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Michel Pinçon
Monique Pinçon-Charlot

Le président des ultra-riches

Chronique du mépris de classe dans la politique d’Emmanuel Macron

Zones
 
Table
Des mêmes auteurs
Remerciements
Préambule
1. Le méprisant de la République
2. Un « pognon de dingue » pour les riches
3. Un président fort mal élu
4. Un candidat hors système ?
5. Le Touquet : bienvenue à Macron-Plage
6. Une créature médiatique
7. La caste au pouvoir : le personnel politique de l’oligarchie
8. Sous les ors de la République, les appartements du roi
9. Prendre aux pauvres pour donner aux riches
10. Et pendant ce temps-là, les fraudeurs fiscaux peuvent dormir tranquilles
11. Sous les belles paroles du « champion de la terre », une imposture écologique
Conclusion. Le président des ultra-riches
Épilogue. Le jour où les gueux ont envahi les beaux quartiers

Des mêmes auteurs

Dans les beaux quartiers, Paris, Seuil, « L’Épreuve des faits », 1989 (réédition 2001).

Quartiers bourgeois, quartiers d’affaires, Paris, Payot, « Documents », 1992.

La Chasse à courre, ses rites et ses enjeux, Paris, Payot, « Documents », 1993 (réédition dans la « Petite Bibliothèque Payot », 1996 et 2003, et chez Montbel, 2018).

Grandes Fortunes. Dynasties familiales et formes de richesse en France, Paris, Payot, « Documents », 1996 (rééditions dans la « Petite Bibliothèque Payot », 1998 et 2006).

Voyage en grande bourgeoisie. Journal d’enquête, Paris, PUF, « Sciences sociales et sociétés », 1997 (rééditions dans la collection « Quadrige », 2002, 2005 et 2015).

Les Rothschild. Une famille bien ordonnée, Paris, La Dispute, « Instants », 1998.

Nouveaux Patrons, nouvelles dynasties, Paris, Calmann-Lévy, 1999.

Sociologie de la bourgeoisie, Paris, La Découverte, « Repères », 2000, 2003, 2007 et 2016.

Paris mosaïque. Promenades urbaines, Paris, Calmann-Lévy, 2001.

Justice et Politique : le cas Pinochet, Paris, Syllepse, 2003.

Sociologie de Paris, Paris, La Découverte, « Repères », 2004, 2008 et 2014.

Châteaux et châtelains. Les siècles passent, le symbole demeure, Paris, Anne Carrière, 2005.

Les Ghettos du Gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces, Paris, Seuil, 2007 (réédition chez « Points », Paris, 2010).

Paris. Quinze promenades sociologiques, Paris, Payot, 2009 (réédition dans la « Petite Bibliothèque Payot », 2013).

Les Millionnaires de la chance. Rêve et réalité, Paris, Payot, 2010 (réédition dans la « Petite Bibliothèque Payot », 2012 et 2019).

Le Président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, Paris, Zones, 2010 (Paris, La Découverte, « Poche/Essais », 2011, nouvelle édition).

L’Argent sans foi ni loi. Conversation avec Régis Meyran, Paris, Textuel, 2012.

La Violence des riches. Chronique d’une immense casse sociale, Paris, Zones, 2013 (Paris, La Découverte, « Poche », 2014, nouvelle édition).

Tentative d’évasion (fiscale), Paris, Zones, 2015.

Les Prédateurs au pouvoir. Main basse sur notre avenir, Paris, Textuel, 2017.

En collaboration

avec Marion MONTAIGNE, Riche, pourquoi pas toi ?, Paris, Dargaud, 2013.

avec Étienne LÉCROART, Pourquoi les riches sont-ils de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres ?, Montreuil, La Ville brûle, 2014 et 2018.

avec Pascal LEMAÎTRE, C’est quoi être riche ?, La Tour-d’Aigues, L’Aube, « Les grands entretiens d’Émile », 2015 et 2018.

avec Étienne LÉCROART, Panique dans le 16e ! Une enquête sociologique et dessinée, Montreuil, La Ville brûle, 2017.

avec Étienne LÉCROART, Les Riches au tribunal. L’affaire Cahuzac et l’évasion fiscale, Paris, Seuil/Delcourt, 2018.

Remerciements

Ce livre doit beaucoup au soutien critique et affectueux de Clément et Marie. La présence de Basile Carré-Agostini, réalisateur qui prépare un film sur notre vie et notre travail, a été précieuse et bienvenue. Nous avons bénéficié des connaissances de l’économiste Liêm Hoang-Ngoc, maître de conférences à l’université de Paris-I. Sans l’aide des professionnels de La Découverte, Aurélie Lorot, Marieke Joly, Stéphanie Chevrier, et de notre éditeur Grégoire Chamayou qui a su nous faire bénéficier de ses compétences et de son temps sans compter, il aurait été impossible de publier ce livre, conçu et rédigé sur fond de tourmente sociale.

Préambule

Emmanuel Macron n’apprécie pas du tout d’avoir hérité de l’appellation « président des riches » que nous avions introduite en 2010 avec notre enquête sur Nicolas Sarkozy1. « C’est une invention de mes opposants et des commentateurs, a-t-il rétorqué devant ses conseillers, mais personne ne peut me relier à cette image2. »

En découvrant ces propos entre deux tartines un matin d’automne 2017, nous y avons vu un défi, et nous avons décidé de répondre à l’invitation qui nous était ainsi indirectement lancée.

Quoi qu’en dise Emmanuel Macron, il ne s’agit pas là d’une simple représentation médiatique, d’une image déconnectée du réel, d’une coquille vide et vouée à le rester. Ce lien entre l’image et la réalité, qu’il prétend introuvable, nous nous proposons au contraire de l’établir à partir des faits.

1. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Le Président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, Zones, Paris, 2010.

2. Le Canard enchaîné, 25 octobre 2017.

1. Le méprisant de la République

C’est comme s’il ne pouvait pas s’en empêcher. Toujours le mot qui blesse pour celles et ceux qui, en travers de son chemin, n’appartiennent pas à la France qui « gagne ». Voici pour mémoire un florilège de ces paroles d’où transpire, par l’insistance d’une violence verbale répétée, un mépris de classe chevillé au corps tout autant peut-être qu’une stratégie de provocation.

Les macronades : petit récapitulatif

17 septembre 2014. Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, déclare sur Europe 1, à propos des ouvrières licenciées des abattoirs de la société Gad à Lampaul-Guimiliau (Finistère) : « Il y a dans cette société une majorité de femmes, pour beaucoup illettrées. […] Ces gens-là n’ont pas le permis de conduire. On va leur dire quoi ? » Face au tollé, le cabinet du ministre reconnaît un « mot malheureux », « extrêmement blessant », tout en ajoutant : « On peut comprendre que cela suscite une certaine émotion, mais il n’y avait aucune volonté de stigmatiser qui que ce soit. »

20 janvier 2016. Au micro de RMC et de BFM TV, le ministre l’assure : « La vie d’un entrepreneur est bien souvent plus dure que celle d’un salarié. Il ne faut jamais l’oublier. Il peut tout perdre, lui, et il a moins de garanties. » Au vu de la polémique, Emmanuel Macron rétropédale : « J’ai eu tort […] d’opposer une catégorie à une autre. Ce n’est pas ma façon de gouverner. »

27 mai 2016. Face à deux grévistes qui l’interpellent dans les rues de Lunel (Hérault), il lâche : « Vous n’allez pas me faire peur avec votre tee-shirt. La meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler. » Réagissant aux critiques qui s’ensuivent, il se justifie ainsi : « On ne tutoie pas un ministre, on ne l’invective pas. »

29 juin 2017. Lors d’un discours fleuve à la Station F, incubateur de start-up monté par Xavier Niel à Paris le long des voies de la gare d’Austerlitz, le nouveau président en remet une couche : « Une gare, c’est un lieu où on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien. »

8 septembre 2017. Réagissant depuis Athènes au mouvement social en cours contre la casse du droit du travail, le chef de l’État dit assumer une certaine « forme de provocation » et avertit : « Je ne céderai rien, ni aux fainéants, ni aux cyniques, ni aux extrêmes. »

4 octobre 2017. Alors que son déplacement à Égletons en Corrèze était perturbé par d’anciens licenciés de l’usine GM&S en colère, il revient à la charge : « Certains, au lieu de foutre le bordel, feraient mieux d’aller regarder s’ils ne peuvent pas avoir des postes là-bas, parce qu’il y en a qui ont les qualifications pour le faire et ce n’est pas loin de chez eux. »

15 octobre 2017. Lors de sa première interview télévisée en tant que président de la République, Emmanuel Macron persiste et signe : « Quand certaines ou certains bloquent tout, se mêlent à des activistes violents, font tout pour bloquer les choses, pourquoi ? Non pas pour retrouver un emploi ou pour proposer quelque chose d’autre, mais pour toucher la supralégale, c’est-à-dire un peu plus d’argent de licenciement, je ne l’accepte pas. Et donc je dis les choses comme elles sont. »

12 juin 2018. Une vidéo diffusée par Sibeth Ndiaye, qui chapeaute le service communication de l’Élysée, met en scène Emmanuel Macron avec ce message : « On met un pognon de dingue dans les minima sociaux. […] On met trop de pognon, on déresponsabilise et on est dans le curatif. »

24 juillet 2018. En pleine affaire Benalla, Jupiter harangue les parlementaires de sa majorité : « Celui qui l’a recruté, c’est moi. Celui qui a validé sa sanction, c’est moi. Le seul responsable, c’est moi. Qu’ils viennent me chercher ! »

29 août 2018. En visite au Danemark, il moque, devant la reine Margrethe II, la figure du « Gaulois réfractaire au changement ». En réponse aux indignations, Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement, livre son explication de texte : « Le président ne parlait pas des Français, non, “les Gaulois réfractaires”, ce sont les partis politiques qui depuis trente ans ne veulent rien changer, qui depuis quinze jours nous jouent la “surviolence” dans les mots. »

16 septembre 2018. Lors des Journées du patrimoine, un jeune horticulteur au chômage interpelle le président à l’Élysée pour se plaindre de ne pas trouver de travail, ce dernier lui répond : « Si vous êtes prêt et motivé, dans l’hôtellerie, le café, la restauration, dans le bâtiment, il n’y a pas un endroit où je vais, où ils ne me disent pas qu’ils cherchent des gens. Pas un ! » Puis il lui conseille « de traverser la rue » ou de se rendre à Montparnasse pour prospecter cafés et restaurants.

14 novembre 2018. Interviewé sur le porte-avions Charles-de-Gaulle, quelques jours avant l’« acte I » du mouvement des « gilets jaunes », Emmanuel Macron conclut : « Je n’ai pas réussi à réconcilier le peuple français avec ses dirigeants. »

Des mots qui blessent

Ce discours de mépris, analyse l’écrivain Édouard Louis, « renvoie ceux qui n’ont pas les moyens de se payer un costume à la honte, à l’inutilité, à la fainéantise. Il actualise la frontière, violente, entre les porteurs de costume et les porteurs de tee-shirt, les dominés et les dominants, ceux qui ont l’argent et ceux qui ne l’ont pas, ceux qui ont tout et ceux qui n’ont rien. Ce genre d’humiliation venue des dominants te fait ployer le dos encore plus. […] On ne dit jamais fainéant pour nommer un patron qui reste toute la journée assis dans un bureau à donner des ordres aux autres. On ne le dit jamais1 ». Édouard Louis revendique, à juste titre, de nommer, de personnifier ceux qui brisent les vies des autres. Ces noms, « c’est justement pour ça que je veux les prononcer, parce qu’il y a des meurtriers qui échappent à la honte grâce à l’anonymat ou grâce à l’oubli, j’ai peur parce que je sais que le monde agit dans l’ombre et dans la nuit. Je refuse qu’ils soient oubliés2 ».

Dérapages plus ou moins assumés ou formules calculées à l’avance, les provocations verbales d’Emmanuel Macron sont cohérentes : elles expriment à la fois la personnalité d’un dominant convaincu de sa supériorité et la violence d’une politique de classe. Car, sous les mots, il y a la réalité d’une action : une offensive lancée face aux classes populaires et aux acquis de leurs luttes, où les premières sont désignées comme des coupables à mater et les seconds comme des fardeaux à supprimer.

Le président a évoqué le 14 octobre 2017, dans une interview au Spiegel, une France soi-disant « paralysée par l’envie ». Ainsi, se mobiliser pour défendre ses conditions matérielles de vie (logement, salaire, pouvoir d’achat…) est renvoyé, quand il s’agit des classes populaires, du côté du vice, de la cupidité ou de la mesquinerie. Dans cette veine, le président a osé, dans un documentaire diffusé le 7 mai 2018 sur France 3, instrumentaliser l’héroïsme du colonel Beltrame pour l’opposer à ces « gens qui pensent que la France c’est une espèce de syndic de copropriété […] et qui pensent que le summum de la lutte c’est les 50 euros d’APL, ces gens-là ne savent pas ce que c’est que l’histoire de notre pays ». Comme si les luttes sociales ne participaient pas d’une histoire de France rythmée par de nombreuses dates qui sont restées gravées au fer rouge dans la mémoire transgénérationnelle des familles fortunées : 1789, 1848, 1870, 1936, 1968, 1995 – liste à laquelle il faut désormais ajouter 2018 dont le climat préinsurrectionnel a fort inquiété dans les beaux quartiers.

L’histoire n’est pas le seul fait des « grands hommes » mais des rapports de forces entre les classes sociales. Les combats pour le droit au logement en font partie intégrante, tout comme l’ensemble des luttes menées par les moins favorisés qui ne peuvent rien attendre de ceux dont le seul but de leur passage éphémère sur cette Terre est le « pognon » décliné en avoirs, comptes bancaires, valeurs mobilières ou immobilières.

1. Édouard Louis, Qui a tué mon père, Seuil, Paris, 2018, p. 80-81.

2. Ibid., p. 82.

2. Un « pognon de dingue » pour les riches

SUPPRESSION DE L’IMPÔT DE SOLIDARITÉ SUR LA FORTUNE (ISF)

Le 19 octobre 2016, Emmanuel Macron participe à un dîner de levée de fonds auprès d’exilés fiscaux réunis dans la belle villa de Marc Grosman, le fondateur de Celio, à Uccle, commune chic de la banlieue de Bruxelles. La soirée a été organisée par Christian Dargnat, ancien dirigeant de BNP Paribas devenu président de l’Association de financement d’En Marche ! Aux convives fortunés présents ce jour-là, dont l’un des héritiers Taittinger et l’entrepreneur de l’audiovisuel Claude Berda (le « B » d’AB Productions)1, le candidat Macron fait un serment : s’il est élu, cela en sera fini de l’impôt sur la fortune (ISF). « C’est même une mesure de gauche que de le supprimer », leur glisse-t-il, non sans malice.

Alors que la réforme de l’ISF ne devait intervenir qu’en 2019, elle fut votée beaucoup plus tôt que prévu, au tout début du quinquennat, le 12 octobre 2017. Cette accélération du calendrier s’explique par la pression des milieux d’affaires2. L’empressement mis à leur céder en fera le péché originel de la présidence Macron. Et la mère de toutes les batailles.

Le projet de loi de finances (PLF) pour 2018 remplace donc l’ancien ISF par un impôt sur la seule fortune immobilière (IFI). Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, issu de la droite, s’est réjoui de la disparition d’un « totem idéologique vieux de trente-cinq ans ».

Mais l’enjeu était loin de n’être que symbolique. En faisant sortir les valeurs mobilières – ce qui inclut les actions en Bourse et les obligations – de l’assiette d’assujettissement à l’impôt de solidarité sur la fortune, Emmanuel Macron a fait un formidable cadeau aux plus riches dont les patrimoines sont composés, tout en haut de la pyramide, à plus de 90 % de ces produits financiers3.

L’assurance-vie, première source d’épargne financière avec 1 500 milliards d’euros ne fait donc plus partie des revenus imposables au titre de la fortune. « Le très puissant lobby de l’assurance a réussi un coup de maître, analyse l’ancien ministre du Budget Christian Eckert. Passé par Bercy et le secteur financier privé, Emmanuel Macron ne peut ignorer le cadeau fait au secteur de la finance et de l’assurance. Pour moi, l’IFI a remplacé l’ISF pour cette seule raison4. »

Échappent aussi à l’impôt sur la fortune les biens meubles comme les bijoux, les voitures de luxe, les chevaux de course ou les lingots d’or. Pour donner le change face aux récriminations des députés de gauche, la majorité a introduit quelques mesures symboliques, dont une taxe additionnelle sur les biens de luxe – véhicules de sport ou bateaux de plaisance de plus de 30 mètres. Mais rien de bien lourd pour les milliardaires, d’autant que l’évasion fiscale peut toujours leur permettre de contourner de telles dispositions.

Prenons un exemple : le yacht de la première fortune de France, Bernard Arnault, baptisé Symphony, long de 101,5 mètres et doté d’équipements pharaoniques – dont un héliport et une piscine à fond de verre – est estimé à près de 130 millions d’euros. Si on lui avait appliqué l’ISF ancienne mouture, il aurait fait rentrer environ 2 millions d’euros par an dans les caisses de l’État5. Sauf que, même avant la réforme Macron, grâce à un montage financier complexe, le milliardaire échappait de toute façon à l’impôt pour ce bateau. Officiellement, en effet, Bernard Arnault n’en est pas le propriétaire, mais une société écran, Sonata Yatching Limited, immatriculée dans un paradis fiscal, à Malte, propriété de LVMH, qui loue accessoirement le navire au… P-DG de LVMH.

Pour pouvoir légitimement prétendre adopter « une mesure de gauche », c’est une tout autre réforme de l’ISF qu’il aurait fallu mener, en commençant par lutter réellement contre ces tactiques de refus de l’impôt.

Malgré ses angles morts, l’ISF n’était pas aussi insignifiant budgétairement que certains l’affirment. Il a ainsi rapporté près de 5,4 milliards d’euros en 2017. À mettre en balance avec les 800 millions d’euros annoncés pour son successeur, l’IFI. Soit un manque à gagner de 4,6 milliards, un montant qui, pour donner un ordre d’idée, excède le budget annuel du CNRS (3,3 milliards d’euros, en 2015).

Autre conséquence, celle-là moins attendue : l’effondrement des dons aux associations caritatives. Dans l’ancien dispositif, ceux-ci étaient déductibles de l’ISF. Cet avantage sonnant et trébuchant ayant disparu, la philanthropie des grands bourgeois fond comme neige au soleil. La Fondation des petits frères des pauvres a enregistré sur les trois premiers mois de l’année 2018, selon Le Monde, une chute des dons de 30 %. Ce serait 60 % pour les Apprentis d’Auteuil. La Fondation de France pour laquelle l’ISF représentait 15 % des dons de particuliers fait face à une diminution de 40 %. Ces baisses rapides et importantes indiquent que payer moins d’impôts est l’objectif prioritaire des plus riches. Si le don permet d’accéder à une niche fiscale en même temps qu’à une niche de légitimité, cette dernière ne fait pas le poids quand l’appât du gain disparaît.

DÉFISCALISATION DES REVENUS DU CAPITAL (PFU OU FLAT TAX)

Outre la suppression de l’ISF, Emmanuel Macron et les siens ont procédé à la création – moins connue du grand public mais elle aussi très importante – d’un prélèvement forfaitaire unique (PFU) sur les revenus du capital. De quoi s’agit-il ? Auparavant, un actionnaire percevant des dividendes ou un épargnant touchant des intérêts les déclarait dans ses revenus, qui étaient ensuite imposés selon la tranche à laquelle il appartenait. Conformément au principe de la progressivité de l’impôt, les contribuables les plus riches étaient assujettis à un taux marginal plus élevé (45 % pour la fraction de leurs revenus supérieure à 156 244 euros) que les contribuables les plus modestes (14 % pour la fraction de revenu comprise entre 9 964 et 27 519 euros). En rupture complète avec cette philosophie, le PFU établit une flat tax, c’est-à-dire un impôt à taux unique. Que vous soyez Bernard Arnault ou Xavier Mathieu, ce que vous rapportent vos placements financiers (pour peu que vous en ayez) est désormais imposé à même hauteur.

Mais quel est au juste ce taux d’imposition ? Les experts des plateaux de télévision ont abondamment relayé les éléments de langage de la majorité, répétant à l’envi que cet impôt forfaitaire sur les revenus du capital était de 30 %. Il s’agit d’une grossière manipulation des chiffres. Car on oublie de préciser que ces fameux 30 % comprennent le prélèvement social, la contribution additionnelle de solidarité pour l’autonomie et le prélèvement de solidarité (la CRDS et la CSG, soit 17,2 %). L’impôt forfaitaire en tant que tel n’est donc que de 12,8 %. Le diable, comme toujours, se cache dans les détails. Cela signifie que le plus mal payé des contribuables paie davantage en impôt sur le revenu, sur chaque euro de salaire reçu (14 %) que le plus riche des actionnaires sur chaque euro de ses dividendes perçus (12,8 %). Pour mieux faire passer la pilule du PFU, on l’enjolive donc en comptabilisant les prélèvements sociaux pour la fiscalité du capital alors qu’on ne le fait pas pour celle des salaires6. À la faveur de ce tour de passe-passe, les taux d’imposition sur les flux des valeurs mobilières apparaissent ainsi comme relativement élevés tandis que ceux sur les salaires seraient presque modestes.

Avec ces deux premières mesures, les riches sont doublement gagnants, comme nous l’a expliqué l’économiste Liêm Hoang-Ngoc au cours d’un entretien : « Grâce à la suppression de l’ISF, ils ne paient plus d’impôt spécifique sur le stock de leur capital financier et ils ne paient plus que 12,8 % sur les flux de revenus qui y sont liés. De sorte que le patrimoine financier des plus riches pourra grossir avec le minimum d’entraves fiscales. »

À la demande de Vincent Éblé, président socialiste de la commission des finances du Sénat, Bercy a consenti à transmettre quelques données chiffrées. Cette baisse forfaitaire de l’imposition du capital coûtera 1,3 milliard d’euros à l’État par an. Des économistes parlent de 4 à 5 milliards. Les estimations varient mais il est sûr que, pour les plus riches, le bonus est de taille. Selon la commission des finances du Sénat, 44 % du bénéfice total lié à la mise en place du PFU seraient captés par le 1 % des ménages dont le revenu est le plus élevé. Pour les 100 premiers contribuables français à l’ISF, le gain moyen annuel lié à ces mesures est estimé par Bercy à 582 380 euros. Et pour les 1 000 premiers, à 172 220 euros par an de réduction d’impôts7.

Mais cet impôt dérogatoire risque de coûter bien plus cher qu’anticipé, notamment par des effets d’aubaine liés, par exemple, au fait que des dirigeants d’entreprise bénéficiant de salaires très élevés pourraient avoir intérêt, pour payer moins d’impôts, à être rémunérés en dividendes8.

BYE BYE L’EXIT TAX

Emmanuel Macron a choisi la date symbolique du 1er mai, en 2018, pour annoncer urbi et orbi la suppression de l’exit tax. C’était dans un entretien accordé au magazine américain Forbes. En couverture, une photo du président, goguenard dans un fauteuil en cuir, accompagnée de cette légende grandiloquente : « Le leader des marchés libres. »

Un dealmaker à la française

Dans son interview avec Forbes, Emmanuel Macron a présenté son « approche favorable au business » : « Je pense que je comprends plutôt bien les entrepreneurs et les preneurs de risques. Pour moi, c’est important. J’ai cette compréhension directe de ce que sont leurs intérêts… Avoir des contacts directs avec le secteur privé, avoir cette expérience de ce secteur et être capable de comprendre les déterminants clés du choix d’un investissement sont les meilleures façons de comprendre et de prendre la bonne décision. »

À propos de Donald Trump, il ajoute, laudateur : « Le fait que nous ayons eu tous les deux des antécédents en affaires est très important. Votre président est un négociateur. Je comprends sa personnalité… Pour beaucoup de politiciens classiques, il fait des choses contre-intuitives. Quand on le voit comme un négociateur, c’est très cohérent. C’est ce que j’aime chez lui, et c’est là que mon expérience en affaires m’a beaucoup aidé. »

L’exit tax, dispositif complexe de lutte contre l’évasion fiscale mis en place en 2011, visait à dissuader les gros actionnaires de sociétés créées en France de choisir l’exil fiscal afin de vendre leur capital en échappant à l’impôt sur la plus-value. L’État fixait un délai de quinze ans durant lequel, où qu’il réside, le contribuable fuyard devait, s’il cédait ses titres, s’acquitter de l’impôt dans l’Hexagone.

Pour le leader des marchés libres, une telle entrave à la libre émigration du capital est proprement inadmissible. Cela « envoie un message négatif aux entrepreneurs. Nombre de nos start-up ont décidé de lancer leurs projets à l’étranger afin d’éviter cet impôt ». Or il est un principe sacré : « Les gens sont libres d’investir où ils veulent. »

Le coût de cette mesure est incertain, mais une chose est sûre : la suppression unilatérale de cette taxe au nom de l’attractivité économique de la France coûtera très cher ; la facture pourrait s’élever à 800 millions d’euros, selon le Conseil des prélèvements obligatoires, et peut-être à 6 milliards d’euros, selon le responsable de la direction fiscale à Bercy, Christophe Pourreau9.

Le 24 septembre 2018, lors du débat sur le projet de loi de finances 2019, la majorité a fait un tout petit peu machine arrière reconduisant une exit tax assortie d’un délai d’imposition de deux ans au lieu de quinze. Mais qu’est-ce que deux ans ? Tout juste le temps d’acquérir et de faire rénover une belle villa, en Belgique ou ailleurs.

DE NOUVEAUX CADEAUX AUX ENTREPRISES

Autre engagement du président Macron : faire progressivement baisser l’impôt sur les sociétés de 33,3 % à 25 % à l’horizon 2022. Cette ristourne faramineuse représenterait à terme une perte de 11 milliards d’euros pour les finances publiques10.

Vous reprendrez bien un peu de CICE ?

Mais la pérennisation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) va coûter plus cher encore aux contribuables. Cette autre mesure, élaborée par Emmanuel Macron lorsqu’il conseillait François Hollande en 2013, consiste en un crédit d’impôt pour les sociétés égal à 6 % de la masse salariale de l’entreprise pour tous les salaires inférieurs à 2,5 SMIC. Ce rabais représente au total un coût de près de 100 milliards d’euros pour l’État depuis 201311 – soit 20 milliards d’euros en moyenne chaque année.

L’objectif mis en avant pour le CICE est d’augmenter les profits des sociétés pour les inciter à investir et à créer des emplois. Mais, en l’absence de réel contrôle de l’utilisation de cet argent public, les directions d’entreprise font bien ce qu’elles veulent. Le groupe PSA touche ainsi des dizaines de millions d’euros chaque année au titre du CICE (74 millions en 2014), tout en enchaînant les plans de licenciements.

Des dons sans contrepartie

Selon la fameuse « théorie du ruissellement », arroser ainsi les riches se justifierait par des effets de retombées positives en contrebas sur l’échelle sociale. « Alléger les charges », nous serine-t-on depuis des décennies, favoriserait l’investissement et créerait des emplois. Forts de cette foi, les gouvernements successifs ont distribué aux plus riches et aux entreprises des milliards d’euros sans contrepartie ni contrôle.

« Je ne crois pas à cette logique de conditions qui ruinent le bien le plus précieux pour une économie : la confiance », a déclaré le 30 août 2017 Bruno Le Maire, à l’université d’été du Medef. Zéro contrainte pour les plus riches qui doivent ne connaître qu’une « société de confiance » et bénéficier de la générosité des contribuables sans avoir de comptes à rendre, tandis que, pour les plus pauvres, la défiance à leur égard est au coin de chaque mesure, de chaque aide ou de chaque droit.

Mais tout ceci pour quel résultat ? Cinq ans après la mise en place du CICE, « les études ont du mal à faire émerger des conclusions claires, en particulier sur l’emploi et les salaires », indiquait, en mars 2017, France Stratégie, un organisme rattaché à Matignon et chargé de coordonner le comité d’évaluation sur le sujet, qui établit à 100 000 le nombre d’emplois sauvegardés ou créés pour la période 2013-2015. Les dividendes ont considérablement augmenté alors que le nombre de chômeurs, lui, n’a pratiquement pas bougé. Le « million d’emplois » que Pierre Gattaz avait promis en échange du CICE et du pacte de responsabilité se fait toujours attendre…

« Le danger, s’inquiète l’économiste Philippe Martin, c’est qu’on ne trouve pas non plus beaucoup d’effets mesurables à la suppression de l’ISF ou à la mise en place de la flat tax12. » Et pour cause.

Les cadeaux aux entreprises font-ils baisser le chômage ?

Un petit rappel établi par Le Canard enchaîné13. En 1986, Yvon Gattaz, père de Pierre, président du CNPF, ancêtre du Medef, s’engage à embaucher des dizaines de milliers de chômeurs (400 000 la première année) dans le cadre d’un plan ENCA (emplois nouveaux à contraintes allégées) en échange de la suppression de l’accord obligatoire de l’inspection du travail à tout licenciement économique. La flexibilité du travail au service du capital n’a abouti, sur la population active (selon le Bureau international du travail), qu’à une hausse du chômage de 0,2 % en un an.

En 2004, François Fillon, ministre des Affaires sociales du gouvernement Raffarin, aggrave la flexibilité du travail : les accords conclus dans les entreprises ou les branches professionnelles pourront être moins favorables aux salariés que les conventions interprofessionnelles. Le taux de chômage s’accroît alors en un an de 0,3 %. « Les boulots promis par Fillon étaient-ils fictifs ? », se demande encore Le Canard enchaîné.

En 2005, un nouveau pacte pour l’emploi est adopté qui prévoit de limiter les « délais de contentieux », de procéder à « l’assouplissement des 35 heures » et de « clarifier les règles » régissant le travail du dimanche. Même résultat : un an plus tard le taux de chômage augmente de 0,1 %.

En 2007, Nicolas Sarkozy fait, avec le bouclier fiscal, de beaux cadeaux aux plus riches. Les entreprises bénéficient d’une défiscalisation des heures supplémentaires et d’un allègement des cotisations sociales. En un an, le taux de chômage passe de 7,1 % à 7,4 %. L’année suivante, la loi « portant modernisation du marché du travail » détruit un peu plus encore les droits sociaux des travailleurs et fait grossir le taux de chômage de 1,8 %.

En 2015, les deux autres mesures en faveur du capital avec François Rebsamen, ministre du Travail sous Hollande, l’allègement de la loi sur la pénibilité, et le doublement de la durée maximale des CDD, font baisser le chômage en un an de 0,4 %. Et pour finir, en 2016, avec la loi El Khomri, le chômage passe de 9,7 % à 9,2 %. Tout ça, pour ça.

À partir du 1er janvier 2019, le CICE a été converti en baisse pérenne des cotisations sociales patronales. Mais au cours de cette année de transition, l’ancien CICE va être cumulé avec le nouveau dispositif. Autrement dit, en 2019, les entreprises bénéficieront deux fois du rabais : elles jouiront du crédit d’impôt au titre de 2018 et « en même temps » de la baisse des cotisations pour 2019. Pour Bercy, qui devra à la fois rembourser le crédit d’impôt 2018 et budgétiser la hausse des cotisations de 2019, la facture totale de ce « double chèque » se monte à 40 milliards, soit près de 2 points de PIB14. Un montant gigantesque, à mettre par exemple en regard de la stagnation du budget de l’enseignement et de la recherche à 27,9 milliards d’euros dans le budget 2019.

L’économiste Daniel Cohen s’étonne de cette étrange décision de convertir le CICE en baisse de cotisations l’année même où l’État doit encore payer pour la dernière fois ce même CICE en crédit d’impôt : on aurait tout à fait pu « payer en 2018 le CICE au titre de 2017, et voter une baisse de charges qui aurait pris effet en 2019. Il n’y aurait eu aucune rupture pour les entreprises et on aurait économisé 20 milliards d’euros. Vous savez tout ce qu’on peut faire avec 20 milliards d’euros ?15 ».

Un autre économiste, Liêm Hoang-Ngoc, nous a donné des pistes de réponse : « Avec 20 milliards d’euros par an, il est possible d’éradiquer la pauvreté en portant les minima sociaux au niveau du seuil de pauvreté (60 % du revenu médian), soit 1 000 euros par mois. Dans les détails, relever le RSA à ce niveau coûte 10 milliards. L’attribuer aux 14 % à 35 % d’ayants droit qui ne le demandent pas coûterait 5 milliards d’euros de plus. Enfin, augmenter le minimum vieillesse et l’allocation adultes handicapés coûterait un peu plus de 5 milliards d’euros par an. »

Mais la liste de ces largesses fiscales en faveur du capital et des plus riches, déjà bien fournie, n’en finit pas de s’allonger. Déroulons encore quelques exemples.

On sait que les entreprises peuvent décider de distribuer à leurs salariés (généralement aux cadres dirigeants, dont on achète ainsi la fidélité) des actions gratuites. Or, bonne nouvelle pour les managers : la fiscalité sur l’attribution d’actions gratuites a elle aussi été allégée fin 2017.

Emmanuel Macron a également baissé la taxe sur les salaires pour les entreprises non soumises à la TVA. Il s’agit des banques et des fonds spéculatifs qui désormais ne paieront plus que 13,60 % au lieu de 20 % de taxe sur les salaires de traders grassement rémunérés16. Coût de la mesure : 250 millions d’euros en moins chaque année dans les caisses de l’État. Quant à la suppression de la quatrième tranche de la taxe sur les hauts salaires que payaient les entreprises, elle représente un manque à gagner de 137 millions d’euros par an.

Au total, les cadeaux aux plus riches accordés dès l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée représentent un coût de plusieurs dizaines de milliards d’euros par an. Un vrai « pognon de dingue ».

Les actionnaires à la fête

Sur les six premiers mois de l’année 2018, les trente-trois sociétés du CAC 40 qui ont publié leurs résultats ont accumulé 43,5 milliards de bénéfices, soit 500 millions de plus qu’à la même époque, en 2017. En 2015, les bénéfices étaient de 55 milliards d’euros puis en 2016 de 76 milliards et en 2017 de 93 milliards. Les sociétés du CAC 40 approchent donc des 100 milliards d’euros de profits qu’elles affichaient avant la crise financière de 200817.

À titre d’exemple, les dividendes de BNP Paribas ont augmenté de 12 % en 2018, et son P-DG Laurent Bonnafé a touché en 2017 un salaire total de 4,45 millions d’euros, alors que 200 agences ont été fermées en deux ans avec 730 suppressions d’emplois.

Cette situation financière éclatante contraste avec le recul de l’investissement : 12 milliards d’euros pour les six premiers mois de 2018, hors secteur des banques et assurances. L’investissement a reculé de 69 milliards d’euros depuis la création du baromètre de l’étude Ricol Lasteyrie-EY en 2006.

« Les entreprises du CAC 40 distribuent en proportion la plus grande part de leurs bénéfices aux actionnaires, elles sont championnes du monde toutes catégories devant les États-Unis et le Royaume-Uni », analyse Manon Aubry, porte-parole de l’ONG Oxfam France18. « L’économie des entreprises du CAC 40, poursuit-elle, est tournée vers la maximisation du versement de dividendes, Paris essaie d’attirer les capitaux en promettant des sommes importantes. »

Les salaires des grands patrons

Selon une étude de Proxinvest publiée en octobre 2018, les P-DG du CAC 40 ont touché en moyenne, en 2017, 5,1 millions d’euros, soit 14 % de plus en un an. Et cela sans compter les régimes de retraite supplémentaires, les fameuses « retraites chapeaux », difficilement évaluables à cause de leur opacité. Bernard Charlès, le P-DG de Dassault Systèmes, a été payé 15,8 millions d’euros selon Dassault, mais 24,6 millions selon Proxinvest. Cette étude note que les patrons des très grands groupes sont de plus en plus souvent payés en actions. En neuf ans, la part des actions dans la rémunération totale des P-DG du CAC 40 est passée de 5 % à 36 %, au détriment du salaire fixe. On peut faire l’hypothèse que les résultats pour 2018 accéléreront ce processus avec la flat tax conçue par Emmanuel Macron. Les dirigeants des grands groupes font désormais sécession d’avec le reste des salariés, achetés par les actionnaires pour mieux servir leurs intérêts.

Les ultra-riches plus que jamais gagnants

Lors de son intervention du 15 avril 2018 sur TF1, Emmanuel Macron, questionné par les journalistes Jean-Jacques Bourdin et Edwy Plenel, a assumé tous les cadeaux fiscaux faits aux plus aisés tout en contestant être le « président des riches ». Et pourtant, les chiffres sont éloquents. Qui bénéficie le plus de ces mesures ?

Le journaliste Romaric Godin répond : « Le grand gagnant des mesures fiscales du gouvernement est le “dernier décile” des ménages, autrement dit les 10 % des ménages les plus riches. Ces derniers capteraient ainsi 46 % des gains fiscaux promis aux ménages. Et même mieux, selon les économistes de l’institut, c’est principalement le dernier centile, autrement dit les 1 % les plus riches, composé de 280 000 ménages, qui occuperait le haut du podium19. » Emmanuel Macron est bien, à commencer par les orientations prépondérantes de sa politique fiscale, le président des ultra-riches.

Effets cumulés des réformes budgétaires de 2018-2019 sur le revenu disponible des ménages

Illustration. Voir légende.

© Institut des politiques publiques (IPP), d’après une infographie Le Monde (avec l’aimable autorisation de la société éditrice du Monde)20.

La sécession des riches

À quels effets aboutit ce choix de politique économique ? Laissons la parole à Joseph Stiglitz, ancien conseiller économique de Bill Clinton et prix Nobel d’économie : « Les revenus des 1 % les plus riches n’ont cessé d’augmenter ces quarante dernières années, tandis que ceux des 90 % les plus pauvres ont stagné. Les faits le prouvent : l’enrichissement des plus riches ne bénéficie qu’aux plus riches. Par ailleurs, l’argent […] rendu aux riches et aux entreprises n’a pas été réinvesti, ni utilisé pour augmenter les salaires, mais a servi à financer des programmes de rachats d’actions, ce qui a mis de l’argent dans les poches des […] très riches21. »

En bref, les politiques néolibérales rendent les riches de plus en plus riches. Rien de très étonnant à cela. Oui, mais dans quelles proportions ? Les chiffres donnent le tournis. Ils sont tellement sans commune mesure avec nos dépenses quotidiennes, comptabilisées en baguettes de pain ou en pleins d’essence, que l’on éprouve un mal fou à imaginer ce que ces gigantesques abstractions peuvent même représenter. Les zéros s’alignent, nous laissant pantois. Parler de « déconnexion » est bien en deçà de la réalité. Les premiers de cordée ont depuis longtemps quitté les sommets himalayens : ils se sont mis en orbite.

Quelques données : en France, en 2017, les 10 % les plus aisés détiennent plus de la moitié des richesses nationales quand les 50 % les plus pauvres ne se partagent que 5 % du gâteau. Or ces inégalités ne cessent de se creuser : « Au sommet de la pyramide, calcule l’ONG Oxfam, la richesse des milliardaires français a été multipliée par trois en dix ans et trente-deux milliardaires français possèdent désormais autant que les 40 % les plus pauvres de la population française22. » Parallèlement, en vingt ans, le nombre de personnes en situation de pauvreté a augmenté de 1,2 million dans le pays.

Encore selon Oxfam, depuis 2009, les entreprises du CAC 40 ont reversé plus de deux tiers de leurs bénéfices à leurs actionnaires sous forme de dividendes, au détriment de l’investissement productif. Sans parler des travailleurs de ces groupes, qui n’ont reçu que 5 % du magot alors même que ce sont eux qui produisent ces richesses.

Dans son allocution du 10 décembre 2018, Emmanuel Macron a refusé, malgré les revendications portées par les « gilets jaunes », de revenir sur les cadeaux fiscaux de grande ampleur qu’il a accordés aux plus riches dès son arrivée à l’Élysée.

1. « Les coulisses de la rédaction », L’Écho, 21 octobre 2016.

2. Romaric Godin et Laurent Mauduit, « Macron change de cap sous la pression des milieux d’affaires », Mediapart, 10 juillet 2017.

3. Voir Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, Grandes Fortunes. Dynasties familiales et formes de richesse en France, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2006, p. 39.

4. Christian Eckert, Un ministre ne devrait pas dire ça, Robert Laffont, Paris, 2018, p. 277.

5. Sources : Emmanuel Lévy et Soazig Quéméner, « Réforme de l’ISF : Planquez les yachts et les bijoux ! », Marianne, 7 octobre 2017 ; Jean-Baptiste Chastand, Anne Michel, Maxime Vaudano et Jérémie Baruch, « Paradise Papers. Révélations sur le patrimoine offshore de Bernard Arnault, première fortune de France », Le Monde, 8 novembre 2017 ; Jean-Louis Dell’Oro, « Yachts, jets privés, lingots d’or… Ces actifs qui échappent au nouvel ISF », Challenges, 26 septembre 2017.

6. Si, suivant le même principe de calcul, on intégrait la CSG (9,2 % après déduction) et la CRDS (0,5 %), la première tranche d’imposition des salariés serait plutôt de 24 % que de 14 %.

7. Vincent Éblé, « Nouveaux éléments d’appréciation de l’effet des réformes de la fiscalité du capital (IFI/flat tax) », Commission des finances, 26 octobre 2017.

8. Gabriel Zucman, « La flat tax est une bombe à retardement pour les finances publiques », Le Monde, 25 octobre 2017.

9. Audrey Tonnelier, « La fin de l’“exit tax” pourrait être plus coûteuse qu’initialement annoncé », Le Monde, 12 juin 2018.

10. William Plummer, « Impôt sur les sociétés : une baisse de 11 milliards d’euros d’ici 2022 », Le Figaro, 30 août 2017.

11. Véronique Valentino, « Enquête sur le vrai coût du CICE », L’Autre Quotidien, 11 juin 2017.

12. Audrey Tonnelier, « L’évaluation du CICE continue de faire débat chez les économistes », Le Monde, 15 octobre 2018.

13. A. G., « Trente ans de projets miracles et un emploi toujours en plan », Le Canard enchaîné, 6 septembre 2017.

14. « La difficile transformation du CICE en baisse de charges », La Tribune, 22 septembre 2018.

15. Audrey Tonnelier, « L’évaluation du CICE continue de faire débat chez les économistes », art. cit.

16. Pierric Marissal, « Ce gouvernement confond investissement et spéculation », L’Humanité, 20 octobre, 2017.

17. Clotilde Mathieu, « Multinationales. Le CAC 40 en passe d’égaler ses profits records d’avant crise », L’Humanité, 9 août 2018.

18. L’Humanité, 22 août 2018.

19. Romaric Godin, « Emmanuel Macron, président des 1 % les plus riches », Mediapart, 12 juillet 2017.

20. Audrey Tonnelier, « Les ultrariches, grands gagnants de la fiscalité Macron », Le Monde, 12 octobre 2018.

21. Entretien accordé au journal Le Monde, 9 septembre 2018.

22. « L’incroyable explosion de la richesse des milliardaires révélée par Oxfam », Challenges, 22 janvier 2018.

3. Un président fort mal élu

Fête à La Rotonde

Le 23 avril 2017, au soir du premier tour de l’élection présidentielle, Emmanuel Macron est arrivé en tête des suffrages devant Marine Le Pen. Les pronostics pour le second tour lui sont favorables. Il choisit de fêter sa victoire annoncée dans une brasserie parisienne, La Rotonde, au 105, boulevard du Montparnasse, dans le VIe arrondissement.

Alors que Nicolas Sarkozy avait célébré son élection sur les Champs-Élysées, Emmanuel Macron préfère une brasserie de la rive gauche. Longtemps, la rive droite a été associée à l’argent, dont la Bourse était l’emblème, tandis que la rive gauche était synonyme de culture avec la Sorbonne pour étendard. Avec la financiarisation de l’économie, la Bourse a été dématérialisée et le luxe a envahi en tirs groupés la rive gauche : nombre de librairies ont disparu, remplacées par des boutiques de vêtements ou de chaussures de luxe1.

Autrefois fréquenté par les artistes plus ou moins fauchés de Montparnasse comme Jean Cocteau, Pablo Picasso mais aussi par Hemingway ou Lénine, ce haut lieu parisien attire aujourd’hui une bourgeoisie chic et dans le vent néolibéral. Les serveurs, en costume cravate, assurent un cérémonial personnalisé, préservant l’intimité de leurs clients. Du rez-de-chaussée au premier étage, ce ne sont que tentures de velours rouge vif, épaisses et lumineuses, entrecoupées de dorures de cuivre lustrées chaque jour dans les moindres recoins. Les tapis sont épais, les lampes à franges sont d’époque et les toilettes au premier étage permettent de découvrir furtivement une pièce où avaient coutume de se retrouver des conseillers de François Hollande dans le cadre de la préparation de la campagne de l’élection présidentielle de 2012. Emmanuel Macron faisait partie de ces « amis de La Rotonde » qui se réunissaient chaque semaine pour élaborer le programme économique du candidat, avec l’aide notamment de Philippe Aghion, un économiste libéral, professeur au Collège de France. De forme ovale avec une grande baie vitrée ouvrant sur le carrefour entre le boulevard Montparnasse et le boulevard Raspail, cette pièce isolée mais chaleureuse nous a rappelé d’autres lieux de pouvoir que nous avons fréquentés dans le cadre de nos enquêtes sociologiques, où tout est fait pour que la sociabilité mondaine puisse se déployer dans une convivialité amicale et enjouée – cocons efficaces pour que se tisse la défense des intérêts de classe.

La fête de La Rotonde a fait l’objet de vives critiques, mais l’intéressé n’a jamais exprimé le moindre regret. « C’est ma cantine, je n’ai pas à m’en excuser », a-t-il assumé, en ajoutant : « C’était mon plaisir d’inviter […] les femmes et les hommes qui, modestement depuis le premier jour, m’accompagnent […], c’était mon moment du cœur2. »

Mais cet élan de générosité a duré plus que le temps d’une soirée. Dès l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée, certains des invités – tous des proches du couple présidentiel – ont été récompensés pour leurs bons et loyaux services. Ainsi, le journaliste et réalisateur Bertrand Delais, qui lui a consacré trois documentaires – dont le très déférent Macron président, la fin de l’innocence, diffusé le 7 mai 2018 sur France 3 à l’occasion du premier anniversaire de son élection à l’Élysée –, a été nommé directeur de La Chaîne parlementaire (LCP). Gérard Collomb, ancien député-maire socialiste de Lyon et premier soutien du jeune énarque, a obtenu le poste de ministre de l’Intérieur. Erik Orsenna s’est vu confier la responsabilité d’un rapport au sujet des bibliothèques. François Patriat a été nommé président du groupe LRM au Sénat et président du Conseil d’orientation du domaine de Chambord. Stéphane Bern a hérité d’une mission sur le patrimoine. Sylvie Goulard a été nommée ministre des Armées – avant de devoir quitter précipitamment le gouvernement à la suite de l’affaire des assistants parlementaires du Modem. Elle n’a pour autant pas été oubliée puisqu’elle est aujourd’hui sous-gouverneure de la Banque de France, avec une rémunération annuelle brute de plus de 220 000 euros3. Bruno Roger-Petit a été propulsé au rang de porte-parole de l’Élysée. L’écrivain Philippe Besson, auteur de Un personnage de roman, livre hagiographique consacré à la campagne électorale d’Emmanuel Macron, a vu annoncer sa nomination, par le fait du prince, en septembre 2018, au poste de consul de France à Los Angeles – même si, face aux soupçons de copinage, cette décision a dû être suspendue4.

Une victoire par défaut

L’euphorie d’Emmanuel Macron et de son épouse trahissait un empressement indécent à fêter ce qui n’était pas encore advenu. Le président élu s’est ensuite appuyé sur sa victoire au second tour avec 66 % des suffrages exprimés pour légitimer son programme économique et social. Mais c’est oublier que plus de 12 millions de citoyens, soit plus du quart des inscrits, ont préféré s’abstenir, et que beaucoup de celles et ceux qui ont mis leur bulletin dans l’urne exprimaient bien plus un rejet de Marine Le Pen qu’un accord avec la pseudoalternative imposée. Mal qualifié au premier tour, avec un peu moins de 18 % des votes des inscrits5 – ce qui veut dire que 8 électeurs sur 10 n’ont pas adhéré en premier choix à son programme –, il doit en grande partie son score de second tour à un vote de barrage contre l’extrême droite. Il n’y avait donc pas lieu de pavoiser.

L’abstention, premier parti politique

L’abstention au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, avec plus de 10 millions d’électeurs à ne pas s’être déplacés pour voter, soit 22 % des inscrits, a atteint un sommet6.

La défiance envers la majorité des élus politiques est massive et enracinée dans les classes populaires qui n’ont plus accès aux responsabilités politiques accaparées par des professionnels de la politique qui leur apparaissent comme une caste au service des intérêts dominants.

L’abstention est aussi le fait de mécanismes administratifs. En 2017, on compte plusieurs millions de Français qui font partie des « mal inscrits », c’est-à-dire de personnes qui ont bénéficié de l’inscription automatique sur les listes électorales à dix-huit ans mais qui ne se sont jamais réinscrites à la suite d’un déménagement sans pour autant avoir été radiées du bureau de vote de leur ancienne adresse. D’une façon générale, pour tout changement d’adresse, l’inscription sur les listes électorales doit être renouvelée d’une manière volontaire.

On peut ajouter les dizaines de milliers de Français de plus de dix-huit ans qui ne sont pas inscrits alors qu’ils ont acquis la nationalité française. Une loi a été adoptée le 19 juillet 2016 qui prévoit d’inscrire automatiquement tout citoyen qui obtient la nationalité française, mais cette loi n’entrera en vigueur qu’en 2019.

Si les responsables politiques souhaitaient vraiment remédier à l’abstention, ils pourraient rendre le vote obligatoire tout en comptabilisant les votes blancs dans les suffrages exprimés. Mais cela risquerait sans doute d’en dire un peu trop long sur leur manque de réelle légitimité…

1. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Paris. Quinze promenades sociologiques, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2013.

2. Quotidien, 23 avril 2017.

3. Laurent Mauduit, « Les parachutes en or de la Banque de France », Mediapart, 25 janvier 2018.

4. La section syndicale CFDT du Quai d’Orsay a déposé un recours contre ce décret devant le Conseil d’État. Le Canard enchaîné du 5 septembre 2018 conclut ironiquement : « Philippe Besson n’aurait alors pas le temps de défaire tous ses cartons. »

5. Au soir du premier tour de l’élection présidentielle, le 23 avril 2017, Emmanuel Macron est en tête avec 8 657 326 voix et 24,01 % des 36 054 394 suffrages exprimés. Ce pourcentage régresse à 22,9 % sur la base des 37 003 728 votants qui incluent 659 997 bulletins blancs, puis à 17,8 % sur l’ensemble des 47 582 183 inscrits. Pour mémoire, au premier tour de la présidentielle de 2012, François Hollande avait remporté 27 % des suffrages exprimés et Nicolas Sarkozy 31 % au premier tour de 2007.

6. Derrière le premier tour de 2002 avec 28,4 % d’abstentions.

4. Un candidat hors système ?

ITINÉRAIRE D’UN APPRENTI RASTIGNAC

« J’ai fait le chemin de la province à Paris, du monde de l’entreprise à la vie publique », s’enorgueillissait Emmanuel Macron le jour de sa déclaration de candidature, le 16 novembre 2016. « Cette grande transformation que nous sommes en train de vivre, assurait-il encore, en prenant bien soin de se présenter comme un candidat hors système, en rupture avec l’“ancien monde”, nous ne pouvons y répondre avec les mêmes hommes et les mêmes idées. »

Et pourtant, sous la poudre aux yeux d’un plan de communication bien huilé, ce sont bien les anciennes traditions qui perdurent.

Petit bourgeois provincial coulé dans le moule intellectuel des classes préparatoires et des grandes écoles, l’ambitieux a su montrer patte blanche pour se faire coopter par des réseaux influents.

L’ascenseur de l’ENA

Emmanuel Macron, né à Amiens en 1977, fils d’un neurologue et d’une médecin-conseil de la Sécurité sociale, a été scolarisé chez les Jésuites au lycée privé de la Providence où il a rencontré sa future épouse, Brigitte Trogneux, qui y était professeure de lettres. Il passe son bac au lycée Henri-IV à Paris. Ayant raté à deux reprises le concours d’entrée à l’École normale supérieure, il se rabat sur Sciences Po, l’Institut d’études politiques de Paris (IEP), fait un crochet par la philosophie avec un diplôme d’études approfondies (DEA) sur Machiavel à l’université Paris-X Nanterre, avant de passer le concours de l’École nationale d’administration (ENA), la fameuse grande école créée en 1945 pour former les élites de la République. Sorti cinquième de la promotion Senghor (2002-2004), il peut prétendre à l’Inspection générale des finances, un grand corps de l’État où se recrutent les assoiffés du pouvoir politique.

Cette filière a déjà mené Michel Rocard, Valéry Giscard d’Estaing ou Alain Juppé aux plus hautes fonctions. Laurent Mauduit a montré dans une enquête magistrale comment ce corps défend à Bercy, avec la direction du Trésor, les intérêts de la finance française et internationale1. Emmanuel Macron, inspecteur des finances et ancien banquier de chez Rothschild, est emblématique de cette caste qui va et vient du public au privé et du privé au public.

À l’ENA, ce qui compte, c’est moins la formation, les cours que l’on y suit, que le réseau que l’on s’y tisse. Autour d’Emmanuel Macron se forme une petite bande, celle des « académiciens », ainsi appelée parce qu’elle se retrouve le soir à l’« Académie de la bière » à Strasbourg2. Parmi eux : Sébastien Jallet (nommé préfet délégué pour l’égalité des chances dans le Val d’Oise par le président en 2018), Aurélien Lechevallier (appelé aux fonctions de conseiller diplomatique à l’Élysée par le président en 2017), Mathias Vicherat (directeur général adjoint de la SNCF en 2017), Aymeric Ducrocq (devenu directeur Investisseurs et Marchés chez EDF), Frédéric Mauget (directeur général du Crédit municipal en 2016), Gaspard Gantzer (qui deviendra le conseiller en communication de François Hollande), Sibyle Veil (nommée directrice de Radio France en 2018).

À sa sortie de l’ENA, Emmanuel Macron participe en 2005 au rapport sur la dette, commandé à Michel Pébereau, alors président de BNP Paribas, par le ministre de l’Économie et des Finances du gouvernement Raffarin, Thierry Breton. Il est ensuite chargé de mission auprès du chef de service de l’Inspection générale des finances, Jean-Pierre Jouyet, en 2007 et 2008.

Repéré par Jacques Attali, inspecteur des finances lui aussi, ancien sherpa de François Mitterrand et grand pourfendeur du modèle social français, Emmanuel Macron est propulsé rapporteur adjoint de la commission pour la « libération de la croissance ». « Il était la doublure d’Attali, et servait souvent de tampon entre les membres de la commission », se souvient l’expert corse en politique sociale Pierre Ferracci, membre lui aussi de cette commission et père de Marc Ferracci, un ami d’Emmanuel3.

Deux témoins de mariage : le condisciple et le bienfaiteur

Le 20 octobre 2007, Emmanuel Macron épouse Brigitte Trogneux à la mairie du Touquet. L’identité de ses deux témoins de mariage est emblématique de la constitution primaire de son réseau social, entre jeunes pairs de la méritocratie et parrains du vieux monde : Marc Ferracci et Henry Hermand.

Marc Ferracci, rencontré sur les bancs de Sciences Po, est un ami intime. Ils ont préparé l’ENA ensemble. Si Emmanuel dut s’y reprendre à deux fois pour obtenir le sésame, Marc fut chaque fois recalé à l’oral4. Devenu économiste, il a été l’un des instigateurs du programme du candidat sur les questions de travail et d’emploi. Son épouse, l’avocate d’affaires Sophie Gagnant-Ferracci, a officié comme cheffe de cabinet d’Emmanuel Macron durant la campagne présidentielle.

Henry Hermand (1924-2016), ancien résistant, homme d’affaires, proche en son temps de Pierre Mendès France puis de Michel Rocard, financeur historique de divers think tanks de la « gauche » sociale-libérale (dont La République des idées de Pierre Rosanvallon), fut le tout premier soutien du jeune Macron qu’il repéra dès 2002 dans l’Oise.

Le président se montre aujourd’hui relativement discret sur cette filiation, préférant mettre en avant son travail estudiantin de relecture de manuscrit pour le philosophe Paul Ricœur. Son véritable mentor en politique ne fut pas l’auteur de Temps et Récit, mais cet autre vieux monsieur au regard clair dont Challenges estimait la richesse à 220 millions d’euros en 2016. Ce patriarche fut aussi son mécène. Outre les dons de campagne, ce richissime « progressiste » ayant fait fortune dans la grande distribution, accorda à son poulain un prêt amical de 550 000 euros pour l’achat d’un appartement parisien. Il fut, résume Macron en lui rendant hommage, « un passeur entre ces mondes – de l’entreprise, des idées, de la presse et de la politique ».

Le rapport de la commission Attali est remis à Nicolas Sarkozy en janvier 2008, en pleine crise financière. Mais, de celle-ci, il n’est pas question ! Dans son dernier ouvrage, Laurent Mauduit cite l’introduction rédigée par Emmanuel Macron : « Le monde est emporté par la plus forte vague de croissance économique de l’histoire, créatrice à la fois de richesses inconnues et d’inégalités extrêmes, de progrès et de gaspillages, à un rythme inédit. L’humanité en sera globalement bénéficiaire. La France doit en créer sa part5. »

Parmi les dix-sept patrons qui siègent dans cette commission, Emmanuel Macron y côtoie Geoffroy Roux de Bézieux, devenu depuis président du Medef, mais surtout Serge Weinberg, président du conseil d’administration du groupe Accor, et Peter Brabeck-Letmathe, P-DG de Nestlé. Le premier lui ouvrira les portes de la banque Rothschild, le second lui confiera le deal de sa vie.

De Rothschild à Bercy, un homme de réseaux

Sur les conseils de Serge Weinberg, président alors du conseil d’administration du groupe Accor, ancien du groupe de François Pinault et grand ami de Laurent Fabius, Emmanuel Macron est embauché en septembre 2008 par François Henrot et David de Rothschild à la banque du même nom, avenue de Messine dans le VIIIe arrondissement de Paris.

C’est le second président de la République, après Georges Pompidou, à être passé de chez Rothschild à l’Élysée. Cette banque ouvre en effet volontiers ses portes à de hauts fonctionnaires pour profiter de leurs carnets d’adresses, comme ce fut le cas de François Pérol, devenu président du directoire de la BPCE6, de Sébastien Proto, un proche de Nicolas Sarkozy, ou encore de Grégoire Heuzé, ancien conseiller de Dominique de Villepin. Emmanuel Macron a démarré chez Rothschild comme « directeur », le 1er septembre 2008, quinze jours avant la faillite de Lehman Brothers, avec une période d’essai de six mois. À l’époque, l’intéressé se justifie ainsi : « N’ayant ni la vocation ni l’envie de m’engager dans l’industrie ou une structure particulière, je me suis orienté vers la finance. Celle-ci me paraissait plus libre et plus entrepreneuriale que d’autres secteurs7. »

Trois ans plus tard, le bras droit de David de Rothschild, François Henrot, l’ayant pris sous son aile, il est consacré en 2011 associé-gérant de la banque. Fort de ses liens avec Peter Brabeck-Letmathe, le jeune banquier conseille Nestlé dans sa négociation pour le rachat de la division « nutrition infantile » de l’américain Pfizer. Un deal de 9 milliards d’euros qui lui permet d’empocher 2,8 millions en trois ans, en sus d’un salaire annuel d’environ 400 000 euros8.

Tout en étant banquier, Emmanuel Macron devient un membre très actif de la campagne présidentielle de François Hollande, sur la recommandation de Jean-Pierre Jouyet : « Un homme, enfin, a joué un rôle essentiel dans la mise en forme du programme présidentiel : il s’agit d’Emmanuel Macron. […] Il a coordonné l’activité du groupe d’économistes de La Rotonde de septembre 2011 à janvier 2012, préparé l’agenda des séances de travail, recruté des jeunes, des inspecteurs des finances pour la plupart, qui ont travaillé avec le groupe, et finalement rassemblé tous ces travaux pour les remettre à François Hollande9. » Ce groupe de La Rotonde, séminaire informel d’économistes « sociaux-libéraux » destiné à nourrir le programme de François Hollande, se réunissait régulièrement dans la brasserie du même nom. Emmanuel Macron, qui avait déjà fait la connaissance de Philippe Aghion au sein de la commission Attali, s’y frotte alors avec les économistes Élie Cohen, Jean Pisani-Ferry et Gilbert Cette, directeur des analyses à la Banque de France. « En introduction, se souvient ce dernier, un ou deux membres du groupe préparaient une présentation sur un thème, lors de laquelle ils exposaient leurs idées de réforme. S’ensuivaient généralement l’intervention d’un contradicteur, puis un tour de table, et enfin un débat parfois animé10. »

Après l’élection de François Hollande en mai 2012, Emmanuel Macron est nommé secrétaire général adjoint à l’Élysée. Ce qui n’est pas sans rappeler Nicolas Sarkozy qui, lui aussi, a choisi un associé-gérant de chez Rothschild, François Pérol, pour le secrétariat général de l’Élysée. « Emmanuel est un précieux relais de la voix des entreprises », se réjouit alors la présidente du Medef Laurence Parisot11.

En décembre 2012, après les révélations de Mediapart concernant un éventuel compte offshore de Jérôme Cahuzac12, Emmanuel Macron déclare, alors qu’il occupe toujours son poste à l’Élysée : « Je crois ce qu’il dit, c’est mon ami13. »

En août 2014, Emmanuel Macron est nommé ministre de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique à Bercy, en remplacement d’Arnaud Montebourg, forcé à la démission par François Hollande. Le nouveau ministre n’est pas un homme politique au sens traditionnel, qui aurait été adoubé par des élections locales, régionales et nationales. Dans son parcours personnel, la stratégie d’accès aux plus hautes fonctions passe prioritairement par la technocratie et le réseautage feutré plutôt que par la démocratie et l’engagement dans le débat public. Il a estimé, de façon réaliste, que le soutien de mentors politiques et l’appui des milieux d’affaires étaient plus décisifs pour réunir les chances d’accéder à la mandature suprême que l’ancrage de terrain et la légitimation par des élections intermédiaires.

Interlocuteur incontournable entre le pouvoir et le patronat, Emmanuel Macron s’était intéressé de très près, dès 2012, à un projet, encore confidentiel, de vente de la branche « énergie » d’Alstom14. Devenu ministre de l’Économie, il autorise, en novembre 2014, le rachat de ce fleuron industriel par l’américain General Electric. Olivier Marleix, député LR et président de la commission d’enquête parlementaire sur la politique industrielle de l’État, accuse aujourd’hui Emmanuel Macron de n’avoir pas dit la vérité sur cette affaire. Dénonçant un « entre-soi » au sommet du pouvoir, il conclut que, « en autorisant la vente d’Alstom à GE, l’État a failli à préserver les intérêts nationaux15 ».

Les connivences oligarchiques ont en effet été au rendez-vous puisque Alstom a été conseillée dans cette transaction par Rothschild, qui est aussi la banque de Bouygues, actionnaire d’Alstom à 28 %, le deal étant autorisé à Bercy par un ancien associé-gérant de cette même banque. Près de la moitié du produit de la vente (12,7 milliards d’euros) en avril 2014 a été reversée très vite aux actionnaires, dont 1,6 milliard pour Bouygues. Quant aux banques d’affaires et aux cabinets d’avocats, ils se sont partagé pas moins de 250 millions d’euros16.

LE FINANCEMENT D’UNE AMBITION

Aux crochets des contribuables

« J’ai créé un mouvement sans aucune subvention publique. Chez moi, on ne vit pas du contribuable ! », claironnait Emmanuel Macron pendant sa campagne. Christian Eckert, qui fut son collègue en tant que ministre du Budget, fait aujourd’hui entendre un autre son de cloche : Macron, révèle-t-il, a fait de « son passage comme ministre de l’Économie la piste d’envol de sa candidature17 ».

Le couple Macron a occupé, de 2014 à 2016, un magnifique appartement de 300 mètres carrés au sixième étage du paquebot de Bercy avec des vues plongeantes sur la Seine. Parfait écrin pour réceptions mondaines. S’y pressaient, confie Christian Eckert, « les journalistes, les acteurs, les écrivains, les “people”, les chefs d’entreprise, les chanteurs, le Tout-Paris et bien au-delà, accourus le plus souvent par l’entrée discrète située quai de Bercy18 ». Tout cela bien entendu aux frais de la République : « En 2016, pendant les huit premiers mois, les crédits de l’année entière ont été consommés en frais de représentation. Brigitte et Emmanuel Macron postulaient à devenir le couple présidentiel19. »

Alors que le ministre du Budget devait se contenter d’un cabinet de douze membres, celui d’Emmanuel Macron disposait de vingt-cinq jeunes cadres brillants, sans compter tous ceux qui, de manière officieuse, venaient prêter main-forte pour former ce qui allait devenir l’équipe ou plutôt le « commando » de campagne. Des efforts qui ont payé. Alexis Kohler est aujourd’hui secrétaire général de l’Élysée, Ismaël Emelien, conseiller spécial de l’Élysée, Stéphane Séjourné, conseiller politique, Emmanuel Miquel, conseiller entreprise, Cédric O, conseiller aux participations publiques, et Ludovic Chaker, surnommé le « Ninja », recruté comme « chargé de mission auprès du chef d’état-major particulier » du président (autrement dit, conseiller occulte initialement aux côtés d’Alexandre Benalla).

Certains des membres de la haute administration ont aussi apporté un soutien précieux à Emmanuel Macron. Ainsi, Les Gracques, un club de hauts fonctionnaires sociaux-libéraux, ont appuyé sa candidature. Éric Lombard en est un des membres importants et, en décembre 2017, cet ancien P-DG de Generali a été nommé directeur général de la Caisse des dépôts et consignations.

Le 6 janvier 2016, Emmanuel Macron, encore ministre de l’Économie, est ovationné par plusieurs centaines de start-uppers enthousiastes réunis au Consumer Electronics Show de Las Vegas, grand rendez-vous des nouvelles technologies. Cette opération a été montée sans appel d’offres par Muriel Pénicaud alors directrice générale de Business France, organisme public chargé de la promotion de l’image économique de la France à l’étranger. La mise en concurrence est pourtant obligatoire dans la fonction publique pour tout montant supérieur à 207 000 euros. Or la facture, pour cette petite sauterie, atteignait les 381 759 euros. Une enquête préliminaire a été ouverte le 13 mars 2017, en pleine campagne électorale, par le parquet de Paris, pour « favoritisme, complicité et recel de favoritisme ». Cela n’a pas empêché Muriel Pénicaud d’être par la suite promue ministre du Travail. Elle a été convoquée chez le juge le 22 mai 2018 dont elle est sortie avec le statut de témoin assisté.

La ministre a assuré lors de son audition ne « connaître personne chez Havas ». Pourtant, au cours des perquisitions effectuées par les policiers, des mails ont révélé de nombreux échanges entre Muriel Pénicaud et Stéphane Fouks, vice-président du groupe Havas, qui a été l’organisateur de cette soirée à Las Vegas, sans que celui-ci ait même réclamé un bon de commande. « J’ai un rendez-vous secret avec Fouks, cela ne doit pas figurer à mon agenda et cela ne doit pas se savoir. » Ce mail de Muriel Pénicaud envoyé à son assistante le 4 juin 2015 a fait penser aux juges qu’il pouvait s’agir de marchés truqués. En août 2015, Muriel Pénicaud mobilise ses relations avec le groupe Havas, dont Vincent Bolloré est le grand patron, pour y placer son neveu comme « assistant marketing »20.

Le groupe Havas avait déjà obtenu les faveurs de Bercy en avril 2015, alors qu’Emmanuel Macron était donc ministre de l’Économie, pour l’attribution d’un marché (Creative France) destiné à mettre en valeur l’attractivité de la France et de sa technologie à destination de l’étranger, avec l’achat de spots publicitaires à diffuser entre le 15 juin 2015 et la fin de l’année 2017. Les deux autres sociétés concurrentes, Publicis et McCann, avaient été vite écartées et Havas avait remporté le marché de 13 millions d’euros.

Emmanuel Macron n’est toujours pas officiellement candidat quand il est invité le 2 juin 2016 à l’hôtel de ville de Lyon par Gérard Collomb, soutien de la première heure, sénateur et maire socialiste de Lyon. Or cette rencontre devant un millier d’entrepreneurs et d’élus locaux a été financée avec des fonds publics. Le parquet de Lyon a ouvert une enquête préliminaire, le 22 juin 2018, pour faits présumés de détournement de fonds publics, financement irrégulier de campagne électorale, abus de biens sociaux et recel.

Jean-Marie Girier, un personnage de l’ombre que l’on a pu décrire comme étant l’une des « personnes les plus puissantes » de la Macronie21, est également mis en cause. Il a en effet continué à être rémunéré comme directeur de cabinet du maire de Lyon, jusqu’en décembre 2016, alors qu’il n’exerçait plus semble-t-il aucune fonction effective, étant investi à temps plein dans la campagne d’Emmanuel Macron.

La plainte qui a déclenché cette enquête préliminaire évoque également la mise à disposition gratuite de locaux à Paris, appartenant à la Métropole de Lyon, notamment lors d’une rencontre entre Alain Juppé et Emmanuel Macron, le 1er mai 2017, dans l’entre-deux tours de l’élection présidentielle.

Emmanuel Macron a finalement annoncé sa candidature le 16 novembre 2016, deux mois et demi après sa démission du ministère de l’Économie. Il avançait bel et bien masqué depuis plusieurs mois, au nez et à la barbe de François Hollande. En mai 2016, le mouvement En Marche !, créé en mars de la même année, avait commandé un sondage pour 24 960 euros à l’institut Ipsos avec le thème suivant : « Macron et les progressistes : potentiel et possibilités. » Au total, selon le quotidien Le Monde, Emmanuel Macron fait facturer une vingtaine d’enquêtes d’opinion l’année précédant son élection, pour la somme totale de 325 643 euros22. Mais d’où vient l’argent ?

Les gros poissons font les grandes rivières

La recherche de fonds auprès de généreux donateurs particuliers s’est effectuée, dès le printemps 2016, dans la sociabilité mondaine avec l’organisation de dîners et de cocktails par des « poissons pilotes » qui, à la faveur d’une visite d’Emmanuel Macron, demandaient à des chefs d’entreprise, des avocats ou des banquiers de participer financièrement au lancement du mouvement de celui qui était encore ministre de l’Économie.

Plus de 10 millions d’euros ont ainsi été collectés auprès de particuliers, ceci selon deux modalités encadrées par la loi : 7 500 euros maximum par personne pour le parti En Marche ! et 4 600 euros par personne pour l’Association de financement de la campagne. Ces dons font l’objet d’une réduction d’impôt de 66 %. De façon générale, comme le souligne l’économiste Julia Cagé, ce dispositif d’incitation fiscale exclut de fait les 56 % de foyers qui sont non imposables. Autrement dit, si vous êtes relativement aisé – du moins assez pour être assujetti à l’impôt sur le revenu –, l’État vous fait cadeau des deux tiers de votre don au parti politique de votre choix, mais sinon, c’est à vous de tout payer de votre poche. De fait, les 10 % les plus riches comptent pour 53 % des dons et cotisations aux partis politiques23. Et, sans grande surprise, les politiciens les plus à droite sont les plus gâtés. Les inégalités politiques renforcent ainsi les inégalités économiques et le pouvoir des grandes fortunes, qui construisent circulairement leur légitimation.

Les grandes rivières n’étant pas faites que de petits ruisseaux, les chèques de gros donateurs signés entre autres à l’occasion de dîners de fundraising ciblés, représentaient à eux seuls 45 % des fonds collectés par En Marche ! en mars 2017.

Henry Hermand, déjà mentionné, a fait profiter le candidat de ses réseaux notamment en tant que membre du Cercle de l’Union Interalliée, un des cercles les plus chics situé à côté de l’Élysée comptant plus de trois mille membres. « J’incite toutes mes relations d’affaires à immédiatement aider Emmanuel Macron », confiait-il en septembre 201624.

Gilles Jacquin de Margerie a, quant à lui, organisé en juillet 2016 un dîner à Paris destiné à une levée de fonds25. Membre d’une grande famille qui a compté en son sein le P-DG de Total et qui voit figurer à son tableau de chasse quinze mentions dans le Bottin mondain de 2009 et sept dans le Who’s Who de 2018, il est né à Neuilly d’un père ambassadeur de France et d’une mère au patronyme prestigieux d’« Hottinguer ». Comme Emmanuel Macron, il a fait l’ENA, puis a intégré le corps de l’Inspection des finances avant d’occuper les plus hautes fonctions dans les banques Rothschild et Lazard et de goûter à la politique comme conseiller de Michel Rocard. En 2016, il est directeur général adjoint d’Humanis, un groupement de sociétés d’assurances, de mutuelles et de gestion d’actifs. Le contre-don ne s’est pas fait attendre : deux semaines après la victoire d’Emmanuel Macron, il a été nommé directeur de cabinet de la ministre de la Santé, Agnès Buzyn. Il a alors pu travailler sur une nouvelle loi de financement de la Sécurité sociale qui a diminué les prises en charge, par la baisse du forfait hospitalier – ce qui n’est pas mauvais pour les mutuelles… Il est actuellement le commissaire général de l’institution France Stratégie chargée de déterminer les choix des politiques économiques de la France.

On peut également citer l’aide précieuse de Christian Dargnat, ancien président de BNP Paribas Asset Management, directeur de l’association de financement d’En Marche ! Ou encore Albin Serviant, P-DG de la plate-forme de colocation apartager.com qui a réuni à Londres les patrons de la French Tech.

Emmanuel Macron a toujours refusé de publier la liste de ses donateurs. Il est vrai que cette transparence aurait mis à mal le storytelling de sa candidature antisystème. « Libre à eux de se dévoiler, mais nous, le secret fiscal nous l’interdit », a ainsi tranché Sylvain Fort, porte-parole du candidat Macron26.

Les occasions d’exercer ses aptitudes à la mondanité, pour qui en est pourvu, sont nombreuses. La vie mondaine est ainsi faite de variations à l’infini sur la même trame, celle des rituels dînatoires obligés et des réseaux d’interconnexion de ceux qui appartiennent à l’oligarchie. Cette structuration conviviale de la grande bourgeoisie s’étend à la sphère politique. À la faveur d’un buffet, les frais de bouche se transmuent en levée de fonds pour un candidat ami, un allié en puissance.

Le profil du donateur

Le Journal du dimanche du 1er décembre 2018 a eu accès à la liste de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) des 74 702 dons récoltés entre mars 2016, date de la création officielle d’En Marche !, et l’élection du 7 mai 2017. Ces dons ont abouti, en quatorze mois, à une collecte de 13 008 446 euros27.

Les milliers de petits dons de moins de 50 euros, récoltés notamment par des paiements en ligne, ne représentent que 1,7 million d’euros.

Les expatriés ont donné 1,8 million à leur champion dont 800 000 proviennent de Grande-Bretagne et de la City financière de Londres contre seulement 95 000 euros de Suisse. La région parisienne est en tête du palmarès de la générosité macronienne avec 7,4 millions d’euros.

D’une façon générale, les ouvriers et les employés qui représentent 52 % de la population active n’ont guère contribué à la victoire du jeune banquier par leurs dons.

« Une adhésion gratuite au mouvement ne règle pas le problème de fond », explique au JDD le politologue Bruno Cautrès, chercheur au CEVIPOF et coauteur d’une enquête sur les adhérents de La République en marche publiée en octobre 2018 par la Fondation Terra Nova. Celle-ci montre que les adhérents de La République en marche sont constitués de 80 % de diplômés, 60 % de cadres et seulement 8 % d’ouvriers et d’employés alors que ceux-ci sont majoritaires dans la population active.

Une enquête préliminaire a été ouverte par le parquet de Paris à la suite d’un signalement de la CNCCFP qui n’a pas réussi à identifier l’origine de 144 153 euros. La République en marche a réagi rapidement en envoyant, dès le 22 novembre, un mail aux adhérents pour expliquer que plus de la moitié de la somme a déjà été remboursée aux donateurs qui ont pu être retrouvés.

Code promo : « Manu »

Selon l’article L52-8 du code électoral « les personnes morales, à l’exception des partis ou groupements politiques, ne peuvent participer au financement de la campagne électorale d’un candidat ». Pourtant, le patron du groupe GL Events, spécialisé dans l’événementiel, Olivier Ginon, un proche de Gérard Collomb et d’Emmanuel Macron, a gratifié ce dernier d’une remise de 100 % (sur 14 129 euros) pour un meeting à la Mutualité, le 12 juillet 2016, alors qu’il n’était pas encore officiellement candidat28. Le 10 décembre 2016, ce fut une ristourne de 9 000 euros pour un meeting à la porte de Versailles. Emmanuel Macron en a été reconnaissant. Le 5 novembre 2017, un marché était conclu par la présidence de la République avec GL Events pour « la fourniture de chaises de style Napoléon III et de petit mobilier courant de réception » pour un montant de 20 030 euros hors taxes29. Cette somme n’est pas gigantesque mais c’est une reconnaissance symbolique qui valorise l’image de ce groupe au chiffre d’affaires de près d’un milliard d’euros qui s’est vu attribuer de surcroît le statut de fournisseur officiel de l’Élysée.

D’autres sociétés sont citées par la presse, comme L’Usine, en Seine-Saint-Denis, qui a offert une ristourne de 40 % en mars 2017 pour la location de ce « lieu événementiel atypique ». De son côté, la société Jaulin a fait une remise de 50 % pour la location de barrières lors du meeting de l’entre-deux tours au Paris Event Center. Ajoutons SelfContact, le spécialiste des appels téléphoniques ciblés, avec une remise de 76 800 euros30. D’autres abattements importants ont été révélés par la cellule investigation de France Info. Le meeting du 8 mars 2017, au théâtre Antoine à Paris, a fait l’objet d’un rabais non négligeable : 3 000 euros au lieu de 13 000 euros TTC. Le propriétaire, Jean-Marc Dumontet, un ami d’Emmanuel et de Brigitte Macron, leur a fait un prix d’ami pour une autre salle de théâtre, Bobino, avec le même type de ristourne. À La Bellevilloise, Emmanuel Macron a payé quatre fois moins cher que Benoît Hamon la location de cette salle dans le XXe arrondissement de Paris. La Commission de campagne ayant validé les comptes, il n’est plus possible de revenir en arrière alors que ce genre de pratiques commerciales inhabituelles pourrait dissimuler pour les entreprises une voie détournée de faire des dons au candidat qui défendra le mieux leurs intérêts.

C’est pourquoi l’association Anticor a déposé, en juin 2018, une plainte pour savoir dans quelles conditions cette commission avait pu valider les comptes de campagne d’Emmanuel Macron mais aussi ceux de Jean-Luc Mélenchon et de Marine Le Pen. Un des deux rapporteurs, chargé de vérifier les comptes de Jean-Luc Mélenchon, Jean-Guy de Chalvron, a démissionné le 22 novembre 2017, dénonçant de « graves dysfonctionnements », notamment en raison d’un système opaque et de moyens insuffisants.

Les bons comptes font les bons amis

À trois semaines du premier tour, en avril 2017, Emmanuel Macron obtient deux prêts pour un montant total de 10,7 millions d’euros de la BRED Banque populaire et du Crédit Mutuel. Il fut le plus dépensier des onze candidats. Sa campagne a coûté plus de 16 millions d’euros, l’État ne lui en ayant remboursé que 10.

Il faut dire qu’il n’a pas lésiné sur les détails. Les frais de maquillage du jeune candidat se sont élevés à 29 042 euros pour trente-cinq séances31. Arnaud Jolens, le directeur commercial de la société parisienne Eurydice qui a réalisé ces prestations, a par la suite été gratifié du poste de directeur du pôle Images et Événements à l’Élysée. En Marche ! a tout de même dû renoncer à se faire rembourser les dépenses de coaching vocal liées à deux séances avec le chanteur lyrique Jean-Philippe Lafont pour un coût de 14 000 euros. Ses conseils sont à savourer – d’autant que nous vous les livrons ici pour une somme bien plus modique : « Respirer par le nez, faire couler de l’eau froide le long de la colonne vertébrale pendant la douche, et éviter les aliments acides ou encore faire des vocalises32. »

Les comptes de campagne ont toutefois été validés par le Conseil constitutionnel et par la CNCCFP, et ce malgré les anomalies qui auraient pu faire penser à du financement déguisé. La Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques, située 36, rue du Louvre dans le Ier arrondissement de Paris, comprend neuf membres, nommés pour cinq ans (renouvelables) par décret du Premier ministre sur proposition du vice-président du Conseil d’État, du premier président de la Cour de cassation et du premier président de la Cour des comptes. Depuis 2015, le président en est François Logerot, ancien élève de l’ENA, tout comme le vice-président François Delafosse. Les neuf membres, tous à la retraite, appartiennent à trois grands corps de l’État. Question basique : pour assurer un minimum d’indépendance, une telle commission ne devrait-elle pas comporter en son sein des membres extérieurs à la plus pure noblesse d’État ?

THINK TANKS ET CERCLES DE POUVOIR :
DES SOUTIENS AU CŒUR DU SYSTÈME

Le site Internet du mouvement En Marche !, ouvert au printemps 2016, se domicilie d’abord au 33, rue Danton, 94270 Le Kremlin-Bicêtre, soit l’adresse de Véronique Bolhuis, compagne de Laurent Bigorgne, le directeur de l’Institut Montaigne33. L’Institut Montaigne a été fondé par Claude Bébéar lorsqu’il était le patron du groupe d’assurances Axa. Cet institut compte, parmi ses financeurs, quatre-vingts grandes entreprises dont LVMH, Total, Vinci, SFR ou Carrefour, mais aussi des institutions bancaires, Lazard Frères, le Crédit Agricole ou la Caisse des dépôts. Une centaine de donateurs fortunés soutiennent également à titre individuel ce « laboratoire » d’idées creuses, dévoué à la défense de l’ordre économique dominant. L’Institut Montaigne est présidé depuis 2015 par un autre ancien patron d’Axa, Henri de La Croix de Castries, un proche de François Fillon.

En tant que président du comité directeur du groupe Bilderberg, Henri de La Croix de Castries a invité Emmanuel Macron à participer en 2014 à la conférence annuelle de ce think tank international très sélect créé en 1954 par David Rockefeller. Cette année-là, le grand raout, qui rassemble les plus grands de ce monde dans un cénacle sous haute protection, se tenait du 29 mai au 1er juin à Copenhague, au Danemark. Les échanges entre les heureux élus sont tenus secrets, conformément à la règle dite de « Chatham House » qui interdit de dévoiler les noms et les propos des autres participants.

Dans la salle, ce week-end-là, rapporte le JDD, « la liste des VIP est impressionnante : les présidents de la Deutsche Bank, de Goldman Sachs, de Lazard, de Johnson Capital ou de CaixaBank, des patrons de multinationales comme BP, Shell et Fiat, un ancien patron de la NSA américaine, un ex-directeur de la CIA, le chef du MI6 britannique, des responsables de Microsoft, des ministres en exercice de plusieurs pays, le chancelier de l’Échiquier britannique (ministre des Finances), la reine consort d’Espagne34 ». Édouard Philippe avait lui aussi été invité à la réunion de Bilderberg en 2015 et en 2016. En juin 2018, ce fut le tour du ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer.

Après l’échec cuisant de François Fillon au premier tour de l’élection présidentielle, Henri de La Croix de Castries s’est rallié à Emmanuel Macron, pour lequel il ne tarit pas d’éloges. Le soutien de ce businessman aristocrate vient démentir un peu plus la fable macronienne d’une rupture avec l’« ancien monde ». Lointain descendant du marquis de Sade, son arbre généalogique s’enracine dans la noblesse ancienne, comme il l’indique dans sa notice du Who’s Who de 2018, en citant d’illustres ancêtres : Charles Eugène de La Croix, marquis de Castries (1727-1800), maréchal de France ; Armand, duc de Castries (1750-1842), pair de France. Son père, François de La Croix de Castries, était directeur de banque et sa mère, Gisèle de Chevigné, est également issue de la noblesse. Il s’est marié lui-même à une autre noble, Anne Millin de Grandmaison, dont il a eu trois enfants. Il est de la même promotion de l’ENA que François Hollande et Ségolène Royal, la fameuse promotion Voltaire. Le Bottin mondain signale encore son appartenance au Jockey Club et à l’Académie des psychologues du goût.

Aux think tanks et aux clubs s’ajoutent, dans la fabrique de l’influence, les cabinets de lobbying qui pullulent autour des assemblées parlementaires. À Bruxelles par exemple, le lobby de la finance emploie quelque 1 700 salariés dans divers clubs et associations, soit quatre fois plus que de fonctionnaires européens chargés de la régulation financière. L’AmCham, qui regroupe cent quarante-cinq des plus grosses entreprises américaines implantées en Europe parmi lesquelles les géants Boeing, Monsanto, McDonald’s ou General Motors, est l’un des plus puissants lobbies d’entreprises nord-américaines en Europe. Pour la petite histoire, ses archives indiquent que le 8 octobre 2013 de 13 heures à 15 heures, « Emmanuel Macron, secrétaire général de la présidence de la République française, a rencontré les leaders d’AmCham France pour discuter des perspectives économiques françaises et de l’agenda de réformes du gouvernement français. Nous avons accueilli à peu près vingt invités au Cercle de l’Union Interalliée pour cette discussion à huis clos35 ».

L’Interallié, créé en 1917, se présente, selon les mots de son président, Denis de Kergorlay, comme un « lieu destiné à favoriser la détente, l’entente et la coopération entre les élites françaises et internationales ». La sociabilité mondaine qui se déploie dans cet hôtel particulier avec salons, restaurants et divers équipements sportifs, permet une forme euphémisée et déniée de la mobilisation de la classe dominante par-delà les frontières nationales.

Le Siècle, lieu de connivence entre journalistes et politiques

Le Siècle, club d’influence fondé en 1944 par le journaliste radical-socialiste et franc-maçon Georges Bérard-Quélin, organise chaque dernier mercredi du mois un dîner dans les locaux du Cercle de l’Union Interalliée, rue du Faubourg-Saint-Honoré dans le VIIIe arrondissement de Paris. Les élites s’y côtoient par-delà les clivages droite-gauche. Éditorialistes ou « nouveaux chiens de garde », comme les a baptisés Serge Halimi, se mêlent aux affairistes de haut vol et aux hommes politiques de premier plan, dont Emmanuel Macron et Hubert Védrine.

Détail qui a son importance : on ne s’assoit pas où l’on veut. Le plan de table est imposé par les organisateurs qui veillent à ce que la composition de la tablée soit toujours différente. Chaque convive doit ainsi échanger avec d’autres membres de l’oligarchie au-delà des affinités personnelles. Ces repas, occasions de socialisation et de reconnaissance mutuelle, permettent de transcender les frontières inhérentes à l’autonomie des différents univers d’où proviennent ces détenteurs du pouvoir.

Les dîners du Siècle, c’est aussi l’apprentissage d’une certaine conscience de classe au-delà des connaissances anciennes, des insertions professionnelles diverses, des réseaux auxquels on appartient déjà. L’entre-soi convivial dans des lieux prestigieux qui symbolisent la richesse et le pouvoir crée un sentiment d’excellence et de pouvoir, un sentiment de supériorité à l’égard du reste de la société, bien à même d’ancrer l’idée d’une appartenance aux élites et aux sommets. Il s’agit d’intégrer l’idée d’une identité commune, celle de la classe dominante, qui rassemble par-delà les différences.

« On va enfin sortir de l’entre-soi ! »

Le 30 mai 2016, Monique est invitée sur La Chaîne parlementaire (LCP) pour l’émission quotidienne Ça vous regarde animée par le journaliste Arnaud Ardoin, avec notamment comme invités Benjamin Griveaux et François Patriat, deux piliers de la Macronie naissante.

Benjamin Griveaux, diplômé de l’Institut d’études politiques (IEP) et de l’École des hautes études commerciales (HEC), a été collaborateur de Dominique Strauss-Kahn, conseiller de Marisol Touraine, avant de devenir, après un détour par l’immobilier commercial chez Unibail-Rodamco, porte-parole d’En Marche ! Né en 1977 d’un père notaire et d’une mère avocate, il a épousé une avocate. Durant toute l’émission, il martèle qu’avec Emmanuel Macron « on va enfin sortir de l’entre-soi ! ». Il en veut pour preuve le lancement d’une grande opération de porte-à-porte qui a recueilli 100 000 témoignages. « C’est jeune, c’est neuf, c’est dynamique ! », conclut-il avec un sourire narquois.

François Patriat, opportunément passé du Parti socialiste à En Marche !, cumule les mandats de sénateur de la Côte-d’Or et de président du conseil régional de Bourgogne. Il en appelle lui aussi à sortir de l’« entre-soi » afin de « réformer le pays, car sinon ce sera le déclin ». Il ne fait que répéter ce qu’Emmanuel Macron ânonne à l’époque dans tous ses discours : « Je veux rassembler les progressistes de tous les camps pour pouvoir faire des propositions ambitieuses lors de la prochaine campagne présidentielle36. »

Fort de sa nouvelle foi en l’avenir, François Patriat renvoie la sociologue dans les ornières du passé, du conservatisme et de la ringardise : « Pour vous Madame, réussir est un péché ! Pourquoi autant de haine contre ceux qui veulent réussir ? De plus je trouve honteux que vous présentiez Emmanuel Macron sous la seule particularité d’être ancien banquier de chez Rothschild ! » Et de conclure avec cette formule : « Emmanuel Macron va loin car il voit loin ! »

Une émission de plus, sans réel débat d’idées, mêlant invectives et slogans, menée sur le registre de la psychologisation du social pour mieux masquer les rapports antagoniques de classes et l’illégitimité de ceux qui se prétendent hors du système alors qu’ils s’en nourrissent depuis des décennies.

1. Laurent Mauduit, La Caste. Enquête sur cette haute fonction publique qui a pris le pouvoir, La Découverte, Paris, 2018.

2.  Mariana Grépinet, « ENA : la promotion Senghor s’empare du pouvoir », Paris Match, 30 mars 2018.

3. Marc Endeweld, « Emmanuel Macron : enquête sur le chouchou des élites », Marianne, 10 octobre 2014.

4. Sarah Belouezzane et Cédric Pietralunga, « Marc et Sophie Ferracci, le couple stratégique de la campagne d’Emmanuel Macron », Le Monde, 26 avril 2017.

5. Laurent Mauduit, La Caste, op. cit., p. 104.

6. Le groupe BPCE est l’organe central commun à la Banque populaire et à la Caisse d’épargne.

7. Marc Endeweld, « Emmanuel Macron : enquête sur le chouchou des élites », art. cit.

8. Mathieu van Berchem, « Macron, le “banquier de Nestlé”, à l’Élysée ? », Swissinfo, 4 mai 2017 ; Bruna Basini, « Les finances de Macron : ce qu’il a, ce qu’il dépense », Le Journal du dimanche, 12 février 2017.

9. « La troupe hétéroclite des économistes “hollandais” », Le Monde, 25 janvier 2012.

10. Victor Le Grand et Thomas Pitrel, « L’autre histoire de La Rotonde », Society, 12 mai 2017.

11. Corinne Lhaïk, « Élysée : Emmanuel Macron, l’ex-banquier qui murmure à l’oreille de François Hollande », L’Express, 15 mai 2013.

12. Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot et Étienne Lécroart, Les Riches au tribunal. L’affaire Cahuzac et l’évasion fiscale, Seuil/Delcourt, Paris, 2018.

13. Corinne Lhaïk, « Élysée : Emmanuel Macron, l’ex-banquier qui murmure à l’oreille de François Hollande », art. cit.

14. Voir Martine Orange, « Les non-dits d’Emmanuel Macron dans l’affaire Alstom », Mediapart, 20 avril 2018.

15. Une commission parlementaire, composée de trente députés et présidée par Olivier Marleix, député LR, a été mise en place en octobre 2017 pour éclaircir les conditions de la cession, en avril 2014, de la branche « énergie » d’Alstom à General Electric. Le rapport de cette commission est en ligne (www.assemblee-nationale.fr/) et Le Canard enchaîné en a fait un compte rendu dans son numéro du mercredi 25 avril 2018.

16. Le Canard enchaîné, 25 avril 2018 et Antoine Izambard, « Banques d’affaires, anticorruption… Après l’affaire Alstom, les propositions chocs des députés », Challenges, 18 avril 2018.

17. Christian Eckert, Un ministre ne devrait pas dire ça, op. cit., p. 114.

18. Ibid., p. 114.

19. Ibid., p. 116.

20. Le Canard enchaîné, 5 décembre 2018.

21. Myriam Encaoua, « Jean-Marie Girier, l’inconnu de la Macronie », Le Parisien, 30 juillet 2018.

22. Cédric Pietralunga, Émeline Cazi et Laura Motet, « Quand le candidat Macron avançait masqué pour la présidentielle 2017 », Le Monde, 3 mai 2018.

23. Julia Cagé, Le Prix de la démocratie, Fayard, Paris, 2018.

24. Interviewé dans Le Figaro, 18 septembre 2016.

25. Nicolas Framont, « Retour sur investissement. Ce qu’ont déjà gagné les soutiens et les donateurs du candidat Macron », Frustration, no 13, février 2018.

26. Bruna Basini, « Voici comment Macron finance sa campagne », Le Journal du dimanche, 12 février 2017.

27. Géraldine Woessner, « Ce que révèle la liste des donateurs de Macron », Le Journal du dimanche, 1er décembre 2018.

28. Antton Rouget, « Campagne de Macron : les cadeaux du “roi de l’événementiel” », Mediapart, 27 avril 2018.

29. Selon Le Canard enchaîné du 9 mai 2018.

30. Yann Bouchez, Cédric Pietralunga, Simon Piel, Émeline Cazi et Laura Motet, « Dîners lucratifs, dons, rabais : les combines de la campagne Macron », Le Monde, 3 mai 2018.

31. Simon Piel, « Campagne de Macron : 29 042 euros pour 35 séances de maquillage », Le Monde, 3 mai 2018.

32. Yann Bouchez, Cédric Pietralunga, Simon Piel, Émeline Cazi et Laura Motet, « Dîners lucratifs, dons, rabais : les combines de la campagne Macron », art. cit.

33. Lorsque Mediapart dévoile l’information, en avril 2016, le changement d’adresse pour Le Kremlin-Bicêtre est immédiat. Voir Laurent Mauduit, « Le patronat héberge discrètement Emmanuel Macron », Mediapart, 7 avril 2016.

34. Laurent Valdiguié, « Ce que Macron a dit au groupe Bilderberg en 2014 », Le Journal du dimanche, 2 décembre 2017.

35. Nicolas Framont, Les Candidats du système. Plongée dans les conflits d’intérêts en politique, Le Bord de l’eau, Lormont, 2017, p. 120-121.

36. « Emmanuel Macron : “En Marche ! présentera à la fin de l’été un diagnostic du pays” », Les Échos, 25 mai 2016.

5. Le Touquet : bienvenue à Macron-Plage

La villa Monéjan, 16, avenue Saint-Jean au Touquet-Paris-Plage, telle est l’adresse qu’Emmanuel Macron indique dans sa notice du Who’s Who de 2018 comme étant sa résidence principale. Son épouse a reçu cette maison en héritage de ses parents, les chocolatiers Trogneux d’Amiens. La jeune Brigitte Trogneux y passait ses vacances. C’est au Touquet qu’elle rencontra son premier mari, le banquier André-Louis Auzière, épousé en 1974. Leurs trois enfants et leurs sept petits-enfants font aujourd’hui partie intégrante des joies familiales de cette grande maison, une demeure cossue comme il en existe des centaines dans cette commune huppée.

Après son divorce, Brigitte a choisi une seconde fois, en 2007, la mairie du Touquet pour son mariage avec Emmanuel, alors âgé de trente ans. Après la cérémonie dans le magnifique hôtel de ville, construit dans les années 1930 et classé monument historique, la fête s’est déroulée à l’hôtel Westminster, palace du groupe Lucien Barrière situé à quelque 300 mètres de la villa Monéjan. La dédicace d’une photo d’Emmanuel Macron, dans le hall à gauche de l’entrée, atteste de sa reconnaissance : « Pour toute l’équipe formidable de l’hôtel Westminster, en souvenir des moments uniques et intenses pour toute notre famille, en amitié, Emmanuel Macron. »

Le président de la République fait songer à un drôle de coucou. Tandis que cet oiseau abandonne ses œufs dans le nid des autres, lui se niche au contraire dans une famille constituée et objectivée dans une grande villa à plusieurs étages, avec balcons, terrasses, véranda et grandes baies vitrées – ceci une fois le géniteur désamouré parti en toute discrétion à Paris au Crédit du Nord.

Thiphaine Auzière, la benjamine des trois enfants de Brigitte Trogneux et d’André-Louis Auzière, s’est présentée comme suppléante aux élections législatives de 2017 sous la bannière du parti de son beau-père, La République en marche. Cette jeune avocate, mère de deux enfants, résidant à Saint-Josse, une bourgade chic proche du Touquet, a été battue par le député-maire Les Républicains du Touquet, Daniel Fasquelle. Celui-ci a fustigé les pratiques népotiques de la candidate, jouant de sa proximité avec la présidence pour obtenir des rendez-vous avec le préfet du Pas-de-Calais ou le président du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer. « En présentant sa belle-fille contre moi, Emmanuel Macron a politisé sa présence au Touquet1. »

Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, la villa est gardée vingt-quatre heures sur vingt-quatre par des gendarmes et Le Touquet-Paris-Plage attire de nouveaux visiteurs. Le nombre de touristes augmente durant les week-ends et bien entendu l’été, avec une curiosité toute particulière pour la villa Monéjan, située dans le quartier que les Touquettois appellent le Triangle d’or. Une boutique de souvenirs propose même des produits dérivés à l’image du président. Lors de notre séjour, nous avons ainsi acheté une boule à neige à l’effigie d’Emmanuel Macron ornée de sa formule favorite « Et en même temps… ». Notez qu’à la moindre secousse, le président disparaît sous l’avalanche et, prisonnier dans sa bulle, son message devient illisible.

Le tenancier de la boutique, au 77, rue Saint-Jean, se dit fier d’avoir « été le premier à avoir eu cette idée » de ces produits dérivés autour d’Emmanuel Macron, pour lesquels il a « obtenu l’autorisation ». Il propose également des portraits du président aimantés à poser sur les réfrigérateurs ou des dessous de verre en liège « pour pouvoir prendre l’apéritif avec lui ! ». Depuis juin 2018, une boutique d’accessoires et de prêt-à-porter féminin, juste en face de la poste, propose des sacs de plage en osier ornés de l’inscription « Brigitte au Touquet ». Au fond de la boutique, une fresque aux couleurs vives met en valeur ce prénom redevenu célèbre.

Récit (presque) imaginaire d’un week-end présidentiel

Le vendredi soir, l’avion présidentiel atterrit sur l’aéroport international du Touquet-Paris-Plage construit le long de la rivière Canche. Soit le préfet du Pas-de-Calais vient l’accueillir, soit il est attendu par un chauffeur, des gardes du corps et des gendarmes mobiles. Le cortège emprunte la grande avenue du Général-de-Gaulle puis la place de l’Hermitage et l’avenue du Verger qui débouche directement sur l’avenue Saint-Jean dans le bas de laquelle se trouve la maison familiale des Trogneux. Quelques badauds, le portable dégainé pour être prêts à faire des selfies avec Emmanuel et Brigitte, attendent l’arrivée du couple présidentiel. Selon l’humeur, il y aura ou pas des photos, les gendarmes se chargeant, au besoin, d’écarter les importuns. Les CRS qui étaient responsables du gardiennage de la villa, ayant contesté leurs conditions de travail, ont été remplacés par des gendarmes mobiles.

Le lendemain, une partie de tennis au centre Pierre de Coubertin offrira une détente bien nécessaire mais qui devra se dérouler sous haute protection, la sécurité exigeant que personne ne puisse approcher le président. Une employée de ce centre tennistique, situé à 400 mètres de la villa Monéjan, que nous avons rencontrée dans la navette qui relie la gare de la ville très populaire d’Étaples au Touquet, regrette le surtravail qu’exige la présence du président de la République sur les courts de tennis car « tout doit être nickel ! ». La repartie de son voisin, dans le bus, est cinglante : « Sale petit con ! »

Le retour à la maison implique de croiser des Touquettois faisant leurs courses, ou des touristes en quête de prises de vue. Le cortège passe aussi devant l’agence immobilière qui occupe désormais les anciens garages de la maison familiale, et dont la location a rapporté 48 000 euros à Brigitte Macron en 2016. Les prix de vente affichés dans la vitrine rappellent au président que la sienne est estimée à 1 400 000 euros. Plus les villas sont proches du golf au nord-ouest plus les prix sont élevés, tandis qu’ils régressent en s’approchant des « jardins ouvriers » au sud-est. Au Touquet comme ailleurs, le pouvoir social et économique se prolonge dans l’espace et s’exprime en valeur marchande.

Brigitte Macron a retenu une table au restaurant-bar-brasserie des Sports dont la spécialité, à 35 euros, est une sole meunière et sa garniture de rattes du Touquet qu’Emmanuel Macron accompagne en général d’un verre de chablis. Ce restaurant de la rue Saint-Jean appartient à une grande fortune, Dominique Libert, également propriétaire d’un hôtel de luxe. Les serveurs de ce restaurant sont fiers d’avoir eu l’occasion, ou plutôt l’honneur, de servir Emmanuel et Brigitte avec ses enfants et ses petits-enfants. Autrefois, la table 10 leur était destinée, mais aujourd’hui, pour des raisons de sécurité, ils doivent être isolés dans une salle donnant accès directement aux issues de secours.

L’après-midi pourra être consacré à une grande balade à pied sur le sentier de la réserve naturelle de la baie de la Canche, le long de la Manche où, si la chance est au rendez-vous, des phoques leur montreront leur museau rieur. À moins que l’humeur ne soit ce jour-là au vélo. On en profitera éventuellement pour caser une séance de photos dans les dunes pour une couverture de Paris Match, l’hebdomadaire du multi-millionnaire Arnaud Lagardère. Rien ne vaut une image de carte postale pour rappeler aux Français, au milieu des turbulences, que le couple présidentiel est toujours aussi glamour, épanoui et dynamique. Mais les clichés pris au cours de l’un de ces séjours touquettois, en juin 2017, attestent aussi l’omniprésence des gardes du corps, dont Alexandre Benalla que l’on voit juché sur un vélo lors des promenades familiales. Le degré d’intimité entre le couple présidentiel et Alexandre Benalla était tel que ce dernier disposait même des clefs de la villa Monéjan.

Après une soirée en famille dans la grande véranda, le lendemain sera consacré aux petits-enfants afin qu’ils profitent du centre équestre, juste à côté de l’« aérodrome » (c’est ainsi que les Touquettois désignent l’« aéroport international du Touquet-Paris-Plage »). Les ânes, les poneys ou les jeunes chevaux seront mobilisés, selon les âges, pour le plaisir de la balade. Mais bientôt c’est le retour à Paris qui s’impose, car la semaine présidentielle s’annonce très chargée.

« Paris-Plage » : un havre de paix pour les élites

Le Touquet fut fondé en 1882 par Alphonse Daloz, notaire parisien qui y possédait de longue date un grand terrain boisé. Son ami Hippolyte de Villemessant, patron de presse, lui suggéra de lotir ce domaine sous l’appellation « Paris-Plage » afin de mieux attirer, par cette allusion à la ville lumière, les familles fortunées d’Amiens, de Lille et de Paris sur la Côte d’Opale. Une tour Eiffel sculptée en sable durci a été offerte à la ville en 2017 par un artiste local. Installée en haut de la rue Saint-Jean, elle vient symboliquement rappeler le lien avec la capitale.

Les stations balnéaires du XIXe siècle ont été conçues par des grands bourgeois pour des grands bourgeois sur des terres vierges. Tout comme Deauville, avec ses hôtels de luxe et son casino, Le Touquet offre un habitat et un environnement propices à l’épanouissement du mode de vie des riches. Celui-ci est tellement spécifique qu’il nécessite un cadre de vie avec des équipements adaptés : golf, hippodrome, tennis, centre équestre, casinos, aéroport, larges avenues et un urbanisme qui entremêle l’habitat à la nature.

La forêt occupe les trois quarts du territoire communal. Une promenade à vélo révèle la splendeur et la richesse des maisons noyées dans un univers de verdure. Le chacun pour soi des zones pavillonnaires des classes moyennes et populaires contraste avec la solidarité grande-bourgeoise manifestée par la mise en valeur de l’environnement commun. Les routes et ruelles ressemblent aux allées des parcs de châteaux, tout en circonvolutions et en courbures, ce qui donne à la tombée de la nuit, lorsque les lampes encastrées sur les bords du goudron sont éclairées, une atmosphère enchantée. La capacité des familles fortunées à maîtriser leur environnement résidentiel, tant du point de vue de sa composition sociale que de celui de l’aménagement urbain, garantit l’entre-soi et le bonheur du partage de la convivialité avec ses semblables. Paradoxalement, ces tenants du libéralisme individuel n’hésitent pas, quand il s’agit de leur intérêt de classe, à mettre en œuvre une sorte de collectivisme pratique que nous avons analysé dans notre ouvrage sur les grandes fortunes2.

Le Touquet et ses environs ont un journal quotidien, Les Échos du Touquet, dont le numéro daté du 10 juin 2015 présente des personnalités y possédant un pied-à-terre. Emmanuel Macron peut y croiser le journaliste Laurent Delahousse, amiénois comme lui. Ce voisinage n’est peut-être pas pour rien dans leur connivence affichée lors de l’étrange interview du dimanche 17 décembre 2017 sur France 2, où les deux hommes conversaient debout, marchant côte à côte dans le palais présidentiel.

Jean-Pierre Pernaut, l’inamovible présentateur du 13 heures de TF1, a également ses habitudes au Touquet où il aime déguster des harengs au Café des Sports. Il a lui aussi réalisé une émission avec Emmanuel Macron, dans le décor d’une école primaire, en Normandie, en avril 2018. Philippe Risoli, ancien animateur vedette sur la même chaîne apprécie de même les embruns touquettois. Xavier Bertrand savoure les bienfaits de la thalasso. François Fillon est également un habitué de la station balnéaire. D’ailleurs, comme à Neuilly ou dans le XVIe arrondissement de Paris, la bourgeoisie touquettoise a voté massivement au premier tour de la présidentielle 2017 pour l’ex-Premier ministre de Nicolas Sarkozy, avant de se rabattre sur Emmanuel Macron. En 1995, sur les 414 familles du Bottin mondain ayant une résidence dans le département du Pas-de-Calais, 78 donnaient une adresse au Touquet-Paris-Plage, soit près de 19 % d’entre elles.

Le Touquet n’est pas pour Emmanuel Macron un lieu de villégiature comme les autres. C’est une ressource partagée avec les membres de sa belle-famille et de sa classe, une base socio-spatiale qui inscrit sa position au sein de la confrérie des grandes familles.

1. L’Express, 10 avril 2017.

2. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Grandes Fortunes, op. cit.

6. Une créature médiatique

À peine trois ans avant la présidentielle, le visage d’Emmanuel Macron était inconnu du grand public. On a assisté à l’une des opérations de construction de notoriété les plus fulgurantes de l’histoire politique française. Les médias dominants ont joué un rôle essentiel dans cette Blitzkrieg de l’image. Sans leur appui, sans cette complaisance, il n’aurait pas été possible de propager de façon aussi accélérée le récit de pseudo-disruption qui formait l’axe stratégique de cette campagne de communication : que tout change pour que rien ne change…

Évoquant un véritable « matraquage médiatique pour vendre la marque Macron à l’électorat », le politiste Thomas Guénolé pointe un traitement de faveur et une surmédiatisation artificielle. « Sur la foi des chiffres du cabinet Dentsu Consulting, on constate qu’entre le 1er avril et le 30 septembre 2016, le candidat d’En Marche ! a bénéficié de 42 % des parts de voix dans les médias, alors qu’il n’atteignait que 17 % sur les réseaux sociaux. Le 21 février 2017, Marianne a ainsi calculé qu’en quatre mois, BFM TV avait retransmis quatre cent vingt-six minutes de discours de Macron au cours de ses meetings contre quatre cent quarante minutes pour ses quatre principaux adversaires réunis. Faut-il y voir un lien avec la présence de M. Bernard Mourad, ancien dirigeant d’Altice Media Group, l’actionnaire de BFM TV, dans l’équipe de campagne du candidat d’En Marche ? », s’interroge Marie Bénilde dans Le Monde diplomatique1.

L’appui des patrons de presse

Dans son ascension, Emmanuel Macron a pu compter sur l’appui d’importants patrons de presse. En janvier 2017, l’un des trois principaux actionnaires du quotidien Le Monde, Pierre Bergé, décédé depuis, annonce sur son compte Twitter apporter son « soutien sans la moindre restriction à Emmanuel Macron ». Quant à l’ami Xavier Niel, le second pilier économique du journal, par ailleurs propriétaire de Free et d’une grande maison dans le ghetto doré de la villa Montmorency, il ne lésine pas sur la brosse à reluire pour lui réaffirmer son soutien de la première heure et sa confiance en décembre 2018 sur Europe 1 : « On a un super président qui est capable de réformer la France. […] On a le sentiment qu’il l’a fait uniquement pour les plus aisés. Mais il est en train de faire des lois fantastiques. »

« Pourquoi je vote Emmanuel Macron », par Bernard Arnault

Le 5 mai 2017, Bernard Arnault, P-DG de LVMH et propriétaire des Échos, publie dans Les Échos une tribune pour appeler à voter Macron. Extrait :

« Les raisons d’espérer sont simples : le programme d’Emmanuel Macron est bâti sur la conviction que l’entreprise privée constitue le seul levier efficace de création durable, saine et massive d’emplois en France. Cette conviction fondatrice, je la partage sans ambiguïté : une entreprise qui ne subit pas d’entrave à son développement, qui n’est pas distraite de sa volonté de croître par une fiscalité déraisonnable ou une bureaucratie procédurière n’a d’autre projet que d’investir, d’innover et de créer des emplois durables2. »

En janvier 2017, Emmanuel Macron est en une du magazine Challenges dont le propriétaire, Claude Perdriel, en fera l’invité vedette, le 13 avril 2017, du second « sommet des start-up » organisé par cet hebdomadaire. Directeurs de rédaction et éditorialistes ne sont pas en reste. À la question « pourquoi Macron ? », Matthieu Croissandeau, alors à la tête de L’Obs, répondait ainsi, dans son éditorial du 20 avril 2017 : « Il a su, mieux que personne dans cette campagne, incarner à la fois un projet, un élan, un espoir de renouvellement et une volonté de rassemblement3. » Emboîtant le pas à Challenges, L’Express et Le Point ont chacun multiplié des couvertures consacrées au jeune candidat.

un couple sur papier glacé

Paris Match, propriété d’Arnaud Lagardère, a abondamment mis en scène le couple atypique formé par Emmanuel et Brigitte, contant sans relâche l’histoire de l’élève fougueux qui conquiert le cœur de sa professeure et multipliant les clichés d’un amour sans faille sur papier glacé. Dès avril 2016, le couple est célébré par des titres accrocheurs : « Ensemble sur la route du pouvoir », puis le 11 août 2016 : « Vacances en amoureux avant l’offensive », à Biarritz, et le 24 novembre 2016 : « En marche avec Brigitte ». Les magazines people nous ont saturés des images de ce couple à vélo au Touquet, ou s’embrassant entre deux dunes battues par le vent du large.

« Mimi, la reine des paparazzi »

Michèle Marchand, née en 1947, fille d’un couple de coiffeurs communistes, a fondé la société Bestimage en 2011. Cette ex-épouse d’un braqueur puis d’un policier qui a connu l’univers glamour du Paris des boîtes de nuit mais aussi l’envers du décor, jusqu’à la prison, est surnommée la « reine des paparazzi ».

Présentée aux Macron par Xavier Niel au printemps 2016, celle-ci propose de les protéger contre les rumeurs en échange de l’exclusivité sur les photographies ayant trait à leur vie privée. Les auteurs qui lui ont consacré un ouvrage notent que, depuis qu’elle travaille avec le couple, dont elle a fait sa chasse gardée, le chiffre d’affaires de Bestimage a augmenté de 500 000 euros et les bénéfices de 343 338 euros4.

Entrée dans le premier cercle et devenue l’amie de Brigitte Macron, elle fut photographiée quelques jours après l’élection dans le bureau du président, à l’Élysée, en faisant le V de la victoire. Selon Raphaëlle Bacqué, grand reporter au Monde, Michèle Marchand travaillait en bonne entente avec Alexandre Benalla : « Le garde du corps écartait les caméras des photographes qui ne travaillaient pas pour Bestimage, mais faisait monter les paparazzi appointés par “Mimi” dans l’avion présidentiel5. »

Emmanuel et Brigitte Macron font encore la une de Paris Match le 5 mai 2018 avec un dossier de dix pages. Les photos proviennent de la société Bestimage. L’hebdomadaire consacre sa une du 7 juin 2018 à Brigitte Macron pour fêter la première année à l’Élysée d’une première dame plébiscitée, à en croire le sondage, par 67 % des Français. Elle est mise en scène choisissant aux Gobelins des tapisseries modernes, promenant le chien Nemo, un labrador adopté avec son mari dans un refuge de la SPA, feuilletant des livres dans la bibliothèque de l’Élysée et répondant aux quelque cent cinquante lettres qu’elle reçoit chaque jour. Les apparences de ce mannequin « sexygénaire » masquent tout un travail effectué pour adoucir son âge, avec une demi-heure de gymnastique quotidienne, de la marche, et les vêtements de grands couturiers, Vuitton, Alexandre Vauthier, Givenchy ou Balmain, accompagnés de talons hauts de 8 centimètres. Pour paraître plus fringante, Brigitte Macron aurait demandé à son amie Delphine Arnault, fille de Bernard et compagne de Xavier Niel, mais aussi directrice générale adjointe de Louis Vuitton, de lui rajeunir son look vestimentaire6.

La différence d’âge de plus de vingt-quatre ans, qui inverse le rapport de genre habituel, où c’est plutôt un homme plus âgé qui utilise son capital symbolique et économique pour séduire une frétillante jeune fille, représente un atout dans l’électorat féminin. L’image de Brigitte Macron est à ce point importante pour la communication présidentielle que l’Élysée n’a pas hésité à faire savoir à la direction de France 2, par l’intermédiaire d’Ismaël Emelien, conseiller spécial d’Emmanuel Macron, puis de Bruno Roger-Petit, porte-parole de l’Élysée, le mécontentement du président pour un reportage de Complément d’enquête, diffusé le 21 septembre 2017, au cours duquel Jean-Michel Pailla, patron de l’agence Abaca Press, concurrente de Bestimage, a affirmé que cette dernière avait retouché les photos de Brigitte Macron prises lors de la venue de Trump, le 14 juillet 2017.

Des médias aux mains de milliardaires

Bernard Arnault, première fortune professionnelle de France selon le classement de Challenges de 2018 avec plus de 73 milliards d’euros, est propriétaire de deux quotidiens, Les Échos et Le Parisien, et de la chaîne de radio Radio classique. Mais ce géant du luxe exerce en réalité une influence beaucoup plus large sur la presse française par l’intermédiaire des annonces publicitaires de son groupe LVMH.

Serge Dassault, septième fortune de France avec plus de 23 milliards d’euros, détenait Le Figaro et Le Particulier. Patrick Drahi occupe avec plus de 7 milliards d’euros la douzième place du palmarès et contrôle depuis 2015 Libération, L’Express et BFM TV. Vincent Bolloré, onzième fortune de France, a dans son escarcelle Canal +, CNews, C8, CStar.

Avec un peu plus de 6 milliards d’euros, Xavier Niel, treizième fortune de France, est actionnaire du quotidien Le Monde, de Télérama, de La Vie, du Courrier international et de l’hebdomadaire L’Obs. Matthieu Pigasse, banquier chez Lazard, est propriétaire du magazine Les Inrockuptibles. Arnaud Lagardère, héritier de son père Jean-Luc Lagardère, a presque l’air pauvre à sa 361place et ses 230 millions d’euros, mais il contrôle également le JDD, RFM, Virgin et Gulli. Marie-Odile Amaury, 258fortune de France, est propriétaire de L’Équipe, France football, Vélo magazine. On remonte à plus de 3 milliards d’euros et au 28rang avec la famille Bouygues et les chaînes de télévision TF1, LCI, TMC, NT1, HD1. Quant à RTL, M6, VSD, W9, Capital, Fun et Voici, ils sont aux mains de la famille Mohn, trente-neuvième fortune d’Allemagne.

Le groupe Challenges, propriété de Claude Perdriel dont les 240 millions d’euros le classent 360de son propre palmarès, a accueilli dans son capital, le 13 décembre 2017, le groupe Renault et son P-DG Carlos Ghosn avec une prise de 40 % du consortium de presse. Les deux parties ont insisté sur leur indépendance mutuelle. Vincent Beaufils, le rédacteur en chef de Challenges, a justifié ainsi la concomitance de cet accord avec un dossier qui fait l’objet de la couverture sur la petite dernière de Renault : « Nous n’allions pas nous autocensurer. Et, s’il y a une voiture Renault, c’est que le constructeur est numéro 1 mondial. Nous allons garder notre liberté totale d’esprit. »

Avant le premier tour de l’élection présidentielle de 2017, tous les candidats étaient invités à participer à un débat pour exposer l’essentiel de leur programme politique. Il eut lieu sur les chaînes commerciales appartenant aux milliardaires Vincent Bolloré pour CNews et Patrick Drahi pour BFM TV.

1. Marie Bénilde, « Le candidat des médias », Le Monde diplomatique, mai 2017.

2. Bernard Arnault, « Pourquoi je vote Emmanuel Macron », Les Échos, 5 mai 2017.

3. Dans ce même numéro de L’Obs, à la veille du premier tour de l’élection présidentielle, nous avons publié un entretien sous le titre « Critiquer les riches n’est pas du populisme ». Les propos ont été recueillis par Éric Aeschimann à propos du livre que nous venions de publier, Les Prédateurs au pouvoir. Main basse sur notre avenir (Paris, Textuel, 2017).

4. Jean-Michel Décugis, Pauline Guéna et Marc Leplongeon, Mimi, Grasset, Paris, 2018. Les auteurs ont comptabilisé vingt-neuf unes pour les Macron pendant la campagne contre seize pour Fillon et onze pour Le Pen (p. 21).

5. Raphaëlle Bacqué, « “Mimi” Marchand, le loup dans la bergerie Macron », Le Monde, 20 octobre 2018.

6. Mathieu Bonis, « Si Brigitte Macron est proche de la patronne de Louis Vuitton, c’est qu’elle a été la prof des enfants de Bernard Arnault », Gala, 21 juin 2017.

7. La caste au pouvoir : le personnel politique de l’oligarchie

UNE ASSEMBLÉE SANS LE PEUPLE

Entre le résultat d’Emmanuel Macron au premier tour de l’élection présidentielle et le score de La République en marche au premier tour des élections législatives, il y eut une érosion de plus de 2 millions de voix.

Le raz-de-marée initialement promis fut d’autant moins au rendez-vous que l’abstention, elle, a battu des records, au second tour des législatives : plus de 20 millions d’électeurs, soit plus de la moitié des inscrits, ont préféré ce jour-là aller à la pêche. La République en marche a ainsi réussi la prouesse d’obtenir, avec à peine 7 826 432 voix, 308 sièges à l’Assemblée – soit une majorité absolue permettant à Emmanuel Macron de faire entériner son programme néolibéral.

En juillet 2017, François Ruffin, nouvel élu de La France Insoumise, a fait circuler un graphique sur la composition socioprofessionnelle de la nouvelle Assemblée nationale. Celle-ci penche très nettement du côté des cadres et des professions intellectuelles supérieures qui représentent 76 % des députés alors que cette catégorie socioprofessionnelle ne concerne, en 2017, que 18 % (selon l’Insee) de la population active.

Sans surprise, à l’autre bout de l’échelle sociale, c’est l’inverse. Les 20,8 % d’ouvriers de la société française ne se retrouvent que 0,2 % dans l’hémicycle. Même constat pour les employés avec respectivement 27,2 % dans la population active et 4,58 % des députés et pour les professions intermédiaires, 25,7 % des actifs et 6,3 % à l’Assemblée.

Thierry Solère, ou comment manger à tous les râteliers

Thierry Solère, élu de La République en marche des Hauts-de-Seine, a été placé en garde à vue le 17 juillet 2018 dans les locaux de la police judiciaire de Nanterre. Depuis septembre 2016, il est visé par une enquête pour des soupçons de fraude fiscale, trafic d’influence, corruption, abus de biens sociaux, financement illicite de dépenses électorales et manquement aux déclarations auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Ce député, l’un des dix plus riches de l’Assemblée nationale, est soupçonné de s’être servi de sa position pour favoriser des entreprises pour lesquelles il travaillait par ailleurs. Un emploi comme assistante parlementaire de l’épouse de l’un de ses anciens employeurs pourrait être considéré comme fictif.

Avant de rejoindre le mouvement d’Emmanuel Macron, Thierry Solère était membre des Républicains et porte-parole de François Fillon. Cela n’a pas empêché alors le garde des Sceaux socialiste Jean-Jacques Urvoas de lui rendre un petit service entre les deux tours de la présidentielle de 2017 en demandant à la direction des Affaires criminelles et des Grâces (DACG) la « fiche d’action pénale » de l’enquête préliminaire ouverte à son encontre. Par précaution, les deux hommes communiquaient entre eux via la messagerie cryptée Telegram1.

Jean-Jacques Urvoas a été mis en examen pour « violation du secret professionnel » par la commission d’instruction de la Cour de justice de la République, le 19 juin 2018. Si le garde des Sceaux a pris de tels risques (ce délit étant passible d’un an de prison et de 15 000 euros d’amende), c’est peut-être qu’il espérait être remercié en retour par celui qui paraissait alors comme l’étoile montante de la Macronie. Le parquet général près la Cour de Cassation a renvoyé Jean-Jacques Urvoas, le 17 décembre 2018, devant la commission d’instruction de la Cour de justice de la République.

UN « GOUVERNEMENT DE RICHES »

Emmanuel Macron, s’est d’emblée, en 2017, entouré d’un premier « gouvernement de riches » avec quinze ministres ou secrétaires d’État millionnaires sur trente-deux2.

Muriel Pénicaud, ministre du Travail, a déclaré le patrimoine le plus élevé, avec plus de 7,5 millions d’euros. Elle est propriétaire d’une maison dans les Hauts-de-Seine, estimée à 1,3 million d’euros, et d’une résidence secondaire de 340 000 euros dans la Somme. Mais, comme il est d’usage dans les grandes fortunes, la plus grosse partie de son patrimoine, 5,9 millions d’euros, est constituée de valeurs mobilières, actions, obligations, contrats d’assurance-vie… Gageons que celle qui, après Myriam El Khomri, a détricoté le droit du travail à la défaveur des salariés, a apprécié la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune sur ce type de patrimoine – une des toutes premières mesures d’Emmanuel Macron, dont le coût, rappelons-le, est estimé à 4,6 milliards d’euros par an pour les finances publiques.

Nicolas Hulot, ministre de la Transition écologique et solidaire, occupait la deuxième place de ce palmarès avec un patrimoine de 7,2 millions d’euros composé d’une maison en Corse de 300 mètres carrés, évaluée à 1 million d’euros et de plusieurs biens immobiliers en Savoie et dans les Côtes-d’Armor pour une valeur de 1,9 million d’euros. Les valeurs mobilières représentent 1,2 million et la société Éole, qui encaisse ses droits d’auteur et ceux des produits dérivés Ushuaia, a été estimée à 3,1 millions d’euros. Sa déclaration indique également six voitures, un bateau, une moto et un scooter électrique.

Françoise Nyssen, ministre de la Culture dans le premier gouvernement Philippe et propriétaire des éditions Actes Sud, mentionnait plus de 600 000 euros de biens immobiliers et 4 millions d’euros pour sa société arlésienne. Agnès Buzyn, ministre de la Santé est à la tête d’un patrimoine d’un peu plus de 3 millions d’euros. Florence Parly, ministre des Armées, revendique un patrimoine de plus de 2 millions d’euros, avec un appartement parisien de 200 mètres carrés et une résidence secondaire dans le Loiret.

Si ces cinq ministres multimillionnaires formaient clairement la tête du peloton de ce premier gouvernement, leurs collègues étaient très loin d’être dans la misère. Quelques exemples : Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, chargée des affaires européennes, affichait un patrimoine de près de 1,9 million d’euros. Le chef du gouvernement, Édouard Philippe, est lui-même millionnaire avec un patrimoine estimé à 1,7 million d’euros composé d’un appartement à Paris de 1,25 million d’euros, et un autre en Seine-Maritime évalué à 400 000 euros. Les valeurs mobilières de son patrimoine stagnent autour de 56 000 euros. Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, a déclaré des parts d’une société civile évaluées à 1,5 million d’euros et quelque 168 000 euros de placements financiers. Venaient ensuite Christophe Castaner (1,34 million d’euros), Sophie Cluzel, secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargée des handicapés (1,33 million d’euros), Mounir Mahjoubi, secrétaire d’État chargé du numérique (1,26 million d’euros), Jacqueline Gourault, ministre auprès du ministre de l’Intérieur (1,27 million d’euros), Élisabeth Borne, ministre auprès du ministre de la Transition écologique et solidaire, chargée des transports (1,22 million d’euros), Jacques Mézard, ministre de la Cohésion des territoires (1,14 million d’euros), et enfin, Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Europe et des Affaires européennes (1 million d’euros).

PANTOUFLAGES ET CONFLITS D’INTÉRÊTS

L’appartenance de classe ne se définit pas par la seule richesse économique. Outre les biens, il y a les liens. Les femmes et les hommes qui disposent aujourd’hui du pouvoir politique, bien loin de l’ancienne figure des « serviteurs de l’État », entretiennent des relations étroites avec une myriade d’intérêts privés dont ils sont trop souvent les obligés.

Avant de devenir Premier ministre, Édouard Philippe a été directeur des affaires publiques – autrement dit, responsable du lobbying – du géant du nucléaire Areva, de 2007 à 2010. Benjamin Griveaux, le porte-parole du gouvernement, a exercé des fonctions de lobbyiste chez Unibail-Rodamco. La secrétaire d’État à la Transition écologique, Brune Poirson, est une ancienne haute responsable de Veolia. Muriel Pénicaud, ministre du Travail, exerçait auparavant les fonctions de directrice des ressources humaines chez Danone. Quant à son directeur de cabinet, Antoine Fouchet, en charge du social, il officiait auparavant comme directeur général adjoint du Medef.

De proches conseillers d’Emmanuel Macron sont également issus du monde de l’entreprise et du secteur privé. Cédric O exerçait auparavant au service du groupe aéronautique Safran, Claudia Ferrazzi, la conseillère Culture, a commencé sa carrière chez Cap Gemini et au Boston Consulting Group. La conseillère Agriculture, Audrey Bourolleau, a exercé au service d’un important organisme d’influence du monde viticole, Vin & Société. Sur 298 collaborateurs ministériels, 43 ont travaillé un moment de leur carrière dans le lobbying3.

Les interconnexions de ce personnel technocratique sont tellement denses, entre fonction publique et management privé, que les conflits d’intérêts sont la règle plutôt que l’exception. Lorsqu’ils deviennent trop flagrants, de petits scandales éclatent dans la presse, mais l’arbre cache la forêt. Lors de son entrée au gouvernement, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn a ainsi dû renoncer à la tutelle de l’Inserm parce que celui-ci était dirigé par son mari Yves Lévy. De même pour l’ancienne ministre de la Culture qui, après le 10 juillet 2018, fut sommée de ne plus s’occuper du secteur du livre, et ce à la demande de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, Françoise Nyssen étant copropriétaire de la maison d’édition Actes Sud, créée par son père et qu’elle a longtemps dirigée.

Un ministre de la Culture d’entreprise

Franck Riester, le nouveau ministre de la Culture et de la Communication, nommé le 16 octobre 2018 et ancien élu député UMP de la Seine-et-Marne, est diplômé de l’Institut supérieur de gestion (ISG), et titulaire d’un master de gestion des collectivités territoriales de l’École supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC). Sa carrière atteste de cette coexistence constante entre affaires et politique. Il fut conseiller municipal de Coulommiers tout en étant consultant au cabinet Arthur Andersen, puis directeur de Riester SA (concessions Peugeot) tout en étant maire, député et membre du bureau politique des Républicains.

Choisir un ministre de la Culture diplômé dans le domaine de la gestion, qui se revendique dans le Who’s Who chef d’entreprise et « en même temps » homme politique, est un signal fort de la part d’Emmanuel Macron qui en dit long sur sa nouvelle conception de la création, des arts et des lettres.

L’« AFFAIRE KOHLER »

Alexis Kohler, surdiplômé de l’ENA, de l’ESSEC et de Sciences Po, fils d’un ancien haut fonctionnaire européen, occupe la fonction de secrétaire général de l’Élysée. Il a fait l’objet d’une plainte, le 1er juin 2018, auprès du parquet national financier pour « prise illégale d’intérêts » et « trafic d’influence » de la part de l’association de lutte contre la corruption Anticor, animée par l’avocat William Bourdon.

En mai 2018, Mediapart a révélé les liens qui unissent par sa mère Alexis Kohler à la famille italienne Aponte, propriétaire de la Mediterranean Shipping Company (MSC), numéro deux mondial du transport de marchandises par navires porte-conteneurs. Cette entreprise est l’un des clients les plus importants des chantiers navals de Saint-Nazaire et du port du Havre. Or Alexis Kohler, qui avait la responsabilité des transports en 2010 à l’Agence des participations de l’État (APE), siégeait à ce titre au conseil de surveillance du port du Havre (en même temps qu’Édouard Philippe, alors maire de la ville). Sans faire état de ses liens familiaux avec l’armateur, il a pu influer sur des décisions qui en impactaient les intérêts.

Devenu par la suite directeur adjoint du cabinet du ministre de l’Économie et des Finances, sous Moscovici de 2012 à 2014, puis sous Macron d’août 2014 à août 2016, Alexis Kohler a occupé un poste clé à Bercy alors même que l’avenir des chantiers navals de Saint-Nazaire et du port du Havre y était régulièrement discuté. Cela ne l’empêcha pas de rejoindre en septembre 2016 le siège social de MSC à Genève en tant que directeur financier de ce groupe italien de droit suisse, dont le chiffre d’affaires dépasse les 20 milliards d’euros. Dans le même temps, il s’impliquait activement dans la campagne d’Emmanuel Macron.

 

L’écheveau est complexe et illustre bien l’étroite intrication des liens multidirectionnels que tisse le pouvoir oligarchique. Les multiples casquettes du personnage font qu’il est à la fois ancien haut fonctionnaire de Bercy, ancien directeur financier d’un groupe familial qui a des intérêts dans les chantiers navals et l’un des plus proches collaborateurs du président de la République. Dans ces conditions, le parquet national financier va-t-il donner une suite judiciaire à la plainte déposée par Anticor ? On ne peut, en tout cas pour l’instant, que regretter l’exclusion des hauts fonctionnaires de la loi de moralisation de la vie politique votée en 2017.

1. Simon Piel, « Pourquoi la justice veut entendre Thierry Solère », Le Monde, 3 juillet 2018.

2. Cédric Pietralunga et Anne Michel, « De nombreux millionnaires parmi les membres du gouvernement », Le Monde, 16 décembre 2017 ; Jean-Louis Dell’Oro, « Voiture, immobilier, actions… Le patrimoine du gouvernement Philippe ministre par ministre », Challenges, 26 décembre 2017.

3. Linh-Lan Dao, « Les stratégies des lobbies », France Info, 18 juin 2018.

8. Sous les ors de la République, les appartements du roi

« Il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française, cet absent est la figure du Roi. »

Emmanuel Macron, juillet 2015

Emmanuel Macron a rencontré en 2016, à La Rotonde à Paris, le vicomte Philippe Le Jolis de Villiers de Saintignon, royaliste convaincu et fondateur du Mouvement pour la France. Tous deux ont en commun d’avoir leurs habitudes dans cette grande brasserie cossue de la rive gauche. L’amitié a été immédiate. Cet ancien ministre et député, lui aussi énarque, porte un nom à particule, alliant ainsi sur sa personne les attributs de la méritocratie et de l’aristocratie.

Au Puy du Fou, le château n’était plus qu’une ruine, majestueuse mais inhabitable, lorsque le conseil général de Vendée l’achète en 1977. Philippe de Villiers, alors âgé de vingt-sept ans, fils du vice-président de l’assemblée départementale, lance le projet d’un divertissement autour de ce château. La représentation se déroule au pied des ruines sur douze hectares, s’intercalant entre la scène et les spectateurs. Devenu le manifeste d’une certaine histoire de la Vendée, le spectacle « son et lumière » associe les habitants des environs dans le rôle d’acteurs. Cette alliance du passé, du présent et du futur fait éclater les bornes temporelles, suscitant l’illusion de pouvoir dépasser, au moins dans l’imaginaire, les limites de sa propre vie.

En août 2016, lorsque Emmanuel Macron rend visite à Philippe de Villiers au Puy du Fou, c’est un échange d’amabilités. Tandis que le ministre de l’Économie vante les talents d’« entrepreneur culturel » de son hôte, ce dernier lui glisse un conseil qui ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd, d’autant qu’il vient chez lui confirmer une conviction fort ancienne : « Le futur président devra habiter le corps du roi1. »

LES DEUX CORPS DU ROI

Dès l’annonce de sa candidature, le 16 novembre 2016, Emmanuel Macron est allé se recueillir à la basilique Saint-Denis, nécropole des rois de France. Il s’agissait de s’inscrire symboliquement dans la lignée d’une ancienne dynastie, se parer d’une aura monarchique. Un procédé parfaitement cohérent avec sa conception verticale du pouvoir.

La monarchie s’est construite dans la distinction entre deux corps du roi : la théâtralisation du pouvoir sacralise la fonction et transcende le corps du roi en une immortalité symbolique qui survivra au corps mortel du roi fait de chair et de sang. Lors de l’enterrement des rois de France à l’abbaye de Saint-Denis, on pouvait ainsi entendre les cris : « Le roi est mort ! Vive le roi ! » Cette formule rituelle indiquait la continuité dynastique et juridique malgré et au-delà de la mort physique.

L’historien Ernst Kantorowicz décrit « la construction d’une philosophie qui rendit transparente une immortalité fictive par l’intermédiaire d’un homme mortel, son incarnation temporaire tandis que l’homme mortel devenait transparent grâce à cette nouvelle immortalité fictive qui, créée par l’homme comme l’est toute immortalité, n’était ni celle de la vie éternelle dans un autre monde ni celle de la divinité, mais celle d’une institution politique rien de moins que terrestre2 ».

Emmanuel Macron soigne son hexis corporelle, sa démarche, qui en est presque arrogante tant elle se veut princière, bien loin des tics de Nicolas Sarkozy ou de la bonhomie de François Hollande. Il cherche à incarner la transcendance, le symbolique et la spiritualité, ce qui ne l’empêche pas d’être très tactile avec Trump ou des gens du peuple. Le président joue sur sa jeunesse et son côté caporal, mais son charisme politique doit beaucoup aux séances de maquillage et à des stratégies de communication millimétrées. Son élégance est de mise et assumée : il s’agit d’impressionner et de ne jamais donner de signes de faiblesse ou de fatigue qui viendraient rappeler sa finitude humaine. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles il ne veut pas être aperçu en vacances sur la plage privée du Fort de Brégançon, en simple maillot de bain. Le corps de ce quadragénaire doit rester un mystère pour entretenir l’illusion d’un être hors de portée pour le commun des mortels. Une piscine hors sol payée 34 000 euros par les contribuables permettra de préserver sa majesté des regards indiscrets3.

L’ÉLYSÉE, OU LA RESTAURATION

Au soir de son élection, le 7 mai 2017, le nouveau président a choisi de mettre en scène au Louvre, ancienne résidence royale, une posture de chef suprême, en marchant, seul sur l’esplanade de l’empereur Napoléon Bonaparte, vers son destin d’excellence, au son de L’Hymne à la joie de Beethoven, hymne officiel de l’Union européenne. Le Louvre est aussi le lieu où commence l’axe du pouvoir qui poursuit sa route par les Champs-Élysées pour se diriger ensuite vers la Grande Arche de La Défense. Cet axe du pouvoir, appelé encore l’axe historique, joint les quartiers du pouvoir politique (avec le palais de l’Élysée, l’Assemblée nationale et les ministères) à ceux du luxe (avenue Montaigne) et à celui des affaires (La Défense). En traversant les arrondissements les plus chics de l’Ouest parisien et la commune de banlieue la plus cossue, Neuilly, cette percée urbaine symbolise le lien entre les territoires, le pouvoir politique et les puissances d’argent.

La Ve République de 1958 donne au président de la République des pouvoirs sans commune mesure dans les démocraties occidentales. Dès 1962, l’élection du président de la République passe par le suffrage universel, instaurant un face-à-face entre un homme et un peuple, duquel il reçoit l’onction qui en fait son chef. En 2001, l’inversion du calendrier électoral, qui donne la priorité à l’élection présidentielle, suivie quelques semaines plus tard des élections législatives, a pour effet de renforcer encore un pouvoir présidentiel qui tend vers la monarchie républicaine.

Le couple présidentiel apprécie les splendeurs du palais de l’Élysée – que l’on appelle communément « le château » – et ses 365 pièces. À la différence de certains de leurs prédécesseurs, Emmanuel et Brigitte Macron occupent l’appartement privé réservé au chef de l’État, situé au premier étage de l’aile est de l’hôtel d’Évreux.

De manière générale, comme nous l’avons montré dans d’autres travaux, l’harmonie entre le château et le châtelain est la condition pour que les décors prestigieux ne prennent pas l’aspect « carton-pâte » d’un décor de film historique. Le premier étant classé monument historique, le second se doit d’avoir de la classe. Cette unité est le produit d’une double histoire : celle des pierres, des styles architecturaux, des meubles, mais aussi celle des corps, ceux des anciens maîtres des lieux et de tous les gens de pouvoir qui en détiennent les clés après eux. Le corps de chacun se doit de manifester, comme le château lui-même, l’élégance des formes et la prestance des volumes. Être droit, mince et regarder franchement ses interlocuteurs : montrer, à travers la posture et le maintien, les qualités, supposées innées, dont le sort a gratifié le jeune châtelain, et faire oublier qu’elles sont le fruit d’une éducation et d’une attention à soi de chaque instant. En mettant en scène l’excellence, on devient aux yeux des autres, et à ses propres yeux, excellent.

Le château est le produit de rapports sociaux dont il est une forme allégorique. En faire l’analyse passe par une déconstruction de son pouvoir d’enchantement. La sociologie met en cause les représentations du sens commun, et en particulier celles qui se parent de la force des évidences consensuelles4.

À l’hiver 2018, le couple présidentiel a lancé de grands travaux de restauration au palais, une opération que Brigitte Macron justifiait dans Le Monde du 3 décembre par son souci de dissiper l’impression selon laquelle « l’Élysée était devenu une forteresse qui se protégeait de l’extérieur. On va alléger, épurer. Il faut que la lumière entre ». Ironiquement, ces déclarations furent faites en plein mouvement des « gilets jaunes », alors même que le quartier de la rue du Faubourg-Saint-Honoré était « bunkérisé » par un impressionnant dispositif policier destiné à empêcher tout manifestant de s’approcher, même à plusieurs centaines de mètres, de ce lieu de pouvoir.

Un demi-million d’euros – dont 300 000 pour la moquette et 100 000 pour les chaises et les paravents – sera déboursé afin de rénover la salle des fêtes et son immense verrière, la pièce la plus prestigieuse du palais, celle où ont lieu les dîners d’État et surtout où les présidents de la République sont investis le lendemain de leur élection. Signe des temps, la teinte dominante passera du rouge au gris.

Emmanuel Macron a supervisé lui-même, le jeudi 22 novembre 2018, l’ouverture des travaux. Mais ce n’est qu’un début. Est également prévue la réfection de tous les salons de réception situés au rez-de-chaussée et des bureaux dans les étages. Le pouvoir politique est aussi un pouvoir sur l’espace, proche comme distant.

Les palais de la République offrent des opportunités de réceptions fastueuses qui permettent de choyer des hôtes de marque. Là encore, la gastronomie et les arts de la table jouent un rôle de premier plan dans les conditions matérielles de la convivialité mondaine. Il n’est au fond pas si anecdotique qu’Emmanuel et Brigitte Macron aient décidé de commander un nouveau service de vaisselle pour leurs agapes à la prestigieuse manufacture de Sèvres, pour un montant qui, si on se fie au Canard enchaîné, excédera les 500 000 euros pour 1 200 pièces (900 assiettes de présentation et 300 assiettes à pain).

MACRON LE VERSAILLAIS

Emmanuel Macron s’est vite approprié Versailles, avec le château de Louis XIV et la Lanterne, un ancien relai de chasse établi dans le parc. Le nouveau locataire de l’Élysée y reçoit, en châtelain, le 29 mai 2017, le président russe Vladimir Poutine puis, le 3 juillet 2017, y prononce un discours devant les sénateurs et les députés réunis en Congrès. Mais bientôt, le 22 janvier 2018, c’est au tour de cent quarante P-DG de multinationales françaises et étrangères, dont Facebook et Google, d’y être accueillis en grande pompe, pour un sommet « Choose France » (Choisir la France) qui s’est déroulé à huis clos, sans caméra ni journaliste. Le dîner signé par le chef étoilé Alain Ducasse a été servi dans la galerie des Batailles, la plus grande pièce du château où sont exposés trente-trois tableaux évoquant les plus grandes victoires françaises. Sous prétexte d’attractivité et de compétitivité, la monarchie républicaine déroule désormais son tapis rouge à des multinationales qui refusent de payer leurs impôts dans l’Hexagone à la hauteur des bénéfices qu’elles y réalisent.

Devant les parlementaires réunis en congrès à Versailles le 9 juillet 2018, pour la deuxième année consécutive, le président de la République a annoncé que le gouvernement allait déposer un amendement au projet de loi constitutionnelle pour permettre au chef de l’État d’écouter les interventions des représentants de chacun des groupes de l’Assemblée nationale et du Sénat, mais aussi de leur répondre lors du prochain Congrès. L’absence de cette mesure jusqu’alors s’explique par le respect de la séparation des pouvoirs : c’est le gouvernement, et donc le Premier ministre qui est seul responsable devant le Parlement. La dérive monarchique n’est donc pas loin avec un président qui revendique le cumul des fonctions. Un indicateur de plus de la révolution conservatrice de ce jeune président qui fragilise le principe de la séparation des pouvoirs, véritable colonne vertébrale de la République et de l’État de droit.

« Les aristocrates à la Lanterne »…

Sous la canicule de ce premier jour d’août 2018, nous partons à la découverte de la Lanterne, la résidence secondaire du président de la République et de sa famille. Cet ancien pavillon de chasse, construit en 1787, devenu résidence d’État de la République française, est situé à droite de la départementale 10 en direction de Saint-Cyr-l’École. Depuis le début de la Ve République, la Lanterne était réservée au Premier ministre. En 2007, Nicolas Sarkozy a décidé que ce serait dorénavant le président de la République qui profiterait de ce site d’exception situé dans un domaine de quatre hectares, à une demi-heure de Paris, avec jardin à l’anglaise, piscine de dix-neuf mètres de long et dix mètres de large, tennis et accès privé au parc du château.

Sans l’aide d’un jardinier chargé de faucher les abords de la route, nous n’aurions jamais trouvé cet endroit secret. Aucune indication ne permet de l’identifier, l’entrée est anonyme et rien n’attire le regard. Juste avant d’arriver à l’INRA (Institut national de recherche agronomique), on peut tout de même découvrir ce lieu réservé aux puissants, à travers un petit portail de bois avec une sonnette qui ressemble à celle de notre maison de Bourg-la-Reine. À droite se trouve une maison de gardien où nous avons aperçu un gendarme semblant se hâter à notre arrivée, peut-être pour se cacher dans son poste d’observation mais qui ne nous a rien demandé. Des plots empêchent toute voiture non autorisée de pénétrer dans la propriété. De belles pelouses de chaque côté d’une allée ombragée permettent aux invités d’y garer leurs voitures en toute sécurité. Puis, à deux cents mètres environ, un deuxième portail très sécurisé et encadré par deux sculptures de cerfs majestueux, laisse tout de même entrevoir le joli pavillon ocre jaune aux multiples fenêtres. Nous imaginons le grand salon du rez-de-chaussée et la salle à manger accueillante pour des dîners délicieux préparés par le personnel logé sur place dans des bâtiments attenants. Dominique de Villepin a d’ailleurs déclaré que cette demeure possède « une des plus belles caves de la République ». Au premier étage, cinq chambres avec salle de bains permettent de recevoir sans fatigue. Le 2 février 2008, Carla Bruni et Nicolas Sarkozy y avaient célébré leurs noces avec une cinquantaine d’invités. Emmanuel et Brigitte Macron y vont le week-end, chaque fois que possible.

La protection est maximale avec des CRS et des dizaines de caméras infrarouges. La propriété est interdite de survol et n’est jamais ouverte au public, pas même lors des journées du patrimoine. Un lieu très agréable, à l’abri des regards indiscrets mais accessible depuis l’Élysée par les autoroutes et la nationale 10. Aujourd’hui comme hier, le charme discret de cette propriété contraste avec les frasques du Roi-Soleil et de ses nombreux courtisans5.

CHASSE GARDÉE AU CHÂTEAU DE CHAMBORD

Dès le début de son mandat, Emmanuel Macron a émis le souhait de rétablir les chasses présidentielles qui se déroulaient à Chambord, dans le Loir-et-Cher. C’est d’ailleurs là que le président de la République a choisi de fêter son quarantième anniversaire, le 16 décembre 2017, dans un salon du château de François Ier, un édifice classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Avec sa femme, les enfants et les petits-enfants de cette dernière, il a loué, non loin de là, une ancienne maison forestière transformée en deux gîtes quatre étoiles pouvant accueillir chacun jusqu’à huit personnes.

Ce week-end présidentiel a été organisé par un lobbyiste des chasseurs, Thierry Coste, ancien du PSU devenu sur le tard conseiller d’Emmanuel Macron pour la chasse et la ruralité, en cheville avec le sénateur de Côte-d’Or, François Patriat, autrefois socialiste, aujourd’hui acquis au conservatisme néolibéral, et lui aussi grand chasseur à ses heures. Nul hasard donc si, à la faveur de ce que l’on appelle désormais « une battue de régulation6 », Emmanuel Macron a retrouvé en forêt les responsables de fédérations de chasse ayant traqué le sanglier, dont Willy Schraen et Hubert-Louis Vuitton. « C’est la première fois depuis quarante ans qu’un président de la République vient en forêt à la fin de la chasse », s’est réjoui Thierry Coste7.

Les chasseurs sont nombreux au Sénat où le groupe Chasse et pêche compte soixante-huit affiliés. Et Emmanuel Macron a besoin des sénateurs pour faire adopter sa réforme constitutionnelle. Le président du Sénat, Gérard Larcher, longtemps maire de Rambouillet, est un passionné de chasse, féru de chasse à courre. Vétérinaire, il a consacré sa thèse au poitevin, un chien de vénerie8. Le groupe d’études Chasse et territoire à l’Assemblée nationale fédère cent dix-huit membres de toutes appartenances politiques. En abaissant le coût du permis de chasse, le président peut espérer attirer une partie des 5 millions d’électeurs ruraux pour les prochaines élections européennes de mai 2019.

En janvier 2018, François Patriat a été nommé président du conseil d’orientation du domaine de Chambord. Quant à Thierry Coste, il est plus récemment réapparu dans l’actualité. Souvenez-vous : lorsque Nicolas Hulot, ministre de la Transition écologique et solidaire, annonce sa démission le mardi 28 août 2018 sur France Inter, il déclare ceci : « Cela va paraître anecdotique, mais c’est un élément qui a achevé de me convaincre que cela ne fonctionne pas comme ça devrait. On avait une réunion hier à l’Élysée sur la chasse, et j’ai découvert la présence d’un lobbyiste qui n’était pas invité. C’est symptomatique de la présence des lobbyistes dans les cercles du pouvoir. C’est un problème de démocratie. Qui a le pouvoir ? Qui gouverne ? J’ai dit à Thierry Coste qu’il n’avait rien à faire là. »

« Il était normal que je sois là, rétorque l’intéressé, je suis le conseiller politique de la Fédération nationale des chasseurs depuis vingt-quatre ans, je fais partie des meubles9. » Il a effectivement chuchoté à l’oreille de Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande. D’après un rapport de la Cour des comptes, sa société Lobbying et Stratégies assure la défense des intérêts de la FNC moyennant un contrat annuel de plus de 200 000 euros.

Mais on saisit encore mieux le dépit de Nicolas Hulot à la lumière du discours d’ouverture tenu par Macron lors de la réunion fatale du 27 août 2018 : « J’ai pris des engagements clairs sur la chasse pendant la campagne, je souhaite que ces engagements soient tenus. J’arbitre les choses maintenant, et on se fixe des objectifs à court terme. » Dont la baisse du coût du permis de chasse – 18 millions d’euros en moins dans les caisses de l’État chaque année –, étincelle qui a mis le feu aux poudres et a signé le départ du ministre le plus populaire du gouvernement. La dénonciation des lobbies par Nicolas Hulot est fondée : il a pu constater de l’intérieur, dans les coulisses, à quel point certains intérêts privés sont défendus bec et ongles par le président de la République lorsqu’ils entrent dans des combinaisons conformes à son agenda.

Le Palais de l’Alma, un HLM de luxe pour la garde rapprochée

Ce palais national de la République française, construit en 1861, sous Napoléon III, est coincé entre le musée du quai Branly et la cathédrale orthodoxe de Paris, dans le très chic VIIe arrondissement. Classé monument historique en 2002, il comprend notamment une soixantaine d’appartements de fonction, du studio au F10, dont certains réservés aux proches collaborateurs du président de la République. François Mitterrand y a logé Anne Pingeot et leur fille Mazarine dans un appartement de 300 mètres carrés, durant sa présidence. La liste des locataires depuis la victoire d’Emmanuel Macron n’avait pas été rendue publique. Il a fallu que l’affaire Benalla éclate, au début du mois de juillet 2018, pour que ce manque de transparence soit étalé au grand jour.

Ayant été licencié après avoir été placé en garde à vue, à la suite des violences commises contre un couple de manifestants sur la place de la Contrescarpe à Paris, le 1er mai 2018, Alexandre Benalla n’a pas pu profiter du logement de 80 mètres carrés qui lui avait été attribué en juillet 2018, soit plus de deux mois après les faits.

On sait qu’Alexis Kohler (secrétaire général de l’Élysée), Patrick Strzoda (directeur de cabinet du président), François-Xavier Lauch (chef de cabinet), Rodrigue Furcy (chef de cabinet adjoint) et Aurélien Lechevallier (conseiller Europe et G20) bénéficient de logements dans ce palais présidentiel. Le chef du protocole de Brigitte Macron, José Pietroboni, profite également de cette belle adresse du 11, quai Branly10. Pratique, le palais de l’Élysée n’est qu’à six minutes en voiture.

Jusqu’à la présidence de François Hollande, les heureux occupants de ces appartements ne payaient ni loyers, ni charges, ni impôts. Depuis, si la gratuité est maintenue pour les locataires qui sont là pour nécessité absolue de service, le prix du mètre carré est modique pour les autres. 216 euros par mois, hors charges, pour le 80 mètres carrés d’Alexandre Benalla.

Le public y est interdit d’accès. On peut toutefois se rendre sur place, en commençant la visite par la cathédrale orthodoxe de la Sainte-Trinité, dont la boutique de souvenirs permet d’acheter une carte postale avec une vue aérienne de l’ensemble du palais de l’Alma et de visualiser la grandeur de ce ghetto doré. Comme nous avons l’habitude de le faire devant l’entrée des cercles mondains ou des villas privées de Neuilly, nous nous sommes postés devant le 11, quai Branly et avons noté nos observations.

Le gardiennage est assuré par la gendarmerie, y compris le transport des poubelles sur le trottoir. Les habitants de ce monument historique ressemblent étrangement à ceux de la villa Montmorency dans le XVIe arrondissement. En cette journée ensoleillée du mois d’août, deux adolescents sortent en bermuda, la peau bronzée, le port de tête altier, le dos droit et la démarche assurée. Un homme dans la quarantaine à la barbe de trois jours sur un scooter à trois roues franchit le portail automatique sans respecter un couple de touristes chinois déambulant sur le trottoir, bien trop préoccupé par la réunion à laquelle il part sans doute assister à l’Élysée. Suivra une jeune femme dans une petite voiture blanche, avec un foulard Hermès et un brushing parfait. En somme, un va-et-vient ordinaire aux portes des bâtiments bourgeois. Nous regrettons de ne pouvoir jouer les petites souris pour en apprendre davantage…

1. Le Journal du dimanche, 20 mai 2018.

2. Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du roi, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », Paris, 1989, p. 315.

3. « Macron : on connaît les dimensions de la piscine de Brégançon à 34 000 euros », Le Journal du dimanche, 24 juin 2018.

4. Voir Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Châteaux et châtelains. Les siècles passent, le symbole demeure, Éditions Anne Carrière, Paris, 2005.

5. Voir Émilie Lanez, La Garçonnière de la République, Grasset, Paris, 2017 ; Patrice Machuret, Un long dimanche à Versailles : la République à la Lanterne, Seuil, Paris, 2010.

6. Les anciennes « chasses présidentielles » ont été remplacées en 2010, sous Nicolas Sarkozy, par des battues de régulation traitées, elles aussi, de manière mondaine avec des élus, des patrons, des hauts fonctionnaires, des mécènes…

7. Solenn de Royer, « Emmanuel Macron fête ses 40 ans au château de Chambord », Le Monde, 15 décembre 2017.

8. Gérard Larcher, Contribution à l’étude des chiens de grande vénerie : « le Poitevin », École nationale vétérinaire, Lyon, 1973.

9. Déclaration à France Info le 28 août 2018.

10. Mathilde Mathieu, « Voici la liste des conseillers et personnels de l’Élysée logés quai Branly », Mediapart, 2 août 2018.

9. Prendre aux pauvres pour donner aux riches

Le mépris de classe d’Emmanuel Macron, le jeune homme qui se prend pour la Dame de fer, est assumé : à la limite, les gens du peuple « ne sont rien » – pire, ils ne représentent que des coûts et des charges. Renversant l’adage de Robin des Bois, sa politique prend aux pauvres pour donner aux riches.

SUPPRESSIONS D’EMPLOIS AIDÉS
ET BUSINESS DE LA PAUVRETÉ

Parmi les premières annonces marquantes du quinquennat, une baisse d’un milliard d’euros pour les crédits alloués aux contrats aidés, soit l’équivalent d’une suppression de près de 120 000 emplois de ce type en 2018. Ce dispositif, justifiait la ministre du Travail Muriel Pénicaud, est « extrêmement coûteux pour la nation ». Il l’est bien moins que le CICE si on rapporte la dépense au nombre d’emplois créés1… Ces contrats précaires et mal payés étant principalement utilisés par des associations, des établissements publics et des collectivités, cette coupe sombre a entraîné un vaste plan social dans les secteurs non marchands de la culture, de l’aide aux personnes, du caritatif ou du sport.

Mais cette mesure n’est pas seulement motivée par un impératif d’économie budgétaire : « Pour comprendre jusqu’au bout de quoi il retourne, indiquent les sociologues Pierre Bitoun et Laure Ferrand, il ne faut pas céder au piège de l’argumentaire gouvernemental. Et s’intéresser aussi à ce qu’il laisse de côté, à savoir les besoins sociaux auxquels répondent, tant bien que mal, et à bas coût, les emplois aidés. […] Comment va-t-on, à l’avenir, répondre à tous ces besoins qui, ne serait-ce que pour des raisons démographiques, iront crescendo ? Nous pensons que c’est ici, justement, qu’intervient un autre acronyme, né dans les cerveaux de la finance mondiale : les SIB, pour social impact bonds ou “bons à impact social”. » L’idée de ce dispositif néolibéral mis en place en Grande-Bretagne est de confier à la finance privée le soin « d’avancer pour le compte du secteur public (État, collectivités territoriales) les fonds nécessaires à des actions sociales menées par des associations »2, soumises donc à un contrôle privé dont les opérateurs raflent au passage des intérêts pouvant aller jusqu’à 13 % par an.

En Macronie, l’action sociale devient un nouveau marché à conquérir. « Il faut revoir la formation des travailleurs sociaux et adopter une gouvernance nouvelle », a ainsi déclaré Agnès Buzyn, ministre de la Santé et des Solidarités. En janvier 2018, le gouvernement a annoncé le lancement du label « French Impact », avec un coup de pouce de 1 milliard d’euros sur cinq ans, qui augure d’un mouvement accéléré de marchandisation financière du social. Ce copier-coller de la French Tech pour le social a été impulsé par la mission relative à l’innovation sociale au service de la lutte contre les exclusions du marché du travail, conduite depuis septembre 2017 par l’entrepreneur social Jean-Marc Borello, par ailleurs membre du comité exécutif de LRM.

Le groupe SOS, ou quand l’action sociale devient un business

Jean-Marc Borello, ancien éducateur spécialisé reconverti dans les affaires est un proche d’Emmanuel Macron. S’il a assuré des séances de media training pour des députés de La République en marche (dont deux, Aurélien Taché et Pacôme Rupin, ont été ses collaborateurs dans le privé), il est surtout connu en tant que fondateur et président du directoire du groupe SOS. Ce petit empire, fort de 18 000 salariés répartis dans cinq cents établissements pour un chiffre d’affaires de 948 millions d’euros en 2018, est en tête du palmarès des entreprises de l’économie sociale et solidaire.

Quand le social devient un business, les appétits s’aiguisent : certains dirigeants du groupe auraient ainsi pu bénéficier, à des fins personnelles, du patrimoine immobilier du groupe SOS qui s’élève à 500 millions d’euros, via Alterna, une filiale à statut coopératif. « C’est ainsi qu’un bel immeuble en pierre de taille, au cœur de Paris, destiné initialement à du logement très social, s’est retrouvé pour moitié la propriété d’Éric Teboul, alors gérant d’Alterna3. »

La vente de biens immobiliers permet de transférer de l’argent à des entités du groupe à statut commercial, telle que la société d’événementiel Event It. Or ce patrimoine immobilier provient d’abondantes subventions et exemptions fiscales des associations qui intègrent le groupe SOS4. Les associations retenues pour intégrer le groupe doivent en effet apporter leur patrimoine immobilier dans la corbeille de mariage. Le patrimoine de SOS se diversifie avec des hôpitaux et des biens de luxe comme le Pavillon Élysée, un lieu de réception très huppé au bas des Champs-Élysées. La richesse de cette entreprise dite sociale et solidaire provient également de la réduction du coût du travail avec le recours au statut d’autoentrepreneur ou une gestion déshumanisée de la main-d’œuvre avec pour seuls contacts les courriels et une plateforme numérique.

Le groupe SOS continue de remporter d’importants appels d’offres. Il s’est par exemple vu confier, en septembre 2018, la mise en place de « centres de déradicalisation » à Paris et à Marseille.

LE TOUR DE PASSE-PASSE DES APL

L’aide personnalisée au logement (APL) versée par l’État a été réduite de 1,7 milliard d’euros, ce qui concerne plus de 6 millions de familles par définition modestes. Dans le même temps, le gouvernement a demandé aux offices HLM de diminuer d’à peu près autant les loyers de ces familles. Résultat : les bailleurs sociaux se retrouvent privés de 1,5 milliard d’euros de recettes par an. Ceci alors même que le secteur privé, qui consomme plus de la moitié des 18,5 milliards d’euros d’allocations logement, est entièrement épargné5.

Amputés de ces recettes, les bailleurs sociaux risquent de se désengager de la construction de nouveaux logements. À moins qu’ils ne choisissent des locataires moins modestes n’ayant pas droit à l’APL, afin de ne pas avoir à réduire les montants des loyers.

À cela vient s’ajouter une politique de vente des logements sociaux. Le gouvernement a évoqué la possibilité de mettre sur le marché 40 000 logements par an, soit près de 1 % du parc existant (contre 8 000 logements vendus en 2017)6. La révision du droit au maintien dans les lieux des locataires HLM dont les ressources dépassent les plafonds réglementaires finira de sceller le sort financier des 711 organismes HLM de France. Il s’agit d’affaiblir ces organismes afin de les forcer à se concentrer en quelques grosses structures déconnectées des collectivités locales pour pouvoir ouvrir à plus ou moins court terme leur capital aux investisseurs privés.

En s’attaquant aux aides personnalisées au logement, en incitant à la vente des logements sociaux, en réduisant les aides consacrées à la construction, Emmanuel Macron confirme sa politique de président des riches.

Ponction de la CSG pour les retraités

Au 1er janvier 2018, les retraites ont été affectées par une hausse de 1,7 point de CSG au-dessus de 1 200 euros mensuels.

La réponse d’Emmanuel Macron à une vieille dame qui l’interpelle derrière une barrière de sécurité à Tours, en mars 2018, est stupéfiante. Elle lui dit : « On a travaillé toute notre vie, et vous nous pompez. » Il lui répond : « On ne vous a pas pompés, on a baissé de 30 % les cotisations salariales pour que les gens qui travaillent puissent payer vos retraites. Je vous demande un petit effort pour m’aider à relancer l’économie. » Comment a-t-il osé dire cela après tous les cadeaux qu’il a accordés aux plus riches ?

Mais il est vrai que les pauvres étant des millions, les détrousser peut contribuer à enrichir les quelque 640 000 personnes appartenant au 1 % des Français les plus riches7.

Christophe Barbier, l’« éditocrate » de L’Express, s’est fendu d’une analyse censée mieux éclairer la stratégie du président sur ce point. Question du présentateur, le 27 août 2018, sur BFM TV : « Des retraités en colère, est-ce que ça peut être dangereux pour Macron ? » Réponse : « À long terme je ne crois pas. Pour plusieurs raisons. D’ici la fin du quinquennat il y aura peut-être l’occasion de donner un petit peu aux retraités. […] Ensuite, […] sans tomber dans le cynisme, il y a beaucoup des plus âgés de ce pays qui ne seront plus électeurs en 2022, parce qu’ils seront morts. Et voilà ! » Sans tomber dans le cynisme, donc. Toutefois, la colère des « gilets jaunes » a fait reculer Emmanuel Macron, qui a annoncé le 10 décembre 2018 que la hausse de la CSG ne concernerait au final que les retraités touchant plus de 2 000 euros.

Comparaison entre les méfaits d’Emmanuel Macron, président banquier, et l’action d’Ambroise Croizat, ministre ouvrier, durant la première année de leur mandat8

« Le ministre ouvrier, dans un pays ruiné par la guerre et l’Occupation :

– Création du régime général de la Sécurité sociale

– Création de comités d’entreprise

– Nationalisation de Renault et d’EDF

– Nationalisation de la Banque de France et des grandes compagnies d’assurances

– Création du statut de la fonction publique

– Création du régime étudiant de Sécurité sociale

– A PRIS AUX RICHES POUR DONNER AUX PAUVRES

 

Le président banquier de la cinquième puissance du monde :

– Diminution des cotisations sociales et de lits hospitaliers

– A supprimé les CHSCT

– Veut privatiser la SNCF

– Promulgue le secret des affaires

– A supprimé l’impôt de solidarité sur la fortune

– Veut supprimer 120 000 fonctionnaires

– A détruit le code du travail

– A supprimé le régime étudiant de Sécurité sociale et veut augmenter les droits d’inscription

– PREND AUX PAUVRES POUR DONNER AUX RICHES »

LA CASSE DU CODE DU TRAVAIL, SAISON 2

Le mouvement de casse du code du travail, déjà bien entamé avec la loi El Khomri – un texte qui avait en réalité largement été élaboré à l’époque par Macron et son équipe à Bercy –, s’est poursuivi dès la rentrée 2017 avec les ordonnances dites de la « loi travail XXL ».

Les tendances régressives antérieures y étaient prolongées pour le pire, avec de nouvelles mesures facilitant les licenciements, dont la généralisation du « CDI de chantier », un contrat que l’employeur peut rayer d’un trait de plume du jour au lendemain, l’encouragement des « ruptures conventionnelles collectives », le plafonnement des indemnités pour un licenciement abusif ou la suppression des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) qui jouaient un important rôle de contre-pouvoir pour la protection de la santé et de la vie des salariés, etc.

Une imposture économique

Le postulat paradoxal de cette destruction en règle du droit du travail, c’est que la fluidification des licenciements va doper l’embauche. Qu’en pense la science économique dominante ? Interrogée précisément, elle peine à répondre, ainsi que s’en amuse Frédéric Lordon : « Certains se souviennent peut-être de cette stupéfiante émission de C dans l’air du 26 juin où la présentatrice lit benoîtement une question d’internaute : “Y a-t-il des exemples de dérégulation du droit du travail ayant permis de réduire le chômage et la précarité des salariés ?” Grand silence frisé, tout le monde se regarde. Et puis Raymond Soubie, dans un demi-borborygme : “Euh non…” Le 21 septembre, au 7-9 de France Inter, la science économique en majesté avec Philippe Aghion. Question : “Y a-t-il un lien prouvé et démontré entre la facilité à licencier et la facilité à embaucher ?” Réponse aux avirons : “Je pense qu’il y a eu des études, je ne peux pas vous dire quelle étude, mais enfin c’est prouvé, c’est établi.” La science donc, un peu bafouillante, mais la science : il doit y avoir “une étude” quelque part, mais on ne sait plus où on l’a mise, ni même si elle existe, peu importe en vérité : “C’est prouvé.” Ah mais flûte, voilà qu’on a retrouvé une “étude”, du Conseil d’analyse économique, dont Aghion fut membre de 2006 à 2012, et qui dit ceci : “Il n’y a pas de corrélation démontrée entre le niveau de protection de l’emploi et le chômage9.” »

C’est Muriel Pénicaud, nouvelle ministre du Travail, qui a porté publiquement ces ordonnances. Nous l’avons déjà croisée à propos de l’affaire de la visite de Macron à Las Vegas qu’elle a supervisée en qualité de VRP de la start-up nation. Mais elle a d’autres casseroles à son arc.

Comme l’a révélé Le Canard enchaîné du 20 décembre 2017, avant même de devenir ministre du Travail, la dirigeante de Business France semblait déjà fâchée avec le code du travail. Lors d’un contrôle effectué alors qu’elle était à la tête de cette agence publique, pas moins de 671 infractions au code du travail ont ainsi été constatées entre juillet 2016 et mai 2017. « Les inspecteurs, détaille l’hebdomadaire, ont relevé 557 dépassements du plafond d’heures quotidiennes pour 92 salariés […]. Au cours des 200 jours sur lesquels a porté le contrôle, 15 salariés ont crevé le plafond à 55 reprises10. » Ces infractions sont passibles d’une amende totale de 600 000 euros.

Après un passage en début de carrière par le cabinet de Martine Aubry, Muriel Pénicaud avait été recrutée en 1993 par Danone, où, à la suite d’une parenthèse de six ans chez Dassault Systèmes, elle était revenue en 2008, décrochant par l’entremise de Franck Riboud le poste envié de directrice générale des ressources humaines. C’est là que cette fille de conseiller financier révèle ses talents de boursicoteuse. En une seule journée, le 30 avril 2013, elle empoche une plus-value de 1,13 million d’euros sur ses stock-options en spéculant sur la hausse du titre à la suite de l’annonce de 900 suppressions d’emplois par le groupe11. Un profil idéal pour passer le casting de ministre du Travail d’Emmanuel Macron.

De même, le parcours du rapporteur de la loi d’habilitation aux ordonnances sur le travail à l’Assemblée, Laurent Pietraszewski, est fort instructif. Avant de devenir député LREM, ce membre de la « société civile » a fait carrière en tant que responsable des ressources humaines dans le groupe Auchan, propriété de la famille Mulliez. « Un conflit social a marqué ses débuts, se souvient L’Humanité. En 2002, alors responsable des ressources humaines de l’hypermarché de Béthune (Pas-de-Calais), une salariée syndiquée CFDT est mise à pied à titre conservatoire par la direction, pour une “erreur de commande de 80 centimes d’euro et un pain au chocolat cramé donné à une personne”, se rappelle Guy Palatine, délégué syndical central CFDT. “Une décision violente et démesurée, même en admettant que la faute a été commise, ce qui n’a jamais été prouvé”, développe-t-il, avant d’ajouter : “C’est parti loin, ma collègue avait été convoquée au commissariat et placée en garde à vue12.” »

Laurent Pietraszewski se dit aujourd’hui « persuadé que l’entreprise est un bien commun, pas un lieu d’opposition et de rapport de forces13 ». Il n’empêche : le 8 janvier 2018, le groupe Mulliez annonçait son intention d’utiliser le nouveau dispositif de ruptures conventionnelles collectives, instauré par les ordonnances Macron, pour supprimer deux cent huit postes dans l’une de ses filiales, Pimkie. Face à la résistance des syndicats, le 10 janvier, la direction renonçait aux ruptures conventionnelles collectives tout en maintenant le plan de restructuration. La ministre du Travail a approuvé ce plan de destruction créatrice : « On ne peut pas garder les métiers du passé. »

L’usine Ford à Blanquefort : un champ de bataille de la guerre de classe

La fermeture, à l’horizon 2019, de l’entreprise Ford en Gironde où les ouvriers fabriquent des boîtes de vitesses, est emblématique de la violence des riches. La fermeture a été justifiée parce qu’il n’y avait plus « aucune opportunité de production », les neuf cent dix salariés étant en quelque sorte considérés comme de simples outils de travail que l’on cesse d’entretenir lorsque leur usage est devenu inutile. Ceci alors même que la multinationale américaine a réalisé 6,37 milliards d’euros de bénéfices en 2017. Le cynisme est encore patent vis-à-vis des aides publiques : le site Rue89 Bordeaux a calculé que depuis son implantation en 1972, Ford a encaissé 120 millions d’euros d’aides publiques. Un protocole garantissant 1 000 emplois pendant cinq ans a été signé en 2013 entre Ford et les pouvoirs publics. Alors que ce protocole arrivait à échéance en mai 2018, les responsables de Ford, trop pressés, ont annoncé dès février sa fermeture définitive en 2019.

Ford a aussitôt proposé de mettre en place une cellule psychologique pour accompagner les salariés désespérés par leur avenir de futurs chômeurs. La culpabilisation des salariés fait partie de la panoplie guerrière. « Si vous ne travaillez pas jusqu’à la fermeture de l’usine, leur a-t-on dit en somme, vous serez les seuls responsables du fait qu’aucun repreneur ne se sera manifesté ! » Cet accompagnement permet également d’individualiser les problèmes des uns et des autres et de diviser les personnels et les syndicats.

À Bordeaux, les uns naissent cours Arnozan avec des titres de propriété dans la bouche (entreprises, terres viticoles, forêts, valeurs mobilières…), tandis que les autres naissent à Blanquefort avec leur seule force de travail. Cet arbitraire doit être masqué afin que la violence du système capitaliste apparaisse naturelle, comme allant de soi et ne pouvant être contestée. Car les capitalistes n’ont qu’une seule peur, celle de la solidarité des travailleurs avec la conscience juste et fondée d’être les véritables sources d’une production de richesses à laquelle ils ont laissé leur vie et leur santé.

CASSE DES SERVICES PUBLICS

Autre recours aux ordonnances, cette fois pour la SNCF. Sans avoir été annoncée dans le programme du candidat, cette contre-réforme fut menée tambour battant, au printemps 2018, pour prendre de vitesse les syndicats. Ainsi procède la guerre de mouvement menée par ce pouvoir néolibéral.

Un rapport remis le 15 février 2018 au Premier ministre par Jean-Cyril Spinetta, énarque, ancien P-DG d’Air France ayant mené la restructuration de l’ancienne entreprise publique face aux syndicats de pilotes, annonçait la couleur : il recommandait de démanteler la SNCF et de mettre fin au statut de cheminot en vue de l’ouverture à la concurrence.

En conséquence de ce « big bang » de la rentabilité, comprenait-on, les petites lignes allaient, à terme, être condamnées à fermer. Écrit en novlangue technocratique, cela donnait : « Le réseau comme les dessertes s’étendent souvent au-delà du domaine de pertinence du transport ferroviaire, alors qu’ils peinent à répondre efficacement aux besoins dans les zones denses14. »

La libéralisation des chemins de fer accentuera les fractures territoriales entre des villes desservies par les TGV et des zones périurbaines et rurales qui n’auront qu’à se rabattre sur les cars « Macron » mis en place lorsqu’il était ministre de l’Économie.

Un autre enjeu important concerne le statut de la fonction publique. En attaquant bille en tête les cheminots, l’un des secteurs les plus organisés et les plus combatifs, le gouvernement entendait, par sa victoire, dégager la voie pour d’autres remises en cause des services publics et d’autres coups de bambou sur leurs agents.

Édouard Philippe et Gérald Darmanin ont d’ores et déjà annoncé leur volonté d’étendre « largement » le recours aux contractuels et de mettre en place un vaste plan de départs volontaires pour les fonctionnaires, se conformant en cela aux promesses de campagne d’Emmanuel Macron : supprimer à terme 120 000 postes de fonctionnaires (50 000 postes dans la fonction publique d’État et 70 000 dans les collectivités).

Mathias Vicherat, camarade de classe d’Emmanuel Macron

On l’a beaucoup vu à la télévision pendant les grèves des cheminots : Mathias Vicherat, compagnon de la journaliste Marie Drucker et un temps directeur général adjoint de la SNCF, assurait alors la com’ de l’entreprise et le service après vente de la réforme face aux critiques des syndicats.

Ce partisan de la libéralisation du ferroviaire, recruté en 2017 par le P-DG Guillaume Pepy, n’est autre que l’un des anciens camarades d’Emmanuel Macron à l’ENA, membre comme lui de la fameuse promotion Senghor. Il a raconté dans la presse quelques souvenirs de leur vie estudiantine à Strasbourg, une période qui a scellé leur amitié au point d’être invité par la suite au mariage avec Brigitte : « Emmanuel est le roi du karaoké. Il a une connaissance encyclopédique de la chanson française. Et il n’est pas le dernier à déconner15. » « Avec Manu, on faisait la bringue ensemble. […] Il connaissait par cœur Stone et Charden, Gérard Lenorman aussi16. »

Gérard Lenorman ? Mais quelle chanson avait plus précisément les faveurs de « Manu » ? Les paris sont ouverts, mais nous penchons pour Si j’étais président (1980) dont vous retrouverez facilement les paroles en ligne…

1. 12 853 euros pour un emploi aidé alors que, pour le CICE, il faut compter entre 287 000 euros et 574 000 euros pour un emploi créé ou sauvegardé sur la base des chiffres du comité de suivi pour les années 2013-2014, à savoir entre 50 000 et 100 000 emplois créés ou sauvegardés ; voir Jean-Michel Dumay, « Haro sur les contrats aidés ! », Manière de voir, no 156, décembre 2017-janvier 2018 ; Lionel Venturini, « 300 000 à 600 000 euros par emploi aidé, le gâchis du CICE », L’Humanité, 30 septembre 2016.

2. Interview réalisée par Alexandre Fache, « Contrats aidés. “Et dans leurs larmes, coulera l’appétit sans limites du capital” », L’Humanité, mardi 5 décembre, 2017 ; voir également Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Les Prédateurs au pouvoir. Main basse sur notre avenir, op. cit., p. 56-60.

3. Isabelle Rey-Lefebvre, « Groupe SOS : un trésor immobilier évalué à 500 millions d’euros », Le Monde, 6 décembre 2018.

4. Idem.

5. Isabelle Rey-Lefebvre, « Budget du logement : la (maigre) concession du gouvernement aux HLM », Le Monde, 3 novembre 2017.

6. Isabelle Rey-Lefebvre, « HLM : les bailleurs sociaux vont vendre, sous la contrainte, une partie de leur parc », Le Monde, 9 octobre 2018.

7. Selon les statistiques de l’Insee sur « les revenus et le patrimoine des ménages » en 2016, 9 millions de Français dont 3 millions d’enfants sont concernés par le seuil de pauvreté qui caractérise les personnes qui vivent avec 60 % du revenu médian (1 692 euros en 2015), soit 1 015 euros par mois.

8. Ambroise Croizat, ouvrier communiste, fut député puis ministre du Travail à la Libération. Entre 1945 et 1947, il met en place le système de protection sociale en France. Ce comparatif est extrait d’un tract qui nous a été offert par des militants de la CGT du Val-de-Marne lors d’une des grandes manifestations contre les ordonnances d’Emmanuel Macron sur le code du travail.

9. Frédéric Lordon, « Le service de la classe », Les blogs du « Diplo », 3 octobre 2017.

10. Le Canard enchaîné, 20 décembre 2017.

11. Sébastien Crépel, « Stocks-options. La ministre du Travail touche le pactole sur le dos des emplois », L’Humanité, jeudi 27 juillet 2017.

12. Lola Ruscio, « Laurent Pietraszewski, le “dialogue social” made in Auchan », L’Humanité, 4 août 2017.

13. Delphine Tonnerre, « Laurent Pietraszewski au cœur du premier dossier du quinquennat, la réforme du code du travail », La Voix du Nord, 24 juillet 2017.

14. Cité par Marie Astier dans « Le rapport Spinetta conseille de fermer les petites lignes de chemin de fer », Reporterre, 15 février 2018.

15. Paris Match, 11 mai 2017.

16. Libération, 8 mai 2017.

10. Et pendant ce temps-là, les fraudeurs fiscaux peuvent dormir tranquilles

LE VERROU DE BERCY, C’EST FINI ?

Dans un précédent ouvrage1, nous avions étudié le fonctionnement de ce dispositif appelé « verrou de Bercy ». En France, c’est au ministre du Budget – et non pas à une justice indépendante – que revient le privilège d’autoriser ou non des poursuites pour fraude fiscale. Bercy peut ainsi secrètement et à sa guise bloquer d’éventuelles procédures judiciaires à l’encontre de certains délinquants fiscaux, en général ceux de la « haute ». Le caractère ubuesque de la chose a éclaté au grand jour lors de l’affaire Jérôme Cahuzac, puisque c’était lui, en tant que ministre du Budget, qui devait engager des poursuites judiciaires à l’encontre de lui-même en tant que… fraudeur fiscal.

Très tôt, sous la nouvelle mandature, la question du verrou de Bercy s’est invitée dans les débats. En juillet 2017, lors de l’examen du projet de loi sur la « confiance dans la vie politique », les sénateurs ont introduit, contre l’avis du gouvernement, un amendement surprise qui déverrouillait un peu le cadenas sans aller jusqu’à le faire sauter. En cas d’abus de bien social, la justice pourrait engager des poursuites au pénal sans passer par le ministre du Budget.

Ce fut l’occasion de premiers déchirements au sein de la majorité. Tandis que la députée MoDem et ex-magistrate Laurence Vichnievsky appelait à en finir avec une « anomalie judiciaire » portant « atteinte à la séparation des pouvoirs »2, la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, s’opposait à toute remise en cause du fameux verrou, ceci afin de « ne pas surpénaliser la fraude fiscale » : « Le gouvernement, assumait-elle, ne souhaite donc pas généraliser la sanction pour fraude fiscale par le juge pénal3. »

L’amendement des sénateurs fut retoqué de justesse grâce à la mobilisation d’une courte majorité de députés macroniens disciplinés en commission des lois. Mais le dossier n’était pas clos. Face à la fronde, il fallait donner le change.

C’est dans ce contexte, que fut créée, en janvier 2018, une mission d’information d’une vingtaine de députés chargée de se pencher sur le sujet. Lors des auditions, Éliane Houlette, procureure générale du parquet national financier, dénonçait « l’incohérence entre la gravité affichée du délit de fraude fiscale et le régime dérogatoire dont le verrou de Bercy fait l’objet ». La ministre de la Justice, elle, continuait à défendre le maintien du verrou, tout en concédant la nécessité de « circonscrire les comportements frauduleux les plus graves »4.

La rapporteuse, une ancienne haute fonctionnaire de Bercy devenue députée LRM, Émilie Cariou, esquissait un aménagement possible : sans revenir sur la dérogation au droit commun selon laquelle seul le parquet peut décider d’engager ou non des poursuites au pénal, il s’agirait de faire examiner les dossiers des plus gros fraudeurs, selon des critères à définir, conjointement par le fisc et le parquet5.

Le 3 juillet 2018, lorsque ce rapport fut discuté au Sénat, en présence du ministre Gérald Darmanin, Monique avait fait le déplacement. Animée du fol espoir d’assister pour de vrai à la mise à mort du verrou de Bercy, elle avait pris place dans la tribune avec calepin, stylo et mission explicite de ne rien faire tomber sur les crânes chauves des sénateurs juste en dessous d’elle.

Las, Darmanin n’en fit rien, soutenant au contraire l’amendement d’un sénateur LR, Albéric de Montgolfier, aristocrate grisonnant, châtelain de Beynac (Dordogne), dont la famille multiplie les mentions dans le Bottin mondain. Sa proposition : que seuls les dossiers de fraude les plus graves soient automatiquement transmis au parquet, tout en maintenant de façon générale le monopole de l’administration fiscale en matière de poursuites6.

Après moult péripéties, l’Assemblée passa au vote d’une loi, le 19 septembre 2018. Dans la foulée, Gérald Darmanin se précipita sur son compte Twitter pour annoncer la bonne nouvelle : « Historique : le verrou de Bercy, c’est fini ! » – ceci donc en contradiction apparente avec la position qu’il n’avait cessé de défendre. Clarification et réponse immédiate, par tweet interposé, du Syndicat de la magistrature : « Le verrou de Bercy n’est pas supprimé, il est juste aménagé. L’arbitraire est encadré par des critères, c’est toujours ça de pris. Mais le principe du verrou demeure : la justice restera bloquée pour les fraudes qu’elle découvre elle-même. » En fait, loin d’une abrogation, la loi mettait en place, selon le schéma déjà évoqué, un « mécanisme de transmission automatique » pour les cas de fraude les plus graves, au-dessus d’un seuil de 100 000 euros. Mais il faut rappeler que la fraude fiscale de Jérôme Cahuzac a été étouffée pendant des années malgré les alertes de différents inspecteurs des impôts, et que sa révélation au grand public n’est due qu’au travail d’un journaliste de Mediapart.

LE DROIT À L’ERREUR ET AUTRES PETITS
ARRANGEMENTS ENTRE AMIS

Dans son rapport sur la fraude fiscale en France publié en septembre 2018, Solidaires-Finances évalue le manque à gagner à 100 milliards d’euros pour les finances publiques7. Ce chiffre, qui équivaut à une fois et demie la somme récoltée par l’impôt sur le revenu, est à mettre en regard du déficit de l’État, estimé à 80 milliards pour 2018. Alors même que la fraude fiscale s’aggrave (20 milliards de plus qu’il y a cinq ans), l’État réduit les moyens disponibles pour faire rentrer l’argent. Depuis 2010, plus de 3 000 emplois ont été supprimés dans les services de contrôle fiscal. Pour les délinquants fiscaux, passer entre les mailles et se dérober à la solidarité nationale semble n’avoir jamais été aussi facile. Si, en 2008, les entreprises soumises à la TVA risquaient un contrôle de leur comptabilité tous les quatre-vingt-quatre ans, dix ans plus tard, cette probabilité, déjà ridiculement faible, est tombée à un tous les cent trente ans8

À cette centaine de milliards d’euros qui manquent à l’État chaque année à cause de la fraude fiscale, il faut ajouter les niches fiscales qui sont passées de 72,7 milliards d’euros en 2010 à 99,8 milliards d’euros en 20189. Sans compter les fameuses MPCI (modalités particulières du calcul de l’impôt) que nous avions découvertes grâce à Jérôme Cahuzac lorsqu’il était président de la commission des finances de l’Assemblée nationale en 2011 et qui permettent de mettre à l’abri des regards indiscrets des niches au coût très élevé.

Bernard Arnault : merci qui ?

Bernard Arnault est l’homme le plus riche de France, le quatrième du monde. Rien qu’entre 2017 et 2018, il a vu sa fortune augmenter de 56 %, passant ainsi de 46 à 73 milliards d’euros10. Pour donner un ordre d’idée, cela correspond à plus de 4 millions d’années de SMIC cumulées.

Malgré cela, il n’hésite pas à pratiquer l’optimisation fiscale grâce aux 202 filiales de LVMH domiciliées dans des paradis fiscaux. Des montages financiers sophistiqués, notamment en Belgique, lui permettent également d’organiser à moindres frais, via sa holding Pilinvest, la transmission à ses enfants des titres financiers du groupe Arnault qui contrôle toutes ses sociétés. Les Paradise Papers nous ont en outre permis de découvrir dans son patrimoine officieux une somptueuse propriété de 129 hectares à 30 kilomètres au nord de Londres, cachée dans une société écran11.

Parmi les premières mesures annoncées par Emmanuel Macron à son arrivée à l’Élysée, figurait l’instauration d’un « droit à l’erreur » pour les particuliers et pour les entreprises. « C’est la possibilité offerte à chaque Français de pouvoir se tromper dans ses déclarations à l’administration sans risquer une sanction au premier manquement », résume au Figaro le cabinet de Gérald Darmanin. En clair : l’État offre une tournée gratuite aux fraudeurs en puissance, qui n’auront qu’à arguer de leur « bonne foi » au premier coup pour obtenir la clémence.

« C’est un changement énorme pour les entrepreneurs, confie le président à Forbes, historiquement, l’administration française avait le réflexe de sanctionner les contribuables lorsqu’ils découvraient une irrégularité ou une erreur fiscale. Nous voulons à présent que notre administration puisse accompagner les contribuables et les entrepreneurs et les aider à corriger ces erreurs. » Entre la lutte contre la fraude fiscale et le droit à l’erreur, cherchez l’erreur…

Outre ce nouveau « droit à l’erreur », il existe, de plus longue date, d’autres grands procédés permettant aux fraudeurs fiscaux qui se font prendre d’échapper aux affres d’un procès, dont le « plaider coupable » et le « paiement sans reconnaissance de culpabilité ».

La loi relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, votée le 6 décembre 2013 à la suite de l’affaire Cahuzac, a mis en place la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC). Si la personne mise en examen reconnaît les faits qui lui sont reprochés et accepte de plaider coupable, le procureur de la République propose des sanctions pénales au prévenu et chiffre le montant des sanctions financières qu’il devra verser aux parties civiles. L’intérêt du « plaider coupable » réside dans l’économie de temps qu’il offre par rapport aux procédures longues et fastidieuses que nécessitent la complexité et la sophistication des circuits et des élaborations des fraudes financières et fiscales. Autre avantage, cette tractation bénéficie d’une discrétion absolue : à l’issue de la procédure, au lieu d’être cloués au pilori de l’audience publique, ces prévenus de la haute société sont désormais convoqués à l’insu de la presse, dans la salle de la bibliothèque de l’immeuble de la rue des Italiens qui abrite les juges d’instruction et le parquet des services économiques et financiers12.

Quelques semaines après la fin du procès de Jérôme Cahuzac, la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016 a introduit la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). Cette disposition soulage les banques de la peur d’être poursuivies et condamnées en tant que personnes morales, en leur offrant une nouvelle opportunité d’échapper au pénal. C’est ainsi que la HSBC Private Bank (Suisse) a pu conclure, en novembre 2017, un accord avec le parquet national financier qui, en échange de 300 millions d’euros d’amende et la reconnaissance des faits, mais pas celle de sa culpabilité, balaie une fraude fiscale évaluée à 1,6 milliard d’euros. C’est au cœur de Bercy que les plus hauts responsables participent ainsi à la construction du déficit public, en permettant à de gros fraudeurs, non seulement de payer des amendes dérisoires par rapport à l’ampleur des sommes détournées, mais aussi d’échapper au pénal ainsi qu’à la reconnaissance de leur culpabilité. Le droit de la liberté du renard dans le poulailler planétaire est ainsi officiellement reconnu.

L’AFI, une « internationale des riches » trop méconnue

Fondée en 1938, l’Association fiscale internationale (AFI), qui fonctionne par cooptation comme dans un cercle, comprend, à l’échelle de la planète, 13 000 membres dont 508 Français et 1 082 Suisses. Thomas Lemahieu, journaliste au quotidien L’Humanité, a mis en évidence, dans un article du 17 juillet 2018, la promiscuité au sein de l’AFI entre les actionnaires et les dirigeants des multinationales d’une part, et d’autre part, les grands pontes des administrations fiscales et judiciaires des États et des institutions internationales. Au comité scientifique de la branche française siègent Laetitia de La Rocque, la directrice des questions fiscales de l’AFEP, une organisation patronale, Jean-Luc Barçon-Maurin, le chef du service juridique de la fiscalité de la Direction générale des finances publiques (DGFIP), les dirigeants des pôles fiscaux de Total et de Danone, des juges, des conseillers d’État et des avocats fiscalistes. Le président, Bruno Gilbert, est, lui, avocat associé de CMS Bureau Francis Lefebvre. À sa sortie de l’ENA, comme administrateur civil, il a été en charge du bureau des relations fiscales internationales au ministère de l’Économie et des Finances de 1988 à 1990, puis conseiller technique au cabinet de Nicolas Sarkozy lorsque celui-ci était ministre du Budget de 1993 à 1995. Il a rejoint le privé en 2001 en entrant au cabinet Francis Lefebvre. En 2002, il cumule avec une nouvelle fonction, celle de président du forum de l’Union européenne sur les prix de transfert.

1. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Tentative d’évasion (fiscale), Zones, Paris, 2015.

2. Voir Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot et Étienne Lécroart, Les Riches au tribunal, op. cit.

3. https://www.senat.fr/seances/s201707/s20170711/s20170711004.html.

4. Audrey Tonnelier, « Verrou de Bercy : la résistance de Belloubet », Le Monde, 3 mai 2018.

5. Selon les déclarations d’Émilie Cariou au journal Le Monde du 24 mai 2018.

6. Ceci sous trois critères cumulatifs qui seraient inscrits dans la loi : plus de 80 % de pénalités financières, un montant élevé de fraude, dont le seuil serait de 100 000 euros, la récidive ou un comportement aggravant comme par exemple l’utilisation de faux documents ou de prête-noms.

7. Emmanuel Lévy, « Exclusif. La fraude fiscale explose et atteint les 100 milliards d’euros ! », Marianne, 13 septembre 2018.

8. Sébastien Meurs, « Fraude fiscale : l’État s’assied sur 100 milliards d’euros chaque année », Capital, 13 septembre 2018.

9. Thomas Le Bars, « Les niches fiscales coûteront encore plus cher en 2018 », Capital, 4 octobre 2017.

10. Classement des cinq cents premières fortunes professionnelles de France établi par l’hebdomadaire Challenges.

11. Jean-Baptiste Chastand, Anne Michel, Maxime Vaudano et Jérémie Baruch, « Paradise Papers. Révélations sur le patrimoine offshore de Bernard Arnault, première fortune de France », art. cit.

12. Voir Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Tentative d’évasion (fiscale), op. cit., p. 175-177.

11. Sous les belles paroles du « champion de la terre », une imposture écologique

En septembre 2018 à New York, Emmanuel Macron s’est vu décerner le titre pompeux de « champion de la Terre ». Pourtant, derrière la poudre de perlimpinpin de ses postures médiatiques – dont le fameux « Make the planet great again1 » rétorqué à Donald Trump –, son action n’est pas au rendez-vous. Son empressement à multiplier les cadeaux aux ultra-riches n’a d’égale que son inertie pour ce qui est de sauver de la planète. Quoi de positif en effet dans son bilan en matière de politique environnementale ? On voit mal que retenir à part l’abandon définitif du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes – et encore, sous la pression et au prix d’une violence policière inouïe contre les résistants de la ZAD.

« La planète est en train de devenir une étuve, nos ressources naturelles s’épuisent, la biodiversité fond comme neige au soleil. Et on s’évertue à réanimer un modèle économique qui est la cause de tous ces désordres. Je ne comprends pas comment, après la conférence de Paris, après un diagnostic imparable, ce sujet est toujours relégué dans les dernières priorités. » Ainsi s’exprimait Nicolas Hulot en annonçant en direct sa démission du gouvernement sur France Inter, le 28 août 2018. Le poids des lobbyistes de l’agriculture productiviste, du nucléaire ou des énergies fossiles a fini par vaincre ses velléités de mettre l’écologie au cœur de la politique gouvernementale. Pendant des mois, le ministre aura dû avaler couleuvre sur couleuvre. Petits rappels.

LES COULEUVRES DE MONSIEUR HULOT

Le glyphosate

La majorité présidentielle a refusé d’inscrire dans la loi sur l’alimentation l’interdiction d’ici à 2021 du glyphosate, un herbicide pourtant classé cancérigène pour l’homme et possiblement responsable de la disparition des abeilles. Le 29 mai 2018, à 2 heures du matin, soixante-trois députés ont voté pour son maintien et vingt pour sa prohibition. En cette nuit de printemps, ces parlementaires ont donné la priorité aux intérêts financiers sur la santé de la population.

Les députés de La République en marche ont confirmé cette position le 15 septembre 2018 après la démission de Nicolas Hulot, lors de la nouvelle lecture du projet de loi, en rejetant un nouvel amendement par quarante-deux voix contre trente-cinq. Ces quarante-deux députés ont été mis à l’honneur sur les réseaux sociaux comme les « quarante-deux salopards ».

Fin de l’exploration des hydrocarbures en France ?

Alors qu’il était ministre de l’Économie à Bercy, Emmanuel Macron avait accordé des permis de recherche minière (argent, cuivre, zinc…) en Bretagne, sans tenir compte de l’impact environnemental. Mais il a dû les abroger en juin 2018 devant la colère des habitants2. En septembre 2017, la multinationale française Total a vu reconduit pour deux ans son permis d’exploration pétrolière au large de la Guyane. Les écologistes s’opposaient à ces forages maritimes qui menacent la biodiversité, notamment par le rejet de boues toxiques.

La loi Hulot, votée en décembre 2017, prévoit certes la fin de toute exploration et exploitation des hydrocarbures sur le sol français. Mais ceci à échéance 2040, et encore, avec des dérogations, comme pour le bassin de Lacq qui exploite du gaz soufré. Sans compter que l’exploration et l’exploitation des gaz de couche demeurent autorisées. L’intense lobbying de la société La Française de l’Énergie, investie dans l’exploitation de ce type de gaz en Lorraine et dans les Hauts-de-France, n’est pas pour rien dans cette exemption3.

Ajoutons que Nicolas Hulot n’a pas été capable de prendre une décision sur le projet de mine aurifère de la Montagne d’or en Guyane. Il n’a pas non plus renoncé au projet de stockage des déchets nucléaires à Bure.

Et le nucléaire ?

Lors du sommet international sur le climat, qui se tenait en octobre 2017 à Bonn, Emmanuel Macron s’est fait le porte-voix des lobbyistes du nucléaire, au bénéfice d’EDF et d’Areva. En novembre 2017, Nicolas Hulot, ministre de tutelle d’EDF, renonce à l’échéance de 2025 pour baisser à 50 % la part du nucléaire dans la production électrique, alors que cet horizon est inscrit dans la loi de transition énergétique. La pression de Matignon et de l’Élysée a été très forte. Aucune autre date n’a été fixée.

Il faut rappeler qu’un nouveau réacteur, Evolutionary Power Reactor (EPR), est en construction à Flamanville dans la Manche depuis 2007 et ne sera opérationnel qu’en 2020, pour un montant de 10,9 milliards d’euros. Ce réacteur, dit de « troisième génération », qui est au cœur de la stratégie d’EDF, doit prendre le relais des centrales actuelles, après quarante ans de fonctionnement. Le lendemain même de la démission de Nicolas Hulot, un rapport est rendu public qui propose la construction de six EPR à partir de 2025, alors que cette date devait précisément constituer la date butoir pour la réduction de moitié de la part du nucléaire dans la production d’électricité.

FLORAISON DES TAXES VERTES

Cela n’est pas passé inaperçu : en janvier 2018, le gouvernement a décidé d’augmenter la taxe carbone de 7,6 centimes pour le diesel et de 3,9 centimes pour l’essence, sans oublier les 20 % de TVA. Le tout représente 4,4 milliards de plus dans les caisses de l’État en 2018 par rapport à 20174. Le raisonnement derrière cette « fiscalité écologique » c’est que si les prix augmentent, un peu comme pour le tabac, les gens vont réduire ou arrêter leur consommation. Sauf que, toute une partie de la population, en l’absence d’infrastructures alternatives de transport, dépend entièrement de la voiture pour les trajets domicile/travail. Pour cette France-là, qui n’a pas vraiment le choix, le seul effet de la taxe est de rendre les fins de mois plus difficiles encore.

À la différence des impôts dits « progressifs », ces taxes ne sont pas modulées selon les revenus. D’où leur caractère inégalitaire. Moins vous êtes riche, plus la charge sur le plein d’essence est lourde rapportée à ce que vous touchez. Ce sont les ménages modestes, ceux pour qui les dépenses contraintes (loyers, téléphone, etc.) représentent déjà une part plus importante de leur budget, qui sont les plus pénalisés. Et comme ce sont aussi eux qui ont le moins les moyens de se payer une Tesla – voiture non polluante dont le premier prix débute à 53 000 euros – pour réduire leurs émissions de gaz carbone, ils sont davantage prisonniers de cette fiscalité punitive.

Mais ce n’est pas tout, car cet alibi environnemental masquait encore un grand détournement fiscal. Alors même que le gouvernement justifiait la hausse des taxes par la nécessité de la transition écologique, seule une portion congrue des recettes était affectée à cette mission. Ainsi, dans le budget 2019, sur le produit total de la taxe intérieure sur la consommation de produits énergétiques (TICPE), seuls 19 % allaient être dédiés à l’écologie. Comme le remarque la députée européenne écologiste Karima Delli, si Emmanuel Macron « luttait à fond contre le dérèglement climatique, il consacrerait 100 % du produit de ces taxes à la mise en place d’alternatives à la voiture individuelle5 ».

On fait ainsi porter la responsabilité de la pollution aux automobilistes en faisant payer le prix fort aux plus modestes d’entre eux tout en épargnant les grandes entreprises, à commencer par les compagnies pétrolières et les constructeurs automobiles. Pour ce qui est de ces derniers, on sait depuis le scandale Volkswagen en 2015 qu’ils n’hésitent pas à trafiquer les tests sur les véhicules afin de maquiller leur niveau réel d’émissions polluantes. Cela ne les empêche pas de continuer en France à empocher les millions distribués au titre du CICE.

Cent entreprises responsables de plus de 71 % des émissions carbone

L’ONG Carbon Disclosure Project a publié en 2017 un rapport qui classait pour la première fois les entreprises, plutôt que les États, selon leur part dans les émissions carbone relâchées dans l’atmosphère entre 1988 et 2016. Le résultat de l’étude est édifiant : 71 % des émissions de gaz à effet de serre proviennent de cent grandes entreprises6. Parmi elles, surtout des sociétés extractrices d’énergies fossiles (pétrole, charbon et gaz naturel), dont la plupart sont publiques ou liées à des États. Le français Total, qui figure en 19e position dans le classement, est responsable de 0,9 % des émissions mondiales de gaz carbonés.

Un Gattaz à effet de serre

En septembre 2018, a fuité sur le site Euractiv un mémo confidentiel rédigé au sein du puissant lobby patronal européen Business Europe, dirigé par l’ancien président du Medef, Pierre Gattaz7. Le texte présente des stratégies de communication pour contrer toute politique plus exigeante en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre au sein de l’UE. Il s’agit de fournir aux hommes d’affaires les arguments à mettre en avant pour faire capoter les projets de restriction de la liberté de polluer. Les armes idéologiques sont ainsi énoncées : « Être plutôt positif tant qu’il s’agit d’une déclaration politique qui n’a pas d’implications pour la législation européenne en vue de 2030 », « s’opposer à l’augmentation des ambitions, en utilisant les arguments habituels que nous ne pouvons agir seuls dans un marché mondialisé et qu’on ne peut pas compenser pour les autres, etc. », « remettre en question le processus de décision en demandant plus de transparence dans les calculs, la réalisation d’une étude d’impact, le risque de créer de l’instabilité ». « Minimiser le sujet en argumentant que la formalisation d’une ambition supplémentaire […] n’est pas ce qui compte le plus. Le plus important est de pousser d’autres grandes économies à s’aligner sur les ambitions européennes, faire que la transition dans l’Union européenne soit un succès. Pour cela nous avons besoin de stabilité pour mobiliser les investissements. »

1. Traduction : « Rendre sa grandeur à la planète. »

2. lefigaro.fr, 6 juin 2018.

3. Attac, Fondation Copernic, L’Imposture Macron. Un business model au service des puissants, Les liens qui libèrent, Paris, 2018, p. 77.

4. Arnaud Gonzague, « Que faire des milliards de la taxe carbone ? », nouvelobs.com, 7 juillet 2018.

5. Karima Delli, « Et si les constructeurs automobiles payaient leur part ? », nouvelobs.com, 13 novembre 2018.

6. https://www.cdp.net.

7. Aude Massiot, « Quand le lobby du patronat européen veut “minimiser” les efforts climatiques », Libération.fr, 19 septembre 2018.

Conclusion. Le président des ultra-riches

« Avec l’âge, je suis devenu modeste : Macron, c’est moi en mieux1. »

Nicolas Sarkozy

« Le président des riches, c’est ce qu’on entend beaucoup. C’est ce que vous pensez ?

— Non, ce n’est pas vrai. Il est le président des très riches2. »

François Hollande

Pour paraphraser François Hollande – une fois n’est pas coutume –, nous affirmons qu’Emmanuel Macron n’est pas le président des riches. Il est le président des ultra-riches. Cela, nous avons essayé de le montrer par des moyens sociologiques, en croisant le contenu de sa politique sociale et économique avec sa trajectoire sociobiographique et le maillage oligarchique de son pouvoir.

Le président de la République a agi dès le début de son quinquennat au pas de charge, avec un pilonnage de lois prises sous forme d’ordonnances. L’empilement des mesures engagées à un rythme effréné a réussi à tétaniser les résistances. Mais cela n’eut qu’un temps. Désormais, une autre période s’est ouverte. Ce pouvoir a montré qu’il pouvait reculer – voire vaciller.

Richard Ferrand, président du groupe En marche ! à l’Assemblée nationale, eut un jour une formule involontairement prophétique : « Emmanuel Macron, déclarait-il en octobre 2017, n’est pas le président des riches, c’est le président du risque3. » Ce qu’il voulait dire par là, en bonne novlangue néolibérale, c’est qu’il était le président des actionnaires – ces rentiers irresponsables que l’on nous dépeint depuis les années 1980 comme des investisseurs intrépides. Mais l’expression prend à présent un autre sens. Du fait du rejet massif que sa politique oligarchique, trop voyante, trop arrogante, a réussi à concentrer sur sa personne, Macron représente désormais un risque politique pour la classe sociale dont il a voulu trop agressivement – trop « intelligemment4 », diront certains – défendre les intérêts.

Le mouvement des « gilets jaunes » constitue une première alerte sérieuse pour l’oligarchie au pouvoir. Gageons que d’autres séismes politiques viendront, pour le meilleur ou pour le pire. Nul ne sait encore comment tournera cette tragi-comédie, mais il est probable que nous n’en sommes encore qu’aux premiers actes. De notre combativité collective dépendra le dénouement.

Christophe Castaner déclarait, le 7 décembre 2018, qu’« environ 10 000 “gilets jaunes” dans toute la France, ce n’est pas le peuple, ce n’est pas la France, c’est une petite minorité ». Le prenant au mot, nous lui répondons ceci : quelques milliers d’ultra-riches en « costard sombre » ce n’est pas le peuple, ce n’est pas la France, c’est une petite minorité. On ne peut pas les laisser, ces factieux à Rolex, ces casseurs en col blanc, continuer à piller nos vies.

1. Le Canard enchaîné, 7 juin 2017.

2. Quotidien, 25 avril 2018.

3. Le Parisien, 19 octobre 2017.

4. Gilles Le Gendre, député et président du groupe LRM à l’Assemblée nationale, le 17 décembre 2018 sur Public Sénat.

Épilogue. Le jour où les gueux ont envahi les beaux quartiers

AVENUE MONTAIGNE : LES « GILETS JAUNES »
INTERPELLENT LES GRANDS BOURGEOIS

En ce samedi 24 novembre 2018, nous partons rejoindre le mouvement des « gilets jaunes » pour nous faire notre propre opinion. Nous sommes sceptiques quant aux amalgames, relayés par le gouvernement, entre cette mobilisation et une bande de « factieux » d’ultra-droite. Cette étiquette sert surtout à discréditer la colère des « gueux », pour reprendre une expression souvent employée par des manifestants qui se sentent dépouillés non seulement financièrement mais jusque dans leur humanité même.

Dans les témoignages que nous avons recueillis, c’est le mépris et l’arrogance d’Emmanuel Macron qui sont pointés du doigt, bien plus souvent que la hausse des taxes sur le carburant. Cette hausse n’a été que le déclencheur d’une colère beaucoup plus profonde qui réunit les hommes et les femmes dans une révolte dont ils savent parler. Ils contestent la légitimité d’Emmanuel Macron à l’Élysée : « Nous ne sommes pas dans une démocratie mais dans une dictature ! », « Nous allons faire en sorte que Macron ne puisse plus se présenter comme le chef du monde libre et de la démocratie », « Plus rien n’est cohérent, on ne peut plus faire de projets ». Quant aux violences commises, notamment sur les Champs-Élysées, ils y voient « la réponse à la violence de l’oppression que nous subissons chaque jour ».

La préfecture de police voulait les cantonner sur le Champ-de-Mars qu’ils ont boudé tout au long de la journée au bénéfice des lieux de pouvoir, le plus près possible de l’Élysée. Les « gilets jaunes » choisissent de manifester dans les beaux quartiers, de façon visible avec ce fameux gilet jaune fluorescent, symbole des gens de peu et de leur chaleureuse détermination à renverser les rapports de forces : « C’est nous qui vous engraissons : rendez-nous notre pognon ! », lancent-ils à destination des clients du restaurant L’Avenue, à cheval entre l’avenue Montaigne et la rue de Marignan, juste en face de chez Dior.

Pour nous deux, la confrontation entre les « gilets jaunes » et les clients chics de ce restaurant cher du VIIIe arrondissement a constitué un moment d’observation sociologique exceptionnel. Repoussés par les gaz lacrymogènes, les bombes assourdissantes et les canons à eau, nous avons fui par la rue de Marignan avec le slogan repris en chœur : « Macron démission ! »

Il est environ 13 heures et la terrasse du restaurant est pleine à craquer d’hommes et de femmes des beaux quartiers qui portent sur leur corps et leur tenue vestimentaire la douceur et la richesse d’une vie quotidienne embaumée par les pétales de rose. Les « gilets jaunes » encerclent la terrasse avec leur corps malmené par des conditions de vie difficiles. Il n’y aura aucune violence physique, mais les paroles seront franches dans cette confrontation de classe entre les premiers et les derniers de cordée : « Profitez-en, cela ne va pas durer », « Picolez car vous n’allez pas rire longtemps ».

Les femmes, minces et élégantes, et leurs maris en costume croisé se lèvent peu à peu pour se réfugier à l’intérieur du restaurant. « Ah bon ! Alors on vous dérange ? », demande un « gilet jaune ». Qu’à cela ne tienne, les manifestants se collent aux baies vitrées et poursuivent leurs invectives de classe : « L’ISF pour les bourgeois ! », « Ils sont en train de bouffer notre pognon ». C’en est trop, les clients du restaurant ferment alors les rideaux. « Ah ! Vous ne voulez plus voir les gueux ? »

Nous avons été frappés par le calme des grands bourgeois et surtout par leur détermination à déjeuner dans ce restaurant, le lieu où ils avaient décidé de retrouver leurs amis et où ils avaient réservé leur table, dans un entre-soi qu’ils savaient, au fond d’eux-mêmes, garanti par les forces de l’ordre. Au point même que, vers 13 h 30, quelques clients faisaient la queue à l’extérieur en attendant de pouvoir bénéficier d’une table à l’intérieur. Ils ont affiché une assurance de classe qui ne doit pas présenter de faille, tant que leur vie n’est pas en danger.

Nous avons été surpris par la reconnaissance parmi les manifestants de notre travail sur la violence des riches. « Vous avez mis des mots sur notre souffrance », nous a dit l’un d’entre eux. Nous avons fait des selfies, il y a eu des embrassades amicales, nous avons échangé et longuement discuté avec les personnes qui nous ont reconnus et abordés.

Avant de partir pour le salon du livre de Radio France à la Maison de la radio, dans le XVIe arrondissement, nous avons croisé un militant de la fédération CGT des dockers. Pour lui, il fallait que les syndicats « rallient les gilets jaunes pour participer à ce mouvement […], pour l’orienter et le soutenir dans ses aspects de confrontation entre les intérêts du capital et ceux du travail ».

LE JOUR D’APRÈS, LES BEAUX QUARTIERS S’ÉVEILLENT ET PRIENT

Le dimanche 9 décembre 2018, nous sommes de retour dans les beaux quartiers où la nouvelle manifestation de la veille aux couleurs des « gilets jaunes » a laissé de multiples traces. Nous nous engageons dans l’avenue Hoche près de l’Arc de triomphe. Nous lisons les dizaines de graffitis qui vouent aux gémonies le système capitaliste, les banques, les magasins de luxe et surtout Emmanuel Macron : « Macron défenestration », « Macron décapitation », « Premiers de cordée pendez-vous », « Joyeux Noël Manu », « On veut bien vous laisser votre pognon, on veut juste tout le reste », « Macron enculé », « Macron dégage », « Macron démission », « T’as la jaunisse Macron », « Brûler l’Élysée », « Macron en PLS », « Macron Le Pen Mélenchon dégagez tous », « Comme les gueux ont pris la Bastille ».

Les « gilets jaunes » n’hésitent plus à exiger le rétablissement de l’ISF, la traque de la fraude fiscale des plus riches et la destitution du locataire de l’Élysée pour violence contre son propre peuple. Le Crédit coopératif, à l’angle de l’avenue Hoche et de la rue de Courcelles, est entièrement calfeutré avec des plaques de bois. Comme la Société générale à quelques mètres. Le Crédit lyonnais du boulevard Haussman, lui, ne s’est pas protégé. Éventré, ouvert au tout-venant, caillassé, son distributeur extérieur bousillé, il expire sous ce séisme social. Un rappel de la promiscuité d’Emmanuel Macron avec les banques, badigeonné sur un mur : « Macron = Rothschild », complète le tableau.

Nous notons sur notre calepin d’autres slogans qui, à cette heure matinale, n’avaient pas encore pu être tous effacés par les agents du service de la propreté de la ville de Paris, qui, ironie du sort, portent eux aussi depuis longtemps des gilets jaunes réglementaires : « Vive l’anticapitalisme », « Agir en primitif, prévoir en stratège », « Tremblez bourgeois », « Plus de monde à la fac pour ne pas finir à la BAC », « Les monstres sont à Matignon », « Nous sommes magnifiques ».

Les rues et avenues étant franchement désertes en ce dimanche matin, nous décidons d’aller assister à la messe solennelle de 11 heures à l’église Saint-Augustin. Depuis les attentats, ce lieu de culte, conçu par Baltard entre 1860 et 1871, est gardé par l’armée, dans le cadre du plan Vigipirate, notamment lors des messes du dimanche où affluent des riverains fortunés avec leurs enfants dans une atmosphère d’ordinaire enjouée. Aux pieds de l’un de ces jeunes soldats surchargés de matériel de guerre, subsiste un autre graffiti, que nous nous empressons d’ajouter à notre collection : « Macron nique ta mère. »

L’église immense est quasiment pleine de fidèles dont les apparences et les manières ne laissent aucun doute quant à leur appartenance sociale. Ils sont venus en famille avec des ribambelles d’enfants pour s’entendre confirmer qu’ils sont bien sur le chemin de la vérité, de la justice, du droit, de la paix et de la béatitude – c’est du moins ce que leur a dit le curé. Le sermon est consacré, à partir de l’Évangile selon saint Luc, au thème de la marche. Il faut faire la distinction entre les bons chemins, les voies du rassemblement, celles qui guident vers l’étoile qui brille au firmament du grand large, et les mauvais, ceux de l’errance où le mouvement est sans fin ni but. Nous croyons saisir l’allusion. Dans le contexte actuel, une fois n’est pas coutume, les chemins de la perdition mènent en sens giratoire aux Champs-Élysées et ceux qui les empruntent cassent tout sur leur passage au rond-point de la place de l’Étoile.

Après le baptême des santons, apportés par les petits enfants, le prêtre se laisse aller à quelques trivialités en rappelant, non sans quelque gêne, que ceux qui auront la générosité de donner de l’argent pour le denier du culte bénéficieront de déductions fiscales à hauteur de 66 %. L’église a même trouvé « une astuce » pour que ses chers paroissiens puissent payer par carte bancaire et obtenir sur place leur reçu fiscal.

Les chants de fin de messe emplissent le bel édifice dont le décorum, mêlant style néobyzantin et néo-Renaissance, magnifie l’entre-soi de la bonne société dont l’interconnaissance nous est confirmée sur le parvis de l’église à la sortie de la cérémonie. Tout le monde reste et bavarde, des groupes se forment pour discuter des événements de la veille. Les uns racontent qu’ils ont définitivement fermé fenêtres et volets après qu’un pavé a échoué sur le canapé du salon, les autres expliquent à leurs enfants que le Monoprix a été pillé par des gens qui ne sont en réalité que des voleurs. L’évocation des blindés rassemble un petit groupe de préadolescents qui échangent dans l’enthousiasme, tout émoustillés d’avoir vécu des scènes de violence dans le confort et l’aisance de leur vie quotidienne, toujours sous haute protection du pouvoir. Une société affable, malgré les événements, et toujours ravie d’être ainsi elle-même.

1. Ces deux récits ont été publiés dans L’Humanité des 26 novembre et 11 décembre 2018.