Ce lyber est uniquement destiné à une lecture à titre personnel.

Yves Pagès

Les chaînes sans fin.

Histoire illustrée du tapis roulant

Zones
Table
Remerciements
L’image terminale de la course au progrès
Une avancée stationnaire
De quel manège parle-t-on ?
Une heure de gloire sans lendemain ?
Scrupule de dernière minute
Petit interlude hippique
Des brevets au futur antérieur
À propos de quelques faux amis
Parc d’attractions domestique
Détour bibliophilique
Des cages en roue libre
Watt does horse power mean ?
Révolution industrielle et prolétarisation animale
Chevaux à bâbord et tribord
Galop d’essais ferroviaires
L’escalier éternel, un outil de redressement moral
Cercles vicieux du travail canin
Supplicier ou produire ? Cruel dilemme pénitentiaire
Infâmes captifs d’un moulin disciplinaire
Le premier tapis d’exercice motorisé
Avant-première motorisée de l’hippodrama
Un panorama mobile grandeur nature
Usages professionnels du moteur humain
Le mirage urbain d’une « rue qui marche »
Les faux départs de la « bande transporteuse »
Femmes au charbon, les « clapeuses » du tri sélectif
Erratum tardif
Shopping à tous les étages
Montée en puissance des transports en commun
La domestication taylorienne de la bête humaine
Un tapis d’exercice à contre-courant
Le meatpacking préfordien
Paresse sociale ou résistance au surmenage
Assembler/désassembler
Imageries déroulantes de l’esclavage salarié
La Grande Guerre, un accélérateur biomécanique
Une nouvelle chorégraphie machinique (1)
Bref détour par l’« inconnu »
Une nouvelle chorégraphie machinique (2)
Le modèle fordien selon le docteur Destouches
La mécanisation théâtrale du brave soldat Chvéïk
Krach et résurrection de la mythologie fordienne
Pause-repas sur le pouce et self-service
Le stade infantile du fordisme, selon Disney
Un pionnier français du cinéma muet (mais parlant du travail)
Quand la propagande se prend les pieds dans le tapis (roulant)
« Le fordisme au service des travailleurs », un contresens démobilisateur
La prévention médicale remet l’humain sur le tapis
En attendant… Charlot
Cause commune pour la « voiture du peuple »
La science-fiction, bastion de la critique sociale
Panorama rétro-futuriste… avant l’apocalypse
Escalator vers l’au-delà, aller-retour
Le deuxième sexe du rebond fordien
L’entrée en scène du tapis de caisse
L’auto-mobilité du temps libre
La télé-propagande gymnique
Le kaiten zushi entre dans la ronde
Brèves de trottoir roulant
Doutes tardifs à propos du travail parcellaire
Rampe de lancement du fitness
Remettre à la chaîne les ex-colonisés
Mai 68, un crash-test grandeur nature
Critique de la critique de la « critique artiste »
Quand les rôles sociaux repassent à la caisse
Bandes-annonces du cinéma réfractaire
Et si on s’offrait un arrêt sur image
De l’Orgasmotron dystopique aux workout video tapes
Flux tendu, sous-traitance et gestion des stocks
Dernier tour de piste, avant vivisection
Tant de records battus, à nos corps défendant
Bienvenue dans la salle des pas perdus
Fondu au blanc

Remerciements

Mille mercis :

 

À Grégoire Chamayou de m’avoir fait d’emblée confiance, avant de m’aider à peaufiner ce drôle de défi, parfois bien au-delà des limites de mes compétences, grâce à sa relecture méticuleuse et inspirante.

 

Ainsi qu’à Rémy Toulouse, Irène Bonnaud, Jeanne Guyon, Ariane Audouard, Alexandre Labruffe, Gabriela Trujillo, Pierre Senges, Alexandre Mouawad, Béatrice Joinet, etc.

« L’étude de l’histoire est liée au fragmentaire. Les faits connus sont souvent disséminés comme les étoiles au firmament. Ne croyez surtout pas qu’ils forment un ensemble cohérent dans la nuit du temps historique. C’est pourquoi nous n’hésiterons pas, en cas de nécessité, à sauter d’une période à une autre. Images et mots ne sont que des auxiliaires ; c’est au lecteur de faire le travail d’interprétation. »

Siegfried Giedion, Mechanization Takes Command. A Contribution to Anonymous History, 1948.

« Tenant fortement un grand anneau métallique

je serre, je serre

Je… pensée, voyons, c’était avant

mais quelle était donc cette pensée ? »

Henri Michaux, « Tapis roulant en marche », Connaissance par les gouffres, 1967.

L’image terminale de la course au progrès

« Toujou couri

pour gagner vie.

Quand bien couru

vie l’est foutue. »

Proverbe créole

Ce livre est né au détour d’une vision tenace, sur l’avenue de la République à Paris en remontant vers le Père-Lachaise. À gauche, un immeuble haussmannien dont les larges fenêtres du premier étage, légèrement embuées, laissaient entrevoir plusieurs silhouettes côte à côte en train de s’entraîner à petites foulées sur d’indiscernables machines. Au rez-de-chaussée, deux vitrines exposant des couronnes florales et des urnes sur présentoir encadraient l’entrée d’un magasin high-tech. Leurs enseignes respectives permettaient d’y voir plus clair. En surplomb, un FITNESS PARK ; en contrebas, des SERVICES FUNÉRAIRES. Le feuillage d’un arbre de grande envergure gênait pour immortaliser d’une photo ce curieux empilement de raisons sociales. Mais l’idée a fait son chemin, ressurgissant de temps à autre : une agence de pompes funèbres surmontée d’un purgatoire gymnique où des âmes défuntes joggaient sur place comme en apesanteur. Et, de fil en aiguille, toujours attaché au mirage de cet au-delà, dans la tradition d’un matérialisme enchanté, j’ai commencé à fétichiser, parmi tant d’autres appareils déconcertants, le tapis de course. N’incarnait-il pas à lui seul la morbidité résiliente de l’immédiat aujourd’hui, son travail de deuil perpétuel, sa pseudo-locomotion hors sol ? Me sentant rattrapé par le titre d’un roman de Will Self, Ainsi vivent les morts, comment ne pas divaguer en contemplant ces trépassé(e)s en plein sprint stationnaire ?

À force de recroiser, du coin de l’œil, ces athlètes posthumes parcourant des kilomètres virtuels derrière leur baie vitrée, de proche en proche, cela m’a fait penser aux clichés du fusil chronophotographique d’Étienne-Jules Marey décomposant les postures successives d’un cheval au galop qui m’ont fait penser aux serrages de boulon réflexes de Charlot face à l’infernale progression d’une bande transporteuse dans Les Temps modernes qui m’ont fait penser aux produits scannés à la chaîne sur le tapis de caisse d’un supermarché qui m’ont fait penser aux sauts de puce de Super Mario fuyant en avant dans un univers piranésien de plateformes mobiles qui m’ont fait penser aux bagages tardant à apparaître sur le carrousel de déchargement d’un aéroport qui m’ont fait penser aux flux d’ordures triés à la main sur le couloir caoutchouté d’un grand incinérateur périurbain qui m’ont fait penser aux chutes en série des juvéniles visiteurs du Palais du Rire surpris par les allers-retours d’un discret tapis roulant placé à la sortie de l’attraction qui m’ont fait penser au destin tragi-comique de Sisyphe voué par les dieux de l’Olympe à un labeur inutilement perpétuel qui m’a fait penser, etc.

Sous l’emprise de telles associations d’idées, j’ai engagé durant le premier confinement en 2020 un début de recherche sur le Net : « tapis de course » + histoire. Et, parmi les 245 000 résultats obtenus en 0,97 seconde, tous ceux que l’algorithme avait placés en tête évoquaient un « instrument de torture britannique », le treadmill, inventé en 1818, date pour le moins mnémotechnique. Alors autant taper le terme d’origine. Et là, ça remontait direct aux treadwheel cranes de l’Antiquité romaine, ces grandes grues à roue fournissant de la « force motrice », avant d’en revenir au nouvel instrument de hard labour dans les maisons de correction de l’ère victorienne, connu sous le nom de « moulin disciplinaire », puis, au mitan du XXe siècle, à une exercice machine utilisée par les cardiologues pour des « tests d’effort » et, enfin, en bout de course donc, à l’orée de la décennie 1980, à un outil d’entraînement à domicile comme antidote aux effets secondaires de la sédentarité occidentale.

Cet indigeste digest – relayé par des myriades de sites dédiés aux vendeurs d’équipement, aux coachs sportifs à distance ou aux salles de gym sur abonnement – demandait de plus amples informations, obtenues au bout de quelques mois en apnée dans les fonds numérisés de bibliothèques universitaires ou sur des portails donnant libre accès à des articles spécialisés. D’où une extension des domaines de mon enquête, comprenant désormais, dans la seconde moitié du XIXe siècle, les usages agricoles du « tablier à plan incliné », ceux théâtraux du treadmill équestre, ceux ergonomiques des premiers physiologistes de l’effort laborieux, ceux locomobiles du trottoir roulant de l’Exposition universelle de 1900, avant que le conveyor belt n’aligne les planètes d’une nouvelle ère, celle du travail à la chaîne, depuis les abattoirs de Chicago jusqu’aux lignes de caisses des supermarchés en passant par le tri sélectif du minerai par les « clapeuses », ces gueules noires au féminin. Face à l’hétérogénéité des modèles précurseurs du tapis roulant – promis ici à de fulgurants essors, là à de subites pertes de vitesse, sans que leurs terrains d’application respectifs semblent avoir interagi –, j’ai mesuré combien le storytelling propre à toute invention est sinon mensonger, du moins d’une linéarité suspecte, induite par un agenda rétrospectif qui voudrait que chaque découvreur produise un saut technologique qui améliore le prototype précédent et ainsi de suite, par petits pas qui prépareraient les grands bonds en avant.

Le cas du tapis roulant ne fait pas exception en la matière, son histoire est nettement plus heurtée que le credo progressiste tendrait à nous le faire croire. Il résiste de prime abord à l’expansion du cheval-vapeur avant de devenir un vecteur d’automatisation à marche forcée ; il cantonne son influence au monde rural avant de redessiner l’espace urbain ; il réinvente un supplice millénaire faussement productif avant de baliser les cadences du travail posté ; il renverse l’usage du moteur animé des bêtes de somme avant d’ordonner les tâches d’un labeur humain domestiqué. Bref, les splendeurs et misères de son évolution sont traversées par les tensions socioéconomiques d’époques successives, qui rendent compte des errements contradictoires de ses recyclages. Ce qui singularise cependant le destin capitalistique de cet appareil tient sans doute à son appellation initiale : une courroie dite « sans fin » (endless ou everlasting belt) – qu’elle soit productrice d’énergie pour diverses machines agricoles ou support motorisé au sein de la chaîne de production. Un tel principe d’infinitude correspondait à merveille au mot d’ordre sous-jacent des révolutions industrielles : une croissance illimitée. Comme quoi le spectre du perpetuum mobile bouge encore, non pas sous la forme d’un éternel retour du même, mais sous celle d’une incessante avancée du Progrès avec un grand P perpétuel, selon un enchaînement de rouages parfaitement huilés.

Dès lors, comment déjouer les pièges d’un récit téléologique, supposant que chaque amélioration d’étape aurait concouru à une visée perfectible et ainsi de suite, selon un esprit d’escalier éternel – cet eternal staircase de William Cubitt conçu pour supplicier les détenus des prisons anglaises à partir de 1818 mais aussi pour véhiculer d’un étage à l’autre les clients d’Harrods en 1898, d’après les plans de Jesse W. Reno ? Comment échapper à cette litanie chronologique de prototypes brevetés à telle date, couplés au nom propre de leurs ingénieux inventeurs – à l’image d’un roman national de nos conquêtes militaires énumérant les mémorables batailles et les valeureux généraux qui les ont remportées ? Je n’ai pas été chercher très loin, il m’a suffi d’emprunter à un autre esprit d’escalier, celui erratique et digressif de l’écriture fragmentaire. Faire blocs disparates, disjoints, jamais raccord, contre les faux-semblants de la continuité. À partir de là, tout un tas de libertés en découlait. Prendre des distances avec les balises temporelles, en faisant constamment la navette entre du passé parfois séculaire et des aperçus futuristes. Mettre en doute le statut de l’invention solitaire, héroïsée par facilité commémorative, pour faire émerger des affinités de pensées, des imaginations collectives, des périodes propices à une découverte. Prêter égale attention aux échecs, pannes, empêchements qu’aux réussites passagères et succès durables. Recourir aux représentations satiriques de tel nouveau procédé dans le cinéma ou la littérature, pour contrecarrer la propagande univoque des apologistes sous influence. Et basta, ce n’est pas un discours de la méthode, juste quelques garde-fous en vrac.

Pour en finir provisoirement, tenter de faire la généalogie du tapis roulant – des roues à écureuil prisées par les Britanniques dès le XVIIIe siècle aux stepmills des salles de fitness contemporaines –, c’est aussi interroger ce après quoi la technocratie dominante nous fait courir… Mieux encore, c’est sonder ce qui, dans sa figure terminale, un ersatz de moving road, fait allégorie, image arrêtée d’un mobile paradoxal, aux sens propre et figuré. À l’issue de notre enquête, sans oublier le chemin parcouru et les suppliciés, harassés, exténués qui jonchent ses bas-côtés, on aboutit avec cet appareil d’exercice hors sol au comble d’un paradoxe in progress, sinon du ridicule : se déplacer en faisant du surplace. Il n’est pas au monde plus hypnotique exemple des errements idéologiques du discours progressiste – de sensibilité libérale, sociale-utopiste, stakhanoviste ou désormais transhumaniste. Avec cet ultime avatar, le tapis de course, s’expriment tout à la fois le motif sisyphéen de nos servitudes volontaires et l’imminence capitalistique d’un saut… bien au-delà du précipice.

Une avancée stationnaire

On attribue la mise au point, en 1859, d’un « manège à tablier sans fin » à M. Émeric Lesix-Détève, total inconnu au bataillon des inventeurs plus ou moins illustres. Le patronyme de cet obscur découvreur a beau être repris en miroir sur différents sites Internet, on ne trouve nulle trace imprimée de cette époque confirmant sa découverte, à une mention près, dans le Bulletin des lois de la République française, en date du 1er janvier 1860. En treizième position dans l’ordre des publications officielles, il est noté que le « sieur Lesix-Détève a déposé, le 26 janvier 1959, au secrétariat de la préfecture du département du Pas-de-Calais, à Beaumetz-lès-Loges [un brevet d’invention de quinze ans] pour un moteur économique ». Une autre source précise que ce « moteur » consiste en un « plancher mobile sur deux cylindres et qu’un animal marchant à la même place fait fuir sous ses pas ». Outre cet entrefilet, on chercherait en vain le moindre croquis dudit prototype. Un tel « moteur économique », sans autre précision, correspond bien au « manège à tablier sans fin », procédé dont le descriptif énigmatique fait penser à un octosyllabe mallarméen.

De prime abord, on y soupçonne une attraction foraine dont les chevaux de bois seraient animés d’une rotation illimitée ou un carrousel mettant ad vitam aeternam une sarabande de bambins en orbite. Au magasin des nouveautés, le progrès a toujours donné le tournis, à mi-chemin entre la divine surprise et le vertige cauchemardesque, depuis que la croyance antique dans le perpetuum mobile des astres du monde supralunaire a été mise à mal au cours du Moyen Âge, démontée pièce par pièce par Simon Stevin, Galilée et Léonard de Vinci à la Renaissance, puis confrontée aux « frottements » mécanistes du principe d’inertie démontré par Isaac Newton, si bien que, le 3 mai 1775, l’Académie royale des sciences de Paris choisit de « ne plus examiner […] aucune machine annoncée comme un mouvement perpétuel ». Résolution définitive ou vœu pieux ? On aurait plutôt l’impression que, depuis lors, l’esprit du capitalisme n’a jamais cessé de croire en cette quête d’un mythe éventé.

Trêve de plan sur la comète, derrière l’intitulé mystérieux du « manège à tablier sans fin » se cache un de ces appareils ayant jalonné la mécanisation des tâches agricoles au cours du XIXe siècle. Sitôt fabriqué en série, on l’a affublé d’un surnom qui fit florès dans les campagnes françaises : la trépigneuse, alias la terpigneuse (dans la Beauce), mais aussi la piétineuse, la tripoteuse, la galérienne, sobriquets moins courants, voire le tripotin ou tripot tout court. Imaginez donc une estrade surélevée d’un seul côté (ou un chariot qui n’aurait que des roues avant) pourvue d’un tablier (autrement dit un plancher articulé) en lattes de bois solidarisées par des tasseaux (ou des chaînes) tournant sur lui-même autour d’une série de galets métalliques. De part et d’autre de la plateforme mobile (ou bande déroulante), rehaussée de 15 à 20 degrés sur une extrémité, des barrières à claire-voie, servant de garde-corps latéraux au cheval qu’on y a fait monter, lourd équidé qui, une fois enfermé dans ce semblant de box, se voit sommé de gravir sans cesse la même pente douce pour atteindre l’avoine garnissant une mangeoire disposée en surplomb, tandis que sa marche forcée, sans jamais atteindre le trot, fait se mouvoir en cadence la chenille de planchettes dont la rotation entraîne à son tour, via poulies et engrenages, un tambour latéral auquel peuvent être reliés divers engins, dont principalement une batteuse fixe à grains. Ultime détail d’importance, l’ingénieux dispositif comporte un levier de freinage à patins, permettant au paysan de mettre un terme provisoire à la force motrice du piétinement hors sol de son canasson.

À l’époque, nul n’a encore songé, malgré les apparences, à baptiser « tapis roulant » cette machine révolutionnaire. Il s’agit bien pourtant d’une révolution à bas bruit, discrète, presque invisible : le passage du massif cheval d’attelage ou de labour sous le harnais à celui sans attache d’un labeur stationnaire sur une large courroie passante. On aurait envie de déceler dans cette mue fonctionnelle d’une gestuelle répétitive effectuée sur place une anticipation du travail posté en usine, mais ce serait brûler trop d’étapes. En attendant, un détour rétrospectif s’impose. Destriers de combat ou de parade mis à part, entre l’Equus magnus de l’Antiquité romaine et le cheval de bât médiéval, un grand bond en avant technologique a eu lieu. On est passé du collier de gorge formé d’une simple bande de cuir souple au collier d’épaule faisant peser la charge sur la base osseuse des omoplates, la masse tractable passant ainsi de 500 kilogrammes à plusieurs tonnes. On a également trouvé le moyen de protéger de l’usure ou des entailles ses sabots grâce aux ferrures à clous et de démultiplier sa force motrice grâce à un dispositif en file de quatre, voire six chevaux par paires assemblées1. Ces trois innovations capitales ont permis aux chevaux de prendre le relais dans des tâches agricoles exténuantes qui incombaient surtout jusqu’alors aux bovins et à d’autres bêtes de somme, les humains en servage.

Au fil de ces temps féodaux, le moteur équestre a œuvré aux champs, tirant soc et charrue, mais aussi, à partir de la Renaissance, de somptueux carrosses ou des voitures à bagages, tandis que, pour des maîtres occupés à guerroyer ou chasser à courre, on développait le cheptel des races de selle, ces nobles destriers. Ainsi, à l’heure où se profilaient les toutes premières machines à vapeur du XVIIIe siècle, loin de disparaître, les percherons et autres races de trait se sont-ils vu offrir de nouvelles perspectives, pour aider les meuniers à faire tourner les moulins, les vignerons à presser leurs raisins, les paysans à pomper leur eau quand ils n’avaient ni rivière ni vent régulier à disposition, mais aussi pour soutenir les manufactures naissantes du textile ou les puits d’extraction minière et, dès l’orée du XIXe siècle, selon un procédé identique à la trépigneuse, pour faire avancer les teamboats outre-Atlantique et même certaines locomotives, malgré l’essor des chaudières à charbon.

De quel manège parle-t-on ?

En matière agricole, parmi tous les recours à la force animale, le manège est l’un des plus anciens. L’idée de faire tourner en cercle des bêtes (bœufs, ânes ou chevaux) attelées à une perche horizontale reliée en son centre à un arbre vertical pour actionner une meule, un pressoir, une pompe à eau remonte à des temps immémoriaux, aux quatre coins du monde. Du XVIIe au siècle suivant, ce sera même une méthode privilégiée pour le battage des céréales dans les campagnes d’Europe continentale, tandis que, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, la diffusion de machines à vapeur sonne le glas de cette technique ancestrale. Morcellement du terroir oblige, la majorité des fermiers français en font encore usage alors que, au début des années 1860, divers modèles de trépigneuse sont proposés à la vente. Et, assez étrangement, ces nouveaux prototypes « à tablier sans fin » sont rangés parmi les « manèges à balayage » (horse sweep), par opposition aux agromobiles à chaudière, dont le coût exorbitant décourage la plupart des petits exploitants.

Parler de « manège à tablier sans fin » a tout du raccourci commode mais trompeur. Entre les deux principes, rien de commun, le manège (dont l’axe de transmission peut être au sol ou en l’air) ne fait qu’utiliser la force de traction de l’animal selon un parcours circulaire, alors que la trépigneuse recycle sa marche forcée en énergie motrice du seul fait d’un piétinement statique. Bien sûr, pour les témoins lettrés de l’époque, dans son manège, l’éternel retour de la bête de somme pouvait sembler faire du surplace. D’où cette boucle routinière moquée par Gustave Flaubert dans Madame Bovary – « Il accomplissait sa petite tâche quotidienne à la manière du cheval de manège qui tourne en place, les yeux bandés, ignorant de la besogne qu’il broie » – ou par Adam Mickiewicz dans ses Maximes et sentences : « Le sot est comme un âne au manège ; il a les yeux bandés et remuant toujours, il reste à la même place. » Il n’empêche, faire tourner en bourrique des animaux d’attelage n’a rien à voir avec l’idée folle de profiter du pas cadencé d’un cheval sans collier sur un tapis roulant.

Sans doute est-ce l’emploi abusif de ce nom générique – manège – qui a empêché de mesurer le saut technologique qui venait d’avoir lieu. Le réel succès commercial des « batteuses à plan incliné » dans le dernier quart du XIXe siècle n’y aura rien changé, elles seront perçues comme une simple variante des manèges alors dominants, voués à disparaître face à la motorisation des pratiques agricoles. Et cette découverte – faire interagir une foulée hors sol avec la chaîne sans fin d’un plancher mobile – n’aura pas le retentissement qu’elle mérite dans nos mémoires – modèle alternatif sans lendemain, voire bizarrerie folklorique dans l’irrésistible modernisation thermodynamique des travaux des champs, alors qu’elle a constitué une innovation technologique, certes éphémère, mais littéralement renversante dont les dérivés joueront bientôt un rôle crucial dans les modes de déplacement, la production à la chaîne et la consommation de masse.

Une heure de gloire sans lendemain ?

Alors que, en janvier 1859, le méconnu Émeric Lesix-Détève vient de concevoir un plancher mobile à plan incliné – mais aussi un « rince-tonneau », breveté le 19 décembre 1861 –, cela fait des décennies que les plus audacieux des chevaliers d’industrie ont opté, eux, pour les machines à vapeur, suivis par des agriculteurs capables de rentabiliser sur de grandes superficies l’acquisition de locomobiles pourvues de chaudières à charbon, puis à pétrole ou gaz de bois. On aurait vite fait de juger que ce procédé arrive à contretemps, périmé d’avance ; ce serait oublier que l’investissement dans les technologies automatisées était hors de portée ou inadapté aux contraintes des terroirs de l’Hexagone. Sans compter aussi que, labourage mis à part, les machines en usage pour le brassage des épis et le vannage du grain étaient souvent encore actionnées par des hommes de peine munis de fléaux à bras pour battre et lier les gerbes de foin. D’où le succès immédiat de ce tapis de course précurseur où la bête transfère son énergie motrice en faisant glisser une large bande roulante de planches sous ses sabots.

Non seulement on ne sait rien de l’inventeur dudit « moteur économique », mais on ignore aussi s’il a participé à sa commercialisation ou à quel atelier privé il aurait d’abord cédé ses droits. Il semble que le premier constructeur de batteuse à plan incliné, dès 1860, soit l’entreprise Gérard à Vierzon, créée quatre ans plus tôt pour vendre des locomobiles à vapeur, en vogue outre-Manche. Les offres se diversifient tout au long de la décennie – ainsi que les marques : Winten-Berger, Lecocq, Dupuis, Bertin, Gautreau, Pinet, etc. – depuis le nord-est de la France jusqu’à la Beauce, selon l’historien de la France rurale Robert Specklin. Si bien que, dans le Bulletin des séances de la Société nationale d’agriculture de 1886, on évalue les forces en présence :

Dans l’exposition de cette année, M. Bertin est loin d’exposer seul des trépigneuses. Ces machines à battre sont très nombreuses, tandis que ce n’est que difficilement que l’on peut rencontrer une ou deux batteuses avec manège ordinaire. Il y a […] dans son succès actuel de vente, un fait qu’il faut examiner. À première vue, le cheval qui trépigne ainsi sans avancer, produit un plus grand effet utile que s’il était attelé à la flèche d’un manège ordinaire2.

Quant à la batteuse actionnée par un moteur à explosion, il n’en est même pas fait cas. Si l’abandon des batteuses à bras au profit des manèges a doublé le rendement avec moitié moins de personnel, la trépigneuse a l’avantage d’occuper une place restreinte – 1,5 mètre de largeur (pour un seul cheval) sur 3,5 mètres de longueur pour le format standard – et de pouvoir se transbahuter commodément de la ferme aux champs. Selon un bilan rétrospectif établi par la revue La Vie à la campagne en août 1909, la résistance des batteuses à plan incliné face à la motorisation tient surtout à des critères économiques. Les trépigneuses coûtent entre 1 000 et 1 500 francs pour 2 quintaux de grains à l’heure, tandis que les batteuses dernier cri, à pétrole, pourvues d’un moteur de 4 chevaux, valent 3 000 francs pour 5 quintaux à l’heure, et jusqu’à 5 000 francs si l’on passe à la vitesse supérieure. Autre inconvénient majeur, même si l’on peut mutualiser leur usage entre cultivateurs, ces prototypes exigent la présence de très nombreux travailleurs agricoles, sans compter les inquiétudes paysannes face aux risques d’explosion de ces engins échappant à leur expertise séculaire. La chaîne sans fin du piétinement équestre fait cependant débat :

Le cheval à la trépigneuse souffre-t-il plus qu’au manège ? […] Dans le premier cas, il fait tourner une machine sans quitter sa place ; dans le second, par traction, il élève son poids de 650 kg sur une certaine distance. A-t-on jamais considéré comme barbare de faire voyager un cheval, libre et sans charge, sur une route inclinée ? Je ne le crois pas. Or, c’est le cas de la trépigneuse : le cheval est libre et sans charge, et tous ses mouvements sont ceux qu’il ferait pour se transporter sur une route inclinée3.

Ainsi argumente Louis Passy de la Société nationale d’agriculture, qui rapporte cependant un avis contraire : « M. Des Cars a toujours entendu dire que le travail de la trépigneuse fatiguait beaucoup les chevaux4. »

Et c’est là où le bât blesse : si le cheval de manège avait attelé à son encolure une énorme surcharge à tirer, celui sur plan incliné, a priori sans entraves, doit tout de même brider son pas à mesure, sans jamais atteindre un trot naturel, et cela l’épuise sur place. À tel point qu’il est conseillé de lui ménager des pauses d’un quart d’heure toutes les vingt minutes. Ainsi, pour le premier concerné, sous les dehors d’une chevauchée au ralenti, presque sans effort, il s’agit au contraire d’une marche à demi empêchée, exténuante. On commence à s’en plaindre dans les campagnes aux abords des années 19005, et cela participe à la mise au rancart de ce procédé.

En exhumant ces éphémères trépigneuses, à pied d’œuvre six décennies durant, on sort de l’oubli ce mode transitoire d’exploitation de la force équine : le passage de la traction motrice à un apparent exercice de décontraction. On y voit poindre le simulacre d’un labeur presque aboli, ou du moins invisibilisé, sous prétexte d’une mobilité réduite à son plus simple appareil, avant que la motorisation ne vienne le décharger tout à fait de sa tâche routinière. À moins qu’on préfère y déceler le leurre émancipateur de l’automatisation qui, une fois passé dans le secteur industriel, va domestiquer à son tour un prolétariat à la chaîne, sans fin… Mais n’allons pas trop vite en besogne. Pour l’heure, du point de vue du canasson, dans son rapport à la force de gravité, c’est un renversement de perspective absolu : ce n’est plus l’éternel paysage qui tourne en rond au bord de ses œillères, mais le plancher d’un ordre révolu qui fuit définitivement sous ses pas. Cours, camarade cheval, le vieux monde est derrière toi !

Scrupule de dernière minute

Pourquoi avoir entrepris de faire l’histoire du tapis roulant plutôt que celle du manège ? Hors ses applications agricoles, on serait remonté aux carrousels militaires de l’Empire byzantin, ordonnant un spectacle giratoire de vrais étalons, distraction renouvelée en Italie à la fin du XVIe siècle en lieu et place des anciens tournois opposant frontalement des chevaliers en armure sur leurs destriers, tandis qu’à la même époque, en Pologne, les mines de sel commençaient à user de manèges à chevaux, pratique adoptée par les premières houillères de charbon au XVIIIe siècle dans toute l’Europe, avec des canassons tournant en rond sous des abris coniques en bois appelés baritels, et cela jusqu’aux années 1900, même si des avatars du manège originel, celui improductif, de pur agrément, avaient déjà retrouvé leur lustre, mais avec des chevaux en bois peint, profitant d’une machinerie à vapeur pour mettre en selle et en ronde d’apprentis cavaliers, dès 1860 dans les capitales européennes, et une décennie plus tard aux États-Unis. On aurait ainsi mené en parallèle cette double avancée des usages circulaires de la traction animale et des joies panoramiques de l’attraction rotative.

Mais non, pas de regret, le « tapis roulant » a lui aussi eu des attraits variés, ses tours et détours, ses grands bonds en avant et petits pas de côté, ses misères et splendeurs, ses périodes de mise en sommeil et de soudaine transfiguration, avant que triomphe au XXe siècle sa puissance d’enchaînement laborieux et d’entraînement au loisir.

Petit interlude hippique

Le 6 mars 1891, le théâtre des Variétés lance la nouvelle « revue en 3 actes et 10 tableaux » de Messieurs Monréal et Blondeau, intitulée Paris port de mer. La revue est alors un genre en vogue, associant orchestre de chambre, solos ou ballets et quelques sketches satiriques sur des thèmes d’actualité, empruntant ainsi à l’esprit de l’opérette, du café-concert ou du cirque et anticipant de peu la fusion anglo-saxonne opérée par la comédie musicale au début du siècle suivant. La grande presse ne retiendra de cette soirée que le clou du spectacle : une course de chevaux reconstituée sur scène, ou plutôt le galop final d’un trio d’étalons cravachés par leurs jockeys, comme on peut en voir le dimanche à l’hippodrome de Longchamp, inauguré par Napoléon III en 1857 et créant son Grand Prix six ans plus tard, pour rivaliser avec un sport équestre tant apprécié par l’aristocratie britannique. On imagine l’effet puissant qu’a dû produire ce tableau vivant : trois étalons lancés à fond de train entre cours et jardin, se devançant parfois d’une courte tête, puis se rattrapant à tour de rôle, éternisant ainsi le suspens d’une victoire sur le fil, sans prendre jamais plus d’un mètre ou deux d’avance, puisque ce tiercé gagnant demeurait à vue, sans jamais sortir du champ de vision d’un public médusé par ce prodige : un sprint à l’arraché et pourtant quasi statique.

Et le magazine L’Illustration aura beau jeu, une semaine plus tard, de dévoiler en détail à son vaste lectorat la machinerie occulte qui avait permis un tel coup de théâtre : ce concours de vitesse saisi au vol et comme mis en suspension perpétuelle. Il s’agissait d’un « mécanisme intérieur qui met les pistes en mouvement6 », en l’occurrence trois bandes de roulement à l’horizontal masquées sous un immense revêtement à base de noix de coco. Soit trois trépigneuses de 93 centimètres de large sur 9 mètres de long… à ceci près que ces plateformes mobiles étaient mues – via trois rhéostats en bord de scène surveillés par un technicien – par un électromètre de 20 000 watts s’alimentant à des batteries situées à l’arrière de la salle, rue Feydeau. Outre ces étroits planchers se mouvant à près de 5 km/h, défilait en fond de scène une toile peinte d’une centaine de mètres, où le paysage familier du bois de Boulogne se dévidait puis s’enroulait de part et d’autre sur d’imposantes bobines actionnées par un treuil manuel, selon la technique déjà bien rodé du Panorama. Cet ultime tableau de la revue – deus ex machina précédé par l’installation des trois jockeys, chacun sur son tapis de course, avant que leur monture entame un petit trot, puis accélère au lever de rideau – ne durait qu’une ou deux minutes selon les témoins de l’époque, mais donnait l’illusion divertissante d’une course à l’arrêt produite par ces étalons galopant à contre-courant sur un « tablier à chaîne sans fin » discrètement motorisé.

Une telle machinerie scénographique – conçue par l’ingénieur Émile Gaitton7 – entretenait un certain compagnonnage avec la quête qu’Étienne-Jules Marey menait depuis une vingtaine d’années : décomposer, grâce à son fusil optique, la rafale d’instantanés animant la « locomotion terrestre », avant d’aboutir en 1888, via la chronophotographie – et ses nouveaux films en nitrate de cellulose –, à la superposition sur papier sensible des périodes successives de toute marche d’« allure rapide ». On gagnerait à mettre en regard ces deux approches complémentaires pour découvrir ce qui leur est commun : la mise au jour d’une image arrêtée du mouvement. L’éphémère simulation scénique du théâtre des Variétés, créée à la même époque, allait pourtant bien au-delà d’une quête perceptive inédite, elle anticipait, en usant à contre-emploi d’une variante de trépigneuse, l’horizon qu’allait bientôt ouvrir sa motorisation à grande échelle. Avec ce concours hippique en trompe-l’œil, le rapport de forces contrarié entre la chevauchée des compétiteurs et le défilement inversé du revêtement donne à voir un tapis de course en première exclusivité, non sans escamoter son système locomoteur pour maintenir le public dans la stupéfaction. Ruse du progrès avançant ici masqué.

Des brevets au futur antérieur

Mea maxima culpa, on a manqué en chemin un maillon de la chaîne. Un quart de siècle avant que ladite trépigneuse ne remporte un franc succès dans les campagnes françaises, un engin quasi similaire avait déjà vu le jour dans l’État de New York, grâce aux efforts de l’ancien employé de fonderie Eliakim Briggs, ayant déposé le brevet d’une horse power machine le 12 juillet 1834, à Fort Covington (comté de Franklin). Son énergie était produite par un plancher en lattes de bois arrimées à des courroies métalliques, système de chenilles lui-même mis en rotation continue sous la pression d’un cheval piétinant dans un box en plein air doté de quatre solides rambardes. À la suite d’un incendie accidentel des registres, ce pionnier de la mécanisation agricole dut à nouveau breveter son invention, non sans quelques améliorations, le 5 février 1836. Espérer dater telle innovation au jour près paraît d’autant plus illusoire qu’un précurseur peut en cacher un autre au gré d’aléas hasardeux. Pour preuve, le plan de coupe d’un horse power antérieur, sur rondins coulissants, enregistré, lui, le 28 septembre 1831, aurait disparu du Bureau des brevets de Washington, une fois les locaux du bureau dévastés par les flammes. Sans négliger la mention faite d’un certain Howe censé avoir imaginé un cheval se déplaçant sur une plateforme mouvante circulaire, ni oublier les jumeaux Hiram et John Pitts d’Alton (Illinois) qui, de leur côté, avaient mis au point une « chaîne sans fin » au début des années 1830, avant de révolutionner la culture céréalière avec la commercialisation de leur batteuse Ground Hog (baptisée « marmotte » pour la forme ramassée du cylindre rotatif pourvu de tiges métalliques détachant les grains de l’épi). Comme quoi la postérité se leurre en héroïsant tel découvreur et son prodige technologique plutôt que de saisir un faisceau de recherches convergentes dans une période pouvant s’étaler sur plusieurs décennies.

Si l’obsédante quête des origines du « tablier sans fin » équestre piétine à son tour, c’est sans doute qu’elle se double d’une chaîne sans fin d’hypothèses. Pour y mettre un terme provisoire, cédons un instant la parole à l’ingénieur agronome Gaston Coupan : « L’origine des manèges à plan incliné est assez obscure ; on en attribue l’invention aux Américains, mais probablement à tort, puisque, d’après M. Ringelmann, on en employait en Autriche au XVIIe et au XVIIIe siècle8. »

Il y a donc fort à parier que le horse power états-unien et son alter ego français la trépigneuse dérivent tous deux, selon des voies impénétrables, d’une pratique ancestrale – la rotation d’un tympan vertical par une bête mise au pas à l’intérieur du cylindre de grand diamètre – dont on a retrouvé trace en Autriche deux siècles auparavant, entre autres pistes à explorer. Et ainsi de suite, selon les changements d’axe issus de bricolages successifs, toujours selon un principe avoisinant. Rien n’indique en tout cas que le « manège à plan incliné », développé ultérieurement en France, se soit inspiré de ces prototypes made in USA, dont la pente était moins marquée à leurs débuts. D’un continent à l’autre, les deux procédés ont connu des essors parallèles, sans que surgisse, à notre connaissance, aucune dispute sur la primauté de l’invention. La piste plausible d’un lien direct tiendrait aux « expériences agricoles » faites à Trappes le 15 août 1855, dans le cadre de l’Exposition universelle inaugurée par Napoléon III. Un reporter de La Presse, M. Borie, s’étonne soudain :

Il nous reste à parler d’une machine qu’on a peu appréciée à cause de l’étrangeté de son manège, qui n’a pas obtenu, du reste, beaucoup de succès ; c’est la machine de M. Paige (Canada). Figurez-vous deux malheureux chevaux attelés non pas à une charrette, mais dans une charrette dont le plancher, en plan incliné, est formé de traverses étroites liées entre elles, mobiles et pouvant former un tablier sans fin autour de deux cylindres attachés aux deux extrémités de la charrette. Les chevaux, fouettés vigoureusement, cherchent à gravir la pente et font mouvoir par leurs efforts le tablier sans fin, qui, à son tour, imprime le mouvement à tout le système. On n’a qu’à s’imaginer le travail d’un écureuil dans sa cage, et on aura une idée du manège Paige : l’écureuil est sur la cage au lieu d’être dedans9.

Influence directe ou simple confluence, faisons l’économie de cet éternel faux débat. Seule certitude à l’horizon, au milieu du XIXe siècle, on voit proliférer un tas des brevets, puis de prototypes commercialisés, touchant à l’emploi du cheval sur des plateformes mobiles, illustrant la prédiction de l’historien écossais Thomas Carlyle caractérisant en 1830 son immédiat contemporain comme l’« âge des machines ».

À propos de quelques faux amis

À peine déposés les plans de la horse power machine d’Eliakim Briggs, d’autres ingénieurs ou mécaniciens autodidactes, rivalisant d’imagination, eurent tôt fait d’en enregistrer des variantes à leur nom, c’est de bonne guerre commerciale : depuis M. Davenport de Phillips (ME) et son wooden cog belt treadmill (tapis roulant à crémaillère en bois) déposé le 10 octobre 1835 jusqu’aux industriels Heebner & Sons qui, dans le comté de Montgomery, fabriquaient en série, à partir de 1871, un treadmill à inclinaison variable. Autant d’appareils en perfectionnement permanent qui, malgré le vif succès outre-Atlantique des locomobiles à vapeur puis à pétrole, continuaient à user d’une énergie animale pour mettre en branle une batteuse à blé, une égreneuse à maïs, voire un pressoir à jus. Du recensement non exhaustif de modèles apparentés, on ne retiendra qu’un élément essentiel : la tendance à rebaptiser ce moteur équestre d’un nom générique, treadmill, soit littéralement « moulin à bande de roulement » ou « usine à pas », ce qui mérite quelques éclaircissements.

De très longue date, le mot treadmill, loin de s’en tenir à ce tablier mobile obliquement actionné par la marche d’un quadrupède domestique, a désigné indifféremment n’importe quel type de moulin où soit un animal soit un être humain foulait les échelons ou les taquets disposés à égale distance sur le pourtour d’une grande roue dans le but principal de moudre du grain, pétrir de la pâte, pomper de l’eau et même baratter du beurre, quand ni le moulinage éolien ni le flux continu d’un cours d’eau n’offrait gracieusement leur libre puissance aux ailes à vent d’un windmill ou à la roue à aubes d’un watermill, deux énergies a priori inépuisables mises à contribution depuis la nuit des temps – du moins depuis plusieurs siècles avant J.-C. aux confins de l’Asie ou de l’Orient. À l’instar d’autres techniques ancestrales, le terme treadmill n’échappe pas à une zone d’imprécision propice aux amalgames trompeurs, quand les vocables adéquats manquent pour différencier les variantes successives d’un même appareil ou des procédés concurrents ayant une visée similaire. C’est à la fois une source de malentendu et la trace langagière d’un continuum technologique entre deux usages successifs d’une invention première, une roue tournant sur elle-même, qu’elle soit fixée sur un moulin ou au fil continu d’une plateforme mobile.

Parc d’attractions domestique

Un autre type de dispositif destiné à une autre espèce animale mérite attention : la squirrel cage (tout bêtement la « cage à écureuil »). Dès le XVIIIe siècle, la mode des cages en étain – métal plus léger et moins coûteux que le cuivre ou le fer – s’était répandue en Amérique du Nord. Conçues comme des modèles réduits de maison ou de grange, plus ou moins ajourées, ces cages comportaient souvent une roue d’exercice latérale. Les petits mammifères rongeurs, dont le très populaire écureuil, logés à l’étroit dans ces abris portatifs, pouvaient donc se dégourdir les pattes postérieures en sautillant dans ce cylindre à barreaux. L’appareil était censé lui donner l’illusion d’avoir parcouru plusieurs hectomètres d’affilée, par petits bonds successifs, d’un semblant de branche à la suivante, tout aussi virtuelle, sans avoir quitté son perchoir cylindrique ni bougé d’un seul pouce. C’était là un nouveau sas d’apprivoisement vouant la bestiole sauvage à devenir une mascotte de compagnie, en couplant un espace de captivité avec une simili vie au grand air.

Strict confinement et libre défoulement, serait-on enclin à résumer, mais cette méthode de domestication ne se pensait sans doute pas en des termes si abrupts. Elle s’inspirait plutôt d’une bienveillance anthropocentrique. À ces adorables bébêtes à poil roux, aussi agiles que fragiles, la famille d’accueil offrait ainsi gîte douillet et nourriture à volonté, loin des périls naturels du dehors, tout en leur ménageant une aire de jeu récréative. Pour les pionniers de la conquête de l’Ouest, cette drôle de cage reproduisait d’ailleurs à petite échelle leur home sweet home ; quant au petit manège vertical qui l’accompagnait – là où l’écureuil dépensait son trop-plein d’énergie –, il ressemblait à s’y méprendre au treadwheel, cette échelle circulaire activée de longue date par la foulée régulière d’un travailleur agricole, sinon par le pas lourd d’un animal de ferme, pour tirer l’eau d’un puits ou moudre quelque grain.

Un glissement de langage significatif doit retenir notre attention : l’expression « cage d’écureuil », apparue en français au début du XIXe siècle, a soudain quitté son sens propre pour servir d’exemple analogique. Elle s’est mise à illustrer le fonctionnement de machines bien plus anciennes, les grues à tambour (harbour cranes) et les « chemins de roulement » médiévaux, repérés à partir du XIsiècle dans les ports, les mines ou les chantiers de construction des cathédrales ou des châteaux – sans oublier les trébuchets (catapultes en usage lors du siège de places fortes). Autant de roues motrices qui n’étaient que la réinvention d’anciens engins de levage dont usèrent en Égypte les bâtisseurs de pyramides ou, dès le Ier siècle après J.-C., les Romains avec leur majus tympanum ou polypaston (palan avec poulies). D’une civilisation l’autre, la méthode a connu des mutations, mais selon un principe similaire, jusqu’aux « roues de carrier » encore en activité au XVIIe siècle pour transporter des blocs de pierre ou tirer de l’eau des puits-citernes : un tympan, soit une roue en bois de 5 à 10 mètres de diamètre au sein de laquelle plusieurs hommes marchaient sans relâche pour que la rotation du tambour géant fasse mouvoir un treuil (cabestan) soulevant ou déplaçant de lourdes charges.

Au cours de la Renaissance, c’est l’ingénieur militaire Agostino Ramelli qui, recensant des machines à rouages héritées des époques latine et médiévale non sans en imaginer de nouvelles, a immortalisé la généalogie de ces prototypes sur les planches de son traité Le Diverse et artificiose machine10. Il ne pouvait pas prévoir que, ultime ironie du sort giratoire, on finirait par nommer quelques siècles plus tard « rotor à cage d’écureuil » la partie rotative des moteurs à induction, par opposition à ceux pourvus d’une bague collectrice, mais il y a fort à parier que cette nouvelle acception n’a pas gardé en mémoire les étapes et détours de son cheminement technologique.

Détour bibliophilique

Une parenthèse s’impose à propos d’Agostino Ramelli, brillant expert en mécanique ayant exhumé ou élucubré, après son expatriation à la cour du roi de France dans la seconde partie du XVIe siècle, près de deux cents machineries rotatives, dont un treadmill à demi incliné, une flopée de pompes à eau, ainsi que toutes sortes de manivelles pour monter et descendre le seau d’un puits. On doit aussi à ce fantasque inventeur, féru de bras de levier, poulies et engrenages, la gravure préparatoire d’une « roue à livres », dont les pales serviraient d’étagères successives permettant au lecteur, sans jamais quitter son fauteuil, de consulter quantité d’ouvrages à sa guise, disons une vingtaine encastrés dans la circonférence de ce tambour encyclopédique, chacun laissé ouvert pour passer au volume suivant, à moins qu’en impulsant un demi-tour on en veuille revenir à un passage entamé l’avant-veille, et ainsi de suite jusqu’à pleine satiété d’un savoir glané au fil de ce papillonnage circulaire.

À partir de cette figure CLXXXVIII (soit la 188 en chiffres arabes), aucun prototype ne fut jamais construit, ni de son vivant ni par après, mais aussi inabouti soit ce projet, il n’en constitue pas moins le chef-d’œuvre de sa légende posthume. Pourquoi courir après les savoirs dispersés du monde, dès lors qu’on peut se placer à l’épicentre des rayons d’une bibliothèque en révolution permanente ? Utopie qui emprunte à un outil laborieux un modèle radical de savante oisiveté.

Des cages en roue libre

Si, deux millénaires durant, cette squirrel cage a connu maintes variantes et divers usages – sans être tout à fait remplacée par les pratiques majoritaires de la traction animale –, à l’orée de la révolution industrielle elle ressurgit comme prototype de pur agrément. Faisant table rase de sa fonction première, elle offre alors un semblant de liberté locomotrice à un rongeur extrait de son écosystème, tout en distrayant son foyer adoptif par le spectacle quotidien d’une dépense improductive d’énergie, d’un labeur pour de faux, exercé à loisir. Ainsi la spinning cage (cage tournante) à écureuil, telle une lanterne magique, mettait-elle en abîme, chez ces farmers exténués par le travail des champs, l’image routinière de leur propre condition.

Dans les années 1860, d’autres procédés touchant aux seuls rongeurs nuisibles firent l’objet de nombreux brevets, des pièges en forme de boîtes grillagées, dont le perpetual mouse trap (piège à souris perpétuel) développé par l’entreprise britannique Colin Pullinger & Sons (1861) ou la delusion mouse trap (piège à illusion pour souris) de la firme états-unienne Lovell Mfg Co. (1877). Si ces prisons en bois pourvues de petites barres de laiton n’avaient pas le même rôle – une mise hors d’état de nuire plutôt qu’une bienveillante domestication –, on en trouve cependant un modèle d’exception ayant réussi à concilier les deux visées, celui de la marque anglaise Fairy qui, en 1909, alliait encagement miniature et roue d’exercice latérale, enfermement punitif et aire de jeu rotative, le tout ajouré dans un métal repeint d’un semblant de plaqué or – soit, en cette « Belle Époque » finissante, les vases communicants d’une certaine idée de la féerie moderniste : un double système échangeant les vertus d’un pénitencier panoptique et d’un défouloir ludique.

Watt does horse power mean ?

En 1782, l’équidé, domestiqué dès la plus haute antiquité dans toute l’Eurasie, acquiert une nouvelle dimension : déjà force de traction, il devient aussi unité de mesure, le horsepower – traduit nébuleusement par « cheval-vapeur » –, grâce à l’expérimentation d’un ingénieur touche-à-tout, l’Écossais James Watt. Il lui avait suffi d’installer un cheval lambda tirant sur une corde qui, via une poulie placée en haut d’un mât, détachait du sol un bloc de pierre, pour obtenir la formule suivante : hp poids de la tare × hauteur de l’élévation ÷ temps écoulé. Soit, pour un canasson moyen, une masse de 55 livres remontée de 10 pieds en 1 seconde, ce qui ne tombe pas très juste dans notre système kilogrammo-métrique, chaque cheval-vapeur valant désormais 745,699872 watts, selon ce nom d’emprunt rendant un hommage posthume à son inventeur.

Peu importe si le premier calcul de la puissance locomotrice a connu de légères rectifications depuis, ce qui frappe d’emblée c’est que le même James Watt a été, entre 1769 et 1788, l’un des pionniers du moteur à combustion, en déposant parfois hâtivement ou abusivement divers brevets intermédiaires – de la « chambre à condensation séparée » jusqu’à une fameuse « locomotive à vapeur » en passant par l’« engrenage épicycloïdal » ou le « régulateur à boules », tout en amorçant dès 1775 avec l’industriel Matthew Boulton, dans sa manufacture de Soho, la fabrication en série de leurs machines à vapeur. Ainsi est-ce au moment même où une technique de substitution se fait jour, annonçant à plus ou moins court terme l’extinction du cheval de trait ou d’attelage, du moins aux yeux des promoteurs de ces « machines à vapeur » révolutionnaires, que le cheval s’abstrait – pure équation hors sol – pour servir d’étalonnage à la puissance d’un moteur sonnant a priori le glas de l’énergie animale.

Révolution industrielle et prolétarisation animale

De ce siècle charnière, le XIXe, nous n’avons gardé en tête qu’un lointain récit édifiant ou horrifiant : l’irrésistible avancée technologique bousculant les assises d’un monde rural arriéré culminant avec l’apothéose thermo-électrique de l’Exposition universelle parisienne en 1900 ; et, en sens inverse, le déracinement massif d’une main-d’œuvre campagnarde mise au service d’une fabrique intensive à ses dépens. Selon que l’imagerie soit d’Épinal ou tirée de Germinal, on y verra le mieux-être en progrès, s’émancipant des tâches les plus pénibles, ou, bien au contraire, la malédiction d’un salariat laborieux, atomisant les us et coutumes paysans ou artisanaux sous le harnais de machines productives – et d’ailleurs, en anglais, le mot harnessing, par allusion au collier de traction agricole, signifie bien un processus d’exploitation contrôlée. Que l’humaine condition y ait gagné du confort ou perdu de sa liberté, ce qui importe ici, c’est de révéler le non-dit qui s’y cache en toute discrétion, la dimension contre-intuitive de la mutation en cours : une extension inédite du recours à la force de travail animale.

Si, aux États-Unis, à la place des chevaux de trait, les locomobiles à vapeur capables de tirer charrues, moissonneuses ou batteuses – bien avant le tracteur à essence dont les débuts datent de 1892 – connaissent un certain essor auprès de fermiers possédant de vastes domaines céréaliers, leur propagation en Europe, après l’Exposition universelle de 1851 à Londres, touche plus les secteurs industriels que ceux des travaux des champs, malgré la mise au point de modèles portatifs à chaudière par MM. Merlin à Vierzon ou Lotz à Nantes. Le débat fait rage entre les anciens et les modernes, comme celui opposant au début des années 1860 les ingénieurs agricoles Edmond de Planet et Alexis Damey, le premier optant pour le « nouveau procédé11 », non sans avoir pesé longuement le pour et le contre, donnant ainsi idée des réticences parmi les cultivateurs. Et tandis qu’une craintive indécision domine encore dans les campagnes, après l’abandon du fléau à manivelle pour le manège circulaire – largement majoritaire jusqu’au Second Empire –, devant un nouveau changement, au bénéfice d’une machinerie potentiellement explosive, l’émergence d’une alternative portative, le « plan incliné à tablier sans fin », attire la curiosité du monde rural et devient même majoritaire dans les décennies suivantes12. La trépigneuse est donc née à contretemps, à rebours de la motorisation en cours, offrant au cheval sans vapeur l’occasion d’une diffusion inattendue qui n’arrivera à extinction qu’au lendemain de la Grande Guerre. Si cette étape a disparu des mémoires, c’est peut-être qu’elle contrevenait à une certaine doxa progressiste, à mi-chemin entre le retour en arrière et le rebond technologique, telle une idée fixe tirée à hue et à dia par les mouvements contrariés de ce tapis roulant.

Chevaux à bâbord et tribord

Pour mesurer l’usage persistant en France des « moteurs animés » – les séculaires bêtes de somme –, on se fiera au panorama établi avec brio par les historiens François Jarrige et Quentin Deluermoz : « Alors que l’utilisation des bêtes a longtemps été interprétée comme une relique des temps passés, on redécouvre combien le XIXe siècle marque au contraire leur apogée, combien les animaux offrent alors une “technologie” souple, utile pour de nombreux usages et capable de perfectionnements. Dans le monde de l’industrie par exemple, alors que la vapeur reste longtemps peu utilisée, les manèges de chevaux offrent ainsi une force motrice très utile13. » L’usage massif des « chevaux de labeur », cette source d’énergie « renouvelable » et « polyvalente », loin d’être dépassée par la montée en puissance du thermo-capitalisme, a profité du boom industriel pour étendre ses domaines d’activité14. Si le moteur à combustion n’a remplacé qu’avec grand retard ceux de traction animale prévalant dans l’industrie textile et les exploitations minières, d’autres domaines plus inattendus ont connu une phase de latence, sinon de résistance passive, à l’emprise directe du cheval-vapeur.

Outre-Atlantique, alors que les steamboats (bateaux à vapeur) commençaient à révolutionner la navigation fluviale, les modèles antérieurs évoluaient en parallèle. Le manège équestre tournant (horse-whim), placé au milieu du pont pour activer les roues latérales – modèle en vogue dès les années 1790, revisitant la ronde propulsive des bœufs à bord des navires de la Rome antique –, s’est vu concurrencer par un autre procédé, doté de deux énormes tympans où un cheval trottinait sur place, chaque cage cylindrique étant adossée à une roue à aubes, tel ce treadwheel propelled horseboat (bateau à cheval propulsé par des roues à aubes) breveté par Barnabas Langdon en 1819, et cabotant bientôt sur le fleuve Hudson ou le lac Champlain15. Ces deux types de ferries ont continué à prospérer durant la première moitié du XIXe siècle, malgré la pression des chaudières embarquées.

Et voilà que, en 1841, Rufus Porter, empruntant aux récents treadmills agricoles, a l’idée de placer une paire de canassons sur une large plateforme mouvante installée au centre du navire à fond plat pour mettre en branle, à bâbord et tribord, ses roues à pales hydrauliques. L’invention connaîtra un vif succès – du Mississippi au Missouri – durant les vingt années suivantes, résistant plus que de raison à la motorisation complète des transports fluviaux, se spécialisant dans ces bacs reliant les rives opposées des grands lacs nord-américains. Et c’est probablement sur l’eau qu’on observe le mieux les tentatives successives d’user du moteur équestre, bricolant leurs nouveautés à partir de savoir-faire millénaires, avant d’échafauder en dernier recours une sorte de trépigneuse flottante qui inspirera en 1889 le premier projet de « plancher mobile » à Eugène Hénard, recalé in fine par l’Exposition universelle parisienne. Comme pour illustrer la phrase de Blaise Pascal : « Le fleuve est un chemin qui marche16. »

Il fallait attendre un génie du gag, Buster Keaton, pour reparcourir en sens inverse cette drôle d’histoire de la navigation, comme dans un rêve éveillé, sachant que le moyen-métrage en question, méconnu parce qu’inachevé, s’intitule Daydreams (1922). Tentons un synopsis expéditif : l’intimidé K., sommé par le père de la jeune femme qu’il courtise de trouver un métier respectable, s’essaye en vain à divers emplois – petite main dans un sanatorium pour chats, balayeur de rue, figurant dans un péplum théâtral… –, débauché toujours, vu sa maladresse innée, avant d’être confondu avec un chapardeur dans un magasin de vêtements et, de fil en aiguille, poursuivi par un policeman puis deux puis des centaines l’obligeant à se réfugier sur un steamboat plutôt cossu. Décélérons un peu, la séquence qui suit méritait ce détour. Le fuyard K. enjambe le garde-corps du pont et se réfugie sur le sommet d’une roue à aubes, puis s’y assoie, bien à son aise, entre deux pales. Sitôt les forces de l’ordre redescendues à quai, bredouilles, le bateau démarre. Et voilà que le grand cylindre se met en mouvement, délogeant l’ahuri K. de sa planque, forcé, pour ne pas chuter dans l’eau, de basculer à l’intérieur du tambour. Désormais prisonnier d’une squirrel cage géante, il entame la course de fond du carrier médiéval.

Au-delà de la mécanique comique en action, on a saisi ce qui se trame, à dessein ou non, peu importe, dans cet extrait : une synthèse rétrospective des moteurs animés qui ont précédé l’invention du bateau à vapeur. Quant à la satire anthropologique de ce cauchemar diurne, elle met en scène le sort que réserve la société au désœuvré K. et à ses semblables – les inadaptés chroniques de l’emploi –, une régression laborieuse à perpétuité, une marche forcée abêtissante, un éternel retour à l’homme de peine, soit le pire supplice qui se puisse imaginer, mais on verra bientôt comment ce type de châtiment giratoire est moins archaïque qu’il y paraît.

Galop d’essais ferroviaires

Boom ferroviaire oblige, tandis que, au milieu des années 1820, diverses locomotives, en Angleterre et aux États-Unis surtout, remplaçaient sur des trajets au long cours les attelages des diligences, les ressources du « tablier sans fin » allaient là aussi entrer en action. En 1827, l’ingénieur états-unien Christian E. Detmold brevetait son flying Dutchman, un wagon unique mû en son centre par un cheval marchant à bon pas sur un tablier sans fin, flanqué d’une paire de bancs latéraux où pouvaient s’asseoir deux fois six passagers, modèle mis en service trois ans plus tard sur une section de 6 miles par la South Carolina Canal and Railroad Company, imitée la même année par la Baltimore & Ohio Railroad ouvrant une ligne mue « par énergie chevaline […] sur un tapis roulant à tablier sans fin », sans oublier le cas d’un autre prototype, le Cycloped à bande de roulement, testé en Grande-Bretagne vers 1927 et aussitôt mis au rancart. Essais peu concluants donc, face au développement des chemins de fer, voire simple baroud d’honneur, même si, en 1850, l’Exposition universelle londonienne avait consacré l’Impulsoria, locomotive mue par un quatuor équestre piétinant sur tapis roulant que son concepteur, l’Italien Clemente Masserano, avait baptisé Pedivella – comme la « pédale » des futures bicyclettes brevetées deux décennies plus tard.

Ces trains à chevaux embarqués furent vite abandonnés, laissant place en milieu urbain à la concurrence des tramways à traction équine rivalisant avec les nouvelles machines à vapeur jusqu’à leur progressive électrification au début des années 189017. Une fois encore, il ne reste quasi aucune trace de cet interlude expérimental dans les mémoires, comme si, en matière de transports en commun, le passage obligé du cheval d’attelage au cheval-vapeur n’avait connu aucun détour – selon le modèle substitutif de la doxa progressiste. Une fois de plus, c’est dans les archives du cinéma muet qu’on trouvera une allusion directe à ce procédé locomobile actionné par la foulée sur place d’un animal, en l’occurrence un chien.

En 1922, le producteur et cinéaste californien Hal Roach inaugure un cycle de brèves comédies, Our Gang, mettant en scène les tribulations cocasses d’une bande d’enfants des rues – comportant d’ailleurs trois gamins afro-américains, casting inédit à l’époque18. Deux ans après le lancement de la série, l’épisode Sundown Limited plante son décor non loin d’une gare de triage. Résumons-en l’argument sans trop s’attarder : à la suite de l’emprunt d’une locomotive par ces mécanos en herbe, une collision avec un train fonçant en sens inverse est évitée de peu. D’où l’interdiction faite au gang de continuer à traîner dans les parages. Par défi, les voilà qui fabriquent eux-mêmes un petit train avec des morceaux de tôle mis au rebut dans une décharge. Faute de chaudière à charbon, ils mettent au point un système de tapis roulant dans la voiture de tête, où ils enferment leur mascotte, le bouledogue Pete the Pup. Comble de malice, deux cages avec trappe amovible encadrent ce treadmill canin ; ainsi suffit-il à ces inventeurs juvéniles, mais à la mémoire si longue, d’y placer à volonté un matou pour mettre le clébard en rogne, et donc en mouvement, mais la corde bridant son cou le condamne à une course effrénée quoique désespérément stationnaire…

Ces plans fixes, insérés à maintes reprises au cours de l’épisode, pour imaginer comment l’émulation/répulsion entre chien et chat pourrait se transmuer en source d’énergie, illustrent au pied de la lettre ce qu’est un running gag.

L’escalier éternel, un outil de redressement moral

Tôt familiarisé avec la fabrication des machines agricoles Cook, puis ingénieur en chef de l’usine métallurgique Ransome & Son à Ipswich, le Britannique William Cubitt a conçu en 1818, pour satisfaire un magistrat irrité par l’irascibilité des détenus, un discipline mill (moulin disciplinaire). En substance, cela tenait autant de la roue à aubes des bateliers que du treadwheel des meuneries, mais actionné par des êtres humains, selon la séculière tradition des machines à tympan de l’Antiquité ou des « chemins de roulement » adossés aux grues des bâtisseurs médiévaux. Imaginez un immense cylindre en acier d’une douzaine de mètres de large, pourvu de vingt-quatre marchepieds successifs à même sa circonférence, avec une douzaine de prisonniers en rang d’oignons s’agrippant à une traverse pour peser de tout leur poids sur une planche après l’autre. Ils gravissaient ainsi un escalier sans fin se dérobant sans cesse sous leurs pas. De cette force rotative mise en branle à l’unisson, on pourrait par la même occasion tirer quelques chevaux-vapeur reliés en contrebas à une broyeuse de maïs, voire une pompe à eau. Le croquis initial déposé par William Cubitt dédoublait même le dispositif en ajoutant une brochette de condamnés supplémentaires en miroir sur une seconde roue s’encastrant dans la première.

D’autres prototypes furent bientôt mis à l’essai dans les prisons de Bury St Edmunds (comté de Suffolk) ou de Brixton, ainsi qu’un procédé similaire à la Surrey House of Correction, prôné par l’influent John Millington, professeur de mécanique à la Royal Institution of Great Britain. En 1822, cette machinerie à roulement est officiellement recensée parmi les « Règles pour le gouvernement des prisons, des maisons de correction et des pénitenciers19 ». Technologiquement innovante au regard d’anciens travaux forcés – dont le shot drill, consistant à déplacer des boulets de canon entre les murs d’enceinte –, elle se justifiait par un souci de « réforme » des délinquants ; l’« apprentissage des habitudes du travail industriel » étant censé les « guérir » d’une oisiveté néfaste, sinon d’une paresse native, dite mère de tous les vices. Participant à l’essor des moteurs animés, cette variante du horse power à impulsion humaine s’inscrivait dans le droit fil du Penitentiary Act de 1779 vouant les détenus au « travail le plus dur et le plus servile […] qui ne pourrait être gâché par l’ignorance, la négligence ou l’obstination ». Répondant au même principe, s’était développée en parallèle la corvée de l’oakum-picking, forçant les prisonniers à détresser, non sans s’écorcher les mains, l’étoupe de vieux cordages de marine pour rembourrer les matelas. Bien sûr, le penal treadwheel – rebaptisé treadmill ou stepmill au fil du temps – avait tout d’une tâche punitive, mais, à ses débuts, il se présentait comme un mode de réinsertion par l’activité productive de désœuvrés ayant perdu, corps et âme, leur utilité sociale, et donc leur raison d’être. Comble d’ambiguïté d’un double discours utilitariste, modernisant l’attirail des anciens châtiments sous couvert de rééducation laborieuse.

La machinerie de William Cubitt, perfectionnée entre-temps par l’ingénieur de Saxthorpe (comté de Norfolk) William M. Hase, connut un succès si spectaculaire que, au milieu des années 1820, on comptait déjà 134 discipline mills installés dans 37 lieux de détention d’Angleterre, du pays de Galles et d’Écosse, et que, deux décennies après, plus de la moitié des 200 pénitenciers et maisons de correction du Royaume-Uni en étaient pourvus20, y compris dans les quartiers pour femmes, quoique dans des proportions moindres. Concrètement, selon les établissements, de douze à vingt-quatre détenus, côte à côte, rivés à une barre transversale, appuyaient de tout leur poids sur ces pales mouvantes huit à dix heures d’affilée en été, parfois six seulement en hiver, avec cinq minutes de pause tous les quarts d’heure, soit 11 000 marches en moyenne par jour pour un dénivelé de 2 600 mètres. Vaine escalade quotidienne d’un faux-semblant de montagne qu’à la prison de York on comparait à l’ascension du mont Ararat, tandis qu’à celle de Stafford on semblait gravir la moitié de l’Everest. À partir de 1838, des cloisonnements verticaux furent même aménagés entre prisonniers pour les empêcher de baisser la cadence en coordonnant leur moindre effort, à croire aussi que ce hard labour, qui les hissait vers une simili rédemption, devait ressembler à un exténuant confessionnal où chaque damné éprouvait l’enfer de son vivant pour expier ses fautes avant le Jugement dernier. Reste que, selon le Prison Act de 1865, tous les détenus de plus de 16 ans condamnés au hard labour devaient encore passer a minima trois mois à grimper sur ce « moulin à pas ».

Quant à l’utilité économique supposée du discipline mill, s’ajoutant à la visée de redressement spirituel, elle avait été d’emblée remise en question par d’éminentes personnalités : un magistrat du comté de Surrey, dans une lettre ouverte au Parlement dès 1824, ou le journaliste ecclésiastique Sydney Smith, dans un opuscule paru en 1826, qui constatait : « Le travail du treadmill est pénible, monotone et écœurant au dernier degré. » Sachant que le rendement journalier de quatre détenus sur cet engin vite rebaptisé everlasting staircase (escalier éternel) valait à peine celui d’une livre de charbon dans une chaudière à vapeur, il devenait difficile d’en légitimer l’usage pour des motifs productifs : chacun avait perçu qu’on y broyait plutôt du vent que du maïs – foutu windmill selon l’argot des taulards d’alors. Sans compter que les crises cardiaques touchant ces grimpeurs sur place ne pouvaient plus passer inaperçues, comme un article du British Medical l’atteste à propos de la prison de Durham, comptant un décès par semaine21. D’où la lente disparition de ce maudit dévoreur d’énergie humaine dans le dernier quart du XIXe siècle, dont une douzaine à peine demeuraient en activité deux ans après son abolition officielle par le Prison Act de 1898, puis aucun en 1902.

On doit à William M. Hase, conjointement à son amélioration du prototype de William Cubitt, le brevet d’un autre appareil disciplinaire, la crank machine portative, déposée en 1824 et inspirée, elle, du recours massif, au début du XIXe siècle, à toutes sortes de manivelles et autres « moulins à bras » que la révolution industrielle était loin d’avoir mis au chômage technique, bien au contraire22. Il s’agissait donc d’une manivelle accolée à un cube en bois surélevé à hauteur d’homme – de loin, on aurait dit une chambre photographique sur pied. Adaptée aux cellules individuelles, elle obligeait le captif à l’activer sans discontinuer, et le mauvais tour était joué : entre 6 000 et 14 000 révolutions par jour, six heures durant. Pire encore, les gardiens pouvaient à leur guise serrer la vis (screw) et rendre ainsi la tâche plus rude aux fortes têtes. Mais ici, nul alibi utilitaire, avec ce nouvel instrument, on ne faisait jamais que brasser du sable dans un tambour à godets placé à l’intérieur du boîtier. Le prétexte productif invoqué aux origines du treadwheel pénitentiaire ne tenait plus, il s’agissait bien d’ajouter à la privation de liberté un supplice physiquement épuisant, mais surtout mentalement sisyphéen : mouliner du bras pour broyer ses propres idées noires, faire tourner à vide un semblant d’écureuil dans sa roue d’infortune. Tout comme l’« escalier sans fin », ce supplice giratoire miniature sera supprimé au début du siècle suivant : plus que vingt-cinq crank machines en 1895, cinq à peine en 1901.

À quelques années près, l’esthète dublinois Oscar Wilde aurait pu échapper à ces mécaniques infernales, mais, condamné en 1895 pour « actes indécents », il en a subi la plupart des épreuves, comme en témoigne cet extrait de The Ballad of Reading Gaol (La Ballade de la geôle de Reading), durant ses deux ans d’incarcération :

With midnight always in one’s heart

And twilight in one’s cell

[Avec minuit toujours dans le cœur de chacun

Et le crépuscule chacun dans sa cellule

We turn the crank, or tear the rope

Each in his separate Hell.

Nous tournons la manivelle, ou démêlons la corde

Chacun cloisonné dans son Enfer.]

Et quelques pages plus loin :

We banged the tins, and bawled the hymns,

And sweated on the mill :

But in the heart of every man

Terror was lying still.

[On heurtait des gamelles, et on braillait des hymnes

Et on transpirait sur la roue du moulin :

Mais dans le cœur de chacun

La terreur se tenait immobile23.]

Trois ans plus tard, sans plus un sou vaillant, l’infâme rescapé de supplices prétendument rédempteurs rendait l’âme en exil à Paris.

Cercles vicieux du travail canin

Au mitan du XVIsiècle, il était de bon aloi, dans les grandes demeures anglaises, d’avoir en cuisine un turnspit dog, soit très littéralement un « chien tournebroche ». Corpulent mais court sur pattes, ce Canus vertigus – selon la classification du naturaliste suédois Carl von Linné – était placé dans une roue en bois pour gambader sur place et entraîner via une poulie la rotation régulière d’un morceau de viande exposé sous toutes ses coutures aux braises ardentes d’une cheminée en contrebas, ce qui évitait de recourir au labeur infantile d’un tourneur de manivelle. Cette tradition s’étendit par la suite à la plupart des cottages, puis aux moins fortunés des paysans britanniques, avant de tomber en désuétude deux siècles plus tard, sous le coup de lois taxant puis éradiquant le travail canin, remplacé à mesure par des vérins d’horloge peu coûteux.

Abandonné outre-Manche, ce curieux procédé de rôtissage au foyer n’en a pas moins diversifié ses fonctions au milieu du XIXe siècle auprès d’artisans et de micro-industriels, quittant l’espace domestique pour être diffusé à plus grande échelle. François Jarrige a recensé en France les usages éclectiques de ce « moteur à chien » : dans la boulangerie parisienne Mouchot, à ses débuts, pour le pétrissage, dans des ateliers de cloutiers pour activer un soufflet, chez le fabricant d’uniformes militaires Richard pour ses machines à coudre24. À la même époque, tandis que la traction canine se développe, et chose nouvelle, par attelage, dans les métiers de transport et de livraison intra-urbains à l’aide d’une charrette – chiffonniers, marchands des quatre saisons, rémouleurs, laitiers ou facteurs –, une autre évolution touche les zones rurales : la plateforme mobile équestre se miniaturise pour s’adapter à des animaux de plus petite taille, de rares ovins, mais surtout des canidés, remplissant les tâches moins énergivores. Les années 1880 voient ainsi se multiplier à la campagne les prototypes de trépigneuses pour chiens, connectés aux outils de la ferme pour baratter la crème ou aiguiser les couteaux, mais aussi à des lessiveuses et autres tubs pour laver le linge. Un phénomène similaire a d’ailleurs eu lieu en Grande-Bretagne et même aux États-Unis, sous l’appellation dog treadmill – dispositif auquel, quatre décennies plus tard, les garnements bricoleurs de la série Our Gang rendront hommage en faisant avancer leur petit train grâce à un bouledogue locomoteur.

Enrôlés à leur tour dans ce transfert d’énergie animale au service de la mécanisation généralisée, les chiens de trait ou de piétinement auront fait long feu, attirant bientôt de vives critiques des sociétés protectrices des animaux – celle fondée dès 1845 en France, et son équivalent britannique adoubé par la reine Victoria en 1840. Jusqu’à l’interdiction de certaines pratiques dites « cruelles », tant de chiens, à l’image de leurs grands cousins équidés, n’auront pu échapper aux étapes obligées du « moteur quadrupède », passant d’une cage rotative à un tapis coulissant… enchaînés au circuit fermé de leur sprint immobile – quand le profit énergétique tenait à l’effort d’un toutou qui courait à sa perte –, avant que la fée électricité ne prenne le relais au siècle suivant.

Supplicier ou produire ? Cruel dilemme pénitentiaire

Si William Cubitt est bien l’inventeur du prison treadwheel en 1818, il semble que l’ébauche d’une machinerie similaire figurait déjà dans le Panopticon, projet carcéral échafaudé au début des années 1790 par Jeremy et Samuel Bentham25, prémonitoire selon Michel Foucault d’une société de surveillance en gestation. « L’idée [de Samuel] était d’installer de grandes roues de marche, maintenues en mouvement perpétuel par le travail posté de 1 000 condamnés, générant suffisamment d’énergie pour alimenter les machines de [la prison conçue par] son frère26. » Dans son Mémoire, le philosophe utilitariste Jeremy Bentham estimait en conclusion que ce moulin de force n’avait « rien de dur ni d’inhumain ; ce n’est qu’une manière différente de monter une colline27 ». Naïveté feinte ou aveugle bienveillance ? En tout cas, cette mise à contribution des détenus – devenus moteurs humains d’une fabrique pénitentiaire – n’a donc pas tardé à se réaliser, non sans perdre trace en chemin de son efficacité productive initiale. Dès lors, avec William Cubitt puis William M. Hase, l’objectif central n’a plus répondu qu’à un seul credo : combattre les vices sanitaires et moraux liés à l’« oisiveté » des prisonniers par leur mise au travail. Reste que, pour les philanthropes, médecins et magistrats d’Europe continentale, l’introduction massive du discipline mill dans les geôles britanniques a vite soulevé des objections éthiques ou du moins semé le trouble dans les esprits.

Les États-Unis sont ainsi les seuls à avoir emboîté le pas à ce modèle controversé en installant, dès 1822, une première roue pour les détenus du Bellevue Penitentiary de New York, puis l’année suivante dans l’Old New-Gate Prison d’East Grandby (Connecticut), projets soutenus par l’officier pénitentiaire James Hardie28. D’autres villes l’adopteront – Boston, Charleston ou Philadelphie –, mais cette machinerie d’importation anglaise sera vite délaissée au bénéfice d’une organisation manufacturière du labeur en captivité. L’everlasting staircase n’est ni formateur ni efficace ni rentable, avait-on tranché outre-Atlantique29. Et ce point de vue sera partagé par deux observateurs français de renom : Gustave de Beaumont et Alexis de Tocqueville, dans une étude comparée des systèmes pénitentiaires. S’ils pointent le problème causé par la concurrence faussée entre l’« industrie libre » et les « manufactures des prisons », le cas d’exception britannique, avec « ces machines (treadmill) qui font travailler sans produire », leur paraît ne « répondre à aucun besoin » puisque ce procédé ne sert qu’à « occuper » les condamnés pour les prémunir des « dangers de l’oisiveté », mais sans leur « apprendre aucun métier30 ». Ce constat sans appel mettra cependant des décennies à convaincre les autorités judiciaires anglaises de mettre un terme à ce hard labour, une fois sa barbarie dévoilée au grand jour et sa pseudo-rentabilité économique éventée.

Entre-temps, le Royaume-Uni en aura profité pour exporter le moulin disciplinaire dans les houses of correction de ses conquêtes impériales, en leur préservant là-bas un vague rôle productif de meunerie pour rentabiliser une partie des frais pénitentiaires – à Sydney (Australie) dans les Carters’ Barracks dès 1823, à Madras (Inde) ou à Colombo (ancienne île de Ceylan et actuel Sri Lanka) au milieu des années 1830, à Hong Kong à partir de 1853 ou à Rangoun (Birmanie) à partir des années 1890. Pour les colonisés d’Extrême-Orient, la punition devait avoir une inquiétante familiarité, puisqu’en Asie la technique chinoise de la roue à eau « os de dragon », alias « pompe à chaîne et à palettes », servait à irriguer les rizières depuis la millénaire dynastie des Han ; on trouvait aussi d’autres treadmills à piler le riz au Japon de très longue date31. Ironie de leur mauvais sort, ces lointains condamnés de l’Empire britannique, piétinant à l’infini sous les yeux d’Occidentaux tortionnaires, devaient sans doute reconnaître en cet escalier sans fin l’ersatz d’un outil traditionnel de leur propre culture paysanne, un brasseur d’eau à pédales ou un écorceur de riz, dont l’exotique ingéniosité avait peut-être influencé, de façon plus ou moins directe, l’élaboration du treadmill de William Cubitt, mais rien de concret ne vient prouver pareille rouerie de l’Histoire.

C’est en Jamaïque que cette machine honnie par les détenus des deux sexes a laissé les traces les plus douloureuses, associant ledit instrument de terreur à un autre châtiment corporel : le cat o’nine tails (chat à neuf queues), soit un fouet composé de neuf lanières de cuir se terminant par un nœud ou une griffe en métal. Quatre ans après l’élargissement de son utilisation, l’ancien esclave James Williams a témoigné dans son journal, en 1837, des effets mortifères causés par le treadmill de la St Ann’s Bay Prison :

À Knapdale, je vois deux femmes, l’une nommée Nancy, l’autre Bessy, envoyées à la danse du treadmill et qui, à leur retour, ont des bleus partout sur les jambes et d’affreuses douleurs. Je les vois avec des bandages autour des jambes et obligées de marcher avec un bâton32.

Une fois écarté son apport productif, ne restait plus à l’actif du discipline mill qu’une visée punitive sous les atours mécanisés de la modernité, une occupation « réformatrice » masquant sa foncière cruauté derrière un emprunt aux méthodes de l’ingénierie agricole. Un châtiment dernier cri dont le motif économique servait d’hypocrite excuse. Dès lors, comment ne pas repenser à ces instruments de torture qui, de l’Antiquité au XVIIe siècle, ont soumis tel ou telle suspect(e) à des aveux forcés puis à un calvaire proportionné à leur crime ? Et, au premier chef, celui de la roue, l’analogie tenant moins ici aux effets macabres dudit supplice qu’au recyclage d’une découverte technologique antérieure – des premiers disques en bois massif puis à rayons des charrettes deux ou trois millénaires avant J.-C. – en outil de sanction pénale ; et, dans le cas du jail treadwheel, au recyclage carcéral d’anciens manèges et tambours à moteurs animés.

Ce mode opératoire mettait les détenus à l’écart de l’humanité, les rangeait implicitement parmi les bêtes de somme, et même pire, puisque, en tant qu’animaux pensants, on les condamnait à un labeur sans véritable objet ni finalité. Supplice ô combien raffiné, puisqu’il n’exténuait pas seulement les corps et leur résistance cardiaque, mais taraudait les esprits, voués à ruminer le non-sens de leur tâche, la vanité de leur condition d’inutiles automates : déplacer des montagnes pour n’accoucher de rien, pas même d’une souris, dirait-on. Mais c’était bien le but recherché, au terme de ces huit heures de marche forcée : non pas exercer leur force physique pour en tirer quelque profit, mais éradiquer leur « paresse » atavique en faisant tourner à vide ces âmes damnées jusqu’à avoir délogé le Mal de leur psyché.

Infâmes captifs d’un moulin disciplinaire

Considérant l’âge d’or du treadwheel pénitentiaire au Royaume-Uni plus d’un demi-siècle durant, on objectera que cet engouement n’aura été qu’une anomalie sans lendemain, peinant d’ailleurs à essaimer aux États-Unis. Reste que c’est bien dans le pays pionnier de la révolution industrielle – là où la main-d’œuvre de tous âges et des deux sexes était mobilisée pour faire tourner à plein régime manufactures et exploitations minières – que s’est développé, même provisoirement, ce nouveau hard labour réservé aux déviants de l’ordre social. Nul hasard donc si cette corvée inédite résonne avec un certain contexte socioéconomique, singeant son mode opératoire mais à front renversé. La rangée de détenus, soumise à la répétitivité monotone du labeur en atelier, se livrait ainsi à un travail factice, d’aucun corps de métier, vidé de tout savoir-faire et dénué in fine d’un quelconque enjeu productif. Comme si cette « occupation » réformatrice devait prendre les apparences d’une fabrique en bon état de marche, à défaut de fabriquer quoi que ce soit, puisque ce dispositif trompeur répondait à un autre objectif : transformer ces punis d’office en automates rivés à leur fixité posturale déclinant une suite de gestes sans cesse recommencée. À ceci près que ce simulacre industrieux, fonctionnant à blanc, pour de faux, supposait que ces cobayes de la condition manufacturière n’aient plus rien pour justifier à leurs propres yeux l’effort exigé, dépourvu de nécessité, de sens ou de but. Au terme de cette dévalorisation intérieure, émerge à leurs dépens un spécimen encore incertain, celui de l’ouvrier déqualifié, privé de conscience propre, réduit à une force musculaire acéphale, cheminant sur sa roue comme un canard sans tête.

Dans Surveiller et punir, Michel Foucault a beau ne faire mention du treadmill carcéral d’outre-Manche qu’au détour d’une note en bas de page, c’est pour mieux l’inscrire dans cette visée plus large :

Si, au bout du compte, le travail en prison a un effet économique, c’est en produisant des individus mécanisés selon les normes d’une société industrielle33.

En substance, son « ajustement à un appareil de production » est purement mimétique – sans rentabilité réelle ni rétribution autre qu’alimentaire –, il fabrique des « individus machines, mais aussi des prolétaires ». Et, dans le cas précis de ces roues à marche forcée, il nous semble annoncer la mise au pas cadencé de l’employé modèle cher à Frederick W. Taylor, régulé via un rigoureux protocole chronométrique. D’ailleurs, ne décelait-on pas déjà le même souci chez l’ingénieur William M. Hase – promoteur d’un treadmill amélioré et créateur de la « manivelle » cellulaire ? Dès 1824, dans la défense et illustration de ses brevets disciplinaires, il se félicitait que les step-wheels soient désormais pourvus d’un appareil de contrôle – le gyromètre ou calculator mis au point et commercialisé par Robert Bate34. Il s’agissait d’un système doté d’un fil à plomb permettant aux directeurs d’établissement pénitentiaire, abstraction faite de la vigilance des gardiens, de mesurer le rythme de rotation et de vérifier ainsi la régularité des efforts fournis par les détenus. Avec le renfort de l’ingénierie compte-tours conçue par Robert Bate, de minutieux tableaux chiffrés purent figurer dans le rapport annuel35, quantifiant dans chaque prison britannique le diamètre de la roue, le nombre de condamnés à l’unisson, leur horaire journalier, mais aussi le « nombre de pas en une minute », ainsi que la « quantité individuelle de travail en pieds par jour », en deux colonnes distinctes selon la saison, hivernale ou estivale.

Un seul objectif présidait à ces statistiques détaillant la somme de labeur effectué au pas près prison par prison : l’égalisation des cadences. Dans un même ordre d’idées, le gouverneur de la prison de Coldbath Fields avait fait appel à un ingénieur pour ériger une sorte de girouette à double drapeau sur un socle pyramidal tournant au gré des rotations de la roue disciplinaire. D’après le témoignage d’Henry Mayhew et John Binny, publié en 1862, ce fan regulator, permettant de vérifier la régularité du piétinement collectif en cours, à l’instar d’un steam-engine (moteur à vapeur), avait d’ailleurs achevé de convaincre les détenus qu’ils ne faisaient jamais que brasser du vent36.

Dans les rapports officiels publiés une fois l’an, un autre chapitre précisait pour chaque établissement à quel régime alimentaire ces marcheurs sans fin étaient soumis : « LEWES House of correction – Une pinte de soupe, une livre et demie de pain par jour ; CHELMSFORD House of correction – Une livre et trois quarts de pain, deux onces de fromage et une pinte de bière par jour ; HORSLEY House of correction – Une livre et demie de pain, une pinte et demie de gruau et une livre et demie de pommes de terre par jour. » En inventoriant ces rations quotidiennes, les partisans du redressement moral des détenus croyaient sans doute démontrer leur souci d’humanité, non sans garder un œil avisé sur le coût des apports nutritifs propres à renouveler une force de travail inutile, mais d’une moralité captivante. Amateur d’archives infra-ordinaires, Georges Perec aurait sans doute reproduit l’intégralité de cette liste, comme pour épuiser l’ignominie de ces portions congrues par leur énumération même, et faire apparaître entre les lignes l’odieux calcul du pragmatisme comptable sous son abord philanthropique. Maximiser un rendement fictif en régulant les gestes et postures de ces hommes de peine huit à dix heures d’affilée, tout en rognant sur chaque portion de pain, pour mieux les réduire à n’être que des « corps dociles ».

Le premier tapis d’exercice motorisé

Au milieu des années 1880 – un siècle après que James Watt a imposé l’unité de mesure du cheval-vapeur –, le professeur de génie rural Maximilien Ringelmann établit, à la demande du fabricant de trépigneuses Fortin frères, un rapport quantifiant le « rendement mécanique des manèges à plan incliné » comparé à celui des « manèges circulaires », avant d’être promu directeur de la Station d’essais de machines agricoles à Grignon37. À la même période, le vétérinaire berlinois Nathan Zuntz entame une série d’expériences sur l’« utilisation du moteur-cheval », mais avec une optique différente, portée sur la physiologie, science alors en pleine mutation expérimentaliste. Il s’agit de déterminer le rapport qui lie, chez l’équidé, l’unité d’énergie chimique à l’unité de travail mécanique, en définissant, entre autres, son « coefficient respiratoire38 ». Après avoir mis à profit, dès 1885, un plan incliné à bande de roulement pour apposer sur ses cobayes chevalins un respiration-apparat, le professeur de zoophysiologie à la Landwirtschaftliche Hochschule de Berlin, Nathan Zuntz, secondé par Curt Lehmann, conçoit un appareil moins encombrant, désormais à tablier horizontal puisque motorisé, soit le premier tapis de course à l’usage des chiens ou des chèvres d’abord, puis des humains. On est alors en 1889, un nouveau cycle de recherches en laboratoire commence à l’aide de ce motorisiertes Laufband, démontrant que le coût énergétique de la locomotion terrestre est proportionnel au gabarit de l’animal, à vitesse et distance égales.

Si le prototype de Nathan Zuntz ne sera montré au public qu’en 1911 à l’Exposition internationale d’hygiène de Dresde, entre-temps, de nombreux pionniers de la physiologie en ont tiré profit, y compris aux États-Unis. On ne citera qu’un de ses disciples, Franz Külbs, qui, dès 1904, prit pour cobayes des fratries de chiens en étudiant l’effet différentiel sur le développement des organes entre les toutous soumis à un entraînement intensif de deux heures par jour et ceux qu’on avait laissé vaquer à leur chienne de vie ordinaire. Résultat probant puisqu’en moyenne les coureurs sur tapis roulant ont, après dissection posthume, un cœur de plus d’un tiers plus gros, et idem pour le foie, les reins et les glandes surrénales. Si l’encouragement massif au fitness et à l’aerobic pour sédentaires urbains n’est pas encore à l’ordre du jour, la communauté scientifique perfectionnera, tout au long du XXe siècle, cet appareillage si propice à l’avancée des connaissances médicales, mais développera aussi dès avant la Première Guerre mondiale son application dans deux domaines distincts, la rationalisation de l’effort musculaire à l’usine et la démultiplication des performances sportives.

Avant-première motorisée de l’hippodrama

Si le spectacle Paris port de mer, créé le 6 mars 1891 au théâtre des Variétés, s’achevait sur un exploit technologique – l’illusion d’un sprint équestre entre trois montures galopant à contre-courant de plateformes mobiles dissimulées sous le plateau –, ce trucage motorisé avait connu son heure de gloire aux États-Unis lors de la mise en scène du drame rural The County Fair de Charles Barnard – sans grand intérêt à part sa fameuse horserace –, dès l’automne 1888 au Walnut Street Theatre de Philadelphie, puis sur (et sous) les planches de l’Union Square Theatre de New York à partir du 11 novembre 1889. On devait la combinaison d’un panorama à défilement sans fin et des planchers mouvants au comédien Neil Burgess qui, hors son goût pour les rôles féminins, s’était improvisé scénographe en déposant le brevet d’un treadmill device adapté au spectacle vivant dès 1882. L’invention de ce dispositif théâtral découlait chez lui de l’usage alors fort répandu des moteurs hippomobiles à plan incliné dans les fermes et sites micro-industriels du New Jersey où il résidait39.

La tournée triomphale de The County Fair, durant six saisons, allait connaître une nette déconvenue, une fois transportée sur le sol britannique en 1897 où, de Brixton à Londres en passant par Glasgow, le public bouda ce vaudeville américain, malgré le prodige technologique qui en assurait la légende. Pourtant, la vogue de l’hippodrama motorisé était lancée, qui connaîtrait bientôt un succès retentissant avec le spectacle de William Young d’après le Ben-Hur du général Lew Wallace, monté à Broadway fin 1899, avec deux fois quatre chevaux et une paire de chars antiques semblant foncer vers l’avant-scène sur leurs huit indiscernables tapis roulants, tandis qu’un cyclorama et des ventilateurs donnaient à ces modernes jeux du cirque un effet de réalité inédit. Le trucage de la course en char, financé par le producteur Marc Klaw et mis au point par son ingénieux décorateur Claude L. Hagen – ayant breveté ses apports techniques pendant l’été 1900 –, renouait avec la machinerie initiale de Neil Burgess mais innovait dans le gigantisme : 30 tonnes de matériel (bêtes comprises) et près de 1 568 rouleaux pour soutenir les planchers en mouvement.

Salué par une critique unanime, ce péplum, qui devait autant au cirque Barnum qu’à l’art dramatique, reçut, lui, un accueil enthousiaste lors de sa recréation, entreprise par Arthur Collins, avec l’aide du scénographe initial Claude L. Hagen, au Dury Lane Theatre de Londres, le 3 avril 190240. Fut ensuite monté, en 1909, dans la même salle mythique, The Whip, mélodrame d’Henry Hamilton et Cecil Raleigh enchaînant, pour épater la galerie, le déraillement d’une locomotive à pleine vapeur, un accident entre deux voitures et une course engageant douze chevaux sur un plancher mobile (en hommage à la Gold Cup de l’hippodrome de Newmarket). Succès garanti, jouant sur les hantises induites par les machineries du Progrès à l’aide d’autres subterfuges technologiques. Deux ans plus tard, toujours au Dury Lane, The Hope usait jusqu’à la corde le même canevas spectaculaire, mais avec seulement quatre étalons lancés à fond de train en direction du public, tandis qu’une plateforme déroulante similaire, escamotée sous le plateau, immobilisait leur chevauchée factice sous les regards déjà blasés des abonnés du premier rang. La reprise de Ben-Hur sonna le glas de ces sporting plays, une saison avant la Première Guerre mondiale. Concurrencé par les effets déjà si spéciaux du cinéma, ce genre avait fait son temps. À noter cependant que l’âge d’or du trucage hippodramatique (1889-1913) coïncide très exactement avec le recours scientifique aux tapis roulants motorisés par les jeunes chercheurs en physiologie, sans qu’on puisse établir de passerelles entre ces domaines d’expérimentation ni d’emprunt direct lors de la conception de ces appareils, gigantesques ou portatifs, les uns pour contrefaire un miracle locomoteur, les autres pour en faire l’analyse minutieuse. À ceci près que, entre-temps, un autre domaine d’application avait surgi, comme de nulle part.

Un panorama mobile grandeur nature

En cette mi-avril 1900, si la tour Eiffel érigée dix ans auparavant tient encore la vedette de l’Exposition universelle parisienne, l’attraction phare est sans conteste le « trottoir roulant » qui, installé sur un viaduc métallique à 7 mètres de hauteur, chemine en surplomb des avenues de La Motte-Piquet, de La Bourdonnais et du quai d’Orsay, desservant les principaux pavillons étrangers, tandis qu’un chemin de fer électrifié effectue le même trajet de 4 kilomètres en sens inverse. On doit ce projet à un trio d’ingénieurs, MM. Blot, Guyenet et Mocomble, qui ont réparti l’espace piétonnier ainsi : un quai d’accès fixe, puis un étroit plancher se déplaçant à 4 km/h et, enfin, une promenade de 3 mètres de large roulant à une vitesse deux fois supérieure. Leur prototype, dûment testé l’année précédente dans un atelier de Saint-Ouen, a été préféré à la « plateforme mobile » défendue en vain depuis une décennie par Eugène Hénard. Le succès est immédiat, on accourt chaque jour par dizaine de milliers sur ce belvédère ambulant. Et, pour en immortaliser le spectacle, Georges Méliès, les frères Lumière et Thomas Edison n’ont qu’à attendre, une fois posé leur caméra de biais, que ces figurants improvisés, mondain(e)s ou endimanché(e)s, défilent en ouvrant de grands yeux mi-inquiets mi-extasiés, puis sortent du cadre à leur corps défendant, immobiles témoins d’un prodige qui se déroule à bas bruit sous leurs pieds. E pur si muove ! auraient-ils pu s’exclamer, quatre siècles ou presque après Galilée, en voyant ainsi le sol se mettre à bouger.

Pour les organisateurs de l’Expo – avec 9,5 millions d’usagers du trottoir roulant en 199 jours –, on devine l’enjeu symbolique de cette attraction dont le tracé a été baptisé « rue de l’Avenir ». L’aspect quasi magique de son avancée impose un idéal implicite, celui d’une automatisation qui abolirait le labeur animal et humain, comme si, à l’issue d’un XIXe siècle bouleversé par tant d’innovations techniques, le Progrès allait enfin pouvoir marcher tout seul, aller de soi comme par enchantement, sans avoir plus besoin de personne pour le pousser à la roue, ni bestiaux de trait ni hommes de peine. Et pour cause, à l’insu des curieux médusés, en contrebas des planchers mobiles, une machinerie considérable, invisible à l’œil nu, s’active sans discontinuer : des trucks dotés de roues de guidage et d’une poutre axiale qui adhèrent à 172 galets moteurs alimentés en électricité par câbles depuis la station centrale de Moulineaux41. Sur un tronçon parallèle, un petit train de trois wagons a beau tirer son jus de la même source à haut voltage, son attrait semble bien moindre ; on a déjà eu le temps de s’accoutumer aux locomotives, alors, avec ou sans vapeur, cela importe peu. En revanche, ce plancher auto-mobile a quelque chose d’exemplaire : « Autrefois, c’était l’homme qui marchait sur le chemin ; nous avons si bien dompté la matière que maintenant c’est le chemin qui marche sous l’homme », selon l’enthousiaste commentaire d’un gratte-papier de la Chambre des députés, Gaston Bergeret42. Nous voilà ici à la croisée d’un secret espoir – réconciliant apôtres libéraux du génie technologique et rares utopistes adeptes du machinisme émancipateur, tel Paul Lafargue –, l’espérance un peu folle qui misait sur l’innovation industrielle pour produire automatiquement de quoi assouvir les besoins de tout un chacun et réduire d’autant la part nécessaire du travail humain.

Sur ce prodigieux trottoir roulant, sans voiture de tête, ni chauffeur, ni rails apparents, ni câbles aériens, les plus huppés des Parisiens et des visiteurs provinciaux ou étrangers, en se délestant de 50 centimes – tarif excluant que les pauvres y fassent plus d’un tour ou deux –, pouvaient saisir, même assez confusément, le passage, au cours des dernières décennies, de la traction hippomobile à d’autres forces locomotrices – les chevaux d’attelage ayant cédé la place aux longs trajets en chemin de fer ou à de récents tramways urbains par lignes de contact –, ces transferts d’énergie étant dans l’air du temps. Mais, avec ce plancher mouvant, on avait bien affaire à autre chose : transposé à l’horizontale et à une échelle kilométrique, un treadmill dont le tablier exerçait sa rotation en circuit fermé. Sauf que, entre-temps, une invraisemblable bascule s’était opérée, substituant au moteur animal, fabriquant par son trot l’équivalent d’une chaudière à vapeur, un courant électrique obligeant l’animal à trottiner en sens inverse. Un horizon inédit se profilait : la plateforme pouvait se passer de ses fournisseurs d’énergie équestres et accueillir en leur lieu et place des visiteurs baladés sans le moindre effort. D’où l’impression, pour les piétons en goguette d’alors, que, selon ce renversement des sources motrices, un monde nouveau, après avoir beaucoup piétiné, marchait désormais sur la tête.

À travers cette conjonction spatio-temporelle entre des univers étrangers – rural et urbain –, mais surtout entre des disciplines radicalement différentes – l’ingénierie des ponts et chaussées, la recherche médicale, la scénographie et la mécanique agricole –, on assiste à une transmutation aussi saisissante que discrète : des bêtes de somme cédant le pas à des promeneurs stationnaires. Autre aspect à prendre en compte, le point de vue de ces spectateurs en mouvement, eux qui ont déjà éprouvé pareil spectacle depuis près d’un siècle, mais dans un autre cadre, celui du Panorama, cette rotonde imagière d’abord conçue par le peintre écossais Robert Baker puis réalisée au cœur de Londres, à Leicester Square, dès 1792, avant d’essaimer sur les grands boulevards parisiens au début de l’ère napoléonienne. Une fois entré en son centre, on y pouvait contempler à 360 degrés un paysage bucolique ou un champ de bataille reproduits sur une toile peinte, certains accessoires posés à bonne distance renforçant l’effet de réalité. À ce dispositif succéda bientôt le Diorama de Louis Daguerre, plus frontal mais donnant à un public assis l’illusion de voir l’horizon se déplacer par la rotation de toiles mobiles actionnées à l’aide d’une manivelle, et soumises à des jeux de transparence via des volets dirigeant les rais de lumière naturelle. C’est d’ailleurs ce même défilement d’un trompe-l’œil sur toile sans fin qui, couplé à un treadmill motorisé, avait parachevé, au terme des années 1880, les tableaux vivants des hippodramas en vogue de New York à Londres ou Paris.

La Revue théâtrale de la modernité suivant son cours, la « rue de l’Avenir » y ajoute une étape majeure. Celles et ceux qui se positionnent sur ce plancher mobile sont moins véhiculés d’un point à un autre qu’ils n’entrent en contemplation, au gré de panoramas successifs, tels des chromos du décor urbain, des aperçus plus factices que nature. Et, à chaque station de leur périple, ils ont d’ailleurs le loisir d’aller faire un tour au Panorama transatlantique ou au Panorama de Madagascar, qui font partie des attractions proposées43. À ce propos, comment ne pas évoquer le trottoir roulant miniature vendu en souvenirs par les promoteurs de l’Exposition de 1900 ? Il s’agit d’un boîtier ouvrant sur un petit carrousel où quelques figurines de visiteurs des deux sexes sont réparties sur trois niveaux concentriques, leur placement pouvant être modifié à l’aide d’un levier métallique. Précisons que ce manège portatif emprunte sa forme à un autre appareil ludique en vogue dans les bistrots depuis peu, le « jeu de courses », où de petits chevaux de plomb montés par des jockeys galopent en rond et sur lesquels des parieurs de comptoir peuvent miser sur une coupole centrale, avant d’activer la manette chacun leur tour pour relancer le sprint.

Étonnante mise en abyme d’un Progrès qui ne cesse de revenir sur ses premiers pas, comme si l’innovation la plus radicale devait renouer, y compris à son insu, avec les tours et détours de ses origines.

Usages professionnels du moteur humain

Rarement mis à l’honneur en proportion de son apport technoscientifique, Jules Amar a été le premier à réorienter la recherche ergonomique vers le milieu professionnel et à constituer en discipline autonome la physiologie du travail44. Fils d’un Juif d’Afrique du Nord naturalisé français, il entame à Paris des études de théologie rabbinique avant d’intégrer le Laboratoire de physique médicale dirigé par Georges Weiss vers 1905. Missionné deux ans plus tard en Algérie pour analyser les capacités productives des travailleurs autochtones et des détenus de la prison de Biskra – sans doute en lien avec le projet de « conscription indigène » du député radical-socialiste Adolphe Messimy –, il s’intéresse à la quantification du débit musculaire, associée à des mesures respiratoires, parallèlement aux travaux de Nathan Zuntz en Allemagne. Pour ce faire, il perfectionne les outils de mesure d’effort conçus par Paul Bert tout en recourant aux clichés chronophotographiques d’Étienne-Jules Marey. Fort de cette somme des données expérimentales, il soutient le 6 décembre 1909 une thèse de doctorat sur le « rendement de la machine humaine » – dont le jury comprend l’éminent polytechnicien Henry Le Chatelier45 – et fournit notes et rapports au ministère du Travail. Remarqué dans les hautes sphères gouvernementales, il est nommé directeur en 1913 du tout nouveau Laboratoire de recherche sur le travail musculaire professionnel au sein du Conservatoire national des arts et métiers.

Parmi ses outils de recherche, Jules Amar a souvent emprunté des modèles antérieurs, comme l’ergographe inventé par Angelo Mosso, mesurant doigt par doigt la flexion nécessaire pour soulever une tare de 1 kilogramme suspendue à une micropoulie et son évolution à la suite de la réitération de ce geste élémentaire. Un cliché du dispositif figurant dans sa thèse fait penser à l’expérience ayant conduit James Watt à la mesure du cheval-vapeur, sauf qu’il s’agit désormais d’objectiver les ressources énergétiques du « moteur humain », expression reprise dans le titre de son ouvrage majeur, en 1914. Parmi la panoplie des machines inventées par le savant bricoleur, on en retiendra deux. La plus fameuse, une bicyclette ergométrique, reliée à divers appareils de contrôle – cardiographe et sphygmographe –, était censée calculer le meilleur ratio entre rythme cardiaque, intensité du coup de pédale et durée de l’exercice.

La seconde machine, datant de 1916, le trottoir dynamographique, consistait en une plateforme, non pas roulante mais flexible, permettant de réguler la démarche des mutilés de guerre pourvue d’une prothèse pédestre. Difficile de ne pas voir dans cette paire d’instruments, pour l’heure dévolus aux premiers pas de la biomécanique du corps humain appliquée à une rééducation des soldats amputés d’une jambe en vue d’une remise au travail à l’atelier ou aux champs, les ancêtres du vélo d’appartement et du tapis de course.

Le mirage urbain d’une « rue qui marche »

Le trottoir roulant parisien de 1900, qu’un énorme succès de curiosité a intronisé comme une première mondiale, avait pourtant connu des projets antérieurs outre-Atlantique. Dès octobre 1871, le businessman du New Jersey Alfred Speer avait fait breveter un endless-travelling sidewalk (trottoir ambulant infini), censé déplacer les piétons à faible allure au-dessus de Broadway. Le plan d’ensemble offrait un compromis visionnaire entre un movable pavement (chaussée mobile) sur pilotis et un avant-goût de métro aérien, entraînant via une voie ferrée des wagonnets pourvus de places assises. La décennie suivante, l’ingénieur A. Dalifol déposait un « nouveau système de locomotion à planchers mobiles avec traction par moteur fixe », sans suite concrète. Ce n’est donc qu’en 1893 que l’utopie tenace prend corps, à l’Exposition universelle de Chicago, sur une idée originale de l’architecte Joseph Lyman Silsbee, secondé par Max E. Schmidt : une boucle de 1 300 mètres faisant le tour de la Grande Jetée et de son Casino, avec deux plateformes contiguës, dont l’une pourvue de places assises, avançant respectivement à 3 et 6 miles à l’heure.

Ce modèle précurseur, installé six ans avant que la « rue de l’Avenir » n’offre aux visiteurs ses panoramas sur la très huppée rive gauche du Paris 1900, avait déjà tout d’un éphémère manège de fête foraine aux proportions démesurées, au bord d’un grand lac nord-américain, avant d’être réduit à néant par un incendie quelques mois plus tard. Conçu comme la navette piétonnière d’un parc d’attractions et de son Casino, permettant d’admirer sa ligne d’horizon photogénique, il semble avoir été assez marquant pour que le maître anglais du roman d’anticipation, H. G. Wells, se soit penché sur le phénomène des moving roads dans des récits feuilletonnés – A Story of the Days to Come (1899) et When the Sleeper Wakes (1899)46 –, où ces « rues qui marchent » deviendraient l’un des modes de transport de masse d’un Londres transformé de fond en comble, pour le meilleur et surtout le pire des mondes.

La moving platform, plus ou moins surélevée, sinon aérienne, deviendra par la suite un motif récurrent de l’imaginaire futuriste : dans The Roads Must Roll (1940) de Robert A. Heinlein ou The Caves of Steel (1954) d’Isaac Asimov. On en trouvait déjà trace chez l’inventeur du terme même de « science-fiction », l’ingénieur et écrivain états-unien Hugo Gernsback, qui avait envisagé dans son livre 50 Years from Now (1925) des plateformes avançant à près de 15 miles à l’heure, couplées avec d’autres electric skates, cette généralisation du déplacement assisté abolissant à mesure toute idée de marche à pied : « Plus personne n’ira à pied – tous auront des roues. » Il renouait ainsi avec le constat désabusé du satiriste Ambrose Bierce qui, dès 1892, dans « Decline and fall of the American foot » (« Le déclin et la chute du pied en Amérique »), à la suite de l’énumération des nouvelles lubies locomotrices – the street-car (le tramway), the moving sidewalk (le trottoir mouvant), the elevator (l’ascenseur) et même the travelling carpet (le tapis voyageur) qui déplacerait tout seul les chaises d’une pièce à une autre –, s’était lancé dans une sombre prédiction : « Rien n’est plus certain que ceci : le pied humain, dans sa version américaine, est voué à une atrophie fatale due à la désuétude de la marche. […] Le pied urbain américain aura été effacé47. » En route vers l’extinction annoncée de notre bipédie originelle, ni plus ni moins.

Tandis que des littérateurs voient d’inquiétantes dystopies se profiler à l’horizon, les usagers de ce tapis roulant, sceptiques, moqueurs ou enthousiastes, ne tarderont pas à ranger au magasin des accessoires le bric-à-brac des prototypes antérieurs – du squirrel cage à l’inclined horse power, en passant par le turnspit dog des cuisines, le treadmill on stage des hippodramas, l’exercice device des zoophysiologistes ou l’everlasting staircase des geôles britanniques – et à remiser sous le tapis, comme un vulgaire tas de poussière, la cohorte des marcheurs perpétuels – animaux mis au pas cadencés ou détenus mis au supplice de la roue, eux qui ont pourtant contribué par millions à faire carburer l’expansion économique du XIXe siècle. Le rôle littéralement moteur des bestiaux désormais promis à l’oubli, il laissait derrière lui un vaste charnier de corps laborieux, enseveli sous les panoramiques splendeurs de l’Exposition de 1900. Mais si le « tablier sans fin » a bien profité de cet interlude au grand air, son irrésistible progression l’a déjà fait bifurquer ailleurs, sans qu’on s’en soit aperçu – au fond des puits de mine d’abord.

Les faux départs de la « bande transporteuse »

Au début des années 1890, Thomas Robbins travaille à la conception d’un conveyor belt (bande transporteuse) qui prendrait le relais des berlines acheminant le charbon en surface, encore tractées par des chevaux. Financé par l’Edison Ore-Milling Company, fondée par Thomas Edison à Ogdensburg (New Jersey), il présente son projet à l’Exposition universelle de Paris et remporte le Grand Prix. Comme quoi la World Fair de l’an 1900 est bien à la croisée des chemins, ou plutôt au carrefour des préhistoires du tapis roulant. Moment de confluence exceptionnelle qui voit s’ébaucher, à partir de procédés avoisinants, des domaines d’application disparates. Toujours est-il que, au tournant du XXe siècle, l’heure d’une synthèse mise au service de la production industrielle a sonné. Elle se déploie en premier lieu au sein de l’extraction minière.

Quelques jalons suffisent à en résumer l’histoire officielle : la compagnie suédoise Sandvik installe dès 1902 le premier coal conveyor belt électrifié, avec un revêtement mobile en acier ; en décembre 1904, le Scientific American signale l’« utilisation de l’électricité pour alimenter une machine à convoyer le charbon » dans la Steel Company de Sparrows Point (Maryland) ; l’année suivante, l’ingénieur irlandais Richard Sutcliffe crée son propre convoyeur de charbon à Horbury (West Yorkshire), mais à l’aide cette fois d’une trame qui allie coton et caoutchouc ; en 1907, l’Allemand Ludwig Roselius, patron de la compagnie Kaffee HAG, installe une première bande transporteuse dans le port de Brême. Au cours des vingt années suivantes, une bande transporteuse équipe la plupart des houillères, en Angleterre, en Belgique et en France. Mais cette édifiante chronologie progressiste occulte des épisodes bien moins successful.

Parmi les protagonistes malheureux de la grande histoire du convoyeur à bande, un ingénieur russe, Alexandre Lopatine, réussit à mettre au point, en juillet 1859, un modèle de « transporteur de sable » à forte teneur aurifère. Restait à valider son invention, ce qui prêtait à contestation, étant donné sa ressemblance avec « le dessin du convoyeur à bande proposé par de Lesseps pour percer l’isthme de Suez. […]. Cependant, une vérification soignée […] montra que le transporteur de sable, vu la date de son exécution, n’avait pu être emprunté à de Lesseps. En foi de quoi le brevet d’invention fut délivré à Lopatine le 9 mars 186148 ».

La suite de cette aventure industrielle est semée d’embûches : dans ce minerai sablonneux, trop de pierres anguleuses mettaient hors d’usage la toile mobile qu’on remplaça par du cuir, excessivement coûteux, puis qu’on renforça avec de petites plaques de bois maintenues par des filins de chanvre, hélas sujets à une usure rapide. Quinze bandes transporteuses de ce modèle fonctionnèrent aux confins de la Russie une décennie durant, jusqu’à leur remplacement par des wagonnets sur rails début 1870, sans qu’on connaisse les motifs de cette désaffection puisqu’un incendie réduisit en cendres les archives de la Direction de l’industrie de la Sibérie orientale, à Irkoutsk, en 1879, et plongea durablement Alexandre Lopatine dans l’anonymat. L’abandon prématuré d’un procédé promis à un si bel avenir semble tenir à un retard technique dans un autre domaine : la vulcanisation du caoutchouc mise au point par Goodyear aux États-Unis et Hancock au Royaume-Uni dès 1844. Ainsi est-ce faute de toile caoutchoutée, matériau inaccessible en Russie, que ce dispositif de convoyage « sans fin » fut délaissé. Uchroniquement parlant, si ce matériau avait existé là-bas, la face du monde en eût peut-être été changée, ou du moins l’épicentre de la révolution industrielle.

Remontons encore plus avant, grâce à Siegfried Giedion, l’auteur de Mechanization Takes Command49, peu après la Seconde Guerre mondiale, et l’un des rares à avoir mis en regard les innovations au sein de secteurs aussi disparates que la serrurerie, l’agriculture, l’automobile, les abattoirs… ou la boulangerie. Dans un chapitre consacré au « pain » justement, il rappelle que, pendant « les dix premières années du XXe siècle, l’amiral Sir Isaac Coffin (1759-1839) construisit pour la marine anglaise un four “destiné à cuire les biscuits de mer” qu’il appela le “four perpétuel” […]. Une courroie sans fin d’un yard de longueur, faite d’une toile métallique à texture, courait sur toute la longueur de la chambre de cuisson. Aux deux extrémités, à l’extérieur du four, la courroie tournait sur de gros rouleaux de fonte qui lui communiquaient un mouvement perpétuel ». Démarche atypique qui ne connut aucun imitateur chez ses contemporains.

Là encore, il fallut attendre plusieurs décennies avant que, aux États-Unis, deux ingénieurs se croient les découvreurs d’un procédé très voisin, H. Ball de Philadelphie, en 1850, plaçant, lui, « toute la courroie transporteuse à l’intérieur de la chambre de cuisson », puis William Sellers, de la même ville, en 1860, « disposant des chaînes verticales pour l’éjection des pains », sans que cette invention fasse tache d’huile sur le continent européen.

Si bien que, à l’ère de l’automatisation accélérée, à l’aube du XXe siècle, « toutes les expériences durent refaire entièrement le chemin déjà parcouru car on avait oublié l’étonnante variété des fours inventés » auparavant, note Siegfried Giedion, s’amusant de la vantardise de M. Robert, un boulanger canadien exposant vers 1907 son « four de l’avenir » comme « le premier à sole mobile qui existât au monde50 ». Pour cet archiviste tout terrain, opposant au « credo du progrès » sa « contribution à l’histoire anonyme », l’étude des accidents de parcours et des amnésies sélectives était le meilleur garde-fou au storytelling techno-positiviste. Et de conclure sa généalogie de la mécanisation boulangère par ces mots : « Les fours font partie du monde des inventions oubliées. Cette chaîne brisée fait à l’historien l’effet d’un puits de mine sans fond. »

Femmes au charbon, les « clapeuses » du tri sélectif

Pas tout à fait dans le même pétrin que les mitrons aux prises avec leur « four perpétuel », les mineurs de fond et leurs compagnons d’infortune – chevaux ou poneys – ont bénéficié des évidents bienfaits du coal conveyor belt : moins de charge à porter, pousser, tirer. En cette « Belle Époque », la bande transporteuse a aussi permis des gains de productivité en surface, concernant le tri des roches stériles ou le criblage du coke de trop petite taille. Et cette sélection-là a échu au personnel féminin, qu’on surnommait selon les régions les « clapeuses », les « cafus » ou les « gagas ». Cela faisait un demi-siècle que les femmes avaient été dispensées des travaux souterrains au Royaume-Uni, et pareil pour les mineures en France, à partir de la loi du 19 mai 1874, renforcée en 1892. Alors qu’on leur avait offert quelque répit en les cantonnant à la lampisterie, les voilà soudain enrôlées, parfois en compagnie de juvéniles gueules noires, pour une tâche dont cette toile en mouvement avait changé la donne.

Autrefois, on écartait les roches inutiles sur une table ; désormais, le vrac passe sans arrêt et, de part et d’autre du ruban mobile, les « clapeuses » en blouse, pantalon et foulard enturbanné autour de la tête, et le plus souvent à mains nues, doivent suivre la cadence imposée par ce défilement continu, se plier sans retard ni accroc à un rendement inflexible, sous le regard inquisiteur d’un « porion » – sobriquet signifiant « poireau » en patois picard –, autrement dit un contremaître poireautant dans leur dos pour contrôler leur ardeur à l’ouvrage. Ainsi furent-elles, avant les ouvriers assemblant la Ford T, les premiers cobayes, sous des hangars saturés de poussières malignes, d’un travail à la chaîne improvisé sur le tas, avant qu’un cribleur mécanique (tapis vibreur à trou) et un lavoir automatisé ne viennent prendre le relais à la fin des années 194051.

Cette ligne mobile de triage a d’ailleurs vite trouvé un autre champ d’application, dès 1903, sous la forme d’une expérimentation encore limitée, comme en témoigne le Scientific American, dans un reportage sur le rubbish travelling conveyor belt d’un centre de traitement des ordures new-yorkais, avec ses dizaines de pickers qui, sur près de 50 mètres, extirpent du flux canalisé de déchets tout ce qui doit échapper aux flammes : bouteilles de verre, boîtes de conserve, chaussures, vêtements, cartons, soit presque 60 % du total52. En substance, des chiffonniers pré-fordiens écumant déjà le trop-plein de la production capitalistique.

Erratum tardif

Au lieu de s’appesantir sur l’insolite « manège à tablier sans fin » inventé par Émeric Lesix-Détève, on aurait dû commencer par là : un « moulin automatique » dessiné dès 1783 par Oliver Evans, bâti d’après maquette dans la vallée de Red Clay Creek (Delaware) deux ans plus tard et perfectionné pour réduire autant que possible sa main-d’œuvre jusqu’à l’obtention d’un brevet en 1790. Cet automated mill comportait en effet deux tapis roulants à plan incliné : un élévateur vertical, sous forme de chaîne à augets (ou godets), qui « montait le grain au dernier étage du bâtiment au rythme de trois cents boisseaux à l’heure » et un second, descendant en pente douce, constitué d’une « large courroie sans fin en cuir mince et souple, en toile ou en flanelle, tournant autour de deux poulies […] mue par le poids même du grain53 ». Et comme son inventeur allait également jouer un rôle dans l’épopée du steam power en mettant au point une machine à vapeur à haute pression, toutes les conditions étaient réunies pour faire motoriser le transit de bas en haut, et vice versa, des matières premières, « un peu à la manière des châssis automobiles dans les ateliers d’Henry Ford en 1914 », comme l’écrit l’historien des techniques Siegfried Giedion en un raccourci dont il a le secret.

Et pourtant, ce progrès décisif allait être mis en sommeil, les concurrents d’Oliver Evans dénonçant devant le Congrès le défaut d’originalité et les nouvelles contraintes de son brevet avant que le président Thomas Jefferson leur donne raison. « L’esprit humain ayant du mal à croire ce qu’il ne peut concevoir ou comprendre », comme Oliver Evans le nota peu avant de mourir en 1819, il n’était pas encore possible de voir dans ces machines de levage et de transport à l’horizontal les rouages d’un même système de production continu, mais juste un « tas de ferrailles » au lieu d’une inédite meunerie intégrée54. Il faudra attendre 1842 pour que Joseph Dart et Robert Dunbar mettent sur pied le « premier » silo à vapeur, avec sa bande transporteuse élévatrice à seaux, permettant le transfert des céréales depuis des bateaux à quai sur la rivière Buffalo, modèle commercialisé avec succès jusqu’à la fin du XIXe siècle. Sans négliger, lors des moissons, l’apport dès 1850 de plans inclinés mobiles fixés sur les moissonneuses pour faire monter les épis en haut du plateau, les lier, puis les gerber au sol, méthode élévatrice qui fit la fortune de Cyrus McCormick dans son usine de Chicago et plongea ses concurrents du Middle West, les frères Marsh, dans un marasme sans postérité.

Shopping à tous les étages

Le concept d’escalier roulant est ordinairement attribué au génie solitaire de Jesse W. Reno, un ingénieur du Kansas qui l’a déposé sous l’appellation inclined elevator le 15 mars 1892, avant qu’un prototype ne soit mis en service en septembre 1895 dans un parc d’attractions de Coney Island. D’une taille modeste (à peine 2 mètres de déclivité) et ne gravissant une pente de 25 degrés qu’à la vitesse réduite de 1,37 km/h, l’attraction, renommée continuous elevator, n’en avait pas moins excité la curiosité de 75 000 passagers en quinze jours, avant d’être réinstallée à l’entrée du pont de Brooklyn.

Quant à cette prétendue avant-première, elle semble une fois de plus abusive, puisqu’un appareil du même type, des revolving stairs (escaliers tournants), avait déjà été soumis à brevet par un certain Nathan Ames le 9 mars 1859, mais sans concrétisation faute de financement. Dernière précision, c’est à un autre ingénieur états-unien, Charles Seeberger, qu’on doit le mot-valise anglo-italien escalator, appellation déposée en 1897 – contractant scala (degré d’escalier) et elevator (plan incliné roulant, mais aussi, depuis quatre décennies, ascenseur55), converti deux ans après en nom de marque, pourvu d’un inaliénable E majuscule par son partenaire commercial, la Otis Company, obligeant les fabricants ultérieurs à changer d’expression : motorstair, electric stairways, moving stairs.

Peu importent ces querelles de date ou de terminologie, l’essentiel tient à la bifurcation majeure qu’opère ce nouveau venu parmi les mécanismes à « tablier sans fin ». Loin de l’usage agricole des machines élévatrices et de ses dérivés dans l’industrie minière, l’« escalateur » ou « escalier mobile », en français, se range d’emblée dans la catégorie des attractions festives, à Coney Island on l’a vu, mais aussi, trois ans plus tard, au Crystal Palace londonien où la brève ascension coûte 1 penny, puis enfin à l’Exposition universelle de Paris, comprenant un pavillon équipé d’un Escalator Otis, chaque montée valant 10 centimes remis à deux receveurs en uniforme.

À l’égal du trottoir cheminant au fil des panoramas parisiens sur pilotis, ces escaliers mécaniques provoquent des émotions fortes dignes des manèges forains, tels les récents Looping the Loop et Russian Moutains. L’autre espace de conquête pour ces plans inclinés mécaniques vise les grands magasins, comme dans le hall du Harrods Knightsbridge Store à Londres où, en novembre 1898, la clientèle huppée, aussi inquiète que ravie, se voyait offrir un verre de brandy au pied de l’« escalier mobile », ou dans la prestigieuse Grande Galerie du Louvre de la capitale française qui, selon un écho du Figaro, le 12 février de la même année, vit 28 000 personnes accéder au quatrième étage par ce vertigineux moyen. Et pareil à Manhattan, en 1902, avec la nouvelle enseigne haut de gamme Macy’s inaugurée à Herald Square et dotée à son tour d’un escalator en bois. Au milieu des coursives commerciales, les happy few éberlués profitaient de ces modernes chaises à porteurs pour s’élever au septième ciel de l’épicerie de luxe. Ironie du sort, tandis que les hautes sphères de la société bénéficiaient de cette promotion aristocratique, selon le principe du moindre effort, dans les prisons anglaises, les réprouvés des bas-fonds venaient tout juste d’en finir, eux, avec l’exténuant châtiment dudit escalier éternel. Chacun à sa place, ou à sa peine, sur l’échelle des privilèges.

Hors ces premiers palais du shopping high-level, les Escalators Otis, puis ceux de leurs concurrents français ou allemands, allaient conquérir des espaces ouverts à un plus large public : gares et stations du métro, on y reviendra par après, en attendant que, dans l’univers florissant du commerce, de vastes department stores prolifèrent aux États-Unis à partir de 1920, puis des chaînes de magasins populaires dix ans plus tard en France. Faisons halte un instant en l’an 1916, aux côtés d’un modeste client, l’archétypal Tramp joué par Charlie Chaplin, dans The Floorwalker. Aussi maladroit qu’à l’accoutumée et vite suspecté d’être un chapardeur désargenté, il sème le chaos dans un coquet magasin de vêtements en surprenant par inadvertance les manigances d’un gérant escroc, au premier étage, en cheville avec un chef de rayon. Le voilà pris en tenaille sur un escalator justement, obligé de dévaler les marches à contresens pour n’être attrapé ni par l’un ni par l’autre, retrouvant à son insu la posture même du moteur animal sur trépigneuse, mais aussi, à reculons cette fois, l’inconfortable principe du treadmill pénitentiaire.

À moins qu’on puisse voir dans ce numéro d’escalade immobile un discret clin d’œil au tableau de Marcel Duchamp intitulé Nu descendant un escalier (1912), qui, lui, rend un hommage explicite à la chronophotographie d’Étienne-Jules Marey, en visant la synthèse picturale d’une matière organique et d’un effet ciné-mécanique. Hypothèse très improbable, mais qui, pour ce technicien hors pair du burlesque visuel, a le mérite de marquer l’introduction des moving stairs au cœur de l’espace consumériste, vingt ans avant qu’il ne fasse un sort, avec Les Temps modernes, au rôle du convoyeur à bande horizontale dans le travail à la chaîne. Le running gag du client pris au piège comme un écureuil dans sa roue précède ainsi celui l’ouvrier fordien soumis à une cadence si répétitive qu’il en devient chien de Pavlov.

Quant au titre de ce moyen-métrage produit par la Mutual Film Corporation, The Floorwalker, il prête délicieusement à confusion. Signifiant « chef de rayon », ce nouveau métier induit par l’extension des surfaces marchandes dans les grands magasins, il conserve à l’oreille l’écho d’une signification littérale – marcheur de plancher ou d’étage –, soit l’exacte inversion de la figure du héros chaplinesque, de sa démarche sinueuse et bancale d’éternel vagabond, rétif aux pas cadencés. Le réalisateur et écrivain Louis Delluc avait mis l’accent sur ce net contraste dans sa monographie sur Charlot parue en 192156. Énumérant tout ce qui, dans The Floorwalker, incarne la révolution technicienne en cours – la « caisse enregistreuse », la « dactylo », un « ascenseur », les « toboggans » et l’« escalier roulant » –, il brosse dans son dernier paragraphe un sombre tableau de cette accélération effrénée, y prophétisant un jeu de massacre dont le clochard Charlot préfère déserter les rangs :

Après cela, il faut en finir. D’où l’apothéose de catastrophe. Tout vole et court, tout se trouble, tout se heurte, c’est la révolution, le siège, le pillage, l’infini de l’horreur. L’escalier monte toujours. Et Charlie sera loin dans les méandres du faubourg que l’escalier continuera son rythme de grand fleuve aux rives immuables.

On ne saurait mieux rendre les sentiments ambivalents qu’éprouve alors Charlie Chaplin envers l’irrésistible avancée du progrès. Trois ans plus tard, dans Ballet mécanique (1924), un ciné-poème post-dadaïste du peintre Fernand Léger et du réalisateur américain Dudley Murphy, hommage est rendu dès le générique à la figure de Charlot, suivi d’images syncopées alternant le plan large d’une jeune femme se balançant sur une escarpolette et des cadrages serrés sur diverses rotations mécaniques, avant qu’en plongée on aperçoive une dame âgée gravissant un escalier sans fin ou, plutôt, grâce à une mise en boucle de la micro-séquence, piétinant toujours sur la même volée de marches, comme une icône du vieux monde expérimentant malgré elle le principe de l’escalator via la magique chaîne de montage filmique. Du côté des avant-gardes, au diable les dernières réticences, l’esthétisation chorégraphiée de la mécanique a déjà pris le dessus.

Montée en puissance des transports en commun

Une fois refermée la parenthèse enchantée du trottoir roulant traversant en demi-cercle les quartiers chics de la rive gauche parisienne, ladite attraction semblait devoir finir au rancart des fantaisies obsolètes. Non pas faute d’envisager son réemploi dans un cadre moins événementiel, celui des transports en commun intra-muros. Mais là, plus question de hisser ces planchers mobiles tout au long des grandes artères de la capitale – bouchant la vue aux étages bourgeois des immeubles haussmanniens, ce qui avait déjà suscité des polémiques pendant l’Exposition universelle, et même une « fantaisie judiciaire en un acte » de Georges Courteline57. Désormais, on préférait imaginer, comme l’ingénieur des Arts et Métiers Antoine Dominique Casalonga, dès 1900, une « plateforme roulante » souterraine, mais son projet, censé relier les places de la Bastille et de la Concorde, défendu une décennie durant sous divers brevets d’un « mécanisme de transmission de mouvement aux bandes des plateformes roulantes pour le transport, en commun, des voyageurs », sera rejeté par la municipalité peu avant la déclaration de guerre de 1914.

D’autres projets du même type, en sous-sol, ont ensuite échoué pour la même raison, la concurrence du métropolitain, déjà doté de neuf lignes en 1914, les rendant d’avance obsolètes. Au lendemain de la grande boucherie européenne, certains voulaient profiter de la démolition des fortifications pour « utiliser une partie de l’emplacement libre à créer de nouveaux transports publics », au moyen d’un « trottoir roulant marchant à 20 kilomètres à l’heure […] de façon à joindre, à la périphérie de Paris qui a 34 kilomètres, les têtes de ligne très éloignées du Métro […] pour transporter sans interruption les ouvriers de leur domicile au travail58 ». Lubie socialisante vite écartée. Une commission fut cependant créée en 1921 pour « décongestionner la circulation en surface ». Deux tracés privilégiés : le long des grands boulevards, entre Madeleine et République, et un autre pour rapprocher les champs de courses hippiques, entre le bois de Boulogne, Longchamp et Auteuil. Deux prototypes furent sélectionnés – l’un à « arbre cannelé et deux bandes parallèles à vitesse graduée » (12 km/h), l’autre à « courroies et chemin de circulation unique » (15 km/h) –, puis mis à l’essai en octobre 1925 par l’Office national des recherches scientifiques et industrielles et des inventions (ONRSII) aux ateliers Bellevue (Meudon)59. On y était presque, sauf que non.

Lors de ces tests grandeur nature, deux films documentaires furent réalisés par le pionnier du cinéma scientifique Jean Comandon, dont l’Étude psychophysiologique sur l’utilisation du trottoir roulant touchant aux risques d’« équilibration » des éventuels passagers, le tout sous le patronage de l’ancien ministre de l’Hygiène, de l’Assistance et de la Prévoyance sociales Jean-Louis Breton ainsi que du professeur de physiologie des sensations au Collège de France Henri Piéron, avant machine arrière, assez d’évaluations préparatoires, on arrête les frais. Outre-Atlantique, des tentatives similaires connaissent la même déconfiture. L’idée de se servir du rolling pavement offrant, dans des centres urbains promis à l’envahissement automobile, un mode de déplacement alternatif émerge dès 1902, pour écourter la traversée piétonne du pont de Brooklyn, mais le maire de New York Seth Low y met son veto. L’année suivante, le Harper’s Weekly consacre un article prospectif aux bienfaits de l’underground moving sidewalk60 (trottoir mobile souterrain). On y prédit l’idéale complémentarité des circulations « par voitures, trains ou plateformes roulantes », ces dernières permettant, sur une voie aménagée en contrebas de la chaussée, d’être véhiculé soit debout soit assis sur de confortables banquettes, comme l’illustre un dessin hyperréaliste de Sydney Adamson.

Ce n’était pas qu’une lubie futuriste ; les plans d’un premier underground moving sidewalk reliant Williamsburg à Bowling Green sont soumis à la New York State Transit Commission, avec le soutien financier de quelques magnats des compagnies ferroviaires, Cornelius Vanderbilt, Stuyvesant Fish ou Edward P. Ripley. Toutes les conditions sont réunies pour la mise en chantier, stoppée in extremis sous la pression de la Brooklyn Rapid Transit Company. Tel un serpent de mer, la version américaine du trottoir roulant ressurgit, comme à Paris, au lendemain de la Grande Guerre : la municipalité de New York évoque en 1922 le remplacement d’une navette ferroviaire surchargée (the 42nd Street shuttle) par un « transport rapide par convoyeur à bande », mais les études prévisionnelles se révélant peu concluantes, rien ne s’ensuit. C’est au tour d’Atlanta de tenter l’aventure deux ans plus tard, via les ingénieurs de la Beeler Organization : un ensemble de sub-surface moving platforms de 3 kilomètres de long, pourvu de trois planchers à vitesse différenciée, dont une en places assises. Son coût prohibitif – 104 millions de dollars actuels – fait capoter le projet.

La révolution du plancher mobile piétonnier, une fois délestée de ses agréments panoramiques en plein air, aura donc fait long feu, sans trouver sa place parmi les transports intra-urbains underground. Technologie mort-née, elle ne ressortira des oubliettes qu’à la fin des années 1950 dans un espace-temps excentré, presque hors sol, au service des voyageurs en transit dans le dédale aéroportuaire, mais n’anticipons pas. Revenons plutôt en arrière pour évoquer le sort d’un autre trottoir roulant, celui à plan incliné, alias l’Escalator dont Otis a fini par obtenir l’appellation exclusive au terme des années 1910. On a décrit comment il avait frayé sa voie royale dans les grands magasins, mais sans donner à voir l’ampleur de sa percée dans les transports collectifs. Il existe un dessin d’automatic conveyor équipant la station de métro new-yorkaise de Cortland Street dès 1894, mais peut-être s’agit-il d’une vue de l’esprit, ébauchée par anticipation. La Reno Electric Stairways and Conveyors, Ltd n’a commencé à opérer dans le métro de Manhattan qu’à partir de 1902, avant de migrer à Londres pour relever un autre défi, la pose d’un escalator à spirale haut de 10 mètres à la station Holloway Road, construction complexe qui échouera avant d’être réengagée ailleurs, à la station Earl’s Court, et enfin inaugurée en octobre 1911.

Au passage, la photo prise lors du chantier permet de faire le rapprochement, visuellement, entre les bâtisseurs d’escaliers mécaniques et les mineurs de fonds qui, pour sortir les tonnes de remblais des tunnels, se servaient eux aussi de convoyeurs horizontaux ou d’élévateurs à godets. De son côté, la compagnie Otis, qui, en 1907, avait déjà pourvu d’une soixantaine d’ascenseurs en bois dix-huit stations du tube de la capitale anglaise, allait prendre le relais de Reno, Ltd en multipliant ses Escalators pendant les deux décennies suivantes.

À Paris, c’est dans la gare d’Orsay qu’un premier tapis roulant incliné voit le jour, pendant l’Exposition universelle, pour l’acheminement des bagages à l’arrivée des trains, puis deux ans après à la gare d’Orléans (future gare d’Austerlitz), dont les voyageurs profiteront également, une fois l’« escalier roulant » mis en service, en juillet 1907, une « rampe mobile destinée à relier les quais en sous-sol au rez-de-chaussée […] qui serait déjà en usage dans quelques gares de l’Amérique », rapporte Le Petit Journal61. Peu après, la gare d’Orsay ouvre à son tour un « escalier mobile », conçu par l’ingénieur français Édouard Hocquart, rivalisant désormais avec le monopolistique Otis.

Face au succès de telles expérimentations in situ, on prévoit d’en étendre le principe au métro et pourquoi pas dans la station du Père-Lachaise, chose faite en 190962. Choix malencontreusement symbolique qui fait apparaître les premiers usagers de l’« escalier automobile », à main courante en cuir et rainures métalliques antidérapantes, comme des damnés sortant de terre pour déboucher en surface à l’entrée d’un cimetière.

La domestication taylorienne de la bête humaine

En 1911 paraissent les Principles of Scientific Management où Frederick W. Taylor synthétise ses articles publiés depuis une décennie, où il postulait un déficit productif lié à la natural laziness (paresse naturelle) de l’être humain – sa tendance au systematic soldiering (lenteur délibérée d’exécution) et au loafing (flânerie) –, fondé sur ses observations empiriques à l’aciérie de Bethlehem (Pennsylvanie) puis à la Midvale Steel Company. Ayant entrepris de quadrupler le tonnage de fonte déchargé par les ouvriers contre un gain salarial d’à peine 60 %, il expose sa méthode pour convaincre un manutentionnaire d’origine allemande, le cas d’école Schmidt, d’accepter ce contrat de dupe, en rationalisant ses gestes et déplacements, en abolissant surtout le moindre temps mort hors de courtes pauses contrôlées, bref en le soumettant à un séquençage laborieux auquel il doit totale obéissance. Désormais pur exécutant d’une tâche élémentaire, perpétuellement recommencée – à l’instar des détenus qu’un demi-siècle plus tôt on vouait au discipline mill –, ce manœuvre en liberté surveillée devra pelleter, brouetter, basculer, bref usiner sur place jusqu’à liquidation de son mauvais esprit.

Avec une morgue autosatisfaite, Frederick W. Taylor conclut que l’objectif productif de l’ouvrier Schmidt pourrait être atteint par n’importe quel intelligent gorilla63, autrement dit, selon un sarcasme issu du darwinisme social, un singe sorti de sa jungle, à la conscience arriérée mais qu’on rendra plus malin à force de réflexes conditionnés. Un peu plus loin, il enfonce le clou à son propos : « Il est si peu intelligent et si flegmatique qu’on peut le comparer, en ce qui concerne son aptitude mentale, plutôt à un bœuf qu’à toute autre chose. » Selon de tels préceptes lapidaires, le management revient à une sorte de domestication du sauvage-né qu’est l’ouvrier, sinon à la captation mécanique de sa monkey power, en s’inspirant des leçons d’un siècle qui a usé et abusé de « moteurs quadrupèdes » de diverses bêtes de somme. Au-delà du mépris de classe de l’ingénieur, sous-entendu par ce bestiaire analogique, il y a, dans ces principes prétendument innovants, un décalque régressif du prolétaire modèle à partir des animaux-machines mis au service de l’économie capitaliste à l’heure de son expansion maximale.

Parmi les spécialistes français de la production industrielle, entre adeptes enthousiastes et critiques éclairés du nouveau management made in USA, la différence d’approche paraît assez mince, pourtant la nuance est loin d’être négligeable. Ce qui, dans le point de vue taylorien, séduit le polytechnicien Henry Le Chatelier ou certains ingénieurs du secteur automobile (Georges de Ram chez Renault ou Ernest Mattern chez Peugeot)64, c’est la valorisation de l’expert scientifique, secondé par le time-keeper, pour atteindre les objectifs de rendement, ce nouvel ordre hiérarchique rabaissant d’autant le contremaître à une fonction subalterne. Et peu importe si, selon cette logique, l’ouvrier n’est plus qu’une extension de la machine-outil, une pièce rapportée qui doit s’adapter à une vitesse d’exécution édictée scientifiquement.

Le point de vue adverse est défendu par quelques pionniers de la physiologie du travail, peu sensibles à la nouvelle répartition des rôles dirigeants au sein de l’entreprise, fût-ce au bénéfice d’un technicien en chef. De longue date, les expériences biomécaniques en laboratoire de Jules Amar, pionnier en matière d’efficacité des moteurs animés sur manège ou trépigneuse, puis d’évaluation des performances optimales du corps humain en milieu professionnel, ont mis l’accent sur les notions de « limites physiologiques » : « fatigue » ou « surmenage » – ce dernier terme ayant d’abord été utilisé, depuis le dernier tiers du XIXe siècle, à propos des animaux de trait, bœufs et chevaux65. Prenant en compte la douleur musculaire, l’alimentation, la plus ou moins grande monotonie des activités, les temps de pause et la durée maximale d’efficacité, il n’a cessé de souligner combien, à partir d’un certain seuil, l’organisme épuisé subit une sorte d’empoisonnement chimique du sang. D’où l’idée d’objectiver une « loi du moindre effort », soit « un minimum de fatigue à production égale ou un maximum de production à fatigue égale66 ». En faisant primer le potentiel musculaire et ses risques de surchauffe respiratoire ou cardiaque, il soutient que l’équilibre entre santé du travailleur et rendement optimal doit être quantifié hors l’usine, pour qu’un rapport biaisé entre l’ingénieur et son employeur n’induise pas des objectifs productifs préétablis, aux dépens du premier concerné, le moteur humain.

À mots couverts, les tenants de l’ergonomie expérimentale contestent l’empirisme de l’ingénieur états-unien, son absence de rigueur méthodologique, l’emprise d’exigences entrepreneuriales unilatérales. Chacun ses priorités : ne voir dans le prolétaire qu’un exécutant accessoire de l’engrenage mécanique ou préserver en lui un équilibre bio-énergétique. Avant la révolution industrielle, on aurait pu imager cette discorde ainsi : forcer l’allure quitte à épuiser autant de chevaux que nécessaire ou savoir ménager sa fidèle monture. Trêve d’adage anachronique, cette querelle entre chrono-expertise et dégâts médico-sanitaires porte sur un point essentiel, qui n’a jamais cessé depuis d’être remis au jour puis dénié puis redécouvert, etc.

En dépit des critiques précocement portées par certains physiologistes, le nouveau modèle taylorien aura moins de mal que prévu à prospérer des deux côtés de l’Atlantique. D’une part, grâce aux chiches primes allouées aux plus méritants des employés, prenant au dépourvu les syndicats états-uniens et français contraints de mettre un frein aux premières manifestations d’hostilité collective dans les usines concernées, mais surtout à la suite des impératifs d’Union sacrée de la Grande Guerre. Et le psychophysiologiste Jean-Maurice Lahy aura beau émettre en 1916 de sérieux doutes sur l’efficacité même de ce management qui, à force de négliger « les dépenses d’énergie et leur récupération nécessaire », finit par « diminue[r] étrangement la durée du travail utile67 », sa voix, couverte par la mobilisation générale des forces vives de la Nation, peinera à convaincre. Il manque cependant un ultime rouage pour expliquer l’irrésistible diffusion du taylorisme à partir des années 1920 ; bien plus qu’un rouage, disons plutôt un ensemble d’engrenages, et ce lien dynamique, c’est encore une variante du tablier sans fin, ledit conveyor belt ou bande transporteuse. Ce sera bientôt le vecteur unifiant d’un séquençage gestuel du labeur dont Frederick W. Taylor, mort trop tôt, en 1915, avait conçu les implacables cadences sans pouvoir apprécier de son vivant son triomphe mondial, faute d’avoir identifié la force d’entraînement qui allait donner une ligne directrice à sa doctrine.

Un tapis d’exercice à contre-courant

Un articulet, paru dans le Scientific American du 7 décembre 1892, sous le titre en français « Inventions nouvelles », met à l’honneur un hygienic treadmill permettant de « marcher et courir sans avoir à quitter sa maison ou être exposé au mauvais temps ». On y précise ses bienfaits à l’intention de personnes atteintes de « troubles de l’obésité » qui voudraient « perdre du poids sans fatigue ». Une vignette hyperréaliste expose un étroit plan incliné pourvu de sept rouleaux caoutchoutés auquel on a adjoint deux barres verticales dont le coureur peut empoigner les extrémités à hauteur de visage. Pour le lecteur de l’époque, aucun doute, il s’agit bien de la reconversion portative de la horse-power machine inventée un demi-siècle plus tôt, mais sans qu’on cherche cette fois à capter l’énergie produite pour alimenter une autre machine en chevaux-vapeur, sans qu’on cherche non plus à punir son utilisateur comme sur un discipline mill. Ni moteur équestre ni hard labour, le dispositif en réalise pourtant la synthèse, mais avec un prototype destiné à la vie domestique associant entraînement individuel et hygiène corporelle. Home sweat home, aurait alors pu s’amuser un as du slogan promotionnel, avec le risque cependant d’amalgamer l’engin promu aux sweatshops de l’industrie textile britannique, ces fameuses « usines à sueur » sous-payant une main-d’œuvre soumise aux pires conditions sanitaires.

Vers la même époque, deux autres appareils s’attaquent à la même niche commerciale : l’exercice musculaire à domicile. Le premier, la horse action saddle, consiste en une selle reposant sur des ressorts empilés selon quatre planchers successifs. En se tenant à une sorte de guidon, tout en glissant ses bottes dans de vrais étriers, on y éprouve les cahots plus ou moins appuyés d’une balade à cheval. Selon les encarts publicitaires de Vigor, la marque londonienne en vogue, distinguant les bienfaits espérés en fonction du sexe de l’usager : l’homme améliorera sa circulation sanguine, stimulera son foie, soulagera ses indigestions et réduira sa corpulence ; la femme, pareil, mais en y ajoutant un « traitement complet contre l’obésité et l’hystérie [sic] ». On se tromperait en n’y voyant qu’une éphémère bizarrerie, car ce sera des décennies durant, au Royaume-Uni et aux États-Unis, un incontournable outil d’entraînement dans les gymnases et les clubs sportifs.

Un autre appareil connaît, début 1890, un engouement exceptionnel en recyclant, si l’on ose dire, la très récente bicyclette68, mais selon le principe d’un moulin stationnaire. Toutes les formes de vélos y passent – de la penny-farthing à grande roue avant et petite roue auxiliaire du home-trainer for bicyclists breveté par J. McClintock dès 1883 au monocycle de l’exercising-machine de l’Anglais John R. Hamilton (1890) jusqu’à la plus classique machine for practising cycle de John William Pateman (1893). Plus astucieux encore : le 24 mai 1894, au vélodrome Buffalo de Neuilly-sur-Seine, l’industriel suisse Louis-Florian Guignard, qui a déposé, l’année précédente, le brevet d’un « appareil d’entraînement vélocipédique », alias Le Cyclone, en fait la première présentation publique en France.

Il se compose, en deux mots, d’une plateforme sous laquelle sont montés trois tambours ou rouleaux horizontaux, de forme paraboloïde, mobiles autour de leur axe, et dépassant légèrement le plan de la plateforme. Le vélocipède repose librement sur ces trois rouleaux, dont l’un supporte la roue directrice, les deux autres la roue motrice. Quand le cycliste actionne cette dernière, les rouleaux qui la supportent se mettent à tourner en sens inverse. […] L’appareil est complété par un tachymètre qui indique constamment la vitesse à l’heure du coureur et par un compteur qui enregistre la distance parcourue69.

Ce modèle anticipé des modernes vélos d’appartement sera l’objet d’une tournée européenne, avec des étapes parisiennes, en mars 1896 et 1897, aux très chics Chalets du Cycle, dans le bois de Boulogne, ou au Salon du Cycle, sur les Champs-Élysées. Chaque fois, l’ingénieur de Lausanne remporte un franc succès en alignant plusieurs appareils de front pour effectuer un semblant de course – sprints immobiles qui font déjà fureur outre-Manche et aux États-Unis. Pour couronner ce show promotionnel, il a eu le coup de génie d’y associer un second appareil de son cru, le Cyclodrome, soit « une petite piste de la taille d’un billard sur laquelle des coureurs en plomb se disputent la victoire ». On a donc « d’un côté, une estrade où de vrais coureurs montés sur leurs bicyclettes, roulant sur des tambours, pédalent furieusement sur place » ; et de l’autre, cette maquette où « chaque coureur en plomb correspond à un coureur en chair et en os70 », comme l’a illustré l’affichiste et imprimeur Georges Massias.

Un tel sprint statique sur galets mobiles nous est déjà familier, il remet en mémoire la magie mécanisée des spectacles équestres qui se jouent au même moment à Broadway ou au Dury Lane Theatre, à ceci près que les étalons de parade ont ici été remplacés par des sportifs en plein entraînement. Autre nuance d’importance, le treadmill à rouleaux (trois ou quatre) ici placé sous les roues du « biclou » n’est pas alimenté par un moteur électrifié, on y trépigne encore vraiment à l’ancienne. C’est sans doute ce qui fait dire à Max de Nansouty à propos de ce « moulin à kilomètres » dans Le Temps :

Au point de vue purement humanitaire, l’idée de cet homme mécanisé qui accomplit à la force des jarrets un travail chimérique, soit dans la solitude, soit devant un public qui met sur lui des enjeux, est une idée affligeante. Cela rappelle le supplice des prisonniers anglais que l’on oblige, dit-on, à faire tourner avec ardeur une manivelle fixée dans le mur de leur cellule et qui ne commande rien71.

Ne lui en déplaise, cette forme de compétition, avec ou sans reproductions via des figurines miniatures, conserve sa popularité tout au long du siècle suivant. À la charnière des années 1900, on verra même, à Berlin et à New York, des adeptes du cyclisme domestique lancer des défis à un vrai cheval de course ou à un athlète s’agitant à grandes foulées sur une plateforme mobile72. Mais il faut bien avouer que les tapis d’exercice, eux, n’ont pas connu pareil essor. Seule une très rare image – difficile à dater, peut-être courant 1880-1890, mais qu’on situe avec certitude dans le musée de cire Panopticon ouvert à Berlin en 1869 par les frères Louis et Gustav Castan – prête existence à des joutes entre joggeurs des deux sexes galopant sur de très précoces tapis de course.

Si ce genre de « tablier sans fin » gymnique a essaimé durant ladite Belle Époque, c’est dans des proportions nettement moindres que les bicyclettes statiques et autres selles de cheval à ressorts, omniprésentes dans les premières salles de sport, y compris celle du paquebot Titanic avant son naufrage. Parmi les rares brevets concernant cette première variété d’appareils, on remarquera cependant ceux déposés entre 1903 et 1913 par Claude L. Hagen – un scénographe de théâtre dont nous avons déjà eu vent, puisqu’on lui doit l’appareillage hippodramatique du péplum Ben-Hur –, suivi de près par Timothy R. Barnett, un ingénieur du New Jersey ayant mis au point un apparatus for athletic and theatrical purposes.

Ce transfert de technologie signale un moment de bascule où l’illusion scénique produite sur les spectateurs – via un deus ex machina – s’intériorise chez l’usager, esseulé et hors sol, du dispositif de home training, spectateur bienheureux de l’image arrêtée de sa surpuissance. Esprit d’escalier aidant, on pense au Surmâle d’Alfred Jarry, où un cycliste d’exception bénéficiait d’un autre produit miracle de la modernité, la Perpetual-Motion-Food (Aliment-du-Mouvement-Perpétuel) inventée par un certain William Elson, fantasque inventeur qui prête sa voix, dès le premier chapitre, à l’imaginaire progressiste de son époque :

On pourrait concevoir, hasarda le chimiste, un aliment du moteur humain qui retarderait indéfiniment, le réparant à mesure, la fatigue musculaire et nerveuse. J’ai créé depuis peu quelque chose de ce genre73… »

Le meatpacking préfordien

Toute aventure entrepreneuriale produit son lot de légendes approximatives, le cas d’Henry Ford confirme la règle. Il a d’ailleurs choisi de dicter et publier, dès 1922, sa propre hagiographie, My Life and Work74, en y omettant avec soin tout hommage ou référence qui pourrait faire de l’ombre à l’ascension fulgurante d’un pur self-made man. Suffisent quelques évocations des locomobiles agricoles et autres tracteurs à vapeur croisés dans son enfance rurale, puis sa passion pour l’Otto engine vanté par le magazine World of Science, jusqu’à l’invention de sa première gasoline buggy (voiture à essence). Ensuite, pas un mot sur Alexander Malcomson, le magnat du charbonnage qui a investi dans sa première compagnie en 1903, ni sur Frederick W. Taylor et sa rationalisation chronométrique, alors qu’il eut bien recours à son expertise en 1908 et appliqua ses leçons de management scientifique pour lancer la production de masse de sa Model T. Quant à la première assembly line (ligne d’assemblage), il semble que, dans ce secteur industriel, le mérite en revienne plutôt à Ransom Eli Olds, autre pionnier de l’industrie automobile à Détroit qui, grâce à un essai d’assemblage en ligne, avait décuplé sa production d’Oldsmobile Curved Dash entre 1901 et 1904. Incendie de l’usine, procès entre associés, éviction de sa propre firme, autant d’accidents de parcours qui vont effacer ce concurrent aux yeux de la postérité. La success story n’est pas partageuse, elle doit héroïser une destinée d’exception et faire abstraction du reste.

S’il faut reconnaître à Henry Ford un pari audacieux, c’est d’abord celui de la standardisation – du moindre boulon jusqu’aux pièces détachées du châssis sorties de sa fonderie – et, à une autre échelle, son refus de produire une large gamme de voitures de luxe pour s’en tenir à un prototype unique, la Model T. Sans ces choix radicaux, il aurait été plus difficile d’appliquer un séquençage continu des étapes de montage, puis d’y introduire très progressivement, entre 1908 et 1920, divers ponts roulants, élévateurs, tringles coulissantes et bande transporteuses, constituant sa véritable marque de fabrique. À propos de ces systèmes de convoyage mobiles, cruciaux pour les gains de productivité, il ne concédera dans son livre qu’une seule influence antérieure, et encore, au détour d’un paragraphe, presque du bout des lèvres : « L’idée générale en fut empruntée au trolley des fabricants de conserve de viande de Chicago75. »

Là encore, cette innovation n’est pourtant pas sans antécédents. Si certains pensent même que cette technique trouve sa source, dès 1804, dans la fabrication de biscuits pour l’armée britannique, grâce à un treadmill à manivelle ou à vapeur, on peine à s’en faire une idée claire. Quoi qu’il en soit, la parcellisation des tâches inspirée du déplacement des carcasses de viande a d’abord concerné le montage des « volants magnétiques » de la voiture, auparavant traités par un seul ouvrier et désormais divisés en 29 opérations distinctes effectuées en ligne, faisant gagner un temps précieux, de 35 minutes en 1908 à 7 seulement en 1914.

Nul doute qu’Henry Ford ait été marqué par les chaînes de dépeçage des abattoirs de Chicago, visités à plusieurs reprises au début des années 1900. En cela, il fait partie d’une longue série de VIP – hommes politiques, ingénieurs, journalistes, artistes, etc. – conviés à admirer ces fleurons de l’industrie agroalimentaire. D’autant que, en ce début du XXe siècle, la transformation alimentaire de la viande est depuis des décennies le premier secteur industriel des États-Unis, la vitrine exemplaire de son gigantisme productif. Ainsi, en 1893, lors de l’Exposition universelle de Chicago, l’écrivain Paul Bourget témoignait-il avec enthousiasme de son passage à l’usine Armour et de son système de crocs sur tringles, avant de conclure par un trait d’esprit : « Je ne sais qui a dit plaisamment qu’un porc entrait à l’abattoir de Chicago pour en ressortir un quart d’heure après, jambon, saucisson, saucisse, pommade à la graisse et reliure de Bible76. » Six ans plus tard, le jeune reporter Rudyard Kipling avait tiré une impression moins amène, sinon amère, de la même meatpacking house, en observant la découpe progressive des carcasses acheminées par des rails en pente douce permettant un ordonnancement régulier et linéaire des tâches : le « chemin de fer de la mort77 ».

Précisons que cet acheminement à la queue leu leu des dépouilles porcines permettant une répartition du travail en poste fixe avait déjà fait ses preuves avec le porkpacking de masse à Cincinnati (Ohio), communément rebaptisée Porkopolis, alors que le quartier de Chicago dédié aux usines à viande recevait le surnom de Packingtown (Emballage-ville). Le témoignage du jeune reporter Upton Sinclair, dépêché sur place par le magazine socialiste Appeal to Reason en 1904 – à la suite d’un long conflit syndical dans quatre abattoirs, ayant conduit à la débauche massive des grévistes remplacés par d’autres miséreux sans travail –, nous révèle, lui, l’envers du décor. Sous forme de roman documentaire, paru en feuilleton courant 1905, The Jungle devint un best-seller l’année suivante. C’est donc en compagnie de Jurgis Rudkus, un immigré lituanien d’abord employé à « pelleter des tripes », que nous découvrons les bâtiments de la Durham Inc., transposition fictive de l’Armour & Co. :

Dans le hall attendait un autre groupe de touristes, qu’un guide accompagna bientôt visiter les lieux. Les industriels en quête de publicité tiennent beaucoup à présenter leurs installations aux étrangers [même si] les patrons ne montraient que ce qu’ils voulaient bien laisser voir. […] C’était une salle longue et étroite, parcourue par une galerie réservée aux spectateurs. À l’entrée se dressait une immense roue en fer d’environ vingt pieds de circonférence, avec des anneaux fixés sur le pourtour. […] Les spectateurs sursautèrent d’effroi, les femmes pâlirent en se reculant : un cri venait de leur percer les oreilles. Le cochon avait entamé un voyage sans retour. Une fois parvenu au sommet de la roue, il fut aiguillé sur un rail et traversa la pièce, suspendu dans le vide […] puis un deuxième, puis un troisième, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’ils forment deux rangées. […] Au fur et à mesure de la progression des bêtes, les cris diminuaient en même temps que le sang et la vie s’échappaient de leurs corps. […] Ce processus était si méthodique qu’il en était fascinant. On assistait à la fabrication mécanique, mathématique de la viande de porc78.

On peut regretter que ces visiteurs triés sur le volet n’aient pas eux-mêmes bénéficié d’un trottoir roulant pour assister à ce convoyage porcin de vie à trépas. Ou à l’usinage in progress des bovins : à raison de 4 000 bœufs traités chaque jour, soit un toutes les neuf secondes. Ils ont du moins bénéficié d’un panorama en chair et en os, surplombant le tableau vivant des nouvelles techniques de transport mobile. C’est à partir de ce théâtre ambulant de la cruauté que serait donc née dans l’esprit d’Henry Ford l’idée d’une chaîne de montage automobile. Au fil des pages, The Jungle, révélant des cadences inhumaines, une absence totale d’hygiène et une indifférence absolue envers les accidentés du travail – les décédés finissant parfois dans les bains de saumure avec les morceaux de barbaque –, donne à la source d’inspiration de la chaîne de montage fordien un arrière-goût de morbidité cynique. D’autant que le scandale sanitaire produit par le succès dudit roman avait conduit le président Theodore Roosevelt à diligenter l’enquête d’une commission spéciale, même si son rapport, rendu en mai 1906, ne s’inquiétait que de la « salubrité des produits animaux », sans porter attention aux dégâts collatéraux sur la main-d’œuvre, ces damnés de la chair à saucisse, rivalisant avec ceux de L’Enfer de Dante. De ce point de vue, rien n’a changé, les actuels dénonciateurs de la « souffrance animale » ont rarement la moindre compassion à l’égard des employé(e)s de l’agrobusiness.

Ajoutons, en outre, que la légende d’un Henry Ford pionnier en son mode d’assemblage masque aussi d’autres modèles entrepreneuriaux aperçus lors de ses fréquents séjours à Chicago : les tapis roulants où circulaient les boîtes de conserve de la Continental Can Company ou les entrepôts ultramodernes de la société de vente par correspondance Sears, Roebuck & Co., équipés de divers « ascenseurs, convoyeurs, chaînes sans fin, trottoirs roulants, goulottes à gravité, tubes pneumatiques et de tous les appareils mécaniques connus permettant de réduire le temps et d’améliorer la productivité79 ». On aurait tort de croire Henry Ford sur parole. Sa chaîne de production n’est pas la simple transposition des techniques du meatpacking au montage des carcasses en tôles de l’automobile ; elle se met en place à une époque où les conveyor belts ont déjà fait leur preuve dans les puits de mine, la logistique portuaire et le tri sélectif des déchets, où les moving platforms et les escalators ont bouleversé l’imaginaire de l’espace urbain.

Disons plutôt qu’avec son entrée dans l’unité de fabrication de la Model T, sacralisant un travail sans discontinuité tout au long de la nef de ce nouveau temple du labeur collectif, la rupture est symbolique : l’automobile, succédant à la rudimentaire locomobile à vapeur du milieu du XIXe siècle, désormais construite en série, découle d’une très longue histoire des modes de transport, celle des charrettes, diligences, fiacres, landaus ou omnibus requérant des moteurs animés. S’il s’agit bien d’une révolution industrielle, cela tient autant aux méthodes innovantes de son exécution qu’à la nature exemplaire de son produit manufacturé : un véhicule de substitution à la force de traction animale. Raison de plus pour ne pas oublier les tours, détours, impasses et réappropriations de ce grand bond en avant capitalistique, loin des raccourcis bêtement chronologiques. Le coup de génie fordien n’aurait jamais eu lieu sans un certain alignement de planètes millénaires, depuis que toutes sortes de roues, poulies, treuils, tambours, rouleaux, chaînes sans fin ont mis à l’épreuve, piétinant ou moulinant, tant de forces animales ou humaines corvéables à merci.

Paresse sociale ou résistance au surmenage

Après l’évaluation des trépigneuses courant 1880, l’ingénieur en génie rural Maximilien Ringelmann a soumis dans la foulée les élèves de la Station d’essais de machines agricoles de Grignon à d’autres expériences concernant les « moteurs humains ». Demandant à deux groupes opposés de tirer sur une corde, il a évalué que la performance collective de ses cobayes était inférieure à la somme de leurs performances respectives. D’où l’idée, à ses yeux, que le travail collaboratif engendre une certaine « paresse sociale », ou du moins une minimisation de l’effort individuel, chacun le reportant pour partie sur ses voisins de cordée – conclusion qu’on rapprochera des supposés lazy instincts (instincts de fainéantise) des ouvriers qualifiés contre lesquels Frederick W. Taylor a fondé son management, déconstruisant les anciennes complicités de métier par l’atomisation des tâches. Cet aspect de ses recherches ne fera cependant l’objet que d’une publication tardive, en 191380. Assez curieusement, on prête à Henry Ford un intérêt pour ce concept – rebaptisé social loafing (flânerie sociale) selon une terminologie propre à Frederick W. Taylor –, alors qu’aucun article à ce sujet n’a été traduit outre-Atlantique, du moins avant que certains psychosociologues ne s’en emparent au milieu des années 1980, pour relooker le management néolibéral, et le baptisent Ringelmann effect81.

Éradiquer la mentalité artisane, briser les liens collectifs, réduire à sa plus simple expression la posture productive et diminuer autant que possible les temps morts, c’est bien à cela que se résume la pseudoscience du management en sa genèse taylorienne, reprise telle quelle à son compte par le fordisme, et opportunément articulée au convoyeur en mouvement, la machine commandant directement aux rouages humains leur vitesse d’exécution, imposant à chacun un self-control chronométrique. Bien évidemment, ce programme prétendument rationnel visait aussi implicitement à dénouer le principal lien de solidarité entre employés : les syndicats. À cette fin, Frederick W. Taylor avait pensé à rétribuer au rendement la perte de savoir-faire collectif conjuguée à des cadences épuisantes subies sans pouvoir recourir à la moindre entraide ; Henry Ford allait bientôt surenchérir en ce sens, offrant en 1914 un salaire minimum alléchant : 5 dollars par jour. C’est à tort qu’on a souvent expliqué cette apparente générosité par un souci de voir sa voiture low cost achetée par ses propres employés. En effet, si, à moyen terme, cela fit sans doute partie d’une stratégie marketing, au départ on ne doit pas négliger que cette paye journalière très élevée pour l’époque visait surtout à épuiser tout motif de contestation ouvrière et à couper l’herbe sous le pied des syndicats tentés par la grève, ces labor unions qu’en 1919 il dénonça comme des agents du judéo-bolchevisme dans ses articles bientôt réunis en un best-seller antisémite, The International Jew82. Obsession poussée si loin, à la même époque, qu’elle se concrétisa en un court-métrage de propagande, diffusé dans les cinémas, contre l’Industrial Workers of the World (IWW), sous le titre Uncle Sam and the Bolsheviki-I.W.W. Rat (1919).

Si la puissante American Federation of Labor (AFL), fondée en 1886 pour défendre les ouvriers qualifiés par corps de métier, s’était de prime abord opposée à l’introduction des méthodes tayloriennes, elle préféra souvent s’y résoudre en considération des gains salariaux sélectifs, au mérite ; et ce sont plutôt les adhérents de l’IWW, alias les Wobblies, qui attisèrent des grèves sauvages, celles-ci proliférant à partir de 1909 jusqu’à toucher certaines usines automobiles de Détroit en 1913. À la radicalité de ce nouveau syndicat, prônant parfois le sabotage contre l’augmentation des cadences et porté par une base comptant nombre d’immigrés récents, répondra une criminalisation systématique de ses militants, culminant en 1915 avec l’exécution d’un de ses leaders, Joe Hill83. Il serait ainsi plus juste de dire qu’Henry Ford, face à une rébellion faisant tache d’huile et surtout à l’impossibilité de fidéliser sa main-d’œuvre qui démissionnait pour une large part après quelques mois d’embauche, déjoua ces périls structurels en doublant le montant des salaires en 191484, tout comme il concédera la semaine de cinq jours en mai 1926 (non sans procéder à des licenciements massifs compensés par une augmentation des cadences), sous la pression du climat social agité d’après-guerre – luttes ouvrières dont le court-métrage Felix Revolts de Pat Sullivan témoignait trois ans plus tôt, au moyen d’une fable animalière, mettant en scène une grève générale des chats dans une ville envahie par les rats.

La prétendue générosité d’Henry Ford visait surtout à éviter l’imminence d’un conflit avec ses employés, dont le turn-over permanent trahissait par ailleurs l’inhumanité des conditions de travail et une désertion à bas bruit, les embauchés étant pour la plupart des miséreux arrivés de fraîche date et composant un melting pot de cinquante-trois nationalités. C’est ce que constate, en 1916, John P. Frey, du Syndicat des mouleurs :

Récemment la séparation entre compétence et savoir-faire s’est réalisée dans des domaines toujours plus nombreux et de plus en plus vite. Ce processus se reconnaît à l’introduction des machines et à la standardisation des outils qui rendent la production à grande échelle possible. […] Une fois ce processus établi, le travailleur n’est absolument plus un ouvrier qualifié mais une marionnette animée par le management85.

En France également, l’introduction des méthodes tayloriennes n’a pas été sans réaction. Aux usines Renault un mouvement de « grève du chronométrage » a eu lieu dès novembre 1912, suivi d’un autre, plus large encore, deux mois plus tard. Les ouvriers de Peugeot, soumis à un management similaire, auront beau cesser à leur tour le travail en janvier 1919, ce sera sans grand succès. Quatre ans de mobilisation générale des consciences ont changé la donne et, tandis que certains secteurs industriels commencent à s’inspirer de la ligne d’assemblage fordienne, la résistance syndicale délaisse la critique du minutage des rendements individuels pour se concentrer sur l’obtention de la journée de « huit heures ». Peu avant la Grande Guerre, Émile Pouget, du courant syndicaliste-révolutionnaire alors en perte d’influence, publie en 1914 une ultime brochure au pessimisme testamentaire : L’Organisation du surmenage (le système Taylor). Lui qui avait popularisé la verve anarchiste du Père Peinard dans les années 1890, puis inscrit le sabotage et le boycottage parmi les moyens d’action de la CGT lors de la charte d’Amiens en 1906, dénonce ce nouveau management importé d’outre-Atlantique : une « folle intensification du travail à la limite de l’esclavage ». Détaillant les enjeux de la déqualification taylorienne, Émile Pouget analyse en détail comment l’ingénieur états-unien « transforme [l’ouvrier] en crétin et le réduit à une simple extension de la machine à laquelle il doit obéir aveuglément », tel un « corps sans âme86 », avant de conclure :

Ainsi que l’a proclamé dernièrement Taylor devant un auditoire de patrons américains : son système fait échec aux menées syndicalistes. Rien de plus exact ! En automatisant le travailleur, en le ravalant à ne plus être que le subordonné de la machine, on tue en lui toute initiative, toute dignité, voire toute intelligence, et par conséquent, tout esprit de révolte. […] Alors il n’y a plus de grèves à redouter… mais une calamité plus grande est à craindre : c’est que, usés avant l’âge par l’effrayant surmenage, ils ne soient atteints de déchéance physique. En ce cas les pauvres bougres auront un refuge ouvert : l’hôpital ou la maison de fou ! Sinon, ils se contenteront du cimetière.

À la même époque, Lénine semble sur la même longueur d’onde critique, dénonçant l’engouement du patronat pour le taylorisme comme une « brutalité raffinée de l’exploitation bourgeoise » dans deux articles de la Pravda : « Un système “scientifique” de la sueur » (1913) et « Un système d’asservissement de la machine humaine » (1914), position accusatrice qu’il ne tardera pas à délaisser, une fois parvenu à la tête du pouvoir soviétique.

Assembler/désassembler

« Notre premier progrès dans le montage consista à apporter le travail à l’ouvrier, au lieu d’amener l’ouvrier au travail. […] Il n’y a pas dans les ateliers une seule pièce travaillée qui ne soit en mouvement. Les unes suspendues en l’air par des crochets à des chaînes se rendent à l’assemblage dans l’ordre exact qui leur est assigné. Les autres marchent sur une plateforme mobile. […] Aucun ouvrier n’a jamais rien à transporter ni à soulever […]. Épargnez dix pas par jour à douze mille ouvriers, et vous épargnerez la force et le temps nécessaires pour faire chaque jour cinquante milles87. » Ainsi Henry Ford résume-t-il l’enjeu de la nouvelle économie de la mobilité : un poste statique épargnant tout effort inutile pris en charge par des chaînes sans fin, puisque les pièces détachées viennent au-devant de l’ouvrier, comme les panoramas parisiens venaient distraire le promeneur stationnaire du trottoir roulant. Supprimer les « gestes inutiles », vaste programme enjôleur qui ferait presque écho à la « grève des gestes inutiles » prônée par l’anarchiste Albert Libertad au milieu des années 1900, à ceci près que ce dernier appelait ses « camarades » à délaisser les « rôles imbéciles qui ne profitent qu’aux maîtres dont le vol et le crime sont le gagne-pain », les bullshit jobs d’alors88.

Ironie terminologique, c’est la disassembly line des abattoirs de Chicago – avec ses quatre-vingts postes distincts, de la mise à mort de la bête au conditionnement final de chaque produit carné, frais, fumé ou mariné, en tonneau ou en conserve, voire sous forme de saindoux, savon ou engrais – qui sera revendiquée comme modèle précurseur au travail à la chaîne fordien. C’est donc littéralement à partir d’une ligne de démontage que les ingénieurs-mécaniciens ont transposé des relais mobiles équivalents pour démultiplier la vitesse d’assemblage de la Model T – 78 ouvriers postés pour sortir un châssis complet en 71 secondes dès 1914, puis 44 seulement tandis que l’habitacle in progress avançait à un rythme de 6 pieds par minute89 –, même si toutes les chaînes de fabrication mirent encore une décennie à former une ligne complète.

Le processus était en soi strictement inverse – les uns démembraient, morcelaient, éminçaient des morceaux de barbaque ; les autres agrégeaient, remboîtaient, reconstituaient des bouts de tôle –, mais conservait en commun un principe fondamental : pour défaire ou parfaire, nul besoin d’ouvriers qualifiés, mais d’une cohorte de tâcherons bien calibrés et dévolus à quelques gestes élémentaires, sans quitter leur emplacement fonctionnel. Autrement dit, des « bœufs obéissants », selon les écarts de langage de l’expert sans scrupule Frederick W. Taylor. Un cycle entier d’analogie animale paraît ainsi bouclé, maintenant que ce transfert technologique fait peser sur des carcasses humaines la subdivision du travail et ses cadences fixées par une chaîne sans fin tandis que, concernant les bestiaux mis aux crocs, il n’y aura bientôt plus grand-chose à en tirer, nul moteur animé agricole ou de transport urbain, juste un complément nutritif.

Comment dès lors ne pas penser à la synthèse effectuée par Hergé dans Tintin en Amérique, imaginant en 1932 une conserverie fordienne, d’où les ouvriers auraient, par les vertus anticipées de l’automatisation, totalement disparu90 ? D’un coup de crayon, il est aisé d’abolir la main-d’œuvre et son labeur conditionné par la vitesse d’un tapis roulant. Escamotage typique d’une imagerie techno-progressiste, le bœuf mis en boîte de corned-beef, et son alter ego prolétaire mis hors champ.

Imageries déroulantes de l’esclavage salarié

Le 10 octobre 1896, l’hebdomadaire socialiste The Coming Nation, créé dans le Kansas, publiait l’extrait d’une fiction utopique, A Dead Man’s Dream91 :

Nous arrivâmes bientôt devant un grand bâtiment qui s’étendait sur deux ou trois pâtés de maisons, et tout autour, il y avait des milliers de treadmills, sur lesquels piétinaient des milliers et des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants à l’air misérable. […] Ils piétinaient, piétinaient, piétinaient, sans jamais s’arrêter pour se reposer, sous le fouet de conducteurs d’esclaves qui n’épargnaient ni la jeunesse ni l’âge quand ça traînait. « Qu’ont-ils donc fait ? » demandai-je à Satan. Rien du tout, ils sont juste nés pauvres, et le perfectionnement des machines et autres formidables inventions les ont privés de leur travail. Comme cet état d’oisiveté les rendait difficiles à contrôler, un homme très sage (un rejeton du vieux Carnegie, le roi de l’acier au XIXe siècle) a conçu un plan pour se passer de la vapeur et des moteurs électriques dans les fabriques industrielles, et faire fonctionner toutes les machines par la seule puissance du treadmill humain.

La rédaction avait choisi de chapeauter ce récit d’anticipation politique d’un titre provocateur – « What fools these wage slaves be » (Quels imbéciles, ces esclaves salariés) – et d’y adjoindre un dessin satirique non moins virulent.

Prophétiser, à l’aube du XXe siècle, que la condition salariale fera régresser les employés à l’état de moteurs équestres sur trépigneuses, alors que justement l’automatisation les soumet au tempo automatisé d’une chaîne sans fin, manque peut-être d’acuité, à moins qu’on veuille voir dans cette illustration allégorique une méfiance confuse, mais nullement insensée, envers la nouvelle répartition technologique des rôles à venir, entre bande déroulante et bête humaine. Et l’on mesurera combien ce motif satirique, devenu a priori obsolète face à la diffusion du travail à la chaîne fordien, continue vingt-cinq ans plus tard de faire son chemin analogique dans les esprits, comme dans ce dessin de presse paru le 4 novembre 1919 dans The Washington Times.

La rémanence de cette machine à propulsion pédestre dès qu’il s’agit de parler du travail sous l’angle de la souffrance, voire de l’exploitation, laissera plus tard la place à d’autres représentations : la roue du hamster, incarnant plus généralement aujourd’hui la répétitivité absurdiste du labeur, sinon du salariat. Pour l’heure, le treadmill agricole ou pénitentiaire n’en finit pas de hanter les consciences, parfois en sens inverse, comme avec le fameux dessin antifiscaliste de John Scott Clubb intitulé The New Man on the Job (1913), montrant un malheureux businessman surchargé de taxes contraint de piétiner, tout en s’épongeant le front, sous l’œil goguenard de la working class.

On trouve encore trace de cette obsédante métaphore iconographique en 1930 dans les Burlesque Paraphernalia and Side Degree Specialities and Costumes (no 439), un catalogue d’accessoires farcesques notamment destinés à des cérémonies de bizutage, édité par l’entreprise de vente par correspondance DeMoulin Bros. & Co. On y trouve, entre autres appareils abracadabrants, un treadmill aux rampes électrifiées, mutinement baptisé Love’s Labor Lost (Amoureux Déçu du Travail).

La notice au verso précise : « Le candidat […] ne s’oppose pas tant aux travaux forcés qu’il doit subir, mais est irrité parce que l’énergie créée n’est d’aucune utilité. Ses scrupules pourraient être atténués en rattachant son moulin à pas au ventilateur ou à l’ascenseur. Notez également que le candidat devient plutôt nerveux et qu’il a du mal à tenir les barres du tapis roulant. » Avec cette pantomime laborieuse, on est déjà à la croisée de l’escalier éternel d’un travail aussi inutile que punitif et de la salle de torture domestique sur tapis de course.

La Grande Guerre, un accélérateur biomécanique

La conversion de l’industrie automobile française au travail à la chaîne fut lente et progressive, étant donné le retard d’investissement dans des systèmes de convoyage automatisés, souvent importés des États-Unis, ainsi que le manque de standardisation des pièces détachées. Elle s’accompagna d’hésitations syndicales sur les stratégies revendicatives à adopter, mais aussi de frictions au sein des directions des principaux constructeurs, écartelées entre un management tayloriste et celui militaro-administratif prôné par Henri Fayol92. Reste que, modèle fordien oblige, on a tendance à se focaliser sur la production automobile, alors que le premier secteur concerné par la ligne d’assemblage fut l’usinage des obus, à partir de 1915, avec une main-d’œuvre massivement féminine, comme chez Citroën pour les obus Shrapnel93. Sur cette même lancée, « la Société d’éclairage électrique emploie le système de la chaîne dans ses ateliers de Puteaux [et] se sert de tapis roulants dont la courroie s’enroule sur des tambours de bois ». Et, dès après l’armistice, Peugeot installe à son tour des transporteurs dans son usine de bicyclettes.

Si, en France, c’est l’état d’urgence belliciste qui accéléra la diffusion de l’assembly line, on doit évoquer à ce sujet un autre phénomène : la rééducation fonctionnelle des estropiés, auquel le physiologiste Jules Amar consacra toute son énergie, en expérimentant diverses prothèses permettant aux manchots ou aux unijambistes de reprendre au plus tôt une activité professionnelle94, tandis que l’usage du « torpillage électrique » par le Dr Clovis Vincent permettait de « récupérer » les blessés souffrant d’un trauma psychique, appelé « pithiatisme », souvent accusés de « simulation » pour échapper à un retour sur le front promu par la loi Dalbiez en 1915. « L’infirme doit être soustrait à l’oisiveté du travail », prévenait l’année précédente le journaliste scientifique Lucien Fournier dans La Nature.

S’ensuivront de nombreuses polémiques jusqu’au début des années 1920 entre les tenants d’une pension d’invalidité pour ceux qui ont déjà pour partie sacrifié leur corps à la défense nationale et ceux qui en appellent à la « reprise du travail pour nos amputés » ou par exemple à l’« utilisation de la main-d’œuvre des mutilés dans l’industrie du jouet à l’usine de Puteaux95 ». Comme le constatera Paul Virilio un demi-siècle plus tard : « Une industrie florissante s’était développée : l’orthopédie. On avait découvert que les dégâts causés à la mécanique des corps survivants par les machines de guerre pouvaient être compensés par d’autres machines, les prothèses96. » C’est bien dans ce contexte « biomécanique » – selon la terminologie de Jules Amar, lui-même inventeur d’une « pince universelle » pour que le manchot puisse retourner à l’atelier – qu’une nouvelle étape de la division du travail homme/machine se met en place. Ni membre fantôme, ni geste inutile, réarticulation fonctionnelle généralisée autour du même tapis roulant.

Une fois dépassée cette étape, aussi morbide que cruciale, apparaît dans l’immédiat après-guerre « la production à la chaîne dans […] les industries alimentaires et plus particulièrement celle de la viande. […] Huit centres d’abattage furent construits sur les lieux de production de viande au lendemain de la guerre. Le modèle de ces établissements fut l’abattoir de Fenouillet, près de Toulouse, construit par les Américains pour les besoins de leur corps expéditionnaire en 1918 », bientôt suivi par l’usine Aux Jambons français au Pré Saint-Gervais puis par la charcuterie industrielle Géo au Kremlin-Bicêtre. Autres secteurs ayant bénéficié, au cours des années 1920-1930, de l’organisation du travail secondé par des plateformes mobiles : les pâtes alimentaires, la biscuiterie, la chaussure, le textile et, dans une certaine mesure, l’horlogerie. Mais, outre ces applications industrielles, on compte aussi des projets dépendant du ressort étatique ou municipal comme celui étudié au printemps 1932 par le Conseil de Paris à la demande de la société Georges Lemarchand : l’évacuation des ordures aux alentours des Halles centrales via un système de tapis roulants métalliques souterrains rejoignant des péniches en bord de Seine97. Et même si ce projet est demeuré à l’état d’utopie, le tri postal, lui, rattrapera bientôt son retard sur les post offices états-uniens.

Une nouvelle chorégraphie machinique (1)

Tandis que les tabliers sans fin des convoyeurs et les crochets mobiles des rails aériens réattribuaient à chaque ouvrier son poste fixe de travail et conditionnaient sa gestuelle minimaliste, selon une chorégraphie minutieusement réglée, dans d’autres lieux clos, les clubs de gymnastique, des abonnés des deux sexes venaient se faire suer, mais pour leur bien-être. Ainsi Philadelphia Jack O’Brien, ex-champion du monde des mi-lourds en 1905, ouvrit-il au milieu des années 1920 une salle privée d’entraînement au dernier étage du 1658 Broadway à New York. Il y entraînait à la course sur treadmill les danseuses de la troupe des Jackson Girls, l’actrice Helen List ou l’athlète olympique Mildred « Babe » Didrikson, comme certains clichés d’alors en témoignent dans la presse people98.

En 1926, la Pathé Review, « magazine à l’écran » passant hebdomadairement dans les salles de cinéma depuis six ans, propose un reportage de Rag Foster intitulé Torture de luxe et sous-titré « Ce que les belles de Broadway sont prêtes à faire pour le rester ». On y voit apparaître le « Dr » Philadelphia Jack O’Brien – alors connu pour son émission de radio Comment élever une fille physiquement parfaite – en débardeur épousant sa corpulence d’ancien « champion pugiliste ». Cinq minutes durant, on a tout loisir de l’admirer muettement en train d’initier deux jeunes femmes en monokini et short court à la saine discipline du racing treadmill. Entre des plans rapprochés sur le visage du coach ou les cuisses galbées des coureuses et des vues d’ensemble du trio de sportifs en chambre, un carton édifiant nous délivre sa leçon métaphysique :

Mais pourquoi avoir appelé ce court-métrage Torture de luxe ? Sinon pour engager le spectateur, via ce titre choc, à faire explicitement le lien entre deux types de treadmills qu’un siècle sépare, celui du moulin à travaux forcés inventé par William Cubitt pour la réforme morale des prisonniers et celui destiné aux exercices corporels pour faire advenir les formes parfaites d’une femme idéale. D’un modèle à l’autre, on sera passé d’un châtiment punissant le mauvais esprit des déviants à une méthode bienfaisante pour affiner les silhouettes de riches jouvencelles, sur fond de lutte eugénique de classes, les uns s’exténuant à perpétuité, les autres se purifiant à loisir. Entre-temps, le convoyeur dérivé du même dispositif aura trouvé sa voie mitoyenne, couplant la punition rédemptrice et l’efficacité physiologique, dans les hangars industrieux de la modernité fordienne.

Parvenue à cette croisée des chemins – redressement pénitentiaire, assujettissement laborieux et entraînement au mieux-être –, cette enquête pourrait s’arrêter là, avec la satisfaction d’une mission presque accomplie : avoir distingué les tentations disparates, voire antagoniques, circulant en deçà des chaînes sans fin de l’imaginaire progressiste. Et avoir de surcroît mis au jour le credo absurdiste qui unifie cette fuite en avant : « Aller nulle part au plus vite ». Un slogan pareil, dont l’humour involontaire confine au néant, mérite un espace blanc sur la page – où le lecteur pourra se livrer à de libres interprétations –, comme dans ces dessins animés où tel personnage en cavale s’enfuit bien au-delà du précipice avant d’en prendre conscience et de tomber de très très haut…

Bref détour par l’« inconnu »

En 1927, le comédien et réalisateur Tod Browning, obsédé par le monde du cirque depuis sa plus tendre enfance à Louisville (Kentucky), choisit de consacrer son énième film muet, The Unknown, à une bête de foire très paradoxale : Alonzo, un faux manchot et lanceur de couteaux (avec ses pieds, du coup), épris de Nanon, sa cible privilégiée, mais intouchable partenaire puisque rétive à tout contact charnel. Autre phénomène de la troupe itinérante, Malabar propose, lui, un étrange spectacle équestre, en substance se faire tirer à hue et à dia par deux canassons au galop, tout en résistant au fatal écartèlement par un subterfuge scénique dont on a déjà parlé : une paire de treadmills escamotables. On devine que le jaloux Alonzo finira par activer le levier bloquant la rotation des tapis mécaniques pour se débarrasser de son trop athlétique rival, mais la belle Nanon parviendra à le sauver in extremis. Et voilà, rien à ajouter sur ces freaks du vieux monde, sinon que la modernité se laisse parfois rattraper par quelque interlude nostalgique.

Une nouvelle chorégraphie machinique (2)

Feuilletons de plus belle les photos vintage de célébrités parues dans les magazines des thirties, où on les voit trépignant d’impatience narcissique sur des tabliers mobiles : le célébrissime boxeur Jack Dempsey portraituré en plein effort sur son tapis de course de marque Everlast par le Saturday Evening Post en 1931, tout comme la danseuse et mannequin Rosemary Andrée posant sur son trône mobile trois ans plus tard. Torture de luxe, c’est vraiment l’oxymore définitif qui leur convient. Rien à ajouter, ou presque. Quoique. Entre le New York des Roaring twenties (années vrombissantes, fordiennes) et le Berlin des Goldene Zwanziger (années dorées, weimariennes), un phénomène de masse se profile pourtant derrière ces rares élu(e)s du sport en salle ou en appartement : ce sont les tournées triomphales des danseuses de revue made in USA, développant une esthétique collective indifférenciée, fabriquant une féminité standard, interchangeable, celle de la Girlkultur, comme l’a conceptualisée, dès 1925, le psychologue allemand Fritz Giese dans un ouvrage éponyme. Parmi tant d’imitatrices, la troupe originelle des Tiller Girls – anglaise, bien qu’on l’ait souvent cru américaine – impose jusqu’au terme des années 1930 une chorégraphie dont la rectitude synchrone ne singularise jamais quiconque, se réduisant au contraire à des cadences gestuelles impersonnelles qui « reformulent les modes de production technico-scientifiques propres à l’industrialisation1 ».

C’est aussi l’intuition du sociologue Siegfried Kracauer, qui consacre, entre 1925 et 1931, plusieurs de ses chroniques de la Frankfurter Zeitung à « ces produits des usines de distraction américaines [qui] ne sont plus des jeunes filles individuelles, mais des groupes indissolubles de jeunes filles dont les mouvements sont des démonstrations mathématiques […], des représentations d’une égale précision géométrique ». Et le même d’ajouter plus loin, en leur opposant la vie organique et rituelle des êtres de chair des anciens ballets : « Le mouvement de masse des girls est suspendu dans le vide : un système de lignes qui ne veut rien exprimer d’érotique. » Jugeant que ces « ornements » artistiques ne renvoient qu’à l’organisation scientifique de leurs motifs, au management pointilleux de leurs rouages désincarnés, ne valant que par leur assemblage quantitatif – bref, à la duplication du « procès de production capitalistique des marchandises [selon] les principes du taylorisme » –, il conclut d’une phrase saisissante : « Aux jambes des Tiller Girls correspondent les mains dans les usines2. »

Et comme les grands esprits critiques se rencontrent souvent au détour d’affinités hasardeuses, le caricaturiste de presse Paul Simmel fit paraître dans la Berliner Illustrirte Zeitung du 28 mars 1926 ce dessin, accompagné d’une légende génialement synthétique : « Ford se lance dans la fabrication de Tiller Girls ».

Le modèle fordien selon le docteur Destouches

En mai 1925, le Dr Louis Ferdinand Destouches est missionné par le Bureau d’hygiène de la SDN pour observer l’état sanitaire des ouvriers américains. Son compte rendu clinique – qui sera publié par Denoël dans la revue Lectures en 1941 sous le titre « La médecine chez Ford » – se focalise sur une hypothèse paradoxale quant aux promoteurs d’une « mécanisation poussée à l’extrême » : la direction pourrait « supprimer le tiers du personnel », mais préfère payer cette surcharge salariale d’ouvriers inutiles – « dans certains cas même les huit dixièmes » – du moment que cette « utilisation des déchets humains » fournit une main-d’œuvre docile et corvéable. Et, statistiques à l’appui, il expose le nombre considérable d’estropiés divers, d’invalides partiels et de déficients mentaux, sans négliger les aveugles, qui forment ainsi une cour des miracles de « milliers d’êtres que nous sommes accoutumés à voir à l’hôpital ».

Ajoutant qu’il s’agit d’un vœu charitable revendiqué par Henry Ford dans son best-seller My Life and Work, l’auteur rapporte le postulat tayloriste exprimé par un collègue médecin rencontré sur place : « Pour nous, l’ouvrier rêvé c’est le chimpanzé3. » Ainsi les malades chroniques, faute d’assurance sociale, sont-ils toujours bienvenus dans cette usine-dispensaire ressemblant en tout point au projet que Jonathan Swift, maître d’humour noir, avait proposé d’installer sur sa terre irlandaise natale : un « hôpital pour incurables ». Et le mandaté de la SDN de conclure, par dépit autant que provocation : tant qu’à faire avec les rescapés de la guerre économique, si Ford leur offre l’asile et quelque salaire, il serait hypocrite de vanter la façon dont on traite, de ce côté-ci de l’Atlantique, chômeurs et réprouvés sociaux.

On a beaucoup glosé sur l’approche cynique du fordisme par ce médecin qui n’avait pas encore endossé son célèbre pseudo – L.-F. Céline –, d’autant que, six ans plus tard, dans Voyage au bout de la nuit, il sera le premier romancier français à brosser un tableau infernal du travail à la chaîne à Détroit :

On en devenait machine aussi soi-même à force et de toute sa viande encore tremblotante dans ce bruit de rage énorme […]. Le petit wagon tortillard garni de quincaille se tracasse pour passer entre les outils. Qu’on se range ! Qu’on bondisse pour qu’il puisse démarrer encore un coup le petit hystérique ! Et hop ! il va frétiller plus loin ce fou clinquant parmi les courroies et volants, porter aux hommes leur ration de contraintes4.

On aura du mal à faire tenir ensemble le constat clinique désabusé du Dr Destouches – se ralliant à contrecœur au système fordien d’enrôlement laborieux des « déchets humains » – et la description à charge qu’il en fait en tant qu’écrivain – « Rien n’importait que la continuité fracassante des mille et mille instruments qui commandaient les hommes » –, si l’on ne se souvient pas que, quelques années auparavant, à l’heure du taylorisme à la française pendant et après la Première Guerre mondiale – et sa nécessaire « organisation physiologique du travail » selon Jules Amar –, on avait tout mis en œuvre (pseudo-charitable) pour que les éclopés, invalides, tuberculeux, sourds, aveugles soient « remis au travail », « rééduqués pour l’ajustage mécanique », « réadaptés fonctionnellement », au moyen de « cures des séquelles de blessure » et de multiples prothèses, bref qu’ils prouvent qu’ils méritaient bien leurs dispendieuses pensions.

Et c’est bien cette armée de réserve des « inaptes » en tous genres que Céline croit retrouver chez Henry Ford, selon une analogie plus traumatique que réactionnaire, décelant dans cette nouvelle mobilisation générale du rendement l’écho désespérant d’une économie de guerre reconduite presque à l’identique. Que, par la suite, le pamphlétaire Céline ait pu tirer de ce spectacle militarisé de la production une rancœur confinant à des sociopolitiques du pire ne fait aucun doute, mais n’ôte pas l’intérêt de son diagnostic initial d’ancien mutilé devenu expert de l’« armement sanitaire » chez Henry Ford, pointant du doigt le recyclage des « inutiles » au sein d’une main-d’œuvre « interchangeable », management dont il résumera sur le tard, dans l’ouverture de Nord, l’objectif implicite : la « vivisection des blessés !… voilà5 ! »

Quant aux premières impressions de Céline – parti durant l’été 1936 dépenser en URSS les droits d’auteur de la traduction du Voyage caviardée par Elsa Triolet –, elles marquent une rupture sans appel avec l’intelligentsia communiste dans un court brûlot, Mea Culpa, qui s’attaque d’emblée à la question de la condition ouvrière : « J’ai été médecin chez Ford, je sais ce que je raconte. Tous les Ford se ressemblent, soviétiques ou non !… Se reposer sur la machine, c’est seulement une excuse de plus pour continuer les vacheries. » À cet égard, notons que l’anti-bolchevique forcené Henry Ford avait bel et bien signé dès 1929 un contrat avec le pouvoir soviétique pour établir plusieurs usines, dont la célèbre GAZ-Gorki, inaugurée en 1932 pour produire à la chaîne des camions selon des méthodes empruntées au management américain.

D’où la charge féroce qui, loin des débats sur les aspects liberticides du régime soviétique, se focalise sur la « phénoménale imposture » d’une émancipation prolétarienne aboutissant à un asservissement similaire, les mêmes convoyeurs d’Ouest en Est produisant les mêmes effets délétères :

Pour la joie, en Russie, y’a la mécanique. La providentielle trouvaille ! […] « Je suis ! nous sommes dans la “ligne” ! Vive la grande Relève ! Pas un boulon qui nous manque ! l’ordre arrive du fond des bureaux ! » Toute la sauce sur les machines ! Tous les bobards disponibles ! Pendant ce temps-là, ils ne penseront pas !…

Et Céline d’enfoncer le clou :

Il faut être « intellectuel » éperdu dans les Beaux-Arts […] délirant d’Irréalité, pour engendrer, aucune erreur, ce phénoménal baratin ! La machine salit à vrai dire, condamne, tue tout ce qui l’approche. Mais c’est dans le « bon ton », la Machine ! Ça fait « prolo », ça fait « progrès »6.

La mécanisation théâtrale du brave soldat Chvéïk

Si le roman-feuilleton tchèque Les Aventures du brave soldat Chvéïk ne paraît dans sa traduction française qu’en 1932 – en toute fraternité d’esprit avec le Voyage de Céline –, cette traversée de la Grande Guerre par un citoyen sans relief, sinon celui d’une panse ubuesque, dont les actes manqués ne cessent d’alimenter un destin tragi-comique, a déjà connu un succès d’édition foudroyant en Allemagne et une adaptation théâtrale triomphale à Berlin, en janvier 1928, par le plus novateur des metteurs en scène européens, Erwin Piscator. Tout à la fois bêtement zélé et réfractaire malgré lui, cet anti-héros d’une bonhomie désarmante donne à voir, par contraste, la violence arbitraire d’un ordre social galvanisé par la folie belliciste. Aux yeux du proto-brechtien Erwin Piscator, il incarne un pauvre bougre archétypique qui, martyrisé d’un bout à l’autre de la pièce, fait prendre conscience au public des rouages de la machinerie militaro-industrielle hors champ. Et pour que ce dévoilement politico-épique se passe de commentaires édifiants ou lénifiants, il a mobilisé, avec son comparse George Grosz, les moyens scéniques les plus originaux : projection filmique sur toile blanche, silhouettes en carton à taille humaine, wagon de chemin de fer en fond de scène… et surtout l’usage de deux tapis roulants : l’un frontal, où l’ingénu Chvéïk, marchant à contresens, illustre la passivité de ses idées fixes face à l’avancée implacable des événements historiques, et un autre latéral, emprunté par les personnages secondaires de cette aventure picaresque. On n’a hélas que peu de traces de ce décor en mouvement qui fait aujourd’hui figure de premier jalon de la modernité en matière de spectacle vivant7.

C’est en effet la première fois que le treadmill – utilisé jusque-là pour de coûteuses revues équestres à Broadway, des numéros d’acrobatie dans les cirques ou d’illusionnisme dans les cabarets – participe d’un répertoire dramatique d’avant-garde. Renouvelant l’emploi de cette machinerie théâtrale et l’associant à d’autres procédés visuels inédits, Erwin Piscator met la technicité la plus contemporaine au service d’une fable satirique annonçant l’écroulement d’un ordre ancien. Il a d’ailleurs veillé à ajouter un épilogue à ce roman inachevé, en faisant monter au ciel feu le soldat Chvéïk qui, désormais en fauteuil roulant, retrouve dans cet au-delà de carton-pâte de vrais mutilés de guerre, enrôlés pour jouer une cohorte de figurants posthumes. Comme si l’automatisation de son époque, accélérée par quatre ans d’économie de guerre, se confrontait aux spectres d’un peuple en pièces détachées et loques d’uniforme, soit un lumpenproletariat hors d’usage. Contrairement au jeu de scène des Tiller Girls, où Siegfried Kracauer ne voulait voir que des machines chorégraphiques glorifiant la synchronie de masse, le dispositif scénographique dernier cri d’Erwin Piscator révèle in fine un vrac de corps dépareillés, hantés par leurs membres fantômes.

Partant de ce distinguo paradoxal, revenons une décennie en arrière pour rappeler combien les avant-gardes artistiques – une fois consumée la rage implosive, iconoclaste et délibérément anti-productive du dadaïsme – ont vanté les progrès technoscientifiques, intériorisé leur géométrie mouvante, relayé leur imagerie automobile, idolâtré leur envahissement publicitaire, au nom d’un primat de la vitesse, et cela bien au-delà des différends idéologiques opposant après-guerres futuriste, constructiviste et surréaliste. Pour preuve, cette apologie des innovations en cours par le confusément génial Louis Aragon : « Ascenseurs, ponts tournants, tubes aériens, métropolitains, tramways, tapis roulants, tout le décor marche et manque de heurter l’acteur dès que celui-ci demeure immobile. La vie moderne, c’est la lutte pour la vie et la course à la mort. » Et à la suite de cette profession de foi de janvier 1919, levant toute ambiguïté, un retour aux sources de son émerveillement :

Depuis l’Exposition universelle, grand soleil couché dans les limbes de nos mémoires, qu’est-ce qui se leva sur ces dix premiers ans du siècle, qui pût éclipser, je ne dis pas la tour Eiffel, la grande Roue ou l’un de ces pavillons orientaux dont la splendeur se perpétua dans les intérieurs bourgeois grâce à quelque objet acheté ou aux conversations des repas quotidiens, mais le TAPIS ROULANT, cette merveille des merveilles, sur lequel au début de notre âge défile les yeux écarquillés une procession monstrueuse accourue par les mers et par les routes avec la naïve foi de la science et de la raison8 ?

À relire le Manifesto dell’architettura futurista d’Antonio Sant’Elia, diffusé en juillet 1914, on mesure combien la révolution urbaine appelée de ses vœux doit aux nouvelles mobilités des chaînes sans fin :

Nous devons inventer et refabriquer la ville futuriste à l’image d’un immense chantier tumultueux, agile, mobile, dynamique de toute part […]. Les ascenseurs ne doivent pas se cacher comme des vers solitaires dans les cages d’escalier ; mais les escaliers devenus inutiles doivent être supprimés […]. La rue, qui ne s’étendra plus comme une estrade au niveau des loges de concierge, mais s’enfuira sous terre par plusieurs étages qui accueilleront le trafic métropolitain et seront reliés pour les échanges nécessaires par des passerelles métalliques et de très rapides tapis roulants9.

Et c’est au diapason de cette Città Nuova que le poète russe Vladimir Maïakovski prête à un des nombreux personnages prolétariens de Mystère-Bouffe, sa première pièce créée le 7 novembre 1918 à Petrograd, ces paroles enthousiastes : « J’entends un chant, / un grondement de roues, / le souffle régulier des fabriques… […] Avalez l’espace, / respirez au souffle des machines. / C’est seulement sur les machines / que nous marcherons vers l’avenir. » N’oubliant pas d’interroger cette pleine adhésion au machinisme, il donne à entendre la voix discordante d’un chauffeur : « Nous étions / les esclaves du rouble, / les esclaves du propriétaire d’esclaves. / Il nous forçait à être des chaînes ! » Et même le mea culpa des machines : « Les ouvriers, pardon ! / Vous nous avez assemblées / extraites / coulées. […] Mais on s’est emparé de nous, / on nous a asservies. » Controverse vite tranchée par ce couplet lyrique : « Le monde entier / fondu dans les hauts fourneaux des révolutions / coule en une seule grande cascade10… »

Trop radical, cet éloge dialectique du machinisme, exposé via une scénographie faisant table rase du répertoire classique russe, déplut au public et à Lénine au premier chef, mais il n’en exprimait pas moins une fascination techno-moderniste qui ne souffrirait bientôt plus aucune critique. Lors du voyage de Vladimir Maïakovski aux États-Unis en 1926, la même question reprend une acuité particulière. Au fil du récit paru dans la presse soviétique, le poète bolchevique ne cache pas son engouement pour les gratte-ciel et leurs ascenseurs gigantesques, l’impressionnant réseau ferroviaire et l’omniprésence des automobiles, tout en dénonçant les inégalités sociales ou raciales ainsi que l’exploitation des ouvriers dans les usines Ford visitées à Détroit, mais sans jamais remettre en question la course effrénée au rendement que ses convoyeurs sans fin leur imposent.

Comment pourrait-il soulever ce point d’achoppement, maintenant que la nouvelle politique économique (NEP), imposée par Lénine en mars 1921, a intronisé la « distribution rationnelle du travail » taylorienne élargie à l’échelle de la société entière et avoué à mots couverts une certaine fascination pour la militarisation du travail prussienne au sein des usines Krupp pendant la guerre ? Désormais, le fameux mot d’ordre – « le socialisme, c’est les soviets plus l’électricité » – ne souffre plus aucune critique, et encore moins la remise en question des moyens de la production, ces chaînes sans fin du surmenage adoubées dès lors qu’elles ont pour finalité la « production sociale » de la patrie des travailleurs. Inutile d’imputer aux cadences de l’assemblage fordien quelque défaut d’humanité, tout va au mieux dans le meilleur des mondes tant que c’est pour la bonne cause qu’on en copie la « discipline de fer » sur des embauchés rivés à leur poste, sous peine de crime de désertion. Léon Trotski lui-même enfonce le clou en 1926 :

Il est nécessaire de séparer le fordisme de Ford, de le socialiser et de le nettoyer. C’est ce que fera le socialisme. « Mais qu’en est-il de la monotonie du travail, de la dépersonnalisation, de la “déspiritualisation” dues à la chaîne ? », m’est-il demandé dans une question écrite. Ce n’est pas une crainte sérieuse. […] Le socialisme et l’hostilité à la mécanisation n’ont rien eu et n’auront jamais rien de commun. La tâche essentielle, principale, et la plus importante est d’en finir avec le besoin. Il faut que le travail humain produise, autant que possible, la plus grande quantité de biens. […] Une productivité élevée du travail est inaccessible sans la mécanisation, l’automatisation, expression achevée de ce qu’est la chaîne. La monotonie du travail sera compensée par la réduction de sa durée et sa facilité croissante11.

Quelques années auront vite passé avant qu’en 1929 Joseph Staline, le nouveau maître du Kremlin, finisse par négocier, à visage découvert, l’importation clés en main grâce à Albert Kahn, l’architecte prodige d’Henry Ford, d’une Stalingrad Tractor Factory. Mais on comprendrait mal l’adoption sans objection ni scrupule de l’assembly line par l’URSS, sans tenir compte de la ferveur artistique envers le machinisme qui avait préparé le terrain, en tranchant l’éternel faux débat entre anciens et modernes, et faisant passer la panacée du modèle capitalistique états-unien pour l’outil essentiel d’émancipation et de réalisation du socialisme dans un seul pays, jusque-là si arriéré industriellement. À cet égard, c’est l’année 1932 qui verra culminer les contradictions internes de ce consensus provisoire, sous les non-dits trompeurs propres à chaque bord sociopolitique a priori adverses.

Krach et résurrection de la mythologie fordienne

Le 7 mars 1932, à l’appel des Unemployed Councils (Conseils des chômeurs) et de la Trade Union Unity League – tous deux en lien étroit avec le Communist Party –, une marche de la faim est organisée à Détroit, censée rejoindre le centre névralgique du groupe Ford, le River Rouge Complex, en arborant un large éventail de pancartes : « Give us work », « Tax the rich and feed the poor » ou « We want bread not crumbs12 ». Parmi les 5 000 manifestants, nombre d’ex-employés de l’usine, victimes des vagues de licenciements ayant suivi le krach boursier de la fin octobre 1929. À la demande du président Herbert Hoover, invitant le patronat à éviter de trop rogner sur les salaires, le magnat de l’automobile avait, comme à son habitude, surenchéri en faisant passer la rémunération des plus qualifiés à 7 dollars sous condition d’une productivité accrue de 50 %, tout en se séparant plus discrètement de près de 30 000 employés et en externalisant certaines tâches à des petits ateliers payant leurs recrues au rabais. Le tour de passe-passe – via dégraissage et sous-traitance – allait préserver une aristocratie ouvrière privée de droits syndicaux et plonger tant d’autres travailleurs, congédiés du jour au lendemain, dans une misère noire.

D’où le succès de la Ford Hunger March, marche de la faim entamée dans un froid encore hivernal et vite stoppée par les lacrymogènes des forces de l’ordre de Dearborn, dirigées par un ancien détective de chez Ford, adepte de la manière forte, comme son comparse Harry Benett du Ford Service Department, fonçant en voiture sur le cortège et baissant sa vitre pour ouvrir le feu, non sans être ensuite pris à partie, avant que d’autres policiers et vigiles recrutés dans la pègre répliquent aux jets de pierres avec leur pistolet, et même à la mitrailleuse pour dissuader les récalcitrants de semer plus loin leur mauvais esprit émeutier. Au final, quatre morts et une centaine de blessés, sans compter une cinquième victime, un adolescent africain-américain décédé trois mois plus tard et dont l’inhumation auprès de feu ses camarades de lutte fut refusée par le cimetière local, réservé aux défunts de peau blanche. Entre-temps, malgré une virulente campagne de presse – accusant des communistes embusqués d’avoir tiré les premiers –, près de 60 000 personnes s’étaient jointes au convoi funéraire, levant un coin du voile sur la violence des rapports sociaux induite par le double langage fordien : bonne paie pour une minorité corvéable à la chaîne, soumise à des rendements surhumains, et mitraille pour la foultitude des exclus du système.

Et c’est à ce moment précis, ou du moins quelques semaines plus tard, que l’artiste mexicain Diego Rivera, sur l’invitation officielle d’Edsel Ford, le fils unique du Big Boss, débarqua à Détroit pour y exercer ses talents de fresquiste entremêlant imageries révolutionnaires et imaginaires des peuples autochtones. Lui qui avait été exclu deux ans plus tôt du Parti communiste mexicain pour ses divergences avec le « réalisme-socialiste » et qui s’était rapproché des positions de l’exilé Trotski, n’en était pas moins persona grata, sinon alibi d’un coup médiatique paradoxal. Après quelques conciliabules avec ses commanditaires, visites guidées des chaînes de montage et assistance d’un photographe le documentant in situ, le voilà prêt à œuvrer en très grand : pas moins de vingt-sept peintures murales couvrant du sol au plafond le grand hall du Detroit Institute of Arts. Le rêve d’une vie, sa chapelle Sixtine où la déesse aztèque Coatlicue ne transparaît plus que pour honorer la fertilité polymorphe de l’Industry, célébrant ainsi la fusion des forces productives humaines et machiniques, leur solidarité indissociable, tout au long d’une série de tableaux panoramiques, comme saisis sur le vif, où corps en plein effort musculaire et ponts ou tapis roulants s’entrelacent en une harmonieuse efficacité commune.

À un tel point de convergence, dès les premiers croquis préparatoires, qu’il n’était plus possible d’y faire la part des êtres et des rouages, tous animés d’un même élan vital, ni bien sûr de distinguer la part maudite de l’exténuation des uns sous la cadence imposée par le convoyage permanent de nouvelles pièces détachées. Ici, tout s’imbrique à merveille, sans douleur apparente ni trace de postures contraintes ou d’obsédantes répétitions gestuelles. Ce qui se profile en cette vue d’ensemble, ce sont les pleins et déliés d’un chaos parfaitement ordonné, la mythification picturale de la chaîne d’assemblage en état de grâce collective, selon un panthéisme de la productivité, loin, très loin des vieilles lunes de l’oracle marxiste à propos des « prolétaires qui n’ont rien à perdre que leurs chaînes […] et le monde à gagner ». Comme si, une fois motorisé sans fin, l’enchaînement fordien des tâches avait téléporté les damnés de la terre depuis les puits sans fond de l’Enfer jusqu’à une sorte d’assembly line paradisiaque.

Et peu importe si, durant ces neuf mois de séjour en ladite Motor City, Diego Rivera prêta peu d’attention aux scrupules de sa compagne Frida Kahlo, émue par la détresse sociale et le climat de répression sévissant hors les beaux quartiers de leur hôtel de luxe. Peu importe si, refusant de lui prêter main-forte, elle fit une fausse couche, puis, renversée par un bus durant l’été, perdit tout espoir d’enfanter à nouveau, avant de transfigurer cette tragédie intime en un tableau saisissant : son corps nu ensanglanté dans un lit du Henry Ford Hospital d’où surgissent en lévitation circulaire des personnages et objets reliés à son ventre par six cordons ombilicaux, sarabande cauchemardesque laissant apercevoir à l’horizon la ligne continue des bâtiments industriels du River Rouge Complex. Peu importe si la cohorte des plâtriers et petites mains mobilisés pour ce projet démesuré ne reçurent de l’artiste tout-puissant que 17 dollars par semaine, soit moitié moins que les ouvriers figurant sur les fresques. Peu importe, enfin, si les critiques réactionnaires, assistant à l’inauguration au début de l’année 1933, jugèrent blasphématoire le pan de mur consacré à l’industrie pharmaceutique, transfigurant la Vierge en infirmière et l’Enfant Jésus en bébé vacciné. Le succès fut au rendez-vous, près de 10 000 visiteurs dès la première semaine, peu soucieux des rares détails discordants glissés ici et là – un autoportrait aux traits dubitatifs, quelques gras faciès de capitalistes et même une étoile rouge –, pour admirer sans limite ce panégyrique du machinisme.

L’idolâtrie progressiste avait enfin trouvé son Léonard de Vinci ; et que Diego Rivera soit un défenseur de Léon Trotski ne devait pas poser problème puisqu’il avait aussi prêté allégeance à Henry Ford : « Un vrai poète, un artiste, l’un des plus grands de son temps. » Ce produit de synthèse iconique, conjuguant le culte rationnel du management américain et la sacralisation bolchevique de la classe ouvrière, allait semer dans les esprits, mondains ou prolétariens, une confusion durable.

Pause-repas sur le pouce et self-service

Si, en 1920, une Model T coûtait 280 dollars, soit trois mois de salaire pour les employés maison, les nouveaux prototypes mis en vente entre 1928 et 1931 coûteraient bientôt aux acheteurs potentiels usinant chez Ford l’équivalent du double. Le mythe du prolo états-unien entièrement équipé de bagnoles dernier cri ne tenait plus la route, d’autant que, depuis la crise de 1929, c’est par centaines de milliers que les lock-outés de partout faisaient la queue aux soupes populaires ainsi que tant d’autres hobos squattant les trains de marchandises pour aller mendier du travail ailleurs. C’est donc à destination d’un autre public, nettement plus aisé – possédant, outre une villa au sud de Los Angeles, quelques Lincoln décapotables, Bentley 8 Litre ou Cadillac 370 cabriolet –, que Gustav et Gertrude Kramm ouvrirent deux « Merry-Go-Round Cafes » (cafés carrousels), l’un à Long Beach, l’autre à San Francisco, en juillet 1930, deux ans et demi avant que la prohibition de l’alcool soit levée13. Pari audacieux, il s’agissait d’un bar autour duquel les habitués juchés sur de hauts tabourets seraient mis en orbite au gré d’un simili manège de foire. À cette world’s first oval revolving table (première table tournante ovale au monde) était adjoint l’Americas’s most unique eating system (système de restauration le plus original d’Amérique), via un tapis roulant ellipsoïdal mettant en circulation l’offre culinaire d’un bord à l’autre d’une immense tablée où chaque client n’avait plus qu’à soulever un protège-plat translucide pour faire son choix et se servir soi-même.

Cet ingénieux dispositif de convoyage – transposant la chaîne d’assemblage de l’usine à la commande rationalisée du menu au comptoir – succédait à trois décennies de tentatives touchant à la notion de self-service. Dès 1895, l’Allemagne avait vu apparaître des automatische Restaurants, sous forme de vitrines achalandées en portions de nourriture rudimentaire, vogue n’ayant pas excité beaucoup d’appétit en France, lors de l’Exposition universelle, mais qui, une fois exportée à Philadelphie et New York, connut un succès grandissant, puis une mise en avant lors de l’Exposition pan-américaine de Buffalo en 1901 et un dépôt de brevet l’année suivante par Horn & Hardart, annonçant l’implantation de ces push-button machines proposant un repas pris sur le pouce dans les grandes villes états-uniennes, de Seattle à Détroit en passant par Washington ou Chicago, sous diverses appellations : free lunch room ou first class automatic lunch room, penny-in-the-slot machines ou autometer restaurant. On y verra, selon les points de vue, socio-anthropologique ou comptable, soit une concrétisation de la liberté de choix individuelle portée par les valeurs libérales d’un capitalisme visant désormais l’épanouissement du consommateur, soit un moyen automatisé de faire l’économie d’un coût salarial, celui du petit personnel de salle.

Les Merry-Go-Round Cafes californiens de 1930 descendaient en droite ligne d’un fort engouement pour le self-service parmi les happy few de la upper class citadine, d’autant que d’autres tentatives avaient déjà eu lieu pour conjuguer distributeur automatique à pièces et tapis roulant : en 1917, d’après la revue The Hotel Monthly, un « Cafetourner » avait été inauguré aux États-Unis délivrant aux clients des repas conditionnés dans des boîtes en métal stérilisés ; en 1928, un autre procédé était à l’étude dans certains palaces new-yorkais, visant à servir chaque convive attablé au moyen de ponts roulants et monte-plats, technique perfectionnée trois ans plus tard par le Warren Hotel de Worcester (Massachusetts) doté d’une auto-magic dining-room. L’intérêt de ce dispositif – dit waiterless, autrement dit sans serveur à rétribuer – s’inspirait du vecteur de mobilité du travail à la chaîne, mais, dans le secteur tertiaire, il permettait d’abolir une tripotée de postes inutiles, de se passer d’une grande partie du personnel, tout en répartissant les very important persons d’une clientèle huppée le long d’une assembly line apéritive ou dînatoire, jouissant, eux, d’un moment privilégié de farniente, tout en occupant à leur insu les lieux et places d’ouvriers fordiens en rang d’oignons de part et d’autre de la bande sans fin du rendement escompté.

Ainsi le client roi, ravi de s’être émancipé du moindre larbin en livrée, le pire des courtisans après tout, peut-il enfin s’épanouir dans ce décor factice, le cadre relooké chic d’une usine entièrement automatisée, où les coups de feu permanents des cuistots sont tenus à bonne distance. C’est l’acte de naissance paradoxal de la société de consommation, une déréalisation de toute trace de la production en lui empruntant pourtant son principe moteur, sa chaîne de répartition des tâches, devenue comme par enchantement un passe-plat individualisé.

Au lendemain du krach de Wall Street, l’époque était peu propice à ce passage de relais des investissements productifs du côté de la grande distribution ou de l’ingéniosité technicienne du côté du self-service généralisé. Ainsi, les carrousels déjeunatoires et autres distributeurs automatiques ne résistèrent pas aux effets dominos de la crise financière qui paupérisèrent la classe moyenne et agrandirent la cohorte des ouvriers mis à la casse. Et si les self-service grocery stores mis au point par l’épicier Clarence Saunders dès 1917 avaient prospéré, depuis son premier magasin à Memphis (Tennessee) jusqu’à son enseigne Piggly Wiggly établie aux quatre coins des États-Unis durant les deux décennies suivantes, le tapis roulant n’y jouait encore aucun rôle. Sous l’impulsion du même Saunders, il y eut bien une tentative en 1937 d’aboutir à une automatisation complète, un premier Keedoozle store alliant choix numéroté sur spécimens en vitrine et convoyage depuis la zone de stockage du produit précommandé vers une caisse centrale. Mais des problèmes logistiques mirent un terme à l’expérimentation et une deuxième tentative d’ouverture échoua deux ans plus tard.

Patience, le Keedoozle finira par voir le jour à l’orée des années 195014, mais entre-temps une économie de guerre aura permis de resserrer les boulons du secteur industriel et d’élargir l’assiette des acheteurs potentiels de la grande distribution. Un passage obligé d’aerial bombing avant de parachever l’eternal shopping.

Le stade infantile du fordisme, selon Disney

Hors le fatal coup d’arrêt boursier de 1929, l’imaginaire des little kids et éternels ados nord-américains avait pourtant été familiarisé aux nouvelles frontières consuméristes de la fordisation de la vie quotidienne. Le 10 décembre 1932, dans toutes les salles de cinéma, sortait Santa’s Workshop, l’un des premiers cartoons musicaux en Technicolor de Walt Disney, popularisant la nouvelle figure fétiche de la firme Coca-Cola, conçue l’année précédente par l’illustrateur Haddon Sundblom, un papy à barbe blanche encapuchonné dans une houppelande écarlate, dernier avatar d’une ancestrale lignée de bienfaiteurs de l’enfance en guenilles, depuis le riche évêque turc du IIIsiècle Nicolas de Myre, canonisé sur le tard en saint Nicolas, alias Sinterklaas, devenu l’objet d’un culte païen en Europe du Nord, avant d’être remis à l’honneur dans les rites hivernaux chrétiens outre-Atlantique au début de la révolution industrielle, sous l’appellation Santa Claus, in fine rhabillé aux couleurs d’une exotique bouteille de soda.

Accessible au public français au début janvier de l’année suivante, le même court-métrage d’animation, L’Atelier du Père Noël, sera commenté avec entrain par l’hebdomadaire culturel Monde, proche du Parti communiste français : « On y voit des lutins fabriquer des jouets (notamment des chevaux de bois et des poupées) selon une méthode de travail à la chaîne qui étonnerait M. Ford lui-même15. »

Au passage, ce délicieux dessin animé nous donne à voir les séquences successives de la construction d’un joujou équestre à bascule, depuis le rondin brut initial jusqu’à ses ultimes raccords de peinture, le tout selon une ligne d’assemblage mobile et au gré d’une musique orchestrale stimulante à souhait. Dans cette fabrique de rêve, pas de cadence exténuante, rien qu’un tempo exaltant. D’ailleurs, pour le spectateur attendri, ces farfadets à bonnet qui exercent à tour de rôle leur micro-activité n’ont pas l’air de bosser dur, ni d’être rivés aux contraintes d’un poste fixe, ni de se lasser d’avoir à exécuter ad vitam aeternam une gestuelle identique. Bien au contraire, ils s’amusent à travailler, et réciproquement, puisque cette division fordienne du labeur advient ici à un stade suprêmement ludique.

Dupliquant à merveille leurs alter ego prolétariens, ces nains de légende ne miment les conditions concrètes de l’usinage routinier que pour tirer une leçon déculpabilisante, auprès des familles de la middle class, du processus de l’assembly line sur grand écran : ce ne sont là qu’enfantillages de bon aloi, un atelier de coconstruction miniature aux vertus pédagogiques et distractives. Un tel cartoon n’avait rien d’anodin, il leurrait à dessein. Observer ces joyeux lutins, a priori invisibles comme les prolos en bleu de chauffe, jouant à fabriquer des jouets, déplace insidieusement nos lignes de partage sensibles pour aboutir à une confusion tautologique : si tout n’est que jeu d’un bout à l’autre de la chaîne, l’ouvrier et le consommateur ne sont alors que les deux faces d’une même pièce de monnaie, le commerce des marchandises. Partant de là, cette interface producteur/client, sublimée en son essence festive, efface du tableau vivant les clivages sociaux qui traversent la société et chacun d’entre nous, ces traces de sang, de sueur et de larmes découlant de l’effort consenti par les uns pour la satisfaction débridée des autres, sans négliger que, à Noël justement, chacun est sommé de trimer pour pouvoir (s’)offrir cette contrepartie.

Merci au workshop des petites mains expertes de la très droitière Walt Disney Inc.16, rien de plus efficace qu’un film de propagande pour que personne n’y puisse plus retrouver ses petits, et surtout pour requalifier la figure de l’ouvrier déqualifié en bienheureux utilisateur d’un Meccano géant reçu au pied du sapin, un soir de réveillon.

Un pionnier français du cinéma muet (mais parlant du travail)

Sorti en novembre 1931, le deuxième film sonore de René Clair, À nous la liberté !, offre dès le travelling d’ouverture un vrai-faux raccord anticipé avec le cartoon de Disney où s’émancipait industrieusement une armada des gentils gnomes de Santa Claus, assemblant à plaisir des chevaux de bois. Le plan-séquence latéral du réalisateur français – dont le premier court-métrage Entr’acte (1924) avait pris la voie de traverse d’un cinéma surréaliste – découvre à mesure un immense établi où des dizaines de détenus assis de part et d’autre reconstituent le même genre de jouets en kit. Eux ne sont pas à la fête, encastrant qui une jambe qui une tête ou une queue à des canassons miniatures, peinturlurés par les suivants, sous les regards inquisiteurs des matons en uniforme, avant d’enchaîner en prenant leur modeste pitance en rang d’oignons à la même place.

À la suite du plan d’évasion conçu par deux prisonniers, Émile et Louis, seul ce dernier parvient à se faire la belle, puis, ellipse scénaristique aidant, à se faire une belle situation dans un magasin de phonographes, puis, selon un autre raccourci enchanteur, à devenir le P-DG d’un prospère complexe industriel à son initiale majuscule : L, le magnat du « phono-valise » dernier cri – à l’image de l’essor, dès l’orée des années 1930, des marques Pathé, Columbia, Apollo et, peu après, de la « Voix de son maître ». Une fois présentée cette success story à l’américaine, au montage express comme il se doit en matière d’imageries promotionnelles, René Clair nous plonge sans transition dans l’univers laborieux de la fabrication en série de ces boîtiers musicaux dotés d’un bras articulé portant l’aiguille lectrice et d’un plateau tournant désormais à 78 tours par minute. Avec un mauvais esprit analogique assumé, le cinéaste reprend les mêmes axes pour cadrer les rangées d’ouvriers sur la ligne d’assemblage de ces mallettes portatives que lors des scènes initiales de son film. Le parallèle entre corvée carcérale et sa version subdivisée au gré d’un inlassable tapis roulant est implacablement mené à son terme.

À chacun d’en tirer la leçon, historiquement moins outrée qu’il n’y paraît pour qui se souvient des eternal staircases du siècle précédent, mais ici la charge est plus frontale, assimilant la rationalisation du travail via un moderne treadmill à une logique disciplinaire par essence inhumaine, à la pire sophistication technique d’un châtiment biblique : tout salaire se paye d’une contrepartie punitive, puisque tout péché originel mérite son trepalium perpétuel.

Si le réalisateur ne manque pas d’audace en mettant en regard travail à la chaîne et châtiment du hard labour, il ne manque pas non plus de fantaisie visionnaire en faisant succéder à plusieurs séquences sur ces captifs de la condition ouvrière – vêtus d’uniformes dotés d’un L corporate et d’un numéro de matricule pour pointer auprès d’une machine en forme d’horloge, puis épuiser leur comptant de gestes robotiques sous la surveillance de chefs d’atelier aux allures miliciennes – un plan fixe les montrant pendant leur pause-repas, en deux lignes réparties autour d’un nouveau tapis roulant faisant défiler au milieu de leurs gamelles respectives des pichets d’eau plate et des corbeilles de pain sec. Comme si le cinéaste avait saisi dans l’air du temps les innovations à venir d’une restauration automatisée – autrement dit, le déplacement du fordisme du côté des loisirs consuméristes –, quoiqu’il s’agît plutôt ici de donner à voir l’extension d’un diktat du rendement : ou comment priver des employés du moindre laps de liberté en les condamnant à remâcher à table la fatalité d’un maintien corporel asservi, d’une position anatomiquement contrainte, d’un métabolisme conditionné par le travail posté.

Sur son versant socioclinique, le film semble devoir son décor géométrique et la profondeur de ses perspectives à l’esthétique constructiviste magnifiée par Sergueï Eisenstein autant qu’à la sombre anticipation de Metropolis (1927), à ceci près que René Clair décline la noirceur expressionniste de Fritz Lang selon plusieurs niveaux de gris. Pourtant, À nous la liberté ! ne s’en tient pas là. Formellement composite, il emprunte aussi aux ressorts burlesques du moribond cinéma muet17, ainsi qu’à la fable d’opérette – avec une bande-son égrainant des chansons entrecoupées de rares passages dialogués –, non sans ouvrir la voie du futur « réalisme poétique », en stylisant le jeu des acteurs jusqu’à l’artifice assumé d’une romance chromo pourtant campée dans des situations sociales d’une forte véracité. Trêve de suspens inutile, éventons la suite de l’intrigue : sitôt sa peine purgée, Émile, le malheureux complice de l’évasion initiale, va siester sur un terrain vague non loin de l’usine de phonographes. Mis à l’amende par deux policiers, il prend la fuite et se retrouve embauché par erreur dans la cohorte ouvrière, non sans s’énamourer de la fille du comptable en chef. Hors les aléas commodes de cette bluette, les retrouvailles de l’éternel vagabond Émile et du parvenu en haut-de-forme Louis connaissent moult rebondissements, jusqu’à un épilogue à double détente : primo, le grand patron in fine démissionnaire met en œuvre l’automatisation complète de la production, offrant ainsi à son personnel les agréments d’une existence à tout jamais oisive ; deuzio, les deux larrons s’évadent à nouveau, de la taule industrielle cette fois, et taillent la route en entonnant un hymne à leur liberté reconquise.

On aurait tort de confondre ces deux leçons conclusives, sans y voir la résurgence de vieux débats ayant animé l’agora socialiste du XIXe siècle. La première remonte aux craintes et espoirs liés aux effets de la mécanisation – entre la révolte des canuts lyonnais contre les nouvelles machines textiles (1831) et la position de Paul Lafargue dans Le Droit à la paresse (1880), voyant dans le machinisme l’occasion émancipatrice de réduire à « trois heures » la contribution journalière de l’ouvrier, ainsi délivré d’un « épuisement de ses forces vitales ». René Clair, en prêtant vie à cette dernière hypothèse, dans sa défense et illustration d’une chaîne d’assemblage fonctionnant toute seule, sans gueux ni mal d’être, ne fait qu’adopter une position marxienne hétérodoxe popularisée en son temps par le propre gendre de Karl Marx. Quant à la désertion sociale emblématique de Louis et Émile – l’un refusant d’être un patron et l’autre de servir de couillon –, c’est une autre façon d’échapper à la « passion moribonde pour le travail » dénoncée par Paul Lafargue qui, loin de tout enchantement technophile, doit beaucoup au pied de nez libertaire de ladite Belle Époque, quand les anarchistes individualistes, tel le jeune Victor Serge, s’en tenaient à cette punchline radicale : « Ni berger, ni mouton. » Et s’il fallait la réactualiser au goût des années 1930, ça donnerait : plutôt chemineau au petit bonheur la chance que mis au tapis d’infortune par un fichu chefaillon.

Programmé dans les salles obscures peu avant Noël 1931, le film attire aussitôt un large public et des éloges appuyés dans les revues cinéphiliques18, mais la grande presse de gauche, elle, fait la fine bouche. Dans Le Populaire, quotidien des socialistes de la SFIO, Charles Jouet se garde bien d’engager le débat sur le fond pour ne rendre hommage qu’en demi-teinte au « doigté » de René Clair, tandis que le critique renommé de L’Humanité, Léon Moussinac19, demeure circonspect, à la fois déçu par des « images contradictoires et confuses », leur « déséquilibre entre réalisme et fantaisie », et exaspéré par le caractère dissonant sinon « destructeur » de la musique, avant de mettre en garde, au nom de Gorki : la « conclusion qui se dégage » du happy end valorise, sous les auspices du « héros romantique », le déserteur social en lieu et place de l’ouvrier aux prises avec la « réalité tragique qui s’annonce ». Face à l’enthousiasme des spectateurs, la rédaction du même journal – organe central du PCF, ne l’oublions pas – organise un sévère contre-feu en donnant la parole à des « correspondants ouvriers » qui, jusqu’en 1933, clouent au pilori ce film déviant dont l’insupportable point de vue « anarchiste » ferait le jeu du capitalisme…

Quant aux francs-tireurs éclairés de l’avant-garde, eux aussi sous l’emprise d’un aveuglant ouvriérisme – désolé pour l’anachronisme, mais les mots manquaient à l’époque pour désigner la doxa « travailliste » –, rien de bien élogieux, au contraire. Ainsi les urbanistes Le Corbusier et François de Pierrefeu reprochent-ils au long-métrage de ne pas appeler à la « Révolution constructive », tandis que les poètes Paul Éluard et René Crevel éreintent ce « film commercial » aux « inadmissibles équivoques […] contre-révolutionnaires », violente polémique conduisant à l’exclusion de la revue Le Surréalisme au service de la révolution d’Albert Valentin, dont le seul tort aura été d’être cité comme assistant au générique d’À nous la liberté ! Abjecte mise à l’index, liée au compagnonnage qu’André Breton tente de préserver avec la ligne réaliste-socialiste en train de s’imposer à Moscou20. Face à ce chorus négatif, des critiques non encartés défendent l’esprit frondeur du film de René Clair – dont la popularité trouvera un second souffle lors des occupations d’usine de l’été 1936 – et, parmi ces voix discordantes, celle très iconoclaste de Georges Charensol : « Il n’est pas douteux que René Clair ait voulu nous donner une satire de cette religion du travail que le communisme, après le capitalisme, adopte avec une mystique candeur21. »

Lors de la première Mostra de Venise (1932), en l’absence de tout jury, un référendum est organisé auprès du public, qui met À nous la liberté ! en tête des suffrages. Le film n’en sera pas moins interdit sur le sol italien par la censure fasciste22. Le Portugal salazariste puis le « Comité hongrois d’examen des films » prendront la même décision, ainsi que les autorités hitlériennes. Et nul ne s’étonnera que l’URSS empêche à son tour qu’on projette sur grand écran cette divagation aussi enchanteresse que désenchantée, portant aux nues l’oisiveté générale à l’horizon d’une utopique automatisation complète de la production, tout en mettant à nu la brutalité du labeur posté soumis à l’avancée continue d’un convoyeur. D’autant que, à cette époque, la patrie du socialisme attendait beaucoup des rendements promis par les ingénieurs fordiens dépêchés sur place, à la suite d’un discret arrangement financier entre le massacreur d’ouvriers licenciés Henry Ford et le « petit père des peuples » Joseph Staline.

Quand la propagande se prend les pieds dans le tapis (roulant)

Courant 1932, un jeune prodige du cinéma soviétique, Ivan Pyriev, met en chantier son premier film sonore, Konveyer Smerti (La Chaîne de la mort ou The Conveyor of Death). Formé au théâtre du Proletkult par Vsevolod Meyerhold (1921), puis comédien et assistant dans Le Journal de Gloumov (1923) de Sergueï Eisenstein, il avait déjà réalisé deux longs-métrages coûteux, Une femme étrangère (1929) et Le Fonctionnaire d’État (1930), qui, malgré leurs bonnes intentions idéologiques, s’étaient fait recaler par la censure, obligeant au remontage de certaines scènes, voire à une suspension de leur sortie. Avec Le Convoyeur de mort – traduction littérale plus juste –, le cinéaste s’attaque à un sujet politique brûlant : l’agitation d’ouvriers et ouvrières communistes encore en activité et de chômeurs récemment congédiés dans un complexe industriel occidental. Sans que cela soit précisé, on est sans doute en Allemagne, au cœur de l’affrontement entre rouges prolétaires et peste brune soutenue par le patronat.

Faute d’avoir saisi l’entièreté de l’intrigue – liée à des rivalités militantes et la présence de mouchards sur fond de romance entre une passionaria prolétarienne et un leader communiste en sursis –, on se gardera de commenter les trois quarts de l’œuvre, dont les dialogues, dans un clair-obscur expressionniste, ont gardé leur caractère cryptique23. Vers la 54e minute apparaît enfin la chaîne de montage avec un rail aérien où sont accrochées les pièces détachées que des employés des deux sexes doivent saisir puis encastrer dans des modules fixés à égale distance sur un tapis roulant. Le travelling ayant exposé avec lenteur la répétition des tâches dans un sens, puis dans l’autre, on s’attarde sur une jeune femme en plein ouvrage, l’héroïne, devine-t-on.

Quelques plans plus tard commence la visite officielle de l’assembly line par un quarteron de directeurs et de militaires en uniforme. Tandis qu’ils s’approchent de l’ouvrière modèle, mais secrètement rebelle, un champ et un contrechamp suffisent à montrer l’obscénité contrainte de la situation.

Rendue à sa solitude routinière, l’ouvrière laisse transparaître son épuisement, tandis que les officiels s’éloignent pour admirer, à l’autre extrémité de la plateforme mobile, le fruit de tant d’efforts, ce produit fini jusque-là inidentifiable par les spectateurs, en l’occurrence un fusil-mitrailleur.

Dans l’usine où le labeur n’a pas cessé, le plus haut gradé veut s’essayer à l’arme lourde. Qu’à cela ne tienne : feu à volonté ! Et là, miracle de l’insert cinématographique, à l’autre bout du stand de tir sont projetées des images de guerre, donnant l’illusion de cibles humaines abattues en direct. Ce disciple de Sergueï Eisenstein vient d’inventer à son insu les jeux vidéo – sans imaginer non plus qu’un jour les war games pousseront si loin la sophistication qu’ils allieront imagerie virtuelle et tapis roulant omnidirectionnel…

La suite, en accéléré : arrestation du leader communiste, abandon de poste de l’égérie prolétarienne, rixes, tracts, grève sur le tas, panique dans les salons du P-DG apercevant en contrebas de sa baie vitrée la tenue d’un meeting géant, etc.

Entre le tournage et la sortie hypothétique du film, Adolf Hitler a obtenu les pleins pouvoirs, mais là n’est pas la question, la commission de contrôle émet des réserves, malgré les sommes englouties dans les studios. Une version expurgée du film est sans doute sortie en Union soviétique, mais si peu soutenue qu’elle a disparu des mémoires et conduit le réalisateur – après d’autres démêlés avec la censure pour La Carte du Parti (1936), jugé trop empathique envers un personnage d’« ennemi du peuple » – à changer d’univers pour ses œuvres suivantes, des comédies musicales en milieu kolkhozien très appréciées de Joseph Staline. Voir dans Le Convoyeur de mort une réponse polémique au récent film de René Clair – jamais sorti en URSS, mais dont l’aura a sans doute traversé le rideau de fer – tient de la pure hypothèse, mais on devine que cette charge féroce contre l’exploitation ouvrière dans un épicentre militaro-indutriel du capitalisme germanique, censée correspondre à la ligne du Parti, s’en était écartée, presque malgré elle, en documentant de façon clinique et bouleversante, et dès lors inadmissible, le surmenage intrinsèque lié aux cadences de production mortifères sur une chaîne d’assemblage, y compris au pays des Soviets.

« Le fordisme au service des travailleurs », un contresens démobilisateur

Pourquoi avoir, depuis plusieurs pages, privilégié des exemples issus du domaine fictionnel (roman, théâtre et cinéma), au détriment de données factuelles, de rapports d’ingénieurs, de tracts syndicalistes ou de témoignages directs d’ouvriers à la chaîne ? Serait-ce l’effet d’un foutu travers arty qui fait trop souvent prévaloir les transpositions culturelles sur les enquêtes de terrain ? En ce cas précis, l’objection ne tient pas. S’il a fallu en passer par l’évocation de ces œuvres, si marquantes sur le moment puis souvent mises au rencart, c’est bien parce que, dès le début des années 1920, la critique de la surveillance chronométrique taylorienne, puis celle des cadences obligées du convoyage fordiste ont été mises en sourdine par la plupart des représentants du mouvement ouvrier, d’un continent à l’autre, désormais sous l’influence doctrinaire du léninisme, puis sous la chape de plomb stalinienne. L’omniscient Komintern veillait au grain, coupant court à la moindre lutte touchant la « rationalisation » du travail, jugée d’emblée bénéfique, pour ne plus faire pression que sur la question salariale, à l’heure, à la tâche, au mérite, peu importait selon lui.

Ainsi, au début de l’année 1924, dans les usines Citroën récemment équipées de lignes mobiles d’assemblage, les grèves partielles, mais massives, contre le salaire « aux pièces », regroupant spontanément une majorité de non-syndiqués, sont dénoncées par la CGTU, proche du PCF, ne recevant le soutien que de Pierre Monatte, porte-voix d’un syndicalisme révolutionnaire en perte de vitesse depuis la Grande Guerre. Cette révolte sociale inorganisée, ayant fait tache d’huile avant de subir de nombreux lock-out répressifs, conduira l’année suivante à la création d’une revue hétérodoxe, La Révolution prolétarienne, aux affinités communistes oppositionnelles et libertaires. Ce sera d’ailleurs, plus d’une décennie durant, l’unique lieu de libre débat où sera critiqué régulièrement ce qui apparaît comme les deux faces d’une même médaille : les dégâts humains du management fordien aux États-Unis et l’évolution techno-inégalitaire du labeur militarisé en URSS. D’où l’immense ferveur d’un public populaire envers le film À nous la liberté ! brisant soudain un mur du silence assourdissant et recevant en retour les oukases incendiaires des plus fidèles soutiens du soviétisme, partisans aveugles de la « mobilisation du travail » sous toutes ses formes, dès lors que ses chaînes seraient prétendument socialisées.

On peine aujourd’hui à saisir la brutalité de l’autocensure touchant alors toute remise en cause de la modernisation des moyens de production et ses conséquences psychophysiologiques. Devenu tabou à gauche, le sujet est laissé aux apôtres de l’anti-américanisme réactionnaire, tel Georges Duhamel qui, dans son satirique Scène de la vie future, publié au Mercure de France en 1930, préfère s’en prendre aux « lois de la jungle » de la trop dense circulation des « automobiles » plutôt qu’à l’usure corporelle de la main-d’œuvre fordienne. C’est dans ce contexte polarisé à l’extrême, où la défense des avancées productives de l’URSS ne souffre ni point de litige ni avis mitigé, qu’un chantage moral s’opère : qui n’y adhère pas pleinement est un ennemi résolu de la classe ouvrière et, partant, un allié objectif du capitalisme. Dès lors, pris dans l’étau de ce sophisme désarmant, comment refuser de céder aux intimidations idéologiques et continuer à dénoncer avec les mêmes mots cette nouvelle étape de l’exploitation laborieuse fondée sur la rentabilisation du moindre temps mort, via plateforme mobile et ponts roulants acculant l’embauché-automate au surmenage, sous quelque régime que ce soit, fût-il prétendument socialiste ?

C’est dans ce contexte, aggravé par les pleins pouvoirs obtenus par le chancelier Hitler, que la jeune professeure de philosophie et syndicaliste de tendance « École émancipée » Simone Weil propose à la revue de Pierre Monatte un article au constat désespérément rageur : « Allons-nous vers la Révolution prolétarienne24 ? » Citant d’emblée un adage trompeur de Sophocle (« Je n’ai que mépris pour le mortel qui se réchauffe avec les espérances creuses »), elle s’en prend au « système de domination stalinien » que, contrairement à Léon Trotski, elle n’assimile plus à un « État ouvrier » même « détraqué », mais à une nouvelle forme d’« oppression », tout comme l’« autre phénomène capital, je veux dire le fascisme », qui invente lui aussi une nouvelle « dictature » politico-économique – deux systèmes inédits que Karl Marx, en son temps, ne pouvait « prévoir ». Se focalisant sur la « technocratie » induite par la restructuration capitalistique états-unienne, elle la compare avec l’« importance croissante de la bureaucratie » soviétique et finit par pointer la cause fondamentale de ce phénomène : « La rationalisation a supprimé la fonction [des ouvriers qualifiés] et n’a guère laissé subsister que des manœuvres spécialisés, complètement asservis à la machine. Ensuite est venu le chômage, qui s’est abattu sur la classe ouvrière ainsi mutilée sans provoquer de réaction. » D’où son peu d’espoir d’arriver à réconcilier « travail manuel et travail intellectuel », union brisée par un système mobile de subdivision des tâches, entre une masse des prolétaires robotisés et une caste de superviseurs du rendement.

En février 1934 – répondant dans La Révolution prolétarienne à son appel à une prise du pouvoir titré « Ni parlementarisme, ni fascisme. Tout le pouvoir aux syndicats ! » , Simone Weil moque cette espérance illusoire : « Les ouvriers n’ont pas le pouvoir dans leurs propres syndicats, ils y sont aux mains des bonzes, qui n’ont d’autres moyens de domination que leurs fonctions bureaucratiques25. » Lassée par la rhétorique triomphaliste du milieu marxien dissident, elle décide, en septembre 1934, de se faire embaucher chez Alsthom, puis Renault, pour valider empiriquement son amer constat. On connaîtra bien plus tard le détail des notes et échanges épistolaires qui en découlent, dressant un tableau accablant des effets psychocorporels du travail à la chaîne, mais, pour rester dans le climat de l’époque, on doit mesurer l’opiniâtreté solitaire de sa position. Quand, à l’heure des occupations d’usines du Front populaire, elle reprendra la parole, sous pseudo, ce sera pour un bilan mitigé :

Les ouvriers font la grève, mais laissent aux militants le soin d’étudier les détails des revendications. Le pli de la passivité contracté quotidiennement pendant des années et des années ne se perd pas en quelques jours, même quelques jours si beaux. […] On se contente de jouir, pleinement, sans arrière-pensée, du sentiment qu’enfin on compte pour quelque chose ; qu’on va moins souffrir ; qu’on aura des congés payés […], des meilleurs salaires et quelque chose à dire dans l’usine, et que tout cela, on ne l’aura pas simplement obtenu, mais imposé. On se laisse, pour une fois, bercer par ces douces pensées, on n’y regarde pas de plus près26.

Et elle regrettera peu après dans la presse anarchiste – Les Cahiers de « Terre Libre » et Le Libertaire27 – que les accords de Matignon de 1936 n’aient pas conduit à des réformes de structure dans l’organisation industrielle taylorisée selon les préceptes du « système Bedaux28 », le nœud de la question ouvrière à ses yeux.

Pour mesurer le prix qu’a dû payer Simone Weil pour la radicalité ethico-politique de ses engagements, et l’isolement qui s’est ensuivi, il suffit de replonger dans les premiers écrits de Georges Friedmann, futur auteur du Travail en miettes (1956) qui, pour l’heure, adhésion au PCF oblige, demeure fasciné par le modèle soviétique. Face aux réticences envers le machinisme exprimées au début des années 1930 par la physiologiste italienne Gina Lombroso, le banquier radical de gauche Jacques Duboin et son ami plus droitier Joseph Caillaux – exigeant l’« enchaînement de Prométhée » et ses « progrès démesurés » –, il affirme non sans enthousiasme, en 1934 : « Certaines idées de Ford sur l’automatisme, sur les changements de travaux dans les ateliers, sur la polyspécialisation de l’ouvrier qualifié, annoncent les conceptions des techniciens soviétiques. Le capitalisme contient, nous le savons, à l’intérieur de ses irrémédiables contradictions, les premiers linéaments des formes socialistes du travail29. » Et le même revient à la charge, deux ans plus tard : « Les formes nouvelles du travail en URSS manifestent tout d’abord la libération chez les ouvriers d’élite de ce potentiel de réserve que, d’après les psychotechniciens soviétiques, l’ouvrier dans l’usine capitaliste ne délivre jamais30. » Puisque, on aurait tort de l’oublier, alors que la grève générale immobilisait la France et qu’à leur tour les assembly lines de la General Motors à Flint étaient occupées en décembre 1936, du côté de l’« humanisme socialiste en acte » selon Georges Friedmann, la campagne de sanctification du héros de la perforation minière Alexeï Stakhanov battait encore son plein.

Dès janvier 1936, Paul Nizan s’était exclamé dans L’Humanité : « Le système Taylor n’a jamais été appliqué… Pour la première fois, le stakhanovisme réalise ses principes sur une grande échelle31. » Implicitement, comparaison était faite entre les performances du mineur hors pair du Donbass et celles de l’employé Schmidt, montré en exemple par Frederick W. Taylor un quart de siècle plus tôt, tous deux ayant quadruplé, voire décuplé leur rendement. Face à cette propagande, rarissimes furent les syndicalistes qui osèrent s’inscrire en faux. Les Cahiers de « Terre Libre », animés par le communiste libertaire André Prudhommeaux, furent presque les seuls à dénoncer, dans De Taylor à Stakhanov32, un ralliement régressif aux méthodes « oppressives » du management. Et aucun hasard à ce que cette même revue ait publié la même année un dossier sur « La Charte fasciste du travail » (mai 1936) puis sur les « souvenirs d’une exploitée » de Simone Weil (juillet 1936). Une critique sondant la racine même d’un surmenage hyperlucratif, sans œillères partidaires ni espoir démesuré.

Parmi ces franges éclairées de l’anticapitalisme qui tentaient de mettre au jour, derrière des luttes idéologiques biaisées, la perversion anti-ouvrière de l’« organisation scientifique du travail » en voie de mondialisation, Jacques Prévert, électron libre du groupe théâtral d’agit-prop Octobre, mérite lui aussi d’être sorti du lot pour sa perception intuitive des non-dits qu’exprimait l’occupation festive des usines au terme du printemps 1936 :

L’ennui… le travail à la chaîne… la misère et l’ennui

Soudain le travail se réveille, casse sa chaîne…

Pose son outil… et tous les travailleurs se réveillent avec lui.

Et tous les cœurs se mettent à battre avec un grand bruit…

L’ennui s’enfuit… l’espoir s’amène…

Et voilà qu’il pousse un grand cri : la grève33

La prévention médicale remet l’humain sur le tapis

Renouant avec le treadmill motorisé du zoophysiologiste Nathan Zuntz, le cardiologue new-yorkais Arthur M. Master, après de premiers essais sur un « test simple de tolérance à l’effort pour l’efficacité circulatoire » en 1929, mettait au point six ans plus tard un premier test d’effort appelé Master’s two-step. Selon ce nouveau mode opératoire, les patients étaient d’abord soumis à un électrocardiogramme au repos, puis montaient et descendaient d’une petite plateforme mobile pendant 90 secondes, avant de subir un second ECG. Il semble que de nombreux cobayes aient alors trouvé l’épreuve trop difficile à mener à son terme, ce qui explique en partie la mise en sommeil de ce prototype ouvrant la voie à une prévention des troubles de la fonction myocardique. En outre, on ne doit pas négliger que l’époque n’allait plus tarder à connaître d’autres troubles collectifs mortifères, différant d’autant la mise au point du très efficace test de stress cardiaque développé par le Dr Robert Bruce au début des années 1960, puis la diffusion de ses avatars d’hygiène sportive, le tapis de course du home fitness.

En attendant… Charlot

Pourquoi avoir tant attendu pour parler de la satire filmique la plus célèbre du travail à la chaîne, Les Temps modernes ? Charlie Chaplin lui-même, après son triomphe avec Les Lumières de la ville (1931), a repoussé à plusieurs reprises la réalisation de son projet suivant, pris en étau entre une situation sociale alarmante – la Grande Dépression – et un défi technique non moins inquiétant – l’irruption du cinéma parlant. Marqué par la vision d’À nous la liberté !, réalisé par un de ses plus fervents admirateurs, mais aussi par son séjour en Europe où la crise économique provoquait déjà un chômage de masse, c’est dans ce contexte émotionnel qu’il se souvint de la visite effectuée en octobre 1922 dans l’usine de Highland Park, à l’invitation médiatisée du fils d’Henry Ford, et décida de s’attaquer à la satire du machinisme industriel. En 1934, le voilà qui entame le tournage, mais, un an plus tard, peu convaincu par la postsynchronisation sonore d’un premier montage, il revient à l’idée d’un long-métrage quasi muet, qui ne sortira qu’en février 1936 aux États-Unis et le mois suivant en France, aussitôt salué par des foules enthousiastes.

On ne s’attardera pas sur les critiques positives que Les Temps modernes reçurent dans la presse communiste française – mais aussi soviétique, bien que Charlie Chaplin ait décliné l’offre d’assurer la promotion du film en URSS –, de la part de ceux-là mêmes qui avaient conspué les arrière-pensées « anarchisantes » du film de René Clair. Les affinités implicites de ton et de fond des œuvres et l’admiration mutuelle des deux cinéastes rendent aujourd’hui la chose absurde, mais les voies du Seigneur Staline demeurent à ce sujet impénétrables. Pour ne s’en tenir qu’à une seule scène – celle archicélèbre où l’embauché Charlot, ayant manqué un boulon à serrer, tente de réparer son erreur en se décalant d’un rang… et ainsi de suite jusqu’à perturbation générale de toute la chaîne de montage –, un gag strictement similaire figurait déjà dans À nous la liberté ! Ici, nul plagiat, mais un hommage confraternel assumé par Charlie Chaplin34. D’autres exemples, touchant à la mise en regard de l’univers carcéral et du tapis roulant fordien ou au commun éloge de la figure du vagabond, auraient pu gêner aux entournures les adeptes de la rationalisation stakhanoviste. Pourtant non, la nouvelle tactique du Front populaire antifasciste avait mis en sourdine certains anathèmes. Les mêmes remises en cause du labeur automatisé – montrant un ouvrier malgré lui devenu un avatar mécanique aux réflexes décérébrés – ne produisaient plus les mêmes effets de déviance idéologique35.

On se rappelle comment Siegfried Kracauer avait perçu, dans l’alignement uniforme des Tiller Girls, l’indice d’une intériorisation fordienne de la production de « masse », intuition géniale qui n’avait pas échappé à Walter Benjamin. À rebours de ce phénomène de standardisation collective, tous deux vouaient de longue date une grande admiration à Charlot, ce clochard à la maladresse gestuelle si naturelle – non pas celle d’un acteur, mais d’un trublion issu de la vie réelle36. Sans y ajouter les nuances exprimées par Theodor W. Adorno, on s’inspirera de ce simple contrepoint théorique pour revenir un instant sur la scène sus-citée. René Clair et Charlie Chaplin opposent à la routine comportementale induite par le convoyeur – si proche du fondu enchaîné des images à l’origine du cinéma lui-même, succédant au fusil chronophotographique d’Étienne-Jules Marey – un rêveur archaïque, moins contestataire qu’a-progressiste, qui provoque à son insu un contre-enchaînement de circonstances empêchant, via un effet domino exponentiel, ses collègues de rattraper le temps perdu. Autrement dit, pour parodier le plus célèbre alexandrin romantique : un seul maillon manque à l’appel et toute la chaîne est dépeuplée.

Au comble du génie burlesque (slapstick), ce qui s’invente ici, ce n’est pas seulement un grain de fantaisie permettant au spectateur de rire de sa propre condition, sinon d’y introduire une distance critique, c’est aussi le mode d’emploi concret d’une désorganisation active du système fordien qui aura lieu dans nombre d’usines quelques décennies plus tard : la « grève perlée », décriée par les syndicats, mais souvent pratiquée, à peu de frais, par d’astucieux disciples de Bartleby. Ce sporadique arrêt de travail tournant d’un atelier à l’autre entre grévistes « sur le tas » – qui paraît réactualiser l’ancien sabotage prôné par la CGT en 190637 – sera nommé slowdown en 1971 par les salariés d’une usine Ford à Dagenham (East London), refusant que leur management passe la vitesse de leur plateforme mobile « de 18 à 21 pieds par minute ». Quand un running gag devient un très sérieux coup de frein aux cadences infernales.

Cause commune pour la « voiture du peuple »

Six mois avant que Charlie Chaplin ne visite l’assembly line qui lui inspirerait Les Temps modernes, Adolf Hitler avait déclaré, le 8 mars 1923, au Chicago Tribune : « Nous considérons Heinrich Ford comme le leader du mouvement fascisti croissant en Amérique. […] Nous admirons particulièrement sa politique antijuive. » Idylle idéologique aboutissant, en 1938, à la remise de la plus haute décoration civile du IIIe Reich au même Henry Ford, qui s’empressa l’année suivante d’offrir 35 000 Reichsmarks au Führer pour son anniversaire. L’obsession antisémite des deux leaders est bien connue, mais on a sans doute négligé leur influence mutuelle sur un point pourtant spectaculaire, la promotion de la Model T comme the universal car. Quand, le 7 mars 1934, le chancelier Hitler appelle, lors de la 24e Exposition automobile de Berlin, à la construction d’une Volkswagen – véhicule capable de convoyer les familles allemandes à 100 km/h, au prix modique de 1 000 Reichsmarks, soit six mois de salaire d’un ouvrier –, il ne fait qu’appliquer, secondé par l’ingénieur Ferdinand Porsche, un autre aspect du fordisme originel, son dumping commercial centré sur un modèle unique low cost.

À ceci près que cette annonce promotionnelle ne sera pas suivie des effets escomptés. La première usine dédiée à cette « voiture du peuple » – baptisée KdF-Stadt, soit le diminutif de Kraft durch Freude (« La force par la joie »), selon une terminologie voisine de la campagne stakhanoviste impulsée par Joseph Staline – ne verra le jour que fin 1938 pour une production aussitôt freinée par l’effort de guerre, si bien que la diffusion de la « Coccinelle » ne fera ses preuves qu’après la chute d’un Reich prétendument millénaire. Entre-temps, les cadences infernales auront privilégié la fabrique massive de tanks, de camions militaires ou d’obus, avec l’aide des filiales de Ford en Allemagne, mais aussi de la Nazi-friendly General Motors ou encore de Renault… Période faste s’il en fut des tapis de course, mais d’une course aux armements.

La science-fiction, bastion de la critique sociale

S’il a fallu attendre 1929 pour que l’inventeur-nouvelliste Hugo Gernsback troque l’ancien terme scientifiction contre celui de science-fiction, le genre avait déjà connu avec Jules Verne et H. G. Wells un premier âge d’or à la fin du XIXe siècle. Et sitôt refermés les charniers de la Première Guerre mondiale et déclarée la République des Soviets, ce genre allait réaborder la question du machinisme d’un point de vue moins optimiste, sinon carrément anxiogène. Une fois le dark side du progressisme révélé, difficile de se laisser éblouir comme auparavant par les bienfaits obligés de l’innovation technologique.

Le premier à sonner l’alarme est sans doute le pacifiste Romain Rolland qui, revenant de son exil helvète, se lance en 1921 dans la rédaction d’un bref scénario, La Révolte des machines ou la Pensée déchaînée, pour le graveur libertaire Frans Masereel, dans l’idée de produire un film d’animation, projet hélas demeuré inabouti, à part sous la forme d’un script illustré38. La scène initiale s’ouvre sur l’inauguration d’une Exposition universelle, dans « l’immense Palais des Machines [où] un trottoir roulant monte par l’escalier, dont il occupe la partie médiane, et débouche sur la galerie », véhiculant les invités d’honneur, tandis qu’en contrebas l’« armée des machines » s’apprête à défiler. Comme le titre du livre l’indique, les engins en exposition vont fomenter une rébellion nocturne et envahir la ville, poussant ses habitants dans un « exode épouvanté » avant de les asservir… L’argument de ce roman graphique avant l’heure ressemble à celui de la pièce de théâtre écrite par Karel Čapek l’année précédente – Rossumovi univerzální roboti –, bientôt jouée aux États-Unis et dans toute l’Europe sous l’appellation Rossum’s Universal Robots. On doit d’ailleurs à l’écrivain tchécoslovaque (et à son frère Josef) ce néologisme fulgurant – robot, radical polysémique qui, dans les langues slaves, signifie autant « travail » que « corvée » ou « esclave » – pour désigner une machine anthropomorphe.

Au cours de cette décennie, les écrits abondent qui dévoilent une fatale inversion des rôles laborieux : l’humain devenant l’exploité des outils de l’automatisation. Pour n’en citer qu’une poignée mémorable : Gas II de l’Allemand Georg Kaiser (1920), The Adding Machine du dramaturge américain Rice Elmer, L’Angoisse des machines du futuriste italien Ruggero Vasari (1925)39. Et pour couronner le tout, Nous autres d’Evgueni Zamiatine, publié en France dès 1920 et interdit trois ans plus tard en URSS, où le narrateur-ingénieur spatial – D-530 – décrit ainsi son abrutissement quotidien :

Nous sommes fondus en un corps unique aux millions de bras, à la même seconde fixée par les Tables, nous portons notre cuiller à la bouche, à la même seconde nous sortons pour la promenade – nous nous rendons à l’amphithéâtre, dans les salles d’exercice de taylorisme, nous nous endormons40

À la suite de cette première salve de dystopies touchant au machinisme, le Britannique Aldous Huxley publie un faux-semblant d’utopie, Brave New World (Le Meilleur des mondes), en 1932. Si l’ouverture du roman commence, « en l’an 632 de Notre Ford », par la visite d’une usine futuriste, on n’y fabrique ni automobile ni tracteur, ni tank, ni obus, mais des bébés en éprouvette. Parmi les multiples facettes du fordisme, l’écrivain a choisi de faire un sort à la standardisation, en extrapolant à partir d’une clinique à la chaîne chargée du clonage sélectif des embryons. La question n’est plus : Dans quelle condition les mal-nés de la masse ouvrière fabriquent-ils tel ou tel bien de consommation ? C’est désormais : Comment conditionne-t-on des nouveau-nés à devenir des consommateurs d’élite ou des ouvriers low class ? Cette mise en abyme (ou au carré) de l’alignement laborieux établie par le magnat industriel de Détroit délaisse la critique du surmenage induit par le convoyage automatique pour imaginer d’autres moyens d’abolir les temps morts improductifs : une drogue du bonheur, la Soma, qui dissout l’angoisse, ou encore un enseignement hypnopédique par des machines parlantes durant le sommeil. Plus de lutte de classes, ni de procréation aléatoire, une fois atteint le stade suprême du capitalisme harmonisé, parquant dans des réserves les derniers « sauvages » rétifs à cet eugénisme taylorisé (et réciproquement). Un quart de siècle plus tard, Aldous Huxley n’en démordra pas, dans Brave New World Revisited (Retour au meilleur des mondes, 1958), prophétisant que son feel-good totalitarisme est plus que jamais à nos portes. Disons plutôt que, en libre visionnaire il avait pris la mesure, à la suite de la Grande Dépression, du triomphe paradoxal du management fordien, modèle de production/consommation adopté, à l’envi ou à mots couverts, par toutes les forces idéologiques alors en présence, libérales, conservatrices, fascistes ou soviétiques.

Panorama rétro-futuriste… avant l’apocalypse

Le brave new world n’était pas qu’une vue de l’esprit, il a bien été décrété pour de vrai, dans le Queens, au Flushing Meadows-Corona Park, le temps de l’Exposition universelle de New York inaugurée le 30 avril 1939, où les pavillons des holdings états-uniennes – dont celui de Ford bien sûr – étaient plus imposants que ceux des Nations invitées, avec 40 millions de visiteurs au compteur. En ce havre de paix, au cœur d’une très isolationniste Amérique du Nord, l’avenir semble plus radieux que jamais. On y dévoile les prototypes automatisés qui équiperont bientôt le gigantisme architectural. Clou de cette promenade technophile, le pavillon de la General Motors a été conçu par le designer industriel Norman Bel Geddes, secondé par Albert Kahn, l’introducteur des premières usines fordiennes en URSS. Sous un hall cylindrique trône la gigantesque maquette d’une ville imaginaire… mais plus pour longtemps. Pour en saisir l’ampleur, le mieux est de monter dans les coursives où de confortables fauteuils de cinéma ont été fixés sur une plateforme mobile en perpétuelle giration. Faire le tour de l’avenir en quelques minutes, au gré d’un bien nommé Futurama – autrement dit un très vintage Panorama automatisé –, tel est le défi qui attend les spectateurs médusés, surplombant le modèle réduit d’une cité idéale pour la middle class, sans conflit ni limite, à perte de vue, celle des lendemains qui chantent toujours plus haut, plus loin, plus fort.

Spectacle déconseillé aux personnes sujettes aux vertiges spatiotemporels : attention au retour de l’Histoire avec sa grande Hache, comme disait Georges Perec. Il faudra sauter une décennie pour retrouver le goût du progressisme débridé, son enthousiasme entrepreneurial, et tant pis si tant d’anciennes holdings ont favorisé le lobby pro-hitlérien aux États-Unis, pas de mauvais procès, on reprendra bientôt de la hauteur sur le même promontoire rétro-futuriste, comme si de rien n’était : ce foutu entracte homicide, la barbarie aux quatre coins de la planète, quelques dizaines de millions de morts, des civils surtout. À quelque chose malheur est bon. Après tout, pendant cette malencontreuse Seconde Guerre mondiale, la maximisation des rendements a connu une ère de grande prospérité, sans contestation intempestive ni tempête boursière ni décalage entre l’offre et la demande. La preuve par l’image, cette affiche diffusée à partir de 1942 par le War Production Board mis en place par le président Franklin D. Roosevelt pour sa campagne intitulée Emergency Management.

Tournons la page, les beaux jours reviendront.

Escalator vers l’au-delà, aller-retour

Il fallait un film pour panser les plaies d’une victoire des Alliés si coûteuse en sacrifices humains : ce sera A Matter of Life and Death (Question de vie ou de mort), produit, écrit et dirigé par le Britannique Michael Powell, un petit maître du cinéma commercial, secondé pour l’occasion par Emeric Pressburger. Alliant les genres de la romance et du fantastique, Technicolor et black & white, ce long-métrage se paye le luxe d’avoir à l’affiche un couple de vedettes anglo-américaines – le so British David Niven et la starlette américaine Kim Hunter – ainsi que d’avoir à sa sortie, en décembre 1946, deux titres distincts, le diffuseur d’outre-Atlantique ayant préféré Stairway to Heaven (« Un escalier vers le ciel »).

Quant à l’intrigue, allons à l’essentiel : revenant d’une mission de bombardement en Allemagne, Peter Carter, un pilote de la Royal Air Force dont l’avion est en feu, se sacrifie en laissant tous ses hommes sauter avant de faire de même mais sans parachute, maintenant, durant sa chute libre, une liaison radio avec une certaine June, opératrice de l’USAAF sur la côte anglaise. À partir de là, supposez que Dieu existe et qu’il arrive à ses messagers de se tromper. Peter aurait dû être rattrapé au vol, au-dessus de la Manche, par un émissaire céleste, tout du moins son âme, mais un épais brouillard a gêné la manœuvre. Et le voilà qui se réveille sur une plage, non loin de la base où June a conversé avec lui. Entre eux, un coup de foudre se produit, compliqué par l’intervention de l’envoyé divin qui, pour corriger son erreur, veut rapatrier le survivant au Paradis. Épargnons-nous la plupart de la suite. Tandis que l’halluciné Peter est opéré d’une lésion cérébrale (en couleur), le tribunal des Cieux (en noir & blanc) se réunit et, tant qu’à faire, use d’un grand escalier mécanique de marbre pour descendre sur terre et soumet l’amoureux à une série de questions piégeuses, puis interroge sa promise éplorée, avant de soupeser le pour et le contre, la pureté de leurs sentiments et la fatalité du Jugement dernier… Qu’on se rassure, à l’issue de ce dilemme théo-mélo-dramatique, l’amour triomphera.

Les effets spéciaux ont beau paraître aujourd’hui d’un kitsch absolu, ils ont contribué à l’immense succès de la superproduction. Et, pour ce faire, il a bien fallu trois mois aux ingénieurs du London Passenger Transport Board pour construire en studio the Huge Escalator menant de Là-Haut à l’ici-bas, et vice versa, soit une structure de 106 marches monumentales, animée par une motorisation si bruyante qu’on a dû se résoudre à postsynchroniser toutes les séquences tournées dans ses parages. Miracle des coïncidences historiques, à cette époque, dans le métro de Moscou – les travaux des « Palais souterrains » promis par Joseph Staline avaient débuté en 1933 –, on inaugurait la station Teatralnaïa, achevée en 1944, avec ses colonnes de marbre et ses escalators géants, dont ceux installés peu après pour rejoindre la station Okhotny Riad.

Sitôt le IIIe Reich laminé sous la pression militaire des Alliés et de l’Armée rouge – défunt régime ayant exterminé 6 millions de Juifs et esclavagisé 12 millions d’Européens dans des Arbeitslager –, de nouvelles frontières industrielles s’ouvraient à l’Ouest comme à l’Est, bref une saine émulation productive entre frères ennemis victorieux – bientôt nommée « guerre froide » –, sous-tendue par un chromo techno-spirituel quasi identique, l’un sous couvert d’utopie libérale (l’auto-régulation du Marché), l’autre de matérialisme scientifique (la dictature du Prolétariat). Encore un effort pour atteindre l’au-delà… Chose faite la décennie suivante, chacun lançant de son côté les premiers satellites de la conquête spatiale.

Le deuxième sexe du rebond fordien

Trêve de lamentations hypocrites, les périodes d’économie de guerre ont du bon : comme on sait, après coup, chaque champ de ruines offre un chantier lucratif à la reconstruction : boom again. Mais elles ont une autre vertu que cette table rase boostant les entreprises de travaux publics, elles renforcent des mutations technologiques qui posaient jusque-là problème au sein du monde du travail. Ainsi l’hécatombe de 14-18 banalisa-t-elle les changements chronométriques du taylorisme, avant que les massacres à échelle industrielle de 39-45 ne facilitent l’extension de l’assembly line fordienne.

Lors de ces deux conflits, on a réquisitionné nombre d’usines pour répondre à la demande d’engins militaires, de munitions ou de packs alimentaires pour la soldatesque et mis à contribution, faute de mieux, l’armée de réserve d’une main-d’œuvre féminine. Conséquence immédiate, à l’orée des années 1950, aux États-Unis comme dans l’Europe récemment libérée, des secteurs de plus en plus nombreux recourent aux ouvrières pour travailler à la chaîne, ces supposées expertes en maniement d’objets fragiles, sinon de petite taille : embouteillage des litres de lait ou de soda, empaquetage des lampes de bicyclette ou des batteries miniatures, mise en boîte de céréales séchées ou des biscuits chocolatés, tri des fruits de saison ou des sardines en conserve, étiquetage des fûts de carburant ou des fioles pharmaceutiques, couture sur manches de chemise ou jambes de pantalon, pose de porte sur des poêles à fuel ou de composants sur des transistors, assemblage de poupées en plastique ou de machines à écrire, etc. Invisibilisées par l’imagerie de l’usinage automobile – à prédominance virile –, elles ont connu les cadences accélérées des tapis roulants, sans qu’on en ait fait grand cas, recluses dans une sorte de hors-champ prolétarien. Pourtant, sans leur concours, les Trente Glorieuses seraient restées les bras ballants.

Rare évocation d’une assembly line au féminin, en 1952, la série populaire I Love Lucy – lancée par CBS l’année précédente – délocalise Lucy et Ethel dans une chocolate factory. L’épisode baptisé « Job switching » (Changement de boulot) montre les deux vedettes coiffées de toques tentant d’emballer des crottes en chocolat posées sur une plateforme mobile sortant de la cuisine. Faute d’y parvenir, les voilà qui avalent à mesure une puis deux… puis dix sur douze friandises pour masquer le retard accumulé, et cela deux minutes durant jusqu’à ne plus pouvoir rien avaler ni envelopper sous les carrés de papier prévus à cet effet.

Aussi anodin soit ce clin d’œil à la fameuse scène des Temps modernes de Charlie Chaplin, on y verra un signe à double tranchant : celui dédramatisé d’une fordisation de la main-d’œuvre féminine, mais aussi celui enjoué d’une familiarisation des spectatrices du show quotidien avec cet outil mouvant en train de pénétrer à bas bruit le monde de la consommation.

L’entrée en scène du tapis de caisse

Il en aura mis du temps à trouver sa juste place dans les groceries états-uniennes, le checkout conveyor belt system. L’utilité de ce convoyeur-là étant depuis l’origine liée à l’expérimentation du commerce en self-service, on l’avait d’abord cantonné à un acheminement des denrées, depuis la zone de stockage jusqu’à la caisse centrale. En cela, il reproduisait son usage industriel, mais l’invention du chariot encastrable en 1947-1949 – ce telescoping shopping cart breveté à deux ans près par Sylvan N. Goldman et Orla E. Watson – allait changer la donne. Chaque client étant devenu à son insu manutentionnaire, nul besoin de discrets tapis roulants pour répondre à la commande effectuée par presse-bouton sur chaque vitrine, puis mise en mémoire sur une carte perforée, avec livraison au comptoir de paiement, comme dans l’éphémère supermarché Keedoozle, qui avait fait faillite avant-guerre, ou dans d’autres magasins équipés du Henke & Pillot rail and basket system.

Ne restait plus qu’à demander aux acheteurs, une fois leurs articles engrangés dans un telescoping cart, de les disposer eux-mêmes sur le comptoir d’encaissement, et voilà que le plus élémentaire treadmill retrouvait un sens, faire avancer les produits jusqu’à la petite main comptable. Ce qui fut tenté pour la première fois en 1955, dans le Club Foods installé dans le premier mall des États-Unis, Lohman’s Knollwood Plaza Shopping Center à St. Louis Park (Minnesota). On avait bien essayé, dès 1946, dans le Milgram’s Store de Kansas City, d’installer un petit power lift, servant d’ascenseur au panier de courses pour le hisser à hauteur de caisse, mais c’était d’un coût prohibitif. Autant souhaiter longue vie à ce procédé, le tapis roulant, qui avait de longue date fait ses preuves chez Ford. Et qui irait désormais au-devant de nos pouvoirs d’achat.

L’auto-mobilité du temps libre

Au terme des années 1950, un employé états-unien sur six contribuait à fabriquer des voitures, et un actif sur deux possédait un des 70 millions de véhicules en circulation ; ce qui entraînait des problèmes logistiques sitôt qu’un conducteur voulait se garer au centre-ville. On se rappela que, dès 1932, avait été lancé à Chicago le prototype d’une car-parking machine verticale – 48 carrosseries superposées sur deux colonnes solidaires revenant à la case départ selon le principe millénaire des roues à godets inventées en Asie pour pomper l’eau. D’ailleurs, les cyclic elevators du début des années 1900, éphémères concurrents des ascenseurs Otis, s’en étaient déjà inspirés. Un nouveau modèle de driverless garage (garage sans conducteur) fut donc installé à Washington D.C. en 1951, lançant l’implantation de pigeon-hole systems ou roto parks dans d’autres villes nord-américaines durant la décennie, mais sans convaincre le grand public, lassé par le temps d’attente et les pannes fréquentes.

Il y avait cependant d’autres raisons d’occuper sa halte en voiture, maintenant que les enseignes de speedee service system for food (restauration rapide) essaimaient sur la côte californienne. Les Harry Carpenters Sandwiches, McDonnells ou Simons s’étaient déjà essayés, dans les années 1930, à configurer des barbecue joints routiers sous la forme d’un kiosque permettant aux plus pressés d’aligner leur imposante auto dans son périmètre immédiat, mais c’est en 1948 que le premier drive-in a vu le jour, The Track, installé par Kenneth C. Purdy aux confins résidentiels de Los Angeles. Pour permettre à sa clientèle de se restaurer sans quitter son volant, il avait conçu un parking en demi-cercle, avec des systèmes de rails à l’extrémité desquels un boîtier permettait de passer sa commande qui s’acheminait peu après sur un tapis roulant à hauteur de vitre baissée. Peu importe si ce service automatisé a fait long feu, vite remplacé par des serveuses plus affriolantes, cette pause-repas covoiturée a posé les bases d’une vogue durable. Dévorer son burger à l’arrêt sur sa place réservée et repartir plein gaz sur le ruban bituminé, la bagnole elle-même faisant dorénavant office de tapis roulant de l’American treadway of life.

Et, à la nuit tombée, rendez-vous au ciné-parc, pour se faire une toile en plein air. C’est à l’autodidacte du New Jersey Richard Hollingshead Jr. qu’on doit l’idée de projeter des films sur écran géant en extérieur, brevetée sous l’énoncé « World’s First Sit In Your Car-See and Hear Movies », en 1933. Après duplication de ce drive-in theatre initial, plus de 4 000 seront fréquentés au milieu des années 1950 par les teenagers qui trouvent là l’occasion d’échapper à la vigilance puritaine des familles et de goûter sur l’écran ou la banquette arrière un chaste baiser et plus si affinités – à condition que ces flirts soient vraiment consentis, mais la légende s’en préoccupe peu. La nostalgie pour les fifties mettra plus tard en abyme ces scènes de cinoche à la belle étoile dans des films pour les ados des seventies… et ainsi de suite. Il n’empêche, d’un drive-in à l’autre, c’est bien la mobilité continue fordienne qui se déplace, quittant sa chaîne productive pour réenchaîner tous les moments de détente en un seul lieu commun, littéral mobile home des heures de non-travail. Comme si la promesse d’une existence sans temps mort conservait un lien paradoxal avec les contraintes chronométriques dues à l’assemblage d’un tas de ferraille sur roues, et que le sentiment d’une autonomie chèrement conquise ne devait s’épanouir que dans cet étroit habitacle. Une liberté fuselée, bien cylindrée, décapotable, presque illimitée – quoique soumise au bon vouloir de ses chevaux-vapeur –, vouée à en partager l’espace domestique restreint, tel un second foyer où conduire, manger, draguer, se faire une toile…

J’ai imaginé une scène pour North by Northwest [La Mort aux trousses], mais nous ne l’avons jamais tournée, racontait Hitchcock au début des années 1960. […] Je voulais avoir une longue scène de dialogue entre Cary Grant et l’un des ouvriers de l’usine pendant qu’ils marchent le long d’une chaîne de montage. […] Derrière eux, une carrosserie est en cours d’assemblage, pièce par pièce. Enfin, la voiture qu’ils ont vue en construction depuis le premier écrou et boulon est prête, avec de l’essence et de l’huile, sur le point de démarrer. Les deux hommes la regardent et disent : « C’est merveilleux ! » Ensuite, ils ouvrent la portière et en sort un cadavre. D’où vient le corps ? Pas de l’intérieur du véhicule, puisqu’ils ont assisté à sa fabrication depuis le début. Il tombe de nulle part. Le vrai problème, c’est qu’on n’arrivait pas à intégrer l’idée dans l’histoire1.

Et si ce mystérieux cadavre n’était pas celui d’un ouvrier, mais de son nouvel alter ego, le zombie produit par la société de consommation, pieds et mains liés à son siège, en pilote automatique ou au parking, spectre de sa propre conduite assistée, nourri logé comblé d’images jetables, qui ira bientôt dans son cercueil roulant occuper la place d’à côté, celle du mort ?

La télé-propagande gymnique

En postulant quarante ans plus tôt que le travail devait venir à l’ouvrier, Henry Ford n’avait pas prévu la mutation suivante, celle des drive-in intronisant la voiture comme épicentre du loisir posté, vite concurrencé il est vrai par le canapé, maintenant que, en plus du poste de télé trônant dans le living-room, une zapette sans fil (TV remote control) de marque Zenith épargnait aux téléspectateurs d’avoir à se lever pour changer de chaîne. Inventée en 1950, elle serait bientôt rebaptisée lazy bone, tel un os à ronger pour jouir de paresseuses soirées soumises aux flux cathodiques. La place assise parachevait ainsi son triomphe, selon la sarcastique prophétie d’Ambroise Bierce à la fin du siècle précédent : « Decline and fall of the American foot ». Ni debout ni couché, ce consommateur préférait à sa native bipédie la station intermédiaire, en voiture ou sur sofa, pour grignoter autant de barres chocolatées, chips ou hot-dogs. D’où la création en juillet 1956 par le président Dwight D. Eisenhower d’un Council on Youth Fitness qui, sur ordre de John F. Kennedy, lancera en 1962 la campagne du Fifty-Mile Hike (randonnée de 80 kilomètres), poussant ses compatriotes à courir après une new frontier, un simili-marathon pour garder la forme.

Les très élitistes clubs de gymnastique, comme le Physical Culture Studio fondé en 1936 par Jack LaLanne à Oakland, ne suffisaient plus. Un nouveau défi attendait les classes moyennes, équilibrer les effets pervers du drive-in par le workout – ce drôle de mot signifiant tout autant résoudre un problème, réaliser un bilan comptable et faire des exercices sportifs. Bourrez-vous de matières grasses sans perdre votre ligne : double bind paradoxal, dirait-on. À moins de concilier le bénéfice des deux : profitable junk food & bankable weight loss. C’est ce qu’a fait le boulimique repenti devenu godfather of fitness dans son The Jack LaLanne Show, une émission de gymnastique interactive sur KGO-TV, programme d’abord diffusé à San Francisco, puis vénéré nationalement à partir de 1959… jusqu’en 1985.

Gourou en slim suit du petit écran et conseiller en nutrition via divers best-sellers, Jack LaLanne se sentait investi d’une mission : « the salvation of America by the weight-training », le salut de l’Amérique par la musculation que chacun pouvait pratiquer dans son salon ; il suffisait d’imiter ses postures et gestuelles en cadence. Pour simplifier la tâche de ses spectatrices, il n’avait recours à aucun appareil, ni vélo ni treadmill, mais ses disciples, Arnold Schwarzenegger ou Jane Fonda, finiront, eux, par promouvoir ces coûteux équipements domestiques par vidéos interposées.

Le kaiten zushi entre dans la ronde

Autre civilisation, autres mœurs, la légende veut que ce soit en observant la ligne d’embouteillage automatisée des bières Asahi que Yoshiaki Shiraishi eut l’idée d’ouvrir à Osaka en 1958 un premier restaurant doté d’un tapis roulant faisant défiler par dizaines des coupelles, chargées de sushi et maki, choisis à la volée par les clients attablés à un comptoir rectangulaire, fier d’avoir surpassé les limites de sa marotte antérieure : le dessous-de-plat pivotant (swivel meal table) pour table ronde. Il ignorait sans doute qu’il avait eu quelques prédécesseurs en Californie, adeptes de drôles de manèges culinaires, un quart de siècle plus tôt. Mais, aux États-Unis, cette forme-là de self-service n’avait pas pris le dessus, supplantée par des snacks avec commandes centralisées à la caisse ou sur le boîtier d’un drive-in. On trouve bien le brevet d’une conveyor table, déposé par un certain J. Xenakis fin 1953, mais sans débouché commercial. On se contentera de signaler que, au début des années 1960, au sein de la Wear Flint Glass Works, fabrique britannique de verres Pyrex à Millfield (Sunderland), la cantine possédait un ruban circulaire débitant à la chaîne ses assiettées standard vite avalées par les ouvrières en pause-repas.

À l’inverse, au Japon, la mode dite du kaiten zushi allait prendre son essor après l’Exposition universelle d’Osaka en 1970, puis devenir un phénomène de société durant les années 1980-1990. Tardivement breveté par son inventeur (1975) et aussitôt copié par d’autres chaînes de fast-rawfish-food nippones, ce dispositif de restauration ultra-rapide – manger plus vite pour non-travailler moins – avait l’avantage de maximiser le taux de rotation des clients et de diminuer le coût du personnel en salle, tout bénef. Il porte encore aujourd’hui la trace archaïque de l’influence fordiste dans les temps morts d’oisiveté interstitielle d’une vie quotidienne vécue sans entraves. Vieux stigmates de notre postmodernité : des espaces d’apparente détente placés sous extrême tension.

Brèves de trottoir roulant

29 octobre 1957 : inauguration au Grand Rex, par Gary Cooper et Mylène Demongeot, du premier escalator européen installé dans une salle obscure • 24 septembre 1958 : premier carrousel à bagages mis en place par la compagne française Teleflex dans l’aéroport d’Orly • 24 septembre 1959 : installation dans le Grand Hall du Peuple à Pékin des quatre premiers escaliers mécaniques doubles AC2-59 produits dans une usine chinoise, à Shanghai • 8 mai 1960 : le sculpteur César présente au Salon de Mai une œuvre intitulée Trois Tonnes, soit la compression de trois voitures réalisée par la presse hydraulique de la Société française des ferrailles de Gennevilliers • 3 mai 1961 : l’artiste Allan Kaprow crée à New York un happening intitulé Yard consistant à entreposer plusieurs milliers de pneus de voiture dans la cour de la galerie Martha Jackson en invitant les visiteurs à en disposer librement • 27 juin 1962 : Christo et Jeanne-Claude montent une barricade rue Visconti, non loin des Beaux-Arts de Paris, avec 98 barils de pétrole, installation nommée The Iron Curtain15 juillet 1963 : Carrefour implante son premier hypermarché à Sainte-Geneviève-des-Bois avec une ligne de caisses automatisées, devancé six mois plus tôt par l’enseigne Suma qui avait ouvert à Rennes un magasin en self-service doté de plusieurs tapis de caisse • 21 octobre 1964 : la station Châtelet du métro parisien est dotée d’un trottoir roulant d’une longueur de 132 mètres au milieu d’un couloir reliant ses parties nord et sud • 3 août 1965 : le trio de chanteuses Martha and the Vandellas tourne sans autorisation le clip de son nouveau titre Nowhere to Run au milieu de la chaîne d’assemblage de la Ford Mustang à Détroit • 12 juin 1966 : à Rennes, le Prisunic du quai Lamartine fait acheminer les courses dans le parking via un convoyeur souterrain221 décembre 1967 : dans la séquence inaugurale du film de Mike Nichols The Graduate (Le Lauréat), le héros joué par Dustin Hoffman apparaît sur le carrousel à bagages de l’aéroport de Pasadena (Californie) • 25 juillet 1968 : mise en service d’un tapis roulant de 185 mètres déplaçant 11 000 voyageurs à l’heure à la vitesse de 50 mètres par minute à la station de métro Montparnasse-Bienvenüe.

Doutes tardifs à propos du travail parcellaire

En France, la sociologie du travail a dû, pour advenir comme discipline à part entière, s’émanciper d’une fascination biaisée pour le modèle soviétique. C’est le cas de Georges Friedmann qui, après avoir cru aux promesses d’un fordisme socialisé, entame en 1941, à Toulouse, un début d’évolution sous l’influence du psychologue comparatiste Ignace Meyerson ayant lancé un séminaire portant sur le « travail » et les « techniques ». S’ensuivra une thèse soutenue en 1946 : « Problèmes humains du machinisme industriel », où Georges Friedmann continue d’établir un bilan équilibré entre « avantages techniques [incontestables] du travail à la chaîne » et « déspiritualisation du travail qualifié ». Ce n’est donc qu’après des voyages aux États-Unis et une brutale rupture avec le PCF que son appréciation s’infléchit, préparant le constat critique de son célèbre Le Travail en miettes (1956).

Observant désormais la « nocivité psychique » et l’absence de « solidarité morale » induites par ces « tâches parcellaires » où « le contenu de chaque unité de travail accomplie par l’ouvrier spécialisé [diminue] », il propose d’opérer « des brèches dans la contrainte » en (ré)introduisant « polyvalence, polytechnicisme, transferts, rotations, variété, alternance, participation, débureaucratisation3 » – position qu’il affinera jusqu’au début des années 1970 en déplorant le manque de sens de notre « civilisation technicienne », rejoignant ainsi les questionnements de Simone Weil pendant l’Occupation, peu avant qu’elle ne meure d’anémie en août 1943. Comme si, sous le mode d’exploitation fordiste, remontait à la surface le spectre du « travail aliéné », à ceci près que ce distinguo propre aux fluctuations de la pensée marxienne n’était plus en concordance avec la mue humaniste de Georges Friedmann. De leur côté, son jeune disciple Alain Touraine ainsi que Pierre Naville – ayant, lui, navigué avant-guerre aux côtés du surréalisme et du trotskisme – partageaient pour partie son constat, tout en reportant leurs espoirs sur une future « automation » qui pourrait abolir à moyen terme les peines élémentaires de la condition ouvrière.

Sans entrer plus avant dans ce débat interne aux sciences sociales, on dira juste que, au terme de ces Trente Glorieuses, leurs diagnostics semblent, comme souvent, avoir un train de retard, et en l’occurrence ici un tapis roulant. Se cantonner à l’étude de la ligne d’assemblage automobile, à l’heure où elle avait débordé du secteur industriel pour gagner non seulement le tri postal ou celui des déchets, mais aussi le secteur tertiaire, via tapis de caisse, mini-convoyeurs des fast-foods états-uniens ou escalators des grands magasins, c’était manquer l’imprégnation en cours de modèle fordien hors l’usine, prêt à mettre en coupe réglée le temps dévolu au renouvellement de la force de travail.

Rampe de lancement du fitness

Rejoignant l’armée de l’air au terme des fifties, le Dr Kenneth Cooper prit bientôt la tête de l’Aerospace Medical Laboratory de la Lackland Air Force Base au Texas. C’est là qu’il mit au point un stress-test treadmill en 1964, qu’il ne cessa de perfectionner auprès des apprentis astronautes de la Nasa, en couplant ce 12-minute run (alias VO2 max) avec d’autres épreuves de natation rapide ou de vélo stationnaire. Quatre années plus tard, une publication scientifique couronnait ses recherches : « Test et développement de l’aptitude cardiovasculaire au sein de l’armée de l’air américaine4 », vulgarisée en janvier 1969 sous forme de manuel d’apprentissage du 1.5-mile fitness test sous le titre Aerobics. Best-seller immédiat qui donnera l’idée à l’ingénieur William Edward Staub de simplifier les rares « tapis roulants d’exercice » alors en vente pour créer un prototype moins coûteux plus abordable – 399 dollars –, fabriqué en série dans le New Jersey : le PaceMaster 600, dont le Dr Cooper se chargea de vanter les mérites. Dernière étape avant la longue marche du home running.

Cas d’anticipation troublante, un autre tapis roulant avait déjà commencé à faire sensation en mars 1961 dans un pulp de grande diffusion : The Flash, où figuraient depuis cinq ans les aventures de Barry Allen, un inspecteur de la police scientifique et membre de la société secrète Justice League. Tout de rouge vêtu lors de ses missions, il avait un pouvoir d’hyper-mobilité que ses concurrents de Marvel devaient lui envier, cela grâce à un engin de son invention : le cosmic treadmill alimenté par rayons solaires, assurant tout à la fois à ce Fastest Man Alive une vitesse centuplée et le don de se déplacer dans le passé. Tout cela l’aidera sans doute à retrouver le meurtrier de son épouse, mais surtout, via cette machine à voyager dans l’espace-temps, à populariser avec une décennie d’avance ce tapis de course dont chacun pourra bientôt se croire le surhumain héros.

Au-delà du bien-être (consumériste) et du mal-être (domestique) : un être courant d’un bout à l’autre des chaînes temporelles du progrès.

Remettre à la chaîne les ex-colonisés

Collaborateur régulier de l’émission Cinq colonnes à la une, diffusée par l’ORTF, le réalisateur-journaliste Jacques Krier propose en 1964 un sujet intitulé « Les passe-montagnes » sur ces balayeurs parisiens qui, d’origine africaine (de l’Ouest), « étaient systématiquement coiffés de bonnets passe-montagne ». Élargissant son enquête aux immigrés maliens et sénégalais dont les pays venaient d’accéder à l’indépendance, il filme leur arrivée en bateau après recrutement sur place, il filme les hôtels garnis loués par des marchands de sommeil, il filme les foyers surpeuplés, il filme enfin une tentative d’embauche à l’usine de bonbons Krema de Montreuil.

LE RECRUTEUR : Tu n’as jamais travaillé en usine ?

LE CANDIDAT : Jamais. L’usine n’est pas Afrique. [Silence. Le recruteur remplit le formulaire d’embauche]. […]

LE RECRUTEUR : Tu auras le numéro quatre cent quatre-vingt-sept… quatre cent quatre-vingt-sept, dis-le !

LE CANDIDAT : Kacenkavassé. […]

[Dans l’atelier, le « 487 » empile des cylindres métalliques. La caméra s’attarde sur ses gestes répétitifs, tandis que le narrateur adopte un ton ironique.]

VOIX OFF : Ici, le vieux rythme africain est apprécié : il convient tout à fait au travail à la chaîne. Alors, dit-on, « il danse plutôt qu’il ne travaille ».

Dans le sillage de cet ouvrier matriculé « 487 », tant d’autres immigrés d’Afrique noire, natifs de Bakel, Sélibabi, Yélimané ou Kayes – et leurs frères d’infortune maghrébins –, viendront au cours des années 1970 se faire employer dans les usines automobiles des régions parisienne ou lyonnaise. On imagine leur surprise à la vue des escaliers mécaniques du métro ou des tapis mouvants à la caisse des supermarchés, un univers en perpétuelle accélération marchande ; on devine aussi leur effarement face aux reptations bruyantes des convoyeurs une fois franchie la porte de l’atelier d’assemblage. Et l’on comprend mieux pourquoi ils seront parmi les premiers OS à déborder les consignes syndicales pour ruer dans les brancards – dès 1971 chez Renault au Mans puis à Billancourt deux ans plus tard ou juste avant dans l’usine métallurgique Penarroya à Gerland (Lyon) –, pour briser aussi le maléfice de ces satanées « chaînes », qui, très littéralement, leur rappelle un passé d’esclavage, devenu salarié.

Mai 68, un crash-test grandeur nature

Les ex-soixante-huitards, recasés depuis dans les médias dominants ou le néomandarinat académique, auront beau nous faire croire que ce mouvement n’a jamais été qu’un monôme estudiantin aspirant à une liberté des mœurs « sans entraves », ce révisionnisme exprime surtout la superficialité de leur implication dans les événements et la justification a posteriori de leur urgence à se repentir. Il suffit d’observer, à l’occasion de ventes aux enchères commémoratives, la teneur des affiches de l’« atelier populaire » des Beaux-Arts pour éprouver l’ampleur du séisme sociopsychique qui venait d’avoir lieu, bien loin de la crise d’adolescence d’enfants gâtés, et qui d’emblée avait mis en avant la violence chrono-existentielle de la routine en milieu ouvrier.

Parmi le matériel d’agit-prop sérigraphié aux Beaux-Arts, plus de cinq affiches dénonçaient les « cadences infernales » – expression employée dès le mois de janvier du même millésime par de jeunes embauchés de la Saviem, près de Caen ; d’autres prenaient pour cible les pointeuses ou les brimades des petits chefs. Il faudrait être aveugle ou de bien mauvaise foi pour ne pas voir combien l’esprit de Mai 68 s’en est pris d’emblée aux fondements mêmes du taylorisme revisité par Ford, avec pour motif polysémique le mot « chaîne » – mettant un trait d’union entre celle du « commerce négrier », celle de la vie de forçat au bagne et celle de l’assembly line. Et ce n’était qu’un début… qui n’allait cesser de rouvrir, à travers des grèves tournantes, atelier par atelier, ce débat autocensuré depuis un demi-siècle par les instances syndicales : l’optimisation pseudo-scientifique du rendement laborieux.

En 1973, le « groupe culturel Renault », implanté à Billancourt, édite dans le label Expression spontanée5 un 45 tours intitulé justement Cadences. Sur fond de rock psychédélique, l’ouvrier métallurgiste Jean-Pierre Graziani entame une litanie d’outre-tombe :

Pour la main ensanglantée par la machine,

par ses rythmes qui s’accélèrent

et épuisent notre attention,

pour ces cadences qui nous éreintent jusqu’à la crise de nerfs,

et ces usines qui nous jettent quand on n’est plus bon à rien.

Merci Cadences !

Cofondateur avec l’ouvrier-perceur Georges Cipriani du Groupe anarchiste Renault (GAR), il inscrit la fureur rentrée de son chanter/parler dans le sillage de Colette Magny qui, dès 1969, avait enregistré La Pieuvre – complainte servant de voix off à un ciné-tract du groupe Medvedkine –, égrainant les horaires d’embauche et les maladies professionnelles des ouvriers en « 4 x 8 » de l’usine chimique Rhodia de Besançon, avant de conclure : « En travaillant à flux continu, on devient tous nerveux. »

Aussi marquant, Avec le sang des autres – documentaire réalisé en 1974 par Bruno Muel, un autre membre des Medvedkine – inscrit le quotidien des employés à la chaîne de Peugeot-Sochaux dans un contexte plus vaste, celui du cloisonnement classiste de l’habitat et des nouveaux rituels consuméristes. Ainsi passe-t-on d’une suite de plans volés au milieu du vacarme assourdissant de la ligne d’assemblage à une autre série d’images tournées à l’arrache, mais sans prise de son, sur les lignes de caisses automatisées de l’hypermarché Mammouth (qui « écrase les prix »), alternant foule pressante des client(e)s cadrée large et inserts rapprochés sur les doigts des employées enregistrant touche après touche le prix des produits. Cette mise en regard saisissante cède ensuite le pas (cadencé) à des paysages urbains nocturnes accompagnant le témoignage de l’ouvrier Christian Corouge :

Maintenant j’ai la trouille, c’est la peur d’y aller, qui mutile encore davantage. […] J’ai tellement mal aux mains, elles me dégoûtent tellement, pourtant je les aime tellement, mais j’ai du mal à plier mes doigts, Peugeot essayent de me les bouffer, c’est de la survie qu’on fait.

Difficile d’ajouter un docte commentaire à ce poignant monologue6, mais on notera que, en intitulant son film militant Avec le sang des autres, le réalisateur rendait hommage au fameux documentaire de Georges Franju, Le Sang des bêtes (1949), qui avait planté sa caméra au cœur des abattoirs de la Villette pour mettre en parallèle l’insoutenable violence des conditions de travail des dépeceurs et celle faite à ce bétail bientôt désassemblé au fil de crocs montés sur rail. Subtile remise en perspective de la chaîne de montage qu’Henry Ford avait en son temps comparée à la subdivision des tâches dans le meatpacking pratiqué à Chicago à la fin du XIXe siècle. On ne saurait mieux boucler la boucle, sans oublier d’y inclure les petites mains comptables des caissières, nouvelles recrues des temples marchands du secteur tertiaire où le management semblait reconduire les méthodes de l’abattage prolétarien.

Critique de la critique de la « critique artiste »

Tant de gens préfèrent ignorer aujourd’hui que Pierre Bourdieu est passé totalement à côté de Mai 68. Il est vrai que ce soulèvement impromptu dérogeait aux règles d’airain de son socio-structuralisme, énoncé en 1964 dans Les Héritiers, puis réaffirmé comme si de rien n’était en 1970 dans La Reproduction. Plus qu’une simple méprise, c’est une cécité volontaire qui trouvera son épilogue éclairant avec la parution en 1999 du volumineux ouvrage de Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme. Les sociologues y postulent une distinction fondamentale entre « critique sociale » et « critique artiste » – deux formes de contestation « le plus souvent portées par des groupes distincts », sinon « incompatibles ». Chemin faisant, ils donnent parfois l’impression que cette dernière a cultivé l’ivraie individualiste au sein du mouvement étudiant, puis semé la confusion avec le bon grain des solidarités ancestrales inscrites dans l’ADN du mouvement ouvrier, avant d’en dénaturer les valeurs au profit d’un carriérisme créatif ouvrant les vannes, à partir des années 1980, à la mutation néolibérale des consciences7. S’il n’est pas question ici de négliger la puissance de récupération néolibérale des affects contestataires que le duo néobourdieusien a subtilement mis au jour, on se méfiera des raccourcis suspicieux, sinon des convergences malheureuses avec les thèses sur le « cheval de Troie libéral-libertaire » développées dès 1973 par Michel Clouscard8, qui ont hélas fait des émules depuis, prétendant en très gros que de sales gosses de riches libertaires auraient leurré le bon sens égalitaire du populo pour gravir les échelons du pouvoir symbolique puis s’approprier les leviers de commande de la Domination.

Et pourtant, loin du fatalisme d’une sociologie centrée sur les invariants, la critique du labeur à la chaîne – mise en sommeil depuis des lustres par un veto syndical à toute évocation critique du rapport entretenu avec l’outil de travail – a bien ressurgi aux lendemains du printemps 68, à la faveur d’une imbrication artistico-sociale féconde des sensibilités critiques en présence. Et la jeunesse ouvrière, comme on l’a vu, ne fut pas en reste, associant savoirs académiques et expériences vécues dans des luttes qui perdurèrent jusqu’aux confins des années 1970 : de l’occupation autoproductrice chez Lip aux grèves des caissières des grands magasins en passant par les batailles rangées entre OS immigrés et nervis patronaux, le tout avec le soutien imaginatif de minorités actives chez les scolarisés.

En archivistes des temps mêlés de l’Histoire sociale, Geneviève Fraisse et Jacques Rancière avaient créé au milieu des seventies la revue Les Révoltes logiques pour sonder les racines de leur immédiate actualité. Son deuxième numéro, paru au printemps 1976, consacrait sous la plume de Pierre Saint-Germain un fort dossier – « La chaîne et le parapluie : face à la rationalisation (1919-1935) » – aux résistances sporadiques qui s’étaient manifestées lors de l’introduction du taylorisme en France dans l’entre-deux-guerres. Rien n’a paru depuis qui égale cette exhumation détaillée de grèves sauvages dans tel ou tel atelier, pour la plupart écartées de la mémoire ouvrière par le discours syndical officiel. On y découvre l’intrépide spontanéité de ceux qui, ayant refusé primes et menues augmentations pour revendiquer un « contrôle ouvrier » sur le rythme insoutenable imposé par des contrôleurs du rendement repoussant sans cesse les limites du surmenage, furent rappelés à l’ordre par des délégués confédéraux de la probolchevique CGTU les assurant du bienfait de la « rationalisation », invoquant souvent l’efficacité de sa transposition en URSS pour clore ce débat interne… à ne pas ébruiter sous peine de donner des armes à nos adversaires de classe, vieil argument qui resservira tant de fois. Comme s’il avait fallu qu’advienne le grand séisme antifordien de l’après-68 pour retrouver la trace de secousses antérieures – les révoltes contre la taylorisation chez Renault ou Citroën juste avant et après 14-189 –, révoltes sur le tas de non-encartés qui seraient presque passées inaperçues si elles n’avaient trouvé un efficace relais, dès 1931, dans la « critique artiste » du film À nous la liberté !, où René Clair prêtait sa sensibilité hédonique et vagabonde à une charge contre toute routine mécanisée, trouvant aussitôt écho auprès desdites masses laborieuses.

Quand les rôles sociaux repassent à la caisse

En 1963 paraît Marcovaldo ovvero Le stagioni in città de l’écrivain transalpin Italo Calvino. La seizième nouvelle du recueil met son anti-héros récurent, le campagnard Marcovaldo, aux prises avec un « supermarché », nouvel épicentre de la modernité urbaine :

Pendant toute la journée, la grande affaire de la population productive avait été la production : ils avaient tous produit des biens de consommation. Puis, à une heure donnée, comme sous l’effet d’un interrupteur, ils arrêtaient tous la production et, partez ! ils se lançaient tous dans la consommation.

Et voilà ce grand benêt qui pénètre en famille dans le gigantesque « self-service », se saisit d’un « chariot », fausse compagnie à femme et enfants, avant de piocher compulsivement dans chaque rayon. Une fois rempli son « panier de fer à roulettes », il est tenté de « foncer tête baissée en poussant le chariot comme un tank et de s’enfuir du supermarché avec le butin avant que la caissière pût donner l’alarme10 », mais s’aperçoit que son épouse a fait les mêmes emplettes débordantes. Un autre défi l’attend : alors qu’un haut-parleur vient d’annoncer la fermeture imminente, comment se débarrasser du trop-plein de marchandises ?

Sans divulgâcher l’issue de sa course folle parmi les étalages, on a déjà pu mesurer combien la fausse naïveté mutine d’Italo Calvino renvoyait dos à dos production et consommation, décelant dans ces vespéraux clients à « wagonnet » qui, sitôt sortis du boulot, viennent convoyer parmi les rayons leur pouvoir d’achat, l’ombre portée de simili ouvriers sur d’autres lignes… de déstockage où, sans s’en douter, ils participent d’un même cercle vicieux de la dépense, soit sous pression musculaire, soit sous pulsion marchande, super-fatigante ou superfétatoire.

Mais quel dommage que le génial mytho-entomologiste Calvino n’ait pu assister dans un supermercato au remplacement sur le comptoir des paniers détachables ou plateaux à manche latéral par le tout nouveau tapis de caisse. À peine ses achats déposés sur le ruban coulissant, Marcovaldo se serait senti écartelé entre deux postures adverses, celle du time keeper taylorien pressant l’hôtesse enregistreuse d’accélérer son rendement comptable et celle de l’ouvrier déficient pressé d’en finir par les clients suivants, devenus de tatillons contrôleurs du tempo préétabli. Et hop, une fois passé de l’autre côté, il se serait senti obligé de ranger ses affaires en accélérant la cadence de manutention, sous l’œil attentif de la caissière qui, profitant de ce laps avant paiement, aurait provisoirement troqué les œillères machinales de son poste contre une supervision panoramique. Nouvelle donne du commerce automatisé qui ne cesse d’intervertir les rôles sociaux, de brouiller les lignes de partage entre travail et non-travail, à tel point que le bon sauvage Marcovaldo aurait sans doute fini par grimper sur le comptoir mobile et tenté de fuir à contre-courant, en vain.

Après le blocage de tous les grands magasins parisiens, reconduit vingt jours d’affilée en mai-juin 1968, les grèves de caissières firent tache d’huile durant une décennie : des Nouvelles Galeries de Thionville au Mammouth de Saint-Brieuc en passant par le Radar de Mondelange, avec le puissant soutien des collectifs gravitant autour du MLF. Encore une jonction concrète entre critique « artiste » et critique « sociale » qui a donné lieu à une extension inattendue du domaine de la lutte : bien au-delà du monde salarié, du côté obscur, non dit parce qu’informel, de la force de travail domestique. Vers 1972, dans la mouvance du journal « menstruel » Le torchon brûle, émerge une question qui fâche : « Prolétaires de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? » Elle connaîtra bientôt un large écho, au-delà des frontières hexagonales, jusqu’à ce groupe d’affichistes londoniennes, le See Red Women’s Workshop, ayant choisi en 1975 – pour marquer le lien capitalistique inextricable entre le politique (travail, main-d’œuvre, salaires, etc.) et le personnel (foyer, domesticité, famille, etc.) – d’illustrer l’enchaînement perpétuel des corvées ménagères via un allégorique tapis roulant.

Le surgissement de ce serpent de mer – le flux tendu qui astreint les femmes à usiner clandestinement au foyer – sera au cœur de la revendication unitaire du très composite Mouvement autonome italien, un revenu garanti déconnecté des horaires effectifs de l’emploi posté, exigeant de rétribuer sans condition la productivité invisible du corps social et les apports indivisibles de son intelligence collective – son general intellect, selon une illumination conceptuelle tardive de Karl Marx. Faute de pouvoir ici exposer plus en détail ce point culminant de la critique en acte du management capitaliste durant les seventies, on renverra à L’Orda d’oro (1968-1977). La grande ondata rivoluzionaria e creativa, politica ed esistenziale, somme d’archives encore incandescentes, rassemblées par Nanni Balestrini et Primo Moroni à partir de 198811. En puisant à cette source, on comprendra comment, en Italie, la lutte initiale contre le lavoro a cottimo (travail aux pièces) s’est muée en un vaste mouvement de réappropriation de tous les temps morts que la maximisation du rendement, via ses « manèges à tablier sans fin », voulait réduire comme peau de chagrin.

Contre le temps compté, contrôlé, cadencé, dévitalisant les supplétifs du conveyor belt dans les citadelles ouvrières. Pour un élargissement optimum du temps existentiel, hors dépendances familiales, cloisonnements urbanistiques, goulot d’étranglement du savoir académique. Tout un programme, plombé par la brutale répression d’une génération déchaînée de jeunes ouvriers refusant les compromis syndicaux à la Fiat et d’« Indiens métropolitains » cultivant l’indiscipline à la fac. Un tube de l’époque, Lavorare con lentezza, composée par Enzo Del Re en 1974, devint alors l’hymne fétiche du Movimento au sens le plus large, ouvrant et fermant les émissions de l’antenne pirate bolognaise Radio Alice jusqu’à sa mise à sac par les carabiniers le 12 mars 1977. Dès lors, on comprend mieux pourquoi, sur l’autre versant des Alpes, le printemps 68 a duré beaucoup plus longtemps, rebaptisé Maggio strisciante, un « Mai rampant » à rebours du tapis rouge déjà déroulé pour encenser les néolibéraux de la décennie suivante12.

Bandes-annonces du cinéma réfractaire

(Charles mort ou vif d’Alain Tanner, 1969, 93 minutes) Le grand patron d’une fabrique de montres, Charles Dé, confesse à la télévision ses doutes sur l’organisation du travail dans son entreprise, sinon sur l’intérêt même de sa fonction, avant de disparaître sans laisser d’adresse, de s’isoler à la campagne auprès d’un couple de marginaux, de pousser sa propre voiture dans un ravin, d’alterner lecture, apéro et feu de joie, jusqu’à l’arrivée d’infirmiers psychiatriques prévenus par sa famille. • (Necrology de Standish Lawder, 1970, 12 minutes) Un seul plan-séquence en léger ralenti surplombant les visages amorphes d’une foule de New-Yorkais quittant le Pan Am Building à l’issue d’une journée passée au bureau via un interminable escalator. • (A. to A. de Franco Mazzucchelli, 1971, 7 minutes) Court-métrage filmant la sortie des ouvriers de l’usine milanaise d’Alfa Romeo : les ouvriers en bleu de chauffe découvrent des dizaines d’énormes boudins gonflables, installés là sans autre explication, et se mettent à jouer avec, entravant la circulation via Traiano comme une bande de sauvageons désœuvrés. • (La Classe operaia va in paradiso d’Elio Petri, 1971, 127 minutes, Palme d’or au Festival de Cannes 1972) Lulu Massa, ouvrier zélé haï par ses collègues, perd un doigt à force d’accélérer la cadence, une grève s’ensuit dont il devient le martyr puis le leader malgré lui, avant de sombrer en dépression chez lui, maudissant les gadgets consuméristes qui l’entourent, mais une fois réintégré dans l’usine, le voilà de nouveau prêt à accélérer sa routine laborieuse. • (Soylent Green de Richard Fleischer, 1973, 93 minutes) À New York comme partout, les humains ayant épuisé l’ensemble des ressources naturelles, ils sont condamnés à ingérer des tablettes dites « soleil vert », distribuées par l’usine Soylent où le détective Thorn, sur l’instigation du vieux professeur Roth, ira enquêter sur un meurtre avant de comprendre, en observant les cadavres transportés sur un tapis roulant, que ces nutriments sont issus des corps lyophilisés de crève-la-faim raflés dans les rues. • (Humain, trop humain de Louis Malle, 1974, 75 minutes) Étape par étape et sans voix off, la caméra suit la ligne d’assemblage d’une usine Citroën à Rennes, avant d’assister aux dialogues enjoués entre visiteurs et standistes au Salon de l’Automobile parisien, puis de revenir plus en détail sur certains ouvriers et ouvrières peinant à la tâche.

Et si on s’offrait un arrêt sur image

Film-catastrophe hors norme, Soleil vert avait déjà marqué le coup en 1973 : la course contre la montre productiviste, ce credo fordien étendu à l’ensemble des interactions sociales, fonçait droit dans le mur ou, selon ce blockbuster dystopique, confinait au cannibalisme agro-industriel, un bio-eugénisme secrètement anthropophage. La même année, Jacques Doillon & Cie (en gros, une centaine de coscénaristes-acteurs-etc.) bricolaient un long-métrage de « subversion douce », L’An 01, qui s’inspirait des planches dessinées par Gébé dans Politique Hebdo puis Charlie Mensuel depuis 1970, où, via le courrier des lecteurs, chacun chacune était convié(e) à alimenter d’utopies concrètes ou loufoques son ingénierie réformatrice. Tentative de dépassement coopératif du « crépuscule d’une civilisation », plutôt que table rase insurrectionnelle, la BD puis le film donnaient un large écho à un courant d’idées jusque-là quasi clandestin : l’écologie politique.

Point de départ : « On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste », comme annoncé sur l’affiche. « Ce n’est pas la fin du monde […] mais une page de Mécanique céleste. » On passe du tapis roulant de la croissance illimitée au tapis volant des alternatives désirables. Rendez-vous pris « mardi, 15 heures », et déjà le bruit court à propos de cet « événement possible », quand soudain arrive l’heure du blocage. Dès lors, tout s’enchaîne selon un effet drôlement papillonnant : de l’« hilarité générale » partagée par les convertis en tous genres au krach boursier à New York entraînant les suicides en série de spéculateurs depuis leur gratte-ciel (tourné par Alain Resnais), jusqu’au fin fond du Niger où des paysans (filmés par Jean Rouch) apprennent par télégramme la fin des exportations de produits textiles chez eux : « C’est formidable, les ouvriers de Roubaix arrêtent tout, bonne chance, pas de bonnet pas de soutien-gorge. En France on a pensé, partout dans le monde on a pensé, c’est venu d’un coup, on a pensé aussi à la pensée. »

Cet arrêt sur image diffracté, tourné et vécu comme une « révolution sans douleur », en dit long sur un point : tout était déjà pensé en 1973, et le mythe progressiste déconstruit d’autant, réduit en pièces détachées par Ivan Illich dans Énergie et équité, feuilleton réflexif paru en mai dans Le Monde, ou par André Gorz dans « L’idéologie sociale de la bagnole » paru en septembre dans Le Sauvage. On ne rouvrira pas ce riche débat d’il y a un demi-siècle, identifiant déjà les risques et périls que nous redécouvrons aujourd’hui avec effarement, issus d’une antinomie de base : l’infinitude artificielle du profit, la finitude des ressources naturelles. Avec, au milieu, notre foutue plateforme mobile qui assure un faux-semblant de continuité, qui joint les deux bouts d’un manque de sens existentiel, justifie en boucle nos gestes inutiles, pur accélérateur d’humaines particules13.

Au terme des seventies, touché à leur mitan par le choc pétrolier alimentant à front renversé le credo d’une urgente « relance », les noyaux de résistance à cette fuite en avant ont cependant hésité entre deux modalités distinctes : ralentir les flux productifs à l’échelle de nos premières nécessités ou compter sur une resocialisation des gains technologiques. Auto-organisation quasi vivrière ou automation généralisée… ?! et, dans les deux cas, « adieu au prolétariat » & à ses galères. Inextricable dilemme qui a alors traversé bien des écrits et des mouvements, comme ce graffiti bolognais de 1977 en témoigne : « LAVORO ZERO REDITTO INTERO TUTTA LA PRODUZIONE ALL’AUTOMAZIONE » (Zéro travail salaire inconditionnel toute la production automatisée). Plutôt que de trancher abruptement, notons que, avec la révolution informatique qui se pointait à l’horizon, un espace de gratuité coopérative semblait ouvrir des pistes émancipatrices. À tort ou à raison, les dés venaient d’être relancés.

De l’Orgasmotron dystopique aux workout video tapes

Vedette au générique d’On achève bien les chevaux – où des victimes de la Grande Dépression espèrent se renflouer en participant à un concours de danse marathonienne, l’orchestre faisant virevolter les candidats comme des bêtes de manège jusqu’à exténuation –, Jane Fonda acquiert la stature d’une star internationale. Elle n’en demeure pas moins une passionaria de la contestation, soutenant les leaders des Black Panthers emprisonnés ou les Amérindiens parqués dans de misérables réserves – avec alcool et casino à volonté pour damner d’avance leur paradis artificiel. Opposée à la guerre au Vietnam, elle ira jusqu’à prendre la pause, coiffée d’un casque de Viêt-cong, aux côtés d’un canon antiaérien à Hanoï, en août 1972. Quelques mois plus tôt, venue à Paris pour jouer à la reporter américaine dans Tout va bien – un film militant de Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin sur la séquestration du patron d’une charcuterie industrielle par ses employé(e)s –, elle défile avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, le 4 mars, en tête du cortège funèbre dédié à Pierre Overney, ouvrier maoïste abattu devant l’usine de Billancourt par un vigile au service de la régie Renault.

Surveillée de longue date par le FBI et honnie par une large partie de l’opinion publique états-unienne, elle connaît un certain passage à vide hollywoodien, avant de se prendre de passion en 1978 pour l’aerobic promu dix ans plus tôt par le Dr Kenneth Cooper. Entre-temps, Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos, cofondatrices du groupe d’agit-prop Les Insoumuses, entament un cycle d’entretiens filmés avec une vingtaine d’actrices sur les normes de la féminité dans le milieu du cinéma14. Répondant courageusement à l’appel en 1976, Jane Fonda revient sur son premier casting par de très phallocratiques producteurs hollywoodiens, après essai de maquillage :

Ils m’ont dit qu’il fallait que je teinte mes cheveux blondes [sic]. […] Et puis ils voulaient que je fais casser la mâchoire chez le dentiste pour creuser mes joues. […] Et puis ils voulaient que je mette des faux seins. […] Alors c’était très clair, j’étais un produit du marché et il fallait que je m’arrange pour être commerciale parce qu’on allait investir de l’argent sur mon dos.

Ailleurs dans l’interview, elle affine son ressenti : « Ils m’ont travaillé le visage, je me suis regardée dans la glace et je ne savais plus qui j’étais, j’étais comme quelqu’un sur une chaîne de… » L’analogie fordienne de cette fabrique de la Beauté sera l’un des morceaux de bravoure du documentaire Sois belle et tais-toi !, dont la sortie n’interviendra qu’en 1981. Trop tard, ou disons à contretemps, pour Jane Fonda qui, afin de mettre un terme à sa traversée du désert, avait déjà choisi de rivaliser, en 1980, avec les leçons interactives de Jack LaLanne, le pionnier du TV fitness. Profitant de la banalisation du video home system, elle lance sa collection de cassettes VHS sous le label Jane Fonda’s Workout, qui comprendra en tout 23 vidéos d’exercices sportifs et 17 millions d’acheteurs au cours de la décennie. Sous prétexte de partager les secrets de sa remise en forme, la voilà à son tour enrôlée dans la production en série d’un modèle préétabli : galbe des cuisses, gainage ventral et ligne de hanche standard. Born again de la réconciliation du corps et de l’esprit sains.

Quel chemin parcouru depuis l’an 68, où l’héroïne de SF qu’elle incarnait dans Barbarella – attachée aux valeurs peace and love du meilleur des mondes, la Terre – voguait vers la planète Lithion pour combattre la maléfique Reine noire et son âme damnée Durand Durand, inventeur d’un dispositif érotico-morbide, dit Excessive Machine ou Orgasmotron. En substance, il s’agissait d’un lit recouvert par des lattes métalliques téléguidées délivrant un massage si intime que sa victime finirait par en crever… de plaisir. À mieux y regarder, on aurait dit une variante du trottoir dynamographique de Jules Amar, à ceci près que la rééducation se déroule cette fois en station couchée et que, loin de rendre au mutilé sa fonctionnalité laborieuse, elle viserait plutôt à le mettre hors de combat, au-delà de sa « petite mort » sexuelle. On repense aussi aux trépigneuses à plan incliné du XIXe siècle, sauf qu’ici le piétinement motorisé se retourne contre l’ancienne bête de somme, une femme bestialement excitée jusqu’au sommeil éternel.

Assez gambergé sur ce mobilier fantasmatique. La très fédératrice gymnaste Jane Fonda, en maillot moulant et chaussettes montantes, n’a pour l’heure aucun matériel à vendre. Ça ne saurait tarder, mais les PaceMaster 600 sont encore trop rudimentaires et leurs avatars plus récents plutôt l’apanage de clubs privés. Une nouvelle vague d’appareillages adaptés à l’exercice domestique déferle au tout début 1990, avec les home gym machines développées par les marques Lifestyler (en Illinois) ou NordicTrack (au Minnesota). À l’époque, cette dernière marque avait d’ailleurs su calibrer ses arguments publicitaires, repoussant au gré d’un plaisir physique et spirituel les limites de l’espérance de vie :

Découvrez une nouvelle façon palpitante d’accéder au bien-être du corps et de l’esprit. […] Selon des experts en médecine et en fitness, l’aerobic régulier vous aide à prévenir les maladies, à vous sentir mieux physiquement et mentalement, à augmenter votre niveau d’énergie et, très probablement, à accroître votre espérance de vie.

L’arrivée de ce matériel sur le marché conduit Jane Fonda à enregistrer, dès 1994, une nouvelle vidéo de 30 minutes : Walk to the Music – Fitness Tread. Accompagnée par deux expert(e)s, elle y vante devant un petit auditoire l’usage du tapis de course et propose à certaines volontaires de la rejoindre pour faire un essai en musique, puisque l’appareil est doté d’un lecteur-audio où chacune pourra écouter une playlist de cinquante-quatre morceaux labélisée « © 1987 Jane Fonda ». D’après l’insert promotionnel apparaissant à plusieurs reprises dans la vidéo, cette personal training machine a l’avantage d’être peu encombrante et pas chère : « payable en 12 versements de seulement 29,95 dollars », avec une VHS du catalogue gracieusement offerte. Triste ironie du sort, d’ancienne dénonciatrice de l’aliénation féminine, voilà Jane Fonda passée de l’autre côté du miroir, démonstratrice de foire en ingénierie normative du corps pour désespérantes housewives. Plus douloureux encore, elle cédera bientôt au diktat du lifting anti-âge, avant de faire volte-face et d’annoncer en 2020 à l’édition canadienne de Elle : « Il n’y aura plus de chirurgie plastique, je ne me ferai plus découper », refusant désormais de soumettre, dans une sorte d’abattoir clinique, son visage à une disassembly line, sous prétexte d’éternelle jouvence.

Attention, qu’on n’aille pas voir là quelque acharnement à l’égard d’une figure de la contre-culture américaine rattrapée au tournant des eighties par la niche bankable des bonnes intentions sanitaires sur petit écran. Tout juste y verra-t-on la figure symptomatique d’une époque où le monde des affaires a pris sa revanche contre les activistes qui voulaient stopper net la course contre la montre productiviste. C’est pour trouver un second souffle, après le retour de bâton de ses engagements passés, qu’elle a dû chevaucher le nouvel étalon du fit-business, au risque de fouler ainsi aux pieds les grandes causes de sa jeunesse. Le pire rôle qu’on lui pouvait souhaiter, mais preuve en est qu’une irréductible ennemie intérieure peut être récupérée à ses dépens et devenir une vendeuse au rabais de tapis roulant.

Flux tendu, sous-traitance et gestion des stocks

Pour prévenir les problèmes de santé au travail – la tendinite en particulier –, les autorités japonaises ont favorisé dès 1964 l’introduction de la « gymnastique au travail », instituant en entreprise ces exercices physiques de tradition ancestrale au sein de l’emploi du temps rétribué, avant de favoriser par après l’installation de salles de sport outillées en rameurs, vélos stationnaires ou tapis roulant au sein des usines. Parallèlement, dans la firme automobile Toyota, le fils du patron Sakichi Toyoda et l’ingénieur Taiichi Ohno ont entrepris à partir de 1962 une mutation des méthodes managériales. Quinze ans plus tard – dans un archipel qui a aussi connu un soulèvement de la jeunesse, de violents conflits sociaux et des mouvements de défense de l’environnement –, le modèle dit « toyotiste » commence à faire des émules auprès des premiers pays convertis au modèle fordien. Sans entrer dans le détail des carcans disciplinaires de ce management new look, on retiendra quelques principes : sous-traitance massive, recours partiel à la robotique et production just in time, ce flux tendu visant à réduire les coûts de stockage.

À Billancourt comme à Détroit, l’adoption du système de sous-traitance permettra de casser les « forteresses ouvrières » ; en Allemagne, plus qu’ailleurs en Europe, la robotique gagnera du terrain, mais, en Occident, la problématique va changer de nature au cours des eighties. L’heure de la délocalisation industrielle a sonné, troquant les employés locaux, souvent immigrés, déjà payés au lance-pierre, contre une main-d’œuvre bossant off-shore à coût encore moindre. D’où un nouveau secteur en expansion vertigineuse, celui du stockage des produits manufacturés d’importation – aidé par la traçabilité du fameux code-barres, inventé dès 1952 aux États-Unis, mais peinant à faire son chemin, avant d’être adopté sur le vieux continent (en France d’abord par l’Euromarché d’Évry en 1980) puis de se généraliser soudainement. Et c’est là, dans ces entrepôts de plus en plus vastes et rehaussés de trois à cinq niveaux supplémentaires, que tous types de convoyeurs et tapis roulants trouvent une nouvelle aire de jeu : la migration des objets15.

Pionnière française de la vente par correspondance, La Redoute investit dans ces infrastructures pour garantir une livraison en « 48 heures chrono » dès 1984. L’économie de la logistique à grande échelle développe les plateformes mobiles capables, en coordination avec des chariots élévateurs, de parcourir des dizaines de kilomètres entre des étagères géantes pour se saisir de tel ou tel produit, trouvant par la suite un second souffle dans l’e-commerce, puis les plateformes 4.0 d’Amazon & consorts. L’hyper-automation n’y aura rien changé : on a encore besoin de magasiniers sur place, et la same-day delivery n’aura fait qu’augmenter la pénibilité de leur tâche, sans reconnaissance légale, au gré d’une course folle à l’immédiateté, croyant abolir les contraintes de l’espace-temps.

On connaît mal ces réserves surdimensionnées de la grande distribution à distance, et pour cause, les témoins extérieurs y sont peu appréciés. C’est pourtant l’envers du décor de la postmodernité capitalistique, le côté obscur de sa force en constant progrès. Pour s’imaginer ces zones d’achalandage périurbaines, on se souviendra d’un très addictif jeu vidéo développé par le groupe japonais Nintendo : Super Mario Bros au pays des magic mushrooms mis sur le marché en 1983, qui usait du récent progrès en matière de « défilement parallaxe » à l’aide de calques évoluant à des vitesses différentes et donnant accès à une sorte de « perspective de mouvement ». Deux ans plus tard, Super Mario Bros gagnait une renommée mondiale. On y voyait un petit plombier italo-américain évoluer dans un dédale de monte-charges, de plateformes mobiles et de ponts roulants, sautillant ou sprintant pour gagner des primes ou éviter les mauvaises rencontres.

Avec plus de 40 millions de cartouches vendues en vingt-trois ans – dont le Roy’s Conveyor Castle –, il offre la meilleure illustration d’un entrepôt en perpétuel déstockage, où le héros miniature interprète non pas le rôle exténuant d’un livreur hors délais, comme il pourrait sembler, mais celui d’un drôle de paquet sur pattes, transbahuté d’un tapis à l’autre. Et quel bonheur logistique de guider à bon port, sur sa console manuelle, un petit homme à casquette devenu marchandise. Nous voilà toutes et tous convié(e)s à jouer au time keeper taylorien et à gagner à chaque étape le droit de surveiller l’auto-livraison suivante, dans un hangar sans fin digne du dernier plan des Aventuriers de l’Arche perdue, un archéologique blockbuster ayant justement triomphé en 1981, rangeant à son insu les vestiges de l’an 01 au magasin des utopies accessoires.

Dernier tour de piste, avant vivisection

Le premier quart du XXe siècle a vu naître une nouvelle espèce de rongeurs, le « rat de laboratoire » – baptisé Wistar, du nom de l’institut américain qui a sélectionné cette variété albinos en 1906. Après tant de chevaux, chèvres et chiens, ce petit mammifère ouvrait la voie à des recherches médico-physiologiques nécessitant moins d’appareillages coûteux et encombrants. Ainsi, « d’après un journal de New York consacré à l’industrie houillère », trouve-t-on dès 1913 la description d’un dispositif fondé sur la sensibilité de cet animal « au grisou et aux gaz toxiques ». Dans une cage, une fois le rat placé sur un tapis roulant actionnant un petit générateur d’électricité relié à une lampe électrique, il suffit de placer un « morceau de fromage bien odorant à portée de vue et d’odorat, mais non du menton. Il le flaire, veut l’atteindre et ses efforts actionnent le tapis, dont le déroulement fait s’allumer la lampe. L’atmosphère de la mine devient-elle toxique, le rat, éreinté, s’arrête, et la lampe aussi16 ». On ne sait si ce muridé lanceur d’alerte connut quelque usage, mais il illustrait la miniaturisation du treadmill à visée scientifique.

Au cours des décennies suivantes, on trouve peu de traces de ces dispositifs, sinon celui breveté en 1929 par le Dr James Freer de Wayzata (Minnesota), qui faisait piétiner des « animaux sauvages » dans une « roue à rotation libre », soit le recyclage de la séculaire cage à écureuil. À ce propos, il faudra attendre 1949 pour voir entrer dans l’Oxford English Dictionary le terme hamster wheel. Et c’est en 1950 qu’est créé le « Rotarod » – mot-valise accolant le rot- de rotation et le -rod de rodent, pour rongeur en anglais – et son « test de performance » consistant à mettre l’animal en équilibre instable sur un cylindre en giration. Dès lors, mini-plateformes mobiles et avatars divers de tympans de marche, testant les capacités de coordination neuromotrices du cobaye, servent à toutes sortes de protocoles expérimentaux sur le cancer, le diabète, etc., mais leur usage principal tient à l’essai préliminaire de divers médicaments pour mesurer leurs effets secondaires à doses réduites sur ce matériel vivant d’une grande disponibilité.

Parallèlement à ces recherches qui, séquençage ADN oblige, ont pris un tour proprement génétique, un autre champ expérimental a émergé au terme des années 1960, celui d’une branche de l’éthologie faisant le pari, d’un point de vue behavioriste, que les Rattus rattus ou les Mus musculus et nous, les Homo sapiens, ont énormément de comportements similaires. En 1980, le film d’Alain Resnais Mon oncle d’Amérique mettra en lumière les travaux d’Henri Laborit qui, soumettant des rats à une électrification intermittente de leur cage, étudiait leur stratégie de survie, par l’inhibition, la lutte ou la fuite, dont le cinéaste transposera les réactions affectives en un mélodrame bourgeois. Avec le recul, on verrait plutôt, à travers ces trois cas de figure, un saisissant résumé politico-historique des seventies.

Il serait fastidieux d’énumérer, côté découvertes physio-neurologiques ou hypothèses psychosociologiques, les domaines balisés par ces milliers de protocoles expérimentaux effectués en un demi-siècle sur des centaines de milliers de bébêtes témoins, issues d’une monoculture spécifique, les vouant à n’être capables ni de la moindre autonomie une fois rendues à la liberté, ni de la moindre compagnie domestique. Espèce mutante donc, hors sol, pour laquelle ne cesse aujourd’hui encore de se développer une industrie du tapis de course et des moulins à marche. Face aux critiques des défenseurs de la cause animale, certains experts soutiennent que ces roues et rubans mobiles sont pour les rongeurs comme des jouets où ils retrouvent le plaisir de défouler une énergie naturelle bridée par leur captivité routinière. Curieuse intuition, d’évidence sophistique, mais qui, étendue à une autre échelle, celle de la condition humaine, nous renvoie à un destin de cobayes malgré nous. Et sans personne pour y donner un semblant de sens.

Tant de records battus, à nos corps défendant

1992 : la société italienne Emmegi installe ses deux premiers tapis d’embarquement de marque Comfort dans les stations de ski Chiesa in Valmalenco et Corno alle Scale, avant de les perfectionner sept ans plus tard avec une bande à maillons plastiques, tandis que la société française Sunkid propose une technologie équivalente pour les écoles de ski françaises. • 1993 : après une dizaine d’années de travaux, à Hong Kong, les piétons peuvent utiliser des passages surélevés évitant les embouteillages, composés de vingt escaliers mécaniques et de trois trottoirs roulants simples s’étendant sur 800 mètres le long de Collin Street et Shelley Street. • 1995 : parmi les épreuves cultes de l’émission de télé Fort Boyard, diffusée sur France 2, celle dite de la Caserne, créée cette année-là, oblige un candidat à garder son équilibre sur un tapis roulant tout en décrochant du plafond plusieurs seaux d’eau qu’il doit vider dans un bac pour faire remonter une clé à la surface, en moins de trois minutes • 1997 : l’entreprise Dog Trotter lance aux États-Unis son advanced canine training, qui connaît un succès plus net que son précurseur, Jog a Dog, dont les prototypes proposés durant les seventies s’inspiraient du tout premier treadmill pour chien breveté à Oak Park (Illinois) par John R. Richard en 1939. • 2002 : la société Constructions navales et industrielles de la Méditerranée équipe la station parisienne Montparnasse-Bienvenüe d’un trottoir roulant rapide (TRR) atteignant la vitesse de 11 km/h (3 m/s) contre 3 km/h (0,8 m/s) pour les anciens tapis adjacents, mais il sera démonté en septembre 2009 à cause de divers accidents et pannes fréquentes. • 2005 : avec l’aide de son fils, le Dr Robert Whalen, ingénieur de la Nasa, crée le tapis roulant anti-gravité AlterG pour éviter l’atrophie musculaire des astronautes lors de leurs séjours prolongés dans une station spatiale péri-lunaire. • 2008 : la société chinoise Sichuan Yadong Cement Co., Ltd, gérant les gisements de titane, de lithium et d’argent à Pengzhou qui possédait déjà le plus long convoyeur minier (12,5 kilomètres) de Chine, commande un deuxième tronçon (13,5 kilomètres) à Beumer Group, dans le but de les rendre champions d’Asie en la matière. • 2009 : le constructeur Ficap, de Bray-sur-Seine, après avoir implanté sous la marque Sunbelt des tapis roulants pour skieurs novices aux Arcs et à Méribel, innove dans la station de Val Thorens en proposant une double bande à flanc de montagne de 250 mètres permettant de tripler le flux des skieurs usant auparavant d’un seul téléski. • 2013 : Anish Kapoor installe sa Symphony for a Beloved Sun dans l’atrium du musée Martin-Gropius-Bau de Berlin, où quatre élévateurs à tapis roulants transportent des blocs de cire rouge qui, en bout de course, se déversent sur le sol en linoléum à l’ombre d’un disque rouge écarlate figurant le soleil, cette sculpture en perpétuelle déconstruction rendant hommage à l’installation Blitzschlag mit Lichtschein auf Hirsch (Éclair illuminant un cerf) qu’avait exposée au même endroit Joseph Beuys trente ans plus tôt. • 2015 : le grand magasin New World Daimaru, un centre commercial opulent de Shanghai, inaugure dans son hall d’entrée deux énormes escaliers mécaniques en spirale, construits par la société japonaise Mitsubishi Electric, experte mondiale de cet appareillage hélicoïdal. • 2016 : l’artiste Thomas Devaux propose The Shoppers au sein de l’exposition intitulé Cet Obscur Objet du désir à la galerie Rivière/Faiveley (Paris), consistant en un tapis de caisse mécanique, dont la vitesse de roulement varie à l’approche du public, adoptant son rythme de manière autoritaire, accompagné d’une bande sonore anxiogène, tandis que, en regard, une série de photos figurent des étals de supermarché. • 2017 : alors que, dans le Grand Canyon chinois d’Enshi (Hubei), a été mis en marche l’année précédente le plus imposant escalator touristique du monde, en béton et en bois, formant un « Σ » sur près de 688 mètres, avec 7 300 visiteurs par heure, à raison de 20 yuans (3 euros) le trajet pour atteindre un belvédère d’exception, les travaux d’un autre immense escalator commencent, pour la gare ferroviaire à grande vitesse de Badaling Changcheng, principale porte d’accès du site touristique de la Grande Muraille. • 2018 : lors de la visite du Premier ministre du Bangladesh au Royaume d’Arabie saoudite, un protocole d’accord est signé pour la mise en place d’une usine moderne de ciment doté d’un convoyeur à bande de 18 kilomètres, supplantant ainsi celui de 9,8 kilomètres du Sahara occidental, construit en 1972 par Friedrich Krupp GmbH pour relier les mines de phosphate de Boukraa à un port de la côte au sud de Laâyoune, mais qui ne pourra rivaliser avec celui de Boddington, dans l’ouest de l’Australie, qui usera d’un tapis roulant de 52 kilomètres en 2021 pour relier une mine de bauxite et sa raffinerie • 2019 : le troisième défilé conçu par Kim Jones de la marque Dior innove en faisant défiler tous ses mannequins sur un tapis roulant avançant à 1 km/h, géré par Technogym Limited Edition, pour présenter sa dernière collection pour hommes, reprenant l’idée de Jean Paul Gaultier qui, en 2015, avec l’aide de la compagnie de création montréalaise UBU, avait déjà placé sur une plateforme mouvante des pantins aux visages de stars, dont ceux de Sonia Rykiel ou Catherine Deneuve, lors de la Fashion Week. • 2020 : parmi les cheese bars londonien très en vogue, est annoncée l’ouverture, dans les halles du Seven Dials Market, d’un concept inédit, le « Pick and Cheese », restaurant qui propose vingt-cinq sortes de fromages différents sur un tapis mouvant automatisé aux amateurs assis au comptoir, à la manière des kaiten zushi japonais. • 2021 : la société d’e-commerce Amazon ouvre un de ses entrepôts ultra-robotisés à Augny, en périphérie de Metz, sur l’ancienne base aérienne de Frescaty, permettant un stockage sur quatre niveaux de 182 000 m² de surface totale, soit sa plus grande plateforme en France, devançant celle implantée deux ans plus tôt, qui prétendait déjà à ce titre avec près de 4 000 robots et un millier d’employés à leur service.• 2022 : les entreprises chinoises Virtuix ou Kat VR sont devenues leaders depuis trois ans sur le marché des tapis roulants omnidirectionnels pour casque de réalité virtuelle. Le joueur, sanglé électroniquement, donne, sans l’aide d’aucune console manuelle, des impulsions en tous sens avec ses pieds posés sur un socle à défilement hyper-sensible, ce dispositif occupant un espace réduit permettant d’améliorer l’immersion dans les applications compatibles en utilisant des déplacements libres dans un univers en 3D.

Bienvenue dans la salle des pas perdus

Entre 2008 et 2015, aux États-Unis, les centres de fitness sont passés de 30 000 à 36 000 ; en France, on en dénombrait 4 540 en 2020, comptant 6,2 millions d’abonnés pour un chiffre d’affaires cumulé de près de 2,6 milliards d’euros, et ce malgré la crise de la Covid-19. Dans ces clubs franchisés, outre les divers haltères du bodybuilding, on retrouve en rang d’oignons, telle la ligne de caisses d’un supermarché, nombre de tapis de course, mais aussi des tread climbers – développés par la marque états-unienne Bowflex à partir de 2004 –, qu’on appelle en français « marches infinies », sans se douter que cet escalier éternel doit ses lointaines origines aux discipline mills des prisons de l’ère victorienne, sous l’apparence d’un escalator miniature. On trouve aussi une variante de cette machine à pas, sous forme de double pédale ascendante et descendante simulant la montée d’un escalier, créée par la compagnie StairMaster à la fin des années 1980 pour une utilisation domestique, mais qui, en s’adaptant au marché, vend plutôt ses modèles à des clubs sous franchise depuis l’an 2000.

On pourrait sans doute gloser sur ce passage du home fitness à la salle de gym, en émettant plusieurs hypothèses – un désir de resocialisation, de contraintes disciplinaires ou d’émulation compétitive –, et étudier aussi les effets des confinements sanitaires de 2019-2021 promouvant télétravail et exercices physiques en visio. Mais on a préféré ici aborder le phénomène de façon plus « archéologique », en observant sur quelles strates sociohistoriques piétinent à leur insu ces marathoniens séquentiels, après quelle émancipation punitive ils pressent leur pas, selon quel storytelling progressiste ils inspirent puis expirent pour avancer vers un mieux-être. Ici, aucun jugement péjoratif à leur égard, nous faisons tous partie de concours de circonstances qui nous dépassent, et de loin. Il n’empêche, les voir courir sur place derrière les baies vitrées d’un de ces gymnasiums qui envahissent les centres-villes remet en lumière une variante de l’adage fétiche du printemps 68 : perdre sa vie à la rattraper. Et tout cela au beau milieu d’un décor ayant aboli l’espace-temps quotidien, pour virtualiser, via écran et oreillettes, un au-delà consolatoire du monde.

Les idolâtres du Progrès ont tellement abusé trois siècles durant de cette imagerie commune – la marche vers une ligne d’horizon prometteuse, aube rouge pour les uns, illumination high-tech pour d’autres – qu’il nous revient aujourd’hui d’interroger cette nouvelle icône postmoderne : le trépigneur trépignant justement d’impuissance face aux signes annonciateurs de la catastrophe planétaire, le simulateur stimulé par les faux-semblants de sa lévitation, débarrassé des contingences de la trop pondérable réalité. En lui, rien ne progresse ni ne régresse, il court au-devant d’un passif vital ou recule une échéance mortelle, tenaillé sur place par ces deux idées fixes. Télé-vigie de ses propres performances, il est rivé à son poste sous dopamine interne, dealer autant qu’addict d’une cardio-euphorie par l’effort. S’usinant de son propre chef, il est le time keeper de sa bienfaitrice endurance et un prolétaire ne se surmenant qu’en pure perte… de poids. Parmi d’autres silhouettes interchangeables, rivées sur la même ligne de départ, il travaille à reconstituer la force qui travaille à reconstituer la force qui travaille à reconstituer la force qui travaille à reconstituer la force, etc., selon un cercle vicieux capitalistique bien connu. Quand les montagnes productives accouchent de souris… sachant déjà tourner en rond dans leur cage.

Fondu au blanc

On me signale in extremis que, dans Rocky IV (1985), soldant les dernières années de la guerre froide, le réalisateur bodybuildé Sylvester Stallone s’était choisi un adversaire de poids, le soviétique Ivan Drago, qui s’entraînait à l’aide d’un tapis de course se surélevant à mesure, pour simuler une ascension à l’aide d’une trépigneuse high-tech. Dans la foulée, on ne saurait oublier la voix off de Hubert, dans La Haine (1995) de Mathieu Kassovitz, qui commente l’avancée hypnotique d’un escalator : « Tu vois ceux qui s’arrêtent de marcher dans les escaliers mécaniques ? Ceux qui s’laissent porter par l’système ? C’est les mêmes qui votent Le Pen et qui sont pas racistes… » On aurait pu continuer longtemps à traquer d’autres indices transversaux du « manège à tablier sans fin », mais disons que, une fois parvenu dans les parages de l’immédiate actualité, il est temps de passer la main. Libre à vous, lectrices et lecteurs, comme autant d’archives vivantes, de prendre le relais de cette quête à partir de vos propres intuitions analogiques, associations d’idées, lignes de fuite historiques. Il reste assez d’espaces blancs dans les marges pour y exhumer quelques fragments oubliés, raccrocher un maillon manquant, un bout de la chaîne… ou laisser cet essai s’interrompre ici, même s’il est par nature sans fin.