Ce lyber est uniquement destiné à une lecture à titre personnel.

Anthony Galluzzo

Le mythe de l’entrepreneur

Défaire l’imaginaire de la Silicon Valley

Zones
Table
Introduction
1. Anatomie du mythe (I) – L’entrepreneur-créateur
2. Anatomie du mythe (II) – L’entrepreneur héroïque
3. Généalogie du mythe – La formation du panthéon entrepreneurial américain
4. Pouvoir du mythe – L’annihilation symbolique des travailleurs
5. Politique du mythe – Mise en récit et légitimation d’un ordre social
Épilogue – Elon Musk, dernier avatar du mythe
Corpus

Introduction

Le 5 octobre 2011 mourait Steve Jobs, le cofondateur et ancien dirigeant d’Apple. Dans les heures qui ont suivi l’annonce de son décès, de multiples hommages ont saturé l’espace médiatique mondial. Aux éloges funèbres et aux panégyriques diffusés dans la presse internationale se sont ajoutés d’innombrables déclarations et témoignages sur les réseaux sociaux. La plateforme de microblogage Twitter a enregistré un record d’activité et a rapidement atteint la surcharge. Une multitude d’artistes, de chefs d’entreprise et de responsables politiques de premier plan ont exprimé leur admiration pour le défunt. Dans toutes les bouches revenaient les mêmes éléments de langage : Steve Jobs était célébré comme un génie créatif et visionnaire, ayant « changé le monde » grâce à ses produits innovants. En lançant la révolution informatique dans les années 1970 depuis son garage, puis en inventant coup sur coup l’iPod, l’iPhone et l’iPad dans les années 2000, il avait gagné sa place au panthéon des grands entrepreneurs américains, aux côtés de Thomas Edison, Henry Ford et Walt Disney.

Dans les jours qui ont suivi sa mort, des rassemblements ont eu lieu devant les Apple stores du monde entier. Des fans de la marque sont venus y déposer des photographies, des dessins, des fleurs et des messages. Ils se sont recueillis, iPad à la main, sous l’œil des journalistes. Ces scènes de deuil planétaire n’avaient alors rien d’inédit. On les avait déjà observées quelques années plus tôt, avec la mort de la princesse Diana en 1997 et celle de Michael Jackson en 2009. Dans une société médiatique, les populations cultivent des « relations parasociales » : elles s’attachent et s’identifient à des personnalités publiques, parfois au point de pleurer leur mort1. Mais, cette fois-ci, le spectacle du deuil ne concernait pas un chanteur, un acteur ou un leader politique, mais un chef d’entreprise.

L’entrepreneur semblait ainsi avoir conquis sa place dans l’imaginaire médiatique contemporain. Figure de puissance, incarnation de l’innovation et du génie industriel, l’entrepreneur est celui qui guide l’humanité sur les voies du progrès technologique. La Silicon Valley, où s’activent toutes les grandes puissances de l’informatique et du digital, est son Olympe. Steve Jobs disparu, celle-ci se retrouvait orpheline. Qui incarnerait désormais le génie industriel californien ? Tout au long des années 2010, la presse américaine et mondiale s’est posé la question : le « prochain Steve Jobs » est devenu une expression connue, un cliché parsemant les multiples portraits dédiés aux stars montantes de la tech.

En 2015, Elizabeth Holmes, la fondatrice et dirigeante de Theranos, une entreprise se proposant de révolutionner les analyses de sang, compte parmi les candidats à la succession les plus en vue. Grâce à ses nouvelles technologies, Theranos annonce être capable de produire divers tests médicaux en une seule prise, très rapidement, pour un coût dérisoire et en ne prenant aux patients que quelques gouttes de sang. Forte d’une dizaine d’années de recherche et développement, Theranos semble au firmament. L’entreprise est valorisée à hauteur de 9 milliards de dollars. Détentrice de Theranos à 50 %, Elizabeth Holmes est couronnée plus jeune milliardaire non héritière de la planète par le magazine Forbes2. Elle devient aussi la plus jeune récipiendaire du Horatio Alger Award, qui vient récompenser des « réalisations remarquables accomplies grâce à l’honnêteté, au travail acharné, à l’autonomie et à la persévérance face à l’adversité ». Le Time la mentionne dans sa liste des cent personnalités les plus influentes au monde, et les portraits dithyrambiques se multiplient dans la presse.

« Il faudrait vraiment le faire exprès pour ne pas voir Steve Jobs en Elizabeth Holmes », lit-on dans le magazine Inc., qui la célèbre en couverture3. À l’instar de Jobs s’élevant contre la domination d’IBM dans les années 1980, Holmes fait figure de « disruptrice » : elle s’attaque à un secteur établi, doté de marges confortables, et prépare son « ubérisation » au profit du consommateur. Indocile, elle rêve de tailler des croupières aux géants de l’industrie médicale. Lors de ses conférences et interviews, elle déclare souvent que les seringues sont des instruments d’un autre âge : « Je crois vraiment que si nous venions d’une autre planète et que nous nous mettions à réfléchir pour inventer des expériences de torture, l’idée de planter une aiguille dans quelqu’un pour aspirer son sang serait probablement considérée comme très pertinente4. » Comme Steve Jobs, Elizabeth Holmes semble capable de balayer les vieilles habitudes, de mettre fin aux archaïsmes du marché, et de faire accoucher l’économie d’un nouveau paradigme. Comme lui, elle s’est inventé un « uniforme » : une veste, un pantalon et un col roulé noirs ; comme lui, elle a adopté un régime végétarien très strict et, comme lui, elle demande régulièrement à ses ingénieurs de se dépasser pour réaliser l’impossible. « Elle a parfois été décrite comme le prochain Steve Jobs, déclare William J. Perry, qui a bien connu les deux personnages, mais je pense que la comparaison est inadaptée. Elle a une conscience sociale que Steve n’a jamais eue. Il était un génie ; elle est un génie au grand cœur5. »

Elizabeth Holmes veut sauver des vies. En démocratisant l’accès aux analyses de sang, Theranos permettra aux citoyens ordinaires de prendre le contrôle de leur santé. Grâce à des procédures simplifiées et peu coûteuses, des pathologies comme le diabète ou le cancer pourront être repérées et prises en charge rapidement. En Arizona, Elizabeth Holmes a réussi à faire passer une loi garantissant aux consommateurs le droit d’accéder directement et sans prescription aux tests sanguins. Lors d’une conférence, elle déclare que « le droit de protéger la santé et le bien-être de tout un chacun, de ceux que l’on aime, est un droit humain élémentaire […]. Nous imaginons un monde où chacun aurait accès à des informations de santé exploitables au bon moment, un monde où personne n’aurait jamais à se dire “si seulement j’avais su plus tôt”, un monde dans lequel personne n’a jamais à dire au revoir trop tôt6 ».

Elizabeth Holmes est en mission. Lorsqu’elle fonde Theranos en 2003, à seulement dix-neuf ans, en abandonnant ses prestigieuses études d’ingénieur-chimiste entamées à l’université de Stanford, elle le fait avec en tête le souvenir de son oncle, emporté par un cancer dépisté trop tard. Travaillant du matin au soir, sept jours sur sept, elle a dédié son existence à son entreprise. Elle ne prend jamais de vacances, n’a pas vraiment de vie amoureuse ou sociale. Enfant, elle menait une vie solitaire, collectionnant les insectes et dévorant les grands classiques de la littérature. Exceptionnelle de précocité, elle étudiait le mandarin à l’université de Stanford alors qu’elle n’avait que quinze ans. « Depuis toute petite, j’ai toujours été inspirée par l’idée que les gens peuvent créer des produits qui changent le monde7. »

La popularité d’Elizabeth Holmes grandit ainsi au fil des portraits élogieux qui lui sont consacrés dans la presse, jusqu’à la publication en octobre 2015 d’une enquête dans le Wall Street Journal qui jette le doute sur l’efficacité réelle des tests mis au point par Theranos8. Face aux sceptiques, sur la défensive, Elizabeth Holmes déclame le fameux mantra des start-upers : « Voilà ce qui arrive quand vous travaillez à changer les choses : d’abord, ils pensent que vous êtes fou ; ensuite, ils vous combattent et, enfin, tout d’un coup, vous changez le monde9. » Alertées par l’enquête, les autorités américaines se penchent sur l’entreprise, qui finit par plier : Theranos a truqué des dizaines de milliers de tests pour dissimuler l’inefficacité de ses procédés. L’entreprise est contrainte de fermer ses laboratoires en 2016, tandis que l’un de ses principaux actionnaires la poursuit en justice pour mensonge et dissimulation. En 2018, la SEC (Securities and Exchange Commission), l’agence américaine chargée de la régulation des marchés financiers, impose à Elizabeth Holmes de céder le contrôle de son entreprise et de payer une amende de 500 000 dollars. La même année, Holmes est inculpée pour escroquerie organisée par un tribunal californien, et Theranos est dissoute.

Pendant deux ans, entre 2013 et 2015, l’aventure de la self-made woman a été célébrée par la presse américaine. Dans Fortune, Forbes ou encore le New York Times, des journalistes ont salué la naissance d’une entrepreneuse de génie, colportant à chaque fois les éléments de récit que Holmes avait mis au point pour se raconter. Si le storytelling d’Elizabeth Holmes a été si efficace, c’est parce qu’il combine un ensemble de signaux caractéristiques de ce que l’on appellera dans ce livre le « mythe de l’entrepreneur » : l’idée de génie, la vision prophétique, le pouvoir disruptif, la précocité annonciatrice, la fêlure originelle, la volonté indomptable… Tous ces éléments sont constitutifs d’un récit qui s’est peu à peu imposé dans la culture américaine et mondiale autour de la figure de l’entrepreneur. Dans cet imaginaire, l’entrepreneur est l’individu par excellence : un être auto-institué, l’auteur et le moteur de sa propre réussite.

Ces représentations de l’entrepreneur sont très répandues dans les discours médiatiques. Elles colportent une vision du monde, une idéologie d’autant plus prégnante qu’elle ne se présente pas comme telle. Le mythe de l’entrepreneur propage des stéréotypes et des schémas causaux, diffuse des implicites et des présupposés. Il colporte des manières de voir, de dire et de se figurer le réel ; il produit de l’opinable et du plausible. Le mythe de l’entrepreneur donne forme à des représentations des rapports sociaux et économiques qui n’ont rien d’incontestable. Par le récit, il naturalise ces représentations qui, à force d’être répétées, basculent dans l’impensé, l’ininterrogé. Le mythe de l’entrepreneur s’apparente ainsi à un « ensemble discursif hégémonique10 », en ce sens qu’il fonde une fiction en nature et en éternité.

En célébrant la figure de l’entrepreneur créatif et héroïque, inspiré et bienfaisant, le mythe propage une axiologie, un système moral. En diffusant un ensemble de thèmes et d’idées facilement mobilisables, il popularise des « évidences » concernant le fonctionnement des sociétés. L’objectif de ce livre est de défaire ces évidences, en analysant chacune des composantes du mythe et en les confrontant à ce que la littérature scientifique nous apprend du monde social et économique. Ce faisant, nous ferons apparaître le caractère artificiel et mystificateur de ces récits, et nous soulignerons leurs simplismes, leurs apories et leurs contradictions.

Les deux premiers chapitres de ce livre s’attacheront à décrire les composantes du mythe de l’entrepreneur à travers la figure exemplaire et iconique de Steve Jobs. Nous retracerons dans le chapitre III la généalogie du mythe, en cherchant à comprendre comment a évolué la figure de l’entrepreneur à travers l’histoire américaine. Dans le chapitre IV, en proposant une contre-histoire de la Silicon Valley, nous montrerons comment ces discours sédimentés contribuent à invisibiliser les travailleurs. Enfin, nous analyserons la fonction légitimatrice du mythe de l'entrepreneur dans l’ordre capitaliste actuel, en soulignant les conceptions du monde social que celui-ci imprime dans nos imaginaires.

1. Scott K. RADFORD et Peter H. BLOCH, « Grief, commiseration, and consumption following the death of a celebrity », Journal of Consumer Culture, vol. 12, no 2, 2012 ; Emma BELL et Scott TAYLOR, « Vernacular mourning and corporate memorialization in framing the death of Steve Jobs », Organization, vol. 23, no 1, 2016.

2. Matthew HERPER, « Bloody amazing », Forbes, 2 juillet 2014.

3. Kimberly WEISUL, « How playing the long game made Elizabeth Holmes a billionaire », Inc., octobre 2015.

4. Rachel CRANE, « She’s America’s youngest female billionaire – and a dropout », CNN, 16 octobre 2014.

5. Ken AULETTA, « Blood, simpler », New Yorker, 15 décembre 2014.

6. Elizabeth HOLMES, « Healthcare is the leading cause of bankruptcy », TEDMED, 2014.

7. Donna FENN, « Elizabeth Holmes wants you to have control of your health info », Glamour, 29 octobre 2015.

8. John CARREYROU, « Hot startup Theranos has struggled with its blood-test technology », Wall Street Journal, 16 octobre 2015.

9. « Theranos CEO Elizabeth Holmes : firing back at doubters », CNBC, Mad Money, 16 octobre 2015.

10. Marc ANGENOT, 1889. Un état du discours social, Le Préambule, Longueuil, 1989, chapitre I.

1. Anatomie du mythe (I) – L’entrepreneur-créateur

L’« entrepreneur » dont nous allons parler ici n’est pas un acteur économique et social, mais une catégorie du discours. C’est un personnage médiatique qui prend forme dans nos imaginaires au fil des articles de journaux et de magazines, des films et des reportages. C’est un « produit », au sens où l’est une célébrité. Steve Jobs, Bill Gates, Elon Musk sont quelques noms auxquels nous avons appris à penser lorsque l’abstraction entrepreneuriale est évoquée. Leurs histoires sont des assemblages de citations, de signes, d’anecdotes et d’actions plus ou moins légendaires qui sont régulièrement mis en récit dans les innombrables productions médiatiques qui, collectivement, animent le mythe de l’entrepreneur.

Dans le premier chapitre de ce livre, nous allons faire l’anatomie de ce mythe, cerner les topoï, les intrigues, les présupposés et le lexique qui le constituent. Nous allons tenter de mettre au jour la structure qui ordonne la multitude de récits qui foisonnent autour de la figure de l’entrepreneur. Nous allons le faire à travers l’étude du cas Steve Jobs, dernière icône du « génie californien », dont l’histoire et les prouesses ont été mille fois narrées, des années 1980 à 20101.

L’entrepreneur sorti du néant ou la scène fondatrice du garage

« En construisant l’une des entreprises les plus prospères de la planète à partir de son garage, il a incarné l’esprit d’ingéniosité américain. »

Barack OBAMA2.

Les histoires d’entrepreneurs donnent souvent à voir une scène fondatrice : celle de la création de l’entreprise. Dans le cas d’Apple, le récit des origines est invariablement le suivant.

Été 1976 à Los Altos, en Californie. Deux jeunes amis font équipe pour produire un ordinateur de leur invention, l’Apple I. Steve Wozniak en est l’ingénieur et Steve Jobs le commercial. Paul Terrell, le patron du magasin d’informatique Byte Shop, vient de leur commander cinquante exemplaires à livrer dans trente jours. Sans argent, les deux amis sont contraints de vendre leurs maigres possessions pour se constituer le capital nécessaire à l’achat des pièces. Wozniak cède sa calculatrice scientifique HP65, et Jobs, son combi Volkswagen. Sans local, les deux Steve improvisent une chaîne de montage dans la maison des parents de Jobs. La mère Clara s’occupe de l’intendance, le père Paul met à disposition ses outils et la sœur Patty s’attelle à la soudure. Cuisine, chambre et salon sont réquisitionnés. Des amis sont appelés en renfort pour compléter la chaîne. Rapidement, le petit pavillon se retrouve noyé sous les composants électroniques et les circuits imprimés, si bien que Paul Jobs débarrasse son garage pour y installer l’entreprise.

Des premières biographies aux derniers biopics, cette « scène du garage » a été maintes fois dépeinte3. Les articles et petits ouvrages qui manquent de place pour relater cet épisode pittoresque se contentent souvent de le mentionner en passant. Point de départ idéal de la success story, le garage permet de créer un effet de contraste. Après avoir exposé le dénuement de la scène fondatrice, les commentateurs peuvent faire un saut dans le temps :

Steven Jobs a transformé une petite entreprise lancée dans un garage à Los Altos, en Californie, en une société révolutionnaire d’un milliard de dollars, qui a rejoint les rangs du Fortune 500 en seulement cinq ans, plus rapidement que toute autre entreprise dans l’histoire […]. En partant de 200 000 dollars de vente lors de sa première année dans le garage, la société est devenue une entreprise géante avec 1,4 milliard de dollars de revenus en 1984. Ses fondateurs sont devenus des multimillionnaires et des héros populaires4.

Du dénuement à l’abondance, du garage à la multinationale, les médiations s’évanouissent. Ne reste que la performance de l’entrepreneur héroïsé. Celui-ci s’élève à partir du néant, avec son audace et sa créativité pour seules armes. La scène du garage n’a, semble-t-il, rien de mensonger. Et pourtant, le récit des origines est toujours une construction très arbitraire. Comment dater objectivement la création d’une entreprise ? Faut-il immortaliser la rencontre des cofondateurs ? partir des plans de la première machine, de la réalisation de la première commande ? se limiter à l’instant précis de sa formalisation légale ? La création d’une entreprise est un processus long et complexe, que l’on condense et simplifie par un récit évocateur. Les choix du narrateur révèlent une axiologie et un imaginaire politiques. Pour l’illustrer, tentons d’esquisser ici quelques récits alternatifs.

Juin 1975, dans les locaux de l’entreprise Hewlett-Packard. L’employé Steve Wozniak a pour habitude de traîner au bureau tard le soir. Depuis plusieurs années, il profite de la liberté et des ressources mises à disposition par l’entreprise pour travailler sur ses propres projets électroniques. Chez HP, Wozniak est concepteur de calculatrices. Celles-ci sont de véritables petits ordinateurs, dotés d’un processeur et de mémoire. Dévorant les revues d’ingénieurs et les manuels de circuits électroniques disponibles dans l’entreprise, il se tient au courant des avancées technologiques, jusqu’au jour où il dessine sa propre machine. Wozniak a, chez HP, tout l’équipement nécessaire pour réaliser des soudures, des gravures et des tests. Il en profite pour réaliser le prototype de ce qui sera considéré par beaucoup comme le premier ordinateur personnel : l’Apple I5.

Ce second récit propose un imaginaire tout différent de celui du garage : Steve Jobs n’existe plus, Steve Wozniak est le seul génie à bord, et Apple n’apparaît finalement plus que comme une excroissance de Hewlett-Packard. Mais, avant de détailler les conséquences de cette métamorphose narrative, proposons encore un autre récit.

5 mars 1975, à Menlo Park, en Californie. Deux amis, Gordon French et Fred Moore, organisent dans leur garage la première réunion du Homebrew Computer Club. Trente-deux passionnés d’informatique assistent à cette première. French et Moore sont d’anciens membres de la People’s Computer Company, un groupe militant de la baie de San Francisco travaillant à la démocratisation des ordinateurs. Le Homebrew s’affirme comme une communauté anarchiste, qui se développe selon les principes de l’éthique hacker. Celle-ci privilégie la libre circulation des informations et des programmes, dans un esprit de camaraderie, d’entraide et d’apprentissage collectif. Les réunions du Homebrew permettent à chacun de s’informer sur les rapides avancées de l’industrie des composants, de s’entraider sur des projets, de s’échanger des pièces, des plans et des programmes. Le groupe permet ainsi à Steve Wozniak, membre de la première heure, qui travaillait sur des calculatrices depuis trois ans, de raccrocher à l’actualité de l’informatique et des microprocesseurs. Ainsi inspiré par le Homebrew, il conçoit les plans de l’Apple I, qu’il photocopie et distribue gratuitement aux membres du groupe. Observant l’intérêt des membres du Homebrew pour l’ordinateur de Wozniak, Steve Jobs a l’idée de le leur vendre6.

La figure de l’entrepreneur génial et solitaire de nos deux premiers récits se fond ici dans le collectif hacker. Steve Jobs réapparaît, mais cette fois-ci dans le rôle d’un accapareur, s’appropriant le produit de l’innovation collective du Homebrew pour mieux l’exploiter.

Le point commun de nos deux derniers récits – ceux se déroulant chez HP et au Homebrew – est de présenter l’entreprise non comme la création miraculeuse et inspirée d’un entrepreneur, mais comme l’excroissance d’un milieu, la continuité d’un déjà-là. L’autre point commun de ces deux récits « collectivistes » est de n’être jamais colportés. Les articles, livres, films et documentaires dédiés à Steve Jobs et à Apple répètent à l’envi la scène du garage, mais n’abordent jamais le rôle d’HP dans l’émergence d’Apple, et n’évoquent souvent que brièvement le Homebrew, comme un élément de décor. Les auteurs ont pourtant à disposition une vaste matière première de témoignages et d’analyses scientifiques qui leur permettrait de tisser de telles narrations, mais cela impliquerait de prendre le mythe de l’entrepreneur à rebrousse-poil.

On retrouve d’autres « scènes du garage » dans les récits entrepreneuriaux exposant la naissance de Hewlett-Packard, Disney, Mattel, Google ou Amazon. Dans la Silicon Valley, le garage est au cœur d’un processus de mémorialisation qui en fait un monument historique. La maison d’enfance de Steve Jobs a ainsi été classée en 2013 par la commission historique de Los Altos. Dans cette même ville, une plaque commémorative a été installée en face du « garage HP », « lieu de naissance de la Silicon Valley ». Le garage véhicule une ontologie de la valeur : l’entreprise provient d’un acte isolé et individuel, et non collectif et social. L’entrepreneur n’hérite pas des groupes qui l’irriguent en ressources et en idées nécessaires à la création ; il s’arrache au dénuement, s’échappe d’un désert.

Les trois récits que nous venons d’exposer ont toutefois en commun de placer l’entreprise au cœur du propos, que celle-ci soit individuelle et héroïsée ou collective et socialisée. Proposons pour conclure un quatrième et dernier récit des origines, centré cette fois sur le capital.

Été 1976 à Los Altos, en Californie. Un jeune millionnaire de trente-trois ans, Mike Markkula, rend visite à Jobs et Wozniak dans leur garage. Ancien employé de Fairchild Semiconductor et d’Intel, ses stock-options ont fait de lui un homme riche. Il rend visite à une entreprise qu’on lui a signalée comme prometteuse. Apple n’a pour le moment vendu qu’une centaine d’ordinateurs, qu’elle a placés dans quelques-unes des boutiques d’informatique environnantes. Elle ne dégage quasiment aucun bénéfice et n’emploie aucun salarié. Sans capital, ne connaissant rien à la distribution ni au marketing, les deux Steve sont bien incapables de mobiliser les ressources nécessaires au lancement d’une production à grande échelle. Ingénieur en génie électrique de formation, Markkula est persuadé de l’imminente émergence de l’industrie de l’ordinateur personnel. Il reprend l’entreprise en main, mobilisant tout son savoir-faire et ses réseaux. Il rédige un plan de développement, puis emmène les deux Steve chez un avocat spécialisé en propriété industrielle pour faire breveter les plans de l’Apple II que Wozniak vient alors de mettre au point. Il injecte dans l’affaire 90 000 dollars en fonds de roulement, négocie une ligne de crédit de 250 000 dollars à la Bank of America et ouvre l’entreprise à l’actionnariat. Par l’intermédiaire de son ancien collègue Hank Smith, il entre en contact avec Venrock, l’entreprise de capital-risque de la famille Rockefeller. Via les réseaux Intel, il attire ensuite d’autres investisseurs, dont Arthur Rock, l’un des capital-risqueurs les plus influents du pays. Alerté, le financier californien Don Valentine, qui n’avait pas pris au sérieux les deux Steve quand ils étaient venus le voir l’année précédente, se décide à son tour à investir. Il est rejoint par Henry Singleton, dirigeant-fondateur du conglomérat Teledyne et ami de Rock. Alors qu’un premier financement se clôt en janvier 1978, le nom des investisseurs est connu et stimule l’intérêt d’un nombre croissant d’individus dans le monde de la finance. L’entreprise n’a ainsi aucun mal, dans les années qui suivent, à récolter des millions lors de ses nouvelles levées de fonds. « Tous les spéculateurs à l’affût des bons coups veulent croquer dans la pomme, commente alors le Wall Street Journal, mais, pour la plupart, ils seront chanceux s’ils obtiennent ne serait-ce qu’un petit morceau7. »

Mike Markkula peut être considéré comme le véritable fondateur d’Apple, celui qui a transformé une petite opération d’amateurs insignifiante en une start-up structurée et solidement financée. Ses actions n’ont cependant jamais fait l’objet d’un storytelling massif. Dans les années 1980, la presse américaine a consacré 791 articles à Steve Jobs, 417 à Steve Wozniak et seulement 83 à Mike Markkula. Son rôle crucial dans la création d’Apple a été détaillé dans deux des premiers livres consacrés à l’entreprise8, mais a ensuite été lissé : dans l’imaginaire qui s’est constitué autour de la marque, Markkula est désormais au mieux présenté comme un mentor discret qui a guidé les premiers pas du génie Steve Jobs. Dans le film que Danny Boyle a consacré à Jobs en 2015, Markkula n’apparaît même plus parmi les personnages secondaires. Arthur Rock, quant à lui, est l’une des figures les plus importantes de la Silicon Valley : il a contribué à l’émergence des plus grandes entreprises de la région – Fairchild Semiconductor, Intel, puis Apple. Pourtant, aucune biographie ne lui a jamais été consacrée et sa fiche Wikipédia est famélique. La non-représentation de ces financiers et hommes de réseaux est très révélatrice des imaginaires institués par les mythes entrepreneuriaux.

Dans le théâtre du marché mis en scène par les médias, les financiers ne tiennent aucun rôle. Leur fonction est pourtant souvent déterminante. Les capital-risqueurs (venture capitalists) ne sont pas que des financeurs. Spécialisés dans le développement des start-ups, ils dirigent l’entreprise dans laquelle ils investissent en prenant place dans son conseil d’administration. Ils ont une connaissance approfondie du secteur et mobilisent une multitude d’experts pour permettre à l’entreprise de s’établir. La dernière version du récit des origines d’Apple que nous proposons ici fait apparaître l’entreprise non pas comme l’œuvre de deux démunis géniaux, mais comme la création d’un collectif de financiers californiens. Elle met en scène la perpétuation du capital et non une réussite démocratique. Cette perspective cadre mal avec le romantisme de la plupart des récits fondateurs.

L’entrepreneur démiurge et la création destructrice

« Selon moi, on devrait dresser huit statues à Steve Jobs. La première pour l’Apple II, la deuxième pour le Mac, une troisième pour Pixar, une quatrième pour ce que j’appelle “Apple 2.0”, quand il remit Apple d’aplomb, une cinquième pour l’iPod, une sixième pour iTunes, une septième pour l’iPhone, et probablement une huitième pour l’iPad… »

Jean-Louis GASSÉE, ancien dirigeant d’Apple France9.

Dans les récits médiatiques, l’entrepreneur est décrit comme un créateur dont les actions donnent forme au monde : il « façonne » et « transforme » les marchés, « bouleverse » et « revitalise » les industries. Il a le pouvoir de faire apparaître des produits complètement nouveaux. Ainsi, Steve Jobs « a créé » l’iPod, l’iPhone et l’Ipad ; il a « révolutionné » la musique, les téléphones et les ordinateurs. Le Time, toujours très enthousiaste dans ses célébrations de l’entrepreneur-démiurge, rendait ainsi hommage à Steve Jobs :

Les gens ne peuvent atteindre la perfection car ils succombent à l’inertie ; ils subissent l’intrusion des opinions contradictoires ; ils s’embourbent dans la pensée de groupe et sont aveuglés par les idées communes. Ces choses étaient invisibles pour Jobs. Il n’était vraiment pas comme nous. Il a parcouru le monde comme si elles n’existaient pas, avec une force, une rapidité et une clarté surhumaines. Il a vu ce que d’autres proposaient, l’a rendu parfait et l’a vendu au monde. Et quand il eut fini, le monde était devenu meilleur10.

You changed the world a été l’une des phrases les plus répétées sur les réseaux sociaux à propos de Steve Jobs au moment de sa mort. L’entrepreneur semble altérer le cours de l’histoire humaine au point que les détails les plus insignifiants de sa vie sont interprétés comme lourds de conséquences. Les biographes nous expliquent ainsi que si nous disposons aujourd’hui d’une grande variété de polices de caractère dans nos logiciels de traitement de texte, c’est parce que Steve Jobs, dans sa jeunesse, a étudié la calligraphie, ce qui lui a donné l’idée d’intégrer ces formes dans le Macintosh11. Tout se passe comme si les outils dont nous disposons aujourd’hui n’auraient jamais vu le jour sans l’action créatrice et unique de l’entrepreneur.

Une phraséologie du don transparaît aussi fortement dans les récits : « il nous a donné » l’iPad, « on lui doit » l’iPhone. Prométhéen, l’entrepreneur offre aux hommes les outils de leur progression et de leur émancipation. Steve Jobs a lui-même cultivé cet imaginaire salvateur, en répétant inlassablement en interview, tout au long des années 1980 et 1990, la « fable de la bicyclette » :

J’ai lu un article quand j’étais très jeune dans Scientific American qui mesurait l’efficacité de la locomotion chez diverses espèces de la planète. Pour les ours, les chimpanzés, les ratons laveurs, les oiseaux, les poissons… Combien de kilocalories au kilomètre dépensent-ils pour se déplacer ? Les humains ont également été étudiés. Et le condor a gagné : c’était le plus efficace. L’humanité, le joyau de la création, n’était pas très impressionnante : elle apparaissait dans le dernier tiers de la liste. Mais quelqu’un a eu l’idée de génie de tester l’humain à bicyclette. Celui-ci a dépassé de loin le condor, il était tout en haut de la liste. Je me souviens que cela m’a beaucoup impressionné. Les humains sont des faiseurs d’outils, et les outils que nous construisons peuvent considérablement amplifier nos capacités innées […]. L’ordinateur personnel est le vélo de l’esprit12.

Créateur, prométhéen, l’entrepreneur existe pour restaurer l’ordre du monde lorsque celui-ci entre en crise. S’il n’est ni un dieu ni un prophète, l’entrepreneur n’en demeure pas moins un grand homme ; il est à ce titre un moteur de l’Histoire, capable de faire advenir une ère nouvelle. Dans un petit ouvrage qu’il a consacré à Steve Jobs, le journaliste Alan Deutschman explique que le cofondateur d’Apple est apparu à un moment de désespoir dans l’histoire nationale américaine. À la suite de la crise pétrolière, le pays semblait défait par le chômage, l’inflation et la concurrence des industries étrangères renaissantes. À l’aube des années 1980, les idéaux du passé avaient l’air définitivement enterrés : l’assassinat de John Lennon « semblait marquer la défaite des rêves d’idéalisme des héros de la contre-culture des années 1960 et 1970 ». Mais, face à ces périls macroéconomiques et politiques, l’Amérique allait finalement se réinventer. Steve Jobs est apparu comme l’incarnation « de la renaissance des entreprises américaines et de la ténacité de l’American dream » :

Un homme qui se voyait, comme Lech Wałęsa, tel un révolutionnaire social, qui croyait sincèrement qu’il pouvait changer le monde. Un homme passionné par les processus de fabrication, qui se désignait comme un « industriel », et qui croyait […] que l’Amérique pouvait rester une nation industrielle, un fabricant par excellence de machines magnifiques, utiles et extraordinaires […]. Un homme qui transformerait nos attitudes envers le travail et nous inspirerait à cultiver la créativité et le sens dans nos vies13.

La liturgie que nous venons de passer en revue peut sembler dérisoire, cantonnée à la presse économique et à ses coups de communication. Elle révèle en fait une vision de l’entrepreneur-créateur que l’on retrouve dans les discours savants les plus installés. Dans sa Théorie de l’évolution économique de 1912, Joseph Schumpeter a décrit l’entrepreneur comme l’acteur central de la dynamique économique. L’entrepreneur est selon lui le responsable de la réorganisation constante des structures du marché. Il innove, en réalisant de nouvelles combinaisons entre les facteurs de production. Son travail créateur entraîne une destruction de l’ordre établi : l’entreprise innovante conquiert de nouvelles parts de marché, la structure des prix évolue et des concurrents moins productifs se retrouvent éliminés. L’entrepreneur est ainsi source du mouvement, animateur des marchés, qu’il revitalise en provoquant des crises porteuses de dynamiques nouvelles. Qu’est-ce qui explique l’exceptionnalité de ces individus créateurs ? Selon Schumpeter, c’est leur volonté d’innover qui leur permet de s’affranchir du conformisme et de s’extraire des habitudes. La création destructrice14 semble être l’œuvre d’un surhomme, d’un être animé par la volonté de puissance. De nombreux commentateurs ont ainsi décelé dans les théorisations de Schumpeter l’influence des idées nietzschéennes15.

Dans sa Théorie de l’évolution économique, Schumpeter prolonge en effet des conceptions très installées chez les philosophes et économistes allemands du début du XXe siècle. D’après Hugo et Erik Reinert, l’idée de création destructrice a été introduite dans la pensée économique allemande via l’hindouisme. La dualité destruction/création tient une place importante dans les récits cosmogoniques de cette religion16. La mythologie hindouiste a beaucoup circulé tout au long du XIXe siècle dans les milieux cultivés allemands : elle a notamment inspiré Friedrich Nietzsche via Arthur Schopenhauer. En économie, cette idée d’un potentiel créateur de la destruction a d’abord été travaillée par le très nietzschéen Werner Sombart, figure de proue de la troisième génération de l’école historique allemande. Selon Hugo et Erik Reinert, Schumpeter s’est très largement inspiré des idées de Sombart et des économistes allemands, qu’il a fait connaître, à travers ses propres écrits, au monde anglo-saxon. L’entrepreneur dit « schumpétérien », créateur de l’innovation et animateur des marchés, est encore aujourd’hui au cœur de certaines conceptualisations économiques. Sa puissance d’agir reste centrale dans les discours savants consacrés à l’entrepreneuriat, comme l’indique ce passage d’un ouvrage très fréquemment cité dans ce domaine :

L’entrepreneur est quelqu’un ; en d’autres termes, l’entrepreneur est une personne, non une équipe, ou un comité, ou une organisation. Seuls les individus peuvent prendre des décisions ; les entités corporatives ne peuvent parvenir à des décisions qu’en agrégeant des votes17.

Dans les récits médiatiques comme dans les théorisations schumpétériennes, l’entrepreneur est un individu créateur qui, par son action, guide les marchés et fait advenir un nouveau monde18. C’est une figure impériale à laquelle tout ramène, l’acteur primordial et la source de la création de valeur.

Cette figure de l’entrepreneur-créateur pose au moins deux problèmes. Le premier est qu’elle se présente comme un phénomène spontané. Source de l’innovation, force directrice du marché, l’entrepreneur agit sans être agi, produit sans être produit : c’est un être déterminant qui semble non déterminé. Comme tout ce qui l’entoure, l’entrepreneur n’est-il pas le produit de son environnement ? Les talents pour lesquels on le révère ne sont-ils pas la conséquence d’une situation sociale ? Quel sens y a-t-il, dès lors, à le désigner comme point d’origine de la dynamique économique, à le placer au départ de toute chaîne causale ? Nous y reviendrons dans le chapitre suivant quand nous opposerons à la mythologie de l’entrepreneur sa sociologie.

Le second problème posé par la figure de l’entrepreneur-créateur concerne la perspective qu’elle induit. En plaçant l’entrepreneur individuel au centre du discours, en personnifiant l’entreprise, on obscurcit la nature profondément collective et sociale de la dynamique économique. En faisant de l’entrepreneur le deus ex machina du capitalisme19, on invisibilise l’écosystème dont il dépend intégralement.

Apple a, tout au long de son histoire, participé à un système d’innovation régional. Dans la Silicon Valley où elle a toujours tenu ses quartiers, l’entreprise s’est développée au sein d’un système industriel « coopétitif » composé d’une multitude d’organisations spécialisées et interdépendantes. On se représente souvent les très grandes entreprises comme des entités « verticalement intégrées », investies dans chaque étape de la production. Tout à l’inverse, l’industrie informatique s’est développée selon une stricte division du travail. Les machines ont été conçues selon une architecture modulaire et standardisée qui a permis une spécialisation par composants. On retrouve en chacune d’elles un microprocesseur, un bloc d’alimentation, un disque dur et de la mémoire vive, des logiciels et un système d’exploitation. Dès les années 1980 et l’émergence de l’ordinateur personnel, les constructeurs ont délégué la conception et la production de nombre de ces éléments à des entreprises partenaires. Une telle spécialisation est très avantageuse pour les entreprises. Chacune peut consacrer ses ressources à une expertise particulière et produire plus rapidement de nouvelles technologies plus performantes. Les coûts et les risques inhérents à la recherche et au développement sont dispersés à travers toute l’industrie. La production est plus flexible et les constructeurs bénéficient des connaissances et du retour d’expérience de leur réseau de fournisseurs20.

La production de matériels électroniques est si intriquée qu’il est difficile de savoir où s’arrête une entreprise et où commence l’écosystème qu’elle exploite. Ainsi, il n’y a pas forcément grand sens à considérer un produit estampillé Apple comme un objet dont cette entreprise serait l’« auteur ». Prenons par exemple l’iPod, le baladeur numérique qui a permis de relancer la marque en 2001 alors qu’elle était sur le déclin. Il a été mis au point très rapidement. Tony Fadell, un ancien cadre de Philips, cherchait depuis plusieurs mois à développer son propre baladeur MP3, à un moment où le marché était encore à l’état de niche. Apple s’est montrée intéressée par son projet et l’a engagé comme indépendant pour diriger une équipe d’ingénieurs. Fadell s’est associé avec l’entreprise PortalPlayer, qui travaillait déjà sur son propre lecteur MP3, dont la conception était très avancée, et qui était jusqu’alors en pourparlers avec d’autres entreprises, dont IBM. D’autres partenaires ont été mobilisés, comme les entreprises Fostex pour la conception des écouteurs et Pixo pour la programmation du système d’exploitation. Côté logiciel, Apple a développé iTunes en rachetant SoundJam MP et en enrôlant ses concepteurs. SoundJam était un lecteur qui fonctionnait jusqu’alors pour les produits de la marque pionnière Rio, qui avait lancé l’un des premiers baladeurs numériques en 1998. Si cette industrie a pu se développer dans ces années-là, c’est parce que les disques durs miniatures venaient d’être inventés, à la suite des découvertes réalisées en physique sur l’effet quantique de la magnétorésistance géante. Découvert par les équipes européennes d’Albert Fert de l’université de Paris-Sud-Orsay et de Peter Grünberg du Centre de recherche de Jülich en Allemagne, cet effet a notamment permis à Toshiba d’inventer un tout nouveau disque dur miniature de 5 giga-octets, dont il a proposé l’exploitation exclusive à Apple. Pour concevoir son nouveau produit, Apple est allée piocher de multiples composants dans son réseau de fournisseurs. L’iPod contenait par exemple un processeur de chez Broadcom, un disque dur, un module d’affichage et de la mémoire RAM fournis par les Japonais Toshiba, Matsushita et Elpida, ainsi que de la mémoire SDRAM produite par le Coréen Samsung21.

On constate ainsi qu’Apple est moins le « créateur » de l’iPod que son assembleur. L’entreprise conçoit une architecture qui permet d’intégrer de multiples composants fournis par l’écosystème. Elle exploite aussi celui-ci pour mobiliser des compétences autour de ses projets, et pour racheter des produits en cours de développement ou existants. Analytiquement, l’entreprise est un collectif : l’entrepreneur individuel n’est pas une entité désencastrable de l’environnement dans lequel il évolue, et dont il serait possible d’isoler la contribution et la valeur spécifiques. Cependant, c’est ainsi que le célèbrent les odes à la gloire de l’entrepreneur-créateur. Ces narrations reposent alors sur une double réduction causale : de l’écosystème à l’entreprise et de l’entreprise à l’entrepreneur.

Le pouvoir visionnaire de l’entrepreneur

« Quand Steve Jobs parle, c’est avec l’enthousiasme de celui qui voit le futur et qui sait qu’il sera comme il le souhaite. »

Steve DITLEA22.

L’entrepreneur sort de l’obscurité pour imposer au monde sa création ; il triomphe en faisant advenir une vision. « Créatif » et « visionnaire » sont les deux qualificatifs qui ont sans cesse été associés dans les multiples hommages rendus à Steve Jobs au moment de sa mort. L’entrepreneur, dans sa mythologie, semble disposer d’un pouvoir extraordinaire ; celui de « voir » ce que personne n’est encore capable d’imaginer. Sa clairvoyance, son extralucidité font de lui un être hors du commun :

Ce qui le mettait dans une classe vraiment à part, c’était sa compréhension des consommateurs, son empathie passionnée pour les clients. Il était capable de transformer leurs besoins – des besoins si profonds qu’ils en ignoraient l’existence – en solutions. Steve Jobs n’a pas utilisé de méthode pour développer son sens aigu du client. Il l’a fait intuitivement. Mais le commun des mortels n’a pas son talent. Nous autres, nous avons besoin de consignes, de recettes […]23.

« Vous pensez que Graham Bell a fait des études de marché avant d’inventer le téléphone ? » Chez les apologistes et les hagiographes de Steve Jobs, cet apophtegme du maître est souvent répété. Les commentateurs l’accompagnent parfois d’une autre citation – apocryphe – d’Henri Ford : « Si j’avais demandé aux gens ce qu’ils voulaient, ils auraient répondu : “Des chevaux plus rapides24.” » Ainsi, l’entrepreneur n’a pas recours aux études de marché, aux sondages et aux focus groups. Ceux-ci ne reflètent que la pensée de consommateurs conformistes harnachés au présent. « Les consommateurs n’ont pas demandé l’iPad ; ils l’ont eu quand même. Une fois en sa possession, ils ont compris qu’ils ne pourraient plus vivre sans25. » Steve Jobs est célèbre pour les nombreux discours qu’il a prononcés lors de conférences de présentation de nouveaux produits Apple : les keynotes. Toute la scénographie de ces discours le plaçait dans ce rôle de visionnaire : seul en scène, Jobs faisait apparaître, comme sorti de nulle part, l’objet qui allait révolutionner le quotidien. Techno-prophète, il décrivait ce à quoi allait ressembler le futur.

Tout au long de sa carrière, Steve Jobs a été célébré dans les récits médiatiques pour ses nombreuses « visions ». La première a été celle de l’ordinateur personnel. Au milieu des années 1970, à une époque où les ordinateurs n’étaient encore que de très grosses et très coûteuses machines que seules les grandes organisations bureaucratiques utilisaient, Steve Jobs savait que cet objet serait bientôt dans tous les foyers :

Nous devons à Jobs et à son entreprise l’idée que les ordinateurs ont leur place dans notre vie, et pas seulement dans un laboratoire. Que l’on voudrait les utiliser, jouer avec eux, les toucher, les prendre avec nous. Qu’ils ne servent pas seulement au calcul mais aussi à la musique, aux films, aux magazines, à la création, à la communication. Beaucoup de gens ont produit des ordinateurs dans les dernières décennies, mais c’est Steve Jobs qui a compris qu’il construisait un média26.

Steve Jobs a « créé » l’ordinateur personnel, car il a « vu » que tout un chacun pourrait bientôt jouer, s’exprimer et apprendre grâce à ces machines. En se penchant sur l’histoire des techniques et des industries, on se rend rapidement compte de l’absurdité de ce type d’allégation. On observait dans l’industrie informatique du début des années 1970 un processus croissant de miniaturisation et de baisse des coûts. Aux grands ordinateurs centraux remplissant des salles entières succédaient les « mini-ordinateurs » tenant dans une armoire. Comme l’écrivent Paul Freiberger et Michael Swaine dans leur histoire de l’informatique, « il ne fallait pas être visionnaire pour voir à la fin du chemin un ordinateur à taille humaine qui pourrait tenir sur un bureau, dans une sacoche ou dans une poche de chemise27 ». Les ingénieurs du milieu constataient bien que les composants étaient de plus en plus petits, performants et bon marché. Les « visions » de l’informatique pour tous étaient en réalité très communément partagées. Des théoriciens comme Ted Nelson et de futurs membres du Homebrew comme Lee Felsenstein se les échangeaient dès la fin des années 1960. Les homebrewers, pour certains lecteurs d’Ivan Illich, s’imaginaient l’ordinateur personnel comme un outil convivial et familial ; ils pronostiquaient le déploiement imminent d’une industrie du logiciel grand public consacré à la bureautique, au jeu et même à la domotique. Par ailleurs, ces « visions » n’étaient pas totalement inaccessibles au grand public. Dans un reportage ABC de 1974, le romancier à succès Arthur C. Clarke avait déclaré que, bientôt, de petits ordinateurs domestiques permettraient à chaque individu de communiquer avec les autres et d’accéder à toutes sortes d’informations, par exemple ses données bancaires28.

L’idée selon laquelle Steve Jobs a « vu » l’ordinateur personnel avant tout le monde circule encore aujourd’hui. On la retrouve par exemple dans plusieurs nécrologies et dans le biopic de 2013. Il s’agit là des effets à long terme d’une campagne de relations publiques menée dès les années 1980 par Apple et son publiciste Regis McKenna, qui visait à ancrer Steve Jobs dans un rôle d’inventeur visionnaire. Aux détours d’interviews et de portraits, l’attribution a circulé sous la forme d’une évidence : « Il a quasiment créé à lui tout seul toute l’industrie de l’informatique », écrivait par exemple le Time en 198229.

S’exprime ici la dimension romantique du mythe de l’entrepreneur. Celui-ci n’est pas un Homo economicus situé dans un réseau professionnel lui fournissant les informations nécessaires à la prospective. Il n’est pas un agent économique ordinaire, évaluant par un calcul rationnel et en fonction des données dont il dispose les potentialités d’un marché. C’est un être inspiré, instinctuel, animé par un éclair d’intuition et qui avance nécessairement contre l’ignorance et les incapacités de son temps. Tout le personnage semble finalement reposer sur un paralogisme de type post hoc ergo propter hoc (« à la suite de cela, donc à cause de cela » en latin). Selon ce raisonnement fallacieux, si l’entrepreneur a « réussi », c’est parce qu’il a « vu ». Inversement, si ses concurrents sont arrivés après lui, c’est parce qu’ils manquaient de vision.

Or, comme on vient de le rapporter, bien des ingénieurs informatiques de la Silicon Valley ont « vu », non pas parce qu’ils étaient particulièrement clairvoyants, mais parce qu’ils étaient bien placés pour voir. Ils étaient postés là où circulaient les idées et les matériaux, là où il devenait matériellement possible d’anticiper sur les évolutions sociotechniques. Pour saisir l’opportunité de marché, il fallait non seulement être bien situé, mais également disposer des ressources et compétences organisationnelles nécessaires pour « capitaliser » sur la vision. L’histoire de l’entreprise Xerox est à ce titre exemplaire.

En 1970, Xerox crée un centre de recherche à Palo Alto : le PARC. Le fabricant de photocopieurs se prépare à la confrontation avec IBM pour la maîtrise du marché de la bureautique. Il lui faut pour cela accroître ses capacités de recherche en informatique. Au PARC, Xerox recrute une équipe d’ingénieurs de très haut niveau ; celle-ci se fédère autour d’un projet d’ordinateur graphique et intuitif : l’Alto. La conception du premier modèle est achevée en 1973, mais les années passent sans que Xerox commercialise l’invention. Les chercheurs du PARC sont isolés du reste des équipes Xerox, et la firme ne parvient pas à joindre développement et commercialisation. En 1979, Xerox investit financièrement dans l’entreprise Apple et, en conséquence, laisse Steve Jobs et son équipe visiter le PARC, où une démonstration de l’Alto leur est proposée. L’épisode est un tournant dans l’histoire d’Apple : l’Alto est une telle innovation de rupture qu’il bouleverse les conceptions de Steve Jobs et réoriente le travail que mène Apple sur sa nouvelle génération d’ordinateurs personnels. Entre 1977 et 1979, le marché de l’ordinateur personnel, qui s’était considérablement développé, proposait des machines au fonctionnement assez semblable. Se servir d’un ordinateur nécessitait d’écrire au clavier des lignes de commandes. Les caractères s’affichaient grossièrement, via un petit nombre de particules vertes sur fond noir. L’Alto fonctionne très différemment : une interface graphique permet d’afficher des images colorées et complexes à partir d’une multitude de pixels. L’utilisateur n’a plus besoin de maîtriser un code : il manie une souris pour déplacer un curseur sur un bureau virtuel composé d’icônes et de fenêtres. Les données n’ont plus à être mobilisées par des lignes de commandes, elles sont désormais directement symbolisées.

Entre 1979 et 1984, Apple travaille à la réplication de ces technologies et lance deux nouveaux ordinateurs : le Lisa et le Mac, eux aussi équipés d’une souris et d’une interface graphique. Dans l’intervalle, après presque dix ans de piétinement, Xerox a fini par sortir une version de l’Alto, le Xerox Star, qui a essuyé un échec commercial cuisant. Le Star était très onéreux, dépourvu de logiciels et mal distribué. L’histoire ne l’a pas retenu, malgré ses performances. C’est le Mac qui s’est imposé dans les mémoires comme le premier ordinateur moderne, semblable à ceux que nous utilisons encore aujourd’hui.

À la lumière de cet épisode, l’absurdité du récit de la « vision » jobsienne apparaît de manière encore plus flagrante. En 1973, alors que l’industrie de l’ordinateur personnel n’existait pas et que Steve Jobs était encore lycéen, Xerox avait déjà mis au point un ordinateur facile d’utilisation dont le mode de fonctionnement ne s’imposerait qu’une dizaine d’années plus tard. Pour diverses raisons, Xerox n’est jamais parvenu à exploiter son invention. Géographiquement isolé du reste de l’entreprise, le PARC fonctionnait en vase clos. Constitué de chercheurs et d’ingénieurs, sans direction commerciale, il s’apparentait davantage à un laboratoire qu’à un département de recherche et développement. Tout le marketing et la distribution de Xerox étaient dirigés vers le marché professionnel de la bureautique. Le développement de nouveaux produits était organisé selon des cycles longs, adaptés au marché des photocopieurs mais pas à celui de l’informatique. De nombreux conflits déchiraient les équipes, ce qui a contribué à saborder les tentatives de commercialisation menées au cours des années 197030.

L’épisode du « vol Xerox » est peu mobilisé dans les récits grand public consacrés à Steve Jobs. Les nécrologies l’évoquent à peine. Le biopic de Danny Boyle n’y consacre qu’une rapide ligne de dialogue, totalement incompréhensible pour le profane. Les biographies, quant à elles, ne cherchent pas du tout à dissimuler l’affaire ; elles font au contraire de la démonstration de l’Alto un moment iconique de la vie de Steve Jobs. Elles rapportent toutes l’épisode de la même manière, en reprenant le récit qu’en a fait Steve Jobs lui-même dans de multiples interviews :

J’étais complètement aveuglé par la première chose qu’ils m’ont montrée, à savoir l’interface graphique. Je pensais que c’était le meilleur truc que j’avais jamais vu de ma vie. En l’état, c’était très imparfait. Ce que nous avons vu était incomplet. Ils avaient mal fait un tas de choses, mais nous ne le savions pas à l’époque. Mais malgré tout, ils avaient… Le germe de l’idée était là […]. Et en dix minutes, il était évident pour moi que tous les ordinateurs fonctionneraient comme ça un jour. C’était évident. Vous pouviez discuter du nombre d’années que ça prendrait, de qui pourraient être les gagnants et les perdants, mais pas du fait que c’était inévitable. C’était tellement évident31.

Tout en soulignant l’importance de la découverte, Steve Jobs minore les qualités créatrices de l’équipe du PARC (« imparfait », « incomplet »), pour mieux revaloriser son rôle. Les biographes font de la démonstration de l’Alto une épiphanie, un moment de transcendance. Dans ce registre, Daniel Ichbiah n’est pas le moins emphatique :

Lors d’une visite dans les laboratoires de recherche chez Xerox, il est touché par la Grâce. En un éclair de seconde, il entrevoit un futur magnifique : la fusion de l’artistique et de l’informatique. L’ordinateur revisité par le Beau. Il amorce alors une conquête d’une autre envergure32.

Toute l’affaire Xerox est ainsi racontée par le prisme de l’entrepreneur-visionnaire. Les biographes décrivent comme une vision géniale ce que d’autres pourraient plus simplement appeler un vol industriel. « Des dizaines de personnes ont vu l’interface graphique du PARC Xerox, écrit Carmine Gallo, mais c’est Jobs qui l’a perçue différemment. Il a eu une épiphanie, une énorme secousse de créativité33. » L’échec de Xerox n’est pas interprété selon des facteurs organisationnels, mais comme la résultante d’un défaut de « vision ». Bien des biographes concluent l’épisode en rapportant la maxime suivante, attribuée à Pablo Picasso : « Les bons artistes copient, les grands artistes volent34. »

Outre les ressources organisationnelles, la « vision » tant louée est contrainte par d’autres facteurs, comme la faisabilité technique. On a vu plus haut ce que la conception et la fabrication de l’iPod devaient à la collaboration interfirmes. Si les baladeurs numériques se sont multipliés à partir de la fin des années 1990, ils avaient déjà été imaginés près de vingt ans plus tôt. Kane Kramer s’est fait connaître dans les années 2000 pour avoir poursuivi en justice Apple en prétendant être l’inventeur de l’iPod. En 1979, cet ingénieur britannique avait en effet dessiné un lecteur de musique digital, l’IXI, un petit appareil de la taille d’un paquet de cigarettes, doté d’un écran et de boutons de navigation. Kramer avait même imaginé la dématérialisation de la distribution de musique, avançant que celle-ci circulerait depuis un serveur central vers des magasins via le réseau téléphonique. La concrétisation de la « vision » de Kramer avait cependant été contrainte par des limites techniques : les composants électroniques alors disponibles ne permettaient de stocker en mémoire que quelques minutes de musique35.

Cette histoire illustre l’importance de la disponibilité de composants performants et à bas coût dans l’émergence de nouvelles catégories de produits. En inventant l’Alto au début des années 1970, Xerox savait que son ordinateur ne serait pas massivement commercialisable dans un premier temps, mais misait sur la baisse régulière des prix des composants qui, peu à peu, lui ouvrirait le marché. L’importance de ces facteurs de production explique pourquoi l’on assiste souvent à des innovations simultanées. Lorsque certains composants sont rendus disponibles, de multiples entreprises assembleuses travaillent concurremment pour les combiner. L’enjeu pour elles n’est pas de « voir » le futur produit, que beaucoup sont en mesure d’imaginer depuis longtemps, mais de le mettre sur le marché plus rapidement et plus efficacement que la concurrence lorsque s’ouvre cette fenêtre technologique.

Nos représentations mythifiées des processus d’invention et d’innovation sont très éloignées de ces considérations. Dans nos imaginaires, l’inventeur est un homme seul ; seul à posséder (et à être possédé par) sa vision, et donc seul à travailler à sa concrétisation. Retiré dans son garage, son laboratoire ou son atelier, cet être inspiré et persistant donne chair à ses prémonitions. Son action marque une rupture dans l’histoire. Celle-ci intervient à un moment et en un lieu précis. Or, comme nous venons de l’évoquer, chaque acteur participant à un processus d’innovation s’inscrit dans une chaîne dont il ne compose que de l’un des maillons. Son action est précédée et suivie par d’autres, qui l’animent et lui donnent sens.

On cherchera souvent en vain à désigner un moment de rupture objectif dans cette chaîne, car les candidats pouvant prétendre incarner un point de bascule se comptent la plupart du temps par dizaines. De quelle « rupture » dater l’invention de l’ordinateur personnel, par exemple ? Outre l’Apple II apparu en 1977, on peut évoquer l’Altair 8800, premier ordinateur personnel vendu en kit à bas coût, sorti en 1975, ou encore le Sol-20, première machine à clavier intégré, en 1976. À partir de quel moment la machine peut-elle être considérée comme un ordinateur personnel ? Faut-il nécessairement pour cela qu’elle soit tout assemblée et dotée d’un système d’exploitation ? Faut-il disqualifier les machines trop onéreuses, car inaccessibles au grand public et donc reléguables à la catégorie des micro-ordinateurs professionnels ? Quel seuil de prix fixer ? Faut-il intégrer à nos critères le niveau de réussite commerciale ? Auquel cas nous devrions peut-être davantage célébrer le Commodore PET, qui s’est mieux vendu que l’Apple II. Si le niveau de vente ne doit pas être pris en compte, alors nous pouvons rendre hommage à l’ingénieur français André Truong Trong Thi, qui a vendu quelques centaines d’ordinateurs Micral en 1973, ou à John V. Blankenbaker, qui a écoulé quelques dizaines d’exemplaires de son Kenbak-1 de 1971 à 197336. Nous pouvons nous perdre dans des considérations de ce type à propos de chaque catégorie de machine, notamment dans les industries de l’électronique. À cet imaginaire de l’apparition, on peut également opposer le fait que les produits sont continuellement façonnés. L’ordinateur personnel d’aujourd’hui est à la fois très semblable et très différent de ce qu’il était il y a vingt ou quarante ans. L’innovation est continue, incrémentale ; l’architecture et les composants de chaque produit sont sans cesse remodelés. Les « maillons postérieurs » de la chaîne de l’innovation sont donc eux aussi déterminants, même si invisibilisés dans la plupart des récits.

Au lieu d’un produit, peut-être pourrions-nous désigner une personne. Faut-il, alors, privilégier l’ingénieur (Steve Wozniak) ou le manager (Steve Jobs) ? celui qui a piloté la première grande réussite commerciale ou celui qui a le plus tôt manifesté une « vision » ? On peut peut-être faire de Douglas Engelbart notre principal prétendant aux titres à la fois de visionnaire et d’inventeur de l’ordinateur personnel. Si le Mac a reproduit les technologies de l’Alto, les équipes du PARC Xerox avaient elles aussi pioché dans les inventions mises au point par le Stanford Research Institute (SRI), pour lequel Engelbart travaillait dans les années 1960. Son équipe a développé un nombre considérable de dispositifs qui ont fait l’informatique moderne : l’interface graphique et la souris, les liens hypertextes et les sessions de visioconférence… Engelbart cherchait à faire de l’ordinateur un outil facile à prendre en main, une véritable extension du cerveau humain capable d’accroître nos capacités cognitives. Aussi extraordinaire que son œuvre puisse paraître, il faut elle aussi la replacer dans un écosystème et une chaîne. Financés par la défense américaine, les travaux d’Engelbart ont été guidés par les progrès de la recherche en psychologie du début des années 1960 et notamment par les idées du courant cybernétique. On les sait par exemple très influencés par les écrits de Joseph Licklider, psychologue au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et auteur d’un article devenu célèbre sur la « symbiose homme-ordinateur ». Plus avant encore, en 1945, Engelbart, qui n’était alors qu’un jeune marin, a été très marqué par la lecture d’un article de Vannevar Bush qui imaginait un ordinateur de bureau doté d’un clavier, fonctionnant comme un supplément de mémoire, capable de stocker des documents de tout type qu’il serait possible d’annoter et de lier entre eux37.

On constate donc qu’il est vain de chercher à établir un point de rupture objectif, un saut qualitatif définitif, dans une chaîne d’innovations. C’est toutefois ce à quoi s’emploient les multiples narrateurs et commentateurs qui animent le mythe de l’entrepreneur. Ceux-ci sont parfois très renseignés sur l’histoire de l’industrie dans laquelle a évolué le héros dont ils chantent les louanges. Ils s’efforcent cependant de faire jaillir leur personnage, de l’extraire du décor. L’exercice est particulièrement visible dans la littérature consacrée à Steve Jobs. Les récits dédiés à ce dernier rivalisent de contorsions rhétoriques pour préserver l’exceptionnalité et l’indispensabilité de l’entrepreneur :

Il y aurait eu un genre d’ordinateur de bureau sans le Macintosh, une espèce de smartphone populaire sans iPhone, une sorte d’animation par ordinateur sur grand écran sans Pixar. Mais il n’est vraiment pas garanti que ces merveilles technologiques auraient été aussi magnifiques, ou que l’ère de l’information aurait aussi été celle de l’art38.

Après avoir concédé à l’histoire et au collectif, après avoir battu en retraite sur les plus extravagantes prétentions – certes il n’a pas inventé l’ordinateur personnel, certes l’écosystème aurait accouché de ces produits sans lui –, les récits à la gloire de l’entrepreneur s’attachent à racheter ce dernier, à l’affranchir de l’héritage sur lequel il capitalise et qui pourrait le délégitimer en tant que grand homme. La mystique de la « vision » est alors sans cesse reconvoquée :

C’est peut-être le paradoxe le plus étrange de Steve Jobs : le grand innovateur de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, dont le nom figure sur 317 brevets, n’a jamais vraiment rien inventé. Ce n’est pas simplement qu’il n’avait pas l’expertise technique nécessaire ; c’est que ce n’était pas son don. Il n’en avait pas besoin. Il n’a pas inventé de choses ; il les a reconnues39.

L’industrie musicale se conçoit désormais selon deux époques : l’avant et l’après-iPod. Même chose pour le mobile et l’iPhone ; et si l’histoire se poursuit, l’iPad marquera aussi une rupture historique dans l’informatique personnelle. Jobs nous dirait qu’il n’a jamais inventé ces choses ; il les a découvertes. Elles étaient toujours – déjà là, quelqu’un avait juste besoin de « relier les points », de rassembler les parties en un tout que personne d’autre ne semblait voir40.

L’entrepreneur inspirateur ou comment l’esprit vient aux employés

« Un jour, à Tanglewood, j’ai rencontré Seiji Ozawa, un grand chef d’orchestre […]. Je lui ai demandé ce qu’un chef d’orchestre faisait de plus qu’un métronome. Il m’a répondu : “Les musiciens jouent d’un instrument, je joue de l’orchestre.” »

Le personnage de Steve Jobs, dans Steve Jobs de Danny BOYLE (2015).

Au fil de l’analyse que nous proposons ici au lecteur, les citations laudatives s’accumulent de sorte qu’elles pourraient laisser croire que tous les commentateurs et les biographes de Steve Jobs n’ont écrit rien d’autre que des apologies béates. Ce n’est pas tout à fait le cas. Parmi les poncifs que l’on retrouve dans cette littérature, il en existe plusieurs consacrés à la « face sombre » de l’entrepreneur. Le refus par Steve Jobs de reconnaître sa fille Lisa a par exemple été amplement commenté. De nombreuses anecdotes ont également circulé pour décrire la férocité de Jobs, son comportement odieux et ses propos insultants, notamment à l’égard de ses collaborateurs.

Ces critiques d’ordre moral et psychologique n’écornent toutefois en rien le mythe. Le monde ne cesse de tourner autour de l’entrepreneur ; ses tourments et ses excès le confirment même dans sa pleine humanité (« il n’était pas un saint »). Mieux, la violence est souvent présentée comme inhérente à sa fonction créative-destructrice. Poursuivre une vision, accomplir une mission nécessitent d’agir en tyran :

Forcément, il y a eu un peu de tyrannie. Mais, dans la plupart des cas, elle découlait de la passion de bien faire. Si Steve s’est montré exigeant, c’était pour maintenir la créativité à son maximum41.

Dans les différents textes consacrés à Steve Jobs, revient souvent une rhétorique du « oui, mais ». Les outrances et les violences de l’entrepreneur sont détaillées, puis systématiquement rachetées, voire justifiées par sa mission :

Jobs était une personne compliquée. À sa mort, il a été célébré comme un génie et condamné comme un tyran […]. Il est impossible de séparer les deux faces de Jobs. Il était intuitif et charismatique, plein d’une énergie enivrante. Il était autocratique et autoritaire. Mais la plupart des gens le qualifieraient encore aujourd’hui de visionnaire, de génie et de révolutionnaire42.

M. Jobs était un manager autocratique au tempérament cruel. Mais son égomanie était largement justifiée43.

Jobs pouvait être très direct, presque impoli. Mais il a communiqué ses grandes aspirations aux employés d’Apple qui pensaient eux aussi qu’ils pouvaient accomplir tout ce qu’ils voulaient44.

La violence de l’entrepreneur exprime en quelque sorte sa capacité foudroyante à extraire de la valeur. Elle est nécessaire pour accoucher de grandes idées, pour alimenter la marche de l’histoire. Ces discours justificateurs nous indiquent ainsi un autre pouvoir – outre la création et la vision – attribué à l’entrepreneur dans sa mythologie ; celui de l’inspiration. Dans de nombreux articles, ouvrages et films consacrés à Steve Jobs, il est rappelé que ce dernier n’était ni programmeur, ni ingénieur, ni designer, et ce toujours pour mieux souligner que ce qui fondait sa légitimité n’était pas sa technicité, mais sa capacité à inspirer, à guider des hommes qui ne seraient rien sans sa prescience. Ainsi, il a souvent été affirmé que si Jobs a exploité les compétences et la créativité d’ingénieurs de très haut niveau comme Wozniak, ceux-ci seraient restés proprement stériles sans son pouvoir visionnaire et sa direction – une assertion répétée, et pourtant très facilement inversable. Un autre topos très souvent mobilisé dans la littérature dédiée à Steve Jobs est le « champ de distorsion de la réalité » : ce pseudo-concept renvoie à la capacité qu’aurait eue Jobs d’amener ses employés à se dépasser, à réaliser ce qu’ils croyaient impossible.

Sous ses abords anodins, la célébration de l’entrepreneur-inspirateur véhicule donc une théorie de la valeur : celle-ci est sécrétée par un individu aussi central qu’indispensable, seul à même d’animer la force de travail. Ses employés, quel que soit leur potentiel, sont sans lui inefficaces, incapables, inanimés. Le fonctionnement du marché du travail dans la Silicon Valley nous indique pourtant une tout autre dynamique. La concentration industrielle dans cette région entraîne d’importants mouvements de personnel : un ingénieur peut facilement changer d’entreprise, sans déménager ni changer ses habitudes de vie. Au fil de ses expériences, il peut tout aussi bien devenir consultant, manager ou capital-risqueur. Cette forte mobilité de la main-d’œuvre est constatée dès les années 1970, où en moyenne les professionnels de l’informatique ne restent en poste que deux ans45. Lorsqu’ils circulent ainsi, les employés, même tenus par des accords de non-divulgation, emportent avec eux leurs expériences et leurs connaissances. La propagation de ce savoir tacite est au cœur de l’écosystème ; elle permet un apprentissage collectif permanent.

Se posent donc pour les entrepreneurs des problèmes relatifs à ce que l’on appelle dans le jargon des affaires la « guerre des talents ». Pour mener à bien ses projets, il faut parvenir à s’approprier la marchandise la plus précieuse qui soit : la force de travail d’ingénieurs hautement qualifiés. Ainsi, pour mettre au point sa nouvelle génération d’ordinateurs au début des années 1980, Apple n’a pas seulement pillé les inventions du PARC Xerox, elle a aussi attiré à elle plusieurs de ses ingénieurs clés (comme Larry Tesler et Bruce Horn). Lorsque, en 1985, Steve Jobs fonde sa nouvelle start-up Next, il embarque avec lui plusieurs cadres d’Apple, ce qui lui vaut d’être poursuivi en justice par son ancienne entreprise. Cette rivalité pour la ressource humaine est également manifeste en interne. Lorsqu’il pilote la conception du Macintosh au début des années 1980, Steve Jobs recrute ses ingénieurs en allant dépouiller les équipes de sa propre entreprise, notamment celles travaillant sur l’Apple II et le Lisa.

Pour éviter de se retrouver prise d’assaut par les chasseurs de têtes et dépossédée de ses forces vives, l’entreprise doit donc s’efforcer de retenir ceux de ses employés indispensables à la production. Elle emploie à cette fin un ensemble de méthodes, qui vont de la séduction à l’intéressement. L’« inspiration » de l’entrepreneur a là son importance ; non pas au sens mythologique – l’inspiration qui ferait suite à la « vision », cette capacité surhumaine à voir l’avenir –, mais au sens managérial de la capacité du leader à convaincre et à motiver. Bien des écrits expliquent comment Steve Jobs mobilisait ses ingénieurs en leur disant qu’ils ne fabriquaient pas simplement des ordinateurs mais qu’ils travaillaient à ses côtés à « changer le monde ». Si tel n’était pas le cas, qu’est-ce qui les aurait empêchés de créer eux aussi leur entreprise ou de rejoindre un concurrent proposant de doubler leur salaire ?

L’intéressement matériel est également crucial pour éviter l’exode. Outre les hauts salaires et les avantages en nature (cadeaux, notes de frais), les stock-options sont un levier connu. En 2008, la Securities and Exchange Commission (SEC) a poursuivi Apple pour des malversations commises dans le cadre de la distribution de stock-options à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Apple a antidaté les titres qu’elle avait distribués et, ce faisant, a sous-déclaré ses dépenses à hauteur de 40 millions de dollars. Steve Jobs a été entendu par la SEC dans le cadre de l’enquête et a justifié la manœuvre en expliquant qu’il était alors très inquiet du fait que plusieurs de ses ingénieurs et de ses hauts cadres étaient courtisés par la concurrence. Distribuer des stock-options à ces employés était pour Apple un moyen de leur passer des « menottes dorées46 ».

Une autre affaire judiciaire illustre bien les enjeux de la rétention des employés. Dans les années 2000, plusieurs géants de la Silicon Valley, parmi lesquels Intel, Google et Apple, ont formé un « cartel des salaires », en s’engageant mutuellement à ne pas tenter de débaucher les employés. Cet accord tacite visait à éliminer toute concurrence sur les travailleurs qualifiés et à limiter la hausse des salaires. Il consistait en une série de pactes initiés par Steve Jobs, depuis que celui-ci avait racheté Pixar à LucasFilm dans les années 1980. La correspondance de Jobs a notamment permis de prouver qu’il avait obtenu en 2007 le licenciement d’un recruteur de chez Google qui avait eu le tort d’approcher un ingénieur Apple47.

Deux imaginaires s’affrontent donc ici. Dans sa mythologie, l’entrepreneur est celui sans qui rien n’est possible. Son génie donne vie aux travailleurs qui l’entourent et le suivent sur un chemin qu’il est seul à même de percevoir. Il est celui qui « met en mouvement » une force de travail capable mais aveugle. On peut opposer à cette figure de l’entrepreneur-inspirateur celle de l’entrepreneur-accapareur, qui, pour sortir vainqueur de la lutte concurrentielle, doit s’approprier la ressource humaine, monopoliser au détriment de ses adversaires les richesses circulant dans l’écosystème. Cette lutte pour l’appropriation de la valeur est menée via diverses méthodes que nous avons déjà évoquées : débauchage et rétention d’employés, rachats d’entreprises et de brevets, enrôlement de sous-traitants, pillages de recherches rivales…

Toute la littérature portant l’entrepreneur en son mythe s’attelle à célébrer l’inspirateur et à invisibiliser l’accapareur. Dans les œuvres consacrées à Steve Jobs, l’affaire des stock-options antidatées et celle du cartel des salaires sont peu évoquées. Lorsqu’elles le sont, c’est souvent d’une façon anecdotique, qui ne permet pas au lecteur de saisir les enjeux de pouvoir qui animent l’industrie. Ces récits comportent des silences structurants : jamais n’y sont détaillées les questions relatives à l’organisation concrète du travail, au partage de la valeur, à la coopétition dans l’écosystème, aux stratégies de délocalisation et d’optimisation fiscale et aux politiques antisyndicales – dont on verra qu’elles ont été d’une importance considérable dans l’essor de la Silicon Valley48. Dans cet imaginaire, l’entrepreneur n’est jamais décrit en patron ou en homme d’affaires. Le patron fait travailler des subordonnés. L’homme d’affaires commerce et spécule. L’un comme l’autre œuvrent aux dépens d’autrui. L’entrepreneur, lui, est un créateur inspiré s’élevant au-dessus des basses contingences de la production et de l’échange.

La célébration de l’entrepreneur et l’invisibilisation de l’État
(ou « L’électronique, ça sert, d’abord,
à faire la guerre »)

« [Les consommateurs] nous paient pour faire des choix, pour essayer de fabriquer les meilleurs produits possible. Quand nous réussissons, ils achètent. Et lorsque nous échouons, ils n’achètent pas. Tout se régule de cette façon. »

Steve JOBS49.

Les récits que tissent les biographies, les films et les articles de presse autour de Steve Jobs sont comme des pièces de théâtre. Jobs apparaît au centre de la scène : il est le moteur de l’intrigue. Autour de lui gravitent quelques personnages secondaires, plus ou moins importants. Parmi les plus récurrents, on trouve Steve Wozniak, l’ingénieur ayant conçu les premiers ordinateurs Apple, ou encore Jonathan Ive, le designer de l’iPod et de l’iPhone. C’est à travers cette théâtralisation que le lecteur/spectateur est amené à se représenter des phénomènes socioéconomiques comme la création entrepreneuriale et l’innovation industrielle. L’incarnation pose des enjeux de compréhension. Certaines fonctions de l’entreprise, comme la fonction financière, sont, on l’a vu, rarement personnifiées. D’autres phénomènes ne sont tout simplement pas personnifiables. Le foisonnement des parties prenantes à travers l’espace (l’écosystème) et le temps (la chaîne) ne s’accorde pas avec la structure narrative d’un récit héroïque à la troisième personne.

Ces récits entrepreneuriaux se construisent, au fil du temps, par l’action conjointe des journalistes et des entrepreneurs eux-mêmes. Dans ses multiples apparitions médiatiques, Steve Jobs s’est souvent mis en scène tel un créateur visionnaire et rebelle. Il a cependant parfois aussi nuancé cet autoportrait en admettant plusieurs des contrepoints que nous avons développés ici, notamment lorsqu’il s’adressait à un public plus technicien. En 1992, lors d’une conférence devant des étudiants du MIT, il a parlé de « fenêtres technologiques » pour expliquer l’importance du timing dans l’exploitation commerciale des innovations. Lors des conférences économiques All Things Digital, dans les années 2000, il a mentionné l’importance de l’écosystème dans la réussite d’Apple, en indiquant par exemple que les lecteurs de disquettes du Mac avaient été conçus et produits par Sony50. À plusieurs reprises, il a également expliqué qu’une grande partie de son travail consistait à attirer dans ses équipes les meilleurs ingénieurs.

Reste toutefois un acteur complètement invisibilisé, qui n’apparaît ni dans les récits médiatiques les plus populaires, ni dans les conférences les plus techniques de Steve Jobs. Il s’agit de l’État. Totalement éclipsé, l’État n’a pas sa place dans les mythes de la genèse entrepreneuriale. Non personnifié, il ne participe pas à l’intrigue, il est hors jeu. L’histoire de la Silicon Valley, l’invention de l’industrie informatique semblent ainsi être le fait d’une succession d’entrepreneurs audacieux évoluant en marge des institutions. Dans ses interviews et conférences, Jobs n’a véritablement évoqué la puissance publique qu’une seule fois, au détour d’une conversation sur l’école :

Je veux que les gens qui enseignent à mes enfants soient assez bons pour être employés dans l’entreprise pour laquelle je travaille, et gagner 100 000 dollars par an. Pourquoi devraient-ils travailler dans une école pour 35-40 000 dollars par an s’ils peuvent trouver un emploi ici à 100 000 dollars ? Nous devrions les embaucher et les payer 100 000 dollars, mais le problème, ce sont bien sûr les syndicats. Les syndicats sont la pire chose qui soit arrivée à l’éducation. Parce que ce n’est pas une méritocratie, mais une bureaucratie […]. Je pense que les clients [de l’école] sont les parents. Pas même les élèves, les parents. Le problème que nous avons dans ce pays, c’est que les clients sont partis. Les clients ont cessé de prêter attention à leurs écoles pour la plupart. […] Ce qui se passe quand un client s’en va et qu’un monopole prend le contrôle – ce qui s’est passé dans notre pays –, c’est que le niveau de service baisse presque toujours. […] Que dépense l’État de Californie pour l’école publique, par an ? Environ 44 000 dollars par élève, soit le double du prix d’une voiture. Lorsque vous achetez une voiture, vous avez beaucoup d’informations à votre disposition pour faire un choix, et vous avez beaucoup de choix : General Motors, Ford, Toyota, Chrysler, Nissan… Ils font beaucoup de publicité. Je ne peux pas passer une journée sans voir cinq pubs pour des voitures. Et ils semblent être capables de fabriquer ces voitures de manière suffisamment efficace pour se le permettre […]. Mais dans les écoles, comme les gens n’ont pas l’impression de dépenser leur argent, ils ont l’impression que c’est gratuit. Personne ne fait de comparaison de prix. En fait, si vous voulez mettre votre enfant dans une école privée, vous ne pouvez pas retirer les 44 000 dollars de l’école publique et les utiliser. […] Je crois très fermement que si le pays donnait à chaque parent un chèque-éducation qu’ils ne pourraient dépenser que dans une école accréditée, plusieurs choses se produiraient. Un : les écoles commenceraient à se vendre aux parents pour attirer des élèves. Deux : je pense que vous verriez beaucoup de nouvelles écoles se créer. […]. Trois : la qualité des écoles, encore une fois, comme dans un marché concurrentiel, commencerait à s’améliorer51.

L’utopie scolaire que dépeint ici Steve Jobs reprend les idées de l’économiste libéral Milton Friedman52. L’État y apparaît sous les oripeaux repoussants qui sont souvent les siens chez les libéraux et les libertariens : une puissance anachronique, bureaucratique et ignorante ; un système de contraintes illégitime et inefficace. Sa pesanteur empêche la pleine expression des forces créatives du marché et le déploiement d’un optimum par la compétition. Dans les récits qui nous occupent, le marché apparaît comme la pure rencontre d’entreprises et de clients. Dans cet imaginaire, la présence du tiers étatique semble parasite ou, dans le meilleur des cas, incongrue.

Cette invocation du libre marché et cette dépréciation de l’État sont, on le verra, au cœur du mythe de l’entrepreneur. L’économiste Mariana Mazzucato s’est attaquée à cette rhétorique. Dans L’État entrepreneur53, elle montre que le marché américain, souvent perçu comme très libéral, a été structuré par un gouvernement des plus interventionniste en matière d’innovation. Le rôle objectif de l’État en régime capitaliste n’est ni celui d’un parasite ni celui d’un simple facilitateur ou d’un arbitre. L’action de l’État est la condition sine qua non des révolutions technologiques et des industries nouvelles. L’État prend en charge la recherche fondamentale et assure les risques dans les premières étapes du processus d’innovation, là où l’incertitude est la plus élevée. Les investisseurs privés n’interviennent quant à eux que plus tard dans la chaîne d’innovation, à un moment où il devient possible d’exploiter commercialement des technologies arrivées à maturation. Ainsi, contrairement à un certain imaginaire, les lauriers de l’action créatrice, visionnaire et risquée reviennent à l’État plutôt qu’à des individus ou des institutions privées. Pour illustrer sa thèse, Mazzucato s’appuie justement sur Apple. Elle explique que la carrière tant louée de Steve Jobs a été bâtie sur l’exploitation de technologies mises au point à la suite de décennies d’investissements publics. Le tactile, la molette cliquable, la détection capacitive utilisée pour le fonctionnement des pavés tactiles, l’écran multi-touch sont autant de technologies intégrées dans les produits Apple qui ont été mises au point via des investissements étatiques, souvent militaires.

L’histoire de la Silicon Valley est en effet intimement liée à celle de la puissance militaire américaine. L’industrie de l’électronique se développe dans la région de Palo Alto dès les années 1910, où des entreprises comme la Federal Telegraph Corporation (FTC) fournissent la marine américaine en systèmes de communication radio. Bordée à l’ouest par l’océan Pacifique, la Californie est positionnée stratégiquement pour accueillir des installations militaires. Les entreprises de la vallée de Santa Clara – région que l’on appellera plus tard la Silicon Valley – se développent encore davantage lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate. Hewlett-Packard, alors une très petite entreprise, s’accroît considérablement en vendant à l’armée des appareils de mesure et de détection de signaux radar. L’université de Stanford sert dès le départ de catalyseur au développement de l’industrie électronique : les créateurs de la FTC et de Hewlett-Packard étaient d’anciens étudiants de l’établissement et ont puisé dans les ressources et laboratoires de l’université pour mettre au point leurs technologies. C’est également à Stanford qu’apparaît en 1948 l’entreprise Varian, dont les nouveaux tubes klystron permettent d’alimenter les systèmes radar de l’armée américaine. Sous la direction de Frederick Terman, doyen de l’École d’ingénierie, l’université de Stanford bénéficie d’importantes dotations de la part du département américain de la Défense et se met à animer le tissu industriel qui prend forme dans la vallée de Santa Clara. En 1951 est créé le parc industriel de Stanford pour organiser les transferts de technologie des laboratoires de l’université vers les entreprises privées environnantes. Le parc attire rapidement en son sein de grandes entreprises de la côte est, comme Lockheed Missiles and Space qui y installe ses laboratoires en 1956. Cette entreprise aérospatiale remporte de nombreux contrats auprès de la défense américaine et s’impose rapidement comme l’un des plus gros employeurs de la région.

L’industrie informatique a été très profondément structurée par la recherche militaire. Les ordinateurs ont été inventés dans les années 1940 pour équiper les systèmes d’armement en calculateurs. En 1958, quelques mois après le lancement du satellite Spoutnik par l’Union soviétique, les États-Unis redoublent leurs efforts d’investissement et fondent la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA), qui finance la création de départements d’informatique dans les universités américaines et aide au développement de nombreuses entreprises dans l’industrie électronique. La Californie réussit à capter à son profit ces investissements massifs. Au début des années 1960, 40 % des contrats de recherche militaires lui sont attribués pour un montant annuel qui atteint les 2 milliards de dollars à la fin des années 1970 pour les seules entreprises du comté de Santa Clara54. Pendant cette période se structure dans la région l’industrie des semi-conducteurs, qui va être essentielle à la révolution micro-informatique à venir. Dans les premières années, où la demande privée pour ces produits est quasiment inexistante, l’armée américaine en constitue le principal client. Il en va de même pour les premiers microprocesseurs, qui alimentent le programme de missile Minuteman de l’US Air Force et la mission Apollo de la NASA.

La Silicon Valley est le produit d’une politique volontariste et d’investissements publics massifs. En finançant pendant des décennies une multitude de projets et d’entreprises, l’État américain a favorisé l’émergence d’un écosystème. En sécurisant ses approvisionnements auprès de multiples fournisseurs via des collaborations interfirmes imposées, il a consolidé une culture du partage des connaissances et du savoir-faire. Les entreprises remportant des contrats de défense se voyaient garantir un marché sécurisé initial pour leurs nouveaux produits. L’État-client tout autant que l’État-financeur permettaient ainsi d’assurer l’émergence d’un ensemble de nouvelles technologies.

Ce n’est qu’à partir des années 1970 que le capital privé prend le pas sur les investissements militaires dans la région. L’industrie émergente de l’ordinateur personnel convertit un ensemble de technologies autrefois monopolisées par l’appareillage militaire en produits de grande consommation. La Silicon Valley attire, à la fin des années 1980, 40 % des investissements nationaux en capital-risque55. Cependant, même si le gouvernement n’est plus aussi structurant au niveau financier, ses agences restent motrices dans le développement des nouvelles technologies sur lesquelles prospèrent toujours les entreprises californiennes. Toute l’économie gravitant aujourd’hui autour des smartphones dépend des investissements étatiques. Le système de positionnement par satellites GPS a été conçu à des fins militaires. L’ancêtre de l’Internet a été mis au point sous l’égide de la DARPA, qui a également beaucoup œuvré à l’émergence des interfaces homme-machine et de l’intelligence artificielle.

Revenons à notre métaphore théâtrale. La pièce qui se joue autour de Steve Jobs commence justement au moment où l’État se fait plus discret, dans les années 1970. Parmi les multiples personnages qui gravitent autour de l’entrepreneur, pas un ne représente l’action continue et multiforme de l’État. On pourrait pourtant imaginer plusieurs incarnations : le militaire, mais aussi le décideur, le législateur, le diplomate… L’État se manifeste via de multiples fonctions créatrices que l’on n’a fait qu’entrevoir dans les pages qui précèdent. En plus de porter financièrement la recherche fondamentale et les industries naissantes, il investit dans les infrastructures – routes, câblages, systèmes de distribution – nécessaires au déploiement du marché. Il fixe un cadre légal, définit et fait respecter les règles qui régissent l’échange, le travail et la propriété. Par ses conquêtes et sa puissance géopolitique, il ouvre des marchés extérieurs à ses entreprises et y protège leurs intérêts56. L’État interventionniste, instaurateur des marchés, l’État puissant et impérial, correspond finalement à cette figure de l’acteur primordial tant recherchée et louée. Toutes ses actions, fondamentales, restent cependant sans expression dans l’intrigue que l’on nous donne à voir.

1. Le lecteur pourra se référer au corpus constitué pour cette étude à la fin de cet ouvrage.

2. Kori SCHULMAN, « President Obama on the passing of Steve Jobs : “He changed the way each of us sees the world” », Obama White House Archives, 5 octobre 2011.

3. On peut notamment retrouver le récit de la scène du garage dans les ouvrages de MORITZ (1984), BUTCHER (1987), SCHLENDER (2015) et ICHBIAH (2011) et dans les biopics de BURKE (1999) et de STERN (2013). Cf. corpus.

4. David SHEFF, « Playboy interview : Steve Jobs », Playboy, 1er février 1985.

5. Ces éléments de récit peuvent être retrouvés dans l’autobiographie de Steve WOZNIAK, iWoz : From Computer Geek to Cult Icon. How I Invented the Personal Computer, Co-Founded Apple, and Had Fun Doing It, W. W. Norton, New York, 2006.

6. Là aussi, ce récit des origines est crédibilisé par Steve WOZNIAK lui-même dans son autobiographie, où il écrit : « Cette réunion a été une telle source d’inspiration que j’ai aussitôt commencé à dessiner les plans d’un ordinateur qui serait plus tard connu sous le nom d’Apple I […]. J’ai aussi conçu l’Apple I parce que je voulais l’offrir gratuitement aux autres […]. J’espérais que tous seraient à même de construire leur propre machine à partir de mes plans. » Sur le Homebrew Computer Club, lire Erik BRUNVAND, « The heroic hacker : legends of the computer age », Department of Computer Science, University of Utah, 15 octobre 1996 ; Paul FREIBERGER et Michael SWAINE, Fire in the Valley. The Making of the Personal Computer, McGraw-Hill, New York, 2014, 3e édition ; et Elizabeth PETRICK, « Imagining the personal computer : conceptualizations of the Homebrew Computer Club 1975-1977 », IEEE Annals of the History of Computing, vol. 39, no 4, 2017.

7. Citation rapportée dans Michael MORITZ, The Little Kingdom. The Private Story of Apple Computer, W. Morrow, New York, 1984, p. 247, et dans Lee BUTCHER, Accidental Millionaire. The Rise and Fall of Steve Jobs at Apple Computer, Paragon House, New York, 1987, p. 130.

8. Ibid. Le décompte des articles de presse a été réalisé via Nexis/Lexis par Thomas STREETER, The Net Effect. Romanticism, Capitalism, and the Internet, New York University Press, New York, 2010, p. 69.

9. Cité dans Daniel ICHBIAH, Les 4 Vies de Steve Jobs, Leduc.s, Paris, 2011, chapitre XVI.

10. Lev GROSSMAN, « The real genius of Steve Jobs », in TIME, Steve Jobs. The Genius Who Changed Our World, Time Books, New York, 2011.

11. Cette interprétation se trouve dans de multiples ouvrages, parmi lesquels ceux de BLUMENTHAL (2012), BRUNAT et DUBUQUOY (2014), DORMEHL (2013), GALLO (2010), GILLAM (2008), LAKIN (2011), PATEL (2015), SANDER (2012), SCHLENDER (2015) et ZILLER (2012). La plupart de ces ouvrages ne font que reprendre l’inférence à Steve Jobs lui-même, qui l’a émise lors de son discours à l’université de Stanford. Cf. Steve JOBS, « Text of Steve Jobs’commencement address », news.stanford.edu, 14 juin 2005.

12. Robert X. CRINGELY, Steve Jobs. The Lost Interview, 2012. L’interview en question a été filmée en 1995 dans le cadre du tournage du documentaire The Triumph of the Nerds. The Rise of Accidental Empires.

13. Alan DEUTSCHMAN, How Steve Jobs Changed Our World, St. Martin’s Press, New York, 2011. Toutes les citations du précédent paragraphe sont tirées de ce livre.

14. À l’instar d’André Lapied et Sophie Swaton, nous parlerons ici de « création destructrice » plutôt que de « destruction créatrice » : « Il nous apparaît que l’expression création destructrice semble plus pertinente que celle de destruction créatrice, dans la mesure où la destruction ne précède pas la création […]. Les destructions sont une conséquence de la création de firmes nouvelles, de produits nouveaux, de la mise en œuvre de techniques innovantes. » Cf. André LAPIED et Sophie SWATON, « L’entrepreneur schumpétérien est-il surhumain ? », Cahiers d’économie politique, vol. 2, no 65, 2013, p. 196.

15. Sur cette filiation, lire Yves BRETON, « La théorie schumpétérienne de l’entrepreneur ou le problème de la connaissance économique », Revue économique, vol. 35, no 2, 1984 ; Jean-Jacques GISLAIN, « Les origines de l’entrepreneur schumpétérien », Revue Interventions économiques, vol. 46, 2012 ; André LAPIED et Sophie SWATON, « L’entrepreneur schumpétérien est-il surhumain ? », loc. cit. ; Nathanaël COLIN-JAEGER et Etienne WIEDEMANN, « Aux origines nietzschéennes des ambiguïtés du concept d’entrepreneur : Schumpeter lecteur de Nietzsche », à paraître.

16. C’est un mythème très répandu, que l’on retrouve aussi dans la figure du phénix. Cf. Hugo REINERT et Erik REINERT, « Creative destruction in economics : Nietzsche, Sombart, Schumpeter », in Jürgen G. BACKHAUS et Wolfgang DRECHSLER, Friedrich Nietzsche, 1844-1900. Economy and Society, Springer, New York, 2006, p. 55-85.

17. Mark CASSON, The Entrepreneur. An Economic Theory, Edward Elgar, Cheltenham, 2003, 2e édition, p. 20.

18. Il est à noter que l’entrepreneur semble parfois moins essentialisé sous la plume de Schumpeter, qui le décrit comme une fonction temporaire et non comme une incarnation définitive. L’ambiguïté demeure cependant. Cf. Nathanaël COLIN-JAEGER et Etienne WIEDEMANN, « Aux origines nietzschéennes des ambiguïtés du concept d’entrepreneur : Schumpeter lecteur de Nietzsche », loc. cit.

19. Selon l’expression de Fernand BRAUDEL, La Dynamique du capitalisme, Flammarion, Paris, 1976, p. 67.

20. AnnaLee SAXENIAN, Regional Advantage. Culture and Competition in Silicon Valley and Route 128, Harvard University Press, Cambridge, 1994.

21. D’après des analyses au démontage réalisées par Portelligent, Inc en 2006. Interviennent d’autres fournisseurs de composants, notamment taiwanais, mais ceux-ci ont été moins clairement identifiés. Cf. Greg LINDEN, Kenneth L. KRAEMER et Jason DEDRICK, « Who captures value in a global innovation network ? The case of Apple’s iPod », Communications of the ACM, vol. 52, no 3. Sur l’iPod, lire également Leander KAHNEY, « Inside look at birth of the iPod », Wired, 21 juillet 2004, et Benj EDWARDS, « The iPod : how Apple’s legendary portable music player came to be », Macworld, 22 octobre 2011.

22. Steve DITLEA, « Steve Jobs, the man who changed business forever », Inc., octobre 1981.

23. Peter SANDER, Que ferait Steve Jobs à ma place ?, Éditions Transcontinental, Paris, 2012.

24. On trouve notamment ces citations dans les livres de BUTCHER (1987), BRUNAT et DUBUQUOY (2014), GALLO (2010), ISAACSON (2011), ELLIOT (2012a et 2012b), KAHNEY (2008) et SANDER (2012).

25. Carmine GALLO, The Innovation Secrets of Steve Jobs, McGraw-Hill Professional, New York, 2010, chapitre VIII.

26. James PONIEWOZIK, « iMourn the loss », in TIME, Steve Jobs. The Genius Who Changed Our World, op. cit., p. 94.

27. Paul FREIBERGER et Michael SWAINE, Fire in the Valley, op. cit., chapitre I.

28. La séquence a été mise en ligne par ABC News In-depth, « One day, a computer will fit on a desk (1974) » | RetroFocus, www.youtube.com/watch?v=sTdWQAKzESA.

29. Alexander TAYLOR, « Striking it rich », Time, 15 février 1982.

30. Douglas K. SMITH et Robert C. ALEXANDER, Fumbling the Future. How Xerox Invented, then Ignored, the First Personal Computer, iUniverse, New York, 1999 ; Michael A. HILTZIK, Dealers of Lightning. Xerox PARC and the Dawn of the Computer Age, Harper Business, New York, 2000.

31. Robert X. CRINGELY, Steve Jobs. The Lost Interview, 2012. Ce témoignage est repris verbatim dans beaucoup de biographies, notamment celle, la plus vendue, d’ISAACSON (2011).

32. Daniel ICHBIAH, Les 4 Vies de Steve Jobs, op. cit.

33. Carmine GALLO, The Innovation Secrets of Steve Jobs, op. cit., chapitre VI.

34. On retrouve cette maxime dans de nombreux ouvrages dédiés à Steve Jobs, notamment ceux de BLUMENTHAL (2012), CRINGELY (1996), GALLO (2010), ISAACSON (2011) et KAHNEY (2012).

35. Charlie SORREL, « Briton invented iPod, DRM and On-Line Music in 1979 », Wired, 9 septembre 2008 ; Paul FREIBERGER et Michael SWAINE, Fire in the Valley, op. cit., chapitre X.

36. Ibid., p. 173. Pour une revue de la littérature scientifique sur la question de l’innovation, cf. Jan FAGERBERG, David C. MOWERY et Richard R. NELSON, The Oxford Handbook of Innovation, Oxford University Press, Oxford, 2005. Sur le mythe de l’inventeur solitaire, cf. Mark A. LEMLEY, « The myth of the sole inventor », Michigan Law Review, vol. 110, no 5, 2012.

37. J. C. R. LICKLIDER, « Man-computer symbiosis », IRE Transactions on Human Factors in Electronics, vol. HFE-1, no 1, mars 1960 ; Vannevar BUSH, « As we may think », The Atlantic Monthly, juillet 1945 ; Thierry BARDINI, Bootstrapping. Douglas Engelbart, Coevolution, and the Origins of Personal Computing, Stanford University Press, Stanford, 2000.

38. Ross DOUTHAT, « Up from ugliness », The New York Times, 9 octobre 2011.

39. Lev GROSSMAN, « The real genius of Steve Jobs », loc. cit.

40. Jim ALEY, « The beginning », Bloomberg Businessweek, Steve Jobs : 1955-2011, 10-16 octobre 2011.

41. Peter SANDER, Que ferait Steve Jobs à ma place ?, op. cit., p. 52.

42. Nous soulignons. Amanda ZILLER, Steve Jobs. American Genius, HarperCollins, New York, 2012, chapitre XXI.

43. T. S., « Steve Jobs », The Economist, 6 octobre 2011.

44. Susan KALLA, « 10 leadership tips from Steve Jobs », Forbes, 2 avril 2012.

45. AnnaLee SAXENIAN, Regional Advantage, op. cit., p. 34. Cf. aussi Martin KENNEY, Understanding Silicon Valley. The Anatomy of an Entrepreneurial Region, Stanford University Press, Stanford, 2000.

46. UNITED STATES DISTRICT COURT, NORTHERN DISTRICT OF CALIFORNIA, SAN JOSE DIVISION, Videotaped Deposition of Steven P. Jobs, 18 mars 2008 ; U.S. SECURITIES AND EXCHANGE COMMISSION, SEC Charges Former Apple General Counsel for Illegal Stock Option Backdating, Washington, DC, 24 avril 2007.

47. Michael LIDTKE, « Apple, Google, other tech firms to pay $415M in wage case », The Seattle Times, 15 janvier 2015.

48. Parmi les très rares exceptions, on relève l’ouvrage de Michael MORITZ, The Little Kingdom, op. cit., seul à avoir détaillé le montage financier d’Apple et la mise en place de la production, en décrivant notamment les débauchages de cadres des usines Hewlett-Packard.

49. ALL THINGS DIGITAL, Apple CEO Steve Jobs at D8. The Full, Uncut Interview, 2010, http://allthingsd.com.

50. MIT Video Productions, Steve Jobs President & CEO, NeXT Computer Corp and Apple. MIT Sloan Distinguished Speaker Series, https://youtu.be/Gk-9Fd2mEnI ; ALL THINGS DIGITAL, Apple CEO Steve Jobs at D8, loc. cit.

51. Daniel MORROW, Oral History Interview with Steve Jobs, The Computerworld Smithsonian Awards Program, 20 avril 1995.

52. Milton FRIEDMAN, Capitalism and Freedom, The University of Chicago Press, Chicago, 1962. On retrouve ce même argumentaire pour la privatisation totale du système éducatif américain dans le premier numéro de la revue cyberlibertarienne Wired, paru à la même époque. Pour une généalogie, cf. Sébastien CARÉ, Les Libertariens aux États-Unis. Sociologie d’un mouvement asocial, PUR, Rennes, 2010.

53. Mariana MAZZUCATO, The Entrepreneurial State. Debunking Public vs. Private Sector Myths, Anthem Press, Londres, 2014 (trad. fr. L’État entrepreneur. Pour en finir avec l’opposition public-privé, Fayard, Paris, 2020).

54. James CLAYTON, « Defense spending : key to California’s growth », Western Political Quarterly, vol. 15, no 2, 1962, p. 281 ; David Naguib PELLOW et Lisa Sun-Hee PARK, The Silicon Valley of Dreams. Environmental Injustice, Immigrant Workers, and the High-Tech Global Economy, New York University Press, New York, 2002, p. 61.

55. Martin KENNEY, Understanding Silicon Valley, op. cit., p. 212. Sur l’histoire militaire de la Silicon Valley, cf. aussi AnnaLee SAXENIAN, Regional Advantage, op. cit., et Claude ROSENTAL, « Les conditions sociales des échanges dans la Silicon Valley », Zilsel, no 1, 2017.

56. Neil FLIGSTEIN, « Markets as politics : a political-cultural approach to market institutions », American Sociological Review, vol. 61, no 4, 1996.

2. Anatomie du mythe (II) – L’entrepreneur héroïque

Dans le chapitre précédent, nous avons analysé comment un certain nombre de mythèmes coagulent autour de la notion de création comme acte isolé, inspiré et fulgurant. Poursuivons ici l’anatomie du mythe en exposant comment d’autres composantes se fédèrent à travers la construction d’un récit héroïque.

L’entrepreneur contre le capitaliste

« Je souhaite [à Bill Gates] le meilleur, vraiment. Je pense simplement que lui et Microsoft sont un peu limités. Il serait un mec plus ouvert s’il avait déjà pris de l’acide ou s’il était allé dans un ashram quand il était plus jeune. »

Citation attribuée à Steve JOBS1.

Les dizaines de biographies et de documentaires consacrés à Steve Jobs répètent sans cesse le même roman. Les mêmes événements s’y succèdent dans le même ordre, et chaque personnage apparaît toujours pour tenir le même rôle. Vers le milieu de son récit, le narrateur nous donne généralement à lire ou à entendre un portrait croisé opposant Steve Jobs et Bill Gates :

Steve Jobs considère l’ordinateur personnel comme son outil pour changer le monde […]. Bill Gates considère l’ordinateur personnel comme un outil pour mettre dans sa poche chaque dollar, deutsche mark et kopeck égaré dans le monde. Gates ne se soucie pas vraiment de la façon dont les gens interagissent avec leurs ordinateurs, pourvu qu’ils paient. Jobs s’en soucie. Il veut dire au monde comment faire de l’informatique, il veut définir un style d’ordinateur. Bill Gates n’a pas de style ; Steve Jobs n’a que du style […]. Imaginez Bill Gates comme l’émir du Koweït et Steve Jobs comme Saddam Hussein. Comme l’émir, Gates veut diriger son monde d’une main de fer, en rendant justice comme il l’entend et en captant les flux d’argent. Jobs veut contrôler le monde. Il se fiche de conserver un avantage stratégique ; il veut attaquer, faire mourir les infidèles […]. Jobs se moque de savoir si une douzaine ou une centaine d’entreprises s’opposent à lui. Il ne se soucie pas de ses chances de succès. Comme Saddam, il ne se préoccupe même pas du montant de ses pertes. […] Selon les normes habituelles des P-DG de la Silicon Valley, où la satisfaction au travail est mesurée en dollars, et où prendre une retraite dorée à quarante ans est une fin en soi, Steve Jobs est un fou2.

Dans les récits qui narrent l’histoire de Steve Jobs, l’antagoniste Bill Gates n’apparaît pas comme une incarnation concurrente du mythe. Il n’est pas défini comme un entrepreneur, mais comme un homme d’affaires. Certes, on célèbre aussi chez lui l’être extraordinairement intelligent, doté d’une capacité surhumaine à lire les marchés. Mais, contrairement à l’entrepreneur, l’homme d’affaires consacre ce pouvoir à la conquête. Il n’est pas un intuitif dévoré par une passion créatrice, mais un esprit rationnel à la recherche du profit :

Avec son obsession de la perfection, [Jobs] était un capitaine très exigeant qui usait de son charisme et de son tempérament colérique pour mener ses troupes. Gates, quant à lui, était plus méthodique. Il ne s’éparpillait jamais, les réunions avec lui étaient des modèles d’efficacité ; il n’avait pas son pareil pour aller directement au cœur du problème […]. Jobs était un perfectionniste qui voulait avoir la maîtrise de son œuvre, avec le tempérament entier de l’artiste qui ne souffre aucune concession dans son art. Gates, pour sa part, était un analyste avisé, ayant les pieds sur terre, tant en affaires qu’en technologie3.

L’homme d’affaires Bill Gates est souvent décrit comme un monopoliste menaçant d’étouffer l’activité de toute une industrie, comme un opportuniste cherchant à sécuriser une rente. L’entrepreneur Steve Jobs, quant à lui, n’a que faire de l’argent : il est simplement animé par le désir de créer de beaux objets. Cette opposition entre l’entrepreneur et le capitaliste recouvre celle du bien et du mal. Chez les fans d’Apple comme chez certains journalistes, Bill Gates est parfois comparé au Borg de Star Trek, cette entité maléfique cherchant à conquérir l’univers en absorbant les connaissances de toutes les espèces évoluées qu’elle rencontre, ou encore à Dark Vador, le Maître Jedi succombant au côté obscur de la Force dans la saga Star Wars4.

Cet imaginaire manichéen a été très largement cultivé par Jobs lui-même. Dans une lettre testamentaire, placée à la toute fin de sa biographie, ce dernier déclare :

Bill aime se définir comme un homme de produits, mais c’est faux. Bill est un homme d’affaires. Gagner des parts de marché était plus important pour lui que réaliser des chefs-d’œuvre. Au final, il est devenu l’homme le plus riche du monde, et si tel était son objectif, il l’a atteint. Personnellement, cela n’a jamais été mon but, et je me demande si c’était vraiment le sien […]. L’humanité et l’art ne sont pas inscrits dans les gènes de Microsoft5.

Dans une interview de 1995, conduite alors qu’Apple était au plus bas, Steve Jobs déplore l’hégémonie de Microsoft en ces termes :

Le seul problème avec Microsoft, c’est qu’ils n’ont tout simplement aucun goût. Je ne dis pas cela à la légère : ils n’ont pas d’idées originales et ils n’apportent pas véritablement de culture à leurs produits […]. Je suppose que je suis attristé… pas par le succès de Microsoft, je n’ai aucun problème avec leur succès. Ils l’ont en grande partie mérité. J’ai un problème avec le fait qu’ils ne font que des produits de troisième ordre. Leurs produits n’ont pas d’esprit à eux. Ils n’ont pas d’esprit de lumière [spirit of enlightenment]. Ils sont très convenus. Et le plus triste, c’est que la plupart des clients n’ont pas non plus cet esprit. Mais pour faire progresser notre espèce, il faut prendre le meilleur et le diffuser à tout le monde, pour que chacun grandisse avec les meilleurs produits et commence à saisir leur subtilité. Mais Microsoft est juste… McDonald’s. C’est cela qui m’attriste. Non pas que Microsoft ait gagné, mais que les produits de Microsoft ne fassent pas preuve de plus de perspicacité et de créativité6.

Le champ lexical mobilisé peut surprendre : Steve Jobs parle comme un humaniste dont le cadre de référence n’est pas l’économie, mais les arts et la culture. Plus loin dans l’entretien, il explique qu’Apple a bâti son succès en faisant travailler des informaticiens qui étaient aussi « des musiciens, des poètes, des artistes, des zoologues et des historiens ». Lui comme ses commentateurs-thuriféraires décrivent ainsi l’innovation technologique comme l’accomplissement d’artistes œuvrant pour le progrès humain. Ces descriptions lyriques émancipent l’entrepreneur des références, triviales et vulgaires, qui sont habituellement celles du commerce.

Dans cette dramaturgie, Apple et Microsoft ne sont pas deux entreprises en concurrence, se disputant plus ou moins âprement des parts de marché dans le secteur informatique, mais deux entités métaphysiques, l’une innovatrice et créatrice, l’autre corruptrice et destructrice. Face à la faillite spirituelle de l’homme d’affaires, l’entrepreneur mène une quête sacrificielle pour faire triompher le Beau. Si Steve Jobs a tenu les rênes d’Apple jusqu’à la toute fin, alors qu’il était rongé par le cancer, c’était pour défendre cet idéal. La noblesse de l’entrepreneur-artiste rappelle ainsi une martyrologie religieuse et patriotique. Aux apparitions divines et aux gloires nationales d’antan succède une autre forme de transcendance : le progrès par l’innovation, que seul l’entrepreneur inspiré et désintéressé est en mesure de faire advenir.

Tout au long de sa carrière, Steve Jobs a construit l’image de marque d’Apple en se choisissant et en dénonçant des ennemis. Avant de s’en prendre à Bill Gates et à Microsoft dans les années 1990 et 2000, il avait pris pour cible le géant de l’informatique IBM. L’un de ses plus grands coups d’éclat en la matière est la présentation du Macintosh, le 30 janvier 1984. Seul en scène, dans la pénombre d’un amphithéâtre, il entame son discours de la façon suivante :

Nous sommes en 1958. IBM laisse passer l’occasion d’acheter une jeune entreprise qui vient d’inventer une nouvelle technologie appelée xérographie. Deux ans plus tard, Xerox était né et IBM n’a depuis pas cessé de s’en vouloir. Nous voici dix ans plus tard, à la fin des années 1960. Digital Equipment Corporation (DEC) et d’autres inventent le mini-ordinateur. IBM rejette le mini-ordinateur comme étant trop petit pour permettre de faire de l’informatique sérieuse et donc sans importance pour leur entreprise. DEC grandit pour devenir une société de plusieurs centaines de millions de dollars avant qu’IBM n’entre enfin sur le marché des mini-ordinateurs… Nous sommes maintenant dix ans plus tard, à la fin des années 1970. En 1977, Apple, une toute nouvelle entreprise de la côte ouest, invente l’Apple II, le premier ordinateur personnel tel que nous le connaissons aujourd’hui. IBM rejette l’ordinateur personnel comme étant trop petit pour permettre de faire de l’informatique sérieuse et donc sans importance pour leur entreprise. Début des années 1980, 1981. Apple II est devenu l’ordinateur le plus populaire au monde, et Apple est devenue une entreprise de 300 millions de dollars, la société à la croissance la plus rapide de l’histoire américaine. IBM entre alors sur le marché des ordinateurs personnels avec l’IBM PC. […] Nous sommes maintenant en 1984. Il semble qu’IBM veuille tout rafler. Apple est perçue comme la seule entreprise capable de s’opposer à IBM. Les distributeurs, qui au début accueillaient IBM à bras ouverts, craignent désormais un avenir dominé et contrôlé par lui. Ils se tournent de plus en plus vers Apple comme la seule force à même d’assurer leur liberté future. IBM veut tout rafler et pointe maintenant ses canons sur le dernier obstacle qui le sépare du contrôle total de l’industrie : Apple. Big Blue [IBM] dominera-t-il l’ensemble de l’industrie informatique ? toute l’ère de l’information ? George Orwell avait-il raison ?7

S’ensuit, sous les applaudissements de l’assistance, la projection d’un court film publicitaire intitulé 1984, réalisé par Ridley Scott. Ce film plonge le spectateur dans un univers industriel et dystopique, où une foule aliénée et léthargique est comme abrutie devant le discours agressif que lui assène un big brother à travers un écran géant. Soudain débarque une jeune femme athlétique pourchassée par des soldats. Vêtue d’un short rouge et d’un tee-shirt blanc à l’effigie de Macintosh, l’héroïne rassemble ses forces et détruit l’écran géant d’un coup de masse. Une voix off commente alors : « Le 24 janvier 1984, Apple Computer présentera son Macintosh. Et vous verrez pourquoi 1984 ne sera pas comme 1984. »

IBM est dénoncée comme une gigantesque bureaucratie, moquée pour son manque de vision et son incapacité à créer, redoutée pour sa volonté d’écraser toute concurrence. Les grandes entreprises établies menacent le marché, et l’entrepreneur est ce héros anticonformiste qui s’oppose à leur inertie et à leur conservatisme8. L’entrepreneur doit lutter contre l’organization man, l’homme au complet gris, l’homme d’argent, jusque dans les rangs de sa propre entreprise, où celui-ci menace de saper son travail créateur. Le film de Danny Boyle met en scène cette opposition en scénographiant le licenciement de Steve Jobs à Apple : celui-ci survient brutalement, lors d’une réunion pendant laquelle le comité d’administration d’Apple, un groupe indistinct de financiers encravatés, assiste à l’exécution symbolique de Steve Jobs. L’attaque est menée par l’ennemi de l’intérieur, John Sculley, l’homme d’affaires prototypique, ancien P-DG de Pepsi, qui finit par déposséder Steve Jobs de sa propre création. Boyle filme la scène tel un thriller : les visages sont plongés dans la pénombre ; tandis que Sculley et Jobs s’opposent virilement, des bourrasques de pluie s’abattent contre les immenses baies vitrées qui composent l’arrière-plan nocturne. Lorsque le véritable Steve Jobs évoque l’épisode en interview, son récit n’en est pas moins dramatique :

John Sculley a ruiné Apple, et il l’a ruinée en amenant un ensemble de valeurs au sommet de l’entreprise qui étaient corrompues. Les hauts responsables corrompus ont chassé ceux qui ne l’étaient pas et en ont fait entrer d’autres corrompus. Ils se sont payés, littéralement, collectivement, des dizaines de millions de dollars, en se souciant davantage de leur propre gloire et richesse que de ce qui a fait Apple à l’origine, dont la mission était de fabriquer d’excellents ordinateurs pour les gens. Ils n’en avaient plus rien à faire9.

La lutte de l’entrepreneur rebelle contre l’establishment est un schème qui s’impose bien au-delà du mythe personnel de Steve Jobs. Il parcourt depuis longtemps les portraits réalisés par la presse économique. Richard Branson, le fondateur de Virgin, nous a ainsi longtemps été présenté comme un adversaire des monopoles, luttant contre Durex lorsqu’il lance sa marque de préservatifs, contre British Airways lorsqu’il crée Virgin Atlantic Airways, contre Coca-Cola et Pepsi avec Virgin Cola10. Le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, quand il apparaît sur la scène médiatique à la fin des années 2000, a déjà tout de l’icône désuète. « Lorsque Mark Zuckerberg s’inscrit à Harvard en 2002, commente Thomas Streeter, l’entrepreneur high-tech héroïque et rebelle est déjà une formule éprouvée depuis plusieurs décennies. Quand Zuckerberg s’habille avec désinvolture, affiche l’arrogance d’une rock star, ou prétend qu’il a créé Facebook simplement parce qu’il aimait construire des trucs et non pour gagner de l’argent, […] il suit un scénario bien établi. Dans l’industrie informatique du XXIe siècle, le dirigeant rebelle et byronien est devenu son propre cliché11. »

Cliché dont la généalogie nous ramène, là aussi, à d’anciennes théorisations économiques. Chez Schumpeter, l’entrepreneur typique n’agit pas comme un être de calcul cherchant à maximiser ses gains. Il « ne se demande pas si chaque effort, auquel il se soumet, lui promet un “excédent de jouissance” suffisant. Il se préoccupe peu des fruits hédonistiques de ses actes. Il crée sans répit, car il ne peut rien faire d’autre12 ». Cette conception romantique de l’entrepreneur désintéressé et possédé par son désir s’éloigne considérablement de l’Homo economicus décrit par les utilitaristes et les néoclassiques. Radicalement différent de l’agent économique rationnel-routinier (l’homme d’affaires), l’entrepreneur est doté de qualités exceptionnelles qui le rendent capable de triompher des résistances gestionnaires, de renverser l’ordre établi et de révolutionner les structures mêmes d’un marché. C’est d’ailleurs là sa fonction. L’entrepreneur schumpétérien agit en effet telle une force revitalisante : sans lui, c’est l’inertie, la mort du capitalisme.

On touche là à la théorie de la justice par le marché véhiculée par cet imaginaire entrepreneurial. Certes, le marché est sans cesse phagocyté par des spéculateurs et des accapareurs à la médiocrité satisfaite. Mais, face à eux, s’élèvent des disrupteurs obstinés, des aventuriers talentueux et visionnaires, qui le restaurent dans sa pleine vitalité. Les entrepreneurs sont en quelque sorte les justiciers qui assurent à l’ordre capitaliste sa vertu et sa légitimité. Célébrer l’entrepreneur et fustiger l’homme d’affaires permettent de dichotomiser la classe capitaliste. Dans la perspective socialiste, l’entrepreneur et l’homme d’affaires ne font qu’un dans la mesure où ils possèdent les moyens de production et exploitent le travail du prolétariat. L’imaginaire entrepreneurial contourne cette équivalence économique pour instaurer entre les deux parties une différence de nature morale. En célébrant la supériorité des entrepreneurs audacieux sur les esprits comptables, en confondant l’essence et la fonction, on oublie bien vite que les investisseurs sont indispensables aux « investis » et que tous participent à un même régime d’accumulation.

Cette dichotomie morale est aussi présente dans les films entrepreneuriaux produits par Hollywood ces dernières décennies. Des films comme Le Secret de mon succès (1987), Working Girl (1988) ou À la recherche du bonheur (2006) racontent tous à peu près la même histoire : le personnage principal, issu des classes populaires, réussit à braver les obstacles et à s’élever socialement grâce à un surcroît de travail et d’audace. Ses antagonistes, des hommes d’affaires corrompus ou des héritiers oisifs, sont punis et renversés. Ces films reposent sur une personnification totale qui les rend politiquement ineptes, comme l’analyse l’historienne du cinéma Julie Levinson : « Dans la plupart des cas, on blâme les mauvais patrons, et non un système intrinsèquement corrompu ou mal conçu. Les problèmes émanant du système sont limités à un individu sans scrupules et malfaisant et à ses sbires. Si les affidés des mauvais managers peuvent être extirpés du pouvoir, alors le jeune valeureux pourra y demeurer […]. Les dynamiques structurelles qui peuvent conduire à l’inégalité ou à l’immoralité se déplacent, dans la cosmologie des films, sur la figure du méchant patron13. » Même dans les films apparemment plus critiques, comme Erin Brockovich (2000), la personnification permet la dépolitisation : « Le vieil ethos américain déclarait que si vous travailliez dur, vous pourriez devenir millionnaire ; le nouveau dit que si vous battez le pavé et scrutez les archives assez longtemps, vous pourrez coincer un millionnaire14. »

La personnification et l’interprétation morale des phénomènes de marché permettent aux entreprises qui, comme Apple, les intègrent dans leur stratégie de communication de s’affranchir de l’imaginaire capitaliste et de s’exempter des critiques portées contre l’économie qu’ils alimentent. Apple n’est pas Goldman Sachs, Apple n’est pas IBM ou Microsoft, Apple est David plutôt que Goliath. Cette théâtralisation morale semble efficace, même si ses contradictions sautent aux yeux dès que l’on se penche d’un peu plus près sur l’entreprise, son histoire et ses produits. Pourquoi considérer IBM comme une menace pour le marché de l’ordinateur personnel, alors que, contrairement à Apple qui se réservait un contrôle total sur ses machines, IBM a conçu les siennes selon une architecture ouverte et non protégée qui a permis à tous ses concurrents de l’imiter ? Si l’opposition à Microsoft relève du dégoût, du désaccord philosophique profond, alors pourquoi Steve Jobs décide-t-il finalement de s’allier avec cette firme lorsqu’il revient à la tête d’Apple en 1997 ? Si Apple promeut la rébellion, comment comprendre qu’il retire les images du Dalaï-Lama de sa campagne Think Different pour éviter de froisser les autorités chinoises15 ?

L’entrepreneur-métonymie ou l’économie anthropomorphisée

« [Steve Jobs] a non seulement fabriqué des produits révolutionnaires, il a aussi construit une entreprise durable, pétrie de son ADN, pleine de designers créatifs et d’ingénieurs intrépides qui continueront de porter sa vision. »

Walter ISAACSON16.

Dans le storytelling de Steve Jobs, IBM est ce monstre balourd et agressif, dominant un marché qu’il ne comprend pas et qu’il handicape de sa pesanteur. Bureaucratique et conservateur, découvrant avec des années de retard qu’il a manqué le tournant de l’ordinateur personnel, IBM n’entre sur le marché qu’en 1981. IBM est ainsi une personnalité opportuniste qu’il ne faut pas laisser triompher. Cette théâtralisation morale, très efficace pour disqualifier un concurrent, ne permet cependant pas de comprendre les dynamiques de marché qui sous-tendent l’avance des uns et le retard des autres.

Déconstruire cette rhétorique nécessite tout d’abord de comprendre en quoi la structure des entreprises conditionne leur comportement économique. Les très grandes entreprises jouissent de capacités d’investissement très élevées, mais leur capital est généralement détenu par un ensemble d’investisseurs qui surveillent et contrôlent les dépenses prévues par les dirigeants à travers notamment un conseil d’administration. Si les start-ups peuvent entreprendre très vite, investir, expérimenter et pivoter sur des marchés nouveaux, c’est parce qu’elles fonctionnent généralement avec des moyens beaucoup plus modestes, tant sur le plan du personnel que sur celui des ressources financières. Avant de lancer un projet, les grandes entreprises le soumettent à des études multiples et prolongées. Elles emploient souvent à cette fin une équipe permanente d’analystes chargés d’évaluer les risques, de calculer les coûts et de dépister les éventuelles erreurs de raisonnement des porteurs de projet. Il faut également noter que, en multipliant les investissements, les grandes entreprises, même quand elles sont solides, courent le risque d’affaiblir leurs équipes en dispersant leurs meilleurs ingénieurs. Elles se concentrent donc sur quelques investissements, qui nécessitent généralement de mobiliser beaucoup de capitaux, mais dont les risques sont connus et ont fait l’objet d’un calcul. « Cette approche apparemment très réglementée, explique Amar Bhidé, ne reflète pas l’incompétence ou les tendances bureaucratiques des dirigeants d’entreprise, comme le prétendent parfois leurs détracteurs. Il s’agit plutôt d’une conséquence nécessaire des ressources qu’ils contrôlent et des contraintes auxquelles ils sont confrontés17. »

Lorsqu’une industrie prend forme, le niveau d’incertitude est très élevé : la demande est imprévisible, le cadre réglementaire indéterminé et les standards technologiques indéfinis. On comprend dès lors en quoi les grandes entreprises n’ont pas intérêt à investir très tôt dans des secteurs émergents. Au moment où les premiers ordinateurs personnels voient le jour dans les années 1970, il est tout à fait rationnel pour les grandes entreprises informatiques d’attendre et d’observer l’évolution du marché. Loin d’ignorer le phénomène, ces entreprises évaluent des projets d’ordinateurs personnels en interne et renoncent ou retardent leur lancement pour des raisons principalement organisationnelles. Chez le fabricant de microprocesseurs Intel, par exemple, il a été stratégiquement décidé de ne pas s’insérer sur le marché des PC pour éviter que l’entreprise entre en concurrence avec ses propres clients. DEC, la grande entreprise spécialisée dans les mini-ordinateurs, a quant à elle renoncé au marché car elle n’était pas structurée pour l’atteindre, son réseau de distribution ainsi que ses capacités productives étant depuis trop longtemps calibrés pour répondre aux besoins du monde professionnel18. Chaque entreprise est ainsi prisonnière de sa forme institutionnelle, qui conditionne sa mobilité et son rapport au marché.

Il existe en réalité une complémentarité des rôles joués par les petites et grandes entreprises dans le développement d’un marché. Des start-ups se montent rapidement pour occuper ce qui n’est encore qu’une niche. Elles y expérimentent et font peu à peu émerger des standards. Lorsque la demande atteint un niveau suffisamment élevé, il devient possible, pour l’exploiter, de mettre en place un vaste système de production et de distribution que seules les très grandes entreprises sont capables de déployer. Alors même qu’Apple a vendu beaucoup moins d’ordinateurs à la fin des années 1970 que d’assistants personnels Newton au début des années 1990, l’Apple II a été célébré comme un grand succès et le Newton dénoncé comme un échec retentissant19. Mais la grande entreprise Apple du début des années 1990 n’était plus la petite start-up prometteuse de la fin des années 1970.

La stratégie attentiste d’IBM n’avait donc rien d’extraordinaire ni d’imbécile. D’autres grandes entreprises du secteur, comme Hewlett-Packard, avaient la même. Elle s’est d’ailleurs révélée payante puisque, une fois lancée sur le marché de l’ordinateur personnel, IBM a réussi à dominer la concurrence en quelques années.

Tout ce que nous venons d’expliquer peut difficilement être compris à partir des biographies ou biopics consacrés à Steve Jobs, qui ne font bien souvent que rapporter le storytelling mis au point par Apple. Les récits qui animent le mythe de l’entrepreneur mettent le marché en intrigue et en récit. Cette dramatisation peut paraître anodine, mais elle a des conséquences très concrètes sur la façon dont les lecteurs/spectateurs se représentent l’économie. Les entreprises sont décrites comme des protagonistes dotés d’une personnalité. IBM est un vieux monstre bureaucratique et froid, Apple une jeune libertaire audacieuse et rebelle. Les actions enclenchées par ces protagonistes sont ce qui donne vie à l’intrigue du marché. Les processus de changement semblent dès lors directement explicables par les accomplissements de l’entreprise-protagoniste que l’on désigne comme le personnage central. Pour décrire le marché, le commentateur-mythographe s’occupera finalement de faire le portrait de l’entreprise-protagoniste de son choix, et de décrire son caractère, sa personnalité. C’est cette identité qui expliquera les mouvements du marché, plutôt que les innombrables facteurs endogènes et exogènes mobilisés par la littérature socioéconomique20.

Cette dramaturgie du marché a sur les discours savants l’avantage de la lisibilité. Aux multiples acteurs économiques et institutionnels en interaction, elle substitue l’entreprise. Mais cette entreprise, seule, abordée avec toute la minutie dont les sciences sociales sont capables, reste encore trop complexe : on la sait toujours dirigée collectivement, avançant par la conjonction de multiples microdécisions prises par les innombrables acteurs qui la composent. Cette foule doit elle aussi être évacuée, et la liste des protagonistes être suffisamment courte pour que ceux-ci tiennent ensemble dans le même roman. Le plus simple pour le narrateur sera de choisir un mandataire, une incarnation : l’Entrepreneur. On fera de lui l’auteur des innombrables actions collectives, le facteur déterminant dans la vie du groupe, l’omnipotent qui donne sa consistance au récit. Le leader est finalement cette métonymie bien commode :

L’importance accordée au leadership est une réponse à la difficulté de comprendre la structure causale des systèmes organisés complexes. Imaginez un instant le problème auquel est confronté un observateur qui doit comprendre un tel système : il y a de nombreuses forces causales à considérer et elles se manifestent en même temps dans des réseaux très complexes qui se chevauchent, avec de multiples points d’entrée et de sortie, de nombreuses boucles de rétroaction, et tout cela dans un état dynamique de flux. La compréhension totale du système dépassera évidemment le pouvoir de l’observateur21.

L’entrepreneur permet d’ordonner une réalité chaotique en un récit linéaire facilement racontable et intuitivement compréhensible. Il est le fameux héros des quêtes, lancé dans l’aventure et résolvant les problèmes qu’il rencontre sur son chemin. C’est ainsi que les récits consacrés à Steve Jobs racontent par exemple l’émergence d’iTunes :

Dans l’industrie musicale, Steve Jobs allait enfin avoir son heure. Il a accompli quelque chose de véritablement extraordinaire en s’attaquant à l’une des industries les plus enracinées et inflexibles des États-Unis, et en la remodelant, en la pliant à sa volonté. Il est arrivé à un moment où cette industrie était au plus mal. Pesaient sur elle la baisse des revenus, la réduction des effectifs et la menace d’extinction portée par une force apparemment imparable appelée le téléchargement. Steve Jobs faisait figure d’outsider, il n’était même pas amateur des musiques actuelles. Steve a fait quelque chose de presque impensable : il a changé le visage d’une autre industrie22.

 

Les fans se tournent vers des sites de partage de fichiers illégaux comme Napster, où ils peuvent télécharger des chansons gratuitement. Et cela pose problème, non seulement pour l’industrie de la musique mais aussi pour l’artiste, qui veut être diffusé tout en protégeant son mode de vie […]. Ce dont l’industrie de la musique a besoin, c’est d’une touche de génie […]. Steve Jobs n’a pas seulement trouvé un moyen de niveler le terrain, il a établi les règles d’un tout nouveau jeu […]. Il a mis d’accord une demi-douzaine d’entreprises. Du jamais-vu auparavant dans l’histoire du monde, et il l’a fait ! […] Je crois vraiment qu’une nouvelle génération qui a grandi à l’ère de la playlist, du shuffle a des goûts musicaux plus vastes grâce à lui23.

On a là de bons exemples de mise en récit du marché. Là où les économistes et les sociologues décriraient l’émergence d’un nouveau système sociotechnique à la suite de la massification de nouvelles technologies de digitalisation et d’échange (le MP3, le peer-to-peer), les propagateurs du mythe de l’entrepreneur parlent d’une quête héroïque et d’un exploit surhumain. Il ne s’agit pas d’Apple saisissant une opportunité de marché, mais de Steve Jobs résolvant un inextricable problème comme il en est seul capable. Il ne s’agit pas pour l’entreprise de s’introduire dans un nouveau système de distribution afin de nourrir ses intérêts propres, mais pour l’entrepreneur de sauver la musique des ravages du piratage et d’inventer un monde meilleur pour tous les mélomanes. On remarquera au passage que les apologistes de Steve Jobs se choisissent dans ce récit un antagoniste pour le moins insaisissable : le « piratage ». Ils épousent ainsi les éléments de propagande que l’industrie musicale s’est efforcée de diffuser à travers ses lobbys tout au long des années 2000 pour disqualifier les nouvelles pratiques de consommation qui érodaient ses profits et pour maintenir son système propriétaire24.

Dans cet imaginaire, l’entrepreneur dirige son affaire comme un pilote son bolide. Les mouvements de son entreprise sur le marché ne sont que la matérialisation de sa volonté. L’entrepreneur décide de la trajectoire, mais également de l’identité de son entreprise :

Il y a la vision de celui qui cherche à construire un monde à son image, ou du moins conforme à la projection qu’il s’en fait. Steve Jobs compte peut-être parmi les partisans d’une forme d’antimanagement. Les entreprises multinationales américaines sont construites autour de business units, multipliant les strates managériales. L’excellence y est une valeur indéniable, mais à l’aune d’une seule unité de mesure : la capacité à dégager du profit et à aligner des chiffres positifs au moment du bilan. À coups d’objectifs trimestriels, annuels, et de désignation de l’employé du mois. Or Jobs a appliqué à son entreprise la même culture du « dépouillement » et de la simplification qu’à ses lignes de produits. […] Tous les experts et observateurs s’accordent sur ce désir du créateur de garder intact l’esprit agile de la start-up, où chacun fait non pas ce que son rang hiérarchique exige mais ce que requiert la mission plus vaste à laquelle œuvrent l’entreprise et ses dirigeants. Pas de tâches mécaniquement exercées, pas de schémas préétablis ni de progression hiérarchique automatique. […] Il y a dans la culture managériale d’Apple une forme de démesure liée à la personnalité de celui que ses collaborateurs, des plus proches aux plus éloignés, ne désignaient que par son prénom25.

L’entrepreneur est l’auteur de son entreprise sous ses moindres aspects. Même la forme de l’organisation doit être comprise comme la traduction de son identité individuelle. Pour bien comprendre en quoi ces idées relèvent d’une forme de pensée magique, il faut revenir à une compréhension socioéconomique de la Silicon Valley.

De la même façon qu’Apple a bénéficié d’un écosystème productif et s’est inscrit dans une chaîne d’innovation, l’entreprise a en grande partie hérité de sa culture organisationnelle. La Silicon Valley s’est construite en opposition aux grandes féodalités industrielles de la côte est et a très tôt développé une culture managériale propre26. Certaines caractéristiques célébrées dans les portraits de l’entreprise Apple, comme l’absence de code vestimentaire, de places de parking et de restaurants réservés aux seuls cadres, étaient déjà en place au milieu du XXe siècle chez Hewlett-Packard. HP a très tôt mis en œuvre un mode de fonctionnement favorisant un haut niveau d’autonomie chez ses employés, de faibles barrières hiérarchiques, un intéressement aux résultats, de petites unités de travail indépendantes et une structure globale décentralisée et horizontalisée. Ce mode de fonctionnement, qui est resté connu dans la Silicon Valley sous le nom HP way, y est devenu très commun à partir des années 1960. On le retrouvait même dans des organisations gouvernementales comme la DARPA. Il se justifiait par les spécificités mêmes des industries électroniques : les bouleversements technologiques y étaient fréquents et passer à côté d’un nouveau cycle pouvait être fatal. Il fallait donc favoriser tout ce qui permettait à l’entreprise d’évoluer rapidement et d’éviter la résistance au changement. Les qualités organisationnelles que les apologistes d’Apple lui attribuent sont donc en réalité relativement banales dans la région. Le témoignage de Steve Wozniak est là encore révélateur :

Steve [Jobs] et moi, en fondant Apple, avions en tête ce modèle centré sur l’ingénieur. Nous voulions retrouver chez Apple la même ambiance fantastique qu’il y avait chez HP, où les ingénieurs étaient traités comme des employés importants27.

Comme toute entreprise, Apple n’est pas une création ex nihilo et elle a constitué ses premières équipes en puisant dans son environnement direct. En se penchant sur la liste des premiers cadres et ingénieurs d’Apple, on constate que nombre d’entre eux – Thomas Whitney, John Couch, Phil Roybal, Jerry Manock, Rich Whicker – ont été débauchés chez HP, où Steve Wozniak avait débuté. D’autres ont été recrutés via les contacts de Steve Jobs chez Atari ou les réseaux Intel de Mike Markkula. Apple a également beaucoup puisé chez National Semiconductor, en y débauchant son premier directeur général Michael Scott, qui a attiré à lui d’autres cadres de cette entreprise, parmi lesquels Gary Martin, Gene Carter et Phil Roybal. La culture Apple est, comme toutes les cultures d’entreprise, un syncrétisme, combinant les expertises accumulées par plusieurs entreprises parentes. L’intégration ne s’est d’ailleurs pas faite sans frictions, les cadres issus de l’industrie des semi-conducteurs, habitués à produire à grande échelle et à bas coût, entrant souvent en conflit avec les anciens ingénieurs de Hewlett-Packard28.

Mais le roman de Steve Jobs se soucie peu de ces considérations généalogiques. Pétition de principe, l’exceptionnalité de l’organisation Apple y est affirmée, ne serait-ce que parce qu’elle doit s’accorder à l’exceptionnalité de l’entrepreneur-créateur. Il est étonnant de constater que la quasi-totalité des livres et articles consacrés à Steve Jobs et à Apple ne se soucient jamais de décrire concrètement l’organisation du travail dans cette entreprise. L’idée, vague, d’une grande entreprise ayant mystérieusement réussi à conserver son âme de start-up est simplement répétée. Le personnage Apple est rebelle et artiste, et donc antibureaucratique et antimanagérial par essence. Ce que l’on désigne généralement sous le terme « bureaucratisation » – l’éloignement des fonctions industrielles et commerciales, la formation de départements, l’émergence d’un système de communication de plus en plus formel, la mise en place de dispositifs de contrôle – est pourtant la conséquence inéluctable du développement de l’entreprise. Dans le tout premier livre consacré à Apple, qui est demeuré le seul à avoir proposé une analyse stratégique et organisationnelle de l’entreprise, Michael Moritz décrit le désarroi des premiers employés d’Apple, de jeunes informaticiens, qui ont rapidement vu se multiplier à leurs côtés des commerciaux, des publicitaires, des agents administratifs et des contrôleurs de gestion :

La structure pyramidale se congestionnait, Apple est donc devenue plus conventionnelle et a formé des divisions […]. [Ces] divisions ont été formées pour toutes les raisons habituelles : pour que les affaires restent gérables, pour identifier les zones de pertes et de profits, et pour déléguer l’autorité. […] Une fois qu’Apple a commencé à tenir des assemblées d’actionnaires, les mêmes dirigeants se sont assis aux côtés des administrateurs de l’entreprise. Certes, les visages étaient plus jeunes, mais il n’y avait pas beaucoup de différence entre les premières réunions annuelles d’Apple et celles organisées par Chrysler ou Bank of America29.

En devenant elle aussi « bureaucratique », Apple n’a pas succombé à une forme de corruption dont auraient pu la sortir des entrepreneurs plus vertueux. Elle a suivi l’évolution normale de l’entreprise capitaliste en croissance – dans son cas, en hypercroissance : créée pendant l’été 1976, Apple Computer dépasse le seuil des mille employés à l’automne 1978 – où l’élargissement des effectifs va de pair avec l’augmentation de la division du travail et donc de la spécialisation professionnelle.

L’entrepreneur de génie, son mystère et sa geste

« Si le jeune Steve était un Mozart de la technologie, un enfant prodige plein d’une créativité et d’une énergie étonnantes, le Steve de la maturité était Beethoven luttant contre la surdité mais avançant néanmoins avec une passion sans faille pour composer et diriger ses plus grandes symphonies. »

Alan DEUTSCHMAN30.

Chez les commentateurs, le pouvoir créateur, visionnaire et inspirateur de l’entrepreneur relève du « génie ». Le terme est omniprésent dans la littérature consacrée à Steve Jobs : il parsème notamment l’ouvrage de Walter Isaacson, la « biographie du génie qui a changé le monde » :

Steve Jobs était-il plus intelligent que le commun des mortels ? Non, en tout cas pas notablement. Mais il était un génie. Son imagination était instinctive, imprévisible et, par moments, fulgurante. Jobs était un « génie magicien », pour reprendre les termes du mathématicien Mark Kac, un homme dont les visions venaient de nulle part et découlaient de l’intuition plutôt que d’un processus mental. Tel un pisteur, il absorbait les informations, humait le sens du vent et trouvait le chemin de l’avenir31.

La célébration du « génie » de l’entrepreneur est la clef interprétative qui assure aux descriptions apologétiques leur circularité. L’entreprise a prospéré grâce à l’entrepreneur et l’entrepreneur a assuré la prospérité de l’entreprise grâce à son génie. Le « génie » permet d’extraire l’entrepreneur de tout système causal. Phénomène spontané, il doit sa place prépondérante à un mystérieux pouvoir, à une force intérieure :

Steve Jobs nous connaissait, mais nous ne le connaissions pas. Nous étions le domaine d’expertise de Jobs. […] Parce qu’il était un génie, Jobs a pu apprendre beaucoup de choses sur les ordinateurs. Mais il a surtout tout appris sur les humains qui les utilisaient. C’est d’autant plus extraordinaire que l’esprit de Jobs fonctionnait très différemment de celui de la plupart des êtres humains. Il nous a compris jusqu’au niveau atomique, mais nous ne le comprendrons peut-être jamais32.

L’entrepreneur est supérieur car différent, et vice versa. On retrouve parfois cette tautologie dans la pensée schumpétérienne : si l’entrepreneur ne peut être confondu avec le gestionnaire, c’est parce qu’il est animé d’une volonté hors du commun qui le pousse à innover. L’entrepreneur s’explique ainsi non par sa position dans le jeu social mais par une supériorité d’être, une essence. La rhétorique du génie est une antisociologie qui recouvre le parcours de l’entrepreneur d’un voile mystique. L’action de l’entrepreneur est insondable ; elle ne peut être véritablement comprise, seulement admirée. En s’humiliant devant le génie, les commentateurs ne peuvent qu’énumérer ses qualités, multiplier les redondances et les synonymes :

Comme Steve Jobs, Elon Musk est doté d’une intelligence, d’une capacité de travail et d’une rapidité de décision et d’exécution hors du commun […]. Ce qui fait de ces deux-là une race à part […], c’est leur « mode de pensée multidimensionnel »33.

Le « génie » de l’entrepreneur est décrit tantôt comme une supériorité cognitive, tantôt comme un surcroît d’énergie et de volonté. Ce n’est pas le travail qui est célébré – l’homme du commun aussi peut être laborieux – mais la capacité inégalable, surhumaine. L’entrepreneur étant une éminence, il est vain pour le simple commentateur d’essayer de le comprendre. Ce dernier peut cependant tenter de remonter le fil de sa vie, à la recherche des signes annonciateurs de son destin. L’approche biographique est alors d’un grand secours : elle permet de plonger dans les arcanes du moi profond et de deviner le point d’éclosion de l’obsession créatrice. Chez Jobs, le trauma originel et fondateur serait celui de l’abandon :

Abandonné. Choisi. Ces deux notions devinrent intimement liées à la personnalité de Jobs et à la façon dont il considérait sa place dans le monde. Ses amis les plus proches pensent qu’avoir appris, si jeune, qu’il avait été abandonné à la naissance avait laissé des cicatrices indélébiles. « Son besoin d’avoir la maîtrise totale dans tout ce qu’il entreprend vient de cette blessure, analyse Del Yocam, un ancien collègue d’Apple […]. » Greg Calhoun, qui deviendra un ami de Jobs juste après sa sortie du Reed College, y voit un autre effet : « Steve m’a souvent parlé de cette souffrance de l’abandon. C’est ça qui le rendait si indépendant. Il suivait un autre rythme que nous, parce qu’il venait d’un monde différent du nôtre. […] La clé du mystère, c’est le fait d’avoir été abandonné à la naissance. Cette déchirure a laissé une marque indélébile, c’est là tout le problème »34.

À ce conte psychanalytique s’ajoutent souvent des considérations sur l’extraordinaire précocité de l’entrepreneur. L’un des épisodes rapportés par Walter Isaacson à propos des jeunes années de Steve Jobs n’est pas sans rappeler « Jésus parmi les docteurs », la fameuse scène de l’Évangile selon saint Luc où Jésus, encore enfant, interroge avec une extraordinaire sagacité les théologiens du temple de Jérusalem. À treize ans, Jobs aurait découvert dans le magazine Life des photos d’enfants du Biafra mourant de faim. Emportant le magazine à l’église le dimanche, il aurait ainsi apostrophé le pasteur :

– Si je lève mon doigt, Dieu sait avant moi quel doigt je vais lever ?

– Oui, Dieu sait tout.

Le jeune Steve lui montra la couverture de Life :

– Dieu est donc au courant pour ça et pour ce qui arrive à ces enfants ?

– Steve, je sais que c’est difficile à comprendre, mais oui, il sait.

Le garçon déclara alors qu’il ne voulait plus rien savoir d’un tel Dieu, et il ne remit jamais les pieds dans une église35.

Un autre épisode de l’enfance de Jobs, davantage colporté encore, nous raconte que, à l’âge de douze ans, le futur entrepreneur a eu l’audace d’appeler chez lui Bill Hewlett de Hewlett-Packard pour lui demander de lui fournir des pièces afin de construire un compteur de fréquence36. Ces épisodes sont placés là comme des signes annonciateurs du génie, comme des « preuves » de la destinée de l’enfant prodige :

Même à trois ans, Steven n’était pas facile à gérer, il était ce que les gens polis appellent aujourd’hui avec tact un enfant « hyperkinétique ». Il commençait souvent sa journée à quatre heures du matin et avait un don pour s’attirer des ennuis. Une fois, lui et un camarade de jeu ont dû être transportés d’urgence à l’hôpital parce qu’ils s’étaient mis en tête de savoir quel goût avait le poison pour fourmis. Une autre fois, Steve a coincé une épingle à cheveux dans une prise électrique et a reçu une vilaine brûlure pour sa curiosité. […] Il était déjà un renégat […]. Il a été renvoyé de l’école à plusieurs reprises pour mauvaise conduite et pour avoir défié ses professeurs, refusant de faire des devoirs qu’il considérait comme une « perte de temps »37.

Le caractère extraordinaire du futur entrepreneur est évident, et pourtant sa destinée doit s’accomplir contre toute attente. Ce n’est pas la moindre des contradictions colportées par cette mystique. Être exceptionnel, le futur entrepreneur doit également apparaître comme un marginal, un paria. Il doit s’élever contre l’adversité : c’est à cette condition seulement que l’on pourra le célébrer comme héroïque, à cette condition seulement qu’il apparaîtra comme étant davantage qu’un homme d’argent :

Jobs, adopté à la naissance, a grandi dans un foyer de classe moyenne avec des parents qui travaillaient comme machiniste (son père) et comptable (sa mère). Gates, quant à lui, était le fils d’un éminent avocat, avait une mère au conseil d’administration de la First Interstate BancSystem et de la United Way, et un grand-père qui était président d’une banque nationale38.

Nous verrons dans la section suivante en quoi les nombreux récits de la vie de Steve Jobs exagèrent grandement ses origines modestes et sa marginalité. Constatons pour le moment que la célébration du génie va de pair avec l’exaltation de l’underdog : Steve Jobs est cet autodidacte qui a abandonné ses études universitaires pour créer son entreprise dans son garage et qui est devenu, contre toute attente [against all odds], l’entrepreneur du siècle.

L’ensemble des topoï que nous avons présentés ici – la précocité, la fêlure originelle, les origines modestes, la rébellion fondatrice – dépassent le cas de Steve Jobs. Des chercheurs ont relevé leur présence dans des récits dédiés à d’autres entrepreneurs, comme Jack Welch, John Chambers, Tony O’Reilly ou Richard Branson39. On les retrouve également dans les biographies d’entrepreneurs du début du siècle (Henry Ford, Louis Renault), dans celles de musiciens (Wolfgang Amadeus Mozart, Ludwig van Beethoven), d’hommes de science (Isaac Newton, Albert Einstein), de héros nationaux (Benjamin Franklin, Napoléon Bonaparte) ou plus récemment de stars (Michael Jackson, Marlon Brando)40. Ces topoï appartiennent en fait à la tradition littéraire romantique. En se penchant sur le culte du génie qui émerge au XVIIIe siècle, on constate la prégnance d’un ensemble d’éléments que nous avons analysés ici comme constitutifs du mythe de l’entrepreneur. Intelligence céleste, visionnaire et prophétique, le génie aurait un rôle salvateur. Hostile aux autorités établies, anticonformiste et transgressif, il révélerait les désirs de la société et la guiderait en s’y confrontant. Irréductiblement singulier, se noyant dans un travail créateur, le génie serait condamné à une vie solitaire et à une existence incomprise41. Le génie apparaît dans nos sociétés au moment où celles-ci se dotent des moyens de le célébrer : il se popularise au XIXe siècle, quand émergent les premières techniques modernes de reproduction des images, qui permettent la prolifération des chromolithographies, des journaux et des magazines illustrés.

La célébration de l’entrepreneur de génie permet d’anéantir toute analyse rationnelle et contextuelle de la réussite individuelle et du processus de création. Chaque événement dans la vie de l’entrepreneur semble n’être, dans cet imaginaire, qu’une étape du grand dessein. Au fond, peu nous importe ici lesquels de ces événements relèvent de la pure fantasmagorie et lesquels peuvent être défendus comme des faits établis. Leur narration répétée indique une façon de concevoir le réel. « On nous incite, explique Thomas Streeter, à interpréter des détails de la jeunesse de l’individu, de ses goûts non pas comme des symptômes de l’époque, mais comme la preuve de son caractère unique et la raison de son succès commercial. Ainsi, le fait que Jobs ait abandonné sa petite amie enceinte et ait refusé pendant un certain temps sa paternité est présenté comme un aspect révélateur de ce qu’Isaacson a appelé sa “personnalité intense” et non, disons, comme un symptôme révélateur des problèmes charriés par la culture sexuelle post-années 1960, ou comme un symptôme des angles morts inhérents au culte genré de l’individualisme radical de la Silicon Valley42. » L’entrepreneur de génie serait animé par une flamme, une passion dévorante et transcendante qu’il faudrait comprendre non comme un héritage, mais comme un don quasi céleste. La vie de l’entrepreneur serait une quête téléologiquement orientée qui l’amènerait à réaliser sa propre essence43. Sorti de nulle part, force intrinsèque, automotrice et auto-instituée, l’entrepreneur apparaît ainsi comme émancipé de tout cadre social.

En contrepoint, l’entrepreneur-héritier

« Apple n’aurait pas pu naître à Naples. Nous aussi sommes fous et affamés, mais si vous êtes né au mauvais endroit, vous ne vous retrouverez avec rien de plus que votre faim et votre folie. »

Antonio MENNA44.

La rhétorique du génie et sa célébration du destin inéluctable donnent à entendre des explications qui n’en sont pas. Elle perpétue une vaste tautologie : si l’entrepreneur est parvenu à cette position de supériorité, c’est parce qu’il est un être supérieur. Certains commentateurs proposent une médiation supplémentaire : si l’entrepreneur peut être considéré comme génial, c’est en raison de ses qualités (créatives, innovatrices, managériales…). En multipliant ainsi les qualificatifs, ils n’expliquent alors toujours rien. Même en acceptant la prémisse – fort contestable – selon laquelle le succès de l’entrepreneur s’explique avant toute chose par ses qualités personnelles, le raisonnement reste entièrement à construire : comment, dès lors, ces qualités se sont-elles constituées chez l’entrepreneur ? En quoi lui ont-elles assuré une réussite économique ? Pour souligner à quel point la rhétorique du génie est une mystification, proposons ici un contrepoint. Tentons d’analyser les principales déterminations qui ont fait de Steve Jobs ce qu’il est devenu.

Steve Jobs naît le 24 février 1955 à San Francisco en Californie, dans une Amérique au faîte de sa puissance. L’appareil industriel états-unien, sorti renforcé de la Seconde Guerre mondiale, domine alors le marché mondial. Les Américains connaissent une prospérité sans précédent, mais la richesse demeure inégalement répartie. Si les États du Sud-Est rural comme l’Arkansas, la Louisiane et le Mississippi demeurent relativement pauvres, ceux de la façade Pacifique profitent d’un grand mouvement d’expansion. Entre 1947 et 1959, la population totale de la Californie passe de 9,8 à 15,3 millions d’habitants. Cinquante milliards de dollars sont investis dans la région par le ministère de la Défense et 90 % de ces investissements se concentrent dans trois comtés : San Diego, Los Angeles et Santa Clara45. C’est dans le nord-ouest de Santa Clara que grandit Steve Jobs, à Mountain View, puis à Los Altos. Ces villes résidentielles se situent au cœur de la zone que l’on appellera plus tard la Silicon Valley. Au moment de la naissance de Steve Jobs, cette région est encore assez largement rurale. Mais l’industrie électronique, qui y a progressivement émergé depuis plusieurs décennies, accélère son développement. En 1956, Lockheed Missiles and Space installe ses nouveaux laboratoires à Palo Alto, et William Shockley crée la première entreprise de semi-conducteurs à Mountain View. Lorsque Steve Jobs entre à l’école primaire, la région s’est définitivement transformée via un vaste mouvement de concentration industrielle. La population de Santa Clara passe de 290 000 personnes en 1950 à 642 000 en 1960 et à plus d’un million en 197046.

Les années de formation de Steve Jobs sont pleinement liées à cette situation géographique. Enfant, Jobs aperçoit ses premiers ordinateurs lors de visites dans les locaux de la NASA à Sunnyvale et de Hewlett-Packard à Palo Alto. Les quelques kilomètres carrés de zone résidentielle où il grandit sont un lieu d’extrême concentration du capital intellectuel. Y circulent des techniciens de très haut niveau : des ingénieurs HP experts en nouveaux composants électroniques, des ingénieurs Lockheed à la pointe de la recherche en systèmes d’armement et de missiles… Pendant son enfance, Steve Jobs fréquente l’un de ses voisins, l’ingénieur Hewlett-Packard Larry Lang, qui l’initie à la radio amateur et aux appareils électroniques à assembler soi-même, et le fait entrer au Club des explorateurs HP, où les employés de l’entreprise dispensent des cours d’électronique aux enfants de la région. Steve Jobs assiste également aux cours de l’ancien pilote de l’US Navy John McCollum, fréquentés quelques années plus tôt par Steve Wozniak, qui raflait alors toutes les récompenses des foires aux sciences organisées dans la baie de San Francisco.

Cet environnement offre aux jeunes qui y grandissent la possibilité d’un double apprentissage : formel, via une infrastructure scolaire élaborée (les foires, les clubs et les cours particuliers animés par des experts), et informel, à travers la fréquentation quotidienne de techniciens de très haut niveau. Ces jeunes ont la possibilité de capter des connaissances tacites, un savoir-faire difficile à formaliser et qui ne peut se transmettre qu’à travers des relations de proximité et des échanges réguliers. À cela s’ajoute la disponibilité des matériaux nécessaires à un apprentissage par expérimentation. Dans la région de Mountain View où grandissent les deux Steve circule une masse considérable de produits électroniques et de pièces détachées, reflux de l’industrie environnante. Steve Wozniak, dont le père était ingénieur chez Lockheed, raconte à propos de son enfance :

Mes copains étaient issus d’un milieu très semblable au mien. C’est pour ça, et aussi parce qu’on n’avait aucune peine à dégoter des composants électroniques ou toutes sortes de câbles dans le garage de nos pères, que notre petite bande a vite été baptisée les Electronics Kids. On a grandi en jouant avec des radios, des talkies-walkies et des antennes bizarres sur le toit de nos maisons47.

Existaient également dans la région plusieurs magasins d’électronique d’envergure, comme Radio Shack et Sunnyvale Electronics. Adolescent, Steve Jobs a travaillé pour Haltek, une casse électronique qui lui a permis de parfaire sa connaissance de différents appareils et instruments.

Cet environnement très riche a donné l’opportunité aux jeunes gens grandissant dans la Silicon Valley des années 1960 de se constituer très tôt des compétences. Dans son autobiographie, Steve Wozniak présente les deux premiers ordinateurs Apple, qui ont assuré le succès de l’entreprise lors de ses dix premières années d’existence, comme le produit direct des expériences accumulées tout au long de sa jeunesse dans la vallée. Alors qu’il est lycéen, au milieu des années 1960, Wozniak est envoyé par ses professeurs dans l’entreprise Sylvania, où il a pour la première fois l’occasion de manipuler un ordinateur et d’apprendre la programmation. Lors de ces mêmes années, il fréquente la bibliothèque du centre de l’accélérateur linéaire de Stanford, où il a à disposition un ensemble de brochures, de manuels et de magazines spécialisés en informatique, ce qui lui permet d’approfondir seul ses connaissances. Rares sont alors les jeunes Américains bénéficiant d’un accès à de telles ressources. On retrouve ce même privilège chez Bill Gates. Lycéen à Seattle en 1968, Gates est très loin de l’épicentre siliconien, mais il a la chance d’être inscrit dans un établissement privé doté d’un club informatique, à une époque où la plupart des universités en sont dépourvues. Son arrivée dans ce lycée coïncide avec l’achat par le club d’un terminal en time-sharing, c’est-à-dire du premier type d’ordinateur permettant une interaction directe entre l’utilisateur et la machine48.

Lorsque Jobs et Wozniak fondent Apple au milieu des années 1970, ils ont accumulé un niveau d’expérience et de compétence très élevé pour leur âge. Ils ont appris très tôt l’électronique et vu évoluer autour d’eux un ensemble de professionnels de haut niveau. Ils ont également déjà travaillé pour de grandes entreprises du secteur (Wozniak chez HP, Jobs chez Atari). Ces expériences peuvent être considérées comme déterminantes. La recherche en gestion a montré en quoi le fait d’occuper un emploi qualifié dans un secteur augmente fortement la probabilité d’y entreprendre. En naviguant dans une industrie, l’individu observe les évolutions sociotechniques qui y ont cours, apprend à repérer les opportunités émergentes et développe la confiance qu’il a en ses capacités à créer49. C’est pourquoi l’on qualifie dans cette littérature les entrepreneurs de « produits organisationnels ».

D’autres jeunes gens ayant grandi dans l’Amérique des années 1960 ont bénéficié d’effets de contexte similaires. Certains ont baigné dans le milieu de l’immobilier à New York, d’autres ont connu l’âge d’or de l’automobile à Détroit. Aucun d’entre eux, cependant, n’est parvenu à créer une entreprise de l’envergure d’Apple. D’autres déterminations opèrent ici. Les secteurs industriels n’étant pas égaux entre eux, les individus y évoluant ne disposent pas des mêmes perspectives. Une bonne part des entreprises existantes se situent dans des secteurs aux possibilités de profit et de développement très réduites, comme la restauration, le nettoyage ou la réparation automobile. D’autres entreprises de plus grande envergure appartiennent à des marchés matures : dans le textile et la construction automobile, par exemple, l’espace est structuré par des oligopoles constitués de longue date.

Au moment où les deux Steve arrivent à l’âge adulte, l’informatique est en passe de devenir le secteur le plus lucratif des États-Unis, là où vont se concentrer la plus grande part des start-ups en hypercroissance. Les jeunes gens sont idéalement situés pour prendre la vague. La petite zone du comté de Santa Clara où ils habitent va accueillir l’essentiel des investissements du secteur. Un tiers des cent plus grandes entreprises technologiques créées aux États-Unis entre 1965 et 1990 se situeront dans la Silicon Valley50. La vague emportera d’ailleurs toute une génération : la Californie va devenir, dans le dernier tiers du XXe siècle, l’État américain comptant la plus grande proportion de millionnaires. « Les nombreux exemples d’ingénieurs d’origine modeste devenant millionnaires en créant des entreprises prospères [dans la région] sont sans équivalent dans les structures plus stabilisées de l’est des États-Unis51. » On réalise ici toute l’ironie qu’il y a à qualifier Steve Jobs de « marginal ». Ce dernier est tout le contraire de l’individu à la marge. Il est on ne peut plus au « centre », ayant grandi dans ce qui est devenu l’un des plus grands centres d’accumulation capitaliste au monde.

D’autres déterminations peuvent être évoquées, en prenant davantage de recul encore. La possibilité d’entreprendre, et d’entreprendre avec succès, est conditionnée par des mouvements historiques. L’ascension sociale dépend moins des individus, de leurs efforts et de leurs mérites que des forces macroscopiques qui agissent sur eux, en structurant les opportunités qu’ils seront à même de saisir au cours de leur existence. « Le programmeur informatique formé à l’université dont le père était un ouvrier à l’usine avec un diplôme d’études secondaires, et dont le grand-père était un fermier avec une éducation primaire, n’est pas nécessairement plus intelligent, plus motivé ou d’un calibre moral plus élevé que son père ou son grand-père. Chacun a fait face à des structures d’opportunités très différentes52. »

Dans un pays donné, il existe des inégalités structurelles mesurables entre deux générations. Aux États-Unis, la cohorte des individus nés dans les années 1910 est arrivée à l’âge adulte à un moment où le pays était plongé dans une grande dépression. Ceux nés dans les années 1940 et 1950, au contraire, ont bénéficié, comme on l’a vu, d’une économie devenue dominante et d’un État réalisant des investissements massifs dans l’appareil productif. Ils ont profité de salaires et de positions en moyenne plus favorables que les cohortes suivantes, celles des individus nés dans les années 1960 et 197053.

Le journaliste Malcolm Gladwell a remarqué qu’une grande part des entrepreneurs qui se sont enrichis grâce à l’informatique personnelle – Bill Gates, Paul Allen, Steve Ballmer, Eric Schmidt, Bill Joy et Steve Jobs – sont nés entre 1953 et 1956. Ils ont bénéficié, selon lui, d’un timing parfait54. En 1975, lorsque le magazine Popular Electronics fait sa une sur l’Altair, le premier ordinateur personnel en kit, il signale l’éclosion imminente d’une nouvelle industrie. Les ingénieurs informatiques nés au début des années 1950 sont alors déjà trop vieux et insérés pour se lancer. Diplômés, cadres dans de grandes entreprises établies comme IBM, il leur semble trop coûteux et risqué de tenter l’aventure entrepreneuriale dans un secteur dont l’avenir reste encore largement incertain. Les passionnés d’informatique nés après 1956 sont quant à eux trop jeunes. Ils arriveront sur le marché quelques années plus tard, une fois finies leurs études, à un moment où la fenêtre se sera déjà refermée et où les entreprises composant le futur oligopole de l’ordinateur personnel seront déjà en place. Pour être en mesure de saisir l’opportunité qui se présente en 1975, il faut, selon Gladwell, avoir à ce moment-là environ vingt ans : être suffisamment avancé dans sa formation technique, sans être encore installé. Son intuition, pour être confirmée, devrait être mise à l’étude. L’analyse des trajectoires professionnelles d’un échantillon suffisamment large d’entrepreneurs de l’industrie informatique des années 1970 permettrait peut-être de valider l’hypothèse. Mais celle-ci a déjà le mérite d’illustrer à quel point le fait d’être en mesure d’entreprendre au moment où se constitue une nouvelle industrie est une opportunité qui ne se présente pas systématiquement à tous.

Loin de ces considérations déterministes, les récits colportant le mythe de l’entrepreneur célèbrent au contraire l’inattendu. L’entrepreneur-héros relève de l’apparition. Les récits de la vie de Steve Jobs insistent donc souvent sur ses origines modestes. Certes, Steve Jobs n’était pas le fils d’un riche entrepreneur, mais il n’était pas non plus celui d’un balayeur latino-américain – catégorie dont on verra dans le chapitre IV comment elle a été reléguée au bas de l’échelle sociale à travers un processus historique de division raciale du travail dans la région. Paul Jobs appartenait à cet entre-deux que l’on appelle la middle class. Mécanicien réparant et revendant des voitures, ses compétences techniques lui ont permis, au fil des emplois, de devenir technicien à Spectra-Physics, une société fabriquant des lasers pour la recherche et le domaine médical. Or la distance qui sépare l’employé du travailleur pauvre est cruciale. Les individus issus de la classe moyenne sont effectivement davantage susceptibles de créer des entreprises à forte croissance que ceux appartenant aux classes situées plus haut et plus bas dans l’échelle sociale. D’après Amar Bhidé, « la propension à démarrer une entreprise prometteuse peut être considérée comme une fonction en forme de U inversé du capital humain d’un individu55 ». Les enfants des classes les plus privilégiées n’ont pas intérêt à se lancer sur des marchés émergents et risqués : ils peuvent se prémunir des aléas du marché en perpétuant les investissements sécurisés – et souvent diversifiés – de leurs parents. Les enfants des classes les plus pauvres, eux, ne disposent ni du temps ni des ressources nécessaires à la constitution d’un capital culturel et technique qu’ils pourraient ensuite investir dans la création d’une entreprise à fort potentiel. En enquêtant sur les origines sociales des fondateurs d’entreprise en forte croissance aux États-Unis, Bhidé a montré que 63 % d’entre eux sont issus de la classe moyenne et 26 % d’une famille d’ouvriers et d’employés (working class). Seuls 6 % proviennent de milieux très privilégiés (affluent) et 5 % de familles pauvres. Quasiment tous ont réalisé des études supérieures56.

L’élément déterminant ici n’est pas la transmission d’une situation économique, mais celle d’un capital culturel57. Paul Jobs était un technicien de bon niveau, qui a transmis très jeune à son fils son intérêt pour la mécanique, l’électronique et les lasers. Cette transmission de capital culturel et technique est plus évidente encore chez Wozniak, qui s’est montré bien plus disert que Jobs au sujet de son héritage58. Son père, Francis Wozniak, était un spécialiste de fusées chez Lockheed et un ancien étudiant de Cal Tech. Très tôt, il a enseigné personnellement l’ingénierie à son fils. Ce dernier lisait les revues spécialisées de son père et bénéficiait également de son réseau. Lorsque, lycéen, il a essayé de redessiner en l’améliorant un mini-ordinateur existant, son père a appelé pour l’aider l’un de ses collègues, ingénieur chez Fairchild Semiconductor.

L’héritier n’est pas simplement et exclusivement le fils du dignitaire ou du grand bourgeois, qui siège au conseil d’administration du paternel et bénéficie dès son entrée dans la vie active d’une série de rentes lui assurant un confort pérenne et des capacités d’investissement. Au-delà du pouvoir économique stricto sensu, l’on hérite également d’une situation géographique, temporelle et sociale. Steve Jobs en est, nous pensons l’avoir montré, une bonne illustration.

On retrouve beaucoup des informations mobilisées ici – le voisinage HP, les cours chez McCollum… – dans le tout-venant des biographies. Mais, dans ce contexte d’écriture, ces informations restent là au surplus et ne font que nourrir le roman en détails pittoresques. Jamais elles ne sont mobilisées pour tirer des conclusions d’ordre sociologique ou politique. Elles restent sans conséquence sur le récit et ne contreviennent jamais à l’érection de l’entrepreneur en son mythe. Peut-être cela s’explique-t-il parce que, comme l’ont écrit Stephen McNamee et Robert Miller, « la transmission du capital culturel par la socialisation est la forme cachée la plus précieuse de la transmission héréditaire du privilège59 ».

Le privilège n’apparaît pas comme tel. Pourtant, la transmission du capital culturel procède aussi d’une dynamique concurrentielle : comme d’autres formes de capital, le capital culturel tire sa valeur du fait qu’il est très inégalement réparti dans la population. De sa rareté découle son immense valeur. Mais l’idée que l’acquisition d’un capital culturel, contrairement à celle du capital économique, nécessite un investissement en temps et en effort permet de rappeler à soi l’idéologie du mérite et l’imaginaire du self-made-man, comme si, finalement, tout cela ne relevait pas entièrement d’un « accident de naissance ».

La construction médiatique de l’entrepreneur héroïque

« Les Grecs de l’Antiquité avaient un mot pour qualifier le comportement de Steve. Ils appelaient cela l’hubris, l’orgueil insolent dont faisaient preuve les humains lorsqu’ils pensaient pouvoir défier les dieux. La réponse des dieux était toujours la même : frapper l’arrogant d’un coup de foudre venu du ciel. »

Jeffrey S. YOUNG et William L. SIMON60.

L’entrepreneur est un produit médiatique, une marchandise culturelle élaborée collectivement par un ensemble d’acteurs poursuivant chacun leurs intérêts propres. La citation suivante de Brent Schlender l’illustre bien. Auteur d’une énième biographie de Steve Jobs, ce journaliste y décrit cependant plus cyniquement que la plupart de ses collègues l’alliance éditoriale donnant forme au mythe :

Comme souvent dans les relations journaliste/source, Steve et moi avions intérêt à entrer en contact : nous possédions chacun quelque chose dont l’autre avait besoin. Je pouvais lui donner la une du Wall Street Journal et, plus tard, la couverture du magazine Fortune. Il avait une histoire qui intéresserait mes lecteurs et que je voulais raconter mieux et plus tôt que n’importe quel autre journaliste. Il voulait généralement que j’écrive sur un de ses nouveaux produits. Mes lecteurs voulaient en savoir autant sur lui que sur le produit, sinon plus. Il voulait attirer l’attention sur la splendeur de ses créations, leur génie et leur beauté. Je voulais entrer dans les coulisses et raconter les hauts et les bas de son entreprise. C’était le sous-texte de la plupart de nos interactions : une transaction dans laquelle on s’amadouait pour établir une sorte d’accord avantageux. Avec Steve, cela pouvait être comme dans un jeu de cartes : un jour, j’avais l’impression de jouer au bridge avec un ami et, la fois d’après, d’être un imbécile coincé dans une partie de poker. La plupart du temps, il me faisait sentir qu’il avait l’avantage, que ce soit vrai ou non61.

Journalistes, documentaristes, présentateurs de talk-shows, biographes… l’entrepreneur dépend d’une variété d’intermédiaires culturels, de disséminateurs, pour bâtir et maintenir son image. Il doit entretenir avec eux un commerce : se rendre disponible, se laisser adroitement aller à quelques confidences, accorder des exclusivités en échange de commentaires élogieux… Tout au long de sa carrière, Steve Jobs a su fidéliser un petit nombre de journalistes très bien placés : John Markoff (New York Times), Steven Levy (Wired), Jeff Goodell (Rolling Stone), Walt Mossberg (Wall Street Journal), Brent Schlender (Fortune)… Ce dernier a été l’un des rares à expliciter le caractère intéressé et stratégique de leur relation. Il a notamment décrit comment Steve Jobs tantôt le réprimandait froidement pour un article trop critique, tantôt le traitait comme un ami, en lui rendant par exemple visite à l’hôpital à la suite de son accident cardiaque.

L’entrepreneur doit être un excellent narrateur : de sa capacité à convaincre et à raconter des histoires dépend la propension des journalistes à relayer ses effets, à transformer des éléments de communication en faits dits objectifs. Évidemment, l’opération permet de nourrir le prestige de l’entreprise auprès des consommateurs, de gonfler sa visibilité et son capital de marque. Mais ce travail narratif vise dans un premier temps un autre public : celui des investisseurs. L’un des premiers grands collaborateurs d’Apple au moment de sa création a été le consultant en relations publiques Regis McKenna. Alors que l’entreprise était totalement inconnue, ce dernier a embarqué Jobs, Wozniak et Markkula dans une tournée des rédactions à New York, où tous les quatre ont déjeuné et discuté avec les équipes d’une multitude de magazines, généralistes comme spécialisés62. Lorsqu’une nouvelle entreprise cherche à s’attirer les faveurs des investisseurs, elle ne peut pas s’appuyer sur ses accomplissements passés. Inconnue, sans histoire, elle souffre d’un déficit d’image et donc de légitimité. Pour pallier ce manque, elle doit réaliser des investissements narratifs, disséminer des histoires entrepreneuriales et donner ainsi au monde des affaires des raisons de croire en sa valeur.

Ce travail narratif a été décrit par de nombreux chercheurs comme un élément essentiel de la constitution du capital63. En analysant les discours des fondateurs de start-ups, Ellen O’Connor a par exemple montré comment ceux-ci se mettent, eux et leur entreprise, en récit : « Ils écrivent des intrigues marketing, stratégiques et financières pour leur entreprise, et dans les conversations de tous les jours, racontent leurs rêves et leurs projets de réussite personnelle et professionnelle64. » À partir d’un même canevas, ces entrepreneurs adaptent leurs récits, ajustent leurs métaphores, pour mieux toucher l’interlocuteur du jour : le banquier, le capital-risqueur, le fournisseur ou encore le futur collaborateur. En analysant leurs techniques narratives, on repère des constantes qui coïncident avec les composantes du mythe de l’entrepreneur que nous avons décrites jusqu’ici. Face aux investisseurs, les entrepreneurs-narrateurs racontent par exemple fréquemment l’histoire des origines de leur entreprise et la façon dont leur est apparue leur « vision ».

Le storytelling reste crucial tout au long de la vie de l’entreprise : lorsque celle-ci traverse une période de crise, ou peine à convaincre de la pertinence de ses nouvelles orientations stratégiques, elle doit là aussi mettre en intrigue ses choix, convaincre de leur cohérence et de leur envergure. L’entrepreneur-narrateur permet alors de rationaliser les décisions passées, de les réinterpréter à la lumière d’un nouveau récit. En mobilisant son réseau, l’entrepreneur-narrateur exploite sa capacité à « faire l’actualité », à faire parler de l’entreprise. Ce pouvoir peut bien sûr aussi le servir personnellement : il peut l’utiliser pour peser sur les luttes internes à l’entreprise ou simplement pour renforcer continûment sa valeur en tant qu’agent économique autonome. Les dirigeants d’entreprise les plus médiatiques comptent parmi les mieux rémunérés : en prenant la tête d’une firme, ils lui assurent une visibilité, ils monnayent un capital symbolique65. Steve Jobs, en tant qu’incarnation purement marketing, a constitué un avantage concurrentiel considérable pour Apple. À la fin des années 1970 par exemple, lorsque émerge le secteur de l’informatique personnelle, de très nombreux concurrents d’envergure comme Commodore restent sans visage et ne parviennent pas à construire un véritable imaginaire autour de leur marque.

Ainsi, l’entrepreneur n’est pas cet être entièrement consacré à son industrie. C’est aussi un marketeur de lui-même, très attentif à l’élaboration de sa persona et à la construction médiatique de sa propre image de marque. La biographie la mieux vendue de Steve Jobs, sortie quelques semaines après sa mort, n’a rien de l’événement fortuit. C’est, de l’aveu même de son auteur Walter Isaacson, un travail de commande :

[…] Il souhaitait que j’écrive une biographie sur lui. J’avais récemment publié celle de Benjamin Franklin et travaillais sur celle d’Albert Einstein ; je me suis demandé, avec amusement, si Steve Jobs avait la fatuité de se placer dans la suite logique des deux précédents. Jugeant qu’il était au milieu de sa carrière et que la vie lui réservait encore bien de rebondissements, j’ai décliné l’offre. Dans dix ou vingt ans peut-être, lui ai-je répliqué, quand vous aurez pris votre retraite66

Recontacté quelques années plus tard et apprenant que Steve Jobs est atteint d’une maladie certainement incurable, Isaacson accepte finalement la commande et entame une série d’entretiens avec l’entrepreneur dont il rend compte dans son livre :

« J’ai toujours cru que je ferais des études en sciences humaines, mais j’étais vraiment fan d’électronique [explique Steve Jobs]. Puis j’ai lu ce que disait Edwin Land de Polaroid, l’un de mes héros, à propos du carrefour entre l’homme et la technologie et j’ai compris que c’était précisément à cette conjonction que je voulais travailler. » Soudain, Steve Jobs me soufflait le thème de sa biographie. Mes livres sur Franklin et Einstein exploraient cette même voie – comment la convergence de l’humain et de la science pouvait être source de créativité, du moins pour les hommes d’exception67.

Aujourd’hui, le lecteur peut se procurer ce livre en achetant le coffret quadrilogique de Walter Isaacson intitulé The Genius Biographies et compilant ses ouvrages consacrés à Benjamin Franklin, Albert Einstein, Léonard de Vinci et Steve Jobs68. En allant chercher Isaacson, Jobs a explicitement travaillé à la postérité de son mythe personnel. Sa capacité à « souffler » aux journalistes leurs histoires a été déterminante. En lisant les multiples articles et ouvrages consacrés à Steve Jobs, on constate qu’ils reprennent souvent mot pour mot les paroles proférées par l’entrepreneur lors de ses célèbres interviews et keynotes.

Les articliers, documentaristes et biographes coconstruisant le mythe de l’entrepreneur se consacrent principalement à la compilation : il s’agit pour l’essentiel de ramasser, dans le stock des documents disponibles, les témoignages, les déclarations, les anecdotes et les métaphores passés. Ainsi, les dernières biographies paraphrasent plus ou moins habilement les premières. Certains épisodes de la vie de Steve Jobs se retrouvent chaque fois reproduits à l’identique, depuis leur première formulation dans les années 198069. Cette tendance à l’autoplagiat du collectif journalistique explique comment se perpétuent, malgré les démentis évidents, les mêmes idées fausses. Dans son autobiographie, Steve Wozniak s’agace de ces histoires mille fois lues qui continuent de circuler alors qu’il les a réfutées en vain pendant des années. Cette incessante récitation confirme les relations publiques dans leur efficacité : il ne semble plus vraiment possible de déloger les éléments de langage et les histoires inventées de toutes pièces par les services de communication d’Apple ; ceux-ci se perdent dans la répétition, sont dilués dans la narration commune.

Cette compilation sans cesse reproduite explique aussi le caractère remarquablement homogène de la littérature jobsienne. Les mêmes éléments y sont constamment mobilisés. Les mêmes silences, aussi, structurent le récit général. Les affaires judiciaires – la distribution des stock-options antidatées, le cartel des salaires, les politiques d’évasion fiscale – ne sont quasiment jamais évoquées. Les responsabilités de Steve Jobs dans les échecs commerciaux d’Apple (l’Apple III, le Lisa, le Macintosh) ne sont qu’effleurées. « Les histoires médiatiques subissent un processus de pasteurisation dans lequel les possibles germes (échecs, contrôle excessif, hasard, chance et malchance) sont éliminés, et où distorsions et omissions prévalent70. » Au fil du temps, les mêmes topoï, les mêmes anecdotes et les mêmes descripteurs (visionnaire, créateur, génie…) se propagent au sein d’un même patron narratif, celui d’une aventure individuelle linéaire, d’un récit héroïque.

On peut en faire l’hypothèse : si Jobs a si bien retenu l’attention des médias, c’est parce qu’il a su fournir des histoires particulièrement conformes aux canons dramatiques. Lorsque venait le moment de trier leurs matériaux, commentateurs et biographes n’avaient pas grand-peine à retrouver l’antique structure du récit héroïque :

– les origines obscures : l’enfant Steve Jobs abandonné et recueilli au cœur de la Silicon Valley ;

– l’initiation : l’adolescent Steve Jobs partant en Inde à la recherche d’un éveil ;

– l’appel de l’aventure : le jeune Steve Jobs décidant de créer Apple avec son ami Wozniak dans son garage ;

– la gloire précoce : Steve Jobs pionnier de l’informatique personnelle, millionnaire à vingt et un ans ;

– la trahison : Steve Jobs évincé de sa propre entreprise par son mentor John Sculley ;

– la chute : Steve Jobs puni pour son impétuosité et son hubris ;

– l’exil : le lancement et l’échec de sa seconde entreprise Next, en forme de traversée du désert ;

– le retour en gloire : renaissance d’un Steve Jobs revenu à la tête d’Apple assagi, mature, transformé par les épreuves et désormais en pleine maîtrise de ses capacités ;

– la mort prématurée : Steve Jobs parachevant malgré lui son destin en mourant, frappé par la maladie, au sommet de sa réussite et de sa gloire.

Appel, chute, transformation et retour : la structure de ce grand récit rappelle les théorisations bien connues de Joseph Campbell à propos de la quête héroïque71. On pourrait reprocher aux propagateurs de l’épopée jobsienne leurs contradictions ou leur manque de cohérence. Dans certains livres, les topoï habituels (le génie créateur, le marginal visionnaire…), longuement développés, sont suivis de passages plus analytiques, critiques et historiques, sans que jamais ce second registre annule le premier. Au moment de conclure, revient immanquablement la célébration de l’entrepreneur héroïque. Les topoï sont également déployés sans souci d’homogénéité. Par exemple, la célébration du génie visionnaire consiste souvent à admirer à la fois l’homme qui a modelé la réalité technologique selon ses désirs et celui qui a prédit la direction que prendrait la technologie, en tant que force autonome cette fois.

Les règles de l’enquête scientifique inciteraient à se méfier bien davantage des nombreux épisodes sur l’enfance de Steve Jobs, qui n’ont été rapportés que par lui-même. Plutôt que de se contenter de compiler les témoignages contemporains, il faudrait se plonger – si tant est qu’on puisse y accéder – dans les archives d’Apple : y récupérer correspondance, mémos, rapports internes, procès-verbaux de conseils d’administration et rapports annuels. Il faudrait en parallèle enquêter sur l’évolution du secteur de l’électronique et de son écosystème siliconien, pour être en mesure de relever les interpénétrations, les évolutions conjointes, les inventions simultanées, et éviter de s’enferrer à la fois dans des biais de cadrage et dans une surestimation du rôle d’Apple et de Steve Jobs dans l’évolution industrielle globale. C’est ainsi que procéderait un historien pour se prémunir autant que possible du storytelling entrepreneurial.

Mais une critique détaillée de cette littérature ne devrait pas faire perdre de vue l’analyse de sa fonction. L’entrepreneur n’y est pas un objet de connaissance, mais une incarnation symbolique. La question de la véracité est comme suspendue par d’autres enjeux. L’entrepreneur mythifié semble « se situer sur un niveau ontologique différent », « participer d’un autre univers, celui des formes où le réel est décanté et réduit à sa quintessence72 ».

Certes, le mythe de l’entrepreneur propose une représentation du monde et de son fonctionnement. Nous avons analysé dans ce chapitre comment les phénomènes économiques sont lus à travers de multiples effets rhétoriques et narratifs qui les rendent simples et accessibles. Comme tout mythe, celui de l’entrepreneur nous dit pourquoi les choses sont ce qu’elles sont. Mais il s’agit toujours de diffuser des motifs dont on se repaît et que jamais l’on n’interroge. L’entrepreneur fait l’objet d’une littérature de communion qui invite le lecteur à l’édification et au recueillement devant une vie exemplaire. L’aventure de l’entrepreneur est récitée comme un chant sacré, qui nous dit comment la vie se doit d’être vécue. D’où son caractère éminemment politique : la vie bonne, nous dit-on, est celle de l’homme qui se prouve et vainc sur le marché, lieu de triomphe de la valeur, économique mais aussi morale. Le mythe de l’entrepreneur propage ainsi son implicite théorie de l’ordre social. Nous ne sommes pas des anonymes déterminés par de multiples variables historiques, économiques et politiques, mais des forces agissantes dotées d’un pouvoir intrinsèque et essentiel. Le mythe de l’entrepreneur contribue à perpétuer l’évidence de ces idées. Nous y reviendrons dans le dernier chapitre de ce livre.

1. On retrouve cette citation possiblement apocryphe dans des dizaines d’articles et d’ouvrages, notamment Michael B. BECRAFT, Steve Jobs. A Biography, Greenwood, Santa Barbara, 2016, p. 21, et Tim ASKEW, « The generalist and the entrepreneur… and Steve Jobs », Inc., 30 avril 2018.

2. Robert X. CRINGELY, Accidental Empires Revisited. How the Boys of Silicon Valley Make Their Millions, Battle Foreign Competition, and Still Can’t Get a Date, HarperBusiness, New York, 1996, p. 182-183.

3. Walter ISAACSON, Steve Jobs, J.-C. Lattès, Paris, 2011, p. 208-209.

4. À propos de l’imaginaire manichéen des fans de la marque Apple, cf. Russell W. BELK et Gülnur TUMBAT, « The cult of Macintosh », Consumption Markets & Culture, vol. 8, no 3, 2005.

5. Walter ISAACSON, Steve Jobs, op. cit., p. 637-638. Nous soulignons.

6. Nous soulignons. Robert X. CRINGELY, Steve Jobs. The Lost Interview, 2012.

7. COMPUTER HISTORY MUSEUM, « Steve Jobs introduces the Macintosh », youtube.com/watch?v=1tQ5XwvjPmA.

8. Ces éléments de récit manichéens, mis au point par Steve Jobs et ses équipes de relations publiques, ont été répétés tout au long de la campagne promotionnelle pour Macintosh en 1984. Cf. par exemple le reportage de John NATHAN, In Search of Excellence, 1985.

9. Daniel MORROW, Oral History Interview with Steve Jobs, op. cit.

10. Michel VILLETTE et Catherine VUILLERMOT, Portrait de l’homme d’affaires en prédateur, La Découverte, Paris, 2005, p. 67.

11. Thomas STREETER, « Steve Jobs, romantic individualism, and the desire for good capitalism », International Journal of Communication, vol. 9, 2015, p. 3118.

12. Joseph SCHUMPETER, Théorie de l’évolution économique, chapitres I à III, Classiques UQAC, Chicoutimi, 2002 [1911], p. 90.

13. Julie LEVINSON, The American Success Myth on Film, Palgrave MacMillan, Londres, 2012, p. 68.

14. Phillip LOPATE, « The corporation as fantasy villain », The New York Times, 9 avril 2000, cité par Julie LEVINSON, The American Success Myth on Film, op. cit., p. 189.

15. Wired News Report, « Apple : Dalai Lama not big enough in Asia », 13 avril 1998.

16. Walter ISAACSON, « American icon », Time, 17 octobre 2011.

17. Amar BHIDÉ, The Origin and Evolution of New Businesses, Oxford University Press, New York, 2000, p. 126.

18. Paul FREIBERGER et Michael SWAINE, Fire in the Valley, op. cit.

19. 140 000 Newton vendus en 1994 contre 43 000 Apple II en 1979. Cf. Clayton CHRISTENSEN, The Innovator’s Dilemma. When New Technologies Cause Great Firms to Fail, The Harvard Business School Press, Boston, 2001, p. 135.

20. Violina P. RINDOVA, Thomothy G. POLLOCK et Mathew L. A. HAYWARD, « Celebrity firms : the social construction of market popularity », The Academy of Management Review, vol. 31, no 1, 2006 ; Blake E. ASHFORTH, « “My company is friendly”, “mine’s a rebel” : anthropomorphism and shifting organizational identity from “what” to “who” », The Academy of Management Review, vol. 45, no 1, 2018.

21. James R. MEINDL, Sanford B. EHRLICH et Janet M. DUKERICH, « The romance of leadership », Administrative Science Quarterly, vol. 30, no 1, 1985, p. 79-80. Sur ces aspects, cf. aussi Sarah DRAKOPOULOU DODD et Alistair R. ANDERSON, « Mumpsimus and the mything of the individualistic entrepreneur », International Small Business Journal, vol. 25, no 4, 2007.

22. Jeffrey S. YOUNG et William L. SIMON, iCon. Steve Jobs, the Greatest Second Act in the History of Business, Wiley-India, New Delhi, 2006, p. 297.

23. Jamie HYNELAN, iGenius. How Steve Jobs Changed the World, NBC Peacock Productions, 2011.

24. Antoine BLANC et Isabelle HUAULT, « Reproduction de l’ordre institutionnel face à l’incertitude : le rôle du discours des majors dans l’industrie musicale », Revue française de gestion, vol. 4, no 203, 2010.

25. David BRUNAT et Antoine DUBUQUOY, Steve Jobs. Figure mythique, Les Belles Lettres, Paris, 2014, p. 78-79. Contrairement à ce que laisse penser son titre, ce livre n’a rien de l’étude démystifiante.

26. AnnaLee SAXENIAN, Regional Advantage, op. cit.

27. Steve WOZNIAK, iWoz, op. cit., chapitre XV.

28. Ces conflits sont rapportés dans Michael MORITZ, The Little Kingdom, op. cit., p. 246-247.

29. Ibid., p. 249 et 253.

30. Alan DEUTSCHMAN, How Steve Jobs Changed Our World, op. cit.

31. Walter ISAACSON, Steve Jobs, op. cit., p. 635-636.

32. Lev GROSSMAN, « The real genius of Steve Jobs », loc. cit.

33. Dominique NORA, « Elon Musk, le nouveau Steve Jobs », L’Obs, 22 octobre 2015.

34. Walter ISAACSON, Steve Jobs, op. cit., p. 24-25. On retrouve ces mêmes considérations dans de nombreuses autres sources, notamment dans les ouvrages de CRINGELY (1996), YOUNG et SIMON (2006), et ICHBIAH (2011), dans les articles de DEUTSCHMAN (2011) et de TOUSSAINT (2011), et dans le film de BOYLE (2015).

35. Walter ISAACSON, Steve Jobs, op. cit., p. 35.

36. On trouve une première formulation de cet épisode dans un article du Time (TAYLOR, 1982). Il est ensuite répété dans la plupart des ouvrages sur Steve Jobs.

37. Jeffrey S. YOUNG et William L. SIMON, iCon, op. cit., p. 9-10.

38. Luke DORMEHL, The Apple Revolution. Steve Jobs, the Counterculture and How the Crazy Ones Took over the World, Virgin, Londres, 2013, chapitre II.

39. Rakesh KHURANA, Searching for a Corporate Savior. The Irrational Quest for Charismatic CEOs, Princeton University Press, Princeton, 2002 ; Éric GODELIER, « “Do you have a garage ?” Discussion of some myths about entrepreneurship », Business and Economic History, vol. 5, 2007 ; « Myths of the entrepreneurial elite », Historical Reflections/Réflexions historiques, vol. 36, no 3, 2010 ; Robert SMITH et Alistair R. ANDERSON, « The devil is in the e-tale : form and structure in the entrepreneurial narrative », in Daniel HJORTH et Chris STEYAERT (coord.), Narrative and Discursive Approaches in Entrepreneurship, Edward Elgar, Cheltenham, 2004.

40. David MARSHALL, Celebrity and Power. Fame in Contemporary Culture, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1997 ; Pierre CENTLIVRES, Daniel FABRE et Françoise ZONABEND, La Fabrique des héros, Éditions de la MSH, Paris, 1999.

41. Edgar ZILSEL, Le Génie. Histoire d’une notion de l’Antiquité à la Renaissance, Minuit, Paris, 1993 ; Darrin M. MCMAHON, Divine Fury. A History of Genius, Basic Books, New York, 2013.

42. Thomas STREETER, « Steve Jobs, romantic individualism, and the desire for good capitalism », loc. cit., p. 3109.

43. Ce « modèle de biographie » est également très présent dans l’histoire des intellectuels. Cf. Didier ERIBON, Michel Foucault et ses contemporains, Fayard, Paris, 1994, p. 23-28.

44. La « faim » et la « folie » font référence à la devise de Steve Jobs, « Stay hungry, stay foolish », prononcée notamment lors de son discours à l’université de Stanford. Antonio MENNA, « Se Steve fosse nato in provincia di Napoli », antoniomenna.com, 8 octobre 2011.

45. Kevin STARR, Golden Dreams. California in an Age of Abundance, 1950-1963, Oxford University Press, New York, 2011, p. 227.

46. UNITED STATES CENSUS BUREAU, U.S. Decennial Census.

47. Steve WOZNIAK, iWoz, op. cit., chapitre I.

48. Malcolm GLADWELL, Outliers. The Story of Success, Back Bay Books, New York, 2008, p. 50-55.

49. Pino G. AUDIA et Christopher I. RIDER, « Entrepreneurs as organizational products revisited », in J. Robert BAUM, Michael FRESE et Robert A. BARON (coord.), The Psychology of Entrepreneurship, Psychology Press, New York, 2007.

50. AnnaLee SAXENIAN, Regional Advantage, op. cit., p. 2.

51. Ibid., p. 38.

52. Stephen J. MCNAMEE et Robert K. MILLER, Jr., The Meritocracy Myth, Rowman & Littlefield, Lanham, 2004, p. 127.

53. Annette BERNHARDT, Martina MORRIS, Mark HANDCOCK et Mark SCOTT, Divergent Paths. Economic Mobility in the New American Labor Market, Sage, New York, 2001.

54. Malcolm GLADWELL, Outliers, op. cit.

55. Amar BHIDÉ, The Origin and Evolution of New Businesses, op. cit., p. 91.

56. Ibid., p. 95. Calcul réalisé sur la base du classement Inc. 500 Companies de 1998.

57. Signalons toutefois que si les parents de Steve Jobs n’étaient pas dotés d’un capital économique très élevé, ils sont tout de même parvenus à payer à leur fils des études au Reed College, un établissement universitaire privé parmi les plus coûteux aux États-Unis.

58. Steve WOZNIAK, iWoz, op. cit.

59. Stephen J. MCNAMEE et Robert K. MILLER, Jr., The Meritocracy Myth, op. cit., p. 86. Nous soulignons.

60. Jeffrey S. YOUNG et William L. SIMON, iCon, op. cit., p. 101.

61. Brent SCHLENDER et Rick TETZELI, Becoming Steve Jobs. The Evolution of a Reckless Upstart Into a Visionary Leader, New York Crown Business, New York, 2015, prologue.

62. Michael MORITZ, The Little Kingdom, op. cit., p. 229.

63. Il existe un courant d’articles sur ce thème en sciences de gestion. Cf. par exemple Michael LOUNSBURY et Mary Ann GLYNN, « Cultural entrepreneurship : stories, legitimacy, and the acquisition of resources », Strategic Management Journal, vol. 22, no 6-7, 2001, et Martin L. MARTENS, Jennifer E. JENNINGS et P. DEVEREAUX JENNINGS, « Do the stories they tell get them the money they need ? The role of entrepreneurial narratives in resource acquisition », The Academy of Management Journal, vol. 50, no 5, 2007.

64. Ellen OCONNOR, « Narrative storied business : typology, intertextuality, and traffic in entrepreneurial narrative », International Journal of Business Communication, vol. 39, no 1, 2002, p. 37.

65. Eric GUTHEY, Timothy CLARK et Brad JACKSON, Demystifying Business Celebrity, Routledge, Londres/New York, 2009.

66. Walter ISAACSON, Steve Jobs, op. cit., p. 15.

67. Ibid., p. 17. Nous soulignons.

68. Walter ISAACSON, The Genius Biographies. Benjamin Franklin, Einstein, Steve Jobs, and Leonardo da Vinci, Simon & Schuster, New York, 2019.

69. On retrouve la plupart des éléments habituels du récit des origines de Steve Jobs dans un article du Time de 1983 et dans un ouvrage de 1988 : Jay COCKS, « The updated book of Jobs », Time, 3 janvier 1983, et Lee BUTCHER, Accidental Millionaire, op. cit.

70. Adriana WILNER et Tania PEREIRA CHRISTOPOULOS, « The death of Steve Jobs : how the media design fortune from misfortune », Culture and Organization, vol. 20, no 5, 2014, p. 437.

71. Joseph CAMPBELL, The Hero with a Thousand Faces, Bollingen Foundation, Princeton, 1949. La thèse du « monomythe » de Joseph Campbell est critiquable du point de vue académique pour son univocité et son réductionnisme, mais intéressante en tant que phénomène culturel. La thèse de Campbell a en quelque sorte renforcé la structure qu’elle a cherché à identifier, en pénétrant notamment les milieux de la création cinématographique hollywoodienne. Cf. à ce propos le témoignage du consultant et scénariste Christopher VOGLER, « Joseph Campbell goes to the movies : the influence of the hero’s journey in film narrative », Journal of Genius and Eminence, vol. 2, no 2, 2017. Sur l’application de la thèse du monomythe à Steve Jobs, cf. Russell W. BELK et Gülnur TUMBAT, « The cult of Macintosh », loc. cit.

72. Ruth AMOSSY, Les Idées reçues. Sémiologie du stéréotype, Nathan, Paris, 1991, p. 108.

3. Généalogie du mythe – La formation du panthéon entrepreneurial américain

Dans les précédents chapitres, nous avons choisi de définir le mythe de l’entrepreneur et ses composantes à travers l’étude du cas Steve Jobs. Il ne faut toutefois pas se méprendre à son propos : d’autres entrepreneurs, avant lui, ont été célébrés comme des créateurs visionnaires et des héros en lutte. La plupart des éléments constitutifs du mythe de l’entrepreneur étaient en fait déjà en place à la fin du XIXe siècle. Dans ce chapitre, nous tâcherons de comprendre comment ont évolué les composantes du mythe. Quelle part d’ancien retrouve-t-on chez les modernes ? Comment s’est constitué et renouvelé le panthéon des grands entrepreneurs américains ? Pour comprendre de quelles idées les héros contemporains de la Silicon Valley sont les héritiers, il est nécessaire d’entamer ici un travail d’historicisation et de nous plonger dans l’imaginaire politique américain.

La fidélité due aux Pères fondateurs ou les persistances de l’éthique du caractère

« Notre pays est un pays où les hommes humbles, à partir de modestes commencements, par le mérite et l’industrie, s’élèvent progressivement dans le monde, où ils peuvent atteindre les positions les plus élevées, ou acquérir une grande quantité de richesses, selon les activités qu’ils se choisissent. Aucun privilège exclusif de naissance, aucun héritage successoral, aucune interdiction civile ou politique ne se dresse sur leur chemin […]. C’est un pays de self-made-men. »

Calvin COTTON1.

L’entrepreneur analysé dans ce livre étant une catégorie du discours davantage qu’un acteur économique, il faut, pour en faire l’histoire, se pencher sur celle des médias. Alors que les revues et journaux américains du début du XIXe siècle ne touchent qu’une petite élite d’abonnés, ceux de la fin du siècle irriguent à l’inverse tout le corps social. Cette presse à grand tirage est portée par des technologies d’impression nouvelles, plus rapides et moins coûteuses (la presse rotative, la chromolithographie…) et par un modèle économique désormais structuré par la publicité, qui rend nécessaire la constitution d’un vaste lectorat. Le volume d’informations quotidiennement produites est également amplifié par la mise en réseau des informateurs via le télégraphe, la constitution de vastes chaînes de journaux et la syndication éditoriale. La lutte qui oppose les titres de presse pour capter l’attention du public entraîne une personnification et une sensationnalisation des contenus. La chronique des scandales, les ragots et les commérages nourrissent tout un théâtre social : celui des célébrités.

Le lecteur entame alors un commerce avec une galerie de personnages jusqu’alors lointains. Il visite les demeures d’aristocrates européens, s’entretient avec des tragédiennes, suit les exploits des sportifs et les pérégrinations des chefs d’État. Il compte aussi des entrepreneurs parmi ses fréquentations. Ceux-ci ne sont plus simplement ces modestes marchands apparaissant dans les pages de la presse provinciale, ils sont également ces capitaines d’industrie d’envergure mondiale. Dans les grands magazines de la fin du siècle, les articles biographiques consacrés à Napoléon Bonaparte et à Abraham Lincoln côtoient ceux dédiés aux nouveaux barons de l’industrie que sont par exemple Philip Armour et Andrew Carnegie. Progressivement, les photographies des vivants remplacent les lithographies des morts, et les portraits consacrés aux membres de l’élite entrepreneuriale contemporaine s’imposent comme les plus nombreux. Analysant les articles de la presse américaine du tournant du siècle, l’historien Theodore P. Greene constate ainsi : « Tout jeune Américain calculant ses chances de gloire personnelle dans diverses professions pouvait conclure de la lecture des magazines que les affaires offraient la meilleure opportunité de se faire une place dans le monde. […] Les biographes se sont appliqués à souligner qu’en Amérique les affaires assurent des possibilités d’action héroïque bien plus vastes que la politique2. »

L’incursion de l’entrepreneur dans l’imaginaire héroïque national reste toutefois très imparfaite. Assurément, certains célèbrent en lui le capitaine d’industrie ; mais d’autres, dans le même temps, fustigent le baron voleur. De multiples articles dénoncent les fortunes indues, bâties sur des manipulations financières et prospérant par l’exploitation d’une main-d’œuvre ouvrière complètement paupérisée. À la rubrique des scandales, on raille les extravagances de ces nouveaux riches, retirés dans leurs manoirs ou sur leurs yachts, engloutissant des sommes colossales dans des fêtes somptueuses par lesquelles ils tentent vainement de singer les fastes de l’aristocratie européenne.

Dans la presse satirique, très influente à l’époque, ces « barons » apparaissent sous les traits de géants insatiables, de créatures monstrueuses cannibalisant l’économie nationale3. Cette iconographie illustre l’inquiétude suscitée par l’émergence de vastes empires industriels et financiers dans l’Amérique de la fin du XIXe siècle. Au fil des fusions et des alliances, certaines entreprises prennent en effet le contrôle de secteurs clés de l’économie nationale, comme la banque, les chemins de fer, le pétrole, les mines et la sidérurgie. Au fil des crises, les plus puissants s’approprient des ressources toujours plus vastes aux dépens de petits producteurs financièrement vulnérables. En 1904, quelques dizaines d’entreprises américaines contrôlent ainsi chacune plus de 70 % de leur marché4. Le pouvoir accumulé par les grands entrepreneurs de la fin du XIXe siècle s’étend jusqu’à la sphère politique. En finançant des campagnes électorales, en soudoyant des politiciens et en entretenant des centaines de lobbyistes au Congrès, les barons voleurs réussissent à infléchir le processus législatif dans un sens conforme à leurs intérêts5.

Lorsque John Jacob Astor, alors l’homme le plus riche des États-Unis, meurt en 1848, il laisse derrière lui une fortune évaluée à 20 millions de dollars. Son entreprise n’a jamais compté qu’une poignée d’employés et tenait ses quartiers dans une suite d’hôtel où ne s’affairaient que quelques commis. Cinquante ans plus tard, lorsque J. P. Morgan rachète à Andrew Carnegie la United States Steel Corporation, celle-ci est capitalisée à hauteur de 1,4 milliard de dollars6 et commande aux destins de milliers de personnes. En l’espace de quelques décennies, l’économie américaine a subi d’immenses bouleversements. Le pays s’est affirmé comme le plus grand producteur mondial de charbon, de pétrole, de fonte, d’acier, d’or et de produits manufacturés, devançant la Grande-Bretagne et toutes les autres vieilles puissances européennes. La population a doublé entre 1875 et 1900, notamment sous l’impulsion d’une immigration massive qui a fourni aux entreprises une réserve de main-d’œuvre inépuisable et bon marché. L’essor du capitalisme industriel américain a considérablement éprouvé les populations : des crises régulières les ont plongées dans le chômage, de nombreux mouvements de grève ont éclaté qui ont été réprimés dans le sang.

En mettant en scène les grands entrepreneurs du rail, de la sidérurgie et du pétrole, en inventant l’« entrepreneur-métonymie » dont nous discutions précédemment, les journaux et magazines ont amené les populations à se représenter le marché. En personnifiant, en dramatisant, en théâtralisant, en allégorisant, ils ont donné du sens aux mouvements confus et anonymes de la modernité capitaliste7. Ils ont également permis de révéler les angoisses qui étrillaient la nation américaine. La démocratie jeffersonienne de petits propriétaires terriens, d’artisans et de boutiquiers poursuivant un idéal d’autonomie et d’indépendance est brusquement devenue une puissance industrielle où quelques grandes entreprises enrégimentent une masse de travailleurs prolétarisés et coordonnent l’économie à l’échelle continentale. Cette métamorphose sape les fondements philosophiques de la culture nationale américaine, sa foi sacrée en la puissance de l’individu.

Les gagnants de cette grande transformation doivent donc résoudre un problème : comment légitimer le nouvel ordre imposé par le capitalisme industriel et financier ? Comment réinstituer en son sein l’idéal traditionnel de l’individualisme de marché ? Pour construire leur nouveau récit et éteindre cette crise identitaire, les capitalistes et leurs alliés peuvent s’appuyer sur tout un héritage. Depuis des siècles, le monde anglo-saxon a consacré à la réussite une littérature abondante. On en retrouve les surgeons aux États-Unis tout au long du XIXe siècle, et particulièrement après la guerre de Sécession. Cette littérature prend des formes multiples : il peut s’agir de manuels, d’essais, mais aussi de romans et de biographies. L’édification par l’exemple y tient une place centrale : qu’ont en commun les grands hommes de l’histoire, qu’ils soient militaires, artistes ou entrepreneurs ? Il ne s’agit pas pour ces ouvrages d’égrener les conseils pratiques ou techniques, mais de célébrer des vertus et des attitudes communes face à la vie. On retrouve dans cette littérature le même ensemble de traits, une formule très statique que Richard Huber a appelée le « gospel de l’éthique du caractère8 ».

Le héros à imiter est invariablement présenté comme un homme industrieux, honnête, persévérant, résolu, ordonné, sobre et patient. Il s’agit pour le lecteur de conquérir méthodiquement ces vertus, d’atteindre cet idéal qui lui assurera maîtrise et prospérité. On reconnaît facilement dans ce portrait type l’influence de l’un des pères fondateurs de la nation américaine : Benjamin Franklin. Plusieurs de ses œuvres ont connu, de son vivant comme après sa mort, un immense succès. Dans Poor Richard (1732-1758), il distille les maximes vantant le labeur, la frugalité et l’épargne. Dans ses Mémoires (1791), il professe l’autodiscipline et l’esprit de responsabilité, en prenant son propre parcours en exemple. Bien des ouvrages postérieurs, parmi lesquels plusieurs best-sellers américains du XIXe siècle, ne semblent faire que paraphraser ces écrits. Mais ne prêtons pas à Franklin ce pouvoir créateur que nous dénoncions comme fallacieux tout à l’heure. Selon Richard Huber, ce dernier n’a fait que saisir des idées dans l’air du temps : « Son idéologie bourgeoise circulait massivement en Angleterre bien avant son époque et était fort répandue avant lui en Amérique où elle imprégnait l’esprit des colons9. » Bien des commentateurs ont par ailleurs vu dans ses écrits une reformulation séculière du vieil ascétisme protestant, pour lequel la culture de la sobriété permet à l’homme d’échapper à la dépravation et d’atteindre la grâce et le salut. « Les doctrines de Franklin se retrouvent presque textuellement dans les sermons et les essais des dizaines de prédicateurs ayant éduqué les marchands de Londres de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle10. » L’œuvre de Franklin, et de manière générale toute la littérature du succès qui lui fait suite, diffère cependant du dogme protestant sur de nombreux points, notamment concernant les finalités de l’ascétisme. Il s’agit moins de rendre gloire à Dieu que d’atteindre une sorte de perfection morale. La littérature du succès semble ainsi ouvrir une voie propre à un ethos strictement bourgeois et intramondain, valorisant la mobilité et l’ambition individuelles per se.

Selon cette littérature, le caractère explique le succès et peut être travaillé, modelé. Cette prémisse se lit dans de nombreuses expressions triviales : self-making, self-improvement, character building… Toutes indiquent un pouvoir de manipulation de l’individu sur lui-même, une capacité innée et universelle à la réussite, qui ne demandent qu’à être révélés par le travail. On peut reconnaître en Benjamin Franklin l’un des initiateurs de la littérature self-help, que l’on désignera plus tard en France sous le nom « développement personnel », dans la mesure où, en plus de célébrer l’éthique du caractère, il propose dans ses livres des outils pour se conformer au modèle. En intégrant dans sa vie une série d’habitudes, de routines, il deviendrait possible de se discipliner pour la réussite. Les efforts du caractère détermineraient les trajectoires sociales. Du travail émergerait un self-made man. Benjamin Franklin lui-même n’en est-il pas la preuve vivante ? Fils d’un savonnier ayant quitté l’école à l’âge de dix ans pour travailler aux côtés de son père, il est devenu imprimeur, éditeur, auteur à succès, inventeur, puis homme d’État et diplomate. Dès le XIXe siècle, Benjamin Franklin a fait l’objet d’un culte national aux États-Unis, comme l’indique ce discours prononcé à l’occasion de l’inauguration de sa statue dans la ville de Boston en 1856 :

Regardez-le […] vous donner un exemple de diligence, d’économie et de vertu, personnifier le succès triomphal qui peut attendre ceux d’entre vous qui le suivront ! Regardez-le, vous qui êtes les plus humbles et les plus pauvres, levez la tête et regardez l’image d’un homme qui s’est élevé à partir de rien, qui ne doit rien à l’héritage ou au patronage, qui n’a pas bénéficié des avantages d’une éducation précoce qui ne vous est pas ouverte, qui a réalisé les tâches les plus ingrates là où il a d’abord été employé, mais qui à la fin de sa vie côtoyait les rois et est mort en laissant un nom que le monde n’oubliera jamais11.

Au XIXe siècle prolifèrent les rags-to-riches stories, ces histoires qui célèbrent l’incroyable ascension des hommes de caractère dans une Amérique neuve, émancipée des pesanteurs de l’aristocratie héréditaire de la vieille Europe. Au premier rang d’entre elles, il y a l’épopée de ces log-cabin presidents, tel Abraham Lincoln, nés dans le dénuement d’une cabane en rondins du Wild West. Il y a aussi l’émancipation de Frederick Douglass, cet ancien esclave autodidacte devenu homme de lettres12. Et il y a surtout, à la fin du siècle, ces grands entrepreneurs partis de rien dont Andrew Carnegie est sans doute la figure de proue. Immigré écossais arrivé aux États-Unis à l’âge de treize ans, il travaille d’abord comme bobineur dans une filature de coton pour 1 dollar la semaine. Il devient ensuite coursier dans une agence télégraphique, où il apprend le morse sur le tas. Homme de confiance d’un entrepreneur des chemins de fer à dix-huit ans, il multiplie les placements financiers et se retrouve chef d’entreprise et millionnaire à seulement trente ans. Il passe le reste de sa vie à bâtir un empire dans la sidérurgie qui fait de lui, à la fin de ses jours, l’homme le plus riche du monde. Les chantres de l’éthique du caractère n’auraient pas pu imaginer meilleur héraut, comme l’illustre cet élogieux article de magazine daté de 1902 :

Son succès fut d’autant plus spectaculaire qu’il fut obtenu avec si peu d’outils au départ ; il ne reposait sur aucun capital, aucune opportunité héritée ; uniquement sur le caractère et la force de l’homme, sur ses capacités à saisir les opportunités, sur son courage, sa stabilité et sa force intellectuelle… Les fondements de l’œuvre de M. Carnegie ont été posés par sa personnalité. On parle souvent de lui comme de l’incarnation exemplaire du self-made man… M. Carnegie a fait sa fortune grâce à ses qualités et avec peu d’aide extérieure13.

Les Américains avaient de quoi être sceptiques face à ce catéchisme, qui pouvait paraître complètement anachronique dans le paysage économique de la fin du XIXe siècle. L’éthique du caractère avait pu faire sens par le passé, lorsque fermiers, artisans et boutiquiers pouvaient concevoir un rapport direct entre leurs efforts individuels et la production de résultats. Mais, dans un monde industriel où la division du travail avait atteint un tel degré de sophistication et où la dépendance au marché semblait totale, il paraissait difficile de croire en la fable selon laquelle il existait un rapport tangible entre effort et richesse. L’éthique du caractère et la célébration de l’amélioration de soi pouvaient continuer de faire illusion dans la bourgeoisie, mais devenaient parfaitement ridicules une fois appliquées aux travailleurs. Comme l’écrit John G. Cawelti, « personne ne pouvait se montrer plus assidu que l’ouvrier de la sidérurgie, avec sa journée épuisante de dix ou douze heures, ou que le fermier qui se casse le dos en travaillant du lever au coucher du soleil. Pourtant, si l’agriculteur ordinaire ou l’ouvrier de l’industrie parvenaient à nourrir et à vêtir leur famille et à atteindre une sécurité économique minimale, il pouvait s’estimer chanceux14 ». On pouvait être tout aussi incrédule en promenant son regard du côté des « barons voleurs », dont la presse dénonçait les escroqueries et le pouvoir corrupteur, et qui étaient par conséquent loin d’incarner l’idéal d’honnêteté et de vertu de l’homme de caractère.

Et pourtant, l’éthique du caractère semblait plus que jamais vivace à la fin du XIXe siècle. Le succès des manuels de réussite (success manuals) en témoigne. Ceux-ci se vendaient par centaines de milliers dans les années 1870 à 1910, avec des dizaines de nouveaux ouvrages apparaissant à chaque nouvelle décennie. Au tournant du siècle circulaient ainsi plus d’une centaine de titres et des millions de copies15. Cette littérature célébrant l’homme de caractère et l’amélioration de soi s’écoulait au porte-à-porte jusque dans les comtés les plus ruraux de l’Ouest, où l’on pouvait dépenser jusqu’à une semaine de salaire pour faire l’acquisition de ces ouvrages parfois très coûteux. Il s’agissait d’une littérature de réassurance, qui se développait en réaction aux bouleversements économiques et se proposait en guide pour leur faire face. Il fallait réaffirmer le credo face aux critiques et aux désenchantés : dans l’Amérique industrielle, le succès récompenserait toujours les audacieux, et l’individu resterait maître de son destin. Cette fonction idéologique apparaît de manière d’autant plus éclatante lorsque l’on sait que, face à ces livres, les réformateurs de gauche et le mouvement populiste, alors très vigoureux, sécrétaient eux aussi leurs best-sellers.

Hommes d’affaires, hommes de volonté

« Les ratés qu’un homme commet dans sa vie sont presque toujours dus à un défaut de sa personnalité, à une faiblesse de corps, d’esprit, de caractère, de volonté ou de tempérament. »

John D. ROCKEFELLER16.

Au tournant du siècle, les apologistes du marché ne se contentent plus de ruminer de vieilles lunes. L’éthique du caractère s’enrichit de nouvelles célébrations. Les antiques appels à la discipline et à l’ascèse s’édulcorent et sont remplacés par des rhétoriques plus en phase avec la modernité. Les exhortations au contrôle de soi laissent progressivement place à la célébration de la volonté. Un nouveau champ lexical s’impose : on parle alors davantage de magnétisme, de pouvoir, de détermination, de vigueur et d’énergie. Il s’agit désormais de débusquer ce pouvoir qui se cache au fond de l’individu, cette force vitale, ce réservoir d’habileté qui ne demande qu’à s’exprimer. Pour trouver en soi ce mystérieux « quelque chose », il faut cultiver une invincible volonté.

Ces nouvelles sensibilités s’expriment bien dans le courant de la Nouvelle Pensée (New Thought), qui apparaît à la fin des années 1890 et qui célèbre le pouvoir de l’esprit sur la matière17. Ce mouvement mêlant religion, psychologie et développement personnel s’amalgame aux littératures de la réussite dont il radicalise les axiomes. Il postule le contrôle total de l’individu sur son destin, faisant du self-make un absolu :

Le succès dans la vie est entièrement dû à la personnalité de l’individu ; à travers l’introspection, les suggestions mentales, la Loi de la Vibration et le pouvoir de l’imagination, chacun peut faire de lui-même ce qu’il veut […]. Vous faites votre propre misère ; vous faites votre propre malheur ; vous faites votre propre pauvreté, tout cela par l’attitude de votre esprit18.

La Nouvelle Pensée diffuse à ses adeptes des enseignements qui sont censés permettre d’atteindre ce contrôle : il s’agit de techniques de manipulation de soi fondées sur la suggestion et la répétition, semblables à la célèbre méthode d’Émile Coué. Outre sa croyance absolue dans le façonnement de soi, ce courant nous intéresse ici en ce qu’il se consacre pleinement à la réussite économique. Comme l’indique un contemporain, « la Nouvelle Pensée était une religion-pour-devenir-riche rapidement (get-rich-quick religion) », « c’était la raison de son attrait. Aucune discipline rigoureuse ne contraignait le culte des fidèles. Ce que la plupart d’entre eux adoraient n’était pas la Nouvelle Pensée mais le succès19 ». La Nouvelle Pensée professait ainsi une correspondance entre la loi de l’attraction et les lois de l’accumulation : pour s’enrichir, il fallait concentrer son esprit sur l’idée d’enrichissement.

Il ne faut pas s’imaginer ces idées recluses dans des marges sectaires. Elles infusent au début du XXe siècle dans la presse grand public, en se mêlant au traditionnel gospel de l’éthique du caractère. Orison Swett Marden, rédacteur en chef du célèbre magazine Success et auteur de multiples manuels de réussite, a par exemple passé sa carrière à conjuguer les deux registres20. Les magazines et journaux de la période présentent la célébrité comme l’être qui s’est rendu maître de lui-même et qui est parvenu à exploiter son plein potentiel. Il ne s’agit plus simplement de célébrer le caractère, mais d’illustrer une thérapeutique et un idéal de développement de soi compatibles à la fois avec le vocable des sciences psychologiques naissantes et avec l’impératif d’efficacité de l’âge industriel21.

Le self-making véhicule une représentation du soi comme matériau à travailler, comme un capital à la disposition de chacun et qu’il faudrait faire fructifier. Certes, les occasions de valoriser ce capital varient selon les situations. La chance et les hasards existent. Mais ces facteurs restent inféodés à la volonté. Dans le jeu de la vie, la chance est le nom que l’on donne aux opportunités, qui finalement n’apparaissent qu’aux individus préparés à les saisir. La réussite comme l’échec sont à mettre au compte de chacun. Aucune force surdéterminante n’est véritablement à même de brider le sort de quiconque22. Si l’entrepreneur a correctement investi dans son soi-capital, il n’y a aucune raison pour qu’il rencontre l’échec. Ainsi, John D. Rockefeller pourra écrire dans ses mémoires :

Les ratés qu’un homme commet dans sa vie sont presque toujours dus à un défaut de sa personnalité, à une faiblesse de corps, d’esprit, de caractère, de volonté ou de tempérament. La seule façon de surmonter ces défauts est de construire sa personnalité de l’intérieur, afin qu’elle puisse, en vertu de ce qui est en elle, surmonter la faiblesse qui a été la cause de l’échec23.

Dans cette vision du monde, la dichotomie fondatrice n’est pas celle opposant les exploiteurs et les exploités, les riches et les pauvres, mais celle séparant ceux qui entreprennent leur vie et ceux qui la subissent, les battants et les autres :

Il n’y a que deux sortes d’hommes au monde : ceux qui naviguent et ceux qui dérivent ; ceux qui choisissent les ports vers lesquels ils voguent, et façonnent habilement et hardiment leur course à travers les mers avec le vent ou contre lui, et ceux qui se laissent porter par les vents et les marées… Les hommes qui naviguent n’attendent pas la fortune ou les courants favorables ; ils ne dépendent que d’eux-mêmes et n’attendent aucun secours des circonstances24.

Lorsque ces littérateurs parlent de « classes », il ne s’agit jamais d’opérer une catégorisation économique, fondée sur la situation occupée par chacun dans un système de production, mais de séparer purement et simplement, par une caractériologie sommaire, les êtres portés par la volonté et ceux qui ne le sont pas. Il n’y a aucune raison de désespérer, cependant, puisque tout un chacun a en soi le pouvoir de passer d’un état à l’autre. Les plus radicaux – et les plus cohérents – de ces apôtres de la volonté vont jusqu’à saisir les raisons de la pauvreté dans la pauvreté elle-même. Ils parlent alors de « complexe de pauvreté », de pauvreté comme « maladie mentale », puisant à l’occasion dans la psychanalyse et ses interprétations de l’inconscient25. Pour les individus capables de réagir, la pauvreté n’est pas à concevoir comme une condition malheureuse dont on ne pourrait que péniblement s’extraire. C’est au contraire, sous la plume de très nombreux auteurs et personnalités du tournant du siècle, un avantage dans la conquête de la volonté. Les magnats Rockefeller et Carnegie s’entendent sur ce point :

Les fils de parents riches ne font pas le poids lorsqu’ils entrent en compétition avec les gaillards qui viennent de la campagne, avec toute leur détermination à faire leur place dans le monde26.

 

Un panier plein d’obligations [financières] est le plus lourd panier qu’un jeune homme ait jamais eu à porter. Il chancelle généralement sous son poids. […] La grande majorité des fils d’hommes opulents sont incapables de résister aux tentations auxquelles la richesse les soumet et sombrent dans des vies indignes. Je maudirais presque un jeune homme plutôt que de l’encombrer du dollar tout-puissant27.

Lorsque, dans les pages des magazines, on fait le portrait d’un entrepreneur né dans l’aisance, il est souvent mentionné que celui-ci a réussi malgré ses avantages28. L’opulence érode la volonté, et l’on ne peut attendre d’un enfant dorloté par une armée de serviteurs et choyé par des parents trop indulgents qu’il devienne un véritable homme de caractère. S’il existe des hommes favorisés par le destin, ce sont en réalité les pauvres. Contraints dès le plus jeune âge de surmonter des obstacles, ils se forgent un caractère dans la bataille. Là encore, Carnegie et Rockefeller sont à l’unisson :

Le pauvre garçon est dans une position d’avantage imprenable. Il est mieux loti que le fils du riche, car il est prêt à faire ce que celui-ci ne fera pas, ou rarement ; c’est-à-dire plonger ses mains dans le cambouis et apprendre un métier par la base. C’est sur eux, fils d’Américains hardis, que nous comptons pour prolonger dans l’avenir les progrès du présent29.

 

Il est à la mode aujourd’hui de pleurer la pauvreté comme un mal, de plaindre le jeune homme qui ne naît pas avec une cuillère en argent dans la bouche ; mais je souscris de tout cœur à la doctrine du président Garfield, selon laquelle « la condition la plus riche dans laquelle un jeune homme puisse naître est la pauvreté ». Abolissez la pauvreté, et qu’adviendra-t-il de la race ? Le progrès, le développement cesseraient. […] Abolissez le luxe, s’il vous plaît, mais laissez-nous le sol sur lequel seuls poussent les vertus et tout ce qui est précieux dans le caractère humain : la pauvreté, l’honnête pauvreté30.

Tous deux ne font qu’exprimer l’air du temps. L’« école de la pauvreté » est un véritable lieu commun, que l’on retrouve dans un nombre considérable de sermons, de discours, d’articles, de romans, de manuels et de biographies du début du siècle. La pauvreté y est décrite dans un style à la fois pathétique et héroïque qui accompagne très souvent une célébration primitiviste de la ruralité. L’entrepreneur à succès, on en est sûr, vient de la campagne, où il a respiré le bon air, les pieds solidement ancrés dans la glaise. Le garçon de la ville, lui, est trop souvent englouti par la jungle urbaine et ses vices. On verra plus loin dans ce chapitre à quel point cette célébration de la saine pauvreté relève du folklore et ne correspond en rien aux véritables trajectoires des Américains du début du siècle. Constatons pour l’instant qu’elle permet d’inscrire la nouvelle économie dans les cadres rassurants de la tradition américaine31. À travers ces idées, le marché apparaît finalement comme un opérateur de justice, plaçant les hommes à hauteur de leur propre volonté, les récompensant en proportion de leurs efforts. Certes, l’économie américaine a subi un grand bouleversement, mais les fondamentaux de l’individualisme de marché restent inchangés. Les meilleurs, l’aristocratie naturelle, continuent de se révéler, et les imméritants, d’être châtiés. L’idéal protestant du caractère est préservé : la richesse est en quelque sorte une sanctification. Mais comment expliquer alors l’énorme écart de fortune séparant le magnat de l’artisan ? La volonté d’un Carnegie ou d’un Rockefeller est-elle à ce point supérieure ?

Aussi démocratiques qu’ils se présentent, les partisans de la modernité capitaliste ont besoin d’une pensée de l’élite. Ils l’alimentent en allant piocher dans les théories évolutionnistes alors très en vogue. Le darwinisme social permet de comprendre la vie économique comme un processus structuré par la lutte pour l’existence, où seuls survivent les plus aptes. Les magnats de l’industrie seraient en conséquence ces hommes consacrés par les lois naturelles du progrès. Il est cependant délicat pour les commentateurs de reprendre en bloc les principes du darwinisme social : ceux-ci s’inscrivent trop directement en faux par rapport à l’éthique traditionnelle du caractère. L’homme est, dans ce système de pensée, décrit comme un être égoïste et destructeur. Quand bien même le processus conduirait in fine au progrès général, la théorie décrit un monde bafouant les principes élémentaires de la morale chrétienne et peu à même de persuader l’opinion publique de sa bienfaisance32.

Loin de s’approprier complètement les idées du darwinisme social, les défenseurs de l’industrie les importent par petites touches, reprenant çà et là quelques formules consacrées. Ils évoquent par exemple, à l’appui de leurs arguments, les lois du développement humain et le progrès de la race. Ce panachage nous amène à constater que la littérature du succès est loin de former un tout idéologiquement homogène. Bien au contraire, celle-ci assemble des idées parfois très contradictoires. On repère dans la plupart des écrits une ligne de tension entre célébration forcenée de l’égalité et reconnaissance résignée de l’inégalité. On nous décrit un monde tout à la fois mû par le chaos des énergies et harmonisé par des lois immuables ; un monde où tous peuvent devenir de grands entrepreneurs, mais où les grands entrepreneurs restent des êtres hors norme. Il ne faut toutefois pas négliger ce derrière quoi cette littérature disparate, tantôt démocratique, tantôt aristocratique, s’unit. Des plus généreux humanistes aux plus féroces monopoleurs, tous défendent une vision antimatérialiste de l’économie. Qu’il contribue à bâtir une nation, qu’il accomplisse un divin dessein ou qu’il s’ébatte égoïstement dans l’art des combinaisons, l’entrepreneur demeure un esprit en action et un irréductible individu. « Le matérialiste, explique Ralph Waldo Emerson, insiste sur les faits, sur l’histoire, sur la force des circonstances et les besoins animaux des hommes ; l’idéaliste sur le pouvoir de la Pensée et de la Volonté, sur l’inspiration, sur le miracle, sur la culture individuelle33. » Dans cette opposition, la littérature du succès évolue toujours du même côté de la barrière.

Andrew Carnegie est dans l’imaginaire américain du début du siècle ce self-made man qui, partant de rien, a bâti un vaste empire dans la sidérurgie. Il est aussi celui qui, en tant que magnat de l’industrie, a théorisé son propre rôle historique. Dans un article célèbre, nommé L’Évangile de la richesse34, il a exposé une doctrine conciliant les grandes idées de son temps. On y retrouve amalgamés l’éthique du caractère héritée des pères fondateurs, de grandes lois économico-civilisationnelles dérivées de l’évolutionnisme, certains aspects de la philosophie pragmatiste, des survivances religieuses et des justifications théocratiques. Dans son Évangile, Carnegie décrit un monde guidé vers le progrès par la loi naturelle de la concurrence, qui récompense les entreprises les plus aptes :

Dure parfois pour l’individu, [la loi de la concurrence] convient le mieux à la race, puisqu’elle assure la prédominance au plus capable, dans chacune des branches de l’activité humaine. L’inégalité des situations, de même que la concentration, dans les mains de quelques-uns, des affaires industrielles ou commerciales, et la loi de concurrence qui en résulte pour eux sont autant de conditions qui nous sont imposées ; nous en retirons le bénéfice, tout en assurant le progrès de notre race.

Si des hommes d’affaires comme Carnegie ou Rockefeller accumulent des fortunes vertigineuses, c’est parce qu’ils possèdent un talent prodigieux pour l’administration et le management, qui leur permet de diriger les forces productives de la manière la plus efficace :

Il est rare, en effet, de trouver réunies, dans un même homme, les qualités qui font le bon organisateur et le bon directeur, et ces qualités sont si précieuses que celui qui les possède en tire invariablement un grand bénéfice. […] Les hommes capables créent rapidement des capitaux, qui fondent tout aussi rapidement dans les mains des incapables.

Sans de tels hommes, innovations et capitaux seraient gelés, et l’humanité se retrouverait paralysée dans sa marche vers le progrès. La concentration des richesses relève d’un processus évolutif dont bénéficie l’humanité tout entière. S’opposer à ce processus, désobéir à ses lois, c’est se condamner à l’échec :

Le socialiste et l’anarchiste qui voudraient bouleverser l’état social actuel s’attaquent, par le fait, à la base même de notre civilisation, qui a pris son essor à partir du jour où l’ouvrier capable et industrieux a dit à son compagnon ignorant et paresseux : « Si tu ne sèmes pas, tu ne dois pas moissonner. » Cette séparation des bourdons et des abeilles a mis fin au communisme primitif. Quiconque approfondit ce sujet arrive bientôt à cette conclusion : la civilisation n’est possible que si la propriété est sacrée […]. Pourquoi travailler à détruire le type humain le plus parfait jusqu’à ce jour, sous prétexte qu’il n’est pas à la hauteur de notre idéal ? Saper l’individualisme, le droit de propriété, la loi de concurrence et l’accumulation des richesses qui en est la conséquence, c’est sacrifier le résultat le plus net de l’expérience humaine, et stériliser le sol dont l’humanité a tiré ses meilleurs fruits.

C’est un processus impersonnel qui a placé le grand entrepreneur au centre du mouvement de l’histoire. C’est en vertu de ses capacités supérieures à administrer les richesses qu’il se retrouve finalement en responsabilité. Homme de pouvoir, l’entrepreneur à succès est d’abord un dépositaire : il est chargé par la communauté de réinvestir le produit de ses efforts. Il doit exercer cette responsabilité gravement, en respectant la morale des pères :

Le devoir du riche peut donc se résumer ainsi : sa vie sera modeste et sans faste, exempte d’ostentation ou d’extravagance. Toujours prêt à subvenir, dans une juste mesure, aux besoins légitimes de ceux qui dépendent de lui, il devra considérer le surplus de ses revenus comme un fonds, qui lui est simplement confié pour l’administrer sagement. Il se croira strictement tenu de l’employer à ce qui lui paraît le plus propre à procurer à la communauté de bienfaisants résultats. […] Nous travaillerons ainsi pour le bonheur de nos concitoyens. C’était le but de la vie du Christ et l’essence de sa doctrine ; nous travaillerons dans cet esprit, mais avec les moyens de notre époque.

La responsabilité de l’entrepreneur vis-à-vis de l’humanité justifie sa férocité dans les affaires. Plus ses profits seront élevés et plus l’entrepreneur pourra remplir son rôle historique. Il investira le surplus non dans l’augmentation des salaires – ceux-ci seraient à coup sûr dilapidés – mais dans une œuvre philanthropique. En construisant des bibliothèques, des universités, des salles de concert et des églises, il augmentera le bien-être général et mettra à la portée de la communauté « les échelles par lesquelles ceux qui le désirent peuvent s’élever » :

Tel est, pour moi, le véritable Évangile de la richesse. C’est l’observation de ses préceptes qui résoudra un jour le problème du riche et du pauvre, et donnera la paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté.

Dans cette vision conciliatrice, la loi de la concurrence n’équivaut pas à la guerre de tous contre tous, comme l’écrivent certains évolutionnistes. La lutte des classes n’est pas davantage le moteur de l’histoire, comme le prétendent les socialistes, mais un simple malentendu, une brouille qui sera close lorsque le capitaliste et le travailleur auront compris qu’ils ne sont rien l’un sans l’autre.

Barons voleurs ou capitaines d’industrie ?
La réhabilitation des entrepreneurs

« Ce serait une grave erreur pour la communauté que de tirer sur les millionnaires, car ce sont les abeilles qui font le plus de miel et contribuent le plus à la ruche, même après s’être rassasiées. »

Andrew CARNEGIE35.

À bien y regarder, les années 1890 à 1910 marquent l’émergence aux États-Unis d’un nouveau récit légitimateur autour de la figure du grand entrepreneur. Andrew Carnegie en est l’un des artisans. Selon l’historien Alun Munslow, l’auteur de L’Évangile de la richesse a contribué à résoudre la crise hégémonique de l’élite capitaliste en réécrivant l’intrigue qui se joue autour de l’entrepreneur36. D’après son biographe David Nasaw, Carnegie « a fourni un antidote idéologique aux protestations socialistes, anarchistes, communistes, paysannes et ouvrières contre la répartition inégale des richesses en faisant valoir que le bien commun était mieux servi en permettant à des hommes comme lui d’accumuler et de conserver d’énormes fortunes37 ». Il ne faut toutefois pas s’imaginer l’entrepreneur-théoricien Carnegie esseulé dans ses efforts de reconceptualisation et de légitimation de la nouvelle élite entrepreneuriale américaine. La grande presse, d’où semblaient pourtant venir les coups, a, elle aussi, beaucoup œuvré à la réhabilitation.

En jetant un regard trop rapide sur cette période de l’histoire américaine que l’on appelle l’ère progressiste, on est tenté de se représenter la grande presse de l’époque comme la puissance qui mène la charge contre le big business. On met souvent en exergue la célèbre série d’articles de la journaliste Ida Tarbell consacrés à la Standard Oil qui ont fait grand bruit lorsqu’ils ont commencé à paraître en 1903 dans McClure’s Magazine. Y étaient dénoncées de multiples manœuvres relevant de la tromperie, de la corruption et de l’intimidation. Rétrospectivement, on voit parfois dans ces articles le détonateur qui a conduit au démantèlement de la Standard Oil par la Cour suprême38. Tout au long des années 1900, on pouvait lire dans Cosmopolitan ou Munsey’s des dénonciations similaires des méfaits des trusts. Mais l’on trouvait aussi dans ces mêmes magazines des articles bien plus enjôleurs et favorables au nouvel ordre industriel. Avant de publier l’enquête de Tarbell sur la Standard Oil et Rockefeller, McClure’s avait consacré au magnat de l’agroalimentaire Philip Armour un portrait très élogieux. Cosmopolitan avait certes publié des articles dénonçant les « propriétaires de l’Amérique », la classe ploutocratique et les menaces qu’elle faisait peser sur la démocratie américaine39, mais avait aussi diffusé de nombreuses biographies d’entrepreneurs célébrant avec enthousiasme le pouvoir créateur des « capitaines d’industrie ». « Les biographies de Cosmopolitan, résume Theodore Greene, ne donnèrent aucune raison de croire que ses hérésies socialistes occasionnelles trahissaient un quelconque manque de foi en l’individu tout-puissant et en le succès40. »

Tout en livrant des enquêtes dénonciatrices, la grande presse a continué de bâtir le mythe de l’entrepreneur, célébrant les promesses de cet être créateur, visionnaire et synonyme de progrès. Le traitement qu’elle a réservé à John D. Rockefeller tout au long des années 1900 illustre bien cette ambivalence. Certes, Rockefeller a construit sa fortune sur les ruines des concurrents qu’il a anéantis, mais on peut aussi voir en lui un bâtisseur industrieux, qui a consacré sa vie à l’édification d’une entreprise performante et redoutable d’efficacité. Certes, Rockefeller a accumulé une fortune personnelle inouïe, mais, plus encore, il a enrichi la nation américaine tout entière, en la positionnant au sommet de la lutte pour la suprématie économique dans le monde. « Ensemble, analyse l’historien des médias Charles L. Ponce de Leon, les magazines pro-business et progressistes comme Collier’s et McClure’s ont façonné un nouvel archétype qui a peu à peu remplacé la figure du baron voleur dans le discours public : l’homme d’État industriel [the industrial statesman]41. » Cet homme d’État, ce capitaine d’industrie célébré par la presse, représente l’ultime incarnation de l’homme de caractère et de volonté tant discuté par la littérature de la réussite depuis un siècle. Par ses talents extraordinaires, qui le rendent capable d’inventer, d’administrer et d’investir bien mieux que les autres, il forme, avec ses égaux, une nouvelle aristocratie économique. Au-delà de sa réussite économique personnelle, il sert l’industrie en perfectionnant son organisation et en améliorant ses rendements. Il sert l’humanité, même, en inventant des objets qui améliorent son confort et ses possibilités. Thomas Edison est, dit-on alors, l’entrepreneur-créateur sans lequel nous n’aurions ni phonographe ni ampoule électrique. La création, la vision, le génie : on reconnaît là bien des topoï qui ont fait souche et que l’on a analysés en détail dans les précédents chapitres, à travers le cas de Steve Jobs. Il y en a un autre : l’opposition, déjà structurante, entre l’entrepreneur et le capitaliste. La presse de l’époque a ses bons entrepreneurs – Thomas Edison, George Westinghouse, mais aussi Andrew Carnegie et, sur le tard, John D. Rockefeller –, qu’elle oppose aux mauvais capitalistes – les financiers J. P. Morgan et Jay Gould – qu’on ne peut décemment pas sauver de la critique. Ces derniers ne sont pas les pères d’empires industriels appelés à durer, mais des aventuriers vivant de combines et de spéculations. Ils n’ont pas consacré leur vie à une œuvre économique, mais se sont laissés aller à une folle cupidité. Ce sont des vampires et non des créateurs. On le voit bien à travers cette dichotomie : il ne s’agit pas pour la presse de critiquer le système capitaliste, mais de fustiger le manque de moralité de quelques agents corrupteurs et malfaisants. La corruption, la collusion, la tromperie, le monopole ne sont pas les conséquences d’un système, mais les péchés de quelques-uns. Le critère moral permet de séparer le bon grain de l’ivraie. Pour être célébré tel un juste, il faut pour l’entrepreneur se conformer aux normes de la respectabilité bourgeoise, se montrer conscient de ses responsabilités sociales.

Le discours médiatique accompagnant l’essor des grandes entreprises et de leurs dirigeants au tournant du siècle n’a donc rien de la critique socialiste radicale. Dans le magazine satirique Puck, aux côtés des caricatures de Jay Gould et de John D. Rockefeller, on pouvait aussi voir des images dénonçant les grèves, représentant l’anarchisme et le syndicalisme sous des formes diaboliques, et le socialisme comme le fait de dangereux agitateurs étrangers. McClure’s, tout en publiant l’enquête de Tarbell à propos de la Standard Oil, donnait également à lire des articles à charge contre les syndicats et revendiquant pour les ouvriers le « droit de travailler42 ». Plusieurs facteurs expliquent la « modération » des grands titres de presse : ceux-ci étaient eux-mêmes possédés par de riches entrepreneurs (Frank A. Munsey, S. S. McClure et John Brisben Walker pour Cosmopolitan) ; leur modèle économique, structuré autour des recettes publicitaires, les plaçait dans un rapport de dépendance vis-à-vis de leurs annonceurs ; ils s’adressaient à un public majoritairement bourgeois et à une classe managériale émergente largement ralliée au capitalisme industriel43. Le progressisme américain du tournant du siècle était le fait des petite et moyenne bourgeoisies : il tentait de concilier les intérêts des travailleurs et des capitalistes par une politique du juste milieu pétrie de victorianisme44. « Les politiciens et hommes d’affaires avisés, conscients que le désir de réforme du public n’allait pas s’éteindre à force de silence ou de mépris […], ont vu que, dans l’ensemble, McClure’s ne constituait pas une menace sérieuse pour l’ordre établi. Si le magazine employait un ton viril, c’est parce que la corruption était si profondément ancrée dans le corps politique que même des enquêtes partielles suffisaient à faire apparaître des preuves saisissantes de désordre45. »

Pour l’entrepreneur soucieux d’améliorer son image, la meilleure attitude à adopter n’était pas de bouder la presse, ni de la combattre, mais de la traiter en alliée. Puisque la presse vivait de plus en plus du théâtre des célébrités, l’opportunité était donnée à celles-ci de coécrire leurs propres légendes. En entretenant avec les journalistes un adroit commerce, il était possible de devenir l’entrepreneur de sa propre image. Andrew Carnegie a été l’un des premiers grands capitalistes à s’être ainsi proposé aux médias. En prenant beaucoup de liberté avec les faits, il a essaimé son récit de pauvre enfant immigré parvenu au sommet de la vie des affaires. « Au tournant du siècle, son histoire, rabâchée dans ses propres articles, livres et discours, puis paraphrasée dans des douzaines d’interviews et de portraits, était devenue très connue46. » Homme de finance et d’industrie, Carnegie s’est posé en penseur et en philanthrope. On pouvait l’entendre à tout propos, discutant de sujets aussi variés que la question irlandaise, le système bancaire états-unien ou les relations internationales. Carnegie semblait avoir compris ce que recherchaient les journalistes de son temps. Ceux-ci ne se contentaient pas de rapporter des faits ; ils voulaient aussi raconter des histoires, peupler leurs articles de personnages truculents, relayer des déclarations spectaculaires. Avec eux, il fallait se faire à la fois comédien et prophète. Carnegie était pour les journalistes ce que l’on peut appeler un bon client. Imprévisible, il tenait parfois des propos favorables au socialisme et au syndicalisme qui le faisaient passer pour un iconoclaste et un extravagant. Il passait aussi très bien à l’image, avec sa petite taille, son air bonhomme, ses yeux rieurs et sa barbe blanche à la saint Nicolas. Carnegie a été précédé de peu sur la scène médiatique par un autre entrepreneur, Thomas Edison, qui a connu une soudaine notoriété à la fin des années 1870. Là aussi, le pittoresque a eu son importance. Recevant les journalistes dans ses ateliers avec des cheveux décoiffés, une chemise tachée et des chaussures pleines de boue, Edison entrait parfaitement dans le rôle du savant distrait, de l’inventeur génial absorbé par sa mission. On l’interrogeait tel un oracle, et lui, « pontifiant à la demande47 », partageait ses foudroyantes visions des technologies qui révolutionneraient bientôt le quotidien. En présentant ses travaux à la presse, Edison savait entretenir l’excitation et le suspense chez les journalistes, et leur laisser croire qu’il avait réussi bien plus que ce qu’il avait accompli en réalité. L’essentiel pour eux n’était pas, de toute façon, de vérifier la scientificité de ses assertions, mais d’alimenter le feuilleton de cet inventeur haut en couleur.

Si Carnegie et Edison ont mené eux-mêmes leur storytelling entrepreneurial, d’autres grands entrepreneurs de l’époque se sont entourés d’agents de presse et de conseillers en relations publiques. C’est le cas de John D. Rockefeller qui, sous le feu des critiques tout au long des années 1880-1890, a d’abord engagé un pasteur baptiste, Frederick Gates, pour le conseiller dans ses bonnes œuvres. Ce dernier l’a persuadé de mettre en place une véritable politique de relations publiques en s’entourant de professionnels, dont son premier agent, Joseph I. C. Clarke, un ancien rédacteur en chef du New York Herald. « Peu de temps après, [Clarke] faisait affluer les journalistes pour des interviews légères et joviales avec Rockefeller, au détour d’une partie de golf pendant laquelle le magnat se laissait complaisamment aller à quelques observations lapidaires sur des sujets d’actualité. Des articles ont dès lors commencé à paraître avec des titres comme “Le visage humain de John D. Rockefeller”. » Comme l’indique son biographe Ron Chernow, Rockefeller semblait bien avoir compris que les enquêtes à charge publiées dans les grands journaux ne représentaient pas une réelle menace : « Rockefeller pensait que la fougueuse ardeur de la presse se calmerait rapidement. Il savait que les nouveaux médias de masse incarnaient le capitalisme des grandes entreprises qu’ils dénonçaient et ne pouvaient donc pas soutenir les critiques radicales bien longtemps. Comment de grands barons de la presse comme Joseph Pulitzer auraient-ils pu mener une croisade contre leurs propres intérêts48 ? »

Résilience du mythe et panthéonisation des grands entrepreneurs

« Aux États-Unis, où l’on a plus de terres que d’habitants, il n’est pas du tout difficile pour des personnes en bonne santé de gagner de l’argent. »

P. T. BARNUM49.

Le mythe de l’entrepreneur self-made, mû par sa seule volonté, avait donc dès le XIXe siècle de très nombreux et puissants porte-voix : une myriade d’écrivains cultivant une mystique du succès ; la presse, conservatrice comme progressiste, acquise à l’individualisme de marché ; et les grands entrepreneurs eux-mêmes, défendant leur rôle supérieur dans l’économie nouvelle… Face à cet imaginaire, cependant, pas de crédulité générale : très tôt, divers essayistes ont tenté de défaire le mythe, en arguant que les opportunités expliquent bien davantage la réussite que les capacités. De multiples critiques sont apparues dès les années 1880, qui ont ensuite été confirmées dans leurs intuitions par l’émergence des études statistiques sur la mobilité sociale. Entre les années 1920 et 1940, plusieurs articles publiés dans des revues scientifiques se sont attachés à décrire les conditions de la réussite50. En constituant des échantillons représentatifs de la population des grands entrepreneurs américains, ils ont mis très nettement en lumière plusieurs déterminants. Ils ont notamment montré que les entrepreneurs américains ayant fait fortune au XIXe siècle étaient, dans une extrême majorité, des hommes blancs nés aux États-Unis et implantés dans les États du Nord-Est (Nouvelle-Angleterre, New York et Pennsylvanie), d’origine anglo-saxonne et de religion protestante. La plupart avaient grandi à la ville, au sein de familles de commerçants, de banquiers, d’industriels et d’employés. Ils avaient rarement travaillé avant l’âge de seize ans, mené des études relativement longues et généralement commencé leur carrière professionnelle en exerçant des fonctions de vendeur, de comptable ou d’employé de bureau. Comme le remarquent alors les sociologues, ce portrait type jure avec l’image d’Épinal de l’enfant en haillons devenu millionnaire. « Les fils d’immigrés et les pauvres garçons de ferme devenus entrepreneurs ont toujours été beaucoup plus visibles dans les livres d’histoire que dans la véritable élite américaine51 », ironise ainsi William Miller.

Par ailleurs, les quelques cas d’enfants pauvres devenus richissimes ne relèvent pas de l’apparition spontanée : ils s’expliquent eux aussi par des circonstances favorables. Andrew Carnegie incarne, on l’a vu, la success story la plus édifiante : celle d’un enfant travaillant dans une filature de coton et évoluant pour devenir, à force de persévérance, l’un des plus puissants entrepreneurs des États-Unis. La famille Carnegie, émigrée d’Écosse, était certes dépourvue de ressources économiques, mais pas de capitaux culturels et sociaux. Andrew Carnegie était issu d’une famille d’artisans cultivés et de radicaux. Son oncle lui avait notamment transmis le goût pour l’argumentation politique et la poésie. En arrivant aux États-Unis, le jeune Carnegie savait assez d’arithmétique pour occuper un emploi de clerc. C’est grâce aux réseaux familiaux qu’il réussit à se faire employer comme coursier dans les milieux de la bourgeoisie d’affaires de Pittsburgh. Il occupait alors une position stratégique, transmettant les messages des entrepreneurs et des politiciens les plus importants de la ville. C’est à cette occasion qu’il se fit remarquer par Tom Scott, un dirigeant de la Pennsylvania Railroad Company, dont il devint le secrétaire puis le bras droit. Ce mentorat fut absolument déterminant : Scott, expert en comptabilité analytique, transmit à Carnegie tout un savoir gestionnaire sur lequel ce dernier bâtit sa carrière. Il l’initia aussi à la finance, notamment en lui prêtant les fonds nécessaires à ses premiers investissements. Andrew Carnegie commença sa vie professionnelle dans une position on ne peut plus opportune : les compagnies de chemin de fer étaient, au milieu du XIXe siècle, la force motrice du développement économique américain, et la jeune Pennsylvania Railroad Company, qui allait devenir l’une des entreprises les plus importantes du pays, avait besoin de cadres. Au cœur de ses réseaux, Carnegie posa les jalons de sa fortune en exploitant tout au long des années 1850 et 1860 des informations privilégiées, en un temps où le délit d’initié ne faisait pas encore l’objet de sanctions52.

On relève ici aussi un effet de génération. Andrew Carnegie, John D. Rockefeller, Jay Gould, J. P. Morgan et bien d’autres entrepreneurs ayant marqué l’histoire américaine sont nés dans les années 1830, c’est-à-dire juste à temps pour bénéficier d’une série de fenêtres d’opportunité. La première d’entre elles a été la guerre de Sécession. Jeunes entrepreneurs pendant le conflit, tous ceux qui allaient constituer dans les décennies suivantes les nouvelles grandes fortunes du pays ont profité des possibilités commerciales ouvertes par cette guerre civile. Certains ont spéculé sur l’or et les matières premières ; d’autres ont fourni à l’armée des uniformes, des provisions, des armes ou des moyens de transport. Lorsque l’Union gagne la guerre en 1865, sa victoire est celle du capitalisme industriel et financier. La politique que le gouvernement met alors en place offre un pouvoir considérable aux milieux d’affaires du Nord et de l’Est. Réforme du système fiscal, organisation du système bancaire national, érection de barrières douanières, construction de lignes de chemin de fer à l’échelle continentale, colonisation de peuplement à l’Ouest, importation d’une abondante masse de travailleurs… L’ensemble de ces mesures ouvrent à certains entrepreneurs de gigantesques opportunités d’enrichissement. Pour construire son réseau ferré, le gouvernement offre aux compagnies ferroviaires des subventions publiques, des prêts très généreux ainsi que d’immenses concessions foncières. Ces compagnies s’enrichissent alors massivement, en pratiquant la rétrocession des terres, la surfacturation, la spéculation, l’émission de capitaux fictifs et le détournement de fonds. La distribution par le gouvernement d’immenses terres à l’Ouest a donné à de multiples compagnies foncières, minières et forestières la possibilité de s’approprier de vastes ressources naturelles et de se constituer des rentes. En fournissant un tel cadre de prédation, l’État a créé les conditions de la montée en puissance des grandes entreprises. De grandes fortunes allaient nécessairement se constituer ; non pas sous l’effet mystique des volontés, mais en conséquence d’une politique d’exploitation et de marchandisation menée à grande échelle.

Toute une littérature, tantôt savante, tantôt batailleuse, oppose au tournant du siècle cette figure de l’entrepreneur héritier et opportuniste et celle de l’entrepreneur-créateur et volontaire. Des ouvrages notoires comme Wealth Against Commonwealth de Henry Demarest Lloyd (1894), The Theory of Business Enterprise de Thorstein Veblen (1904) et History of the Great American Fortunes de Gustavus Myers (1907) dépeignent la bourgeoisie d’affaires comme une classe prédatrice devenue surpuissante. Dans les années 1930, sous l’effet de la crise, la critique semble encore s’accentuer. Dans son célèbre ouvrage The Robber Barons (1934), Matthew Josephson réveille la figure du baron voleur et se fait chroniqueur de son immoralité. Les grands entrepreneurs apparaissent alors plus suspects que jamais. Les grandes entreprises semblent responsables de bien des maux frappant l’Amérique du début du siècle : l’entrée dans la Première Guerre mondiale, la débâcle économique, le chômage de masse53. Dans la presse des années 1930, les portraits des grands entrepreneurs, célébrant le caractère, la volonté et la puissance créatrice, se font plus rares. Davantage d’attention est consacrée aux personnalités politiques, et les journalistes évoquent bien plus souvent la chance et le hasard lorsqu’ils dissertent à propos de la réussite54. Pour autant, même au plus fort de la crise, le mythe de l’entrepreneur est loin d’être renversé. Il se teinte simplement d’ambivalences passagères. Le cadre interprétatif global est toujours celui de l’individualisme de marché. D’après Lawrence Chenoweth, les Américains, « acculturés à accepter la responsabilité individuelle de la réussite et de l’échec économiques, se sont souvent reproché à tort d’être à l’origine de la dépression. Cette réaction leur a permis de simplifier leurs problèmes. Plutôt que de tenter des réformes sociales difficiles, ils pouvaient croire qu’ils n’avaient qu’à se changer eux-mêmes pour réaliser leurs aspirations55 ». Les best-sellers de l’époque semblent donner raison à cette interprétation. En pleine crise économique, les Américains continuent de lire des manuels de réussite et de développement personnel. Think and Grow Rich de Napoleon Hills (1937) et surtout How to Win Friends and Influence People de Dale Carnegie (1936), qui bat des records de vente, réaffirment l’infini pouvoir de l’individu à modeler sa vie par ses seules ressources mentales.

On remarquera une endurance semblable quelques décennies plus tard, dans les années 1960, lorsque la lutte pour les droits civiques et les mouvements contestataires bousculeront l’establishment, pointeront du doigt le racisme et l’impérialisme américains et qu’apparaîtront des best-sellers comme The Organization Man de William H. Whyte (1956), The Affluent Society de John K. Galbraith (1958) et The Status Seekers de Vance Packard (1959), qui critiquent le conformisme de l’homme au complet gris et le matérialisme du consommateur. Menée sur cette période, l’analyse des discours médiatiques conduit aux mêmes résultats : le mythe aménage ici ses contours, entre là en sommeil, mais jamais ne dépérit. Le mythe de l’entrepreneur et l’interprétation idéaliste, introspective et individualiste de la réussite qu’il charrie résistent aux crises. Même discrédité par les événements et mis en pièces par les mouvements contestataires, il perdure ; mieux, il se patrimonialise.

L’inscription des grands entrepreneurs dans l’histoire américaine a été l’enjeu d’un conflit narratif, d’une bataille de significations. Réagissant à l’hostilité ambiante des années 1930 – the antibusiness thirties –, des historiens dits « révisionnistes » se sont mis en branle dans les années 1940 et 1950 à la Harvard School of Business Administration, dans le champ de la business history56. Ils s’en sont pris à l’épithète infamante de « barons voleurs », à la réputation prédatrice des grands entrepreneurs, et y ont vu le symptôme de préjugés anticapitalistes. Revenant sur des faits avérés de corruption, ils ont expliqué en quoi ces pratiques étaient à l’époque courantes et conformes à la moralité économique dominante, et que s’en scandaliser relevait de la projection anachronique. Il n’était pas pertinent, selon eux, de s’attarder sur les manipulations et les malversations que les capitaines d’industrie avaient été contraints de commettre sous les effets d’entraînement de la concurrence57. Se réclamant d’une position plus équilibrée, les révisionnistes ont opposé au baron voleur un autre personnage, que nous avons déjà beaucoup décrit dans ce livre : celui de l’entrepreneur-créateur, schumpétérien, à la source du mouvement de création destructrice. Une figure paradoxale de l’altruisme qui, travaillant à sa propre réussite, œuvre par là même au progrès de l’ensemble de la société. « Quelles que soient leurs amoralités et leur cruauté, [ces entrepreneurs] ont contribué à mener les entreprises américaines vers le plein développement du capitalisme58. » Il n’y a dans le discours de ces historiens rien de très original : ils ont en somme synthétisé et raffiné les célébrations ayant cours depuis des décennies dans la presse. Mêlant leurs voix à celles des autres apologues du grand marché, ils ont conféré une aura scientifique au mythe de l’entrepreneur et à ses multiples composantes.

Les écrits des « révisionnistes » révèlent un conflit d’imaginaires et de mémoires. En y observant ce sur quoi l’accent est mis, ce qui est disqualifié comme n’ayant aucune importance, ce dont on ne parle pas, et ce sur quoi au contraire on insiste, on peut facilement déduire des politiques de représentation. Dans certains articles et ouvrages dénonçant les grands capitalistes et leurs empires, la valeur est présentée comme le produit d’un collectif de travailleurs, dont on ne peut comprendre la nature qu’à travers une analyse du contexte et des structures de l’économie. Il s’agit dès lors d’étudier tous ensemble la politique, les lois, l’histoire et la sociologie. La production est conçue comme un objet de pouvoir, le résultat d’un conflit de classes, et sa représentation fait apparaître autant les capitalistes que les travailleurs, dont sont décrites les luttes. Dans les écrits révisionnistes, au contraire, l’entrepreneur est seul en scène. C’est une individualité dont il faut étudier dans le détail la vie, pour en révéler le caractère novateur, voire génial, dans la maîtrise des techniques de gestion et la conduite des affaires et des hommes. Les principes fondamentaux de la narration révisionniste sont toujours actifs : ils forment un récit standard, dont on retrouve la structure derrière toutes les célébrations entrepreneuriales contemporaines. C’est une intrigue cohérente, dont on a vu les ressorts dans l’étude du cas Steve Jobs, et que l’on retrouve à toute occasion, quel que soit l’entrepreneur évoqué. Citons en exemple un ouvrage récent, édité par les vénérables Presses universitaires de Cambridge, et qui se donne pourtant l’ambition, ample et désincarnée, de retracer la genèse de l’Amérique industrielle :

[Les entrepreneurs] ont été à l’industrialisation ce que les pères fondateurs furent à la création de la nation américaine. Sans eux, l’inventeur aurait eu du mal à développer, produire ou trouver un marché pour ses créations, et les scientifiques, les ingénieurs et les constructeurs n’auraient pas eu de grandes entreprises pour louer leurs services ou financer leur travail. […] Les entrepreneurs de la fin du XIXe siècle ont engendré plus de changements économiques qu’il n’y en a eu dans toute l’histoire de l’humanité. […] On les a appelés « capitaines d’industrie », « barons voleurs » ou encore « hommes d’État industriels ». Ils restent controversés car les Américains ont toujours eu des sentiments partagés à leur égard : faut-il admirer ces hommes pour ce qu’ils ont fait ou les mépriser pour la façon dont ils l’ont fait ? Personne cependant ne conteste le fait qu’ils ont dirigé et transformé l’économie américaine en un mastodonte de richesse et de productivité. Ils sont devenus les principaux agents de changement dans la vie américaine59.

Grand orchestrateur, force primordiale, l’entrepreneur apparaît dans ces lignes comme une quasi-divinité qui donne son souffle au monde. La littérature historique américaine cultive cette métaphore du surhumain : les premiers entrepreneurs sont qualifiés de « titans », de « géants » à l’existence « épique »60… Conséquence logique de cette vision : pour comprendre notre présent, il nous suffit de conter l’épopée de ces êtres exceptionnels. L’histoire de tous pourra être contenue dans la biographie d’un seul. Tout au long du XXe siècle, un véritable panthéon entrepreneurial s’est ainsi constitué dans l’imaginaire américain. Andrew Carnegie, John D. Rockefeller, Thomas Edison et Henry Ford y ont pénétré pour ne jamais en sortir. Chacun d’entre eux a fait l’objet d’un constant travail mémoriel. Jusqu’à nos jours, chaque époque a vu fleurir son lot de biographies, d’articles et de documentaires rappelant les prouesses et le génie de ces pères fondateurs de l’économie américaine.

Le nouvel âge de l’entrepreneur et ses espérances

« Nous avons connu l’âge de la grande industrie et de la grande entreprise, mais je crois que nous vivons aujourd’hui l’âge de l’entrepreneur, l’âge de l’individu. »

Ronald REAGAN61 .

Depuis plus d’un siècle, les « pères fondateurs » de l’économie américaine n’ont rien perdu de leur prestige. Andrew Carnegie, J. P. Morgan, John D. Rockefeller, Thomas Edison et Henry Ford, tous ces entrepreneurs nés dans le courant du XIXe siècle, continuent aujourd’hui d’apparaître en bonne place dans les classements recensant les plus grands bâtisseurs d’empire62. Dans ces listes, les entrepreneurs nés entre les années 1870 et 1940 semblent moins nombreux. On y remarque souvent Ray Kroc, le dirigeant historique de la chaîne de fast-food McDonald’s, ou encore Sam Walton, le fondateur des centres commerciaux Walmart. Aucun de ces noms, cependant, ne résonne autant que ceux de Rockefeller, Edison ou Ford. Cela s’explique peut-être par l’appui mutuel que s’apportent les premiers grands entrepreneurs dans le récit des origines de l’économie américaine. Une série documentaire récente, dédiée aux « hommes qui ont bâti l’Amérique », illustre bien le phénomène. Elle s’ouvre sur l’assassinat d’Abraham Lincoln, traumatisme originel que commente ainsi la voix grave du narrateur :

Narrateur – Cinq jours seulement après la fin de la guerre civile, le président Lincoln a rejoint les 600 000 morts du conflit le plus sanglant de l’histoire américaine. Le pays est divisé, et le monde considère la démocratie américaine comme une expérience ratée. Mais beaucoup ne comprennent pas qu’une nouvelle ère a déjà commencé. La nation entre dans un âge de progrès, et du vide laissé par la mort de ceux qui furent peut-être les plus grands hommes d’État ayant jamais existé, une nouvelle race [a new breed] de leaders va émerger.

Donny Deutsch – Rockefeller, Ford, Carnegie forment la première génération de ce que nous savons aujourd’hui être les rock stars de l’entrepreneuriat, les équivalents de ce que sont de nos jours Buffet, Jobs et Gates. Ils ont posé les fondations de l’American dream. Ils ont conquis la nouvelle Frontière, au sens propre comme au figuré, de ce que nous sommes en tant que culture. […]

Donald Trump – C’étaient de grands hommes, dotés d’une vision sans pareille. Et c’est pourquoi lors du siècle dernier, pendant ces cinquante ans, nous avons construit le monde63.

Le récit des premiers entrepreneurs solidarise des personnages qui, chacun depuis leur industrie (le rail, l’acier, la finance…), sont censés avoir contribué à une même œuvre. Si, depuis plus de trente ans, les entrepreneurs de la Silicon Valley s’imposent avec tant de force dans l’imaginaire entrepreneurial américain, c’est certainement parce qu’ils forment eux aussi un agrégat, un collectif associé à un autre récit et à une autre conquête. Les magnats de la fin du XIXe siècle symbolisent l’avènement de l’âge industriel ; ceux de la fin du XXe siècle, celui de l’âge de l’information. Steve Jobs et Bill Gates dans les années 1980 et 1990, Mark Zuckerberg et Jeff Bezos dans les années 2000 et 2010 ont finalement peu en commun, si ce n’est d’occuper un même imaginaire, celui de la conquête de la nouvelle frontière digitale. Quelle que soit la ville où ils se sont établis, ces entrepreneurs ont été associés à la Silicon Valley, qui est moins un lieu qu’une synecdoque renvoyant aux « hautes technologies », cette catégorie vaste et floue qui semble désigner toute production électronique tournée vers l’avenir.

Avec la séparation de la propriété et du contrôle au sein des entreprises et la montée en puissance des grandes compagnies multinationales, la figure de l’entrepreneur-propriétaire bâtisseur d’empire pouvait passer pour anachronique. Au milieu du XXe siècle, dans une économie devenue impersonnelle, contrôlée par les oligopoles et surveillée par un État planificateur et régulateur, l’entrepreneur semblait avoir été remplacé par le manager, cet entrepreneur-salarié dont la carrière est strictement bornée par les frontières de l’organisation. Le folklore de l’entrepreneur a pourtant été puissamment remobilisé dans les années 1980. Frappée de nouveau par l’inflation et le chômage, l’Amérique semble alors en passe de perdre son leadership économique. Le Japon, renaissant, réalise une percée spectaculaire dans l’industrie électronique, en conquérant notamment le marché des semi-conducteurs. L’angoisse américaine est palpable dans de multiples articles de presse. Beaucoup, comme le Time, cherchent à rassurer : « Ni l’Europe ni le Japon n’ont cette grande tradition de petits entrepreneurs aventureux lançant leur propre entreprise, ni l’un ni l’autre n’a égalé l’Amérique dans le développement de nouveaux produits révolutionnaires64. » L’Amérique peut compter sur ses entrepreneurs pour se réinventer. Cette idée nourrit chez le président Reagan une rhétorique de l’espérance :

Trop souvent, les entrepreneurs sont des héros oubliés. On entend rarement parler d’eux. Mais regardez au cœur de l’Amérique, et vous les verrez. Ce sont les propriétaires de ce magasin en bas de la rue, les fidèles qui soutiennent nos églises, nos écoles et nos communautés, les braves gens qui partout produisent nos objets, nourrissent un monde affamé, gardent nos maisons et nos familles au chaud, investissent dans l’avenir pour construire une Amérique meilleure. […] Les entrepreneurs ont toujours été des leaders en Amérique. Ils ont mené la rébellion contre une fiscalité et une réglementation excessives. Eux et leurs enfants ont repoussé la frontière, transformant le désert en terre d’abondance. Leurs connaissances et leurs contributions nous ont soutenus en temps de guerre, nous ont sorti des récessions, ont transporté nos astronautes sur la Lune et ont conduit l’industrie américaine vers les nouvelles frontières de la haute technologie65.

Dans la rhétorique reaganienne, l’entrepreneur, ce héros que l’on appelle à la rescousse, n’est pas le puissant financier calfeutré en haut d’une gigantesque tour, mais le petit pionnier, la sève de l’Amérique, le gamin bricolant dans son garage :

Aux jeunes Américains qui se demandent « Où vais-je aller ? Que vais-je faire de mon avenir ? », j’ai une suggestion : pourquoi ne pas partir avec vos amis sur le chemin de l’aventure et essayer de créer votre propre entreprise ? Suivez les traces de ces deux étudiants qui ont lancé l’une des plus grandes entreprises informatiques américaines depuis leur garage, derrière leur maison. Vous aussi pouvez nous aider à ouvrir la voie d’un avenir doré. Vous aussi pouvez devenir des leaders dans cette grande nouvelle ère de progrès, l’ère de l’entrepreneur66.

Le retour en force de l’entrepreneur héroïque sur la scène médiatique américaine est acté en 1979 lorsque Lee Iacocca devient le P-DG de Chrysler. Très rapidement, ce dernier est salué par la presse comme le sauveur de l’industrie automobile américaine. Le regain commercial de Chrysler s’explique par de multiples facteurs, parmi lesquels la limitation des exportations japonaises et l’octroi par le gouvernement d’un prêt de plus d’un milliard de dollars ; mais, dans les médias, le miracle résulte avant tout de l’action providentielle de ce nouvel entrepreneur charismatique. Tout au long des années 1980, Iacocca fascine le public : il fait la couverture des plus grands magazines, apparaît dans les publicités de Chrysler, mais aussi dans la célèbre série Miami Vice. À sa parution en 1984, l’autobiographie de Iacocca s’impose comme la plus vendue de tous les temps. Elle réactive un récit bien connu, la rags-to-riches story, l’histoire d’un fils d’immigrés qui s’est élevé à force de travail et de volonté et dont la vie démontre l’actualité du rêve américain67. Iacocca n’est cependant pas parvenu à rejoindre le panthéon des grands entrepreneurs américains. Son mythe personnel est né et mort avec les années 1980. D’autres ont connu une gloire plus fugace encore. En 1981, lorsque John DeLorean lance sa nouvelle voiture aux allures futuristes, la célèbre DMC DeLorean, il apparaît lui aussi comme le grand sauveur de l’Amérique. Il tombe cependant rapidement en disgrâce, à la suite de l’échec commercial de sa voiture et de son arrestation pour trafic de cocaïne.

Au fil des années 1980, les journalistes cherchent de plus en plus leurs nouvelles idoles dans l’industrie informatique, qui symbolise mieux que toute autre l’économie du futur. C’est là que le mythe de l’entrepreneur entame sa mue. Les portraits disséminés dans la grande presse s’habillent de nouveaux poncifs et empruntent des tonalités davantage romantiques. Les célébrations de la marginalité originelle se transforment : l’entrepreneur à succès n’est plus ce petit enfant miséreux sorti de sa campagne, mais le nerd, le geek, l’adolescent bricoleur et facétieux que personne n’a vu venir. Le titre du best-seller de Robert Cringely, Les Empires accidentels. Comment les gamins de la Silicon Valley sont devenus millionnaires, ont battu la concurrence internationale et sont pourtant toujours célibataires, illustre bien le nouvel état d’esprit68. C’est dans ces années que le personnage du drop-out, du jeune ayant arrêté ses études, que l’on associait jusque-là au délinquant et au raté, est réinterprété69. Abandonner ses études, comme l’ont fait Michael Dell, Bill Gates et Steve Jobs, n’est-ce pas là un signe d’indépendance d’esprit et d’audace ? Les célébrations entrepreneuriales des années 1980 et 1990 semblent avoir pleinement digéré les idées de la contre-culture des années 1970. L’entrepreneur n’est plus ce vieux bourgeois engoncé dans un costume trois pièces, photographié derrière son immense bureau, mais ce jeune chevelu en jeans et tee-shirt, à peine sorti de l’enfance, assis en tailleur sur un coin de table. Il n’est plus ce vieux patriarche ferme et austère à la Henry Ford, mais un rebelle, un expérimentateur émancipé des conventions sociales, dont on admire le magnétisme et les fulgurances. « Cette nouvelle version de l’entrepreneur célèbre avait une autre sonorité, commente Streeter. Edison, Ford, Vail ou Sloan ne nous auraient jamais recommandé, comme l’a fait Steve Jobs, d’abandonner l’université et de voyager en Inde pour y découvrir les religions orientales70. » Ainsi libéralisée, la figure de l’entrepreneur semble suivre un mouvement général, visible à travers toute l’industrie culturelle et médiatique. Elle est à l’image des rock stars remplaçant les crooners, et des antihéros du Nouvel Hollywood succédant aux good guys de l’âge classique. Tous ont dû s’adapter. Bill Gates, par exemple, ne pouvait pas se permettre d’apparaître tel qu’il était : un enfant privilégié de la bourgeoisie de Seattle, passionné par les affaires et fils d’une banquière et d’un avocat. Pour la grande presse comme pour les services de relations publiques de Microsoft, il était un nerd71.

Nous avons expliqué au début de ce chapitre en quoi la figure de l’entrepreneur est née au XIXe siècle à la confluence de la grande entreprise et des grands médias. Si le nouvel entrepreneur des années 1980 et 1990 est plus visible, plus haut en couleur et plus bruyant que ses prédécesseurs, cela s’explique aussi en raison de développements propres au champ médiatique. La fin du XXe siècle a été marquée par une croissance sans précédent des productions médiatiques dédiées à la vie économique et managériale aux États-Unis. Dans la presse généraliste (Time, New York Times), l’information financière se banalise et les portraits dédiés aux personnalités du monde des affaires se multiplient. Les journaux et magazines économiques (Wall Street Journal, Fortune, Business Week) atteignent des niveaux de diffusion record et entraînent l’apparition de nouveaux titres (Inc. en 1979). On assiste également à la création de chaînes d’information en continu (CNN en 1980, Financial News Network en 1981, CNBC en 1989, Bloomberg TV en 1994, MSNBC en 1996), en partie ou totalement dédiées à l’actualité économique72. Tous ces producteurs d’informations économiques font primer le storytelling et la personnification sur l’analyse technique. Ils racontent des histoires héroïques sur un mode biographique, psychologisant et intimiste, renforçant encore l’idée que la direction d’une entreprise est le fait d’un homme doté d’une personnalité hors du commun. Les dirigeants d’entreprise sont de plus en plus nombreux à accéder au rang de célébrité. Ils apparaissent constamment en vedette sur les couvertures des magazines, se voient décerner des récompenses et des distinctions, sont invités dans des talk-shows en compagnie des autres célébrités du business que sont les experts, les coachs et les consultants. Cette présence médiatique accrue achève ainsi un processus de starification en cours depuis les origines73.

Un autre facteur explique la starification accrue des dirigeants d’entreprise à la fin du XXe siècle : le changement des modes de gouvernance provoqué par la montée du capitalisme financier. À partir des années 1980, les investisseurs sont intervenus davantage dans la nomination des cadres, en faisant pression sur les conseils d’administration. Jusque dans les années 1970, sous le régime du capitalisme managérial, les cadres de l’entreprise et notamment le P-DG étaient choisis en interne. Les seuls candidats crédibles pour diriger l’entreprise étaient les employés y ayant passé l’essentiel de leurs carrières. À partir des années 1980, les conseils d’administration ont davantage favorisé les éléments extérieurs, persuadés que ceux-ci, détachés qu’ils étaient de l’entreprise et de son histoire, seraient de meilleurs « disrupteurs ». Leur connaissance de l’industrie importait peu. La nomination à la tête d’IBM en 1993 de Louis J. Gerstner, le dirigeant de RJR Nabisco, un conglomérat de l’industrie du tabac, illustre bien cette tendance à rechercher dans le dirigeant non pas le cadre industrieux mais le leader charismatique. C’est ce que le chercheur Rakesh Khurana a appelé le « culte du sauveur » : la croyance, de plus en plus répandue chez les investisseurs, que le P-DG est la principale cause explicative de l’échec ou de la réussite d’une entreprise. Ainsi se justifient la forte hausse de leurs rémunérations et la part grandissante des stock-options dans celles-ci. Sous le régime du capitalisme financier, le dirigeant-star tire sa valeur de sa capacité à attirer sur lui et sur son entreprise l’attention des médias et la faveur des analystes financiers. L’évocation d’un grand nom semble suffire à redresser une trajectoire : en 1993, lorsque Kodak nomme le célèbre George Fisher, ancien P-DG de Motorola, à la tête de l’entreprise, son action grimpe de 15 % en une journée. Le P-DG starifié est moins un dirigeant qu’un communicant-en-chef. Il lui faut inspirer la confiance, être un grand storyteller, sympathique et populaire, capable de propager partout le récit de la marque. Sous ce nouveau régime, le dirigeant, pour renforcer sa valeur sur le marché du travail, doit consacrer énormément d’énergie au marketing de soi. Il lui faut investir dans son personnage public, faire de son nom une marque, être connu bien au-delà de son industrie : se faire prendre régulièrement en photo, confier en interview les secrets du succès, (faire) écrire des autobiographies pour entretenir sa légende, participer à des talk-shows, voire à des téléréalités (comme a pu le faire Donald Trump). Le P-DG starifié fin-de-siècle se distingue en cela beaucoup du dirigeant d’entreprise du milieu du XXe siècle, que ses propres employés pouvaient croiser sans le reconnaître. « Alors que la plupart des anciens dirigeants de l’ancienne génération sont calmes, fins politiques et chiches en commentaires, les nouveaux P-DG sont plus verbeux, dominateurs et abrasifs. Ils affichent une confiance en soi impétueuse, une flamboyance qui peut être très séduisante et inspirante. […] Il est clair, nous explique Khurana, qu’au moins une part des P-DG célèbres aujourd’hui n’auraient pas réussi dans le monde du capitalisme managérial. […] [Les personnes de ce type] étaient alors souvent décrites comme excentriques, instables et imprévisibles, et non comme les individualités sensibles capables de penser out of the box que nous vénérons aujourd’hui74. »

La constante du prométhéisme technologique

« La révolution pétrochimique nous a donné l’énergie gratuite […]. La révolution de l’information est aussi celle de l’énergie gratuite, mais d’un autre genre : elle libère l’énergie intellectuelle […]. Cette révolution éclipsera la révolution pétrochimique. Et nous en sommes l’avant-garde. »

Steve JOBS75.

À travers le présent chapitre, nous avons analysé la façon dont le mythe de l’entrepreneur a évolué depuis le XIXe siècle. Au-delà des variations parfois sensibles dans les discours, les thématiques et les esthétiques, que peut-on dire des constantes ? Qu’est-ce qui, par-dessus tout, unit Carnegie et Gates, Edison et Jobs, Ford et Musk ? Le fait que tous, quelles que soient leur industrie et les spécificités de leurs légendes personnelles, ont incarné la marche du progrès.

Si l’on se replonge dans les portraits que la grande presse a consacrés aux nouveaux entrepreneurs de la micro-informatique du début des années 1980, un récit commun se dégage : ces entrepreneurs sont venus abolir l’ancien monde des ordinateurs, celui dominé par ces grandes unités centrales inaccessibles, alimentant des cauchemars technologiques à la 2001, l’Odyssée de l’espace. Grâce à eux, l’ordinateur de demain sera un outil d’exploration et d’expression de soi ; il permettra aux hommes du monde entier d’être plus créatifs et autonomes, de collaborer et de communiquer harmonieusement. Le nouvel entrepreneur a arraché la technologie aux vieilles corporations pour l’offrir à la population. On trouvait déjà cette même rhétorique du don prométhéen dans la célébration des premiers capitaines d’industrie. En posant les lignes de chemins de fer, en tendant les câbles télégraphiques, en bâtissant fonderies et usines, ceux-ci avaient donné à l’humanité les outils de sa prospérité. En baissant les coûts, en augmentant la productivité, en rationalisant le travail, chaque industriel avait contribué à l’augmentation du niveau de vie général. Henry Ford n’avait-il pas apporté sa pierre à l’édifice du progrès, en produisant des véhicules à la portée de tous, faisant ainsi basculer l’humanité dans l’âge de l’automobile ? Voilà le rôle historique de l’entrepreneur : faire advenir le progrès par la technologie.

Le mythe de l’entrepreneur peut ainsi être considéré comme un sous-ensemble du mythe du progrès. L’entrepreneur est l’incarnation, la manifestation du progrès, cette force motrice conduisant l’humanité vers un infini mieux-être. Dans cette religion séculière, l’initiative individuelle est au service du salut collectif. Lorsque les menaces s’aggravent et que l’univers s’assombrit, l’entrepreneur est celui qui, par une prouesse technologique et d’un bond, sort l’humanité de l’impasse. Ce messianisme technologique embaume tous les ouvrages de Bill Gates qui, dans les années 1990, décrivait la « route du futur » et qui, plus récemment, a dévoilé son plan pour nous sauver de la catastrophe climatique76. L’entrepreneur est ce héros sans lequel la mécanique de l’histoire se grippe et la société se retrouve bloquée. Nulle part ces idées ne s’expriment mieux que sous la plume d’Ayn Rand, la philosophe américaine chérie des libertariens comme des conservateurs. Dans Atlas Shrugged (1957), son roman culte, elle nous raconte l’histoire d’une Amérique où les plus grands entrepreneurs et inventeurs se mettent mystérieusement à disparaître. Refusant d’être exploités, persécutés et entravés par un État devenu collectiviste, ils entament une grève par laquelle ils « stoppent le moteur du monde ». Alors que le pays s’effondre, ils se rassemblent dans une région désertique pour fonder ensemble une communauté utopique, Atlantis, qui annonce la société libérée du futur. Comme l’indique le titre du roman, l’entrepreneur est ce titan qui porte le monde sur ses épaules et qui, lassé, s’en déleste77. En son absence s’éteint le feu du progrès humain. Son antagoniste est le bureaucrate égalitariste, l’homme d’État parasite responsable de la sclérose économique.

L’imaginaire de la Silicon Valley est plein de cet héroïsme productiviste, de ce romantisme créateur, de cette célébration des Prométhée modernes. Les slogans partagés, la phraséologie commune nous l’indiquent : il s’agit de « faire la différence » (make a difference), de « changer le monde » (change the world) et d’« inventer le futur » (invent the future). Ces expressions ont été ressassées jusqu’à devenir des clichés révélateurs de la foi siliconienne en l’utopie digitale. Les nouvelles technologies permettront aux hommes de bâtir une société idéale : c’est un credo au moins aussi vieux que la société industrielle78. Mais, dans la Silicon Valley, son expression est particulièrement saillante. Elle a peut-être atteint son acmé dans la seconde moitié des années 1990, à un moment où l’on célébrait l’avènement de la « société de l’information » et de ses « autoroutes ». La révolution informatique, prolongée par l’avènement d’Internet, allait, on en était sûr, faire basculer l’humanité dans un nouvel âge, un temps radicalement nouveau. Les prophètes étaient alors nombreux et particulièrement diserts. Ils s’exprimaient dans chaque numéro du magazine Wired et à travers d’innombrables essais tels que Being Digital (Nicholas Negroponte, 1995), Navigating in Cyberspace (Frank Ogden, 1995), The Digital Economy (Don Tapscott, 1995), The Road Ahead (Bill Gates, 1995), Release 2.0. (Esther Dyson, 1997) et Living on Thin Air (Charles Leadbeater, 1999)79. Dans cette littérature, les apôtres du capitalisme digital professaient l’avènement du marché sous sa forme ultime. Ils annonçaient un monde libéré des pesanteurs de l’ordre industriel, des hiérarchies rigides et de la conflictualité du travail. Dans le nouvel âge, racontaient-ils, les travailleurs, devenus travailleurs de la connaissance, contribueraient harmonieusement au réseau. Ils exprimeraient leurs capacités cognitives et créatrices dans une économie collaborative où chacun aurait la maîtrise de sa production. Le village global rendrait obsolète la puissance de l’État80. L’économie nouvelle serait fluide (frictionless) et légère (weightless). Le monde des atomes céderait sa place à celui des bits. « Énergisés par la communication informatique, nous vivrions, selon ces mythes, une transformation historique de l’expérience humaine qui transcenderait le temps (la fin de l’histoire), l’espace (la fin de la géographie) et le pouvoir (la fin de la politique)81. »

Les prophètes de la cyberélite décrivaient en fait un futur fantasmé à partir de leur propre monde social, un monde fréquenté exclusivement par des informaticiens, des graphistes, des designers et des financiers, et où la matérialité de l’industrie n’avait pas disparu, mais avait simplement été repoussée au loin. Avec le recul dont nous bénéficions aujourd’hui, il semble évident que la révolution informatique et digitale, célébrée par les prophètes de la cyberélite de la fin des années 1990, n’était en fait qu’une nouvelle page dans la longue histoire de l’expansion capitaliste82. La société de l’information aujourd’hui advenue repose toujours de façon fondamentale sur l’industrie. La production et la distribution de biens matériels continuent de représenter le secteur dominant de l’économie, et un secteur indispensable au fonctionnement de tous les autres. Cette société est, il est vrai, plus que jamais une société de services, mais où se sont avant tout développés des métiers d’exécution physiquement et psychologiquement pénibles, des emplois peu qualifiés et faiblement rémunérés. C’est une société toujours animée par l’appropriation des ressources, où s’opposent encore ceux qui possèdent les moyens de production et ceux qui ne disposent que de leur force de travail. C’est une société de marché qui, comme toutes les sociétés de marché, dépend fondamentalement de la puissance de l’État pour faire respecter son ordre.

Comme tous les prophètes de la technologie, les essayistes du cyberespace de la fin des années 1990 se sont persuadés d’être les témoins d’un événement crucial, d’un moment charnière dans l’histoire de la civilisation, d’une révolution plus déterminante encore que toutes celles qui avaient précédé. Toujours cette fascination pour la rupture, ce fétichisme de la « révolution », ce refus de la banalité du continuum. Toujours cette certitude de se trouver à l’aube d’un nouvel âge qui anéantira les chronologies instituées et renverra le monde actuel à la préhistoire. Le mythe du progrès s’épanouit ainsi dans l’eschatologie : au bout du chemin, l’humanité trouvera son salut. Dans leurs plus grandes envolées, les théoriciens du cyberespace ont annoncé la fin de la pauvreté et des frontières nationales, le règne de l’abondance et de l’enrichissement généralisés. Avant eux, d’autres prophètes de la technologie, qui célébraient tantôt l’âge des chemins de fer, tantôt celui de l’électricité, de la radio ou de l’énergie nucléaire, ont eu les mêmes visions : la fin des souffrances, la promesse de l’abondance perpétuelle et de la paix universelle83. Dans ces rêveries utopiques, l’entrepreneur tient toujours son rôle, celui d’accoucheur de l’histoire, d’instrument non pas de Dieu, mais du Progrès, ce grand orchestrateur anonyme.

1. Calvin COTTON, The Junius Tracts No. VII, Greeley & McElrath, New York, 1844, p. 15.

2. Theodore P. GREENE, America’s Heroes. The Changing Models of Success in American Magazines, Oxford University Press, New York, 1970, p. 156-157. Greene a réalisé une comptabilisation des articles dédiés aux différents types de célébrités, dont l’entrepreneur, au tournant du siècle. Son travail a été complété par celui de Lawrence CHENOWETH, The American Dream of Success. The Search for the Self in the Twentieth Century, Duxbury Press, North Scituate, 1974.

3. Puck et Judge sont les deux principaux magazines colportant ce type de caricature. Cornelius Vanderbilt et Jay Gould dans les années 1870 et 1880, ainsi que John D. Rockefeller et J. P. Morgan dans les années 1890 et 1900 comptent parmi leurs cibles favorites. Cf. Richard R. JOHN, « Robber barons redux : antimonopoly reconsidered », Enterprise & Society, vol. 13, no 1, 2012.

4. Naomi R. LAMOREAUX, The Great Merger Movement in American Business, 1895-1904, Cambridge University Press, Cambridge, 1985, p. 2.

5. Pour une vue d’ensemble concernant ce capitalisme de connivence, cf. Marianne DEBOUZY, Le Capitalisme « sauvage » aux États-Unis : 1860-1900, Seuil, Paris, 1972.

6. John MICKLETHWAIT et Adrian WOOLDRIDGE, The Company. A Short History of a Revolutionary Idea, Phoenix, New York, 2005, p. 58, et David NASAW, Andrew Carnegie, Penguin Books, New York, 2014, chapitre XXXI.

7. C’est notamment la thèse de Peter Knight, pour qui la métaphore smithienne de la « main invisible » relevait déjà d’une théâtralisation providentielle. Cf. Peter KNIGHT, Reading the Market. Genres of Financial Capitalism in Gilded Age America, Johns Hopkins University Press, Baltimore, 2016.

8. Richard M. HUBER, The American Idea of Success, McGraw-Hill Book Company, New York, 1971.

9. Ibid., p. 15.

10. Louis B. WRIGHT, « Franklin’s legacy to the gilded age », The Virginia Quarterly Review, vol. 22, no 2, 1946, p. 269. Il faut également noter que la littérature américaine dédiée au succès et à l’amélioration de soi des XVIIIe et XIXe siècles compte un nombre très important de pasteurs parmi ses auteurs phares (Cotton Mather, Russell H. Conwell). Les rapports entre protestantisme et culture du succès aux États-Unis dépassent le périmètre d’enquête de ce livre. Pour plus de développements, lire Irvin G. WYLLIE, The Self-Made Man in America. The Myth of Rags to Riches, Free Press, New York, 1966.

11. Robert C. WINTHROP, Oration at the Inauguration of the Statue of Benjamin Franklin, T. R. Marvin, Boston, 1856, p. 25, cité in Irvin G. WYLLIE, The Self-Made Man in America, op. cit., p. 14-15.

12. Daniel W. HOWE, Making the American Self. Jonathan Edwards to Abraham Lincoln, Harvard University Press, Cambridge, 2009, chapitre V.

13. Century, octobre 1902, cité dans Theodore P. GREENE, America’s Heroes, op. cit., p. 150. Précisons que Carnegie lui-même n’adhérait pas totalement au discours individualiste du self-made man et exprimait ses propres conceptions de la réussite, sur lesquelles nous reviendrons plus loin dans ce chapitre.

14. John G. CAWELTI, Apostles of the Self-Made Man, The University of Chicago Press, Chicago, 1968, p. 171.

15. Pour un décompte plus précis, cf. Judy Arlene HILKEY, Character Is Capital. Success Manuals and Manhood in Gilded Age America, University of North Carolina Press, Chapel Hill, 1997, p. 21.

16. John D. ROCKEFELLER, Sr., Random Reminiscences of Men and Events, Doubleday, Page & Co., New York, 1909, chapitre VI.

17. On date généralement la naissance du mouvement de la parution de l’ouvrage de Ralph Waldo TRINE, In Tune with the Infinite or Fullness of Peace, Power and Plenty, Thomas Y. Crowell & Co, New York, 1897. Pour une analyse de la Nouvelle Pensée dans le contexte de l’émergence de l’industrie du développement personnel (self help), cf. Steven STARKER, Oracle at the Supermarket. The American Preoccupation With Self-Help Books, Transaction Publishers, New Brunswick, 2002 ; dans celui de l’histoire religieuse, cf. Kate BOWLER, Blessed. A History of the American Prosperity Gospel, Oxford University Press, Oxford, 2013.

18. Bruce MACLELLAND, Prosperity through Thought Force, E. Towne, Holyoke, 1907.

19. Alfred Whitney GRISWOLD, « New thought : a cult of success », American Journal of Sociology, vol. 40, no 3, 1934, p. 311.

20. Joseph L. DEVITIS et John Martin RICH, The Success Ethic, Education, and the American Dream, State University of New York Press, New York, 1996, chapitre III.

21. Charles L. PONCE DE LEON, Self-Exposure. Human-Interest Journalism and the Emergence of Celebrity in America, 1890-1940, University of North Carolina Press, Chapel Hill, 2002.

22. Pour un calcul des fréquences de ces considérations sur la chance et le sort dans la presse américaine du début du XXe siècle, cf. Lawrence CHENOWETH, The American Dream of Success, op. cit.

23. John D. ROCKEFELLER, Sr., Random Reminiscences of Men and Events, op. cit.

24. Archer BROWN, Top or Bottom, Which ? A Study of the Factors which Most Contribute to the Success of Young Men, éditeur non identifié, New York, 1903, cité in Judy Arlene HILKEY, Character Is Capital, op. cit., p. 89.

25. Richard M. HUBER, The American Idea of Success, op. cit., p. 179.

26. John D. ROCKEFELLER, in Cosmopolitan, juin 1902, cité in Theodore P. GREENE, America’s Heroes, op. cit., p. 125.

27. Andrew CARNEGIE, The Empire of Business, Doubleday, Page & Co., New York, 1902, p. 18.

28. Theodore P. GREENE, America’s Heroes, op. cit., p. 146.

29. John D. ROCKEFELLER, in Cosmopolitan, août 1907, cité in Richard M. HUBER, The American Idea of Success, op. cit., p. 75.

30. Andrew CARNEGIE, The Empire of Business, op. cit., p. 128-129.

31. Eyal NAVEH, « The transformation of the “rags to riches” stories : business biographies of success in the progressive era and the 1920s », American Studies International, vol. 29, no 1, 1991.

32. C’est ce qu’explique Richard M. HUBER, The American Idea of Success, op. cit., p. 72-74.

33. Ralph Waldo EMERSON, The Complete Works of Ralph Waldo Emerson, volume II, Bell and Daldy, Londres, 1866, p. 279.

34. Andrew CARNEGIE, « The Gospel of wealth », North American Review, juin 1889. Cf. la compilation commentée d’Andrew CARNEGIE et David NASAW, The Gospel of Wealth Essays and Other Writings, Penguin Classics, New York, 2006. Les citations qui suivent sont toutes tirées de la première traduction française : Andrew CARNEGIE, L’Évangile de la richesse, Librairie Fischbacher, Paris, 1891.

35. Andrew CARNEGIE, « Wealth and its uses », in Andrew CARNEGIE et David NASAW, The Gospel of Wealth Essays and Other Writings, op. cit.

36. Alan MUNSLOW, « Andrew Carnegie and the discourse of cultural hegemony », Journal of American Studies, vol. 22, no 2, 1988.

37. David NASAW, Andrew Carnegie, op. cit., chapitre XX.

38. John MICKLETHWAIT et Adrian WOOLDRIDGE, The Company, op. cit, p. 73.

39. David Graham PHILLIPS, « The treason of the Senate », Cosmopolitan, avril 1906.

40. Theodore P. GREENE, America’s Heroes, op. cit., p. 97.

41. Charles L. PONCE DE LEON, Self-Exposure, op. cit., chapitre V. Se référer à ce chapitre pour une analyse détaillée des portraits consacrés à Rockefeller dans la presse magazine des années 1900.

42. Ray Stannard BAKER, « The right to work : the story of the non-striking miners », McClure’s Magazine, janvier 1903. Un échantillon des caricatures du magazine Puck peut être consulté in Michael Alexander KAHN et Richard Samuel WEST, What Fools These Mortals Be ! The Story of Puck : America’s First and Most Influential Magazine of Color Political Cartoon, IDW Publishing, San Diego, 2014, p. 161-182.

43. Charles L. PONCE DE LEON, Self-Exposure, op. cit.

44. Michael E. MCGERR, A Fierce Discontent. The Rise and Fall of the Progressive Movement in America, 1870-1920, Free Press, New York, 2003.

45. Louis FILLER, The Muckrakers, Stanford University Press, Stanford, 1993, p. 88.

46. David NASAW, Andrew Carnegie, op. cit., chapitre XXXV. Dans sa biographie, Nasaw détaille en quoi Carnegie a embelli sur plusieurs points le récit de ses premières affaires.

47. Randall E. STROSS, The Wizard of Menlo Park. How Thomas Alva Edison Invented the Modern World, Crown Publishers, New York, 2007, chapitre III.

48. Ron CHERNOW, Titan. The Life of John D. Rockefeller, Sr., Random House, New York, 1998, chapitre VI.

49. P. T. BARNUM, The Art of Money Getting, or, Golden Rules for Making Money, Applewood Books, Bedford, 1999 [1880].

50. Pitrim SOROKIN, « American millionaires and multi-millionaires : a comparative statistical study », Journal of Social Forces, vol. 3, no 4, 1925 ; C. Wright MILLS, « The American business elite : a collective portrait », The Journal of Economic History, vol. 5, supp. S1, 1945 ; William MILLER, « American historians and the business elite », The Journal of Economic History, vol. 9, no 2, 1949 ; William MILLER, « The recruitment of the American business elite », The Quarterly Journal of Economics, vol. 64, no 2, 1950. Un exemple connu de critique des années 1880 est celui de Lester Frank WARD, « Broadening the way to success », The Forum, no 2, 1886.

51. William MILLER, « American historians and the business elite », loc. cit., p. 208.

52. On peut faire la même analyse concernant Benjamin Franklin, autre grande incarnation historique du self-made man, chez qui l’on retrouve une série de déterminants semblables : un homme blanc, anglo-saxon et protestant, de classe moyenne plutôt que pauvre, doté en capital culturel et coopté par l’élite bourgeoise de Philadelphie. À ce propos, cf. Pamela Walker LAIRD, Pull. Networking and Success since Benjamin Franklin, Harvard University Press, Cambridge, 2009, chapitre I.

53. Hal BRIDGES, « The robber baron concept in American history », The Business History Review, vol. 32, no 1, 1958.

54. Lawrence CHENOWETH, The American Dream of Success, op. cit ; Charles L. PONCE DE LEON, Self-Exposure, op. cit.

55. Ibid., p. 65.

56. Les principaux articles de la querelle du révisionnisme sont : N. S. B. GRAS, « Are you writing a business history ? », Bulletin of the Business Historical Society, vol. XVIII, octobre 1944 ; Daniel AARON, « A note on the businessman and the historian », The Antioch Review, vol. 6, no 4, 1946 ; Chester McArthur DESTLER, « Entrepreneurial leadership among the “robber barons” : a trial balance », The Journal of Economic History, vol. 6, supp. S1, 1946 ; Thomas C. COCHRAN, « The legend of the robber barons », The Pennsylvania Magazine of History and Biography, vol. 74, no 3, 1950 ; Fritz REDLICH, « The business leader as a “daimonic” figure », The American Journal of Economics and Sociology, vol. 12, no 2, 1953 ; Vaughn D. BORNET, « Those “robber barons” », The Western Political Quarterly, vol. 6, no 2, 1953 ; Hal BRIDGES, « The robber baron concept in American history », The Business History Review, vol. 32, no 1, 1958 ; Gabriel KOLKO, « The premises of business revisionism », Business History Review, vol. 33, no 3, 1959 ; Allen SOLGANICK, « The robber baron concept and its revisionists », Science & Society, vol. 29, no 3, 1965.

57. Charles L. PONCE DE LEON, Self-Exposure, op. cit., chapitre V ; Marianne DEBOUZY, Le Capitalisme « sauvage » aux États-Unis, op. cit.

58. Chester McArthur DESTLER, « Entrepreneurial leadership among the “robber barons” : a trial balance », loc. cit., p. 34.

59. Maury KLEIN, The Genesis of Industrial America, 1870-1920, Cambridge University Press, Cambridge, 2007, p. 19-20.

60. Ce sont des termes affichés par certains ouvrages célèbres : Ron CHERNOW, Titan. The Life of John D. Rockefeller, Sr., op. cit. ; Richard S. TEDLOW, Giants of Enterprise. Seven Business Innovators and the Empires They Built, HarperBusiness, New York, 2003 ; T. J. STILES, The First Tycoon. The Epic Life of Cornelius Vanderbilt, Alfred A. Knopf, New York, 2009 ; Frederick Lewis ALLEN, The Lords of Creation. The Story of the Great Age of American Finance, Hamish Hamilton, Londres, 1935.

61. Ronald REAGAN, Remarks to the Students and Faculty at St. John’s University in New York, 28 mars 1985.

62. Blaine MCCORMICK et Burton W. FOLSOM, « A survey of business historians on America’s greatest entrepreneurs », Business History Review, vol. 77, no 4, 2003 ; « The greatest entrepreneurs and businesspeople in American history : a replication of the 2001 ranking », Cogent Business & Management, vol. 7, no 1, 2020.

63. Ruan MAGAN et Patrick REAMS, The Men Who Built America, History, 2012.

64. Alexander TAYLOR, « Striking it rich », loc. cit.

65. Ronald REAGAN, Radio Address to the Nation on Small Business, 14 mai 1983.

66. Ronald REAGAN, Address to the Nation on Tax Reform, 28 mai 1985.

67. George N. DIONISOPOULOS, « A case study in print media and heroic myth : Lee Iacocca 1978-1985 », Southern Speech Communication Journal, vol. 53, no 3, 1988 ; Jeffrey Louis DECKER, Made in America. Self-Styled Success from Horatio Alger to Oprah Winfrey, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1997, chapitre VI.

68. Robert X. CRINGELY, Accidental Empires. How the Boys of Silicon Valley Make Their Millions, Battle Foreign Competition, and Still Can’t get a Date, Addison-Wesley, Reading, 1992.

69. Peter WATT, « The rise of the “dropout entrepreneur” : dropping out, “self-reliance” and the American myth of entrepreneurial success », Culture and Organization, vol. 22, no 1, 2016. L’article explique en quoi le personnage de l’entrepreneur dropout reprend beaucoup à l’anticonformisme romantique émersonien.

70. Thomas STREETER, « Steve Jobs, romantic individualism, and the desire for good capitalism », loc. cit., p. 3113.

71. Paul FREIBERGER et Michael SWAINE, Fire in the Valley, op. cit., chapitre IX.

72. Chao C. CHEN et James R. MEINDL, « The construction of leadership images in the popular press : the case of Donald Burr and People Express », Administrative Science Quarterly, vol. 36, no 4, 1991.

73. Analysant les poursuites judiciaires en diffamation impliquant des personnalités du monde des affaires de la fin du XXsiècle, la juriste Patricia Sanchez Abril montre que, à partir des années 1980, l’entrepreneur est de plus en plus catégorisé comme une personnalité publique. Patricia Sanchez ABRIL, « The evolution of business celebrity in American law and society », American Business Law Journal, vol. 48, no 2, 2011.

74. Rakesh KHURANA, Searching for a Corporate Savior, op. cit., chapitre III.

75. David SHEFF, « Playboy interview : Steve Jobs », loc. cit.

76. Bill GATES, The Road Ahead, Penguin Books, New York, 1996 ; How to Avoid a Climate Disaster. The Solutions We Have and the Breakthroughs We Need, Allen Lane, Londres, 2021.

77. Atlas shrugged signifie littéralement « Atlas haussa les épaules ».

78. François JARRIGE, Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, La Découverte, Paris, 2014. Cf. aussi William Austin STAHL, God and the Chip. Religion and the Culture of Technology, Canadian Corporation for Studies in Religion, Waterloo, 1999 ; Vincent MOSCO, The Digital Sublime. Myth, Power, and Cyberspace, The MIT Press, Cambridge, 2004.

79. La vague des essais prophétiques du milieu des années 1990 accompagnant la naissance d’Internet a été précédée, dix ans plus tôt, d’une autre, qui célébrait dans des termes similaires les possibilités ouvertes par la micro-informatique. Cf. par exemple Alvin E. TOFFLER, The Third Wave, W. Morrow, New York, 1980.

80. La fin de l’État via l’avènement du cyberespace est évoquée par deux célèbres manifestes de 1996 : John Perry BARLOW, A Declaration of the Independence of Cyberspace, 8 février 1996 ; Esther DYSON, George GILDER, George KEYWORTH et Alvin TOFFLER, « Cyberspace and the American dream : a magna carta for the knowledge age », The Information Society, vol. 12, no 3, 1996.

81. Vincent MOSCO, The Digital Sublime, op. cit., p. 2.

82. Pour une critique des célébrations de la société de l’information, cf. David LYON, The Information Society. Issues and Illusions, Polity Press, Cambridge, 1998.

83. François JARRIGE, Technocritiques, op. cit. ; John J. QUIRK, « History of the future », in James W. CAREY (coord.), Communication as Culture. Essays on Media and Society, Taylor & Francis, Hoboken, 2008, édition révisée.

4. Pouvoir du mythe – L’annihilation symbolique des travailleurs

Le mythe de l’entrepreneur nous informe sur la façon dont l’économie est mise en récit. Il nous donne à voir un capitalisme héroïque, animé par des individus géniaux, de grands hommes alimentant une marche infinie vers le progrès technologique. Cette narration en occulte une autre : celle du procès de production et de ses travailleurs. Dans ce chapitre, nous analyserons comment l’entrepreneur siliconien de la fin du XXe siècle s’impose dans nos imaginaires comme une force immatérielle, qui s’est complètement abstraite des rapports de production.

L’entrepreneur au risque du patron

« Vous n’êtes plus simplement des employés, vous participez vous aussi aux bénéfices de notre entreprise, et s’il fallait revenir à cette vieille opposition entre le Capital et le Travail, et nous quereller chaque année au sujet des salaires, je me retirerais complètement des affaires. »

Andrew CARNEGIE1.

Comme nous l’avons expliqué dans les premiers chapitres de ce livre, l’entrepreneur élaborant sa geste créatrice doit à tout prix éviter d’apparaître comme un patron, c’est-à-dire comme un agent économique extrayant de la plus-value et comme un maître régnant sur ses subordonnés. Il lui faut appartenir au monde éthéré des idées, et donc s’éloigner des trivialités de la production. Le patron appelle dialectiquement la figure de l’ouvrier. L’entrepreneur, à l’inverse, est un pur esprit solitaire, habité par le génie. En investissant dans les relations publiques, en alimentant un storytelling, l’entrepreneur coconstruit avec les journalistes sa persona. Malgré d’importants moyens, il ne contrôle pas entièrement le récit médiatique qui, à l’occasion d’un scandale, peut le faire basculer d’un imaginaire à l’autre et le reléguer au rang de simple exploiteur. Dans cette section, nous allons analyser deux de ces accidents médiatiques qui sont intervenus, à plus d’un siècle d’intervalle, dans les carrières d’Andrew Carnegie et de Steve Jobs : la fusillade d’Homestead en 1892 et les suicides de Foxconn en 2010.

Andrew Carnegie, le grand magnat de l’acier de la fin du XIXe siècle américain, s’est toute sa vie présenté comme l’ami des ouvriers. Convivial, bonhomme, il se veut pour eux une figure paternelle et aimable, ouverte à la négociation. Philanthrope, il construit des bibliothèques pour que les meilleurs de ses hommes puissent eux aussi s’élever. Dans la presse, il va jusqu’à chanter les louanges du socialisme. Homme du monde, il célébre dans ses écrits la réconciliation du Capital et du Travail et la paix universelle. Mais, en tant que patron, c’est aussi un redoutable briseur de grève. Au fil de sa carrière, il a élaboré une méthodologie de l’action antisyndicale. Celle-ci est systématiquement appliquée dans ses usines à partir des années 1880. Il s’agit tout d’abord de tendre l’hameçon aux représentants syndicaux en leur présentant une baisse des salaires inacceptable et en arguant d’une pression concurrentielle insoutenable pour l’entreprise. Une fois les négociations terminées et la proposition rejetée, on ferme l’usine pendant plusieurs mois, plongeant ainsi les travailleurs dans la famine et le désespoir. Puis on rouvre l’usine en déclarant tous les emplois vacants. Les ouvriers souhaitant reprendre le travail malgré la baisse des salaires doivent alors signer un nouveau contrat, hors syndicat. Ceux qui tardent trop peuvent se voir remplacés par des travailleurs récemment immigrés dépêchés par la direction. Pour s’assurer de l’impuissance des ouvriers, celle-ci fait garder l’usine par le shérif et ses adjoints et embauche des agents de la Pinkerton, une entreprise privée de sécurité passée maître dans l’art de la répression. Cette méthode a beaucoup réussi à Andrew Carnegie, qui est parvenu à baisser les salaires, à augmenter le temps de travail et à supprimer toute activité syndicale dans nombre de ses usines à la fin des années 1880 et ce, sans jamais écorner son image dans la presse.

Mais la méthode semble se gripper en 1892, lorsque Carnegie tente de casser le syndicat de son aciérie située à Homestead. Particulièrement bien organisés, les travailleurs refusent de se laisser déposséder de leur usine et opposent une résistance armée aux Pinkerton. En juillet, une fusillade fait plusieurs morts et de nombreux blessés. Toutefois, après quatre mois de lutte, les ouvriers d’Homestead, épuisés, votent la fin de la grève en ayant perdu sur tous les fronts : les salaires ont été réduits, la journée de travail est passée de huit à douze heures, les pauses ont été supprimées et le syndicat éradiqué. L’épisode marque la victoire finale de Carnegie sur les syndicats de son empire. Celui-ci ne fait que croître tout au long des années 1890, pourtant marquées par une crise économique de grande ampleur. Les profits annuels de Carnegie Steel passent de 3 millions de dollars en 1893 à 7 millions en 1897, année pendant laquelle l’entreprise contrôle la moitié de l’acier de construction produit aux États-Unis2.

Si la fusillade d’Homestead marque la victoire de Carnegie patron, elle porte cependant un coup fatal à l’image de Carnegie entrepreneur. À la suite des événements, les rédactions dépêchent sur place de nombreux journalistes. Tandis que la polémique enfle, Carnegie est en Écosse : il passe l’été dans un pavillon de chasse isolé dans les Highlands, où il s’est retiré pour écrire son prochain livre. Depuis vingt ans, il consacre ainsi l’essentiel de son temps au voyage et dirige ses entreprises à distance, communiquant ses ordres à ses lieutenants via le télégraphe et la poste. Mis au courant de la fusillade, le magnat poursuit son séjour et se défausse sur son manager local, Henry Clay Frick. Tout le reste de sa vie, il a maintenu une même ligne de défense, déclarant qu’il n’avait pas été prévenu de l’intervention des Pinkerton et que les événements auraient pris une tout autre tournure s’il avait été réellement aux commandes. Les historiens ont depuis démontré à travers l’analyse de sa correspondance que Carnegie avait bien été informé que Frick avait l’intention de faire appel aux briseurs de grève et qu’il n’avait alors émis aucune objection. Les contemporains de Carnegie non plus n’ont pas été convaincus par sa défense : dans la presse américaine comme européenne, où l’affaire Homestead a connu un grand écho, les commentateurs ironisent sur le champion autoproclamé des travailleurs. Ils soulignent l’hypocrisie de ce patron-philanthrope qui affame ses ouvriers pour ensuite leur offrir de somptueuses bibliothèques à son nom. La réputation de Carnegie se retrouve considérablement entachée par l’affaire Homestead. Certaines villes se sont alors mises à refuser ses dons. Jusqu’à sa mort, l’entrepreneur a dû lutter contre sa nouvelle image de patron, sans jamais parvenir à s’en défaire.

Évoquons maintenant l’affaire Foxconn, qui a marqué les dernières années de la carrière de Steve Jobs. Apple est certes née en Californie, mais a très tôt délocalisé la fabrication de ses produits. Dès les années 1980, l’entreprise à la pomme délègue de larges parts de sa production à des prestataires sud-coréens, japonais, chinois et singapouriens3. Au début des années 2000, la chaîne de production d’Apple, qui a entièrement déserté le territoire états-unien, intègre un nouveau sous-traitant ; l’entreprise taiwanaise Foxconn, à qui elle confie l’assemblage de ses nouvelles générations d’ordinateurs Mac. Très largement implantée en Chine, Foxconn multiplie les contrats avec des géants de l’électronique comme HP, Dell ou Samsung. Passant de 9 000 employés en 1996 à 100 000 en 2003, 700 000 en 2008 et 1 million en 20104, cette entreprise en hypercroissance s’impose comme le leader mondial de la fabrication de produits électroniques, la plus grande entreprise exportatrice et employeuse de Chine ainsi que le principal sous-traitant d’Apple, qui fabrique notamment chez elle ses iPhones et ses iPads.

Jusqu’alors complètement inconnue du grand public, Foxconn attire l’attention des médias du monde entier en 2010, l’année où quatorze de ses ouvriers, âgés de dix-sept à vingt-cinq ans, se jettent du haut de ses bâtiments. Entre janvier et mars, lorsque les tout premiers suicides se produisent, Foxconn ne communique pas sur les événements, indiquant simplement que des enquêtes de police sont en cours. Cette position devient intenable lorsqu’un cinquième suicide se produit en avril. Foxconn tente alors de présenter les événements comme des actes isolés n’ayant aucun rapport avec la vie de l’entreprise. La pression médiatique s’accroît en mai, lorsque six autres employés se suicident à leur tour. Le P-DG de Foxconn, Terry Gou, est contraint d’intervenir : les suicides, assure-t-il, ont été causés par des problèmes personnels dans la vie des victimes. La stratégie de communication choisie par Foxconn vise à psychologiser les suicides de manière à les présenter non comme des actes de protestation politique liés au travail, mais comme des événements individuels s’expliquant par des états de fragilité mentale5. Fin mai, après un treizième suicide, le gouvernement chinois, à la demande des autorités locales, fait supprimer des articles sur des sites d’information et des blogs pour contenir l’escalade et éviter la crise médiatique. Il est cependant trop tard : l’affaire Foxconn fait de plus en plus parler dans la presse occidentale, et pousse Apple à réagir par un communiqué dans lequel l’entreprise déclare « être attristée et bouleversée par les récents suicides chez Foxconn » et convaincue que leur sous-traitant « prend le sujet très au sérieux »6. Nous sommes alors à quelques jours de la grande interview annuelle de Steve Jobs par le Wall Street Journal.

Avant d’analyser la façon dont Steve Jobs a réagi à l’affaire, penchons-nous un instant sur l’organisation du travail chez Foxconn. Les usines de cette entreprise se situent dans de gigantesques complexes industriels dotés de dortoirs où sont logées les centaines de milliers d’ouvriers venus y travailler. Les chambres consistent en une série de lits superposés et accueillent généralement entre six et douze travailleurs chacune. Les dortoirs ne sont pas proposés gracieusement aux employés : ils sont payants et, si les ouvriers y logent dans leur grande majorité, c’est parce que leur paye ne leur permet pas de louer un appartement à proximité. Foxconn appelle ses usines des « campus », car on y trouve des magasins, des hôpitaux, des cafétérias ou encore des espaces de loisir. Les chercheurs ayant enquêté sur ces espaces les qualifient davantage de « camps de travail7 ». En effet, ces lieux n’ont pas été pensés pour l’apprentissage, la convivialité ou le loisir, mais pour contrôler la force de travail. La concentration des travailleurs dans les dortoirs permet de les rendre disponibles à tout moment pour la production et de les placer sous la surveillance constante de l’entreprise. Elle permet également d’isoler les ouvriers et de casser les réseaux de solidarité : à leur arrivée chez Foxconn, les groupes d’amis, les parents, les membres d’une même école ou d’un même village sont dispersés dans différentes chaînes et dortoirs. Les couples, même mariés, ne peuvent pas loger dans le même espace. Les visites sont limitées et consignées par le service de sécurité. Dans une même chambrée, on associe généralement des ouvriers venant de provinces différentes et ne travaillant pas dans les mêmes départements de l’usine. Beaucoup n’ont jamais l’occasion de se croiser, les uns travaillant de nuit et les autres de jour. Les activités de tous les jours – repas, toilette, sommeil… – sont rigoureusement planifiées de manière à maximiser la productivité.

Dans les usines, les journées de travail durent dix à douze heures. Les heures supplémentaires sont « libres », mais les ouvriers, ne bénéficiant d’aucune protection contre la maîtrise, peuvent facilement être licenciés en cas de refus. Alors qu’une limite de 36 heures supplémentaires par mois est inscrite dans la loi chinoise, la plupart des ouvriers de Foxconn atteignent les 80 heures. Lors des pics de production, les jours de repos s’élèvent au maximum à quatre par mois pour la plupart des travailleurs8. Avant et après leur service, les ouvriers doivent participer à des réunions de travail non payées. Leur liberté de circulation est très limitée : ils doivent régulièrement insérer leur carte d’identité électronique dans des bornes et ne sont pas autorisés à se déplacer au-delà de leur dortoir et de leur atelier. À l’entrée des zones de production, ils doivent se délester de tout objet électronique ou métallique en passant par des portiques de détection et en étant parfois soumis à une fouille. Cette procédure vise à prévenir l’espionnage industriel, mais empêche également les travailleurs d’emporter avec eux les appareils (caméras, téléphones) qui leur permettraient de documenter leurs conditions de travail. Le site est entièrement muré et équipé de caméras de surveillance, placées partout, dans les zones de production comme dans les lieux de vie. Dans chacun des bâtiments de l’usine, on trouve des postes de contrôle fonctionnant vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Partout, des agents de sécurité patrouillent en permanence. On évalue à 16 % le nombre d’employés ayant déjà été physiquement violentés par ces agents et à un tiers ceux ayant subi des insultes9. Certains ont été passés à tabac pour des infractions mineures, comme le fait de jeter des détritus sur la voie publique ou de marcher sur la pelouse. Les ouvriers peuvent être punis lorsque, par exemple, ils dérogent au couvre-feu dans les dortoirs, ne travaillent pas assez vite, se trompent ou discutent dans les chaînes d’assemblage. Parmi les punitions qui leur sont infligées, on trouve la lecture publique de lettres de confession, le nettoyage des toilettes ou le recopiage de passages du livre des citations du P-DG Terry Gou. Ce livre, rappelant le Petit Livre rouge du président Mao, égrène des maximes que l’on retrouve aussi inscrites sur les murs de l’usine : « Les gens qui ont faim ont l’esprit particulièrement clair », « Le travail est en soi un type de joie », « Valorisez l’efficacité à chaque minute, chaque seconde »… Dans certaines unités de production, on exige des travailleurs qu’ils se tiennent au garde-à-vous : « Au début d’une prise de poste, les managers demandent aux ouvriers : “Comment allez-vous ?” Ils doivent répondre en criant à l’unisson : “Bien ! Très bien ! Très très bien !” Cet exercice d’inspiration militaire est conçu pour inculquer la discipline et l’obéissance10. »

Les perspectives d’amélioration des conditions de travail à Foxconn sont très minces. Le syndicat de l’entreprise est entièrement aux mains de la direction. À sa tête a longtemps siégé Chen Peng, l’assistante personnelle de Terry Gou, et ses comités sont presque entièrement composés de cadres. Toutes les tentatives de faire naître un autre syndicat par la base ont été étouffées. En dernière instance, c’est l’État chinois qui assure au capital industriel international la disponibilité et la docilité d’un vaste réservoir de main-d’œuvre, via une politique active de prolétarisation des populations. Il garantit notamment l’existence légale de 200 millions de travailleurs migrants : les ouvriers-paysans11. Ceux-ci sont réduits à un statut inférieur qui les empêche de circuler et de s’établir librement sur le territoire chinois. Ils ne peuvent aller travailler en ville qu’avec un permis de résidence temporaire. Les provinces d’accueil ne sont pas tenues d’assurer leur sécurité sociale et leur éducation. Leur statut se transmet de parents à enfants, si bien que de nouvelles générations d’ouvriers-paysans n’ont de leur vie jamais habité à la campagne. Maintenus dans un état de mobilité contrainte et de précarité perpétuelle, les ouvriers-paysans permettent au capital industriel de contenir le coût du travail. Ils composaient 85 % des effectifs de Foxconn au début des années 201012. Les stagiaires constituent une autre source de main-d’œuvre jetable à bas coût. Il existe en Chine 22 millions de lycéens qui étudient dans des établissements professionnels13. Ce sont souvent des enfants d’ouvriers-paysans qui, du fait de leur statut, ne peuvent accéder aux lycées généraux puis aux universités. Pour obtenir leurs diplômes, ces lycéens doivent impérativement réaliser des stages, qui n’ont bien souvent aucun rapport avec leurs études. Ils servent en réalité de supplétifs aux industries dans les moments de forte production. Pendant des périodes allant de trois mois à un an, des jeunes gens de quinze à dix-huit ans intègrent ainsi les chaînes de production chinoises et réalisent exactement les mêmes tâches que les ouvriers. Eux aussi travaillent la nuit et réalisent des heures supplémentaires contraintes. N’ayant pas le statut d’employés, ils sont moins rémunérés (pas de prime, non-paiement des heures supplémentaires) et ne bénéficient pas d’un programme de sécurité sociale. Durant l’été 2010, Foxconn a employé 150 000 lycéens, 15 % de sa force de travail totale14. En Chine, le capital industriel dispose donc d’un vaste réservoir de travailleurs mobilisables à bas coût, que la mise en concurrence des provinces chinoises aide à maintenir. Pour attirer les industries, les gouvernements locaux leur proposent gracieusement divers services : prêts bancaires, mise à disposition de terres, construction de bâtiments, exemptions d’impôts, subventions, aides au recrutement, relations publiques… Ainsi assurés de la collaboration de l’État à tous les niveaux, les industriels ont toute latitude pour exploiter les disparités régionales et ne prennent pas de grands risques en bafouant le droit du travail.

Revenons à l’affaire médiatique de l’été 2010. Le 1er juin, lors de la célèbre conférence All Things Digital animée par deux journalistes du Wall Street Journal, Steve Jobs est interrogé sur « ce qui se passe à Foxconn » et tient les propos suivants :

Je pense qu’Apple fait l’un des meilleurs boulots parmi toutes les entreprises du secteur, et peut-être dans tous les secteurs, pour comprendre les conditions de travail dans notre chaîne d’approvisionnement. Nous sommes extrêmement scrupuleux et extraordinairement transparents à ce sujet. Vous allez sur notre site Web et vous pouvez lire les rapports que nous publions une fois par an. Nous allons chez ces fournisseurs et chez leurs fournisseurs secondaires et tertiaires, des endroits où personne n’est jamais allé auparavant pour auditer. Nous sommes vraiment rigoureux à ce sujet. Je peux donc vous dire certaines choses que nous savons. On est vraiment dessus. Foxconn n’est pas un sweatshop. Je veux dire, vous allez là-bas et c’est une usine, mais, mon Dieu, ils ont des restaurants, des cinémas, des hôpitaux et des piscines. Je veux dire, pour une usine, c’est une très belle usine. Mais ils ont eu 13 suicides jusqu’à présent cette année, si vous comptez les tentatives. Ils ont 400 000 personnes là-bas. Donc, 13 sur 400 000, c’est 26 par an jusqu’à présent, disons 7 pour 100 000 personnes. C’est encore en dessous du taux de suicide américain de 11 pour 100 000 personnes, mais c’est vraiment troublant […]. Nous avons eu cela dans ma ville natale de Palo Alto, nous avons connu des suicides par imitation avec des lycéens qui se sont suicidés en se jetant sur les voies ferrées de Caltrain. C’est très troublant. Nous sommes là-bas pour essayer de comprendre ce qui se passe et, plus important encore, pour essayer de comprendre comment nous pouvons aider, car c’est une situation difficile. Ils ont beaucoup de travailleurs qui quittent des zones très pauvres pour venir dans ces usines, loin de chez eux pour la première fois, à dix-huit ans. Ils sont probablement moins préparés à quitter la maison que le lycéen typique qui va à l’université dans notre pays. Je pense donc qu’il y a de vrais problèmes15.

À la lumière de ce que l’on a expliqué précédemment, on peut constater à quel point l’argumentaire de Steve Jobs est fallacieux. Foxconn ne serait pas un lieu d’exploitation, puisqu’il met à disposition de ses ouvriers de larges infrastructures, notamment de loisir. En cadrant les choses de cette manière, l’on évacue totalement les questions relatives aux conditions de travail et à la possibilité effective, pour la majorité des travailleurs, de faire usage de ces infrastructures. En réalité, après une dizaine d’heures de labeur harassant, les ouvriers épuisés ne peuvent bien souvent rien faire d’autre que manger, dormir, puis repartir travailler16. Quant aux suicides, ils n’auraient statistiquement rien d’inhabituel. Mieux, leur taux se situerait en dessous de la moyenne nationale américaine. Si tel est le cas, pourquoi les usines Foxconn n’ont-elles pas connu des niveaux de suicide comparables dans les années qui ont précédé ? Pourquoi les taux de suicide au travail ne sont pas les mêmes dans d’autres usines et dans d’autres entreprises ? Pourquoi les nombreux employés de Walmart (1,4 million de salariés aux États-Unis en 2010) ne se suicident-ils pas par dizaines sur leur lieu de travail chaque année ? Cela serait, à en croire l’argumentaire déployé par Steve Jobs, statistiquement normal17. Jobs compare les niveaux de suicide au travail d’une population bien circonscrite – de jeunes ouvriers employés par Foxconn dans le district industriel de Shenzhen – au taux de suicide dans une population générale. Or, explique la chercheuse Jenny Chan, réaliser « une comparaison scientifique nécessite de constituer aléatoirement des données à partir d’une zone où la taille de la population et les groupes d’âge sont similaires. Cela n’aurait guère de sens, par exemple, de comparer les suicides de ces jeunes travailleurs à ceux des femmes rurales défavorisées et des personnes âgées, qui représentent une grande proportion des cas de suicide en Chine18 ». Steve Jobs a été devancé dans son argumentaire par la presse d’affaires américaine. Dans les semaines qui ont précédé son interview, des articles ont paru dans Fast Company, Insider, ZDNet et le Wall Street Journal pour expliquer, à l’aide de calculs similaires, en quoi les niveaux de suicide à Foxconn n’étaient pas particulièrement élevés19. Tous ne faisaient en fait que reprendre certains des éléments de communication produits plus tôt par la direction de Foxconn.

Les propos tenus par Steve Jobs lors de sa conférence du 1er juin n’ont provoqué ni indignation ni scandale. Les commentateurs américains disposaient pourtant de nombreuses ressources pour se montrer d’emblée très critiques. Dès le milieu des années 2000, plusieurs enquêtes menées par des organisations non gouvernementales (ONG) et des journalistes ont révélé la réalité des conditions de travail dans les usines Foxconn20. Dès mai-juin 2010, de grands titres de la presse internationale, comme Der Spiegel, The Daily Mail et Bloomberg, ont diligenté des enquêtes qui ont toutes abouti aux mêmes constats21.

Tout s’est passé comme si les ouvriers de Foxconn et les dirigeants d’Apple constituaient deux mondes à part, n’ayant strictement rien à voir l’un avec l’autre. Dans tout ce drame, Apple ne pouvait apparaître que sous les traits de l’innocent ingénu. D’ailleurs, maintenant qu’il était au courant de l’ampleur de la situation, Steve Jobs, assuraient ses thuriféraires, prendrait le problème à bras-le-corps :

Andrew Keen – Beaucoup de gens, dont je fais partie, pensent que Steve Jobs est l’un des plus grands Américains de l’histoire. C’est un grand homme en raison de sa capacité à surmonter ; surmonter les échecs, surmonter la maladie peut-être. L’appelez-vous à ouvrir un troisième acte dans sa vie ? Cela ferait-il de lui un véritable grand personnage américain ?

Mike Daisey – C’est déjà un grand. Il a réinventé la métaphore dominante de notre technologie trois fois durant sa vie, ce que le reste de l’industrie de la tech n’a jamais su faire. Je crois que, dans trente ou quarante ans, on se le rappellera de la même façon qu’on se rappelle Edison. Vous ne pouvez pas raconter l’histoire de l’informatique sans parler de Steve Jobs. Je dirais même que l’on n’a pas besoin de parler de qui que ce soit d’autre. Si l’on parle de la façon dont on est passés des premiers ordinateurs aux interfaces graphiques puis au tactile, on n’a presque pas besoin de parler de quelqu’un d’autre. Son ombre est gigantesque, c’est un véritable génie. Je pense néanmoins que lui comme moi avons perdu de vue les conditions dans lesquelles les objets sont fabriqués, dans la poursuite de ces grands idéaux. Nous avons oublié nos idéaux humanistes fondamentaux. […] Rien ne me plairait plus que de le voir ouvrir un troisième acte pour se consacrer spécifiquement à ces choses22.

Steve Jobs n’a malheureusement pas eu le temps d’appliquer son génie à résoudre les problèmes de la classe ouvrière chinoise. Un peu plus d’un an après l’éclatement de l’affaire Foxconn, il mourait des suites d’un cancer. De multiples commentateurs ont alors assemblé les événements de sa vie pour mettre un point final à leurs romans. Des dizaines de biographies ont paru. Les ouvriers de Foxconn n’y jouent jamais aucun rôle. La vie de Steve Jobs ne se trouve pas sur les terres de la production, mais dans le ciel des idées.

La division internationale du travail et l’épanouissement de l’imaginaire entrepreneurial

« On ne peut s’empêcher de se demander comment Steve Jobs, le bouddhiste milliardaire, parvient à concilier les activités de Foxconn et sa croyance en le karma. »

Andrew MALONE23.

Alors que la mémoire de Carnegie a été définitivement entachée par la fusillade d’Homestead, les suicides chez Foxconn ont à peine effleuré celle de Jobs. Carnegie est redevenu un patron, Jobs est resté un entrepreneur. Comment expliquer cette disparité ? Nous allons examiner ici différents facteurs qui pourraient nous aider à faire sens, hypothétiquement, de ce contraste. Notre comparaison sera très partielle. Étudier diachroniquement les mémoires de Carnegie et de Jobs nécessiterait une analyse bien plus approfondie que celle qui sera la nôtre dans les pages qui vont suivre. Pour établir une solide comparaison, il faudrait s’attacher bien davantage que nous n’allons le faire aux changements de contexte historique : Carnegie et Jobs n’ont en effet pas évolué dans le même environnement politique, syndical, géographique, économique, managérial et technologique. Les morts d’Homestead et de Foxconn – des tués par balle d’un côté et des suicidés de l’autre – n’ont par ailleurs rien de strictement comparable. La mise en perspective que nous esquissons ici doit donc être comprise comme un exercice qui nous permettra surtout d’illustrer l’importance de la division internationale du travail et du fétichisme de la marchandise dans l’épanouissement du mythe de l’entrepreneur.

Contrairement à des entrepreneurs comme Andrew Carnegie ou Bill Gates, Steve Jobs n’a jamais cherché à apparaître comme un humaniste et un philanthrope. Il n’a jamais pris des poses de chef d’État pour proclamer son ambition de vaincre la guerre ou le sous-développement. Il a souvent répété que seuls les produits de son entreprise l’intéressaient. Il était donc difficile, au moment où a éclaté l’affaire Foxconn, de le présenter comme un grand hypocrite. Pendant la crise, sur la scène médiatique, l’homme Steve Jobs a d’ailleurs été très rapidement remplacé par l’institution Apple. Après l’interview du 1er juin, Jobs ne s’est plus exprimé sur l’affaire Foxconn, et la gestion de la crise a été intégralement prise en charge par les services de relations publiques de la firme. Au sujet de Foxconn, l’entreprise a mis en place une méthode de communication qui est demeurée très stable au fil des années : tout d’abord, se déclarer très préoccupé par les révélations du moment ; puis annoncer le lancement d’audits sur les sites de production incriminés ; mener enfin des contrôles à l’aide d’organismes qui n’ont d’indépendant que le nom et se féliciter des progrès accomplis dans des rapports publics. À la suite de l’affaire Foxconn, Apple a confié à la Fair Labor Association (FLA) l’audit de sa chaîne logistique. La FLA n’est pas un organisme public ou indépendant, mais une association financée par les organisations qu’elle est censée contrôler. Après quelques visites sur site, le président de la FLA, Auret Van Heerden, s’est félicité des conditions de travail qu’il avait pu observer chez les sous-traitants d’Apple :

Les installations sont de première classe, les conditions matérielles sont très très au-dessus de la moyenne […]. J’ai été très surpris, quand j’ai déambulé chez Foxconn, de constater à quel point c’est tranquille comparé à une usine de confection. Les problèmes sont sans rapport avec l’intensité, l’épuisement professionnel et l’environnement pressurisant que vous retrouvez dans une usine de confection. Ils relèvent plus de la monotonie, de l’ennui et de l’aliénation, peut-être24.

Les rapports de la FLA félicitent Apple pour des réformes purement symboliques, n’évoquent jamais sérieusement les problèmes fondamentaux qui se posent aux travailleurs, et sont souvent contredits par les enquêtes des ONG25. À chaque fois que la question des sous-traitants d’Apple réapparaît dans l’actualité, à la suite d’une nouvelle enquête par exemple, la réaction de l’entreprise suit un script identique : déclarations, annonces, (pseudo)contrôles et autocongratulations. La routine était déjà connue avant l’affaire des suicides. En 2006, une enquête produite par le journal britannique Mail on Sunday puis reprise par la BBC dénonçait déjà les conditions de travail de l’usine Foxconn de Longhua produisant les iPods. Apple avait alors publié un « rapport sur la fabrication des iPods » expliquant que les infractions du fournisseur à son code de conduite avaient été détectées et allaient être corrigées26. Ces formes théâtralisées d’automesure et d’autocontrôle, habituelles dans les grandes entreprises multinationales, permettent de faire croire que celles-ci « déploient des efforts importants pour surveiller leurs fournisseurs et corriger les abus, explique Scott Nova. Les marques peuvent de cette façon laisser croire qu’elles font de véritables efforts pour protéger les travailleurs, sans avoir à supporter les coûts substantiels, en termes de flexibilité du travail et de dollars, d’une augmentation des salaires et d’une amélioration des conditions de travail. Cela leur permet de continuer à profiter d’une main-d’œuvre maltraitée et exploitée tout en contenant et en gérant efficacement le risque que cette stratégie de production fait courir à leur réputation27 ». Plus de dix ans après l’affaire Foxconn, les conditions de travail chez les sous-traitants de l’industrie ont peu évolué et les mêmes dénonciations reviennent toujours au fil des enquêtes28.

Lorsque Carnegie a vu grandir la polémique à la suite de la fusillade d’Homestead, il est resté longtemps silencieux, isolé dans sa retraite en Écosse. À une époque où les métiers de la communication étaient encore embryonnaires, il a certainement dû improviser, sans grand conseil, sa propre gestion de crise. Steve Jobs a au contraire évolué dans un monde où le travail communicationnel est pris en charge par une industrie dédiée, capable d’appliquer avec régularité des méthodes éprouvées. Pour Apple, la tâche a été d’autant plus aisée que le mouvement de protestation suscité par l’affaire Foxconn a été très limité. Certes, des ONG comme SACOM et China Labour Watch ont mobilisé leurs réseaux pour dénoncer l’insuffisance des mesures prises par Apple et faire perdurer la critique dans la presse internationale. Mais, contrairement à ce qu’espéraient certains activistes, les suicides de Foxconn n’ont pas déclenché un mouvement d’ampleur pour la défense des droits des travailleurs du monde entier. Des lettres ouvertes ont été publiées, des pétitions ont été signées et quelques manifestations ne rassemblant souvent qu’une poignée d’activistes ont été organisées devant des Apple stores. L’entreprise, dont les résultats financiers n’ont cessé de grimper depuis l’affaire, n’a pas eu besoin de déployer des trésors d’ingéniosité dans ses opérations de relations publiques pour faire face à la situation.

Les opérations de communication et de relations publiques de Foxconn, en revanche, ont souvent été décrites comme désastreuses. L’entreprise a pris en mai 2010 une série de mesures qui ont été brocardées dans la presse : des filets de sécurité ont été déployés autour des dortoirs pour empêcher les suicides, des moines bouddhistes ont été dépêchés sur les lieux pour chasser les mauvais esprits, et la direction a fait signer aux employés des « engagements antisuicide ». Elle a également imposé aux employés de défiler dans des carnavals « célébrant la vie » en chantant des slogans et en arborant des tee-shirts « I love Foxconn »29. Ces images ont régalé la presse américaine. Elles ont alimenté l’idée selon laquelle les suicides de Foxconn s’expliquaient avant toute chose par le fait qu’ils s’étaient produits en Chine, ce pays brutal, fanatique et irrespectueux des droits de l’homme30. Une interprétation fort commode, laissant Apple et les entreprises américaines hors de cause.

Foxconn a mis en place dans ses usines le régime d’exploitation et de surveillance que nous avons décrit plus haut. L’entreprise a radicalisé les méthodes de management héritées du taylorisme pour constituer le système productif le plus performant possible. Mais si Foxconn s’est ainsi organisée sous la forme d’une institution totale, c’est bien parce que ses clients, les grandes marques mondialisées de l’électronique, exigent de leurs sous-traitants qu’ils produisent en grande quantité, au prix le plus bas et le plus rapidement possible. Dans l’industrie, les chaînes de production sont gérées à flux tendus : les sous-traitants doivent encaisser les importantes fluctuations de la demande. Aux habituels pics des fêtes de fin d’année s’ajoutent pour Apple ceux engendrés par les sorties très régulières de nouveaux produits, comme les derniers modèles d’iPhones. Pour absorber les variations de flux, Foxconn doit réorganiser et densifier la production en permanence, tout en maintenant un niveau de qualité irréprochable. D’où son recours incessant aux heures supplémentaires obligatoires et aux réservoirs de main-d’œuvre. In fine, la pression exercée par Apple sur ses fournisseurs se répercute et s’abat sur chacun des ouvriers en bout de chaîne. Comme l’a déclaré sans ambages un cadre d’Apple au New York Times, « vous pouvez soit fabriquer dans des usines confortables et accueillantes pour les travailleurs, soit réinventer le produit chaque année et le rendre meilleur, plus rapide et moins coûteux, ce qui nécessite des usines qui apparaissent comme étant dures selon les normes américaines31 ». Un cadre de Foxconn, Louis Woo, a résumé la situation de façon plus ramassée encore : « Entre la productivité, la discipline et le traitement inhumain, la frontière est ténue32. » Pendant l’affaire Foxconn, certains commentateurs ont reproché à l’entreprise de refuser d’améliorer les salaires et les conditions de travail de ses ouvriers, comme si cette décision relevait d’une incompréhensible position de principe. Or « humaniser » ainsi la production provoquerait inévitablement une hausse des coûts. Apple et les autres entreprises clientes se tourneraient dès lors vers la concurrence pour préserver leurs marges. L’asymétrie de pouvoir entre les grandes marques et leurs sous-traitants est flagrante. Elle se lit clairement à travers les chiffres du partage de la valeur. Au moment de l’affaire des suicides, Apple capturait 58,5 % du prix de vente d’un iPhone, tandis que les coûts de production en Chine n’atteignaient que 1,8 %33.

La politique d’externalisation de la production chez Apple est, comme nous l’avons vu, ancienne. En 1982, Mike Scott, alors dirigeant de l’entreprise, déclarait : « Notre métier, c’est le design, l’éducation et le marketing. Apple doit faire le moins de travail productif possible […]. Laissons les sous-traitants gérer les problèmes34. » Ces problèmes ne sont pas que productifs. En faisant fabriquer leurs produits par d’autres, les grandes entreprises comme Apple se créent des épouvantails bien utiles lorsque éclate un scandale. Comme l’explique Peter Pawlicki :

[Elles] « se cachent souvent derrière le fait que les infractions concernant les heures supplémentaires, les salaires, la santé et la sécurité ne se sont pas produites dans leur organisation à proprement parler […]. Les grandes entreprises affirment souvent qu’il leur est impossible d’avoir un aperçu détaillé des différents sites de fabrication des nombreux partenaires qui composent leur chaîne d’approvisionnement. Pourtant, […] pour être autorisé à rejoindre cette chaîne, chaque fournisseur est soumis à un contrôle si approfondi que les grandes marques ne peuvent qu’être très conscientes des conditions de travail dans les usines où leurs produits sont fabriqués. À une époque où les systèmes de planification des entreprises leur permettent de collecter, stocker, gérer et interpréter les données de presque toutes leurs activités commerciales quasiment en temps réel, la question de savoir pourquoi elles ne disposent pas d’une vision plus détaillée des conditions de travail dans leur chaîne logistique est purement rhétorique35.

Dans le théâtre médiatique, la grande entreprise peut ainsi jouer le rôle de l’innocent dépossédé. Une bonne partie des commentateurs qui croient la critiquer participent eux aussi à cette illusion, en traitant le problème sur un plan strictement moral. Ainsi, pendant l’affaire des suicides, on a pu lire dans Forbes que « Steve Jobs et Apple ont oublié de protéger la qualité de vie des travailleurs de chez Foxconn » et qu’ils ont l’« obligation morale de traiter ces problèmes ». L’auteur de l’article concluait par une exhortation similaire à celle de Mike Daisy que nous citions plus haut : « Steve Jobs est l’un des plus grands esprits entrepreneuriaux au monde, mais il devrait aussi devenir un grand leader. Voici le défi que je lui adresse : je vous appelle à révolutionner la qualité de vie des ouvriers qui assemblent vos produits autant que vous avez révolutionné tout autre chose36. » Ces déclamations dramatiques nourrissent en réalité le récit tissé par les relations publiques. Le problème serait ponctuel, localisable, résolvable. Il aurait été « perdu de vue », « oublié » : il faudrait simplement qu’une puissance entreprenne de le résoudre. L’histoire économique est une odyssée morale dans laquelle des héros doivent surgir, prendre conscience des injustices et changer la face du monde. Là aussi s’exprime le mythe de l’entrepreneur ; sa métonymie, sa personnification et sa théâtralisation. Les dénonciations courantes des suicides à Foxconn rejoignent ainsi dans leurs prémisses la littérature la plus hagiographique.

Ce que le mythe nous empêche de voir et de comprendre, c’est la dimension au contraire systémique et désincarnée de la production mondialisée ; c’est le mouvement que le capital imprègne aux entreprises, quelles qu’elles soient. Apple n’est pas le seul client de Foxconn, qui maîtrise près de 50 % du marché mondial de la sous-traitance électronique et qui produit aussi pour Amazon, HP, Dell, IBM, Intel, Sony, Nintendo ou encore Lenovo37. Chez les autres sous-traitants d’Apple, comme chez les concurrents de Foxconn, on impose aux ouvriers des conditions de travail similaires, voire plus dégradées encore. Des cas de suicides au travail se sont aussi produits chez d’autres fabricants, comme Huawei et Samsung38. Le système productif mis au point par Apple et Foxconn n’a rien d’extraordinaire, il s’inscrit dans un mouvement global de mondialisation des chaînes de production électroniques entamé dans les années 1960. C’est à cette période que de grandes entreprises américaines comme General Instrument, Fairchild, Motorola, Texas Instrument et National Semiconductor ont commencé à délocaliser une part de leur travail productif en Asie du Sud-Est : en Corée du Sud, aux Philippines, en Thaïlande, en Indonésie, en Malaisie et à Hong Kong. Cette migration du capital industriel du cœur américain vers la périphérie asiatique s’explique par plusieurs facteurs, parmi lesquels le déficit croissant de main-d’œuvre dans la Silicon Valley, le déclin des achats réalisés par l’armée américaine et la montée en puissance des concurrents japonais39. Tous ces facteurs ont constitué autant de limites à la reproduction du capital industriel en Californie.

Les grandes standardisation et modularité des composants et appareils électroniques ont rendu possibles la séparation et la dispersion des activités productives à travers un vaste réseau mondial. Les matériaux à transporter étant petits et légers et les méthodes de transport – fret aérien, transport maritime conteneurisé – de plus en plus efficaces, il devenait possible de localiser chaque tâche productive là où elle serait la moins coûteuse. Les fabricants de circuits imprimés ont par exemple très tôt envoyé leurs composants à l’assemblage en Asie, avant de les rapatrier pour les contrôler et les distribuer eux-mêmes. Au début des années 1980, 85 % à 90 % du travail d’assemblage dans l’industrie américaine des semi-conducteurs étaient réalisés à l’étranger, dans des usines nécessitant peu de capitaux et engendrant un rendement annuel de 15 % à 20 %40. Plutôt que d’équiper les usines américaines en machines coûteuses, mieux valait s’installer dans des pays touchés par l’exode rural, dont les populations se prolétarisent pour constituer de vastes réservoirs de main-d’œuvre non syndiquée et à bas coût. Certains de ces pays étaient d’autant plus intéressants pour les investisseurs qu’ils mettaient en place des zones de libre-échange et des politiques d’exonération fiscale, tout en assurant la docilité et la soumission des travailleurs, parfois grâce à l’appui militaire américain. Cette division internationale du travail s’est renforcée dans les années 1980 avec l’émergence de l’industrie de l’ordinateur personnel, organisée elle aussi selon une grande modularité. Le processus a entraîné la naissance et le développement d’entreprises locales de sous-traitance en Asie, qui ont pris en charge une part croissante du travail productif au service des grandes marques internationales de l’électronique. Les années 1990 et 2000 ont vu la montée en puissance de ces contract manufacturers intégrant de plus en plus de tâches productives – ingénierie, assemblage semi-automatisé, configurations, contrôles, réparations, logistique – via un maillage d’usines particulièrement dense. Les crises économiques des années 2000 ont encore renforcé le mouvement, les marques déléguant de plus en plus la gestion des coûts à ces sous-traitants.

Les grandes marques de l’électronique et les grandes entreprises de sous-traitance ont coévolué. Les firmes commanditaires, délaissant la fabrication qu’elles ne considèrent plus comme essentielle pour le contrôle du marché, se sont spécialisées dans le développement, le design et le marketing. Les grandes entreprises de sous-traitance, quant à elles, se sont organisées pour intégrer et coordonner un ensemble toujours plus vaste de tâches productives complexes à grande échelle, conquérant sans cesse de nouvelles fonctions et catégories de produits. L’alliance Apple-Foxconn est emblématique de cette coévolution. Il ne faut pas croire, cependant, à une installation définitive. « L’industrie est dans un processus continu de réallocation, elle poursuit sans relâche la structuration géographique optimale de ses réseaux mondialisés de production et d’innovation, dans un contexte sans cesse changeant41. » Même si la Chine offre pour l’instant au capital industriel mondial des avantages considérables, celui-ci reste mobile. Foxconn comme ses principaux concurrents Pegatron, Quanta et Flextronics disposent d’usines partout en Asie, en Europe de l’Est et en Amérique du Sud. Ces entreprises peuvent faire basculer leur production en fonction de l’évolution du contexte politique et commercial international. On a par exemple récemment vu Foxconn investir en Inde et au Vietnam à la suite des tensions entre la Chine et les États-Unis42.

Reprenons notre comparaison. Andrew Carnegie était un grand patron de l’industrie sidérurgique américaine de la fin du XIXe siècle. Il a bâti son empire dans la région de Pittsburgh, où il a construit et racheté tout un réseau d’usines. Il a constitué sa fortune en contrôleur de gestion ; rabotant sans cesse les coûts, diminuant les salaires, et provoquant finalement des grèves et des révoltes chez ses ouvriers. Même si Carnegie voyageait beaucoup et contrôlait souvent ses affaires à distance, il était directement en lien avec ses usines. Il faisait travailler ses concitoyens sur le sol américain et, malgré ses efforts, il n’a pour lui jamais été entièrement possible de s’extraire symboliquement des rapports de production. Steve Jobs, au contraire, a, dès le début de sa carrière, évolué dans une industrie fragmentée, diffractée, mondialisée. Il ne régnait, semble-t-il, sur personne d’autre que sur quelques ingénieurs bien payés. Il n’était pas lié, dans les représentations communes, à une quelconque base ouvrière. Les Macintosh et les iPhones ne sont pourtant pas moins matériels que les tubes et les poutres d’acier. Toute production électronique nécessite un travail d’extraction, de fabrication et d’assemblage gigantesque. Mais, dans un monde où les chaînes logistiques sont à ce point complexes et dispersées, il devient possible d’apparaître comme un pur créateur, dont les produits ne sont rien de plus que des manifestations de l’esprit. On rejoint là un vieux constat ; celui du fétichisme de la marchandise. Le travail concret se perd dans l’infini des médiations marchandes, et les objets apparaissent telles des fantasmagories, auxquelles le mythe de l’entrepreneur participe.

Les autres invisibles : sur la division raciale et sexuelle du travail dans la Silicon Valley

« La majorité de la population a toujours été et continuera d’être des travailleurs. La plupart des femmes, la plupart des immigrés, la plupart des personnes de couleur et la plupart des Blancs sont des travailleurs, quoi qu’ils soient par ailleurs. Cela signifie, une fois que nous commençons à regarder les choses de ce point de vue, que l’essentiel de l’histoire est l’histoire du travail. »

Fred GLASS43.

On peut s’imaginer que, si les travailleurs qui fabriquent les produits Apple ont à ce point été invisibilisés dans les médias américains, c’est parce qu’ils sont chinois. Ils incarnent le lointain, l’obscur, cet autre qui ne les concerne pas et qu’ils peuvent renvoyer à des clichés exotiques. Mais il y a sûrement autre chose, car l’invisibilisation touche aussi les travailleurs californiens. Nous allons ici parler d’eux, et montrer par là que les mécanismes de la mise à distance sont certainement davantage sociaux et raciaux que simplement culturels et géographiques.

Au moment de l’essor de l’industrie micro-informatique, les entreprises américaines avaient déjà délocalisé des pans entiers de leur chaîne de production à la périphérie de l’économie-monde. Il subsistait toutefois dans la Silicon Valley des années 1980 environ un tiers d’emplois ouvriers et entre 50 000 et 70 000 travailleurs semi-qualifiés et faiblement rémunérés44. Leurs effectifs étaient d’ailleurs en croissance depuis les années 1960, même si dans des proportions incomparables à ceux de leurs homologues asiatiques. Les entreprises de la Silicon Valley avaient intérêt à conserver une part du travail productif sur place : pour se prémunir de variations de taux de change et de droits de douane, et pour être capables de produire rapidement des prototypes à proximité de leurs centres de recherche et développement. Il existe aussi dans la Silicon Valley une industrie de la sous-traitance qui prend en charge le travail de fabrication et d’assemblage des composants électroniques. Les avantages sont toujours les mêmes pour les grandes entreprises commanditaires : elles peuvent se délester de tous les risques liés au travail manufacturier, conserver l’image d’entreprises irréprochables avec leurs employés et rogner sans cesse sur les coûts via la mise en concurrence de leurs sous-traitants. En période de ralentissement, elles peuvent facilement réduire leurs activités sans avoir à licencier des travailleurs ou fermer des usines ; et, en période de reprise, elles peuvent augmenter leur production sans embaucher ni investir de capitaux.

Cette division locale du travail industriel entre commanditaires et sous-traitants a donné forme à une économie duale et à une polarisation de la force de travail. Il existe dans la Silicon Valley un premier marché du travail ; celui des ingénieurs et des managers, qu’occupent majoritairement des hommes blancs, souvent diplômés d’universités du cru, comme Stanford. Pour eux, les conditions de travail sont bonnes et les emplois bien rémunérés. Leurs contrats de travail intègrent une couverture médicale et des primes souvent généreuses. Les entreprises sous-traitantes, elles, puisent dans un second marché du travail, majoritairement peuplé de non-Blancs. Les emplois y sont mal payés, temporaires et les possibilités d’évolution quasi nulles. C’est également sur ce marché que les nombreuses entreprises de services, essentielles au bon fonctionnement de l’économie régionale, recrutent leurs innombrables agents d’entretien et commis de cuisine. La distribution raciale des emplois apparaît très nettement dans les statistiques produites sur la région depuis les années 1980. Dans les usines, on constate aux postes de fabrication et d’assemblage une surreprésentation de femmes d’origine philippine et indochinoise. Les Latino-Américains – Mexicains et ressortissants d’Amérique centrale – sont quant à eux largement majoritaires dans la maintenance et l’entretien45. La ségrégation des travailleurs est aussi géographique. Les cadres blancs habitent majoritairement dans les villes du nord de la région – Palo Alto, Mountain View, Cupertino, Sunnyvale et Santa Clara –, là où les autorités municipales investissent dans les services publics et préservent une ambiance quasi champêtre en contenant le développement urbain. Les travailleurs asiatiques et latinos sont quant à eux concentrés dans les villes pauvres du Sud – Campbell, Milpitas et San José. Beaucoup doivent réaliser chaque jour de longs trajets pour rejoindre leurs entreprises, implantées au Nord, à proximité de là où habitent les cadres et les ingénieurs46.

Plusieurs chercheurs ont enquêté dans les usines de la Silicon Valley à partir des années 1980. Ils ont montré en quoi la ségrégation des travailleurs dans cette région est le résultat d’une politique de recrutement tout à fait conscientisée, reposant sur des stéréotypes de genre et de race. Si les managers blancs emploient en priorité dans leurs chaînes de production des femmes originaires d’Asie, c’est parce qu’ils les croient davantage patientes, adroites et méticuleuses ; en somme, parfaitement adaptées au travail de précision répétitif. Les Asiatiques en général auraient l’avantage d’être dociles, contrairement aux Latinos et aux Noirs, réputés trop réfractaires à l’autorité. Pour les managers de la Silicon Valley, les capacités professionnelles sont distribuées racialement. Leurs stéréotypes s’expriment à travers des catégories très vagues : le groupe des « Asiatiques » amalgame ainsi des populations socialement et culturellement très diverses, des Philippins, des Vietnamiens et des Coréens notamment. Les recruteurs « assignent chaque groupe à des emplois qui mettent l’accent sur des caractéristiques spécifiques, réalisant par là une prophétie autoréalisatrice47 ». Les femmes asiatiques ont l’avantage pour les employeurs d’être exploitables à double titre. Elles occupent, au sein même de leur culture d’origine, une place subalterne. Les hommes de leurs communautés les autorisent rarement à se rendre à des réunions syndicales. Elles ne sont pas considérées comme des travailleuses à part entière, mais comme des salariées secondaires, ramenant à leur famille un simple revenu d’appoint. En conséquence, leur paye peut être réduite au minimum, en deçà même du coût de reproduction de la force de travail48.

La racialisation des travailleurs constitue également pour le capital industriel un moyen de contrôle. Une technique consiste par exemple à recruter ses ouvriers dans un seul et même groupe ethnique. Par exemple, dans les années 1980, National Semiconductor employait surtout des Philippins et Hewlett-Packard des Vietnamiens49. Cela permet d’amener les travailleurs à identifier leur entreprise à leur communauté ; à être solidaires de l’une comme de l’autre. L’entreprise apparaît dès lors comme la grande pourvoyeuse, celle qui « offre » des emplois à tous. Pour s’assurer encore davantage, elle peut recruter ses contremaîtres et ses responsables chez les leaders de la communauté et prévenir ainsi très efficacement les protestations et les mouvements de grève. Une autre technique de contrôle par la racialisation consiste à diviser les travailleurs en les répartissant dans des équipes ethniquement homogènes. Une même usine peut ainsi fonctionner avec une chaîne de montage coréenne, une autre philippine, vietnamienne, etc. En mettant en place des systèmes de récompense (bonus de production) et de punition (malus, licenciements) collectifs, l’entreprise organise la concurrence intergroupes et encourage les antagonismes raciaux. En montant ainsi les travailleurs les uns contre les autres, elle sape les solidarités de classe et compromet la capacité des équipes à se mobiliser collectivement pour s’opposer à la direction50.

La division des travailleurs selon des frontières de genre et de race permet de fragmenter leur conscience de classe et de légitimer les divisions hiérarchiques au travail. Les ouvriers en viennent à internaliser leur oppression, en adoptant les mécanismes de discrimination classistes, sexistes et racistes dont ils sont eux-mêmes victimes. Les travailleurs immigrés présentent en outre pour les employeurs l’avantage d’être particulièrement vulnérables, et donc plus faciles à soumettre. Les recherches de terrain ont montré que les managers jouent sur leurs peurs, en leur mettant dans la tête que d’éventuelles insubordinations les mèneraient à la révocation de leur carte de séjour, voire à l’expulsion. Lorsque les agents de l’Immigration and Naturalization Service (INS), le service fédéral américain de l’immigration, ont réalisé une série de descentes chez les sous-traitants de la Silicon Valley en 1984, ils ont estimé qu’un quart de leurs travailleurs était des sans-papiers51. Sous-payée et vulnérable, la main-d’œuvre immigrée – régulière comme irrégulière – présente de surcroît l’avantage pour les employeurs de pouvoir être licenciée brusquement et massivement sans que jamais cela provoque un tollé dans l’opinion publique.

À cette lumière, travailleurs de Chine et travailleurs de Californie semblent moins étrangers les uns aux autres. Ici et là-bas, la production industrielle repose sur les mêmes principes fondamentaux de gestion de la force de travail. Les immigrés « de l’extérieur » en Californie et les immigrés « de l’intérieur » en Chine sont réduits à un statut subalterne, maintenus dans un état de vulnérabilité et de marginalité permanent. Ils constituent un vaste réservoir de main-d’œuvre à bas coût. Ici comme ailleurs, la finalité reste la même : comprimer les coûts de production pour permettre aux sous-traitants de rester compétitifs et aux commanditaires de capter un maximum de la valeur produite. Si, en Chine, les syndicats sont contrôlés par les grandes entreprises, dans la Silicon Valley, ceux-ci sont quasiment inexistants. La région a pourtant connu de nombreuses luttes syndicales victorieuses dans la première moitié du XXe siècle. Dans les années 1950, 40 % des travailleurs californiens étaient syndiqués. Dans la Silicon Valley des années 1980, ce chiffre était tombé à 6 %52. L’industrie électronique s’est développée dans un contexte de reflux des luttes syndicales, en pleine guerre froide, alors que foisonnaient les discours anticommunistes et les célébrations de l’American dream. Des campagnes de syndicalisation ont bien été menées dans de grandes entreprises de la Silicon Valley, mais peu d’entre elles ont débouché sur des élections. Les rares fois où les entreprises ont été confrontées à un vote, elles ont pu faire appel à des cabinets de consultants spécialisés dans les luttes antisyndicales et investir massivement dans des campagnes de communication pour intimider les travailleurs. Elles ont inquiété les travailleurs en les avertissant que la syndicalisation entraînerait l’automatisation ou la délocalisation de la production. C’est ce qui s’est passé à Sunnyvale en 1982, lorsque les 3 000 employés d’Atari ont été appelés à voter pour la création d’un syndicat dans leur entreprise. Sous la pression de la direction, les élections ont été repoussées et, en février 1983, Atari a annoncé le licenciement de 1 700 employés et la relocalisation de la production à Taïwan et Hong Kong53.

La démobilisation de la main-d’œuvre est un enjeu crucial pour les entreprises de l’industrie mondialisée de l’électronique. Il faut faire accepter aux travailleurs leurs bas salaires, bien sûr, mais aussi des conditions de travail particulièrement dangereuses. Sur les chaînes de montage, les ouvriers de l’électronique sont au contact de produits chimiques parfois très toxiques. Pour fabriquer, assembler et nettoyer les composants électroniques, ils manipulent des acides, des solvants, des composés cyanurés, du tétrachlorure de silicium. Ils inhalent de la fumée et de la poussière. Dans toute l’industrie, les ouvriers se plaignent d’irritations, d’éruptions cutanées, de brûlures, de problèmes oculaires, de maux de tête, de nausées et de fièvre. De multiples études ont relevé des taux d’incidence très supérieurs à la moyenne chez les ouvriers de l’électronique concernant les cancers et les avortements spontanés54. Une étude de 1992 conduite par l’université Johns-Hopkins a par exemple établi qu’un tiers des femmes enceintes ayant manipulé de l’éther de glycol dans les usines IBM avaient fait des fausses couches55. Selon l’institut américain de statistiques du travail, les accidents et maladies du travail liés à l’exposition à des substances corrosives, toxiques ou allergènes sont trois fois plus fréquents dans l’industrie électronique et quatre fois plus fréquents dans l’industrie des semi-conducteurs que dans l’ensemble des industries manufacturières56. Les travailleurs de la Silicon Valley souffrent d’autant plus de la toxicité de leur travail qu’ils vivent généralement dans des quartiers aux abords desquels sont implantés les incinérateurs, les dépotoirs et autres installations par lesquels l’industrie évacue ses déchets toxiques et ses rejets liquides57. Mis en accusation, les industriels peuvent se contenter d’affirmer qu’il n’existe aucune preuve concluante établissant un lien de causalité entre les problèmes de santé des travailleurs et leur usine. Lorsque des procédures les obligent à revoir leurs méthodes de production, ils peuvent tout simplement les déplacer sur leur chaîne logistique. À la suite des enquêtes menées au début des années 1990 concernant les fausses couches de leurs ouvrières, IBM a déclaré avoir banni l’éther de glycol de ses usines. Ce produit chimique a cependant continué d’être très largement utilisé dans les usines d’Asie du Sud-Est, là où se concentre depuis des décennies le gros du travail productif58. Irritations, nausées, vertiges, problèmes respiratoires… On retrouve les mêmes problèmes de santé au travail dans les rapports détaillant la vie des ouvriers chinois de la sous-traitance électronique. Les chercheurs ayant enquêté chez Foxconn ont rapporté que de nombreux ouvriers souffrent d’inhaler, tout au long de leur journée de travail, de la poussière d’aluminium. Celle-ci a d’ailleurs provoqué à plusieurs reprises de graves explosions chez les sous-traitants d’Apple59. Des chercheurs ont également documenté l’existence, dans le circuit de sous-traitance californien, de travailleurs qui, après leurs heures de travail à l’usine, sont contraints de continuer leur travail d’assemblage à domicile, en mobilisant parfois tous les membres de leur famille. La manœuvre permet aux employeurs de baisser les salaires sous le seuil légal, de truquer les chiffres de la productivité et de payer moins d’impôts. Les travailleurs doivent alors manipuler chez eux sans aucune protection les éléments chimiques nécessaires à la production des composants60.

Le contrechamp que nous produisons ici nous permet d’ajouter plusieurs constats à ceux déjà posés dans les chapitres précédents. Contre l’image du génie auto-institué, nous avions décrit, à travers le cas Steve Jobs, en quoi l’entrepreneur à succès était toujours un héritier. Héritier d’une situation géographique, d’une position économique, d’un contexte social, d’un capital culturel… et d’un système de discriminations, pouvons-nous désormais ajouter ici. Steve Jobs, comme une large part des entrepreneurs fortunés de la Silicon Valley, est un homme non racisé ayant grandi dans les villes riches du nord de la région. Dans les multiples discours célébrant la Silicon Valley revient souvent l’utopie d’une économie carburant aux bonnes idées, sans barrières à l’entrée, dans laquelle les individus créatifs ne peuvent que réussir. « La Silicon Valley est une méritocratie, a déclaré Steve Jobs. La façon dont tu t’habilles, l’âge que tu as n’ont pas d’importance. Ce qui compte, c’est à quel point tu es intelligent61. » Tous ces discours de célébration postulent un accès au marché égal pour tous qui n’existe nulle part et certainement pas dans la Silicon Valley. Cette région reste encore aujourd’hui l’une des plus inégalitaires des États-Unis, où les écarts de revenus selon le sexe et la race comptent parmi les plus élevés62.

Si nous avons décrit dans ce chapitre le système productif de la Silicon Valley et la place qu’y occupent les travailleurs pauvres, c’est moins dans le but d’indigner le lecteur que de souligner un contraste dans nos imaginaires. Nos mémoires sont pleines de l’épopée des entrepreneurs de la Silicon Valley. Une masse d’ouvrages, d’articles, de films et de reportages nous ont raconté la vie de ces hommes illustres. Des milliers de journalistes ont consigné chaque anecdote rapportée sur leur parcours et ont spéculé à propos des moindres recoins de leur personnalité. Une production journalistique et artistique a nourri nos représentations. Ainsi, à l’évocation de la Silicon Valley, les images qui nous viennent en tête sont généralement celles de sièges luxueux, d’informaticiens brillants et d’entrepreneurs héroïques tels que Steve Jobs ; et non celles de chaînes logistiques mondialisées, de travailleurs pauvres et de rejets toxiques. Tandis que les récits célébrant la Silicon Valley en tant qu’utopie abondent et viennent à nous sans que nous ayons à les chercher, ceux détaillant la région du point de vue du travail se font très rares. Sous les centaines de biographies, il faut aller débusquer quelques articles de recherche épars, d’obscurs rapports syndicaux et d’anciennes thèses de doctorat. Ces documents restent cantonnés dans leurs silos universitaires et administratifs, et les informations qu’ils contiennent ne sont que très rarement intégrées à la littérature courante. Ce chapitre peut donner à imaginer quelques histoires très concrètes : celle d’une ouvrière philippine de la sous-traitance intoxiquée subissant une fausse couche ; celle d’une famille d’immigrés mexicains lavant des circuits imprimés dans l’évier de sa cuisine ; celle d’un travailleur chinois prisonnier de son statut d’ouvrier-paysan et battu par la police de son usine… Ces contextes, ces situations et ces décors ne sont pas ceux de nos fictions habituelles. Nos industries culturelles n’ont pas pour habitude de mettre en récit la vie des travailleurs. Certes, nous savons bien que du travail est forcément nécessaire à ces industries, mais celui-ci n’est présent dans nos esprits que comme une lointaine abstraction. Le procès de production reste, aux yeux du public, une boîte noire.

1. Andrew CARNEGIE, Dedication of the Carnegie Library at the Edgar Thomson Steel Rail Works, Braddock, 30 mars 1889, cité in David NASAW, Andrew Carnegie, op. cit., chapitre XIX.

2. David NASAW, Andrew Carnegie, op. cit., chapitre XXV.

3. Jenny CHAN, Pun NGAI et Mark SELDEN, « The politics of global production : Apple, Foxconn and China’s new working class », New Technology, Work and Employment, vol. 28, no 2, 2013, p. 104.

4. Pun NGAI, Shen YUAN, Guo YUHUA, Lu HUILIN, Jenny CHAN et Mark SELDEN, « Apple, Foxconn, and Chinese workers’struggles from a global labor perspective », Inter-Asia Cultural Studies, vol. 17, no 2, 2016, p. 171 ; Jenny CHAN, Mark SELDEN et Pun NGAI, Dying for an iPhone. Apple, Foxconn and the Lives of China’s Workers, Pluto Press, Londres, 2020, chapitre II.

5. Sarah WATERS, « Workplace suicide and states of denial : the France Télécom and Foxconn cases compared », tripleC, vol. 15, no 1, 2017. On trouve une chronologie des événements et une analyse de la stratégie de communication de crise de Foxconn dans Kaibin XU et Wenqing LI, « An ethical stakeholder approach to crisis communication : a case study of Foxconn’s 2010 employee suicide crisis », Journal of Business Ethics, vol. 117, no 2, 2013.

6. « Apple says “saddened” by string of suicides at Foxconn », Reuters, 26 mai 2010.

7. Pun NGAI et Anita KOO, « A “world-class” (labor) camp/us : Foxconn and China’s new generation of labor migrants », positions : east asia cultures critique, vol. 23, no 3, 2015, p. 417 ; STUDENT & SCHOLARS AGAINST CORPORATE MISBEHAVIOR (SACOM), « Workers as machines : military management in Foxconn », 12 octobre 2010.

8. Pun NGAI et Jenny CHAN, « Global capital, the state, and Chinese workers : the Foxconn experience », Modern China, vol. 38, no 4, 2012, p. 399. Outre le fait d’imposer des heures supplémentaires à ses ouvriers au-delà de la limite légale, Foxconn n’a jamais payé une part considérable de ces heures. Cf. Scott NOVA et Isaac SHAPIRO, « Polishing Apple : Fair Labor Association gives Foxconn and Apple undue credit for labor rights progress », Economic Policy Institute, 8 novembre 2012.

9. Pun NGAI, Shen YUAN, Guo YUHUA, Lu HUILIN, Jenny CHAN et Mark SELDEN, « Apple, Foxconn, and Chinese workers’struggles from a global labor perspective », loc. cit., p. 173 ; Kristen LUCAS, Dongjing KANG et Zhou LI, « Workplace dignity in a total institution : examining the experiences of Foxconn’s migrant workforce », Journal of Business Ethics, vol. 114, no 1, 2013, p. 99.

10. Idem.

11. Pun NGAI et Huilin LU, « Unfinished proletarianization : self, anger, and class action among the second generation of peasant-workers in present-day China », Modern China, vol. 36, no 5, 2010.

12. Jenny CHAN, Pun NGAI et Mark SELDEN, « The politics of global production : Apple, Foxconn and China’s new working class », loc. cit., p. 104.

13. Jenny CHAN, Mark SELDEN et Pun NGAI, Dying for an iPhone, op. cit., chapitre V.

14. FOXCONN TECHNOLOGY GROUP, « Foxconn is committed to a safe and positive working environment », 11 octobre 2010.

15. ALL THINGS DIGITAL, Apple CEO Steve Jobs at D8, loc. cit. On retrouve ce même argumentaire dans la correspondance numérique de Steve Jobs. Cf. Frederico VITICCI, « Steve Jobs email conversation about Foxconn suicides », MacStories, 1er juin 2010.

16. Pun NGAI et Jenny CHAN, « Global capital, the state, and Chinese workers », op. cit., p. 404.

17. Dan LYONS, « Our new spin on the Foxconn suicide epidemic », The Secret Diary of Steve Jobs, 1er juin 2010.

18. Jenny CHAN, « A suicide survivor : the life of a Chinese migrant worker at Foxconn », The Asia-Pacific Journal, vol. 11, no 31, 2013, p. 3.

19. Kit EATON, « Foxconn calls in counselors, but its suicide rate may be normal », Fast Company, 18 mai 2010 ; Nicholas CARLSON, « Don’t mean to be rude, but suicide rate at Apple’s iPad-maker Foxconn is lower than all 50 U.S. states », Insider, 26 mai 2010 ; Tom FOREMSKI, « Media gets its facts wrong – working at Foxconn significantly cuts suicide risk », ZDNet, 27 mai 2010 ; « The Foxconn suicides », Wall Street Journal, 27 mai 2010.

20. Xin DENG et Kaiming LIU, « Day and night at the factory : working conditions of temporary workers in the factories of Nokia and its suppliers in Southern China », ICO and FinnWatch, 2005 ; BBC, « iPod “slave” claims investigated », 14 juin 2006 ; MAKEITFAIR, FINNWATCH, SACOM et SOMO, « Playing with Labour rights : music player and game console manufacturing in China », 18 mars 2009.

21. Wieland WAGNER, « Worker suicides have electronics maker uneasy in China », Spiegel, 28 mai 2010 ; BLOOMBERG NEWS, « Foxconn workers in China say “meaningless” life sparks », 3 juin 2010 ; Andrew MALONE, « Inside the Chinese suicide sweatshop where workers toil in 34-hour shifts to make your iPod », Daily Mail, 11 juin 2010.

22. Andrew KEEN, « Why journalists aren’t reporting the real story about Apple and Foxconn », Techcrunch, 1er février 2011.

23. Andrew MALONE, « Inside the Chinese suicide sweatshop where workers toil in 34-hour shifts to make your iPod », loc. cit.

24. Terril YUE JONES, « Apple iPad plant conditions better than the norm : agency », Reuters, 15 février 2012.

25. Scott NOVA et Isaac SHAPIRO, « Polishing Apple : Fair Labor Association gives Foxconn and Apple undue credit for labor rights progress », loc. cit.

26. Li QIANG, « Keeping pressure on Apple to promote real changes at Apple and Foxconn », South China Morning Post, 21 avril 2011.

27. Scott NOVA, « Apple, reputational risk, and the prospects for labor rights reform : summary of comments at the Economic Policy Institute », Economic Policy Institute, 11 avril 2012.

28. « Urge Apple to comply with Chinese labor laws and ensure all its products are free from forced labor ! », China Labour Watch, 22 avril 2021.

29. Kristen LUCAS et al., « Workplace dignity in a total institution : examining the experiences of Foxconn’s migrant workforce », loc. cit.

30. Lei GUO, Shih-Hsien HSU, Avery HOLTON et Sun Ho JEONG, « A case study of the Foxconn suicides : an international perspective to framing the sweatshop issue », The International Communication Gazette, vol. 74, no 5, 2012.

31. Charles DUHIGG et David BARBOZA, « In China, human costs are built into an iPad », The New York Times, 25 janvier 2012.

32. David BARBOZA, « Electronics maker promises review after suicides », The New York Times, 26 mai 2010.

33. Jenny CHAN, Pun NGAI et Mark SELDEN, « The politics of global production : Apple, Foxconn and China’s new working class », loc. cit., p. 106.

34. Michael MORITZ, Return to the Little Kingdom. Steve Jobs, the Creation of Apple, and How It Changed the World, Duckworth Overlook, Londres, 2009, p. 208.

35. Peter PAWLICKI, « Re-focusing and re-shifting – the constant restructuring of global production networks in the electronics industry », in Jan DRAHOKOUPIL, Rutvica ANDRIJASEVIC et Devi SACCHETTO (coord.), Flexible Workforces and Low Profit Margins. Electronics Assembly Between Europe and China, European Trade Union Institute (ETUI), Bruxelles, 2016, p. 40.

36. Shaun REIN, « What Steve Jobs doesn’t get at all », Forbes, 13 avril 2010.

37. La liste est bien sûre loin d’être exhaustive.

38. Sarah WATERS, « Workplace suicide and states of denial : the France Télécom and Foxconn cases compared », loc. cit., p. 208.

39. Jeffrey HENDERSON, The Globalisation of High Technology Production, Routledge, Londres, 1989, p. 42.

40. David Naguib PELLOW et Lisa Sun-Hee PARK, The Silicon Valley of Dreams, op. cit., p. 175.

41. Peter PAWLICKI, « Re-focusing and re-shifting – the constant restructuring of global production networks in the electronics industry », loc. cit., p. 22.

42. Sankalp PHARTIYAL et Yimou LEE, « Apple supplier Foxconn to invest $1 billion in India, sources say », Reuters, 10 juillet 2020 ; Ralph JENNINGS, « Apple supplier Foxconn to build $270 million plant in Vietnam amid U.S.-China tensions », Forbes, 22 janvier 2021.

43. Fred GLASS, From Mission to Microchip. A History of the California Labor Movement, University of California Press, Oakland, 2016, chapitre I.

44. Lenny SIEGEL et John MARKOFF, The High Cost of High Tech. The Dark Side of the Chip, Harper and Row, New York, 1985, p. 140 ; Karen J. HOSSFELD, « Divisions of labor, divisions of lives : immigrant women workers in Silicon Valley », thèse de doctorat, University of California, Santa Cruz, 1988, p. 43.

45. Lenny SIEGEL, « New chips in old skins : work and labor in Silicon Valley », in Gerald SUSSMAN et John A. LENT (coord.), Global Productions. Labor in the Making of the « Information Society », Hampton Press, Cresskill, 1998 ; Christian ZLOLNISKI, Janitors, Street Vendors, and Activists. The Lives of Mexican Immigrants in Silicon Valley, University of California Press, Berkeley, 2006.

46. Annalee SAXENIAN, « Silicon Valley and Route 128 », in Manuel CASTELLS (coord.), High Technology, Space, and Society, Sage Publications, Beverly Hills, 1985.

47. Karen J. HOSSFELD, « Divisions of labor, divisions of lives : immigrant women workers in Silicon Valley », loc. cit., p. 266.

48. Susan S. GREEN, « Silicon Valley’s women workers : a theoretical analysis of sex-segregation in the electronics industry labor market », in June NASH et Maria Patricia FERNÁNDEZ-KELLY (coord.), Women, Men, and the International Division of Labor, State University of New York Press, Albany, 1983.

49. Judith K. LARSEN et Everett M. ROGERS, Silicon Valley Fever. Growth of High-Technology Culture, Basic Books, New York, 1984, p. 191.

50. Edward Jang-Woo PARK, « Asian Americans in Silicon Valley : race and ethnicity in the postindustrial economy », thèse de doctorat, University of California, Berkeley, 1993, chapitre V.

51. Lenny SIEGEL et John MARKOFF, The High Cost of High Tech, op. cit., p. 139.

52. Fred GLASS, From Mission to Microchip, op. cit., chapitre XXIII ; Susan S. GREEN, « Silicon Valley’s women workers : a theoretical analysis of sex-segregation in the electronics industry labor market », loc. cit., p. 309.

53. Karen J. HOSSFELD, « Why aren’t high-tech workers organized ? Lessons in gender, race, and nationality from Silicon Valley », in Daniel CONFORD (coord.), Working People of California, University of California Press, Berkeley, 1995, p. 410. Le seul mouvement syndical d’ampleur ayant rencontré du succès dans la Silicon Valley de ces dernières décennies a été celui des agents d’entretien. Cf. Christian ZLOLNISKI, Janitors, Street Vendors, and Activists, op. cit.

54. Myoung-Hee KIM, Hyunjoo KIM et Domyung PAEK, « The health impacts of semiconductor production : an epidemiologic review », International Journal of Occupational and Environmental Health, vol. 20, no 2, 2014.

55. John MARKOFF, « Miscarriages tied to chip factories », The New York Times, 12 octobre 1992.

56. Joseph LADOU, « Occupational health in the semiconductor industry », in David PELLOW, David SONNENFELD et Ted SMITH (coord.), Challenging the Chip. Labor Rights and Environmental Justice in the Global Electronics Industry, Temple University Press, Philadelphie, 2008, p. 32.

57. Les chercheurs ont à ce propos parlé de racisme environnemental. Cf. David Naguib PELLOW et Lisa Sun-Hee PARK, The Silicon Valley of Dreams, op. cit., p. 168.

58. Joseph LADOU, « Occupational health in the semiconductor industry », loc. cit.

59. Explosions du 20 mai 2011 à Foxconn Chengdu et du 17 décembre 2011 à Pegatron Shanghai. Cf. Jenny CHAN, Mark SELDEN et Pun NGAI, Dying for an iPhone, op. cit., chapitre VI.

60. Karen J. HOSSFELD, « Divisions of labor, divisions of lives : immigrant women workers in Silicon Valley », loc. cit., chapitre VI ; David Naguib PELLOW et Lisa Sun-Hee PARK, The Silicon Valley of Dreams, op. cit., p. 158.

61. Andy REINHARDT, « What matters is how smart you are », Business Week, 7 août 1997. Cf. aussi Gary HAMEL, « Bringing Silicon Valley inside », Harvard Business Review, septembre-octobre 1999.

62. Keith A. SPENCER, A People’s History of Silicon Valley. How the Tech Industry Exploits Workers, Erodes Privacy and Undermines Democracy, Eyewear Publishing, Londres, 2018.

5. Politique du mythe – Mise en récit et légitimation d’un ordre social

Après avoir défini le mythe de l’entrepreneur selon ses composantes, après avoir fait sa généalogie et montré son pouvoir, il convient de conclure en analysant la vision du monde qu’il propage à travers ses récits. Dans ce chapitre, nous décrirons en quoi les conceptions véhiculées par le mythe de l’entrepreneur imprègnent notre imaginaire politique.

À la poursuite de la chimère entrepreneuriale

« Je suis arrivé au pouvoir avec une intention délibérée : faire passer la Grande-Bretagne d’une société dépendante à une société autosuffisante […]. Cela signifie créer une nouvelle culture – une culture d’entreprise – qui accorde un nouveau statut à l’entrepreneur et lui offre les récompenses correspondantes ; qui engendre une nouvelle génération d’hommes et de femmes qui créent des emplois pour les autres au lieu d’attendre que d’autres créent des emplois pour eux. »

Margaret THATCHER1.

Tout au long de ce livre, nous nous sommes penché sur l’entrepreneur en tant que personnage et produit médiatique. Mais qu’en est-il de l’entrepreneur « véritable » : celui, moins chimérique, plus concret, dont la science économique analyse l’action ? La catégorie « entrepreneur » telle qu’elle est mobilisée dans le champ scientifique a-t-elle quelque chose à voir avec ce que nous avons appelé le « mythe de l’entrepreneur » ? Dans les années 1980, un nouveau champ de recherche a émergé dans les sciences de gestion, entièrement consacré à ce qui nous occupe ici : l’entrepreneuriat. Les chercheurs qui s’y sont investis ont dû mobiliser une définition liminaire de leur objet. Qu’appelle-t-on « entrepreneur » ? Qui peut légitimement être rangé sous cette catégorie ? En s’inspirant des écrits de grandes figures de l’économie telles que Richard Cantillon, Joseph Schumpeter, Frank Knight et Israel Kirzner, les chercheurs en entrepreneuriat ont élaboré des définitions qui les ont parfois laissés eux-mêmes perplexes.

Comment définir l’« entrepreneur » ? Une première approche consiste à le considérer très simplement comme un créateur d’entreprise : celui qui démarre et organise une activité économique. On amalgame alors le petit artisan et le grand patron ; le boulanger misérable et le start-uper richissime. Pour nous consacrer plutôt à ces derniers, faut-il adjoindre à notre définition un ordre de grandeur quant à la réussite économique de l’entreprise et, si oui, lequel ? Doit-on limiter la catégorie à ceux qui ont fondé une petite entreprise en hypercroissance ? Une autre solution consiste à faire intervenir la notion de risque. L’entrepreneur serait celui qui mobilise des ressources dans une situation d’incertitude ; il serait celui qui réussit ses paris sur l’avenir. Là aussi se pose la question de savoir comment « paramétrer » la notion de risque au sein de notre définition. Peut-on confondre le petit restaurateur ouvrant un modeste établissement sur ses deniers propres avec le start-uper réussissant une gigantesque levée de fonds dans la biotechnologie ? Dans une économie où les rôles de propriétaire et de gestionnaire du capital sont souvent distincts, la notion de prise de risque semble ajouter encore à la confusion2. Le risque n’est, par ailleurs, pas étranger aux salariés, qui eux aussi lient leur sort à celui de l’organisation pour laquelle ils travaillent. Et puis, selon ce critère, on pourrait être appelé « entrepreneur » sans jamais être véritablement « créateur ». Qu’y a-t-il de fondamentalement entreprenant à ouvrir des commerces en usant de recettes éprouvées, que l’on ne fait que reproduire d’expérience en expérience ?

Face à ces problèmes, il peut sembler indispensable de faire appel au critère de l’innovation. L’entrepreneur serait celui qui organise une nouvelle combinaison de moyens de production : celui qui élabore un nouveau produit, développe une nouvelle méthode de production, crée un nouveau marché, conquiert une nouvelle source d’approvisionnement ou bouleverse l’organisation d’un secteur tout entier. Cette définition schumpétérienne permet de poser l’entrepreneur en créateur des marchés, comme nous l’avons déjà expliqué dans le premier chapitre de cet ouvrage. Mais des problèmes se posent : comment définir alors l’innovation ? Quel seuil se fixer ? À partir de quand peut-on considérer qu’une innovation est suffisamment radicale, « disruptive » ? À quel degré de différence considérer qu’un produit se distingue suffisamment de l’existant pour être déclaré innovant ? Si un entrepreneur ne fait rien d’autre qu’importer dans son industrie une innovation accomplie ailleurs, faut-il lui aussi le considérer comme étant innovant ? L’innovation est un processus complexe et collectif, impliquant une multitude d’acteurs et d’organisations – nous avons expliqué en quoi dans les premiers chapitres de ce livre. Or définir l’entrepreneur comme un innovateur nécessite de facto de séparer l’innovation du processus, de l’extraire du continuum, de l’attribuer, souvent très artificiellement, à un acteur unique. Et puis l’entrepreneur se montre rarement novateur toute sa vie. À partir de quel moment déclasser l’ancien entrepreneur-créateur devenu patron-rentier ? À quel point l’innovation doit-elle être récente ?

Pour être défini, l’entrepreneur doit être adossé à un principe fondamental, non moins complexe et évanescent, qu’il faut à son tour définir. Pour constituer leur objet, les chercheurs semblent ainsi condamnés à déployer de vastes systèmes de convention. Que l’on considère l’entrepreneur comme un créateur d’entreprise, comme un preneur de risque ou comme un innovateur, la catégorie semble toujours immensément vaste… Pourtant, comme l’ont malicieusement fait remarquer certains chercheurs, nombre d’entrepreneurs ne sont jamais discutés comme tels : les mendiants, les colporteurs, les arnaqueurs, les dealers, les maquereaux… Eux aussi prennent des risques et saisissent des opportunités3. Eux aussi possèdent dans leurs rangs des individus qui ont inventé de nouvelles méthodes et chamboulé des industries tout entières. Ils ne représentent pas, cependant, des incarnations spontanées de la figure entrepreneuriale : ce ne sont pas des acteurs que la recherche a eu le réflexe de convoquer. Dans le discours savant aussi, l’entrepreneur est un personnage et un imaginaire, avec ses béances et ses constances.

Lorsque la recherche en entrepreneuriat s’est développée dans les années 1980, elle s’est rapidement concentrée sur la question de savoir quelle était la personnalité particulière de l’entrepreneur. Les chercheurs se sont tournés vers les statistiques, distribuant des questionnaires pour évaluer la prévalence de certains attributs dans leurs échantillons. En construisant ainsi un profil psychologique, il devait être possible de comprendre les qualités humaines qui prédisposent à l’entreprise certains plutôt que d’autres. Parmi les traits qui ont fait l’objet de plusieurs recherches, on relève la propension au risque, la tolérance à l’ambiguïté, le besoin d’accomplissement et le locus de contrôle interne4. Ces recherches n’ont donné aucun résultat probant5. Les groupes d’entrepreneurs testés obtenaient parfois des scores élevés concernant certains attributs, mais dans des proportions comparables à ceux obtenus par d’autres catégories, comme les managers, par exemple. Avec ces tentatives revenait le problème de la définition : comment constituer des échantillons homogènes à travers les expériences sans une liste de critères précis permettant de savoir qui est catégorisable comme « entrepreneur » ? Cette approche par traits constituait en outre une réification. Il ne s’agissait pas d’étudier le comportement entrepreneurial, qui peut varier à travers les contextes et les situations, mais la personnalité entrepreneuriale, c’est-à-dire une qualité constante.

Les chercheurs en entrepreneuriat ont trouvé des solutions locales et opérationnelles à ces problèmes de définition. Certains ont proposé des définitions cumulatives ou matricielles, donnant parfois naissance à des formules aussi longues que platement génériques6. D’autres ont imaginé un ensemble de sous-catégories entrepreneuriales, pour couvrir l’étendue et la variété du phénomène. D’autres encore ont postulé que l’absence de définition générique ne constituait pas un problème en soi et qu’il suffisait, pour lever toute ambiguïté, que chaque chercheur explicite la sienne en préambule de ses travaux7. Et, en effet, l’absence de définition claire et globale n’a pas empêché le champ des recherches en entrepreneuriat de se développer. À partir des années 1980, les chaires, les diplômes, les programmes de financement, les conférences et les revues académiques consacrés à l’entrepreneuriat se sont multipliés8. La recherche par traits, sans pour autant disparaître, a laissé place à des études plus processuelles et situées, s’apparentant davantage aux enquêtes menées de longue date en stratégie et en théorie des organisations.

La naissance et le développement du champ ont donné l’occasion d’observer un ensemble de présupposés, d’évidences, d’idées déjà là et agissantes. Qualifié par certains de concept vide9, l’« entrepreneur » révèle en effet un ensemble de projections, une ontologie sociale et une théorie politique. La recherche par traits a postulé, au départ de l’entreprise, une personnalité entrepreneuriale, un pouvoir individuel, une force intrinsèque. En cela, elle est entrée en résonance avec les apologues du caractère et de la réussite qui expliquent depuis des siècles le succès entrepreneurial par le travail, l’effort, la volonté et l’audace ; c’est-à-dire par des exploits individuels. Scrutant des singularités pour percer le secret de la création entrepreneuriale, la recherche par traits a mis en statistiques l’appréhension schumpétérienne de l’entrepreneur comme source de la création de valeur et moteur de l’histoire. Elle a, selon John O. Ogbor, « alimenté l’idée que les caractéristiques et les traits des entrepreneurs (par exemple les motivations, les antécédents, les valeurs et autres constructions psychologiques) peuvent être abstraits, classés, codifiés, catégorisés et opérationnalisés via des modèles mathématiques pour aider à la quantification, la mesure, la validité et la corrélation, et déterminer des relations causales distinguant héros et non-héros10 ». Pour départager les entrepreneurs de ceux qui ne le sont pas, la réussite semble en effet constituer une pierre de touche. Si l’individu parvient à réaliser une nouvelle combinaison, s’il rencontre le succès, alors et alors seulement il peut être intégré au champ entrepreneurial. L’entrepreneur est ainsi un objet défini a posteriori. Pour le comprendre, il faut présumer d’un critère de supériorité : est entrepreneur celui qui s’est illustré par un caractère particulièrement alerte, qui a démontré l’élévation de son jugement ou l’acuité de sa « vision » :

L’entrepreneur a la capacité de voir ce qui n’est pas là. La vision est la clé. C’est la capacité à identifier un marché mal desservi ; l’intuition à concevoir de nouveaux produits, services ou méthodes capables de conquérir des marchés ; le sixième sens qui mène à une compréhension du temps, du lieu, du produit et du marché. C’est la vision entrepreneuriale qui guide l’acte de volition qui aboutit à l’ensemble du phénomène que nous étudions : la création d’une entreprise ; l’orientation et l’entretien d’une entreprise, la croissance et le développement d’une entreprise11.

Pouvoir créateur et visionnaire, succès personnel et héroïque : plutôt que de mettre à distance le noyau constitutif du mythe de l’entrepreneur, ce type d’analyse savante s’en inspire et l’alimente en retour. S’il est difficile de conférer à l’« entrepreneur » une épaisseur conceptuelle, c’est peut-être parce qu’il s’agit là avant tout d’un mot d’ordre. Penser l’entrepreneur, en fin de compte, consiste peut-être moins à décrire un phénomène qu’à distiller une politique, à mobiliser autour d’un programme. La recherche en entrepreneuriat prend son essor au moment où se produit ce que beaucoup ont appelé le « tournant néolibéral ». Au début des années 1980, l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne et de Ronald Reagan aux États-Unis marque la fin du consensus keynésien d’après-guerre. Un nouveau récit s’impose alors : l’État a tué l’économie ; pour la faire renaître, il faut redonner aux individus une culture de l’entreprise ; promouvoir la responsabilité individuelle, faire redécouvrir la valeur travail et le sens de l’initiative. Le déclin de la productivité, la récession économique, l’augmentation du chômage : tous ces problèmes pourront être balayés par l’esprit d’entreprise. Plutôt que de compter sur l’aide publique, l’entrepreneur mobilise ses propres ressources pour échapper à la précarité. Il crée lui-même son emploi, innove, prospère et fait prospérer. Ce nouveau credo a de quoi surprendre : le créateur d’entreprise n’est généralement pas un démuni agissant ex nihilo, mais un individu très inséré, fortement doté en capitaux sociaux et économiques, et qui profite de conjonctures favorables. Il est par ailleurs troublant de se rappeler que, « pendant les années de forte croissance économique et de quasi plein emploi (1950-1970), l’entrepreneur individuel faisait figure d’espèce en voie de disparition12 ». Mais l’heure n’est pas au scepticisme. Dans les années 1980, la rhétorique de l’entreprise prend possession du discours politique : il s’agit désormais de faire naître des vocations. Aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en France, les programmes d’éducation à l’entrepreneuriat se multiplient dans les écoles et les universités, des politiques d’aide à la création d’entreprise sont mises en place et l’« esprit d’entreprise » est célébré dans des émissions de télévision et des magazines. Chacun doit se penser en « sujet entreprenant » : prendre des risques, saisir des opportunités, se confronter au marché ; en somme, se prendre en charge. Cette rhétorique n’est pas morte avec les années 1980 : elle a perduré et continue d’irriguer les discours des gouvernants de tous bords. Les concepts d’entreprise individuelle, d’innovation et de prospérité continuent d’être associés telles des équivalences naturelles et de constituer le socle d’un impensé général.

L’aristocratie entrepreneuriale et le conservatisme méritocratique

« L’idée que Steve Jobs n’a pas bâti Apple, que Henry Ford n’a pas bâti Ford Motors, que Papa John n’a pas bâti Papa John’s Pizza, que Ray Kroc n’a pas bâti McDonald’s, que Bill Gates n’a pas bâti Microsoft… Dire quelque chose comme ça n’est pas seulement une folie, c’est insultant pour chaque entrepreneur, pour chaque innovateur en Amérique. »

Mitt ROMNEY13.

Nous avons entamé cet ouvrage en décrivant chacune des composantes du mythe de l’entrepreneur. Il s’agit désormais d’essayer de comprendre la vision du monde dont celui-ci est porteur. Quelle théorie politique de l’ordre social révèle-t-il en creux ? Le mythe de l’entrepreneur donne tout d’abord à concevoir une scène : le marché, cet espace démocratique où se prouvent et s’éprouvent les individus ; cet espace d’où émerge une aristocratie naturelle, une aristocratie des talents. L’entrepreneur est celui qui, grâce à ses qualités et à sa détermination, sort victorieux de la lutte concurrentielle. Le marché est l’ultime et infaillible opérateur de justice, qui place les méritants à la hauteur de leurs prouesses ; un opérateur démocratique puisque, loin de perpétuer l’hérédité, il révèle et récompense chaque jour de nouveaux créateurs. L’histoire que l’on nous raconte est finalement toujours un conte moral : chacun est comptable de ses réussites et de ses échecs, chacun est à sa place.

L’apologie du mérite dénonce implicitement des imméritants. Dans l’ordre des choses, les « ratés », les chômeurs, les pauvres, aussi, sont self-made. Ils ne sont certes pas responsables de là où ils sont nés, mais toujours de ce qu’ils sont devenus. Pour les sortir de leur condition, il faut les responsabiliser, les faire changer d’attitude face au travail, et non les conforter dans leurs échecs par l’assistance sociale. La rhétorique du mérite porte en elle le refus de toute surdétermination, qu’elle soit sexuelle, sociale ou raciale. Les trajectoires sont irréductiblement individuelles : chacun ne peut être expliqué que par lui-même. Ainsi, la célébration médiatique des personnalités africaines-américaines ayant « réussi » permet de tenir à distance les discours critiques quant au racisme structurel aux États-Unis. Dans la littérature sociologique, on appelle « tokénisme » la pratique consistant à intégrer symboliquement des groupes minoritaires pour échapper à l’accusation de discrimination. Dans de multiples biographies, l’entrepreneuse noire Oprah Winfrey est célébrée comme celle qui s’est arrachée à la pauvreté et à l’adversité pour partir à la conquête de l’American dream. Ces « biographies tokénistes », explique Dana L. Cloud, commencent par reconnaître l’oppression et les barrières structurelles qui contraignent l’individu, pour ensuite les abolir en célébrant le dépassement de soi. « Le tokénisme glorifie l’exception afin de mieux dissimuler les règles du jeu du succès dans la société capitaliste14. » Ayant lui aussi triomphé du marché, l’entrepreneur afro-américain peut rejoindre les rangs d’une bourgeoisie universelle, déracialisée. « Érigées en modèles, [ces personnalités] sont la “preuve” que rien n’empêche les Noirs du ghetto de réussir s’ils s’en donnent la peine. » L’américaniste Sylvie Laurent a montré comment la célébration de l’entrepreneuriat noir aux États-Unis a permis symétriquement de réactiver la vieille image raciste du « pauvre indolent et oisif, vivant aux crochets de la société et qu’il faut discipliner ». « Le culte de l’initiative personnelle de ceux qui savent “se prendre en main” et la condamnation morale de ceux qui se “cherchent des excuses” aboutissent logiquement à la délégitimation des programmes de “promotion préférentielle” (affirmative action). […] Dissimulée sous la rhétorique néolibérale de la réussite individuelle offerte à tous, par la force du mérite et de la moralité de chacun, se reproduit une forme redoutable de racisme contemporain. Non seulement l’existence de freins structurels à l’égalisation des conditions raciales est niée, mais lorsque la réalité des situations discriminatoires est reconnue, elles sont moins que jamais considérées comme appelant une intervention de l’État15. »

Le mythe de l’entrepreneur s’inscrit dans un imaginaire politique qui postule une égalité potentielle et effective entre tous les individus. Chacun peut concourir au marché et se révéler au monde. La justice sociale s’accomplit à travers une égalité des chances comprise dans la situation de concurrence généralisée. « Dans une société devenant libérale, fondée sur l’indifférenciation et l’autonomie des individus, expliquent Pierre-Yves Gomez et Harry Korine, la liberté d’entreprendre conduit à une inégalité acceptable, parce que justifiée par des compétences exceptionnelles. […] Au final, l’entrepreneur moderne est légitime tant que ceux qui acceptent son autorité peuvent eux-mêmes être entrepreneurs et, donc, choisir librement de ne pas l’être16. »

Le mythe de l’entrepreneur est porteur d’une mystique innéiste, profondément antisociologique. Les explications individualistes sont tenues pour vraies a priori ; le monde semble transparent, animé par des volontés et des intentions délibérées. Chacun peut vivre dans l’« illusion d’être propriétaire de ses qualités17 ». Une telle vision du monde permet de s’aveugler à la question de la construction sociohistorique des positions sociales et de désamorcer toute réflexion critique sur les pouvoirs institués. En vivant dans un éternel présent, en suivant les évidences de la mythologie entrepreneuriale, il est facile d’assimiler ceux qui captent la valeur à ceux qui la créent, de prendre les bénéficiaires de l’économie pour leurs fondateurs. Si les entrepreneurs sont bien des créateurs, alors nous leur devons spontanément reconnaissance et gratitude. Si la prospérité d’une société s’explique par le travail et le génie d’une poignée d’hommes, alors ceux-ci sont bien ces Atlas portant le monde sur leurs épaules. Il n’est dès lors que justice qu’ils soient payés en conséquence. Leur richesse leur revient de droit, et les imposer constitue toujours une sorte de scandale. C’est bien le mythe de l’entrepreneur-créateur que les politiciens conservateurs évoquent lorsqu’ils dénoncent l’impôt progressif comme un impôt punitif dirigé contre ceux qui réussissent et en appellent à une levée des taxes, des réglementations et des rigidités qui brident l’innovation. À partir du mythe de l’entrepreneur, on ne peut de toute manière considérer l’État comme autre chose qu’une incongruité. Si la richesse provient du génie créatif d’une élite, quel rôle légitime une puissance publique peut-elle bien tenir ? « Alors que la révolution [industrielle] fait rage, les gouvernements doivent s’en tenir à l’essentiel : de meilleures écoles pour une main-d’œuvre qualifiée, des règles du jeu claires et équitables pour les entreprises de toutes sortes. Laissez le reste aux révolutionnaires18. » Comme l’exprime bien cet extrait d’un article de The Economist, il semble à l’évidence nécessaire de contenir l’État, ce monstre phagocyteur. L’entrepreneur, cet homme qui voit mieux et plus loin que les autres, et dont les intérêts privés se confondent spontanément avec l’intérêt public, constitue pour la société tout entière un véritable guide : « C’est là une singulière et paradoxale conclusion pour le système politique libéral qui est supposé se fonder sur l’égalité des humains, leur interchangeabilité et leur autonomie. Finalement, pour gouverner les humains de manière acceptable, il faut des humains d’exception. L’entrepreneur serait un nouveau Léviathan19. » Il n’y a dès lors rien d’étonnant à voir des candidats à l’élection présidentielle américaine tels que Ross Perot, Mitt Romney et plus récemment Donald Trump se prévaloir de leur condition d’entrepreneur pour asseoir leur légitimité. Ils ont été révélés par le marché : comment pourrait-on les soupçonner d’incompétence ?

Les récits célébrant l’entrepreneur forment des fictions nécessaires à la légitimation de l’ordre social. Si la production de valeur est le fait d’un collectif et non d’un individu ; si l’innovation provient de la multitude et non d’un seul ; si l’entrepreneur s’approprie des ressources bien davantage qu’il ne les produit ; si nous sommes guidés par des forces anonymes et non par des démiurges ; si la chance est un déterminant bien plus important que le talent pour expliquer la réussite ; alors, comment justifier la position dominante, l’autorité et les droits de propriété d’une élite ? Comment expliquer la concentration en quelques mains d’une richesse produite par tous ?

Le mythe de l’entrepreneur alimente un imaginaire politique conservateur, dont les présupposés et postulats se diffusent bien au-delà de la presse économique et de la littérature entrepreneuriale. En propageant des conceptions individualistes et élitistes de la création de valeur, et en éclipsant les conflits liés à son partage et à la division du travail, les multiples récits qui animent le mythe de l’entrepreneur remplissent une fonction idéologique. Ils fondent une fiction du pouvoir justifiant, à un niveau micro, l’autorité des entrepreneurs dans leurs milieux et, à un niveau macro, celle des capitalistes dans nos systèmes de gouvernement.

On pourrait cependant nous opposer le fait que l’imaginaire entrepreneurial contemporain est loin d’être monolithique. Hollywood a mis en scène Howard Roark, l’architecte génial imaginé par Ayn Rand, suprême incarnation du mythe de l’entrepreneur tel que nous l’avons décrit dans ce livre. Il a aussi donné à voir le financier corrompu Gordon Gekko, l’un des villains les plus célèbres de l’histoire du cinéma20. Dans les représentations médiatiques courantes, l’entrepreneur-créateur côtoie, comme on l’a vu, la figure diabolisée du capitaliste. Certaines figures s’inscrivent d’ailleurs simultanément dans les deux registres. Bill Gates fait l’objet depuis les années 1980 d’une multitude d’articles, de biographies et de documentaires élogieux. Une série récente propose même aux spectateurs un « voyage à travers son cerveau », décrit comme un « multiprocesseur » exceptionnel21. Dans tout un pan de la littérature, Gates apparaît lui aussi comme un entrepreneur-créateur, visionnaire et génial. Dans les biographies de Steve Jobs, en revanche, il intervient en tant qu’antagoniste ; il est le capitaliste malfaisant. Et, depuis quelques années, Gates est aussi devenu l’un des grands démons de l’imaginaire conspirationniste mondial. Il est notamment censé avoir planifié et financé la pandémie de Covid-19 et organisé le puçage des populations via la vaccination22. À première vue, on pourrait interpréter l’imaginaire conspirationniste comme une forme de résistance, naïve et irrationnelle, au mythe de l’entrepreneur. Bien au contraire : les récits complotistes, comme les hagiographies, traitent l’entrepreneur en démiurge, en toute-puissance capable de renverser à elle seule l’ordre du monde. Qu’on le célèbre tel un humaniste ou qu’on le craigne comme un croquemitaine, l’entrepreneur demeure une figure de l’implacable volonté créatrice.

On pourrait également reprocher au mythe de l’entrepreneur son manque d’effectivité. Certes, il imprègne toute l’idéologie nationale américaine, mais ses axiomes ne se sont pas imposés partout où a triomphé l’ordre néolibéral. En comparant les sondages réalisés depuis des décennies par le British Social Attitudes Survey (BSA) en Grande-Bretagne et par le General Social Survey (GSS) aux États-Unis, on constate que les Britanniques restent bien plus méfiants que les Américains vis-à-vis du monde des affaires et plus incrédules quant aux possibilités d’ascension sociale offertes par le marché. Les efforts du gouvernement britannique pour développer une « culture de l’entreprise » ont certes bouleversé l’organisation et le financement du système éducatif et universitaire, mais n’ont pas entraîné, selon Peter Armstrong, un « changement radical et spontané du sentiment populaire23 ». En réalité, il existe sans doute une coexistence de plusieurs régimes de vérité. On peut chérir et cultiver le mythe, célébrer l’existence d’êtres exceptionnels et géniaux, tout en étant en partie conscient des facteurs qui structurent et conditionnent les existences. A-t-on d’ailleurs jamais connu un imaginaire politique, social ou religieux ne souffrant d’aucune contestation ? Il a souvent été répété dans la littérature consacrée au mythe que celui-ci a précisément pour fonction d’aider à faire sens de l’existence en gérant les contradictions et les complexités du monde physique et social. On peut ainsi considérer que, dans la modernité capitaliste, le mythe de l’entrepreneur permet de simplifier la vie économique en la théâtralisant et de rassurer les individus quant à leurs capacités à agir et à être maîtres de leur destin.

L’entrepreneur parmi les Grands Hommes

« L’Histoire Universelle, l’histoire de ce que l’homme a accompli en ce monde, c’est au fond l’Histoire des Grands Hommes qui ont travaillé ici-bas. Ils ont été […] les modeleurs, les patrons, et en un large sens les créateurs de tout ce que la masse générale des hommes a pu s’efforcer de faire ou d’atteindre. »

Thomas CARLYLE24.

S’il y est aujourd’hui fortement associé, on aurait tort de réduire l’imaginaire entrepreneurial à une manifestation singulière du capitalisme néolibéral. Le mythe de l’entrepreneur relève, beaucoup plus largement, d’une vision transcendantale et messianique de l’histoire que l’on retrouve en dehors du champ économique contemporain. En se penchant sur les composantes du mythe – la création démiurgique, le pouvoir visionnaire, l’inspiration, le génie… –, on s’aperçoit que l’entrepreneur que nous célébrons depuis plus d’un siècle reprend un motif plus ancien : il apparaît comme une variation tardive sur le thème du grand homme célébré par toutes les mythologies nationales.

Pour asseoir un pouvoir et des prétentions territoriales, les États exploitent généralement de vieilles constantes mythologiques : ils racontent une histoire, un récit des origines, un épisode fondateur célébrant des pères ; ils élaborent à sa suite une narration linéaire et continuiste, une descendance, une « ethnogenèse »25. Par ce récit, ils enrégimentent et galvanisent un « peuple » auquel ils proposent de se convaincre de sa singularité en se mirant dans un passé reconstruit, dans une pureté originelle. Ce récit s’écrit à travers de multiples figures héroïques et fascinantes, qui, tout au long de l’aventure, surgissent pour sauver la nation de ce qui la menace et qui, par là, ne cessent de la réinventer. Le héros national est lui aussi une créature spontanée et démiurgique qui ne peut s’expliquer qu’à travers son propre génie. C’est un être visionnaire et providentiel qui, à force d’exploits, dicte le cours de l’histoire et en dévoile le sens. Dans sa conception héroïque, l’histoire est un drame dans lequel seuls quelques individus hors du commun sont appelés à jouer un rôle. C’est en vertu de leur caractère exceptionnel que ces êtres s’imposent en chefs. Là aussi, la transcendance du héros légitime un pouvoir et appelle à l’obéissance. « L’objet de la propagande n’est plus une idée, une doctrine, une institution : c’est un homme, écrit Jacques Ellul. […] L’élaboration du mythe est alors fonction de cette personne même, qui doit devenir un personnage “légendaire”, d’où la création de tout un style de ce personnage (gestes, costumes, habitudes, décor), répandu par l’image, par les rumeurs, par les apparitions personnelles. Ce chef est représenté à la fois comme populaire et comme radicalement autre. Populaire, il est en contact avec ses soldats, toujours accessible, il personnifie la masse du peuple et l’exprime. […] Radicalement autre, c’est le chef inspiré, le génie, l’homme envoyé par le destin. Ses victoires ne sont le fruit ni du hasard, ni d’une supériorité numérique, ni d’un calcul tactique normal, mais du “génie”26. »

Cette conception héroïque de l’histoire ne se limite pas aux gouvernants et à la droite nationaliste, monarchiste ou conservatrice, comme on pourrait le supposer. On la retrouve aussi dans une certaine mesure à gauche. Il existe par exemple toute une mythologie autour de la figure de Martin Luther King, « qui attribue beaucoup trop aux qualités de leader exceptionnelles de King et trop peu aux facteurs sociaux impersonnels qui lui ont permis de montrer ses capacités singulières sur la scène nationale27 ». L’héroïsation est une personnification qui nous dissimule en quoi les leaders politiques sont aussi les produits d’une époque, d’un milieu et de circonstances. En cela, elle favorise en nous l’attente messianique, mais ouvre également la voie à un ensemble de manipulations historiques. Comme l’explique Sylvie Laurent dans sa biographie de Martin Luther King, la mythologisation de ce dernier a permis de transformer le révolutionnaire socialiste en « icône attendrissante » et inoffensive. « La réécriture du combat de Martin Luther King et de son existence par les panégyristes et les idéologues qui l’ont élevé au rang de divinité civique bienveillante de l’Amérique l’a privé de son pouvoir de subversion, celui-là même dont les générations nouvelles pourraient faire usage. […] Comme tous les mythes fondateurs, le King auquel on a consacré un jour éponyme, imposant un devoir de mémoire collective, sert à l’édification nationale et à la légitimation institutionnelle de la démocratie américaine d’après-guerre. On l’enseigne dans les écoles à des fins d’instruction civique. La légende du “grand homme” permet de taire le rôle de ses prédécesseurs, socialistes et communistes, d’effacer la contribution essentielle des dissidents du SNCC, sans lesquels la révolution n’aurait pas eu lieu, et d’établir une opposition binaire entre le bon pasteur Martin et le diabolique Malcolm X28. »

Le culte des héros a été également l’un des grands fondamentaux de la propagande des États du bloc de l’Est au XXe siècle. L’Institut de recherche sur le cerveau, fondé en 1927 à Moscou, a cherché à étudier le « génie » des grandes figures de l’URSS telles que Lénine. Des chercheurs sont allés sur leurs dépouilles, ont découpé leurs cerveaux en fines lamelles qu’ils ont introduites sous des plaques de verre et passées au microscope29. Un médecin légiste américain a fait de même, dans les années 1950, avec le cerveau d’Albert Einstein30. Dans son ouvrage consacré au culte des génies, Darrin M. McMahon souligne cette communion de croyance entre la bourgeoisie et ses ennemis : « Aux plus hauts niveaux du Parti communiste, les apparatchiks nourrissaient la conviction que tous les hommes ne se ressemblaient pas, que certains étaient de meilleure constitution que d’autres, que les génies étaient une race à part31. »

Les « grands hommes » forment une vaste catégorie. Dans le célèbre ouvrage que leur consacre Thomas Carlyle en 1840, sont pris en exemple des personnages aussi variés que Odin, Mahomet, Dante, Shakespeare, Cromwell ou encore Rousseau. La science et les arts ont aussi leurs hommes providentiels, leurs créateurs sans héritage. Les vies de Charles Darwin, de Sigmund Freud et d’Albert Einstein, par exemple, ont souvent été racontées sur le mode du surgissement individuel. Cette commune exaltation du prince, du savant et de l’artiste semble avoir été grandement alimentée par les écrivains romantiques du début du XIXe siècle, « hérauts du point de vue individuel », passant rapidement « du mouvement de l’Espèce à celui des individus et des événements », transformant « d’une façon magique l’analogie en démonstration », recourant systématiquement à l’anthropomorphisme et aux images vitalistes32. C’est bien le courant romantique qui a donné son souffle posthume à l’épopée napoléonienne. Délaissé, voire conspué à sa chute en 1814-1815, Napoléon a fait l’objet d’une réappropriation et d’un retravail après sa mort en 1821. « La mythologie napoléonienne, sous toutes ses formes, écrit Jean-Jacques Wunenburger, active de fait la plupart des archétypes, schèmes, figures et récits de la mythologie héroïque ; elle en est non seulement une expression des plus célèbre de nos jours, mais elle capitalise, condense, synthétise peut-être tous les mythèmes d’un grand récit héroïque, au point qu’on pourrait en faire une exemplification de tout imaginaire héroïque33. »

Le mythe de Napoléon contient en effet beaucoup des éléments que nous avons passés en revue dans les deux premiers chapitres de ce livre. On retrouve bien sûr la trame du récit héroïque. Tout d’abord, la naissance annonciatrice d’un glorieux destin : Napoléon serait né sur un tapis garni des grandes figures héroïques de l’Iliade. Puis, l’enfance et ses multiples anecdotes, révélant un génie précoce, comme cette bataille de boules de neige à l’École royale militaire de Brienne pendant laquelle brille déjà le futur stratège. Et ensuite une succession de hauts faits, une montée en gloire, le « spectacle d’une ascension qui défie l’imagination, celle d’un obscur sous-lieutenant devenu l’héritier de Charlemagne34 ». Puis la chute – l’exil sur l’île d’Elbe –, le retour romanesque – les Cent-Jours – et, enfin, une mort tragique, celle d’un proscrit solitaire prisonnier du rocher de Sainte-Hélène. À travers cette épopée, les apologistes célèbrent la Providence. On reconnaît en Napoléon le réinventeur de la France, le libérateur de l’Europe, le fondateur d’une nouvelle ère, l’incarnation de l’irrépressible marche de l’histoire. Les littérateurs ne manquent jamais de l’inscrire, via d’innombrables comparaisons, dans le panthéon des conquérants. Sous leur plume, il est « tantôt Héraclès lorsqu’il s’attache aux nombreux travaux laissés en suspens par la Révolution, tantôt Alexandre lorsqu’il part à la conquête du monde, tantôt Hannibal lorsqu’il passe les cols des Alpes pour envahir l’Italie35 ».

Les historiens n’ont pas manqué de faire remarquer que, si l’épopée napoléonienne a tiré beaucoup de sa sève de l’interprétation qu’en ont faite a posteriori les écrivains romantiques, Napoléon est celui qui a posé les fondations de son propre mythe par un savant travail de propagande mené tout au long de sa carrière. Lui aussi a entrepris son image, en chantant ses propres louanges dans la presse (Les Bulletins de la Grande Armée), en passant commande auprès de multiples artistes (Gros, David, Ingres…) et en racontant pour finir son épopée à un confident qui l’a retranscrite (Le Mémorial de Sainte-Hélène d’Emmanuel de Las Cases). Il s’est aussi inventé une pose et un costume – le bicorne noir et la redingote grise – que l’on reconnaît aujourd’hui encore au premier coup d’œil. « Premier “manager de l’Histoire”, [Napoléon] a constamment fait preuve de ce que l’on appellerait de nos jours un “sens inné de l’image”36. » Il a planté les symboles qui se sont transmis de génération en génération, à travers d’innombrables romans, chansons, manuels scolaires et images d’Épinal. Le personnage et sa légende se sont exportés dans le monde entier. On retrouve notamment Napoléon en bonne place dans les nombreuses pages que la presse magazine états-unienne de la fin du XIXe siècle consacre aux self-made-men37.

À force de recul, on pourrait finir par amalgamer bien des époques et des régimes. Les procédés, les motifs, les récits sont en effet souvent similaires. Une étude comparative s’épuiserait à relever tout ce qui unit les mythologies héroïques à travers le temps et l’espace. En poussant plus loin, on pourrait finalement conclure que nous avons choisi pour ce livre une mauvaise échelle. Si la mise en récit des entrepreneurs reprend à ce point aux mythologies passées, pourquoi, en effet, l’étudier en propre ? Au-delà des ressemblances narratives et des parentés symboliques, il nous semble important de cerner les différences politiques fondamentales traversant ces imaginaires. Le héros national exalte l’amour de la patrie, l’ardeur au combat et le sacrifice guerrier. Le héros chrétien accueille le martyre, fait don de sa personne à Dieu, avant d’être sanctifié. Le héros entrepreneurial sous-tend à l’évidence une tout autre exemplarité. Le mythe de l’entrepreneur ne célèbre ni dieu ni nation. Si les héros sont bien les symbolisations d’une collectivité38, quel idéal l’entrepreneur héroïsé révèle-t-il ? Quelle valeur exprime-t-il par-dessus toutes les autres ?

On aurait tort de croire que le mythe de l’entrepreneur célèbre la performance. S’il fallait réécrire du point de vue de celle-ci l’histoire mythifiée de l’entreprise Apple, nous porterions certainement aux nues Tim Cook et non Steve Jobs. À la mort de ce dernier en 2011, beaucoup d’articles de presse se sont interrogés sur les capacités de Cook à prendre sa relève. Dix ans plus tard, le constat est sans appel : « Le chiffre d’affaires a atteint un record de 111 milliards de dollars pendant les fêtes de 2020, soit quatre fois ce que l’entreprise avait enregistré au même trimestre en 2011. Les bénéfices ont plus que quadruplé, passant de 6 milliards de dollars au premier trimestre 2011 à 28,8 milliards de dollars au premier trimestre 202139. » Bloomberg a récemment classé tous les P-DG de l’histoire d’Apple en fonction de la façon dont a évolué la valorisation boursière de l’entreprise sous leur direction40. Steve Jobs (1997-2011, + 12,4 %) se situe loin derrière Mike Markkula (1981-1983, + 64 %) et John Sculley (1983-1993, +106 %). Tim Cook les surclasse tous avec une augmentation de + 561 %. Cook a intégré Apple en tant que chef de l’exploitation (chief operating officer) en 1998, après avoir travaillé une douzaine d’années chez IBM et six mois chez Compaq. Il a parachevé le processus de délocalisation en cours chez Apple en restructurant la chaîne logistique autour des sous-traitants chinois, notamment Foxconn, entreprise avec laquelle il traitait déjà lors de son passage chez Compaq. Le management est ainsi parvenu à augmenter la rotation des stocks et à baisser les coûts de production de façon drastique. Nous avons vu dans le chapitre précédent à quel point ces aspects sont essentiels pour expliquer le succès financier d’Apple à partir des années 2000.

Si l’on réécrivait l’histoire d’Apple avec pour unique boussole les résultats financiers, c’est indubitablement la vie de Tim Cook que l’on chercherait à transformer en légende. Mais le mythe de l’entrepreneur ne célèbre pas les comptables et les gestionnaires. Il ne fait pas l’apologie d’un Homo economicus rationnel et calculateur. L’industrie, aussi, importe. Qui, en effet, pourrait citer spontanément les grands noms du textile, du pétrole ou de la chimie, qui pourtant peuplent eux aussi le classement des grandes fortunes mondiales ? Pour être « mythifiable », il faut pouvoir s’inscrire dans l’imaginaire futuriste de la tech. Condition nécessaire, certes, mais pas suffisante. Larry Page et Sergey Brin, les créateurs de Google, sont à l’origine de l’une des principales puissances de la Silicon Valley, et sont pourtant assez méconnus du grand public. Ils se sont toujours montrés assez discrets, avec des prises de parole rares et bien circonscrites. Ils n’ont pas investi dans le storytelling et le personal branding, si bien que l’une des seules biographies qui leur soient consacrées prend pour titre « Les mecs de Google » (The Google Guys)41. Pour entreprendre son image d’entrepreneur, il faut pouvoir se couler dans une trame et dans un idéal. La trame est celle du récit héroïque et de l’aventure créatrice ; l’idéal est celui du romantisme prométhéen. L’entrepreneur ne peut être qu’un artiste inspiré et un humaniste obstiné. Il doit pouvoir exalter le nouvel esprit du capitalisme, iconoclaste et provocateur.

1. Margaret THATCHER, Speech to Small Business Bureau Conference, 8 février 1984.

2. Michael PENEDER, « The meaning of entrepreneurship : a modular concept », Journal of Industry Competition and Trade, vol. 9, no 2, 2006.

3. Campbell JONES et André SPICER, Unmasking the Entrepreneur, Edward Elgar, Cheltenham, 2009.

4. Le locus de contrôle interne désigne la tendance que les individus ont à considérer que les événements qui les affectent sont le résultat de leurs actions.

5. Peter ARMSTRONG, Critique of Entrepreneurship. People and Policy, Palgrave Macmillan, Houndmills, 2005.

6. On a par exemple pu lire la définition suivante : « L’entrepreneuriat est la capacité et la volonté manifestes des individus, seuls, en équipe, à l’intérieur et à l’extérieur des organisations existantes, pour : – percevoir et créer de nouvelles opportunités économiques (nouveaux produits, nouveaux modes de production, nouveaux schémas d’organisation et nouvelles combinaisons produits-marchés) et – introduire leurs idées sur le marché, face à l’incertitude et à d’autres obstacles, en prenant des décisions sur l’emplacement, la forme et l’utilisation des ressources et des institutions. » Cf. Sander WENNEKERS et Roy THURIK, « Linking entrepreneurship and economic growth », Small Business Economics, vol. 13, no 1, 1999, p. 46-47.

7. James W. CARLAND, Frank HOY et JoAnn C. CARLAND, « “Who is an entrepreneur ?” is a question worth asking », Entrepreneurship Theory and Practice, vol. 12, no 4, 1988.

8. Pour une histoire du champ, cf. Hans LANDSTRÖM et Franz LOHRKE, Historical Foundations of Entrepreneurship Research, Edward Elgar, Cheltenham, 2012.

9. C’est ce qu’en disent plusieurs chercheurs du courant des critical entrepreneurship studies. Cf. Campbell JONES et André SPICER, Unmasking the Entrepreneur, op. cit.

10. John O. OGBOR, « Mythicizing and reification in entrepreneurial discourse : ideology-critique of entrepreneurial studies », Journal of Management Studies, vol. 37, no 5, 2000, p. 622.

11. Nous soulignons. JoAnn C. CARLAND, James W. CARLAND et Wayne H. STEWART, « Seeing what’s not there : the enigma of entrepreneurship », Journal of Small Business Strategy, vol. 7, no 1, 1996, p. 5.

12. Sophie BOUTILLIER et Dimitri UZUNIDIS, La Légende de l’entrepreneur. Le capital social, ou comment vient l’esprit d’entreprise, Syros, Paris, 1999, p. 11.

13. Charlie SPIERING, « Romney : Obama “insulting” every innovator in America from Steve Jobs to Papa Johns », Washington Examiner, 17 juillet 2012.

14. Dana L. CLOUD, « Hegemony or concordance ? The rhetoric of tokenism in “Oprah” Winfrey’s rags-to-riches biography », Critical Studies in Mass Communication, vol. 13, no 2, 1996, p. 122.

15. Sylvie LAURENT, La Couleur du marché. Racisme et néolibéralisme aux États-Unis, Seuil, Paris, 1999, p. 73, 123 et 180-181.

16. Pierre-Yves GOMEZ et Harry KORINE, L’Entreprise dans la démocratie. Une théorie politique du gouvernement des entreprises, De Boeck, Bruxelles, 2009, p. 37 et 52.

17. Dominique GIRARDOT, La Société du mérite. Idéologie méritocratique et violence néolibérale, Le Bord de l’eau, Latresne, 2011, p. 40.

18. The Economist, « The third industrial revolution », 21 avril 2012. Cité dans Mariana MAZZUCATO, The Entrepreneurial State, op. cit., chapitre I.

19. Pierre-Yves GOMEZ et Harry KORINE, L’Entreprise dans la démocratie, op. cit., p. 43.

20. King VIDOR, The Fountainhead, 1949 ; Oliver STONE, Wall Street, 1987.

21. Davis GUGGENHEIM, Inside Bill’s Brain. Decoding Bill Gates, 2019.

22. Pauline MOULLOT, « Covid-19 : Bill Gates au cœur des théories du complot », Libération, 20 mai 2020.

23. Peter ARMSTRONG, Critique of Entrepreneurship, op. cit., p. 6.

24. Thomas CARLYLE, Les Héros. Le culte des héros et l’héroïque dans l’histoire, Librairie Armand Colin, Paris, 1888, p. 3.

25. Jeannie BAUVOIS-CAUCHEPIN, Enseignement de l’histoire et mythologie nationale. Allemagne-France du début du XXe siècle aux années 1950, Peter Lang, Berne, 2002, p. 13.

26. Jacques ELLUL, Histoire de la propagande, PUF, Paris, 1967, p. 87-88. À noter que l’auteur parle ici spécifiquement de la propagande napoléonienne.

27. Clayborne CARSON, « Martin Luther King, Jr. : charismatic leadership in a mass struggle », Journal of American History, vol. 74, no 2, 1987, p. 448-449.

28. Le Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC) est l’un des principaux organismes du mouvement afro-américain des droits civiques dans les années 1960. Sylvie LAURENT, Martin Luther King. Une biographie intellectuelle et politique, Points, Paris, 2016, p. 441-442.

29. Jochen RICHTER, « Pantheon of brains : the Moscow Brain Research Institute 1925-1936 », Journal of the History of the Neurosciences, vol. 16, no 1-2, 2007.

30. Carolyn ABRAHAM, Possessing Genius. The Bizarre Odyssey of Einstein’s Brain, Icon, Thriplow, 2005.

31. Darrin M. MCMAHON, Divine Fury, op. cit., p. 206.

32. Sylvain PAGÉ, Le Mythe napoléonien. De Las Cases à Victor Hugo, CNRS Éditions, Paris, 2013, p. 41.

33. Jean-Jacques WUNENBURGER, « Napoléon : imaginaire politique et figure héroïque », in Jean-Dominique POLI (coord.), Iconosphère de la figure mythique de Napoléon. Imaginaires collectifs et personnels, Éditions Alain Piazzola, Ajaccio, 2015, p. 29.

34. Jean TULARD, Le Mythe de Napoléon, Armand Colin, Paris, 1971, p. 64.

35. Jacques-Olivier BOUDON, « Grand homme ou demi-dieu ? La mise en place d’une religion napoléonienne », Romantisme, vol. 100, 1998, p. 133.

36. Sylvain PAGÉ, Le Mythe napoléonien, op. cit., p. 11.

37. Theodore P. GREENE, America’s Heroes, op. cit., p. 160-164.

38. Pierre CENTLIVRES, Daniel FABRE et Françoise ZONABEND, La Fabrique des héros, op. cit., p. 21.

39. Sean HOLLISTER, « Tim Cook’s Apple, ten years later », The Verge, 24 août 2021.

40. Austin CARR et Mark GURMAN, « Apple is the $2,3 trillion fortress that Tim Cook built », Bloomberg Businessweek, 9 février 2021.

41. Richard L. BRANDT, The Google Guys. Inside the Brilliant Minds of Google Founders Larry Page and Sergey Brin, Portfolio/Penguin, New York, 2011.

Épilogue – Elon Musk, dernier avatar du mythe

Depuis sa disgrâce, Elizabeth Holmes est devenue matière à feuilleton. Son histoire a été mille fois contée sur le mode du thriller psychologique. Bad Blood, le best-seller de John Carreyrou consacré à l’affaire Theranos, multiplie les péripéties romanesques, les portraits hauts en couleur et les anecdotes déconcertantes. La mini-série The Dropout, adaptée d’un podcast true crime, adopte le même ton : « Argent, romance, tragédie, tromperie : l’histoire d’Elizabeth Holmes et de Theranos est le récit incroyable d’une célébrité et d’une ambition ayant mal tourné1. » En faisant de Holmes un cas spectaculairement pathologique, tous ces récits s’occupent peu de savoir ce que le monstre révèle de la foule qui le conspue après l’avoir adulé. Il y a pourtant là un renversement de croyance sur lequel il faudrait s’arrêter. La plupart des commentateurs s’attachent plutôt à proclamer des évidences qui n’en sont qu’a posteriori. Décortiquant d’anciennes interviews, ils analysent ce qu’ils considèrent comme des signes flagrants de psychopathie et soulignent à quel point les promesses d’Elizabeth Holmes étaient délirantes. Construire une petite machine capable d’effectuer des centaines de tests médicaux bon marché à partir d’une simple goutte de sang : voilà un projet qui, bien sûr, ne pouvait relever que du fantasme. Et pourtant, les prétentions de Holmes semblent bien modestes si on les compare à celles, autrement plus nombreuses, de l’entrepreneur qui l’a remplacée dans l’imaginaire siliconien : Elon Musk.

Tout au long des années 2010, la presse célèbre les ambitions de cet ancien dirigeant de Paypal, multi-entrepreneur à la tête d’une compagnie de voitures électriques (Tesla), d’une entreprise d’astronautique (SpaceX) et d’un fournisseur d’énergie solaire (SolarCity). En 2013, Musk annonce la mise sur le marché dans les trois ans de voitures entièrement autonomes, synonymes d’un monde sans bouchons ni accidents. En 2015, il propose d’inventer un nouveau mode de transport révolutionnaire, l’hyperloop, un train circulant à 1 000 kilomètres à l’heure, fonctionnant à l’énergie solaire et sans rails, qui pourrait être construit pour seulement 6 milliards de dollars et dont l’utilisation coûterait à ses utilisateurs moins cher qu’un trajet en voiture ou en avion. En 2016, Musk informe les médias de son intention d’envoyer une fusée sur Mars d’ici 2018 et d’y faire atterrir des humains avant 2024 dans le but d’entamer la colonisation de cette planète. En 2019, il annonce pour l’année suivante la mise sur le marché d’un million de « robotaxis », des voitures autonomes qui permettraient à leurs possesseurs d’engendrer des gains s’élevant à 30 000 dollars par an. La même année, il explique également que l’une de ses nombreuses entreprises, Neuralink, travaille à des implants cérébraux qui devraient permettre la communication cerveau-ordinateur sous quelques mois. Selon l’entrepreneur, ces implants seraient à terme capables de « soigner » la maladie d’Alzheimer, les lésions de la moelle épinière, les pertes de mémoire, la surdité, les problèmes de vue, la dépression, l’insomnie, la paraplégie, la schizophrénie et l’autisme. En 2021 enfin, Elon Musk annonce la conception imminente par Tesla d’un robot humanoïde doté d’une intelligence artificielle le rendant capable de circuler parmi les humains et d’accomplir à leur place des travaux ennuyeux et répétitifs. « À l’avenir, explique-t-il, le travail physique sera un choix. Si vous voulez en faire, vous le pourrez, mais ce ne sera plus une nécessité2. »

Ces innovations radicales, annoncées en grande pompe, n’ont pour le moment abouti à rien de très concret. Leur caractère très improbable a été souligné dans la presse par de multiples spécialistes : ingénieurs, neurologues, astronomes, physiciens, urbanistes ou encore juristes. Jusqu’à récemment, la plupart des articles débordaient malgré tout d’une confiance optimiste :

Ces déclarations audacieuses [à propos de l’hyperloop] seraient immédiatement rejetées comme impossibles si elles étaient prononcées par la plupart des entrepreneurs. Mais Musk a révolutionné les paiements en ligne avec Paypal, prouvé que l’industrie de la voiture électrique pouvait être rentable avec Tesla, et que les fusées réutilisables pouvaient transporter des marchandises dans l’espace à moindre coût avec SpaceX. Il a pour habitude de tenir ses promesses3.

Le rapport de la presse américaine à Elon Musk semble devenir plus critique à partir de 2018. Plusieurs grands titres expliquent alors en quoi sa célébrité alimente une véritable bulle spéculative autour de ses entreprises4. En 2020, l’entreprise Tesla est évaluée à 379 milliards de dollars, ce qui est plus que Toyota et Volkswagen réunis, qui ont pourtant mis sur le marché près de 22 millions de voitures en 2019, contre 366 000 pour Tesla5. La valorisation financière de la compagnie productrice de voitures électriques semble défier toute logique : les profits dégagés par Tesla, longtemps inexistants, sont pour le moment minuscules, et l’entreprise n’a jamais payé aucun dividende. Les entreprises dirigées par Elon Musk n’ont jamais réussi à produire au-delà de leur niche, la plupart des projets annoncés depuis dix ans sont encore à l’état de croquis, et pourtant la bulle continue d’enfler au rythme des provocations du multi-entrepreneur :

L’essentiel est de contrôler les perceptions de l’avenir lointain, afin d’influencer les prévisions financières des banques et des investisseurs. À cela, M. Musk fait montre d’une habileté éblouissante. Il publie des master plans plausibles et modifie régulièrement ses objectifs pour ancrer les anticipations. […] De nombreux traders incrédules et spécialistes de la vente à découvert [short-sellers] ont parié contre SolarCity et Tesla. Mais l’empire Musk compte aussi de nombreux fans dans la Silicon Valley et à Wall Street6.

Après de multiples articles critiques, le Financial Times en vient même à suggérer l’écroulement à venir de l’empire d’Elon Musk :

Au milieu d’un techlash qui a érodé la confiance dans les grandes entreprises, être considéré comme un véritable visionnaire est une monnaie précieuse. […] La suspension volontaire de l’incrédulité peut être un outil de grande valeur pour façonner une nouvelle industrie technologique. Mais les marchés fonctionnent en regroupant tous ces espoirs en un prix unique qui évolue à la seconde près. Une volonté collective de croire peut fortement peser sur les prix du marché… jusqu’à ne plus rien peser du tout7.

Les critiques se multiplient, certes, mais n’annulent pas l’atmosphère de célébration générale. Après avoir dénoncé la bulle financière entretenue par Elon Musk, le Financial Times couronne finalement l’entrepreneur « homme de l’année 2021 », « parce qu’il a provoqué le tournant historique de l’industrie mondiale de l’automobile vers l’électrique ». Puis, comme pour se défaire d’un sentiment gênant de contradiction, le journal précise :

Même si Tesla devait s’effondrer d’une manière ou d’une autre l’année prochaine – quelque chose que, contrairement à il y a deux ans, personne ne prédit plus aujourd’hui –, Musk aurait tout de même transformé l’une des industries les plus importantes du monde d’une manière qui pourrait avoir de profondes implications pour les gouvernements, les investisseurs et pour le climat8.

Même canonisation du côté du Time, qui se perd en superlatifs pour rendre hommage au nouveau surhomme de la Silicon Valley :

Musk incarne des possibilités infinies ; il nous guide vers la refondation du monde, un monde délesté des vieilles pratiques, où l’inédit devient logique, où la Terre et l’humanité peuvent encore être sauvées. […] Un jour, espère-t-il, des fusées transporteront 100 personnes à la fois vers Mars, où les vaisseaux spatiaux pourront être remplis d’un carburant fabriqué sur la planète rouge et ramenés sur Terre. Lorsqu’on lui demande quand il voit tout cela se produire, Musk s’arrête un long moment, comme s’il calculait toutes les variables – réglementations fédérales et calendriers de production, vols d’essai et normes sanitaires. « Je serais surpris si nous n’atterrissons pas sur Mars d’ici cinq ans », dit-il finalement9.

Les biographies célébrant Elon Musk se multiplient depuis une dizaine d’années, au point que Walter Isaacson s’apprête apparemment à ajouter la sienne et à agrandir par là sa série dédiée aux grands génies10. Elon Musk rejoindrait alors Benjamin Franklin, Albert Einstein, Léonard de Vinci et bien sûr Steve Jobs, dont il serait pour ainsi dire la version augmentée :

Musk est en quelque sorte l’incarnation actuelle de Jobs […]. Comme Jobs, Musk possède un champ de distorsion de la réalité. « Lors de réunions, Musk pouvait demander à ses ingénieurs de faire quelque chose qui, à première vue, semblait absurde. » Mais, contrairement à Jobs, Musk a une compréhension de la physique et de la thermodynamique qui l’a aidé à savoir quelles limites pouvaient être repoussées avec succès. […] Tout au long de son parcours, les critiques ont dit de lui qu’il était fou. Mais il a fini par illustrer la maxime de Jobs selon laquelle les individus qui changent le monde sont ceux qui sont assez fous pour cela, en particulier lorsqu’ils combinent une compréhension profonde de la technologie avec une passion liée à une mission et un objectif éminents11.

Isaacson n’aura aucun mal à rassembler les matériaux nécessaires à la confection du récit habituel. De multiples commentateurs célèbrent déjà en Musk le petit immigré sud-africain, le nerd touché par le syndrome d’Asperger, l’incompris traumatisé par une enfance violente, le prodige qui aurait appris à coder en BASIC en trois jours et lu toute l’Encyclopædia Britannica avant l’âge de dix ans. Elon Musk incarne le mythe de l’entrepreneur jusqu’à la parodie. Il ne dirige pas une entreprise, mais quatre12. Il ne révolutionne pas une industrie, mais plusieurs simultanément. Sa rhétorique eschatologique et ses prétentions techno-prophétiques sont proprement inégalables. Musk se présente effectivement en double sauveur de l’humanité : une première fois sur Terre, en luttant contre le réchauffement climatique avec les voitures électriques et les panneaux solaires ; une seconde fois dans l’espace – cette nouvelle frontière –, en préparant la colonisation de Mars et en faisant de l’humain une « espèce multiplanétaire » préservée du risque d’extinction. Il y aurait, dès lors, quelque chose de profondément scandaleux à le considérer comme un capitaliste :

Bernie Sanders – Nous sommes à un moment de l’histoire américaine où deux personnes – Elon Musk et Jeff Bezos – possèdent plus de richesses que les 40 % les plus pauvres de ce pays. Ce niveau de cupidité et d’inégalité est non seulement immoral, mais également non viable [unsustainable].

Zachary Shahan – « Cupide » est vraiment un terme inapproprié dans [le cas d’Elon Musk]. Je n’ai rien vu qui m’indiquerait qu’il est riche en raison de sa cupidité. Il essaye avec passion d’atteindre des objectifs gigantesques avec les entreprises qu’il crée, mais son inspiration réside dans les objectifs eux-mêmes, pas dans le profit.

Elon Musk – J’accumule des ressources pour aider à rendre la vie multiplanétaire et pour étendre la lumière de la conscience aux étoiles13.

Les intervieweurs, souvent admiratifs et fascinés, embarrassent peu l’entrepreneur avec des questions techniques qui permettraient d’éprouver quelque peu ses prétentions. Au contraire, ils l’interrogent avec déférence, telle une pythie. Doit-on avoir peur de l’intelligence artificielle ? Une apocalypse « façon Terminator » serait à craindre. La Covid-19 va-t-elle paralyser l’Amérique ? On ne dénombrera très certainement plus aucun nouveau cas à la fin d’avril 2020. Quelle est la date de la prochaine récession ? « Mon instinct me dit autour du printemps-été 2022, pas plus tard que 2023 en tout cas. » Et si la vie telle que nous la connaissons n’était finalement qu’une gigantesque simulation ? Étant donné nos progrès technologiques en matière de jeux vidéo, nous ne pourrons certainement plus à l’avenir distinguer la réalité d’une simulation. La probabilité que nous évoluions dans une simulation en ce moment même est de « une sur des milliards »14.

Elon Musk parviendra-t-il à faire croître sa persona tout au long de sa carrière ? Sera-t-il finalement oublié comme Lee Iacocca ou disqualifié telle Elizabeth Holmes ? Réussira-t-il au contraire à faire vivre sa légende personnelle jusqu’à rejoindre Thomas Edison et Steve Jobs au panthéon des entrepreneurs américains ? Il est encore trop tôt pour le dire, et cela est de toute manière sans importance. Discrédité, Elon Musk serait sans doute rapidement remplacé. L’imaginaire entrepreneurial américain sécrète régulièrement de nouveaux héros et prospère par-delà ses incarnations passagères. Les individus qui cherchent à s’insérer dans cet imaginaire doivent entreprendre leur image et leur récit selon des canons narratifs désormais bien établis. Pendant qu’en coulisse des ingénieurs travaillent à donner corps à leurs promesses, ils occupent l’avant-scène, enflamment les imaginations, manient l’exhortation et l’incantation. Mi-prestidigitateurs, mi-évangélistes, ils ont pour métier de faire croire en l’organisation qu’ils incarnent.

Achevant la lecture de ce livre, certains s’interrogeront peut-être sur la possibilité de « défaire » l’imaginaire entrepreneurial ; non pas simplement de le « déconstruire », mais de le mener à la défaite. Comme nous l’avons indiqué dans les précédents chapitres, les sophismes et les faussetés de cet imaginaire sont régulièrement dénoncés depuis plus d’un siècle. Par ce livre, nous espérons avoir contribué à articuler et à approfondir cette critique. Cependant, un tel travail de déconstruction, quel que soit l’écho qu’il puisse rencontrer, n’aura certainement que très peu d’impact sur le mythe lui-même, sur la séduction qu’il exerce, sur son pouvoir de mobilisation. De nombreux commentateurs l’ont maintes fois constaté : pour défaire un système économique et social, il ne suffit pas de démystifier les croyances et de réfuter les syllogismes que véhicule son idéologie. Il faut aussi penser simultanément une autre économie et un autre imaginaire, faire prospérer d’autres représentations et incarnations désirables de l’existence humaine.

1. Elizabeth MERIWETHER, The Dropout, 2022 ; John CARREYROU, Bad Blood. Secrets and Lies in a Silicon Valley Startup, Knopf, New York, 2018.

2. Jackson RYAN, « Elon Musk unveils Tesla Bot, a humanoid robot that uses vehicle AI », CNET, 20 août 2021.

3. Alistair CHARLTON, « Elon Musk admits he is too busy to build Hyperloop », International Business Times, 8 août 2013.

4. Bret STEPHENS, « The Donald of Silicon Valley », The New York Times, 26 mai 2018.

5. John THORNHILL, « Tesla and the audacity of hype », Financial Times, 4 septembre 2020.

6. « Elon Musk’s empire : countdown », The Economist, 22 octobre 2016.

7. Richard WATERS, « Tesla’s founding visionary should really stick to making cars », Financial Times, 12 février 2021.

8. Richard WATERS, « Elon Musk : interview with FT’s person of the year », Financial Times, 15 décembre 2021.

9. Molly BALL, Jeffrey KLUGER et Alejandro DE LA GARZA, « 2021 Person of the year Elon Musk », Time, 13 décembre 2021.

10. Aria ALAMALHODAEI, « Walter Isaacson is working on a biography of Elon Musk », TechCrunch, 5 août 2021.

11. Walter ISAACSON, « What makes Elon Musk different », The New York Times, 23 juillet 2021. Isaacson cite et commente ici l’ouvrage d’Eric BERGER, Liftoff. Elon Musk and the Desperate Early Days that Launched SpaceX, W. Morrow, Londres, 2021.

12. SpaceX, Tesla (qui a intégré SolarCity en 2016), The Boring Company et Neuralink.

13. Tweet de Bernie Sanders, 18 mars 2021 ; Zachary SHAHAN, « Attacks on Elon Musk for his wealth are truly ridiculous », Clean Technica, 20 mars 2021 ; Tweet d’Elon Musk, 21 mars 2021.

14. « Elon Musk, Stephen Hawking sound alarm about robots, artificial intelligence », CBC News, 19 juin 2014 ; Tweets d’Elon Musk, 19 mars 2020 et 30 décembre 2021 ; « SpaceX and Tesla CEO Elon Musk at Code 2016 », Code Conference, mai-juin 2016.

Corpus

Liste des œuvres et documents consacrés à Steve Jobs et mobilisés dans le cadre des deux premiers chapitres (« Anatomie du mythe I et II »).

Ouvrages et articles

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