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Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot

La violence des riches

Chronique d’une immense casse sociale

Zones
Sommaire
Remerciements
Avant-propos
1. Patrons spéculateurs et salariés jetables
2. La délinquance des riches
3. L’oligarchie dans la France de François Hollande
4. La domination dans les têtes
5. La mécanique de la domination
6. La ville comme champ de bataille
Conclusion. Le « Bourgeoisisme » et ses ennemis

Remerciements

Merci à Paul Rendu pour la relecture minutieuse et constructive de la première version de ce texte. Ses conseils et ceux de Simone Rendu ont aidé à la clarté de nos propos.

Grégoire Chamayou a su nous aider avec générosité et efficacité dans la construction de ce travail. Son soutien sans faille nous a touchés. Nos remerciements vont également à François Gèze, à Marieke Joly et Marion Staub des éditions La Découverte qui nous ont fait profiter de leurs relectures exigeantes, attentives et bienveillantes.

Merci à Vincent de Gaulejac pour ses précieux conseils et encouragements, dans des domaines qui nous sont peu familiers.

Cet ouvrage est le résultat d’un travail d’enquête et d’analyse que nous menons depuis octobre 2011. Nous avons donné la primeur de certains encadrés aux lecteurs de L’Humanité. Nous remercions Patrick Apel-Muller, directeur de la rédaction, de nous avoir autorisés à les reprendre dans ce livre.

La bourgeoisie « travaillant pour elle seule, exploitant pour elle seule, massacrant pour elle seule, il lui est nécessaire de faire croire qu’elle travaille, qu’elle exploite, qu’elle massacre pour le bien final de l’humanité. Elle doit faire croire qu’elle est juste. Et elle-même doit le croire. M. Michelin doit faire croire qu’il ne fabrique des pneus que pour donner du travail à des ouvriers qui mourraient sans lui ».

Paul Nizan, Les Chiens de garde, 1932

Avant-propos

Qu’est-ce que la violence ? Pas seulement celle des coups de poing ou des coups de couteau des agressions physiques directes, mais aussi celle qui se traduit par la pauvreté des uns et la richesse des autres. Qui permet la distribution des dividendes en même temps que le licenciement de ceux que les ont produits. Qui autorise des rémunérations pharaoniques en millions d’euros et des revalorisations du Smic qui se comptent en centimes.

Mobilisés à tous les instants et sur tous les fronts, les plus riches agissent en tenue de camouflage, costume-cravate et bonnes manières sur le devant de la scène, exploitation sans vergogne des plus modestes comme règle d’or dans les coulisses. Cette violence sociale, relayée par une violence dans les esprits, tient les plus humbles en respect : le respect de la puissance, du savoir, de l’élégance, de la culture, des relations entre gens du « beau » et du « grand » monde.

L’accaparement d’une grande partie des richesses produites par le travail, dans l’économie réelle, est organisé dans les circuits mafieux de la finance gangrenée. Les riches sont les commanditaires et les bénéficiaires de cette violence aux apparences savantes et impénétrables, qui confisque les fruits du travail. À travers les chroniques de la guerre sociale en cours, nous allons observer les visages des vrais casseurs en nous appuyant sur du concret, des descriptions de lieux et de faits, et l’analyse des mécanismes de cette violence insidieuse venue d’en haut. La crise est celle de vies brisées, amputées de tout projet d’avenir, dans cette immense casse sociale à laquelle les dirigeants politiques de la droite et de la gauche libérale se sont associés.

1. Patrons spéculateurs et salariés jetables

Dans les années 1970, lorsque Michel et sa famille présentent Nouzonville à Monique, petite bourgeoise d’une autre province, la ville sent le fer et les usines s’imposent à la vue par les grands portails ouverts sur des cours encombrées de pièces métalliques. C’est le décor de l’enfance du père de Michel, qui y fut un temps ouvrier polisseur. Lorsque son fils, devenu sociologue, vient y enquêter au début des années 1980, alors que la mutation d’un capitalisme industriel en capitalisme financier est en cours, les marteaux-pilons constituent encore le fond sonore permanent de la ville, de l’aube à la tombée de la nuit. L’habitat et les usines sont imbriqués. Les ateliers sont ouverts sur la rue. Le bruit du moindre tour parvient aux oreilles du passant. On prend la gamelle dehors, pour profiter du soleil ou de la paix du soir, et il n’est pas rare de voir les enfants ou une épouse venir bavarder avec le père ou le mari, le temps de la pause. L’hiver, l’usine se fait à peine plus discrète. À l’heure de la prise de poste, du changement d’équipes, les rues encombrées par des camions de barres d’acier, de ferrailles, de pièces en tout genre, se remplissent d’hommes en bleu. Cette circulation rend évidente l’existence d’un organisme unique : la ville et l’usine vivent en symbiose.

Retour dans les Ardennes

Quarante ans plus tard, les Ardennes sont sinistrées. La vallée de la Meuse, désormais silencieuse, est une succession de friches industrielles qui inscrivent dans le paysage les méfaits du système capitaliste portés à leur paroxysme par le néolibéralisme. La financiarisation et la mondialisation ont sévi et les « boutiques », comme on dit là-bas, ont fermé. « Nos cimetières de l’emploi sont complets », proclame une banderole tendue dans la ville morte de Revin, en janvier 2011, alors que l’usine Porcher (fonte émaillée, céramique sanitaire), dépendant du groupe international Ideal Standard dont le siège est à Bruxelles, vient de fermer, faisant 146 chômeurs de plus. Entre 2001 et 2011, les Ardennes ont perdu 6 300 emplois. Le dernier coup porté à une industrie moribonde a été l’annonce de la fermeture, à l’horizon de 2014, de l’usine du groupe suédois Electrolux (électroménager), toujours à Revin, petite ville de 7 400 habitants. Cette annonce a été précédée, en 2012, par la délocalisation de la production des lave-linge vers le site d’Olawa, en Pologne. Le comte Guillaume Durey de Noinville, P-DG d’Electrolux-France depuis 2001, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris (IEP) et détenteur d’un Executive MBA de HEC, vit, lui, dans les beaux quartiers de l’Ouest parisien.

Les autres villes ouvrières de la vallée sont touchées à l’avenant. À Nouzonville, on a compté jusqu’à 40 usines métallurgiques, des fonderies, des usines d’estampage et des ateliers de sous-traitants (usinage, décolletage, réalisation de modèles). Les friches industrielles dressent aujourd’hui un décor sinistre, symbole de mort pour les Nouzonnais. Les ouvriers survivent près des bâtiments en déshérence. Les cours d’usines sont envahies par les ronces qui engloutissent les vestiges du travail d’autrefois et font de la vallée de la Meuse en crise un univers de désespoir.

Dès l’arrivée à Nouzonville, on est frappé par l’immensité de la carcasse fantomatique de ce qui fut l’usine Thomé-Cromback. Cette fonderie d’acier, productrice d’essieux pour les véhicules automobiles et les trains, a fermé il y a plus de quinze ans, après avoir été rachetée par un groupe italien qui a pillé les savoir-faire et les actifs de l’entreprise. Installée dans une boucle de la Meuse, entre le fleuve et la voie ferrée, elle n’est éloignée que de 200 mètres de l’usine d’une autre branche de la famille Thomé, les Génot. L’usine d’estampage Thomé-Génot, où la fabrication des pièces se faisait au marteau-pilon, en écrasant le métal au lieu de le mouler, a fermé, elle, en 2006, mise à sac par un fonds d’investissement américain venu de Californie.

Si la mémoire familiale est parfois défaillante parmi les ouvriers, elle est relayée par un savoir commun des origines enracinées dans une vallée où des générations d’ancêtres ont travaillé le fer. Cette mémoire collective, qui pouvait s’appuyer sur l’omniprésence de l’usine, est mise à mal. On y entrait dès l’âge de quatorze ans pour y retrouver dans l’atelier son père ou un oncle qui y travaillaient déjà. On était fier d’être fondeur ou mouleur. Tel ouvrier a pu vivre son entrée en usine et sa carrière de mouleur comme le résultat d’une vocation. « Moi, mon intérêt, a-t-il dit au cours d’un entretien, c’était, je voulais aller mouler. Mon père moulait, mon grand-père moulait, la famille parlait de moulage. Moi, mouleur, c’était mon idéal note. » Les ouvriers ont perdu non seulement leur travail, leur fierté de l’exercer et leur identité sociale, mais ils doivent poursuivre leur vie jusqu’à la mort dans ce décor sinistré qui leur dit et redit du matin au soir qu’ils n’ont guère plus de valeur que les « caffuts », les pièces moulées ratées que l’on mettait au rebut.

Les nouveaux pirates à l’œuvre

La famille Dury, qui a acheté au début du XXe siècle les usines Thomé-Génot, habite une belle demeure entourée d’un parc, rue Jean-Jaurès, à Nouzonville, à quelque 500 mètres de ce qu’il reste de leurs anciennes usines. François Dury, le directeur général jusqu’en 2004, se retrouve chaque jour confronté au désastre d’une entreprise familiale ruinée par un fonds d’investissement américain dont l’intervention a abouti à la mise au chômage de près de 370 ouvriers en 2006. Le bouleversement personnel que vit ce catholique, aux idées politiques situées au centre, est renforcé par les ruines de ce qui a constitué le ciment familial. Cette friche industrielle persiste comme un remords qui le ronge toujours autant, sept ans après la mise en liquidation judiciaire de son entreprise. Elle lui rappelle, nous a-t-il dit, qu’une « entreprise à taille humaine, comme l’a été Thomé-Génot, a créé de fait une certaine solidarité entre patrons et ouvriers. Pas seulement sur des enjeux professionnels, bien qu’il y ait un grand respect du travail, mais aussi à travers un attachement à un terroir et à une commune ».

Si François Dury et sa famille ont accepté de vendre leur usine au fonds américain Catalina (consultants et fonds d’investissement à la fois), c’est bien parce que les banques ont refusé, à partir du début des années 2000, de leur prêter les liquidités nécessaires aux investissements qui auraient permis de maintenir l’usine en vie, voire de la développer. François Dury était alors le directeur général de l’entreprise, dont sa mère était la principale actionnaire. « Nous avions, il est vrai, des problèmes de financement qui auraient exigé que l’on s’associe avec un autre groupe. Mais ma mère y était farouchement opposée. » De sorte que les six banques qui prêtaient à cette entreprise entre 4 et 5 millions d’euros chaque année, à un taux relativement élevé, entre 7 % et 8 %, sous la forme d’un « crédit blanc », c’est-à-dire d’un découvert, ont exigé, en septembre 2003, le remboursement dans les quinze jours de 5 millions d’euros. « Ma mère, poursuit François Dury, était prête à hypothéquer tous ses avoirs et ses biens pour avoir du temps pour trouver un repreneur. Mais le tribunal de commerce, dont certains membres ne nous voulaient pas forcément du bien, a marqué son désaccord en nous mettant en redressement judiciaire. Alors il a fallu faire vite et le fait que des cadres de Ford Visteon, un de nos principaux donneurs d’ordre, nous aient recommandé Greg Willis, cet Américain, qui avait été pendant vingt ans le directeur financier de Toyota aux États-Unis, a retenu notre attention. C’est ainsi que ma mère a négocié la vente de Thomé-Génot au groupe Catalina pour un euro symbolique, à la condition toutefois que ses fils voient leurs rémunérations maintenues et avec l’espoir que je puisse continuer à être utile dans les fonctions de direction à un repreneur dont elle ne pouvait pas penser que ce serait un escroc. »

Les patrons de Catalina, grands seigneurs, réunirent tout le monde, y compris les employés et les ouvriers de Thomé-Génot, à la salle des fêtes de Nouzonville. Discours et champagne pour tous. Le drame était évité, la vie allait pouvoir continuer. Greg Willis et les principaux dirigeants de Catalina furent invités chez les Dury. « Nous avons été séduits, raconte François Dury. On a abordé le problème du Vietnam, et Greg Willis en a eu les larmes aux yeux. On a appris, malheureusement à nos dépens, que c’était un grand manipulateur et simulateur. »

La suite de l’histoire est celle d’un système économique et politique qui a permis à des patrons voyous de venir piller depuis les États-Unis une entreprise plus que centenaire des Ardennes. Catalina s’est approprié les savoir-faire des travailleurs et les technologies mises au point par les ingénieurs de l’entreprise qui fabriquait des pôles d’alternateurs pour voiture. Cette usine était mondialement connue pour cette production : une pièce soumise à de fortes contraintes qui, en tournant à très haute vitesse, fournit l’électricité dans les véhicules automobiles. Renault et Ford ont été parmi les clients de cette usine. Les savoir-faire furent donc étudiés, copiés et transférés aux États-Unis et dans une usine du groupe Catalina ouverte au Mexique. Le fonds américain a vendu tous les actifs immobiliers et mis au chômage les centaines d’ouvriers du jour au lendemain. Puis ses responsables ont fui aux États-Unis. « Je m’en veux, reconnaît François Dury. Nous aurions dû faire faire des vérifications, mais j’étais à mille lieues de penser qu’on puisse confier le sort de 400 personnes à une coquille vide. » En effet, cette vente s’est faite avec l’accord tacite d’institutions comme le tribunal de commerce de Charleville-Mézières, qui aurait dû intervenir au moment de la cession de l’entreprise puisqu’il manquait les garanties financières dans le dossier de reprise. « Ensuite, raconte François Dury, j’ai eu un emploi de haut cadre sous les ordres de Greg Willis et de ses collaborateurs, mais je n’avais plus aucun pouvoir. C’était pourtant l’entreprise de ma famille, mais j’étais dans un placard, impuissant alors que je commençais à deviner le pot aux roses. »

Les deux patrons de Catalina, Greg Willis et Catherine Zickfeld, ont été condamnés, le 8 septembre 2009, pour recel et banqueroute par détournement et abus de biens sociaux, à cinq ans de prison ferme et à 20 millions d’euros de dommages et intérêts par le tribunal correctionnel de Reims. Ils sont depuis sous le coup d’un mandat d’arrêt international. Selon le procureur de la République du parquet de Reims, Fabrice Belargent : « Nous avons toujours su où se trouvait Greg Willis. Il ne se cache pas, il se trouve à Los Angeles. La difficulté pour nous réside dans son extradition. En février 2010, nous avons transmis aux autorités américaines une demande d’extradition à son encontre, tout comme nous l’avons fait pour son associée, Catherine Zickfeld. Juridiquement nous sommes allés jusqu’au bout de ce que nous pouvions faire. Le mandat est diffusé par Interpol, ce qui veut dire qu’ils peuvent être arrêtés à tout moment. Mais, à ce jour, nous n’avons toujours pas de réponse des autorités américaines. L’affaire suit son cours, mais c’est toujours long quand il s’agit de chercher des citoyens américains condamnés en France. Les États-Unis sont particulièrement exigeants note. » Les autorités américaines ont été sollicitées dans le cadre d’un traité qui date de 1996 et qui prévoit l’extradition, notamment pour les délits financiers.

À l’automne 2009, après la condamnation de ces « patrons voyous », Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la Justice, avait indiqué qu’aucune demande française d’extradition d’un citoyen américain n’avait fait l’objet d’un refus. Mais Christiane Taubira, nouvelle garde des Sceaux du gouvernement socialiste de Jean-Marc Ayrault, a fait savoir par l’intermédiaire de son chef de cabinet que, « en raison du principe constitutionnel de l’indépendance de l’autorité judiciaire, il ne lui appartient pas d’intervenir dans le cours des procédures judiciaires ni d’émettre un avis sur le bien-fondé des droits de l’une ou l’autre des parties dans un litige d’ordre privé ». Curieusement la missive mentionne l’« application d’une décision rendue à l’encontre de monsieur Thomé-Génot ». Lapsus calamiteux. Par ailleurs, cette affaire ne peut relever d’un « litige privé », car la forfaiture a coûté des millions d’euros à la collectivité publique, départementale et régionale. Cette lettre a été publiée dans L’Union-L’Ardennais du 9 octobre 2012 après avoir été adressée au secrétaire départemental du Parti communiste français. Celui-ci avait interpellé la ministre de la Justice en tant que vice-président de la communauté d’agglomération de Charleville-Mézières, qui est partie civile dans ce procès et dans laquelle est incluse la commune de Nouzonville. Le site de l’usine Thomé-Génot a fait, à la requête du liquidateur, l’objet d’une vente aux enchères le 10 juillet 2013, dans les locaux de la mairie. Mis à prix à 535 000 euros, il n’y eut aucune enchère, et donc pas d’acheteurs.

Le traumatisme vécu par François Dury est d’autant plus profond que le paternalisme a marqué pendant des décennies les rapports sociaux dans la métallurgie ardennaise. Les membres de sa famille étaient connus des ouvriers, côtoyés dans la vie quotidienne. Réciproquement, les Dury pouvaient mettre un nom, voire un prénom, sur le visage de chacun des membres du personnel et y faire correspondre un poste de travail, une qualification et une histoire professionnelle. Le logement des ouvriers, leur santé, l’école privée confessionnelle pour les enfants et les colonies de vacances étaient pris en charge par les patrons.

L’arrivée de patrons voyous a été un choc psychologique, moral et politique pour les ouvriers, mais également pour François Dury qui vit cet échec avec une profonde amertume. Il se dit aujourd’hui, dans le cadre d’un des nombreux entretiens qu’il nous a accordés, « révolté contre un système basé avant tout sur la recherche du profit pour le profit, et non pas pour investir pour l’homme. Je me rends compte à quel point j’ai pu être naïf quand je relis certains entretiens que j’ai pu donner à la presse locale. À cette époque je pensais que la conjugaison de l’investissement, tel que nous le voulions, de l’entreprise et de celui du personnel dans son travail était suffisante en soi pour se donner réciproquement, famille Dury et personnel de Thomé-Génot, le plus de chances possible de perdurer ».

Les bâtiments en ruine signifient la fin du capitalisme industriel de type paternaliste. Cette métaphore, qui assimile le détenteur de l’autorité à un père et les salariés à ses enfants, tend à mêler aux rapports d’exploitation des velléités éthiques et affectives. Héritiers, le devoir des patrons était de maintenir et de transmettre l’entreprise qu’ils avaient reçue de la génération précédente. C’est ce qu’ils n’ont pas su, ou plutôt qu’ils n’ont pas pu faire. Ils ont été éliminés par une des conséquences de la mondialisation, la recherche du profit maximal pour les actionnaires à laquelle toute autre considération est sacrifiée. Avec la financiarisation de l’économie, la spéculation a pris le pas sur la production.

« Zone franche » et chasseurs de primes

Les Ardennes sont l’un de ces territoires fracassés par la désindustrialisation qui deviennent, comme le Far West, un enjeu pour les enrichissements rapides et sans principes. Il est vrai que ce département contient la plus grande zone franche de France : 362 de ses 463 communes en font partie. Le dispositif d’exonérations fiscales et sociales, entré en application le 1er janvier 2007, doit inciter à la création d’entreprises, donc d’emplois. Aussi un autre patron a-t-il écopé du surnom de « Bernard Tapie des Ardennes », tant il traite les salariés et les entreprises comme des pompes à fric avec l’appui de subventions publiques. La terre promise, en quelque sorte.

Avec l’accord du tribunal de commerce, Philippe Jarlot a repris plusieurs sociétés liées à la métallurgie et à la ferronnerie. Pour 8 000 euros il a acheté l’entreprise Jayot, qui appartenait jusqu’en novembre 2006 à la famille de François Dury. Le « Tapie des Ardennes » a obtenu une aide de 300 000 euros du conseil général pour relancer cette entreprise. Le conseil général n’a pas été en mesure de contrôler si cette subvention avait bien été utilisée comme prévu, ou si Philippe Jarlot s’en était servi pour d’autres de ses usines. Avec la mise en faillite suspecte de la maison mère Lenoir et Mernier, il a dû rendre des comptes, le 18 mai 2011, devant le tribunal correctionnel de Charleville-Mézières, pour détournement de fonds publics, abus de biens sociaux et banqueroute, à la suite d’une plainte déposée par les salariés sur laquelle s’est greffée celle du conseil général. Il est apparu que les fonds accordés pour la tentative de relance de l’entreprise Jayot avaient servi, entre autres destinations douteuses, à verser un salaire mensuel de 6 000 euros pour un emploi plus ou moins fictif. Autre abus de biens sociaux, la vente de stocks et de machines de l’une des entreprises en fin de course à des ferrailleurs, sans facturation, avec paiement en liquide. Philippe Jarlot a été condamné à trois ans de prison avec sursis, à 90 000 euros d’amende pénale et, au civil, à verser 301 000 euros au conseil général en remboursement de la subvention évaporée. La personne qui a bénéficié d’un emploi fictif et les ferrailleurs ont également été condamnés pour recel.

C’est grâce à la mobilisation des salariés, qui ont découvert les malversations de leur patron et qui ont donc porté plainte, que la sanction a pu être prononcée. La visibilité de leurs actions a été spectaculaire : blocage de routes, de bus, de trams et de TGV. Mais cela restait sans effets. « Alors nous étions à bout, tempête encore Claude Choquet, ancien salarié de l’entreprise Lenoir et Mernier, mise en dépôt de bilan en 2008. Nous avons alors menacé de jeter une cuve d’acide dans la Meuse. Nous n’avons rien obtenu et nous avons décidé, par respect pour l’environnement, de ne pas mettre notre menace à exécution. »

Philippe Jarlot n’a pas fait appel de la décision du tribunal correctionnel. N’ayant plus le droit de gérer une société, « il exerce désormais dans la région de Castres, avec une société au nom de sa fille, précise Claude Choquet. Il en est officiellement le directeur commercial ». Le contraste est lourd avec les ouvriers mis au chômage à cause de ses malversations, « alors que notre entreprise était viable ».

Les tribunaux de commerce jouent un important rôle d’intermédiaires dans la vente symbolique d’entreprises en difficulté à des repreneurs pas toujours honnêtes. « La faillite des uns fait la richesse des autres, souligne Olivier Toscer. La morale n’a jamais fait bon ménage avec les affaires. Et, dans les coulisses des tribunaux de commerce, l’éthique est un concept assez confus. Pourtant, cette juridiction d’exception est omniprésente dans le monde économique. […] Combien ces fortunes privées constituées avec l’aide de magistrats censés rendre la justice au nom du peuple français coûtent-elles à la collectivité ? Le calcul n’a jamais été fait. Il se chiffre assurément en dizaines de milliards d’euros note. »

Les ouvriers de Philippe Jarlot ont créé une association des anciens salariés et un blog pour populariser leurs actions, mais également pour continuer à cultiver les liens quasi familiaux qui les unissaient depuis des décennies de travail dans la même entreprise note. « Car notre plus grande souffrance a été la destruction de ces contacts, nous prenions nos repas ensemble, nous nous entendions très bien, c’était notre deuxième famille, dit Claude Choquet avec douleur. Un an après la liquidation, une ouvrière s’est pendue. Elle était perdue. » Suit un silence pesant, lourd de toute la douleur encore vive.

Le licenciement abusif a tout de même été reconnu par les prud’hommes qui ont accordé une indemnisation exceptionnelle aux ouvriers. En outre, ils ont eu la possibilité, comme ceux de Thomé-Génot, de bénéficier de contrats de transition professionnelle (CTP). Mais la plupart n’ont jamais retrouvé de travail et doivent se contenter aujourd’hui de l’allocation de solidarité spécifique (ASS) de 480 euros par mois, réservée aux chômeurs qui ont eu une longue période d’activité. « Ils survivent, conclut Claude Choquet, ils essaient de s’en sortir avec un peu de boulot au noir, avec l’aide des Restos du cœur et la réduction de tout leur train de vie. Les patrons profitent de cette situation pour proposer des contrats de travail d’un ou plusieurs jours ou au mieux à la semaine. Une vraie régression sociale. » Plus un territoire est malmené, plus il semble être la proie de pilleurs décomplexés. La vulnérabilité attire les vautours.

Pas de pitié pour les plus démunis

Quand on est ouvrier, les différentes formes de violence se cumulent. Charles Rey, avant d’entrer chez Thomé-Génot, a travaillé pendant vingt et un ans dans l’entreprise Foseco. Il y a été exposé à l’amiante. Il en est mort le 2 septembre 2011, après d’horribles souffrances. Sur les 700 ouvriers, 300 sont décédés des suites de leur exposition à l’amiante.

Nous avions retrouvé Charles Rey en 2008, un soir, à Nouzonville. Il a décliné notre invitation à venir boire un verre, car il avait un rendez-vous pour un contrôle médical. À l’époque, lorsqu’il travaillait chez Foseco, en l’absence de toute réglementation sur l’amiante, le patron pouvait se permettre de dire aux membres du personnel que, s’ils n’étaient pas contents, ils n’avaient qu’à aller ailleurs. « Pas de principe de précaution pour nous », selon Yannick Langrenez, militant CGT chez Thomé-Génot où son ami Charles l’avait retrouvé.

Après sa mort, sa femme et ses enfants ont dû entreprendre des démarches pour faire valoir leurs droits. Le parcours administratif fut kafkaïen. Ce n’était jamais le bon service. Le dossier avait été égaré. On finissait par s’énerver contre les serveurs vocaux. La famille a été invitée à ne plus « harceler » les services administratifs.

Un des fils de Charles Rey a prévenu le directeur de la Caisse primaire d’assurance maladie de son épuisement devant tant d’acharnement. « J’ai décidé d’entamer une grève de la faim à partir de ce dimanche 20 novembre 2011, écrit-il, pour dénoncer toutes les dérives de ce système, qui, en plus d’avoir pris notre père, impose à ma mère et à mon entourage des situations comme celle-ci. Ma mère doit payer toujours certaines choses qui ne devraient plus être à sa charge. Mon père a été assassiné par l’entreprise de Donchery, Foseco. Je vous informe donc que ma nouvelle demeure sera symboliquement une tente placée en face de l’ancien site de l’usine Foseco. Étant en arrêt maladie, vous pourrez me rendre visite. Vous pouvez également interrompre toute indemnisation journalière si vous le jugez nécessaire. J’ai déjà tout perdu, mon père, ma formation professionnelle, ma vie… » Cette lettre de désespoir a suffi, avec l’appui d’un député du Parti socialiste, pour que la machine administrative se remette à fonctionner.

« Silence dans la vallée » au Medef

Le 14 janvier 2008, Marcel Trillat, ex-militant du Parti communiste et proche du Front de gauche, journaliste de télévision aujourd’hui à la retraite, a été invité par Laurence Parisot à présenter, dans le grand auditorium du Medef, avenue Bosquet, le film Silence dans la vallée auquel nous avons collaboré. Voilà qui n’est pas banal. Curieux aussi ce public mêlé, de petits patrons, de moyens entrepreneurs, de dirigeants de grands groupes (Claude Bébéar, président du conseil de surveillance du groupe AXA, est au premier rang), mais aussi d’ouvriers licenciés, de délégués syndicaux, de journalistes, de sociologues… Que se passe-t-il dans cet élégant VIIe arrondissement de Paris ?

Marcel Trillat est à Nouzonville, en 2006, lorsque les ouvriers en grève et les forces de l’ordre se retrouvent face à face. Il commence le tournage d’un documentaire sur la région et ses problèmes. L’idée lui en était venue à la lecture de Désarrois ouvriers note. Nous le guidons dans ses premiers repérages. Les protagonistes du film sont les ouvriers et un patronat paternaliste dépassé par la financiarisation de l’économie. Aucun de ces acteurs ne sortira indemne du drame.

L’Humanité, dans son édition du 4 octobre 2007, jour de la diffusion du film sur France 2, lui consacre deux pages sous le titre : « Dans la vallée des larmes, les patrons pleurent aussi ». Faut-il y voir la raison de l’organisation par la présidente du Medef de la soirée du 14 janvier 2008 ? Laurence Parisot a annoncé cette projection, suivie d’un débat, dans L’Humanité du 17 novembre 2007. À côté de son article, on peut lire celui de Marcel Trillat, dans un face-à-face pour le moins inédit.

Nous avons assisté à cet événement en compagnie de deux jeunes collègues sociologues, Cédric Pochic et Paul Pasquali. Voici, sur cette soirée mémorable, leurs observations et les nôtres, entremêlées dans ce compte rendu. Le débat est animé par un meneur de jeu distribuant la parole avec autorité, tout en ponctuant le propos de marques d’humour. Mais, autour de Marcel Trillat, il n’y a que des débatteurs de la mouvance patronale : Laurence Parisot, Dominique Sénéquier, présidente du directoire d’AXA Private Equity, François Dury, ancien patron de Thomé-Génot, François de Saint-Gilles, industriel, président du Medef Ardennes, et Arnaud Bouyer, auteur de Les fonds d’investissement sont-ils… des prédateurs ? note. La grande majorité du public est constituée de patrons. Pendant le cocktail, l’un d’entre eux, costume soigné, petit-four à la main, informe ses voisins qu’il n’y a plus rien au buffet. « Pour un film social, ils n’ont pas voulu faire un buffet trop… riche. » Rires de ses collègues.

Le débat laisse peu de place au point de vue ouvrier, tout de même efficacement défendu par Yannick Langrenez, délégué CGT chez Thomé-Génot, et par Charles Rey, fondateur et animateur de l’association des anciens de Thomé-Génot. Marcel Trillat a fort à faire pour introduire un peu de social dans un débat qui reste technique, consacré aux mécanismes de financement des entreprises et au poids des fonds d’investissement. Tout ce qui relève du social est noyé sous un pragmatisme apparemment irréfutable.

Le film de Marcel Trillat trouve un écho positif dans une assemblée où cela ne va pas de soi. Le sujet intéresse, l’affluence exceptionnelle le prouve. Les 350 fauteuils de l’auditorium, chacun avec sa plaque dorée au nom d’une entreprise, ne suffisent pas. Des dizaines d’invités doivent se contenter du sous-sol, dans une salle où le film est diffusé sur un écran d’appoint.

Catalina, le repreneur californien, est condamné. Laurence Parisot veut mettre en garde les patrons devant de tels forbans tout en affirmant que les entreprises familiales doivent, pour assurer leur pérennité, s’ouvrir aux fonds d’investissement. L’affaire Thomé-Génot est traitée comme un accident. Regrettable, mais évitable, car dérogatoire aux modes de fonctionnement normal des fonds repreneurs. Dominique Sénéquier (AXA) affirme que si François Dury avait su faire appel à un bon fonds d’investissement, fiable, les difficultés de l’entreprise auraient pu trouver une issue positive.

« Vous recevoir ici, vous, les ouvriers de chez Thomé-Génot, vous les syndicats, c’est tout un symbole », déclare solennellement Laurence Parisot dans son intervention finale. Certes, mais quel symbole ? Celui de la lutte des classes dépassée ? Celui de la rupture avec des idéologies obsolètes ? La naissance des « partenaires sociaux » ? Cette assemblée improbable de chefs d’entreprise visionnant un documentaire critique pour le capitalisme de la finance nomade n’est-elle pas la cérémonie des adieux à un capitalisme en voie d’extinction : à la fois appel à la vigilance envers les prédateurs trop prompts à se livrer à la curée, et invitation à se lancer dans le nouvel internationalisme de la production du profit ? La compassion des interventions à l’égard de la famille Dury, et en particulier de la mère qui assura la direction de l’entreprise après la mort précoce de son mari, était frappante, en l’absence de référence aux ouvriers, très peu cités dans les propos patronaux.

Lorsque Charles Rey prend le micro pour donner son point de vue, son intervention est singulière par la tonalité de sa voix, son accent des Ardennes, ses hésitations qui contrastent avec la précision linguistique des patrons en costume. Massivement applaudi après s’être fait le porte-parole des anciens de Thomé-Génot en lançant un appel à un éventuel repreneur, il est invité par Laurence Parisot à venir sur la scène. Mais il refuse, par fierté de classe ?

Les difficultés de l’industrie métallurgique de la vallée de la Meuse se traduisent par de nombreuses fermetures d’usines qui condamnent la population ouvrière au chômage ou à l’exil. Le même processus est à l’œuvre chez un volailler, dans un groupe automobile ou une entreprise du CAC 40 dont l’État détient 36 % du capital. Si les contextes varient à l’infini, de Florange à Dunkerque, en passant par Nantes et Marseille, l’angoisse d’un avenir sans emploi et avec pour seule perspective la misère et le rejet est partagée par les travailleurs.

Les poulets doux ont la vie dure

Charles Doux, propriétaire de la société spécialisée dans la volaille créée par son père, en Bretagne, en 1933, a délocalisé une partie de la production au Brésil, en achetant en 1998 le troisième volailler d’Amérique du Sud, Frangosul. Cet achat a été financé en partie par des emprunts octroyés par des banques pour combler des découverts en France. L’acquisition de la société brésilienne a certainement contribué à la fermeture, en dix ans, de 16 sites, au licenciement de 600 salariés en France et à la mise en redressement judiciaire de la société. Charles Doux en a déposé le bilan auprès du tribunal de commerce de Quimper le 1er juin 2012.

Dans le sillage de cette opération, la concurrence s’est également installée entre les éleveurs des deux pays. La France importe du Brésil les poulets de Charles Doux : ils sont un tiers moins cher que ceux élevés en France. Le sort des 800 éleveurs français liés à la société Doux par un « contrat d’intégration » est incertain. Un éleveur n’est pas propriétaire des poulets qui lui sont livrés à l’état de poussins, avec des sacs de granulés fabriqués dans les usines Doux. L’éleveur doit contractuellement transformer, en quarante jours, les poussins en poulets calibrés de 1,5 kg, prêts pour l’abattage. Il se retrouve dans la situation paradoxale d’avoir le statut d’indépendant, mais sans les avantages de l’autonomie. Il est de fait un ouvrier dans la solitude de l’autoasservissement.

Le contribuable a dû mettre la main au portefeuille puisque l’entreprise Doux a obtenu des subventions européennes pour l’aide à l’exportation des viandes de volaille et des aliments pour bétail. « Au total c’est donc 2 milliards d’euros dont les contribuables européens auront fait cadeau à Doux sous la forme de “restitutions à l’exportation” explique, au Canard enchaîné du 1er août 2012, l’agroéconomiste Jacques Berthelot. « Doux est le premier bénéficiaire français de ce système, écrivait Erwan Seznec en 2009. Il touche 200 à 300 euros par tonne de volaille vendue hors de l’Union, tout en continuant à licencier en France. Cette situation dure depuis des années sans que personne ne s’en émeuve. Il faut dire que les bénéficiaires des aides européennes sont connus seulement depuis 2009 note. » Toutefois, en octobre 2012, un coup de rabot de Bruxelles a fait baisser les aides à l’exportation de volailles de 30 %. Elles ont finalement été supprimées le 18 juillet 2013.

Charles Doux fait partie du Club des Trente, cercle spécifiquement breton, fondé par Vincent Bolloré et François Pinault. Il a pris la tête de l’entreprise dans les années 1970, secondé ensuite par son fils Jean-Charles qui lui a succédé à partir du 19 avril 2013. La dynastie familiale est consolidée par la reprise des mêmes prénoms de génération en génération et, bien sûr, par l’entreprise elle-même. La holding créée en 1990 sous le nom d’Agropar, au moment du rachat de l’activité de volaille fraîche sous la marque de Père Dodu, parachève et consolide juridiquement famille et entreprise. Le père de Charles Doux, Pierre, a installé le siège de l’entreprise à Châteaulin, de même qu’un gros abattoir, un atelier de découpe et les couvoirs, ce qui représente près de 900 emplois. La société Doux est le plus gros contributeur fiscal de cette commune.

La famille Doux et ses poulets à Châteaulin

Charles Doux réside à 3 kilomètres environ du siège social de son entreprise. La famille patronale, les ouvriers des abattoirs et les éleveurs ont un enracinement commun dans un territoire partagé. Toutefois la distance sociale est marquée par une distance physique. La maison familiale de 550 mètres carrés habitables, que nous avons découverte au cours d’une enquête sur place, a été construite dans les années 1980 sur d’anciennes carrières d’ardoise. Le parc est immense, restructuré par une végétation abondante.

L’ensemble de la propriété, cachée à la vue des curieux, domine la petite ville de Châteaulin. Le siège social de l’entreprise Doux, situé non loin de là, dans une zone industrielle, est au contraire très visible. Devant l’immeuble, tout en transparence vitrée, une grande pelouse bien tondue rend hommage aux victimes de l’entreprise immortalisées par des sculptures représentant des poulets. La majesté du lieu est rehaussée par trois drapeaux flottant au vent, l’un tricolore et les deux autres aux couleurs du groupe Doux et de sa filiale, Père Dodu. Derrière les bureaux hightech se trouvent les abattoirs et les ateliers de découpe.

Enfin, au cœur d’un petit enclos plein de charme, la chapelle de Lospars, du XVIe siècle, témoigne de la générosité de la famille Doux qui a contribué à son sauvetage. La famille honore de sa présence le Pardon du lundi de Pentecôte lors de la bénédiction des animaux domestiques et de leurs maîtres. Mais l’odeur forte du poulet aux dernières plumes brûlées avant de n’être plus qu’une chair rôtie vient rappeler que seuls le travail ouvrier et celui des éleveurs permettent la richesse de la famille et ses libéralités. Grande demeure, chapelle classée, pavillon aux couleurs de l’entreprise : la richesse est ici concentrée auprès de sa source et impose sa dimension symbolique et légitimante.

Les salariés de la société Doux vivent dans l’incertitude. Ceux de l’abattoir de Pleucadeuc, dans le Morbihan, ont subi le dépôt de bilan en mai 2012, avec 260 licenciés sur les 400 salariés du site, puis, un an plus tard, c’est la liquidation prononcée par le tribunal de commerce de Quimper et le licenciement des 147 ouvriers restants. Les travailleurs ne maîtrisent sans doute pas grand-chose de ces jongleries financières, dans lesquelles ils ne sont que l’une des boules qui virevoltent. Certains ont déjà perdu leur emploi, d’autres sont menacés. Les hommes d’affaires font leurs affaires, les chômeurs vont pointer. Les capitaux circulent, la peur s’installe.

Cette situation est semblable à celle des Ardennes. Dans les deux cas, les ouvriers sont attachés à leur métier. Ils restent souvent dans la même usine pendant plusieurs décennies. Ils ont inscrit leur vie familiale dans ces terres et, compte tenu de la modestie de leurs revenus, il leur est impossible de changer de région pour suivre les caprices du capital. D’autant que ceux-ci se manifestent aujourd’hui à l’échelle de la planète. L’opacité des montages juridiques et financiers écrase les petits et les sans-grade. Les salariés ont conscience que la descente aux enfers sera sans fin. Un sentiment profond d’être « foutus ». Rien qu’en 2012, on a pu évaluer à 266 le nombre des sites industriels qui ont fermé leurs portes en France, soit 42 % de plus qu’en 2011. Par rapport à 2009, le solde entre 1 087 fermetures et 703 ouvertures aboutit à un déficit de 384 sites industriels.

PSA Peugeot Citroën et le mépris de l’ouvrier

Juste avant les vacances d’été, le 12 juillet 2012, la direction de PSA Peugeot Citroën annonce la fermeture de l’usine d’Aulnay-sous-Bois, construite en 1973, avec 3 000 suppressions de postes à l’horizon 2014. En outre, 1 400 emplois sont menacés sur le site de Rennes et 3 600 dans les services. Mais, au total, on verra la disparition de 11 200 emplois. Cette annonce a été sciemment retardée puisqu’il « n’était pas question d’en faire un enjeu de la période électorale » comme l’a reconnu sur RTL, le 13 juillet, Philippe Varin, le président du directoire. Selon le délégué CGT Jean-Pierre Mercier, « M. Varin a déclaré la guerre aux salariés de PSA. Depuis un an, le groupe n’a cessé de mentir à l’opinion publique sur le sort d’Aulnay note ».

En effet, dès novembre 2011, les salariés ont adressé une lettre ouverte à Nicolas Sarkozy qui leur a répondu : « Je me suis entretenu hier soir et ce matin avec Philippe Varin et je peux vous annoncer qu’il n’y aura pas de plan social chez PSA. » Le 12 avril 2012, les syndicalistes s’invitent à son siège de campagne. Il leur confirme qu’aucune catastrophe sociale n’est à l’horizon. Or la CGT avait révélé, dès le 9 juin 2011, l’existence d’une note interne, datant du 23 août 2010, évoquant une fermeture du site d’Aulnay-sous-Bois à tenir secrète jusqu’aux élections du printemps 2012 pour ne pas gêner l’éventuelle réélection de Nicolas Sarkozy et, dans la foulée, la victoire de la droite.

Depuis la divulgation de cette note, la direction n’a jamais démenti l’existence du projet, laissant les salariés à leur angoisse. Les rumeurs ont été consciemment entretenues, car l’anxiété qu’elles suscitent paralyse l’action et la résistance. C’est une forme de violence symbolique que de laisser les salariés dans une telle incertitude pour eux-mêmes et pour leur famille. L’impossibilité de se projeter dans l’avenir est déstructurante et incite plus à la résignation qu’à la colère. Une annonce de fermeture juste avant les vacances : l’humiliation est là, bien à même de gâcher un temps de repos et de retrouvailles familiales, un temps enfin à soi. Une manière aussi de prendre les travailleurs de court et de profiter ainsi de cette période de dispersion des salariés pendant laquelle il leur sera très difficile de réagir collectivement. Le mensonge de Philippe Varin et la complicité de la droite, mais aussi des responsables socialistes, ont empêché qu’une telle catastrophe soit présente dans la campagne électorale, privant ainsi les électeurs d’une information importante pour faire leur choix en toute connaissance de cause. Voilà un exemple grandeur nature de la soumission des politiques aux entreprises du CAC 40.

De nombreux socialistes ont manifesté une surprise feinte devant les déboires de la firme Peugeot. Comment Pierre Moscovici a-t-il pu déclarer au Monde du 17 juillet 2012 : « Comme tout le monde, j’ai ressenti un choc à l’annonce du plan de PSA. Et c’est d’abord à ses salariés et à leurs familles que je pense » ? Pouvait-il être dans l’ignorance des difficultés de cette société en tant que vice-président du Cercle de l’industrie, dont Philippe Varin est le président ? Arnaud Montebourg, tout nouveau ministre du Redressement productif, a rendu publique son irritation envers la famille Peugeot et les dirigeants de la société. Mais il n’a pas mentionné que son ministère et la famille Peugeot bénéficiaient des services de la même officine de conseil en communication, celle de Stéphane Fouks, Havas Worldwide, qui eut son heure de gloire sous son ancien nom, Euro RSCG, au cours des démêlés de Dominique Strauss-Kahn avec la justice américaine. « Nous n’acceptons pas en l’état le plan de PSA », a déclaré avec conviction Arnaud Montebourg. François Hollande a fait part de son « extrême préoccupation ». Et, lors de son entretien du 14-Juillet, il a martelé : « Ce plan, je le considère, en l’état, inacceptable. » Pour Jean-Marc Ayrault, ce fut un « véritable choc ».

Aulnay-sous-Bois, le 13 septembre 2012

Nous montons dans l’autobus pour « Aulnay-Usine PSA ». Objectif : faire quelques entretiens à la sortie de l’équipe du matin, à 14 h 30. Tout au long du chemin, d’autres arrêts permettent à des ouvriers de l’équipe de l’après-midi de monter. Dont un grand Africain, coiffé d’un bonnet blanc, qui déclare au chauffeur : « Je suis PSA. » Déclaration d’identité superflue : monte qui veut (dont nous, qui ne ressemblons que de très loin aux travailleurs de PSA). Immense parking devant la porte de l’usine, ou plutôt du parc industriel abrité derrière une clôture tout à fait dissuasive.

On ne peut franchir les portes à tourniquet, dûment surveillées par des agents de sécurité, qu’en usant d’un badge électronique. Des militants du Parti ouvrier indépendant (POI) distribuent des tracts aux ouvriers du matin et à ceux du soir qui se croisent en se saluant. Beaucoup d’hommes, de migrants de première ou deuxième génération, Maghrébins ou Africains. Malgré l’espace et les pelouses, tout a un air de prison un jour de visite. Il se dégage de l’ensemble une sensation de contrainte, d’univers hostile, violent, accentuée par le passage incessant des avions atterrissant ou décollant de Roissy.

Les ouvriers, pressés, le visage fermé, se hâtent et ne paraissent guère disponibles pour un échange. La présence de deux journalistes et de deux sociologues ne les étonne pas le moins du monde, mais plutôt les indiffère, ou même a le tort de leur rappeler la menace de licenciement qui pèse sur eux. Et c’est sans compter le souci de ne pas se mettre en retard, pour prendre son poste ou l’un des bus qui attendent sur le parking. Peut-être y a-t-il aussi la crainte de se faire remarquer par un membre de la sécurité.

Il sera possible de mener quelques entretiens avec ceux qui, la journée terminée, regagnent leur véhicule. Ce qui les fait le plus souffrir à cette étape du processus de réduction des effectifs, c’est l’anxiété devant l’avenir. « On ne sait pas où on va, c’est l’incertitude, on se sent abandonnés, et déjà très déçus par le Parti socialiste. Notre dignité est mise à mal, on se sent piétinés d’avoir ainsi été mis devant le fait accompli. » Pire : on ne sait pas encore qui sera victime du plan social et qui sera épargné. La vie quotidienne risque d’être bouleversée par l’impossibilité de continuer à rembourser les crédits, pour le logement, la voiture et la télé. Sans compter la longueur des temps de transport pour ceux qui échapperont au chômage à condition d’accepter un poste sur un autre site de PSA, à des kilomètres d’Aulnay. « C’est notre gagne-pain. Si on nous le retire, qu’est-ce qu’on va devenir ? » D’autant que beaucoup sont logés dans la cité des 3 000, à Aulnay, loin du centre de la ville, mais à proximité du site de PSA.

Les plus sereins sont encore les intérimaires, paradoxalement sous CDI avec une société de travail temporaire. Ils ne seront donc pas mis au chômage, pouvant espérer un nouveau poste dans une autre entreprise. Mais la société d’intérim tiendra-t-elle le coup ? L’incertitude ne fait que se déplacer.

Le véritable choc, en réalité, est pour les salariés de PSA. Un choc matériel, avec la perte de l’emploi dans un contexte de chômage de masse, mais aussi un traumatisme psychologique devant la mauvaise foi du patronat et du gouvernement. Une humiliation pour des adultes traités comme des enfants auxquels on peut impunément cacher la vérité. Les dominants expriment par cette hypocrisie tout le mépris dans lequel ils tiennent leurs « ressources humaines », qu’ils ne sont pas loin de traiter comme une matière première parmi les autres.

Les délocalisations sont inscrites dans la stratégie du groupe depuis plusieurs années : 7 000 emplois en Europe ont disparu en 2006, 5 090 en 2007, 5 700 en 2009, 6 800 en 2011. Chaque poste supprimé chez un constructeur automobile entraîne la suppression de 3 ou 4 emplois dans la sous-traitance. Depuis 2009, la sous-traitance automobile a perdu 23 000 emplois. Pourtant, PSA a bénéficié des largesses de l’État. En 2009, Nicolas Sarkozy lui avait accordé, tout comme à Renault, un prêt bonifié de 3 milliards d’euros. PSA a remboursé en avance, peut-être pour être libre de licencier massivement ? Mais, si l’on ajoute les autres formes d’aide comme la prime à la casse ou les bonus-malus, PSA aurait profité de près de 8 milliards d’euros d’argent public.

Au nom de la « compétitivité », seuls les travailleurs sont stigmatisés comme des charges représentant des coûts insupportables. Pourtant, selon un journaliste de Marianne, Hervé Nathan, « PSA a produit 44 % de ses automobiles en France. Or, dans le calcul du prix d’une voiture, la main-d’œuvre de production ne rentre que pour 1/20e du prix final du véhicule… Les prix relatifs de la main-d’œuvre n’expliquent donc pas pourquoi, en dix ans, la production automobile a chuté de 37 % en France et a augmenté de 11 % outre-Rhin note. »

Si, au plus fort de la crise financière mondiale, en 2008 et 2009, PSA n’a pas versé de dividendes, en revanche, en 2010, un dividende de 250 millions d’euros a été distribué à ses actionnaires, dont 72 millions aux membres de la famille Peugeot. L’économiste Frédéric Lordon mentionne également que « l’année 2011 voit […] le versement d’un dividende de 287 millions d’euros, et surtout l’une de ces opérations aberrantes de rachat par l’entreprise de ses propres actions, pour 200 millions d’euros tout de même, présentée ici à des fins d’autocontrôle, mais en fait destinée à augmenter le bénéfice par action et à soutenir les cours. Soit près de 500 millions d’euros par la fenêtre… note ». Les actionnaires ont encore reçu 250 millions en 2012. En 2013, leur assemblée générale a autorisé le rachat de nouvelles actions pour un total de 320 millions d’euros.

Philippe Varin est gâté lui aussi, puisqu’il a touché en 2012 une rémunération fixe de 1 300 000 euros, le directoire ayant suspendu les rémunérations variables. Celles-ci atteignaient, en 2011, pour le P-DG, 1 651 000 euros auxquels s’ajoutaient encore 300 000 euros de rémunération exceptionnelle et un « avantage en nature voiture » de 2 700 euros, soit un revenu total de 3 253 700 euros. On comprend que Philippe Varin se soit senti concerné par l’appel signé, en août 2011, dans Le Nouvel Observateur, par seize autres super-riches dont Christophe de Margerie, P-DG de Total, et Maurice Lévy, P-DG de Publicis, suggérant l’« instauration d’une contribution exceptionnelle qui toucherait les contribuables français les plus favorisés ». Mais alors pourquoi les mêmes se sont-ils révoltés lorsque François Hollande et son gouvernement socialiste en début de mandat ont proposé aux riches de faire un effort ? Parce que, évidemment, ils veulent rester maîtres du jeu.

Les dirigeants et les actionnaires de PSA continuent à s’enrichir alors que le cours de Bourse du groupe PSA a été divisé par huit depuis cinq ans et qu’il a perdu 700 millions d’euros pendant le premier semestre 2012 note. Les dirigeants choisissent en toute connaissance de cause d’incriminer le « coût du travail » pour justifier la délocalisation des emplois en des contrées où le droit du travail est inexistant. Le Canard enchaîné du 29 mai 2013 a révélé que la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) a fait un prêt de 110 millions au groupe PSA, pour l’aider à construire des automobiles en Russie, en coopération avec Mitsubishi.

Le groupe PSA Peugeot Citroën a créé sur l’île de Malte, paradis fiscal, des sous-filiales d’assurances qui seraient largement plus profitables que sa production industrielle. Il s’agit de PSA Services Ltd, PSA Life Insurance Ldt et PDA Insurance Ltd. Des filiales « PSA Finance » sont établies au Luxembourg, en Suisse et dans de nombreux autres pays, dont ceux de l’Europe de l’Est (Pologne, Hongrie, Croatie, Slovénie, etc.) note. PSA dispose, comme toutes les grandes sociétés, de relais sécurisés dans les paradis fiscaux.

Les richesses de la famille Peugeot

Les Peugeot apparaissent au 40e rang du palmarès 2013 de Challenges avec 1 310 millions d’euros de fortune professionnelle. La famille contrôle 25 % du constructeur automobile, dont le chiffre d’affaires est de 55 milliards d’euros. Elle a également des participations chez Ipsos, Onet, Seb et Zodiac. Le Bottin mondain lui consacre neuf mentions. C’est un indicateur de la légitimité d’une nouvelle dynastie bourgeoise qui a su transmettre le patrimoine dans le temps long des générations. Bertrand Peugeot est vice-président du conseil de surveillance de PSA depuis 1972. Robert Peugeot, membre du conseil de surveillance et président du comité stratégique, présente tous les signes de l’appartenance à l’aristocratie de l’argent. Il est membre de plusieurs cercles, l’Automobile Club de France, le Polo de Paris, le Golf d’Ormesson et le Club des Cent. Il a épousé Domitilla d’Ormesson dont il a eu trois enfants. La famille réside dans le XVIe arrondissement et possède une maison au Kenya.

Les liens entre cette dynastie bourgeoise et des familles de la noblesse sont confirmés avec Christian Peugeot, diplômé de HEC et directeur des affaires publiques au sein du secrétariat général du groupe. Il a épousé Constance de Bartillat, dont il a eu également trois enfants. Mme Pierre Peugeot, la mère, est née Liliane Seydoux Fornier de Clausonne. Les Peugeot sont protestants, d’où les alliances avec les Seydoux. Quant à Thierry Peugeot, qui a fait ses études au lycée Janson-de-Sailly, il est président du conseil de surveillance de Peugeot SA depuis 2002. Il appartient à la septième génération de la lignée et il est membre de l’Automobile Club de France. Pascaline, l’une de ses filles, a épousé Olivier Aubépin de Lamothe Dreuzy. Le Who’s Who révèle une assez grande diversité du point de vue des établissements scolaires fréquentés : du collège de Montbéliard dans le Doubs, berceau de l’entreprise familiale, à Polytechnique et l’ENA, en passant par l’école du Rosey en Suisse.

On peut se demander si le choix d’Aulnay pour réduire les effectifs de PSA ne serait pas surdéterminé par le projet de réaliser une plus-value foncière considérable. En effet, la fermeture pourrait s’accompagner d’enjeux spéculatifs dans le cadre de la réalisation du Grand Paris. « Le site est unique, fait remarquer Christophe Lopez, directeur de cabinet du maire socialiste d’Aulnay, dans l’entretien qu’il nous a accordé. C’est la dimension des Champs-Élysées. Les 168 hectares de PSA occupent une position stratégique au cœur d’un nœud de moyens de transport : aéroports de Roissy et du Bourget, des lignes du RER et des autoroutes. » Une gare du métro automatique doit se situer près du site actuel de PSA. « Ce qui mettrait Aulnay à un quart d’heure de La Défense », rêve à haute voix Christophe Lopez, très engagé avec les élus d’Aulnay pour ne pas laisser passer cette chance de pouvoir réaliser un projet industriel ambitieux tout en désenclavant les communes d’Aulnay, Clichy-sous-Bois, Montfermeil et Livry-Gargan.

Les velléités spéculatives de PSA, avec le recours d’une vente à la découpe pour une réindustrialisation par petits bouts, ont été d’emblée mises à mal par la municipalité de gauche en faisant appel, dès le 13 septembre 2012, à un sursis à statuer qui concerne l’ensemble des terrains et qui gèle toute initiative pour une durée maximale de trois ans. « Il est hors de question, déclarait Georges Ségura, maire socialiste d’Aulnay-sous-Bois, dans un communiqué publié le même jour, que le groupe PSA tire bénéfice des investissements consentis par la puissance publique dans cette partie du territoire communal. Hors de question qu’il spécule sur les terrains, évalués à 300 millions d’euros, et réalise à l’arrivée de la gare du Grand Paris une culbute financière. »

« Nous voulons nous servir de l’exceptionnalité de ce site pour faire décoller l’est du département de la Seine-Saint-Denis », confirme Christophe Lopez. Mais, même si Citroën a acheté ces terrains autrefois bon marché, au prix des terres agricoles, leur valeur a beaucoup augmenté et les 100 millions nécessaires ne sont pas dans les moyens d’une seule ville. Voilà un dossier auquel Arnaud Montebourg, le ministre du Redressement productif, devrait donner une réponse positive puisqu’il concentre des facteurs de revitalisation industrielle, à commencer par la disponibilité d’une main-d’œuvre qualifiée ; mais il faut craindre la concurrence de projets différents, moins industriels, qui n’offriraient pas les mêmes opportunités en matière d’emploi que les municipalités concernées paraissent privilégier.

La seconde hypothèse qui expliquerait le choix de fermer le site d’Aulnay ne s’oppose pas à la première. La réputation des ouvriers d’Aulnay est sulfureuse. Une grève ayant immobilisé toute la production intervient neuf ans après l’ouverture du site pour Citroën, en 1973, alors que la firme aux chevrons est encore autonome. En 1982, un syndicat de nervis, mis en place par la direction, la Confédération des syndicats « libres » (CSL), sème la terreur dans les ateliers et aux portes de l’entreprise. Il faudra une grève de cinq semaines, très dure, avec des affrontements, pour que les ouvriers n’appartenant pas à la CSL obtiennent le respect de la liberté syndicale et une augmentation de salaire. La CGT est alors majoritaire, avec 57 % des voix aux élections professionnelles. Le syndicat maison, patronal, change de nom et s’appellera dorénavant Syndicat indépendant de l’automobile (SIA). Devant les licenciements annoncés en 2012, les adhérents se sont estimés trahis par la direction et ont participé sporadiquement aux actions revendicatives note.

Mais, au printemps 2013, la CGT se retrouve seule à refuser le plan de « restructuration » de PSA Peugeot Citroën. Tous les autres syndicats ont donné leur accord. L’usine d’Aulnay est restée bloquée durant quatre mois par une grève menée par 200 ouvriers de la CGT, SUD et la CFDT locale. Malgré la division des personnels et la fermeté de la direction et des politiques quant à la fermeture d’Aulnay, la détermination des grévistes et leur courage montrent que la dignité humaine n’a pas de prix.

GDF SUEZ ou l’état complice

« La politique de financement de GDF SUEZ, dont l’État détient 36 % du capital, est relativement simple. Il s’agit d’observer dans les activités et les entreprises ce qui est réellement stratégique : si tel est le cas, on garde à 100 %. Sinon on s’en sépare, ce qui a été fait pour Suez Environnement », écrit Yves Ledoux, coordinateur CGT dans l’entreprise, dans le numéro de décembre 2012 d’Énergies syndicales. Cette manœuvre financière consiste à sortir du groupe GDF SUEZ la filiale Suez Environnement. Cette « déconsolidation », comme il est dit par les experts, est lourde de conséquences pour les 80 000 salariés qui bénéficiaient des mêmes accords et avantages que ceux de la société mère, GDF SUEZ. Il s’agit là d’un recentrage sur le cœur de métier, le pure player, comme l’exigent et l’apprécient les marchés. Pour GDF SUEZ, c’est le gaz et les services à l’énergie. Quant à l’environnement, l’eau et les déchets, cela coûte trop cher, car il y a beaucoup de main-d’œuvre et ce n’est pas assez rentable. La déconsolidation de SUEZ Environnement permet aussi de diminuer la dette du groupe de 7,5 milliards d’euros. Les administrateurs représentant l’État au conseil d’administration ont approuvé cette décision.

En effet, alors que GDF SUEZ s’est engagé à réduire ses dettes de 15 milliards d’euros d’ici la fin de 2014 et que son action en Bourse a perdu 57 % de sa valeur en cinq ans, ce qui a provoqué son placement sous « surveillance négative » par l’agence de cotation Standard & Poor’s, Gérard Mestrallet, le P-DG, a pris l’engagement d’assurer un dividende « stable ou en croissance » pour la période 2013-2015. « C’est une priorité pour GDF SUEZ, c’est une sorte de contrat moral que nous avons avec le marché et avec nos actionnaires », a-t-il déclaré le 6 décembre 2012. Le groupe devra débourser 3,5 milliards d’euros tous les ans pour satisfaire cette promesse, soit le total du bénéfice net annuel attendu.

Financiarisation et déréglementation ont partie liée et ont pour résultat de privatiser les profits et de socialiser les pertes, ou d’abandonner la société qui bat de l’aile à son triste sort. Les acquisitions externes l’emportent désormais, chez GDF SUEZ, mais également dans nombre de grandes sociétés, sur la création et le développement interne d’entreprises. L’achat d’une société rentable peut être suivi plus ou moins rapidement par sa revente avant qu’il ne soit trop tard. Les investissements se font de plus en plus à l’international, notamment vers l’Asie et en particulier la Chine, au détriment de la France et de l’Europe. Les délocalisations et les externalisations des emplois sont légion, par exemple dans l’assistance informatique et plus généralement les centres d’appel qui sont massivement implantés, pour les services en langue française, au Maghreb, à Madagascar, mais aussi à l’île Maurice ou en Europe de l’Est.

Les salariés ne sont plus qu’une variable d’ajustement. Le groupe GDF SUEZ prévoit un plan de rigueur avec la suppression de 1 400 emplois par an, soit plus de 4 000 en trois ans. La part des salaires dans la richesse produite est passée de 49,3 % en 2008 à 44 % en 2012, alors que les dividendes versés aux actionnaires ont augmenté de 25 % entre 2009 et 2012.

Les représentants de l’État font semblant de ne pas entendre quand, lors d’une réunion du conseil d’administration, il est annoncé que la société Storengy, filiale de GDF SUEZ chargée du stockage souterrain du gaz, a décidé de créer une holding au Luxembourg pour y drainer les revenus financiers acquis en Allemagne, en Espagne, au Royaume-Uni et en Italie. Cet escamotage dans un paradis fiscal des profits financiers est clairement revendiqué par la direction de Storengy devant les représentants du comité d’entreprise, auxquels il est cyniquement rappelé que « ce choix d’une société de droit luxembourgeois […] répond […] à un schéma d’optimisation fiscale retenu par le groupe pour la remontée des dividendes notamment note ». Les représentants de l’État font en général les mêmes choix que les administrateurs indépendants, car l’État a besoin d’argent. En tant qu’actionnaire, il perçoit les rémunérations de ses représentants au conseil d’administration, tout en acceptant les suppressions d’emplois. La financiarisation de ressources naturelles comme le gaz se fait donc dans la connivence entre ceux qui défendent leurs intérêts et ceux qui sont censés représenter l’intérêt général.

Le néolibéralisme aggrave considérablement l’aliénation inhérente au capitalisme du fait du processus de financiarisation du système. Le propriétaire de l’entreprise tend à devenir plus lointain quand il ne se dissout pas dans le conglomérat d’actionnaires de fonds d’investissement. Des fonds de pension américains peuvent ainsi placer les cotisations de retraite de leurs clients dans des entreprises françaises dont les travailleurs seront bien en peine de savoir qui a pris le contrôle de l’usine où ils travaillent. Le travailleur n’a donc plus, comme interlocuteur, le patron, les Peugeot ou les Michelin. La logique purement boursière et spéculative des investisseurs-spéculateurs n’a que faire de l’identification de ces forces de travail qui peuvent être jetées comme un Kleenex après usage. Élément de la production parmi les autres, le travailleur vit une profonde déshumanisation, sa personne étant réduite à une ressource productive gérée, au même titre que le parc de machines, au profit des actionnaires et des dirigeants.

Les apprentis sorciers de la finance

Dans le salon Opéra du Grand Hôtel Intercontinental de Paris, rue de Castiglione dans le VIIIe arrondissement, le 11 octobre 2010, Christine Lagarde, alors ministre de l’Économie et des Finances, assiste à un symposium organisé par Nyse Euronext, conglomérat de sociétés boursières comprenant la Bourse de New York et celles de Paris, Amsterdam, Bruxelles et Lisbonne. Son P-DG, Duncan Niederauer, est un ancien haut cadre de la banque Goldman Sachs où il a contribué au développement du « trading à haute fréquence », des marchés financiers régis par des ordinateurs. L’entrepreneur Thomas Peterffy, auteur d’algorithmes très élaborés, c’est-à-dire de programmes informatiques permettant de procéder à des achats, des ventes et des paris sur les marchés financiers à la vitesse de l’éclair, prononce le discours d’ouverture : « Les vingt dernières années ont connu l’émergence des ordinateurs, des communications électroniques, des marchés électroniques, des dark pools, des flash orders, des marchés multiples, des systèmes de négociation alternatifs… le trading à haute fréquence, MIFID en Europe, Reg NMS aux États-Unis… et ce que nous avons aujourd’hui est un vrai bordel. »

Un silence effroyable envahit le beau salon Opéra. Mais il poursuit : « Pour le grand public, les marchés financiers ressemblent de plus en plus à un casino, sauf qu’un casino est plus transparent et plus simple à comprendre. […] Si le public en vient à penser que les marchés financiers sont une escroquerie, alors les entreprises et les entrepreneurs n’obtiendront plus les fonds dont ils ont besoin pour développer notre économie, créer des emplois et améliorer le niveau de vie note. » C’est la fin du discours. Le silence continue à plomber l’atmosphère. Le gratin de la finance mondiale reprend son souffle. Puis des applaudissements nourris retentissent.

L’orateur n’a fait que dire tout haut ce que tout le monde sait et pense tout bas. Comme l’explique Alexandre Laumonier, l’auteur discret de cet essai dont le titre se limite au chiffre 6, à qui nous devons le récit de cette scène, c’est aujourd’hui près de 70 % des transactions qui sont opérées par des ordinateurs dont la puissance de calcul est infiniment plus forte que celle de n’importe quel cerveau humain. L’immaturité savante et aventureuse de la finance a été ce jour-là incompatible avec la solennité doctorale qui l’accompagne d’habitude.

Ces applaudissements n’ont été possibles que par la prise de conscience par les auditeurs qu’ils étaient tous, d’une façon ou d’une autre, impliqués dans cette évolution. Ces membres de la classe dominante ainsi réunis ont pu se laisser aller à la complicité, voire à l’espièglerie d’un enfant qui avoue avoir piqué des bonbons alors que tous les autres en ont fait autant.

Les super-ordinateurs de la finance ont désormais pour champ de bataille la planète entière. L’auteur de ce petit ouvrage passionnant envisage le « soulèvement des machines ». Les ordinateurs en viendraient à soumettre les humains à leur propre temporalité. Le libéralisme financier apparaît comme puéril. Il recrute par la fascination du pouvoir et d’un argent qui permet l’immaturité face à la violence dans les rapports sociaux qui s’enflamment du fait de ces dérives folles d’une finance qui, tel un gang, pille l’économie réelle et le travail de milliards d’êtres humains.

Seul le travail, manuel et intellectuel, est créateur de richesses. Or la part des dividendes dans les bénéfices distribués est en augmentation constante, passant de 3 % en 1982 à 12 % aujourd’hui. L’argent engendré par le jeu spéculatif des salles de marché s’y ajoute. Le tout pénétrant dans l’économie réelle, les joueurs peuvent acquérir les richesses qui y circulent, dont les ressources naturelles qui sont pourtant un bien commun de l’humanité. La finance spéculative est prédatrice, elle prend sans donner.

2. La délinquance des riches

« La fraude à la Sécurité sociale, c’est la plus terrible et la plus insidieuse des trahisons de l’esprit de 1945. C’est la faute qui ruine les fondements mêmes de la République sociale. » Cette belle déclaration fut prononcée par Nicolas Sarkozy à Bordeaux le 15 novembre 2011. Il pensait, bien sûr, au salarié prenant quelques jours d’arrêt maladie de complaisance. Pourtant il n’avait pas beaucoup de grain à moudre : si les fraudes sociales sont estimées à 20 milliards d’euros, les allocataires fraudeurs en représentent seulement 1 %, soit 200 millions, d’après la dernière étude de la mission d’évaluation des comptes de la Sécurité sociale. En effet, 80 % de cette fraude sont liés aux cotisations patronales (16 milliards) que les employeurs ne paient pas parce qu’ils ont recours au travail dissimulé note.

La guerre idéologique contre les travailleurs et les personnes les plus démunies ne cesse de les stigmatiser comme assoiffés d’assistanat. Elle porte ses fruits d’une manière inattendue puisque ce sont chaque année, en France, 4 milliards d’euros dus au titre des prestations qui ne sont pas réclamés par leurs bénéficiaires. En 2012, des chercheurs regroupés dans l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) ont établi que les causes en sont multiples, notamment le manque d’information, la complexité des démarches ou la timidité sociale des ayants droit. Toutes raisons qui ont à voir avec la pauvreté des ressources des intéressés. La citoyenneté de ces exclus de l’abondance est malmenée par ce non-recours aux droits sociaux, aggravé par leur faible participation aux élections, la combinaison de ces deux « abstentions » conduisant à une marginalisation de la vie sociale note.

Il n’en demeure pas moins que l’association du pauvre et du fraudeur est bien présente, y compris dans les milieux populaires, ce qui peut conduire à des dénonciations. Un mécanicien auto, travaillant au noir le dimanche pour pouvoir payer des études à ses filles, dans les Ardennes sinistrées, a été dénoncé par sa voisine. « C’est le comble de la misère sociale, s’écrie Yannick Langrenez, c’est la réflexion laminée par le mal-vivre. »

La fraude fiscale, un sport de classe

L’exil fiscal sans vergogne

En septembre 2013, la demande de la nationalité belge par Bernard Arnault, première fortune professionnelle de France, avec 24,3 milliards d’euros, selon le palmarès 2013 de l’hebdomadaire Challenges, et onzième fortune du monde selon Forbes, qui le classe derrière Liliane Bettencourt, a déclenché un tohu-bohu médiatique. Cela a été vécu comme une déclaration de guerre aux 9 millions de Français qui vivent en dessous du seuil de pauvreté.

En ces temps difficiles, le sentiment de trahison est lié à ce qui est apparu comme la recherche d’une fiscalité moins menaçante. Les plus riches souhaitent non seulement s’affranchir de leurs impôts, mais, avec le signal du plus doté d’entre eux, ils refusent désormais les contraintes liées à une identité nationale devenue un frein à l’identité mondiale du capitalisme dérégulé et financiarisé dans lequel Bernard Arnault occupe une place de choix.

La démarche a été préparée puisque, dès novembre 2011, Bernard Arnault a acquis une résidence à Uccle, un des quartiers les plus chics de Bruxelles où habitent de nombreux exilés fiscaux. Le Cercle de Lorraine n’est pas loin, installé dans une propriété où se retrouvent les hommes d’affaires, le personnel politique et les élites médiatiques. Le 3 décembre 2006, nous y avons participé à une fête organisée pour les enfants des membres, à l’occasion de la Saint-Nicolas, par une association caritative, en vue de récolter des fonds pour améliorer la qualité de vie des patients atteints d’un cancer. La fille d’Albert Frère, Ségolène, y était très mobilisée. Son père, anobli par le roi des Belges, est un actionnaire important de sociétés françaises du CAC 40, dont Total, GDF SUEZ et Lafarge. Il est membre du Jockey Club, l’un des cercles les plus cotés de Paris. Bernard Arnault et Albert Frère sont liés dans le monde des affaires. Ils possèdent en commun un grand cru de Saint-Émilion, le château Cheval blanc. Les deux amis auront à Bruxelles de nouvelles occasions de rencontres, tout en continuant à se retrouver, au mois d’août, dans les Parcs de Saint-Tropez, un « lotissement » haut de gamme où ils possèdent de somptueuses villas.

Bernard Arnault dit ne pas vouloir changer de résidence fiscale et continuer à payer ses impôts en France. Il est assez difficile de le croire. Environ 140 des 420 sociétés du groupe LVMH qu’il dirige sont localisées dans des paradis fiscaux, ce qui laisse penser que l’« optimisation fiscale » est bien une préoccupation du groupe note.

L’attitude de Bernard Arnault est cohérente avec ce qu’il est devenu, l’un des hommes d’affaires les plus riches du monde, dont l’activité s’organise au niveau de la planète. Il a les moyens de s’offrir les services de spécialistes, très au courant des multiples possibilités pour les grandes fortunes de déjouer les contraintes fiscales de leur pays d’origine. Leur nation, c’est leur classe, une classe aujourd’hui à la recherche du meilleur profit, dont l’enracinement au gré des opportunités est au cœur de la mondialisation du capitalisme néolibéral.

L’exil fiscal, mode d’emploi

« Bienvenue aux immigrés », tel est le titre de l’éditorial d’Alain Lefebvre dans « S’installer et bien vivre en Belgique », le numéro hors série de la revue Juliette et Victor, ainsi nommée en référence à l’exil bruxellois de Juliette Drouet et de Victor Hugo, fuyant la vindicte de Napoléon III. Les immigrés en question ne sont pas des travailleurs marocains à la recherche d’un emploi de manœuvre, mais de riches Français fuyant une imposition sur le capital plus élevée en France qu’en Belgique. Selon ce journaliste, dont les adresses professionnelle et personnelle sont à Bruxelles, comme l’indique sa notice dans le Who’s Who in France de 2013, cette fuite est liée à l’« implacable logique de la chasse aux “riches” dont on sait bien qu’elle ne finira à terme qu’à épargner les smicards ». Dans ce « climat de suspicion, voire de stigmatisation, le découragement finit par s’emparer des élites productives. Ces dernières étouffent, ne voient plus le bout du tunnel, perdent espoir, et manifestent leur ras-le-bol de ne pas être aimées et même parfois d’être haïes ».

La déploration de la recherche d’un exil fiscal des Bernard Arnault et autres Gérard Depardieu permet de transformer les exploiteurs et les heureux fortunés des arts et des sports en victimes du fisc. Mais aussi de masquer la réalité de leur volonté de cacher leur argent dans les paradis fiscaux, dont les milliards d’euros dissimulés pourraient largement contribuer à régler les problèmes du déficit et de la dette publique.

Le site Internet de la revue Juliette et Victor permet d’acheter en ligne cet opuscule que nous aurions beaucoup aimé pouvoir lire, en 1986, lorsque nous avons décidé de travailler sur les familles fortunées. Tout le mode de vie grand-bourgeois y est étalé avec les recettes pour en reconstituer les bases en exil. Les beaux quartiers sont décrits, de l’avenue Louise aux communes limitrophes d’Uccle et d’Ixelles. Les grandes banques d’affaires privées, comme celles des Rothschild, pour placer son magot, les cercles pour constituer des réseaux et tisser de nouveaux liens en Belgique, sont recensés. Les éléments utiles du droit sont indiqués, comme cette possibilité de pouvoir « licencier sans avoir besoin de se justifier ». Charmant programme. Le néolibéralisme, avec la déréglementation des flux du capital et de la finance, qui doit beaucoup en France aux deux mandats du président socialiste François Mitterrand, a permis de substituer au prudent « pour vivre heureux, vivons cachés » le cynisme actuel de fortunes sans complexe et sans morale.

Cet opuscule confirme la dimension multiple des formes de la richesse, économique avec de l’argent, beaucoup d’argent, mais aussi culturelle, avec la publicité des sociétés de vente d’objets d’art aux enchères, sociale avec les cercles et symbolique avec le « bon goût » affiché à chaque page. Mais il dévoile aussi le changement, avec cette nouvelle phase du développement du système capitaliste, dans les rapports de forces entre les classes sociales, les plus riches s’expatriant selon leurs intérêts et fustigeant les travailleurs de toujours coûter trop cher et d’être une charge pour leur seul dieu : l’Argent.

Malgré sa puissance, Bernard Arnault a été obligé en avril 2013 de renoncer à la nationalité belge, l’Office des étrangers et le parquet de Bruxelles ayant donné des avis négatifs. Mais c’est le patriotisme qu’il met en avant dans un entretien accordé au Monde du 11 avril 2013. « Compte tenu de la situation du pays, a-t-il déclaré, l’effort de redressement doit être partagé. Je veux, par ce geste, exprimer mon attachement à la France et ma confiance dans son avenir. »

Les paradis fiscaux, l’Éden des riches

Le scandale impliquant un ministre du Budget, Jérôme Cahuzac, possédant un compte bancaire non déclaré en Suisse, transféré à Singapour, aurait pu être encore un arbre pour mieux cacher la forêt. Cette révélation de la forfaiture, le 2 avril 2013, par le ministre ayant en charge la lutte contre la fraude fiscale, c’est la réalité qui dépasse la fiction. La presse s’est emparée de l’affaire. Mais, deux jours plus tard, la publication quasi simultanée du travail de 160 journalistes d’investigation, enquêtant à travers le monde sur les paradis fiscaux, change la donne. Il ne s’agit plus d’un cas isolé, mais de la mise en évidence de la fraude généralisée utilisant les paradis fiscaux pour éviter ce que les détenteurs de ces comptes estiment être l’enfer fiscal.

L’enquête OffshoreLeaks, publiée dans Le Monde le 5 avril 2013 et les jours suivants, révèle l’ampleur des fonds gérés dans le secret et l’opacité. Cet escamotage des fortunes sert d’arme aux membres de l’oligarchie, pour exiger des peuples qu’ils remboursent les déficits et les dettes dus à la spéculation financière débridée et mondialisée. Rien que pour la seule Union européenne, le manque à gagner est estimé à 1 000 milliards d’euros par an.

Une mission parlementaire menée en 2012 à l’initiative du Groupe communiste, républicain et citoyen au Sénat estime que l’argent des paradis fiscaux prive l’État français de 40 milliards d’euros par an. L’évaluation du syndicat des impôts Solidaires Finances publiques oscille entre 60 et 80 milliards d’euros. Une première liste française est annoncée par l’enquête OffshoreLeaks avec 130 noms, dont celui du trésorier de la campagne de François Hollande, Jean-Jacques Augier. Tous deux se connaissent depuis bien longtemps puisqu’ils ont fait l’ENA dans la promotion Voltaire. J.-J. Augier est actionnaire de deux sociétés offshore dans les îles Caïman, un paradis fiscal des Caraïbes, sous souveraineté britannique.

Cette collaboration entre 36 médias internationaux et le Consortium de journalistes d’investigation internationale (ICIJ) est un extraordinaire pied de nez à ceux qui auraient voulu faire croire que « la finance n’a pas de visage » et que la fraude fiscale et le mensonge ne sont que des problèmes individuels. Il s’agit au contraire d’une stratégie ancienne et massive pour ne pas payer les impôts selon les lois en vigueur. L’impunité est assurée par la complexité et l’opacité des montages financiers que sont capables de réaliser les avocats fiscalistes.

Dans le monde de l’argent, il n’y a pas d’autre valeur que celle des profits à deux chiffres. On peut pratiquer pour cela un œcuménisme financier de bon aloi : c’est un proche du Front national de Marine Le Pen qui, selon la presse, a ouvert en 1992 le compte du socialiste Jérôme Cahuzac à la banque UBS en Suisse note. Dans les affaires il faut savoir utiliser les compétences, quelles que soient leurs origines.

Le libéralisme induit un laxisme collectif, celui d’une classe sociale dont les intérêts ne doivent connaître ni obstacle ni contrainte, mais aussi un laxisme individuel qui fait du cynisme et du déni de la règle le mode de fonctionnement du dominant. La concomitance du dévoilement, par ce collectif international de journalistes, de l’ampleur et de la systématicité du recours aux paradis fiscaux de l’oligarchie mondialisée et de l’affaire Cahuzac en France confirme qu’au néolibéralisme et à ses déréglementations tous azimuts correspond un individu néolibéral sans morale ni principes.

L’individu néolibéral au-dessus des lois

Avec 30 % des mouvements sur les actions qui se réalisent en dehors de la Bourse, avec 70 % des transactions opérées par des ordinateurs et avec un montant de produits dérivés qui représente douze fois le PIB mondial, la déréglementation des échanges a des conséquences sur les comportements des individus. L’avidité d’un système capitaliste dans lequel la politique s’est soumise aux exigences de la finance et des affaires mondialisées est en harmonie avec la libération des pulsions et des désirs.

Mon patrimoine au paradis

Chers amis, ne vous faites plus de soucis pour vos économies. Vous pouvez les faire prospérer à l’abri de la pieuvre fiscale, et même sous le climat enchanteur de paradis tropicaux si vous le souhaitez. Une seule condition, le volume de votre pécule, qui doit être considérable. S’il l’est, vous pourrez bénéficier des services de conseillers qui ne leur veulent que du bien. Ils ne manquent pas. Une recherche éclair sur le mot « défiscalisation » sur Internet nous a pris 0,16 seconde pour un butin de 33 600 000 pages. L’expression « optimisation fiscale », un peu plus restrictive, nous a pris plus de temps, 0,21 seconde, pour un résultat plus maigre : 6 320 000 pages, toutes en langue française. Il semble qu’il y ait enfin là un débouché pour vos enfants qui galèrent dans la recherche d’un premier emploi, ou pour vous-même qui, peut-être, fréquentez assidûment Pôle emploi. Voyons quelques exemples.

À Paris, la filiale HSBC Private Bank du groupe HSBC est domiciliée au 103 avenue des Champs-Élysées, dans le VIIIe arrondissement. La gestion de fortune en est la spécificité, le private banking veillant à la bonne santé des gros patrimoines sur un modèle plus personnalisé que ne le fait la banque de détail, en leur dédiant des conseillers et en leur garantissant un secret bancaire impénétrable. Ce qui est préférable compte tenu de la nature de certains de ses services. Le site www.hsbcpriva-tebankfrance.com vous propose en effet de gérer vos portefeuilles de valeurs dans des établissements situés en France, bien sûr, mais surtout aux Bermudes, à Guernesey, à Hong Kong, au Luxembourg, à Monaco, à Singapour, en Suisse, au Royaume-Uni et aux États-Unis. Belle brochette de paradis fiscaux où vos chers petits patrimoines pourront prospérer dans la confidentialité garantie.

France Offshore, dont les bureaux sont sis 5 place Victor Hugo, Paris XVIe, vous propose divers services : transfert de siège social à l’étranger, résidence fiscale européenne, immatriculation de bateaux, licence casino en ligne, dans de nombreux pays paradisiaques. Dont l’État du Delaware aux États-Unis où la possession d’un compte ou l’immatriculation d’une société offrent d’incontestables avantages : aucune obligation de tenir une comptabilité pour les sociétés, d’autant qu’elles ne sont pas imposables et que l’anonymat est garanti aux dirigeants et actionnaires. L’évasion fiscale que représentent ces sociétés est faramineuse : Les grands groupes, comme BNP Paribas, Total ou LVMH, ont tous des filiales dans les paradis fiscaux. Quant aux « particuliers », Liliane Bettencourt ou Guy Wildenstein par exemple, tous deux proches de Nicolas Sarkozy, les comptes en Suisse de l’une et le trust aux îles Caïman de l’autre ont défrayé la chronique. Selon l’ancien président de la République, « les paradis fiscaux, c’est ter-mi-né ! ». Propos tenus en octobre 2009 à la veille du G20 de Pittsburgh. Les anges gardiens du dieu Argent en rigolent encore.

Notre vie est concernée en permanence par ces paradis fiscaux. BNP Paribas possède quelque 180 filiales dans ces repaires défiscalisés où le Crédit agricole, la Société générale et la Banque populaire en cumulent 262.

« La notion de loi n’est pas effacée, écrit la psychanalyste Marie-France Hirigoyen à propos des pervers narcissiques, au contraire, ils prennent plaisir à la contourner, la dévoyer pour se présenter au bout du compte comme porteurs de la vraie loi note. » Si l’on pense aux paradis fiscaux où des centaines de milliards d’euros trouvent un refuge douillet, loin des caisses des États et de leurs velléités redistributives, on voit bien que « le cœur du système est hors la loi, mais [qu’il] impose ses lois à la population note ». La loi du marché n’est jamais que la forme euphémisée et transposée de la nouvelle loi, celle de la recherche du profit maximum, transcendée par cette force de la concurrence libre et parfaite qui serait supérieure à la volonté humaine.

Bernard Tapie, nouveau prince de la Canebière

Pour son Noël 2012, Bernard Tapie s’est offert La Provence, quotidien du Midi. Tel le Phénix qui renaît de ses cendres, le nouveau patron de presse reprend pied à Marseille, dans l’objectif supposé d’une candidature, en 2014, au poste de maire de la seconde ville de France. Il y fut le roi du football, il pourrait bien être prince de la Canebière. C’est donc tout naturellement que Bernard Tapie a demandé à la municipalité de Marseille une place dans le Vieux-Port pour y amarrer son yacht.

Celui-ci, délicieusement rebaptisé Reborn, c’est-à-dire Renaissance, mesure 70 mètres de long et occupe le 97e rang du palmarès mondial des yachts de luxe. C’est certainement pour gagner quelques places dans ce classement que Bernard Tapie l’a fait rallonger de 5 mètres. Acheté 60 millions d’euros en 2010, ce palace des mers a été rénové avec une piste d’hélicoptère, une piscine à contrecourant, un jardin tropical et huit cabines. Il peut être loué, avec ses 25 membres d’équipage, 600 000 euros la semaine, et accueillir 12 hôtes. Bernard Tapie a pu acheter ce magnifique bateau grâce à la générosité involontaire des contribuables : 403 millions lui ont été offerts par un tribunal arbitral, donc hors du cadre juridique stricto sensu, en 2008. Ce joli chèque lui a été remis en dédommagement des pertes prétendument subies en février 1993 à l’occasion de la vente de l’entreprise Adidas par le Crédit lyonnais. Un pactole qui a contribué au renouveau de ce personnage pour lequel il n’y a pas de petits profits. Le Reborn navigue en effet sous pavillon de complaisance, localisé dans une île particulièrement recherchée pour cet usage, Man, située entre l’Écosse et l’Irlande : la fiscalité y est au moins aussi douce que le climat.

Le reste du magot perçu serait mis à l’abri dans une société holding, le Groupe Bernard Tapie (GBT), domiciliée en Belgique où la fiscalité est tout aussi aimable que les taxes maritimes de l’île de Man. Bernard Tapie, le « faiseur de fric » sous François Mitterrand qui l’a fait ministre de la Ville, a pu rebondir après un passage à la prison de la Santé, grâce à son engagement auprès de Nicolas Sarkozy. Mais le vent tourne. Le 28 juin 2013, Bernard Tapie a été mis en examen pour escroquerie en bande organisée dans l’enquête sur l’arbitrage de 2008.

Le libéralisme économique, qui ne doit connaître ni contraintes, ni frontières, ni lois, fait bon ménage avec le libéralisme psychique qui ne s’embarrasse plus de culpabilité, mais affiche le cynisme et la décomplexion vis-à-vis des valeurs morales et de l’argent.

Les hommes politiques riches et sans complexes vis-à-vis de l’argent, avec une cynique indifférence envers l’éthique, sont légion. En vrac : Silvio Berlusconi, Dominique Strauss-Kahn, Sebastian Piñera (Chili), Nicolas Sarkozy ou Boris Johnson, le maire conservateur de Londres qui décrit Portsmouth comme une ville populaire « pleine de drogués, de bons à rien et de députés travaillistes », ou qui appelle à voter pour le Parti conservateur avec le slogan « Votez Tory, et votre femme aura de gros seins ».

La classe dominante, lorsqu’elle devient système oligarchique, présente une violence accrue dans les rapports sociaux qui permet à des individus lucides et cupides de faire valoir leurs intérêts particuliers en aménageant de surcroît la légalité à leur convenance. Les oligarques qui mènent la France, l’Europe et peut-être la planète tout entière à sa perte n’ont jamais reconnu leur responsabilité dans la crise financière de 2008. Ils accusent les peuples de coûter trop cher, d’être trop gourmands, de dépenser trop pour leur santé et leur éducation. Ils cherchent ainsi à se défausser sans jamais, eux, remettre en cause leur cupidité financière.

La déréglementation de la vie économique a donc permis l’éclosion d’un cynisme individuel et collectif. L’exilé fiscal assume au grand jour sa volonté d’échapper à la loi et de ne pas s’acquitter des impôts dont il est redevable. Il le proclame haut et fort. Depardieu révolte, mais fait aussi rire, fascine et obtient un certain soutien, y compris populaire. C’est en affichant ouvertement son déni de la règle que le dominant prend le pas sur les dominés, eux-mêmes tentés de se replier sur un individualisme de dernier recours en abandonnant utopies et luttes collectives. Ce renoncement est une sorte de fatalisme particulier qui associe d’une manière contradictoire acceptation et non-consentement.

Quand la justice ferme les yeux

Accords à l’amiable pour riches fraudeurs

La mise en place en 2009, par Éric Woerth, alors ministre du Budget, d’une « cellule de dégrisement » était destinée à traiter le cas de 3 000 fraudeurs français détenant en Suisse des comptes non déclarés. La liste venait de fichiers copiés par Hervé Falciani, un informaticien de la banque HSBC note, qu’avait énervé sa découverte dans le « système d’information » de la banque de logiciels visant à effacer toute trace des fraudes et de l’« argent sale ». Au terme d’un feuilleton rocambolesque, cette liste, qui comportait au départ quelque 8 000 noms, fut remise aux autorités françaises. Les personnes concernées furent invitées à demander la régularisation de leur situation à l’administration fiscale. L’idée était que, à la suite d’une négociation à l’amiable, le fraudeur, reconnaissant avoir trompé le fisc, acquitte sa dette agrémentée des pénalités d’usage. Dans ce cas, le litige était alors clos, sans qu’il y ait de poursuites judiciaires. La repentance et le versement de bonne grâce d’une offrande expiatoire réglaient l’affaire. Aucune sanction pénale n’était requise auprès des tribunaux.

Les noms figurant sur la liste ne furent pas rendus publics. L’opération eut tout de même un beau succès : 4 725 contribuables demandèrent la « paix des braves » en se livrant au fisc triomphant. La surprise est totale lorsque la liste des repentants est comparée à celle fournie (involontairement) par HSBC : seulement 68 des 4 725 repentis y sont présents. Tous les autres, se sentant menacés, avaient donc pris les devants, espérant la mansuétude de l’administration. Cela laisse présager la multitude des contribuables fréquentant la Suisse, dont les avoirs non déclarés sont évalués entre 50 et 90 milliards d’euros. Selon Christian Eckert, rapporteur général du Budget, le montant des avoirs des 3 000 fraudeurs serait de 3,8 milliards d’euros.

Devant la pression exercée par les 160 journalistes à l’origine de l’enquête OffshoreLeaks et par l’acceptation des États-Unis, du Royaume-Uni et de l’Australie de communiquer aux pays qui le demandent les fichiers secrets qu’ils ont obtenus sur des dizaines de sociétés offshore créées dans les paradis fiscaux, le lobbying des avocats fiscalistes s’est mobilisé. Il s’est fait de plus en plus insistant pour obtenir du nouveau ministre du Budget, Bernard Cazeneuve, la mise en place d’une instance de régularisation fiscale des avoirs illégalement détenus à l’étranger. De nombreux fraudeurs craignent d’être identifiés par l’administration fiscale et souhaitent se mettre en conformité avec la loi avant l’entrée en vigueur du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière qui a été voté le 25 juin 2013. Ce texte renforce les sanctions, avec, par exemple, un délit de fraude fiscale en bande organisée. Les fraudeurs qui se seront manifestés à Bercy, avant l’application de cette loi, échapperont à toute poursuite pénale. En revanche, il ne devrait y avoir ni anonymat ni négociation sur le montant de l’impôt que les repentis devront acquitter.

Seule l’administration de Bercy peut engager des poursuites pénales contre les fraudeurs, après avis de la commission des infractions fiscales, composée de conseillers d’État et de conseillers maîtres à la Cour des comptes. Autrement dit, un magistrat du pôle financier ne peut être saisi directement pour un délit fiscal. Moins d’un millier de dossiers sont transmis chaque année au parquet par Bercy, soit en moyenne 2 % des contrôles fiscaux approfondis effectués. L’administration fiscale privilégie la négociation avec les fraudeurs, dans un entre-soi moins traumatisant pour le riche prévenu note. Le fraudeur peut alors traiter avec le fisc comme avec n’importe quel partenaire en affaires et négocier en fonction de multiples critères le montant de son imposition. La fraude a atteint une telle envergure qu’en 2012 l’administration fiscale a pu collecter 18 milliards d’euros de droits et de pénalités. Mais les sanctions restent modestes par rapport à l’ampleur de la fraude : « En moyenne, six mois avec sursis et quelques millions d’euros d’amende pour des fraudes avoisinant le milliard d’euros note. »

Les pôles financiers au placard

Les spéculateurs-fraudeurs peuvent être sereins : depuis la présidence de Nicolas Sarkozy, les pôles financiers des tribunaux sont en voie de disparition et, après son élection en mai 2012, François Hollande ne se précipitera pas pour les rétablir. Le 31 août 2007, Nicolas Sarkozy est intervenu devant l’université d’été du Medef pour annoncer son intention d’interdire les dénonciations anonymes dans les affaires politico-financières ayant des conséquences fiscales et pénales. Avec pour objectif de « dépénaliser » le droit des affaires et les abus de biens sociaux. Dès lors, la délinquance financière est de moins en moins inquiétée, la juridiction la concernant est bridée, les saisines des juges financiers se raréfient. Le pôle financier de Paris, qui avait ouvert 101 informations judiciaires en 2006, n’en revendique plus que 37 en 2010. En 2012, ce pôle financier ne comportait plus que huit juges d’instruction contre douze en 2009.

Avec la Révision générale des politiques publiques (RGPP), mise en œuvre sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes – qui dépend du ministère de l’Économie et des Finances – a été affaiblie. Le monde des affaires et de la finance dictant désormais ses lois aux politiques, on ne peut guère être optimiste quant aux velléités de changement du nouveau pouvoir socialiste pour aller contre ce qui est devenu une véritable justice de classe.

Pourtant la colère gronde chez les juges : le 28 juin 2012, 82 magistrats ont cosigné une tribune dans Le Monde, intitulée « Agir contre la corruption. L’appel des juges contre la délinquance financière ». À propos du bilan de la dernière décennie, ils écrivent : « Après cette longue période marquée, notamment, par la volonté de dépénaliser à toute force le droit des affaires, par le désengagement des services de l’État de ses tâches de contrôle et de détection des manquements aux règles qui régissent les marchés publics, zone de risque majeur en matière de corruption, par la tentative avortée de supprimer le juge d’instruction, par les obstacles dressés par la réforme du secret-défense, par l’impuissance des États à mettre au pas les paradis fiscaux, par la complaisance trop souvent induite par le statut du parquet, il est urgent de remobiliser la puissance publique sur cet objectif central. »

Le vice-président chargé aujourd’hui de l’instruction à Nanterre, Jacques Gazeaux, qui avait passé auparavant six ans au pôle financier de Paris, affirme, dans un entretien accordé au Monde du 28 juin 2012, à la suite du cri d’alarme de ces 82 magistrats, que « force est de constater le nombre d’entreprises nationales qui ont des filiales dans les paradis fiscaux, notamment les grandes banques françaises, et ce n’est pas pour les colonies de vacances des cadres. Il suffit aussi de regarder le nombre de ronds-points dans les communes, qui ne sont pas tous dédiés à la sécurité routière » – il fait ainsi (discrètement) allusion à la corruption des élus par les entreprises de BTP pour l’octroi à ces dernières de la construction de ronds-points.

Les affaires politico-financières, même celles qui concernent la santé comme celles du sang contaminé, de l’amiante ou du Mediator, ont été déclenchées devant la justice par les victimes. Nicolas Sarkozy, alors qu’il s’est toujours présenté comme leur grand défenseur, est pourtant à l’origine de la loi du 1er juillet 2007, qui les empêche de se constituer partie civile directement. Il leur faut désormais saisir le procureur qui, au bout de trois mois d’examen, dira la suite qu’il compte donner à la plainte. Ces trois mois vont pouvoir favoriser la disparition des preuves. « Heureusement, dit Jacques Gazeaux, le sentiment d’impunité est tel, dans la délinquance financière, que les gens sont assez négligents pour omettre de dissimuler toutes les preuves. » Selon lui, cette insouciance est en grande partie fondée. « Il y a une volonté politique de ne pas attaquer les entreprises. Instruire une affaire financière passe pour une atteinte à la liberté d’entreprendre. […] Le nombre d’affaires sur les passations de marché est tombé à zéro. Un policier de l’Office central de répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) me disait qu’il avait transmis une soixantaine de plaintes au parquet, il n’y a pas eu une seule ouverture d’information. L’abandon de la politique pénale financière est total note. »

Alors qu’en 2013 Jacques Gazeaux est affecté au tribunal de Nanterre, il constate la même logique de classe dans la manière dont sont traités les différents délits. « La délinquance contre laquelle on lutte dans les Hauts-de-Seine, c’est essentiellement les stupéfiants. Mais la grande délinquance n’est pas celle-là, elle est à La Défense ou dans l’aménagement des berges de la Seine. La délinquance financière ne se voit pas, on a l’impression qu’elle n’existe pas, alors qu’elle a un impact sur l’économie globale bien plus fort qu’un petit dealer. » Selon un rapport de l’OCDE de 2012, il n’y aurait eu depuis l’an 2000 que trois condamnations prononcées par des juges français concernant les entreprises françaises et la corruption de fonctionnaires pour leur faciliter l’obtention d’investissements dans des pays étrangers.

À la suite de l’affaire du compte offshore du ministre du Budget, Jérôme Cahuzac, le gouvernement socialiste veut créer un procureur national financier qui viendrait se substituer aux pôles économiques et financiers. Mais « si demain Nanterre n’est plus un pôle, explique Rolland Calli, président de la Conférence des procureurs, elle perd ses assistants spécialisés, ses experts indispensables aux enquêtes. La délinquance financière n’est pas visible, il faut aller la chercher note ».

L’affaire Seillière ou le double langage des oligarques

Le baron Ernest-Antoine Seillière de Laborde, ancien président du Medef, a encaissé 65 millions d’euros en actions à l’occasion de la restructuration du capital du groupe Wendel. Un montage complexe a permis à cet héritier Wendel, par sa mère, de ne pas être imposé sur cet enrichissement. Mais, le 10 avril 2012, la commission des infractions de Bercy lui a fait savoir, ainsi qu’aux treize autres dirigeants de Wendel mis en cause, qu’elle envisageait de les poursuivre pour fraude fiscale. L’administration va même plus loin : elle évoque un montage « constitutif d’un abus de droit » qui est « susceptible de motiver le dépôt d’une plainte pénale ». Le risque étant pour l’intéressé de devoir verser 40 millions d’euros au fisc et d’encourir une sanction maximale de cinq ans de prison. En juin 2012, le parquet a ouvert une enquête pour fraude fiscale et le bureau et le domicile du baron ont été perquisitionnés en septembre de la même année.

Ernest-Antoine Seillière ne devrait qu’approuver ces poursuites, puisqu’il a écrit dans son ouvrage, On n’est pas là pour se faire engueuler…, que « lutter contre les fraudes, les paradis fiscaux, prendre conscience des réactions de l’opinion contre l’excès des rémunérations […] ne [lui] paraît pas illégitime note ». Le double langage fait partie des dispositions des dominants : pour continuer à jouir des richesses et des pouvoirs, les intéressés doivent prôner un capitalisme moral, tout en préservant leurs intérêts particuliers, en faisant ce qu’il faut pour payer le moins possible d’impôts.

Le 17 juin 2011, au cours d’une table ronde sur le thème de la séparation des pouvoirs, dans le cadre de l’Université de tous les savoirs, à Versailles, nous avons eu la possibilité de confronter nos points de vue avec Ernest-Antoine Seillière. À la suite de nos premières interventions, celui qui a été le président du Medef de 1997 à 2005, puis de l’Unice de 2005 à 2009 – l’Union des industries de la Communauté européenne, devenue, en 2007, BUSINESSEUROPE –, le « patron des patrons », a vivement réagi à nos propos : « Ça a commencé fort, s’est-il exclamé. On nous dit que les pouvoirs sont aux mains d’une caste, alors que la France est une démocratie, avec le droit de vote, les concours ouverts à tous, et le mérite comme critère. Le couple Pinçon a, très sincèrement, une vision people de type Gala de la sociologie française. Et quand il nous parle de collusion, on a bien le droit de faire du golf avec qui nous souhaitons ! »

Nous avons été surpris par la vivacité de la réaction de notre interlocuteur, par son aplomb et son habileté de débatteur. Après avoir rappelé qu’il fallait « laisser les Pinçon à leurs obsessions », il nous a invités à cesser de nous « disputer et quereller entre Français et créer au contraire un climat d’union nationale pour ne pas compromettre la réussite française ». Quand on occupe la 37e place dans le classement des fortunes professionnelles, la réussite invoquée n’est pas celle de tout le monde, mais bien celle des oligarques. Ernest-Antoine Seillière est le parfait continuateur de ces familles qui s’adaptent aux étapes du capitalisme, en passant de l’industrie lourde à la finance volatile d’économies mondialisées. Il n’est pas anodin que l’Unice ait pris le flamboyant label de BUSINESSEUROPE, consacrant le déclin du capitalisme industriel au profit de celui des affaires, dans tous les sens du mot, et la mutation du capitalisme familial en finance sans foi, ni loi, ni patrie.

On est loin de la détermination avec laquelle la justice poursuit les petits malfrats, voleurs de téléphones portables ou arracheurs de sacs à main, dont les délits, certes répréhensibles, ne menacent pas la société dans ses fondements. Il est vrai que le petit voyou suscite la crainte de l’autre, il peut engendrer une peur de la ville, de la foule, ou au contraire de la solitude aux heures tardives. Cela aussi est une menace pour la vie en collectivité. Mais les dégâts de la finance malsaine sont sans commune mesure, car ils mettent en péril jusqu’aux États, comme on peut le voir en Grèce, en Espagne et ailleurs.

Deux poids, deux mesures : justice de classe et délinquance des pauvres

Pendant ce temps-là, à l’autre bout de l’échelle sociale, la sévérité envers la délinquance en survêtement et capuche contraste avec la bienveillance envers la délinquance en col blanc. Cela donne à voir le fonctionnement de classe d’une justice à deux vitesses.

Les comparutions immédiates

Les « comparutions immédiates » du palais de justice de Paris sont jugées le lundi à partir de 13 h 30 par la 23e chambre correctionnelle. On y découvre la façon expéditive dont est jugée la violence des jeunes, souvent issus de l’immigration. La prison ferme semble prévaloir sur la prévention et la compréhension. Ces comparutions immédiates, dans la solennité du prétoire et dans l’affrontement à fleurets mouchetés de deux mondes sociaux qui n’ont guère d’autres occasions de se rencontrer, offrent en direct la possibilité d’assister aux dégâts que peut engendrer la violence symbolique et de pressentir la douleur ineffaçable qu’elle est susceptible d’engendrer chez ceux qui la subissent. Cette procédure a été créée par une loi du 10 juin 1983 : durant le premier quinquennat de François Mitterrand, avec une majorité socialiste à l’Assemblée nationale. « La comparution immédiate permet de juger une personne majeure dans un délai très court à la suite de sa garde à vue note. »

Les inculpés sont de jeunes hommes. Ils se retrouvent face à un parterre particulièrement féminin. Les magistrats, procureur, assesseurs, greffier sont des femmes le jour où nous prenons place dans le public. Seul parmi le « personnel juridique », le président est un homme. La présence dans le public de jeunes et élégantes étudiantes de première année de droit, venues, comme les sociologues, assister en direct à un drame judiciaire, ajoute de la violence symbolique. Avec l’accord plus ou moins ferme et réfléchi des intéressés, la justice va traiter de leur sort dans l’urgence, ce qui ne peut qu’ajouter au malaise, au désarroi douloureux que doivent ressentir ces jeunes, presque tous en tenue de banlieue pauvre, avec leurs blousons à capuche et leurs pantalons risquant à tout instant de s’affaler sur leurs baskets. Dans une sorte de box faisant songer aux stalles du chœur des églises gothiques, ils font pâle figure, un gendarme immobile derrière chacun d’eux. Ils resteront debout pendant toute l’audience, livrés aux regards désolés, curieux, furieux ou compatissants des membres de leurs familles et d’un public plutôt clairsemé.

Cet après-midi-là, ce sont de jeunes hommes qui jettent autour d’eux des regards incertains. De nationalité française parfois, mais avec des origines lointaines : la République démocratique du Congo, le Mali, la Tunisie ou la Libye. Ils se retrouvent devant un tribunal composé exclusivement de Français blancs. La précarité, le chômage et le travail non déclaré sont tellement le lot commun de tous ces jeunes inculpés que l’un d’entre eux répondra au président du tribunal qui lui demande sa profession : « Je suis en CDI. » Formule qui traduit l’essentiel : avoir un travail stable. Quant à choisir son travail, il ne faut pas rêver. Les magistrats ont opté en toute liberté pour des études de droit. Dans le monde des jeunes inculpés passant en comparution immédiate, on ne choisit pas une « carrière », on bénit le Ciel lorsqu’il vous accorde un boulot, quel qu’il soit.

La pauvreté et la clandestinité se conjuguent parfois avec des pathologies plus ou moins lourdes. Ce jour-là furent évoquées une psychose hallucinatoire et une débilité légère, avec comme conséquence éventuelle une mise sous curatelle. Les avocats, toujours commis d’office, cherchent à excuser, à faire comprendre les vols, avec ou sans violence, le plus souvent sous l’emprise de l’alcool, qui font l’objet du délit. Les inculpés attendent leur tour en essayant d’imaginer ce qui les attend. Après chaque audition, le jeune s’éloigne en coulisses, suivi de son gendarme, laissant ses éphémères compagnons de galère accumuler encore un peu d’angoisse avant de devoir tenter d’expliquer leur geste.

La configuration théâtrale d’un tribunal, où la scène voit surgir des coulisses et y disparaître les acteurs dans un décor de colonnades et de fresques aux motifs symboliques, chargés de transformer l’arbitraire de la parole juridique en sacré, en exécution d’une volonté quasi divine puisque émanant de la société, rend dérisoire la mansuétude du président du tribunal. Malgré cela, les jeunes délinquants ont les plus grandes difficultés à s’exprimer. Les réponses aux questions, les tentatives d’explicitation de leurs motivations sont brèves, confuses, formulées à voix basse sur un rythme à la fois hésitant et syncopé : il s’agit d’en finir au plus vite avec une situation d’une violence et d’une humiliation sans pareilles.

À l’opposé, les interventions de la procureure ou des avocates et des avocats de la défense sont claires, percutantes, voire brillantes et toujours déclamées avec toute la majesté que leur robe noire leur accorde, en tant que prêtres de ce culte républicain. L’ouverture au public parachève cet ensemble d’éléments en accentuant la position d’infériorité et en confirmant la culpabilité des jeunes en cause qu’un tel apparat rejette dans l’opprobre des citoyens honnêtes. Il y a du voyeurisme à voler des vies dans leurs moments les moins reluisants et à assister en direct au désastre de l’annonce de la sanction. Il conforte les uns et les autres dans leurs positions, dans la satisfaction de soi de l’honnête homme et dans la détresse du fauteur hors la loi.

Cette procédure est loin d’être exceptionnelle. En 2002, 38 300 affaires ont été traitées en comparution immédiate, alors que celles qui ont fait l’objet d’une instruction ont été un peu moins nombreuses, 37 400. L’écart s’est creusé, puisqu’en 2011 les comparutions immédiates sont passées à 43 000 contre 17 548 affaires faisant l’objet d’une instruction. Avec la réduction des moyens financiers, notamment sous le mandat de Nicolas Sarkozy, « les procureurs ont reçu l’instruction de limiter l’ouverture d’informations judiciaires note ».

La prison, ferme ou avec sursis, est presque toujours à la clé lorsque, après délibération, les peines sont énoncées devant le parterre de la charrette de délinquants du jour. Ils sont revenus ensemble des coulisses pour entendre collectivement le sort réservé à chacun. Moment de violence symbolique encore, qui finit d’anéantir les premiers qui entendent l’énoncé de leur sentence, augmentant l’angoisse chez les autres. Mais la procureure n’a jamais requis, même en cas de récidive, la peine plancher, ce prêt-à-juger très en vogue sous la présidence de Nicolas Sarkozy, auquel on doit cette loi qui réduit la justice à l’application automatique de la peine prévue par le code pénal, dès lors que l’accusé n’en est pas à son premier délit. L’engagement nº 53 du candidat François Hollande était clair : « Je reviendrai sur les peines planchers qui sont contraires au principe de l’individualisation des peines. » Mais, un an après son élection, aucune décision n’a encore été prise. Le 28 mars 2013, le président François Hollande a déclaré sur une chaîne de télévision qu’il était hésitant et que les peines planchers « seront supprimées lorsqu’on aura trouvé un dispositif qui permet d’éviter la récidive ».

L’emprisonnement peut être immédiat, avec un mandat de dépôt délivré séance tenante. En 2010, sur les 15 947 mandats de dépôt délivrés, toutes procédures confondues, 15 291 ont été signifiés à l’issue d’une comparution immédiate ! Sur l’ensemble des affaires jugées en correctionnelle, le taux de condamnés à une peine de prison est plus élevé chez les prévenus jugés en comparution immédiate que chez les autres. « Les personnes jugées dans ce cadre sont ainsi non seulement très fréquemment condamnées à des peines d’emprisonnement ferme, mais aussi incarcérées sans délai, ce qui empêche l’aménagement de la sanction avant le début de son exécution note. » « Monsieur, vous dormirez ce soir en prison », précise le président du tribunal pour être bien sûr que l’intéressé a compris qu’il a écopé de plusieurs mois de prison ferme.

Les mois de prison avec sursis sont toujours associés à une mise à l’épreuve, jusqu’à cinq ans dans certains cas, toute récidive transformant automatiquement les mois de sursis en prison ferme. S’y ajoutent l’obligation de suivi de soins pour ceux qui présentent une pathologie mentale et un suivi judiciaire pour les autres. Le changement de comportement d’un individu ne peut s’opérer que par la compréhension de ses erreurs et l’intériorisation de nouvelles valeurs. Il est alors évident que condamner à dix mois de prison, dont quatre avec sursis, avec un mandat de dépôt délivré séance tenante, un jeune homme de vingt ans, qui a certes dépouillé un mineur de son téléphone portable, de son iPod et des 20 euros qu’il avait dans la poche, mais qui n’a aucune mention dans son casier judiciaire, paraît totalement inadapté dans la perspective d’une réinsertion.

En effet, la surpopulation est flagrante dans les prisons. Au 1er septembre 2012, il y avait 57 385 places pour 66 126 détenus, soit un taux d’occupation de 115,2 % qui est un encouragement à la récidive. Christiane Taubira, ministre socialiste de la Justice, souhaite ne pas dépasser les 63 000 places de prison d’ici la fin du quinquennat de François Hollande, tandis que la droite prévoyait, pour 2017, 80 000 places. Malgré ce vœu, le nombre de personnes incarcérées n’a fait qu’augmenter avec, en mai 2013, 67 829 détenus selon les chiffres de l’administration pénitentiaire.

Durant l’audience à laquelle nous assistons, le président du tribunal demande toujours au prévenu s’il accepte la comparution immédiate ou s’il préfère reporter son procès afin de mieux pouvoir se défendre. Le choix de la solution la plus rapide est systématique, sans hésitation, tout se passant comme s’il fallait en finir au plus vite avec la violence de la situation présente. Avec les comparutions immédiates, on est dans l’urgence, dans le temps court de la procédure judiciaire. Choisir cette procédure laisse peut-être espérer que cette bonne volonté vaudra une réduction de peine. À moins que ce ne soit pour éviter la détention provisoire et le temps long de l’incertitude. Les placements en détention provisoire sont effectivement moins longs pour les procédures de comparution immédiate : 0,5 mois en moyenne en 2012, contre 5,5 mois pour les affaires entraînant une procédure d’instruction. Au 1er janvier 2012, 11,1 % des prévenus détenus étaient en attente d’une comparution immédiate.

La violence de la répression des délits commis par des jeunes de milieu populaire s’est nettement accrue sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. La loi du 10 août 2011 a instauré une nouvelle juridiction qui rend les mineurs de seize ans et plus, délinquants et récidivistes, passibles d’être jugés par un tribunal correctionnel pour mineurs (TCM). Celui-ci est composé de trois magistrats professionnels alors que le tribunal pour enfants (TE), qui jugeait auparavant ces récidivistes, était composé d’un juge des enfants et de deux assesseurs simples citoyens note. Cette loi aboutit à l’application des règles des tribunaux correctionnels pour adultes à des mineurs de seize ou dix-sept ans qui, ainsi, peuvent encourir les mêmes peines que les personnes majeures, et en particulier se voir condamnés à des peines planchers pour les récidivistes. Loi rarement mise en œuvre par les magistrats, peu soucieux d’appliquer des sanctions automatiques, sans pouvoir les moduler en fonction de circonstances atténuantes, ou d’ailleurs aggravantes, et surtout remise en cause par la garde des Sceaux Christiane Taubira.

Les blousons dorés

À l’autre bout de l’échelle sociale, la jeunesse dorée est privilégiée. Édouard de Faucigny-Lucinge, de haute naissance, son père étant prince, avait, alors qu’il était âgé de vingt-trois ans, commis avec deux comparses trois agressions à main armée contre des commerçants et avait tenté de désarmer un policier en faction place du Panthéon, devant le domicile de Laurent Fabius, ancien Premier ministre. Cette ultime aventure avait pour objectif de compléter l’armement de la bande avant de procéder à l’enlèvement de Charlotte Gainsbourg. Il s’ensuivit une fusillade entre les jeunes délinquants et les policiers accourus. Personne ne fut blessé.

Bien que, selon la presse, les trois acolytes aient fait bonne impression aux jurés et même au procureur, celui-ci demanda, en octobre 1989, une peine de dix ans de réclusion pour Édouard de Faucigny-Lucinge, peine qui fut ramenée à huit ans. L’avocat des commerçants, lesquels s’étaient portés partie civile, avait d’ailleurs souligné que ces « blousons dorés », comme on les désignait dans les journaux, présentaient des aspects positifs laissant présager une réinsertion sans problème, après ces frasques de jeunesse. Une opinion que l’on n’entend guère durant les séances du tribunal correctionnel siégeant en comparution immédiate. Les ressources personnelles et familiales ne sont pas les mêmes selon les milieux sociaux. Il est plus facile de réinsérer un adolescent appartenant à un milieu aisé qu’un jeune issu d’une famille pauvre déjà en difficulté. Les moyens financiers et le capital social sont des aides précieuses pour faire face à une déviance qui s’amorce.

Les comparutions immédiates avec les peines planchers sont des procédures expéditives chargées de tenir en respect les jeunes en difficulté, alors que les puissants passent le plus souvent à travers les mailles du filet juridique. Depuis peu sont venues s’y joindre des dispositions de plus en plus sévères pour contenir la contestation et la révolte des travailleurs devant les atteintes systématiques au droit du travail. Les « classes laborieuses », comme au XIXe siècle, se retrouvent ainsi au même banc des accusés que les « classes dangereuses » note.

La criminalisation de la contestation sociale

Un militant ouvrier en colère

Claude Pasquier a grandi dans une fratrie de sept enfants. Son père, ouvrier, s’est retrouvé invalide après un grave accident du travail. Le 28 octobre 2011, Claude Pasquier participe à l’une des nombreuses manifestations contre la réforme des retraites voulue par Nicolas Sarkozy. « Nous avons collé des autocollants sur divers supports tout au long du parcours à Arras, raconte-t-il au cours d’un entretien. Les forces de police nous ont laissé faire sans problème. Il en a été autrement lorsque nous sommes arrivés devant les locaux de l’UMP. Ils étaient sérieusement gardés par des policiers dont le responsable marchait de long en large en jetant un regard méprisant sur les manifestants. »

Claude Pasquier et ses camarades veulent recouvrir des affiches de l’UMP, sur le thème de la réforme des retraites, avec des autocollants qui expriment les idées des manifestants qui savent que, en exerçant des métiers manuels pénibles, ils n’auront jamais plus droit à une retraite à taux plein si la réforme Sarkozy est adoptée. « Nous nous sommes avancés pour atteindre la vitrine de l’UMP. Nous avons été rapidement stoppés par les premiers jets de gaz lacrymogène. C’est à ce moment précis qu’un manifestant est tombé à mes pieds. Dans sa chute sur le pavé, il s’est blessé au front. Un peu plus loin, un second s’est agenouillé en hurlant de douleur. Il criait : “Mes yeux, mes yeux, vite de l’eau !” Tous les manifestants se sont alors dirigés de l’autre côté de la rue. Sans savoir pour quelle raison, le gradé provocateur a dégoupillé une seconde grenade lacrymogène, déclenchant alors un mouvement de protestation, d’indignation et surtout de véritable colère. »

Instantanément, le passé de Claude Pasquier resurgit. Il se rappelle les hivers sans chauffage, sans eau parce que les factures n’avaient pu être réglées. Les affiches déposées par les huissiers sur la maison familiale annonçant la saisie immobilière, sur la porte d’entrée, ont été un cauchemar pour Claude. « Moi, enfant, je ne comprenais pas pourquoi nous étions les seuls à avoir une affiche comme celle-là sur la porte. »

Claude Pasquier ramasse alors une, puis deux pierres et les lance sur cette vitrine de l’UMP, qui symbolise le pouvoir qui l’a tant malmené. Il ne veut que coller son affichette à lui, revendiquant une retraite décente à soixante ans pour ceux qui ont eu la vie dure.

Deux mois plus tard, peu de temps avant les fêtes de Noël, les policiers arrivent chez lui à 7 heures du matin. « Ma femme et ma fille les font entrer. Elles sont choquées par leur agressivité. Ils veulent me traquer dans notre maison dans laquelle ils pensent que je suis caché, alors que je suis déjà parti au travail. “Où sont les drapeaux du NPA ?” demandent-ils. Heureusement il n’y en avait pas à la maison, mais seulement dans ma voiture. »

Claude Pasquier a commencé à travailler dès l’âge de seize ans, sans formation professionnelle. Après de multiples métiers non qualifiés, il est devenu chauffeur routier. « Ils m’ont appelé dans le camion et m’ont demandé de me rendre au plus vite au commissariat de police d’Arras. Après avoir enlevé les lacets de mes chaussures et la ceinture de mon pantalon, ils m’ont collé dans une cellule maculée de taches de sang sur le mur. Ils m’accusaient de vandalisme et de bris de vitrine. À travers la porte vitrée, j’étais regardé comme une bête en cage. » Ensuite, Claude Pasquier doit expliquer les raisons de son geste et subir la séance de photos d’identité, de face et de profil, de même qu’un prélèvement de salive pour déterminer son ADN : « Comme si j’étais un bandit, un délinquant. La presse n’a pas hésité à nous traiter de casseurs. »

Claude Pasquier et ses cinq compagnons arrêtés le même jour resteront au commissariat jusque vers minuit. Au pénal, Claude se voit infliger une peine de trois mois de prison avec sursis assortie de cinq ans de mise à l’épreuve. Cinq ans pendant lesquels il ne pourra exprimer la moindre colère sociale et politique sous peine de voir transformer les trois mois de sursis en prison ferme. Au civil, les accusés devront dédommager l’UMP pour les dégâts causés, ce qui devrait représenter plusieurs milliers d’euros.

Malgré le sentiment d’avoir été victime d’un guet-apens, Claude assume, tout en souffrant de vivre sous cette épée de Damoclès. « Politiquement, c’est comme ça, on ne peut pas se laisser faire, je n’ai pas honte de moi, car au fond c’est ma dignité que je défends. La violence n’est pas de mon côté, elle a été provoquée. Ce n’est pas nous les casseurs, ce sont les patrons. »

L’entretien se termine avec quelques exemples emblématiques de la violence de certains patrons dans cette région dévastée qu’est le Nord-Pas-de-Calais et que Claude sillonne avec son camion pour livrer des machines à différentes entreprises. Il n’oubliera jamais ces quatre jeunes que le patron obligeait, malgré la neige qui tombait dru, à continuer à monter sur le toit d’un hangar agricole en réfection, en chaussettes pour ne pas glisser. Il ne peut accepter non plus que des ouvriers en baskets œuvrent pour les travaux publics dans des tranchées remplies de boue, ou que d’autres, dans une usine d’engrais chimiques, respirent de l’ammoniaque sans aucune protection. Les humiliations pour ceux qui n’ont pas eu la chance de faire des études peuvent être terribles, comme celle de devoir uriner dans un sac en plastique pour économiser l’installation de toilettes chimiques de chantier. Ou de devoir manger sa gamelle à toute vitesse dans sa voiture. Claude a même été témoin d’un patron qui est allé déjeuner au restaurant en emportant la gamelle d’un ouvrier ainsi sanctionné, comme un gamin ! « Les ouvriers souffrent comme jamais, conclut Claude Pasquier. Ils auront tous certainement moins de 500 euros par mois à la retraite pour profiter du peu de temps qu’il leur restera à vivre. » Le sentiment de « retour à la case misère » est insupportable à tous ceux qui se sont battus pour améliorer la condition ouvrière et qui s’aperçoivent qu’une nouvelle violence des plus riches, solidaires à l’échelle de la planète, s’exerce sur la majorité de tous ceux qui, étant nés du mauvais côté de la fortune, sont devenus de simples éléments des processus de fabrication, corvéables et jetables à volonté, selon les besoins de l’entreprise.

La lutte pour une loi d’amnistie sociale

« Militants, pas voyous ! » crient quelques centaines d’hommes et de femmes venus, le 27 février 2013, appuyer les sénateurs qui soumettent au vote une loi d’amnistie pour des faits liés à des mouvements sociaux. Face au Sénat, la protection policière est imposante : on compte plus de CRS que de manifestants. Parmi les militants, certains ont revêtu des pyjamas à larges rayures qui rappellent les tenues des déportés. Sur les pancartes d’hommes-sandwichs, on lit les raisons de leur présence : « coupable d’avoir voulu sauver mon emploi », « coupable de solidarité avec les sans-papiers », « coupable de vouloir sauver les services publics ».

« L’action collective est aujourd’hui attaquée de toutes parts », déclare au même moment, dans son intervention à la tribune, la sénatrice Annie David, du Groupe communiste, républicain et citoyen. Elle est à l’origine de cette proposition de loi pour l’amnistie sociale. « Sous la forme du chantage à l’emploi, l’intimidation, voire la peur, est présente au quotidien dans les entreprises. » Elle dénonce les gouvernements précédents, « qui n’ont pas hésité à accuser en toutes occasions les salariés, actifs, retraités ou demandeurs d’emploi d’être responsables de la situation dans laquelle ils se trouvent. Les salariés coûtent trop cher, les demandeurs d’emploi sont des fainéants et des profiteurs, les retraités vivent trop longtemps. Cette stigmatisation est insupportable et même criminelle ! note ».

Que la violence sociale de la classe dominante puisse être dénoncée en ces termes, dans l’ancien palais construit à partir de 1615 pour Marie de Médicis, surprend les sociologues, effarés par la guerre engagée contre les classes populaires et moyennes.

« Résister, c’est notre humanité », proclamait une autre banderole dans la rue de Tournon. « On se bat pour vivre. En quoi ce n’est pas juste ? » demandaient les militants de Roanne qui, dans leurs luttes au moment de la réforme des retraites engagée par Nicolas Sarkozy à l’automne 2010, ont tagué, sur les murs de la sous-préfecture, une formule employée dans d’autres circonstances par l’ancien président de la République : « Casse-toi, pov’ con ! »

Une invective forte que le peuple français a trouvée épatante et qu’il a volontiers reprise, l’exemple venant de haut. Les cinq militants qui ont décoré les murs préfectoraux d’une citation du premier magistrat de France, dont on connaît le goût pour la littérature et surtout les formules bien tournées, ont été très surpris d’être appréhendés par des policiers de la BAC. D’où s’en est suivie une procédure judiciaire qui a abouti à une amende de 2 000 euros pour chacun agrémentée d’une inscription au casier judiciaire. La mobilisation de leurs camarades de la CGT et des partis de gauche a tout de même abouti à un aménagement de la sanction, l’inscription au casier judiciaire étant abrogée. Mais, le 22 mai 2013, ces militants de Roanne ont dû se rendre au commissariat, le procureur ayant exigé un prélèvement d’ADN, ce qu’ils ont refusé.

Par cette proposition de loi d’amnistie, a expliqué Annie David devant les sénateurs, « nous ne remettons pas en cause les jugements passés et donc l’action de la justice, puisque nous ne revenons pas sur les peines ou les amendes prononcées, nous demandons seulement que les hommes et les femmes ainsi condamnés voient leur sanction amnistiée afin que celle-ci ne les poursuive pas au-delà de l’action collective et revendicative pour laquelle ils et elles ont comparu devant la justice ».

Xavier Mathieu, délégué CFDT des « Conti », comme on appelle les ouvriers du fabricant de pneus Continental, a refusé de se soumettre à un prélèvement d’ADN, ne voulant pas être « traité comme un criminel ». Ce type d’investigation, rendu possible par une loi du 17 juin 1998 qui a ouvert aux enquêteurs le fichier national automatisé des empreintes génétiques, était à l’origine limité aux seuls délinquants sexuels. À l’initiative de Nicolas Sarkozy, le périmètre de la loi a été élargi à la « sécurité intérieure » et a englobé de multiples infractions, dont la dégradation de biens. Les manifestants qui expriment leur ras-le-bol devant les injustices et les détériorations de leurs conditions de vie ont donc intérêt à limiter l’expression de leur exaspération à quelques slogans et coups de sifflet. En cas d’incidents plus sérieux, leur responsabilité est engagée. Mais celle des patrons, des dirigeants reste hors jeu : leurs erreurs et surtout leur recherche effrénée du profit sont pourtant à l’origine de dégâts destructeurs d’une autre ampleur.

Ancien conseiller de Nicolas Sarkozy, Pierre Charron, consultant de l’UMP et vice-président de l’association des amis de l’ancien président de la République, ne soutient évidemment pas le projet de loi d’amnistie. Sénateur, il le conteste : « Faut-il inciter les militants à ne pas respecter la loi de tous ? J’ai le plus grand respect pour la défense des convictions, mais voulons-nous d’un pays où le militantisme syndical sème la pagaille ou la terreur ? » demande-t-il à ses collègues.

Les militants qui se battent pour cette loi d’amnistie veulent que leur fierté, leur dignité dans la colère, leur refus de la soumission à la dictature de l’actionnariat soient reconnus. L’incertitude a prévalu jusqu’à un vote final très serré puisque la loi, fortement amendée, a été adoptée par 174 voix contre 172.

Mais ce n’est pas terminé. La majorité socialiste a refusé, le 24 avril 2013, au cours de la réunion de la commission des lois de l’Assemblée nationale, la proposition de loi « pour l’amnistie des faits commis lors des mouvements sociaux ou d’activité syndicale, de janvier 2007 à février 2013 ». Les élus du Front de gauche se sont heurtés à l’opposition des élus du PS et de l’UMP. Seuls les écologistes ont soutenu le projet. « Je suis révolté, a déclaré Xavier Mathieu au Parisien. Le gouvernement se met à plat ventre devant le Medef. Je trouve étrange que l’annonce soit faite le jour de l’inculpation des camarades de Goodyear à Amiens. Cela prouve que ce gouvernement se prépare à des mois très durs en matière de mouvements sociaux. »

François Hollande avait pourtant promis à Jean-Luc Mélenchon, « les yeux dans les yeux », qu’il ferait voter cette loi d’amnistie. Mais, en pratique, le gouvernement s’est révélé ne pas y être favorable ! Toutefois, 80 députés socialistes ont fait connaître leur soutien au projet. Face à cette incartade d’une partie de la majorité, rien ne vaut une belle issue bureaucratique. Une motion de procédure est soumise aux députés : s’il est adopté, le projet de loi sera renvoyé à un nouvel examen en commission… Quant à François Hollande, lors de sa conférence du 16 mai 2013, il a fait part de son opposition, « par principe et par expérience », aux lois d’amnistie : « Parce que certains se disent, pourquoi les uns et pas les autres, et parce qu’il y a l’impression qu’on peut commettre des fautes et ensuite s’en exonérer. »

Les réactions face à la colère ouvrière sont diverses, elles peuvent être mesquines et humiliantes. Comme lorsque la préfecture des Ardennes « nous a facturé le nettoyage de la moquette du bureau où nous avons été reçus, raconte Yannick Langrenez, car nos chaussures portaient encore la trace des pneus que nous avions fait brûler pour donner de la visibilité à notre action ». Une façon aussi de renvoyer aux ouvriers l’image de personnes manquant d’éducation, dans un mépris de classe assez violent.

Mais l’incompréhension et la réprobation des nantis peuvent devenir très virulentes. Les « Fralibs » de Marseille, salariés de la société Fralib de Gémenos qui produit des sachets de thé, une filiale du groupe Unilever, disent, au cours de leur manifestation devant le Sénat, avoir été traités de « terroristes » et de « talibans » pendant leur action pour essayer de sauver leurs emplois.

Ce durcissement dans les rapports sociaux s’amplifie avec les difficultés économiques et sociales. On peut discerner dans les propos de certains sénateurs l’ébauche de la construction d’un « ennemi de l’intérieur », dont les travailleurs qui refusent l’asservissement au profit des dominants seraient la cheville ouvrière.

Médias et diabolisation de la contestation sociale

Au printemps 2013, la loi d’amnistie sociale a soulevé de vives réactions de la part de certains journalistes qui n’hésitent pas à stigmatiser les luttes des travailleurs pour leur emploi et leur dignité. L’association Acrimed (Action-Critique-Médias) a par exemple relevé l’indignation de Philippe Manière, journaliste au Point et sur France Culture, station sur les ondes de laquelle il évoquait en ces termes l’action des Conti : « C’est quand même extrêmement violent, c’est tout à fait spectaculaire. » Christophe Barbier, rédacteur en chef de L’Express, dans son éditorial du 8 mars 2012, tire quant à lui une conclusion un peu rapide sur le sens d’une loi d’amnistie : « Ça veut dire que l’on est dans l’encouragement de la casse et de la violence note. »

Les journalistes libéraux ne mentionnent jamais la violence des riches. Ils inversent le sens de la responsabilité en attribuant l’origine de la violence aux plus démunis et se gardent bien de mettre en cause les dégâts provoqués par les spéculateurs et la fraude fiscale. Les luttes syndicales ne sont guère présentes dans les journaux télévisés ni dans les matinales de radio.

De plus, les syndicalistes sont mis dans l’obligation de justifier leurs actions. « Est-ce que vous regrettez cette violence ? » demande d’emblée David Pujadas, le 21 avril 2009, à Xavier Mathieu. Le 12 février 2013 sur France Inter, Pascale Clark demande à Mickaël Wamen, délégué CGT : « Il paraît que les forces de l’ordre craignent des débordements, votre état d’esprit est belliqueux ? »

Les syndicalistes respectables sont ceux qui accèdent au statut de « partenaires sociaux » et qui signent les accords favorables aux exigences du Medef, ce qui leur vaut la reconnaissance de leur qualité de « démocrates », les autres étant renvoyés à la case « délinquance ». Les médias respectables sont ceux qui diabolisent la contestation sociale, et certainement pas ceux qui critiquent la servitude des journalistes à l’égard des puissants. L’association Acrimed s’est ainsi vu refuser le bénéfice de la défiscalisation, à hauteur de 66 % des dons consentis « au profit d’œuvres et d’organismes d’intérêt général ». Cette niche fiscale est en revanche accordée aux grands mécènes de manière large et généreuse pour la promotion de la culture dominante.

Un sentiment d’impunité, jusqu’à quand ?

La classe dominante est mobilisée sur tous les fronts. Il n’y a pas de petits combats : la vigilance concerne les affaires, la conservation du patrimoine, mais aussi les fréquentations des enfants, leurs études et leur éducation, les relations sociales et, bien entendu, l’optimisation fiscale qui peut encore prendre des formes très scabreuses. Cet affairement constant révèle en creux la conscience des puissants que leurs pouvoirs et leurs richesses sont dus à un arbitraire social qu’il est vital de dissimuler. Leurs privilèges sont des privilèges, ils le savent très bien. Ils n’ignorent pas être minoritaires, ce qui est consubstantiel à leur statut d’élites. Ils ont de la mémoire et ont connu dans le passé quelques mésaventures dont ils espèrent pouvoir éviter le retour. 1789, 1830, 1848, 1871, 1936, 1968 : quelques dates, parmi d’autres, qui n’éveillent pas de bons souvenirs dans ces familles très férues du passé, et peu enclines à revivre les cauchemars liés à ces tentatives d’émancipation des peuples.

Cette attention sans relâche et cette mobilisation continue ne sont pas incompatibles avec la jouissance des privilèges du pouvoir et de la fortune. La solidarité pratique de la classe, au-delà des concurrences inhérentes au système capitaliste, leur procure, dans les bonnes périodes, un sentiment d’impunité roboratif. La classe est extraordinairement puissante, dans sa cohérence nationale et internationale et sa mainmise sur tous les postes qui donnent à l’action une efficacité redoutable. Ses membres occupent en effet nombre des postes de haute responsabilité, que ce soit dans le secteur public ou dans le privé. Les hauts fonctionnaires pantouflent et les banquiers conseillent ou pénètrent dans les arcanes publics de l’économie et de la finance. On retrouve les membres du clan dans l’industrie, les affaires et la culture. Tous participent des mêmes réseaux familiaux. La sociabilité mondaine consolide et élargit à l’échelle de la planète les liens et leur efficacité.

Malgré tout, le vent semble être en train de tourner : la financiarisation de l’économie a ouvert les vannes aux aventureux, les scandales ont resurgi comme au bon vieux temps du canal de Panama note. La révolte gronde en Europe et en Amérique latine. Les paradis fiscaux battent en retraite et s’inquiètent. Des affaires autrefois bien vite classées ne quittent plus la scène publique. Les plus hauts personnages de l’État sont confondus, les rémunérations princières des P-DG révoltent, la réalité de cette oligarchie omnipotente devient perceptible. Les classes modestes paient le prix fort des manœuvres rocambolesques des salles de marché et commencent à contester cet ordre désordonné à la faveur des plus riches. Il importe aujourd’hui, plus que jamais, de dévoiler, de décrire et d’analyser les techniques, les processus et les subtilités des montages acrobatiques pour renvoyer ces élites dévaluées devant leurs responsabilités dans la crise financière actuelle.

Une incarnation de la mondialisation

La mondialisation de l’économie est le fait d’agents sociaux dont la grande bourgeoisie et la noblesse fortunée sont le vivier. François Bujon de l’Estang en est un exemple caractéristique. Ancien élève de l’Institut d’études politiques de Paris (IEP) et de l’École nationale d’administration (ENA), il est aussi diplômé de la Harvard Business School.

Sa carrière mêle des positions professionnelles en France et dans le monde, dans les domaines diplomatique, politique et financier. Il a été conseiller des Affaires diplomatiques de Jacques Chirac lorsque celui-ci était Premier ministre (1986-1988). Il sera nommé ambassadeur de France au Canada (1989-1991), puis aux États-Unis (1995-2002). Sa connaissance approfondie du monde anglo-saxon trouvera à s’investir dans une banque, Citigroup France, dont il sera le chairman, c’est-à-dire le président. Rien de mieux que le statut d’ambassadeur pour se constituer des réseaux à un échelon international, et doubler la mise en se reconvertissant dans une banque d’affaires de dimension mondiale. Son solide portefeuille d’adresses a pu être aussi mobilisé pour la société de conseil qu’il a créée en 1993, FBE International Consultants, « spécialisée dans le conseil géostratégique et l’analyse de risque politique ». FBE pour François Bujon de l’Estang, une manière d’inscrire sa personne dans ses créations et dans le grand vent de la mondialisation.

Président du groupe français de la Trilatérale, FBE multiplie les positions institutionnelles favorables à la finance mondialisée. La Trilatérale a été fondée en 1973, dans un but explicitement néolibéral. Il s’agissait de se donner les moyens de lutter contre les obstacles que pourraient constituer les nationalismes et les politiques opposées à la généralisation du libéralisme. Cette organisation privée est due à l’initiative de David Rockefeller, Henry Kissinger et Zbigniew Brzezinski, principaux dirigeants du groupe Bilderberg et du Council on Foreign Relations.

Les clients de FBE International Consultants, dirigeants de firmes françaises et multinationales, profitent ainsi des conseils de François Bujon de l’Estang pour arrêter leurs stratégies qui doivent tenir compte des contextes géopolitiques.

La mobilisation des oligarques s’inscrit dans des échelles de territoires très variées. Du village où s’enracine la mémoire familiale depuis des générations jusqu’à l’intellectuel collectif que représentent les réseaux de réflexion et d’échanges, dont l’objectif est d’assurer l’inscription du néolibéralisme anglo-saxon dans le monde, en passant par des cercles nationaux, comme l’Automobile Club de France, dont François Bujon de l’Estang est membre, et des revues chargées de diffuser la bonne parole. Telle que la Revue des Deux Mondes, propriété de Marc Ladreit de Lacharrière, dont la société financière Fimalac contrôle l’agence de notation Fitch Ratings. FBE est membre du comité éditorial de cette revue et il y publie un article de temps à autre.

La litanie de la sociabilité mondaine est sans fin, les relations et les réseaux qui en découlent sont essentiels aux petits et aux grands desseins. Y avoir des responsabilités c’est affirmer son pouvoir. Ce que FBE n’ignore pas puisqu’il cumule quelques présidences, dont celle du Harvard Business School Club de France, qui regroupe les anciens élèves de cette institution au cœur de la formation des dirigeants de la mondialisation libérale.

Visibilité et invisibilité de la grande délinquance

Ça sent le pétrole. Celui qui s’échappe des coques usées des vieux rafiots. Affrétés par de brillantes compagnies, aux confortables capitalisations, ils parcourent les océans les flancs gonflés par le précieux liquide, au demeurant plutôt visqueux. L’automne 2012 sera le naufrage final pour l’un d’eux, l’Erika. La Cour de cassation a en effet confirmé les condamnations pénales, et les dommages et intérêts dont devra s’acquitter Total, qui affrétait le navire qui a coulé en 1999 en provoquant une gigantesque marée noire sur les côtes bretonnes. Utilisé par l’une des plus importantes sociétés du CAC 40, l’Erika était enregistré à Malte et avait été loué par le biais d’une société sise aux Bahamas, tout en étant propriété d’une société domiciliée au Liberia.

Trois ans plus tard, en novembre 2002, c’est au tour du Prestige de sombrer au large de la Galice. Le pétrole ravage les côtes du golfe de Gascogne. Cette fois, les armateurs sont grecs, mais domiciliés au Liberia. Pour rendre le paysage plus souriant, les Bahamas lui ont toutefois accordé leur pavillon. Les côtes espagnoles, portugaises et françaises seront abominablement souillées par le pétrole répandu. Cinq à douze ans de prison ont été requis le 10 juillet 2013 contre les responsables de ce naufrage.

Mais, à force de couler, ces coques de noix se font-elles rares ? Que nenni : Greenpeace a dénoncé la « présence d’un pétrolier du type Prestige à proximité de Bilbao », selon le quotidien ABC. Il bat pavillon maltais. Enregistré au Liberia, il est armé par un Grec, assuré aux Bermudes et « certifié » bon pour la navigation par ABS, société de contrôle des navires, qui s’était déjà portée garante du Prestige, en toute bonne foi certainement.

Quand ces monstres coulent, cela ne passe pas inaperçu, surtout sur les côtes. Autant d’images attractives pour le journal du soir. Le scandale est énorme et les fourmis de blanc vêtues s’activent sur les rochers, sans crainte de tacher leur tenue bien plus immaculée que la conscience des armateurs grecs ou des propriétaires libériens. Ailleurs, quand des milliards de dollars s’envolent en quelques manipulations habiles le temps d’imperceptibles clics de souris, au cœur de la confidentialité d’une salle de marché, pour le compte de filiales bancaires expatriées pour les besoins de la spéculation, seuls les manipulateurs et leurs bénéficiaires sont au courant. Le miracle reste secret et les citoyens, à raison révoltés par la souillure des plages et des rochers et par le calvaire des cormorans, ignorent tout d’un crime autrement ravageur pour les conditions de vie des populations humaines. La délinquance maritime présente l’inconvénient d’être parfois spectaculaire. Aussi, voici un conseil : délinquance pour délinquance, choisissez la finance.

La condamnation sans appel sur le thème des « tous pourris », chère au Front national, est une posture démagogique qui donne en pâture des individus sans dévoiler les rapports de classe et les mécanismes du libéralisme. Or la dérive et l’impunité des puissants tiennent pour l’essentiel au système socioéconomique. Tant que le libéralisme, la libre concurrence et le marché seront les responsables de la vie sociale, les armes des dominants, notamment financières, malmèneront les peuples et la planète.

La délinquance des riches, dans la phase actuelle du capitalisme financiarisé et mondialisé, s’est banalisée. Les exilés fiscaux font régulièrement la une des journaux. On découvre que le ministre qui a en charge la fraude fiscale possède un compte dans un paradis pour contribuables fortunés. Les rémunérations des P-DG en millions d’euros sont justifiées au nom de la même compétitivité qui va bientôt mettre à mal le Smic. Cette banalisation n’est rendue possible que par la mutation de l’État en société de services pour les dominants, ce qui est attesté par les allées et venues entre le secteur public et le secteur privé. Stéphane Richard est emblématique de cette oligarchie de droite et de gauche qui s’investit dans des responsabilités au sommet de l’État et dans des entreprises privatisées. En apprenant, le 12 juin 2013, que le P-DG de France Télécom était mis en examen pour « escroquerie en bande organisée », le commun des mortels a dû se dire qu’il y avait une erreur, car ce type d’accusation évoque plus les cités défavorisées que les cabinets ministériels. Or il s’agit de l’ex-directeur de cabinet de Christine Lagarde, ministre de l’Économie sous Nicolas Sarkozy. Ancien élève de l’ENA et d’HEC, inspecteur des finances, Stéphane Richard a participé à la mise en place du tribunal arbitral qui a accordé plus de 403 millions d’euros à Bernard Tapie en juillet 2008. Stéphane Richard avait déjà connu la garde à vue en 2006, en qualité d’ancien directeur des affaires immobilières de Vivendi. Il a également dû faire face à un redressement fiscal portant sur 660 000 euros dont il a fini de s’acquitter alors qu’il était devenu, en 2007, directeur de cabinet à Bercy. Accepter la nomination à un poste de responsabilité d’un personnage en bisbille avec l’administration dans laquelle il va jouer un rôle de premier plan est un pari pour le moins hardi. Mais c’est un ami, un frère, un camarade en recherche de la fortune que l’on investit. Un membre du clan, pour ne pas dire de la bande. Stéphane Richard a été conseiller, en 1991, de Dominique Strauss-Kahn, alors ministre de l’Industrie. Ce dernier a assisté le 14 juillet 2006, comme deux autres socialistes, Claude Bartolone et Manuel Valls, à la cérémonie au cours de laquelle Nicolas Sarkozy a remis la Légion d’honneur à Stéphane Richard en l’honorant d’une déclaration laudative : « Stéphane, t’es riche, t’as une belle maison, t’as fait fortune… Peut-être plus tard y parviendrai-je moi-même… C’est la France que j’aime ! »

La réaction de Stéphane Richard à sa récente mise en examen a été vive : « On ne déstabilise pas une entreprise de 170 000 personnes et cela ne se passera pas comme ça ! » Il a annoncé qu’il allait déposer un recours. À la différence du délinquant appartenant aux classes populaires, un inspecteur des finances vivant au cœur du système oligarchique n’aura jamais le sentiment d’avoir commis une escroquerie en bande organisée, puisque l’entre-soi des beaux quartiers lui renverra toujours une image de respectabilité. La richesse et le pouvoir donnent un sentiment d’impunité d’ailleurs largement conforté par la dépénalisation du droit des affaires. Cette banalisation de la délinquance en col blanc peut entraîner le sentiment de la fatalité du « tous pourris » devant tant de cynisme.

Les dérives seraient sans doute moins récurrentes si la classe politique était revivifiée. Pour cela, créons un statut de l’élu et bousculons les modalités des élections. L’abolition du cumul des mandats interdira de faire carrière en politique. Le vote sera obligatoire, mais associé à la prise en compte des votes blancs parmi les suffrages exprimés. En rendant publics les patrimoines des ministres, en avril 2013, le gouvernement a paradoxalement confirmé des curriculum vitae bien loin de ceux des classes populaires. La démocratie française étant devenue de fait censitaire, les candidats appartenant déjà aux élites et les électeurs les plus modestes n’allant plus voter, cela explique que l’oligarchie puisse produire un libéralisme de gauche après le règne d’un libéralisme de droite.

3. L’oligarchie dans la France de François Hollande

La violence de classe ne peut s’exercer sans la complicité et la collaboration du personnel politique au pouvoir. Cette connivence entre les gouvernants et les dominants, nous l’avons démontrée dans l’enquête sur le Président des riches et ses relations privilégiées avec les grandes fortunes et toute l’oligarchie des affaires note. Durant sa campagne électorale, François Hollande a martelé que « le changement c’est maintenant » et que son ennemi principal est le monde de la finance. Aussi, comme nous l’avions fait dès le 7 mai 2007, nous avons, cinq ans plus tard, tenu un journal au quotidien et passé au crible des outils de la sociologie les choix politiques et sociaux du nouveau pouvoir socialiste, donnant à voir une nouvelle dérive des valeurs de la gauche.

François Hollande et ses réseaux

En pleine campagne pour la présidentielle, le 22 janvier 2012, au Bourget, François Hollande prononce un discours qui lui permettra d’emporter la victoire le 6 mai 2012. Il déclare que son véritable adversaire « n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature, il ne sera donc pas élu, et pourtant il gouverne. Cet adversaire, c’est le monde de la finance ». En s’en prenant à la finance, il espère bien récupérer des voix auprès des millions de Français qui subissent les conséquences de la spéculation financière qui a abouti à la crise de 2008. François Hollande louvoie et esquive la réalité, car il est très bien placé pour savoir que la finance a des visages et des noms. Son trésorier de campagne, Jean-Jacques Augier, devenu un homme d’affaires avisé, est alors actionnaire de deux sociétés offshore dans les îles Caïman, paradis fiscal des Caraïbes, sous « souveraineté » britannique. Quelques semaines seulement après le discours du Bourget, François Hollande déclare, lors d’un entretien accordé à la presse anglaise : « La gauche a été au gouvernement pendant quinze années, au cours desquelles nous avons libéralisé l’économie et ouvert les marchés à la finance et aux privatisations. » Sa conclusion est claire : « Il n’y a pas à avoir peur. » Les visages et les noms de la finance lui sont en effet beaucoup moins inconnus qu’il ne l’a laissé entendre. Rappelons quelques-uns de ses amis ou de ses proches.

Jean-Pierre Jouyet, fils de notaire, est inspecteur général des finances après son passage à l’ENA où il a fait partie de la promotion Voltaire, celle de François Hollande. Et c’est donc tout naturellement qu’ils ont rédigé ensemble le livre La Gauche bouge, avec trois autres socialistes, sous le pseudonyme de Jean-François Trans note. Jean-Pierre Jouyet, socialiste, très ami du couple formé alors par François Hollande et Ségolène Royal, n’hésite pas à collaborer avec la droite lorsque l’intérêt l’exige. Directeur du Trésor de 2000 à 2004, il sera nommé par Nicolas Sarkozy, lorsque celui-ci devient ministre de l’Économie et des Finances en 2004, « ambassadeur chargé des questions économiques ». Dès l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, en mai 2007, il devient secrétaire d’État aux Affaires européennes, poste qu’il quitte en décembre 2008 pour accéder à la présidence de l’Autorité des marchés financiers (AMF). Son épouse, Brigitte Taittinger, fille de Claude Taittinger et de Catherine de Suarez d’Aulan, est membre, selon le Bottin mondain, de l’Association d’entraide de la noblesse française (ANF). Elle a eu cinq enfants de son premier mariage avec le comte Nicolas de Warren, puis un enfant avec son second mari, Jean-Pierre Jouyet. Elle travaille dans le marketing et le luxe et a coprésidé Baccarat de 1997 à 2005, et elle est aujourd’hui P-DG des parfums Annick Goutal. Elle organise des dîners auxquels François Hollande est toujours le bienvenu. Autour de la table, son cousin germain Christophe de Margerie, le P-DG de Total depuis 1974, vient apporter les dernières nouvelles du CAC 40 à ceux qui sont au cœur de la politique et des finances. Jean-Pierre Jouyet a été nommé le 19 octobre 2012 à la tête de la Caisse des dépôts et consignations, le bras financier de l’État. Il est également le président de la Banque publique d’investissement (BPI), créée pour venir en aide aux petites et moyennes entreprises.

Matthieu Pigasse est membre du Parti socialiste et soutien inconditionnel de la candidature de François Hollande à l’Élysée, tout en étant banquier d’affaires à la tête de Lazard France et Europe. Il a travaillé au cabinet de Dominique Strauss-Kahn à Bercy. Puis il a continué chez Laurent Fabius où il a contribué à quelques privatisations. Il doit son entrée chez Lazard à Alain Minc, mais c’est par goût personnel que, durant l’été 2009, il a acheté l’hebdomadaire Les Inrockuptibles. De la même promotion Voltaire que François Hollande on retrouve Henri de La Croix de Castries. De sensibilité catholique et conservatrice, ce directeur général du groupe d’assurance AXA, neuvième groupe au monde, après avoir été suffisamment proche de Nicolas Sarkozy pour faire partie des invités de la fameuse fête du Fouquet’s le 6 mai 2007, a soutenu la campagne de François Hollande avec une contribution de 7 500 euros au cercle animé par Jean-Jacques Augier « Répondre à gauche avec François Hollande ». Charles-Henri Filippi, inspecteur des finances, fut conseiller au cabinet de Jacques Delors alors que celui-ci était ministre des Finances dans les années cruciales 1983-1984, lorsque les socialistes mirent en place la dérégulation du système bancaire et financier. Charles-Henri Filippi a eu de très hautes responsabilités dans le domaine de la banque et de la finance en étant directeur de la banque Stern puis de la Banque HSBC France. Pierre Duquesne fut un autre camarade de classe de la promotion Voltaire à l’ENA. Il a été responsable de la division commerciale des marchés de devises à la Banque Indosuez, secrétaire général adjoint de la Commission bancaire, président du comité d’audit de la Banque mondiale et du comité d’éthique du Fonds monétaire international (FMI). Il fut aussi conseiller de Lionel Jospin en 2000 et 2001, à un moment où François Hollande était le premier secrétaire du Parti socialiste. Jean-Hervé Lorenzi, professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine, président du Cercle des économistes, a participé en tant qu’expert aux réflexions du candidat François Hollande. Il est également conseiller du directoire et banquier-conseil de la Compagnie financière Edmond de Rothschild Banque, administrateur de BNP Paribas Assurances et membre du conseil de surveillance de la compagnie financière Saint-Honoré. Emmanuel Macron, jeune associé-gérant de la banque Rothschild, est secrétaire général adjoint de l’Élysée. Il a fallu le limogeage de la ministre de l’Écologie, Delphine Batho, pour apprendre, lors de sa conférence de presse du 4 juillet 2013, que Sylvie Hubac, directrice de cabinet de François Hollande, avait fait l’ENA dans la même promotion Voltaire que le président. Et que son mari, Philippe Crouzet, membre du Conseil d’État, est le président du directoire du groupe Vallourec. Or Delphine Batho n’a cité qu’un cas concret de lobbying, celui de ce conseiller d’État à la tête du leader mondial des tubes sans soudure utilisés précisément pour l’exploitation des huiles et gaz de schiste.

Un ministre socialiste bien introduit dans le monde des affaires

Le ministre de l’Économie, Pierre Moscovici, est en phase avec les réseaux qui comptent. Membre du Cercle de l’Union interalliée, à deux pas de l’Élysée, rue du Faubourg-Saint-Honoré, il fréquente aussi le Siècle, dont les célèbres dîners, réunissant l’élite des hommes politiques et des journalistes, ont connu un certain succès médiatique, malgré la discrétion de l’Automobile Club de France qui les accueille place de la Concorde.

Pierre Moscovici fut aussi, de 2004 à 2012, l’un des vice-présidents du Cercle de l’industrie, poste qu’il a sans doute jugé plus prudent de quitter, le conflit d’influence risquant d’être trop flagrant avec ses nouvelles responsabilités. À ce poste au Cercle de l’industrie celui qui allait entrer au gouvernement de Jean-Marc Ayrault a fréquenté le grand patronat qui compose l’essentiel de ce cénacle. En juin 2012, on y rencontre 41 P-DG ou directeurs généraux, de Christophe de Margerie (Total) à Jean-Cyril Spinetta (Air France KLM), de Patrick Kron (Alstom) à Guillaume Pepy (SNCF). Le président de cette puissante assemblée est Philippe Varin, P-DG de PSA Peugeot Citroën. Six autres membres du Cercle de l’industrie sont d’anciens dirigeants d’entreprises comme Louis Gallois, ancien patron de la SNCF et d’EADS, ou des hommes politiques comme Jacques Barrot (centriste), aujourd’hui membre du Conseil constitutionnel, et Gilles Carrez (UMP).

Ce cercle fut fondé en juin 1993 par Raymond H. Lévy, président de Renault, et par Dominique Strauss-Kahn, qui avait été ministre délégué à l’Industrie et au Commerce extérieur dans les gouvernements d’Édith Cresson et de Pierre Bérégovoy de mai 1991 à mars 1993, date des élections législatives perdues par la gauche. Selon l’autoprésentation du Cercle de l’industrie, que l’on peut consulter sur son site, ce cercle, « basé à Paris et à Bruxelles, […] est un lieu de dialogue et d’échanges destiné aux grandes entreprises industrielles. Il rassemble les présidents de grandes entreprises intervenant dans tous les secteurs industriels ainsi que des hommes politiques. Le Cercle de l’industrie se distingue par sa spécificité industrielle, son engagement pour la construction européenne et son bipartisme politique. Le Cercle de l’industrie a pour vocation de participer à la réflexion sur la définition et la mise en œuvre d’une vraie politique industrielle. Il plaide pour une amélioration de la gouvernance économique et financière en Europe note ».

Pierre Moscovici a été député de la circonscription de Sochaux-Montbéliard, fief de Peugeot, et tout naturellement il est le président de l’Acsia, qui n’est autre que l’Association des collectivités sites d’industrie automobile. La séparation des pouvoirs n’existe pas dans la classe dominante. La collusion entre les élites va de soi. À travers une intense sociabilité, cette classe sociale est la seule à être aussi mobilisée, au-delà même de certains clivages politiques, avec, pour point commun, l’adhésion au libéralisme économique. Les variantes d’orientation ne sont pas sans importance pour les travailleurs, mais un véritable changement de la condition des plus pauvres ne saurait venir d’agents sociaux englués dans la logique du profit capitaliste.

Les liens tissés pendant des années entre les membres du Cercle de l’industrie et le ministre de l’Économie favorisent les relations entre les industriels et le gouvernement. Ce n’est pas un hasard si Pierre Moscovici a choisi comme conseiller chargé des relations avec les entreprises un ex-dirigeant du groupe Accor, André Martinez, ancien camarade de promotion de François Hollande à HEC. Ce mélange des genres au plus haut niveau est justifié, pour les intéressés, par l’intérêt d’être en contact avec de grands patrons, détenteurs d’informations, porteurs de projets dont l’action politique doit tenir compte. Mais la contrepartie négative de ces relations réside dans la promiscuité avec un monde dont les enjeux vont influencer les choix politiques, dans lesquels les intérêts particuliers risquent toujours de l’emporter sur l’intérêt général. On comprend ainsi la gêne qu’a dû éprouver Pierre Moscovici, le 13 avril 2013, lorsqu’une cinquantaine de salariés de l’usine PSA d’Aulnay, en grève, ont envahi, à Paris, la salle où se tenait le Conseil national du Parti socialiste. Si les ouvriers ont été largement applaudis, le ministre de l’Économie et des Finances s’est, lui, tout de suite réfugié au fond de la salle.

Cette liste de la finance sans nom et sans visage n’est pas exhaustive et il faudrait y ajouter André Martinez, qui a rencontré François Hollande en 1973 à HEC. Il fut responsable mondial du secteur hôtellerie de la banque américaine Morgan Stanley et c’est lui qui a représenté le candidat Hollande au forum de Davos en janvier 2012. Il y a encore Marc Ladreit de Lacharrière, actionnaire de la troisième agence de notation mondiale, Fitch Ratings, qui a été l’un des fondateurs de la Fondation Agir contre l’exclusion (FACE), créée par Martine Aubry, alors ministre du Travail, en 1993.

C’est ainsi qu’une finance sans nom ni visage se serait libéralisée toute seule. C’est l’histoire que François Hollande aimerait bien faire croire au peuple de France. Mais pourquoi choisit-il un inspecteur des finances, Nicolas Dufourcq, comme directeur de la Banque publique d’investissement (BPI), censée aider au financement d’entreprises en difficulté, alors qu’il a participé à la privatisation d’une filiale de France Télécom, Wanadoo, et qu’il a été directeur financier de Cap Gemini ?

Comment croire que les socialistes, dans leur majorité, pourraient mener une politique plus équitable à l’égard des travailleurs, alors qu’ils sont formés dans les mêmes grandes écoles que les patrons et les politiciens de droite : ENA, Sciences Po, HEC et bien entendu Harvard ? Coupés du peuple avec le cumul des mandats – sur les 297 députés du groupe socialiste de l’Assemblée nationale, on compte 207 cumulards –, nombre d’élus socialistes, dans le souci de faire progresser leur carrière en politique, ont rejoint les intérêts de la classe dominante dont ils sont devenus les alliés objectifs. L’ensemble de la classe politique française pratique très majoritairement le cumul des mandats. Sur 577 députés, on n’en compte que 109 ne siégeant qu’à l’Assemblée nationale. Et seuls 84 sénateurs sur 348 sont aussi dans ce cas.

Tous d’accord pour que, au nom de la « démocratie » et des « droits de l’homme », la vie politique française soit gérée dans un régime, en réalité censitaire, où les élites sociales qui composent l’essentiel des Chambres vont promulguer les lois les plus favorables à leurs intérêts et à ceux qu’ils représentent. Comment se fait-il que les ouvriers et les employés, qui sont 52 % de la population active, soient si peu présents, à l’Assemblée nationale et au Sénat ? Cette absence explique le désintérêt pour la politique que traduit le succès remarquable du parti des abstentionnistes.

L’art et l’argent : les investisseurs de la gauche libérale

La société Piasa, créée en 1996, a été vendue par François Pinault à un groupe d’investisseurs proches du Parti socialiste. Ce groupe contrôle, depuis 2011, l’intégralité de cette maison. Elle occupe, avec un chiffre d’affaires supérieur à 45 millions d’euros, la quatrième place sur le marché national de l’art.

Hommes d’affaires et hommes politiques mènent l’aventure, sur une barque où le goût de l’art, la défense du patrimoine et l’argent font bon ménage. Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, ancien Premier ministre de François Mitterrand, en est la figure la plus connue. Charles-Henri Filippi, inspecteur des finances, a été le P-DG de la banque HSBC France. Jérôme Clément, exprésident d’Arte, participa à l’équipe de Pierre Mauroy. Serge Weinberg dut le côtoyer à ce moment-là comme chef de cabinet de Laurent Fabius en 1981-1982. La liste se poursuit avec Christian Blanckaert, directeur et président de sociétés, dont Hermès, et Louis Schweitzer, ex-P-DG de Renault, ancien directeur du cabinet de Laurent Fabius. On retrouve encore ce dernier avec Lionel Zinsou qui fut l’un de ses chargés de mission, devenu associé-gérant de Rothschild & Cie et membre du conseil d’administration de Libération. Patrick Ponsolle, lui aussi, passa par le cabinet de Laurent Fabius. Il est vice-chairman de la banque Morgan Stanley International et président de Morgan Stanley France. Exilé en Suisse, Claude Berda figure au 60e rang des 500 plus grandes fortunes professionnelles françaises, avec un pécule de 900 millions d’euros, amassé dans la production audiovisuelle du groupe AB (Hélène et les garçons…), qui détient la majorité des parts de RTL 9. Autre banquier, Michel Cicurel préside le directoire de la Compagnie financière Edmond de Rothschild. Avocat à la cour d’appel de Paris, Jean-Michel Darrois est membre du Conseil de l’ordre des avocats, et administrateur des Ciments français. Jean de Kerguiziau de Kervasdoué fréquenta le cabinet du Premier ministre Pierre Mauroy comme ingénieur en chef du génie rural. Autre membre de la noblesse, Marc Ladreit de Lacharrière, 58e patrimoine professionnel de France, avec Fimalac et l’agence de notation Fitch Ratings, membre de l’Académie des Beaux-Arts, est aussi un financier avisé, typique de cette alliance de l’art et de l’argent dont Piasa est l’une des synthèses. Une seule femme, Orla Nonan, souligne le non-respect de la parité dans cette auguste assemblée. Sur ses quatorze membres, douze ont une notice dans le Who’s Who. Dix d’entre eux sont diplômés de l’Institut d’études politiques de Paris (IEP), huit sont passés en outre par l’ENA et six ont fréquenté Janson-de-Sailly, le lycée phare du XVIe arrondissement.

Vendeurs et acheteurs du marché de l’art sont du même monde, le grand. Un marché où s’organisent les échanges entre collectionneurs héritiers de bonne famille. Les inégalités sociales ne se construisent pas seulement par la richesse matérielle, mais aussi par ces symboles de l’excellence que fournissent la culture et le marché qui lui est consacré. L’art légitime les pouvoirs et les richesses, et fait reconnaître cette légitimité par ceux qui en sont démunis. Cette reconnaissance passe par celle de l’État qui, grâce au lobbying de Laurent Fabius, lors de la création de l’impôt sur la fortune en 1982, n’a pas intégré les œuvres d’art dans son assiette. Jérôme Cahuzac a confirmé, en tant que ministre du Budget, à l’automne 2012, l’opposition du gouvernement socialiste à la fiscalisation des tableaux, des joyaux et autres biens culturels de valeur.

Néolibéral depuis 1983

Après l’espoir suscité par l’arrivée de l’Union de la gauche au pouvoir, avec l’élection, le 10 mai 1981, de François Mitterrand à la présidence de la République, la nomination de ministres communistes et les promesses de nationalisations tenues, c’est la douche froide dès 1983 avec un plan de « rigueur » chargé de remettre de l’« ordre » dans les comptes publics. Sous couvert de « rigueur » ou de « désinflation compétitive », il s’agit d’amorcer la conversion du Parti socialiste à l’idéologie néolibérale.

François Hollande a collaboré à un ouvrage, La Gauche bouge note, édité en 1985, aujourd’hui « épuisé ». Ce livre témoigne de l’adhésion au libéralisme d’un homme politique encore très jeune. Âgé de trente et un ans, François Hollande est alors conseiller référendaire à la Cour des comptes et maître de conférences à Sciences Po. Le livre est publié sous le pseudonyme de Jean-François Trans, mais les noms du futur président de la République et des quatre auteurs figurent en page 6. Il s’agit de : Jean-Michel Gaillard, trente-neuf ans, conseiller référendaire à la Cour des comptes et maître de conférences à l’ENA ; Jean-Pierre Jouyet, camarade de promotion à l’ENA de François Hollande, trente et un ans, inspecteur des finances et président du club Démocratie 2000 ; Jean-Yves Le Drian, trente-huit ans, agrégé d’histoire, député-maire de Lorient, actuel ministre de la Défense ; Jean-Pierre Mignard, trente-quatre ans, avocat au barreau de Paris, ancien membre de la direction politique du PSU, adhérent d’une organisation catholique internationale de défense des droits de l’homme.

Dès l’introduction, le lecteur est prévenu : « Finis les rêves, enterrées les illusions, évanouies les chimères. Le réel envahit tout. Les comptes doivent forcément être équilibrés, les prélèvements obligatoires abaissés, les effectifs de la police renforcés, la Défense nationale préservée, les entreprises modernisées, l’initiative libérée note. » Pas de langue de bois pour ce club des cinq qui veut gagner des postes importants au sein du Parti socialiste, puis, à terme, au niveau national, en fondant un mouvement, « Trans-courants », chargé de balayer les rentes des féodalités installées dans les différentes tendances du Parti socialiste, au bénéfice d’un consensus autour d’une gauche dite « moderne » et libérale. Les membres de ce petit club prirent l’habitude de se retrouver dans une arrière-salle de la maison d’édition P.O.L. dont Jean-Jacques Augier possédait alors 60 % des parts. « Il ne s’agit plus à la fin du XXe siècle d’assurer la représentation politique de la classe ouvrière alors que les catégories sociales perdent en cohésion et que le salariat s’est profondément recomposé, ou de renforcer encore l’État-providence alors que celui-ci parvient de plus en plus difficilement à se financer et que les risques traditionnels sont correctement couverts note. »

Fini la lutte des classes, vive l’individualisme. Individualisme réussi s’il est en phase avec la mondialisation économico-financière et les nouvelles technologies, notamment dans le domaine de l’informatique. Individualisme négatif pour tous les exclus de cette révolution libérale. Une société duale qui fait donc l’impasse sur le conflit entre le capital et le travail.

La langue néolibérale accuse déjà les travailleurs de défendre les « avantages acquis » ou le « conservatisme qui n’est plus un réflexe de riches, mais une nécessité des pauvres » note. Face « au capitalisme salvateur et au marché libérateur, jamais les Français n’ont été aussi frileux devant les mutations, craintifs face à l’avenir, pessimistes sur leur destin, hostiles au changement et à la mobilité note ». Le travail est devenu un « coût » qu’il faut abaisser note.

L’enrichissement des Bernard Arnault et autres Bernard Tapie est d’avance légitimé puisque les Français défendraient désormais la valeur du profit. « Réhabilitation de l’argent quand il vient à manquer ? […] En période de crise, on est plus indulgent et tolérant que jamais à l’égard de ceux qui réussissent, car on y voit le premier signe d’une amélioration qui pourrait être générale note. » Bernard Arnault confirme a posteriori dans un entretien au Monde, le 11 avril 2013 : « Quand Pierre Bérégovoy était ministre de l’Économie de François Mitterrand, l’entrepreneur était considéré comme un héros national. »

Les auteurs de La Gauche bouge assument le tournant néolibéral masqué sous le thème de la « rigueur » : « En réhabilitant, non sans opportunité, l’entreprise et la réussite, la gauche, avec l’ardeur du néophyte, retrouve des accents que la droite n’osait plus prononcer, depuis des lustres, de peur d’être ridicule. Mais prenons garde d’en faire trop : pour faire oublier nos frasques égalitaristes, ne gommons pas notre vocation sociale note. » Et le cynisme continue : « Ce n’est pas par calcul ou par malignité que la gauche a accepté de laisser fermer les entreprises ou d’entamer le pouvoir d’achat des Français. C’est par lucidité. Refuser ces évolutions et c’en aurait été fait de la perspective d’une gestion régulière du pays par la gauche note. » Finis les idéaux politiques, bienvenue à l’expertise et à la gestion avec les postes et les positions de pouvoir liés à une alternance entre la droite et la gauche en harmonie avec le néolibéralisme anglo-saxon, ses « démocrates » et ses « républicains » aux États-Unis, ses « travaillistes » et ses « conservateurs » au Royaume-Uni. « Depuis 1981, une redistribution des cartes s’opère sous nos yeux. Elle traduit l’aspiration croissante des Français à refuser les alternances brutales, et à voir se dégager entre deux grands projets de société, l’un conservateur, l’autre réformiste, les compromis nécessaires sur la gestion de l’économie comme du système de protection sociale, sur la construction européenne comme sur les grands axes de la politique internationale […]. Face à un Parti communiste qui se durcit et se marginalise dans une opposition radicale à la social-démocratie, le Parti socialiste retrouve les marges de manœuvre nécessaires pour s’affirmer comme le pôle essentiel de rassemblement des réformistes et des modernistes note. » L’alternance doit désormais apparaître naturelle, normale et durable. « Il n’y a donc plus pour les socialistes de perspective concevable d’union avec le Parti communiste français note. » C’est tout naturellement que le club des cinq se revendique « libéral de gauche note ».

L’oligarchie s’organise. François Hollande et ses quatre acolytes envisagent d’accentuer encore le caractère présidentiel du régime, qui d’ailleurs se réalisera sous Lionel Jospin lorsqu’il était Premier ministre entre 1997 et 2002, avec l’inversion du calendrier électoral donnant la priorité à l’élection présidentielle. Les cohabitations entre la droite libérale et les libéraux de gauche sont également envisagées. « Le président de la République, élu au suffrage universel pour cinq ans, en même temps que la représentation parlementaire, nommerait un cabinet responsable uniquement devant lui. À côté de cet exécutif stable, le Parlement disposerait de la plénitude du pouvoir législatif. Rien n’empêcherait alors les Français de choisir un président de tendance politique différente de celle du Parlement note. »

« Vive la crise ! »

Le 22 février 1984, Antenne 2 diffuse une émission surprenante par sa violence idéologique. Son objectif est de faire comprendre que les services publics, les protections sociales et l’État redistributeur des richesses, c’est terminé ! Christine Ockrent annonce au journal télévisé de 20 heures qu’un Conseil des ministres exceptionnel a pris des mesures d’urgence, dont la baisse de 20 % des allocations des chômeurs ou l’établissement d’une liste de médicaments qui ne seront plus remboursés. Le téléspectateur est sous le choc : ces mesures sont en conformité avec le tournant libéral pris par le gouvernement socialiste depuis 1983.

Yves Montand apparaît et annonce : « Ce flash est un faux. Vous avez eu peur et c’est normal, car vous vous y attendiez ! » Selon lui la France connaît alors une « véritable mutation » et doit entrer « dans un monde nouveau ». Il se charge donc avec enthousiasme et cynisme d’expliquer les raisons de la crise de manière « aussi passionnante qu’un film ».

Yves Montand montre, reportages à l’appui, que les privilèges des Français sont tellement intégrés dans la vie quotidienne qu’ils paraissent « naturels ». Après la demande d’un treizième mois de salaire, un quatorzième et pourquoi pas un dix-septième : toujours plus ! Or, ces privilèges, « c’est fini ! » proclame avec vigueur Yves Montand. Michel Albert est aussi présent. C’est un oligarque comme les aime le libéralisme, avec des fonctions dans la finance combinées avec du pouvoir dans les institutions européennes et dans les médias, et enfin au cœur de l’État avec la responsabilité de la planification dans le développement de l’économie. Il n’hésite pas à parler d’un « retournement historique, l’Europe commençant à glisser vers le sous-développement ». La violence de la charge étant jugée insuffisante, il menacera même l’Europe, si des mesures drastiques ne sont pas prises, de « devenir une sorte d’Afghanistan » !

Les experts libéraux de droite comme de gauche, assumant désormais la liberté totale des mouvements du capital, ponctuent de leur savoir cette émission, comme Denis Kessler, diplômé de HEC et futur numéro deux du Medef, ou Alain Minc, inspecteur des finances après être sorti major de sa promotion de l’ENA, qui était en 1984 directeur de la compagnie Saint-Gobain. Ce dernier personnage est emblématique de ces libéraux qui peuvent conseiller les présidents de la République de la gauche libérale ou de la droite traditionnelle : François Mitterrand ou Nicolas Sarkozy.

La conclusion d’Yves Montand : « Notre bateau tangue, il menace de couler. Que le gouvernement soit de droite ou de gauche, on ne peut plus gouverner ce bateau. Les recettes politiques ne marchent plus. Toutes les issues sont bloquées. Les idéologies c’est de la blague, ça ne sert plus à rien. » Yves Montand présente en apothéose une rencontre idyllique entre Reagan et Thatcher, certainement dépourvus de toute idéologie, et un reportage-fiction dans lequel les ouvriers d’une entreprise préfèrent se mettre à temps partiel avec un demi-salaire plutôt que d’être confrontés au chômage.

L’histoire bégaie. Les spéculateurs ont mis en péril la finance mondiale. Les travailleurs devront payer les pots cassés. La part des profits passe de 28 à 37 % dans le partage de la valeur ajoutée entre 1982 et 1989. Après Thatcher, ils ont eu Blair. Après Sarkozy, nous avons Hollande. Il va falloir que l’histoire parle clair.

François Hollande est, semble-t-il, conscient du préjudice que lui causerait la révélation de sa coopération à cette profession de foi néolibérale puisqu’il ne mentionne pas l’ouvrage La Gauche bouge parmi ses œuvres dans sa notice du Who’s Who de 2013.

Le tournant néolibéral du Parti socialiste en 1983 est ainsi confirmé par cet ouvrage particulièrement important à lire puisque François Hollande s’est fait élire président de la République en annonçant de faux combats contre les riches et contre la finance soi-disant sans visage. Il fallait en finir avec le « président des riches », et nous avons voté au second tour pour François Hollande, il est vrai sans beaucoup d’illusions. Mais nous avons été déçus objectivement tant le bilan est alourdi, avec la montée des licenciements boursiers, et aussi subjectivement, avec la perte de tout espoir et de tout crédit en la parole politique des socialistes.

Le rôle historique des socialistes français dans la mondialisation libérale

Les Français pensent souvent que les Américains, les Anglais ou les Allemands sont les seuls responsables de la mondialisation du commerce, des affaires et de la finance. Or les faits sont têtus. Jacques Delors, délégué national du Parti socialiste pour les relations économiques internationales (1976-1981), est nommé président de la Commission européenne (1985-1994) après avoir été ministre de l’Économie et des Finances du gouvernement Mauroy, de 1981 à 1985, sous la présidence de François Mitterrand. Son directeur de cabinet était alors Pascal Lamy, ancien membre du comité directeur du Parti socialiste, inspecteur général des finances après son passage par l’ENA, HEC et Sciences Po. Ils ont élaboré ensemble la directive de 1988 sur la libéralisation des mouvements de capitaux à l’intérieur de l’Europe. Puis le traité de Maastricht qui, soumis en 1992 à l’assentiment des Français par référendum, ne recueillit que 51,05 % des suffrages exprimés. Ce traité rendit tout de même obligatoire l’extension de cette libéralisation à des États n’appartenant pas à la Communauté européenne. De 2005 à 2013, Pascal Lamy, pour qui « l’ouverture des marchés et la réduction des obstacles au commerce ont été, restent et resteront essentielles », fut président de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Michel Camdessus, ancien élève de l’ENA, haut fonctionnaire proche du Parti socialiste, nommé directeur du Trésor en 1982, devint gouverneur de la Banque de France en 1984, durant le premier mandat de François Mitterrand. Il occupa ensuite pendant treize ans, de 1987 à 2000, le poste de directeur général du FMI.

C’est au château de la Muette, dans le XVIe arrondissement de Paris, qui abrite le siège de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), qu’un haut fonctionnaire du Trésor, toujours sous la présidence de François Mitterrand, Henri Chavranski, présida, de 1982 à 1994, le Comité des mouvements de capitaux et des transactions invisibles (CMIT). Ce diplômé de Sciences Po, ancien élève de l’ENA, considéré comme très proche du Parti socialiste, est d’une grande discrétion sur sa carrière, en contraste avec l’importance des décisions quant à la libéralisation des capitaux qu’il a soutenues à l’OCDE. Ce haut fonctionnaire, convaincu que l’interdépendance des économies ne laissait plus d’autre choix que la libéralisation des mouvements de capitaux entre les États membres, œuvra de tout son poids pour que le code de l’OCDE soit amendé, en 1989, pour y inclure les mouvements à court terme.

Comme l’analyse Rawi Abdelal, un professeur américain de la Harvard Business School, spécialiste d’économie politique internationale, ce sont ces trois Français, Jacques Delors, Michel Camdessus et Henri Chavranski, socialistes ou proches du Parti socialiste, qui ont de manière décisive donné un sérieux coup de pouce à la mondialisation libérale note.

On peut d’ailleurs compléter la liste des membres du Parti socialiste impliqués dans la mondialisation libérale avec Dominique Strauss-Kahn, proposé par Nicolas Sarkozy, dès qu’il fut élu président de la République en 2007, pour être candidat au poste de directeur général du FMI où il resta jusqu’à sa chute hautement médiatisée en mai 2011. C’est encore une Française, Christine Lagarde, qui fut nommée le 30 juin 2011 directrice générale du FMI en remplacement de Dominique Strauss-Kahn. Martine Aubry, la fille de Jacques Delors et alors secrétaire générale du Parti socialiste, a dit, au cours d’un journal télévisé, apprécier les qualités de Christine Lagarde et approuver pleinement sa nomination à la tête du FMI. Le gouvernement socialiste a maintenu cette approbation alors que Christine Lagarde était convoquée les 23 et 24 mai 2013 devant la Cour de justice de la République. « Mme Lagarde garde toute la confiance des autorités françaises dans ses fonctions à la tête du FMI, a assuré Pierre Moscovici. Je le redirai, si nécessaire, par moi-même, ou par l’intermédiaire du représentant de la France au board du Fonds. » La constitution de partie civile, déposée par Pierre Moscovici, ne concerne que l’enquête judiciaire sur un éventuel « abus de pouvoir » du patron du CDR (Consortium de réalisation) chargé de gérer les actifs du Crédit lyonnais et évite la confrontation avec Christine Lagarde qui ne doit des comptes qu’à la Cour de justice de la République. Le statut de témoin assisté que lui a notifié cette institution n’a pas empêché Christine Lagarde de reprendre aussitôt ses fonctions à Washington.

Des instances financières ad hoc ont accompagné la mise en place internationale de ce néolibéralisme conquérant. « La création en 1991, à l’initiative de la France, de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) a fourni l’un des symboles les plus aboutis de cet accélérateur international de particules libérales d’abord localisées sur un territoire particulier. Chargée d’encourager les pays de l’Est à privatiser leurs économies, la BERD fut confiée à son “inventeur”, Jacques Attali note. » Ce polytechnicien, membre du Conseil d’État, a orchestré, sous la présidence de François Mitterrand, la nationalisation d’industries et de banques françaises en 1981 avant de prendre un virage néolibéral définitif.

L’oligarchie libérale est ainsi faite que, depuis le tournant de 1983 au cours duquel les élites du Parti socialiste ont assumé leur « modernité », c’est-à-dire leur adhésion au libéralisme, elle peut défendre ses intérêts en faisant jouer l’alternance entre la droite et la gauche. On change le personnel, mais, comme avec le miroir aux alouettes, il s’agit de faire briller l’espoir pour mieux neutraliser le gibier.

Quelques mesures emblématiques de la « Deuxième Droite note »

La réalité a été encore plus antisociale que ce que l’on pouvait prévoir. La soumission devant les exigences de l’Europe, le Medef et la finance internationale a été au-delà de ce qui était prévisible. Une servitude volontaire du pouvoir socialiste au « toujours plus » des riches, pour reprendre le titre du livre de François de Closets note. Ce faisant, les socialistes ont repris à leur compte nombre des orientations de Nicolas Sarkozy.

Le « pacte budgétaire »

Le texte du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire (TSCG), appelé de manière plus usuelle « pacte budgétaire », a été mis au point par la chancelière allemande Angela Merkel et Nicolas Sarkozy pour limiter les déficits publics des membres de l’Union, tout dépassement étant sanctionné. La volonté de Nicolas Sarkozy d’inscrire cet acte de soumission aux verdicts de Bruxelles dans la Constitution française laisse pantois puisque le déficit public est passé de 41,7 milliards d’euros, soit 2,7 % du produit intérieur brut (PIB) en 2007, à 103,1 milliards et 5,2 % du PIB en 2011, après avoir dépassé les 7 % en 2008 et 2009. Le pacte budgétaire a été négocié le 9 décembre 2011, décidé le 30 janvier 2012 et signé lors du sommet européen du 22 mars. Durant sa campagne électorale, François Hollande s’est engagé à renégocier le traité signé par Nicolas Sarkozy. Il a notamment déclaré qu’il mettrait en question le « traité européen issu de l’accord du 9 décembre 2011 en privilégiant la croissance et l’emploi et en réorientant le rôle de la Banque centrale européenne dans cette direction ». Mais, à l’issue du sommet européen des 28 et 29 juin 2012, la notion de « pacte de croissance » n’a été introduite que dans les annexes du traité, sans portée juridique réelle. Il n’y a donc pas eu de renégociation du traité.

Sages, oligarchie et pacte budgétaire

Les « Sages », chargés de veiller à ce que les propositions de loi soumises au vote du Parlement soient conformes à la Constitution, n’ont pas jugé nécessaire de recourir à un référendum, ni de réunir le Congrès pour y intégrer les nouvelles règles budgétaires européennes. Ce sont des représentants de la classe dominante qui ont donc décidé qu’il n’y avait pas d’obligation institutionnelle de demander l’avis du peuple par voie référendaire, ou de réunir les deux Chambres en congrès pour se prononcer sur ces règles fondamentales pour l’avenir de la France.

Parmi les douze conseillers, on compte trois anciens présidents de la République qui sont membres de droit. Les autres sont nommés par les présidents du Sénat ou de l’Assemblée nationale et par le président de la République en exercice. Ils sont en général de « bonne » naissance, leur père ayant fait une carrière en politique, comme celui de Jean-Louis Debré, Michel Debré, qui fut un Premier ministre du général de Gaulle. D’autres sont le fils ou la fille d’un ancien questeur de l’Assemblée nationale, ou d’un diplomate. On trouve des professions libérales (un expert-comptable…) ou de hauts fonctionnaires (un inspecteur des finances…). La profession la plus modeste serait celle du père de Michel Charasse, qui gravit tous les échelons de la hiérarchie ouvrière, puis de l’encadrement à la Banque de France. Les études sont convergentes : neuf sont passés par Sciences Po et cinq par l’ENA. Il serait évidemment peu cohérent de nommer une personne non diplômée ou sans expérience à ce niveau de responsabilité. Mais force est de constater que, comme parmi les élus de l’Assemblée nationale et du Sénat, les familles populaires ne sont pas représentées par des responsables qui en seraient issus.

Le texte du pacte budgétaire, qui doit instaurer à perpétuité l’austérité pour les peuples européens, pourra être voté sous la forme d’une simple loi organique. Ce type de loi se situe entre la réforme constitutionnelle et les lois ordinaires votées par le Parlement. Elle est à la Constitution ce que le décret est à la loi. Le droit, conçu par les dominants pour les dominants, a toujours des solutions, ou des interprétations, pour satisfaire les intérêts des oligarques.

Dans le cas de ce pacte budgétaire, les élites manifestent une fois de plus leur solidarité essentielle, faisant fi, lorsqu’il y a urgence, des différences politiques entre la droite et la gauche libérale. L’objectif prioritaire étant de rassurer les marchés et, avec eux, les membres de la classe dominante qui tiennent les rênes à l’époque où le capitalisme doit être libéré le plus possible de ses contraintes. Les intérêts de la classe dominante, dans ses différentes composantes, passent avant les promesses de François Hollande de renégocier le pacte budgétaire. Pour le plus grand bonheur des financiers et des spéculateurs et pour le malheur à venir des peuples de l’Europe.

François Hollande et le gouvernement de Jean-Marc Ayrault ont alors sollicité l’avis du Conseil constitutionnel pour savoir s’il était nécessaire de modifier la Constitution pour adopter la « règle d’or ». Vu sa composition et l’intérêt de tous ses membres appartenant à la classe dominante et très orientés à droite, on n’est pas surpris qu’il n’ait pas jugé nécessaire une réforme de la Constitution pour intégrer les règles prévues par le pacte budgétaire européen.

Le Parlement a adopté définitivement, le jeudi 22 novembre 2012, le projet de loi instituant la « règle d’or budgétaire », les sénateurs l’approuvant à une très grande majorité quelques jours après le vote massif des députés en faveur du texte. Les partis de gauche au gouvernement et la droite UMP et centriste se sont trouvés unis dans cette décision. La ratification a été approuvée par 477 députés, soit 87,2 % des suffrages exprimés. Il n’y a eu que 70 voix contre. Le Groupe socialiste, républicain et citoyen, avec 264 votes en faveur de la loi sur 284 suffrages exprimés, soit 93 % de votes favorables, a donné un signal fort de sa volonté d’imposer l’austérité au peuple français. Le groupe UMP, un peu moins enthousiaste, n’a approuvé le traité « qu’à » 91 % (167 voix pour, 17 contre). Le groupe de la Gauche démocrate et républicaine, où siègent les députés communistes et ceux du Parti de gauche, rassemble 13 voix contre, une pour et une abstention. Le résultat du vote entérine une nette victoire des forces acquises à l’ultralibéralisme européen.

Malgré les menaces du Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, vis-à-vis des députés socialistes opposés à ce pacte dont la non-ratification pourrait entraîner le « risque d’une crise européenne », 20 députés du Groupe socialiste ont refusé de l’approuver, dont Razzy Hammadi, député de Seine-Saint-Denis, qui a déclaré dans Le Monde du 22 août 2012 qu’il « aime trop l’Europe pour pouvoir accepter un tel texte. Il ne fait qu’ajouter de l’austérité à l’austérité et fait appel aux recettes violentes et antidémocratiques des pactes précédents… Refuser ce traité, c’est poser un acte de cohérence et d’investissement idéologique pour l’avenir ». Il en a été de même pour la sénatrice du Parti socialiste Marie-Noëlle Lienemann et le sénateur Europe-écologie-les-Verts (EELV) Jean-Vincent Placé. Eva Joly, candidate d’EELV pour la présidentielle, a déclaré : « On ne peut pas escamoter le débat public sur un tel enjeu. Le traité qu’on nous propose de voter est le traité Merkozy. »

Rappelons que le traité de Maastricht, en 1993, et celui de Lisbonne, en 2008, ont été ratifiés grâce à la solidarité oligarchique de la droite conservatrice et de la gauche libérale. Sur les 319 députés UMP, 206, soit 65 %, ont voté en 2008 en faveur du traité de Lisbonne, modifiant le traité de l’Union européenne. Pour le Groupe socialiste, radical citoyen et divers gauche, ce taux est encore de 59 % (121 députés sur 205). François Hollande, Martine Aubry et Dominique Strauss-Kahn n’ont pas hésité à introduire la priorité pour les marchés financiers dans le traité de Lisbonne, signé en catimini à l’initiative de Nicolas Sarkozy, alors que le peuple français avait dit massivement « non » à cette Constitution européenne explicitement néolibérale, lors du référendum de 2005, pour la campagne duquel François Hollande n’avait pas hésité à s’afficher en couverture de Paris Match en compagnie de Nicolas Sarkozy, portant le même costume de classe. Le nouveau traité, dit « pacte budgétaire », est encore pire que ceux de Maastricht et de Lisbonne. Les critères du déficit budgétaire sont désormais calculés sans tenir compte des variations conjoncturelles : le niveau maximum passe de 3 % à 0,5 % du PIB. Tout dépassement entraîne des sanctions. En approuvant la loi organique, les députés et les sénateurs français ont accepté que la Commission et la Cour de justice européennes, organismes supranationaux et non élus, orientent les choix budgétaires et la politique économique et sociale de notre pays.

En février 2013, le gouvernement annonce que la promesse de réduire à 3 % du PIB les déficits publics à la fin de l’année ne pourra pas être tenue. La Commission européenne envisage alors la possibilité que les 3 % ne soient atteints qu’en 2015, en posant comme conditions une réduction drastique des dépenses publiques et une hausse de la fiscalité. La désindexation des prestations sociales et des retraites sur l’inflation est à l’étude, ainsi que l’allongement de la durée du travail et la privatisation des services publics. Le niveau du Smic et la baisse des allocations familiales ne sont plus des sujets tabous. François Hollande a donc reçu une liste précise des mesures à prendre de la part de Olli Rehn, le commissaire européen chargé des Affaires économiques et monétaires. L’humiliation étant désormais inscrite dans la Constitution grâce à François Hollande, celui-ci s’est montré soucieux d’une communication qui ne laisse pas apparaître la souveraineté française bridée par les directives de Bruxelles. Le déficit est une arme pour asservir les peuples en légitimant une austérité dont on ne sait où elle pourra s’arrêter. Les partenariats public-privé, les privatisations feront le reste pour démanteler les services publics construits et tissés peu à peu après le chaos de la Seconde Guerre mondiale.

Une nouvelle phase de la guerre des classes est désormais ouverte sur les champs de bataille de l’Europe : tout État qui ne se conformera pas aux sanctions ou aux injonctions de la Commission européenne sera traduit devant la Cour de justice de l’Union. Les marchés financiers vont tenir les rênes du pouvoir de l’Europe, adieu la démocratie, finie la souveraineté des peuples. Ce sont des hommes et des femmes politiques, élus par les peuples, qui, soumis aux diktats de l’oligarchie financière, ont ouvert la voie aux spéculateurs et à la financiarisation de l’économie. Les États sont désormais totalement bridés puisqu’ils ne peuvent plus emprunter, depuis les traités de Maastricht et de Lisbonne, à la Banque centrale européenne, et à la Banque de France pour ce qui concerne la France. Les caisses publiques seront vides puisque les États n’auront plus le droit au déficit. Les socialistes veulent nous faire croire qu’il est possible de composer avec un tel système économique dont l’objectif est l’enrichissement des plus riches et l’appauvrissement des plus pauvres. La Grèce, l’Espagne, l’Italie, le Portugal et l’Irlande ont déjà démontré que la recherche de l’équilibre budgétaire aggrave la crise et aboutit à une récession qui réduit les rentrées fiscales, augmente le chômage et la misère. C’est une logique infernale. Devant un système économique aussi pervers, il n’y a pas d’autre alternative que l’opposition et le rejet.

Mais que savent exactement les Français de la situation réelle de l’Europe actuelle ? Selon un sondage CSA-L’Humanité, publié le 27 août 2012, 72 % des Français souhaitaient un référendum sur le « pacte budgétaire ». Si les sympathisants du Front de gauche sont 80 % à vouloir être consultés sur ce traité prometteur d’austérité, de bureaucratie et de totalitarisme des marchés financiers, 66 % des sympathisants du Parti socialiste le souhaitent aussi, de même que, c’est un peu la surprise de ce sondage, 75 % des sympathisants de droite. Ce sondage laisse penser qu’une majorité de citoyens français est désireuse de pouvoir s’exprimer sur ce projet de pacte budgétaire.

Même ceux qui ont pu faire de longues études se sentent dépossédés, avec un sentiment d’impuissance sidérant. L’expertise envahissante tue les idées. François Hollande ne revendique plus que sa « boîte à outils » pour bricoler alors qu’il occupe la plus haute fonction de l’État. Foin de la réflexion critique, sociale, économique et politique. Il faut rafistoler, dans l’urgence, arrêter les fuites, rétablir le courant. Il faut que ça remarche, mais à quel prix, et surtout pour qui ?

Le « choc de compétitivité »

La « stratégie du choc note », chère au néolibéralisme, est reprise par le gouvernement socialiste pour mettre la population dans un état favorable à l’acceptation de l’inacceptable. Louis Gallois, ancien P-DG d’EADS, a été chargé de faire des propositions pour améliorer la compétitivité des entreprises françaises. Entouré de deux rapporteurs, dont l’un, Pierre-Emmanuel Thiard, est membre de l’UMP, Louis Gallois propose « huit leviers de compétitivité » dont la mise en place d’un « crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi », le CICE. Soit un cadeau, en pleine crise, de 20 milliards d’euros par an aux entreprises sous la forme d’un crédit d’impôt sur les cotisations sociales, ciblé sur les bas et moyens salaires. Ce « crédit » correspond pour les finances publiques à une dépense fiscale, ces milliards étant considérés comme dus par l’État aux entreprises. Les vérifications des résultats de l’opération seront sans risque. On sait depuis le 12 juillet 2013 que « l’administration fiscale ne contrôlera pas l’utilisation du CICE : un CICE qui ne serait pas utilisé conformément aux objectifs d’amélioration de la compétitivité de l’entreprise ne fera donc l’objet d’aucune remise en cause par l’administration fiscale note ».

L’absence de surveillance n’a d’égale que l’extrême précipitation avec laquelle ce pacte a été rédigé et publié. Ce premier levier a été mis en action à compter du 1er janvier 2013, avec pour objectif de soutenir les entreprises confrontées à la concurrence internationale. En réalité, le CICE profitera, selon une étude publiée par Les Échos le 23 janvier 2013, à des secteurs qui ne sont pas toujours les plus concernés par la compétition avec les entreprises étrangères, comme ceux du bâtiment ou de la grande distribution. Bouygues, Eiffage et Vinci pourraient ainsi toucher des enveloppes de plusieurs dizaines de millions d’euros. Un pur effet d’aubaine puisque leurs profits sont en hausse. Arcelor-Mittal encaissera 25 millions d’euros, ce qui n’empêchera pas la fermeture de Florange. Sanofi (industrie pharmaceutique) est une société florissante. Les actionnaires ont bénéficié d’un « versement de dividendes […] pour 3 487 millions d’euros [en 2012] (contre 1 372 millions d’euros en 2011) note ». Soit une augmentation de 154 %. Supérieure à l’aumône accordée aux smicards en juillet 2012 (pour mémoire, 0,20 euro par jour). Ce qui n’a pas empêché Sanofi d’alléger ses « coûts » en prononçant 2 000 licenciements. Le gouvernement a chargé l’agence Publicis, dont Maurice Lévy est le P-DG, de la campagne de promotion, auprès des chefs d’entreprise, de cette manne économique envers les capitalistes méritants. La mesure « phare » du pacte de compétitivité a de quoi éblouir.

Quelle « étrange capitulation », pour reprendre le beau titre du livre de Laurent Mauduit note. Comment ne pas s’interroger sur ces socialistes qui abondent les caisses des capitalistes sans même tenter une esquisse de réalisation du changement promis par François Hollande ?

Comment financer, en pleine crise, ces 20 milliards d’euros accordés aux entreprises ? Avec la hausse de la TVA, de 7 % à 19,6 % (au 1er juillet 2013, pour certains services à la personne : petits travaux de jardinage, cours à domicile…), de 19,6 % à 20 % pour le taux normal et de 7 % à 10 % pour le taux intermédiaire (au 1er janvier 2014, restauration…). Pour faire bonne figure, le taux réduit sur les produits de première nécessité sera abaissé de 5,5 % à 5 % (au 1er janvier 2014). La base d’imposition est énorme : tous les biens et services produits sont assujettis à cet impôt indirect particulièrement injuste puisqu’il touche aveuglément chaque consommateur, indépendamment de ses revenus et de la structure familiale. 6,5 milliards d’euros sont attendus de ces hausses. Une taxe écologique devrait permettre de capter 3,5 milliards de plus. Le gouvernement a programmé de nouvelles ponctions sur les dépenses publiques pour trouver les 10 milliards manquants. Le retour de Bernard Arnault en France n’est donc pas étonnant : les premiers mois du gouvernement socialiste ne peuvent que rassurer un possédant qui ne saurait être malmené par ce pouvoir complaisant. D’ailleurs, le champion du luxe a commencé sa fortune avec l’acquisition de Dior, la pépite contenue dans le groupe Boussac chancelant, et c’est Laurent Fabius, alors Premier ministre, qui lui en a transmis les clefs.

Les banques d’affaires au cœur du pouvoir

François Hollande a choisi un associé-gérant de la banque Rothschild, Emmanuel Macron, comme secrétaire général adjoint de l’Élysée. L’histoire politique de notre pays bégaye puisque, en 2007, Nicolas Sarkozy avait nommé François Pérol, lui aussi associé-gérant de la banque Rothschild, également comme secrétaire général adjoint de l’Élysée. Dans l’un et l’autre cas, les relations étaient déjà établies avant ces nominations. Emmanuel Macron s’est engagé auprès de François Hollande pendant la campagne de la présidentielle tandis que François Pérol fut le directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy lorsqu’il était ministre des Finances en 2004. Jeune inspecteur des finances, Emmanuel Macron est entré à la banque Rothschild en 2008, à l’âge de trente et un ans, et le voici donc, à trente-cinq ans, le relais des affaires financières internationales au cœur d’un système politique dont la majorité des pouvoirs sont aux mains de la gauche libérale. « Emmanuel Macron est notre relais, notre porte d’entrée auprès du président », s’enthousiasme Stéphane Richard, P-DG de France Télécom (challenges.fr, 3 septembre 2012). Tandis qu’un patron du CAC 40 déclare dans le même article : « Je l’ai vu à l’œuvre chez Rothschild, il va rassurer tout le monde. »

Selon Martine Orange, « il n’y a qu’en France que deux banques d’affaires [Lazard et Rothschild] centralisent à ce point le système d’influence. Elles sont au cœur du pouvoir […]. Le ministère des Finances en a fait ses interlocuteurs privilégiés, leur déléguant tant de missions qu’elles finissent par être des ministères bis de l’Industrie et de l’Économie note ». L’auteure indique nombre de privatisations qui, sous des gouvernements de droite comme de gauche, ont mobilisé les services de ces deux banques.

On n’est donc plus étonné quand, en septembre 2012, Pierre Moscovici, ministre socialiste de l’Économie, choisit la banque Lazard comme conseil pour la création de la Banque publique d’investissement. Un tel choix n’a pas manqué de provoquer la polémique autour du soupçon de conflit d’intérêts, puisque le dirigeant de la banque d’affaires Lazard en France n’est autre que Matthieu Pigasse, membre lui aussi du Parti socialiste, proche de Dominique Strauss-Kahn et soutien public de François Hollande pendant la campagne de l’élection présidentielle.

Tout se passe comme si l’État ne voulait plus, ou ne pouvait plus, prendre des décisions ou faire des arbitrages politiques et économiques sans que ceux-ci aient été expertisés et cautionnés par de grandes banques d’affaires privées.

Ainsi donc, le peuple de France est largement mis à contribution. La présence au cœur de l’État des grandes banques d’affaires privées ne devrait pas aider à modifier le cours des choses.

Prendre aux riches est inconstitutionnel

La « contribution exceptionnelle sur la fortune » a bien été validée par le Conseil constitutionnel durant l’été 2012, mais les « Sages » ont cependant précisé que si le gouvernement maintenait l’ISF à un taux aussi élevé de façon pérenne, il devrait l’accompagner d’un « dispositif de plafonnement produisant des effets équivalents, destinés à éviter une rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques ». Il s’agit là d’une mise en garde contre la proposition du candidat François Hollande de créer une tranche d’imposition à 75 % au-delà d’un million d’euros de revenus par individu.

Le gouvernement socialiste n’a pourtant modifié qu’à la marge l’ISF que Nicolas Sarkozy avait vidé de son contenu lorsqu’il fut politiquement obligé de renoncer au bouclier fiscal note. Le taux d’imposition pour la tranche la plus élevée (patrimoines supérieurs à 10 millions d’euros) est passé de 0,5 % à 1,5 %, alors que, avant Nicolas Sarkozy, ce taux était de 1,8 %.

L’engagement de taxer à 75 % la tranche des revenus au-dessus d’un million d’euros a été improvisé par un candidat Hollande inquiet de la montée des intentions de vote en faveur de Jean-Luc Mélenchon. Annonce qui a permis aux plus riches de mener une campagne de chantage sans précédent aux délocalisations et à l’exil fiscal.

Le chantage au départ des plus riches, vigoureusement soutenu par Le Figaro du 23 juillet 2012, mérite d’être analysé : « Les grands groupes n’ont pas attendu l’entrée en vigueur de la loi pour réagir. Ils installent à l’étranger leurs dirigeants qui refusent de rester ou de venir en France. » L’éditorial de ce jour-là a pour titre : « 75 % d’inconscience ». Le contenu vaut le détour : « La taxe à 75 % sur les très riches risque de donner le signal du grand exil fiscal […]. [Ils] font leurs comptes et réalisent qu’ajouter à la CSG, à la CRDS et à l’ISF, cette taxe à 75 % conduira à une fiscalité frôlant les 100 %. Or ce sont eux, grandes entreprises ou particuliers, qui créent de l’emploi en France et participent au premier chef au financement de la protection sociale […]. Que constatent les riches ? Que l’État a une imagination débridée quand il s’agit de fiscalité et aucune lorsqu’il s’agit de réduire son train de vie. »

Un article de ce numéro du Figaro donne des exemples précis de l’exil fiscal. Mais, en y regardant de plus près, on se rend compte qu’il y a très peu de noms et de cas que le lecteur puisse vérifier. Les interlocuteurs du journaliste sont pratiquement tous anonymes. « J’avais recruté trois cadres américains à Paris, ils sont partis », confie le P-DG d’un groupe industriel du CAC 40. D’après un diplomate dont le journaliste ne donne pas le nom, « la liste d’attente au lycée Charles-de-Gaulle à Londres a augmenté de plus de 700 demandes après le 6 mai [2012] ». « Chez BNP-Paribas, plusieurs responsables dans les salles de marché ont demandé leur mutation à Londres à leur employeur, qui l’a refusée sans être certain de les retenir. » « “Ce qui est sûr, c’est qu’on ne fera pas de cadeau à l’État”, confie un membre du comité exécutif d’un des principaux groupes français. » Ce qui signifie en clair que les filiales établies dans des paradis fiscaux seront encore plus massivement mises à contribution. Dans un autre article de ce numéro, il est question d’un patron qui déclare, toujours à propos de cette tranche supplémentaire à 75 %, que « l’État tue la création de richesse. C’est une catastrophe nationale, un suicide collectif ».

Le Figaro fait semblant d’ignorer que le fisc ne connaît jamais l’intégralité des revenus de ses clients fortunés. Les conseillers fiscaux, dont les bureaux sont légion dans les beaux quartiers, ont toujours, dans le maquis de la législation, des caches où abriter une partie des ressources de ceux qui n’en manquent pas. Les banques françaises disposent d’un nombre impressionnant de filiales dans les paradis fiscaux. Ce n’est évidemment pas pour accompagner l’industrialisation de Monaco, du Luxembourg ou des îles Anglo-Normandes. Ni pour soutenir le développement de la pêche dans les îles Caïman.

Le lecteur est frappé par la violence de la charge. Philippe Villin, un banquier d’affaires, parle dans un entretien, publié dans le même numéro du Figaro, d’un État qui veut définitivement « faire la peau » aux plus riches. « Je connais déjà un cas de propriétaire d’entreprise qui non seulement est parti, mais est en passe de changer de nationalité ! » Ce qui nous paraît un acte positif puisque, dans les propositions de changement que nous avions formulées dans Le Président des riches, la déchéance de la nationalité française pour ceux qui refusent de payer leurs impôts en France nous paraissait une mesure saine et de bon sens. Puis Philippe Villin affirme qu’il y a « une forte dimension psychologique qui amène nos dirigeants politiques, de gauche comme de droite, à haïr la réussite et à vouloir “bouffer du patron”, faute de bien gérer l’État et les collectivités locales et de donner du travail aux Français ». À cela, Philippe Villin a trouvé la raison : « Désormais, la rémunération des dirigeants d’entreprise s’est rapprochée des normes internationales, et elle distance largement le traitement du personnel politique pour qui c’est devenu insupportable. »

« C’est un taux confiscatoire, nous ne sommes plus dans le système capitaliste, jugeait Claude Perdriel, le propriétaire du Nouvel Observateur et de Challenges. Il ne faut pas décourager les jeunes entrepreneurs qui à trente ans ont envie de s’enrichir note. » Mais il a dû pouvoir réveillonner joyeusement pour le Nouvel An, le Conseil constitutionnel ayant censuré la fameuse taxe à 75 % le 29 décembre 2012. La base devait en être l’individu. Cela n’a pas été jugé conforme à la Constitution, puisque les impôts sont établis par foyer fiscal. Comment une telle erreur a-t-elle été possible ? « Le rapporteur général du budget à l’Assemblée nationale, le socialiste Christian Eckert, selon Laurent Mauduit, révèle sur son blog qu’il a alerté, très en amont, le ministre du Budget, Jérôme Cahuzac, du danger juridique d’inconstitutionnalité, mais que ce dernier n’en a délibérément tenu aucun compte note. » Peut-être parce que Jérôme Cahuzac n’était pas du tout favorable à cette mesure à laquelle il n’avait d’ailleurs pas été associé ?

Tout se passe comme si cette annonce avait permis à François Hollande d’être élu et de lancer une fausse croisade contre les plus riches ainsi légitimés à choisir l’exil fiscal. La déclaration d’inconstitutionnalité est tombée bien à point pour justifier le renoncement à la réforme annoncée pendant la période électorale. Si jamais François Hollande persiste en voulant taxer les entreprises qui offrent des rémunérations démesurées à leurs dirigeants, celles-ci pourront toujours utiliser les subterfuges des paradis fiscaux pour y localiser discrètement le trop payé à l’abri de la gourmandise du fisc.

Des droits de succession à peine écornés

En 2005, Nicolas Sarkozy, ministre de l’Économie et des Finances, avait porté l’abattement sur les successions en ligne directe à 50 000 euros par enfant. Devenu président de la République, il porte le seuil d’imposition à 150 000 euros. En juillet 2012, le gouvernement de Jean-Marc Ayrault a proposé aux députés de revenir sur cette défiscalisation des droits de succession. Le gouvernement socialiste a ramené ce seuil à 100 000 euros. S’il y a bien un durcissement de la fiscalité pour les héritiers les plus aisés, cette modification ne concerne ni les classes moyennes ni les classes populaires, dont les héritages se situent en dessous de 100 000 euros.

La réalité du patrimoine des Français ne permet d’ailleurs pas de s’y tromper. Selon l’Insee, le patrimoine médian est, en 2010, de 150 200 euros par ménage. Mais les 10 % les plus aisés possèdent en moyenne 552 300 euros, et la moitié du patrimoine brut total en France. À l’opposé, la fortune des 10 % les moins riches atteint péniblement 2 700 euros, ce qui représente 0,1 % du patrimoine total des ménages français. Ce sont donc bien les familles aisées qui vont encore profiter, bien que de façon amoindrie, de ces exonérations fiscales favorisant la transmission des patrimoines importants. Les droits de succession entre époux qui avaient été supprimés par Nicolas Sarkozy n’ont pas été rétablis.

L’abattement pour donation a diminué, passant de 150 000 euros à 100 000 euros pour chaque enfant, et pour chaque parent. Le délai entre deux donations en franchise de droits a été augmenté de cinq ans, passant de dix à quinze ans. Dans une famille aisée, avisée et prévoyante, l’héritier pourra continuer à engranger une partie du patrimoine familial avant même le décès de ses parents. Ceux-ci, légitimement soucieux de la pérennité de leur nom et du bien-être de leur descendance, auront eu recours de leur vivant à une ou plusieurs donations défiscalisées. Les débats à l’Assemblée nationale entre la droite et la gauche socialiste étaient à fleurets mouchetés. « Nous voulons privilégier le mérite plutôt que l’héritage », a revendiqué le socialiste Pierre-Alain Muet en réponse aux membres de l’opposition qui exigeaient de ne pas allonger le délai entre deux donations libres de droits afin de faciliter, comme l’a dit l’ancien ministre Éric Woerth, la « circulation du capital ». Les mesures socialistes restent limitées. Pourtant le député UMP Marc Le Fur n’a pas hésité à dénoncer un « crime contre la famille et les classes moyennes ». La manipulation idéologique consiste, pour la droite, à brandir la défense des classes moyennes par impossibilité à défendre explicitement les familles fortunées.

Mobilisation antifiscale sur tous les fronts

La réactivité des dominants dès qu’une loi menace leurs avoirs est un indicateur de la puissance et de la constance de leur mobilisation dans la défense de leurs intérêts de classe. Bien que la taxe sur les transactions financières votée le 1er août 2012 soit une mesure a minima, loin de ce que prévoyait la taxe Tobin, elle a déclenché les foudres des financiers et de leurs sociétés de lobbying. Elle ne représente pourtant qu’un prélèvement de 0,2 % sur les achats d’actions des 109 sociétés françaises qui, comme LVMH, pèsent plus d’un milliard d’euros en Bourse. Elle a, par ailleurs, exclu du texte initial deux catégories de produits financiers particulièrement nocifs dans le déclenchement des crises financières : les ventes « à nu » (sans que le vendeur soit en leur possession note) de CDS, ces assurances contre le risque de défaut d’une entreprise ou d’un pays, et les transactions à haute fréquence réalisées par les traders, utilisant des algorithmes capables de prendre seuls les décisions en une fraction de seconde à partir de programmes informatiques. Le chantage des investisseurs de la Bourse a été immédiat. Arnaud de Bresson, délégué général d’Europlace, le lobby de la Bourse de Paris, déplore dans Le Monde du 2 août 2012 : « Cette taxe va peser sur les investissements en actions à un moment où les entreprises doivent compenser une baisse progressive des financements bancaires en raison des nouvelles réglementations prudentielles (Bâle 3). »

François Hollande avait promis de modifier en profondeur le secteur bancaire en scindant les établissements en deux unités distinctes. L’une reprendrait les activités traditionnelles de la banque : le prêt aux entreprises et aux particuliers, la collecte des fonds provenant des salariés et des sociétés, et leur gestion. L’autre établissement aurait en « charge » le secteur de la finance spéculative, en particulier le marché des produits dérivés.

Le lobbying financier a fait son travail avec efficacité : la réforme ne concerne plus guère que 1 % des revenus des établissements bancaires. Emmanuel Macron, en provenance de la banque Rothschild, était, il est vrai, en charge du dossier à l’Élysée. Les activités hautement spéculatives ne sont, par exemple, pas concernées. Ceci explique-t-il cela ? Toujours est-il que la promesse de campagne pour tenter de maîtriser la dérive des marchés financiers n’est plus qu’un pieux souvenir. Rappelons que c’est Jacques Delors, ministre des Finances, qui a abrogé, le 24 janvier 1984, la loi bancaire du 2 décembre 1945, qui distinguait les banques d’investissement des banques de détail ou de dépôt, ouvrant la voie aux banques généralistes, et ce au nom de la liberté de la concurrence.

La litanie serait longue si l’on voulait recenser tous les reculs par rapport aux promesses. On pourrait se demander pourquoi la niche fiscale qui coûte un milliard d’euros par an aux finances publiques, en permettant d’importants dégrèvements sur les investissements réalisés outre-mer, ne figure toujours pas parmi les niches plafonnées. Lionel Jospin n’y avait pas non plus touché, de même que Pierre Bérégovoy lorsqu’il était ministre des Finances. « Le publicitaire Jacques Séguéla, qui a fait l’acquisition, en réduction d’impôt, d’un splendide voilier à Pointe-à-Pitre, décide de le baptiser sous le nom de Merci-Béré », raconte Laurent Mauduit note. Comment se fait-il qu’un gouvernement dit socialiste maintienne la niche Copé, qui exonère fiscalement les plus-values résultant de la cession de filiales réalisées par des personnes physiques ou morales ? Cette niche constitue une dépense fiscale de 2 milliards d’euros par an. Parmi les soixante engagements du candidat Hollande, il y avait celui de garantir l’« épargne populaire par une rémunération du livret A supérieure à l’inflation et tenant compte de l’évolution de la croissance ». Or, le 1er août 2013, le taux concerné passe de 1,75 % à 1,25 %. Ce qui serait conforme au niveau de l’inflation. Mais, dans les coulisses, d’autres marchandages ont eu lieu. Le lobbying bancaire s’est démené pour mettre la main sur une épargne aussi mal rémunérée. Depuis 2009, sous Nicolas Sarkozy, les banques disposent de 35 % de la collecte des livrets A, de développement durable et d’épargne populaire, soit 120 milliards d’euros. La commission de surveillance de la Caisse des dépôts a approuvé le 19 juillet 2013 un projet de décret prévoyant que « la direction des fonds d’épargne de la Caisse des dépôts reverse aux banques un total de 30 milliards d’euros note ». Ce sont donc 150 milliards d’euros qui, au total, sont soustraits des fonds gérés par cet organisme public pour financer le logement social, les collectivités locales et les PME. Des milliards faiblement rémunérés, que les banques ont tout loisir de prêter aux taux qui leur conviennent. L’épargne populaire peut ainsi contribuer à l’enrichissement des enrichis.

Une loi scélérate démantèle le droit du travail

L’accord du 11 janvier 2013, dit, par antiphrase, de « sécurisation de l’emploi », a été signé par le Medef et les centrales syndicales CFDT, CFE-CGC et CFTC, qui ne représentent au niveau national que 38 % des salariés. La CGT et FO ont refusé de ratifier ce texte qui détricote le droit du travail en favorisant les possibilités pour les patrons de rendre l’emploi toujours plus « flexible », c’est-à-dire précaire. Les procédures de licenciement économique sont rendues plus faciles et donc plus rapides.

Le gouvernement socialiste a en outre décidé de faire de cet accord minoritaire une loi. Pour cela, il a utilisé la procédure d’urgence qui permet de réduire les débats précédant le vote de tout texte législatif. Après quelques amendements, l’Accord national interprofessionnel (ANI) est donc devenu une loi. Sur 554 votants, 250 députés socialistes ont soutenu la proposition du gouvernement, 13 députés du groupe Gauche démocrate et républicaine (dont 10 du Front de gauche) votant contre alors que 278 UMP se sont abstenus. Certes, ces derniers ne pouvaient guère s’opposer aux aggravations de la flexibilité qui sont en conformité avec leur volonté d’affaiblir le droit du travail. Mais leurs votes n’ont pu se joindre à ceux des députés socialistes en raison de quelques concessions arrachées par des députés de gauche au cours du débat, comme la reconnaissance du licenciement économique pour tout salarié refusant la mobilité géographique au sein du groupe. L’abstention de l’UMP, sachant que le texte serait adopté, a permis de laisser aux seuls socialistes la responsabilité, devant l’histoire du droit du travail, d’avoir abrogé quelques-unes de ses dispositions essentielles.

Toutefois, 35 députés socialistes se sont abstenus et 6 ont eu le courage de voter contre. Pascale Boistard, Kheira Bouziane-Laroussi, Marie-Anne Chapdelaine, René Dosière, Christophe Léonard et Stéphane Travert ont passé outre les consignes de leur groupe et du gouvernement. Au Sénat, le samedi 20 avril, le gouvernement a utilisé l’article 44-3 de la Constitution qui permet d’écourter, c’est-à-dire de museler, des débats qui durent et empêchent de soumettre au vote chaque amendement. Il est alors procédé à un vote bloqué en fin de débat. « Une décision pour éviter la mobilisation », estime Éliane Assassi, sénatrice, qui, avec ses collègues du Groupe communiste, républicain et citoyen, a retiré les amendements du groupe et claqué la porte. Malgré leur vote contre (20 élus communistes, 2 PS et 2 élus UMP), le texte a été adopté au Sénat avec 172 voix. L’abstention de l’UMP a, une nouvelle fois, laissé le Parti socialiste seul face à ce choix de légiférer en faveur des actionnaires. Dont acte.

La loi adoptée va encore accroître la précarisation du travail. En 1981, 9 emplois créés sur 10 étaient des CDI. En 2012, sur 10 emplois créés, 9 sont des emplois précaires : intérim, temps partiels, stages… En 2010, le nombre des emplois précaires atteint le record de 3 millions, soit 12 % des emplois note. Parler de « sécurisation de l’emploi » à propos de cette loi est une nouvelle escroquerie linguistique. Promouvoir en loi ce qui était une convention entre le syndicat patronal et trois des cinq centrales syndicales reconnues comme représentatives crée un précédent fâcheux en rompant avec le principe qui veut que les accords d’entreprise soient plus favorables aux travailleurs que les accords de branche, ceux-ci étant eux-mêmes plus avantageux que le droit du travail qui jusqu’alors fixait, dans les faits, les droits minimaux des salariés. L’essentiel de la « sécurisation de l’emploi et des parcours professionnels des salariés », comme la complémentaire santé ou les droits rechargeables à l’assurance chômage, sont soumis à de nombreuses limites ou dérogations tandis que la légalisation du chantage à l’emploi et les nouveaux droits accordés au patronat seront applicables dès la promulgation de la loi. Ce qui fut fait dès le 14 juin 2013 avec une modification par le Conseil constitutionnel de l’article 1 permettant aux employeurs de choisir l’organisme assureur pour la complémentaire santé. Guillaume Sarkozy, délégué général de Malakoff-Médéric, groupe d’assurances en concurrence avec les mutuelles, est comblé par l’ouverture de ce nouveau marché. « Notre stratégie est confortée, déclarait-il dans un entretien aux Échos le 28 juin 2013, par l’accord national interprofessionnel du 11 janvier qui consacre la branche, et donc les entreprises, comme financeurs de la protection sociale de leurs salariés. » Les entreprises, selon lui, « peuvent devenir de véritables territoires de santé, en conciliant santé des salariés, productivité des entreprises et maîtrise des dépenses de prévoyance ».

Cette régression sociale rassemble à elle seule les différents éléments développés dans ce livre. La violence est là, dans cette organisation de la précarité, pompeusement dénommée « flexisécurité » pour masquer une aggravation de la condition salariale sous des termes qui connotent à la fois le mouvement et l’incertitude du lendemain. Le chantage à l’emploi constitue désormais une arme légale. Les ouvriers de Michelin qui, après la fermeture en 2006 du site de Poitiers, ont déménagé pour Joué-lès-Tours, viennent d’apprendre que ce site doit lui aussi fermer. 700 ouvriers y travaillent qui devront choisir entre la préretraite, l’inscription à Pôle emploi ou un nouveau déménagement. Pourtant Michelin se porte bien avec 1,6 milliard d’euros de bénéfices en 2012, en augmentation de 7 % par rapport à 2011. La sécurité flexible, en bon français, c’est l’insécurité légalement imposée. Cette menace permanente est inconnue des dominants auxquels leur patrimoine assure le lendemain de manière indéfectible.

Mais cet accord présente une faille de taille : FO et la CGT n’en ont pas voulu. La belle unanimité des « partenaires sociaux » et de la « solidarité conflictuelle » ne fonctionne pas. La collaboration de classe n’est le fait que d’une minorité, trop résignée ou trop affolée pour combattre encore. Les manipulations idéologiques des dirigeants d’entreprise et de certains politiques ont abouti à ce qu’une partie des travailleurs tressent eux-mêmes la corde avec laquelle ils seront pendus. Cette violence est l’une des plus retorses et cruelles que l’on puisse exercer sur ceux qui sont, par leur travail, la source même de la richesse.

Que le Parti socialiste se félicite de ce progrès manifeste une profonde déroute idéologique. La « guerre des classes », comme disait le milliardaire Warren Buffett, est bien en train d’être gagnée par les plus riches. La défection des régiments de la social-démocratie aura aidé à cette victoire, provisoire, du grand capital.

François Hollande, un président normal ?

François Hollande s’est fait élire en promettant d’être un président « normal ». Après la charge éruptive du président Sarkozy, avec ses annonces quotidiennes et un train de vie chic et cher, la normalité affichée de François Hollande a permis à la France de retrouver un peu de calme et de sérénité. Mais la conséquence a été d’assoupir la vigilance des Français vis-à-vis de la mise en application des promesses du candidat. En effet, le président normal s’est très vite révélé l’être plus encore qu’il ne l’aurait fallu. La normalité est allée jusqu’à en faire un militant du social-libéralisme. La règle d’or budgétaire a été votée dans la précipitation et la confusion, dès l’automne 2012, sans que le peuple français ait pu donner son avis sur une question aussi importante. La stratégie de communication mise en place autour de la « normalité » est en total décalage avec des rapports sociaux de domination dont la violence est anormale. Elle a comme objectif d’obtenir l’adhésion du peuple à la politique du président Hollande et de son gouvernement dans un consensus mou, éliminant, voire discréditant et stigmatisant, les velléités contestataires de ceux et celles qui ne peuvent accepter l’inacceptable. La sérénité apparente de ce président, après la fougue gesticulante du prédécesseur, est une autre forme de violence symbolique dans la douceur respectable d’une République apaisée. Quand Sarkozy impressionnait, Hollande rassure et rassérène. Endort ?

4. La domination dans les têtes

Au cours d’un jogging matinal, nous croisons un homme et une femme qui partent faire le ménage à l’École normale supérieure de Cachan. Lui est Noir et a le verbe haut, elle est Blanche avec un corps déjà déformé par de dures conditions de vie et de travail. C’est le 10 septembre 2012, François Hollande a fait une déclaration sur TF1 la veille, et l’homme dit à sa collègue : « Mais tu te rends compte, il a encore parlé de taxer les riches à 75 % ! Qu’allons-nous devenir s’ils s’en vont ! » Nous intervenons pour demander en quoi cela pourrait être gênant pour eux que les millionnaires quittent la France. « Mais qui va payer nos impôts, qui va payer tous ces étrangers ? dit l’homme. S’ils s’en vont, c’est nous qui allons devoir payer et nous allons nous appauvrir. » Ni l’un ni l’autre ne savent visiblement que, depuis plus de dix ans, les riches paient de moins en moins d’impôts. La conversation s’arrêtera vite faute de temps, mais ils repartiront avec le bouc émissaire rassurant de l’étranger de trop. Préférant rester avec des clefs de compréhension faciles, puisque visibles, et fuir cet univers opaque et illisible de la haute finance spéculative et mondialisée.

On préfère ne pas savoir

La connaissance de la société, notamment dans cette phase violente de la guerre des classes, fait peur, un peu de la même façon que le savoir sur le cosmos. Lors d’une nuit d’été, face à la profondeur de l’infini du ciel étoilé, l’angoisse de la petitesse de nos vies et de notre planète doit être vite divertie par une boisson fraîche, par une plaisanterie, bref par tout ce qui pourra rompre ce sentiment de l’impuissance et des aspects dérisoires des enjeux de notre pain quotidien. On préfère ne pas savoir…

L’opacité des rapports sociaux : le cas Michelin

La famille Michelin a la réputation de ne pas avoir la richesse ostentatoire. Sa discrétion est légendaire. Au cours de la rencontre organisée autour de Pierre Ivorra et de nous deux, à Clermont-Ferrand, le 29 mars 2012, quelques protestations ont fusé parmi le public. Les propos concernant la richesse des Michelin ont choqué certains. Pourtant, la richesse ne fait pas de doute. La famille Michelin occupe, en 2011, le 85e rang, avec 552 millions d’euros, dans le palmarès de Challenges. Michel Rollier, membre de la famille, associé-gérant du groupe, en a pris la direction, après la mort accidentelle d’Édouard Michelin, de 2006 à 2012. Sa rémunération a été de 4,5 millions d’euros en 2010.

La masse des dividendes versés aux actionnaires est passée de 230 millions à 378 millions d’euros entre 2008 et 2012, soit une augmentation de 39,15 %. Durant la même période le « total des frais de personnel » est passé de 4 606 millions d’euros à 5 377 millions, une augmentation de 19,25 %, inférieure de moitié note. C’est au nom de la compétitivité que le coût du travail est malmené.

Le non-respect des travailleurs chez Michelin peut même aller plus loin. Ainsi, Pierre Ivorra a décrit les pressions exercées sur les ouvriers accidentés pour qu’ils ne se fassent pas prendre en charge par la branche « accidents du travail » de la Sécurité sociale. Celle-ci est financée principalement par les employeurs et l’on comprend qu’ils puissent chercher à limiter le nombre des blessés dans leur société pour faire baisser leur cotisation « accident », qui y est indexée. Le parquet a ouvert une enquête préliminaire sur une possible fraude à la Sécurité sociale de Michelin.

La famille Michelin s’est construit une reconnaissance par certains de ses salariés. Il est sacrilège pour eux de rappeler la réalité. Il est vrai que Michelin a offert un certain nombre d’avantages à ses travailleurs. Fondée en 1889, la société a connu une période paternaliste où le logement, la formation professionnelle, les vacances des enfants, la santé étaient en partie pris en charge. La gratitude envers des patrons restés « simples », peu arrogants, peut faire oublier l’exploitation, source de la richesse accumulée, et rendre l’exploité solidaire de son exploiteur. Il n’est pas rare que les salariés d’une entreprise se désignent par le nom de celle-ci. En l’occurrence, ceux de Michelin s’appellent eux-mêmes les « Bibs », par référence à Bibendum, le personnage bedonnant emblème de la société. En 2009, dans son film Paroles de Bibs, Jocelyne Lemaire-Darnaud a recueilli le témoignage des rares ouvriers, tous syndiqués, qui ont eu le courage de parler. Le documentaire a été vivement attaqué par les responsables de Michelin.

Les rapports entre les ouvriers du numéro un mondial du pneu et la famille patronale passent aussi par cette connaissance et cette méconnaissance. Les combats des salariés doivent vaincre la timidité sociale, faite de crainte, de respect et d’illusions, pour exiger une meilleure répartition de la richesse produite.

Notre travail sur la classe dominante a reçu un accueil mitigé de la part de notre milieu professionnel. Prendre connaissance des modes de vie, des richesses, de la dimension des inégalités paraissait superflu, sans urgence. Nous avons également ressenti parmi nos amis, nos familles, non pas une dénégation de ce pouvoir, non pas un renoncement à lutter contre lui, mais plutôt un renoncement à en savoir plus. À quoi bon ? L’abstentionnisme électoral, le recul des effectifs des syndicats et des partis révolutionnaires sont l’expression de cette immense lassitude devant l’ampleur du champ de bataille. Le monde social est devenu d’une infernale complexité pour qui en subit les effets dévastateurs. Avançant sous le masque de la démocratie et des droits de l’homme, avec cette capacité à transformer, par l’intermédiaire du droit et de l’art, leurs intérêts particuliers en intérêt général, les plus riches peuvent exercer un pouvoir démesuré.

La vie est courte, la tâche est immense. La vie ne ménage que de courts moments de gaieté, de joie ; à quoi bon se lancer dans un combat perdu d’avance, dont on ne verra pas la fin ? se demandent certains. Ce n’est pas lâcheté ni ignorance, mais bon sens : profitons de ce nous avons, qui est peu, mais que nous pourrions perdre en affrontant les puissants. Nous savons leurs yachts, leurs palais, leurs jets, leurs collections et leur luxe : les magazines en sont pleins, la télé les invite. Profitons de ce spectacle peu cher et euphorisant. Peu importe le comment du pourquoi de ces fortunes insolentes, ce fut toujours ainsi et ce le sera toujours. Le fatalisme peut l’emporter dans des raccourcis de pensée bien à même de protéger de l’angoisse de connaître la réalité de la domination.

Dans une petite entreprise des Ardennes, à Revin, une simple maladresse de la direction a déclenché un mouvement social spontané et très décidé. Il est 7 heures en ce mercredi 16 décembre 2009, peut-on lire dans L’Union-L’Ardennais daté du 18, lorsque les ouvriers d’Ardennes-Electrolux, en prenant leur poste, découvrent, « entreposées sur les lignes de montage, une quinzaine de machines à laver neuves. Sur chacune, est écrit le nom du cadre à qui elle est destinée. Ce sont des modèles à tester, mais la plupart resteront chez les bénéficiaires ». Cela suffit à déclencher la colère des ouvriers, qui refusent de se mettre au travail. « Chaque année, précise un militant syndical, les cadres reçoivent ce genre de cadeau. Mais, d’habitude, c’est fait en catimini. » Ce fut la maladresse de trop après le mécontentement soulevé par l’attribution de voitures de fonction de plus en plus haut de gamme pour les uns et des salaires gelés en 2009 pour les autres. Ce cynisme et cette violence symbolique seraient impossibles si le rapport de forces entre les classes n’avait basculé en faveur des dominants. La colère des ouvriers ardennais a été attisée parce qu’ils ont vu de leurs propres yeux des favoritismes et des privilèges. Ils sont bien placés, au cœur des Ardennes, pour savoir que l’arbre peut cacher la forêt.

La révélation des turpitudes des puissants est de nature à éroder le respect de la hiérarchie, instinctif parce que intériorisé. Le dévoilement des privilèges peut entraîner un changement d’attitude qui va parfois jusqu’à la révolte, limitée dans le cas ci-dessus, mais qui peut devenir généralisée lorsque la somme des travers révélés dépasse le supportable. Notre livre Le Président des riches aura contribué à démasquer la réalité du pouvoir sarkozyste. L’affaire Bettencourt, le népotisme qu’a représenté la candidature de Jean Sarkozy à la présidence de l’EPAD, l’analyse de la loi TEPA comme une somme de faveurs accordées aux riches, ont joué un rôle dans la défaite du président sortant. Le cynisme des dominants donne à voir l’arbitraire de leur pouvoir et peut susciter des velléités de rébellion.

L’idéologie libérale à longueur d’antennes

Les « nouveaux chiens de garde », comme les appelle Serge Halimi, veillent à ce que les esprits soient réceptifs aux intérêts des dominants note. La lutte de tous contre tous pour l’accaparement des richesses allant désormais de soi, les agents sociaux doivent être « travaillés » en profondeur pour que leurs représentations du monde et leurs valeurs morales soient en homologie avec la nouvelle vulgate économique. Les médias et les agences de communication jouent un rôle de premier plan pour modeler les esprits selon cette logique, à laquelle la majorité des journalistes et la totalité des vendeurs de vent néolibéral croient. La naturalisation de cette mythologie est la clef de voûte qui permet la transformation de la violence objective en assujettissement aux nouvelles règles du jeu libéral, au point de les présenter comme la nouvelle donne incontournable.

Les riches : des créateurs de richesse ? Les travailleurs : des charges à réduire ?

Le discours économique est devenu pervers : ce sont les riches qui seraient menacés par l’avidité d’un peuple dont les « coûts », c’est-à-dire les salaires et les protections sociales, deviendraient insupportables. Le salarié ordinaire est ainsi mis devant le fait accompli : il est peu de chose, et les grands de ce monde sont dans un autre univers où brillent de tous leurs feux leurs qualités et les récompenses qui y sont attachées. Quant à lui, le travailleur, le prix de ses efforts semble exorbitant. Paria, profiteur, bénéficiaire d’avantages acquis, il est non seulement un parasite, mais, plus encore, un élément néfaste dans la compétitivité généralisée. Il n’est pas étonnant mais logique et rationnel qu’il soit remplacé par des forces de travail moins gloutonnes, qui existent au-delà des mers. Il faut reconnaître qu’il y a quelque abus à voir l’ouvrier vivant en France bénéficier d’un Smic à 1 121 euros, salaire mensuel net, au 1er janvier 2013, alors qu’il oscille en Chine entre 155 et 185 euros note.

Toutefois, le but recherché ne peut être explicite : justifier les délocalisations et les agressions contre les droits sociaux par la recherche du profit risquerait de mettre le feu aux poudres. La bourgeoisie est obligée de louvoyer. « Il est impossible à la bourgeoisie d’avouer ses fins véritables et son essence véritable, écrivait Paul Nizan. […] Elle ne peut pas accepter la publication des buts qu’elle vise et de l’avenir vers lequel elle tend. Elle ne peut pas ne pas être touchée par la rumeur d’accusation qui monte autour d’elle, qui condamne ses ressources, sa domination, sa sûreté note. » Le mot « ouvrier » a disparu du langage officiel, rayant du même coup tout ce qui viendrait rappeler la lutte des classes. Les ouvriers qualifiés sont désormais des « opérateurs de production », les manœuvres des « techniciens de surface » et les coursiers des « agents de liaison ». La bourgeoisie ne pouvant pas dire que la mondialisation de la finance lui permet de prendre le pouvoir à l’échelle de la planète et d’écraser les peuples, elle doit donc rester dans le mensonge, l’imprécision, la contradiction, l’esquive et le louvoiement. Pour faire accepter les décisions les plus controversées, celles qui ont le plus de mal à être acceptées, les responsables des entreprises s’abritent derrière un argument en apparence irréfutable : les catastrophes industrielles et marchandes relèvent d’une inéluctabilité fatale puisqu’elles appartiennent, comme les catastrophes naturelles, tremblements de terre et tsunamis, au seul destin dont décident les forces naturelles du marché, mystérieuses et assez puissantes pour rendre vaine toute volonté humaine de les contrecarrer.

« Les riches sont dans l’air du temps depuis quelques mois »

C’est en ces termes qu’une chaîne de radio privée, propriété d’un oligarque de renom, ouvre une émission d’une heure en plein cœur du mois d’août 2012. Les auditeurs ne seront pas déçus, c’est bien l’air du temps sur les riches qui va leur être servi. Au point, d’ailleurs, qu’il n’y aura que peu de différences entre les interventions des auditeurs et celles de la plupart des quatre « experts ». Un journaliste maison ouvre le débat avec ces commentaires : « La France a un problème avec ses riches : on a peur qu’ils partent, mais on ne les aime pas, mais on aimerait être riche ! » N’y aurait-il pas une « relation névrosée avec les riches » ? Cette manière de poser les termes du débat, qui n’est pas propre à cette émission, constitue d’emblée le riche en victime de l’envie qu’il suscite chez le pauvre. L’hostilité qu’il soulève est injuste, fruit des basses considérations de ceux qui n’ont pas su se faire une place de choix en ce monde.

Puis l’animateur pose la question du seuil de richesse : à partir de combien est-on riche ? Chacun y va de sa définition : 4 000 euros par mois, 9 000 euros, mais il faut compter le patrimoine. Un autre dira avec force : « Moi, le critère de la richesse, c’est lorsqu’une personne peut vivre sans travailler. »

Les dérives des revenus en millions d’euros pour les spéculateurs de la haute finance ont été dénoncées par l’un des intervenants, sans remettre pour autant en cause le système néolibéral. Cette simple remarque a fait dire à l’animateur à l’adresse de celui qui avait osé une telle incartade qu’il se montrait « idéologique ». Aucun des experts ne s’est interrogé sur l’absence de seuil de richesse, alors que de nombreux colloques, études ou enquêtes sont consacrés à la définition du seuil de pauvreté qui est aujourd’hui de 964 euros par mois et par unité de consommation, ce qui représente 60 % du salaire médian note. Près de 9 millions de personnes en France vivent en dessous de ce seuil de pauvreté, la moitié d’entre elles vivant avec moins de 781 euros par mois.

La tentative de définir un seuil de richesse se heurte à un double obstacle : la composition de la richesse et son extrême dispersion. La richesse est multidimensionnelle. Si l’argent est une condition nécessaire pour entrer dans le club des plus riches, elle n’est pas suffisante. L’argent doit s’allier, pour sa propre légitimation, avec de la richesse culturelle, de la richesse sociale et de la richesse symbolique, ce prestige qui vient parachever l’appartenance au « grand monde ». De plus, que l’on prenne en compte la fortune professionnelle, le patrimoine de jouissance ou les deux, on se trouve confronté au problème de la dispersion de la richesse. La fortune professionnelle de Bernard Arnault, première fortune de France avec 24 300 millions d’euros, représente 380 fois celle d’Alain Carpentier, la 500e fortune du classement de Challenges en 2012, avec 59 millions d’euros. Un tel écart dans les classes moyennes ou les classes populaires est tout simplement impensable. D’autant que, en dessous de 59 millions d’euros, il y a bien d’autres fortunes professionnelles que les smicards classeraient parmi les riches.

L’absence totale, au cours de cette émission, de prise en compte d’autres formes de richesse que l’argent n’est pas innocente. Elle permet d’éviter de faire comprendre aux auditeurs que ce qui est important pour les plus riches, c’est de transmettre leur richesse et leur patrimoine à leur descendance et de créer de nouvelles dynasties familiales comme les Lagardère, les Bouygues ou les Arnault, qui viendront s’associer aux lignées plus anciennes comme les Wendel ou les Taittinger. Autrement dit, silence total sur la reproduction de la classe qui concentre les richesses de génération en génération et les pouvoirs au sommet de la société. La compétence et le mérite ont été systématiquement mis en avant pour justifier les avantages des plus riches en déniant l’héritage et le privilège de la naissance.

Un économiste libéral s’est élevé puissamment contre la désignation, « à tort », des plus riches comme étant responsables de la crise, voire comme des « voleurs ». Que font les privilégiés lorsqu’ils se sentent menacés par la vindicte populaire ? Un entrepreneur français en partance pour la Suisse témoigne en direct : « On ne peut pas accepter d’être traité de paria alors qu’on a travaillé pour la France. Notre façon de manifester, c’est de partir, car on ne peut pas faire grève. Je pars parce que ce que je donne en impôts est dépensé n’importe comment. » Le choix des auditeurs conviés à intervenir en direct est en harmonie avec le contenu de l’émission. La première auditrice, une commerçante, soutient les riches puisque ce sont eux qui « font vivre le commerce. L’argent c’est la liberté, et je regrette qu’en France on soit envieux vers le haut et que l’on tire notre pays vers le bas. En ce moment, conclut-elle, tout le monde est frileux et dès qu’on est riche, on est montré du doigt ». Ce qui lui vaut le commentaire suivant d’un essayiste de renom : « Le seul riche que l’on encense, c’est le gagnant du Loto alors qu’en effet on montre du doigt celui qui a le mérite d’avoir gagné son argent. » Citons enfin un jeune employé de banque payé 1 400 euros par mois qui admire les investisseurs qui prennent des risques que lui n’a pas envie de prendre, mais qui du coup reproche à ceux qui les critiquent d’être « jaloux ».

La conclusion faite par le même essayiste a célébré le néolibéralisme et condamné une approche plus sociale en affirmant que « tout le monde doit faire des efforts pour surmonter la crise, il faut de la compétitivité et de la productivité, mais les Français sont pour le protectionnisme et ne veulent pas faire d’efforts ». Le peuple se retrouve une fois de plus stigmatisé. C’est à tort que les revenus des grands patrons et que les exilés fiscaux sont dénoncés. Il n’est pas juste de considérer les revenus se chiffrant à plusieurs millions d’euros comme scandaleux.

Une émission de ce type, parfaitement représentative des émissions consacrées aux plus riches, contribue à brouiller la violence des rapports de classe et à empêcher l’émergence de la revendication d’un autre ordre économique et social que celui que l’on impose, sur le ton léger de la rigolade journalistique entremêlée avec le sérieux de l’expertise. Un ordre qui va de soi, intangible parce que naturel, pour l’enrichissement de quelques-uns au détriment de tous les autres. Au final, cette émission a pléonasmé l’« air du temps sur les riches », pour que la réalité de la guerre des classes que mènent les plus fortunés soit totalement escamotée.

La fiction des « surhommes »

Les dominants ont intérêt à être perçus comme des êtres d’exception. La bourgeoisie doit persuader, et se persuader elle-même, de son bon droit. « Travaillant pour elle seule, exploitant pour elle seule, massacrant pour elle seule, il lui est nécessaire de faire croire qu’elle travaille, qu’elle exploite, qu’elle massacre pour le bien final de l’humanité. Elle doit faire croire qu’elle est juste. Et elle-même doit le croire. M. Michelin doit faire croire qu’il ne fabrique des pneus que pour donner du travail à des ouvriers qui mourraient sans lui note. »

En construisant leur image de meneurs d’hommes dont l’autorité est fondée sur des compétences exceptionnelles, que le passage par les grandes écoles atteste, les dirigeants des groupes industriels et financiers se posent en surhommes pouvant exiger des rémunérations exorbitantes par rapport à ce que gagnent les Français. Ces riches ont fait sécession : ils se situent hors du sort commun note.

France 3, le 29 juin 2012, au journal du soir : le débat porte sur la légitimité des plus riches à justifier d’être rémunérés en millions d’euros. Que voulez-vous, a répondu une chasseuse de têtes à Monique, « c’est la loi de l’offre et de la demande, et ce, à l’échelle internationale ». Toujours des réponses techniques à des questions sociologiques. Seuls l’entre-soi de la grande bourgeoisie, sa solidarité et sa mobilisation pour capter richesses et pouvoirs dans son seul giron expliquent ces « rémunérations obscènes note ». Jean-Marie Messier indique que s’il gagnait 20 millions de francs bruts en 1999, en tant que P-DG de Vivendi, il les devait à la décision d’un « comité de rémunération » composé de trois administrateurs : Jean-Louis Beffa, P-DG de Saint-Gobain jusqu’en mars 2013 ; René Thomas, ancien président de BNP Paribas ; Bernard Arnault, patron de LVMH note.

Les rémunérations versées à Gérard Mestrallet, P-DG de GDF SUEZ, ont atteint 3 088 977 euros en 2012, ce qui représente une moyenne de 257 414 euros par mois. La composition du Comité des nominations et des rémunérations, en 2012, explique de tels revenus. Son président, Jean-Louis Beffa, est administrateur du Groupe Bruxelles Lambert et de Saint-Gobain Corporation (États-Unis), membre du conseil de surveillance du Monde. Olivier Bourges représente l’État : il est l’actuel directeur général adjoint de l’agence des participations de l’État. Paul Desmarais Jr est président du conseil de Power Corporation (Canada) et vice-président du conseil d’administration du Groupe Bruxelles Lambert. Françoise Malrieu, administratrice de La Poste et d’Aéroports de Paris, est membre du conseil de surveillance de Bayard Presse SA. Enfin, Lord Simon of Highbury fut conseiller du Premier ministre britannique et du président Prodi pour la réforme de l’Union européenne, entre autres responsabilités note.

Alors que l’État détient 36 % des parts de GDF SUEZ, le comité des rémunérations ne comprend qu’un seul représentant de l’État, Olivier Bourges, tandis que les administrateurs représentant les salariés n’y ont tout simplement pas accès légalement. Dans le groupe Renault, l’État détient 15 % des parts. Le comité des rémunérations ne comprend que des administrateurs dits indépendants, c’est-à-dire qui n’entretiennent « aucune relation de quelque nature que ce soit avec la société, son groupe, ou sa direction, qui puisse compromettre l’exercice de [leur] liberté de jugement », d’après le rapport Bouton. Chez Renault, il n’y a donc pas d’administrateurs représentant l’État ou les salariés à ce comité des rémunérations. La CGT revendique la rupture de cet entre-soi confortable pour casser ces petits (et grands) arrangements entre amis. Si Carlos Ghosn, le P-DG, a bénéficié en 2012 d’une rémunération de plus de 3 millions d’euros, dont des valorisations d’actions, il le doit à Thierry Desmarest, président d’honneur de Total, Marc Ladreit de Lacharrière, président de Fimalac et principal actionnaire de la société de notation financière Fitch Ratings, Alain JP Belda, Américain, managing director de Warburg Pincus, et Jean-Pierre Garnier, président de Cerenis et d’Actelion, deux sociétés internationales dans le domaine des biotechnologies thérapeutiques.

Les patrons des sociétés du CAC 40, celles dont les capitalisations boursières sont les plus importantes, font en effet partie d’un même monde social. Ainsi, 98 administrateurs sur les 445 qui composent les conseils d’administration des sociétés du CAC 40, soit 22 %, détiennent 43 % des droits de vote. Ces administrateurs sont nombreux à siéger dans plusieurs conseils d’administration. L’oligarchie se lit dans l’entrecroisement sans fin de ces présences. Il en résulte que, à une exception près (Unibail Rodamco), « toutes les entreprises composant l’indice sont en relation les unes avec les autres par l’intermédiaire de leurs dirigeants. Cela montre que l’indice CAC 40 est plus qu’un simple indice boursier, c’est un espace social, une place financière au sens traditionnel du terme, où les acteurs entretiennent des relations professionnelles qui organisent leur activité note ».

La moyenne des rémunérations des dirigeants des sociétés du CAC 40 a été en 2012 de 2,3 millions d’euros. Maurice Lévy a perçu 4,8 millions d’euros. C’est d’ailleurs le groupe Publicis, dont il était le P-DG, qui a inauguré le dispositif say on pay qui permet aux actionnaires de se prononcer sur les revenus alloués aux dirigeants. Mais, si les actionnaires ont la garantie, comme on l’a vu avec GDF SUEZ, de voir leurs dividendes maintenus même lorsque la valeur des actions est en baisse, la spirale des « rémunérations obscènes » a de beaux jours devant elle.

Ce n’est donc pas grâce à des qualités surhumaines que les grands patrons se rémunèrent en millions d’euros, c’est bien parce qu’ils décident entre eux de se payer aussi royalement sur le dos des travailleurs. Le gouvernement socialiste a abandonné l’idée d’une loi pour éviter les rémunérations excessives des patrons. « Nous préférons miser sur une autorégulation exigeante », a expliqué, sans rire, Pierre Moscovici dans un entretien paru le 24 mai 2013 dans Les Échos, propriété de Bernard Arnault. Il faut, en effet, « éviter de figer les règles […] amenées à évoluer sans cesse dans un environnement international mouvant ». Pourtant, les salaires des patrons des groupes publics avaient été plafonnés dès juillet 2012 à 450 000 euros par an.

Ces rémunérations excessives sont également justifiées par le fait que les P-DG, Gérard Mestrallet pour GDF SUEZ ou Carlos Ghosn pour Renault, symbolisent à eux seuls toute leur entreprise. « La fiction qui permet aux dirigeants de placer un “je” en lieu et place de dizaines de milliers de salariés, de leur travail, de leur activité et de leurs innovations, sans lesquels l’entreprise n’est rien, est désormais au cœur de l’appropriation des profits sous forme de rémunérations obscènes, dans l’industrie comme dans la finance note. » Pour cela, les salariés doivent être sans cesse rappelés à leur statut, avec des salaires qui ne sont plus que des coûts, des charges toujours trop lourdes pour ces créateurs et ces bienfaiteurs de l’humanité que sont devenus leurs dirigeants.

Le nouveau gouvernement socialiste s’est inscrit dans cette logique en revalorisant le Smic de 2 % au 1er juillet 2012. L’inflation ayant été de 1,4 % depuis la hausse précédente, le « coup de pouce » réel a été de… 0,6 %, soit 20 centimes d’euro par jour. Puis, après un tel effort, il convenait de se calmer et, au 1er janvier 2013, la revalorisation n’a été que celle de l’inflation, soit 0,3 %.

Cette expérience du mépris, devant une générosité aussi mesquine et humiliante pour des gens dont le travail n’est pas rémunéré à sa juste valeur, a des conséquences dans le rapport à soi-même. La honte que l’on peut ressentir à être si mal payé est renforcée lorsque d’autres gagnent tant d’argent, sentiment qui est démultiplié par le regard des autres et par un mode de vie qui redit sans cesse la place dominée, aujourd’hui dénigrée, occupée dans la société.

« L’économie, écrit Jean-Pierre Dupuy, c’est finalement un jeu de dupes, un théâtre dans lequel chacun est à la fois dupe et complice de la duperie. C’est un immense mensonge collectif à soi-même note. » Tous les jours, à la radio ou dans la presse écrite, on peut entendre ou lire que les marchés sont hésitants, qu’ils ont perdu confiance. « Comment ne pas s’indigner, se demande cet économiste, devant le manque d’indignation de tous ceux qui sont témoins de cette déliquescence de la langue sans réagir […] ? Qui ne voit que cette rhétorique infâme reprend les termes du sacré le plus primitif et constitue une incroyable régression par rapport aux valeurs les plus fondamentales de la modernité démocratique note ? »

Le monde réenchanté par le Medef

Après avoir demandé deux invitations, c’est avec le statut d’observateurs que nous arrivons, en ce mardi 30 août 2005, dans les jardins d’HEC, à Jouy-en-Josas, dans les Yvelines, où se tient l’université d’été du Medef. Un soleil de jour de victoire illumine les lieux et les esprits. Une ambiance qui évoque celle des fêtes de L’Humanité : comme à La Courneuve, c’est une classe sociale qui se retrouve, dans une atmosphère enjouée et conquérante. Les polos jetés sur les épaules ont supplanté costumes et cravates : le « réenchantement du monde » est à l’ordre du jour, inscrit sur les soleils de carton suspendus ici et là, ce que le soleil authentique semble confirmer par sa splendeur. Les patrons sont inquiets après l’inattendu succès du « non » au référendum du 29 mai : une nette majorité du peuple français s’est prononcée contre une Europe libérale. Ils vont se réunir et réfléchir sur la manière de donner de l’espoir et de se faire porteurs d’un néolibéralisme devenu la nouvelle utopie d’un monde réenchanté.

Les propos sont rudes, très hostiles pour le monde ouvrier. La lutte contre tous les conservatismes est mise en avant. Les vieux oripeaux du changement sont déballés pour mieux conforter les intérêts du patronat. « Comme disait le duc d’Elbeuf, c’est avec du vieux qu’on fait du neuf », chantait Jacques Brel. Le champ de bataille est devenu mondial, et les délocalisations sont aujourd’hui l’une des armes à utiliser si l’on veut poursuivre les profits à deux chiffres. Le réenchantement paraît devoir passer par l’aventure : « La France a-t-elle posé le sac ? », tel est le titre d’une séance animée par Denis Kessler, longtemps bras droit d’Ernest-Antoine Seillière et, en 2013, de Pierre Gattaz, successeur de Laurence Parisot pour un « Medef de combat ». Quelques questions terre à terre sont parfois traitées : les remboursements des déficits publics sont incompatibles avec le désir des Français de moins travailler. « La volonté de croissance seule permettra d’être compétitif. » « Il faut adapter le code du travail pour que nos entreprises soient réactives » et pour cela éliminer toutes les « zones de confort ». Mais, si la France, comme l’a dit Nicolas Baverez, est « vieille, désespérée et dépressive », les patrons sont là pour redonner du sens à la vie et aux profits. Les socialistes sont représentés cette année-là notamment par Pierre Moscovici, que Denis Kessler tutoie avec gourmandise.

Aussi, s’aidant des soubresauts de la mondialisation qui pointe, bien des propos reprennent le leitmotiv de la mobilité, de la nécessité de s’arracher aux routines, aux nostalgies du passé. Reprendre le sac et la route. Les rigidités du droit du travail sont condamnées, on suggère de remplacer la loi par des contrats entre le salarié et l’entreprise. Les invitations à préférer les solutions individualisées foisonnent, y compris pour les systèmes de protection sociale : c’est le triomphe de l’individuel sur le collectif, ce qui nous laisse pantois, connaissant le sens aigu du collectif de cette classe au double langage. Ce réenchantement a tout l’air d’avoir été concocté et de tenir du tour de magie visant à nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Cette université d’été du Medef était déjà au cœur de la nécessité de trafiquer le langage de façon à flouer les travailleurs. Par la suite, le néologisme « flexisécurité » ou l’oxymore « solidarité conflictuelle » pourront fleurir sur ce terreau fertile. Le discours patronal doit être poudre aux yeux car l’important est de duper.

Julian Bugier est ainsi triomphant au journal de 20 heures, sur France 2, en ce 25 décembre 2012. Jouant au Père Noël, il annonce un merveilleux cadeau pour les ouvriers d’une entreprise en difficulté : après avoir imposé le gel des salaires et la suppression des RTT, un entrepreneur au grand cœur a proposé de leur donner leur chance… Sous l’appât de l’emploi, le capitalisme s’insinue dans nos vies, à travers un discours infantilisant qui fait de l’employeur un bienfaiteur.

Les financiers, seuls responsables de la crise de 2008, sont ainsi arrivés, avec l’aide des politiques et de nombre de journalistes, à faire accepter au peuple de France que c’était à lui de payer les pots cassés. Et à eux d’engranger de nouveaux profits.

La publicité achève bien les cerveaux

Les dépenses de publicité ont augmenté en France, entre 1997 et 2011, de 8 milliards à 32 milliards d’euros. Le rôle de la publicité s’est donc considérablement accru durant ces quatorze années. Elle est importante pour « modeler les besoins et les attentes des individus en fonction de la demande économique, écrit Marie Bénilde […]. Davantage qu’un simple reflet de la société économique moderne, la publicité suscite l’acceptation de celle-ci dans toutes ses composantes : inégalitarisme, violence sociale, domination masculine, stéréotypes communautaires, etc. note ». D’ailleurs les P-DG des entreprises publicitaires, comme Maurice Lévy qui dirige Publicis, sont issus de la classe dominante comme ceux des sociétés du CAC 40. « Un recrutement qui privilégie les privilégiés permet au message publicitaire d’épouser plus étroitement encore les intérêts de la classe dominante […]. Le plus souvent, le sésame s’obtient par cooptation, en fonction des affinités et du style de vie, perpétuant ainsi la composition d’un milieu endogamique note. » Une nouvelle école de journalisme a été créée à Sciences Po. Elle « intègre dans son cursus “la capacité à attirer la publicité” : la presse ne sait plus quoi inventer pour se vendre aux annonceurs note ».

L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit, comme l’avait si bien dit Patrick Le Lay en 2004, alors qu’il était P-DG de TF1, de convaincre le téléspectateur qu’il a soif et qu’il a envie de boire un Coca-Cola, le tout supposant un cerveau disponible, c’est-à-dire vidé, pour le message publicitaire.

L’empire de la com’ politique

Le monde politique est aussi partie prenante du pouvoir de la publicité. Maurice Lévy n’a pas hésité à venir au secours d’un Nicolas Sarkozy fort mal en point dans les sondages, en août 2011, pour proposer que les plus riches payent une taxe exceptionnelle. Ce publicitaire compte parmi ses amis Laurent Fabius et Dominique Strauss-Kahn. Les intérêts de la classe dominante traversant l’espace politique de la droite conservatrice à la gauche libérale, il n’est pas étonnant que les mêmes publicitaires, comme Jacques Séguéla, puissent travailler pour François Mitterrand, Jacques Chirac ou Lionel Jospin.

La publicité a investi le champ politique. Le candidat est un produit comme un autre : il est à vendre, la seule différence avec la marchandise étant que la monnaie qui a cours pour son achat est le bulletin de vote. La personne souriante des affiches des campagnes électorales promet de satisfaire un ensemble de besoins par des innovations qui seront à même de changer la vie. Comme les premières machines à laver le linge, symbole de jours meilleurs. Ces affiches de candidats, sauf à l’extrême gauche, ne sont pas des appels à la mobilisation et au combat. Elles sont démobilisatrices puisque les solutions existent et que le candidat élu les mettra en œuvre. Du moins, ses électeurs y croient. Le produit choisi ne doit pas décevoir : il n’y a pas de suivi après-vente. Pas de garantie à faire jouer. Il y a abdication de sa propre volonté dans la remise de soi à celui qui a été choisi. N’y a-t-il pas là une forme de violence symbolique très insidieuse qui, par le jeu de la médiatisation des candidats, de la forme publicitaire que prennent les campagnes électorales, ramène la démocratie à sa plus simple expression, le choix du produit politique le plus séduisant, le mieux présenté, offrant les garanties techniques les plus évidentes ?

La droite et la gauche communiquent

Maurice Lévy est l’un des patrons français les mieux payés. Le montant brut total de ses rémunérations pour 2012, comprenant des rémunérations variables exceptionnelles, a été de 20 531 969 euros note. Jérôme Cahuzac, alors ministre du Budget, a déclaré sur la chaîne Public Sénat que « l’inégalité dans la répartition de la richesse produite, quand elle est à ce point, est un désordre et ce désordre, il faut y mettre fin ». Aujourd’hui l’agence Publicis est chargée de… la communication ministérielle du gouvernement de Jean-Marc Ayrault. Deux anciens de Publicis, Jérôme Batout et Camille Putois, sont à la tête du pôle « stratégie-médias » à Matignon. Aujourd’hui âgé de trente-trois ans, Jérôme Batout, après des études à Sciences Po et à la London School of Economics, a débuté en 2003 comme analyste en fusions-acquisitions au Crédit suisse. Une des plumes de François Hollande, Paul Bernard, est l’ancien directeur de cabinet de Maurice Lévy. Publicis Consultants peut ainsi conseiller et défendre des politiciens se réclamant des valeurs de la gauche après avoir fait ce travail pour le précédent gouvernement, celui de François Fillon, Premier ministre de Nicolas Sarkozy pendant tout son quinquennat. Les réseaux de l’oligarchie de droite et ceux de l’oligarchie de gauche sont perméables. Les divergences politiques deviennent mineures lorsqu’il s’agit de défendre les intérêts majeurs du système capitaliste. Aussi, les politiques se vendent comme des savonnettes, leur « image » tenant lieu de ligne politique.

Les idées ne sont plus nécessaires puisque l’idéologie néolibérale règne à l’échelle de la quasi-totalité de la planète. Les élus des assemblées parlementaires sont, pour la plupart, coupés des catégories populaires qui ne sont plus représentées par des députés ou des sénateurs qui en seraient issus. Les alternances n’interdisent pas que les intérêts des financiers et des hommes d’affaires continuent à être gérés. Maurice Lévy était donc bien placé pour vider de son contenu la promesse de François Hollande de taxer à 75 % la part des revenus supérieurs à 1 million d’euros.

C’est l’un des pires dangers d’une situation qui, en France mais aussi en Europe, a dégagé à droite ainsi que dans une certaine gauche institutionnelle des personnalités susceptibles d’accéder aux plus hautes responsabilités pour prendre les mesures les plus favorables au capitalisme financier. Stéphane Fouks, devenu célèbre pour les conseils prodigués à Dominique Strauss-Kahn, avec son agence EuroRSCG, a assuré la communication de Jérôme Cahuzac lorsqu’il était ministre du Budget. Cette agence a été rebaptisée « Havas Worldwide », et Stéphane Fouks la préside maintenant avec… Vincent Bolloré. Stéphane Fouks est également un ami de longue date de Manuel Valls, qu’il a rencontré en 1980 sur les bancs de la faculté de Tolbiac, de même qu’Alain Bauer. Celui-ci, consultant et ancien conseiller pour la sécurité de Nicolas Sarkozy, ne rechigne pas à mettre ses talents au service de ses vieux amis.

La notion de conflit d’intérêts est consubstantielle à cette classe oligarchique qui siège au sommet de la société. Ses membres œuvrent à leur défense, s’appuyant sur un droit élaboré pour et par les dominants et sur leur habileté à manipuler la communication. Un brouillard idéologique conçu et pensé pour paralyser toute velléité de changement s’est installé. La publicité et ses stratégies de marketing envahissent toutes les dimensions de la domination et conduisent des pays soi-disant « démocratiques » à des totalitarismes qui ne disent pas leur nom.

Drôle de démocratie dans laquelle on ne peut pas rapporter la marchandise au vendeur en cas de dysfonctionnement ou de vice caché. Ne pas accepter de se fondre, comme consommateur, dans ce marché des idées revient à refuser la démocratie, forme politique de la libre concurrence idéologique. Pour la

Bicéphalisme réactionnaire : dignité et excentricité

La droite néolibérale, pour pouvoir poursuivre la destruction des protections sociales, des services publics et du droit du travail, présente souvent une hydre à deux têtes. Le peuple français a pu constater pendant cinq ans que le couple que l’on aurait pu croire infernal et donc peu durable, un président de la République, Nicolas Sarkozy, n’hésitant pas à s’exposer dans sa vie privée et la transpiration de ses joggings, et un Premier ministre, François Fillon, le plus souvent présenté dans l’uniforme de sa classe, le costume sombre bien ajusté, la cravate bleu marine sur chemise blanche et les chaussures noires élancées pour mieux affiner sa silhouette, avait résisté à toutes les embûches du pouvoir.

L’Angleterre propose un autre couple de la droite ultraconservatrice avec David Cameron et Boris Johnson. Tous deux, issus de la grande bourgeoisie, sont assoiffés de pouvoir : le premier pour conserver le poste de Premier ministre qu’il occupe depuis 2010, le second pour se servir de son élection en 2008 comme maire de Londres, la plus grande ville d’Europe, pour être calife à la place du calife et devenir ainsi Premier ministre à son tour en 2015. Tous deux viennent de la haute société et ont fréquenté le même prestigieux collège d’Eton et la célèbre université d’Oxford. Eton, collège onéreux, réservé aux garçons de treize à dix-huit ans, accueille, à 40 kilomètres à l’ouest de Londres, depuis le XVe siècle, l’élite de la Grande-Bretagne. Les princes William et Harry y ont fait leur scolarité. C’est peut-être parce que le théâtre occupe une place importante dans l’éducation de cette public school que Boris Johnson, comme le décrit si bien Marion Van Renterghem dans M le Magazine du 15 mars 2013, peut se permettre de pédaler « dans les rues de Londres, tête en avant, coudes écartés, en expirant l’air de ses joues rebondies. Il a un bonnet à rayures enfoncé jusqu’aux yeux, d’où dépassent quelques touffes blondes. Partout, son passage suscite l’euphorie, une excitation inexplicable ».

La déréglementation des échanges dans l’économie financière à l’échelle du monde est en harmonie avec des individus qui refusent toute contrainte. L’individu néolibéral est en phase avec une économie capricieuse, sans la maturité du renoncement nécessaire, ni même celle de l’ajournement provisoire. C’est une vision à courte vue. Mais, pour assurer la survie de cette phase folle du système capitaliste, les pouvoirs réactionnaires doivent organiser de fausses alternances avec des individus aussi contrastés que Nicolas Sarkozy et François Fillon pour la France et Boris Johnson et David Cameron pour la Grande-Bretagne. Que ce soit dans des attitudes provocantes et décomplexées vis-à-vis du pouvoir et de l’argent ou au contraire dans des postures rigides et déterminées, le cynisme des dominants dans la guerre qu’ils mènent contre les peuples européens est de même nature. Violente et destructrice.

publicité, il n’y a plus ni citoyens, ni salariés, ni cadres, ni même patrons : il n’y a plus de classes sociales. Seul le consommateur existe et ses désirs consuméristes sont entretenus pour que la quête soit sans fin et qu’il considère comme normal qu’en haut de la société on désire toujours plus de yachts, de châteaux, de jets privés et d’argent. Grâce à l’utilisation de sciences comme la psychologie, la sociologie et les neurosciences, alliées aux nouvelles technologies, la publicité devient toujours plus ciblée, plus efficace et même totalitaire par sa maîtrise sur les choix des « citoyens » qui seront amenés à désigner les candidats les mieux formatés pour répondre à cette nécessité vitale pour la classe dominante : faire accepter le néolibéralisme et détruire tout désir de changement, tout en donnant à chacun l’impression d’être aux commandes de sa propre vie et de son destin, ses choix lui paraissant avoir valeur identitaire et existentielle.

La corruption du langage

George Orwell, dans 1984, avait raison de penser que la corruption du langage, que nous connaissons aujourd’hui avec les manipulations systématiques du vocabulaire, corrompt la pensée note. Les politiciens de droite ou de la gauche libérale détournent le sens des mots, inversent les valeurs morales, ayant compris ce que le pouvoir doit à la dégradation du langage et à la paralysie de la pensée. Le politiquement correct est toujours linguistiquement incorrect. Il bannit le terme juste pour installer un vocable édulcorant qui permet de faire accepter l’inacceptable. Le chômeur devient le « sans-emploi » et l’allocation chômage, l’« allocation d’aide au retour à l’emploi ». Un plan de licenciement s’appelle « plan de sauvegarde de l’emploi » ! Les réformes structurelles de compétitivité cachent le projet d’aligner le salaire du tourneur français sur celui de son homologue indien. Avec les socialistes, les privatisations deviennent des « cessions d’actifs publics ». Orwell a envisagé, à un moment où il luttait contre une tuberculose qui l’a emporté en 1950, qu’il était possible de transformer, grâce aux moyens de communication de cette époque (la radio et la presse écrite), la race humaine en des hommes et des femmes n’aspirant plus à la liberté. Les réflexions philosophiques et sociologiques d’Orwell alertent sur le fait que l’« humain » et l’« humanité » ne sont pas des données innées, mais construites.

« Ce roman, écrit James Conant, à travers le thème du novlangue, constitue peut-être la méditation la plus aboutie qu’on ait jamais écrite sur les applications intellectuelles potentielles du remplacement d’un vocabulaire par un autre. […] Mais le but le plus important du novlangue est la destruction des concepts note. » Certains modes de pensée sont ainsi rendus impossibles : la pensée critique ne trouvera plus les mots pour s’exprimer en tant que telle. L’histoire violente de l’humanité avec ses rapports de domination, ses guerres et ses luttes ne sera plus accessible, non par une interdiction quelconque, mais par le simple fait de leur non-compréhension par ces hommes et ces femmes dont les cerveaux auront été manipulés.

Le roman d’Orwell est étonnant par sa capacité à anticiper ce qui est advenu. En tout cas, le hasard fait que, dès 1983, le Parti socialiste, sous la présidence de François Mitterrand, introduisait le néolibéralisme au nom des valeurs de la gauche. Depuis, les manipulations idéologiques et linguistiques n’ont fait que se multiplier et s’affiner.

Le discours fallacieux diffusé par les dominants aboutira au fait qu’on ne croira plus à l’existence de la vérité objective. Selon Orwell, les modes de pensée totalitaires « sapent la possibilité de mener une vie dans laquelle vous soyez libres de penser vos propres pensées – notamment d’avoir votre propre idée sur ce qui constitue, ou non, une cruauté note ». Les dominants n’hésitent pas à manipuler le passé et à faire en sorte que leurs mensonges deviennent vérité. Mais, pour cela, il faut que le dominant lui-même croie à la vérité de ces contre-vérités.

Les manipulations linguistiques du novlangue, imaginé par Orwell, conduisent à une forme d’incohérence, à l’impossibilité de construire un discours sur le monde, et sur soi, qui ne soit pas disloqué, sans logique, ou mettant en œuvre une logique autre que celle de la raison. Peu importe la vérité, pour les dominants, seuls comptent l’efficacité vis-à-vis du but recherché, l’asservissement, l’acceptation de l’ordre qui assure les privilèges des initiés.

Manipulateurs et fiers de l’être : l’enfer du management

Le rédacteur en chef du mensuel Management s’interroge dans l’éditorial du numéro de septembre 2012 : « Manipulation ? Nous n’avons pas peur des mots : il ne se cache ici rien d’odieux ni de malhonnête. Savoir flatter à bon escient, feindre de laisser le choix à quelqu’un afin de le pousser à s’engager ou noircir délibérément le tableau pour parvenir à ses fins doit faire partie de votre panoplie. » La manipulation du psychisme de l’individu, plus que l’ordre autoritaire, conduit à une plus grande efficacité dans la réalisation des desseins des dominants.

Ceux-ci ont su mettre à profit les travaux de chercheurs en psychologie sociale, comme Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois note, ou ceux des sociologues spécialisés dans les domaines de l’éducation et de l’école, pour remplacer la violence objective et ses contraintes visibles par la violence subjective et ses contraintes invisibles. Le nouveau système managérial, importé du monde anglo-saxon, a réussi le « tour de force qu’aucun régime autoritaire ne fut jamais en mesure de réaliser, de se maintenir sans violence apparente, par la simple mais redoutable capacité qu’il déploie à subvertir les subjectivités aux fins d’arracher aux individus un “consentement volontaire” aux règles qu’il impose note ».

Il s’agit de repérer avec l’aide des salariés, qu’ils soient ouvriers, employés ou cadres, tout ce qui va permettre d’organiser certains postes de travail avec des effectifs réduits. Le management, c’est supprimer les « zones de confort », comme on dit au Medef, c’est-à-dire toutes les respirations qui permettent aux travailleurs de ne pas être continûment sous tension. Pour les caissières de supermarché, les pauses toilettes sont souvent à heure fixe. « Le temps perdu n’existe plus, confirme Jean-Paul Bernard, inspecteur général du Travail à la retraite. Le temps doit être productif en permanence. Ce qui a pour conséquence l’impossibilité d’échanger avec ses collègues. Ce sentiment d’isolement est renforcé par la faiblesse des syndicats et par l’exigence d’être toujours au top de la performance. » Au nom de la satisfaction du client-roi, les actionnaires de Carglass, une entreprise de fabrication et de pose de pare-brise pour voitures, relayés par les directeurs, certains cadres et managers, parviennent à faire accepter le sous-effectif chronique et des records de productivité qui seraient impossibles à obtenir sans l’adhésion intime et profonde des personnels. Le documentaire de Jean-Robert Viallet La Mise à mort du travail montre comment la satisfaction du client devient l’emblème de la société, sa référence et sa publicité note. Les salariés s’identifient d’autant plus facilement à cet objectif qu’ils sont eux-mêmes des propriétaires de voiture et confrontés de temps à autre au changement dans l’urgence d’un pare-brise. Ce n’est plus Carglass qui demande à ses salariés de dépasser l’heure du départ, si c’est nécessaire à la satisfaction du client. « C’est leur désir », comme le dit avec satisfaction l’un des directeurs de cette entreprise.

La violence symbolique ressentie par les salariés est d’autant plus forte qu’ils doivent vivre dans ce paradoxe étonnant d’un processus d’isolement et de performance individuelle qui s’inscrit dans une identification « totale », pour ne pas dire totalitaire, à l’entreprise. La communication entre les personnels est désormais contrôlée sous forme d’événements, lip dub, gaming, issus du management anglo-saxon… De surcroît l’évolution du droit du travail, de plus en plus complexe, crée une « incertitude juridique », selon les termes de Jean-Paul Bernard, qui vient renforcer l’incohérence d’un management fait pour désorienter et asservir. Et, pour cela, n’hésite pas à provoquer la culpabilité des travailleurs. La société Nestlé, propriétaire, entre bien d’autres, d’une chocolaterie en Italie, a ainsi proposé aux salariés de plus de cinquante ans, employés en contrat à durée indéterminée et pères ou mères de famille, de diminuer leur temps de travail de quarante à trente heures par semaine avec simultanément une baisse de salaire de 25 % à 30 %, ce qui permettrait de promouvoir la candidature d’un de leurs enfants à un emploi aux mêmes conditions dans la même entreprise. On peut imaginer le désarroi de ces parents pris dans l’étreinte d’une culpabilité liée au fait qu’ils ont honte d’avoir un travail alors que leurs enfants sont au chômage. Le directeur des relations humaines de Nestlé a déclaré au quotidien La Repubblica le 25 juillet 2012 : « Il y a des ouvriers qui attendent leur retraite et qui, avec les nouvelles lois, ne peuvent pas la prendre. Ils empêchent ainsi l’embauche de forces neuves. Pourquoi ne pas leur demander de réduire leur salaire et d’en offrir à leur enfant ? Ainsi, au lieu d’un salaire par famille, il y en aurait un et demi ! » Toutes ces manipulations expliquent l’augmentation sans précédent des suicides sur le lieu de travail.

Le « management » est surdéterminé par le néocapitalisme, pour lequel seul compte le taux de profit. Il faut que ça rapporte. Le bon ouvrier, ce n’est plus l’artiste de la tôle, le vieil ouvrier d’une usine Citroën, décrit par Robert Linhart note, capable de redresser les ailes et les portières déformées sur son établi, leur évitant le recyclage immédiat en fonderie. La logique financière s’insinue au cœur de l’entreprise, dans les esprits des patrons, des cadres et des ouvriers, à travers ces techniques managériales qui se sont approprié certains acquis des sciences sociales et humaines.

La conception de ce type de management, hautement néfaste pour les salariés, l’est également pour l’entreprise. « Le personnel avec ses qualifications et ses savoir-faire, conclut Jean-Paul Bernard, est une richesse qui, hélas, ne figure dans aucun document comptable. »

Les partenaires sociaux dans le management

Le groupe Suez, devenu GDF SUEZ, a mis en place dès le début des années 2000 une instance de réflexion sur les réponses à apporter aux « exigences sociales de la mondialisation ». Les initiateurs de ce qui deviendra l’Observatoire social international (OSI) ont été Dominique Fortin, directeur des ressources humaines de Suez, et Jean Kaspar, ancien secrétaire général de la CFDT, de 1988 à 1992. Celui-ci s’est reconverti en consultant auprès des entreprises en créant un cabinet, JK Consultant. Il est membre de la Commission pour la libération de la croissance française mise en place sous Nicolas Sarkozy et présidée par Jacques Attali.

Sous couvert de l’engagement « en faveur du bien-être au travail et du droit universel à la santé », les Lettres de l’OSI produisent une sorte de langue de bois portant peu d’informations ou de projets, mais générant de la domination et de la violence symbolique. Jean Kaspar ouvre l’un des rendez-vous de l’OSI en ces termes : « La question de la régulation sociale de la mondialisation représente un enjeu décisif pour que cette mondialisation soit source de progrès économique pour l’ensemble de la population, mais aussi source de progrès social note. » La souffrance au travail, la perte du sens et de la fierté de l’activité productive sont apparues, écrit Jean Kaspar, « comme une difficulté centrale à surmonter […]. Seule une véritable opérationnalité des démarches de responsabilité sociale dans les cœurs de métier peut éviter une dérive schizophrène qui ruine l’engagement des salariés. La gouvernance des entreprises est appelée à se transformer pour que les logiques économiques soient davantage mises au service du développement humain note ».

Les grands problèmes qu’engendre la mondialisation sont noyés sous une phraséologie tout en rondeurs, sur laquelle il n’y a pas de prise car il s’agit d’un simple pléonasme du système néolibéral. Ce qui a le mérite de présenter une vitrine idéologique qui se préoccupe de la santé des travailleurs. Mais, dès que l’on s’intéresse à l’arrière-boutique, les vrais enjeux de cet engagement pour le « bien-être au travail et la santé » apparaissent. Ce thème a fait l’objet d’un petit déjeuner de travail réunissant l’OSI et la société Malakoff-Médéric le 4 octobre 2011. Le délégué général de cette société est Guillaume Sarkozy, membre du conseil national du Medef et frère de Nicolas Sarkozy. Or cette société met en place la privatisation de la santé et des retraites, autrement dit les profits des actionnaires sur le dos des cotisants. C’est un peu comme une réunion d’agneaux conviant le loup à venir leur donner son point de vue.

Un autre petit déjeuner, cette fois « pour un management humaniste et performant », a réuni le 29 mai 2012, à l’initiative de Jean Kaspar, l’École supérieure des sciences économiques et commerciales (Essec), le cabinet Bernard Julhiet (dont la devise est : Trust human, Think innovation, « L’innovation comme moteur, l’homme au cœur des solutions ») et l’Union confédérale des cadres de la CFDT. « Nous avons la conviction, a déclaré Jean Kaspar, qu’un management humaniste peut constituer un levier de performance. Il ne s’agit pas uniquement d’un supplément d’âme, mais bien d’un ressort d’efficacité dans l’entreprise. »

Penser « la » performance comme « le » but ultime de l’être humain, voilà l’objectif qui mobilise les « partenaires sociaux » devenus les complices de la nouvelle dictature de l’actionnariat.

5. La mécanique de la domination

Comment expliquer qu’un système économique et social aussi injuste et inégalitaire soit accepté par la plupart des Français ? Faut-il parler de servitude volontaire, à la manière d’Étienne de La Boétie, qui écrit : « C’est le peuple qui s’asservit, car non seulement il obéit, mais il sert ceux qui le dominent note. » L’idée de servitude involontaire est certainement plus juste tant les dominants font ce qu’il faut pour asservir le peuple tout en lui donnant l’illusion de la liberté de ses choix. Car la servitude passe d’abord par l’intériorisation des bonnes raisons que les plus riches font miroiter pour faire valoir leurs intérêts au nom de l’intérêt général.

Du particulier à l’universel, leur intérêt bien compris

Par l’intermédiaire du droit, de l’art et de la culture, les dominants parviennent à généraliser et à universaliser leurs valeurs, leurs modes de vie et leurs intérêts économiques et financiers. C’est ainsi que « leur » droit devient « le » droit, « leurs » lois, « les » lois, « leur » crise, « la » crise. « Leur » patrimoine est reconnu comme « le » patrimoine national. Le droit est conçu par et pour ceux qui cumulent richesses et pouvoirs. Mais cet arbitraire doit être caché, méconnu pour exercer son « efficacité symbolique », comme l’écrit Pierre Bourdieu, et obtenir la reconnaissance, voire la complicité des dominés note. Si la mystification inaugurale de la loi présentée comme émanant de la volonté du peuple, alors qu’elle reflète avant tout celle des princes, était dévoilée, elle pourrait remettre en cause le respect des lois et le principe même de l’obéissance civile. Ce n’est pas un hasard si le droit n’est pas enseigné dans le système scolaire français, en dehors des établissements universitaires spécialisés.

Le droit comme reflet du rapport des forces entre les classes

Le droit est souvent perçu comme aussi « naturel » que le capitalisme alors qu’il s’agit, comme celui-ci, d’une construction sociale. Nicolas Sarkozy a toujours été très vigilant sur les questions judiciaires, surtout quand il s’agit de lui. « Je n’en resterai pas là », a-t-il annoncé au juge d’instruction de Bordeaux, Jean-Michel Gentil, après que celui-ci lui a notifié sa mise en examen pour « abus de faiblesse » vis-à-vis de Mme Bettencourt, à propos d’éventuels dons financiers à l’occasion de sa campagne électorale présidentielle. L’indépendance des juges d’instruction qui, par leur statut, ne sont pas soumis à l’autorité de l’exécutif, a toujours été insupportable à Nicolas Sarkozy qui, lorsqu’il était président de la République, avait projeté, en 2009, de les supprimer. L’alternance politique avec la gauche socialiste au pouvoir peut avoir des aspects positifs puisque Christiane Taubira, ministre de la Justice, a rappelé que « l’indépendance de l’autorité judiciaire est garantie par la Constitution ».

L’ancienne plume de Nicolas Sarkozy, Henri Guaino, a déclaré sur Europe 1 qu’il contestait la façon dont le juge d’instruction avait fait son travail. « Ce serait risible si cela ne salissait pas l’honneur d’un homme qui, ayant été président de la République, entraîne dans cette salissure la France et la République elle-même », a-t-il dit. Il a fallu une lettre de menace de mort à l’égard du juge Gentil pour calmer, du moins publiquement, les invectives des sarkozystes. Ce qui n’a pas empêché une centaine de députés UMP d’apporter leur soutien à Henri Guaino. Le 28 juin 2013, le parquet de Bordeaux a annoncé avoir requis un non-lieu en faveur de Nicolas Sarkozy « en l’absence de charges ».

Pour rester dans l’affaire Bettencourt, on rappellera que Nicolas Sarkozy, peu de temps avant son élection, a œuvré avec Jacques Chirac, le 8 mars 2007, pour que le juge d’instruction Philippe Courroye soit nommé procureur de la République au tribunal de Nanterre, préfecture des Hauts-de-Seine. Ce département est le fief de Nicolas Sarkozy, qui y a construit sa carrière politique et de puissants réseaux. Jacques Chirac était alors en difficulté pour des emplois fictifs à la mairie de Paris, affaire dont le procès dépendait du tribunal de Nanterre. Cette nomination d’un proche du futur président s’est concrétisée contre l’avis défavorable du Conseil supérieur de la magistrature. Cet avis était motivé par le manque d’expérience de Philippe Courroye au parquet. Or Nanterre est le quatrième parquet de France.

Le droit et la pratique judiciaire sont des champs réservés aux grands bourgeois qui, en raison du rôle joué par eux dans l’économie et de l’importance de leurs patrimoines privés, sont familiers des juges, des prétoires et des avocats. Compte tenu des effets induits sur la vie des gens par le droit, cette « incompétence » du plus grand nombre des citoyens en la matière, socialement entretenue par l’absence de cette discipline dans les programmes scolaires, est un facteur d’exclusion et de marginalisation des classes populaires. Elles ont accès au droit par les conseils des prud’hommes, dont 7 000 conseillers sont élus sur listes syndicales. Autrement leur expérience de la justice est plutôt négative, souvent liée aux difficultés financières qu’ils rencontrent.

Il est également plus difficile pour un ouvrier de devenir avocat que pour Ségolène Royal ou Claude Guéant. Pressentant la défaite du Parti socialiste aux élections législatives de 1993, Édith Cresson, Premier ministre de François Mitterrand, a proposé qu’un article soit ajouté au décret organisant la profession d’avocat pour permettre, à dater du 27 novembre 1991, aux fonctionnaires de catégorie A ou aux personnes assimilées, ayant exercé en cette qualité des activités juridiques pendant huit ans au moins, d’être dispensés de la formation théorique et pratique et du certificat d’aptitude à la profession d’avocat. Le Conseil national des barreaux donne son aval aux demandes et, pour pouvoir exercer, le candidat n’a plus qu’à prêter serment « lors d’une cérémonie au cours de laquelle chacun s’engage solennellement à respecter les principes essentiels de la profession d’avocat » (www.avocatsparis.org). Un décret d’avril 2012 a élargi la dispense aux personnes « ayant exercé une responsabilité publique ».

Ministres et députés ont ainsi pu profiter d’une sorte d’ébauche de « statut de l’élu » en endossant la robe noire et en évitant ainsi d’aller pointer chez Pôle emploi. Disposant d’un épais carnet d’adresses, que cette nouvelle activité peut à la fois utiliser et compléter, et profitant de leur expérience, en matière de droit des affaires en particulier, cette fonction leur assure de rester dans le jeu social et de se tenir à jour de l’évolution juridique. C’est le cas de Ségolène Royal, avocate au barreau de Paris depuis 1994, ou pour Noël Mamère depuis 2008. Ou encore de François Baroin, avocat à la cour de 2001 à 2010. Et de Claude Guéant, qui a fait valoir sa licence en droit et a pu prêter serment en décembre 2012 au palais de justice de Paris. Il a ouvert un cabinet d’avocats avenue George V, à deux pas des Champs-Élysées.

Bien que les militants attachés pendant huit ans au moins à l’activité juridique d’une organisation syndicale puissent demander à devenir avocats dans des conditions similaires, Le Canard enchaîné du 12 juin 2013 raconte les difficultés qu’a rencontrées un permanent du syndicat Sud pour faire valoir ses prétentions à devenir avocat. Il est autodidacte, il a commencé sa carrière à la SNCF « en balayant les chiottes » et n’a donc pas le profil social attendu par le Conseil de l’Ordre. Les obstacles administratifs qui lui sont opposés confirment que cette possibilité de devenir avocat sans la sanction des études et du concours a été pensée plutôt pour une insertion dans la toile d’araignée de l’oligarchie économico-politique, que pour assurer une position de repli aux élus et aux militants.

Les avocats sont en quelque sorte le cheval de Troie du monde de l’argent au cœur du système politique. Compter parmi les avocats d’anciens députés ou hauts fonctionnaires c’est assurer à leurs clients la possibilité de pratiquer du lobbying efficace. Gâcher cette juteuse opportunité en « recrutant » des militants issus des centrales syndicales, ou encore du monde associatif, c’est prendre le risque de faire entrer le loup dans la bergerie. Dans le cadre de la transparence des patrimoines des députés, le chef de l’État souhaitait élargir le régime des incompatibilités entre le mandat de parlementaire et l’exercice du métier d’avocat d’affaires. Les députés concernés ont œuvré pour que le texte final soit d’une opacité totale. L’oligarchie doit rester maître du jeu des lois, c’est pourquoi elle veille scrupuleusement à ce que les professions juridiques et notamment les avocats d’affaires restent dans le giron du petit cercle des gens des beaux quartiers. L’arbitraire des lois et du droit est essentiel au maintien de l’ordre social.

La posture universalisante assignée aux règles juridiques doit s’imposer aux consciences et invalider toute réflexion critique et toute velléité de changement. Ce darwinisme social que constitue la sélection des sélectionnés, c’est-à-dire la réussite et le maintien au pouvoir de ceux qui sont armés pour cela et donc qui peuvent présenter et vivre eux-mêmes leur position dominante comme allant de soi, empêche de ressentir l’arbitraire des rapports sociaux. Derrière ce qui est donné à voir et à penser comme le produit d’inégalités des personnes, bien réelles, mais produites par des structures, des apprentissages et des réseaux, se cache un arsenal qui assure les héritages dans tous les domaines et la reproduction des positions sociales dominantes.

Grandes fortunes, mécènes et collectionneurs d’art

Marc Ladreit de Lacharrière a réalisé de nombreux investissements dans le monde de l’art. Il est membre du Conseil artistique des Musées nationaux où il côtoie Michel David-Weill, associé-gérant de la banque Lazard, et Maryvonne Pinault, épouse de François Pinault. Ce conseil participe au choix des œuvres qui seront acquises pour enrichir les collections des musées. Au premier étage du pavillon Denon, au Louvre, la salle du Manège a été réaménagée « grâce au mécénat de Financière Marc Ladreit de Lacharrière (Fimalac) », comme l’indique un grand panneau gris. Les sculptures monumentales de la collection Borghèse sont à leur aise dans un espace qui semble leur donner vie.

Les grandes fortunes engagées dans le monde de l’art transfigurent ainsi les profits financiers en immortalité symbolique, cette façon qu’ont les puissants de demeurer présents dans les esprits au-delà de leur existence physique. Marc Ladreit de Lacharrière est aussi membre de l’Académie des Beaux-Arts, au sein de l’Institut de France.

Cet univers particulier des grandes fortunes est celui des collectionneurs, des amateurs d’art et des Amis de l’Opéra. Au second étage du pavillon Sully, toujours au Louvre, on peut prendre la mesure des collections privées à travers trois donations. Celle de Carlos de Beistegui, qui fit don au Louvre, en 1942, d’œuvres du XIXe siècle, notamment de Goya, de David ou d’Ingres. Celle de la princesse Louise de Croÿ, qui compte près de 3 800 dessins et peintures. Celle d’Hélène et Victor Lyon, dont des Canaletto et des œuvres de Claude Monet, Edgar Degas, Paul Cézanne et Auguste Renoir. Comme l’écrivait Dostoïevski dans L’Idiot, « ce qu’il y a de plus vil et de plus odieux dans l’argent, c’est qu’il confère même des talents », comme celui de collectionner des œuvres dignes des musées nationaux.

L’art est utilisé par les oligarchies, dans leur diversité politique, pour transformer leurs intérêts particuliers en intérêts universels. Les fondations créées par des entreprises sont l’un des outils à leur disposition. Cette alchimie, qui transfigure le vil argent de l’exploitation en mécénat culturel, permet de passer de la domination de classe au pouvoir symbolique. Les inégalités ne peuvent durer qu’en raison de leur acceptation tacite par le plus grand nombre, devant tant de bonté désintéressée. La multitude est ainsi complice, à son insu, de l’accumulation des richesses de toute nature par quelques-uns.

Ce n’est donc pas un hasard si les œuvres d’art ne sont toujours pas comprises dans l’assiette de l’impôt de solidarité sur la fortune. Or le marché de l’art offre des opportunités de plus-values qui peuvent être considérables mais qui restent détaxées. Les taxer, ce serait rapporter le patrimoine artistique au prosaïsme de la valeur marchande. Ce qui serait désenchanteur pour un bien sans prix qui, si l’on doit lui en donner un, risque de perdre sa vertu magique de pouvoir contribuer à légitimer la richesse économique, même la plus spéculative.

La classe dirigeante ne peut alors être perçue, par les autres classes et par elle-même, que comme le club des doués, des intelligences supérieures, de ceux que leur mérite a destinés aux plus hautes fonctions. Cette intériorisation du social aboutit à ce qu’aux positions dominantes ou dominées correspondent des structures mentales spécifiques. Les structures objectives du néolibéralisme, avec la mondialisation des intérêts du capital et des spéculateurs, sont en harmonie avec les structures mentales des dirigeants. La violence des oligarques peut se déployer dans une machine de guerre sociale et économique qui avance masquée, mais qui est acceptée par les dominés croyant que les experts des plateaux de télévision sont réellement à la recherche de solutions pour sortir des emplois précaires et du chômage.

Les socialistes sont venus au secours du propriétaire de la plus grande fortune de France, Bernard Arnault, lorsque celui-ci, à travers le groupe LVMH, a été mis en difficulté dans la construction de son musée d’art contemporain. Certains habitants du XVIe arrondissement ayant déposé un recours devant le tribunal administratif contre la Fondation Louis Vuitton pour la création, le permis de construire a été mis en sursis à exécution le 20 janvier 2011. Bien que non dépourvus de pouvoir, les riverains hostiles au projet ne semblent pas avoir fait le poids devant la Fondation. Le lobbying mis en œuvre a abouti à un « cavalier législatif », un amendement glissé subrepticement dans un texte de loi consacré au livre numérique. Six lignes, votées à 22 h 30, le mardi 15 février 2011, par 30 députés UMP et PS ont permis au chantier de reprendre note. Il est vrai que Christophe Girard, adjoint socialiste à la Culture de Bertrand Delanoë, est aussi le directeur de la stratégie dans le groupe LVMH. Le 24 février 2012, le Conseil constitutionnel a jugé conforme ce « cavalier législatif » car « il répond à un but d’intérêt général suffisant ». Le nouveau musée, un « vaisseau au milieu des arbres », selon l’expression de son concepteur, l’architecte Frank Gehry, ouvrira en 2014 pour permettre à ses visiteurs de découvrir les collections d’art contemporain de la Fondation Louis Vuitton.

Depuis 2003, l’État est venu au secours des généreux donateurs, qui peuvent « bénéficier d’une réduction d’impôts de 60 % du montant des versements effectués au cours de leur exercice fiscal, dans la limite de 5 pour 1 000 de leur chiffre d’affaires, l’excédent étant reportable sur les cinq années suivantes note ». Or le budget de la Fondation Louis Vuitton, susceptible d’être revu à la hausse, avoisine les 100 millions d’euros. Construit sur le terrain du Jardin d’acclimatation, dont la gestion a été concédée par la Ville de Paris à la société LVMH, ce musée est emblématique de cette phase néolibérale, dans laquelle les politiques renoncent à des rentrées d’argent afin de laisser aux plus riches la possibilité de choisir eux-mêmes leurs investissements. Un vrai retour au XIXe siècle. Pour le maintien d’un type d’entreprenariat qui cherche à maximiser ses profits, il est nécessaire d’en pratiquer un autre qui œuvre pour le bien commun. Les membres des classes moyennes et populaires n’auront plus qu’à dire merci aux riches d’investir dans la culture, la défense du patrimoine, la philanthropie et l’humanitaire. Alors qu’il s’agit d’un véritable détournement d’argent public dont le contrôle échappe à la collectivité. Une partie des investissements culturels et des aides sociales sont ainsi sous l’autorité de personnes privées qui ne doivent leur pouvoir en ces domaines qu’à leur richesse. Ces investissements, dont on ne peut nier qu’ils peuvent satisfaire l’intérêt général en certains cas, ont un effet idéologique et politique très en faveur des intérêts privés de la classe dominante. En légitimant la richesse, ces libéralités œuvrent au maintien des privilèges ainsi magnifiés. Rendant d’autant plus difficiles les luttes sociales. Déjà censitaire de fait dans les processus électoraux, le néocapitalisme dans lequel nous vivons construit un monde d’accès censitaire à la culture, par le marché de l’art, mais aussi par des interventions continues en ces domaines. Le mécénat eut toujours ces fonctions, qui prennent aujourd’hui une ampleur de la taille des fortunes accumulées. « Comment se rebeller contre cet asservissement d’un genre inédit, qui affirme toujours vouloir notre bien et agit toujours sous la couverture de la légalité ? » se demande Bertrand Méheust, historien de la psychologie note.

Le CAC 40 gère aussi des musées

Le conseil d’administration de GDF SUEZ peut quitter pour une circonstance exceptionnelle, telle que la célébration du départ d’administrateurs en fin de mandat, le 36e étage de la tour de la Défense pour le musée Jacquemart-André dans le VIIIe arrondissement de Paris.

Depuis 1995, GDF SUEZ assure la gestion de cet hôtel particulier qui a appartenu à Edmond André et à son épouse, Nélie Jacquemart. Lui était l’héritier de banquiers protestants et sa fortune était considérable. Par son testament du 19 janvier 1912, sa veuve, n’ayant pas de descendant, a légué l’ensemble de ses biens et de ses collections artistiques à l’Institut de France. Les grandes familles fortunées ont toujours des solutions pour assurer la pérennité de leur patrimoine, même en l’absence d’héritier. Les maisons ornées de tableaux de grande valeur et de meubles qui se sont transmis de génération en génération semblent échapper à l’effet de musée qui arrache l’œuvre artistique de son contexte, pour obtenir le statut de « maison-musée ». Tant et si bien que nombre de demeures, comme le musée Jacquemart-André, la villa Ephrussi de Rothschild à Saint-Jean-Cap-Ferrat, ou la villa Kerylos à Beaulieu-sur-Mer, elles aussi gérées par GDF SUEZ, ont été léguées à l’État pour pérenniser ce qui fut le cadre de vie de ces grandes familles fortunées dans l’imbrication de l’art et du confort. L’Institut de France, avec ses cinq académies dont les membres sont largement cooptés dans les dynasties familiales les plus riches, offre la possibilité avec son service « Monuments et Musées Gestion » d’assurer l’entretien du capital patrimonial de ces familles lorsque leurs membres disparaissent. Le collectivisme pratique des dominants, cette solidarité de classe au-delà des aléas des vies particulières, permet ainsi le maintien des « belles choses » à l’intérieur de la classe elle-même.

Après des difficultés financières, l’Institut de France a cédé la gestion de nombre de ces biens à des fondations ou ici à une filiale de GDF SUEZ, Culturespaces, société anonyme créée en 1991 dont l’activité est la gestion de monuments et de musées. Le monde des affaires s’introduit ainsi dans un domaine où l’art et l’argent font bon ménage et légitiment par leur alliance la mondialisation économique. En ouvrant au public des demeures d’exception, bâties et ornées pour des familles fortunées, il perpétue la violence symbolique qui associe le bon goût et les dispositions cultivées à la richesse et qui fait de ceux qui en jouissent des modèles de réussite sociale, voire des bienfaiteurs du peuple.

La direction de GDF SUEZ peut occuper le musée Jacquemart-André, en dehors des heures d’ouverture au public, pour un conseil d’administration exceptionnel, ou à travers son club des actionnaires, qui rassemble des épargnants ayant placé leurs économies dans le capital du groupe. Au menu du déjeuner ou du dîner, une visite privée de la maison des Jacquemart-André et des œuvres de leurs collections, agrémentée éventuellement d’une conférence sur Fra Angelico ou Canaletto. Les expositions temporaires bénéficient du mécénat de ce groupe du CAC 40 qui, subrepticement, et grâce au soutien de l’État par la défiscalisation importante du mécénat d’entreprise, gagne des parts de légitimité pour mieux reproduire l’ordre social et les rapports sociaux de domination à l’heure du néolibéralisme.

Quand la violence sociale marque les corps

Le peuple, écrivait Paul Nizan, a fini par intérioriser la croyance « que les plus dignes de le commander commandaient. Que ce commandement était légitimé par la possession de valeurs qui lui étaient interdites, à cause de l’infériorité de sa nature physique, de sa nature naturelle et non de sa situation sociale note ». Les rapports sociaux de domination s’inscrivent dans les corps, dans le maintien et la gestuelle. Le corps manifeste des différences et des inégalités qui sont vécues comme naturelles alors qu’elles relèvent de la place occupée dans la société. Ces différences sont redoublées par les modalités vestimentaires de la présentation du corps.

Une telle naturalisation des qualités sociales a pu conduire à l’idéologie du sang bleu, qui fait des nobles, et aujourd’hui de l’aristocratie de l’argent, une humanité à part. Au point que leur élégance fait dire qu’« ils ont de la classe », formule qui trahit la perception intuitive des effets de la place dans la société sur le corps. Le naturel de ce qui est en réalité le produit d’une éducation, des facilités ou des difficultés d’un milieu, est également convoqué dans les classes moyennes intellectuelles. On se doit d’être décontracté, pas guindé, pas coincé, présenter un corps hédoniste et sans contrainte. La cravate est vécue comme un carcan insupportable. Les classes populaires, elles, alternent entre la tenue de travail, le laisseraller relatif du quotidien et le soin maladroit des tenues endimanchées.

Mais, que le corps soit redressé et discipliné, qu’il soit décontracté ou qu’il exprime des conditions de vie et de travail difficiles, chacun vivra cette présentation de soi comme la réalisation de son essence. Les inculcations les plus arbitraires et les plus contraignantes finissent, lorsqu’elles sont efficacement menées, par être ressenties comme relevant de la personnalité profonde.

Le corps porte les stigmates, positifs ou négatifs, de ses origines et de ses conditions de vie. Les mains ouvrières montrent les traces de leur travail. Celles des princesses manifestent aussi le travail, mais celui de la manucure. Les visages révèlent les conditions difficiles ou confortables de l’existence : les traits tirés et les rides précoces pour les uns, les peaux toujours légèrement hâlées et lisses pour les autres.

Une ouvrière de Cellatex, une usine de la vallée de la Meuse, dans les Ardennes, ayant participé à une table ronde télévisée en compagnie de cadres, de hauts fonctionnaires et de journalistes, a confié son désarroi à François Bon, qui l’a citée dans son récit Daewoo note. « Moi, ce qui m’énerve, déclarait-elle, ce sont nos tronches. La différence, qu’on en porte autant sur soi-même, de ce qu’on est et de ce qu’on fait. » Une autre ouvrière, de l’usine Fameck : « On peut faire des efforts, courir les soldes, les démarques. Tu en reviendras au même : une manière des épaules, de tenir les mains ou le sac quand tu marches. »

Les caricaturistes dessinaient, autrefois, des capitalistes rondouillards, rebondis comme les sacs de dollars de l’oncle Picsou. Au XIXe siècle, le patron était gras et repu, l’ouvrier, maigre et affamé. Cette tradition se perd : croquer le riche d’aujourd’hui sous les traits d’une personne bedonnante serait un contresens. L’élévation du niveau de vie se traduit par l’accès des familles les plus modestes à un régime alimentaire de plus en plus riche, tandis que les classes aisées prennent conscience de la nécessité de surveiller leur alimentation, diététique oblige. Et les corpulences se sont inversées, au point que l’obésité, actuel problème majeur de santé dans les pays développés, y menace en priorité les pauvres, certes à l’abri de la faim, mais dans l’impossibilité monétaire et culturelle de s’alimenter de manière à éviter ce mal moderne.

L’obésité est très inégalement répartie selon les milieux sociaux. Les personnes qui en sont affectées sont, en France, au nombre de 6,5 millions. La proportion d’obèses est la plus faible, 6 %, chez ceux qui disposent de plus de 5 301 euros de revenus mensuels, et la plus élevée, 22 %, dans les foyers dont les ressources sont au-dessous de 900 euros note. Les départements les plus pauvres concentrent le plus de personnes en surpoids : le Nord, le Pas-de-Calais et la Seine-Saint-Denis. La misère et le déclassement sont désormais inscrits dans les têtes, mais également dans les corps.

Ce stigmate, à la fois physique et social, est d’autant plus visible et négatif qu’il entraîne des difficultés dans la vie quotidienne telles qu’il ne peut passer inaperçu. Un homme obèse a porté plainte le 12 août 1999 contre la compagnie Air France qui lui avait fait payer deux billets d’avion pour les deux fauteuils qu’il était contraint d’occuper. Dans les autobus, dans les voitures particulières, dans les salles de spectacles, les gabarits standard sont bien inférieurs aux besoins de corps devenus hors normes. Tous ces drames portent en eux la possibilité d’un mépris de soi générateur de douleurs psychiques. Le pauvre a toujours les stigmates négatifs non enviables, décharné au XIXe siècle, obèse au XXIe.

Cette dérive du corps est également liée au temps de loisir et à la manière de l’occuper. Le sandwich ou le plateau télévision, sur le canapé, pour regarder la série ou l’émission à la mode ou les matchs de football, sont des loisirs avant tout populaires : les statistiques du temps consacré à la télévision donnent des résultats très proches de ceux qui mesurent la répartition de l’obésité. On se vide la tête en gavant le corps, deux manières complémentaires et articulées d’oublier soucis et humiliations tout en profitant avec une sorte d’avidité anxieuse des spectacles sans prétention, des gâteries alimentaires et des boissons offrant pour un prix encore accessible un plaisir qui, au moins celui-là, ne sera pas volé. Les supporters des différents clubs de football ou de rugby sont dans ce même processus paradoxal de bonheur et de stigmatisation. C’est une sorte de naufrage qui n’est pas conscient, qui est même vécu comme une revanche sur des manières perçues comme guindées et des corps appréciés comme chétifs.

L’obésité contribue à constituer en « sous-humains » les plus modestes de la société. Comme s’il s’agissait d’une technique d’avilissement et de déshumanisation pour asseoir une nouvelle violence dans les rapports sociaux de domination. Mais, en plus, ce surpoids est stigmatisé par les coûts qu’il représente pour la société. Les experts évoquent volontiers les charges supplémentaires pour la Sécurité sociale que représentent les cancers, les diabètes ou les maladies cardiaques que l’obésité risque d’entraîner.

Les lobbies défendent leurs profits. Christophe Deloire et Christophe Dubois retracent avec gourmandise la tentative de certains députés européens de proposer une loi, mise aux voix le 15 juin 2010, pour imposer aux industriels de l’alimentation un étiquetage de « codes couleur » facile à interpréter pour identifier les teneurs en sucre, sel et graisse des produits. Mais les lobbies de l’agroalimentaire ayant été d’une activité surprenante, et efficace, la proposition a été rejetée note. Il a fallu attendre mars 2013 pour que les députés, à l’initiative des socialistes, fixent enfin des taux de teneur en sucre des aliments dans les départements d’Outre-Mer identiques à ceux de la Métropole. Certains aliments, notamment les laitages, présentaient des teneurs admises beaucoup plus élevées en Outre-Mer.

Le pauvre vit dans l’instant : il n’a pas les moyens matériels d’anticiper. Le riche vit dans un temps long, celui de la lignée à laquelle il appartient, mais aussi celui de sa vie propre, dont la qualité et la satisfaction reposent sur les contraintes diététiques qui favorisent une maîtrise de l’avenir. Ce que ressent l’obèse ne pouvant s’extirper seul de l’automobile est le contraire de l’agilité préservée du banquier sportif. Alors que les obèses rêveraient d’être invisibles, les voilà plus visibles que jamais avec ce corps inévitable, douloureux et encombrant. Un corps subi plus qu’assumé. Un corps socialement stigmatisé et stigmatisant. L’image idéale de l’Homme ne peut donc être qu’une réification du grand bourgeois, fin et élégant, comme incarnation de l’essence de l’humanité.

La confrontation à l’autre social

La violence symbolique est le résultat de la confrontation d’agents sociaux occupant des places différentes et hiérarchisées dans l’espace social. Cette hiérarchie n’a pas à être explicitement établie pour être ressentie. Le plombier appelé pour réparer un robinet dans un appartement luxueux de l’avenue Foch n’a pas besoin de questionner son client pour comprendre qu’il occupe une position sociale infiniment plus élevée que la sienne. Le mobilier, les objets d’art, les tableaux, l’élégance des personnes, leur politesse distante, tout cela met chacun à sa place. Les situations de violence symbolique sont courantes et plus ou moins intenses. Elles peuvent s’inverser, lorsque les dominants se trouvent dans un espace où les agents sociaux appartiennent très majoritairement aux classes populaires. Situation peu fréquente, mais pas exceptionnelle. Observable dans les bars proches de la basilique de Saint-Denis lorsque ducs et marquis venus participer à la cérémonie anniversaire de la mort de Louis XVI, le 21 janvier, se risquent à venir prendre un café au comptoir. La timidité sociale peut alors changer de camp, le terrain étant incertain pour les gens « bien nés ».

Les rapports sociaux sont toujours des rapports de domination. La confrontation à l’autre social révèle l’intériorisation profonde de la place occupée par chacun dans la société. Les jeunes des quartiers populaires n’ont guère l’occasion de faire ces expériences. Aussi avons-nous, après avoir beaucoup hésité, organisé des visites guidées de ces beaux quartiers pour des adolescents vivant dans des banlieues pauvres. Il s’agissait pour nous de pouvoir constater la réalité de la violence symbolique dans cette rencontre inusitée pour les plus humbles. Et, en même temps, pourquoi pas, de faire naître en eux une attitude de classe, critique devant le constat des inégalités. Les sociologues dans les beaux quartiers et les administrateurs représentant les salariés dans les conseils d’administration des grandes entreprises seront d’autres occasions d’analyser l’incorporation de la domination dans des situations de confrontation de dispositions de classe particulièrement contrastées.

De jeunes lycéens de Gennevilliers avenue Montaigne

En mars 2004, nous avons emmené une classe de première de sciences économiques et sociales (SES) d’un lycée populaire de Gennevilliers (Hauts-de-Seine) faire une promenade sociologique dans les beaux quartiers parisiens. Le professeur de cette matière avait préparé ses élèves à partir de lectures de nos ouvrages. Nous lui avions conseillé de demander à ses élèves de ne pas porter de chaussures de type baskets ce jour-là, et de soigner leur tenue. Nous l’avons regretté, car de jeunes lycéennes avaient choisi de mettre des talons hauts dont visiblement elles n’avaient pas du tout l’habitude. Ce qui les a mises encore plus en difficulté.

Nous avons séparé les élèves en deux groupes auxquels nous avons fait parcourir les avenues qui forment le « Triangle d’or » : les Champs-Élysées, l’avenue Montaigne et l’avenue George V. Ils sont ainsi entrés dans plusieurs magasins de luxe et au Plaza Athénée, l’un des palaces de la capitale. Le professeur leur a demandé d’écrire un compte rendu de cette expérience, comme exercice scolaire, mais aussi à notre destination, en guise de remerciement. « Lorsqu’on entre dans une boutique de luxe, peut-on lire dans une copie, et que l’on n’appartient pas à la bourgeoisie, on se sent mal à l’aise. En effet, dès notre entrée, on nous ouvre la porte, par la suite les gens sont trop aimables. C’est une amabilité à laquelle nous n’avons pas l’habitude et cela nous gêne. De plus le regard des gens et même des vendeurs et des vendeuses a l’air moqueur, ils savent que nous n’avons rien à faire ici, car nous n’avons pas les moyens d’acheter leurs produits. » La visite chez Dior a particulièrement marqué : « Les distances culturelles et sociales se manifestent par exemple dans la manière de dire “bonjour”. En effet, lors de l’entrée et de la sortie de chez Dior, les vendeurs et les vendeuses, les portiers aussi, nous disaient “bonjour”, d’une part pour être polis, mais d’un autre côté aussi pour nous montrer leur supériorité, nous montrer que nous faisions partie d’une classe différente de la leur. » Cette jeune lycéenne ajoute que ce sentiment de gêne est en même temps accompagné d’une certaine fascination pour un monde qu’elle n’est guère habituée à côtoyer : « C’est très plaisant et les vendeurs sont à notre entière disposition. »

Ces lycéens ont été frappés par l’expression orale. « La bourgeoisie, écrit l’un d’eux, utilise un langage soutenu, ce qui renforce les barrières entre eux et les milieux modestes. » « La manière de parler, renchérit un autre, est aussi une distance, car quand une personne parle soutenu et une autre parle l’argot, ils ne vont pas se comprendre et cela continuera à augmenter le fossé. »

Le temps passant, il a fallu chercher des toilettes et nous les avons emmenés dans celles du bar du Plaza Athénée. L’un des lycéens relève dans sa dissertation qu’il a été surpris dès le hall par « ce silence qui nous a envahis brusquement ». Ce fut aussi l’occasion pour eux d’expérimenter de près l’existence de corps de classe en traversant le bar de l’établissement. « Les bourgeois ont un comportement qui est à la limite de “jouer un rôle”, écrit un élève. On a l’impression qu’ils ne sont jamais naturels. Même quand ils s’assoient dans un canapé, ils s’assoient d’une manière toute droite. Par rapport à la classe populaire par exemple : nous qui sommes naturels, on ne joue pas un rôle. On a l’impression que les bourgeois ont un code à respecter, sinon ils ne font plus partie de cette classe. » « Un bourgeois, remarquera un autre élève, n’ira jamais au McDonald’s, car c’est un lieu occupé par la classe populaire, ils préfèrent aller chez Maxim’s, car c’est plus raffiné et ils peuvent rencontrer les personnes du même milieu. »

Les deux sociologues et leur trentaine d’élèves ont toujours été accueillis courtoisement. Si nous ne sommes pas passés inaperçus, il n’en demeure pas moins que les règles de la politesse exigent que toute personne qui entre dans ce type d’établissement soit saluée avec respect et considération. Et puis, on ne sait jamais : tel jeune Américain à la tenue très cool peut jouir d’une belle fortune et se révéler être un bon client. Cette politesse, de manière paradoxale, renforce, comme les élèves l’ont bien fait ressortir dans leurs rédactions, leur sentiment de gêne de ne pas être à leur place. Dans le hall de l’hôtel George V, à deux pas des Champs-Élysées, nous avons demandé à une hôtesse s’il était possible de montrer à ces jeunes, dont nous avons précisé qu’ils étaient d’origine modeste et élèves d’un lycée de Gennevilliers, le grand salon avec son piano, ses canapés et le salon de thé où les dames des beaux quartiers ou les voyageuses fortunées viennent prendre une tasse de thé avec quelques délicieuses pâtisseries au son d’une musique d’ambiance tout à fait apaisante. La jeune concierge de la réception a accepté avec gentillesse.

Le silence des élèves, devant cette scène pour eux étonnante, déstabilisante, étrange, en disait long sur le choc symbolique qu’ils étaient en train de subir. Ils avaient perdu toute leur gouaille, la capacité à traduire leur appréciation d’une situation en plaisanteries rappelant les joutes verbales des comptoirs de bistrot. Ils étaient ce jour-là comme s’ils se trouvaient en présence de George V en personne. Ce décalage entre les dispositions intériorisées et les représentations du monde social connu, lorsque survient une conjoncture aussi déséquilibrée et inédite, paralyse les réflexes habituels. Les ressources manquent dans la réserve de langage, de gestes et de mimiques pour faire face à cet inédit. Un environnement inusité tétanise. La surprise conduit à la prise de conscience de l’amplitude des inégalités ainsi expérimentées.

Les rédactions des élèves nous ont fait grand plaisir, car nous n’étions pas sûrs d’avoir réussi à faire passer le message. Nous avions peur de les avoir traumatisés. Le contraire s’est produit. Ils ont compris l’objectif de cette promenade sociologique qui se voulait un contact avec ceux et celles qui cumulent les différentes formes de richesse afin de les aider à réfléchir sur leur propre position sociale.

Ce type d’expérience avec un tel public est à haut risque. Chez Dior, devant les tables dressées avec de jolies nappes brodées et une vaisselle relevant de toute évidence de ce qu’il est convenu d’appeler les « arts de la table », les élèves ont ressenti un choc sociologique et psychologique. Jamais ils n’avaient vu une telle profusion de couteaux, fourchettes et cuillères, ce qui n’a pas manqué de les inquiéter au cas où ils seraient un jour mis en situation de manœuvrer toute cette argenterie, sans mode d’emploi et devant des habitués rompus aux manœuvres ad hoc. Cette courte expérience leur a fait comprendre la richesse des rituels de la sociabilité et de la gastronomie. Aussi bien l’un d’eux aurait pu avoir un geste d’irritation, lancer une vanne peu orthodoxe et choquante. Mais de cela il ne fut pas question et tout s’est passé dans l’observation silencieuse d’un monde inconnu, une attention soutenue et l’enregistrement quasi ethnographique des us et coutumes de cet univers des riches. Ce qui allait faire l’objet de nombreux commentaires entre ces jeunes gens et les inspirer pour restituer une sorte de carnet de voyage au loin, non dans l’espace, mais dans la société. Ils ont appris sur les puissants et leurs façons de vivre, mais ils ont également ressenti des émotions vives, voire violentes, ayant vécu ainsi comme jamais la domination sociale, cette violence qui remet à sa place les dominés, même les plus hâbleurs d’entre eux. Une situation assez déséquilibrante pour qu’elle soit ressentie dans le corps, par la difficulté à parler, par le malaise ou la rougeur envahissant les joues.

La timidité sociale n’est pas le monopole des milieux les plus défavorisés. Nous avons eu l’occasion, toujours avenue Montaigne, d’interviewer un couple d’instituteurs nantais, venus à Paris « pour faire les vitrines de grands couturiers » dont ils avaient eu connaissance « par des publicités ». Elle dit avoir été « éblouie » par les vitrines de Dior et de Chanel. Mais ils n’ont pas « osé » franchir les portes des boutiques. Alors qu’elle, surtout, en avait très envie.

Il n’est pas nécessaire d’acheter pour être autorisé à flâner entre les robes, les foulards, les sacs, les cravates et les bijoux. On peut, sans être un industriel japonais ni un prince du Moyen-Orient, se promener dans les salons du Plaza Athénée et même boire un verre qui sera cher, mais pas ruineux, dans l’ambiance accueillante qu’entretient le pianiste de l’établissement. Or, sans avoir la pensée d’aller jusqu’à de telles extrémités, la quasi-totalité des promeneurs français ou étrangers, les mêmes qui montent et descendent les Champs-Élysées par milliers, à quelques mètres de là, se gardent d’arpenter les trottoirs de l’avenue Montaigne, dont l’accès est pourtant libre. L’intimidation fait partie de la violence symbolique. Pour que cette dernière soit efficace, c’est-à-dire pour que les hiérarchies sociales soient respectées en pratique, même si elles sont idéologiquement contestées, il faut en effet que les dominés soient intimidés par l’univers des dominants. La timidité sociale est l’une des armes les plus sûres du maintien de la domination et de la reproduction des hiérarchies. Même de gauche, nos instituteurs nantais ne se sont pas sentis autorisés à pénétrer dans cet univers de la richesse où s’accumulent toutes les formes de capitaux. Entrer chez Dior, lorsqu’on n’a rien à y faire, c’est comme passer de l’autre côté de l’iconostase dans les églises orthodoxes, c’est franchir la limite entre le profane et le sacré, outrepasser ses droits et ses possibilités, défier des forces qui ne sont pas à notre mesure note.

Deux sociologues chez les riches

Nous ne sommes nés ni l’un ni l’autre dans une famille fortunée de la noblesse ou de la grande bourgeoisie. Nos enquêtes dans les beaux quartiers et le monde des affaires ont été l’occasion de ressentir, de façon récurrente, la violence dans les rapports sociaux de domination. Les personnes interviewées, amenées à décrire devant notre magnétophone la fortune et les bonnes fortunes d’existences qui n’en manquent pas, créent une situation originale dans laquelle la sociologue originaire de la petite bourgeoisie de province et le sociologue issu d’une famille ouvrière des Ardennes se retrouvent, objectivement, dans une position dominée. Ils vivent la relation d’entretien sur un mode peu courant dans leur profession. Cette difficulté propre à nos terrains d’enquête dans la haute société contribue à en détourner nombre de chercheurs, plus à l’aise dans des milieux plus proches d’eux ou appartenant aux catégories dominées. La position alors dominante du chercheur lui permet de ne pas s’interroger sur sa propre posture qu’il souhaite vivre précisément comme dominante, en espérant refouler le sentiment d’infériorité que peut susciter le statut de sociologue, peu valorisé par les pouvoirs en place.

La relation de domination s’installe malgré la volonté même des agents. Les hôtels particuliers, les châteaux ou les cercles disent d’emblée la richesse économique. La richesse symbolique, avec les œuvres d’art qui ornent les murs du salon, et les propos des interviewés, qui évoquent des amis illustres, grands patrons, écrivains, artistes ou hommes politiques de renom, viennent redoubler la violence symbolique. Dénier cette violence aurait été une forme d’acceptation de la domination et nous en aurait empêché l’analyse.

Comment avons-nous tenté de maîtriser cette timidité sociale qui aurait pu aller jusqu’à nous interdire ces recherches sur les dynasties familiales fortunées ? Il a fallu pour cela jouer sur deux registres. De manière pratique, nous avons organisé nos loisirs le plus souvent possible à Neuilly-sur-Seine et dans les arrondissements chics de Paris. Aller au cinéma, faire son marché, flâner dans les belles avenues ombragées tout en notant ce qui surprend, les entrées réservées au personnel de service ou l’allure élégante des passants. Soulager nos vessies nous a donné l’occasion de commencer à maîtriser un peu ce malaise qui ne manquait pas de nous envahir dans cette découverte d’un autre social si loin de nous et pourtant si proche physiquement. Apprendre à entrer avec assurance dans un palace pour aller aux toilettes nous a offert les joies victorieuses de deux gosses ayant réussi un exploit.

Une promenade dans la mondialisation financiarisée ne coûte rien, mais elle peut aider à contrer la timidité sociale, cette violence symbolique devant la force des puissants qui aboutit à la sidération et au sentiment d’impuissance. Les nouveaux maîtres du monde sont faits de chair et de sang, mais aussi de pierres de taille, d’espaces verts, de beaux quartiers, ce que nous appelons le social objectivé. Ces deux formes du social sont à nos portes, alors autant mettre des noms, des adresses, des atmosphères sur ce que les puissants cherchent à tout prix à maintenir dans une confidentialité de bon ton afin d’obtenir un étrange consentement à la dictature sans scrupule des spéculateurs de la haute finance.

Promenade parisienne dans la finance internationale

Les alentours du parc Monceau, dans le VIIIe arrondissement de Paris, offrent une concentration tout à fait exceptionnelle d’hôtels particuliers et d’immeubles haussmanniens consacrés à la mondialisation financière. Si les adresses sont sur Internet, les deux banques d’affaires des Rothschild ont préféré la discrétion et n’ont même pas droit à une plaque de marbre, au 23 bis avenue de Messine, pour signaler la Compagnie financière Edmond de Rothschild, ni au 29 pour la banque d’affaires dirigée, en voisin, par David de Rothschild. Ce sont des banques mondialisées depuis le XIXe siècle dont les relations avec les pouvoirs politiques en place ont toujours été intimes : Georges Pompidou en fut un dirigeant de 1950 à 1962. L’autre banque d’affaires, qui conseille l’actuel ministère de l’Économie et des Finances socialiste, la banque Lazard, est située au 25 rue de Courcelles et au 121 boulevard Haussmann.

Les banques américaines, qui n’hésitent pas à intervenir à tous les niveaux de la construction d’une Europe essentiellement dévouée à la finance internationale et donc à sa locomotive anglo-saxonne, ont également choisi le voisinage de ce très beau parc du Second Empire pour accueillir collaborateurs et visiteurs, tous ces hommes habillés dans leur uniforme de classe, costumes sombres bien ajustés, chemises blanches et cravate. L’hôtel particulier de Morgan Stanley en impose, au 61 rue de Monceau, avec ses colonnades impressionnantes, qui font songer à Wall Street, autre temple de l’argent. Majesté et sacré que répète l’ampleur du bâtiment de sa consœur, Goldman Sachs, au 2 rue de Thann dans le XVIIe arrondissement, juste en face du pavillon d’octroi de Ledoux. L’actuel président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, a été le vice-président pour l’Europe de cette banque américaine, entre 2002 et 2005. L’immeuble en pierre de taille ouvragée impressionne et c’est avec une timidité amusée que le gardien nous confirmera qu’il s’agit bien des bureaux de Goldman Sachs.

Mais que serait le parc Monceau à l’heure de la mondialisation financiarisée sans les agences de notation ? Fitch Ratings France, troisième agence de notation mondiale, propriété du français Marc Ladreit de Lacharrière, se trouve juste en face de la banque américaine Morgan Stanley, au 60 rue de Monceau. Standard & Poors est noyée dans l’invisibilité d’une sorte de centre commercial lié aux affaires, au 23 rue Balzac, à deux pas de l’Arc de Triomphe. L’autre agence de notation américaine, Moody’s, a choisi le 96 boulevard Haussmann pour baisser les évaluations des dettes souveraines afin que les peuples européens se serrent chaque jour davantage la ceinture pour le bonheur des spéculateurs.

Découvrir les réalités de la richesse, voir, visiter, lire sur ce monde, est nécessaire pour apprendre à identifier et connaître l’adversaire. Pourquoi ne jamais organiser de manifestations dans les beaux quartiers ? Comme par exemple celle que le DAL (Droit au logement) a menée le dimanche 22 janvier 2012 pour exiger que la Ville de Neuilly paie l’amende liée à son déficit abyssal en logements sociaux. Une bonne occasion de prendre la mesure, sur place, des inégalités et de la goujaterie sociale que représente la volonté de tenir à distance le logement social lorsqu’on vit dans l’une des villes les plus chics de France.

Nous avons, pour ces nouvelles recherches, continué à appliquer le système théorique de Pierre Bourdieu aux dominants comme nous l’avions fait auparavant pour les classes moyennes et populaires. C’est en effet à la lecture de son œuvre que nous avons compris que nous avions été construits socialement dans des conditions qui expliquaient nos angoisses, nos choix et nos actions. La notion d’habitus est centrale dans ce dispositif théorique. Elle désigne cet ensemble de dispositions intériorisées à partir des expériences de la vie sociale et familiale. Les angoisses ou les malaises ressentis par les sociologues sont de même nature que ceux décrits par les lycéens de Gennevilliers. À un degré d’intensité moindre pour nous, en raison de l’âge et du trajet social parcouru.

La clairvoyance sur les conditions de leur propre construction peut aider à maîtriser une timidité sociale paralysante qui peut empêcher des chercheurs de travailler sur les classes dominantes et dissuader les militants de chercher à connaître comment fonctionne l’adversaire de classe.

Les représentants des salariés dans les conseils d’administration

Depuis une loi de 1983 « relative à la démocratisation du secteur public », les conseils d’administration des entreprises dans lesquelles l’État est actionnaire doivent comprendre des administrateurs représentant les salariés. Parmi les propositions du rapport de Louis Gallois, en 2012, pour l’amélioration de la compétitivité de l’industrie française, il en est une qui vise à « introduire dans les conseils d’administration (CA) ou de surveillance des entreprises de plus de 5 000 salariés, au moins quatre représentants des salariés, avec voix délibérative », y compris dans les entreprises dans lesquelles l’État n’est pas actionnaire. Mais, comme il y a en France, dans le secteur privé, moins de 200 sociétés de cette taille, la mesure aurait eu des effets limités. Mais la « loi sur la sécurisation de l’emploi », adoptée en mai 2013, prévoit un élargissement de cette mesure puisque le seuil a été ramené à 1 000 salariés note. Le nombre minimum d’administrateurs représentant les salariés étant de un ou deux, suivant la taille des sociétés, la contrainte n’est pas très menaçante pour les directions des entreprises car l’exercice de ces mandats dans des conseils d’administration où siègent des hommes d’affaires chevronnés n’est pas évident pour des travailleurs, certes militants syndicaux, mais peu habitués à côtoyer les grands de ce monde. Le cas de GDF SUEZ, où la présence de salariés au conseil d’administration est ancienne, le met bien en évidence.

Les réunions des conseils d’administration obéissent à un certain protocole. Le plan de table est important. Aux extrémités, les administrateurs qui représentent les salariés. Au centre, les personnages principaux. Dans le face-à-face de tous avec tous, la grande table permet l’illusion de l’échange, alors qu’il s’agit plutôt d’une lutte entre les dividendes pour les actionnaires, les intérêts de l’État et les salaires du personnel.

« On est dans un autre monde »

« On arrive un peu comme un cheveu sur la soupe, nous a dit l’un des salariés que nous avons pu interviewer, administrateurs élus par trois syndicats différents. Ils se connaissent tous, prennent des nouvelles les uns des autres. » « Rien n’est dû au hasard, dira un autre, nos places autour de la table en attestent. » Les entretiens visaient à faire vivre cette situation qui confronte ouvriers et oligarques de la mondialisation. La violence sociale inouïe que représente un tel face-à-face est inévitablement ressentie par tous ces syndicalistes qui sont loin du monde des actionnaires.

Les dirigeants des entreprises ne sont toutefois pas indifférents à cette présence incongrue dont ils se méfient, tant ils craignent des indiscrétions. « On ne cesse de nous rappeler la clause de confidentialité, mais on ne nous a jamais demandé de signer quoi que ce soit. » « Cette contrainte a un aspect positif, elle nous tire vers le haut. Dans nos comptes rendus, nous faisons attention à multiplier nos sources et surtout à mettre les données et les analyses en perspective par rapport aux choix de l’entreprise. »

Pouvoirs et savoirs dans le CA de GDF SUEZ

L’État, détenant 36 % des parts de GDF SUEZ, a 4 représentants dans le conseil d’administration qui comprend par ailleurs 10 membres désignés par l’assemblée générale des actionnaires. Les salariés ont droit à 3 représentants, plus 1 pour les salariés actionnaires. Le Document de référence est aisément consultable sur le site Internet du groupe. Dans la partie « Gouvernement d’entreprise » on peut prendre connaissance de la liste nominative des administrateurs avec, pour chacun d’eux, des éléments sur les études et la carrière ainsi que les mandats sociaux exercés dans d’autres sociétés. Voici, en 2012, les membres du conseil d’administration de GDF SUEZ.

Le P-DG, président du CA, Gérard Mestrallet, est polytechnicien et diplômé de l’ENA. Il est par ailleurs président de Paris Europlace dont l’objectif est de promouvoir l’« attractivité de la place financière de Paris » et de contribuer à son « rayonnement européen et international ».

Jean-François Cirelli, vice-président et directeur général délégué du groupe, diplômé de Sciences Po et de l’ENA, a été directeur adjoint du cabinet de Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre. Il est par ailleurs vice-président de la Fondation d’entreprise de GDF SUEZ et membre du conseil de surveillance de Vallourec.

Albert Frère, vice-président du CA, présente, à quatre-vingt-six ans, une généreuse liste de 15 mandats, dont celui d’administrateur de LVMH et de Pargesa Holding SA (Suisse). Son Groupe Bruxelles Lambert a des intérêts dans l’énergie et les médias et possède 5,2 % de GDF SUEZ. Les origines d’Albert Frère sont modestes, mais sa réussite spectaculaire lui a valu d’être élevé à la dignité de baron par le roi des Belges et de faire partie aujourd’hui du Jockey Club, dans le VIIIe arrondissement de Paris.

Jean-Louis Beffa a été P-DG de Saint-Gobain et vice-président du conseil d’administration de BNP-Paribas. Administrateur du Groupe Bruxelles Lambert, il y retrouve un autre administrateur de GDF SUEZ, Paul Desmarais Jr.

Lord Simon of Highbury, titulaire d’un diplôme de Cambridge et d’un MBA de l’INSEAD de Fontainebleau, est chairman de British Petroleum, senior advisor de la banque Morgan Stanley International, deputy chairman d’Unilever, membre de l’International Advisory Board de Fitch Ratings, membre du Supervisory Board de Volkswagen Group.

Une administratrice allemande, Ann-Kristi Achleitner, vient compléter cette touche internationale. Avec un double doctorat en droit et en administration des affaires, elle cumule 13 mandats ou fonctions en Allemagne et en Suisse.

Aldo Cardoso est président du comité scientifique de Vigeo, société fondée par Nicole Notat, il est ou a été membre du comité consultatif de Trilantic Capital Partners, administrateur et censeur du Bureau Veritas, de Corporate Finance Bank SAS, censeur d’AXA Investment Managers, administrateur d’Orange, Accor, Rhodia, et membre du CA de la société Imerys, propriété d’Albert Frère et de Paul Desmarais.

Edmond Alphandéry, diplômé de Sciences Po et agrégé de sciences économiques, a été ministre de l’Économie (1993-1995) et président d’EDF (1995-1998).

Françoise Malrieu, diplômée de HEC, est présidente de la Société de financement de l’économie française (SFEF).

Les quatre administrateurs représentant l’État, Olivier Bourges, Ramon Fernandez, Stéphane Pallez et Pierre Mongin, sont tous diplômés de l’IEP de Paris et de l’ENA, P. Mongin étant de la même promotion, Voltaire, que François Hollande.

Les administrateurs représentant les salariés font pâle figure à côté de ces héros des temps modernes. Pour les trois, la mention « Néant », peu flatteuse, résume les mandats sociaux exercés ailleurs. Anne-Marie Mourer, présentée par la CFE-CGC (cadres), est titulaire d’une maîtrise en sciences économiques et d’un diplôme d’études supérieures en marketing. Patrick Petitjean (CGT) et Alain Beullier (CFDT) ne mentionnent pas d’études supérieures. Gabrielle Prunet (CGT) représente les salariés actionnaires.

Ces Documents de référence, déposés à l’AMF, sont des sources d’information précieuses pour les salariés, les militants et, bien sûr, les sociologues. Le passage en revue des administrateurs de GDF SUEZ met en évidence les inégalités dans les cursus scolaires et dans les carrières. Il laisse supposer la difficulté pour les représentants des salariés d’affirmer leur présence et prendre la parole, bien que leur voix délibérative ait formellement le même poids que celles des autres membres du CA. Les rémunérations liées à la participation aux réunions sont confortables pour les administrateurs désignés en assemblée générale des actionnaires (jusqu’à 105 000 euros pour Aldo Cardoso), et sont versées à l’État dans le cas des représentants de celui-ci. Mais les syndicalistes ne sont pas rémunérés, ni eux, ni leurs syndicats. Une manière de dire que les CA ne sont pas vraiment un lieu pour les travailleurs.

Quel que soit le sujet abordé, « la timidité d’être sur un terrain qui n’est pas le nôtre » n’est pas déniée, mais elle est toujours accompagnée d’un sentiment de fierté. « Ils sont dans un monde à part. Nous, on sait ce que c’est que l’entreprise, alors qu’elle n’est pour eux que virtuelle. » Certains se sont vu proposer des réunions préparatoires, avant la séance plénière du CA, pour des explications sur les différents points à l’ordre du jour. L’un des interviewés nous a dit avoir refusé cette proposition. « J’ai refusé d’être un administrateur de seconde zone. Je ne voulais pas subir de lecture imposée et participer à la constitution de petits groupes à l’intérieur du CA. » Il est vrai que la tâche de ces émissaires n’est pas facile, comme celle des plénipotentiaires envoyés en pays ennemi pour tenter d’amorcer un retour à la paix. « On est certes dans un grand monde, tout est filmé, micros, grand écran, on n’a pas l’habitude. Mais j’arrive avec mes billes. J’essaie de les surprendre par des questions à contre-pied, de les prendre en défaut. Pourquoi veulent-ils adopter cette stratégie, et pas celle-ci qui paraît plus logique ? »

Certains administrateurs vivent les séances du CA comme de « simples chambres d’enregistrement, tout est décidé à l’avance, les slides sont prêts ». Néanmoins, il y a toujours des informations, des impressions à transmettre aux collègues et au syndicat. Ces salariés savent que, dans 99 % des cas, ils ne sont pas dans un rapport de forces favorable. Aussi ont-ils appris à ravaler leur colère, « mais c’est quand même dur quand on voit 95 % des bénéfices de l’entreprise disparaître dans les rémunérations des dirigeants et les dividendes des actionnaires ». Il ne faut pas se faire d’illusions, la charge d’administrateur ne donne que de très minces pouvoirs. « On sait qu’on est perdant, on se ferait du mal si on cherchait à gagner. On sait qu’on n’a pas le pouvoir, mais simplement un pouvoir d’information pour le personnel. La colère qu’on a en nous, on ne la montre pas, car ça leur ferait trop plaisir. À nous de la faire passer aux membres du personnel, en les informant, et c’est eux qui se chargent de notre colère. Car la colère pour la colère, en criant “Ils nous volent, ils nous spolient, c’est scandaleux, avec leurs millions d’euros de rémunérations et de dividendes”, ça ne paie pas au niveau des salariés. Ils sont beaucoup plus préoccupés, par exemple, par les rapports entre la société mère et les filiales, dont certaines peuvent être artificiellement endettées, la société opérant des ponctions discrètes pour mieux servir les actionnaires. » Les salariés sont soucieux avant tout de leur emploi. « Ils me demandent si les administrateurs ont fait des choix entraînant des risques pour l’entreprise et donc leur emploi. Et, aujourd’hui, je ne peux plus leur dire “ça va”, et ça me fait mal. » Mais il y a aussi de belles victoires syndicales comme la réintégration d’une filiale vendue à un fonds de pension international.

Lourdeur et dignité de la responsabilité

Les administrateurs représentant les salariés sont formés par leurs syndicats respectifs, notamment sur le droit du travail. Ce qui ne suffit pas à donner toute l’assurance dont font preuve les autres administrateurs, férus d’économie et de finance. « Ils sont aidés par des avocats et des spécialistes des questions à traiter. Ils peuvent se permettre d’arriver légers, alors qu’ils nous remettent beaucoup de documents qu’il nous faut travailler, et qui sont parfois en anglais ! J’avoue être parfois dépassé et frustré. » Ce n’est pourtant pas faute de conscience professionnelle. Les plus assidus sont les administrateurs des salariés ; il arrive que des administrateurs dits « indépendants » sommeillent à table. Le pouvoir de certains est aussi un pouvoir de désinvolture, les plus démunis étant aussi ceux qui se sentent le moins de droit à franchir les limites de la bienséance. Les uns ont l’habitude de commander, les autres celle d’être commandés.

Certains administrateurs représentant les salariés sont affectés à temps plein à ce poste. Comme il s’agit par définition de grands groupes, la charge de travail pour préparer les séances est lourde, surtout pour des administrateurs qui ne sont pas au fait de toutes les subtilités de la finance et du « management ». Pour ceux qui ont un mandat à mi-temps, il est difficile de le cumuler avec le travail dans l’entreprise et les tâches de leur engagement de syndicalistes. « La pression est forte de tous les côtés, et du coup j’ai souvent un sentiment de culpabilité, lié à l’impression de tout rater. » « Avant chaque conseil d’administration, je prépare, avec mes camarades du syndicat, les différents points à l’ordre du jour et je me blinde. Comme je m’attends toujours au pire, je me fais une sorte de pense-bête. J’ai l’angoisse d’être en difficulté personnelle, dans l’incompréhension de dossiers, toujours présentés sous forme de graphiques, de chiffres et de résumés lapidaires. Or il faut que je maîtrise les conséquences de mes choix. Quand le conseil est fini, je me concentre pour faire le point avec moi-même, entre mes intentions et les résultats. Alors je suis content de moi, ou pas. Mais, si je suis honnête, je suis rarement content de moi. Et puis je me sens écrasé à entendre ces millions et ces milliards d’euros, et on vous met de surcroît de la confidentialité partout. Quand je rejoins ma famille, on me trouve souvent irritable. »

La tension peut être vive entre certains administrateurs représentant les salariés et les dirigeants de leur entreprise qui cherchent à les mettre en difficulté dans leurs engagements syndicaux. À la différence des administrateurs « indépendants », qui peuvent cumuler nombre d’autres mandats, le statut d’administrateur élu par le personnel « est incompatible avec tout mandat de délégué syndical, de membre du comité d’entreprise, de délégué du personnel ou de membre du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail de la société. L’administrateur qui, lors de son élection, est titulaire d’un ou de plusieurs de ces mandats doit s’en démettre dans les huit jours. À défaut, il est réputé démissionnaire de son mandat d’administrateur », selon l’article L 225-30 du code du commerce. La seule participation à une réunion syndicale préparatoire au comité d’entreprise, non formellement exclue par la loi, peut valoir, dans certaines entreprises, un rappel à l’ordre de la direction. Il arrive qu’un statut spécifique des administrateurs « salariés » les enjoigne de « s’abstenir de toute activité syndicale ». Exigence savoureuse face à la multitude des mandats exercés par les administrateurs « indépendants ».

Tous ces administrateurs atypiques confirmeront se préparer, mais « être loin d’être en phase, alors qu’on se sent si à l’aise dans nos réunions syndicales ! ». Surtout que « tout va très vite. Si on n’est pas attentif, on est déjà passé au sujet suivant, et parfois on ne sait même pas s’il y a eu un vote ou pas ». Le vote se fait à la majorité, chaque voix compte, mais celle du président est prépondérante au cas où il faut départager. « Nous devons justifier nos votes et cela est consigné, s’ils ne le font pas, on les rappelle à l’ordre. » Dans d’autres sociétés, le principe de l’accord tacite prévaut : « Qui ne dit mot consent, mais tout administrateur peut demander un vote à bulletin secret. »

Toute entreprise un peu importante est confrontée à l’international. « Si une filiale est vendue, on essaye de prendre contact avec nos collègues à l’étranger. On est tous devenus des variables d’ajustement et les sociétés passent ainsi d’une main à l’autre. » Si les administrateurs indépendants ont l’habitude de voyager d’un continent à l’autre, « ce n’est pas simple pour nous d’aller en Chine ou au Brésil. Par contre, quand des collègues étrangers viennent en France, nous faisons tout pour les rencontrer ». « Je suis parti en Asie, raconte un autre administrateur, car la direction voulait faire la promotion d’une entreprise ; le voyage était bien organisé, mais le personnel local était écarté. » Et demeure toujours le problème de la langue pour ceux qui n’ont pas eu la chance de faire de longues études.

La présentation de soi et la façon de se vêtir sont délicates. « Je me suis acheté une tenue neutre, passe-partout, et je suis donc toujours habillé pareil. » Ce qui ne saurait échapper aux yeux avertis des autres administrateurs. « Je mets toujours une cravate pour être à leur diapason. » Mais un autre administrateur refuse de se mouler aux canons de l’élégance des hommes d’affaires : « Je revendique ma casquette de représentant des salariés », dit-il. Une administratrice endosse « une veste de tailleur, c’est un rituel pour moi auquel je tiens, pour être à l’aise ». « Je mets toujours un costume, conclura un autre, c’est mon troisième, les deux premiers sont liés à mes deux mariages. » Ainsi donc, la séance du conseil d’administration est une cérémonie solennelle. Sauf que l’on rêve parfois de braver ce signe de soumission : « Je mets un costume, mais je sais qu’un jour je viendrai en bleu de travail ! »

Les administrateurs représentant les salariés ont l’occasion de partager des déjeuners, voire des soirées, avec les autres membres du CA, à l’occasion d’un séminaire de travail ou pour un événement important dans la vie de l’entreprise. « On mange toujours très bien. C’est fin, ce sont des mets auxquels je ne suis pas habitué. » « Un jour, nous déjeunions dans un restaurant quand j’ai compris que nous mangions du caviar, alors que je ne fais pas la différence avec des œufs de lump. Je suis parti parce que je ne pouvais pas me gaver alors que les dépenses de personnel venaient d’être réduites par ceux-là mêmes qui se gavaient de caviar. » Les membres du CA reçoivent des invitations pour suivre, dans la loge de la société, les tournois de tennis de Roland Garros, ou un match au Stade de France. « J’ai même été invité aux jeux Olympiques à Londres ! Mais je n’y suis pas allé, c’est un peu gênant. D’ailleurs je ne vais à aucune des invitations car j’ai bien trop la trouille d’être vu bouffant des petits fours avec le P-DG. »

Se retrouver dans un aréopage de la grande bourgeoisie, lorsqu’on appartient à un milieu modeste, fait vivre intimement les inégalités et les différences. Ce n’est pas toujours facile à assumer, mais c’est certainement une bonne école sociologique qui fait appréhender les structures de notre société et les classements qui en résultent, avec toutes les injustices qui accompagnent ce jeu floué où les héritages ont plus d’efficacité que les efforts et le mérite.

6. La ville comme champ de bataille

La violence sociale n’est pas seulement vécue et intériorisée, elle est aussi objectivée dans des formes urbaines et architecturales, dans des lois et des institutions, telles que les zones d’éducation prioritaire (ZEP), ou des clubs comme le Cercle du Bois de Boulogne, enclave privée empiétant sur un espace vert public. La société et ses inégalités modèlent les lieux de la vie et les principes administratifs et légaux de leur fonctionnement.

L’espace, un éducateur discret, mais efficace

À travers les expériences de la ville s’apprennent la diversité du monde social et la place que l’on y occupe. Pour les aristocrates et les grands bourgeois, avoir habité les beaux quartiers dès l’enfance, c’est avoir expérimenté le privilège de faire partie des catégories dominantes, tout en intériorisant, par des pratiques spécifiques, dans un espace urbain particulier, les dispositions, les manières d’être propres au groupe auquel ils appartiennent. Le quartier habité exprime et conforte l’être social et son identité de classe. Comme tout agent social, les membres des hautes classes sont toujours un peu les endroits où ils ont vécu, et recueillir leurs histoires de vie, c’est aussi se donner les moyens de comprendre ce qu’ils doivent aux espaces de leur vie.

Le rôle de ces lieux où enfants et adolescents expérimentent la vie en société est essentiel. Ils apprennent l’identité sociale, les similitudes et les différences. Chacun restera marqué par ces expériences du monde social que lui fournit la ville. Résider dans des cités HLM dégradées et surpeuplées renvoie à chaque instant à la position dominée et fragilisée de leurs habitants. Les qualités ou les disqualifications de l’espace de résidence sont en elles-mêmes des éducateurs de ceux qui y vivent leur enfance et leur adolescence et des facteurs d’intériorisation de la position sociale qu’ils occupent.

Brunch’Opéra dans les beaux quartiers

Au théâtre du Ranelagh, dans le XVIe arrondissement de Paris, la compagnie Opéra du Jour a donné en décembre 2012 plusieurs représentations en matinée de La Flûte enchantée de Mozart. Dès 10 heures, un brunch, payant, est proposé par de jeunes hôtesses dont la sveltesse est soulignée par d’élégants tailleurs noirs. Les comptoirs (thé, café, pâtisseries) sont tenus par des dames du quartier. Les familles affluent. Enfants, parents et grands-parents se retrouvent avec un plaisir évident, mais sans élever la voix. Ce calme enjoué ne laisse pas de doute : on se trouve en bonne compagnie. Notre curiosité face à cette interconnaissance est vite satisfaite : « Oh oui, nous sommes tous cousins ! » nous dit-on avec un grand sourire. Un escalier mène à un salon où, devant une superbe cheminée de style Renaissance, de petites tables disséminées permettent à la sociabilité mondaine de s’épanouir autour du brunch.

Peu à peu, toujours dans le calme, les hôtesses placent les spectateurs sous les magnifiques boiseries et les plafonds à caissons peints de la salle où les fauteuils de velours rouge achèvent de parfaire ce cadre d’un luxe très confortable. Ce théâtre de 300 places se trouve sur l’emplacement du salon de musique du château de Boulainvilliers qui, au XVIIIe siècle, avec son parc, occupait 8 hectares. Inauguré en 1900, s’inspirant de la Renaissance flamande, il n’a guère changé depuis et a miraculeusement échappé à l’urbanisation massive du quartier. Après avoir été un temps une salle de cinéma Art et essai, il est aujourd’hui protégé par une inscription à l’Inventaire supplémentaire des Monuments historiques.

En ce dimanche de décembre 2012, l’Opéra du Jour propose donc la fameuse œuvre de Mozart. Cette compagnie, fondée en 2006, se veut le « rendez-vous des mélomanes et des aventuriers du lyrique, des petits et grands, dans un cadre intime et convivial, joyeux et matinal ». Les initiatrices du spectacle invitent les enfants à les rejoindre dans un petit salon, pour leur donner des clefs de compréhension de ce à quoi ils vont assister. Les chants seront en allemand, mais les séquences parlées en français. Des enfants bien sages, qui resteront attentifs et silencieux durant les deux heures du spectacle, coupées par un petit entracte.

Cet opéra, ce théâtre à échelle humaine et l’homogénéité du public assurent les meilleures conditions pour l’éducation musicale. Les jeunes apprennent, sans qu’il soit nécessaire de le leur dire, que leur famille est là, avec ses relations, qu’eux-mêmes sont ici, en compagnie de leurs condisciples de Gerson, de Saint-Louis-de-Gonzague ou de Saint-Jean-de-Passy. La culture et les arts ne sont pas des matières scolaires, en tout cas pas seulement : la vie sociale et familiale, la convivialité des enfants bien nés, comme eux, passent par les œuvres de l’esprit, tout naturellement. Dans le XVIe arrondissement on apprend la culture comme on apprend sa langue maternelle, par immersion.

Tous les stigmates négatifs se cumulent pour caractériser les habitants des cités : pauvres, assistés, fraudeurs, racistes… Leurs espaces de vie sont « défavorisés » ou « sensibles », leur urbanisme est dépassé, obsolète, dégradé. Les enfants sont en échec scolaire, ils sont trop gros, se gavent de chips et de boissons sucrées. Bref, la stigmatisation est générale. Leur désarroi est à la mesure de ces attaques symboliques, qui proviennent donc du haut de la société avec les banquiers et les spéculateurs, du milieu de la société avec les couches moyennes intellectuelles et leur étendard de la mixité sociale, et enfin du tout en bas de la société avec les travailleurs immigrés qui symbolisent le déclassement social et la déstructuration culturelle.

La mémoire ouvrière laminée

Du passé ouvrier faisons table rase

Faire disparaître, faire oublier les luttes du passé à tout jamais est un enjeu stratégique pour les dominants : cela contribue à faire reconnaître le libéralisme comme « le » système économique allant de soi, efficient et incontournable. La mémoire ouvrière est malmenée, caricaturée et passée sous silence. L’histoire doit être ramenée à celle des seuls puissants.

Nicolas Sarkozy a choisi la Mutualité pour haranguer ses troupes le 22 avril 2012, et reconnaître sa défaite au soir du 6 mai. Habitués, durant les années 1970, à des meetings d’autres tonalités, ce choix nous parut incongru. Nous sommes allés voir. Las, ce haut lieu du discours subversif et des Petits Livres rouges brandis semble avoir muté et avoir retourné sa veste pour accueillir, dans un lieu presque aussi chic que le Fouquet’s Barrière, le président des riches, en mal de victoire électorale. Sans doute avait-il pensé ainsi faire peuple.

La Maison de la Mutualité, selon la dénomination encore gravée au fronton de ce vaste immeuble inauguré en 1931, avait vocation à accueillir les militants de la solidarité et ceux de la lutte sociale. Majestueux et bénéficiant d’ornements Art déco, le voilà remis à neuf, tout pimpant d’une nouvelle jeunesse due à l’architecte Jean-Michel Wilmotte. La gestion de ce lieu mythique du Paris révolutionnaire et chaleureux est désormais assurée par le groupe international GL Events, spécialisé dans l’événementiel. Il gère des lieux de réunion et d’exposition dans 18 pays, de l’Inde aux États-Unis, des Pays-Bas aux Émirats arabes unis. Il a remporté l’appel d’offres de la Mutualité française qui lui accorde la « gestion du Palais de la Mutualité » pour trente-cinq ans. La Maison, devenue Palais, le président du Fouquet’s put trouver le lieu opportun pour galvaniser ses fidèles avant l’ultime combat et pour les consoler après son Waterloo électoral.

Au loin s’estompent le congrès national de la SFIO de 1933, les meetings souvent brouillons et toujours enthousiastes après le fol espoir de 1968. Le coup de neuf du bâtiment a fait prendre un coup de vieux aux souvenirs des militants qui se rappellent y avoir applaudi Georges Marchais ou Alain Krivine, avoir salué le courage du peuple vietnamien face à l’impérialisme américain. Certes le grand escalier de marbre et la rampe de fer forgé ont pris de la majesté, un petit air de demeure seigneuriale. Les appliques de Lalique, remises à neuf, éclairent généreusement cette jeunesse retrouvée, qui risque fort de ne plus être celle de la solidarité, de la lutte pour un monde meilleur contre les puissances d’argent. Faut-il voir dans la disparition de quelques fauteuils dans la grande salle, ramenés de 1789 à 1740 unités, la volonté de rompre avec un passé où la Maison de la Mutualité était une maison du peuple ? Le Palais nouveau risque fort d’être celui des forces de régression sociale, de la manipulation perverse des idées et des sentiments.

La création d’un restaurant, Le Terroir parisien, confié au chef du Meurice, le palace de la rue de Rivoli, n’est pas pour aller contre cette logique. On voit mal les porteurs de pancartes et de banderoles s’y restaurer après le défilé et le meeting. On imagine mieux les « nouveaux » camarades des salles de marché et du néolibéralisme venir y poursuivre le débat sur les meilleurs moyens de prolonger les beaux jours de la finance triomphante.

Pour la classe ouvrière, cette disparition des vestiges d’une activité industrielle qui eut une importance symbolique forte est une violence aussi par la perte d’estime de soi que cette place dans la production pouvait susciter. D’autant que les espaces sont réappropriés par des activités qui excluent les anciens ouvriers.

Billancourt éradiqué

Billancourt. La forteresse ouvrière. D’ordinaire, les forteresses sont classées monuments historiques. Pas celle-ci. À la sortie du métro Pont-de-Sèvres, sur la gauche, une nouvelle passerelle piétonne mène sur l’île Seguin, aujourd’hui ouverte au public. Sur la pointe aval, à droite, des jardins et un restaurant éphémères devront bientôt laisser la place à la construction d’un équipement musical. Le coût programmé est de 150 millions d’euros. Il sera financé dans le cadre d’un partenariat privé-public. Cette partie de l’île Seguin a été cédée au conseil général des Hauts-de-Seine pour un euro symbolique avec mission d’y inscrire cet espace unique dans le projet de « vallée de la culture ». « L’île Seguin sera l’île Saint-Louis du XXIe siècle. Grâce à ce projet et à celui de l’Arena 92 à La Défense, les Hauts-de-Seine ont vocation à devenir un pôle majeur de la vie culturelle du Grand Paris », affirme Patrick Devedjian, président du conseil général des Hauts-de-Seine.

Les ouvriers ont quitté l’île Seguin en 1992. La grande nef des usines Renault avait été construite au début des années 1920. La culture ouvrière avec ses savoir-faire et ses valeurs qui ont marqué l’histoire de la France du XXe siècle (« Quand Billancourt éternue, la France s’enrhume », disait-on) doit être définitivement rayée de la carte. Au profit de la culture savante, musique en aval, art moderne, cinéma et cirque en amont. Le projet est, bien entendu, présenté comme devant rendre la culture accessible à tous. Car, lit-on sur le site hauts-de-seine.net, « derrière l’ambition culturelle, il y a aussi une ambition éducative et sociale : l’égalité des chances et la solidarité passent par un accès de tous dès le plus jeune âge à la culture ».

Dont acte. Mais une autre culture, dans l’affaire, perd l’un de ses repères. L’identité ouvrière voit ainsi un de ses bastions disparaître dans les poubelles de l’histoire. La bourgeoisie a besoin de terres vierges pour imposer son mode de vie et ses bureaux. Son quartier d’affaires à La Défense a effacé les pavillons ouvriers, les usines et les ateliers. Si nombre de quartiers bourgeois bénéficient, du fait de leur valeur architecturale et patrimoniale, de mesures de sauvegarde, les classes populaires voient leurs HLM et leurs usines stigmatisées puis rasées. La violence symbolique et le cynisme sont au rendez-vous sur l’île Seguin. Un hôtel international haut de gamme permettra à l’oligarchie mondiale de venir se distraire et se cultiver sur ce nouveau navire de l’Ouest, en continuité avec les quartiers chics parisiens.

Ainsi se vérifie le bien-fondé de l’étonnement de Bertolt Brecht dans le poème « Questions que se pose un ouvrier qui lit » : « Le jeune Alexandre conquit les Indes. Tout seul ? César vainquit les Gaulois. N’avait-il pas à ses côtés au moins un cuisinier note ? » L’Histoire, celle qui s’écrit avec un grand H, est l’œuvre des puissants, des grands de ce monde. Escamoter le travail des multitudes qui ont construit celui que nous connaissons permet d’en réserver le mérite à ceux qui, aujourd’hui comme hier, exploitent le travail des autres.

Le pont Seiber, construit en 1931 sur la pointe amont, mène au chemin de randonnée qui longe la Seine du côté de Meudon, jusqu’au pont de Sèvres par lequel on peut retraverser la Seine et retrouver le métro.

Le travail ouvrier disparaît aussi peu à peu de l’espace maritime où la pêche est en recul. Aujourd’hui, la navigation de plaisance envahit les ports qui furent autrefois le point de départ de multiples formes de pêche. Un loisir socialement très marqué par les plus riches, même s’il existe des formes populaires de la pratique, dont les écoles de voile organisées par les communes du littoral pour les collégiens et lycéens.

Les ports de plaisance détrônent les ports de pêche

Que ce soit le Vieux-Port de Marseille ou le petit port de pêche de Tréboul, près de Douarnenez, l’impression est la même : les bateaux de plaisance sont légion, les bateaux de pêche se font rares. La pratique de la plaisance s’est développée au point d’envahir les ports existants et de susciter des extensions et des créations de nouvelles places. Cela s’est fait en concurrence avec les ports de pêche dont les bateaux ont été relégués au fond des bassins, la pêche côtière étant en recul. Selon l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), en 2008, « les 65 ports de pêche répartis sur le littoral métropolitain [abritaient] près de 5 000 navires de pêche. Leur nombre a diminué de moitié en 20 ans puisqu’il se montait à plus de 10 000 unités en 1988 ». Le ministère de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement a comptabilisé, au 31 août 2011, pas moins de 955 565 navires de plaisance immatriculés en France, dont 234 057 de plus de 6 mètres. Le total était de 809 286 en 2003 : une augmentation de 146 279 unités, soit plus de 18 %. Les ports donnent de plus en plus l’impression d’être dévolus au tourisme nautique. On assiste en quelque sorte à une désindustrialisation de la mer.

Les bassins offrent désormais le spectacle de bateaux coûteux. Deviendraient-ils des clones de ceux de Saint-Tropez ? On en est loin, car le port de Saint-Tropez est le summum de la transformation de ce qui était un port de pêche côtière en port de plaisance où, l’été, les navires des milliardaires éblouissent les campeurs venus se promener en famille sur les quais. Le plus grand succès est assuré aux yachts de plusieurs dizaines de mètres, dont le pont accueille un hélicoptère, bien utile il est vrai pour échapper, à terre, à la cohue aoûtienne des routes du littoral. Les propriétaires de ces embarcations fastueuses, sablant le champagne sur le pont arrière, paraissent fasciner les promeneurs au regard subjugué, rarement irrité. Sauf lorsqu’il s’agit des retraités de la CGT du Var, venus pique-niquer sous le nez des plaisanciers de luxe pour manifester leur volonté de voir revaloriser leurs pensions.

La colère serait beaucoup plus grande si les promeneurs de Saint-Tropez connaissaient les dessous de cette armada. Les pavillons de complaisance logés dans un paradis fiscal sont légion. Cela n’est qu’un aspect de la plaisance, qui concerne avant tout les plus fortunés des plaisanciers. Ceux qui, trop riches pour accepter les ponctions fiscales, s’inscrivent aussi dans les palmarès des plus grands bateaux de plaisance, publiés régulièrement et consultables sur Internet note.

La violence sociale de la destruction du passé ouvrier est à son comble lorsque, en territoire populaire, un symbole de la culture dominante est imposé pour le « redynamiser », comme l’implantation d’une antenne du Louvre à Lens. Ce choix est justifié par le principe selon lequel la proximité physique tendrait à rendre l’art plus accessible à ceux qui n’ont pas bénéficié des apprentissages adéquats.

La violence symbolique s’impose dès que l’on emprunte la promenade aménagée sur le long terre-plein, entre les maisons ouvrières, servant autrefois au train de wagonnets qui évacuaient le charbon. Le chemin établi à l’emplacement des rails permet d’aller du centre-ville au nouveau musée. Une promenade agréable, qui isole toutefois des Lensois, peu nombreux à l’emprunter. Pour autant, ils ne sont pas invisibles des visiteurs du musée dont les regards plongent dans les jardins des pavillons et dans les pièces aux fenêtres ouvertes. Toutefois, selon Karine Van Wynendaele, conseillère municipale (opposition de gauche) et professeure d’histoire dans un collège de Lens, « cette violence symbolique n’est pas formulée comme cela par la population concernée. Par contre, les habitants se sont plaints du bruit lié aux travaux. Peut-être cette violence émergera-t-elle plus tard, car avec l’ouverture récente, en décembre 2012, la population a bénéficié d’entrées gratuites. “J’y suis allé à l’ouverture”, diront les habitants dans quelques années. Car il n’est pas sûr qu’ils fréquenteront régulièrement ce lieu. Les animations proposées autour de concerts de musique, ou de conférences, sont destinées à un public cultivé ». Mais la réaction des habitants, sur le mode « ce n’est pas pour nous », se joue plus, selon cette élue, dans la non-fréquentation, dans l’indifférence, que dans le rejet. Car « les habitants étaient fiers que l’on s’intéresse à eux, pour quelque chose de positif. Mais je me souviens, ajoute-t-elle, d’un de mes élèves de sixième qui disait, inquiet : “Ils vont fermer le petit magasin de notre quartier parce que ça fait sale pour les gens du Louvre !” Le stationnement a, par contre, cristallisé le mécontentement : avant il était gratuit dans toute la ville ». Il est devenu payant dans le centre-ville antérieurement à l’ouverture du musée et pour attirer un investisseur privé pour la construction d’un parking souterrain. Celui-ci refusait de s’engager si le stationnement en surface, tout autour, n’était pas rendu payant. Les commerçants du centre-ville ont perdu des clients, les travailleurs ayant leur emploi dans le secteur doivent se garer loin, de même que ceux qui utilisent le train pour aller à Lille et qui ne peuvent plus laisser leur voiture près de la gare.

Les rapports de classe s’expriment à travers des luttes pour l’espace qui sont d’autant plus vives que les valeurs d’usage sont intéressantes.

La « boboïsation » des quartiers populaires de Paris

Les familles d’ouvriers ont subi de plein fouet la violence symbolique de voir leur habitat et leur outil de travail, avec les petites usines ou les ateliers artisanaux, être rachetés et totalement réaménagés par de jeunes salariés aisés, en phase avec la mondialisation libérale et ses nouvelles technologies. Les familles populaires ont quitté les arrondissements de l’est et du nord de Paris en raison de la désindustrialisation de la capitale. Celle-ci est spectaculaire : les emplois dans l’industrie, selon l’Insee, passent de 576 000 en 1999 à 68 000 en 2011. Cet « embourgeoisement » des quartiers populaires de Paris, ce que l’on appelle le processus de gentrification pour désigner l’appropriation de valeurs d’usage urbaines destinées aux familles ouvrières par une population plutôt jeune, diplômée, travaillant dans des secteurs créatifs, les médias, la mode, le design, est d’autant plus violent que les « bobos » s’approprient également l’espace public, la rue, les trottoirs, les cafés et les commerces des quartiers où ils habitent. Créant ainsi une convivialité urbaine que ne pourront plus jamais revivre les ouvriers partis dans des zones périphériques. « L’image sympathique du “bobo-explorateur” arrivant en terre “prolo-immigrée” dissimule la réalité d’une violente conquête patrimoniale. L’euphémisation de ce processus est emblématique d’une époque “libérale libertaire” où le prédateur prend le plus souvent le visage de la tolérance et de l’empathie. […] Alors que les discours incantatoires sur le manque de logements sociaux n’ont jamais été aussi présents, rares sont les politiques qui s’émeuvent aujourd’hui de la conquête par une petite bourgeoisie du parc privé “social de fait” des grandes villes note. » Cet impérialisme urbain va de pair, paradoxalement, avec un affichage de la volonté de promouvoir la mixité sociale. Les nouveaux habitants du quartier de la Goutte-d’Or militent volontiers dans des associations locales qui apportent, par exemple, aux enfants d’immigrés un soutien scolaire bienvenu. Mais il est vrai aussi que les mêmes ont fondé une association, Droit au calme, pour protester contre les trafics nocturnes et illégaux du quartier. La mixité sociale a ses limites. Les cadres moyens qui habitent les quelques immeubles haussmanniens de la rue de Suez ou de la rue de Panama envoient leurs enfants dans les écoles situées de l’autre côté de Montmartre, vers l’ouest, où la population scolaire est en correspondance avec leurs aspirations pour leurs enfants.

Londres : les traders succèdent aux dockers

Un métro automatique, sans chauffeur, permet de relier la station Bank, la bien nommée, qui dessert le cœur de la City, à Canary Wharf, second pôle financier de Londres, créé à partir de 1987. Une forêt de gratte-ciel y héberge les plus grandes banques du monde, JP Morgan, HSBC ou le Crédit suisse. L’argent a investi, dans un méandre de la Tamise, une ancienne zone portuaire dont les activités ont cessé en 1970. La grande famille de la finance, avec ses 44 500 professionnels de la banque, des cabinets juridiques et des agences de notation mondiales, a pris ses racines sur un territoire biscornu, marqué encore ici et là par les jetées et les points d’ancrage des bateaux qui faisaient autrefois le commerce des épices avec l’Inde.

Ce fut, un temps, le plus grand port du monde. Mais la mondialisation, auquel il devait sa naissance et à laquelle il contribua, fut aussi à l’origine de sa perte. Comme pour le quartier de La Défense à l’ouest de Paris, les bureaux et les salles de réunions des conseils d’administration ont supplanté, aux Docklands, les grues, les ateliers, les entrepôts et les logements ouvriers. L’espace des grandes cités des vieux pays industriels traduit dans son évolution le dépérissement de la production de biens matériels au profit de la spéculation financière. Dans ce vieux quartier de Londres, les centres commerciaux offrent le spectacle, notamment à l’heure du déjeuner, du va-et-vient précipité de traders en bras de chemise malgré le froid de ce début de novembre 2012, ou en costume sombre et élégantes chaussures de cuir, à la recherche du sandwich qui leur permettra de retourner rapidement jouer avec l’argent, plus que jamais virtuel. La plupart arborent une petite fleur rouge à la boutonnière, attestant de leur générosité envers les militaires anglais revenus blessés de la guerre en Afghanistan pour lesquels une collecte est en cours. Cette fleur rouge accentue l’uniformisation de ce milieu, mais elle rappelle que tout ne va pas si bien et que le monde est en surchauffe.

À quelques centaines de mètres, le musée des Docklands est installé dans un bâtiment qui servait autrefois à entreposer les épices. De très beaux objets liés au commerce maritime et à la construction des bateaux, des documentaires et de nombreuses photos racontent l’histoire de l’Empire britannique et de ses rapports sociaux de domination depuis l’esclavage jusqu’à la vie dure des dockers et de leurs familles. Peut-on imaginer ce que sera dans un siècle un musée de la finance ? Des ordinateurs, des cravates, des costumes sombres, des billets de banque, des chiffres sur l’emploi et les bénéfices, des maquettes de gratte-ciel tous plus ou moins semblables. La virtualisation de la finance ne pourra jamais rivaliser avec la richesse de l’économie réelle dans sa transmission aux générations futures. Il n’en demeure pas moins que, du point de vue des dockers et de la classe ouvrière anglaise, il s’agit d’une forme de violence que de voir disparaître ainsi ce qui a fait leur vie et leurs valeurs. Les vieilles nations industrielles s’effacent au profit d’une mondialisation néolibérale qui utilise un langage fait de chiffres et d’expertises assurant la soumission aux exigences du nouveau pouvoir de l’argent comme unique fin en soi de notre passage éphémère sur la terre.

On ne trouve plus rien à La Samaritaine

Bernard Arnault, quatrième fortune mondiale, poursuit ses emplettes pour étendre son empire. En 2001, le P-DG de LVMH a acheté 60 % des actions de La Samaritaine, propriété des descendants de la famille Cognacq-Jay, fondatrice en 1869 de ce grand magasin. Quelle était la stratégie de la plus grande fortune professionnelle de France ? Probablement de ne conserver que ce qui faisait la valeur de ce grand magasin, ses bâtiments, classés monuments historiques, et sa localisation au cœur de Paris, en bord de Seine, en face du Pont-Neuf, le plus vieux de la capitale. À l’image de ce qu’il avait fait avec le groupe textile Boussac dont il ne garda que la pépite Dior.

Dès 1983, la commission de sécurité avait mis en garde contre l’insuffisante résistance au feu des planchers. Après 2001 et la prise de contrôle partielle par Bernard Arnault, l’activité continue bon an mal an jusqu’en juin 2005. La direction de La Samaritaine décide alors la fermeture : en janvier de la même année la commission de sécurité de la préfecture de police avait de nouveau donné un avis défavorable. Mais elle n’avait exigé qu’une mise en conformité qui aurait demandé au plus dix-huit mois de travaux. La direction tranche pour une fermeture de six ans. À la stupeur des syndicats, la fin de la Samar est signifiée.

Selon un rapport d’expertise de Pluriel Consultants, demandé par le comité d’entreprise, la nouvelle direction de La Samaritaine a surévalué les risques. Le cabinet souligne que La Samaritaine n’est pas la bonne affaire que LVMH avait supputée, mais que, « fermer n’étant pas envisageable » pour l’image du groupe, il fallait donc « être contraint de fermer » en utilisant « de manière abusive le principe de précaution ».

La Fondation Cognacq-Jay était entrée en conflit avec Bernard Arnault et ses projets. Mais, en novembre 2010, un compromis a été trouvé et B. Arnault a pu acquérir les participations que la fondation détenait encore, pour un montant tenu secret. Il faut dire que, quelques mois auparavant, en juillet 2010, le Conseil de Paris avait procédé à une révision simplifiée du plan local d’urbanisme (PLU) qui a aidé au déblocage de la situation. Cette révision permet au groupe LVMH de surélever le bâtiment principal de plusieurs mètres. Cette surélévation privera de lumière les quelques habitants de la déjà sombre et étroite rue Baillet. La contrepartie réside dans 7 000 mètres carrés réservés à une crèche et à des logements sociaux. Mais il ne sera pas question de faire revivre le grand magasin populaire où l’on était assuré de trouver ce que l’on cherchait. Au programme, un hôtel cinq étoiles sur le quai, sous le label Cheval Blanc, qui sera géré par LVMH Hotel Management. Luxe encore pour la partie commerciale, le grand magasin du XXIe siècle ne comprendra que des enseignes célébrant la richesse, dont inévitablement un espace Louis Vuitton. Ces nouveaux temples de l’argent, nouvelle violence symbolique au cœur de la ville de la Commune, seront une manifestation de plus de l’exclusion des exclus de la capitale au profit du Capital.

Les espaces urbains évoluent en fonction des enjeux économiques, au point que les oppositions qui structuraient le Paris des années 1970, telles que Pierre Bourdieu a pu les décrire, avec la position avant-gardiste de la haute couture sur la rive gauche et celle plus traditionnelle de la rive droite, sont moins marquées dans le Paris de 2013. La pensée unique liée au néolibéralisme s’objective dans l’espace urbain au point que Saint-Germain-des-Prés, qui symbolisait la littérature et le jazz, est devenu un quartier où le luxe a détrôné jusqu’à la mémoire de Jean-Paul Sartre et de Boris Vian note. On ne sait où s’arrêtera l’impérialisme du luxe.

Les classes populaires tenues à distance des beaux quartiers

Quand il s’agit de préserver leur entre-soi, les grands bourgeois ne font pas dans le détail. En effet, soustraire les enfants à la fréquentation de l’autre, qui pourrait avoir une mauvaise influence sur eux, est un souci permanent pour éviter que, à terme, une mésalliance ne vienne briser la transmission du patrimoine familial. La mobilisation des dominants pour favoriser des mariages endogamiques est intense, les richesses et les patrimoines devant se transmettre au sein des mêmes familles, pour assurer la reproduction de la domination d’une classe sociale. L’entre-soi des beaux quartiers favorise les relations entre ceux et celles qui cumulent toutes les formes de richesse et de pouvoir. La richesse de chacun rejaillit sur celle de tous les autres et toutes s’additionnent. Ne serait-ce qu’à travers un urbanisme de classe qui offre de belles avenues ombragées, des commerces à la hauteur des besoins des habitants. L’architecture des immeubles, des hôtels particuliers et des villas confirme le pouvoir sur l’espace et la position dominante des habitants.

Les HLM hors la loi

Rien de mieux qu’une promenade sociologique pour prendre conscience de la violence des rapports sociaux de domination lorsque ceux-ci s’inscrivent dans l’espace géographique d’une manière lisible. Marnes-la-Coquette, commune du département des Hauts-de-Seine, est un cas exemplaire d’une ségrégation spatiale assumée. Le sentier de grande randonnée GR1 que l’on atteint après avoir traversé la Seine depuis la station du métro Pont-de-Sèvres permet de rejoindre à pied cette commune dont les 746 foyers fiscaux disposaient en 2011 d’un revenu de référence moyen de 95 312 euros, soit quatre fois la moyenne nationale (23 735 euros) note. C’est donc par le parc de Saint-Cloud qu’à pied ou en voiture on arrive à la « Porte blanche » ouvrant sur les ruelles de ce charmant village, avec son église et sa poste, mais pas sa boucherie-charcuterie ni sa boulangerie. À part un restaurant bienvenu, priorité a été donnée aux magasins d’antiquités mieux adaptés aux besoins d’une population à la recherche d’un entre-soi douillet. Non seulement Marnes-la-Coquette est déjà protégée à l’est par le parc de Saint-Cloud, par des forêts au sud et le Haras de Jardy à l’ouest, mais un parc privé parachève les protections naturelles par un long mur derrière lequel se cachent une trentaine de demeures pour les grands de ce monde. C’est d’ailleurs dans la maison du publicitaire Jacques Séguéla que Nicolas Sarkozy et Carla Bruni se sont rencontrés. Johnny Hallyday et l’émir du Qatar y ont des résidences valant plusieurs millions d’euros dont ils peuvent profiter dans un silence digne de celui des Causses de Lozère.

Mais tout change lorsqu’on s’achemine vers la « Porte verte » pour rentrer à Paris par le train depuis la gare de Marnes-la-Coquette-Garches. Du pont au-dessus de l’autoroute A13, on aperçoit un ensemble de 44 logements sociaux. Les petites maisons avenantes sont coincées entre l’autoroute et la voie ferrée. Construites sur de petites parcelles, la promiscuité qu’elles laissent entrevoir n’est rien à côté du vrombissement quasi permanent de bolides lancés sur l’autoroute et du vacarme des trains. Une pollution perceptible contraste avec l’air pur des espaces verdoyants du reste de la commune.

Les anciens dépôts de la SNCF ont laissé la place aux logements sociaux. Une façon quelque peu cynique de répondre aux exigences de la loi SRU (Solidarité et renouvellement urbain) qui imposait, depuis décembre 2000, pour les communes d’au moins 1 500 habitants en Île-de-France, qu’ils représentent au moins 20 % du parc immobilier. Cette loi a été élaborée par un ministre communiste de l’Équipement, du Logement et des Transports, Jean-Claude Gayssot, au sein du gouvernement de Lionel Jospin. Avec 44 logements sur les 160 qui seraient nécessaires pour échapper à la sanction, une amende prélevée sur le budget communal, Marnes-la-Coquette a fait preuve de zèle, mais en reléguant le nouvel ensemble de logements dans un espace dont la localisation isolée paraît devoir conduire à la ghettoïsation. Les habitants les moins riches de Marnes-la-Coquette se voient ainsi signifier deux fois leur relégation, dans l’espace social d’une localité profondément marquée par la présence de familles fortunées, et dans l’espace géographique, en étant condamnés à vivre en marge de la commune. Une manière de plus de leur faire comprendre qu’ils appartiennent à un groupe social dominé. Rien de tel effectivement que la relégation pour exercer cette violence qui contribue à l’acceptation d’une position subalterne dans une société inégalitaire. À Marnes-la-Pauvrette, cette violence sera atténuée par le privilège d’habiter une maison, mais diaboliquement entreposée entre autoroute et voie ferrée.

De quelle imagination les élus de Marnes-la-Coquette vont-ils devoir faire preuve pour répondre au relèvement à 25 %, depuis le 18 décembre 2012, du taux de logements sociaux exigés, qui devra être atteint avant 2025 ? La réponse de Patrick Balkany, député-maire de Levallois-Perret, dans Le Parisien du 11 juin 2013, a le mérite de la clarté. « On ne les atteindra jamais, a-t-il dit. Non seulement on n’a pas de place, mais quand il y a trop de logement social, la concentration de familles modestes devient ingérable. »

La lutte contre le logement social est particulièrement vive à Neuilly-sur-Seine, où le maire, Jean-Christophe Fromantin, se démène pour ne même pas avoir à payer l’amende, alors que sa ville, emblème de la richesse, bat tous les records de déficit en matière de logements sociaux.

Nous avons contribué à la réalisation de plusieurs reportages, pour la télévision, sur le logement social à Neuilly, qui ne furent pas diffusés, à une exception près. Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, nous avons pensé à une censure venant de l’Élysée ou à une autocensure des journalistes et/ou de leur rédaction. La question s’est encore posée avec un documentaire diffusé en première partie de soirée sur une chaîne de la TNT en novembre 2012. Le sujet en était les passe-droits et les arrangements entre amis au plus haut niveau de la société. L’originalité du reportage à Neuilly résidait dans la rupture avec la logique du « tous pourris » dont le Front national fait ses choux gras. Nous y avions mis en évidence la mobilisation d’une classe sociale pour préserver son entre-soi malgré la loi SRU. À Neuilly, le contournement de cette loi utilise deux stratagèmes principaux, peu orthodoxes, mais légaux. Les plus pauvres résident dans une cité de logements sociaux dégradés, totalement isolés en cœur d’îlot et invisibles de la rue. Les autres logements sociaux de la ville, peu nombreux, sont occupés par des Neuilléens de « bonne compagnie », appartenant parfois aux classes moyennes, mais tout aussi bien à la classe dominante. Cette solution étant, par exemple, utilisée pour loger provisoirement dans la ville de leur enfance des jeunes gens en cours d’études. Le reportage s’était particulièrement bien passé, émaillé de quelques incidents très explicites quant à ce contournement de la loi. Une telle approche en termes de lutte des classes aurait fait tache dans le consensus mou des conférences de rédaction, mais c’est par manque de place que cette séquence n’a pas été retenue.

Le mépris des élus de Neuilly face à leurs « pauvres »

Un ensemble de 148 logements sociaux, très dégradés car laissés à l’abandon depuis leur construction en 1959, est enclavé au centre de Neuilly. Vous pouvez passer devant le 167 et le 169 de l’avenue Charles-de-Gaulle sans vous rendre compte que les deux entrées sombres et étroites conduisent à des immeubles d’habitation bâtis en cœur d’îlot, totalement invisibles des rues qui en font le tour. Un autre accès sur la rue Pierret, de l’autre côté de l’îlot, est lui aussi exigu et cette entrée n’est pas particulièrement signalée, si bien qu’elle peut être bloquée par des véhicules en stationnement. Ces logements sont occupés par des familles de condition modeste, dont celles d’agents de la municipalité chargés de la voirie et des services administratifs de la Ville de Neuilly.

Neuilly-sur-Seine à l’amende

Après les vingt ans du magistère de Nicolas Sarkozy sur la ville de Neuilly-sur-Seine (1983-2002), le taux de logements sociaux s’élevait à 2,33 % du patrimoine immobilier de la ville. Les successeurs de Nicolas Sarkozy, Louis-Charles Bary, de 2002 à 2008, puis Jean-Christophe Fromantin, n’ont pas fait de zèle pour combler le retard accumulé. Neuilly ne disposait encore, en 2010, que de 4,35 % de logements sociaux alors que la moyenne du département des Hauts-de-Seine était de 26,35 %. La ville de Neuilly a été déclarée en « état de carence » par la préfecture en raison du non-respect des quotas.

Neuilly tient ainsi le haut du pavé parmi les communes les plus récalcitrantes envers la mixité sociale. La municipalité aurait pu assumer ses choix en payant les pénalités financières dues. Il n’en est pas ainsi. Tous les moyens légaux sont mobilisés pour gagner du temps, peut-être dans l’espoir secret que cette maudite loi puisse être un jour abrogée. Espoir déçu avec l’élection d’un président et d’une majorité parlementaire socialistes puisque l’une des premières mesures du nouveau pouvoir a été d’augmenter de 20 % à 25 % le taux exigé de logements sociaux et de multiplier par cinq les pénalités. Pour trouver des alibis à cette détermination de ne pas accueillir des familles populaires, les élus revendiquent leur bonne volonté.

Le manque de terrains et un régime de copropriété qui représente plus de 85 % du parc ont été, entre autres arguments, mis en avant par Jean-Christophe Fromantin le 25 janvier 2012 devant la commission sur la loi SRU chargée d’examiner les modalités envisageables pour combler les déficits en logements sociaux. Le maire de Neuilly a affirmé qu’il ne pourrait pas réaliser les 719 logements résultant de l’application de la loi. Il ne pouvait promettre que 500 logements sociaux nouveaux pour la période 2011-2013. Et encore, seuls 350 correspondraient à la construction de nouveaux immeubles, 148 autres ne provenant que du changement de statut de bâtiments existants. La démarche est astucieuse puisque ces 148 logements des 167-169 avenue Charles-de-Gaulle ont l’apparence de HLM des années 1950. Ils appartiennent à la Ville sans relever de la législation qui régit le secteur HLM.

La nouvelle démarche aura payé puisque l’amende de 3,5 millions d’euros pourra être convertie en un provisionnement programmé pour le financement de futurs logements. Nul doute qu’ils seront réalisés ? En tout cas, la promesse de mieux faire annule la sanction. Derrière la technicité apparente des discussions au sein de cette commission se dissimule le refus de la mixité sociale. Les lois et les règlements n’ont rien de naturel, ils reflètent l’état du rapport de forces entre les classes sociales. Le plus souvent, ce sont les dominés qui contestent les lois des dominants. Ici, ce sont des élus de droite, d’une ville très bourgeoise, qui contestent une loi élaborée par… un ministre communiste.

Un incendie met la cité en émoi. Un incendie s’est déclaré le jeudi 15 mars 2012, au « 169 », vers 4 heures du matin dans une des caves. Mme Ludovitch, qui habite là depuis juin 1998, avait déjà observé la présence continue de lumière dans cette cave, mais n’avait pas osé aller voir si elle était squattée, comme elle le supposait. Elle avait d’ailleurs alerté à plusieurs reprises la société d’économie mixte de la Ville de Neuilly (la SEMINE) qui gère ces logements, et qui n’a jamais donné suite à sa démarche. Les habitants se sont mobilisés, non pas tant contre les risques d’incendie que pour protester contre le bris, par les pompiers, de la vitre de la porte d’entrée. Les locataires ont signé une pétition qu’ils ont envoyée à la directrice de la SEMINE : « Hormis le danger que nous a fait courir l’incendie, tous les locataires sont unanimes pour protester contre la réparation de la porte d’entrée dont la vitre a été remplacée par une horrible plaque de métal qui, outre le fait d’être totalement inesthétique, masque une grande partie de la luminosité qui existait dans l’entrée de notre escalier. D’autre part, notre condition sociale ne justifie pas ce que nous considérons tous comme une marque de mépris et d’irrespect au regard de la personne humaine et nous souhaitons le remplacement de cette plaque de métal par une vitre identique à celle qui existait avant l’incendie. Vous allez peut-être nous rétorquer que les autres immeubles de la résidence sont équipés du même système, mais nous vous répondrons que chacun est libre de laisser bafouer sa dignité ou de la revendiquer. » Une copie de cette lettre a été envoyée au maire de Neuilly, Jean-Christophe Fromantin.

« Les habitants en ont marre, a dit un locataire. On est la poubelle de la ville et personne ne le sait puisqu’on est invisibles. On est les rats de Neuilly ! » Toutefois la colère a été entendue et la plaque de métal remplacée par une vitre. Jean-Christophe Fromantin est venu sur place le 13 avril 2012 pour rencontrer les habitants, après avoir reçu cette pétition. Ceux-ci lui ont remis une lettre ouverte, polie, mais ferme, accompagnée de 17 questions auxquelles le maire s’est engagé à répondre. « Nombre de locataires, est-il écrit dans le préambule, souhaitent effectuer des travaux d’amélioration ou d’embellissement de leur appartement et il serait souhaitable de savoir si l’investissement pourra être amorti avant la démolition de l’ensemble immobilier dont nous entendons parler depuis tant d’années sans suite […]. La modestie de notre condition ne justifie pas que nous soyons abandonnés comme des pestiférés. Le respect et la dignité de la personne humaine ne se mesurent pas à la richesse financière. Cette résidence est à l’abandon depuis de trop nombreuses années, elle a été réduite à l’état de “cité”, car l’on se sert du prétexte de démolitions à venir pour ne faire aucune rénovation depuis plus de cinquante ans. »

Les questions concernent l’installation de doubles vitrages, l’absence d’isolation qui rend les logements glacials l’hiver et torrides l’été, le ravalement des immeubles et divers problèmes qui touchent au local à ordures. Enfin, concluent les « locataires de l’immeuble B tous unis » (c’est ainsi qu’ils ont signé cette lettre ouverte), « les deux tunnels d’accès aux logements situés de part et d’autre du théâtre municipal sont la honte de la résidence. À moindre coût, il serait possible de faire passer un coup de Karcher par le personnel de la Ville ainsi qu’un coup de peinture blanche pour éclaircir l’espace qui est déjà sombre et étroit et peu sécurisant lorsque l’on doit rentrer tard chez soi ». Un locataire confie qu’il n’invite jamais personne chez lui. « J’ai honte », dit-il. Mme Ludovitch confirme : « Moi, c’est pareil. J’ai une sœur qui habite Saint-Nom-la-Bretèche et qui a des moyens. Elle est venue me voir une fois, juste après mon emménagement, elle n’a jamais voulu revenir ensuite car elle avait été choquée par l’état de délabrement des façades. » L’habitat peut être un stigmate difficile à assumer.

Quelques semaines plus tard les deux « tunnels de la honte » ont été repeints d’une couleur claire, mais les néons aux lumières blafardes demeurent inchangés. Au lieu de répondre aux questions posées par les locataires, Jean-Christophe Fromantin leur soumet une enquête de satisfaction. « Le ménage est-il fait correctement ? », dans le hall, dans l’ascenseur, dans l’escalier ou dans le parking, est-il demandé, avec des cases à cocher pour des réponses réduites à « oui » ou « non ». Le coup de force symbolique est magnifique : vous êtes insatisfait et on vous propose une enquête de satisfaction, vous voulez le ravalement et on ne vous parle que de ménage, on vous offre une enquête avec des questions et des petites cases à remplir pour impressionner. Une façon de faire sociologiquement bien calculée pour ne rien avoir à faire. Pourtant, la lettre d’accompagnement du maire de Neuilly semblait prometteuse : « Afin que les réponses que vous allez formuler soient prises en compte de la manière la plus efficace possible, j’ai invité la direction de la SEMINE à constituer un Comité des habitants du 167 avenue Charles-de-Gaulle, qui regrouperait un ou deux référents pour chacune des 10 cages d’escalier de votre résidence. »

Le maire arrive à transformer la situation en sa faveur, proposant lui-même la constitution d’un comité des habitants, manière élégante de renvoyer à ceux-ci l’image de leur incapacité à s’organiser. En prenant les devants, il va tenter de canaliser le mécontentement. D’autant que celui-ci ne va faire que s’aggraver lorsque les locataires comprendront que l’ensemble 167 et 169 risque d’être détruit pour permettre une opération immobilière prometteuse de profits, et qu’ils devront peut-être partir dans une autre banlieue.

 

Une cité enclavée, mais ouverte à tous. Neuilly est une commune très protégée. Les rondes de police y sont fréquentes, les immeubles et les villas sont gardiennés, les caméras de surveillance ainsi que les digicodes montent la garde. Sauf au « 169 » où les immeubles sont paradoxalement à la fois enclavés en cœur d’îlot, et ouverts à tous. Il y a ceux qui utilisent les entrées sur l’avenue Charles-de-Gaulle et la sortie rue Pierret, ou inversement, comme un raccourci. Le lieu est également prisé par les propriétaires de chiens qui trouvent là un espace favorable au soulagement des besoins de leurs fidèles compagnons, dont profiteront les enfants des logements sociaux venus s’ébattre sur leur terrain de jeux favori, les parkings. Les mobylettes utilisent bruyamment, y compris la nuit, ce circuit ouvert à tous vents. L’installation de portes grillagées aux trois entrées a été réclamée par les référents.

Malgré tout, les locataires se disent heureux d’habiter à Neuilly. Mme Ludovitch occupe un logement de 58 mètres carrés pour un loyer mensuel de 540 euros, charges comprises, sauf l’eau, le gaz et l’électricité. Elle doit acquitter une taxe d’habitation de 766 euros, alors que sa pension mensuelle de retraite n’est que de 1 340 euros. Compte tenu des prix locaux, elle ne peut pas faire toutes ses courses dans la ville et va s’approvisionner dans les divers magasins discount des communes avoisinantes, au Lidl en priorité, puis à Carrefour ou chez Leclerc. Ce qui ne l’empêche pas d’apprécier de vivre à Neuilly. « Je me sens pourtant tellement bien ici, affirme-t-elle avec conviction, je suis en très bons termes avec tout le monde. » Malgré l’accumulation des problèmes qu’elle a rencontrés depuis sa naissance, elle reste digne, enjouée, mais ferme et décidée quant aux valeurs de respect dues à tout être humain quelle que soit sa condition sociale. Mme Ludovitch a toujours voté à droite. Y compris pour Nicolas Sarkozy. « De toute façon, je ne fais pas de politique. Mais je rêve d’un parti qui s’occuperait loyalement des petits », dit-elle.

 

La cité s’enflamme. À la veille de Noël, le 20 décembre 2012, Jean-Claude Fromantin organise la première réunion des référents de chaque cage d’escalier. À 19 heures, malgré le peu de temps dont dispose le maire, également député et vice-président de l’UDI, le parti de Jean-Louis Borloo, il présentera en détail les résultats de l’enquête de satisfaction, consacrée au ménage dans les parties communes, sur un grand écran. Le débat s’est alors trouvé focalisé sur le gardien, avec ses partisans et ses adversaires. Une manière habile de diviser les locataires.

Mme Ludovitch en conclut que M. Fromantin a tout fait « pour nous éloigner des réalités graves dont nous avions l’intention de lui parler. Il s’est arrangé pour ne pas nous donner la parole, et nous, contrairement à ces diseurs de boniments, nous sommes bien élevés et nous n’avons pas osé lui couper la parole. Mais la prochaine fois je ne me laisserai plus dominer comme cela ! ».

Dès le lendemain, nouveau coup de force symbolique. Un coffret de chocolats « de Neuville » est déposé dans les boîtes aux lettres de chaque référent. Accompagné d’une lettre de remerciement de Jean-Christophe Fromantin, se disant sensible à leur participation. « Vous vous rendez compte, nous dit Mme Ludovitch en colère, nous acheter avec une boîte de chocolats ! Quelle bassesse ! » Elle a distribué les chocolats aux locataires de son escalier sans en manger un seul, tant son indignation était grande.

Après bien d’autres événements démontrant que les responsables neuilléens cherchaient à tout prix à gagner du temps et à diviser les locataires, Mme Ludovitch et quelques référents, dont le très actif Jo, ont décidé de créer une association « pour avoir une existence officielle qui nous soit propre ». Car le plan local d’urbanisme (PLU), en révision, a été soumis à l’enquête publique du 3 juin au 4 juillet 2013. Or l’ensemble de la parcelle sur laquelle sont construits les immeubles des 167 et 169 constitue, selon ce PLU, une zone aux règles particulières. On sait seulement, par une publication de la municipalité, Vivre à Neuilly, que cet espace deviendra emblématique des « espaces d’équilibre » avec « équipements et logements » et « un redéploiement des espaces associatifs et sportifs, afin d’accroître le nombre de services dans ce quartier central ». Ce programme est présenté par un jeune couple souriant et « bien né », chargé sans doute de faire comprendre aux locataires actuels que leur avenir ne se jouera plus dans les coulisses de l’axe historique de l’avenue Charles-de-Gaulle.

Mme Ludovitch et les locataires, qui sont partie prenante dans la défense des intérêts de ces centaines de Neuilléens des 167 et 169 avenue Charles-de-Gaulle, se sont mobilisés avec de nombreuses interventions dans le cadre de l’enquête publique du nouveau PLU. Exiger le maintien dans les lieux, dans des logements neufs ou rénovés, et conventionnés, leur semble aller de soi, compte tenu des décennies vécues en cet endroit, qui n’a jamais répondu à l’exigence d’« espace équilibré » dont fait mention le texte de la municipalité.

Les ambiguïtés de la politique de la ville

La ségrégation spatiale, qui inscrit les inégalités sociales dans la structure des villes et de leurs quartiers, s’est considérablement accentuée depuis les années 1970. Les grands ensembles de logements sociaux mêlaient alors des catégories moyennes et populaires. Dans l’agglomération de Paris, au recensement de 1968, 14,2 % de la population active était logée en HLM. Ce taux n’était que de 12,9 % pour les manœuvres, mais de 19 % pour les contremaîtres, les ouvriers qualifiés et les ouvriers spécialisés. Parmi les cadres supérieurs, 8,4 % habitaient en HLM, ce qui était le cas de 14,1 % des cadres moyens. À cette époque, les classes moyennes et les ouvriers de métier constituaient la population dominante dans ces logements sociaux, les actifs les moins qualifiés étant sous-représentés note.

Un ensemble de choix politiques ont entraîné une accentuation de la ségrégation sociale et ethnique. Le changement du système de financement des HLM, à partir de 1977, a contribué à ce processus, par le passage de l’aide à la pierre, c’est-à-dire à la construction, à l’aide à la personne, c’est-à-dire aux ménages en fonction de leurs ressources. Ceux-ci ont eu davantage le choix de leur localisation, ce qui a facilité la recherche de son semblable. Au même moment, l’accession individuelle à la propriété privée a été encouragée. Avec des prêts intéressants, la classe ouvrière qualifiée a pu investir dans la maison individuelle. Les modalités du « prêt-à-construire », avec la préfabrication en usine des pavillons, se sont développées. Or toutes ces transformations ont coïncidé avec la désindustrialisation et la fermeture des ateliers et des usines encore situés en ville. Les grandes cités des banlieues attirent alors une population modeste, peu qualifiée, frappée par le chômage, dans laquelle les classes moyennes deviennent absentes. L’augmentation du taux de familles d’immigrés est confirmée par les statistiques. Entre les deux recensements de 1968 et 1975, le taux d’étrangers habitant dans les HLM d’Île-de-France est passé de 5,5 % à 12,7 %. Pour les locataires de nationalité française, l’augmentation a été bien plus lente, passant de 15,5 % à 17 %. En 1976, femmes et enfants restés au pays ont pu rejoindre le mari, alors qu’auparavant la loi n’autorisait que l’immigration liée au travail. L’instauration de ce regroupement familial a accentué le processus de concentration des familles immigrées.

La ségrégation spatiale n’est cependant pas uniquement le résultat des politiques du logement et des prix du marché immobilier. Elle est aussi le résultat de contraintes sociologiques. Au début des années 1980, Michel mène une recherche au Sillon de Bretagne, un immeuble de logements HLM dans la banlieue de Nantes. L’organisme promoteur est une société anonyme de HLM fondée par des associations, des syndicalistes et des militants du PSU. Le but recherché est de construire un ensemble de logements sociaux où serait minimisée la ségrégation sociale et ethnique. Les logements sont attribués selon cette volonté. Des ménages de jeunes médecins, de cadres moyens voisinent avec des manœuvres, souvent immigrés. À l’intérieur de l’immeuble, les logements relèvent de catégories dissemblables (ILN, HLM, PSR, Foyer) dont les conditions d’attribution, et les loyers, diffèrent.

La recherche a débuté dix années après la mise en service de l’immeuble, remarquable avec ses 900 logements d’un seul tenant, une trentaine d’étages, ses trois ailes prolongeant la tour centrale sur 400 mètres pour la plus longue. Mais, lorsque l’enquête commence, la ségrégation a repris ses droits : les classes moyennes, les instituteurs ou les jeunes médecins se sont, au fil des années, regroupés dans les ailes plus agréables que la tour. Elles donnent directement sur les espaces verts, tandis que les travailleurs immigrés se retrouvent concentrés dans le cœur de l’immeuble et ses 30 étages.

La proximité physique peut avoir pour conséquence, paradoxalement, d’exacerber les distances sociales et de rendre la promiscuité de l’habitat où l’on vit insoutenable. Dans les entretiens, le fait d’habiter « au Sillon » apparaît alors comme un stigmate négatif : il est hors de question de donner son adresse pour la recherche d’un emploi. Les interviewés confient parallèlement que leurs amis rechignent à venir les voir « au Sillon ». Les locataires « français » vivent leur situation comme celle d’une assignation à résidence. Ils aimeraient beaucoup pouvoir partir. Mais, comme le dit Mme Roques, « si je gagne au Loto, je m’achète une maison, c’est le seul départ ». Subir un lieu de résidence qui vous apporte quotidiennement frustrations, craintes et fatigues est comme un supplice.

Le néolibéralisme s’infiltre au cœur de l’État

Le passage de l’aide à la pierre, avec une aide financière publique accordée à l’investisseur et au maître d’ouvrage, à l’aide à la personne a contribué au morcellement de la classe ouvrière qui va être à l’origine de nouvelles catégories, supposées nommer désormais les réalités sociales. « Populations défavorisées », « jeunes de banlieue », « exclus », « zones sensibles » : ces formulations utilisent des références à la territorialisation de la pauvreté et du chômage, et donc à la ségrégation résidentielle, en en masquant les causes sociales et économiques. La dualisation spatialisée de la société, entre ceux qui s’insèrent dans les mutations économiques et technologiques et ceux qui perdent pied et s’enlisent, cache la réalité du conflit entre le capital et le travail derrière de nouveaux cloisonnements territoriaux.

Avec les socialistes et le « tournant de la rigueur » en 1983, la ville va servir de laboratoire pour la modernisation de l’État. En avançant sous le masque de la décentralisation, il s’agit de diluer les responsabilités. Le processus de rationalisation dans la gestion, le recours à la technocratie, un management fondé sur la participation des habitants, pour mieux comprendre et maîtriser leurs demandes, vont servir de base pour un remodelage des rapports de domination. En rendant les citoyens responsables de leurs conditions d’habitat, les turpitudes de l’oligarchie seront moins visibles et moins sensibles. Au nom de la modernité, la réduction des services publics sera présentée comme un bienfait dont un État-providence lourd et archaïque aurait été incapable. L’allégement de ces services, notamment dans les territoires les plus pauvres, sera donc justifié comme innovant et censé permettre de mieux résoudre le problème politique du délitement du lien social. Ainsi, selon Sylvie Tissot, « une action sociale d’un nouveau type, faisant de l’“anomie” en “banlieue” un problème prioritaire, a été préférée à une action matérielle susceptible d’agir au niveau des conditions de vie des habitants (qu’il s’agisse de la situation de l’emploi ou de l’offre de logements) ou de s’attaquer aux inégalités et aux discriminations note ».

Les classes moyennes intellectuelles et la politique de la ville

Dans les années 1980 se met en place la « politique de la ville ». À travers de nombreuses institutions, dont un ministère de la Ville, s’institutionnalise un système de financement, et donc de postes, pour venir en aide aux plus démunis. Mais ces emplois vont être massivement attribués à des membres des classes moyennes qui vont porter l’étendard de la mixité sociale. Avec des habitus tiraillés entre les classes populaires et les classes supérieures, les anciens militants de Mai 68 ont pu retrouver bonne conscience en affichant ce désir de mixité sociale et en militant pour sa réalisation. Le néolibéralisme est parvenu à intégrer les critiques du système capitaliste jusque dans le champ spécifique de la politique de la ville note. Sylvie Tissot montre « comment d’anciens activistes de gauche ou d’extrême gauche, souvent marxistes, révolutionnaires, “antiautoritaires” ou encore gauchistes, se sont ralliés à une vision consensuelle de l’action publique et à une approche institutionnelle du changement social note ». Grâce à l’arrivée de la gauche en 1981 et en raison du virage néolibéral de 1983, de nombreux militants, hédonistes et anti-institutionnels, se sont reconvertis au sein de la constellation diverse et confuse des institutions chargées de transformer la classe ouvrière en problèmes de territoire : les « banlieues », les « quartiers », le « périurbain ». « À défaut d’occuper le devant de la scène à la faveur d’une épopée révolutionnaire, ils se contentèrent des seconds rôles du changement en participant en tant qu’acteurs à l’adaptation de la société française aux mutations du capitalisme contemporain note. »

Cette épopée s’est matérialisée dans une politique de la ville dont l’ampleur des crédits n’a pas abouti aux résultats escomptés, comme l’a signalé un rapport du 17 juillet 2012 de la Cour des comptes. Le processus de ghettoïsation s’est paradoxalement aggravé. En effet, les crédits alloués furent importants, en milliards d’euros, mais les résultats n’ont pas été à la hauteur. Depuis 2003, soit sur près de dix ans, les auteurs du rapport de la Cour des comptes constatent que les quelque 8 millions d’habitants qui vivent dans ces quartiers n’ont pas vu leur niveau de vie s’améliorer. Le taux de chômage est toujours deux fois supérieur à celui de la moyenne nationale. Celui des jeunes est de 30 % alors qu’il est de 17 % pour l’ensemble de la France. Le niveau de vie moyen des ménages est inférieur de moitié à celui de la moyenne nationale. La part des personnes vivant sous le seuil de pauvreté a même augmenté entre 2003 et 2012. Quelles sont les raisons d’un tel échec ?

Les multiples dispositifs contractuels et territoriaux se sont enchevêtrés, ce qui a induit de grandes difficultés dans la coordination entre les différents segments administratifs concernés. Un dysfonctionnement qui renvoie en partie au manque de synchronisation au niveau interministériel. La logique institutionnelle de la politique de la ville est traversée par des luttes de concurrence entre les différents ministères impliqués et entre les niveaux géographiques institutionnels : État, régions, départements, communautés de communes, communes. La liste n’est pas exhaustive. Cette complexité crée un enchevêtrement d’autant plus ubuesque qu’il est accompagné d’un nombre de sigles tout à fait étonnant : les ZUP, ZEP, ZUS, etc.

Le plan Espoir banlieue, tel qu’il a été préparé par la secrétaire d’État Fadela Amara et présenté par Nicolas Sarkozy en janvier 2008, est lui aussi considéré comme un échec par la Cour des comptes. « Faute d’une volonté interministérielle affirmée et d’une définition claire de son périmètre et de ses objectifs, la dynamique Espoir banlieue a été progressivement abandonnée par les faits sans même qu’un véritable bilan consolidé puisse être réalisé. » Dès son entrée au ministère de l’Intérieur, Manuel Valls a défini des « zones de sécurité prioritaires » (ZSP) devant bénéficier de moyens policiers et judiciaires supplémentaires, en Seine-Saint-Denis et dans les quartiers Nord de Marseille. La langue administrative est un nouveau dialecte dont la haute technicité accentue la domination et la stigmatisation des habitants concernés.

Les sigles, un dialecte technocratique

L’EPARECA a sollicité le FACILD et le FV afin de financer le recrutement de cent nouveaux ALMS pour les ZUS dépendant du GIR de Champagne-Ardenne. L’ONZUS a signalé que le PPRE y était en difficulté et que la Halde y avait lancé plusieurs ERE sans succès.

Traduction :

L’Établissement public national d’aménagement et de restructuration des espaces commerciaux et artisanaux a sollicité le Fonds d’action et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations et le Fonds d’intervention pour la ville afin de financer le recrutement de cent nouveaux agents locaux de médiation sociale pour les zones urbaines sensibles dépendant du Groupe d’intervention régional de Champagne-Ardenne. L’Observatoire national des zones urbaines sensibles a signalé que le Programme personnalisé de réussite éducative y était en difficulté et que la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité y avait lancé plusieurs équipes de réussite éducative sans succès.

CQFD.

Cette façon de parler des quartiers faisant l’objet de la politique de la ville met en évidence la violence des rapports sociaux de domination dans leur dimension spatiale. Dans les quartiers populaires, tout est contrôlé par de nombreux dispositifs lancés au plus haut niveau de l’État et mis en œuvre par des experts qui renforcent la domination symbolique par ces sigles, véritable brouillard institutionnel pour empêcher de voir les rapports de classe.

L’échec des politiques de la ville : un stigmate de plus pour les habitants

L’invasion de la vulgate néolibérale a fait disparaître des discours politiques et de la logorrhée médiatique les ouvriers, en tant que classe sociale, au bénéfice d’une ghettoïsation et d’une racialisation des banlieues. La dénégation du social renvoie désormais, pour rendre compte des conflits réels, des tensions et des menaces envers la paix sociale, aux origines ethniques et aux appartenances religieuses. Mais ce positionnement favorise la diabolisation de l’étranger et le renforcement du Front national. Les cités sont stigmatisées comme zones de non-droit, voire comme « ennemies de l’intérieur ». Dans la guerre des classes, ces quartiers défavorisés deviennent des champs de bataille. Un ancien directeur général de la police, Patrice Bergougnoux, n’hésite pas à parler de militarisation.

Lorsque Nicolas Sarkozy est nommé ministre de l’Intérieur, en 2002, la stratégie à l’égard de ces quartiers change radicalement. « La police de proximité, écrit Patrice Bergougnoux, est abandonnée au profit d’une police dite d’“intervention” ou de “projection”. Les effectifs appelés à intervenir dans les quartiers connaissent moins les lieux et les habitants. Le climat s’alourdit en même temps que se développe un discours alimentant la peur et visant à conceptualiser une “menace intérieure” symétrique de la menace extérieure à laquelle se préparent les militaires. Avec le risque que s’installe dans l’opinion l’idée qu’il y aurait une sorte d’ennemi de l’intérieur, ce qui a pour effet de stigmatiser davantage encore les jeunes des cités note. » Cette évolution, selon l’auteur, n’a rien de nécessaire, car « la police a les moyens d’agir pour prévenir et faire cesser les affrontements entre bandes, sans en arriver à cette militarisation rampante de la gestion de l’ordre public, perceptible dans les méthodes comme dans le matériel utilisé sur le terrain note ». On rappellera que, lors des émeutes de novembre 2005, le gouvernement décréta l’état d’urgence : « Du jamais vu depuis la fin de la guerre d’Algérie […]. Le militaire et le civil finissent par se confondre. Or la banlieue n’est pas un champ de bataille note. »

Les constats d’échec de la politique de la ville stigmatisent encore un peu plus les habitants de ces quartiers. Malgré l’importance de l’effort budgétaire, le problème demeure, puisque la rupture de la relégation territoriale des pauvres s’est aggravée. La situation est en effet pire qu’il y a trente ans, selon les conclusions de deux sociologues, Jean-François Laé et Numa Murard, qui sont retournés dans une cité d’Elbeuf, en Normandie, où ils avaient enquêté dans les années 1980. Malgré toutes les interventions étatiques et associatives pour tenter de diminuer la pauvreté et ses conséquences, celle-ci est toujours là, tenace, pugnace, mais avec la solidarité en moins. Le système néolibéral a désaffilié et atomisé les plus démunis. La « machine à laver les pauvres », comme l’écrivent les auteurs, avec une politique du logement qui détruit et disperse les réseaux de voisinage et les enracinements territoriaux, a fait disparaître la grande « richesse » de la pauvreté, la solidarité, au profit de l’individualisme égoïste, du ralliement au chacun pour soi note. Voilà une violence symbolique particulièrement nocive qui renvoie les habitants des cités à leur inaptitude à saisir les chances qui leur sont offertes.

La « discrimination positive »

Il s’agit de repérer les individus issus de la « diversité », des « minorités visibles », c’est-à-dire noirs ou bruns de peau, capables d’intégrer les classes préparatoires aux concours d’entrée des grandes écoles. Ce processus permet d’instiller en douceur l’idéologie libérale au cœur des cités les plus défavorisées. Il a également le mérite d’évacuer les problèmes d’une école plus que jamais au service de la reproduction sociale des classes moyennes et supérieures. L’individualisme est stimulé par des mesures qui sélectionnent les plus aptes à recevoir une aide. Le gouvernement de Lionel Jospin a instauré en 2001 la « convention ZEP » avec une procédure dérogatoire d’accès à Sciences Po Paris, qui fut élargie ensuite à l’ensemble des IEP de province note. La classe dominante est mobilisée pour ce combat, dans sa sensibilité de droite et dans la mouvance gauche libérale. Marc Ladreit de Lacharrière a ainsi créé une fondation, la Fondation Culture et Diversité, dont l’un des objectifs est de favoriser l’accès aux études d’art d’élèves scolarisés dans une zone d’éducation prioritaire. Cette fondation permet de repérer les jeunes les plus aptes à jouer le jeu de l’ascension sociale en révélant des goûts et des capacités.

Nous avons eu l’occasion de participer à deux reprises à ce type de pratique. Le 26 avril 2011 nous avons été invités au lycée Henri-IV, à Paris, pour une conférence-débat à l’initiative de la classe préparatoire aux études supérieures, ou CPES, créée en 2006 « pour favoriser l’égalité des chances » en préparant, en une année, des élèves issus de milieux modestes à l’entrée en classes préparatoires aux grandes écoles. Nous avons parlé devant quelque 200 lycéens des modes de vie, des valeurs, des rituels et des codes des familles de la grande bourgeoisie, tout en montrant leur arbitraire et les effets de violence symbolique qu’ils imposent. Le public était mélangé, allant bien au-delà de la classe invitante. Il y avait même des professeurs. Les jeunes issus des ZEP (zones d’éducation prioritaires) apparaissaient comme endimanchés dans des vêtements qui n’étaient pas en harmonie avec leurs habitudes. Cette violence était redoublée par la majesté des lieux. Classé monument historique, le lycée Henri-IV mélange le religieux, avec chapelle et statues, et le civil, autrement dit le sacré et le profane. Les bibliothèques sont ornées de remarquables moulures, le parc est splendide. Les activités sportives sont choyées et les élèves bénéficient d’un accès privilégié à la piscine municipale mitoyenne.

C’est un autre décor à l’Institut d’études politiques de Lille où nous sommes invités le 29 février 2012, pendant les vacances scolaires. Les étudiants sont absents et l’IEP est ouvert pour le stage intensif du Programme d’études intégrées (PEI). C’est d’ailleurs l’IEP de Lille qui a initié, en 2008, ce programme. Cent trente jeunes, encore au lycée en première, viendront à notre rencontre dans un grand amphi. Ils habitent la région Nord-Pas-de-Calais, les Ardennes et l’Aisne. Ils ont été sélectionnés dans des classes de première ES, sur des critères scolaires croisés avec des critères sociaux, dont le fait d’être boursiers ou d’appartenir à une famille peu ou pas imposable. Il s’agit d’ouvrir leurs horizons en allant les chercher grâce à un professeur référent, qui propose des élèves puis les suit tout au long de leur parcours. La Fondation Bouygues finance le gros de cette opération. Les élèves nous écoutent avec attention, si l’on en croit la qualité des questions. Ils avaient bien saisi le sens de nos propos sur l’arbitraire de la domination avec lesquels ils semblaient en phase. À la fin de la séance, nombre d’entre eux sont venus nous retrouver sur l’estrade d’où nous avions parlé. Un élève du lycée Chanzy à Charleville, où Michel a été maître d’internat dès la classe de philosophie, nous a demandé une dédicace sur la première page du programme du Front de gauche. « Je ne suis qu’un alibi pour eux », dira à Monique une jeune fille, au teint d’ébène. « Oui, a approuvé la conférencière, mais vous pouvez renverser cette recherche de l’alibi individualisé en travail collectif avec votre famille et vos amis, en les faisant profiter de vos connaissances et de vos réflexions. Servez-vous de ce tremplin pour aller dans le sens de vos idées et de vos engagements. » Mais, parfois, il y avait du découragement face à la force des dominants et au désenchantement que véhicule le discours sociologique. Toutefois, la connaissance d’une société particulièrement inégalitaire, avançant sous le masque de l’égalité et de la fraternité, peut donner du courage et l’envie du changement.

Cette discrimination positive présente l’inconvénient de stigmatiser encore un peu plus les zones urbaines ou périurbaines où se concentrent les problèmes sociaux. Ces jeunes sont extraits, exfiltrés de leur univers habituel pour être dans des filières scolaires ou universitaires dont, dans leurs quartiers d’origine, on n’a même pas idée. Ils sont, à leur corps défendant, la preuve que ces zones sont des zones de perdition où la plupart des jeunes sont en échec scolaire.

Choix politiques selon les quartiers

Les résultats électoraux sont un indicateur de la conscience de classe permettant d’apprécier le degré auquel les électeurs se mobilisent pour un courant politique ou se dispersent au contraire en tous sens. La ségrégation dans l’espace est telle que l’on peut analyser les choix politiques propres aux différentes classes sociales à partir de Neuilly ou de Nanterre.

L’élection présidentielle d’avril 2012 a confirmé la mobilisation de la grande bourgeoisie en faveur du candidat le plus favorable à ses intérêts. En revanche les votes populaires se sont dispersés, révélant un désarroi, une désaffiliation et un consentement à l’ordre néolibéral, par forfait en quelque sorte, qui se lisent d’ailleurs encore plus clairement dans le niveau des abstentions.

Les beaux quartiers ont boudé Le Pen, mais adoré Sarkozy. Bien que Marine Le Pen soit née à Neuilly-sur-Seine, sa ville natale ne lui a accordé que 5 % de ses voix, au lieu des 18 % de la moyenne nationale au premier tour. Les riches Neuilléens n’ont pas dispersé leurs suffrages : 72,6 % ont voté pour leur ancien maire, Nicolas Sarkozy. Neuilly, symbole de la richesse matérielle, comptait, en 2011, 5 374 foyers assujettis à l’impôt de solidarité sur la fortune, dont le patrimoine moyen imposable au titre de l’ISF était de 4 649 257 euros note. Les électeurs fortunés de cette banlieue mythique n’ont peut-être pas tous fait ce choix électoral en toute sérénité. Le côté « nouveau riche » du candidat et sa faconde qui se veut populaire ont pu rebuter certains. Mais les affaires sont les affaires. Tous les beaux quartiers parisiens sont logés à la même enseigne : entre 4,7 % et 5,9 % dans les arrondissements de l’Ouest pour l’extrême droite. Mais un score toujours largement supérieur à 50 % pour Nicolas Sarkozy dans les VIIe, VIIIe et XVIe arrondissements.

Le second tour, le 6 mai 2012, qui n’opposait plus que Nicolas Sarkozy et François Hollande, a confirmé ces choix. Neuilly-sur-Seine a encore battu des records en faveur de son ancien maire. Nicolas Sarkozy, avec 26 959 voix, y obtient 84,2 % des suffrages exprimés. François Hollande a dû se contenter du reste, 15,8 %. Les plus riches forment la communauté la plus homogène quant à leur idéologie. Cela se vérifie dans le XVIe arrondissement : 78 % des voix. Et, dans le VIIe, presque 72,5 %.

À chaque parti son QG de campagne

Au début de 2012, Nicolas Sarkozy est venu visiter, en voisin, les locaux de son quartier général de campagne au 18 rue de la Convention, dans le XVe arrondissement de Paris. La Villa Montmorency, où Carla Bruni-Sarkozy possède un hôtel particulier, est tout près et le pont Mirabeau, si magnifiquement mis en vers par Guillaume Apollinaire, permet le passage d’un XVIe arrondissement connoté grand bourgeois à un XVe un peu plus mélangé. Ce qui n’est pas mauvais pour se démarquer de ceux qui ont choisi le VIIe arrondissement, comme son rival François Hollande installé dans un hôtel particulier, repéré par Jean-Jacques Augier, au 59 avenue de Ségur, derrière les Invalides et à deux pas de l’École militaire, dans un des quartiers les plus chers de Paris. Le loyer est élevé : 37 500 euros par mois pour 1 024 mètres carrés. Le QG de l’autoproclamé « candidat du peuple » (Sarkozy, ce qui ne va pas de soi) est plus modeste avec ses 600 mètres carrés pour 18 000 euros par mois, ce qui a valu au candidat socialiste cette remarque acerbe de Nicolas Sarkozy, le 18 février 2012 : « On n’a pas besoin de grands bureaux. Quand on a des grands bureaux c’est qu’on a envie de rester dans les bureaux. Nous, on veut aller sur le terrain à la rencontre des Français. » Les autres candidats de droite se sont installés dans les beaux quartiers, Dominique de Villepin au 91 bis rue du Cherche-Midi dans le VIe, Marine Le Pen au 64 boulevard Malesherbes dans le VIIIe et Nicolas Dupont-Aignan dans le VIIe. Seul Jean-Luc Mélenchon, le candidat du Front de gauche, a choisi un local dans la banlieue Nord-Est, une ancienne usine aux Lilas, au 8 rue Chassagnole, en Seine-Saint-Denis. Choix révélateur d’une immersion dans les milieux populaires relégués loin du centre et d’une politique au service de tous ceux qui ont intérêt à mettre à bas le pouvoir de la haute finance.

Les autres candidats organisent leur campagne à partir du siège du parti politique qu’ils représentent : à Montreuil pour Philippe Poutou et le NPA, à Pantin pour Nathalie Arthaud et Lutte Ouvrière, et à Paris dans le Xe pour Eva Joly (Europe-écologie-les-Verts), dans le VIIe pour François Bayrou (Mouvement démocrate). Ces localisations ne sont pas non plus aléatoires par rapport aux orientations de ces partis.

Cette géographie des QG de campagne est révélatrice de la symbolique sociale de l’espace urbain, mais aussi de la place des différents candidats dans la société. À l’intérieur de l’agglomération parisienne, il n’est pas indifférent de choisir Paris ou la banlieue. La hiérarchisation entre la ville intra-muros et ses faubourgs est notifiée par un périphérique autoroutier, persistance transfigurée de la rupture que marquaient les fortifications. Tout se passe comme si installer son QG de campagne dans les beaux quartiers de Paris, dont le XVe arrondissement fait aujourd’hui partie, équivalait à revendiquer la poursuite du système capitaliste dans sa dérive néolibérale, financiarisée et mondialisée, tandis que le choix des communes populaires de la Seine-Saint-Denis manifesterait la volonté d’une rupture radicale avec ce système qui ne peut que conduire la majorité du peuple de France à renoncer aux services publics et aux protections sociales si durement acquises.

Le faible score du Front national signifie-t-il que ces familles bourgeoises n’ont guère à redouter la population étrangère soumise à la vindicte populaire ? Il est vrai qu’elles veillent à préserver leur entre-soi et se mobilisent dès qu’un projet de construction de logements sociaux pointe son premier parpaing sur leur territoire. Mais leur allergie aux HLM tient plus à l’ostracisme de classe qu’à la couleur de la peau et à l’identité nationale. Car les immigrés, au sens de l’Insee, ne sont pas rares sur ces territoires tant convoités. À Neuilly, ils représentent 15 % de la population totale et 22 % des 25-34 ans. Ces taux étant de 17 % et 24 % pour l’ensemble de l’Île-de-France. Mais ces étrangers sont de hauts cadres internationaux, attachés d’ambassades ou personnalités des arts et des lettres. Ou alors ce sont les gardien (ne) s d’immeubles, les jardiniers, les cuisiniers ou les femmes de chambre. Des égaux ou des personnels de service.

La bourgeoisie des beaux quartiers laisse donc à d’autres la xénophobie peu flatteuse. Elle est, tout au contraire, cosmopolite, comptant de nombreuses alliances matrimoniales avec des étrangers de son monde, celui des multinationales prospères et des affaires juteuses. Elle abandonne le rejet, voire la haine de l’étranger, à d’autres. Nicolas Sarkozy a suffisamment repris les thèses du Front national pour qu’elle n’ait pas à salir plus que de raison son bulletin de vote. Habile manœuvrier, parfaitement agnostique, Nicolas Sarkozy a réutilisé de seconde main les diatribes lepénistes tout en restant dans les limites acceptables pour les plus frileux de sa clientèle. Les deux droites se partagent ainsi le sale boulot, sans jamais toucher au sacro-saint néolibéralisme.

Les électeurs les plus favorisés manifestent par leurs votes une homogénéité idéologique affirmée, alors que les catégories populaires s’éparpillent électoralement sur l’échiquier politique. Au premier tour de l’élection présidentielle de 2012, la ville de Nanterre, où dominent les ouvriers et les employés, bien que voisine de Neuilly, présente une certaine dispersion des voix. Certes, la gauche y est nettement majoritaire avec 40,2 % pour Hollande et 18,6 % pour Mélenchon. Mais Nicolas Sarkozy obtient 17,3 % et Marine Le Pen dépasse les 10 % tandis que Bayrou frôle les 8 %. Au second tour, la gauche voit son score s’améliorer, avec 69,2 % des voix, Sarkozy devant se contenter de 30,8 %. Les abstentions sont de 24 %, mais de 16 % à Neuilly.

Il n’est pas étonnant de constater que les partis politiques ajustent le choix de la localisation de leur siège de campagne électorale au climat politique des quartiers.

Conclusion. Le « Bourgeoisisme » et ses ennemis

Avec la phase du néolibéralisme, la classe dominante tente par tous les moyens, idéologiques, politiques et médiatiques, de transformer en ennemis les agents sociaux les plus pauvres, les plus déstabilisés par la précarisation du travail. Pas en adversaires de classe, dans un combat au grand jour, comme dans la phase paternaliste du capitalisme industriel des XIXe et XXe siècles, mais en surnuméraires, parasites néfastes au fonctionnement de la belle machine capitaliste. Quoi qu’ils fassent, quels que soient leurs porte-parole, les dominés ont tort. Les organisations syndicales et politiques, les militants qui dénoncent les inégalités sont systématiquement taxés de populisme. Il s’agit, pour les dominants, de marquer leur sécession en stigmatisant le peuple, devenu incompétent au stade du capitalisme mondialisé et censé ne plus pouvoir prétendre à la démocratie et à la souveraineté.

Ce discours permet aux riches dont les revenus et les patrimoines se comptent en millions d’euros, aux politiques qui font tapis rouge aux spéculateurs, de vivre leur forfaiture en toute bonne conscience. Cette « fabrication de l’ennemi » s’inscrit dans la guerre psychologique que doivent mener les puissants pour gagner la guerre des classes. Celle-ci doit apparaître comme légitime et obtenir le label « démocratique » derrière lequel toutes les violences et les illégalités avancent masquées. « La fabrication d’un ennemi peut cimenter la collectivité, peut être une échappatoire pour une autorité en difficulté sur le plan intérieur », écrit Pierre Conesa note. C’est ainsi que, au cœur même des classes populaires, la perversion idéologique a érigé l’« immigré » en bouc émissaire, auquel est attribuée la responsabilité de la baisse du pouvoir d’achat, de la relégation dans l’espace géographique, de la dégradation des services publics, des protections sociales et de l’emploi. « L’ennemi est un choix, pas une donnée note. » Il s’agit de faire perdre à l’ennemi de classe son identité sociale pour qu’il devienne un « fraudeur » ou un « paresseux », voire un « terroriste » ou un « rouge ». Yannick Langrenez, ancien délégué CGT chez Thomé-Génot, s’est vu refuser un emploi, le patron ne voulant pas donner « à manger aux rouges ».

On lit à longueur d’éditoriaux des dénonciations des dérives du « populisme ». Que ne déploie-t-on pas la même énergie à épingler son double, bien plus actif et bien plus installé : le « bourgeoisisme » du Figaro, le « richissisme » des chroniqueurs de la Bourse ou l’« oligarchisme » du Who’s Who ? Avec le luxe, l’élégance, les journaux people, les exhibitions caritatives et les expositions d’œuvres d’art, les riches se construisent dans une mascarade sociale en bienfaiteurs de l’humanité qu’il convient de flatter alors qu’ils n’ont bien souvent que le mérite de leur naissance. Le néologisme « bourgeoisisme » est adapté à la guerre idéologique qui ne cesse de dénoncer avec le populisme un peuple qui serait flatté par certains politiciens, alors qu’il ne mériterait pas tant d’honneurs. Mais que dire des flagorneries dithyrambiques qui encensent les riches, dont on se garde bien de dévoiler l’origine de la fortune ?

L’argent occupant désormais le devant de la scène, il est compréhensible que les sociologues spécialistes de la classe dominante utilisent le terme « riches » dans une sorte de renvoi d’ascenseur remettant à leur place ceux qui, en dernière analyse, doivent l’essentiel de leur position au travail des autres. La réflexion sur les mots est indispensable pour contrer la guerre idéologique qui fait rage au détriment des peuples. Notre « démocratie » est tenue et contrôlée par une aristocratie de l’argent. Par des bourgeois et des nobles, maintenant réconciliés, qui pratiquent un bourgeoisisme systématique. Ils se persuadent mutuellement de leurs immenses qualités, ne cessent de mettre en évidence leur excellente éducation, se montrent même courtois envers le personnel. Ils se congratulent et se félicitent mutuellement d’être comme ils sont.

Une nouvelle aristocratie s’est constituée à partir de l’emballement de la finance. Les titres de noblesse assuraient autrefois la continuité de la caste. Aujourd’hui, les fortunes visibles et les magots mis à l’abri dans les paradis fiscaux assurent la succession au sommet des générations dynastiques. Cette noblesse oligarchique a pris le contrôle de l’essentiel des forces politiques, à gauche comme à droite. La pensée unique triomphe, au-delà des coquetteries, pour amuser la galerie et justifier la coexistence de partis d’accord sur l’essentiel : le marché, la libre circulation des capitaux, le moins d’État, le chacun-pour-soi. Le tableau est incroyablement archaïque, renvoyant au régime des ordres, voire des castes. Le Tiers État comprenait la bourgeoisie naissante. Aujourd’hui, c’est aux intouchables que les plus démunis font penser. Pourtant, la machine infernale du néolibéralisme connaît les premiers soubresauts de la panne fatale. Les crises se succèdent, le chômage augmente, le bateau pris dans la tempête voit ses structures gémir sous les coups des scandales, de la mise au grand jour de la malhonnêteté intrinsèque de la pompe à profits du capitalisme.

En démontant les mécanismes de la violence des riches à l’heure de « leur » mondialisation et en dévoilant leur arbitraire, leurs subterfuges économiques, politiques et idéologiques, nous avons voulu alerter sur la force et la détermination d’une classe sociale mobilisée pour la défense de ses intérêts, quitte à mettre en péril les autres classes, voire la planète elle-même. L’idée d’un changement radical peut faire peur, mais à tort. Tout au contraire, puisque le chaos c’est maintenant et qu’il est installé dans une spirale infernale. Il n’y a pas d’autre solution que de rompre avec un capitalisme devenu irresponsable, l’appât du gain immédiat faisant perdre le sens du possible et de la solidarité. Il faut faire rendre raison à ce système économico-politique qui a fait son temps. Sa perpétuation ne pourrait déboucher que sur une déflagration mondiale où le sens de l’intérêt collectif laisserait la place à une régression atroce par rapport aux acquis de l’époque des Lumières. Avec l’obscurité de la nuit réactionnaire pour quelques siècles.