de consommation et à ses opinions. Imiter les manières et l’allure de ce groupe de référence idéal, c’est se distinguer de l’ordinaire de sa classe, et par là conjurer la menace du commun. L’affiliation est d’autant plus distinctive qu’elle prend pour objet un groupe lointain, exotique, voire complètement fantasmé. « Le cosmopolite pourra se glorifier de ses relations privilégiées avec un groupe, une culture, une langue, des mœurs que les autres, les gens ordinaires, ignorent. » La stratégie distinctive du xénolâtre est particulièrement efficace : l’imaginaire social d’affiliation est prestigieux car exotique, et difficile à imiter car nécessitant de disposer de connaissances spécifiques. Si l’anglomanie domine chez les snobs français, la francomanie est tout aussi prégnante en Angleterre. Selon les situations, la référence xénolâtre peut être l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne ou encore les pays nordiques. La valeur distinctive de l’imaginaire social d’affiliation varie selon les cycles de la mode, eux-mêmes conditionnés par la concurrence des stratégies distinctives et leurs dévaluations et réévaluations. Ainsi, la mécanique de la distinction-affiliation ne s’applique pas simplement de façon pyramidale, selon de strictes stratifications sociales séparant la grande, la moyenne et la petite bourgeoisie : « Ce qui vaut pour un groupe social, le bourgeois rêvant d’être (pris pour) un gentilhomme, vaut également pour une aire culturelle, géographique ou linguistique : en manifestant son amour de l’étranger, paré de toutes les vertus et de toutes les grandeurs, en le préférant avec ostentation à ce que l’on a chez soi, on se distingue de ceux qui restent tout bonnement ici, ou d’ici, bref, de tous ceux qui se satisfont de la banalité de leur conditiont. » La guerre des signes s’impose à l’intérieur des classes elles-mêmes et oppose entre eux des individus.

L’économie de la valeur-signe et sa guerre permanente reposent sur une grande peur de la similitude. L’individu, menacé par l’homogénéisation, doit cultiver sa singularité, s’efforcer de rendre sa distinction irréductible. Plongé dans l’arène esthétique, chaque individu devient entrepreneur de sa propre distinction et le « soi » devient un projet, un objet à transformer et à « façonner ». Le « chic », le « style », le « bon goût » et le « je ne sais quoi » sont les nouveaux indicateurs de la valeur individuelle. Ils indiquent le degré de sensibilité esthétique et de puissance distinctive atteint par chacun. Maîtriser la grammaire des styles et éviter les fautes de goût est insuffisant : il faut, pour briller, développer une « signature », c’est-à-dire s’approprier une combinaison de signes et les marquer de son originalité. Dans l’économie de la valeur-signe, l’homme moderne est ainsi son propre créateur, il s’auto-institue. Chaque acteur individuel se retrouve responsable et entrepreneur de sa propre identité et se tourne vers le marché pour se construire. Tous les arrivismes deviennent possibles. La littérature de la seconde moitié du XIXe siècle regorge de ces individus qui déploient toute leur énergie à parveniru. Dans les grandes villes occidentales du XIXe siècle, chacun est amené à rencontrer des inconnus et à se présenter tel un inconnu. Il est dès lors facile de mentir à propos de ses origines, de son importance et de sa richesse, en simulant une position par les apparences du vêtement et des manières. Toute l’interaction sociale de l’urbanité nouvelle repose sur un jeu de regards, sur des impressions et des signes extérieurs. Cet anonymat et cette impersonnalité des relations urbaines tranchent radicalement avec la situation sociale des communautés villageoises traditionnelles. Dans ces espaces autarciques, les identités sont fixées dans l’esprit commun : les individus sont subordonnés à la longue histoire familiale et locale et les rôles et relations de chacun sont connus de tous. Imiter les classes supérieures urbaines serait dans ce contexte absolument grotesque. Mais, avec l’exode rural, l’individu peut fuir la surveillance du village, rejoindre l’anonymat de la ville et changer d’identité.

Le fait d’être entrepreneur de sa propre distinction nourrit l’arrivisme, mais également l’anxiété. Chaque individu se retrouve responsable de l’image qu’il renvoie aux autres, de sa distinction ou de sa médiocrité. Le comportement de consommation, qui cesse d’être inscrit dans les prescriptions de la caste, suppose désormais une expertise, des compétences, une acuité dont dépend notre réussite auprès des autres. Laissés libres d’adopter les meubles et les vêtements de leur choix, les individus sont tenus d’être perspicaces et inventifs, de maîtriser les bonnes manières, la grammaire des styles, et d’être capables de signature. Ne sachant quoi acheter, le bourgeois peut s’offrir une expertise marchandisée et par là apporter une solution à son ignorance. Aux désorientés du marché, le marché propose ses guides. Il y a par exemple la presse féminine, dispensant de nombreux conseils relatifs à la mode et à la décoration d’intérieur, mais aussi les manuels de savoir-vivre, les livres de décoration et d’étiquette. Forts de toutes ces ressources, les bourgeois pouvaient s’armer pour la guerre des signes.

LE SNOB, LE DANDY ET LE BOHÉMIEN : LES TROIS FIGURES DU PROTOCONSOMMATEUR

Une figure sociale du XIXe siècle incarne tous les phénomènes et tendances que nous venons de décrire dans ce chapitre : il s’agit du dandy, héraut de la culture du soi et de la distinction individuelle via la possession et l’ostentation d’objets-signes. Le dandy participe d’un mouvement qui vise à « fonder une espèce nouvelle d’aristocratie d’autant plus difficile à rompre », écrit Charles Baudelaire, qu’elle est « basée sur les facultés les plus précieuses, les plus indestructibles, et sur les dons célestes que le travail et l’argent ne peuvent conférerv ». C’est un « aristocratisme se moquant de l’aristocratiew », tout entier centré sur la distinction individuelle, l’originalité et la subjectivité. Le dandy se singularise par le goût et déploie sa supériorité esthétique par la marchandise, par l’ordonnancement original d’objets. C’est sa capacité à « construire sa tenue comme un chef-d’œuvrex » qui lui confère sa supériorité aristocratique. Son art du vêtement est indissociable d’une attitude élégante, provocatrice, originale, voire extravagante qui fait de lui un être insaisissable et illisible, et donc inimitable et hors d’atteinte des gens du commun et de leur trivialité. Convaincu d’être remarquable, le dandy apparaît telle la figure absolue de la recherche de distinction par les objets, les manières et l’attitude. Son dédain et son dégoût lui permettent d’ériger face au monde des barrières infranchissables. En cela, le dandy est la figure indéniable du protoconsommateur. Sa volonté de se façonner une identité, une image, un « moi » hors norme est symptomatique de l’« entreprise de soi » qu’impose l’individualisme de marché. En faisant de lui-même sa propre œuvre d’art, le dandy incarne la « conception protomoderniste du goût comme disposition subjective originale et créativey ». Personnification de la distinction, il s’oppose à la figure du snob, qui, elle, représente l’affiliation. Tandis que le dandy se veut radicalement différent et cherche, par son apparence et ses manières, à étonner, voire à choquer, le snob cherche surtout à se conformer aux usages d’un groupe social supérieur pour mieux intégrer ses rangs. La différenciation tapageuse est pour lui dangereuse, car intégrer les strates supérieures de la bourgeoisie nécessite de se fondre discrètement dans les modèles en place. Figures majeures de la bourgeoisie du XIXe siècle, le dandy et le snob sont en quelque sorte les incarnations des logiques de distinction et d’affiliation qui, par leur tension, donnent à la société de consommation toute sa force motrice et sa puissance sociale.

La capacité distinctive du dandy est fonction d’une esthétique individuelle, qui repose elle-même sur la connaissance des arts. Le sens artistique devient ainsi, au XIXe siècle, l’indicateur suprême de la valeur individuelle, la pierre de touche de la distinction. L’artiste est la figure de l’authenticité pure et de la maîtrise esthétique. Dans la société de consommation en gestation, il est la nouvelle autorité. Arbitre suprême du bon goût, il indique le nord : ses stratégies distinctives entraînent derrière lui toute la société bourgeoise que bien souvent il exècre. Pour l’artiste bohème du milieu du XIXe siècle, le « bourgeois », c’est le philistin, l’incarnation de l’ignorance conformiste, engoncée dans les convenances et incapable de nouveauté, repue de son confort et dénuée d’idéal. Le bohémien, lui, a choisi la marginalité ; il a renoncé à l’aisance matérielle par amour de l’art. Il s’agit pourtant d’une haine hypocrite, d’une fausse opposition, tant l’artiste et le bourgeois dépendent l’un de l’autre. La bourgeoisie en quête de modèles puise chez les artistes de nouvelles modes distinctives, que ces derniers leur facturent. L’élite économique et l’élite culturelle sont ainsi liées par un pacte. L’artiste sait créer et choisir les objets, il les réinvente en permanence, en tant que « législateur du goûtz ». Dans la société de marché qui s’annonce, les artistes prennent le rôle d’arbitre de la guerre des signes, mais ils sont également, comme les dandys, l’incarnation parfaitement aboutie du consommateur. Leur réaction narcissique au conformisme et à l’utilitarisme médiocre révèle chez eux une identité construite sur des objets-signes différenciants, surinvestis de fonctions expressives. La figure de l’artiste est symptomatique de la société de consommation qui se prépare où « acheter devient un geste d’invention, de découverte, l’expression d’une sensibilité et plus un simple rapport marchand aux objetsaa ». L’emprise culturelle des artistes sur les bourgeois se lit tout au long du XIXe siècle à travers de multiples suivismes et pratiques imitatives. Toute la bourgeoisie court après leur prestige et se revendique artiste : « Aujourd’hui, le mot va à tout et à tous, constate un contemporain. On est artiste comme on était propriétaire, c’est la qualité de celui qui n’en a pasab. » Les ateliers de peintre, de sculpteur et de photographe deviennent des espaces de mondanité où se rassemblent les bourgeois. Ces visites font l’objet de comptes rendus et de récits dans la presse : « Textes et gravures décrivent par le menu ces lieux étranges et fascinants où vivent les maîtres du goûtac. » Les manuels de décoration s’inspirent des ateliers d’artiste et importent dans les maisons bourgeoises, en les accessoirisant, des objets typiques comme le chevalet. Certains grands bourgeois s’aménagent, dans l’un des étages de leurs appartements, un simulacre d’atelier, où ils peuvent fantasmer l’aventure bohème.

Les dandys et les artistes bohèmes constituent l’avant-garde de la distinction par les objets. Ils s’adonnent souvent à la collection, une pratique qui leur permet d’exprimer leur érudition et leur goût. Suivant la voie tracée par cette élite sociale, les bourgeois s’investissent donc progressivement dans la chasse et l’accumulation de vieux objets. En récoltant les « déchets » de l’Ancien Régime, dispersés par la Révolution française et refluant depuis dans de multiples bric-à-brac, les bourgeois s’achètent en quelque sorte une noblesse. Le marché de l’ancien leur permet de conjurer par la patine la récence de leur richesse acquise, de « transmuer leur statut économique en grâce héréditairead ». « Le sang, la naissance et les titres ayant perdu de leur valeur idéologique, ce sont les signes matériels qui vont avoir à signifier la transcendance […]. Le passé tout entier rentre dans le circuit de la consommationae. » La collection permet également à chacun de se construire une singularité par le récit. Le fait de collectionner consiste à acheter et à agencer une série d’objets inutiles faisant sens pour soi. Il s’agit d’afficher une identité, de matérialiser un soi original. Ainsi, les collections signent « l’avènement d’individus qui revendiquent leur histoireaf ». Outil de guerre sociale, l’objet-signe est aussi support d’individuation.

La pratique de la collection telle qu’elle se développe au XIXe siècle est également – et paradoxalement – la manifestation d’un rejet de la société marchande. Le collectionneur bourgeois du XIXe siècle cherche généralement à accumuler des objets d’art, des antiquités et des pièces exotiques qui se caractérisent tous par leur unicité, en opposition aux objets industriels, sériels, produits en masse et donc sans valeur. Voilà pourquoi les bourgeois du XIXe siècle entretiennent un rapport aussi intense au monde de l’art. En achetant un objet d’art ou en commandant un tableau chez un artiste, ils s’inscrivent dans le sillage de la tradition aristocratique du patronage : l’objet acheté n’est pas l’énième reproduction sortie d’un moule industriel, mais le produit unique d’une rencontre entre un artisan et son commanditaire. Cet objet signifie une relation de pouvoir et porte en lui le récit de cette rencontre. Pour la bourgeoisie du XIXe siècle, les objets industriels, par leur sérialité, leur banalité, leur pauvreté matérielle et leur accessibilité, sont des objets de dégoût. Fuyant la vulgarité de la reproduction mécanique, la bourgeoisie célèbre l’objet d’art, l’objet authentique. On remarque ainsi que l’authenticité, principe moteur de la culture de consommation, est consubstantielle à la modernité industrielle. L’authenticité ne peut être évoquée telle une valeur qu’à partir du moment où la production des objets devient mécanique, massive et fétichisée.

Initialement cantonnée à quelques fureteurs, la pratique de la collection est, au milieu du XIXe siècle, massivement investie par la bourgeoisie et se répand dès lors progressivement à travers toutes les strates de la pyramide sociale. On voit, dans les classes moyennes et populaires, des individus fonder leur collection sur des catégories d’objets sans grande valeur ni prestige, comme les cartes postales, les coquillages, les poupées ou les fausses antiquités. Cette contagion de la collection va contribuer à diffuser le bibelotage dans les classes moyennes et inférieures et, par là, rendre légitime, puis banale, l’accumulation de multiples objets décoratifs dans les intérieurs, selon le principe de saturation de l’espace en signes, principe jusqu’alors limité à la bourgeoisie. La diffusion de la collection et du bibelotage, à la seconde moitié du XIXe siècle, contribue ainsi au développement d’un « mode d’accumulationag ». Mais, à mesure que ces pratiques se diffusent dans la société, leur pouvoir distinctif se réduit. « Tout le monde aujourd’hui collectionne ; tout le monde est ou se croit connaisseur ; car la mode s’en est mêlée », commente Maupassantah. Vulgarisée, la collection devient vulgaire et ulcère les gens de goût : « Dussions nous y périr (et nous y périrons, n’importe), il faut par tous les moyens possibles faire barre au flot de merde qui nous envahit, écrit Flaubert […]. L’industrialisme a développé le Laid dans des proportions gigantesques ! Combien de braves gens qui, il y a un siècle, eussent parfaitement vécu sans Beaux-Arts, et à qui il faut maintenant de petites statuettes, de petite musique et de petite littératureai. » Dépossédés de leur langage, écœurés par l’invasion des inférieurs et par l’audace des cuistres, les hommes de goût doivent alors raffiner leur grammaire, pour mieux se resingulariser. Ainsi, la grande bourgeoisie collectionneuse de la fin du XIXe siècle va chercher ses fétiches de plus en plus loin, et les paye de plus en plus cher, pour s’assurer de n’être plus suivie. L’unicité de l’objet d’art et la richesse de ses matériaux constitutifs suffisent, par leur coût très élevé, à tenir à distance la petite bourgeoisie. Les nouveaux riches, eux, sont empêchés par leur maîtrise insuffisante de la grammaire des styles. Les dandys et les grands collectionneurs peuvent tranquillement s’amuser de l’ignorance de ces accumulateurs incompétents.

LES FLUX ET REFLUX DES MARCHANDISES

À mesure qu’elle s’est propagée dans le corps social, la pratique de la collection s’est dévaluée, elle est tombée dans le vulgaire. Initialement force singularisante, elle est devenue déclassante. La collection, comme d’autres pratiques et d’autres objets, n’a pas d’essence. Elle est un support où se projettent des significations, significations qui évoluent selon les mouvements qu’imprime la lutte statutaire de la bourgeoisie. La dialectique distinction-affiliation agit sur les objets : elle leur imprègne successivement un sens et sa négation. L’objet signifiant un jour la supériorité se dégrade le lendemain : il provoque le goût puis le dégoût. La société bourgeoise est un gigantesque concert d’orgueils dans lequel les règles du jeu changent à mesure que les stratégies individuelles s’étalonnent. C’est la raison pour laquelle la grammaire des styles est si difficile à cerner : le code est mouvant et des mises à jour permanentes sont nécessaires à celui qui souhaite le maîtriser.

La lutte interne à la bourgeoisie pour le prestige produit de brusques appropriations d’objets suivies d’autant de rejets. Cette lutte symbolique imprime aux marchandises un mouvement de flux et de reflux. L’objet est investi par une élite, puis diffusé, par l’imitation, de proche en proche à travers toute la bourgeoisie. À mesure que l’objet « ruisselle » dans le corps social, sa signification s’en trouve métamorphosée. Reproduit, copié, l’objet devient petit-bourgeois, puis populaire. Il se retrouve finalement rejeté par l’élite qu’il dégoûte et qui, le fuyant, cherche à se resingulariser par de nouvelles pratiques de consommation. Ainsi, la course au prestige provoque à travers le corps social ce que l’on peut appeler le « ruissellement des marchandisesaj ». À mesure que les marchandises « ruissellent », les classes sociales inférieures sont progressivement imprégnées d’une culture de consommation bourgeoise qui, se massifiant, généralise et naturalise l’économie de la valeur-signe.

Si, à partir du XIXe siècle, les objets se mettent à circuler plus vite et plus nombreux à travers la pyramide sociale, c’est en raison de l’industrialisation et de la baisse conséquente des coûts de production. L’âge de la machine est également celui des nouveaux matériaux ; de l’aluminium, du caoutchouc et de la galvanoplastie ; du simili-or, du simili-bronze et du simili-marbre. « Dans les aristocraties, on fait quelques grands tableaux, et, dans les pays démocratiques, une multitude de petites peintures. Dans les premières, on élève des statues de bronze et, dans les seconds, on coule des statues de plâtreak. » À la culture de la copie, moquée ici par Tocqueville, il faut ajouter un autre facteur explicatif du ruissellement : la solvabilité croissante des classes populaires, à partir du milieu du XIXe siècle. Les budgets, longtemps vampirisés par l’achat du pain nécessaire à la survie, intègrent progressivement des objets autrefois perçus comme superflus et luxueux, comme les tapis, les montres, les mouchoirs, les ombrelles ou les garnitures de cheminée. On pourrait écrire ici l’histoire sociale de chacun de ces objets, dessinant à chaque fois la même trajectoire : autrefois réservés à l’aristocratie et à la bourgeoisie, ils ont « ruisselé » tout le long du corps social jusqu’à devenir des banalités, des matériaux bien « naturels », ayant basculé dans l’impensé. La séquence générale est bien connue : invention de l’objet, engouement pour cette nouveauté, multiplication via des techniques de copie de moins en moins coûteuses, généralisation, et enfin abandon de l’objet désormais trop vulgaire pour l’élite. Cette mécanique, mille fois repérée, n’est cependant pas une loi sociale immuable. Les exceptions sont nombreuses. Toutes les pratiques de l’élite sociale ne font pas l’objet d’un mouvement d’imitation et toutes les matières qui se diffusent massivement à travers le corps social ne sont pas systématiquement exclues des intérieurs bourgeois. Citons en exemple le cas bien connu du pantalon jean, qui représente une logique de diffusion inverse : c’était initialement un habit de travail ouvrier, mais il s’est diffusé jusque dans les classes sociales supérieures à mesure que celles-ci ont intégré dans leur garde-robe des styles de vêtements plus décontractésal. En outre, la dynamique des objets ne se réduit pas à un chassé-croisé interclasse, parfaitement imperméable. On trouve, à l’intérieur de chaque classe, y compris dans les franges les plus populaires de la société, des avant-gardes de la distinction par les objets-signes.

Ce que l’on appelle le « ruissellement des marchandises » est donc une tendance importante, mais pas unique, dans la dynamique de diffusion des objets. Ce qui anime le jeu marchand, c’est plus simplement cette dynamique même : le mouvement des marchandises à travers le corps social est sens cesse activé et réactivé par l’énergie qu’investissent les groupes humains dans le jeu de la distinction-affiliation. Les objets sont sans cesse investis, désinvestis et réinvestis par ces jeux d’orgueil incessants. La bourgeoisie, par son complexe d’infériorité originel, et par sa tendance compensatrice à surinvestir les objets-signes, tient un rôle fondateur dans la dynamique de consommation. Cette classe incertaine et incomplète, qui doit sans cesse prouver son être par l’avoir, signifier son identité par l’objet, a entraîné à travers elle tout le corps social. Par une compétition sociale fondée sur la compétence et le goût, par sa recherche effrénée d’authenticité, de reconnaissance et de distinction, elle a évacué vers le commun une multitude d’objets, de signes et de pratiques. La logique de consommation bourgeoise contenait donc en elle les principes de sa propre massification : elle s’est étendue, répandue et dilatée jusqu’à engloutir la quasi-totalité de la société.


4. LE FANTÔME DE LA MARCHANDISE

Incursion et prolifération de l’image dans le quotidien

Au XIXe siècle émerge l’infrastructure du marché, ses grandes entreprises de production et de distribution et leurs techniques de mise en scène et de spectacularisation. Mais en rester là ne nous permet pas de comprendre le raz-de-marée marchand. Comment la marchandise a-t-elle pu ruisseler vers toute la multitude humaine recluse dans les campagnes et les petites villes, et donc coupée de l’infrastructure marchande et de son influence ? Si la marchandise, à la fin du XIXe siècle, a si rapidement conquis les imaginaires, c’est parce qu’elle a trouvé en l’image l’instrument de son omniprésence. Une fois les progrès de la reproductibilité accomplis, il n’était plus possible d’échapper à la présence fantomatique de la marchandise, et les groupes d’hommes, à travers les distances, pouvaient se constituer et se reconnaître en tant que consommateurs.

DE L’AUTARCIE PSYCHOLOGIQUE À LA COMMUNAUTÉ IMAGINÉE

Avec l’avènement du marché moderne, le XIXe siècle a vu la dissolution d’une multitude de communautés villageoises et la constitution progressive d’une société urbanisée. Le développement des échanges, la salarisation, l’accroissement de la division du travail à l’échelle régionale puis nationale ont entraîné le développement d’une « culture de consommation », entendons par là une tendance, dans les groupes humains, à aller puiser des objets, des pratiques et finalement des comportements en dehors de leur environnement social et productif immédiat.

Dans la société précapitaliste, l’horizon géographique, matériel, cognitif et social est celui du village. Toute culture est locale car toute interaction est circonscrite, au point que changer de village, c’est bien souvent changer de coutume, de mœurs et de langage. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la langue maternelle en France est le patois, et le français reste une langue seconde et étrangère que seuls les jeunes parlent à l’école. L’espace environnant le village était bien souvent inconnu du paysan, sa vision de l’espace et des distances « était définie en termes de déplacements potentiels et de coutumes ; il ignorait des endroits proches qu’il longeait fréquemment et oubliait même leur existence si un changement de routine l’éloignait d’eux. Quant à voyager hors des routes familières, c’était là quelque chose qu’il entreprenait difficilementa ». « Dans nos campagnes, explique Émile Guillaumin, on n’avait pas la moindre notion de l’extérieur. Au-delà des limites du canton, au-delà des distances connues, c’étaient les pays mystérieux qu’on s’imaginait dangereux et peuplés de barbaresb. » Le voisin de quinze kilomètres, c’était déjà l’étrange et l’étranger. Le confinement spatial se traduisait, selon l’expression d’Eugen Weber, en une « autarcie psychologique », en une incapacité à se figurer une matérialité et des expériences alternatives. Lorsque des officiers français pénètrent sur l’île d’Oléron en 1830, la population leur demande ce que les gens de l’intérieur peuvent bien trouver à manger, eux qui sont si éloignés de l’océan.

Au début du siècle suivant, une bonne partie des hommes n’a jamais entendu parler de la guerre franco-prussienne de 1870. De nombreuses communautés rurales continuent de vivre en autarcie psychologique au moment de l’éclatement de la Première Guerre mondiale, comme l’illustre bien Marie-Catherine Santerre dans son autobiographie. Le 3 août 1914, elle et son mari Auguste, saisonniers agricoles, étaient à la moisson quand « éclata un carillon furieux, désordonné, extraordinaire… “Le tocsin – cria quelqu’un dans la plaine. – Il y a le feu dans le pays.” Alors, sur la route bordant le champ, on vit des hommes courir en criant. Mais on n’entendait point ce qu’ils disaient. Et sur leur passage les ouvriers, après une seconde de saisissement, partaient eux aussi au galop, pris de folie… Bientôt la plaine fut agitée d’un vent de panique. Au fur et à mesure que les cris leur parvenaient, tous se mettaient à courir. Mon mari et moi nous regardions sans comprendre, lorsque nous reçûmes en pleine figure, la nouvelle qu’un voisin lançait à son tour : “La guerre, c’est la guerre…” Nous étions stupéfaits. Et je me souviens qu’Auguste, se tournant vers moi, me dit : “La guerre, mais quelle guerrec ?” » Dans l’univers clos de ces paysans sans journaux et sans radio, le monde est une lointaine abstraction, et la catastrophe qui fracture le quotidien ne peut être que celle qui emporte le village.

Dans l’expérience commune, la connaissance du monde est celle que transmettent à leurs enfants les anciens, parents et voisins. Les voix que l’on écoute et les attitudes que l’on observe et imite ne peuvent être que celles de la communauté. À défaut d’être visible, le lointain n’existe pas. L’imaginaire est modelé par l’expérience immédiate et l’interaction quotidienne. Lors des veillées, les villageois s’échangent des histoires à propos du passé et des confins de leur territoire. L’histoire est une succession de périodes légendaires : les temps des seigneurs, de la Révolution et de Napoléon s’entremêlent à ceux des géants, des lutins et des elfes. Bornant le village, la nuit, menacent des créatures surnaturelles comme les sorcières ou les loups-garous. L’espace social clos de la communauté n’est traversé que sporadiquement, par quelques forains et colporteurs. Ces nomades à carriole et à hotte sont, dans la société traditionnelle, les principaux pourvoyeurs de nouvelles et de récits du monde. Les premiers apportent un spectacle, les seconds des marchandises. Parmi ces itinérants, le montreur d’images tient une place particulière. Il est le véhicule de ce qui deviendra le premier médium de la marchandise : l’imprimé. La première technique de reproduction des images, la xylographie – ou gravure sur bois –, est apparue en Europe dans le dernier quart du XIVe siècle. Le procédé est simple : il s’agit de tracer un dessin sur une planche de bois, puis d’entailler cette planche en « épargnant » les contours que l’on souhaite reproduire. La planche est ensuite enduite d’encre et recouverte d’une feuille de papier que l’on presse de façon à « imprimer » les motifs taillés. La xylographie va permettre de colporter dans le monde, du XIVe au XIXe siècle, toute une série d’images extérieures à l’isolat et étrangères au quotidien des communautés. Mais le déracinement par l’image reste très limité. En France, les colporteurs d’images sont fréquemment appelés des « montreurs de saints », tant les imprimés qu’ils diffusent sont souvent des images pieuses. Plus rarement, les gravures qui s’échangent sont des images de propagande, qui visent à flatter ou à dénigrer le pouvoir, ou des scènes de genre et des motifs propres aux légendes et aux traditions. Dans tous les cas, jusqu’au XIXe siècle, peu d’images véhiculent la marchandise. Les gravures sont de toute façon trop rares : leur production est un artisanat laborieux, les planches de bois gravées sont peu nombreuses, longues à entailler et finissent par se fendre sous la presse.

Mais de multiples innovations technologiques telles que la lithographie, la presse à vapeur Koenig (1814) et la presse rotative (1848) vont permettre à cet artisanat de muter en industrie tout au long du XIXe siècle. Là où une xylographie atteint un maximum de quelques milliers d’exemplaires à la fin du XVIIIe siècle, une lithographie peut être reproduite rapidement et à moindre coût par millions vers 1914. L’image n’est désormais plus cet artefact rare et insolite, tenant quasiment de l’œuvre d’art, mais une « feuille », perdue dans la masse banale des imprimés et servant de véhicule à une multitude d’idées et de produits. L’essence de la mutation tient bien à cette dimension instrumentale : l’image n’est plus vraiment un objet en soi mais un véhicule d’objets, un médium donnant à voir et à désirer de lointaines marchandises.

À partir du milieu du XIXe siècle, les marchands sont en mesure de faire circuler une masse croissante d’images à la gloire de leurs produits. Les grands magasins impriment des brochures et des cartes illustrées qu’ils distribuent gratuitement par centaines de milliers. Des cartes sont également produites par les fabricants, pour faciliter la connaissance et la reconnaissance de leurs marques et ainsi développer entre elles et le consommateur l’intimité nécessaire à la confiance. Mais les images produites par les magasins et par les marques sont parfois sans rapport direct avec le commerce et la production et s’inscrivent dans la continuité thématique de l’imagerie populaire séculière et traditionnelle. Par exemple, une marque de chocolat comme Schaal diffuse des cartes imagées sur le petit déjeuner à travers l’histoire. La marque ne fait alors que s’inscrire dans la continuité d’un imaginaire historique, relayant sa publicité au verso.

Au sommet de leur popularité, dans les années 1880, les cartes chromolithographiques font l’objet de collections chez les enfants et, avec les pages de la presse illustrée, servent à décorer les murs des foyers populaires. Agrégées, toutes ces images permettent pour la première fois aux gens du commun de briser l’autarcie psychologique, de se constituer un imaginaire marchand et d’entretenir par l’image de nouveaux désirs de consommation. Ce que l’on appelle aujourd’hui le « placement de produit » est souvent perçu comme un phénomène tardif et périphérique aux médias audiovisuels comme la télévision. Le fait pour un marchand de « placer son produit » au cœur d’une image est en fait intrinsèquement lié à la médiation, quel qu’en soit le support. L’image populaire – premier médium de masse – est, dès l’industrialisation des instruments de production, enrégimentée par les pouvoirs marchands, qui font produire et distribuer gratuitement des gravures afin de construire à la fois leur capital de marque individuel et une culture de consommation collective. On citera en exemple l’éditeur Glucq, associé aux imageries d’Épinal, qui produit de 1880 à 1896 une série d’images populaires et instructives sur les progrès de l’industrie. L’une d’elles est par exemple dédiée à l’histoire d’un crayon et vise a priori simplement à informer les lecteurs du procédé permettant sa fabrication. Il s’agit en fait d’une publicité déguisée pour la fabrique de crayons Contéd. Le placement de produit, loin d’être une sophistication tardive, est consubstantiel aux médias de masse, comme l’imprimerie elle-même est indissociable du développement des capacités productives enclenché par le capitalisme.

Alors que, dans les années 1850 à 1890, l’imagerie populaire, massifiée, est investie par les marchands, sa féerie, ses motifs et ses couleurs fascinent, notamment les enfants. Se développent des pratiques de collection et de « collimagee ». Dans certaines familles, les chromolithographies sont rassemblées, triées et collées dans des cahiers, où elles sont parfois commentées et décorées. Le collimage peut être interprété comme un véritable exercice d’éducation à la consommation. En classant ses images par catégories de produits, par exemple, l’enfant se familiarise à la marchandise et à ses usages. Poursuivant sa collection, il mémorise ses images et donc les produits, les marques et les slogans qu’elles véhiculent. De façon ludique, il éduque son œil aux objets et à l’espace marchand. Un jeu créatif s’articule autour des produits, qui deviennent des outils d’expression de soi. Par la collection et le collimage, l’enfant se constitue des fantasmes et un imaginaire personnel où la marchandise abonde. Ainsi, les produits de la médiation marchande s’insinuent dans l’éducation et l’imaginaire des enfants nés dans le dernier tiers du XIXe siècle. Pour cette génération, l’au-delà, l’extracommunautaire, est virtuellement présent et familier. Le catalogue, qui se développe à la même époque, accomplit des fonctions similaires : « Dans les salles de classe rurales, nous rapporte Daniel Boorstin, les enfants apprenaient à lire et à écrire dans le catalogue. Ils apprenaient l’arithmétique en remplissant les bons de commande et en faisant le total des prix. Ils s’entraînaient au dessin en copiant les illustrations et faisaient de la géographie en étudiant le réseau postal. Dans les écoles qui n’avaient pas d’encyclopédie, le catalogue de Ward’s ou de Sears’ était un substitut acceptable : il était illustré, indiquait en quoi les articles étaient faits, à qui ils servaient, combien de temps ils dureraient et, en plus, il en indiquait le prix. Dans de nombreux foyers sans livres d’enfants, la mère occupait sa progéniture en lui faisant regarder les images du catalogue. […] Les enfants de l’Amérique rurale pensaient que les grands livres de Sears’ et de Ward’s étaient les catalogues exhaustifs de tout le monde matérielf. »

À travers l’image, l’ailleurs se manifeste et pénètre les consciences et les imaginaires. Avec la massification de l’imprimé au XIXe siècle, les marchands conquièrent un pouvoir extraordinaire ; celui d’immiscer leurs marchandises dans les rêveries des populations, d’y planter les graines du désir de consommation. Outre leur distribution de lithographies et de catalogues, c’est surtout en faisant alliance avec le monde naissant du journalisme que les marchands vont trouver le moyen le plus efficace d’installer leurs marques et leurs produits dans les consciences. Tout au long du XIXe siècle, les journalistes se révèlent être de formidables professionnels de la fabrication des publics, capables de créer du commun, d’imposer quotidiennement aux masses leurs sujets de conversation. Progressivement, la presse en vient à échanger ce pouvoir d’enrégimentation contre de l’argent. Autrement dit, elle comprend que sa prospérité dépend non pas du fait de vendre du papier à des lecteurs, mais des publics à des annonceurs. Elle trouve là son modèle économique le plus puissant, socle de sa massification. Les meilleurs périodiques du début du XIXe siècle survivent péniblement grâce aux souscriptions de quelques milliers de bourgeois ; les plus grands journaux des années 1890 et 1900 vendent aux masses par millions.

En pénétrant le quotidien, l’imprimé fracture l’autarcie psychologique. Le journal illustré abolit les distances en juxtaposant les images du monde. Le présent n’est plus seulement l’ici et le maintenant ; il assimile désormais quotidiennement des nouvelles du monde, qui parviennent aux hommes par les journaux, et aux journaux par le télégraphe. Il est dès lors possible de penser à ce que les hommes du lointain vivent et ressentent. Ces visions nouvelles affectent profondément les populations, qui peuvent désormais se projeter dans des expériences inconnues et entretenir des rêves éveillés. En fracturant l’autarcie psychologique, les imprimés recréent du commun sur de nouvelles bases. Ce que les populations partagent désormais, ce n’est plus exclusivement la terre qu’elles habitent et les mots qu’elles s’échangent en face à face, mais aussi ce qu’elles lisent et voient. L’imprimé est le socle d’une recomposition sociale, où les hommes se confondent en une communauté de lecteurs et de spectateurs. On assiste ainsi à une nationalisation des sujets de conversation. L’actualité, les feuilletons, les faits divers, les catalogues et les manuels scolaires « synchronisent » les représentations et donnent forme à une conscience et une mémoire collectives. Par cette culture matérielle commune, on peut désormais faire communauté à distance. L’image des marchandises est reproduite et diffusée par millions et nul n’échappe à sa présence fantomatique.

DU MAGASIN AU MAGAZINE

L’imprimé sort les marchandises du carcan des étalages et des vitrines, pour les faire pénétrer dans les foyers. On peut ainsi considérer les catalogues, journaux et collections de lithographies comme des magasins de papier, qui permettent une chalandise virtuelle. Les catalogues matérialisent les produits par des illustrations détaillées, qui sont autant de répliques, en leurs pages, des rayonnages du commerce. En parcourant un catalogue ou leur collection d’images, les familles peuvent partir faire du shopping à tout moment, en restant chez elles, et sans rien dépenser. C’est une flânerie inversée : ce ne sont plus les hommes qui vont à la marchandise, mais l’image de la marchandise qui défile sous leurs yeux. Si l’image permet aux produits d’occuper les regards et de s’installer dans les imaginaires, c’est parce qu’elle est à la fois elle-même une marchandise et le véhicule d’autres marchandises. Toute sa puissance est là.

Cette double nature de l’image trouve son parachèvement dans l’émergence, à la fin du XIXe siècle, du magazine, terme dérivé de « magasin », et signifiant à l’origine entrepôt à marchandise. Son appellation ne trompe pas : le magazine, c’est le magasin chez soi. À la mobilité physique des marchandises dans l’entrepôt – le magasin – répond la mobilité visuelle et mentale des marchandises et de leurs images dans le magazine. Le magazine est le premier média de masse entièrement dédié à la consommation. C’est le lieu où les marchandises sont discutées : leur circulation symbolique y est travaillée, en préparation de leur circulation physique. Ce type de périodique émerge et se massifie aux États-Unis à la fin du XIXe siècle. Entre 1890 et 1905, les périodiques mensuels passent de 18 à 64 millions d’exemplaires par numérog. Le Ladies’ Home Journal, champion toutes catégories, passe d’un tirage de 100 000 exemplaires en 1884 à 1 million en 1904. À la suite des États-Unis, divers pays occidentaux adoptent la formule du magazine féminin avec plus ou moins d’empressement. En France, les premiers périodiques du genre – Votre Beauté et Marie-Claire – apparaissent dans les années 1930.

Comme le grand magasin, le magazine est « départementalisé » ; il s’organise en rubriques : histoires, reportages, voyages, conseils domestiques… Les lecteurs de magazines vont et viennent à travers les rubriques, ils se comportent dans les pages du magazine comme dans les allées du magasin : en ignorant presque certains linéaires et en nidifiant dans les rubriques de leurs marchandises préférées. Le quadrillage thématique permet au magazine de couvrir un vaste lectorat, et de le fidéliser en l’abreuvant de nouveautés à chaque nouveau numéro. Edward Bok, le rédacteur en chef du Ladies’ Home Journal, a lui-même travaillé l’analogie : « Un magazine à succès est parfaitement similaire à un magasin à succès : il doit entretenir la fraîcheur et la variété de ses marchandises, pour attirer l’œil et bénéficier du patronage de ses consommateursh. » Régulièrement remplies, les rubriques du magazine, comme les rayonnages du magasin, célèbrent l’abondance et la variété des marchandises. Cette célébration sans cesse renouvelée est le fruit d’un travail collectif : le rédacteur en chef/directeur du magasin indique sa stratégie éditoriale/commerciale à ses chefs de rubrique/chefs de rayon, qui la matérialisent par le travail d’une multitude de journalistes/employés, rouages interchangeables et remplaçables. Le grand magasin attire en son sein les chalands en les mettant en appétit devant une belle vitrine, le magazine fait de même avec sa couverture, colorée et aguicheuse.

Qu’il soit hebdomadaire ou mensuel, le magazine constitue un flux : chaque nouveau numéro périme l’ancien, en renseignant sur de nouvelles modes et de nouveaux objets. « Notre actualité à nous, lit-on dans Marie-Claire, c’est celle de toujours, l’inépuisable actualité de la vie qui change chaque mois. Qui change son chapeau, son bouquet de fleurs et sa coupe de fruitsi. » Comme le chaland des grands magasins, le lecteur des magazines effectue à chaque voyage un travail perceptuel. Nous pouvons reprendre terme à terme notre constat du chapitre 2 : le chaland/lecteur habitue son regard, le sensibilise aux changements de forme, de couleur et d’agencement. Il en vient à déplorer l’obsolescence de ses achats passés et développe un besoin impérieux de renouvellement. Le magazine devient finalement pour le consommateur un outil indispensable à l’entretien du regard : il permet de ne pas perdre des yeux le flux des marchandises et de travailler la grammaire des styles. Le magazine œuvre finalement au service du marché : en convertissant les regards, il crée la demande, fluidifie la circulation des marchandises dans le corps social et assure leur renouvellement. En suscitant ce mouvement, le magazine assure sa propre survie en tant que guide de consommation au quotidien : chacun de ses numéros est périssable et doit être remplacé, ce qui confère à l’entreprise générale sa pérennité.

Dans le secteur de la presse, à partir des années 1890, le modèle d’affaires dominant s’articule autour des bénéfices publicitaires. Il s’agit de réduire les prix, de façon à augmenter fortement les ventes et les abonnements, et toucher ainsi une masse considérable de lecteurs. Ce lectorat d’ampleur constitue une ressource que la presse propose à la vente : les annonceurs payent le journal afin de pouvoir diffuser leurs messages publicitaires auprès de cette masse. En faisant payer le coût de son entreprise non plus à ses lecteurs, mais aux annonceurs, la presse souscrit à un nouveau rapport de subordination et de dépendance vis-à-vis des marchands. Cet assujettissement a des conséquences immédiates sur les missions que le journal est en mesure de s’assigner. Les magazines s’adressent non pas à des citoyens – comme le faisaient les anciens journaux – mais à une masse de consommateurs, à des individus apolitiques et asociaux dont l’existence progresse et s’exprime uniquement à travers la marchandise.

Dans son modèle économique, le magazine doit se mettre au service de ses annonceurs, en créant dans ses pages une atmosphère éditoriale favorable, c’est-à-dire en produisant un contenu thématiquement et philosophiquement compatible avec les marchandises promues par la publicité. C’est ainsi que, dans les magazines féminins, les articles se consacrent avant tout à l’alimentation, à la mode et aux cosmétiques. On trouve, à proximité d’un article soulignant l’importance d’une bonne hygiène corporelle, une publicité pour un savon ; à côté d’un reportage sur un défilé de mode, l’annonce d’une grande marque de prêt-à-porter. Le contenu éditorial du magazine est un écrin qui doit permettre d’accompagner le discours publicitaire et d’en décupler le pouvoir persuasif et symbolique. La rentabilité et la pérennité du magazine dépendent en grande partie de cette « capacité d’accueil ». Celle-ci se dégrade si le magazine développe un propos et des thématiques contraires aux préoccupations marchandes. C’est ainsi que, aux États-Unis, Procter & Gamble a pu interdire aux magazines de placer ses publicités dans tout numéro dénigrant les religions ou traitant de thèmes comme la sexualité, la drogue, le contrôle des armes à feu ou l’avortementj.

Finalement, les contenus éditoriaux et publicitaires d’un magazine partagent un même objectif : celui de promouvoir des habitudes et une culture de consommation. Les publicités s’occupent de promouvoir des marques et des produits particuliers, tandis que le contenu éditorial inculque de façon plus générale des pratiques de consommation et, par là, indirectement, œuvre au profit de collectifs marchands. Par exemple, en faisant la promotion d’un idéal de beauté féminine s’exprimant par les moyens du marché – l’acquisition d’un certain type de vêtement et de maquillage –, les magazines forment les désirs de consommation de leurs lectrices et engendrent une demande dont certaines industries vont pouvoir tirer profit. La relation entre les magazines et les annonceurs est donc symbiotique. L’alliance bénéficie aux deux parties : la presse tire ses bénéfices d’entreprises qui financent par elle la conversion des masses à leurs produits. L’efficacité de ce travail de conversion provient de l’indistinction de l’éditorial et du publicitaire dans les pages du magazine. Celles-ci forment un système sémiotique complexe, fait d’images, de couleurs, de textes et d’effets de mise en page, éléments qui peuvent tous être manipulés afin de produire les effets de dilution voulus. Contrairement à la publicité télévisée, qui vient interrompre les programmes, la publicité magazine s’insère dans la continuité visuelle du médium. Contenus éditoriaux et publicitaires coécrivent un discours autour de la marchandise et livrent aux lecteurs un idéal dans lequel se projeter, de la matière à fantasmer, un rêve éveillé. Ils participent en somme au même spectacle.

Pour accentuer la dilution éditoriale/publicitaire, les annonceurs disposent en outre d’un certain nombre de techniques et d’outils. Ils peuvent tout d’abord éditorialiser leurs publicités, en rédigeant et en présentant leurs annonces à la manière d’articles de presse. Ils peuvent par exemple faire parler un médecin pour promouvoir leur produit d’hygiène ou leur médicament, ou encore présenter leurs produits sous la forme d’une découverte scientifique. Plus directement, il leur est également possible de rédiger eux-mêmes les articles d’information et de conseil publiés par les magazines. Dans les années 1880, par exemple, le grand magasin Le Bon Marché faisait publier dans L’Illustration des articles louangeurs à son proposk. Une autre pratique – plus insidieuse –, renforçant la confusion éditoriale/publicitaire, est le partage des styles visuels. Dans les années 1890 à 1930, bien des artistes produisent des illustrations à la fois pour la presse et pour les annonceurs. Les personnages qui peuplent alors les couvertures des grands magazines sont réexploités dans les publicités, si bien que, lorsque le Ladies’ Home Journal demande en 1902 à ses lectrices quelle est à leur avis la meilleure illustration éditoriale de l’année, celles-ci désignent un dessin qui est en fait une publicitél. Toutes ces pratiques permettent de mieux diluer le discours incitatif et prescriptif de la publicité dans l’objectivité présumée du contenu éditorial, et de faire tomber les barrières perceptuelles que le lecteur peut opposer au marchand qui cherche à l’influencer.

Mais le plus sûr moyen pour un marchand de voir s’accomplir la conversion des masses à ses produits est encore de l’entreprendre lui-même. L’un des premiers magazines féminins français, Votre Beauté, a été créé par Eugène Schueller, fondateur et dirigeant de L’Oréal, afin de développer la demande pour ses produits cosmétiques. Dans les années 1920, Votre Beauté publie plusieurs articles sur les cheveux blancs, décrits comme un déplaisant signe de vieillesse. Ces articles côtoient alors des publicités pour les teintures. « Le feuilletage attentif de tous les numéros de la période montre que ces occurrences fabriquent une narration cohérente autour du cheveu blanc, de la vieillesse qui guette et de la femme abandonnée par son mari, narration qui s’étaie au fur et à mesure du temps. Cohérente mais non moins éclatée puisque les motifs sont éparpillés dans les différents contenus et dans les différents numéros au milieu de plusieurs autres thématiquesm. » Par accumulation, publicités et articles donnent forme à un macrorécit et enveloppent le lecteur dans de nouvelles normes. L’éditorial affecte les perceptions, convertit le regard, suscite une anxiété, impose la nécessité d’une correction et la publicité propose une solution – un soulagement – par le produit. Articles et publicités coécrivent un récit qui est d’autant plus cohérent et mieux coordonné que sa production est assurée par une même entreprise. À travers l’exemple de Votre Beauté transparaissent les trois fonctions que la presse exerce auprès des masses : l’éducation à la consommation, l’implémentation d’un imaginaire social et la normalisation de la marchandise. Nous allons détailler ces fonctions dans les paragraphes qui suivent.

Par ses illustrations, reportages et articles, le magazine remplit une fonction fondamentale de figuration : il fait exister des pratiques, des objets et des corps qui, sans lui, demeureraient inconnus, car lointains donc invisibles. C’est par les magazines que les femmes des campagnes et des petites villes de la fin du XIXe siècle peuvent s’imaginer pratiquer le shopping, en observant les multiples gravures dépeignant les dames de la bonne bourgeoisie dans leurs escapades urbaines. Par ce travail de représentation, le magazine naturalise et normalise la pratique du shopping avant même qu’elle ne devienne matériellement et économiquement envisageable pour la majorité des lectrices. De façon similaire, les magazines font exister par l’image des objets qui demeurent trop chers et trop nouveaux pour exister dans le quotidien. Cet apprentissage des formes est renforcé par l’inculcation d’un vocabulaire spécifique, vecteur de nouvelles normes et préoccupations. Par exemple, dans les magazines du début du XXe siècle, articles et publicités commencent à diffuser des termes issus de la biologie et de la pharmacologie comme « antiseptique », « bactéricide », « micro-organisme » ou « épiderme », afin de mieux convertir à l’usage des produits d’hygiène et cosmétiques.

La deuxième fonction des magazines qui émergent à partir des années 1890 est l’implémentation d’un imaginaire social favorable à la consommation. Cet univers est complètement détaché du type et du niveau de vie réel de la population. Analysant le contenu des quatre plus grands magazines américains de la période – Munsey, Ladies’ Home Journal, Cosmopolitan et McClure –, Richard Ohmann décrit en négatif cet imaginaire en évoquant les phénomènes qui n’y sont jamais abordés : les ouvriers, les pauvres, les ghettos, le travail, l’immigration, les Noirs américains, les syndicats, les grèves ou encore « les idées socialistes et anarchistes, et les idées du libre marché elles-mêmes, en tant que système articulén ». Dans l’imaginaire social des magazines, le monde est un espace sans fracture, ni matérielle ni idéelle. Comme l’a ironiquement constaté Roland Marchand, « un historien qui ne se fierait qu’à ces tableaux sociaux pourrait croire que tous les Américains d’alors étaient très riches et distingués ». Lorsque les classes populaires figurent dans les « tableaux sociaux » colportés par les magazines, elles n’apparaissent que dans un rôle secondaire et fonctionnel : « Les tableaux dépeignent un monde où chauffeurs, bonnes et épiciers servent leurs patrons avec déférence et bonheuro. » Les tableaux sociaux ne mettent pas en scène la vulgarité des nouveaux riches, mais donnent à admirer une classe supérieure qui a tout de l’aristocratie : toilette, manières et distinction. Le Figaro-Modes en France et The Woman at Home en Angleterre consacrent beaucoup de leurs pages à des portraits et reportages sur les grandes dames de la noblesse et de la royauté. À défaut d’ancienne noblesse, l’Amérique, elle, admire ses grandes familles bourgeoises. Symbolique de ce décalage représentationnel est l’omniprésence des servantes dans les images publicitaires américaines des années 1920 et 1930, à une époque où la main-d’œuvre domestique se fait pourtant de plus en plus rare, même dans les foyers aisés. Dans son analyse des publicités de l’époque, Marchand relève que 85 % des servantes à l’image sont « jeunes, blanches, minces, avec des caractéristiques faciales similaires à celles de leurs maîtressesp ». Or la plupart des servantes dans l’Amérique d’alors étaient des femmes noires plutôt âgées. L’imaginaire social porté par les magazines n’a pas pour but de refléter la société et le quotidien, mais de fournir aux consommateurs d’images et de marchandises des tableaux débordant de richesses dans lesquels se projeter et fantasmer. Tout en proposant une participation symbolique et rêvée à la vie des riches – un vécu par procuration –, le paysage social des magazines construit le mirage d’une classe universelle, c’est-à-dire travaille à l’universalisation des valeurs et du mode de vie bourgeois.

La troisième fonction que l’on peut trouver aux magazines est la normalisation de la marchandise, c’est-à-dire la facilitation de son intégration dans les habitudes quotidiennes. L’imposition d’un nouvel objet, d’une nouvelle pratique, nécessite de vaincre des résistances et de gérer des contradictions sociales. Prenons pour exemple les fictions publiées dans des magazines américains de la fin du XIXe siècle. Ces histoires valorisent par le récit des modèles de comportement compatibles avec le marché : elles battent en brèche les normes sociales héritées du passé et hostiles à la consommation. Les magazines fonctionnent tels des lubrifiants sociaux, ils fournissent des récits qui permettent de « naturaliser » l’ordre marchand en gestation. Détaillons à ce propos le travail effectué par les magazines pour normaliser un nouvel objet qui apparaît dans les années 1890 : la bicyclette. Celle-ci suscite au départ bien des réticences lorsqu’elle est proposée aux femmes : selon les conservateurs, elle inciterait à la masturbation et compromettrait l’équilibre familial. La publicité seule ne suffit pas à endiguer la panique morale et à conférer une respectabilité à l’usage de la bicyclette chez les femmes. Tout au long des années 1890, les magazines entreprennent donc ce travail de normalisation, en multipliant les belles histoires dédiées à cet objetq. Dans ces récits, la bicyclette, loin de menacer l’ordre social traditionnel, permet à des jeunes gens de bonne famille de se rencontrer lors d’escapades, pour finalement se marier et fonder une famille. Ces histoires sont complétées dans les pages des magazines par des publicités vantant les mérites de marques spécifiques. Les fictions publiées par les magazines à propos des bicyclettes permettent de remodeler les représentations sociales entourant l’objet, de désamorcer son caractère transgressif, de tisser dans l’imaginaire collectif toute une série d’associations positives et de permettre ainsi sa large diffusion. Le récit réalise un travail de familiarisation positive, qui s’achève à partir du moment où l’objet trouve sa légitimité. Ainsi, à partir des années 1900, les histoires de bicyclettes se font plus rares dans les magazines.

DE L’IMAGE ANIMÉE AU RÊVE ÉVEILLÉ

L’émergence du cinéma à la toute fin du XIXe siècle accroît encore davantage la présence fantomatique de la marchandise. Le pouvoir projectif du nouveau médium est sans précédent. Le mouvement, le gros plan et le montage permettent de plonger le spectateur dans une succession d’ailleurs. Absorbé par l’image animée, le spectateur parcourt l’écran, observe les acteurs, leurs vêtements, les objets dont ils sont entourés… Son regard est tout entier monopolisé par la projection d’un monde plus grand que nature. Cet engloutissement sensoriel explique la puissance immersive et dramatique du médium, ainsi que son potentiel en tant que véhicule de la marchandise. Les films incitent à se projeter dans autrui, ils cultivent un regard fasciné et stimulent les désirs. « Ils fonctionnent telles des vitrines vivantes pour tout ce qu’ils contiennent ; des vitrines occupées par des mannequins merveilleux et nimbées d’une ambiance fétichiste de musique et d’émotionr. » On retrouve finalement au cinéma les trois fonctions marchandes décrites précédemment pour les magazines : l’éducation à la consommation, l’implémentation d’un imaginaire social et la normalisation de la marchandise.

La fonction éducative est très présente dans les premières années du cinéma. Jusque dans les années 1920, les projections consistent souvent en un panachage de petits films variés et incorporent des actualités. Dans les premières décennies du XXe siècle, le film d’actualité propose régulièrement des défilés de mode, transportant les spectatrices dans les grandes capitales mondiales de la haute couture, comme New York, Paris ou Milan. D’autres films se situent à mi-chemin entre le défilé filmé et la fiction : leur but est de promouvoir les dernières créations d’un couturier ou d’un magasin, par la mise en scène d’une héroïne à la toilette changeante, embarquée dans des aventures rocambolesques. On peut citer en exemple le feuilleton en cinquante-deux épisodes Our Mutual Girl (1914), suivant les pérégrinations de Margaret, une jeune fille de la campagne découvrant les fastes de la vie bourgeoise à New York et élargissant sa garde-robe à force de shopping sur la Cinquième Avenue. « Our Mutual Girl est dépourvu de fil conducteur narratif. Le feuilleton emprunte plutôt aux magazines féminins et à leurs détours habituels par le récit, le spectacle, le conseil, la mode et la beauté […]. Our Mutual Girl propose un modèle de récit fondé sur des promenades consuméristes et structure ses histoires autour d’un regard consumériste – une déambulation de type shopping, sans but, qui met l’accent sur les plaisirs visuels du costume et du détails. » Au moment de sa diffusion, en 1914, Our Mutual Girl est d’ailleurs accompagné d’un magazine gratuit, Our Mutual Girl Weekly, qui revient sur l’intrigue du feuilleton, tout en proposant des conseils de beauté et des articles sur la mode et le travail domestique. Là aussi, la relation est symbiotique : l’industrie du vêtement profite de l’exposition filmique de ses produits, tandis que les producteurs de cinéma, par ces films de mode, attirent en salle un nombre de plus en plus élevé de femmes des classes moyennes et bourgeoises.

Dès les années 1910, les grandes séries filmiques américaines mettent en scène la richesse et le luxe. Les héroïnes-shoppeuses changent régulièrement de toilette, sont couvertes de haute joaillerie et se rendent aux magnifiques soirées de la haute société, dans des demeures somptueuses où défilent à l’arrière-plan une armée de petites mains ; chauffeurs, nannies et majordomes. Immergées dans ce faste, les spectatrices hypnotisées dévorent des yeux des lieux dans lesquels elles n’iront jamais et des toilettes qui leur seront pour toujours hors d’atteinte. On relève donc au cinéma le même hiatus représentatif que dans les magazines. Dans les années 1940, une étude révèle que 61 % des héros hollywoodiens sont riches, voire très riches, alors qu’ils ne sont que 0,05 % dans la population réellet. On constate dans l’imaginaire cinématographique émergent les mêmes « absences structurantes » que celles observées dans la presse magazine : le travail manuel, la pauvreté, le syndicalisme et l’immigration sont des phénomènes très rarement représentés. Les personnages à l’écran forment une espèce de vaste « middle-class unique, sans clivages économiques ni tensions socialesu ». Si bien que lorsqu’un film prend pour personnage principal une pauvre jeune femme, celle-ci, malgré sa situation miséreuse, est souvent habillée pour plusieurs milliers de dollars. Les codes de la comédie romantique s’institutionnalisent très vite au début du siècle autour d’histoires de Cendrillon modernes, qui illustrent bien la perméabilité des frontières de classe dans l’imaginaire social hollywoodien. Par exemple, dans le film It (1927), Betty Lou (Clara Bow), une jeune employée d’un grand magasin, part à la conquête amoureuse du riche propriétaire des lieux. Elle se retrouve en concurrence avec une belle héritière, Adela Von Norman, mais l’évince très vite par son charisme et sa fraîcheur. Dans une scène mémorable, elle improvise les signes du luxe en se découpant une robe de soirée dans l’un de ses habits de travail, et se fait inviter au Ritz. Dans l’imaginaire social hollywoodien, les frontières de classe s’enjambent avec insouciance et malice, au point que l’on se demande si elles existent bien vraiment. Là aussi, il ne s’agit pas de représenter le réel, mais de « faire oublier aux gens leur environnement sordide, en même temps que les mille et un petits tracas qui les tourmentent tous les jours, pour vivre dans un monde de beauté et d’imagination créatricev ».

Dans les films, l’image des belles et élégantes actrices est à la fois miroir et vitrine : la spectatrice peut se projeter dans le personnage et en tirer un plaisir narcissique. Une fois sortis du cinéma, l’habit, le style, le maquillage de la star deviennent des moyens d’imitation : la marchandise est un support de médiation entre la star et son public. Telle robe ou tel chapeau porté par la star devient un artefact permettant la transformation de soi, la captation d’un peu de son aura. Dès le début du XXe siècle, les marchands prennent conscience du pouvoir magnifiant du cinéma, de la capacité du médium à stimuler toute une économie du désir. Très tôt, des fabricants de voitures et de joaillerie offrent aux studios leurs produits en échange de leur apparition dans des films et campagnes de presse. Par exemple, dans les années 1930, les studios Warner étaient contractuellement liés à General Motors et « plaçaient » nombre de leurs voitures dans leurs films. Comme l’observe Charles Eckert, « Hollywood a développé une préférence pour les “films modernes”, parce qu’ils permettaient de faire des placements de produits. Bien des fois, les scénarios ont été remaniés, pour permettre de tourner dans des lieux adaptés aux placements de produits. Les films étaient tournés dans des salons de mode, des grands magasins, des instituts de beauté, et dans des maisons de classes supérieures, dotées de cuisines modernes, de salles de bains, de grands salons et ainsi de suite ». Il ne s’agit pas « simplement de la contribution du commerce à Hollywood, mais des contributions d’Hollywood à la forme et au caractère du consumérisme lui-même ». Le cinéma a permis d’« établir des liens profonds entre la substance émotionnelle et génératrice de fantasmes des films et les objets matériels que ces films contiennent »w. La symbiose est particulièrement flagrante avec l’industrie de la mode et du prêt-à-porter. Les liens avec ce secteur sont déjà si profonds en 1930 qu’un grand magasin comme Macy’s se renseigne sur les vêtements portés par les stars dans des films un an avant leur sortie, ce qui lui permet de lancer la production de copies en prêt-à-porter puis de les vendre au moment même de la sortie du film dans des cinema shops.

Contrairement aux magazines, les films de cinéma ne dépendent pas des revenus publicitaires ; s’ils promeuvent un imaginaire fait de consommations nouvelles et luxueuses, ce n’est pas pour assurer leur survie économique en monnayant leur pouvoir d’enrégimentation auprès des marchands. Mettre en scène le monde enchanté et fastueux de la haute consommation est pour le cinéma central, plutôt qu’instrumental. Cet imaginaire permet d’embarquer les spectateurs dans des rêves éveillés : c’est une expérience de projection fantasmatique vendue et consommée comme telle. Le sociologue Herbert Blumer le remarque dès le début des années 1930, en collectant les paroles et les souvenirs de jeunes spectatrices : « Lorsque j’étais au lycée, j’aimais tout particulièrement les films se déroulant chez un millionnaire ou dans un lieu sophistiqué. Après avoir vu un film de ce genre, je m’imaginais vivre la même vie de confort que les filles de la bonne société que je venais de voir. La journée, je rêvais de garde-robes somptueuses, de belles maisons, de serviteurs, d’automobiles importées, de yachts et d’innombrables et beaux prétendantsx. » Le spectateur de cinéma, plongé dans le noir et les sens complètement engloutis par la projection, dévore du regard des personnages. Le plaisir scopophile, celui de regarder, d’épier, de scruter, est provoqué par le médium cinéma et la manipulation ingénieuse et sophistiquée du plaisir visuel qu’il permet. Au cinéma, les acteurs deviennent des objets de fascination, des objets érotiques, qui permettent en tant que tels une projection narcissiquey. Les stars sont des êtres désirables, des êtres à imiter et finalement des intermédiaires iconiques du marché, comme le révèle ce verbatim : « J’ai surtout apprécié Lauren Bacall dans les années 1940 et 1950 et je m’intéresse toujours à elle aujourd’hui. Ma coloration était la même que la sienne, j’avais le même style de coiffure et les mêmes types de vêtements sur mesure. Au début des années 1940, assortir ses chaussures, ses gants et son sac à main était un “must”. Je me souviens que c’était toujours une règle tacite chez Lauren Bacall et je m’identifiais à elle à cause de cela, ça a été ma “marque” pendant des annéesz . » Vecteur de marchandises, la star communique un peu de son identité et de son aura aux objets dont elle s’entoure.

Dès les années 1910, et surtout à partir des années 1920, les corps des acteurs et des actrices, exhibés à l’écran, s’imposent en vecteur fondamental d’influence sur les pratiques de consommation. Ces corps peuvent être décomposés en une série de caractéristiques – les cheveux, les yeux, le nez, la bouche, etc. – que la spectatrice fascinée peut chercher à copier, aidée en cela par les outils que lui fournissent le marché et notamment l’industrie cosmétique émergente : colorations, permanentes, fond de teint, rouge à lèvres… Dans son étude sociologique, Herbert Blumer relève par exemple la très grande influence des cheveux bouclés de Mary Pickford sur l’imaginaire des jeunes femmes nées dans les années 1900, qui ont souvent cherché à friser leurs cheveux pour mieux lui ressembler. Dans les années 1930, la mode des cheveux décolorés « blonds platine » s’appuie sur des actrices comme Jean Harlow qui, en plus des films, apparaissent également dans des magazines, où leurs toilettes sont citées en modèles. La star alimente ainsi un répertoire de formes visuelles qui « indique des effets de synergie importants entre les industries du spectacle, du cinéma et de l’apparenceaa ».

DE LA PROJECTION D’IMAGES À L’INDIVIDU COMME « PROJET »

L’histoire de la société de consommation peut être comprise comme celle de la multiplication et de la mise à proximité des images. Autrement dit, l’imaginaire de consommation et sa croissance s’expliquent par l’accélération de la circulation des images, à travers l’espace et le temps. L’homme du XXIe siècle demeure essentiellement un sédentaire, mais, contrairement à ses lointains aïeux, il a parcouru le monde par les images et sa mémoire est pleine « d’ailleurs ».

L’épanouissement de la marchandise a nécessité la modification du régime de visibilité. En se développant sans cesse depuis le XIXe siècle, l’imagerie de masse a anéanti l’autarcie psychologique des anciens et a permis à la marchandise de conquérir les imaginaires par sa présence virtuelle quotidienne. Dans cette nouvelle économie symbolique, la visibilité des objets est décuplée, comme l’est la propension des hommes à consommer les choses du regard. Avec la massification de l’image, les hommes deviennent progressivement des spectateurs ; ils prennent l’habitude de contempler la marchandise. Journaux, catalogues, magazines, photographies, cinéma : tous les nouveaux médias de la seconde moitié du XIXe siècle le confortent dans cette attitude ; tous ces nouveaux dispositifs tirent leur force et leur attrait de la pulsion voyeuriste qu’ils entretiennent. Le plaisir est également un apprentissage : via de multiples pérégrinations mentales, les spectateurs-consommateurs travaillent aussi à l’intégration de la grammaire des objets. La massification des images, pour les marchands, permet l’alphabétisation du consommateur : virtuellement omniprésente, la marchandise s’impose en signe universel, devient un langage parlé par tous.

La possibilité croissante pour les marchands de diffuser l’image de leurs marchandises est à la base de leur pouvoir. Depuis le milieu du XIXe siècle, des innovations successives permettent d’accroître continuellement ce pouvoir : chaque technologie s’ajoute à la précédente et permet à l’image de se propager davantage, et souvent à moindre coût. Chaque nouveau dispositif d’information et de communication vient accroître l’emprise des marchands sur l’imaginaire ; leur pouvoir de faire voir étant avant tout un pouvoir d’affecter. Par l’image, les marchandises nouvelles font une incursion dans l’esprit des populations, y sont « conscientisées », avant d’y être naturalisées, comme si elles avaient toujours existé. Au-delà des marchandises elles-mêmes, les images véhiculent les attitudes propices à leur épanouissement. Dans les magazines, au cinéma, c’est l’esprit de la vie « moderne » qui est célébré et qui circule, à travers des visions du monde, des visions du corps, de la beauté et du plaisir. L’instrumentation médiatique confère aux marchands le pouvoir d’induire des significations, d’accentuer des changements culturels, d’appuyer le développement de nouvelles pratiques et représentations. Les images confèrent aux marchands un pouvoir inédit d’influence.

L’individu entrant dans la modernité se retrouve progressivement connecté au système industriel : les marchands lui apportent les images qui animent sa cognition, comme ils lui fournissent les aliments qui passent à travers son tube digestif. Les médias viennent concurrencer la communauté organique dans la fonction de dire le bon et le mauvais, le vrai et le faux, le moral et l’immoral. Les médias fabriquent des publics, les « constituent », en leur fournissant régulièrement toute une collection d’images à regarder, à discuter, à désirer et à imiter. Là se trouve le plus grand accomplissement des marchands : avoir progressivement recomposé les ensembles humains selon leurs produits ; avoir donné forme, par leurs productions et émissions non coordonnées, à la communauté imaginée des consommateurs. En consultant les pages d’un catalogue, en décorant ses murs de chromolithographies, en achetant un journal illustré, en allant au cinéma, l’individu sort de sa communauté organique de producteurs et rentre dans la communauté imaginée des consommateurs. Cette capacité nouvelle d’enrégimentation est parfaitement illustrée par les magazines féminins. En les lisant, des millions de femmes dispersées à travers un continent accomplissent la même expérience transformatrice : elles explorent un même univers matériel, partagent un même apprentissage des objets, des nouveautés, des assortiments et des modes. Les magazines leur fournissent un répertoire visuel et conversationnel commun ; ils bâtissent une culture féminine globale, affranchie des particularismes locaux, qu’ils soient matériels ou lexicaux. Intégrée dans cette communauté commerciale imaginée, la femme moderne partage avec ses « consœurs » consommatrices des préoccupations, des désirs, des aspirations et des modèles, tous atteignables par le marché.

La prolifération des images marchandes permet donc d’uniformiser les calendriers, les expériences et les représentations, autrefois atomisés et dépendants de l’environnement local visible. Le développement des médias va alimenter le désir d’ailleurs, et notamment l’exode rural, la ville étant perçue à raison comme le théâtre privilégié de la consommation et du divertissement. Avec la dissémination médiatique se développe une culture de consommation nationale et internationale bien perceptible : certains noms de marques se substituent aux noms d’objets et quelques slogans se transforment en locutions proverbiales. Le fantôme de la marchandise plane sur les conversations courantes et, au-delà du langage, porte avant tout sur l’imperceptible ethos. Par leurs actions combinées bien que non coordonnées, les producteurs d’images induisent un nouveau rapport au monde, constitué de normes, de stéréotypes, de pratiques et de rôles compatibles avec l’ordre marchand. Le contrôle des moyens de production symboliques garantit aux marchands l’accès aux consciences. L’imagerie commerciale, par ses absences structurantes et ses schèmes répétitifs, postule un monde qu’elle fait vivre dans les têtes. Son action est créatrice et prescriptrice : elle met en place des clichés, des tableaux sociaux, et, par là, réinvente le sens commun. L’avènement de l’image de masse, l’émergence des médias, garantit donc aux marchands leur hégémonie culturelle. Cette hégémonie sous-tend l’inexistence, l’impossibilité – ou tout au moins la grande difficulté – de s’imaginer d’autres univers sociaux et symboliques. « Le consommateur intériorise dans le mouvement même de la consommation l’instance sociale et ses normesab. »

La prolifération croissante des images à partir du milieu du XIXe siècle permet aux populations de se projeter dans un ailleurs. Cette possibilité nouvelle charrie avec elle les souffrances de l’insatisfaction et de l’incomplétude. « En présentant la vie de la jeunesse moderne de façon attirante et romantique, dans un cadre de luxe et de liberté, les films provoquent une certaine insatisfaction à l’égard de la vie telle qu’elle se présente pour la plupart des gens », analyse Herbert Blumer dans son étude de 1933 sur l’influence du cinéma sur les comportements. « Les jeunes femmes et les jeunes hommes peuvent être amenés à comparer leur propre vie avec ce qu’ils voient à l’écran. Une telle comparaison peut favoriser chez eux l’insatisfaction et le trouble […]. Les films présentent souvent des extrêmes comme étant la norme. Une norme très attrayante, qui plus est.ac » Son analyse peut être élargie à l’ensemble des nouvelles technologies de l’image que nous avons décrites dans ce chapitre. Abreuvés de multiples récits exotiques, les jeunes gens du début du XXe siècle ne pouvaient que ressentir l’ennui de leur existence, tout particulièrement s’ils évoluaient dans de petites communautés rurales.

La prolifération des images a amené chacun à se projeter dans des mondes sociaux inimaginables jusqu’alors et à en souffrir. En donnant chair à des fantasmes consommatoires, les images marchandes ont cultivé la frustration de n’être « que soi », un soi limité, incomplet et pauvre. Avec la prolifération de l’image émerge la possibilité de se concevoir soi, non plus comme la part indissociable d’un tout communautaire, mais comme un sujet désirant, unique et inspiré du dehors à un ensemble d’appétits nouveaux. L’imagerie de masse débride la mécanique de distinction-affiliation : on peut désormais prendre comme point d’émulation, comme repère symbolique, un groupe lointain, étranger, voire purement chimérique, qui n’a d’existence réelle que dans les pages des magazines et sur les pellicules produites par Hollywood. Tous les liens entre le regard, le désir et la possession s’en trouvent transfigurés. L’individu moderne est un individu réflexif, désirant devenir différent, se transformer et s’améliorer, principalement parce qu’il a la possibilité matérielle d’exciter sa conscience par-delà le local, le banal et le quotidien. C’est bien la mutation du régime de visibilité, causée par les progrès de la reproductibilité, eux-mêmes portés par la dynamique capitaliste, qui explique l’avènement de la conscience moderne.


5. L’ESPRIT DE CONSOMMATION

Sur les mutations mentalitaires produites par la marchandisation

Les médias de masse qui émergent à la fin du XIXe siècle permettent à l’individu de s’affranchir mentalement de sa communauté, de se construire un imaginaire de consommation riche de multiples objets-signes. Les mutations de l’infrastructure et la prolifération des marchandises qui en découle entraînent une mutation anthropologique, un bouleversement des consciences et des normes. Alors que le capital s’enracine, on voit se développer dans les populations une faculté de jouir toute nouvelle. Aux doctrines ascétiques d’hier succède la célébration de la liberté individuelle et de l’expression de soi. Désormais, l’individu se construira seul, ou du moins le pensera-t-il.

L’ORDRE COMMUNAUTAIRE
ET SES EXPRESSIONS MENTALITAIRES

Pour comprendre le profond bouleversement des mentalités qui s’est produit au tournant du siècle en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, il est nécessaire dans un premier temps d’expliciter et de décrire les normes comportementales typiques des communautés villageoises isolées. Avant la constitution du marché, la communauté agricole autarcique est la structure dans laquelle évolue la vaste majorité de la population. Cette communauté dépend en grande partie d’elle-même pour assurer sa survie. Amasser suffisamment de ressources alimentaires pour survivre aux années, et notamment aux hivers, appelle une coordination collective du travail. Les moissons et les fenaisons nécessitent un travail qui excède de loin les capacités de la seule famille restreinte : celle-ci dépend de la force de travail qui lui est fournie par la communauté villageoise. D’autres tâches comme les mondées, la saignée du cochon, la garde des troupeaux ou les grandes lessives incitent à une organisation collective du travail. Dans cette structure économique, où la survie de chacun dépend directement de tous, il est impossible de voir se développer des conceptions éthiques et mentalitaires relevant du désir de consommation individuel. Les attitudes qui composent l’individualisme moderne sont pour la plupart impensables et inconcevables, car incompatibles avec un impératif de survie nécessairement communautaire.

Au-delà même de son travail, l’individu appartient à la communauté. L’encadrement familial et communautaire des unions maritales en témoigne. Détaillons ce que nous révèle l’anthropologie historique française à ce propos. Constatons tout d’abord que, dans la communauté paysanne, le mariage fondait l’alliance de deux travailleurs, d’un homme et d’une femme qui s’associaient pour faire face au dur labeur nécessaire à la survie. Les parents, maîtres en leur domaine, dominaient le jeu matrimonial et orientaient les choix de partenaire de leurs enfants. Ces derniers étaient subordonnés à leurs aînés par la loi de la terre : quitter l’exploitation familiale, c’était risquer l’ostracisme, l’errance et la mort. Les parents et la communauté au sens large veillaient à l’homogamie professionnelle et sociale des futurs époux, ainsi qu’à la fonctionnalité de l’alliance sur le point de se constituer. En se mariant, l’homme et la femme formaient une unité productive qui engageait la stabilité et la survie de la communauté tout entière. La jeunesse villageoise veillait également à faire respecter l’endogamie géographique : une femme « prise » par un village voisin était un dommage infligé à la communauté tout entière, dont les possibilités matrimoniales se retrouvaient de facto amputées. C’est ainsi que des transgressions de territoires sexuels entraînaient parfois des rixes sanglantes entre villages voisins. Toute la sociabilisation amoureuse et sexuelle des jeunes gens se déroulait sous les yeux de la communauté. « Tout le village était au courant des hauts et des bas des travaux d’approche du [prétendant], de l’attitude de la jeune fille, du comportement des parents, aussi la conclusion, lorsqu’elle survenait, ne surprenait personnea . » Que ce soit lors des veillées, des promenades, des fêtes, des bals ou des foires, la collectivité pouvait surveiller la formation des couples, les anciens pouvaient garder un œil sur les plus jeunes. Certaines fêtes comme les dônages permettaient même au village de former des couples, à travers des rituels carnavalesques. L’implication dans la formation des couples se lisait également dans les rituels du mariage. Après la nuit de noces, au petit matin, les villageois portaient dans la chambre des jeunes mariés une soupe, la « rôtie » ; une farce révélatrice du contrôle sexuel exercé par la communauté.

Dans les sociétés précapitalistes et, pourrait-on dire, pré-étatiques – au sens restreint de l’État moderne et bureaucratique –, la communauté faisait loi et police ; elle était le contrôle social. « Époux battus ou trop dominés par leurs femmes, ménages querelleurs et adonnés aux disputes, femmes adultères et – à un moindre degré – maris volages, étrangers venant se marier et s’installer dans le village, filles folles de leur corps et perturbant la paix des ménages, homosexuels considérés comme une menace pour les enfants et le renouvellement des générations, tous [risquaient], à un moment ou à un autre, d’être victimes de la vindicte publiqueb. » Pour faire respecter ses normes, la communauté disposait d’un premier ensemble de moyens de pression « modérés » : des conseils et réprobations lâchés au détour d’une conversation ou de simples ragots pouvaient suffire à redresser le déviant. Le groupe pouvait aussi signifier les transgressions par des moqueries, des blagues, des chansons et autres humiliations « douces ». Le rituel des mais, très répandu, permettait par exemple aux garçons de sanctionner symboliquement les jeunes filles jugées trop revêches ou volages, en déposant devant leur porte une branche d’arbre aux significations bien connues. Si tout cela ne suffisait pas, ou si la transgression était trop grande, la communauté, menée par la jeunesse, pouvait s’entraîner dans une manifestation punitive : le charivari. On allait alors chercher le récalcitrant chez lui, en criant et en chantant, pour l’humilier publiquement. Une parodie de procès était parfois organisée, au sortir de laquelle le déviant était « promené » à dos d’âne dans le village et livré aux huées et aux admonestations. La plupart du temps, les charivaris ciblaient les mariés mal assortis, les réfractaires aux obligations coutumières et, plus généralement, tous ceux qui contrevenaient aux normes locales. En l’absence de l’accusé, la punition s’abattait parfois sur le voisin, coupable de n’être pas intervenu plus tôt lui-même pour faire respecter l’ordre communautaire. Dans l’ancienne économie sociale, « où chacun savait tout des autres, et où l’opinion publique était le principal (ou le seul) agent de discipline sociale, les transgressions étaient considérées comme des forces dissolvantes. […] Chacun étant affecté par la conduite d’autrui, chacun était responsable des autresc ».

Du point de vue fonctionnaliste qui est le nôtre, la subordination de l’individu à la communauté, principe central de l’ordre traditionnel, s’explique par les conditions matérielles d’existence. Jusqu’au XIXe siècle, la plupart des groupes humains dépendent de leurs forces propres et de leur environnement immédiat pour assurer leur survie. Outre cet enracinement matériel, tout individu naît, grandit et meurt dans l’espace fini et confiné de sa communauté. Comme nous l’avons évoqué au chapitre précédent, l’expérience sensorielle de tout un chacun est limitée à ce qui est à portée d’homme ; toute projection part de la communauté et y revient. Par ailleurs, chaque isolat communautaire évolue dans ce que Fernand Braudel a appelé l’« ancien régime biologique » ; une grande misère et une très forte mortalité. Chaque génération connaît ses famines et ses épidémies. La lutte pour la survie s’est inscrite durablement dans les esprits, à travers ce que l’on appellera ici une « mentalité de production » : une culture de la frugalité, du travail, de la sobriété et de l’économie qui, jusqu’à la fin du XIXe siècle, se perpétue – bien que sous des formes différentes – chez les paysans comme dans la petite bourgeoisie. Jusqu’au XIXe siècle, chez les paysans, qui forment la majorité de la population, l’argent n’est pas principalement un moyen d’échange, un levier par lequel le producteur se fait consommateur, mais une garantie et un secours. Dans un monde où la famine réapparaît régulièrement, où une année de mauvaise récolte peut précipiter la mort, il faut faire durer les choses. L’épargne, le travail et la prudence sont des qualités louées tant par les proverbes stoïciens des paysans français que par les manuels de savoir-vivre de la bourgeoisie protestante anglo-saxonne. Il faut dépenser peu, et produire beaucoup, pour se donner les moyens de l’autonomie. La consommation marchande est alors perçue comme un luxe corrupteur, comme un péril, une extravagance souvent impensable, qui risque de déstabiliser toute l’économie familiale, déjà fort précaire. Les nouveautés, les innovations sont bien trop risquées pour être expérimentées. Chacun s’en tient donc prudemment à la tradition, à ses rituels et à ses habitudes.

Mais, à partir du milieu du XIXe siècle, une série de mutations économiques et structurelles provoquent des ruptures dans l’antique mentalité de production. Les nouvelles infrastructures du marché, évoquées dans le premier chapitre de ce livre, permettent la circulation accélérée des hommes et des marchandises. Les nouvelles technologies de transport (train, automobile, avion), d’information et de communication (presse de masse, télégraphe, téléphone, radio) se superposent pour accroître le désenclavement spatial des populations et faire advenir de nouvelles mentalités, davantage compatibles avec la consommation. Les hommes ne travaillent désormais plus directement à leur survie, mais se consacrent à la vente du produit de leur travail, vente qui leur permet de subvenir à leurs besoins par le marché. Il leur est de plus en plus possible d’échapper à l’ordre communautaire et à la surveillance des voisins, en allant s’employer dans l’anonymat des villes, où les lumières, les images, les divertissements et les magasins attirent.

LA SÉCESSION DE LA JEUNESSE PAR LE MARCHÉ

La fracture mentalitaire s’incarne particulièrement dans les nouvelles générations d’hommes et de femmes nées dans les années 1880 à 1910. Ces générations sont les premières à avoir grandi dans une société de marché, où les images abondent, dans les catalogues, la presse et le cinéma, et où la marchandise se donne à voir partout dans les villes. Plus que nulle autre génération avant eux, les jeunes du tournant du siècle ont eu la possibilité matérielle de s’extraire de leur communauté. S’extraire mentalement, par l’imaginaire médiatique, mais également physiquement, par l’accessibilité de nouveaux moyens de transport. Alors que, dans l’ordre traditionnel, les approches et jeux de séduction se déroulent sous le chaperonnage généralisé de la communauté, la bicyclette et l’automobile permettent de s’isoler davantage entre jeunes. Le rituel de la cour (courting) cède alors le pas à celui du rendez-vous (dating), qui permet les caresses, ou plus crûment le « pelotage » (petting). Enfermés au loin dans leurs voitures, les jeunes peuvent boire, fumer et flirter sans être découverts, au grand désespoir de leurs aînés, dénonçant ces « maisons de prostitution mobilesd ». Les nouveaux moyens de transport leur permettent de rejoindre les villes, leurs nuits électrifiées et leurs multiples attractions : salles de danse, cinémas, billards, parcs d’attractions, bateaux d’excursion, cabarets, fêtes foraines, stades… Dans ces enclaves, les jeunes peuvent échapper au regard de leurs aînés et faire l’expérience de multiples attitudes et consommations réprouvées.

Autrefois gratuites, communautaires et transgénérationnelles, les activités de divertissement basculent progressivement dans la sphère marchande. L’expérimentation et la libération des mœurs que l’on constate dans ces enclaves dédiées au divertissement entre jeunes s’expliquent par la nature du commerce lui-même. Pour l’exploitant d’une salle de danse, vendre des boissons alcoolisées permet d’engendrer un important profit ; pratiquer l’entrée gratuite pour les femmes entraîne une affluence masculine accrue et un volume de consommation supérieur ; et laisser les jeunes gens choisir librement leur compagnie et danser comme ils le souhaitent permet de se distinguer des concurrents plus frileux. Certains patrons de salle se montrent entreprenants au point d’engager des danseurs pour occuper les femmes sans partenairee. Le relâchement des mœurs est pour ces marchands l’instrument du succès économique. Les nouvelles institutions commerciales comprennent qu’au-delà du divertissement, le flirt entre jeunes gens est au cœur de leur activité, et donc de leur modèle d’affaires. Dans les parcs, parmi les attractions les plus populaires, on trouve des appareils « mesurant » l’ardeur d’un baiser et des tours en gondole à travers des tunnels sombres. Certains manèges à sensation promettent la proximité amoureuse, comme l’indique cette publicité pour le Cannon Coaster : « Va-t-elle passer ses bras autour de ton cou en hurlant ?f » Les professionnels du divertissement conçoivent leurs attractions comme des dispositifs de désinhibition et de licence, car c’est en tant que tels qu’elles attirent à elles un public fourni, et donc des bénéfices. La libéralisation des mœurs est ainsi mécaniquement stimulée par la marchandisation des loisirs. Autour des salles de danse et des parcs d’attractions se développent de multiples commerces annexes – vendeurs de glace, restaurants, fleuristes, etc. – au point que se constituent parfois de véritables concentrations dédiées au divertissement de masse, comme Coney Island à New York. Ces grandes enclaves, desservies par le métro ou le tramway, permettent aux jeunes de s’insulariser le temps du loisir, loin du village ou du quartier. Par la marchandisation, le divertissement devient une ligne de budget : pour s’amuser, il faut pouvoir dépenser. L’argent s’immisce dans les rapports de séduction des jeunes, au point de voir le système des rendez-vous devenir « mercenaireg ». Dans les nouveaux rituels de séduction, c’est l’homme qui invite (treating) et qui « investit » via de multiples dépenses. Les femmes que l’on appelle alors aux États-Unis les charity girls échangent leur compagnie, voire leurs faveurs sexuelles, contre cette prise en charge. Très logiquement, les rituels de séduction qui émergent dans la société marchande favorisent les hommes au plus gros pécule.

Afin de bien saisir le mouvement de la marchandisation du divertissement à la fin du XIXe siècle, comparons deux temps de loisir typiques des sociétés traditionnelle et moderne : la veillée et la sortie dans un parc d’attractions. Les veillées étaient des soirées pendant lesquelles les paysans se réunissaient pour chanter, jouer, danser et se raconter des histoires. Elles ont commencé à dépérir puis à disparaître au moment même où la marchandisation des loisirs s’est développée puis imposée. Les veillées étaient transgénérationnelles et locales : les familles se retrouvaient à tour de rôle dans les diverses maisons du village. Le divertissement était alors composé d’activités libres et gratuites, entreprises par les individus eux-mêmes. Tout à l’inverse, dans le parc d’attractions du début du XXe siècle, le divertissement est une marchandise, préparée et vendue sous forme de service par des professionnels. C’est également une enclave séparée et éloignée des lieux de vie et de travail des gens qui s’y rendent. Les veillées permettaient de se divertir, mais leurs principales fonctions étaient économiques : en se réunissant, les familles pouvaient économiser du précieux bois à brûler pour le chauffage et de coûteuses bougies pour l’éclairage. Tout en chantant et en parlant, on travaillait à émonder des noix, à tricoter des vêtements ou à tresser des paniers. Participant à ces activités, les jeunes pouvaient se courtiser sous le regard des adultes, notamment à travers des jeux. La veillée relève donc de fonctions essentiellement matérielles, là où la sortie dans un parc d’attractions est complètement hédoniste et détachée du travail. Dans les multiples îlots proposés par les marchands de loisirs, le plaisir et l’expérimentation sont dégagés du carcan communautaire et de son endogamie géographique : les couples peuvent plus facilement se faire et se défaire, s’amuser sans s’engager aux yeux de quiconque. La distraction est recherchée et cultivée en tant que telle.

En faisant sécession, en désertant la communauté, la jeunesse du tournant du siècle rejoint sa « communauté imaginée », son segment de marché ; elle s’enferme dans son propre groupe d’âge pour y développer sa propre culture. En cela, elle incarne la société de consommation, mobile, désenclavée, où les identités ne se construisent plus selon les cadres étroits de la communauté autarcique et productrice, mais via de multiples expériences et produits colportés par le marché et par ses médiations. Pour les jeunes du XXe siècle, la dynamique de distinction-affiliation se déroule désormais à l’intérieur de leur ghetto marchand, selon les codes et les signes propres à la communauté imaginée de leur génération. On voit pour la première fois apparaître un ensemble de produits ciblant les jeunes et constituant leur culture de consommation propre : des romans et des films sont produits sur la vie des étudiants, leurs styles de vêtements sont reproduits dans les catalogues et exposés dans les magazines. Les médias colportent un langage et des modes propres aux jeunes. Ces bouleversements dans l’imaginaire reposent sur des changements économiques et infrastructurels bien concrets : avec la salarisation, tout un pan de la population jeune s’affirme comme indépendant et solvable. Dans le premier tiers du XXe siècle, un nombre grandissant de femmes quittent leurs familles pour s’employer dans les grandes villes, où leurs salaires leur permettent de vivre seules. La sécession de la jeunesse s’explique également par l’apparition des systèmes éducatifs étatiques, rendus nécessaires par la croissance économique et le développement industriel. Socialisés dans les écoles, les collèges et les universités, les jeunes s’identifient davantage à leur classe d’âge. Comme le résume bien William Leuchtenburg, « la famille a perdu beaucoup de ses fonctions originelles : l’État, l’usine, l’école et même le divertissement de masse l’ont dépossédée des tâches qu’elle assumait autrefoish ». La jeunesse est désormais un imaginaire, qui peut être colporté et cultivé par la marchandise. Elle s’impose dès lors à la société tout entière.

LA MENTALITÉ DE CONSOMMATION ET SON TRIOMPHE

À mesure que se développent l’infrastructure du marché et les nouvelles possibilités de consommation, les rigueurs de la mentalité de production s’érodent et se retrouvent concurrencées par de nouvelles conceptions morales, davantage adaptées. La consommation, autrefois réprouvée car dispendieuse et irresponsable, est progressivement acceptée tel un acte de plaisir en soi et pour soi. L’ancien ascétisme, ses culpabilités et ses exhortations à la maîtrise de soi sont déconsidérés.

Dans la mentalité de consommation émergente, l’achat doit permettre l’expression et la réalisation de soi. À la manière de son ancêtre le dandy, le consommateur moderne a le souci du signe, il cultive l’être par l’avoir. Il sait que sa valeur réside moins dans la place qu’il occupe dans l’appareil productif que dans sa façon de s’exprimer à travers les marchandises. Voilà pourquoi le consommateur moderne a souvent été qualifié d’« extro-déterminé » (other-directed)i : il réfléchit bien davantage à la valeur-signe des marchandises qu’il acquiert que ne le faisaient ses aînés. « La conception éminemment moderne de sujet social comme individu auto-institué, se définissant lui-même, est liée à la création de soi à travers la consommation : c’est par l’usage de produits et de services que nous formulons et affichons nos identités sociales. La consommation en devient le lieu privilégié de l’autonomie, du sens, de subjectivité, du privé et de la libertéj. » Dans la société de consommation qui s’annonce, le soi n’est pas un donné, mais un projet permanent, que l’individu construit et reconstruit sans cesse en piochant dans les ressources symboliques que lui fournit le marché. Il est jugé par les autres à travers ce travail personnel de construction.

Il faut comprendre la culture montante de la subjectivité par la marchandise en rapport avec l’individualisme économique et politique qui l’accompagne. Dans la société de marché, chacun est perçu comme responsable de sa réussite et de ses échecs, chacun est jugé à l’aune de ses accomplissements. C’est pourquoi au tournant du siècle, lors de la longue transition, les notions de « tempérament » et de « vertu » s’effacent au profit de celles relevant de la « personnalité ». On relève alors dans la presse et les manuels de savoir-vivre de moins en moins de célébrations de la frugalité, de l’épargne, du sens du devoir et d’autres qualités typiques de la mentalité de production, et davantage de portraits soulignant le charme, l’attraction, le magnétisme, le brillant et le charisme d’individualités exemplaires. « Les nouveaux manuels insistent sur le contrôle de la voix, la prise de parole en public, l’exercice physique, de bonnes habitudes alimentaires, un bon teint et une bonne toilette – ils s’intéressent peu à la moraliték. » Ainsi, « la posture sociale exigée de chacun dans la nouvelle culture de la personnalité est celle du performerl ». Pour faire preuve de personnalité, pour faire impression, il faut développer des compétences d’acteur et savoir gérer son apparence, comme l’indique bien d’ailleurs la formule anglo-saxonne impression management.

La mentalité nouvelle exprime un véritable retournement. Là où, dans les anciennes communautés, l’individualisme était mortifère et les désirs de chacun engloutis par la nécessité commune, dans l’économie moderne et libérale, le soi est un principe d’organisation : la subjectivité, le désir, l’ambition guident l’acteur économique dans sa course à l’épanouissement personnel et à la réalisation de soi. L’individu n’est plus relié aux autres que par le nœud des contrats et les flux monétaires.

La mentalité de consommation qui émerge au tournant du siècle est celle d’un désir de mise à jour, d’adaptation permanente au flux des marchandises. Ce nouvel état d’esprit est fonctionnel : il est adapté aux fondamentaux du capitalisme, qui, par les mécanismes de l’accumulation et de la concurrence, produit constamment de nouveaux objets et de nouvelles significations. La caractéristique fondamentale de la nouvelle mentalité est d’être plastique, malléable, car foncièrement avide de changements, de nouveautés et d’innovations symboliques. C’est une dynamique, une dialectique : « La consommation alimente un constant changement social et le changement social alimente des réformes constantes de la consommationm. » Cette interrelation essentielle entre infrastructure économique et superstructure mentalitaire rappelle ce célèbre passage du Manifeste de Marx et Engels : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner en permanence les instruments de production, donc les conditions de la production, donc l’ensemble des rapports sociaux. […] Le bouleversement constant de la production, l’ébranlement incessant de toutes les conditions sociales, l’insécurité et l’agitation perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les époques antérieuresn. »

L’adhésion morale et comportementale à la dynamique des marchandises, à leurs consommation et remplacement continus, se combine avec l’idéologie montante du progrès : les incursions et les successions de marchandises expriment le progrès de l’industrie, du confort et du mieux-être. La multiplication des objets et des techniques peut être interprétée comme la matérialisation et le cheminement de l’intelligence et du travail humains. Dans la mentalité de consommation comme dans l’idéologie du progrès, la nouveauté est bonne en soi, car elle constitue une nouvelle étape vers le mieux : la meilleure maîtrise, le meilleur plaisir. De fait, l’adhésion mentalitaire à la consommation suppose chez l’individu une constante activité de projection, c’est-à-dire l’insatisfaction de l’objet possédé et l’investissement du désir sur un nouvel objet. L’idéal de la consommation réside toujours un peu au-delà de notre portée et nous ne saurions l’atteindre sans une certaine tension de désiro. Investis puis désinvestis, valorisés puis dévalorisés, les objets changent de nature aux yeux des hommes. Ce qui était hier perçu comme disruptif, nouveau, original, spectaculaire, une fois banalisé par le marché et diffusé par la consommation, est naturalisé dans l’esprit des consommateurs. Ainsi s’étend indéfiniment la perception des besoins. La tension du désir est constamment réinvestie dans de nouveaux objets : le sentiment d’insatisfaction, toujours ravivé, joue dans cette économie un rôle central.

Revenons à notre propos initial : la dissolution de l’antique mentalité de production, la fracture de l’ordre communautaire et la montée corrélative de la subjectivité, de l’expression de soi et de l’individualisme. Un cas résume et illustre tout le processus que nous avons tenté de retranscrire jusqu’à présent dans ce chapitre : celui de l’évolution de la danse. Dans les communautés paysannes, jusqu’au XIXe siècle, la danse et le chant étaient des activités à fonction utilitaire. On chantait pour rythmer le travail : imprimer une cadence aux gestes des moissons, faire avancer les bœufs et donner du cœur à l’ouvrage. La danse avait une fonction magique, c’était un rituel de fertilité, par exemple « dans le Pays basque où l’on [dansait] pour faire pousser le chanvre, préserver le bétail du piétin, assurer le succès des couvéesp ». Les lieux de la danse étaient des lieux de production : devant le four à pain, sur le tas de fumier, dans les vignes. Dans l’ordre communautaire, la danse était de forme collective, c’est-à-dire faite de rondes, de branles ou de caroles. « Facile à apprendre, rythmée parfois jusqu’au point d’envoûter tous les participants, la danse traditionnelle était une œuvre fondamentalement collective. Chaque danseur était attentif à l’autre, chacun faisait comme les autres dans une communion de mouvements où tous étaient membres du même ensemble et vivaient la même expérience […]. Les danseurs se tenaient par la main, s’agrippaient à l’épaule ou à la taille du voisin, répétant les mêmes pas, qui devenaient bientôt des automatismes. » Chaque danseur était « porté par l’œuvre d’union et dégagé de toute initiative personnelle, de responsabilité et même de son propre personnage ».q La danse ne laissait aucune place à l’improvisation, à l’idiosyncrasie ou à l’originalité individuelle. Elle mêlait dans ses mouvements tous les habitants de la communauté, sans distinction d’âge.

Au XIXe siècle, la marchandisation des loisirs reconfigure la danse et renverse son collectivisme et son fonctionnalisme traditionnels. À un niveau formel, la danse s’atomise : les rondes et les caroles laissent place à de nouvelles « danses à figures, fragmentant la chaîne en cellules plus restreintes : bourrées d’Auvergne, jabadaos bretons, rigaudons de Bresse et autres danses régionales qui regroupent deux, quatre, six partenaires, rarement plusr ». Mais surtout se diffusent des danses par couple, comme l’emblématique valse – surnommée en France le « ventre-à-ventre » –, qui fait scandale, car elle rapproche les corps des hommes et des femmes et permet au couple de s’enfermer dans un long tête-à-tête. Les jeunes, on l’a vu, font sécession et s’en vont danser entre eux dans des bals lointains qu’ils organisent, ou que proposent de nouveaux marchands spécialistes (ceux que l’on appelle les « balistes », les aubergistes ou les patrons de salle). Alors qu’autrefois la musique était produite par la communauté elle-même, elle est désormais déléguée à des musiciens rémunérés : la possibilité de danser est dorénavant un service à payer et le lieu de la danse se divise maintenant entre producteurs et consommateurs. Par ces mutations, la danse perd sa dimension fonctionnelle : elle ne vise plus rituellement à protéger, à encourager ou à fertiliser ; elle devient plaisir en soi, spectacle, distraction, une activité autotélique et hédoniste.

La valse, scandaleuse car érotique au XIXe siècle, devient au début du XXe désuète et rigide. Elle se dégrade – ou dégénère, disent les réactionnaires – en des formes plus libres et frénétiques. Le « spiel » – de l’allemand spielen, jouer – est un exemple de danse, populaire dans les années 1900, qui excite les pas de la valse pour la parodier et rapproche les partenaires, désormais totalement collés l’un à l’autre. Le spiel s’oppose au caractère distant, régulier et contrôlé de la valse telle que la pratiquent les classes supérieures. C’est une danse instable, palpitante et tourbillonnante. Le début du XXe siècle marque la percée des danses afro-américaines chez les Américains blancs, et l’exportation de ces danses – comme le cakewalk – dans le monde entier. Les nouvelles danses populaires libèrent des contraintes et des conventions des danses antérieures : elles cassent les règles du maintien et de la réserve et laissent l’individu exprimer son excitation et son amusement. En témoigne la dimension parodique de certaines danses à la mode dans les années 1910 et 1920, qui consistaient à imiter des comportements animaux : le pas de l’ours (le grizzly bear), le pas de la dinde (turkey trot), l’étreinte du lapin (le bunny hug)… Toutes ces danses burlesques et jubilatoires sont des « réminiscences des danses mimétiques africainess ». Des centaines de nouvelles danses effrénées prolifèrent dans les années 1910 et 1920. On citera, parmi les plus connues, le shimmy, une danse consistant à agiter les épaules pendant que le reste du corps reste assez rigide, et le black bottom, un enchaînement de pas latéraux sautillés. Toutes ces nouvelles danses, dites « jazz », ont en commun l’improvisation : chaque danseur entreprend ses mouvements sur la base d’un répertoire prédéfini de gestes, en fonction de l’attitude du partenaire et du rythme de la musique. La danse se transforme dès lors en un mode d’expression personnel. Par cette libéralisation, la

danse devient compétitive. Alors que, dans le cadre communautaire, la rigidité des enchaînements assurait la pleine égalité des participants, avec les danses individualisées, les talents des uns et des autres les différencient, les rendent plus ou moins populaires et influencent leur socialisation.

Résumons-nous. Entre le XVIIIe et le XXe siècle, les danses populaires se transforment en passant d’un agencement collectif à un agencement individuel, d’une codification rigide à une codification lâche, et d’une fonction magique-utilitariste à une fonction hédoniste-érotique. Comme nous l’avons annoncé, le cas de la danse résume et illustre le passage d’une mentalité de production à une mentalité de consommation. Mais cette vaste transformation ne s’est pas déroulée sans résistance. Les danses jazz étaient perçues à juste titre comme une libération pulsionnelle : les gestes n’étaient plus contenus par un code formel et l’improvisation conférait une liberté de toucher, la possibilité pour les hommes de faire librement voyager leurs mains sur le corps des femmes. La danse se révélait comme l’expression à peine dissimulée du désir sexuel. Des commentateurs déploraient l’ensauvagement des masses provoqué par les musiques nègres. Le scandale et la panique débordaient toutefois la simple question de la danse et révélaient les anxiétés provoquées par la modernité naissante.

LA NORMALISATION DU DÉSIR

Pendant toute la période d’émergence de la nouvelle mentalité de consommation, au tournant du siècle, les tenants de la modernité et leurs opposants vont s’affronter dans l’espace médiatique nouvellement constitué, les premiers prêchant le caractère inéluctable, libérateur et naturel de la modernité et les seconds réagissant par des paniques morales et des appels à la préservation de l’ancien ethos.

En France, lors de la mal nommée « Belle Époque », les antimodernes déplorent une faillite esthétique et spirituelle, la victoire de la médiocrité bourgeoise et ce qu’ils interprètent comme le début d’une décadence. Aux États-Unis, jusque dans les années 1910, les conservateurs religieux s’alarment de la montée de l’envie et plaident pour la conservation de la doctrine du contentement. L’ordre social étant l’œuvre de la divine providence (la grande chaîne des êtres), chercher à le troubler en essayant de paraître plus riche serait peccamineux. Il faut donc s’évertuer à vivre avec contentement, là où Dieu nous a placés. La plupart des dénonciateurs de l’envie sont d’une génération qui a grandi avant le développement des grands magasins, des catalogues de vente par correspondance et des produits de consommation de masse. Jusqu’au début du XXe siècle, cette génération cherche à préserver l’ancienne mentalité de production, notamment par la diffusion dans la presse de contes moraux racontant les turpitudes de femmes qui, après s’être abandonnées à leurs désirs de beaux vêtements et de prestige social, sont entraînées dans la déchéance, voire la prostitutiont. Tous les entrepreneurs de morale de l’ancienne génération – éducateurs, ecclésiastiques et réformateurs – exhortent la population à résister aux tentations, à pratiquer la retenue et la sobriété. Ce rigorisme conservateur s’assouplit finalement dans les années 1910, où le plaisir est davantage accepté, moins associé à la tentation.

L’adoption progressive de la nouvelle mentalité de consommation est particulièrement visible dans les médias américains du début du siècle. L’évolution morale du magazine féminin le plus populaire à cette l’époque, le Ladies’ Home Journal, est symptomatique. Dans les années 1880 et 1890, on y trouve de nombreux contes moraux et sentences conservatrices condamnant l’attitude dispendieuse de ces femmes qui souhaitent paraître plus qu’elles ne sont. À partir des années 1920, ce magazine, comme les autres, affirme désormais régulièrement le droit des femmes à s’habiller selon leurs envies, et ce indépendamment de leur rang et de leur fortune. Dès lors, les magazines féminins ne culpabilisent plus la femme qui consomme « au-delà » de sa condition sociale, mais celle qui consomme mal car elle méconnaît la grammaire des styles. Le péché central à la consommation n’est plus l’envie ni la prétention, mais le mauvais goût, l’incapacité à bien consommer, la mécompréhension de la valeur-signe. Lors de la transition des années 1900 et 1910, période où infuse progressivement la nouvelle mentalité de consommation, les magazines répandent des pulsions contradictoires, en publiant tantôt des réprobations nostalgiques, tantôt des appels à la consommation comme plaisir en soi. « La lectrice de 1912 pouvait être scandalisée par les méfaits de la mode dans un article exaltant “la femme ordinaire des campagnes”, par exemple, mais n’avait qu’à tourner la page pour être poussée dans le sens inverse, par un article intitulé “Ce que je vois à New York”, vantant les dernières modes citadines. » En célébrant tour à tour l’ancien et le neuf, analyse Jennifer Scanlon, ces magazines « n’agissaient pas en hypocrites, mais plutôt en gestionnaires d’une culture changeanteu ». Nous voyons là à l’œuvre ce que nous avons désigné dans le chapitre 4 de ce livre comme la troisième fonction des médias : la normalisation des marchandises, par la gestion des contradictions sociales.

Au cinéma également, les années 1910 marquent un moment de transition. En analysant les intrigues des films américains parus entre 1907 et 1919, Lary May a remarqué que celles-ci mettaient de plus en plus en scène « des personnages succombant à des péchés que l’on attribuait jusqu’alors uniquement aux étrangers, aux malfaiteurs et aux aristocratesv ». Dans certaines de ces œuvres, la morale puritaine et l’ordre communautaire sont ouvertement tournés en dérision. Le film The Flapper (1920), par exemple, s’ouvre sur la description suivante : « Imaginez une ville où il n’y a aucun saloon à faire fermer… Vous voici à Orange Springs […]. Ici, une sortie organisée par l’Église équivaut à un véritable événement sportif. Les jeunes filles abordées près d’une fontaine à sodas sont l’objet de tous les commérages. » Ces persiflages annoncent le retournement mentalitaire : « Autrefois, commente Lary May, les spectateurs riaient des personnages échouant à se conformer aux standards victoriens ; désormais, ils se moquent des standards victoriens eux-mêmesw. » La critique de l’ancienne rigueur s’exprime également à travers le trope orientaliste, très populaire dans les années 1900 à 1930. Sous cette influence, le roman populaire se gorge de nombreuses « romances du désert », où de primitifs et priapiques princes arabes s’entichent de jeunes et innocentes femmes blanches. Le genre atteint son apogée avec le film The Sheik (1921), adapté du roman d’Edith Maude Hull, où un prince arabe incarné par Rudolph Valentino enlève une jeune Anglaise pour en faire sa maîtresse. Les romances du désert, sous leurs formes littéraire et filmique, scandalisent par leur fonction aphrodisiaque – voire onaniste. Cet érotisme de masse implique la libération et la recherche du plaisir des sens ; quête scandaleuse sous l’ancien ordre communautaire et ascétique, mais légitime et essentielle dans la nouvelle mentalité de consommation qui émerge.

Jusqu’à la mise en place du code de censure en 1933, sont produites à Hollywood énormément de comédies libertaires et hédonistes, tout entières enrobées de la nouvelle mentalité de consommation. Citons quelques films en exemple. Dancing Mothers (1926) nous raconte l’histoire d’une mère qui, délaissée par son mari et s’éprenant d’un amant que fréquentait déjà sa propre fille, finit par abandonner son foyer. Dans Dancing Daughters (1928), des jeunes filles sont encouragées par leurs mères à s’enrichir en séduisant et en mariant un héritier qu’elles trompent aussitôt. Les films Red-Headed Woman (1932) et Baby Face (1933) ont pour personnage principal une héroïne-prédatrice qui use de ses faveurs sexuelles et instrumentalise les hommes afin de pouvoir s’installer dans une société bourgeoise qu’elle subvertit et dont elle ridiculise les normes hypocrites. Dans tous ces films, les femmes usent de leurs charmes pour accéder à une vie de luxe, de loisir et de consommation. Pour ménager la morale, ces fictions désamorcent souvent leurs bravades par une volte-face finale. Les incurables pécheurs sont punis, l’héroïne est remise sur le droit chemin de l’amour marital, et la subversion des anciennes normes s’en retrouve adoucie. Mais, pour les réactionnaires, le mal est fait. À longueur de pages et de pellicules, les nouveaux médias de masse détaillent le comportement de jeunes hédonistes débridés et impulsifs, êtres désirants et consommants, exerçant sur le public une fascination qui semble naturellement conduire à la conversion et à l’imitation.

Alors que les représentations de l’homme comme être de plaisir et de désir pullulent dans l’imaginaire médiatique naissant, elles se manifestent également dans l’intelligentsia. Bien des penseurs du début du XXe siècle, qu’ils soient économistes, psychanalystes ou biologistes, intègrent le désir comme une composante essentielle de leur anthropologie. Pour cette nouvelle génération d’intellectuels, l’envie et l’émulation relèvent d’instincts sociaux parfaitement fonctionnels et non pas de déviations pécheresses. Les économistes libéraux, héritiers de Mandeville, pensent les passions, l’insatisfaction et l’appétit de jouissance comme des stimulants économiques bien utiles à l’enrichissement général. Pour les évolutionnistes, l’animalité de l’homme explique sa nature pulsionnelle et invalide la doctrine du contentement. La société humaine ne suit pas un ordre providentiel et immuable, mais est traversée par le désir, la compétition et le mouvement, nécessaires à l’adaptation. L’insatisfaction et l’envie permettent à l’humanité de progresser en tant qu’espèce. La légitimation des pulsions humaines par l’argument de l’animalité ouvre la voie à la diffusion d’une vulgate freudienne, particulièrement vivace après guerre. Les médias diffusent et popularisent alors de multiples concepts freudiens : l’inconscient et le subconscient, le refoulement, l’instinct sexuel, la fixation, le complexe d’infériorité… La vulgate freudienne donne un vocabulaire, mais également une légitimité « scientifique » à la mentalité de consommation naissante. Les comportements, qu’ils soient moraux ou immoraux, scandaleux ou vertueux, ne seraient en réalité que l’expression de la nature pulsionnelle de l’homme. Sans que nous le sachions, l’instinct sexuel déterminerait nos comportements, y compris les plus anodins. Des mécanismes cachés expliqueraient notre égoïsme. Au-delà de l’ontologie, la vulgate freudienne entérine les notions de subjectivité et de personnalité – dont on a vu qu’elles étaient essentielles à la nouvelle mentalité –, en présentant chaque individu comme pourvu d’une intériorité, d’un soi profond (inner self), qu’il conviendrait d’explorer et de laisser s’exprimer. Refouler ce soi « réel », ce serait risquer de sombrer dans la maladie mentale. Le reconnaître, au contraire, permettrait de s’accomplir en tant qu’individu.

LA SERVITUDE RETROUVÉE

L’esprit de consommation naissant s’incarne particulièrement dans le corps des femmes, en pleine transformation lors de la période 1910-1930. Émerge dans ces années un nouveau stéréotype féminin, qui sature l’espace médiatique de son image : la flapper. Il s’agit d’une jeune femme à peine sortie de l’adolescence, cheveux courts, longiligne, un peu dégingandée et très extravertie, qui fume, boit, travaille et s’exprime comme sont autorisés à le faire les hommes. La flapper est un stéréotype de consommation, en ce sens que son identité dépend de l’association de plusieurs produits typiques et récurrents. La flapper porte généralement des robes légères et sans manches, des jupes courtes, des chapeaux-cloches, des bas transparents et descendus sous les genoux ainsi que des tenues sportives comme les knickerbockers. Elle est souvent fortement maquillée. Par ses caractéristiques physiques et sa consommation, notamment vestimentaire, la flapper est facilement reconnaissable. C’est en conséquence un rôle, une identité, que les jeunes filles peuvent acquérir, en se payant les « bons produits » et en les agençant correctement.

Par leur consommation, les flappers signifient un style de vie, une attitude libérée. En se maquillant, elles empruntent aux codes esthétiques traditionnellement associés à la prostitution ; en se coupant les cheveux, elles anéantissent un signe millénaire de féminité ; en buvant, en fumant, en dansant frénétiquement, en parlant fort et franchement, elles adoptent des comportements assurés et conquérants, jusqu’alors réservés aux hommes. L’allure et le comportement de la flapper s’inscrivent en opposition radicale aux normes passées. L’idéal de féminité victorien présentait la femme sous les traits d’un être délicat à la pureté virginale. Gardienne de l’antre domestique, cette créature sacrificielle, obéissante, pieuse et mature s’abandonnait tout entière à sa famille. Soumise, passive et discrète, elle dépendait de son mari tout autant qu’elle veillait sur lui. Ses lourds vêtements laissaient deviner sa poitrine forte et ses hanches larges, signifiant sa fonction civilisationnelle de reproductrice. Entre la femme des années 1880 et celle des années 1920, le contraste est radical. Alors que la victorienne est étouffée par son corset et alourdie par sa crinoline et les superpositions de tissus composant ses longues robes, la flapper, dans ses vêtements de sport et sa voiture rutilante, adopte les valeurs modernes de mobilité et de vitesse.

Les deux stéréotypes sont profondément antithétiques. La victorienne incarne l’économie de la rareté, la mentalité de production, sa stabilité et ses impératifs ascétiques. La flapper, elle, est un être d’intensité, de mouvement et de jouissance, qui puise dans le marché les objets-signes de son émancipation. La flapper transgresse les normes de genre, provoque, affirme son envie de bouger et de jouir. Elle incarne la mentalité de consommation nouvelle. Plus largement, son hédonisme affiché et proclamé, sa nonchalance, ses provocations et son mépris des anciennes normes font d’elle l’annonciatrice du cool qui prospérera dans les années 1960, et que nous évoquerons plus tard dans ce livre.

Véritable métaphore du changement socialx, la flapper fait scandale et annonce, pour les réactionnaires de l’époque, la dénatalité, l’indistinction des sexes, la stérilité généralisée ; bref, l’effondrement civilisationnel. À en croire les commentateurs des années 1920, la flapper est apparue soudainement au début de cette décennie et a triomphé en quelques années de l’ancien idéal féminin. En réalité, le style vestimentaire et les libéralités des flappers émergent progressivement entre les années 1890 et 1920. En feuilletant les catalogues de vente par correspondance, on constate l’allègement progressif du vêtement féminin dès le tournant du siècle. Dans les années 1910, les codes de celles que l’on appellera plus tard les flappers étaient déjà bien connus des élites urbaines. Ce que l’on constate à partir des années 1920, c’est surtout la massification du style flapper. Le stéréotype est partout dans les médias : des couvertures de Cosmopolitan aux nouvelles de F. Scott Fitzgerald, en passant par Hollywood, sous les traits d’actrices comme Colleen Moore, Clara Bow et Joan Crawford.

La flapper illustre l’empreinte du marché sur le corps de la femme. Celui-ci est libéré de ses entraves passées ; le corset, les jupes longues et épaisses, les cheveux longs et lourds. Cette libération physique permet le mouvement et l’extraversion. Alléger le vêtement de la femme, pour lui permettre d’être tout aussi mobile et entreprenante qu’un homme : est-ce bien là le sens des évolutions esthétiques du début du siècle ? On peut en douter : la mobilité, le sens pratique ne sont pas ce qui ordonne l’intégralité des innovations stylistiques du début du siècle. Les hauts talons ne facilitent pas la marche. Les jupes sont certes plus courtes, mais également parfois très étroites, empêchant les enjambées. Les corsets tendent à disparaître, mais sont remplacés par des ceintures, des gaines et des soutiens-gorge comprimant les seins et aplatissant les hanches. La « libération » de la flapper est d’autant plus à relativiser qu’elle ne s’accompagne pas toujours de réels progrès politiques. En France, le Sénat rejette le vote des femmes le jour même où paraît le roman La Garçonney. Le stéréotype de la flapper, en tant que nouvel idéal de beauté, exprime en fait un nouveau jeu de contraintes. Pour être belle, une femme doit désormais être savamment coiffée et maquillée. Les nouvelles coupes nécessitent des produits de soin, des techniques de coiffure comme la permanente, la teinture ou l’ondulation qui font la fortune de certains salons et instituts de beautéz. Les fards, les crèmes, les poudres et les rouges de l’industrie cosmétique naissante permettent de transformer les visages pour les conformer aux codes nouveaux. Les yeux sont cernés de noir, les ongles polis et vernis, les sourcils recrayonnés, les jambes épilées, les joues poudrées, les contours des lèvres redessinés… Le maquillage permet aux femmes de recomposer leur visage pour le conformer aux signes contemporains de beauté. Aux entraves corporelles succèdent de nouvelles disciplines du corps, comme la pratique du régime, soutenue par toute une industrie de remèdes, de cures et d’appareils.

Joan Brumberg, dans son ouvrage The Body Project, a fait l’analyse du contenu des journaux intimes des adolescentes américaines des XIXe et XXe siècles. Elle a remarqué que les jeunes filles d’avant la Première Guerre mondiale, de tradition victorienne, expliquaient vouloir s’améliorer par la vertu, en démontrant davantage de qualités personnelles comme la persévérance, l’altruisme et la concentration. Les jeunes filles des générations postérieures, en revanche, écrivaient vouloir s’améliorer par une meilleure gestion de leur apparence physique : « Dans ses résolutions pour la nouvelle année 1982, une jeune fille écrit : “Je vais essayer de m’améliorer du mieux que je peux, avec mon budget et l’argent du baby-sitting. Je vais perdre du poids, acheter de nouvelles lunettes. J’ai déjà une nouvelle coupe, du bon maquillage, de nouveaux vêtements et accessoires.” » D’après Brumberg, après la Première Guerre mondiale, les jeunes filles ont commencé à assimiler fortement leur identité et leur valeur à leur apparence physique. « Avec les années 1920, le corps lui-même est devenu la modeaa. » Sous ce régime, le corps féminin est perçu comme imparfait par nature : il est une matière à transformer pour atteindre la beauté, forme première de l’expression de soi et garantie ultime de l’existence sociale. Brumberg définit le corps de la femme comme un « projet de consommation », une construction toujours en cours, sans cesse améliorable par les produits fournis par le marché. Le corps moderne, mince, jeune, tonique et apprêté, ne peut être « produit » que par le recours à l’assistance technologique fournie par le marché.

Les mutations esthétiques de la femme lors de l’émergence de la mentalité de consommation, sur la période 1890-1930, ne sont donc pas à interpréter comme une pleine libération, mais comme un changement de régime. « L’idéologie victorienne a “muté”. L’attention s’est déplacée de la valeur des organes reproducteurs de la femme à la valeur de sa beauté. La conception victorienne de la beauté était profondément liée à la maternité […]. Au XXe siècle, la femme moderne – désodorisée, cosmétisée, amincie, jeune, urbaine puis suburbaine, consumérisée – était belleab. » Le nouvel idéal féminin est désormais intriqué au marché. Pour être belle, une femme doit savoir combiner les bons produits-signes autour de sa personne. Il ne s’agit pas tant d’être libre que de signifier sa liberté. Comme l’écrit Christine Bard : « C’est sous les traits de la femme émancipée que naît la consommatrice moderneac. »

On voit s’illustrer ici le pouvoir de l’alliance médiatico-marchande sur les imaginaires, décrite lors du chapitre précédent. Car, en tant que stéréotype de consommation – association stable et ordonnée de produits typiques – et en tant que style de vie – représentation-exaltation de la « bonne » attitude, menant à une vie excitante –, la flapper peut être qualifiée de symbole performatif : la répétition du stéréotype dans les médias permet de légitimer et de promouvoir le nouvel esprit de consommation qu’il incarne. La femme moderne est une créature des médias : elle est devenue celle qu’elle est en feuilletant les catalogues, en parcourant les grands magasins et en allant au cinéma. « Être soi-même » est dès lors pour elle un questionnement, une entreprise et une angoisse.


6. L’INGÉNIERIE SOCIALE

Gestion des consciences et légitimation de l’ordre marchand

En seulement quelques décennies, tout un nouveau monde marchand se met en branle, dominé par un nouvel ogre institutionnel : la grande entreprise multidivisionnelle et internationale. Celle-ci contrôle désormais le marché et suscite des résistances légitimes. Comme elle a appris à gérer sa logistique, son image de marque et ses employés, la grande entreprise va développer des méthodes de gestion des consciences et produire une propagande privée pour asseoir l’ordre économique dont elle dépend. Pour comprendre les origines intellectuelles de cette ingénierie sociale, il faut commencer par revenir sur l’histoire sociale et politique du XIXe siècle européen.

CONDUIRE LA FOULE, CONSTITUER LE PUBLIC

Le XIXe siècle est un temps que l’on a appelé en Europe le « siècle des révolutions ». La France est un cas emblématique : de la Première République au terrorisme anarchiste des années 1890, en passant par les révolutions de 1830, 1848 et 1870, l’instabilité institutionnelle et le bouillonnement idéologique angoissent les possédants. Leurs peurs atteignent un paroxysme dans les années 1880 et 1890, avec la consolidation des idées socialistes et la multiplication des manifestations et des grèves. Toute cette agitation politique nourrit un imaginaire de classe horrifique : celui de la foule, ce « rassemblement de populace violente et braillarde dont les slogans sont l’annonce sinistre de la révolution générale et de l’anéantissement de la civilisationa ». Les cauchemars de la bourgeoisie s’expriment en toutes lettres dans les publications de l’époque. Dans Les Origines de la France contemporaine (1878), Hippolyte Taine décrit comment, des foules plébéiennes, possédées par la contagion révolutionnaire, sort tout d’un coup « le barbare, bien pis, l’animal primitif, le singe grimaçant, sanguinaire et lubrique, qui tue en ricanant et gambade sur les dégâts qu’il fait ». À travers la foule, c’est le peuple ivre de fureur que l’on craint. Cet imaginaire cauchemardesque prospère aussi à gauche : dans Germinal, Zola décrit des hommes réduits « à la brutalité de l’état de nature », « au premier stade de l’humanité où ne jouent que l’instinctif et l’irrationnel ». Pourtant, constatent les historiens, on ne trouve dans aucune grève de la fin du siècle un niveau de désordre et de violence approchant celui décrit par Germinalb.

Ce grand cauchemar de classe fait naître dans les années 1890 une science nouvelle, la psychologie des foules, reformulation analytique de la prose catastrophée de Taine. L’Italien Scipio Sighele et les Français Henry Fournial, Gabriel Tarde et Gustave Le Bon sont les principales figures de ce nouveau champ, aux confluents du psychologique, du juridico-légal et du médical. L’ambition de cette nouvelle science est de percer les mystères de la suggestibilité des êtres et de la contagion des idées, de découvrir la nature des excitants qui permettent à une foule de se constituer. Car la foule n’est pas simplement l’addition des individus qui la composent : « Mille individus réunis au hasard sur une place publique sans aucun but déterminé ne constituent nullement une foule psychologique. » « Dans l’agrégat constituant une foule, il n’y a nullement somme et moyenne des éléments, mais combinaison et création de nouveaux caractères. De même en chimiec. » Pour résoudre l’énigme de la foule, pour comprendre par quelle formule s’assemblent les particules individuelles pour donner vie au monstre collectif, il faut faire science et donc fonder des lois immuables, intemporelles. En tentant ainsi de fonder une nouvelle discipline, les théoriciens de la foule ont surtout réussi à exprimer les profondes angoisses de l’élite de la fin du XIXe siècle. Sous leurs discours érudits et leurs formules métaphoriques, on voit sans cesse poindre la terreur du bourgeois. Sous leur plume, la foule – le peuple, en vérité – est sans cesse assimilée aux malades mentaux, aux alcooliques, aux bêtes sauvages, aux primitifs, aux cannibales et aux femmes hystériques. Le topos de la foule constitue en fait la synthèse de l’effroyable bestiaire de la bourgeoisie, la somme des menaces pesant sur son ordre et peuplant ses cauchemars.

Parmi les théoriciens de la foule, le seul ayant connu un franc succès de librairie et la postérité est Gustave Le Bon, auteur de l’ouvrage Psychologie des foules, grandement inspiré des travaux fondateurs de Sighele et Tarde. Vulgarisateur-toutologue, excellent porte-parole de la bourgeoisie réactionnaire et de ses dégoûts, Gustave Le Bon a écrit tour à tour – voire simultanément – sur la médecine, la criminologie, la craniologie, la psychologie, la morale et les théories raciales. La Psychologie des foules a connu une influence considérable. Mais s’il faut ici s’intéresser à ce livre, c’est avant tout parce qu’il a été le premier à expliquer en quoi l’irrationalité des foules était certes un terrifiant danger, mais également une grande opportunité.

La foule est certes féroce, mais aussi fondamentalement impuissante. C’est un monstre abruti, un géant sans tête, tout à fait incapable de se conduire : « Dès qu’un certain nombre d’êtres vivants sont réunis, écrit Le Bon, qu’il s’agisse d’un troupeau d’animaux ou d’une foule d’hommes, ils se placent d’instinct sous l’autorité d’un chef, c’est-à-dire d’un meneur […]. La foule est un troupeau qui ne saurait se passer de maître. » D’où la dangerosité d’un agitateur socialiste, d’un Étienne Lantier capable de déclencher les ferveurs révolutionnaires. Coupez cette tête, cependant, et le danger s’évanouit. « Pendant une grève des employés d’omnibus à Paris, il a suffi d’arrêter les deux meneurs qui la dirigeaient pour la faire aussitôt cesser. Ce n’est pas le besoin de liberté, mais celui de la servitude qui domine toujours l’âme des foules. Leur soif d’obéissance les fait se soumettre d’instinct à qui se déclare leur maîtred. » Ce qui confère aux meneurs leur puissance, c’est, d’après Le Bon, leur connaissance instinctive de l’âme des foules. Cultiver ce savoir diffus et spontané, en faire une science : voilà pour l’auteur la clef de la domination sociale et le salut de l’élite. « Qui connaît l’art d’impressionner l’imagination des foules connaît aussi l’art de les gouvernere. »

On comprend, dès lors, en quoi Gustave Le Bon peut être considéré comme l’annonciateur du XXe siècle politique ; le « Machiavel des sociétés de massef ». Le projet d’instrumentalisation de la foule est constitutif d’un fantasme rationnel-gestionnaire de contrôle tout à fait moderne, qui s’incarne dans les sociétés dictatoriales. Mise au service de l’utopie nazie, par exemple, l’ingénierie sociale, par toutes ses composantes, vise à « produire un ordre social conforme à un projet de société idéaleg ». L’homme d’État renseigné, se substituant au primitif meneur, s’impose en sculpteur des masses, imprimant au peuple sa volonté. L’ambition de contrôle de Le Bon préfigure ainsi l’Allemagne nazie, mais également, de façon plus subtile, la démocratie de marché américaine : nous y reviendrons plus tard.

Quelques années après la parution de Psychologie des foules, les idées de Gustave Le Bon sont contredites par Gabriel Tarde, dans son ouvrage L’Opinion et la foule. Selon ce dernier, l’époque qui s’ouvre n’est pas celle des foules, mais des publics. La foule est au contraire le groupe social du passé. La contagion psychique qui s’y produit s’explique par une proximité physique, animale ; elle est par là même limitée, circonscrite et évanescente. Le public, lui, est tout à l’inverse extensible à l’infini, c’est une collectivité purement spirituelle, « une dissémination d’individus physiquement séparés et dont la cohésion est toute mentale ». La constitution du public marque la fin de l’autarcie psychologique et la naissance des communautés imaginées : nous avons décrit ce phénomène dans le chapitre 4. « Le public n’a pu commencer à naître qu’après le premier grand développement de l’invention de l’imprimerie […]. Le transport de la force à distance n’est rien, comparé à ce transport de la pensée à distance. La pensée n’est-elle pas la force sociale par excellence ? »

La contradiction théorique qu’adresse Tarde à Le Bon est en fait une confirmation pratique. Les développements de Tarde sur le public alimentent le projet de contrôle moderne, la possibilité concrète d’une ingénierie sociale. Les médias modernes, en déployant leur empire et leur emprise, fournissent des outils de (sug)gestion efficaces et prêts à l’emploi. « L’influence que le publiciste exerce sur son public, si elle est beaucoup moins intense à un instant donné, est, par sa continuité, bien plus puissante que l’impulsion brève et passagère imprimée à la foule par son conducteur […] ; je sais des régions françaises où l’on n’a jamais vu un seul juif, ce qui n’empêche pas l’antisémitisme d’y fleurir, parce qu’on y lit les journaux antisémites […]. Les grandes conversions des masses, à présent, ce sont les journalistes qui les opèrenth. » Il ne s’agit pas de conduire la foule, mais de constituer un public. La reformulation est claire, le projet identique.

Derrière les analyses de Le Bon et de Tarde sur les possibilités qu’ouvre la modernité quant à la gestion des consciences, on retrouve un même imaginaire : celui de l’hypnose, science nouvelle qui passionne les cercles mondains de la fin du XIXe sièclei. Les spéculations sur l’âme des foules et la perméabilité des publics relèvent ainsi d’une analogie : tel l’hypnotiseur envoûtant un individu, le savant meneur pourrait suggestionner un groupe. « La vie du cerveau étant paralysée chez le sujet hypnotisé, analyse Le Bon, celui-ci devient l’esclave de toutes ses activités inconscientes, que l’hypnotiseur dirige à son gréj. » Le projet de la théorie des foules est un fantasme de puissance : si les hypnotiseurs parviennent à faire ressentir à leurs patients de fausses sensations, à les faire agir selon leur volonté, sans que ceux-ci soupçonnent rien de leur état de suggestion, quelle limite pourrait-on bien opposer à la science naissante du contrôle social ?

Ce grand fantasme de puissance et d’enrégimentation des esprits est d’autant plus crédible au tournant du siècle que les sciences de la psyché réalisent des progrès considérables. Les expériences menées par Ivan Pavlov sur le réflexe conditionné accréditent l’idée qu’il est possible de créer chez les êtres vivants des automatismes. Si Pavlov a démontré que l’on pouvait provoquer chez un animal une réaction physiologique par la répétition d’un stimulus, alors il doit être possible de « conduire » les populations humaines par des stimuli politiques. Dans l’imaginaire psychologique naissant, qu’il soit psychanalytique ou behavioriste, l’homme n’a aucune conscience des raisons profondes de son comportement. En revanche, la caste des experts-psychologues, elle, apparaît capable d’isoler des variables cachées et de substituer au hasard la science et ses mécanismes déterministes. « Donnez-moi une douzaine d’enfants en bonne santé et de bonne constitution et un monde bien à moi pour les élever, écrivait le behavioriste John Watson dans son hubris, et je vous garantis que si j’en prends un au hasard et que je le forme, j’en ferai un expert en n’importe quel domaine de mon choix – médecin, avocat, marchand, patron et même mendiant ou voleur, indépendamment de ses talents, de ses penchants, tendances, aptitudes, vocation ou origines racialesk. »

MAÎTRISER LE RÉCIT, LÉGITIMER L’ACTION

Les idées des théoriciens de la foule vont se révéler cruciales pour comprendre la bataille politique qui s’amorce à propos du nouveau monde marchand. Au début du XXe siècle, les grandes entreprises, qui n’existent que depuis quelques décennies, attisent la colère. Certes, l’émergence du marché a permis l’éclosion et la prospérité d’une foule de petits commerçants et d’artisans – boutiquiers, épiciers, barbiers, forgerons… –, mais ceux-ci ont rapidement senti peser sur eux le poids de nouveaux géants. Le processus de destruction créatrice est à l’œuvre : tandis que s’imposent de nouveaux acteurs et institutions, les anciens disparaissent. Le commerce de détail détruit les foires et le colportage, les grands magasins attaquent le commerce de détail, les grandes chaînes intégrées rachètent les grands magasins. Ce bouleversement continuel de l’organisation sociale étourdit les populations, qui ne peuvent que s’inquiéter de la croissante suprématie des grandes entreprises consolidées, ces puissances qui semblent, elles, à l’abri des secousses du marché.

Vers 1900, nombreuses sont les industries dominées par quelques grandes entreprises, voire par une seule. L’ordre marchand s’en retrouve métamorphosé ; c’est un bouleversement politique majeur. Le marché n’est plus ce monde éclaté, atomisé, décrit par Adam Smith, où les mouvements d’ensemble sont engendrés par l’action non coordonnée de multiples petits acteurs, mais cet espace où de grandes entreprises multidivisionnelles sont capables de maîtriser l’ensemble de leur chaîne de valeur, de coordonner les flux mondiaux de marchandises, et donc de contrôler le marché. Pour reprendre l’expression célèbre d’Alfred Chandler : la main visible des managers a remplacé la main invisible du marchél. Les grandes entreprises accumulent ainsi un pouvoir inédit : elles semblent à bien des observateurs illégitimes et dangereuses et nourrissent les discours critiques à l’égard du capitalisme.

La défiance est particulièrement marquée à partir des années 1900 aux États-Unis. De nombreuses enquêtes, très documentées, sont alors publiées dans de grands magazines comme McClure. Elles décrivent le travail des enfants, la corruption des élus, l’absence de règles sanitaires et de sécurité dans l’industrie, les conditions de travail déplorables et dangereuses ainsi que les bas salaires des ouvriers. Ce journalisme d’investigation prend pour cible les nouvelles grandes figures de la banque et de l’industrie : J. P. Morgan, John D. Rockefeller, Cornelius Vanderbilt et Andrew Carnegie. Dans la presse, ces « barons voleurs » deviennent les symboles maléfiques et cupides de la nouvelle ère économique qui s’annonce, celle du capitalisme consolidé, où quelques grandes entreprises tentaculaires, dominant la banque, les chemins de fer, le pétrole et les mines, sont à même d’étouffer toute concurrence et d’écraser les grèves et les syndicats.

L’influence des journalistes d’investigation dans les années 1900 – que l’on surnomme muckrakers, « fouille-merde » – est considérable. Par leurs enquêtes, ils contribuent à démystifier l’idéal du libre marché, narration fondatrice de l’imaginaire et de l’ordre politique américains. Si 1 % des entreprises américaines produisent la moitié des marchandises, si la Standard Oil Company contrôle la quasi-totalité des puits de pétrole, comment croire encore à l’idéal de la libre entreprise ? Comment continuer à percevoir le marché comme cette force démocratique, où chacun, par son travail, peut s’ériger en self-made man ? Dans leurs articles, les muckrakers en appellent à une vaste politique de régulation. Par leurs campagnes, ces journalistes-publicistes ont concrétisé la mécanique de puissance décrite par Gabriel Tarde : ils se sont saisis du pouvoir médiatique naissant pour bâtir leur imaginaire politique et animer de leurs idées l’opinion publique.

Traditionnellement, les grands patrons avaient pour habitude de ne pas répondre à ce type d’attaques. Payer les ouvriers au minimum, réduire les coûts, être maître des règles qui s’imposent ou non dans l’usine, voilà bien des libertés dont l’entrepreneur n’a pas à se justifier, tant la loi vient garantir ce qui lui semble être dans l’ordre des choses. « Je ne dois rien au public », déclarait sans ambages J. P. Morganm. Mais, à l’usure, le travail idéologique des muckrakers a eu raison de cette attitude dédaigneuse. Dans les années 1900, le contexte politique pousse à l’action : la population demeure hostile aux grandes entreprises, l’administration Roosevelt a déjà commencé à imposer à l’industrie des réformes et, poussée par l’opinion, elle pourrait aller plus loin. L’idée que survienne une révolution anticapitaliste n’a alors rien de fantaisiste. Ce climat effraie les élites américaines, qui cultivent à leur tour l’imaginaire horrifique de la foule et du chaos social. « Tôt ou tard, à moins d’un réajustement, viendra le jour déchaîné, maléfique et meurtrier de l’expiation », prévient Roosevelt en 1909n. S’emparer de l’opinion publique est dorénavant une nécessité absolue. Pour lutter contre le récit mis en place par les muckrakers, il faut retourner leurs armes contre eux.

C’est dans ce contexte que s’affirme une nouvelle caste de spécialistes, les agents en relations publiques, des propagandistes professionnels, « courtisans de la foule » capables « de flatter et de caresser » l’opinion. Leur travail consiste à vanter les mérites de leurs clients et à atténuer les critiques sociales, en intervenant dans la presse. La figure de proue de la profession dans les années 1900-1910 est Ivy Lee, qui est resté célèbre pour avoir organisé la campagne de défense de John D. Rockefeller dans l’affaire du massacre de Ludlow. En 1914, la garde nationale du Colorado, sous la direction de l’entreprise Colorado Fuel & Iron Company, attaque des mineurs en grève et leurs familles et incendie leur campement, entraînant la mort d’une dizaine de femmes et d’enfantso. Le scandale qui s’ensuit éclabousse John D. Rockefeller, actionnaire de l’entreprise, et le pousse à faire appel à Ivy Lee pour contenir la polémique. À travers plusieurs brochures, Ivy Lee a présenté la grève des mineurs de Ludlow comme une atteinte à la liberté industrielle, et l’action syndicale comme un chantage intolérable. Du fait du retentissement médiatique du massacre de Ludlow et de ses suites, le travail d’Ivy Lee pour Rockefeller a souvent été présenté, à tort, comme l’acte de naissance des relations publiques. Or, dix ans plus tôt, Lee travaillait déjà pour différents clients comme J. P. Morgan et la Pennsylvania Railroad. Au milieu du XIXe siècle, la pratique de l’influence était courante dans les grandes compagnies de chemin de fer, qui disséminaient des publicités déguisées dans la presse et rachetaient des journaux pour se prémunir de leurs capacités de nuisancep.

L’usage des relations publiques, leur nécessité concordent en réalité parfaitement avec l’émergence de la grande entreprise. Pour communiquer un discours auprès du public, comme pour passer ses commandes à des fournisseurs, la grande entreprise moderne dépend de son appareil bureaucratique, d’une nécessaire délégation, rationalisation et professionnalisation des tâches. Elle ne peut conjurer la distance physique et psychologique qui la sépare des masses qu’en faisant appel à des artificiers, à des professionnels des mots et des images. La science de la communication est ainsi consubstantielle à la modernité capitaliste. Dans le récit des muckrakers, les grandes entreprises se sont érigées en barrières infranchissables entre les citoyens et le marché : elles interdisent la conquête de la frontière et contredisent les rêves de Benjamin Franklin. Il est donc urgent pour le grand capital de reprendre la main sur le récit et de combler cet énorme déficit de légitimité. C’est la raison pour laquelle, dans les années 1900-1910, le développement des relations publiques s’accélère. Pour illustrer les stratagèmes et les méthodes qui s’ébauchent alors, arrêtons-nous un instant sur les campagnes menées par l’American Telephone & Telegraph (AT&T), devenues depuis un cas d’école.

En 1894, les brevets qui ont donné à l’entreprise AT&T un monopole sur l’exploitation du réseau téléphonique arrivent à expiration. Pour conserver sa position dominante, AT&T tente alors de verrouiller le marché, en asphyxiant ses nouveaux concurrents par des procès, des alliances capitalistiques et une guerre des prix. En plus de se révéler inefficace, cette réaction agressive a des conséquences catastrophiques sur l’image d’AT&T, qui se retrouve associée aux grandes entreprises tentaculaires dont on a vu l’impopularité croissante. Dans les années 1900 et 1910, les dirigeants d’AT&T redoutent une intervention de l’État visant à réguler, voire à nationaliser leur entreprise. Pour se prémunir de ce risque politique, ils mettent en place une vaste campagne de publicité institutionnelle, avec pour objectif de remodeler l’image de l’entreprise et de calmer l’opinion. Ils remplacent par exemple dans leurs communications publicitaires l’expression « système Bell » par « entreprises Bell », afin que AT&T apparaisse comme une libre fédération de petites entreprises et non comme un trust. Dans un premier temps, dans ses longues publicités écrites, AT&T cherche à convaincre le public du bien-fondé de sa position dominante : le service téléphonique reposant sur l’interconnexion à grande échelle, seul un « monopole naturel » permettrait d’assurer un service optimum. À cette approche rationaliste, didactique et naïve, succède dans les années 1910 un système de communication autrement plus subtil. Plutôt que de sermonner les lecteurs sur des questions d’économie politique, les dirigeants d’AT&T ont tenté de reconfigurer l’image de leur entreprise en déployant un imaginaire chaleureux et positif. Les messages de l’entreprise ont laissé davantage de place aux images et moins aux textes. Pour casser son image de monstre froid, AT&T a mis en avant dans ses publicités les traits agréables et chaleureux de ses employés, des électriciens et des opératrices, valeureuses et héroïques incarnations d’un « service public ». Dans ses publicités, l’entreprise a vanté le téléphone tel un restaurateur des communautés traditionnelles, un outil permettant de recomposer le réseau de sociabilité de l’Amérique. Pour renforcer la dimension collective et civilisatrice de son image, AT&T a également soutenu dans ses communications l’idée d’une démocratie d’investissement (business democracy). Dans une publicité de 1919 intitulée « Nos actionnaires », AT&T met en scène une jeune mère de deux enfants recevant son chèque de dividendes. Dans cette publicité, l’entreprise n’est pas celle des « barons voleurs », elle ne se confond pas avec l’élite ploutocratique, mais avec le peuple, sous la forme de centaines de milliers de petits actionnaires. AT&T n’apparaît plus comme un monstre capitaliste et bureaucratique, mais comme une modeste coopérative populaire.

Les efforts d’AT&T pour redresser son image publique, ses dépenses en publicité institutionnelle et en influence se sont étalés sur plusieurs décennies. En cela, le cas AT&T constitue un bon exemple de ce que permet la pratique des relations publiques : la transformation d’un capital économique en doxa politique. De manière continue, AT&T a tissé dans l’opinion publique des associations positives entre l’entreprise et les notions de voisinage, de service public et de démocratie populaire. Elle a appliqué le principe fondamental énoncé par son directeur de la publicité James T. Ellsworth : « Continuer à marteler le message jusqu’à ce que se produise l’effet cumulatifq . » Les rapports de domination initialement dénoncés restaient intacts, mais leur perception s’en trouvait progressivement érodée et travestie. Plutôt que de contredire les muckrakers, les entreprises comme AT&T avaient davantage intérêt à développer un imaginaire concurrent, à bâtir un nouveau récit, venant légitimer leur existence et leurs actions. Un tel imaginaire se construit et s’entretient sur la durée, par un financement continu, par l’engagement de multiples techniques et techniciens de l’ingénierie sociale. Par les concentrations capitalistiques qu’elle exige, la construction d’un nouvel imaginaire ne peut être entreprise que par deux types de puissances : la grande entreprise et l’État moderne.

Les relations publiques connaissent une accélération de leur développement dans les années 1900-1910, en réaction aux muckrakers, mais également en raison de la Première Guerre mondiale, pendant laquelle d’énormes capitaux sont investis par les États dans la fabrique de la persuasion. Pour envoyer au front, quatre ans durant, des millions d’hommes, il faut entretenir dans les populations de fortes croyances : croyance en le bien-fondé de la guerre, en la supériorité morale du pays, en la barbarie insondable de l’ennemi. Faire la guerre nécessite de déployer une ingénierie du consentement, d’enrôler mentalement la population, de l’entraîner dans la croisade. Plus que jamais s’affirme avec la Grande Guerre la nécessité de maîtriser le récit pour légitimer l’action.

Chez les Alliés, les propagandistes les plus influents sont les Britanniques. Ils ont tout d’abord réussi à imposer leur récit des origines : la cause profonde de la guerre est le militarisme prussien, le caractère intrinsèquement belliqueux et expansionniste de la Kultur allemande. L’Allemagne tenait ainsi le rôle de l’agresseur, entraînant irrémédiablement dans sa folie le reste de l’Europe. Dans cette narration, le rôle de l’agressé, de la victime, était tenu par la « petite Belgique », dont la neutralité avait été violée. On pouvait lire dans la presse britannique que, en assaillant la pauvre petite Belgique, les ogres teutoniques avaient semé sur leur chemin la dévastation et l’horreur. De multiples articles rapportaient comment les soldats allemands avaient violé des religieuses, coupé les mains des nouveau-nés et les seins des jeunes femmes, empalé, décapité et crucifié des militaires et des civilsr.

Dans l’imaginaire de guerre ainsi constitué, le soldat allemand était une bête sauvage, un animal sanguinaire et déchaîné. Sur les affiches de propagande, il apparaissait souvent tel un ogre enragé. Dans la scénographie de la guerre mise en place par la propagande britannique, entre la pauvre petite Belgique violée et le monstre sanguinaire allemand, s’interposaient les hérauts de la civilisation et du progrès : les Français, nobles et anciens protecteurs, et bien sûr les Britanniques, fiers chevaliers à la rescousse. Pour renforcer ces stéréotypes et alimenter le grand storytelling, le gouvernement britannique pouvait notamment s’appuyer sur ses grands écrivains, parmi lesquels Conan Doyle, Rudyard Kipling et H. G. Wells, tous enrôlés volontaires dans l’effort de guerre psychologique. Ces auteurs se montraient capables de conférer aux mensonges de la propagande une grandeur littéraire, une éloquence et une authenticité. « Tout ce qui pouvait pousser les soldats à se battre était légitime, constate Arthur Ponsonby. Le but de la plupart [de ces auteurs] était d’attiser l’indignation et d’inciter la fine fleur de la jeunesse des campagnes au sacrifice suprêmes. » Au fil de la guerre, les affiches appelant à l’enrôlement volontaire se faisaient de plus en plus pressantes : on y sous-entendait la lâcheté des hommes restés au pays. Une affiche restée célèbre nous donne à voir un père de famille installé dans son fauteuil et interrogé par sa petite fille : « Papa, qu’est-ce que tu as fait, toi, pendant la grande guerre ? » Lorsque, en mai 1915, un sous-marin allemand torpille le Lusitania, un paquebot transatlantique britannique transportant des milliers de caisses d’obus et de munitions, la propagande britannique, taisant le fait que le navire transportait une cargaison secrète, dénonce le massacre aveugle d’un millier de passagers innocents, dont une centaine d’Américains.

Ainsi, lorsque Woodrow Wilson déclare la guerre à l’Allemagne en 1917, le travail de conversion des populations américaines à la guerre est déjà bien entamé par les efforts britanniques. Mais ce travail doit être poursuivi : même si les Alliés ont généralement la préférence des Américains, ceux-ci ne se sentent pas concernés par les troubles européens et ont réélu Woodrow Wilson sur une ligne non interventionniste. Pour faire accepter son revirement et « vendre la guerre » aux Américains, le président Wilson crée en 1917 le Committee on Public Information (CPI) dont il confie la direction à George Creel. Ce dernier qualifie l’institution nouvelle de « vaste entreprise de vente, la plus grande aventure publicitaire que le monde ait connuet ». Suivant le modèle anglais, Creel et ses hommes comprennent que, pour induire des pensées et contrôler les perceptions, les techniques de submersion informationnelle sont préférables au contrôle centralisé et à la censure. Ligoter la presse et imposer au peuple un organe d’information unique par lequel écouler directement la propagande serait une erreur. Instantanément, une telle entreprise entraînerait l’incrédulité, provoquerait la défiance et crédibiliserait l’opposition. Il faut tout au contraire maintenir les médias dans leur pluralité et leur apparente diversité, tout en devenant leur fournisseur unique d’informations et de documents, parfois via des organisations de façade apparemment neutres. Il faut conserver l’illusion de la libre émission des opinions, il faut induire plutôt que contrôler et interdire. L’objectif du CPI n’était pas d’empêcher l’émission d’opinions ou informations défavorables, mais de faire en sorte que celles-ci soient submergées par un flot continu d’informations « positives ». Densité, répétition et ubiquité. Le CPI diffusait aux journaux et aux magazines des consignes à suivre « volontairement » quant aux informations divulguées à propos de la guerre. Les contrevenants n’étaient pas directement réprimés, mais se voyaient tout simplement exclus de la chaîne d’informationu.

Sur le fond, la propagande du CPI n’a rien d’original : les équipes de Creel ont le plus souvent repris et étendu le récit mis en place par les Britanniques, qui avait pour lui l’avantage de la simplicité et de l’efficacitév. La contribution états-unienne à l’édification de la propagande moderne est davantage à chercher du côté de la logistique. Le CPI a poussé très loin la division du travail en se structurant telle une grande entreprise multidivisionnelle capable d’irriguer tous les affluents de l’opinion : les journaux et les magazines, les affiches publicitaires et les films, mais également les programmes de conférences et les interventions publiquesw.

Le travail le plus remarquable du CPI par son ampleur logistique fut la mise en place des four-minute menx. À travers tout le pays, plusieurs dizaines de milliers d’orateurs volontaires se chargèrent de diffuser la bonne parole patriotique dans les salles de cinéma, les halls de danse et les réunions publiques, en rapportant notamment les atrocités commises par les soldats allemands. Les four-minute men étaient recrutés parmi les personnes les plus influentes à l’échelle locale, ceux que l’on appellera plus tard les « leaders d’opinion ». En s’exprimant à travers eux, la parole gouvernementale dissipait les apparences de la propagande, elle profitait d’une impression de vérité et de proximité. Pour être cru, pour imposer son imaginaire, l’État, comme la grande entreprise, doit donner corps et crédit à son récit. Pour ce faire, il s’appuie massivement sur des relais de confiance ; des symboles nationaux et des leaders d’opinion. En agissant systématiquement via des mandataires, l’organisation – étatique ou entrepreneuriale – s’élève à l’omniprésence et fait de sa narration une évidence. À travers les affiches, les films et les discours, l’espace public voit se démultiplier une interprétation qui devient peu à peu souveraine, puis bascule dans l’impensé.

LES RELATIONS PUBLIQUES
OU LA PROPAGANDE PAR TEMPS DE PAIX

Les gigantesques campagnes d’opinion menées par les Alliés pendant le conflit ont démontré l’efficacité de l’ingénierie sociale. Après guerre, l’appareil de persuasion élaboré par les États va en quelque sorte se transmettre aux grandes entreprises. Toutes les grandes figures des relations publiques des années 1920 et 1930 (Edward Bernays, Ivy Lee, Carl Byoir…), avant de devenir les prestigieux consultants des grandes entreprises intégrées, ont servi le CPI. En 1918, tous ces agents propagandistes d’État retournent au marché avec la conviction qu’il est désormais possible de plier la volonté du peuple en tous sens, à condition d’en avoir les moyens. Moyens dont, outre les États, seules les grandes entreprises disposent.

Dans les années 1920, deux Américains publient des ouvrages à retentissement sur l’ingénierie sociale et son utilité dans les sociétés démocratiques : le journaliste Walter Lippmann et le consultant en relations publiques Edward Bernays. Leurs ouvrages, qui s’égrènent tout au long de la décennie, forment une sorte de dialoguey légitimant l’emploi des techniques de manipulation de masse. Pour Lippmann et Bernays, l’idéal démocratique est inatteignable, car il exige des citoyens qu’ils s’intéressent aux affaires publiques et les comprennent. « Il faut avoir un appétit d’encyclopédiste et un temps infini devant soi pour être un bon citoyen, ironise Lippmann […]. Je n’ai rencontré personne, du président des États-Unis au professeur de science politique, qui incarnât peu ou prou cet idéal incontesté de citoyen souverain et omnicompétentz. » Quand bien même un individu s’intéresse aux problèmes du monde, ceux-ci surgissent et évoluent à une vitesse telle qu’il lui est bien impossible de les appréhender. « Il n’existe pas l’ombre d’une raison de penser, comme le font les démocrates mystiques, que la somme des ignorances individuelles d’une multitude de peuples puisse produire une force continue capable de diriger les affaires publiques. » Dans les démocraties modernes, explique Lippmann, les affaires publiques sont en réalité gérées par des politiciens, des bureaucrates et des hommes d’influence en situation concrète de pouvoir. L’action politique des gens du commun ne se limite qu’à « s’aligner ou non derrière quelqu’un » lors d’événements bien circonscrits, théâtralisés et médiatiques, comme les élections. On retrouve dans la prose de Lippmann l’imaginaire de la foule, ce grand monstre animé du dehors : « Que l’opinion publique tente d’exercer son pouvoir en direct, et on obtient un désastre – ou une tyrannie. Elle est en effet incapable d’appréhender un problème intellectuellement et de le traiter autrement que par un jugement à l’emporte-pièce. […] Il faut remettre le public à sa place, d’une part pour qu’il exerce les pouvoirs qui lui reviennent, mais aussi et peut-être surtout pour libérer chacun de nous de ses mugissements et de ses piétinements de troupeau affolé. »

La parenté n’est pas étonnante : les écrits des théoriciens européens de la foule ont essaimé aux États-Unis et y ont même été prolongés par quelques livres à succès comme Human Nature in Politics de Graham Wallas (1908) et Instincts of the Herd in Peace and War de Wilfred Trotter (1916). L’émergence de cette littérature acte la fin de l’idéal des Lumières et du paradigme rationaliste qui structuraient jusqu’alors les essais sur la démocratie. Si les masses sont dominées par des pulsions inconscientes, instinctuelles, si ce sont elles qui dirigent les hommes, il faut apprendre à les connaître et à les manipuler. Lippmann reconduit donc le retournement cynique de Le Bon : pour s’imposer, sans en avoir l’air, en maître des débats, il faut suggérer au public des solutions, il faut disséminer des éléments pour « guider l’action raisonnable de gens mal informés ». Gustave Le Bon a indiqué la voie, Walter Lippmann a justifié le projet, et c’est finalement Edward Bernays qui va écrire le discours de la méthode.

Dans les livres de Bernays, la propagande est décrite comme l’« organe exécutif du gouvernement invisible », des minorités intelligentes, d’une élite au pouvoir, « en mesure de comprendre les processus mentaux et les modèles sociaux des masses » et de modeler leur opinion pour les « convaincre d’engager leur force nouvellement acquise dans la direction voulue »aa. Bernays décrit une nouvelle profession, celle des public relations, experte dans la modification des représentations et la mobilisation des publics. Selon lui, dans la société moderne, nul ne peut se passer de l’assentiment du public ; chaque organisation, quels que soient ses objectifs, doit investir dans l’ingénierie sociale, comme dans une assurance. L’agent en relations publiques va servir son client en organisant pour lui des substitutions d’idées et de stéréotypes. Pour faire sens de la vie publique, chacun mobilise un ensemble de prénotions, d’idées reçues et de raccourcis mentaux. « Théoriquement, chacun achète au meilleur coût ce que le marché a de mieux à lui offrir. Dans la pratique, si avant d’acheter tout le monde comparait les prix et étudiait la composition chimique des dizaines de savons, de tissus ou de pains industriels proposés dans le commerce, la vie économique serait complètement paralysée. Pour éviter que la confusion ne s’installe, la société consent à ce que son choix se réduise aux idées et aux objets portés à son attention par la propagande de toute sorte. Un effort immense s’exerce donc en permanence pour capter les esprits en faveur d’une politique, d’un produit ou d’une idée. ».

La première tâche du propagandiste – ou agent en relations publiques – est de cerner les « formations collectives constituées au sein de la société ». Son objet d’étude est l’esprit public : il administre des tests psychologiques, conduit des enquêtes, repère les segments constitutifs d’une population. Tel un ethnologue, il exploite tous les points d’observation, puise toute la matière nécessaire à la compréhension du milieu. Une fois ce travail immersif entamé, il commence à comprendre quel est l’imaginaire le plus susceptible de capter l’attention et l’intérêt du public ciblé par son client. Il finit par repérer des failles sociales, qui comme autant d’opportunités peuvent être investies par l’entreprise. Il se tourne donc vers son client pour ajuster avec lui une ligne de conduite adaptée à l’esprit du temps, « soit en démontrant au grand public que ses craintes et ses préjugés sont sans fondement, soit, au besoin, en modifiant l’action de son client autant qu’il le faut pour supprimer les motifs de récrimination ». Le travail effectué par le propagandiste est associatif : il faut, pour modifier le sens d’un objet, l’allier à des valeurs, acteurs et événements choisis. Il faut jouer sur les « allégeances inconscientesab » du public pour obtenir progressivement son assentiment. Le public procédant par associations d’idées, l’agent en relations publiques doit se faire expert et orchestrateur d’associations d’images et de stéréotypes. Ainsi, Bernays définit une campagne de relations publiques comme un enchaînement de circonstances fabriquées produisant un effet vouluac. La technique associative la plus évidente est l’endossement ; le fait de rémunérer une célébrité pour qu’elle associe son image à celle d’une entreprise, et lui transfère par là les idées et les valeurs qu’elle incarne. Ce travail associatif, pour être efficace, doit être facilement lisible : il s’agit d’associer des images, des symboles, des clichés, de réutiliser des narrations connues, des schémas narratifs bien balisés. « Les discussions abstraites et les faits bruts ne peuvent être donnés au public sans être simplifiés et dramatisés. Les raffinements de la raison et le retrait de l’émotion ne peuvent pas toucher un large publicad . »

Les grandes entreprises américaines se sont parfaitement approprié ces préceptes lors des années 1930, pendant lesquelles elles ont investi dans de grandes campagnes de publicité institutionnelle. General Motors, pour se défaire de son image d’entreprise géante, tentaculaire et froide, a par exemple diffusé le récit d’un médecin de campagne, arrivant à temps pour sauver un enfant gravement malade grâce à sa voiture GM. Par ce type de campagne, les grandes entreprises américaines conjurent leur image prédatrice et se célèbrent telles des institutions bienfaisantes. Les slogans répétés par Ford à l’époque sont tout à fait révélateurs : « Serving the American people », « An institution that serves », « For service »ae. La grande entreprise n’est plus ce monstre écrasant le marché, mais une organisation vertueuse capable de rendre aux citoyens d’inestimables services. Nous pourrions multiplier les exemples de ce type. Toutefois, la véritable grande offensive en matière de « PR » est à chercher ailleurs : non pas dans les coups d’éclat réalisés par les grandes entreprises en leur nom propre, mais dans leur action coordonnée au sein d’un lobby, la National Association of Manufacturers (NAM), qui a conduit l’un des plus grands efforts de propagande privée de l’histoire américaine.

Avec le krach de 1929 et le début de la crise économique, les grandes entreprises doivent faire face à une opinion de plus en plus défavorable. Les électeurs américains portent au pouvoir Franklin D. Roosevelt en 1932, puis le réélisent en 1936, sur un programme fortement interventionniste. L’État américain impose des lois de régulation du marché bancaire et de protection des travailleurs : interdiction du travail des enfants, salaires minimums, limitation du temps de travail et défense des droits syndicauxaf. Ces mesures provoquent la mise en branle d’une association d’entreprises industrielles, la National Association of Manufacturers. Ce lobby, farouchement opposé aux syndicats et aux idées socialistes, va conduire une vaste campagne de reconquête de l’opinion, en tentant de « vendre l’American way of life au peuple américainag ». Dans la narration alors mise au point par la NAM, l’interventionnisme gouvernemental et le syndicalisme sont assimilés à de la tyrannie. Symétriquement, le lobby souhaite « associer, dans l’esprit public, la libre entreprise à la liberté d’expression, la liberté de la presse et la liberté religieuse, comme autant de constituants de la démocratieah ». Dans le récit qu’elle martèle aux masses, la NAM présente les grands industriels comme les véritables leaders de la nation, ceux qui assurent au peuple américain un niveau de vie inégalé. Il fallait, non pas répéter l’antienne libérale en prêchant pour le retour pur et simple du laisser-faire, mais combattre le New Deal sur son propre terrain : celui du progrès et du bien public.

La NAM a investi des sommes colossales dans de multiples dispositifs : séries radiophoniques, bandes dessinées pédagogiques, magazines d’entreprise, vastes campagnes d’affichage, emploi de four-minutes men, diffusion dans la presse d’histoires favorables aux industries… Les consignes fondamentales de la NAM, pour chaque campagne, restent les mêmes : faire simple, éviter les démonstrations complexes et les tournures négatives, et mettre l’accent sur l’intérêt des populations. L’industrie est toujours présentée comme la source du progrès et du bonheur, l’institution qui permet aux familles américaines d’avoir accès à l’abondance, à un niveau de vie célébré comme le plus élevé au monde. Les efforts de la NAM ne faiblissent pas après guerre : en 1947, une campagne de 100 millions de dollars est lancée, notamment grâce aux financements de General Electric, General Motors, IBM, Republic Steel et Procter & Gamble. En quelques années, la campagne engendre 7 millions de messages publicitaires dans la presse et 2,5 milliards de passages radioai. Les efforts de la NAM ont des conséquences politiques très concrètes : le lobby, par ses campagnes d’influence, réussit par exemple en 1946 à détruire la réputation de l’agence fédérale de régulation des prix (Office of Price Administration – OPA), qui finit liquidée par le Congrèsaj.

Au XXe siècle, les grandes entreprises coalisées ont en quelque sorte concrétisé les rêves de contrôle de Gustave Le Bon. Profitant de la prolifération des médias de masse, elles ont martelé leurs messages politiques et ont réussi à s’imposer dans l’« expérience involontaire de l’entièreté de la populationak ». Elles ont démontré que, pour imposer dans les esprits une idée, il ne s’agit pas d’établir savamment des faits, mais de répéter suffisamment son message pour qu’il intègre l’esprit du temps, pour qu’il aille de soi. Détentrice d’un énorme capital financier, la grande entreprise peut le convertir en capital symbolique ; elle peut se bâtir, par des investissements communicationnels, une assise idéologique. Si, bien sûr, comme nous le verrons, ce pouvoir n’est pas sans limite, il a largement démontré son efficacité politique. La grande entreprise, en tant que puissance institutionnelle pérenne, n’a aujourd’hui plus rien de scandaleux ; elle est devenue indissociable de l’économie, elle a basculé dans l’impensé.


7. L’INGÉNIERIE SYMBOLIQUE

Puissance et impuissance de l’action publicitaire

La culture de consommation qui se développe avec la modernité marchande repose sur la prolifération des images. Avec la multiplication des médias de masse, les grandes entreprises peuvent rendre visibles leurs marchandises et frapper l’imagination des consommateurs les plus éloignés. Elles disposent d’immenses capitaux pour mener à bien de grandes campagnes de communication et agir sur les représentations communes. Dans quelle mesure la parole marchande constitue-t-elle le monde que nous habitons ?

LES FANTASMES DE L’HYPNOSE DE MASSE

Les foules se sont muées en publics ; les hommes sont désormais mobilisables par les médias, et de vastes mouvements de conversion peuvent être entrepris par les États comme par les grandes entreprises. S’il est désormais possible de peser sur les opinions et les représentations politiques, on doit pouvoir également influencer les goûts et les pratiques de consommation. Cette nouvelle ingénierie pourrait être la réponse à donner à une crainte qui anime bien des économistes : la crise de surproduction. « De nos jours, commente Edward Bernays, c’est l’offre qui doit s’efforcer de créer une demande à sa mesure […]. Au moyen de la publicité et de la propagande, [l’entrepreneur] s’efforce de rester en contact permanent avec le grand public, de façon à créer une demande continue sans laquelle son usine coûteuse ne dégagerait pas de profitsa. » Ainsi, les entreprises sont contraintes d’investir dans un marketing de la demande : connaître la structure, les préjugés et les goûts du public et, si ceux-ci ne conviennent pas, contribuer à les changer. C’est le service ambitieux que proposent des consultants comme Edward Bernays à leurs clients.

L’ambition paraît démesurée, voire fantasque. Mais la recherche en psychologie semble ouvrir le champ des possibles et des auteurs tentent d’appliquer les découvertes de cette science nouvelle à la vente et à la publicitéb. Principalement inspirés par le behaviorisme et la psychanalyse, ils cherchent à découvrir les secrets de l’inconscient et les ressorts cachés de la cognition humaine. Cette psychologie des profondeurs doit permettre de découvrir les lois scientifiques du comportement du consommateur et conférer aux marchands un véritable contrôle sur les consommateurs. On retrouve ici le fantasme de l’hypnose de masse hérité de la psychologie des foules. Ce fantasme est très commun chez les publicitaires du début du siècle, qui recherchent les méthodes leur permettant d’instrumentaliser les émotions et pulsions du public. Beaucoup, à l’époque, sont dubitatifs devant ces rêves de manipulation absolue, comme Harry Hollingworth, enseignant à l’université Columbia de New York : « Les suggestions visant à transgresser des habitudes de vie, des sentiments moraux très ancrés, des relations sacrées, sont impuissantes, même lors d’une transe hypnotique. Alors en publicité, les tentatives pour changer les habitudes, usages et pratiques établis de longue date en usant de simples suggestions, affirmations ou assertions, sont bien difficilesc. » Mais des consultants vont se présenter en hommes capables de réaliser ces prouesses et répondre aux fantasmes de l’époque. Dans les paragraphes qui suivent, nous allons évoquer deux cas emblématiques : ceux d’Edward Bernays et d’Ernst Dichter.

Edward Bernays est, selon la légende, l’homme qui a appris aux femmes à fumer. Nous l’avons déjà évoqué dans le chapitre précédent, puisqu’il est aussi connu comme le premier théoricien des relations publiques. Durant sa carrière de consultant, Bernays a été employé par George Washington Hill, le dirigeant de l’American Tobacco Company, pour promouvoir une image positive des cigarettes. Celles-ci étaient la cible des ligues de vertu et de divers groupes religieux et politiques pour qui le tabac, comme l’alcool, était associé à l’immoralité, à l’oisiveté et au vice. Le tabac était perçu par la bourgeoisie conservatrice comme particulièrement contraire aux bonnes mœurs féminines. Certains établissements – universités, restaurants, gares… – interdisaient même aux femmes de fumer en leur sein. L’action d’Edward Bernays dans ce contexte est devenue à proprement parler mythique.

En 1929, Hill contacte Bernays pour que disparaisse une fois pour toutes le tabou de la cigarette chez les femmes : « Elles fument à l’intérieur. Mais, bon dieu, si elles passent la moitié de leur temps à l’extérieur et que l’on arrive à les faire fumer dehors, on doublera presque notre marché féminin ! Faites quelque chose ! » Bernays prend alors conseil auprès du psychanalyste autrichien Abraham Arden Brill, qui lui explique la situation en ces termes : « Certaines femmes conçoivent la cigarette comme des symboles de liberté. Fumer est la sublimation de l’érotisme oral ; tenir une cigarette en bouche excite la zone orale. Il est parfaitement normal pour les femmes de vouloir fumer des cigarettes. La première femme à avoir fumé avait probablement un excès de caractéristiques masculines et a pris cette habitude tel un comportement masculin. Mais, aujourd’hui, l’émancipation des femmes a supprimé beaucoup de leurs désirs féminins. Beaucoup de femmes réalisent maintenant le même travail que les hommes. Beaucoup n’ont pas d’enfants ; celles qui en ont en font moins. Les traits féminins sont masqués. Les cigarettes, qui sont assimilées aux hommes, sont devenues des torches de la liberté. » Éclairé par cette analyse, Edward Bernays organise un « pseudo-événement » lors de la parade annuelle des fêtes de Pâques de New York. Il invite une dizaine de suffragettes à défiler dans cette parade en fumant des cigarettes, qu’elles appellent les « torches de la liberté ». Ce happening féministe trouve un large écho dans la presse dès le lendemain. « D’anciennes coutumes, conclut Bernays, peuvent être brisées par une mise en scène dramatique, disséminée par le réseau médiatique. Bien sûr, le tabou n’était pas complètement détruit, mais cela marquait un début. »

L’histoire est simple et cocasse, comme peut l’être un film à succès : mandaté par un entrepreneur facétieux, Bernays consulte un oracle ayant accès aux arcanes de l’inconscient collectif et échafaude un plan qui se trouve être génial. Il provoque un séisme dans les médias et déclenche un mouvement de réforme du comportement de consommation. Ce récit confère à Bernays un pouvoir créateur : par sa seule action, l’agent en relations publiques a amené une nation entière à reconsidérer la symbolique et l’usage de la cigarette. Ce récit machiavélique est celui que répètent la plupart des livres et des documentaires qui ont été réalisés sur le sujet depuis plusieurs années. Tous reprennent en fait leurs dialogues à une même source : l’autobiographie d’Edward Bernays. Ironiquement, ils ne font que reproduire l’éloge et le storytelling qu’Edward Bernays a consacrés à sa propre gloired.

Les historiens de la cigarette peignent quant à eux un tableau bien moins romanesque. Dès les années 1910, la consommation de cigarettes se banalise et les ventes augmentent, surtout auprès de la clientèle féminine. Les féministes n’ont pas attendu Edward Bernays pour utiliser la cigarette comme un symbole de leur émancipation et de leur lutte contre les standards de féminité victoriens. Au-delà des cercles militants, la cigarette a d’ailleurs sa place, comme on l’a vu au chapitre 5, dans la panoplie des flappers, aux côtés de l’alcool, des cosmétiques, des habits de sport et des jurons. En fait, Bernays n’a fait que participer à une guerre culturelle de grande ampleur, qui a débuté aux États-Unis une dizaine d’années avant qu’il ne soit embauché par l’American Tobacco Company. Si les publicitaires se sont abstenus de représenter des fumeuses avant les années 1930, c’est moins parce que le sujet était tabou que par peur d’attiser la colère des associations prohibitionnistes. La diffusion de la cigarette dans les habitudes de consommation des Américaines, lors des années 1910-1920, s’explique non pas par un savant travail d’ingénierie sociale, mais par une série de facteurs économiques et sociaux parmi lesquels : l’intégration des femmes dans des sphères autrefois réservées aux hommes, l’augmentation de leur salarisation et de leur pouvoir d’achat, les possibilités accrues d’expérimentation pendant la guerre, l’introduction des gammes dites « légères » ou « douces » (mild), le recul de la morale bourgeoise victorienne et l’essor de la mentalité de consommatione.

Évoquons maintenant la légende, tout aussi édifiante, d’une autre figure machiavélique de la manipulation marketing : Ernest Dichter. Cet autre consultant se fait connaître du grand public à l’occasion de la sortie du livre de Vance Packard, La Persuasion clandestine, en 1957. Ce best-seller à la prose outrée dénonce la publicité comme une vaste entreprise de manipulation des masses. Packard fait le portrait de nombreux consultants-psychologues qui vendent aux entreprises leur science du subconscient. Parmi ces depth boys, Ernst Dichter s’impose comme le plus perfide. « Terriblement exubérant », menant ses expérimentations reclus dans un immense manoir de la vallée de l’Hudson, Dichter glace l’écrivain par ses assertions cyniques et bravaches : « L’agence de publicité qui réussit manipule les mobiles et les désirs humains, développe un besoin de marchandises que le public ne se connaissait pas, qu’il ne désire même peut-être pas acheter. » Sous la plume de Packard, le docteur Dichter est le suprême antihéros du « monde cauchemardesque de George Orwellf », l’éminence grise des grandes entreprises, l’haruspice des marchands. Packard s’effraie de sa puissance, mais s’interroge peu sur le sérieux de ses prétentions. Comme le savent aujourd’hui les historiens, Ernst Dichter était un self-promoter de talent : « Sa capacité à se marketer lui-même était extraordinaire, elle pourrait faire l’objet d’une étude de cas. Dichter apprenait à connaître les journalistes, à établir avec eux des relations mutuellement bénéfiques, en leur fournissant des sujets d’articles fascinants, qui lui permettaient de se faire connaître à un plus grand mondeg. » Le best-seller de Packard a en effet permis à Dichter d’élargir son réseau de clients en Amérique et en Europe, et d’ouvrir des filiales aux quatre coins du monde.

Le « pouvoir » de Dichter a été très tôt moqué : il reposait sur beaucoup d’assertions farfelues et pseudo-scientifiques. Mélanges de psychanalyse et de sémiotique, les divinations de Dichter capitalisaient sur l’attraction sulfureuse des interprétations magico-sexuelles : fumer serait un plaisir érotique oral ; les asperges, par leur forme phallique, auraient une signification sexuelle ; cuisiner équivaudrait pour les femmes à un rituel de fertilité ; le bois aurait des vertus sensuelles, son grain évoquerait l’excitation et appellerait la caresseh… Beaucoup de chercheurs ont dénoncé le manque de sérieux de Dichter : il extrapolait des résultats à partir de trop petits échantillons et réalisait des études qui ne répondaient pas au critère scientifique de la reproductibilité. D’autres ont même dit qu’il était un escroc, simplement doué pour raconter des histoires. Dans sa carrière de consultant, Ernest Dichter s’est prétendu l’inventeur de la recherche en motivation (motivation research). Il n’était en fait qu’un praticien parmi d’autres, ni le plus précoce ni le plus actifi. Les interprétations folkloriques à la Dichter n’étaient d’ailleurs pas représentatives des recherches menées dans ce champ, qui reposaient souvent sur des méthodes qualitatives connues de la sociologie et de la psychologie.

Edward Bernays et Ernst Dichter sont entrés dans la légende comme de grandes incarnations de la manipulation marketing, des vampires de l’inconscient, des éminences grises du big business. Ce sont en réalité de très bons promoteurs d’eux-mêmes qui ont su faire croire en leurs mirifiques pouvoirs. Bernays et Dichter étaient des consultants : se mettre en scène tels des oracles surpuissants leur permettait de faire grossir leur carnet de commandes. Depuis les années 1960, les journalistes et les critiques de la société de consommation n’ont eu de cesse de colporter leur légende maléfique, en s’affolant de leurs déclarations machiavéliques, sans beaucoup s’interroger sur l’efficacité de leurs méthodes et la plausibilité de leurs prétentions démiurgiques. Si leur mythe circule encore aujourd’hui, c’est parce qu’il entre en résonance avec des idées communément admises à propos de la publicité. On confère souvent à celle-ci le pouvoir de créer des besoins et des désirs par la manipulation des émotions et des symboles. C’est la thèse de la « seringue hypodermique » : on pourrait changer le mode de pensée collectif en inoculant dans le corps social le « bon » message. Consultants et publicitaires seraient les agents en charge de paramétrer efficacement ce message et de permettre l’adaptation de l’homme à la production marchande.

Cette interprétation confère à la publicité un pouvoir suprême. Or celle-ci n’est qu’un facteur parmi d’autres pour expliquer le niveau des ventes et les comportements de consommation. Lorsqu’un produit se vend bien, c’est souvent grâce à d’autres variables du mix marketing, peu discutées car moins perceptibles : le rapport de forces avec les distributeurs, qui conditionne la valorisation du produit dans les linéaires, l’importance et l’efficacité de la force de vente, les techniques de promotion, la planification des ventes, l’innovation produit, la politique de prix, le packaging… La réception du message publicitaire est en outre conditionnée par un ensemble de facteurs hors de contrôle, au premier rang desquels la socialisation des consommateurs et les idées fortement enracinées dans leur culture. Ainsi, comme le souligne ironiquement Michael Schudson, « la publicité télévisée peut bien donner l’impression que quiconque achetant la marque X suscitera l’envie de ses amis et voisins, mais cette impression est un bien pauvre substitut à l’opinion directement accessible des amis et voisinsj ». La vente d’un produit est en outre déterminée par des facteurs sociaux et démographiques implacables. Il paraît difficile à un nouvel entrant sur le marché de la nourriture pour bébés de percer dans un pays où le marché, déjà saturé, décline du fait d’une démographie qui s’effondre. Comme le reconnaît lui-même Bernays dans les passages le plus rarement cités de ses livres, l’action du publicitaire ou de l’agent en relations publiques est largement conditionnée par un ensemble de facteurs concurrents et « l’influence de toute force tentant de modifier l’opinion publique dépend de sa capacité à engager des points de vue déjà établisk ». L’influence est d’autant plus précaire pour les produits de consommation, qui sont directement disponibles au consommateur. Un citoyen américain peut facilement intégrer à ses représentations sur la Russie les schémas distillés par la propagande de son pays, puisqu’il n’en fera certainement jamais l’« expérience » ; la Russie restera pour lui une lointaine et fantomatique abstraction, faite d’images médiatiques. La bouteille de ketchup, elle, est disponible en magasin, prête à être essayée.

LA PUBLICITÉ OU L’ART DE L’ASSOCIATION SYMBOLIQUE

Les « histoires » maintes fois contées de Bernays et de Dichter reposent sur l’idée fausse selon laquelle une action publicitaire serait capable d’infléchir à elle seule des comportements de consommation. Ces histoires révèlent toutefois en creux une définition pertinente de l’activité publicitaire : la pratique de l’association symbolique. Le travail publicitaire consiste à faire en sorte que les marchandises symbolisent une personnalité, une valeur, un attribut, une qualité, un statut social… Les publicités informent le spectateur de ce que la marchandise signifie sur le marché symbolique ou, plutôt, de la signification que le marchand la commercialisant souhaiterait la voir endosser. Ce processus d’adjonction de valeur est fondé sur une opération de détournement. La publicité utilise des significations connues dans le champ social, déjà associées à des personnages, des stéréotypes et des situations, pour les transférer à la marchandise promue. C’est concrètement ce que l’on observe dans les opérations d’endossement, lorsque, par exemple, une star du cinéma pose pour une marque de parfum. Les produits circulant dans la modernité marchande sont détachés du contexte social de leur production. La publicité s’empare d’un produit neuf, inconnu, vide de sens et l’accole à des images qui lui confèrent une valeur. La publicité, comme la marque, contribue à injecter du sens dans un objet qui en est dépourvu.

Depuis l’émergence de la publicité moderne au début du XXe siècle, la publicité réalise ce travail d’association symbolique non pas par le texte et l’argumentation, mais via l’image et la représentation. Les publicités représentent majoritairement des individus jeunes, beaux et plus ou moins riches. Ils apparaissent heureux et leur enviable félicité, à l’évidence, semble conférée par le produit. Penchons-nous un instant sur les publicités pour le savon du début du siècle. Entre les années 1910 et 1930, les magazines regorgent de publicités pour ce type de produits – Pond’s et Woodbury aux États-Unis, puis Palmolive et Monsavon en France. Objet trivial s’il en est, le savon pose bien l’enjeu de la valeur-signe de la marchandise. Comment valoriser un produit aussi neutre, aussi interchangeable ? Comment le singulariser, le distinguer ? Une première stratégie a été d’associer le produit au luxe, en représentant non pas le savon, mais ses « utilisatrices » : des jeunes femmes de la haute bourgeoisie, que l’on voit évoluer dans des soirées qui rappellent le faste des grandes réceptions aristocratiques. On n’achète plus du savon, mais de la respectabilité et de la distinction.

Une autre association commune est celle de la séduction. Woodbury’s a été la marque pionnière de cette stratégie au début des années 1910, en délaissant les trivialités desséchantes du discours médico-hygiéniste pour mettre en scène un jeune couple de la grande bourgeoisie, fiévreusement enlacé, accompagné de ce slogan : « Une peau que l’on aime toucher » (A skin you love to touch). On ne vend plus simplement ici du luxe et de la distinction, mais également de la romance. La femme incarnant l’utilisatrice du savon Woodbury’s n’est pas une bonne mère victorienne engoncée dans la domesticité, mais une séductrice courtisée par les plus jeunes et vigoureux notables. Le message tacite exprime une triple promesse : l’affiliation à une classe sociale élevée et à son prestige statutaire, la capacité d’attirer sur soi l’attention des hommes et, finalement, le moyen de combler ses besoins émotionnels et affectifs. Ces associations paraissent aujourd’hui triviales, tant elles ont été répétées via de multiples variantes par l’industrie publicitaire depuis un siècle, mais elles étaient au moment de leur apparition tout à fait surprenantes, et même parfois choquantesl. Dans les études qui ont été menées à la suite des campagnes Woodbury’s, certains consommateurs ont qualifié le savon d’élégant et de raffiném. Comment ces qualités, proprement humaines, peuvent-elles être associées à un savon ? Le travail d’ingénierie symbolique réalisé par les publicitaires a contribué à naturaliser ces associations a priori absurdes.

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la publicité, telle que nous la pensons aujourd’hui, n’existe quasiment pas. On observe dans la presse des annonces, des textes décrivant physiquement un produit, et indiquant son prix et sa disponibilité. Lorsque ces annonces déploient un argumentaire, celui-ci est descriptif et technique, centré sur l’objet même. Les pages publicitaires sont constituées par de simples aplats de textes, désordonnés et monotones. L’avènement de la publicité moderne est provoqué par la révolution graphique, par la possibilité, pour les journaux et les magazines, de faire figurer dans leurs pages de grandes illustrations. En se garnissant de dessins et de peintures, les publicités s’agrandissent, parfois jusqu’à la pleine page, et emploient des typographies plus variées et accrocheuses. La révolution graphique permet aux annonceurs de mobiliser des clichés visuels, des images fortement connotatives, et donc d’entamer leur travail d’association symbolique. Le discours publicitaire change alors de nature : il ne s’agit plus de décrire le produit dans sa fonction, mais de louer son « utilité psychologique », ses bénéfices sociaux et psychiques. La publicité se consacre désormais à la symbolique plutôt qu’à la technique, au prestige plutôt qu’à l’automobile, au sexe plutôt qu’au savon. La publicité devient dès lors moderne, car elle dépasse la dimension économico-rationnelle des échanges marchands pour bâtir un imaginaire social.

À travers la situation sociale mise en scène par la publicité, le spectateur se projette dans une relation amoureuse, dans une vie familiale, dans un cadre tantôt idyllique, tantôt inquiétant. Car, en se focalisant désormais sur les personnes, la publicité incite le spectateur-consommateur à un retour critique sur lui-même. La publicité dite « anxiogène » est symptomatique de ce renversement de perspective. Elle se développe fortement à partir des années 1920 dans tous les médias occidentaux et consiste à mettre en scène des situations d’échec et de honte sociale, voire des malheurs comme le chômage, le divorce ou la maladie. Dans les publicités anxiogènes, le personnage central, auquel est censé s’identifier le lecteur, est un inadapté. Il ne se conforme pas à une pratique de consommation – mettre du déodorant, utiliser un bain de bouche, être manucuré, etc. – et se retrouve de ce fait rejeté et moqué. Ces publicités visent à provoquer chez le spectateur la peur d’être sans le savoir un déviant. Elles sont particulièrement nombreuses dans l’industrie des produits d’hygiène et des cosmétiques. La marque Listerine est emblématique du mouvement : elle a essaimé ses publicités anxiogènes aux quatre coins du monde occidental dans les années 1920-1940, incitant les gens à se prémunir du terrible danger de l’« halitose », un obscur terme médical signifiant la mauvaise haleine. La marque mettait en image de véritables sociodrames : une jeune fille pleurant dans les bras de sa mère après avoir été ignorée par tous les garçons lors de son premier bal ; une autre, honteuse dans les bras de son partenaire de danse tandis que, à l’arrière-plan, des moqueurs s’agitent en messes basses… Des dizaines d’autres marques ont employé la « recette halitose » et décliné ces mêmes histoires pour d’autres périls : les pellicules, la calvitie, le mauvais teint, la transpiration, les cheveux gras, l’acné, etc. Toutes ces particularités physiques ont été transformées en tabous collectifs. La plupart des publicités anxiogènes ont mis en scène des jeunes femmes : ce sont elles que visaient principalement les annonceurs, en « menaçant » leur pouvoir séducteur, sans lequel elles se retrouveraient exclues du mariage et condamnées à errer en éternelles célibataires.

Les publicités anxiogènes ne se concluaient toutefois jamais de façon pessimiste. La trame scénaristique était toujours à peu près la même : un personnage ressent une honte corporelle qui l’immobilise et le terrifie. Il est moqué, humilié et son « infirmité » (puanteur, mauvaise haleine, pellicules…) l’empêche de « réussir » dans sa vie sentimentale, familiale ou professionnelle. Un ami se porte ensuite à son secours en lui présentant un produit résolvant ses problèmes (déodorant, dentifrice, shampooing…). Le personnage est finalement restauré dans sa vie sociale et l’histoire se conclut sur les images d’un bonheur enfin accompli. On retrouve cette structure scénaristique en trois actes (problème/honte sociale – apparition du produit – solution/rédemption) dans beaucoup des publicités anxiogènes de la période. Dans cet imaginaire, le consommateur doit reconnaître ses tares, admettre ses insuffisances, pour pouvoir ensuite se racheter en adoptant les bons comportements de consommation.

La publicité anxiogène, très présente dans les années 1920 à 1950, est tombée peu à peu en désuétude à partir des années 1960. La publicité valorise dès lors davantage les bénéfices sociaux des produits, plutôt que de chercher à culpabiliser les non-utilisateurs en en faisant des déviants honteux. La dimension anxiogène reste toutefois présente dans le discours publicitaire, de façon plus feutrée et tacite. Le discours publicitaire contemporain repose toujours sur une mécanique de création simultanée du problème et de sa solution. Dans l’industrie cosmétique par exemple, les publicités utilisent généralement un schéma narratif qui est resté peu ou prou le même depuis le début du XXe siècle. Le message publicitaire porte l’attention de la lectrice/spectatrice sur une partie spécifique de son anatomie – les yeux, les lèvres, la peau… –, décrit un « problème » inhérent à cette partie du corps, puis dévoile sa solution-produit : un fard à paupières, pour illuminer un regard fatigué et éteint ; un crayon à lèvres, pour ourler les contours d’une bouche trop fine ; un soin anti-âge, pour retendre en profondeur une peau vieillissante. Dans l’imaginaire cosmétique, le corps est fragmenté en une succession de problèmes à résoudre. La marchandise permet de le « révéler » dans la beauté. Là encore, la marchandise se présente comme un outil, un appendice, sans lequel l’individu ne peut pas être complètement au monde.

LE « RÉALISME CAPITALISTE »
ET L’EFFECTIVITÉ DE SON CORPS DE DOCTRINE

Les messages publicitaires visent à enrober la marchandise de significations choisies pour lui conférer une valeur. Mais la publicité n’est pas la seule institution consacrée à la création de la valeur-signe. Nous en avons déjà évoqué d’autres dans ce livre, parmi lesquelles les marques, les grands magasins et la presse magazine. La marchandise « s’incarne » non seulement à travers les messages publicitaires, mais également dans les vitrines des magasins et dans les pages illustrées des périodiques. La marchandise circule au sein d’un univers médiatique alimenté par toutes les entreprises capables de la faire apparaître. C’est la raison pour laquelle le cadre de référence à emprunter, pour discuter de l’imaginaire marchand, n’est pas la publicité, mais les médias, au sens le plus vaste que recouvre ce terme.

L’appareil médiatique fournit aux populations un système de communication, une culture matérielle et imaginaire fantasmatique. Nous vivons tout autant dans le monde objectif des interactions directes et tangibles que dans cet imaginaire artificiel et fantaisiste. La production médiatique bouleverse notre solitude, elle nous extrait de l’expérience banale pour animer sous nos yeux un monde constitué par de multiples marchandises. Ces images nous impressionnent, nous divertissent, stimulent nos rêves éveillés et, surtout, nous alphabétisent. C’est la production médiatique qui lie les hommes au marché, qui les solidarise en tant qu’ils partagent une culture de consommation. Tous ceux qui « habitent » le marché connaissent les montres « Rolex », non pas pour en avoir fait directement l’expérience, mais parce que le nom de cette marque et les composantes de sa symbolique ont circulé pendant des décennies dans tout l’appareil médiatique, et ce, moins via de simples annonces publicitaires qu’à travers une multiplicité de discours. La marque est entrée dans notre lexique ; elle fait maintenant partie intégrante de notre langage. Elle a, en somme, construit sa valeur-signe, puisque nous interprétons désormais l’objet – la montre – pour ce qu’il signifie – la fortune.

Les marchandises composent une langue véhiculaire, une langue commune à l’ensemble des consommateurs, qui habitent grâce à elle un même monde. L’appareil médiatique peut ainsi être défini comme un système de production de la conscience. Dans ce système, chaque marchand doit composer avec les intrants de ses concurrents, des industries adverses et voisines. Aucun n’exerce tyranniquement le monopole de la valeur-signe. Le marché symbolique n’a cependant rien d’une démocratie sémiotique. La capacité à faire circuler une image, à faire vivre une idée, dépend principalement du volume de capital investi. L’entreprise doit mobiliser un capital financier d’ampleur pour ensuite tenter, via des campagnes de communication diverses, de le convertir en capital symbolique. L’extrême richesse est la condition préalable à la participation.

Dans le champ médiatique, les marchands entrent ainsi en concurrence pour capter l’attention du public et récolter ses suffrages, mais leurs messages ne sont pas pour autant fondamentalement discordants. Ils convergent au contraire autour de stéréotypes, de valeurs et de normes partagés, si bien que l’idéologie de consommation qu’ils véhiculent collectivement est assez facile à cerner. L’imaginaire marchand nous donne à voir un monde où nos humeurs et nos états d’âme dépendent de la possession d’objets et de leurs propriétés symboliques. La marchandise permet d’accomplir des besoins humains fondamentaux – le plaisir, l’estime de soi, l’amitié, la félicité amoureuse et familiale – et, ultimement, d’atteindre le bien non marchand suprême : le bonheur. « Échangez de l’argent contre ce produit, et ce produit contre du bonheur » : c’est, in nuce, ce que nous dit tout discours promotionnel. L’imaginaire marchand promeut la nouveauté comme désirable, stimulante et intéressante en soi. La connaissance des possibilités toujours renouvelées offertes par le marché fait partie de la responsabilité citoyenne du consommateur. Sa capacité à se mettre à la page fait de lui une personne éveillée. Un autre « impensé » de l’idéologie de consommation est sa dimension identitaire. La marchandise est censée conférer à l’individu son identité et ce dernier est présenté comme capable de s’auto-instituer par la consommation.

Cette idéologie découle moins de l’imagination féconde des publicitaires et des hommes de médias, que de l’économie de marché elle-même. « Dans une société relativement mobile, explique Roland Marchand, où les entreprises croissent et les gens ont de plus en plus à négocier avec des inconnus, bien des interactions personnelles sont fugaces et peu susceptibles de se répéter […]. On peut donc redouter que toute chose, y compris la première impression, puisse produire une différence crucialen. » Aussi, dans les sociétés modernes, chacun est davantage tenu de gérer son apparence, puisque, les rapports sociaux étant assez largement anonymes, les manières et les pratiques de consommation sont les principales preuves et démonstrations de l’être au monde. Les gens « sont toujours à la recherche des petits indices révélateurs de vos goûts et de votre caractère. S’ils peuvent les trouver dans la coupe de vos vêtements, la blancheur de vos dents, l’âge et le style de vos meubles, le choix de votre vaisselle, ou la qualité de votre rasage, ils jugent d’une façon appropriée, dans un monde qui est fait de décisions rapideso ».

Les médias n’ont pas créé la crise identitaire de la modernité. Celle-ci s’explique par l’émergence d’une nouvelle économie, articulée autour du marché et de ses nouvelles institutions bureaucratiques et anonymes. Ils ont, en revanche, dramatisé et instrumentalisé cette crise. L’imaginaire marchand est dénué de toute considération sur la place de l’individu dans le système productif et sur les rapports de pouvoir qui s’exercent sur lui. La fiction du consommateur est, au contraire, celle d’un individu disposant du pouvoir absolu de s’inventer et d’exceller dans le jeu social par la simple intégration des codes fournis par le marché. Dans l’imaginaire marchand, le consommateur est l’artisan de sa propre valeur : il lui suffit de cueillir les produits proposés par le marché pour devenir maître de son destin. Son échec ne peut s’expliquer que par son incapacité à se conformer aux standards qui lui sont présentés.

Le plus grand pouvoir du discours médiatique réside dans ses silences. Pour comprendre l’idéologie colportée par l’imaginaire marchand, il faut repérer ce qu’il ne représente jamais. Certains phénomènes – les vieux objets, le monde de la production et du travail – sont invisibilisés, tandis que d’autres – les loisirs et l’extrême richesse – sont hypertrophiés. Les attitudes, comportements et valeurs favorables aux intérêts marchands sont ainsi sélectionnés et surexposés. Le chercheur en communication Michael Schudson appelle ce système symbolique invasif le « réalisme capitaliste », un imaginaire ni réaliste ni tout à fait fictionnel, sans fractures ni aspérités, qui idéalise le consommateur et célèbre le confort matériel d’une vaste middle-class, qui s’impose à la totalité de l’espace social. Les médias nous fournissent un stock d’images, de clichés et de proverbes communs. Ils nous alimentent en représentations du monde. Les phénomènes qui y sont sous-représentés échappent donc à la culture commune. En construisant un « manque à penser », les médias rendent certaines associations d’idées et certains raisonnements très difficilement accessibles. Ainsi, la liberté du consommateur est la liberté de choisir parmi ce qu’on lui donne à voir et à désirer.

Avant de poursuivre, il faut prendre le temps de clarifier le double niveau de lecture qui est ici le nôtre. Comme nous l’avons expliqué au début de ce chapitre, la publicité, en tant qu’outil employable par une entreprise pour écouler ses produits sur un marché, est potentiellement inopérante. Les défenseurs de la publicité insistent d’ailleurs sur le taux d’échec particulièrement élevé des nouveaux produits qui sont régulièrement lancés sur le marché. Cela n’implique pas, cependant, l’impuissance du discours marchand à l’échelle collective et idéologique. La force du discours publicitaire réside dans ses effets cumulatifs et normatifs. La publicité ou, plus largement, le discours médiatico-marchand peuvent être définis comme un « corps de doctrine », l’expression d’une façon de concevoir les valeurs de l’existence et les catégories de l’expérience. C’est pourquoi beaucoup d’analystes de la publicité l’ont décrite comme la remplaçante des autorités religieuses traditionnellesp. Le discours médiatico-marchand produit des lois, en formulant des normes. Il légitimise certains objets et certaines pratiques et en dévalorise d’autres. Il instaure un régime de croyance : c’est là son principal accomplissement. Ce pouvoir est d’autant plus considérable qu’il est difficilement perceptible. L’idéologie de consommation est l’eau dans laquelle baigne le consommateur. Elle s’impose telle une évidence, impensée et impensable. Le discours médiatico-marchand a le pouvoir de colorer le rapport aux choses et de modeler les hommes, ces créatures sensibles, telles des « variables dépendantes du processus de valorisation du capitalq ». C’est la raison pour laquelle les critiques marxistes le dénoncent régulièrement en le décrivant comme l’appareil de coercition et de contrôle le plus sophistiqué qui soit.

Ainsi Régis Debray écrivait-il en 1979 ce paragraphe, que nous nous permettons de citer in extenso tant il ironise justement sur le pouvoir idéologique insoupçonné des futilités médiatico-marchandes : « Ce qui ressemble d’un côté à un fabuleux gaspillage de ressources (radios, télés, affiches, dépliants, films, spots, magazines, etc.) peut aussi bien se comprendre comme une précieuse épargne pour le système dans sa totalité. N’y a-t-il pas un rapport entre le suréquipement en appareils de surveillance des pays socialistes et leur sous-équipement informatif et imaginaire – le même qu’entre la gigantesque panoplie symbolique des pays capitalistes et la discrétion, en temps de paix, de leurs appareils de coercition ? Omniprésence du Parti, omniprésence des médias. Nos commis aux belles images ont la même fonction d’encadrement/contrôle – et le même statut de cadres supérieurs – que les préposés à la ligne juste. Mais à productivité supérieure ils sont plus rentables. Ils assurent cette contre-révolution préventive et permanente aussi visible et indolore que le fonctionnement normal du système (extorsion/inculcation) avec lequel il ne fait qu’un. En d’autres termes, parce que le Journal télévisé, L’Express, Marie-Claire et France-Soir ont chacun la puissance de feu d’un régiment de gendarmerie blindé, les ministères de l’Intérieur et de la Défense nationale peuvent réduire d’autant leurs dépenses de personnel et d’équipementr. »

Nourri par l’imagerie irréaliste propagée par le système médiatique et marchand, le consommateur est plongé dans l’incertitude. Peut-il se montrer à la hauteur des modèles qu’on lui propose ? Est-il à même de se conformer aux normes du marché ? Peut-il enjamber le fossé qui le sépare de son alter ego marchand, du consommateur idéal qu’il aperçoit sans cesse dans les productions médiatiques ? L’effet le plus concret du discours médiatico-marchand est la comparaison systématique et l’anxiété qu’il provoque. Celle-ci est particulièrement prégnante chez la femme, dont le corps est instrumentalisé à travers tout le champ médiatique. Lorsqu’elle parcourt les pages des périodiques, la femme est à même de percevoir l’écart « très clair entre ce qu’elle est et ce que le magazine affirme qu’elle devrait (désirer) êtres ». Le corps est une donnée naturelle, certes, mais c’est surtout, dans l’imaginaire de consommation, le reflet de l’identité et l’objet d’une projection, d’un investissement. Le corps doit être travaillé, amélioré, pour atteindre la forme contemplée et désirée. Le marché nous aide dans cette tâche en nous procurant des prothèses. « Il n’y a pas de femmes laides. Il y a seulement des femmes qui ne savent pas qu’elles peuvent être bellest. » Le discours publicitaire formule une fausse alternative : la femme ne peut qu’être rejetée ou rachetée. Son corps doit être géré pour attirer sur lui l’attention, et donc l’affection. L’impératif est répété par l’industrie cosmétique, bien sûr, mais également acté par les possibilités de la chirurgie, qui parachèvent la fragmentation des corps et leur fétichisation.

On peut difficilement concevoir un monde marchand délesté de ces phénomènes. L’insatisfaction est une composante essentielle du discours promotionnel. Celui-ci doit provoquer la contrariété pour susciter le besoin. Il doit entretenir l’illusion compensatrice pour écouler la marchandise. Comme le célèbre magazine américain consacré à la publicité Printer’s Ink le faisait remarquer dès 1930 : « La publicité s’emploie à entretenir le mécontentement des masses à l’égard de leur genre de vie, à leur rendre insupportable la laideur des choses qui les entourent. Les clients satisfaits ne rapportent pas autant que ceux qui ne le sont pasu. »


8. LE SYSTÈME DOMESTIQUE

La clôture du foyer et la division du travail de consommation

L’avènement du marché moderne bouleverse l’organisation sociale. À mesure que les anciennes communautés autarciques se délitent, les familles entretiennent un rapport de plus en plus distancié avec leurs pairs. Elles se replient davantage sur le foyer, qui se clôture tel un espace d’intimité et d’individualisation. Dans cet intérieur va s’opérer une nouvelle division du travail de consommation.

LES MUTATIONS DU FOYER

S’il est un lieu où observer la société de consommation en gestation, c’est bien la maison bourgeoise du XIXe siècle. Nous l’avons analysée dans le chapitre 3 de ce livre : elle exprime un mode d’accumulation, un rapport aux choses dont nous avons hérité. La maison bourgeoise était autrefois organisée selon une tripartition fonctionnelle séparant les espaces de réception, les pièces de service et les appartements privés de la famille. Or, dans la seconde moitié du XIXe siècle, cet équilibre s’effrite : les espaces d’apparat reculent au profit de la sphère familiale et intime.

Les signes annonciateurs du repli chez soi se multiplient. De nouvelles barrières s’érigent pour protéger le sweet home des menaces du dehors. L’industrie de la sécurité domestique est en plein essor : les publicités vantent les mérites des serrures incrochetables, des portes blindées et des systèmes d’alarme pour rendre le foyer inviolable. Le seuil séparant l’espace public et l’espace privé se dilatea : dans les immeubles bourgeois, les inopportuns sont arrêtés par le concierge, qui filtre le courrier et les objets aussi bien que les personnes. Vestibules et grands escaliers font office d’antichambre collective. Après 1860 se multiplient les sonnettes, cordons acoustiques et autres téléphones domestiques, qui renforcent encore le dispositif de filtrage. « Le sentiment du privé repose sur cette défense croissante et attentive de cet espace qui conduit de la rue à l’appartement. » La clôture des intérieurs révèle une sanctuarisation du foyer. Dans les appartements, les persiennes et doubles-rideaux font rempart à la rue, tandis que des fenêtres renforcées la réduisent au silence. On tolère de moins en moins le bruit : moquettes, tapis et thibaudes permettent d’étouffer les sons du dehors. Dedans, on chausse des pantoufles aux semelles silencieuses pour insonoriser ses déplacements et l’on fixe aux portes des arrêts en caoutchouc pour éviter qu’elles ne claquent. Dans les nouveaux appartements, des couloirs permettent de mieux distribuer les espaces et d’éviter la proximité entre les chambres. « L’économie auditive au sein de l’appartement bourgeois invite à une individualisation extrême des espaces, hermétiquement fermés. » L’attention portée aux bruits permet à chacun de développer un « dialogue silencieux » avec lui-même.

Chacun des membres de la famille va désormais pouvoir se retirer dans son intimité. La chambre individuelle, espace de repli sur soi par excellence, se généralise jusque dans la petite bourgeoisie. Les meubles et les portes se garnissent de serrures et de verrous. Les domestiques, qui assistaient jusque dans les années 1870 au bain de leurs maîtres, sont mis à distance. Eux aussi, par leur présence, constituent une forme d’obstacle à l’intimité. C’est peut-être l’une des raisons expliquant la chute de leurs effectifs, au tournant du siècle.

Le sweet home doit être pour le bourgeois ce havre loin des turpitudes des affaires et de la société, un « univers clos, illusoire et atemporelb », un refuge préservé de l’agitation du dehors. Le confort est ce qui distingue la maison bourgeoise moderne de la demeure aristocratique d’antan. Il ne s’agit plus de signifier sa puissance par un mobilier monumental et anguleux, mais de réchauffer son nid par de multiples rembourrages, coussins et tissus propres à accueillir et délasser les corps. Les surfaces doivent être capitonnées plutôt que marbrées, cotonneuses plutôt que boisées. « Il y a là toute la distance qui sépare le fiacre moelleux du carrosse doré, l’appartement chauffé du château glacial, le bas de laine du bas de soie…c » Le mobilier douillet et agréable, la commodité et le confort doivent permettre le bonheur familial et l’épanouissement individuel.

Cette conception du foyer privatif, isolé et confortable, qui s’étend dans la bourgeoisie dans la seconde moitié du XIXe siècle, contraste singulièrement avec l’ordinaire des habitations populaires. Chez la plupart des paysans, des ouvriers et des petits artisans, le foyer est un espace aride, aux murs nus et au sol terreux, marqué par les impératifs de la production et de la subsistance. Le lieu de vie est le lieu du labeur : artisans et ouvriers à domicile dorment et travaillent dans un même espace exigu. « De manière générale, commente Jean Fourastié, on peut dire que le logement était, depuis les temps les plus reculés jusqu’au siècle dernier, essentiellement un abri : un abri contre la pluie, un abri contre le froid, un abri contre les bêtes féroces ou contre les individus malveillants et hostilesd. » Les maisons paysannes sont souvent construites sur le modèle de la pièce unique – appelée la « salle » – où aucun des membres de la famille, parfois nombreuse, ne peut échapper à la promiscuité et au regard de tous. La toilette se fait au vu et au su de toute la maisonnée. L’espace, collectivisé, saturé d’outils et d’objets fonctionnels, laisse peu de place aux effets personnels et intimes. Il n’existe pas non plus de séparation stricte entre le dedans et le dehors. Dans les corons des pays miniers comme dans les villages, les maisons sont ouvertes sur l’extérieur et facilement pénétrées par le voisinage.

En France, ce n’est qu’à partir des années 1950 que va se résorber ce fossé entre le foyer bourgeois et la maison populaire. Lorsque l’anthropologue américain Laurence Wylie s’installe, après guerre, dans un village du Vaucluse, lui et sa famille s’étonnent de l’inconfort de l’habitat, « habitués, en bons Américains, à ce qu’un geste du doigt règle le chauffage dans toute la maison ». « Il y avait, témoigne-t-il, une cheminée dans chaque pièce ; il y avait la cuisinière ; il y avait une Salamandre dans mon bureau. J’étais décidé à chauffer la maison puisque tout cet appareillage rendait la chose théoriquement possible. Pendant quelques jours, je ne cessai d’aller de la cuisinière à la chaudière, de la chaudière à la Salamandre, de la Salamandre aux cheminées et ainsi de suite, bourrant les divers feux de charbon et de bois. Je me rendis bien vite compte que ce travail à lui tout seul me prenait tout mon temps. Sans compter que les notes de bois et de charbon commençaient à grimper d’une manière alarmante dans un pays où ces matériaux sont rares. Et, de toute façon, même en y mettant le temps et l’argent, je ne parvenais pas à mes fins. Quand le mistral soufflait, il n’y avait rien à faire pour chauffer mon bureau. Je renonçai à le chauffer et je portai ma machine à écrire, mes livres et mes papiers dans la salle. Puis, il parut absurde d’entretenir du feu dans les chambres alors qu’on n’en avait besoin que pour s’habiller et se déshabiller. Il sembla plus raisonnable de s’habiller et de se déshabiller dans la salle. La salle de bains n’était plus le refuge douillet que nous avions toujours connu. Prendre un bain, cela voulait dire se dévêtir dans le froid, se tremper dans de l’eau tiède et paralyser le fonctionnement de la cuisine. Nous découvrîmes que les bains étaient moins nécessaires que nous l’avions cru jusque-là ! Peu à peu, notre vie de famille qui, en Amérique, se répartissait à travers toute la maison (habitude que nous avions cru pouvoir transposer à Peyrane) se concentra dans la sallee. »

Ce témoignage de Laurence Wylie atteste de l’importance des effets de structure. Contrairement à la France, les États-Unis sont dotés de maisons spacieuses et fractionnées dès l’époque colonialef. Le chercheur américain a cru pouvoir importer ses habitudes en France, mais a vite compris que celles-ci dépendaient moins de préférences et de routines individuelles que d’un rapport concret – et collectif – aux conditions matérielles d’existence. Si la maison bourgeoise, fonctionnelle et confortable, est absente du Vaucluse de l’époque, c’est parce que la nature et le coût des matériaux alors nécessaires la rendent impossible. La conversion progressive du chercheur américain aux mœurs paysannes françaises relève de l’adaptation fonctionnelle : « Ce changement, conclut-il, résolut quelques problèmes : je consacrais moins de temps au chauffage et je vis avec soulagement baisser le montant des factures. Mais cela en souleva d’autres. Je dus apprendre à travailler pendant que les enfants jouaient. Les enfants durent s’efforcer de faire moins de bruit. Il me fallut prendre l’habitude de débarrasser la table de mes papiers avant chaque repas. Nous faisions cuire la viande le plus souvent dans la cheminée. Si l’un de nos enfants souffrait de quelque chose, nous ne pouvions pas rester à le bercer dans sa chambre ; nous le descendions dans la salle et nous le prenions sur nos genoux devant le feu. Le feu de bois qui brûlait jour et nuit devint pendant six mois le point focal de notre famille. Sans nous en rendre compte, nous nous étions peu à peu adaptés aux conditions de vie de Peyrane où la plupart des familles vivent ensemble dans une seule pièce. La salle étant la seule pièce chauffée de la maison, c’est là qu’on prépare les repas, qu’on dîne, qu’on réunit les conseils de famille, qu’on reçoit ses amis et que le médecin ausculte quand il y a un malade dans la maisong. »

Dans la France d’après guerre que découvre Laurence Wylie, le confort, l’espace privé et l’intimité sont des impossibilités structurelles. Ils demeurent un privilège de la bourgeoisie tout le temps que dure le déficit d’infrastructure : l’absence d’eau courante, de gaz, d’électricité et des multiples techniques modernes d’isolation et de chauffage. Ce n’est qu’une fois ce déficit résorbé que le modèle d’intimité bourgeois va pouvoir « ruisseler » vers les classes inférieures. Les pièces vont alors se multiplier selon le principe de la spécialisation fonctionnelle, avec une cuisine séparée, une chambre pour chacun, une entrée et des couloirs assurant la fermeture et l’indépendance des espaces. Le salon, jusqu’alors « barrière et niveau » de la bourgeoisie, comme on l’a vu, se généralise et perd sa valeur distinctive. Dans le dernier tiers du XXe siècle, la plupart des familles françaises disposent de cet espace de réception et de confort. Les intérieurs paysans et ouvriers se vident de leurs outils et laissent place aux objets décoratifs, à l’ornement. On voit proliférer dans les intérieurs populaires un ensemble de bibelots, de tapis, de rideaux et d’argenterie qui étaient encore, à la fin du XIXe siècle, l’apanage de la bourgeoisie.

Cet embourgeoisement généralisé accompagne la lente mutation de la famille et de ses fonctions économiques. Jusqu’au XIXe siècle, la famille doit être comprise comme une unité de production et de consommation autonome. Tous ses membres prennent part au travail : chez les paysans, les enfants participent aux récoltes et à la garde des troupeaux ; chez les artisans, ils aident à la boutique. Il n’existe pas de véritable frontière entre la vie domestique et le travail. Parents et enfants, frères et sœurs, tous sont tenus par les nécessités de la survie, dans un temps où les disettes sont cycliques. Avec l’avènement du marché et de la production industrielle, cette communauté de destin s’efface. Toutes les fonctions autrefois remplies par la famille sont externalisées : la salarisation lui retire son rôle nourricier et l’école se charge des apprentissages professionnels… Le foyer se caractérise désormais exclusivement comme un espace privé de retrait et de consommation. La famille moderne est plus petite, resserrée autour du cœur nucléaire composé par les parents et les enfants, d’ailleurs moins nombreux. Le travail ayant migré de la communauté vers le marché, les familles participent de moins en moins aux anciens rituels (fêtes du village, charivaris…), elles fréquentent moins leurs pairs et se replient, « chacun chez soi, chacun pour soi ». La vie privée, l’intimité et l’épanouissement de l’individu prennent sens.

LA MÈRE, CONSOMMATRICE EN CHEF

Si la famille devient une « unité sentimentale », repliée sur elle-même, elle ne s’extrait pas des relations de marché pour autant. Au contraire, elle les sert, en préparant ses membres à la lutte extérieure. Le foyer est certes devenu ce lieu non productif, entièrement dévoué au repos, au jeu et à la consommation, mais il n’est par rapport au marché qu’un refuge illusoire. Dans une économie ouverte, la famille est le lieu de la reconstitution des forces productives, un système de gestion et de formation à l’éthique du travail moderne. Les enfants y internalisent les normes du marché : ils apprennent le contrôle de soi et de la dépense, la responsabilité individuelle, la propriété privée, la régularité et la ponctualité. Ils sont préparés à l’entreprise et au salariat, et l’on favorise chez eux les comportements individuels qui, dans la société moderne, permettent de maintenir, voire d’améliorer leur position de classe.

La personne préposée à cette fonction gestionnaire est la mère. Elle est celle qui maintient le foyer-refuge dans ses vertus de plénitude, d’abondance et d’ordre. Dans la mythologie familiale moderne, la mère est la force morale, l’ange domestique, affectueux, fidèle et dévoué, qui veille au bonheur de chacun. Dans ces qualités réside le génie de la « femme véritable » (true woman), célébrée par l’idéal de domesticité victorien, dont l’idéologie se prolonge jusqu’au milieu du XXe siècle à travers les discours médiatiques et publicitaires. « Nous pouvons admirer la chanteuse en concert, être charmés par l’actrice sur scène, impressionnés par la femme qui écrit bien ou parle brillamment, affirme Edward Bok, le rédacteur en chef du Ladies’ Home Journal. Mais, après tout, la femme qui nous retient, qui non seulement impose, mais conserve le respect, est la femme qui reste fidèle à son domaine, qui règne sur l’empire de son foyer et de ses enfants, avec grâce et douceurh. » Cette célébration de la mère au foyer, de la créature domestique s’abandonnant au service de sa famille, s’impose, bien au-delà de la culture anglo-saxonne, à tout l’Occident. L’avènement de la société moderne a renforcé la division sexuelle du travail et l’idéologie des sphères séparées, qui veut qu’homme et femme évoluent chacun dans un monde à part.

Bien sûr, la division sexuelle des tâches est déjà importante dans les sociétés paysannes du monde précapitaliste. Aux hommes, les tâches d’extérieur et de force : le labour, les semailles, le fauchage, l’abattage du bétail et la vente. Aux femmes, les corvées domestiques, l’artisanat, la cueillette, le glanage, l’approvisionnement en eau, les travaux de basse-cour et la garde des enfants. La démarcation n’est toutefois pas absolue : les femmes participent aux moissons, elles sont présentes dans les vignes, ainsi que dans les pays d’élevage, où de jeunes bergères conduisent les troupeaux. Et surtout, les tâches, certes très largement ségrégées, sont égales, en ce sens qu’elles sont toutes essentielles à la survie collective. Les femmes consacrent du temps au travail productif, et les hommes participent au ménage, en préparant le bois et en fabriquant le mobilier, par exemple. Un domaine n’est pas supérieur à l’autre : « Sur chacun de leurs territoires, l’homme et la femme, quand ils s’y retrouvent côte à côte, sont tour à tour maîtres et subordonnés […]. Si l’on considère le pouvoir comme un rapport de force, mari et femme l’exercent en communi. »

Avec l’industrialisation et la salarisation s’opère une ségrégation spatiale entre travail salarié/extérieur/masculin et travail domestique/intérieur/féminin. L’homme s’en va loin du foyer produire dans les usines et les espaces marchands. La femme, elle, est chargée de la dépense, de l’alimentation du foyer en marchandises. Elle était autrefois productrice ; elle est désormais une travailleuse non salariée préposée aux achats de la famille. La ségrégation spatiale entraîne son isolement économique et politique, elle « rompt l’égalité conjugale et constitue la femme en servantej ». Comme par le passé, la femme travaille chez elle, mais, cette fois-ci, elle est au service des autres, celle qui dépense l’argent valant moins que celui qui le gagne.

On constate, de la fin du XIXe au deuxième tiers du XXe siècle, une large diffusion du modèle familial bourgeois, où la mère officie en tant que maîtresse de maison. Même dans les familles démunies, où les femmes sont elles aussi contraintes de s’employer sur le marché du travail, la femme au foyer représente un idéal. La bourgeoise, dans ses intérieurs, a pour mission de signifier la position sociale de sa famille par un travail d’ameublement, de décoration et de direction de la main-d’œuvre domestique. Cette dernière se raréfie grandement tout au long de la période : les domestiques vivant à domicile, hérités de l’Ancien Régime, tendent à disparaître. La maîtresse de maison est de plus en plus seule à la tâche, mais pourra bientôt compter sur l’aide fournie par un ensemble d’appendices techniques portés par le marché.

Le modèle d’ostentation bourgeois du XIXe siècle, en se massifiant au XXe, fusionne en effet avec un projet d’efficience technicisée. La mère n’est plus simplement maîtresse de maison, elle est aussi une ingénieure en chef, « augmentée » d’outils devant lui permettre de faire de son intérieur un modèle de rationalité au quotidien. L’électrification ouvre la voie aux appareils ménagers : aspirateurs, réfrigérateurs, machines à laver, à coudre… Ces équipements se diffusent à partir des années 1920 aux États-Unis et des années 1950 en Francek. Ils promettent de diminuer le temps de travail domestique et de permettre à la femme de consacrer plus de temps à ses enfants et aux loisirs. Cette industrialisation du foyer n’a en fait pas conduit à un allègement des charges domestiques, mais à une réallocation du temps investi et à une reformulation des tâches. À la suite des progrès d’infrastructure, de matériaux et d’outillage, les normes et exigences de propreté et de confort ont été constamment revues à la hausse.

Dans les vieilles maisons paysannes, en toit de chaume, torchis et terre battue, il était inconcevable de « faire le ménage » : tout était de toute manière toujours sale. Une fois posés le plancher et les plafonds, une fois sortis les animaux et installé l’appareillage électroménager, la maison, fraîchement hermétisée, devenait éligible aux standards de propreté modernes. On pouvait désormais s’appliquer à épousseter les meubles, à blanchir le linge et à changer les nappes. Edgar Morin observe chez les jeunes paysannes bretonnes des années 1960 ce qu’il appelle un « complexe de saleté » : une soudaine intolérance pour des conditions d’existence millénaires, « le moteur d’une incitation à moderniser la crèche, goudronner la cour, et surtout à introduire dans la maison l’eau courante, non plus seulement pour la vaisselle, mais pour les lessives multipliées et pour la propreté du corpsl ». Ce qui était hier impensable car infaisable devient indispensable. Les standards de propreté de la bourgeoisie, aussi, ruissellent.

C’est ainsi que la femme doit désormais lutter contre tout type de poussières, de germes et de microbes, en faisant davantage de lessives, en nettoyant, aspirant, balayant et encaustiquant, grâce aux nouveaux produits d’entretien mis à sa disposition par le marché. Il faut également préparer pour toute la famille des repas riches et équilibrés, en tenant compte des goûts et des dégoûts de chacun. On attend aussi d’elle qu’elle conduise les enfants à l’école et aux activités sportives, qu’elle les habille et les soigne, tout en se tenant informée des nouvelles méthodes d’entretien et de décoration d’intérieur. C’est la productivité de la femme au foyer qui augmente, et non pas son temps de travail qui diminue. La valeur sociale accordée à la mère est toujours relative à sa capacité à « bien tenir sa maison ». Le travail domestique est certes moins physique que par le passé, mais il se complexifie. L’industrialisation du foyer entraîne la hausse des normes de confort et de propreté, mais aussi la désintégration de la participation masculine aux travaux domestiques. Prenons le cas de la cuisinière à charbon, qui remplace progressivement la cheminée dans l’Amérique du XIXe siècle. Emblématique de l’économie de subsistance autonome, la cheminée était alimentée par le bois coupé et acheminé par les hommes de la famille. La cuisinière fonctionne quant à elle au charbon, lequel doit être acheté sur le marché, ce qui lie la famille à l’économie monétaire et à la nécessité de s’employer. « À mesure que chaque génération de pères a cessé de couper, de débiter et de transporter le bois, chaque génération de fils en a su de moins en moins sur les savoir-faire, et de plus en plus sur les façons de trouver et de conserver un emploi salariém. » Le fétichisme de la marchandise, la division du travail et la salarisation ont pour effet indu le bouleversement des rapports productifs au sein même de la famille. Désormais, le père-salarié achète un charbon que la mère-au-foyer consomme. Le changement de modèle économique a amené l’homme à s’extraire complètement du travail domestique. Sa tâche n’est plus de travailler directement à l’entretien du feu, mais consiste à rapporter au foyer les moyens de l’entretenir. Toutes les tâches domestiques traditionnellement assignées à l’homme – travailler le cuir, construire la cheminée, fabriquer du cidre, tuer le bétail, conditionner la viande – sont éliminées par les innovations technologiques et économiques et déléguées au marché. Les femmes, elles, sont désormais plus fermement arrimées au foyer, et doivent se charger seules de l’intégration et de la transformation des produits achetés.

La mère moderne, reléguée dans sa sphère domestique, va prendre place dans un espace de plus en plus repensé et réagencé. Lorsque se construisent de vastes zones résidentielles – suburbs américains et pavillons français – à partir de la fin du XIXe siècle, puis surtout du milieu du XXe sièclen, l’idéal de confort de la bourgeoisie se diffuse, tout en mutant. La logique anti-utilitariste et accumulatrice de la bourgeoisie du XIXe siècle est attaquée de toutes parts : les moralistes dénoncent son caractère ostentatoire, les théoriciens de l’économie domestique la trouvent dispendieuse, les hygiénistes la déclarent poussiéreuse et malsaine et les architectes et designers fonctionnalistes la moquent. Ainsi Le Corbusier : « Les culs-de-lampe, les lampes et les guirlandes, les ovales exquis où des colombes triangulaires se baisent et s’entre-baisent, les boudoirs garnis de coussins en potirons de velours, d’or et de noir, ne sont plus que les témoins insupportables d’un esprit mort […], pourquoi ces bibliothèques ornées d’acanthes, ces consoles, ces vitrines, ces vaisseliers, ces argentiers, ces buffets de service ? Pourquoi ces immenses lustres ? Pourquoi ces cheminées ? Pourquoi ces rideaux à baldaquins ? Pourquoi ces papiers aux murs, pleins de couleurs, de damas, de vignettes bariolées ? On ne voit pas jour chez vouso. »

En réaction à l’ancienne ostentation bourgeoise se développe l’idéal d’une maison rationnellement aménagée, d’une maison moderne, aux lignes épurées et aux surfaces lisses, où la forme s’adapte à la fonction, où les fins commandent aux moyens. Cette « machine à habiter » est pensée pour la circulation et l’usage, comme peut l’être le laboratoire ou le magasin moderne. Dans cette perspective fonctionnaliste, les beaux objets sont des objets adéquats, parfaitement adaptés. L’homme les maîtrise, les contrôle et les agence en un système domestique entièrement optimisé. La maison moderne se retrouve débarrassée du superflu, de l’inutile ; elle résulte d’une économie des moyens, d’une minimisation des efforts. Les surfaces et les objets, géométriques et lisses, sont faciles à nettoyer, contrairement aux meubles torsadés et au fourbi rococo des intérieurs vieux-bourgeois. L’industrialisation du foyer provoque l’abstraction du travail domestique : dans la maison moderne, les tâches s’effectuent grâce à l’assistance magico-technique et invisible du réseau électrique et plombier.

La réaction fonctionnaliste ne marque en rien l’abandon de l’ancienne domesticité bourgeoise ; elle la prolonge au contraire. La culture de l’optimisation et de la technicité découle de l’impératif de confort, dont on a vu qu’il exprimait la rupture d’avec la logique somptuaire nobiliaire. À chaque posture, à chaque geste, l’objet facilitateur, la forme adaptée, optimisée, et brevetée. Certes, le fonctionnalisme proscrit le pur décoratif, fait la chasse à l’élément inutile ; et croit par là éliminer la fonction symbolique des objets pour ne plus se concentrer que sur leur valeur d’usage. Il substitue en réalité le gadget au bibelot, l’ostentation technologique à l’ostentation rococo. Le prestige de la famille ne s’affirme plus via un décorum baroque, mais par une performance organisationnelle. On n’exhibe plus des artefacts patinés, mais un appareillage chromé multifonction. C’est ce que Jean Baudrillard appelle le « simulacre fonctionnel », derrière lequel les objets continuent de jouer leur rôle de discriminants sociaux. Le moderne « gadget » l’illustre bien, « pure gratuité sous couvert de fonctionnalité, pure prodigalité sous couvert de morale pratiquep ». Pour Baudrillard, les objets, dans la modernité, sont pris dans un « compromis fondamental », celui d’avoir à servir à la fois le prestige et le faire. Ils sont rarement de pures fonctions ou de purs fétiches.

La femme « moderne », optimisant l’espace et le travail domestiques, s’inscrit dans un schéma comportemental parfaitement adapté à la consommation de masse : le nouveau mobilier et les nouveaux objets sont toujours rendus obsolètes par les innovations pratiques dont nous entretient constamment l’appareil productif. Elle aussi doit s’adapter à son environnement et devenir une « ménagère », c’est-à-dire celle « qui administre avec mesureq », celle qui anticipe, contrôle, coordonne et organise. C’est ce rôle de gestionnaire que cherchent à promouvoir les acteurs du mouvement de la rationalisation domestique, particulièrement vivaces dans les années 1920 à 1950. Parmi ces acteurs, on trouve des institutions : écoles, universités et associations enseignant l’économie ménagère, comme la National Household Economics Association aux États-Unis ou la Ligue de l’organisation ménagère en France. La rationalisation domestique est également promue par un ensemble de productions médiatiques : des manuels d’instruction, des best-sellers (Household Engineering de Christine Fredericks en 1923, De la méthode ménagère de Paulette Bernège en 1928), des magazines féminins (Ladies’ Home Journal, Marie Claire) et des revues spécialisées (Good Housekeeping, Art ménager). Tous s’appliquent à diffuser un même idéal comportemental : celui de la femme ingénieure domestique. Il s’agit pour elle d’appliquer les principes de l’organisation scientifique du travail au foyer et de découvrir la « meilleure et unique façon » (one best way) de réaliser les tâches domestiques. On retrouve dans tous ces écrits des principes connus du taylorisme, comme la chrono-analyse et la méthode des temps standard. « Peler un demi-kilo de pommes de terre, avec un couteau ordinaire, sans méthode et sans entraînement : 9 minutes – avec un couteau éplucheur, une bonne position de travail, un excellent éclairage, un peu d’entraînement : 3 minutesr. » Les mouvements réalisés dans l’espace domestique doivent également être aménagés selon de savants calculs : afin de minimiser les distances parcourues dans la maison, la ménagère doit s’équiper d’un podomètre, cartographier ses déplacements et être en mesure de réduire le temps « perdu » entre deux appareils.

Il s’agit de remplacer les habitudes héritées du passé par une méthode supérieure car scientifique, fondée sur l’entraînement, la planification et la tenue de registres. Ainsi, l’apprentissage de la comptabilité, pour ne plus acheter au hasard : les calculs de l’apport financier initial, des intérêts, de l’amortissement, des économies réalisables sont autant d’opérations qui permettent à la consommatrice en chef de s’élever au-dessus de l’acheteuse frivole et influençable. Les apologistes de la rationalisation domestique célébraient la mère au foyer tel un entrepreneur en son usine, mais cet entrepreneur était son propre ouvrier, contrôlant sa propre cadence. La femme ingénieure domestique était élevée à la dignité de l’expertise technique, mais prenait pourtant ses ordres dans des manuels infantilisants. Dans l’idéal de la rationalisation domestique, la femme au foyer doit se soumettre à un régime d’autodiscipline, à un contrôle permanent des habitudes et des pulsions. Au-delà du souci d’efficacité, la rationalisation domestique exprime l’implication de la mère au foyer dans l’inculcation de l’éthique du travail moderne. En se modernisant, la mère travaille à l’ascension sociale de sa famille, elle la prépare au marché, « en utilisant le foyer pour galvaniser les énergies de ses habitants ou en élevant une nouvelle génération qui aurait intégré (physiquement et psychologiquement) la logique productivistes ».

Nous sommes les héritiers directs du mouvement de la rationalisation domestique. Les cuisines d’aujourd’hui appliquent ses leçons. Elles sont dessinées de façon fonctionnelle, avec une optimisation de l’espace de stockage, des placards à hauteur et des tiroirs à fermeture amortie. Une distribution savante des espaces de travail permet de minimiser les déplacements et de faire de la cuisine un îlot central, un centre de commande et un poste d’observation donnant sur le salon. L’architecture de la cuisine contemporaine hérite des conceptions ergonomiques qui se sont développées dans les années 1920 et massifiées à partir des années 1950.

La division du travail domestique et les responsabilités de la mère au foyer consommatrice en chef que nous avons ici décrites s’appliquent pleinement lors la période allant des années 1920 aux années 1960. Depuis, les femmes se sont davantage salarisées et, sur le plan idéologique, ont parfois rejeté le conformisme pavillonnaire pour s’enquérir de leur épanouissement personnel. Mais l’ancien modèle n’en est pas pour autant tout à fait caduc : les femmes ont un taux d’emploi qui demeure plus faible que celui des hommes et occupent bien davantage les postes à temps partiel. L’inégale répartition du travail domestique s’est beaucoup atténuée ces dernières décennies, mais les femmes des pays occidentaux continuent de consacrer deux à six fois plus de temps aux tâches ménagères que les hommest. Si les tâches relatives à l’entretien de la maison (réparations, jardinage) sont davantage masculines, celles consacrées à l’intérieur (le nettoyage) et à la famille (cuisine, lessive) restent largement prises en charge par les femmes. On attend toujours des mères qu’elles exercent leurs compétences domestiques et abreuvent leurs enfants. Elles restent préposées au bonheur familial.

L’ENFANT, PREUVE ET BOUSSOLE DU BONHEUR FAMILIAL

Dans les communautés paysannes autarciques, les femmes constituaient une force collective et s’occupaient souvent des enfants en groupe. La communauté tout entière se permettait d’intervenir lorsque l’un d’eux se comportait mal. Avec la modernité, l’éducation des enfants devient une responsabilité individuelle. La mère est dorénavant seule aux commandes, dans l’intimité de son foyer. Les qualités de caractère de l’enfant s’expliquent désormais par ses seuls efforts. La vie familiale entre dans le domaine concurrentiel. Les enfants reflètent la plénitude familiale et la réussite conjugale. Les mères réalisent des performances d’éducation, qui peuvent être relativisées en fonction des réussites voisines. Là encore, aux angoissés et aux désorientés, le marché propose son aide : dès les années 1920 aux États-Unis, des revues spécialisées font leur apparition (Parents’ Magazine) et les ouvrages de puériculture se multiplient. Des pédiatres, psychologues du développement et experts en éducation se chargent d’enseigner les bonnes méthodes aux mères. Nourrie de cette expertise, la mère doit déterminer sa politique éducative et ses choix de consommation en conscience, pour accompagner au mieux l’enfant à chaque étape de son développement. Là aussi, il lui faut réformer ses habitudes : apprendre les fondamentaux de la diététique pour assurer l’équilibre alimentaire de la famille, stériliser les biberons pour garantir au poupon une hygiène infaillible. Il faut doter ses enfants de « ce qui se fait de mieux ». L’ingénieure en chef doit maîtriser le marché par la science, acquérir des compétences lui permettant d’être la meilleure acheteuse, et donc la meilleure mère.

Dans cette économie de marché, de libre choix et de multiples recettes, les mères se trouvent dans une situation d’incertitude inédite. Comment nourrir, soigner, habiller et éduquer leurs enfants ? C’est à elles de le découvrir, c’est leur responsabilité, leur embarras et leur culpabilité : comme l’écrit Ruth Cowan, elles se retrouvent « coupables si leurs enfants n’ont pas pris suffisamment de poids, […] coupables si leurs enfants se rendent à l’école dans des vêtements sales, coupables si tous les germes cachés derrière le lavabo ne sont pas éliminés, coupables si elles ne parviennent pas à déceler les signes annonciateurs d’un rhumeu »… Cette culpabilité est bien exploitée par les publicitaires et leurs annonces anxiogènes. By their floors you shall judge them. De nombreuses publicités, dans les années 1920 à 1950, mettent en scène la mère dans une situation d’échec parental. Le marché lui vient alors en aide, à travers une marque et un produit qui s’imposent en solution et permettent le retour à la félicité familiale.

Dans l’idéal mis en scène par les médias et les publicitaires de la période, la famille est représentée comme un havre de partage, de chaleur et de compréhension mutuelle ; l’épanouissement des enfants y est prépondérant. La famille moderne se construit autour de la relation mère-nourrisson, le réseau affectif peu à peu tissé entre la mère et l’enfant finissant par envelopper tous les habitants du foyerv. L’émergence de la famille moderne coïncide d’ailleurs avec la diminution du nombre de nourrices, les mères souhaitant de moins en moins déléguer l’allaitement, comme cela se faisait régulièrement jusqu’alors. L’attention grandissante que l’on accorde aux tâches relatives à l’alimentation et à l’éducation témoigne d’une « affectisationw » des liens maternels sur lesquels s’élabore l’intimité familiale. L’enfance est sacralisée, investie de précautions et de sentiments religieux. On constate là aussi le ruissellement de la culture familiale bourgeoise : l’enfant est investi, c’est par lui que doit s’améliorer la situation sociale de la famille. On fait désormais moins d’enfants, mais on leur consacre plus de temps et d’argent. L’économie de marché nécessite un plus haut niveau d’éducation et de formation, notamment pour occuper les postes qui se multiplient dans la bureaucratie et le secteur tertiaire. Il s’agit d’un complet retournement : l’enfant était, dans la tradition populaire qui prévalait jusqu’à la fin du XIXe siècle, un travailleur contribuant comme les autres à la survie du groupe. Il gardait le bétail et participait aux moissons. Avec la marchandisation et l’industrialisation, l’enfant n’est plus ce surcroît de main-d’œuvre complètement intégré dans l’économie adulte ; il est un être qu’on entoure de soins et dont il faut préparer longuement l’entrée dans la vie active.

Les enfants, faisant l’objet d’un investissement parental grandissant, deviennent mécaniquement des cibles marchandes. Entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle se structurent plusieurs industries consacrées à l’enfance : les jouets, la confiserie, le prêt-à-porter sont autant de secteurs qui basculent de l’autoconsommation et de l’artisanat vers les usines. Dans le même temps, les grands magasins ouvrent des rayons spécialisés dans chacun de ces domaines. Ces magasins sont d’ailleurs les premiers espaces de formation à la consommation des enfants, puisque les mères s’y rendent souvent accompagnées de leur progéniture. Les enfants apprennent dans ces lieux marchands à déployer un ensemble de techniques pour peser sur les achats parentaux. À mesure que l’on s’avance dans le XXe siècle, les parents font moins d’enfants, les font plus tard, en disposant d’un plus fort pouvoir d’achat et, pour ces raisons notamment, ont tendance à céder davantage aux suppliques. Les relations au sein de la famille moderne se voulant plus libérales, les enfants peuvent exprimer davantage leurs préférences et leurs opinions, et sont souvent en position d’influencer, voire de participer au processus d’achat. Cette influence semble atteindre un niveau important à la fin du XXe siècle. Une étude de 1989 menée aux États-Unis constate que, dans 90 % des cas, l’enfant accompagnant ses parents aux courses émet au moins une recommandation concernant les achats à effectuerx.

Les marchands ont depuis longtemps intégré l’influence de l’enfant sur sa famille. Un article publié en 1905 dans le journal professionnel The Dry Goods Reporter conseille aux magasins de « travailler les parents à travers leurs enfants » : « Il ne s’agit pas de pousser les enfants à acheter, mais de leur permettre de voir ce qu’ils veulent. Ils rentreront ensuite à la maison et tourmenteront leurs parents jusqu’à ce qu’ils obtiennent ce qu’ils désirenty. » Les marchands ont tout intérêt à architecturer leur espace de vente de manière à ce que les produits soient mis à la portée des enfants, que ceux-ci puissent les contempler et les manipuler. L’épanouissement et le plaisir de l’enfant étant importants pour les parents, ceux-ci ont tendance, au moins occasionnellement, à répondre favorablement aux désirs de consommation de leur progéniture. Dans le cadre affectif qui structure la famille moderne, l’enfant est l’allié naturel du marchand.

Les publicitaires ne s’y trompent pas : dès les années 1920 aux États-Unis, ils investissent les pages des magazines pour enfants, afin de faire connaître leurs marques et leurs produits. Dans les documents qu’il adresse aux annonceurs, le magazine American Boy célèbre le jeune garçon tel un « facteur de vente direct », une véritable boule d’énergie prête à se mettre au service des marques : « Quand il veut quelque chose, il ne laisse personne en paix tant qu’il ne l’a pas obtenuez. » Bavard, passionné, fasciné par la technique, prompt à répéter les argumentaires de vente pour briller en famille, le jeune garçon intéresse particulièrement les publicitaires pour sa capacité à faire vendre les technologies récentes et changeantes ; les radios, phonographes, réfrigérateurs et automobiles. Il réalise ce travail d’influence tout en allant dans le sens des normes de genre : le désir du garçon pour la possession du dernier équipement signifie une quête de maîtrise technologique et un amour du progrès : « Contrairement aux masses féminines, dont la consommation menaçait de verser dans l’hédonisme, le jeune garçon mettait en harmonie l’ethos du consommateur avec les idéaux plus anciens de l’industrie et de l’entrepreneuriat disciplinéaa. »

Les enfants sont des relais publicitaires très réceptifs. Lors d’une recherche menée dans les années 1990, des universitaires américains ont récolté plus de six cents lettres envoyées par des enfants au père Noëlab. L’analyse de ces lettres a révélé qu’environ 85 % des enfants mentionnaient au moins une marque dans leur lettre. Plus de la moitié des demandes de cadeaux spécifiaient un nom de marque et cette tendance à citer une marque augmentait avec la propension des enfants à demander beaucoup de cadeaux. De manière générale, les enfants sont reconnus comme plus sensibles à la dynamique d’affiliation/distinction et aux phénomènes de mode, et donc plus perméables aux associations de sens – valorisantes comme anxiogènes – mises en place par la publicité. Les recherches montrent que les enfants de moins de huit ans ne comprennent généralement pas les intentions commerciales et persuasives des publicités, qu’ils perçoivent comme du divertissement et une forme non biaisée d’informationac. La plasticité mentale des enfants face à la publicité est particulièrement commentée dans le dernier tiers du XXe siècle, avec la massification de l’usage de la télévision. Les publicités télévisées ciblant les enfants sont souvent colorées, dynamiques, fantaisistes et musicales : « De bien des façons, [elles] proposent un concentré de ce que les enfants aiment à la télévision […] : de la répétition, des chansons, de l’humour, des identifications faciles et des cascadesad. » Les enfants ont également une plus forte propension à mémoriser et à répéter les jingles et les slogans commerciaux. En les exposant à des stimuli publicitaires répétés, les annonceurs espèrent développer chez eux des habitudes de consommation et des préférences de marque qui perdureront dans leur vie adulte, voire qui n’écloront qu’à l’avenir. C’est la raison pour laquelle la façon dont les enfants valorisent les marques de voitures importe beaucoup aux constructeurs. Penser une publicité automobile pour les enfants ou les adolescents n’a rien d’absurde : outre leur influence sur les achats parentaux, ils peuvent d’ores et déjà développer des préférences pour une marque à laquelle ils seront fidèles une fois adultes.

Le marketing à destination des enfants s’intensifie dans la seconde moitié du XXe siècle, car ceux-ci constituent peu à peu un marché primaire et une communauté imaginée. Un marché primaire, puisqu’ils sont de plus en plus dotés d’argent de poche ; et une communauté imaginée, car le pouvoir médiatique leur fournit à eux aussi une culture et une conscience collectives. « Les jouets, les publicités et les dessins animés sont la lingua franca des jeunes enfants […]. À table, ils admirent chez les uns et les autres les t-shirts et les lunchboxes à l’effigie de personnages de cinéma et de télévision. Lors des temps de partage, ils exhibent fièrement les Tortues Ninja, Barbies, Batman et Petits Poneys achetés à Toys “R” Us pour leur anniversaire. La plupart des enfants connaissent les mêmes publicités, les mêmes programmes télévisés, les mêmes films et les mêmes musiques. En portant en étendard leurs préférences médiatiques, en emportant avec eux leurs objets les plus fétiches, les enfants rendent visible leur identification avec les produits éphémères de la culture de consommationae. » Très tôt, les marchandises constituent leur langue commune. Significatif à cet égard est le surnom donné par certains auteurs à la télévision : the baby-sitting machine. En plaçant ses enfants devant la télévision, la mère se ménage du temps pour s’acquitter de ses nombreuses tâches domestiques ; elle les confie à un collectif de marchands qui se charge de les éduquer à la consommation.

Chaque nouvelle génération d’enfants grandit et se développe dans un environnement ouvert sur les dernières innovations commerciales et technologiques. Elle se forme au goût du jour, adopte les réalisations les plus récentes telles des données naturelles. Tandis que les plus âgés peuvent rechigner à adopter certains nouveaux objets, qui contrarient par trop leurs habitudes et leur vision du monde, les enfants se proposent aux marchands telle une terre vierge. Il n’est pas nécessaire de détruire chez eux de vieilles scléroses. Voilà pourquoi la jeunesse est le meilleur allié du marché : elle est sa chambre d’écho, son prospecteur zélé. « La jeunesse huile les roues du progrèsaf » et les vieilles contrariétés s’évanouissent à mesure que passent les générations.


9. LE NOUVEL ESPRIT DE CONSOMMATION

Les long sixties ou la revitalisation du marché par l’anticonformisme

Dans les années 1950, on voit poindre des signes d’angoisse et d’ennui face à la bureaucratisation et au conformisme que semble incarner le nouvel ordre marchand. En réaction, une contre-culture se développe lors des long sixties, cette période allant de 1958 à 1974a, valorisant l’anticonformisme, l’anti-autoritarisme et la construction de soi. Mais ce « nouvel esprit », plutôt que de miner l’ordre marchand, le parachève, en faisant de la différenciation par les objets-signes une façon authentique d’être au monde.

LES CULTURES JEUNES ET L’ANXIÉTÉ DU CONFORMISME

Les nouvelles générations nées à partir des années 1880 ont été les premières, comme nous l’avons expliqué au chapitre 5 de ce livre, à pouvoir s’extraire physiquement et mentalement du carcan communautaire. Elles ont investi, loin de la communauté familiale, leurs propres espaces de loisirs et ont donné forme à une « communauté imaginée », un groupe ségrégué, conscient de lui-même, disposant de son langage, de ses références culturelles et de ses codes. Depuis lors, elles n’ont cessé d’interroger les observateurs médiatiques. Dans les journaux des années 1950, la taxonomie employée est encore incertaine et plusieurs dénominations se font concurrence pour les qualifier : adolescents, teen-agers, décagénaires, jeunes… Les commentateurs s’étonnent de la généralisation du phénomène : partout dans le monde émergent des cultures adolescentes fédérées par les mêmes totems, comme la musique de Bill Haley & His Comets et les vêtements portés par James Dean. Si les « jeunes » du milieu du XXe siècle se reconnaissent comme tels et se solidarisent, si la « culture jeune » déborde leurs appartenances sociales et géographiques, c’est avant tout parce que les adolescents partagent désormais un même univers de consommation, fait de pantalons en jean et de juke-boxes, de vestes en cuir et de radios à transistor. Leur sécession s’est réalisée par le marché et s’accentue toujours davantage par lui. Dès le milieu du siècle, des pans entiers de l’industrie culturelle et médiatique déclinent leur offre pour mieux cibler la jeunesse et remporter ses suffrages.

Un peu partout dans le monde apparaissent de multiples produits médiatiques entièrement dédiés au public jeune. Aux États-Unis se développent les films dits d’« exploitation » et les teen movies (beach party films). Les magazines Bravo (1956-…) en Allemagne et Salut les copains (1962-2006) en France tirent rapidement à plus d’un million d’exemplaires. Dans les années 1960, la culture adolescente est devenue à ce point massive qu’elle s’exprime dans ses propres émissions de télévision : Âge tendre et tête de bois (1961-1965) en France et Ready, Steady, Go ! (1963-1966) en Grande-Bretagne. La culture jeune est dès son apparition – et nécessairement – une culture médiatique et marchande. Elle est entièrement animée par des producteurs de musique et des patrons de presse, par des possesseurs de réseaux qui sont seuls capables de faire circuler ce grand répertoire audiovisuel à travers le monde. C’est le marché qui fournit aux jeunes, de façon continue et croissante, les outils de leur sécession, de leur socialisation à distance et de leur « fraternité consommatoire ». Celle-ci est bien illustrée par ces propos provocateurs tenus par le yippie Stew Albert, face aux forces de police, lors d’une manifestation contre la guerre au Vietnam : « Nous sommes vraiment frères parce que nous avons grandi en écoutant les mêmes émissions de radio et les mêmes programmes télévisés, nous avons les mêmes idéaux […]. Je ne tiens pas mes idées de Mao, Lénine ou Hô Chi Minh, je les tiens de Lone Rangerb. » Cette citation exprime parfaitement ce que Marshall McLuhan a appelé les « effets tribalistes » des technologies électroniques comme la télévision : la jeunesse, autrefois éparpillée dans une multitude de communautés humaines, se fédère désormais en une communauté virtuelle.

Dans les années 1950, le marché invente l’adolescence : on s’en rend bien compte en feuilletant la littérature commerçante d’alors, qui s’emploie à détailler statistiquement la solvabilité et les inclinaisons de cette cible nouvelle. Portés par une démographie galopante, disposant d’un pécule de plus en plus considérable et souvent moins capables de résister à leurs pulsions d’achat que leurs aînés, les jeunes sont la « nouvelle frontière » à conquérir. Les baby-boomers sont la première génération à évoluer sur un marché où la jeunesse est à ce point ciblée : les publicitaires leur adressent des messages spécifiquement conçus, via des médias distincts, pour leur vendre des produits élaborés spécialement pour eux. En proposant à ce nouveau segment des objets, des messages et donc des styles, des valeurs et des normes distincts, le marché alimente la sécession de la jeunesse, la différenciation psychologique et culturelle des enfants par rapport à leurs parents.

La segmentation marchande et médiatique contribue à opposer les enfants aux parents, mais également les jeunes entre eux. La jeunesse qui s’invente alors se fragmente de plus en plus en sous-groupes, en tribus disposant chacune de leurs codes et de leur culture consommatoire. La chose est particulièrement frappante dans l’Angleterre du début des années 1960, où s’opposent deux tribus rivales : les mods et les rockers. Les premiers s’habillent en gentlemen élégants : costumes étriqués, vestes à trois boutons, pantalons cigarettes et chaussures pointues. Ils s’inspirent à la fois de l’aristocratie victorienne, de la Nouvelle Vague française et de la Dolce Vita italienne. Ils boivent des cappuccinos, écoutent du modern jazz et du rhythm and blues et se déplacent en Vespa et en Lambretta. Les seconds s’habillent de jeans, de cuir et de métal, écoutent du rock’n’roll et paradent, puissants et virils, sur leurs motos, à l’image de Marlon Brando dans L’Équipée sauvage.

Culture jeune, culture marchande : l’identité groupale s’exprime par une esthétique vestimentaire et des objets-signes. La jeunesse se fragmente en sous-groupes qui s’identifient par des codes de consommation, codes qui forment un langage charriant des attitudes et des croyances. On retrouve ici la mécanique fondamentale de la distinction-affiliation : par la possession et l’exhibition d’objets-signes, de vêtements et de fétiches emblématiques, l’adolescent s’affilie à une tribu de référence et rejette, plus ou moins vigoureusement, toutes les autres. L’identification à la tribu est telle qu’elle entraîne parfois des affrontements. En 1964 en Angleterre, les bagarres opposant mods et rockers sur les plages de Clacton, Margate, Brighton et Hastings passionnent les médias britanniques. La violence entre jeunes n’a pourtant rien de profondément nouveau. On trouve des récits d’affrontements parfois sanglants entre bandes de jeunes dans les siècles précédents. Cependant, ces bagarres étaient territoriales, elles exprimaient une solidarité entre gens du pays : on se battait pour montrer sa force au village voisin ou aux saisonniers venus participer aux travaux agricoles. Avec l’émergence des cultures jeunes-marchandes au milieu du XXe siècle, la rivalité territoriale est remplacée – ou doublée – par une rivalité socio-tribale, ancrée dans des pratiques de consommation. On s’affronte car l’on ne révère pas les mêmes idoles de marché, parce que l’on ne porte pas en étendard les mêmes objets-signes.

La violence des bandes de jeunes dans les années 1950 est d’autant plus discutée qu’elle s’observe dans tout le monde moderne : blousons noirs en France, teppisti en Italie, nozems aux Pays-Bas, halbstarke en Allemagne, naderrumper au Danemark… Partout, on observe une jeunesse délinquante, vandale et émeutière, s’affrontant à coups de chaînes de vélo et de tessons de bouteille. Quand bien même ces groupes violents sont extrêmement minoritaires, ils interrogent, par un effet de halo, sur le malaise de la jeunesse tout entière. Les journaux d’alors n’en finissent plus de convoquer des sociologues, des psychiatres et des éducateurs pour tenter d’interpréter cette « révolte des jeunes ». Le trouble est d’autant plus grand que ces violences en bande semblent immotivées, et donc irrationnelles. Que peuvent bien vouloir ces jeunes agités sans parti ni programme, ces « rebelles sans cause » à la fureur destructrice ? Le désordre semble d’autant plus incompréhensible qu’il survient parfois chez des jeunes qui semblent ne manquer de rien.

Les analystes trouvent quelques éléments de réponse à ces questions en allant observer ceux que cette génération s’est donnés pour idoles. Marlon Brando dans L’Équipée sauvage (1953) et James Dean dans La Fureur de vivre (1955, « Un rebelle sans cause » dans son titre original) sont des cas emblématiques. Ces personnages sont des hommes du quotidien entrés en révolte contre le monde adulte, son conformisme et son ennui. Ils vagabondent en quête d’authenticité. Pour les adolescents, ces nouveaux héros constituent des fantasmes romantiques, certes, mais des fantasmes dont il est possible de reproduire la nonchalance, les provocations et l’allure. « Aux vieux surhumains, situés dans un “ailleurs” de rêves (Tarzan, Zorro, etc.), analyse Copfermann, la mythologie nouvelle a préféré des héros quotidiennisés fondus dans leurs interprètes (Dean, Brando, Bardot). Leur influence se révèle d’autant plus marquante qu’ils agissent dans une semi-réalité et que la fausse apparence vériste de leur comportement semble accessiblec. » Ce qu’il y a de commun à toutes les sous-cultures jeunes de l’époque, c’est le rejet de l’ancienne gravitas ; l’esprit de sérieux et le respect des choses instituées. Leur rébellion rejette le conformisme étriqué et hypocrite des aînés et favorise la spontanéité, la franchise et le détachement… En un mot, le « cool ». D’où la valorisation de toutes les formes d’insubordination et de provocation à l’égard de la normativité adulte, de la coupe de cheveux trop excentrique à la délinquance avérée. D’où, également, les danses rock, qui donnent un exutoire physique à ce désir de libération. Si James Dean est devenu l’icône principale de la jeunesse d’alors, c’est précisément parce qu’il incarne cette « fureur de vivre », cette rébellion romantique, voire nihiliste, jusque dans sa mort, à vingt-quatre ans, au volant de sa voiture de sport.

Comment préserver son autonomie et sa liberté individuelle dans la société de masse qui s’annonce ? C’est la question que semblent poser les jeunes à leurs aînés, et c’est certainement pour cela que leur agitation trouve un écho si fort dans les médias et l’industrie de l’opinion. Car l’angoisse existentielle, dans les années 1950, est omniprésente. La vie nouvelle semble standardisée par la grande industrie, contrôlée par les grandes entreprises intégrées, qui organisent autant la production et le travail que la consommation et le quotidien. La société moderne est celle de l’Organisation : qu’elle repose sur une bureaucratie socialiste ou capitaliste, elle semble toujours anéantir les fondements mêmes de l’individualité, la possibilité d’une autonomie. Le monde enchanté mis en images par la publicité depuis les années 1920 en rajoute à l’angoisse : partout, des familles souriantes et bien peignées, étourdies par les merveilles de l’électroménager, dans un décor pavillonnaire parfaitement reproductible, avec ses pelouses bien tondues et ses automobiles rutilantes et chromées. La good life qui s’annonce ne peut être qu’un cauchemar d’uniformité, un anéantissement de l’individu par le troupeau.

La crise du sens est générale : la peur du conformisme est une humeur qui imprègne toute la culture états-unienne des années 1950. Les romans mettent en scène des individus en crise, étouffés par la routine et le confort. Exemplaire à cet égard est le best-seller de Sloan Wilson, L’Homme au complet gris (The Man in the Gray Flannel Suit), paru en 1955, puis adapté au cinéma l’année suivante. Dans ce roman, un vétéran de la Seconde Guerre mondiale, encore très marqué par l’aventure qu’il a vécue en Europe, peine à survivre psychiquement à la monotonie et aux conventions de sa vie de petit cadre encostumé. Selon un autre best-seller de l’époque, La Foule solitaire de David Riesman (1950), la prospérité et l’abondance ont eu une influence prépondérante sur la psyché commune : dans le monde moderne, les gens sont désormais bien plus souvent « extro-déterminés » qu’« intro-déterminés ». Riesman reformule là en des termes savants la grande peur du conformisme, comme d’autres essayistes de l’époque qui remportent des succès de librairie avec des ouvrages aux titres toujours très éloquents : Les Cols blancs de Mills Charles Wright (1951), L’Homme de l’organisation de William Whyte (1956), L’Ère de l’opulence de John K. Galbraith (1958)… Un livre à succès, au-delà de tous les autres, exprime toute l’anxiété de l’époque : La Persuasion clandestine de Vance Packard (1957). Ce livre incendiaire, que nous avons déjà évoqué au chapitre 7, dénonce la publicité comme une entreprise de manipulation de masse, qui puise dans les sciences du conditionnement pour vendre aux consommateurs des produits dont ils n’ont pas besoin. L’essai de Packard évoque notamment l’existence de la publicité subliminale, qui consiste à insérer des messages publicitaires furtifs dans une œuvre non promotionnelle (tel un film), de manière à déclencher un désir de consommation chez le public sans que celui-ci en connaisse l’origine. La dénonciation de cette technique scandaleuse – en réalité sans efficacitéd – s’insère dans un climat général de paranoïa, où l’Organisation – sous la forme de l’État comme de l’entreprise – est perçue comme une puissance hypnotique capable de laver les cerveaux et de formater les individus.

LA LUTTE CONTRE LA RÉPRESSION ET LA RECHERCHE DE SOI

C’est dans ce contexte anxiogène que va se développer, lors des long sixties, une nouvelle doxa politique fondée sur le rejet du conformisme répressif. Cette nouvelle sensibilité, bientôt dominante, puise son inspiration dans l’existentialisme, chez les francfortiens Horkheimer et Adorno, les freudo-marxistes Reich et Marcuse et les situationnistes Debord, Vaneigem et Lefebvre. Ces diverses influences vont se mêler de façon variable selon les pays, et confluer vers une notion centrale et fédératrice : l’aliénation. Ce « mot-momente » est omniprésent dans les discours critiques qui dénoncent la passivité, l’uniformité et la répression imposées par le capitalisme à la créativité et à la jouissance humaines.

Programmatique à cet égard est l’essai d’Herbert Marcuse, Eros et civilisation (1955). Dans cet ouvrage, Marcuse s’attaque à l’idée freudienne selon laquelle une civilisation non répressive serait impossible. Dans l’histoire humaine, la répression est initialement légitime et utile en ce sens qu’elle est nécessaire à la production et donc à la survie. Cette répression est cependant devenue irrationnelle depuis que l’homme a atteint un développement technologique et une maîtrise tels que le temps de travail nécessaire à la production décroît fortement. L’homme est désormais en mesure de s’affranchir de l’aliénation quotidienne et du sacrifice au labeur, et pourtant, les contraintes qui pèsent sur lui restent fortes, maintenues qu’elles sont par les institutions en place. C’est ce que Marcuse dénonce comme l’irrationalité et l’inutilité de la « surrépression ». Celle-ci sera selon lui de plus en plus conscientisée et suscitera une révolte pour son abolition.

Dans cette perspective nouvelle, le combat se situe à un niveau idéologique, de conscientisation, et n’est pas principalement une question de rapport de forces économique. L’idéal révolutionnaire ne consiste plus en la prise du pouvoir institutionnel, à travers la conquête de l’appareil d’État, afin de faire advenir le socialisme, la collectivisation des moyens de production. L’objectif visé, le sens même de la révolution, n’est plus principalement la destruction du système économique capitaliste, mais la fin de l’aliénation/répression et la réalisation de l’essence de l’homme. C’est un véritable retournement programmatique qui s’opère. L’idéal individualiste de la nouvelle gauche en formation s’oppose frontalement au marxisme orthodoxe classiste. Le « nouvel homme nouveau » espéré par cette gauche individualiste est un être libéré du collectif et de la nécessaire subordination qu’il implique. Ce n’est plus tant la classe possédante qui est dénoncée, que la mentalité bourgeoise, qui exprime par son puritanisme l’intériorisation de la répression. Pour accomplir cette émancipation, il faut combattre le système répressif tel qu’il s’est enraciné dans les esprits. Lutter contre le capital, c’est désormais lutter contre l’aliénation, par un travail individuel de conscience, et renouer ainsi avec une authenticité humaine originale. Cette idéologie politique émergente, de type thérapeutique et égocentré, vise la transformation de soi par de multiples activités de plaisir, d’imagination et de jouissance, qui sont perçues comme autant d’actifs corrosifs pour le système répressif.

La spontanéité pulsionnelle, la fête et l’hédonisme doivent permettre d’atteindre ce que Roszak appelle la « libération psychique de l’oppriméf ». Cette nouvelle gauche reprend en fait les principes de l’anarchisme existentiel du début du siècle, tels que les décrivait Ernest Armand : « Rechercher, provoquer, goûter, apprécier les émotions troublantes, les sensations électrisantes, les jouissances aiguës, les aventures vertigineuses que la vie instinctive offre aux sûrs d’eux-mêmes, aux aptes à une jouissance passionnelle, mouvementée, affranchie…g » Ce passage de la révolution communiste à la révolution intérieure, de l’établi ouvrier à l’établi de soi, est particulièrement bien illustré en France par les Enragés de 68 – « Plus je fais l’amour, plus j’ai envie de faire la révolution ; plus je fais la révolution, plus j’ai envie de faire l’amour » – et par les maoïstes-spontanéistes – « Chasser la bourgeoisie de sa tête, avant de la chasser dans la rue. Voilà le processus ! »h.

C’est pour retrouver une humanité à la subjectivité radicale et authentique qu’émerge lors des années 1960 ce que l’on a appelé la « contre-culture », une série de pratiques qui visent à « changer la vie » en expérimentant, en prenant le contre-pied des normes bourgeoises. La révolution devient dès lors une façon d’être et de vivre ; in fine, un style consommatoire. La contre-culture est profondément commerçante car elle investit les objets comme un langage permettant d’exprimer une authenticité et un anticonformisme. La révolution intérieure doit être perceptible de l’extérieur : il faut signifier son rejet de la société bourgeoise et conventionnelle en affichant une contre-culture, des attitudes neuves.

Parmi les contre-modèles qui émergent alors, tant dans le sillage des cultures jeunes que dans celui des cultures contestataires, les nouveaux héros sont des marginaux. Qui, en effet, peut se prétendre plus authentique que ceux qui dérogent aux standards sociaux, qui par leur existence même, transgressent les normes bourgeoises ? Le hors-la-loi, le voyou, le délinquant inspirent autant les rockers américains imitant Marlon Brando que les anarcho-situationnistes français célébrant la mémoire de Cartouche et de la bande à Bonnot. « Bonnie Parker et Clyde Barrow sont les modèles de la nouvelle jeunesse », écrit le yippie Jerry Rubini. Rien ne semblait pouvoir arrêter ces bandits légendaires dans leur quête d’authenticité. Si notre société est bien cet enfer conformiste, alors les plus grands affronts perpétrés contre les conventions sociales constituent les actes politiques les plus radicaux, et les plus grands criminels sont les premiers des résistants. La contre-culture tire ses grands élans romantiques du lumpenproletariat, si méprisé par la vieille gauche marxiste. La fascination mimétique pour la voyoucratie se lit dans les vêtements que se donne la jeunesse occidentale : si les « blousons noirs » font si peur à leurs aînés, c’est parce qu’ils adoptent la panoplie des écorcheurs. Les mods, aussi, imitent avec leur élégance trop prononcée le style des voyous des boîtes de nuit du Swinging London. Les hippies, quant à eux, se couvrent de haillons tels des déshérités. Au-delà des différences, les cultures jeunes puisent leurs codes dans les marges, garantes de l’authenticité et donc du style.

Les marginaux et les rebelles forment un imaginaire, un nouvel exotisme auquel s’affilier pour se différencier. On retrouve ici la stratégie distinctive du bourgeois xénôlatre, évoquée au chapitre 3. S’affilier à la marge, pour la jeunesse des années 1960, c’est jouir des profits symboliques de celui qui entre en sécession radicale et devient par là insaisissable. L’identité contre-culturelle se définit par cette double distinction « ni bourgeois ni prolétaires », c’est-à-dire « en marge », « ailleurs », « parallèles », underground, « hors système »j.

Une autre incarnation de la suprême authenticité passionne l’époque ; celle de l’artiste bohème, l’autre figure du proto-consommateur que nous avons déjà croisée au XIXe siècle. Nul ne peut prétendre à plus d’originalité et de création de soi que l’artiste bohème. Crachant depuis toujours – on l’a vu – sur le conformisme bourgeois, il se consacre à la beauté et s’abandonne tout entier à sa passion créatrice, expérimentant dans son atelier un art qui se veut loin des conventions de la bonne société. Dans la geste bohème, l’artiste n’a rien du producteur paisible ; c’est un torturé dionysiaque, un excentrique en rupture de ban, un extrémiste désavoué par sa famille, qui l’a rejeté et qu’il rejette. C’est un être qui a délaissé le confort pour le risque et la transgression et qui parfois s’enfonce dans l’alcool, la drogue et la folie. À lui, plus encore qu’au bandit, incombent les rôles d’agent destructeur de la répression et d’accoucheur de la société nouvelle : « L’artiste créateur ne peut jouer d’autre rôle que révolutionnaire, écrit Constant Nieuwenhuys. Il est de son devoir de détruire les derniers vestiges d’une esthétique vide et encombrante, afin de réveiller l’instinct créateur qui sommeille et s’ignore en chacun de nousk . »

L’artiste est l’ultime rebelle, le suprême déviant. Avec l’essor de la contre-culture, la bohème est moins une situation créatrice (produire de la peinture, des écrits…) qu’un mode de vie et une pose. C’est un univers esthétique que l’on peut reproduire par une série de codes et d’attitudes qui confèrent une distinction. S’habiller et vivre en artiste bohème, sans être artiste, c’est s’affilier à un imaginaire antibourgeois et antinormatif, prestigieux car déviant. En embrassant le « style artiste », la jeunesse des années 1960 célèbre en fait une mécanique distinctive dont on a vu, à travers le dandysme, qu’elle était au fondement de la dynamique de consommation depuis son émergence au XIXe siècle. Refuser le commun, prouver son être par l’avoir, conjurer le vulgaire : l’esthétique antibourgeoise de la contre-culture ne contrevient en rien à ces principes fondamentaux de la distinction bourgeoise. Les mécanismes sont les mêmes, seuls changent les critères de jugement.

Les marginaux, les bandits, les artistes… tous ces personnages peuvent être considérés comme des déclinaisons de la figure matricielle du dandy, l’incarnation du principe de distinction par l’exhibition d’objets-signes et d’attitudes scandaleuses. La contre-culture, in nucleo, est une culture de consommation, car elle repose sur le narcissisme et la monstration, sur les signes extérieurs et leur mise en scène. La politique contre-culturelle est une revendication par le jeu du signe. Afficher sa transgression des normes sociales, c’est se valoriser en se différenciant et c’est en récolter des bénéfices sociaux. C’est tout le sens du « cool » qui émerge alors : le terme désigne une façon de se mouvoir et d’être, une manière de feindre l’indifférence. Le « cool » est un détachement hautain et ironique, héritier du dandysme, une savante mise en scène de soi, à la fois intense et détachée, qui permet d’incarner la rébellion.

La contre-culture constitue une esthétique d’opposition où les individus ne se définissent pas selon leur rôle productif mais tels des sujets désirants et signifiants. La possibilité pour ces individus de se consacrer à eux-mêmes s’explique par des capacités de production et une accumulation d’ampleur inédite. C’est parce que les sociétés occidentales atteignent lors des long sixties un niveau de prospérité jusqu’alors inconnu que toute une frange de leur jeunesse peut partir « sur la route », expérimenter la vie de bohème, sans se soucier de savoir si elle pourra répondre aux besoins élémentaires dont dépend sa survie. C’est grâce à leur appartenance à la moyenne bourgeoisie, et au surplus mis à leur disposition par leur famille, que la plupart de ceux qui se sont investis dans le mouvement hippie ont pu partir à la recherche de l’utopie, parfois jusqu’au Népal où, grâce à la puissance de leur monnaie, ils ont pu vivre avec 1 dollar par jour. Des dollars qu’Abbie Hoffman et Jerry Rubin, les leaders du mouvement yippie, pouvaient sans conséquence brûler lors d’un happening festif à Wall Street pour en appeler à la mort de l’argent. Ce n’est également pas un hasard si c’est en Californie, l’un des États les plus riches des États-Unis, que l’on a vu émerger les « Diggers », un collectif contre-culturel prônant le free, c’est-à-dire le « libre » et le « gratuit ». À San Francisco, les Diggers ont ouvert des free stores, des « magasins gratuits » où chacun pouvait laisser ou prendre les objets de son choix. « L’Amérique est si riche, commente Alice Gaillard, qu’il suffit de se baisser pour ramasser gratuitement ce qu’une société de l’abondance laisse sur le bas-côté […]. Le sol que les Diggers de 1966 ont labouré n’était pas de la vraie terre mais les déchets et le surplus d’une ville prodigue et gaspilleusel. »

Tous les collectifs, tous les sous-groupes qui composent la contre-culture ont en commun la recherche d’un soi original et authentique. Pour y parvenir, ils peuvent faire appel aux multiples « techniques de soi » qui émergent alors, comme les thérapies du Nouvel Âge, qui prolifèrent. Celles-ci combinent de multiples aspects de la psychologie, de la psychanalyse, du mysticisme oriental et des religions occidentales. Parmi les institutions les plus célèbres de cette « nébuleuse mystique-ésotériquem », on trouve l’Institut Esalen et sa psychologie humaniste, fondé en 1962, et l’Erhard Seminars Training (EST) créé en 1971. Ces institutions concrétisent le passage de la révolution politique à la révolution de soi. L’objectif de ces thérapies est d’« accoucher » les participants, de les amener à prendre conscience de leur potentiel caché, de les aider à retrouver leur soi originel, inhibé et refoulé par la société répressive. Révélé à lui-même, libéré, l’individu découvrirait chez lui une personnalité riche et variée, capable d’expression de soi, d’amour et de relations humaines profondes. Les séances proposées par ces multiples programmes d’entraînement s’articulent généralement autour d’un groupe de rencontre et de parole, où les participants interagissent à travers des psychodrames, des chants, des massages et de la méditation, sous la direction d’un thérapeute-gourou.

L’ANTICONFORMISME, UN FORTIFIANT ÉCONOMIQUE

Les multiples cultures d’opposition qui se sont développées lors des long sixties ont toutes, à des degrés divers, opposé un anarchisme existentiel, pulsionnel et jouisseur à une société dénoncée comme technocratique, froide et répressive. Elles ont toutes, en quelque sorte, tenté d’accomplir le programme posé par Marcuse dans Eros et civilisation, en attaquant la bourgeoisie dans ce que l’on s’imaginait être ses fondamentaux anthropologiques : la rigueur, l’austérité et le respect des conventions. La frange la plus politisée du mouvement contre-culturel pensait pouvoir abattre l’ethos productiviste du capitalisme, et faire ainsi s’écrouler l’édifice, par un mouvement partant de la superstructure pour atteindre l’infrastructure. C’était voir dans le système économique capitaliste plus que ce qu’il n’est, c’est-à-dire un mode d’auto-engendrement du capital. Le capitalisme n’est en rien lié à un système de valeurs immuables et la logique d’accumulation du capital peut s’accommoder de toutes les idéologies qui ne s’opposent pas radicalement à son mouvement.

Mieux, il semblerait, rétrospectivement, que l’idéologie contre-culturelle et libertaire soit des plus adaptées à l’épanouissement du capitalisme. Célébrer le désir et la pulsion, c’est encourager le libre développement de l’appétit consommatoire, la croissance infinie des besoins. La quête de soi, l’expressivisme et la défiance vis-à-vis des normes alimentent comme on l’a vu la mécanique de la distinction-affiliation et la propension à s’exprimer et à se mettre en scène à travers des objets-signes. L’« humeur » contre-culturelle est donc un puissant fortifiant pour l’économie capitaliste : elle permet de lever les pesanteurs que le conservatisme impose à l’ordre social et symbolique, et de dynamiser les échanges marchands. En outre, la lutte par les signes et la mise en scène de soi, par le happening et la transgression culturelle, n’a aucun impact véritablement politique – au sens premier, l’organisation de la Cité – puisqu’elle s’aveugle complètement aux questions de la valeur, du système de production et de la distribution des tâches et des profits.

En combattant le vieux monde, les jeunes des sixties ont en fait entériné la fin de l’esprit d’épargne, de prévoyance et de sobriété qui caractérisait la culture de leurs parents. Ils ont participé à l’éclosion d’une mentalité plus adaptée au monde moderne, c’est-à-dire à un monde où le développement industriel a percé et désenclavé les communautés humaines, reproduit et répandu des millions d’objets à travers la planète et considérablement accéléré la circulation des hommes, des marchandises et de leurs images. Si cette génération a été la première à s’opposer avec autant d’éclat à la vieille mentalité rigoriste et conservatrice, ce n’est pas, contrairement à ce qu’avance l’interprétation idéaliste, en raison d’une maturation critique, mais parce que les jeunes des années 1960 ont évolué selon des conditions matérielles d’existence qui ne pouvaient que créer chez eux un sentiment de décalage idéologique et d’oppression. Les sixties ont en somme entériné l’étalonnage – en cours, comme on l’a vu lors du chapitre 5, depuis le début du siècle – de la superstructure mentalitaire sur l’infrastructure économique. Cette superstructure mentalitaire sera désormais double : elle comportera un versant rigoriste et rationnel, dont dépendent les relations de production et l’industrie, et un versant romantique et pulsionnel, qui soutient l’expression de soi par la consommation. Ces « deux éthiques opposées mais complémentaires forment l’épistémè normative moderne, d’une part l’utilitarisme, de l’autre le romantismen ».

Ces deux éthiques convergent peut-être davantage qu’on ne le pense. La plus grande ambition du rebelle contre-culturel, c’était d’être un individu au sens premier, un in-divisible, un être authentique, capable de jouissance et de création de soi, un sujet moderne et accompli, irréductible, évoluant en dehors des lois sociales comme statistiques. Ce fantasme de l’originel est une robinsonnade : la poursuivre, c’est s’illusionner sur la possibilité de s’extraire de toute détermination sociale, de toute contrainte exogène. Le mouvement contre-culturel a rêvé un homme à l’origine de lui-même : il était en cela profondément individualiste et libéral. Il rejoignait sans toujours bien le savoir le vieil individualisme américain, celui célébrant le pionnier, le gunfighter et sa marche vers l’ouest. La méfiance vis-à-vis de l’État et des partis, l’entreprise de soi, la liberté pour chacun de « choisir » sont d’ailleurs autant de valeurs contre-culturelles que l’on retrouvera digérées dans les années 1980 sous l’action de Thatcher et de Reagan.

Les aventures commerçantes de la contre-culture ont souvent été dénoncées par les tenants du mouvement comme des déviations traîtresses. C’est la thèse souvent répétée de la « récupération ». Selon elle, des entrepreneurs cyniques et opportunistes auraient piraté la créativité contre-culturelle et l’auraient détournée à leur profit, la vidant au passage de ses potentialités subversives. Il existerait une contre-culture authentique et originelle, et une « fausse » contre-culture, dévoyée, d’imitation commerciale. Le système marchand apparaît dans cette narration tel un Protée maléfique et pervers, capable d’assimiler et de tirer profit de toute tentative d’opposition. Pour que la thèse de la « récupération » soit recevable, il faudrait pouvoir être en mesure de séparer la contre-culture dans sa pureté originelle et organique de ses ersatz commerciaux, ce qui est impossible. Comme nous avons déjà commencé à l’expliquer, la contre-culture est intrinsèquement marchande. Elle n’a pu se développer que sur la base d’une infrastructure de marché, reposant sur des moyens de communication et d’échange de masse. Lors des long sixties, les groupes de rock, y compris les plus sulfureux, n’ont pu atteindre une notoriété mondiale qu’à la force des nouvelles technologies d’enregistrement et de diffusion. Bien des livres font débuter la contre-culture au premier passage à la télévision d’Elvis Presley, où le rocker a réveillé les foyers américains par ses indécents roulements de hanches.

La culture adolescente qui émerge est le fruit d’une hybridation internationale portée par l’appareil médiatique. Un ensemble de référents, de codes et d’attitudes, venus des marges artistes et délinquantes de la société, y seraient sans doute restés sans la grande mise à vue opérée par les médias. En tant qu’entreprises commerciales, les journaux, les magazines, les radios et les télévisions ont cherché à captiver par le spectacle de l’extraordinaire. En cela, ils ont valorisé et hypertrophié des styles, des personnages et des événements très minoritaires : la culture beatnik, les affrontements de blousons noirs, le mouvement hippie, lui-même, qui voit ses rangs grossir à la suite du coup de projecteur du Summer of love. Ainsi, les médias ont été les premiers promoteurs des cultures dites « alternatives » et le marché a vendu à la jeunesse ses étendards.

Les tribus de jeunes, dès leur émergence, ont été accueillies dans des lieux de sociabilisation marchands : les cafés, les caves à jazz, les boîtes de nuit et autres établissements teen-friendly. Chaque style émergent a été irrigué par des boutiques de vêtements pionnières qui ont aussitôt occupé leur niche de marché. Les grands festivals de musique de la fin des années 1960 n’étaient rien d’autre que de grandes foires commerçantes, avec boutiques et vendeurs à la sauvette. Comme nous l’avons vu au chapitre 5, les cultures jeunes sont issues d’un mouvement qui déporte les loisirs de l’autoconsommation locale, communautaire et transgénérationnelle vers une industrie dédiée, animée par des marchands dans des espaces ségrégés et pensés pour le divertissement. Ces nouveaux marchands fournissent un cadre d’expérimentation à la jeunesse : leur modèle d’affaires alimente et s’alimente de leur sécession. Ce que les rebelles contre-culturels appellent la « récupération » est en fait la croissance de leurs mouvements, c’est-à-dire leur passage d’un marché de niche, obscur et souterrain – underground – à un marché mainstream, clairement identifié dans l’imaginaire collectif. Ce que l’on appelle « récupération » est en fait le mouvement normal du développement économique, tant du point de vue de l’échange que du signe. C’est la courbe banale de la croissance d’un marché. Le véritable problème est que, en se développant, en se répandant dans l’espace public, une culture rebelle se retrouve adoptée par une masse croissante d’individus et perd de fait ses vertus différenciatrices. Les profits symboliques à consommer les objets-signes du mouvement décroissent à mesure que ceux-ci se « vulgarisent ». Les critiques de la « récupération » rappellent ainsi les collectionneurs bourgeois du chapitre 3, qui s’énervaient de voir la petite bourgeoisie inculte adopter leurs pratiques et se retrouvaient dans l’obligation de se resingulariser par d’autres moyens.

Ce que les long sixties nous donnent à observer de moins banal est la formation de nouvelles tribus aux seins desquelles les individus ne s’identifient plus prioritairement à une appartenance territoriale ou de classe, mais à des pratiques de consommation. La « communauté » n’est plus ce lieu fixe et natal où l’on exerce une fonction productive, mais un groupe d’« élection », virtuel et transnational, que l’on rejoint en s’affichant avec la bonne panoplie de signes expressifs. En s’affiliant à une tribu de consommation, les jeunes gens se choisissent comme point d’affiliation un ailleurs fantasmatique, jugé supérieur à la banalité éprouvée au quotidien. Ce point d’affiliation peut être inspiré des classes supérieures (le dress-up, chez les mods) comme des classes inférieures et marginales (le dress-down, chez les hippies). On voit s’accomplir la nouvelle société de marché esquissée à la fin du XIXe siècle : cette arène esthétique d’acteurs individuels dont le statut dépend du jeu des regards. « Je porte un chapeau qui me plaît et qui convient à mon humeur, mais du même coup j’exhibe mon style et, par là, je réponds à votre propre exhibition, au moment même où vous répondez à la mienne. […] La structure générale qui en résulte n’est pas celle d’une action commune mais plutôt d’une exposition mutuelle. Il est important pour chacun de nous, quand nous agissons, que les autres soient là, témoins de ce que nous faisons et donc codéterminants du sens de notre action. […] Voilà donc une multitude de monades urbaines qui vont et viennent, à la frontière du repli sur soi et de la communicationo. »

Le marché s’est développé jusqu’à endosser une fonction identitaire. La société peut être désormais repensée et réorganisée selon ce qu’y dessinent des esthétiques marchandes stratifiées et concurrentes. S’ouvre alors le temps de la segmentation ; la division du marché en groupes d’acheteurs distincts auxquels le marchand va fournir des produits différenciés. En diffusant des messages, des images et des produits à destination d’un segment choisi de consommateurs, les marchands constituent progressivement chez eux une culture de consommation qui alimente l’impression qu’a la « tribu » de constituer un groupe à part. Le découpage et le ciblage engendrent in fine dans les populations des changements de perception.

La segmentation permet à une même entreprise de profiter de l’ensemble des opportunités d’un marché, de séduire simultanément des tribus opposées, en leur proposant à chacune une marque, un style et des produits dédiés (nous retrouvons ici le paradoxe Dove-Axe du premier chapitre). La segmentation permet également d’asseoir la consommation dans le temps. S’il ne faut plus consommer de façon uniforme (le complet gris), mais selon des codes diversifiés pris dans l’époque, et par réaction identitaire, alors, mécaniquement, l’obsolescence stylistique est renforcée, et le flux des marchandises densifié. Chaque nouvelle tribu prend le contre-pied des tribus précédentes. Le mouvement punk, par exemple, constitue une inversion totale des codes et des valeurs hippies. Les nouveaux signes mis sur le marché, même les plus scandaleux, finissent toujours par être normalisés et banalisés. Déclinants, ils rendent nécessaire une recherche de re-différenciation. Sous le régime contre-culturel, les mouvements de dévaluation-réévaluation des objets-signes s’accélèrent et entraînent des cycles de mode bien plus courts qu’auparavant. La production s’en retrouve davantage stimulée. L’« anticonformisme de masse » est finalement bien plus adapté à la dynamique d’accumulation du capital que ne le sera jamais une société standardisée et uniforme.

LA MÉTABOLISATION RHÉTORIQUE
DU NOUVEL ESPRIT DE CONSOMMATION

L’imaginaire développé par les publicitaires de la première moitié du XXe siècle correspond tout à fait aux cauchemars des rebelles contre-culturels. Le marchand y parle d’une voix surplombante, condescendante ; il affirme les règles et les standards à suivre pour être digne de la société. Prescripteur autoritaire, paternaliste et très premier degré, il ne manque jamais de superlatifs pour enseigner aux masses passives et indolentes les vertus de l’objet de consommation. Cet imaginaire prescriptif de la performance, de la puissance et de l’autosurveillance, dominant dans la première moitié du XXe siècle, s’effondre dans les années 1960, où se produit une grande mutation de la rhétorique publicitaire.

Les publicités qui incarnent le mieux cette « révolution culturelle » sont celles produites à partir de 1959 par l’agence Doyle Dane Bernbach’s (DDB) pour le compte de la marque de voitures allemande Volkswagen. Ces publicités transgressent alors tous les fondamentaux de la rhétorique marchande mainstream et les codes institués de l’industrie automobile. Jusqu’à la fin des années 1950, les publicités automobiles épousent un imaginaire de puissance très balisé : elles vantent l’excellence technologique de la machine, sa puissance et sa majesté ; les illustrations célèbrent l’aspect rutilant des carrosseries, le confort des intérieurs et le prestige de la conduite. La voiture est dans cet imaginaire l’objet-signe par excellence, le symbole de la réussite et de la distinction. Dès la fin des années 1950, Volkswagen prend le contre-pied de cet imaginaire de puissance, avec des publicités minimalistes en noir et blanc, où leur voiture apparaît dans toute sa petitesse et sa modicité. Dans leur plus célèbre publicité, Think small (1958), la fameuse coccinelle est minuscule, perdue au milieu d’une page blanche. D’autres publicités moquent la pauvreté du véhicule (« Vivez en dessous de vos moyens »), son exiguïté (« Elle fait paraître votre maison plus grande ») et même sa laideur (« Moche. Lente. Bruyante. Chère »). Cette modestie est bien rebelle, car elle s’oppose ironiquement à l’obsolescence planifiée de l’industrie automobile et des grandes marques américaines (Cadillac, Chevrolet, Pontiac…), qui proposaient chaque année de nouveaux modèles de voitures aux formes, aux couleurs et aux gadgets toujours plus extravagants.

Dans les années 1960, le contre-pied de Volkswagen a entraîné le réalignement de nombreux fabricants de voitures, qui se sont mis, eux aussi, à adopter le « style » contre-culturel et antipublicitaire mis au point par DDB. Volvo adopte en 1964 une approche cynique en se définissant comme « la voiture pour les gens qui n’aiment pas les voitures » et en ridiculisant les conducteurs qui changent leur automobile chaque année. Les constructeurs américains réforment également leur rhétorique publicitaire après 1965, en jouant désormais sur l’anticonformisme, l’humour et l’individualisme. Les voitures de la marque Dodge sont dès lors célébrées tels des symboles d’indépendance et d’insoumission (« Êtes-vous prêt à rejoindre la rébellion Dodge ? »). L’anxiété du conformisme et la contestation contre-culturelle ne posent donc aucun problème sérieux à l’industrie publicitaire, qui adapte très tôt sa rhétorique. Si le conformisme de la publicité écœure, alors les publicitaires se font anticonformistes. Si le public se détourne des publicités pour les voitures-statuts, il suffit de l’abreuver en antipublicités pour des voitures antistatuts. C’est le passage du square au hip, du conformisme paternel à la rébellion cool. Les contradictions relevées par la critique sont résolues par un paradoxe : la consommation nouvelle promet de libérer les hommes des excès de la consommation passée. C’est la « réponse de Madison Avenue à Vance Packardp » : les slogans demeurent, mais ils célèbrent désormais la liberté – « Get real » – et non plus l’excellence – « Our product is the best ».

Par leur mue, les publicitaires changent de rôle et de posture : ils ne sont plus ces autorités surplombantes enseignant aux masses les valeurs du marché, mais des provocateurs caustiques célébrant l’irréductible et authentique individu. En adoptant l’autodérision, l’ironie, le détachement et l’irrévérence, les publicitaires se sont rapprochés de leur public et ont adopté une posture de connivence amicale. Ils sont devenus par là anticonformistes et cools, n’incarnant plus l’establishment, le système, la société de masse, mais les forces qui s’y opposent. La capacité dont ont fait preuve les publicitaires du début des années 1960 à se dissocier de leur image passée et à réinventer leur identité et leur rhétorique dans un style contreculturel n’a rien d’un tour de force : c’est le cœur de métier du publicitaire que de se saisir de l’esprit du temps et d’associer les signes montants aux produits dont ils conçoivent les annonces.

Peut-on toutefois parler d’une métabolisation rhétorique de la contre-culture chez les publicitaires ? D’après l’historien Thomas Frank, cette mutation rhétorique, cette « révolution culturelle », est pleinement achevée en 1965, bien avant que les idées de la contre-culture ne se soient imposées dans les médias et soient connues de tous. « Les publicités contre-culturelles de la fin des années 1960, si facilement dénoncées comme de la récupération, étaient en fait dans la droite ligne du consumérisme hip qui avait vu le jour avec Volkswagenq. » La publicité, comme le monde marchand dans son ensemble, a donc selon Frank très largement contribué à la naissance et à la diffusion des grandes idées de la contre-culture. D’autres historiens parlent au contraire d’un « retournement de veste » : les publicitaires se seraient approprié les codes de la contre-culture à mesure qu’ils constataient l’inefficacité croissante de leurs anciennes recettes publicitairesr.

Si l’idéologie contre-culturelle s’est parfaitement diluée dans la rhétorique publicitaire, c’est parce que cette dernière tenait déjà un rôle central dans les déclamations bravaches des groupes les plus individualistes et libertaires. Citons ici Jerry Rubin, dont les écrits regorgent de formules qu’on croirait sorties d’une réclame pour chaussures de sport : « La révolution, c’était la création de nouveaux hommes et femmes. La révolution voulait dire une nouvelle vie. Sur terre. Aujourd’hui. La vie, c’est l’acte de vivre. La révolution est l’acte de révolutions. » Le langage qu’ont développé certains groupes de la nouvelle gauche comme les yippies et les Diggers est fait de phrases courtes et percutantes, qui s’enchaînent sans construction argumentative ni volonté démonstrative. C’est un langage constitué d’assertions provocantes et définitives, qui, selon Julie Stephens, ressemble davantage « à un pastiche du jargon publicitaire et des films de cowboys qu’à un discours de gauchet ». La filiation sémantique est évidente entre ce phrasé de la nouvelle gauche américaine et les slogans devenus habituels chez les grandes marques depuis plusieurs décennies. Le « Do It ! » de Jerry Rubin est devenu le « Just Do It » de Nike. Depuis le tournant des années 1960, les fondamentaux de cette rhétorique sont immuables : spontanéité expressiviste et individualisme intransigeant. Les exemples sont innombrables : « Apple, think different », « Sprite, n’écoute que toi », « Reebok : I am what I am » « McDonald’s : venez comme vous êtes »… Le discours publicitaire typique célèbre désormais l’envie d’être ou de « devenir soi-même » et honore la marchandise tel un outil de libération.

L’anticonformisme est devenu l’axe fondamental de la communication corporate. Aucune entreprise n’illustre mieux cet état de fait qu’Apple, qui caracole en tête du palmarès des multinationales au plus fort capital de marque depuis des décennies. Tout le storytelling d’Apple est depuis les débuts de l’entreprise consacré à la construction et à l’entretien de son image de rebelle. Pour un spot télévisé intitulé 1984, année de sortie du Macintosh, Apple a diligenté le réalisateur Ridley Scott afin de mettre en scène un univers industriel et dystopique où, sur écran géant, un big brother inspiré du célèbre roman de George Orwell délivre un discours dominateur à une foule aliénée et léthargique. Dans cet auditorium débarque une jeune femme athlétique pourchassée par des soldats. Vêtue d’un short rouge et d’un t-shirt blanc à l’effigie de Macintosh, l’héroïne rassemble ses forces et détruit l’écran géant d’un coup de masse. Une voix off commente alors : « Le 24 janvier 1984, Apple Computer présentera son Macintosh. Et vous verrez pourquoi 1984 ne sera pas comme 1984. » Dans cet imaginaire, la force totalitaire, Big Brother, renvoie à IBM PC, la grande entreprise froide, industrielle et désincarnée. Apple est le libérateur, qui arrache l’ordinateur des griffes des grandes entreprises et du gouvernement pour le rendre accessible au peuple. Dans ce storytelling, qui s’est poursuivi tout au long de l’histoire d’Apple, l’entreprise n’est pas une institution privée à la recherche de profit, mais une force révolutionnaire visant à « aider les gens du commun à s’élever au-dessus des institutions les plus puissantesu ». Toute la rhétorique d’Apple à travers les décennies n’est que la reformulation du crédo contre-culturel in a nutshell : l’utilisateur d’Apple, contrairement au conformiste PC, est un artiste, un rebelle, un irréductible et insaisissable individu – « Think different ».

Chez les marques rebelles, championnes de l’anticonformisme de marché, l’entreprise ne parle plus par la bouche d’un maître de cérémonie encravaté ou d’un bon père de famille, comme il était d’usage dans la première moitié du XXe siècle. Elle s’offre pour représentants des rockers, des rappeurs ou toute autre incarnation de la rébellion du jour. Avec le retournement des années 1960, les marques qui souffraient jusqu’alors d’être associées aux marges les plus déviantes de la société jouissent désormais d’un inestimable capital symbolique.


10. L’HYPERCONSOMMATEUR

L’avenir des exponentielles

Le lecteur sera peut-être surpris de constater que nous arrêtons ici notre histoire de la consommation. N’a-t-on pas vu croître considérablement l’univers marchand depuis un demi-siècle ? En fait, tout chapitre supplémentaire ne serait que la redite, l’amplification d’une description déjà produite. En guise de conclusion, nous allons constater ici comment tous les grands phénomènes que nous avons analysés tout au long de ce livre s’accroissent de manière exponentielle depuis près de deux siècles.

Revenons à notre point de départ : la circulation des marchandises. Celle-ci n’a pas cessé d’augmenter depuis la viabilisation des routes et la mise en place des chemins de fer au XIXe siècle. L’« annihilation de l’espace à travers le temps » s’est particulièrement accrue depuis les années 1960, sous l’impulsion de la conteneurisation et de l’informatisation qui ont démultiplié les échanges commerciaux. Dans les ports du milieu du XXe siècle, la circulation des marchandises était encore grandement limitée par une logistique tributaire des efforts physiques de nombreux dockers. Ceux-ci embarquaient et débarquaient un à un les centaines de tonneaux, de cageots et de ballots constituant les cargaisons. Ces chargements et déchargements prenaient des jours. À partir des années 1970, le processus se mécanise totalement : les produits sont désormais enfermés, en amont, dans de grands conteneurs en métal qu’une grue déplace du camion de livraison vers un navire porte-conteneurs et inversement. Ce nouveau système permet de décharger plusieurs tonnes de marchandises en quelques dizaines de minutes, là où autrefois des dockers œuvraient pendant des joursa.

La modernisation du transport maritime entraîne la mondialisation de la production marchande. Des t-shirts fabriqués par des ouvriers bangladais avec du coton chinois et envoyés par conteneurs vers une chaîne de magasins française engendrent des coûts de transport dérisoires et largement compensés par l’exploitation d’une main-d’œuvre misérable. Les entreprises externalisent une part grandissante de leur production à de multiples sous-traitants, qui s’engagent eux aussi dans des économies d’échelle. Puisque le transport des marchandises ne constitue plus une barrière, l’important n’est plus de contrôler la totalité de la chaîne logistique, mais de faire produire chaque composante du produit final au meilleur coût. C’est ainsi que les producteurs de smartphones, par exemple, assemblent dans leurs usines des composantes – cartes-mères, batteries, écrans – fabriquées par de multiples sous-traitants, eux-mêmes alimentés en amont par d’innombrables entreprises minières.

Cette densification des flux mondiaux de marchandises repose sur l’informatique et ses capacités de calcul. Dans les ports de commerce, les ordinateurs permettent d’organiser le déchargement des conteneurs, de surveiller leur transit et d’optimiser l’espace de stockage. L’informatique assure également l’interface entre les entreprises et leurs masses de clients. Le système des paiements est géré par un réseau bancaire mondial, alimenté par des dispositifs électroniques tels que les cartes bancaires et les distributeurs automatiques de billets. La multiplication des commandes et des livraisons est rendue possible par la gestion informatique de vastes bases de données. Cette gigantesque infrastructure permet aux entreprises de commerce électronique, telles qu’Amazon et Alibaba, de traiter chaque jour des millions de commandes.

À mesure que se renforce l’infrastructure, la distance physique et psychologique entre l’homme et la marchandise décroît. Prenons l’exemple d’un homme achetant un livre, à vingt ans d’intervalle. Dans les années 1990, après avoir entendu parler de l’ouvrage, il en note soigneusement le titre et l’auteur. Quelques jours plus tard, à l’occasion d’une promenade en centre-ville, il rend visite à son libraire, qui commande le livre auprès du distributeur. La librairie rappelle son client la semaine suivante : l’ouvrage est disponible, l’intéressé pourra venir l’acheter à l’occasion de sa prochaine visite. Ce même individu, dans les années 2010, connaît un tout autre parcours. Juste après avoir entendu parler d’un ouvrage intéressant, il l’achète en un geste depuis son smartphone. S’il est particulièrement désireux de le lire, il peut même se le faire livrer en moins de vingt-quatre heures ou l’obtenir instantanément au format numérique. Sur un plan logistique, ce « raccourcissement » s’explique par la conteneurisation et l’informatisation. Du point de vue du consommateur, il entraîne la réduction – voire l’anéantissement – de l’attente. Le désir pour la marchandise n’est plus régulé par les contraintes pesant sur sa circulation, il peut s’investir directement – et compulsivement – dans l’achat. Il faut replacer l’ordinateur et Internet sur un continuum technologique constitué d’objets tels que le catalogue, le téléphone et la voiture. Tous ces outils ont eu pour effet d’accroître la mobilité des hommes et des marchandises, et d’œuvrer à leur rapprochement. Cela n’a pour autant jamais essoufflé le désir, bien au contraire. L’impatience s’accroît avec l’augmentation de la vitesse et les spectaculaires progrès de la mobilité marchande cessent rapidement d’émerveiller pour tomber dans le banalb.

L’accroissement de la chaîne logistique et la complexification du procès de production renforcent le rapport fétiche à la marchandise. À mesure que se développe le marché et que prolifèrent les produits nouveaux, le rapport d’ignorance à la marchandise s’aggrave. Prenons l’exemple des produits alimentaires. Comme nous l’avons détaillé dans le premier chapitre de ce livre, notre conception de la nourriture a été complètement reconfigurée par l’industrie. Depuis deux siècles, le consommateur s’éloigne toujours davantage du processus productif : de la culture et de la transformation concrètes des aliments. Il développe une tendance à percevoir l’aliment tel un phénomène en soi. Cette tendance s’accroît encore dans le dernier tiers du XXe siècle avec la diffusion massive des fours à micro-ondes dans les foyers. Se développe alors une industrie des plats surgelés individuels, qui ne nécessitent plus, pour être consommés, que d’être sortis de leur emballage et réchauffés. Dans cette configuration, non seulement le consommateur est abstrait du rapport concret à l’agriculture, aliéné à la production concrète des aliments qu’il consomme, mais il est également rendu totalement ignorant du travail de transformation nécessaire à la constitution de son repas.

L’ignorance et l’absence de maîtrise des consommateurs sont d’autant plus prégnantes que prolifèrent les produits hautement technologiques mis au point par des industries matures. La voiture d’aujourd’hui, bardée d’électronique, impossible à démonter sans un lourd appareillage industriel, n’a plus grand-chose à voir avec les automobiles « bricolables » d’antan comme la Ford T ou la deux-chevaux. Les premiers ordinateurs personnels étaient utilisés par des individus qui possédaient une compréhension technique de leur machine, qu’il fallait souvent démonter, et de sa programmation, puisque la maîtrise de lignes de commande était nécessaire au fonctionnement des premiers systèmes d’exploitation. La dernière génération d’ordinateurs personnels, le smartphone, est tout à l’inverse entièrement user-friendly. L’appareil peut être pris en main sans réel apprentissage et les nouvelles générations d’usagers ignorent bien souvent tout de l’infrastructure matérielle – les composantes de l’objet comme l’organisation du réseau – qui supporte leurs pérégrinations numériques. L’invisibilisation de l’infrastructure renforce le fétichisme de la marchandise, l’abstraction totale du produit, dont le consommateur est moins l’utilisateur que le spectateur. De ce fait, notre rapport aux objets est plus que jamais magique et fantasmagorique. Plus suggestibles car détachés de la concrétude matérielle, nous nous laissons davantage imprégner des mystifications du merchandising et des associations de signes opérées par le discours promotionnel-médiatique.

L’ignorance est structurelle : la division du travail et la complexification du procès de production sont telles qu’il est impossible à l’individu, quel qu’il soit, de saisir les constituants des objets qui l’environnent quotidiennement. Le consommateur moderne est d’autant moins capable de se figurer la production et de saisir la matérialité du monde marchand qu’il occupe lui-même un emploi spécialisé et souvent tertiarisé. À mesure qu’il est entré dans le salariat et l’urbanité, l’homme a surinvesti l’espace domestique. Son habitation est devenue un cocon, un espace d’intimité et de repli sur soi : c’est d’autant plus vrai qu’elle s’est remplie, au fil du temps, d’une multitude d’appareils permettant l’individualisation du divertissement. La radio, la télévision, le téléphone et l’ordinateur sont des objets qui étaient tous, dans les premières années de leur exploitation marchande, des produits uniques à usage collectif, bien en vue dans un espace partagé. La radio et la télévision occupaient le salon où communiaient tous les membres de la famille ; le téléphone et l’ordinateur ne pouvaient être utilisés que par une personne à la fois. Avec le temps, le prix de ces objets a chuté ; ils se sont massifiés, miniaturisés, de telle sorte qu’il est devenu possible de les disséminer dans tous les renfoncements de l’espace domestique. La transformation de ces objets collectifs en objets individuels a alimenté la désynchronisation des activités familiales. Chacun a pu cultiver ses propres pratiques de consommation, entretenir de longs tête-à-tête avec lui-même ou, plutôt, avec la multitude elle aussi croissante de personnages peuplant l’univers médiatique.

Le développement d’Internet a parachevé le règne de l’image, inauguré quarante ans plus tôt par la télévision. Un adolescent enthousiasmé par une musique entendue à la radio dans les années 1990 devait s’échiner à en trouver l’auteur, se rendre en magasin pour se procurer l’album et, s’il voulait voir apparaître l’artiste, scruter la presse et parcourir les chaînes musicales des réseaux câblés et satellites. Le processus pouvait s’étaler sur des mois. Dans la même situation, un adolescent des années 2010 sort son smartphone et passe la chanson à la moulinette d’une application de reconnaissance musicale. Une fois l’artiste identifié, quelques minutes lui suffisent pour survoler sa biographie, son entière clipographie et les multiples photographies dépêchées par les moteurs de recherche d’images. Internet est symbolique de l’exponentielle que nous décrivons ici : chaque jour, le réseau se « gonfle » de millions de données textuelles, photographiques et audiovisuelles supplémentaires. Cette gigantesque accumulation décuple les possibilités dont disposent les consommateurs de s’immerger dans les communautés de consommation les plus diverses. Il est désormais possible de consommer sans limite des heures de pop sud-coréenne, de late shows américains ou de podcasts survivalistes. Les plateformes vidéo comme Youtube ont fait tomber les barrières à l’entrée et permis à chacun d’investir le jeu des relations parasociales (« Broadcast yourself », nous dit le slogan). L’abondance des ressources audiovisuelles entraîne une sursegmentation de l’offre médiatico-culturelle, une multiplication des identités endossables et, bien sûr, une visibilité accrue des marchandises. Les associations symboliques s’agglutinent plus rapidement aux produits. Le travail d’ingénierie symbolique doit faire face à de nouvelles difficultés, liées à la dispersion de l’attention des consommateurs et à la diminution du contrôle exercé sur les associations. Mais, à un niveau global, l’accroissement de la circulation des images profite à la culture et à l’imaginaire marchands. Les possibilités d’évasion, de projection, d’identification et d’imitation s’étendent ; les identités endossables se multiplient. Les rebonds hypertextuels qui rythment les déambulations sur le Web servent parfaitement le défilé des marchandises. Leur circulation symbolique est plus que jamais assurée.

L’histoire de la consommation est principalement celle de l’accélération de la circulation des marchandises et de leurs images. C’est l’histoire du développement corrélé du marché et des médias ; de la circulation physique et symbolique des marchandises. Cette accélération n’a rien de surprenant, elle est le reflet de la logique d’auto-engendrement du capital, de son mouvement continu, qui suppose l’infinie succession des marchandises et la destruction et reformulation des habitudes. Les marchands alimentent continûment le monde matériel et idéel, non pas de façon artificielle, mais en capitalisant sur des ressorts sociaux et cognitifs qui caractérisent l’homme depuis bien avant l’émergence du capitalisme : le besoin de sécurité, l’estime de soi, le sentiment de puissance, la tendance à se regrouper, à s’identifier, à discriminer, et surtout, fondamentalement, la propension à manipuler des objets et à leur attribuer des significations. Les objets ont toujours été à la fois des outils répondant à des nécessités pratiques et à des besoins physiologiques, et un langage, un mode de communication exprimant des idées et des rapports de pouvoir. Le marché n’a fait qu’exacerber ce rapport aux choses, en faisant des objets et des pratiques de consommation les dispositifs centraux de la définition et de la mise en scène de soi. Dans la société moderne, urbaine et massifiée, la marchandise est le médiateur central, le régulateur indispensable des échanges anonymes. Dans cette société, les identités ne sont ni héritées ni prescrites, elles semblent être à « inventer ».

La figure du consommateur est porteuse du mythe de l’individu auto-instigateur, entrepreneur de son identité. Acteur libre dans un environnement ouvert, le consommateur s’édifie en s’inspirant des « styles de vie » qui circulent dans l’espace médiatique et marchand. Ce mythe est colporté par des apologistes qui voient dans le marché la définition même de la liberté. Les plus fervents de ces laudateurs sont très certainement les essayistes postmodernes, qui ont développé toute une célébration théorique de la figure du consommateurc. Celui-ci serait l’incarnation de la liberté par le mouvement, l’être émancipé des vieilles et rigides stratifications héritées tant de l’Ancien Régime que de la lutte des classes. Sur le marché, nul n’a d’autorité indiscutable. L’offre croissante démultiplie les possibilités de choisir entre les expériences, les façons d’être et les « styles de vie ». D’ailleurs, l’expression « style de vie » « exprime parfaitement l’essence de l’idéologie de consommation actuelle. Elle réduit toute vie à un style, elle résume la façon que l’on a de vivre à ce que l’on consommed ». Le marché fournirait des ressources symboliques permettant à chacun d’expérimenter une pluralité de modes de vie, naviguant librement de l’un à l’autre. Le consommateur serait l’incarnation de la liberté et de la créativité totales, « l’Homo individualis disposant de lui-même jusque dans la définition sociale de soie ». Sous la plume des apologistes postmodernes, le consommateur est aussi célébré en tant que « bricoleur ». Il ne peut être cette vile figure de l’aliénation, cette victime dépossédée par l’industrie, puisqu’il la domine. C’est lui qui, par ses réinterprétations, ses détournements, ses résistances, dicte aux marchands sa loi. Tout ce que l’industrie peut faire, c’est produire un ensemble de ressources culturelles qui, ultimement, seront utilisées ou rejetées par le « peuple » des consommateursf.

Dans un article provocateur, deux universitaires indiens, Rohit Varman et Ram Manohar Vikas, ont mis à l’épreuve cette célébration de la consommation fluide, libre et enchantéeg. Ils sont allés étudier le quotidien des « consommateurs » vivant dans les bidonvilles de Kanpur. « Nos données, écrivent-ils, montrent que la plupart de ces consommateurs subalternes possèdent à peine quelques vêtements, juste de quoi se couvrir le corps. » Ils peinent à se nourrir et à s’abriter. « La consommation, contrôlée par les forces du marché, nécessite l’exploitation systémique des groupes et États-nations subalternes, situés à la périphérie du système global, qui produisent le surplus et les produits à bas coût pour les sociétés du centre. » Ainsi, concluent les auteurs, la liberté de consommer est le privilège exercé par une petite élite du monde globalisé. « L’alliance tant vantée du capitalisme et de la liberté n’est jamais apparue à la vaste majorité de la population du monde. » L’invisibilisation de la main-d’œuvre, du travail, du monde productif – rappelez-vous des « absences structurantes » – entretient l’illusion de l’universalisation des valeurs et du mode de vie bourgeois. La célébration du consommateur actif, dynamique et facétieux ne fait qu’épaissir le voile posé sur l’exploitation et les conditions matérielles de production.

Tandis qu’une part de l’humanité est enchaînée à la production, l’autre se consacre à la consommation. Ceux qui voient s’accumuler chez eux les marchandises sentent croître leur pouvoir sur les choses. Le marché enfle, déborde de toujours plus d’objets et d’images : plus il se développe, plus se renforce chez la minorité consommatrice l’impression d’une disponibilité infinie des choses. Le rapprochement entre l’homme et la marchandise atteint son paroxysme, de telle sorte que la nouvelle étape du processus de marchandisation, l’implacable horizon, semble être la fusion homme-marchandise. N’en voit-on pas les prémisses avec la massification du smartphone, cette greffe nous reliant au réseau global, plaçant le monde à portée de main et l’achat au bout du pouce ? Depuis quinze ans, le fantasme postmoderne d’auto-engendrement par la consommation se poursuit et se raffine sous la plume des transhumanistes, qui prophétisent l’augmentation de l’homme par l’hybridation technologique. « Plus nos technologies seront puissantes et accessibles, annonce Nick Bostrom, plus notre finalité sera de définir nous-mêmes… ces finalités. Dès lors, les groupes humains se distingueront selon les valeurs qui guideront leurs choix dans la manière d’utiliser ces nouveaux pouvoirs pour déterminer leur morphologie et leur destinh. » L’homme deviendrait aussi malléable, fluide et « échangeable » que la marchandise elle-même. Libre car désaffilié, autodéterminé car désincarné, il pourrait perpétuellement s’auto-instituer. Le cyborg est peut-être la figure ultime du consommateur : un être libéré des contingences biologiques, un être-projet constitué par un flux d’objets-prothèses, un « individu désaffilié, entraîné dans une accélération névrotique de ses performances identitairesi ».

Ces rêves de pouvoir et les facilités dont jouit déjà la minorité consommatrice reposent sur une infrastructure matérielle de plus en plus précaire. Le marché est un réseau planétaire ; la fabrication de nos outils nécessite la coordination de multiples flux de marchandises à l’échelle mondiale. L’interconnexion et la complexification de nos économies nous plongent dans un état d’interdépendance et de fragilité. Tout le mouvement de croissance en chaîne sur lequel est bâtie notre société a un point de départ concret : l’émancipation de la locomotion animale ; la capacité de faire circuler à vitesse croissante les hommes et les marchandises. Ce pouvoir de la société thermo-industrielle repose sur l’exploitation de ressources non renouvelables comme les hydrocarbures et les minerais. Dans ce livre, nous avons suivi les exponentielles, nous avons décrit le mouvement de croissance en chaîne, du milieu du XIXe siècle au début du XXIe. Mais, comme le disent les financiers, « les arbres ne montent jamais jusqu’au ciel ». Nous avons écrit ici le début d’une histoire de la consommation. Il reviendra à d’autres, dans quelques décennies peut-être, d’en raconter la fin.


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CHAPITRE 6. L’INGÉNIERIE SOCIALE

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CHAPITRE 7. L’INGÉNIERIE SYMBOLIQUE

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CHAPITRE 8. LE SYSTÈME DOMESTIQUE

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CHAPITRE 9. LE NOUVEL ESPRIT DE CONSOMMATION

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