Ce lyber est uniquement destiné à une lecture à titre personnel.

Clerval Anne
Wojcik Laura

Les naufragés du Grand Paris Express

Petit traité féministe sur les masculinités

Zones
Table
Introduction
1. « Personne ne nous a dit qu'on allait devoir partir » : exproprier et expulser pour construire les gares
Racheter pour démolir et construire les gares
Des habitants se battent pour obtenir justice : l'expropriation devant le juge
Les démolitions touchent aussi des locataires du parc social
2. Les enjeux du Grand Paris dans la métropolisation
Quelques éléments sur la genèse du Grand Paris
Le Grand Paris dans la compétition internationale
Les enjeux urbains et sociaux du Grand Paris
3. « Et après, il y aura qui ? » Les déplacements indirects ont déjà commencé
Le Grand Paris Express pour « en finir avec les ghettos » à L'Haÿ-les-Roses et Aulnay-sous-Bois
Rénovation urbaine et grands projets urbains à Romainville et Aubervilliers
D'autres déplacements indirects encore
4. Une politique de peuplement
Qui a intérêt à changer la population des banlieues populaires ?
L'enjeu majeur du logement des classes populaires dans la métropole parisienne
La marginalisation symbolique et matérielle des classes populaires dans le Grand Paris
Épilogue. Un autre Grand Paris est-il possible ?
Les marges de manœuvre des maires ou des intercommunalités
Un Grand Paris de gauche
Les obstacles au droit à la ville
Remerciements
Liste des sigles
Notes

Introduction

« Le Grand Paris, vous me demandez ce que j’en pense ? C’est bien ! Pour les autres ! C’est comme si vous me disiez : “Ça vous fait quoi qu’il fasse beau à Nice ?” Je vous dis : “Je suis content… pour les Niçois.” Le Grand Paris, c’est bien, pour les autres ! […] Le Grand Paris, pour nous, c’est une forme d’exclusion, une manière de nous chasser, encore plus loin que l’Île-de-France »,

Ali, locataire du parc social en attente de relogement à proximité de la future gare de L’Haÿ-les-Roses, novembre 2018.

Le Grand Paris Express est un projet en cours de construction d’un nouveau réseau de transport en commun autour de Paris. D’ici 2030, après une vingtaine d’années de travaux, quatre nouvelles lignes automatiques entoureront la capitale en traversant la petite couronne. Dans le même temps, les lignes 11 et 14, déjà existantes, seront étendues. Ainsi, aux quatorze lignes bien connues des voyageurs franciliens s’ajouteront la 15, la 16, la 17 et la 18, qui permettront des interconnexions entre villes de banlieue et pôles d’activité, sans passage obligé par la ville-centre. Un simulateur de trajet disponible sur le site de la Société du Grand Paris (SGP), l’établissement public chargé de la réalisation du projet depuis 2010, permet de tracer virtuellement les itinéraires du futur, en attendant que les rames circulent réellement. Ainsi, d’ici dix ans, la ligne 16 permettra de rejoindre Clichy-sous-Bois depuis Aulnay-sous-Bois en seulement 9 minutes, contre 48 aujourd’hui. La ligne 15 est reliera Saint-Denis Pleyel à Champigny-sur-Marne en 25 minutes. Grâce à cette même ligne 15, le quartier d’affaires de La Défense ne sera plus qu’à 25 minutes du centre-ville d’Aubervilliers, contre 34 aujourd’hui.

Pour l’instant, le Grand Paris Express peine à s’incarner dans l’espace autrement que par ses Algeco, ses gravats et ses bétonneuses. Quelques écriteaux vert et blanc annoncent que « la gare de notre métro sera là », à côté de quelques vues 3D de la future installation. Pour de nombreux habitants, le Grand Paris ne ressemble souvent qu’à une forêt de grands panneaux autour de vastes chantiers. De larges cylindres rose et blanc s’élèvent aux quatre coins de la petite couronne derrière d’épaisses palissades. Pourtant, déjà, des habitants et habitantes des banlieues populaires doivent quitter leur logement. À Aubervilliers et à Bondy, des familles, souvent issues de l’immigration, sont en cours d’expropriation. Cela touche aussi des commerçants. À Gennevilliers et L’Haÿ-les-Roses, des locataires du parc social ont dû quitter leur immeuble, démoli pour la construction d’une gare.

Au-delà des nouvelles lignes de métro, on a là un vaste projet urbain de restructuration du cœur de l’agglomération, avec la construction de nouveaux quartiers de gare et la volonté de faire émerger une gouvernance à l’échelle métropolitaine par le biais de la Métropole du Grand Paris (MGP). Les enjeux dépassent largement les déplacements quotidiens des Franciliens. Il s’agit d’affronter la concurrence internationale des métropoles globales, et d’abord celle de Londres. Comme la capitale britannique, Paris a obtenu ses Jeux olympiques pour 2024 et s’appuie sur cet événement international exceptionnel pour accélérer les changements urbains en Seine-Saint-Denis.

Comme le rappellent des chercheurs canadiens, le contexte d’émergence du Grand Paris contemporain est complexe1a : sur le plan économique, il répond à la succession des crises économiques et à la désindustrialisation de Paris et de la proche couronne en cherchant de nouveaux leviers de croissance dans un contexte de concurrence exacerbée. Sur le plan social, les inégalités augmentent dans les métropoles et la crise sociale s’aggrave dans les banlieues populaires. Elle est d’ailleurs de plus en plus ethnicisée, les révoltes urbaines comme celles, encore récentes, qui ont embrasé certains quartiers populaires dans toute la France après le meurtre d’un jeune homme, Nahel, par un policier à Nanterre en 2023 étant lues avant tout au prisme de l’immigration. La figure du ghetto a remplacé la banlieue rouge dans l’imaginaire métropolitain et cela fait des décennies qu’il s’agit de le « désenclaver », de le « casser », ou de le faire disparaître en démolissant des logements sociaux. Sur le plan urbain, le Grand Paris vise à accompagner l’exurbanisation des activités économiques en reliant les principaux pôles d’activité périphériques, et à tenter de construire une métropole polycentrique. Ce projet prétend aussi renforcer la zone dense de l’agglomération et freiner ainsi l’étalement urbain qui accroît le manque de cohérence de l’aire urbaine parisienne. Enfin, sur le plan politique, le Grand Paris vise à contrer l’émiettement des pouvoirs entre les 131 communes de la Métropole créée en 2016, les départements et la région, afin de faire émerger une gouvernance métropolitaine dans un contexte néolibéral.

Souvent décrit comme le « chantier du siècle », le Grand Paris Express devrait coûter plus de 35 milliards d’euros (aux conditions économiques de 2012), soit 42 milliards d’euros en 2020. « 186 projets urbains sont engagés dans les 35 quartiers entourant les nouvelles gares à livrer d’ici 2025 (couvrant 28 % de la superficie de ces quartiers). Ces projets entraîneront d’ici dix ans la réalisation de 84 000 logements, 2,5 millions de m² de bureaux, et plus de 2 millions de m² d’autres surfaces d’activités », estimait l’Atelier parisien d’urbanisme (APUR) dans un rapport publié en novembre 2019 à propos des quartiers de gare qui émergeront d’ici 2025 (d’autres étant à venir pour 2030)2.

Les concepteurs du futur super-métro ne lésinent pas sur les hyperboles quand il s’agit de vanter les transformations majeures qu’induiront ces 200 kilomètres de métro flambant neufs. En 2017, Philippe Yvin, alors président de la SGP, comparait le projet aux grands remaniements antérieurs de la métropole :

On a là une chance historique. C’est un peu la troisième révolution urbaine que nous vivons, après Haussmann, après Delouvrier et les villes nouvelles des années 1960, reconquérir tous ces territoires pour créer de nouveaux quartiers agréables à vivre qui développent beaucoup d’innovations urbaines3.

Pour ce dirigeant, la construction des nouvelles lignes sonne comme une opportunité de remodeler les banlieues, en particulier les quartiers populaires, qu’il s’agit de « reconquérir ». Mais Patrick Braouezec, alors maire communiste de Saint-Denis, président de Plaine Commune et du Conseil de surveillance de la SGP, tirait la sonnette d’alarme en 2019 :

Ce qu’il ne faudrait pas… c’est qu’une femme de ménage qui aujourd’hui va faire le ménage à La Défense, souvent d’ailleurs deux fois par jour, parce qu’on la fait travailler le matin et le soir, et qui met 1 h 30 pour y aller parce qu’elle n’a pas de moyen de transport, ce qui serait regrettable ce serait que cette femme de ménage n’ait pas d’offre de logement adaptée à ses revenus dans le futur quartier où il va y avoir le métro du Grand Paris Express qui lui permettra d’aller à La Défense en 20 minutes. C’est ça la question, c’est ça l’enjeu, c’est ça le défi qu’il y a devant nous4.

En 2018, Thierry Lajoie, le directeur général de Grand Paris Aménagement, aménageur public en Île-de-France, rappelait les deux faces de ce projet monumental :

Je rêve d’un Grand Paris qui soit un grand projet et qui ait du sens avec deux finalités essentielles : la première est de fabriquer une ville-monde, d’incarner une attractivité de rang mondial ; la seconde est de répondre aux attentes de qualité de vie quotidienne pour ses habitants5.

Comme Patrick Braouezec, il semblait craindre que l’une des finalités prenne le pas sur l’autre :

C’est un objectif collectif fondamental : que chaque territoire soit égal, ait sa chance, sa réparation… Car si on ne prend pas garde à l’attractivité résidentielle ou à la mixité à chaque fois qu’on construira, on prend le risque de déloger autant que de loger.

Ces vastes ambitions de refonte des quartiers de gare posent inévitablement la question de l’avenir des quartiers populaires reliés au futur réseau du Grand Paris Express. De vastes projets urbains sont en cours à proximité des futures gares, comme les Docks de Saint-Ouen, Les Lumières Pleyel à Saint-Denis ou encore l’écoquartier du Fort d’Aubervilliers. La construction de dizaines de milliers de logements neufs en accession à la propriété va attirer de nouveaux habitants plus fortunés. Cela risque d’accélérer la hausse des prix immobiliers déjà amorcée dans les banlieues populaires. Dans le même temps, on démolit des milliers de logements sociaux, reconstruits plus loin, aux loyers plus chers. Les opérations de rénovation urbaine financées par l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) accompagnent la transformation sociale et urbaine des futurs quartiers de gare à Aubervilliers, Aulnay-sous-Bois, Romainville ou encore L’Haÿ-les-Roses. Au-delà des déplacements directs provoqués par la construction des gares, ces opérations entraînent des déplacements indirects qui ont déjà commencé. Ils concernent les locataires du parc social, souvent fragiles et fragilisés par leur relogement imposé. Tout cela réunit les ingrédients d’une probable gentrification de ces quartiers, voire des espaces alentour si la hausse des prix immobiliers se diffuse plus loin.

Ce livre s’appuie sur une enquête de terrain qui a duré plus de cinq ans, auprès des habitants délogés autour des futures gares du Grand Paris Express et des décideurs locaux. Nous sommes allées à la rencontre de locataires du parc social en attente de relogement à Gennevilliers-Les Agnettes et L’Haÿ-les-Roses, de petits propriétaires en cours d’expropriation à Mairie d’Aubervilliers et Bondy, de mal-logés à Saint-Denis Pleyel, d’activistes se battant contre la rénovation urbaine à Fort d’Aubervilliers, à la cité Gagarine de Romainville et à la cité des 3000 d’Aulnay-sous-Bois, et des élus dans la plupart de ces communes, ainsi qu’à Saint-Ouen. En tout, ce sont quarante-cinq entretiens qui ont été réalisés, dont certains collectifs et d’autres donnant lieu à des contacts ultérieurs pour suivre le devenir des personnesb. Nous avons arpenté neuf futurs quartiers de gare dans huit communes de banlieues populaires, inégalement menacées par la gentrification.

Entre journalisme de terrain et sciences sociales, ce livre vise autant à témoigner du destin des exclus du Grand Paris Express qu’à produire une analyse critique de ce qui les exclut. Ce faisant, il s’agit aussi de proposer des clés de compréhension de ce projet complexe et peu approprié par ses habitants.

a. Toutes les notes de référence sont classées par chapitre, en fin d’ouvrage, p. 237.

b. Entre novembre 2018 et juin 2023, vingt-cinq entretiens ont été menés avec des habitants, trois avec des commerçants et seize avec des élus, des fonctionnaires territoriaux ou des militants et collectifs locaux. À cela s’ajoute un entretien réalisé en 2014 à Saint-Ouen avec un élu local.

1. « Personne ne nous a dit qu’on allait devoir partir » : exproprier et expulser pour construire les gares

Peu de Franciliens connaissent aussi bien les tracés, les rouages et les détails du futur réseau du Grand Paris Express que celles et ceux qui devront quitter leur appartement ou leur pavillon à cause de lui. Des citoyens sans intérêt ni compétences particulières pour l’immobilier ou l’urbanisme deviennent soudainement experts, au gré d’un courrier qu’ils auraient préféré ne jamais recevoir.

Les expropriés se mettent à glisser des « SGP » (pour Société du Grand Paris), rappellent les détails de la « loi Carrez » au milieu de conversations. Comme un parent d’enfant malade qui connaît trop bien dosages, complications et molécules, ils se mettent à jargonner devant des piles de dossiers. Ils ont appris par la force des choses ce que signifie une déclaration d’utilité publique (DUP), l’outil légal mobilisé pas la puissance publique pour acquérir un terrain ou un bien et, si nécessaire, exproprier les propriétaires, afin de procéder à des travaux jugés d’intérêt général. Ils espèrent parfois être sortis d’affaire par le « juge de l’expro’ », qui sera convoqué pour fixer l’enveloppe d’indemnisation versée aux propriétaires délogés en cas d’échec des négociations amiables et de lancement d’une procédure d’expropriation. Ceux-là auront en tête l’article 545 du code civil qui fixe les contours légaux d’une expropriation parce que « nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnité1 ».

Ces habitants comprennent aussi ce que revêtent les enquêtes d’utilité publiques menées en amont de la déclaration d’utilité publique dans le secteur. Ils connaissent les enquêtes parcellaires qui ont scellé la fin de leur vie ici, plantée par malchance en plein milieu d’une future gare, d’une bouche de ventilation ou d’un futur lieu de stockage de gravats. Ils ont appris malgré eux à cerner le rôle d’un opérateur foncier, chargé de déterminer le prix d’achat de leur bien. Ils planchent sur les plans de leur quartier à l’horizon 2030, alors que bon nombre de leurs voisins peinent encore à imaginer qu’il y aura une ligne 15, 16, 17 ou 18 à quelques mètres de là. Certains, comme au Perreux-sur-Marne (94) ou à Bondy (93), tiennent tête à la puissance publique avec des contre-projets d’ouvrages mûrement réfléchis.

Sur les 200 kilomètres de tracé du futur Grand Paris Express, 900 logements devront ainsi être « acquis » par la Société du Grand Paris (SGP). Créé en 2010 à l’initiative de l’État, cet établissement public a la charge de la maîtrise d’ouvrage du Grand Paris Express. Comme le rappelle son site Internet2, son rôle est triple : concevoir le réseau de transport, « assurer la réalisation du projet » et « accompagner la transformation de la métropole à travers la réalisation d’aménagements urbains et de projets immobiliers autour des gares ». L’organisme est chargé de construire le nouveau métro et ses infrastructures, mais aussi d’intervenir dans les projets d’urbanisme pour les nouveaux quartiers de gare.

Nous avons rencontré cinq propriétaires menacés d’expropriation et quatre commerçantsa menacés d’expulsion à la suite de l’expropriation de leur local d’activité, principalement à Aubervilliers et Bondy en Seine-Saint-Denis, sur le tracé de la future ligne 15 est. Les habitants propriétaires occupent des positions sociales intermédiaires, de « petits-moyens3 », ou des fractions dominées de la classe d’encadrement (avec un fort capital culturel, mais des revenus moyens). Ils partagent tous des origines populaires et, pour la plupart, immigrées, en particulier les habitants les plus âgés. On saisit là un visage méconnu de la Seine-Saint-Denis, notamment pavillonnaire, celui d’un espace de petite ascension sociale pour une partie des immigrés en région parisienne. Qu’ils s’agissent d’immigrés qui ont pu acheter un petit pavillon ou un appartement dans un immeuble ancien il y a longtemps, ou de journalistes issus des classes populaires, aujourd’hui, tous cherchent à sécuriser leur trajectoire par l’accès à la propriété. L’expropriation vient heurter leurs projets de plein fouet en les menaçant d’un déclassement dont ils pensaient justement être protégés en devenant propriétaires.

Racheter pour démolir et construire les gares

Les rachats et expropriations pour le compte de la SGP servent d’abord à libérer les terrains sur lesquels seront construites les gares, soit pour la future gare elle-même, soit pour les besoins du chantier. Les procédures de rachat et d’expropriation sont compliquées et, surtout, allongées dans le temps à cause des retards répétés dans la réalisation du projet du Grand Paris Express. Cela a des conséquences importantes sur la vie des habitants et des commerçants concernés.

Une lettre simple ou une réunion pour annoncer qu’il faudra partir

En septembre 2021, nous sommes à Bondy, sur la future ligne 15 est, qui aura deux gares ici, Pont de Bondy et la gare actuelle de Bondy déjà desservie par le RER E. Bondy est une commune résidentielle, populaire et immigréeb de 53 000 habitantsc, située à 8 kilomètres de la Porte de Pantin au nord-est de Paris (plus précisément à l’est de la Francilienne, entre Noisy-le-Sec, à l’ouest, et Le Raincy, à l’est), en Seine-Saint-Denis. Elle est traversée par trois axes de transport est-ouest : le canal de l’Ourcq au nord, la nationale 3 au centre et la ligne ferroviaire qui relie la gare de l’Est à Strasbourg au sud. La future gare Pont de Bondy sera située au niveau du canal de l’Ourcq, qui sépare les quartiers nord de la ville, marqués par les grands ensembles de logements sociaux, des quartiers centraux et sud, plus pavillonnaires. La gare de Bondy, située sur la ligne Paris-Strasbourg, fait, elle, partie de ces quartiers sud pavillonnaires.

C’est à côté de cette gare, qui va être complètement renouvelée pour le Grand Paris Express, que l’on rencontre Véronikad, octogénaire menacée d’expropriation depuis deux ans. C’est par une lettre siglée du logo de cette fameuse « SGP » que ses ennuis commencent en 2019. La retraitée profite alors de son temps libre pour écrire dans un journal de la diaspora polonaise, dont elle est issue. Divorcée, ancienne journaliste et mère de trois filles, elle vit seule dans ce pavillon depuis plus de vingt ans. Véronika n’a pas voulu faire visiter sa maison, qu’elle ne tient plus aussi bien qu’avant. À l’entrée, une pièce est encombrée de documents et livres pêle-mêle. La vaisselle s’entasse un peu dans la cuisine. La dame âgée dit ne plus avoir le temps de s’occuper de tout ça, elle qui passe le plus clair de sa retraite à lutter contre le Grand Paris pour rester chez elle.

Son pavillon est situé à une centaine de mètres de l’emplacement de la future gare de Bondy, à l’opposé du faisceau ferroviaire où transitent TGV Est, RER E et ligne P du Transilien. S’il doit être détruit, c’est parce que des gravats excavés lors des travaux de construction de la future gare seront entreposés là.

Véronika convoque Kafka et Ionesco au bout d’une phrase pour souligner l’absurde de sa situation :

Mais c’est effrayant ! De massacrer les gens comme ça ! Je vous assure, c’est immonde, immonde. Dans quel pays on vit ? D’avoir été torturée comme ça… c’est effrayant depuis deux ans de vivre çae

Le 6 juin 2019, elle reçoit une simple lettre de la part de la « Société du Grand Paris », mentionnant le « tracé du réseau, approuvé le 26 mai 2011 et adopté par le décret 1011 du 24 août ». Elle nous montre le courrier et s’agace de ne toujours pas saisir les circonvolutions langagières de son interlocuteur. La lettre n’est pas claire et évoque un mandataire chargé d’acquérir les biens à l’amiable.

Mais vous vous rendez compte ? Mais on tombe à la renverse. On se dit : « C’est quoi, c’est un promoteur immobilier ? » Mais alors, on en a plein ! Tous les jours, il y avait des lettres où ils nous proposent d’acheter notre maison alors que je ne suis absolument pas vendeuse. Je suis très bien dans ma maison. Je l’ai achetée en 2000 et je n’ai aucun projet d’aller ailleurs.

D’autres courriers s’enchaînent. Le 4 septembre 2019, elle reçoit une autre lettre, de la SEGAT cette fois. Elle ne sait pas de qui il s’agit. L’expéditeur a oublié un « d » à « Grand Paris » et cette coquille de taille trouble un peu plus Véronika, elle qui se méfie particulièrement de ces approches « bidon ». « Mais qu’est-ce que c’est que cette salade ? », grince cette grand-mère affable. « De nouveau, ils nous contactent au nom de la Société du Grand Paris. Mais dans un charabia et un texte incompréhensibles pour des gens moyens. »

« Les travaux de la ligne 15 est ont été déclarés urgents et d’utilité publique par arrêté préfectoral le 13 février 2010 », dit-elle en citant la lettre. À ce moment-là, l’expropriation n’est jamais mentionnée. « “Grand Paris Express”, “gare de Bondy”, “acquisitions foncières”, ça veut dire quoi ? Ça veut dire quoi ? Alors, ça ne veut pas dire “exproprié” ? », regrette la retraitée.

Un autre courrier lui parvient.

On a enfin reçu une lettre recommandée avec accusé de réception. En nous annonçant qu’il fallait confirmer notre identité et que nous allions avoir des rencontres qui s’appellent des enquêtes alors… publiques… des enquêtes parcellaires. Enfin, vous vous rendez compte ? On n’y comprend rien.

Dans une réponse adressée au journal Le Parisien, en marge d’un reportage vidéo sur la situation des expropriés de Bondy en octobre 20214, la SGP revient sur cette communication écrite avec les habitants :

La procédure d’acquisition par déclaration d’utilité publique impose un certain formalisme pour les courriers de prise de contact, avec des éléments liés au cadre juridique et la citation de textes issus du code de l’expropriation. Pour autant, la SGP s’efforce d’expliquer sa démarche aussi clairement que possible et les courriers indiquent systématiquement les coordonnées téléphoniques et adresses électroniques d’interlocuteurs qui peuvent apporter des éléments complémentaires.

L’établissement précise aussi que des réunions sont régulièrement organisées avec les habitants concernés, qu’ils fassent partie des délogés ou non, et insiste sur sa « politique de communication/information/concertation avec les habitants en dehors des enquêtes publiques en amont des travaux ». Le 14 janvier 2020, l’une de ces réunions est organisée à la mairie de Bondy.

Lorsque la séance a commencé, on n’a eu droit qu’à une projection sur un écran avec des projets envisagés par le Grand Paris, se souvient Véronika. C’était très rapide. Moi qui suis photographe, j’ai essayé de photographier chacune de ces vues. Pour avoir des archives… et enfin essayer de comprendre la situation qui, franchement, nous tombe sur la tête d’une manière absolument dramatique, absurde. On a commencé à comprendre qu’il y avait quelque chose quand même qui se préparait d’inquiétant et de réel.

J’ai levé la main et j’ai posé une question qui me torturait beaucoup à monsieur l’ingénieur qui était présenté comme le directeur de projet. Je lui ai demandé : « Monsieur l’ingénieur, êtes-vous allé sur place ? » Il a été surpris, il a baissé la tête et il a dit : « Non. » […] Alors, je lui ai dit : « Mais alors, vous ne connaissez pas les lieux ni le quartier où vous avez fait tous ces projets ? » Il m’a répondu : « Les projets sont faits d’après des plans. »

La retraitée ouvre de grands yeux, marque une pause, consternée : « C’est glacial. » Elle estime que sa parcelle a été choisie « en y mettant un crayon dessus ». « Donc, ils font les projets, ils les étudient. Je ne sais pas comment. Ils les font d’une manière virtuelle. »

Pour d’autres, ces premières réunions ont un goût encore plus amer. Au centre-ville d’Aubervilliers ou au Perreux-sur-Marne, les habitants y ont appris qu’ils allaient devoir céder leur bien et s’en aller, et ce, avant même de recevoir un courrier écrit les informant de la situation. Dans cette dernière commune du Val-de-Marne, c’est une association de riverains qui s’est chargée de restituer les détails du projet aux personnes concernées. Françoise Saunier-Laporte, la présidente de l’association Agir pour Le Perreux-sur-Marne, expliquait :

Nous avons récupéré les informations durant la réunion, à partir des documents projetés mais non distribués, pour pouvoir informer les habitants5.

Cette annonce est d’autant plus brutale qu’elle est souvent accompagnée d’appels téléphoniques d’un prestataire de la SGP : la SEGAT. Selon la même source au Perreux-sur-Marne :

Selon nos informations, la SGP a missionné une société privée, la SEGAT. Celle-ci a commencé, sans courrier préalable, à contacter directement des propriétaires concernés par l’emprise des travaux afin de déterminer une date de rendez-vous.

Le rôle prépondérant d’un prestataire : la SEGAT

Présente aux prémices d’un projet de gare, la SGP s’efface peu à peu au profit d’autres acteurs chargés notamment de mettre en œuvre les acquisitions foncières. La SEGAT est l’opérateur foncier mandaté par la SGP pour acquérir les biens situés sur le tracé du futur métro, à l’amiable ou au contentieux. Ce prestataire est chargé d’identifier les parcelles à acheter, de contacter leurs propriétaires et d’entamer les négociations amiables avec eux pour éviter une procédure plus lourde devant le juge de l’expropriation. Dans sa réponse adressée au Parisien à propos de Bondy en octobre 2021, la SGP expliquait :

Pour chacune des lignes du réseau Grand Paris Express, la Société du Grand Paris a contracté des marchés d’assistance foncière. L’opérateur foncier est un groupement incluant des compétences d’assistance foncière, de géomètre, d’expert immobilier et d’avocat. Il a pour mission d’assister et, le cas échéant, de représenter en justice la Société du Grand Paris en vue de maîtriser soit à l’amiable soit judiciairement les emprises nécessaires à la réalisation du Grand Paris Express sur une ligne, sous le pilotage de l’unité de maîtrise foncière de la SGP.

À 9 kilomètres à l’est de Bondy, et de cinq futures gares de la ligne 15 est, se trouvent le centre-ville d’Aubervilliers et son impressionnant cortège de propriétaires et commerçants qui ont eu affaire à cette fameuse SEGAT. Aubervilliers est une commune de plus de 89 000 habitants, densément peuplée, limitrophe du 19e arrondissement de Paris (entre la Porte d’Aubervilliers et la Porte de la Villette), située entre Saint-Denis à l’ouest, Pantin à l’est et La Courneuve au nord. Elle présente un tissu urbain mixte, avec de l’habitat ancien privé dégradé et de nombreux logements sociaux, notamment sous la forme de grands ensembles. Cette commune populaire et à forte population immigrée fait partie des plus pauvres de Francef. Le quartier de la mairie est marqué par ces immeubles anciens dégradés que l’on appelle le « parc social de fait » parce qu’il sert de parc d’accueil pour des personnes précaires, souvent plus pauvres que les locataires du parc social de droit. Les commerces sont nombreux et populaires, contribuant à animer ce que l’on peut considérer comme une « centralité populaire », selon l’expression des sociologues du collectif Rosa Bonheur6.

Non loin de la mairie se trouve un opticien, l’enseigne familiale et bon marché d’Issam à la devanture bleu azur. La vitrine regorge d’offres promotionnelles : « N’avancez pas les frais de vos lunettes », « Ici tiers payant mutualiste ». L’ambiance est conviviale en ce jour ensoleillé de novembre 2018 et certains amis du quartier viennent discuter entre les présentoirs de montures. Un retraité enjoué commence une tirade en japonais, avant de passer au polonais et de conclure en russe.

Issam a vu de près les salariés de la SEGAT, venus prendre des mesures dans son local commercial quelques mois auparavant. L’immeuble de briques ocre dans lequel se trouve sa boutique va être détruit pour laisser place à la future gare de la ligne 15 du Grand Paris Express, à l’horizon 2030. Propriétaire du bail commercial, il est seulement locataire des murs, comme la plupart des commerçants.

Nabil, le photographe installé dans un local minuscule juste à côté, a lui aussi reçu la visite de ces employés :

Un monsieur est venu chez moi et chez l’opticien pendant 25-30 minutes. Il a mesuré à l’intérieur du magasin, noté s’il y avait des murs porteurs. Il n’a donné aucun papier officiel, rien du tout. Il a pris juste un mètre avec lui et il est parti. Il a juste sorti sa carte. Il m’a dit : « Je viens pour chiffrer le nombre de mètres carrés icig. »

Lui dit n’avoir pas été prévenu qu’il allait devoir plier bagage :

J’ai entendu ça parce que des gens en ont parlé, c’est tout. Je l’ai appris par le biais de mes clients, en mai 2016 […]. Ça casse le moral pour tout le monde. Je n’ai toujours pas reçu de courrier.

Malgré son regard calme, les reprochent fusent :

J’ai vu ça comme un manque de respect. Ils s’en foutent. J’aimerais qu’ils fassent les choses correctement. On sait qu’il y a un chantier, mais ils pourraient nous donner des dates, nous dire quand on doit quitter le local. Demain, ils peuvent nous dire qu’on doit dégager le lendemain.

Nabil dénonce les méthodes employées pour les astreindre à s’en aller au plus vite :

La décision de partir n’a pas été facile à prendre. C’était du harcèlement, en fait. Ils ont harcelé tout le monde. Il y a une dame dont on a racheté l’appartement. Elle a acheté au numéro 20. Chaque jour, elle passe, elle pleure, la pauvre. Elle n’est pas tranquille, la dame. C’est un immeuble où il y a beaucoup de bruit, beaucoup de problèmes. Elle n’a pas le choix, ils l’ont harcelée en lui disant qu’elle devait déménager rapidement. Ils ont fermé [son ancien appartement] avec une porte blindée. Elle préférait rester là, elle.

Le photographe a pu trouver un autre local au centre-ville dans lequel il a déménagé quelques mois après. L’opticien, lui, n’avait pas encore pu déménager à l’été 2022. Voilà ce qu’il disait lorsque nous l’avons rencontré pour la première fois, à l’automne 2018 :

Moi, je suis contre, j’aimerais bien rester. Je suis très bien ici, avec mes clients. Je vis en communauté. Je suis ce que l’on appelle l’opticien de proximité.

La voix éraillée, le ton ferme et haut, il déplore aussi le manque d’informations communiquées par la SGP et la SEGAT : « Quand je leur ai posé des questions, je n’ai pas eu de réponse. Quand est-ce qu’ils vont démolir ? Comment ils vont rembourser tout ça ? Etc. » S’il est sommé de vendre vite, c’est parce que, selon lui, « la SEGAT accélère pour acheter avant l’installation du métro 12 en 2021 ». Lui souhaite partir plus tard, quand le quartier aura pris de la valeur : « Si on vend après, ce sera plus cher. »

L’opticien n’est pas le seul à intégrer cette ligne 12 à ses équations. À ce moment-là, en novembre 2018, tous les regards sont tournés vers le prolongement de cette ligne de métro. La ligne 15 n’est pas encore dans les esprits. Pour la 12, les retards se sont encore accumulés pendant trois ans et demi, à cause de difficultés techniques. Le nouveau terminus de la ligne 12 à Mairie d’Aubervilliers prévu en 2021 n’a finalement ouvert que le dernier jour de mai 2022h.

En attendant, le centre-ville d’Aubervilliers est bordé de palissades. Une grue rouge et blanche obstrue le ciel et il faut s’armer de patience pour se frayer un chemin entre les travaux. Partout, des panneaux bavards annoncent l’arrivée de la future station Mairie d’Aubervilliers. On nous promet déjà de filer vers la Porte de la Chapelle en quelques minutes. La municipalité, alors dirigée par le Parti communiste français (PCF), avait lancé une opération de requalification de l’habitat ancien dégradé dans les années 2010 dans le quartier de la mairie – nous y reviendrons.

« Moi franchement je suis pour, pour que ça change. Ça va créer un coup de nouveauté et ressembler un peu à Paris. Ça va donner de l’activité aux gens d’Aubervilliers », espère Issam, qui s’attend aussi à voir les prix flamber dans le secteur.

C’est sûr, avec les travaux il y a une nuisance. Mais après, avec l’ouverture de la 12 et de la 15, beaucoup de choses vont changer. Les loyers seront très chers. Mais il y a beaucoup de choses ici à corriger, beaucoup de voitures.

Kristina, propriétaire au rez-de-chaussée dans le même immeuble, déplore aussi l’état du centre-ville :

Embourgeoiser, embourgeoiser. La police municipale ne bouge pas son cul. Qu’est-ce que vous voulez que ça “bourgeoise” ici, c’est un dépotoir, c’est une porcherie.

Cette mère de deux enfants, chargée de gestion dans une grande banque, vit dans cet appartement au style rustique depuis 2012. Accoudée à une nappe verte pleine de canards, cette femme brune aux lunettes épaisses n’a pas peur d’être franche et d’utiliser des mots crus. Quand elle a appris son expropriation en 2016, elle s’est effondrée :

On a reçu un mail de chez Foncia, nous annonçant que la SEGAT représentant le Grand Paris souhaitait racheter nos appartements et notre immeuble. Autant dire que c’était la fin de la journée, j’étais en séminaire, j’étais dans un état catastrophique. Ah ouais, vraiment, c’était une claque dans la gueule, comme on dit. Ah, c’était horrible, horrible ! Je m’imaginais tout de suite le pire, dans la rue, c’est quelque chose qu’on s’imagine. Alors que non, je serai indemnisée. Et puis bon, maintenant j’en ai fait mon deuil.

Comme pour les commerçants d’à côté, la procédure s’emballe très rapidement et les propriétaires sont priés de vendre au plus vite par la SEGAT :

Ils ont fait l’annonce en mai 2017, le jour même ils ont pris les numéros de téléphone des personnes, dès le lendemain, ils sont venus visiter. Ils ont été très très forts. Ça a été brutal. Pendant quinze jours, j’ai pleuré, je donnais juste à manger à mes enfants, je me couchais, j’allais au bureau. C’est un sacré choc. Ils n’en ont rien à foutre, ils ne sont pas humains. Ce qu’il faut savoir, c’est que la SEGAT n’est pas humaine.

Comme l’opticien, Kristina estime que cet empressement n’est motivé que par des impératifs financiers :

C’est du pipeau, ils essayent de nous arnaquer au maximum avant l’arrivée de la ligne 12. Parce que, avec l’arrivée du métro, le prix du mètre carré ne sera plus le même qu’aujourd’hui. […] Mais, malgré ça, ils y arrivent, ils ont déjà racheté des appartements. Ils sont forts.

Le sort de la dame âgée, déjà évoqué par le photographe, l’a aussi touchée :

C’est trop facile. Ils ont poussé dehors une petite vieille. Elle avait peur des squats, mais il n’y en a pas. Elle a racheté là où il y a le notaire. Même pour aller faire pipi dans le coin, je n’irais pas. Elle s’est fait avoir en beauté. C’est horrible !

Feindre l’urgence pour pousser les plus vulnérables à s’en aller vite, « c’est une tactique de négociation qui peut effectivement impressionner les gens isolés, ça, c’est vrai », confirme Jean-Louis Péru, avocat spécialisé dans les secteurs de l’urbanisme et de l’aménagement. Il défend plusieurs personnes expropriées au centre-ville d’Aubervilliers et connaît bien les procédures propres au Grand Paris Express. Il explique que la SEGAT « est une entreprise bien connue sur le marché foncier », qui « présente l’avantage pour la Société du Grand Paris d’avoir une vraie pratique, une vraie expertise foncière ». Pour lui, leur travail d’identification des parcelles, des propriétaires, « est assez utilei ».

Je ne pense pas que ça rajoute de la complexité. Après, évidemment, comme tout opérateur foncier, ils essayent de réduire au maximum le coût des opérations, donc ils formulent des offres qui, en règle générale, ne sont pas suivies par le juge de l’expropriation et sont assez sensiblement augmentées […]. Mais ça, c’est une technique, une pratique de négociation, qui n’est pas propre à la SEGAT, qui est propre à beaucoup d’opérateurs fonciers. Je ne sais pas si c’est vraiment efficace.

Des procédures qui s’étirent, des vies en suspens

Aux épais dossiers à décrypter, s’ajoute la difficulté d’un temps élastique. L’issue est connue : il faudra partir. Les zones de doute, elles, demeurent nombreuses : « quand ? », « avec combien ? », « pour aller où ? ». Le flou s’étend, semaine après semaine. Il se met à contaminer chaque pan du quotidien. Des années s’écoulent entre l’annonce qu’il faudra partir et le départ effectif. À l’urgence manifestée par les opérateurs au début succèdent de longues périodes de silence, pendant lesquelles tout est bloqué, les personnes concernées sont suspendues aux décisions de la SEGAT, et même celles qui souhaitent vendre n’ont alors plus d’interlocuteur. Ces expériences d’expropriés se retrouvent dans de nombreux grands projets urbains, comme dans le quartier du port à Ivry face au projet Ivry Confluences, dont la durée n’a cessé de s’allonger. De petits propriétaires issus des classes populaires disent avoir acheté dans une commune communiste en pensant y être à l’abri et voient leur vie bouleversée par un projet de renouvellement urbain7. Mobilisés dans le collectif Ivry Sans toi(t), ils s’entraident pour faire face à la SADEV, l’aménageur val-de-marnais chargé du projet. Un autre collectif a produit un journal, CharIVaRY, qui documente ces vies suspendues par la rénovation urbaine. Dans l’un des numéros, la succession des périodes d’accélération et de silence est appelée la « tactique du tic-tac8 ». Parfois, c’est une vie entière de labeur qui est en sursis. Au centre-ville d’Aubervilliers, Ibrahim et Mourad gèrent un petit restaurant depuis plus de trente ans. Il est situé à quelques dizaines de mètres seulement des locaux de l’opticien et du photographe rencontrés un peu plus tôt. Ibrahim et Mourad sont deux cousins du Sud de la Tunisie nés dans les années 1960. Ils sont venus en France vers 1975 et ont été employés d’un autre restaurant avant d’ouvrir ensemble (avec un troisième associé qui n’est plus là) celui-ci, en face de la mairie d’Aubervilliers, en avril 1988. Ils peuvent se targuer d’avoir été le premier restaurant tunisien dans le centre d’Aubervilliers, encouragés par l’ancien édile communiste Jack Ralite à s’installer dans un secteur où il n’y avait, à l’époque, que deux cafés. À la fin des années 1990, le restaurant vieillit et la clientèle diminue : ils entreprennent alors des travaux pour tout renouveler. Décor, mobilier et menus sont transformés. La clientèle revient. Le restaurant fonctionne bien et est connu bien au-delà d’Aubervilliers. Leurs clients sont de tout âge, du quartier, ou de passage, comme les gens venus par exemple d’Algérie et du Portugal pour des achats de gros à Aubervilliers. Ces dernières années, les vendeurs de kebabs se sont multipliés. La concurrence est plus vive, mais ils jouissent d’une bonne réputation et sont bien situés.

Les ennuis commencent avec les travaux de la ligne 12 qui coupent la circulation et placent une grande palissade presque devant le restaurant. Les restaurateurs perdent peu à peu leur clientèle, ne serait-ce qu’en raison des difficultés d’accès et d’une moindre visibilité. Au début, ils envisagent pourtant de renouveler une fois encore tout le restaurant au moment de l’ouverture du métro. Puis ces rénovations sont ralenties et la situation s’enlise. Voilà six ans qu’ils subissent les travaux du métro sans indemnisation quand on les rencontre en février 2020, et l’ouverture de la ligne 12 est sans cesse repoussée.

En 2017, ils apprennent par leurs voisins que l’immeuble va être démoli dans le cadre des travaux de la ligne 15 du Grand Paris Express. Comme d’autres riverains, ils tentent de s’y opposer, en vain, notamment aux côtés d’un avocat spécialisé dans ce type de rachat. La SEGAT vient prendre des mesures début 2019, sans donner de nouvelles par la suite. Ils sont locataires des murs et la SEGAT doit d’abord exproprier les propriétaires. Le rachat du bail est prévu dans un second temps. Le prix dépend de la surface, mais aussi du chiffre d’affaires. Ibrahim et Mourad doivent donc continuer à travailler même s’ils ne parviennent plus à se verser de salaire. L’essentiel est de maintenir le meilleur chiffre d’affaires possible. Leur situation est inextricable : ils ne peuvent pas vendre leur bail commercial, dont la valeur aurait flambé avec l’arrivée de la 12, leurs enfants ne peuvent pas non plus reprendre l’activité. Les commerçants confient une forme de désespoir face à cette situation et le sentiment de perdre le travail de toute une existence, tout en ne pouvant plus rien projeter. Mourad a connu des problèmes de santé et a dû être hospitalisé plusieurs semaines fin 2019. Ils disent travailler dans le stress et penser tout le temps à cela. Ils glissent aussi ne pas bénéficier du soutien de la mairie et affirment que celle-ci considère qu’il s’agit d’un dossier géré par l’État. Ibrahim et Mourad estiment qu’ils n’ont aucun poids face à la SGP et que l’établissement attend le plus longtemps possible pour les épuiser, réduire leur chiffre d’affaires et ainsi le prix auquel elle pourra racheter leur bail.

Moi, je sens les choses, je sens que le Grand Paris, il va laisser traîner jusqu’à… le plus tard possible. Après, il te donne, soi-disant quelque chose, une miette. Si tu veux… si tu veux pas : « Dégage ! » Moi, c’est ce que je sens. Peut-être que c’est pas vrai, mais c’est ce que je sensj.

L’avocat Jean-Louis Péru explique :

Ce qui est compliqué à gérer quand on est du côté des expropriés, ce sont les différences de rythme, de calendrier, les modifications imposées, décidées par le Grand Paris. Ce qui fait qu’on part sur un dossier, il s’arrête, on en prend un autre, on nous dit qu’on va être expulsé, on ne va pas être expulsé. On est à nouveau expulsé […]. Et donc, on a des gens qui sont en attentek.

Kristina, l’une des propriétaires expropriés près de la mairie d’Aubervilliers, avait déjà constaté cette temporalité en accordéon, où se succèdent insistance et longs silences : « Là, ils n’ont plus d’argent, donc c’est décalé. Moi, je ne la joue plus, la montre, elle s’est arrêtée toute seule, il n’y a plus de pilesl. »

Dans l’immeuble juste à côté, Beatrice, 88 ans, a fini par se refuser à croire qu’elle devrait un jour faire ses cartons. La presque nonagénaire aux grands yeux bleus a dû attendre plus de cinq ans avant de connaître l’issue de son expropriation :

Bah, c’est-à-dire qu’il y avait des moments où on était tranquilles, où on n’en parlait pas. Rien, rien n’était décidé. Moi, je disais à mon mari… lui, il y croyait, qu’on allait partir. Mais moi, moi, je n’y croyais pasm.

C’est ce que décrit aussi Véronika à Bondy :

Là, on nous a complètement ignorés après le premier rendez-vous. On n’a plus eu de contact avec eux pendant dix-huit mois. Et donc, dix-huit mois après, on se dit qu’ils ont lâché l’affaire. Ils se sont rendu compte que leur truc ne tenait pas la route. Ils vont faire autre chose, que c’est pour ça qu’on n’a pas de nouvellesn.

Si les procédures d’expropriation sont systématiquement lourdes et peuvent s’étendre en longueur, l’ampleur du « chantier du siècle » du Grand Paris Express décuple le nombre d’interlocuteurs et les difficultés rencontrées par les expropriés. L’avocat Jean-Louis Péru explique :

Je ne pense pas que ce soit par intention maligne. Mais c’est trop lourd. On mène des expropriations partout et donc toutes les difficultés normales habituelles dans une opération sont cumulées. Et puis ce n’est pas suffisamment bien géré.

Il prend l’exemple des dossiers qu’il suit à Aubervilliers. Les expropriés, comme les gérants du restaurant, ont attendu de trouver un accord pendant plus de cinq ans :

Disons que, dans une opération normale d’expropriation, il peut y avoir des loupés. On peut oublier des parcelles et des gens. […] Il y a toujours une phase d’incertitude administrative, mais il faut la régler en trois mois, tandis que là, ça fait cinq ans qu’il y a une incertitude juridique et que rien ne se règleo.

Des habitants se battent pour obtenir justice : l’expropriation devant le juge

Pour refuser une offre et accepter de batailler jusqu’à la convocation du juge de l’expropriation, il faut se sentir capable de lutter contre la puissance publique.

Je ne sais pas s’il y a vraiment beaucoup d’expropriés qui acceptent les offres initiales proposées par la SEGAT. Les plus fragiles, peut-être. Ceux qui sont peu outillés. Ceux qui ne s’équipent pas. Ça, c’est possible. Mais nous, on ne les voit pas ici, puisque, par définition, ceux qui signent tout de suite le protocole avec la SEGAT, on ne les voit pas, on ne les connaît pas.

À Bondy, Véronika est bien consciente de la valeur de son pavillon sur le marché de l’immobilier. Elle déplie des courriers de promoteurs, qui tentent régulièrement de lui racheter son bien : « En gros, des promoteurs, les maisons comme ça, ils achètent entre 1 million et 1,2 million », glisse Katja, sa fille, qui possède une agence immobilière dans la commune. « Alors quand vous apprenez ça, vous vous dites : “Mais ils sont en train de nous voler !” Nous, on nous propose le tiers de ce que propose un promoteur », se désole sa mère. « Je trouve que c’est de l’abus de pouvoir. C’est un abus caractérisé de pouvoir », dénonce Katja. Elle considère qu’il s’agit de spéculation immobilière : après les travaux, le terrain sera revendu à des promoteurs pour construire des immeubles de cinq étages.

Véronika fait partie de ceux qui ont choisi d’en découdre avec la SEGAT et la SGP, quitte à encombrer son pavillon en sursis avec des piles de papiers. La retraitée déplie des chemises en plastique pleines de feuilles et de dossiers : « Tout ça, c’est depuis le début que j’ai essayé de comprendre, ce qu’ils nous voulaient. » Elle s’est aussi déplacée à plusieurs reprises :

Alors quand on est allés justement aux enquêtes, dans leurs dossiers, c’est toujours marqué « À consulter sur place ». Mais comment voulez-vous lire 50 pages sur place pour essayer de comprendre ?

– Il n’y en a pas 50, il y en a 4 900, des pages, rectifie sa fille, Katja. Ils jouent quand même très fort, parce qu’ils savent très bien que qui va prendre ce temps sur sa vie pour combattre une absurdité sans nom ? Qui peut le faire ?

Soit il faut n’avoir rien d’autre à faire. Il faut aussi avoir une certaine éducation dans certains domaines. Moi, je prends sur le temps de mon travail, sur mes enfants. On se dispute sans arrêt parce qu’on est poussés à bout. Osman [leur voisin turc de 71 ans], que vous avez vu, est-ce que vous croyez qu’il peut faire ça ? Sérieusement ? Il ne peut pas. Il n’a pas la capacité de se défendrep.

Un an et demi plus tard, la dame âgée est toujours dans sa maison, de moins en moins entretenue, sans garantie pour la suite. Comme si rien ou presque n’avait bougé depuis qu’on l’avait rencontrée à l’automne 2021. Le juge de l’expropriation a visité son bien le 6 avril 2023. Sa fille Katja raconte :

Il y a une dizaine de personnes, c’est hyper intrusif. Ils entrent dans les pavillons, regardent tout ce qu’il y a et repartent sans rien nous dire. Ils nous expliquent qu’ils n’ont rien à nous communiquer et ne souhaitent parler qu’à des avocats et pas aux personnes directement concernées. Et nous, on est obligées de se battre pour sauver notre peau, pour nous reloger à l’identique. Parce que déjà, on doit subir la violence de l’expropriation, et après il faut qu’on trouve à se reloger, et ça, c’est absolument impossible. On a commencé à regarder, il n’y a rien. Aucune maison à vendre autour de la gare parce que tout est pris d’assaut par les promoteurs. Donc on va se retrouver dans un drôle de pétrinq.

De la mauvaise nouvelle à l’expropriation :
les cinq ans de bataille d’Arnaud

L’un des cas les plus emblématiques de ces « loupés » dont parlait l’avocat Jean-Louis Péru concerne Arnaud et ses voisins. Trente-trois logements expropriés en plein centre-ville d’Aubervilliers, cinq années de procédures marquées par de longs coups d’arrêt et des accélérations ponctuelles. Cet attaché de presse d’une grande organisation non gouvernementale (ONG) a ainsi bataillé de 2017 à début 2022, lorsqu’il a reçu le paiement de la SGP. Il a finalement pu s’en aller de son appartement du centre-ville d’Aubervilliers fin août 2022.

Quand nous le rencontrons pour la première fois, en octobre 2019, il vit encore avec son épouse et ses deux enfants dans un vaste appartement en duplex, entièrement refait.

Depuis le velux du haut, on aperçoit le Sacré-Cœur et le haut de la tour Eiffel.

Aubervilliers, pour moi, c’était la dernière ville dans la proche ceinture de Paris où il était possible d’acheter quand on venait d’un milieu populaire et qu’on avait fait des études. Là, c’est en train de ne plus être le cas et ça le sera encore moins dans deux, trois, cinq ans, dix ans quand il y aura la ligne 15r.

Quand on lui dit qu’on s’intéresse d’abord aux classes populaires, il réagit vivement : « On s’en sort en une ou deux générations et on vous reprend tout à la suivante. » Parmi ses grands-parents, trois étaient ouvriers, sa mère était professeur en lycée professionnel et son père était éducateur dans un grand ensemble. Il a grandi en grande couronne. Il a été éducateur, puis humanitaire, puis est devenu attaché de presse dans une ONG. Avec une carrière hachée, il n’a pas toujours cotisé (et sa compagne non plus, qui a travaillé un temps à l’étranger), et cet investissement immobilier près de la future station de la ligne 12 était un calcul en prévision de la retraite. Leur projet était d’acheter une petite maison à la campagne au moment de la retraite et en même temps un petit appartement dont le loyer formerait un complément de revenu.

Avant, ils louaient un F2 à Stalingrad, dans le 19e arrondissement de Paris. Puis ils ont loué un F4 à Montreuil à la naissance de leur fille en 2008. Cela permettait à Arnaud d’avoir un bureau pour pouvoir dessiner et travailler. Quand sa compagne est tombée enceinte de leur fils, en 2010, il avait un contrat en CDI et ils ont pris la décision d’acheter. Montreuil était inaccessible pour eux. Aubervilliers, c’étaient les prix de la province et ils pouvaient y acheter un logement. Le couple acquiert l’appartement en février 2011 et emménage après quatre mois de travaux pour rafraîchir un bien inoccupé depuis dix ans. L’immeuble de briques jaunes dans lequel il se trouve arbore une façade travaillée et des balcons en pierre. Au rez-de-chaussée, on retrouve le restaurant d’Ibrahim et Mourad, un « petit resto tunisien qui est sympa ».

Aubervilliers lui plaît, pour sa richesse culturelle, son atmosphère chaleureuse : « Vous avez plein de gestes d’humanité, des gens sympas, ça vit quoi. » Mais il ne nie pas non plus les difficultés :

C’est une ville qui cumule les problèmes, beaucoup de gens sont à bout, ça se voit dans le bus quand les gens s’énervent, ça part vite en cacahuète. Vous avez le meilleur et le pire dans le centre-ville d’Aubervilliers.

C’est parce que l’immeuble est classé aux domaines que son avenir est resté quelque temps préservé. En juin 2016, une première réunion d’information sur la ligne 15 est organisée. Elle s’inscrit dans l’enquête d’utilité publique qui précède la déclaration d’utilité publique (DUP), permettant de mener les expropriations nécessaires dans le quartier. La démolition d’une partie du quartier est annoncée, mais l’immeuble du restaurant tunisien et d’Arnaud semble être préservé, puisqu’il est classé en tant qu’architecture remarquable.

L’enquête parcellaire est menée, sans qu’Arnaud puisse y avoir accès, alors qu’il affirme avoir fourni des documents pour l’alimenter. Cette phase d’enquête parcellaire détermine plus précisément quels immeubles doivent ou non être expropriés. Les propriétaires sont identifiés, une phase amiable s’ouvre. Arnaud s’exclame :

À quoi servent ces enquêtes ? J’ai plus l’impression que ce sont des étapes, des croix à cocher dans le processus. Mais que le fond du truc, on s’en fout. Donc, ça fait perdre du temps à tout le monde, ça coûte du fric, mais ça ne sert pas à grand-chose. Sauf si vous décidez d’aller en justice.

Le 11 mai 2017, une deuxième réunion est organisée au centre-ville d’Aubervilliers. Toutes les enquêtes ont été menées et la fameuse DUP a été publiée. Concrètement, cela signifie que la SGP a le champ libre juridiquement pour faire place nette au profit de la gare.

Ce jour-là, un nouveau plan montre que tout l’îlot de l’immeuble d’Arnaud sera démoli, contrairement à ce qui avait été avancé un an auparavant. Arnaud pose frontalement la question du devenir de l’immeuble. Les habitants entendent pour la première fois qu’ils seront expropriés, même s’il n’est pas certain que leur bâtiment soit détruit à terme.

Arnaud raconte les larmes d’un voisin à côté de lui. « C’est super violent. » La maire enjoint à la SGP de faire preuve d’un peu de patience, pour laisser souffler ces habitants pendant l’été. Arnaud ajoute :

On sort furieux, anéantis, démolis, avec l’impression de se faire spolier. Quand vous prenez un crédit de vingt ans, vous avez l’impression d’avoir construit quelque chose en deux ou trois générations et que, du jour au lendemain, on peut vous le reprendre.

Anne Bonjour, directrice adjointe des relations territoriales à la SGP, déclarait pourtant à Mediapart en 2017 :

Il ne s’agit pas de mettre ces gens à la porte, on n’a jamais fait ça. On prendra le temps nécessaire pour négocier, et aboutir au prix le plus juste pour eux et qui leur laisse le temps de trouver un logement qui corresponde à leur souhait9.

Comme pour beaucoup d’autres personnes expropriées, le calendrier se resserre d’un coup, dès l’annonce. À peine prévenus, il faudrait déjà s’en aller vite. Les arguments financiers doivent convaincre. Les propriétaires sont encouragés à négocier rapidement car la loi du Grand Paris imposerait une enveloppe de rachat fixée aux prix du marché d’un an avant la DUP, soit 2016 à Aubervilliers. Un calcul qui n’arrange pas beaucoup les habitants, puisque l’arrivée de la ligne 12 est alors prévue pour 2019 et que les prix immobiliers augmentent déjà de 3 % par an dans la commune.

Comme sur le reste de la ligne 15 est, la SEGAT prend rapidement le relais pour les négociations. Dès juin 2017, une nouvelle réunion est organisée. Les propriétaires sont approchés, on leur demande de transmettre leurs coordonnées pour une prise de contact le lendemain. La plupart des propriétaires occupants s’y refusent. Les travaux de démolition de l’immeuble, eux, sont fixés à la fin 2018. Il resterait, selon ces premières informations, une grosse année aux habitants pour vendre leur bien, se reloger et déménager.

Ils ont alors recours à plusieurs cabinets d’avocats, dont celui de Jean-Louis Péru. Un premier cabinet conseille la négociation. Les associés de Jean-Louis Péru suggèrent plutôt d’attendre l’ouverture de la ligne 12 fin 2019 pour tirer le prix de vente vers le haut. En septembre 2018, le prolongement de la ligne 12 est repoussé à fin 2021 et la stratégie de la montre s’écroule.

Toujours dans l’attente, les futurs expropriés vivent de loin les remous qui frappent la SGP en 2017 et 2018. L’explosion de l’enveloppe dédiée à la réalisation du projet est dénoncée dans un rapport de la Cour des comptes publié en décembre 201710. « Ils se disent notamment que les expropriations, ça va coûter beaucoup plus cher que prévu », pointe Arnaud. Des faiblesses dans la gouvernance de cet établissement sont aussi soulignées.

Et donc, on se retrouve dans une situation où on n’a plus de nouvelles de la Société du Grand Paris, on reçoit un courrier où on nous dit que la SEGAT va se mettre en contact avec nous, et puis après on n’a plus d’informations.

Les personnes qui ont déjà commencé à négocier s’empêtrent, elles aussi, dans de très longues discussions.

Les résidents de l’immeuble sont filmés dans un documentaire de Philippe Lasry11. Il capture leur longue période d’expectative, alors que le navire Grand Paris Express tangue dangereusement.

On reste alors dans une période de no man’s land, qui est illustrée par le docu. On a face à nous un Grand Paris qui attend des décisions politiques. Et nous, on se retrouve à attendre, à ne pas avoir de nouvelles.

Dans le film, Benoît Labat, alors directeur de la valorisation et du patrimoine à la SGP, estime que si « l’annonce est un moment peu agréable, la réalité des choses est beaucoup moins difficile qu’on ne le dit. C’est l’incertitude qui pèse pour ces gens-là ». Interrogé sur la dégradation de l’état psychologique de certaines personnes confrontées à l’expropriation, le dirigeant conseille aux habitants de se tourner vers la foire aux questions (FAQ) du site Internet de la SGP, où il assure que l’établissement répond à tout. Lors de la projection du film, en présence de dirigeants de la SGP dans un hôtel particulier des Champs-Élysées, Arnaud rappelle ces propos :

Je leur dis que je ne sais pas s’ils comptent se comporter comme cela quand ils vont exproprier des gens à Neuilly-sur-Seine, mais qu’ils doivent garder en tête que, dans l’immeuble, il y a beaucoup de personnes fragiles, et qui sont encore plus fragilisées par cette histoire. […] Et moi je suis allé sur leur FAQ et il n’y a rien sur l’expropriation.

Les tractations se poursuivent en parallèle avec la municipalité, encore communiste, qui relaie leurs demandes.

Ce n’est pas des gens comme nous qui seront là après, c’est d’autres catégories. Que ce soient des bureaux ou des yuppiess qui arrivent de Paris. […] On ne demande pas la lune, on demande une évaluation correcte, un petit billet en plus et après on peut se reloger correctement.

La SGP est injoignable, selon Arnaud, dont le seul interlocuteur reste la SEGAT. Il dénonce une « totale opacité » du côté de la SGP : « Ce sont des discours de façade, de la communication, on se confronte à un mur quand on est face à la SGP. » Comme d’autres expropriés, il dénonce un manque d’humanité dans la manière dont sont menées ces procédures. « Là, on subit ça depuis deux ans et demi, et ça pourrait déjà être fini », glisse-t-il.

Vous êtes confrontés à plusieurs niveaux de discours, ce n’est pas clair du tout. Je pense qu’à certains niveaux, eux, ils ne savent même pas ce qu’ils peuvent dire ou pas. Ils ne sont même pas coordonnés entre eux et il y a des logiques très différentes qui s’affrontent au sein de ces grosses structures.

Une hypothèse que confirme une ancienne consultante pour la SGP que nous avons rencontrée en octobre 2020 :

Il n’y avait pas de réelle instance de résolution. On avait ce qui s’appelle des « réunions d’actions foncières ». Donc, on a la direction des acquisitions foncières, la direction des relations territoriales et la direction des ingénieurs. Une fois par mois, on se réunit et on discute. On passe en revue toutes les gares d’une ligne et on liste où en sont les acquisitions foncières nécessaires, quels sont nos nouveaux besoins, comment est-ce que ça a progressé. On se voyait pendant cinq heures et personne n’avait un compte rendu partagé. Et vraiment, on est plusieurs à l’avoir demandé. Ça ne s’est jamais faitt.

Selon elle, ces défauts de communication sont aussi renforcés par des querelles internes qui complexifient les échanges : « Le dialogue entre les différentes directions était hyper compliqué parce que, dès lors que Machin pensait que ça ne marcherait pas techniquement, Bidule disait que c’était impératif. » Cette ancienne employée d’un prestataire de la SGP dénonce aussi « une surcharge de travail qui venait obscurcir les capacités de jugement et de délibération » des salariés de la SGP.

Et nous, là-dedans, on est plus vus comme le minicaillou dans la chaussure. Ils doivent se dire qu’il n’y a pas d’omelette sans casser des œufs. Pourquoi s’intéresser aux trente pleu-pleu qui sont là alors que, tous les jours, il y a des millions de personnes qui sont prises dans les embouteillages. Mais nous, on comprend que c’est un projet d’intérêt public, et on demande juste à ne pas se retrouver le bec dans l’eau.

Cela fait écho aux propos de Katja, la fille de Véronika, à Bondy :

[Une maison], c’est l’économie d’une vie, et eux arrivent comme des conquérants, comme des vandales. Ils mettent les pieds dans le plat et disent : « Allez, hop, dehors », c’est tout. Ils ont un comportement d’une inhumanité scandaleuse et impardonnable. […] Sous prétexte d’utilité publique, ils ont le droit de tout faire ? « Allez, utilité publique, je prends ça, je prends ça, on a tous les droits. » Et tous les gens, ce sont des intermédiaires en bas de l’échelle, chacun projette la faute sur l’autre : « C’est lui, ce n’est pas moiu. »

Ses propos rappellent aussi ceux de l’ancienne consultante de la SGP, qui révèle que ces questions provoquaient des remous en interne :

Ce qui est compliqué là-dessus, c’est de définir un équilibre d’empathie, alors qu’il faut que la machine tourne. Je trouve que c’est hyper compliqué. Et dire : « Ah bah ouais, vous, va falloir que vous bougiez pour l’intérêt général ou que vous souffriez des travaux pendant cinq ou dix ans. » À l’intérieur de la SGP, parfois, il y avait de l’exaspération là-dessus. Sur le « Non, mais entendez la pénibilité pour les riverains ».

[Pour elle, cela] relevait plus en réalité des difficultés de dialogue au sein de la SGP que d’un réel manque d’empathie. […] Et donc je pense que ce n’étaient pas des gens qui… qui étaient ravis d’embêter le monde avec des travaux. Mais le dialogue était devenu tellement pénible sur ces questions-là que ça venait en fait justifier des positions de pouvoir en internev.

Du côté des habitants près de la mairie d’Aubervilliers, au début de l’année 2019, le dossier est encore enlisé. Les mois passent.

Mais, pendant ce temps-là, la vie, elle, continue. Les gens vieillissent. Ma voisine perd son boulot. En dessous, elle divorce, ils n’y arrivent plus financièrement. De l’autre côté, il y en a un qui fait un prêt relais pour aller ailleurs, mais la négociation n’avance pas. Et, pendant ce temps-là, dites-vous qu’on ne paye plus l’entretien de l’immeuble. Il y a donc un risque que ça se dégradew.

Les négociations reprennent au printemps 2019, alors que la démolition de l’immeuble était censée avoir eu lieu déjà quelques mois auparavant, selon les projections faites en 2017. L’objectif est à nouveau de clore les négociations avant le début de l’année 2020. Après la lente période de veille, le coup d’accélérateur est brutal et les propriétaires sont à nouveau poussés à vendre vite s’ils souhaitent obtenir un bon prix. « Toujours pour faire pression sur les gens, ils donnent l’exemple de quelqu’un qui est allé devant le juge et qui a obtenu un prix moindre que ce qui était proposé », glisse Arnaud.

Son appartement est mesuré, évalué et il se voit proposer une enveloppe bien en deçà de ses attentes, l’équivalent de 3 000 euros du mètre carré, selon lui. Il s’estime victime d’une sous-évaluation de son bien, qui menace son avenir à Aubervilliers. Le communicant s’estime coincé : « Plus je vais attendre, pire ça va être. »

Je vais aller les voir et leur dire : « Soit vous payez et je dégage tout de suite. Soit vous nous dites non et dans ce cas-là j’irai jusqu’au juge de l’expropriation et je traînerai au maximum », sans autre choix que de me barrer d’Aubervilliers. Et ils payeront un max.

Après plus de cinq ans de négociations amiables infructueuses, l’ancien propriétaire se résout finalement à pousser la procédure jusqu’au juge de l’expropriation, qui rend son verdict en 2022. Comme la quasi-totalité de ses voisins, il a finalement pu obtenir une indemnisation à hauteur de 4 900 euros du mètre carré, ce qu’il avait demandé depuis le départ. « S’ils nous avaient donné ça dès le début, ils auraient économisé tellement de temps et d’argent, je ne comprends pas. »

Pour l’immeuble d’Arnaud, son avocat, Jean-Louis Péru, estime :

On a quand même, oui, une belle augmentation. Nous, on a onze dossiers et tous sont passés devant le juge de l’expropriation. On a obtenu au moins 50 % de plus par rapport aux propositions amiables de départ, parce que la SEGAT, déjà, propose 10 % à 20 % de moins que l’estimation des domaines, et donc le juge rajoute assez facilement 10 % à 20 %, déjà, même plusx.

Cette procédure d’expropriation obéit à des étapes très précises :

Le juge prend une ordonnance de visite sur les lieux. Donc tout le monde va visiter votre appartement. Et puis en général, ils sont tout propres. Ils ont été rangés. On sent bien qu’il y a quand même une certaine forme de théâtralité d’intervention judiciaire. Ensuite, il y a des échanges dans lesquels on conteste la qualité du bien quand on est expropriant. Au contraire, on la valorise quand on est du côté des expropriés. Et il va y avoir une audience de plaidoirie, avec l’intervention particulière du commissaire du gouvernement, qui est un agent du fisc qui connaît bien les ventes qui sont faites dans le quartier.

Ensuite, tout s’enchaîne très rapidement pour les expropriés :

On plaide et puis le juge rend son jugement. Et une des particularités de l’expropriation, c’est qu’effectivement l’expropriant ne peut pas prendre possession de la propriété expropriée avant d’avoir payé. Mais une fois que [l’exproprié] a été indemnisé pour l’expropriation, il n’a plus qu’un délai d’un mois avant de quitter les lieux.

Après avoir obtenu l’enveloppe qu’il souhaitait, Arnaud a donc dû déménager vite, à l’été 2022. Lui poursuivra sa route un peu plus loin, désormais séparé de sa compagne. Cinq ans après le début de la procédure, il constate avec amertume :

J’ai acheté un F3 avec jardin, limite La Courneuve, donc plus loin du centre. On voit la logique de gentrification à l’œuvre. Et les autres voisins, ils vont encore plus manger. Il faudra compter au final combien vont rester à Aubervilliersy,

Le traumatisme de l’expropriation pour les plus âgés et les plus fragiles

Dans le documentaire réalisé en 2018, on voit Arnaud plaisanter avec un retraité énergique, coiffé d’un épais bonnet gris. Tous deux sont filmés en train de peindre une large banderole Grand Paris = Grand Patron en rouge vif. Autour du quadragénaire, tout le voisinage s’active, dans une ambiance conviviale. « Vous faites ça bien, Monsieur G. » « Ah ben oui », rétorque l’octogénaire, pinceau à la main, sourire en coin.

Monsieur G., c’était le voisin de palier d’Arnaud, au 5e étage. Il habitait dans le même immeuble avec son épouse de 88 ans, Beatrice. Il était réparateur de flippers et de machines à sous. « Un vieux métier, ça », assure sa fille. Cet immeuble du quartier de la mairie d’Aubervilliers, il y est né et il y est mort, quatre-vingt-quatre ans après.

Livia, sa fille, s’est réinstallée chez ses parents pour gérer l’expropriation, qui s’est ici aussi enlisée pour eux à partir de 2017. Cette ligne 15, qui passera juste en dessous de cet immeuble où elle a presque toujours vécu, elle ne la voit pas forcément d’un mauvais œil tout en étant partagée sur la situation :

Mais moi, vous ne pourrez pas m’empêcher de penser que la 15, elle a, entre guillemets, tué mon père. Elle va, elle va… Enfin, pas rendre malade ma mère… Mais voilà, tout ce que ça implique derrière, même si moi, je trouve que c’est très bien d’avoir les métrosz.

Monsieur G. est décédé dans son sommeil à l’été 2020. Si son cœur était fragile et fatigué, son état de santé général n’était pas mauvais. Cet habitant historique de l’immeuble est mort avant qu’on puisse le rencontrer. C’est Beatrice, sa veuve, et Livia qui racontent ces cinq années de procédure, à l’été 2022. Sous la chaleur écrasante du mois d’août, le centre d’Aubervilliers a déjà bien changé depuis l’ouverture de la ligne 12, deux mois auparavant. La place centrale en face de la mairie a enfin troqué palissades et ouvriers contre quelques bouches de métro grandes ouvertes vers Paris centre. Il faut s’y reprendre à deux fois pour se repérer dans ce nouvel environnement, surtout quand on n’a jamais connu qu’une place entravée de barrières et d’engins de chantier. Ce chantier-là aura duré presque dix ans.

L’immeuble est toujours là avec sa jolie façade ocre. Arnaud est encore présent, lui aussi, mais plus pour longtemps, comme en témoigne le matelas qu’il descend sur son dos. Son père l’attend à côté d’une camionnette de déménagement. Il est souvent interpellé par des passants qui s’étonnent que tout le monde s’en aille de cet immeuble propret. « Vous pourriez faire un reportage sur les réactions des gens, depuis deux jours, ça n’arrête pas, commente-t-il. Ils disent tous que c’est vraiment dommage de casser un bâtiment comme ça. » Arnaud doit louer un petit appartement transitoire, en attendant son F3 à La Courneuve. Dès que son déménagement est terminé, une porte blindée est posée pour empêcher les squats. « Moi, à chaque fois qu’ils blindent une porte, c’est simple, je pleure », s’émeut Livia. Deux déménagements simultanés sont en cours au cœur de l’été. Une devanture de petite échoppe de mode a aussi baissé le rideau au rez-de-chaussée, sur la rue. « Il est parti ? » demande Beatrice, la mère de Livia. « Oui, il en avait marre, il s’en va à Montreuil », répond Arnaud.

Beatrice est une dame âgée toute menue. Cette presque nonagénaire avance vite et déploie des trésors d’énergie quand elle tente de retenir son chien aux yeux vairons, Bowie, qu’elle surnomme aussi « Kiki ». « Ah, voilà mes deux petits vieux », s’émeut Livia, aux côtés d’Arnaud. La cadette de cette fratrie de trois enfants porte justement un tee-shirt à l’effigie de David Bowie. Cette quadragénaire aux cheveux bruns gominés est cheminote et travaille en horaires décalés. Ses deux frère et sœur ont la soixantaine et ne vivent pas à Aubervilliers.

Quand leur voisin Arnaud leur apprend que l’immeuble va être démoli, Monsieur et Madame G. n’y croient pas.

Je pense [qu’]au début, mon père et ma mère, ils n’ont pas trop bien compris l’expropriation parce qu’ils étaient déjà âgés. Et au début, je crois qu’ils ont toujours cru que ça n’arriverait jamais en fait.

La procédure au rythme décousu ne les aide pas à prendre conscience de la situation. C’est après la crise sanitaire liée à la Covid-19 que la procédure reprend.

Et là, mon père, il a commencé à… quand je vous parle d’une descente, c’est que ben, il n’a même plus payé ses charges, ni rien du tout. Il était dans un autre monde, quoi. En fait, quand il est décédé, il avait beaucoup de dettes à rembourser. Par rapport à l’appartement. Et puis je pense qu’il n’avait pas envie de voir ça non plus. […] Alors, ils ne sont pas responsables de la mort de mon père. Mais je pense que, inconsciemment, ça a quand même… ça l’a quand même chamboulé et ça l’a quand même énormément perturbé.

Sa mère se souvient : « Lui, il n’a pas accepté du tout. Dès le départ, il n’a pas accepté. Moi, je lui disais : “Mais si, peut-être qu’ils se sont trompés, ne t’en fais pas.” »

Pour ces enfants d’immigrés italiens, cet appartement perché au 5e étage représentait un grand pas en avant vers le confort. « Moi, ma mère, elle a vécu dans des baraques à Porte de la Villette, rappelle Livia. Cet appartement, c’est toute sa vie. » Beatrice est née en Italie et est arrivée en France à 3 ans avec ses parents en 1937. Ils ont vécu dans la Zone, ces bidonvilles de la zone non aedificandi des anciennes fortifications de Thiers, avant la construction du boulevard périphérique, rendus célèbres par les photographies de Robert Doisneau après guerre.

Elle a rencontré mon père, elle vivait encore là-bas. C’est pour ça, en fait, ce que je pense aussi… ma mère, elle a vécu toute sa vie, toute sa jeunesse, dans des petits trucs, un peu… un peu pas très bien, quoi. Quand elle est montée ici, pour elle, c’était le luxe.

Beatrice et son mari se sont installés à Aubervilliers en 1961, dans l’immeuble où il était né. Ils occupaient d’abord une chambre au quatrième étage, puis ont pu acheter un appartement de trois pièces, les trois enfants partageaient la même chambre. Couturière, Beatrice est devenue mère au foyer après la naissance de ses enfants. Toute leur vie s’est faite à Aubervilliers, dans cet immeuble.

Ce n’est pas une génération qui déménage toutes les cinq minutes parce qu’ils ont besoin de changement. C’est des gens qui sont là. […] C’est des gens qui tiennent… voilà, qui sont attachés à leurs biens.

Beatrice raconte les solidarités simples bâties sur plusieurs décennies dans cet immeuble :

On était dans une maison où on s’accordait assez bien. Il n’y avait pas de zizanie. On se fréquentait. De temps en temps, on se recevait les uns et les autres. On était un peu comme une famille, dans la maison. Depuis qu’il y a eu cette histoire, qu’il fallait qu’on parte et tout, on a tous été perturbés.

L’avenir, lui, se construit en pointillé :

Je ne sais même pas si on se reverra après. Mais enfin, il y a beaucoup de choses de sentimental. Où c’est que je vais aller finir ? Avec qui, où ? Et moi, vous vous rendez compte ? J’ai une belle vue, j’ai un beau balcon. Je ne sais pas, je ne sais pas. Et puis là, plus ça va, plus je suis perdue.

Beatrice fume une cigarette, enchaîne les allers-retours entre sa petite cuisine tout en longueur et le salon jaune poussin truffé de bibelots, de vaisselle et de photos de famille. Pour elle, ce départ programmé de longue date peine encore à faire sens. « Je ne sais même pas pourquoi ils nous font partir, regrette-t-elle. Déjà je ne comprends pas. Et puis deuxièmement, je suis incapable… Depuis que je sais qu’on doit partir, je ne sais pas ce qui s’est passé, je suis capable de plus rien », murmure l’habitante aux cheveux très sombres. Livia raconte que sa mère a pourtant encore toute sa tête. La preuve, elle fait régulièrement le trajet en bus pour aller chez son fils à Livry-Gargan. Mais elle mange peu, angoisse et « panique vite », dès qu’elle reçoit un courrier.

Je pense qu’elle, elle sait qu’elle doit partir. Mais je crois qu’elle ne réalise pas. En fait, pour elle, ça ne va pas arriver tout de suite […] Ma mère se voile un peu la face. Dernièrement, elle m’a dit : « Je vais acheter des canapés, un tapis. » J’ai dit : « Bah non, rien du tout parce qu’à la fin de l’année, ça se trouve, on n’est plus là. »

Aubervilliers, l’ancienne couturière voudrait y passer le reste de sa vie. Après quatre-vingt-cinq ans dans les environs, difficile de se résoudre à partir plus loin :

Que voulez-vous que je fasse ? Je suis obligée de suivre mes enfants, ou ils vont trouver quelque chose où je voudrais aller. Mais c’est compliqué. Et puis plutôt à Aubervilliers. Tout est devenu cher maintenant.

Livia ne sait pas encore quand il faudra s’en aller, ni où sa mère pourra partir avec ses soixante et un ans de vie soigneusement consignés dans ses cartons. Comme ses voisins, la procédure a été poussée jusqu’à la saisine du juge de l’expropriation, qui a fixé sensiblement le même prix au mètre carré que pour Arnaud. Mais, dans ce dossier, la SGP a décidé de faire appel. Les raisons restent floues. Livia invoque des litiges sur le décompte des mètres carrés de la cave, que la SGP ne souhaitait pas inclure : « Franchement, je ne pensais pas qu’ils feraient appel. Vu la situation dans laquelle on est. Parce que de l’argent, ils en ont. »

La mère et sa fille ont fini par déménager moins de six mois plus tard. À l’été 2022, Livia pensait effectivement qu’il leur faudrait partir avant la fin de l’année 2022 : « Ils ne nous ont pas transmis de date, mais je pense que c’est la date butoir qu’ils vont nous donner parce que, à mon avis, les travaux commencent l’année prochaine », glisse-t-elle. Reste à savoir, à l’issue de l’appel, le montant de la différence à payer. Si le prix d’achat fixé en seconde instance est moins élevé, ce seront en effet à elles de s’acquitter de la différence :

Ils nous demandent de signer, ils proposent de nous donner l’argent. Mais le problème, c’est qu’après, on ne sait pas combien on rembourse, regrette-t-elle, on ne peut pas se projeter parce qu’on ne sait pas combien on va leur devoir, on ne sait rien, donc c’est un peu compliqué.

Plus loin sur la future ligne 15, près de la gare de Bondy, les voisins de Véronika ont aussi connu un drame qu’ils imputent à l’expropriation. Osman a 71 ans. Turc, il s’exprime difficilement en français. Ancien comptable, il est retraité et vivait dans cette maison depuis 2004 avec sa femme et leurs deux grands enfants, nés en 1993 et 1998. Eux aussi ont appris par une simple lettre en juin 2019 qu’ils allaient devoir quitter cette maison qu’ils habitaient alors depuis quinze ans. Cette nouvelle a bouleversé leur existence, car sa femme s’est suicidée un an et demi après.

Osman impute la mort de son épouse à cette lettre reçue en 2019 :

Moi j’étais malade, diabétique, je suis resté une semaine à l’hôpital. Et puis ma femme a appris qu’on allait démolir ici. Elle me disait qu’on allait nous jeter dehors, qu’on nous jetait dans la rue. Elle avait peur. Elle répétait toujours cette histoire. Qu’on allait démolir notre maison, qu’on allait rester dans la rue. Elle avait peur. Et puis, un matin, je dormais, ma fille m’a dit que sa mère n’était pas là. Et j’ai vu que dans la cave, elle s’était pendue. Je suis sûr et certain que c’est à cause de l’expulsionaa.

La femme d’Osman est décédée le 6 décembre 2020. Elle avait 59 ans.

Aujourd’hui, leur fils vit toujours dans la maison de ses parents, il est comptable comme son père. Mais sa fille souffre d’épilepsie et elle est hébergée chez des proches en Turquie car elle ne souhaite pas encore revenir habiter sur les lieux du suicide de sa mère.

Si ces familles ne réclament pas de dédommagements supplémentaires à la SGP pour ces années de procédures lourdes et leurs conséquences dramatiques, c’est parce que peu d’outils juridiques existent. Pour les familles qui ont été si durement touchées par l’expropriation, comme Osman à Bondy ou Beatrice à Aubervilliers, il est très complexe d’invoquer un préjudice moral afin d’obtenir des dédommagements éventuels. « Il y a une procédure qui peut être engagée. C’est le préjudice anormal et spécial lié à une opération de travaux publics. Mais c’est compliqué à mettre en œuvre », précise l’avocat Jean-Louis Péru.

Parce que, évidemment, le droit d’expropriation est fait pour l’expropriant, et non pour l’exproprié. La Déclaration des droits de l’homme protège les expropriés. Mais la procédure de l’expropriation est faite pour l’expropriant. Et c’est compliqué d’obtenir une indemnisation pour ce préjudice parce qu’il faut qu’il soit anormal et spécial. Anormal, il l’est sans doute. Spécial, ça veut dire qu’il faut qu’ils soient les seuls dans cette configuration-là. Si toutes les personnes qui sont dedans ont ça, ça ne fonctionne pasab.

Ce que révèle l’intervention du juge

Interrogée sur l’impact de ces expropriations, dans le cadre d’un reportage vidéo du Parisien déjà cité en octobre 2021, la SGP affirmait que ces procédures d’expropriation étaient extrêmement rares autour des chantiers du futur Grand Paris Express :

Sur l’ensemble du tracé, près de 550 logements ont d’ores et déjà été acquis, pour la très grande majorité à la suite d’accords amiables : une trentaine seulement ont donné lieu à une procédure devant le juge de l’expropriation. Il faut savoir que ce n’est pas la règle générale, car pour certains maîtres d’ouvrage, cette proportion est inversée : 90 % d’expropriations et 10 % à l’amiable. La Société du Grand Paris privilégie toujours la voie du dialogue et de l’accompagnement personnalisé pour les habitants dont elle doit acquérir le bien.

« La Société du Grand Paris ne prend jamais une décision comme celle d’acquisitions foncières de logements à la légère et sans peser l’impact potentiel sur les propriétaires concernés », estime l’établissement. Elle avance mettre en œuvre des « enquêtes sociales auprès des ménages concernés » grâce à « des professionnels formés à la maîtrise d’œuvre urbaine et sociale, qui peuvent également aider le ménage à constituer un dossier de demande de logement », mais généralement uniquement pour les locataires qui occupent les biens acquis.

Effectivement, pour les propriétaires que nous avons rencontrés, aucune enquête sociale n’a été mentionnée et les personnes concernées ne sont pas du tout accompagnées dans ce qui leur arrive et bouleverse leur vie.

Quant aux sommes proposées pour acquérir ces biens, « les transactions sont réalisées au prix du marché, sous le contrôle de la direction nationale d’intervention domaniale, et les personnes reçoivent le paiement en une fois comme habituellement en matière de transaction immobilière de gré à gré », précise l’établissement public.

En réalité, il semble que les prestataires fonciers de la SGP recourent à un mélange de pratiques procédurières inadaptées aux personnes que cela touche, et de mises sous pression pour accélérer les ventes amiables (ce qui pourrait expliquer la faiblesse des procédures en justice). Et ce que montrent ces procédures en justice, c’est que le prix proposé par ces prestataires est systématiquement et largement sous-évalué, ne permettant pas aux personnes concernées d’envisager leur avenir dans leur quartier. L’écart entre la théorie (ou les éléments de langage de la communication de la SGP) et la pratique est donc criant. Les personnes qui se sont pourvues en justice à Aubervilliers ont presque toutes obtenu gain de cause dans une procédure pourtant écrite en faveur des expropriants, comme le soulignait l’avocat spécialiste Jean-Louis Péru.

Tout autour de Paris, les habitants concernés par les procédures d’acquisition amiable et d’expropriation ne sont pas égaux. Sur la ligne 15 ouest, une ancienne consultante pour la SGP nous expliquait comment certains habitants envoyaient des recommandés pour se plaindre des décibels du chantier à côté de leur domicile ou de la perte de valeur de leur bien à cause des travaux. À l’est, là où des personnes modestes sont établies depuis longtemps, ce qui est en jeu, c’est l’investissement de toute une vie, dans un bien immobilier ou dans un commerce, et elles n’ont pas les mêmes moyens de se protéger face à cette épreuve comme se défendre contre le Grand Paris.

À Bondy comme à Aubervilliers, ce sont des dynamiques collectives qui ont conduit les habitants à se soutenir mutuellement, à partager les informations dont ils disposaient et à se pourvoir en justice. Certains ont finalement obtenu gain de cause, d’autres attendent encore, mais la durée de la procédure les a profondément affectés et, finalement, lésés, car les prix immobiliers ont trop augmenté pour qu’ils puissent se reloger sur place à la fin de la procédure.

Certains de ces petits propriétaires sont éligibles au logement social, mais ils ne sont pas accompagnés par des professionnels pour y accéder comme peuvent l’être les locataires. Surtout, pour ces personnes modestes issues des classes populaires et, le plus souvent, de l’immigration, l’accès à la propriété était une façon de sécuriser leur trajectoire sociale et, symboliquement, de le faire de façon autonome. Accéder au logement social, même s’ils y ont droit, n’est souvent pas envisageable pour eux tant cela représente un déclassement après avoir été longtemps propriétaires.

Les démolitions touchent aussi des locataires du parc social

Sur les futures lignes du Grand Paris Express, les pavillons et immeubles du parc privé ne sont pas les seuls à devoir être démolis lorsqu’ils se trouvent au mauvais endroit. Les acquisitions foncières touchent aussi des immeubles du parc social francilien.

À Gennevilliers, 101 logements sociaux démolis pour une nouvelle gare de la ligne 15

À Gennevilliers, dans le nord des Hauts-de-Seine (92), c’est une longue barre de logements sociaux qui a disparu pour laisser place à la gare des Agnettes sur la ligne 15 ouest. Gennevilliers est une vaste commune populaireac de près de 50 000 habitants située dans la boucle de la Seine, en aval de Paris, au nord des Hauts-de-Seine, à 7 kilomètres du centre de Paris. L’habitat y est plus récent que dans les communes limitrophes et elle abrite de nombreuses zones d’activités, dont le premier port fluvial français, ce qui explique qu’elle est moins dense que les communes proches de Paris. Les Agnettes est un quartier de grands ensembles des années 1960-1970, situé au sud-ouest de la ville, à proximité d’Asnières-sur-Seine. Il comprend l’hôtel de ville et des équipements culturels comme la bibliothèque centrale ou le conservatoire de musique, ainsi qu’un centre commercial. La station Les Agnettes de la ligne 15 ouest fera face à la station actuelle Gennevilliers-Les Agnettes de la ligne 13, entre Asnières et Gennevilliers. Pour cela, un grand immeuble de huit étages à la façade grise et rose saumon a dû être démoli. Ce sont 101 familles de locataires qui ont été expulsées de leur appartement et à qui il a fallu trouver un logement social ailleurs.

En janvier 2019, sur le chemin de cette barre en sursis de Gennevilliers, le Grand Paris Express n’a encore de concret que les fracas de la pelle sur les gravats derrière cette fine palissade colorée du quai de la ligne 13 à Porte de Clichy. Dans l’entrebâillement, on distingue un mur de parpaings et un ouvrier en train de déblayer de petits cailloux qui crissent, sous une lumière blafarde de chantier. « Ici, nous préparons le futur couloir de correspondance avec la ligne 14 », indique la cloison. L’extension de la 14 au nord représente le tout premier tronçon livré du futur Grand Paris Express. Elle a atteint la station Mairie de Saint-Ouen en décembre 2020. Elle devrait atteindre Saint-Denis Pleyel, son nouveau terminus au nord, à l’été 2024.

À Gennevilliers comme à Aubervilliers ou à Bondy, seuls les habitants qui doivent s’en aller connaissent les contours du projet. Samira et ses voisins, les ex-locataires de la barre « 12-21 », sont de ceux-là. Samira a 40 ans, elle est femme au foyer auprès de trois enfants. Son mari est restaurateur. Elle se tient à l’abri d’un vent tranchant de janvier. L’ancienne habitante a quitté sa barre condamnée en novembre 2018. Un départ soudain après plus de vingt ans dans ce long immeuble HLM. Quelques locataires habitent encore là, autour de chauffages d’appoint, au plus fort de l’hiver. « Ce sont des familles avec des personnes malades. Pour elles, le déménagement prend plus de temps. Leur nouveau logement a dû être aménagé », regrette-t-elle. Avec sa famille, elle a eu l’opportunité de construire la suite dans un nouveau quartier de Gennevilliers, comme elle le souhaitait.

Ces locataires du parc social ont eux aussi fait face à l’exigence urgente de déménager, puis à l’attente :

On nous a expliqué que la Société du Grand Paris devait récupérer le bâtiment. À la base, ça devait être assez rapide. Ils nous ont parlé d’une échéance en 2018 et qu’en gros il fallait que tout le monde soit partiad.

L’agenda élastique des démolitions a finalement tout ralenti, là aussi : « Comme la Société du Grand Paris a pris du retard sur les avancées des travaux, ils ont fini par être un peu moins pressés. »

Ce qu’on nous a expliqué, c’est que rien n’a été prévu. Ils avaient racheté le terrain à la Ville, et prenaient en charge uniquement les frais du déménagement. Ils avaient une enveloppe de 2 500 euros par logement, quelque chose comme ça. Donc vous comprenez qu’avec 2 500 euros, on ne peut pas faire grand-chose.

L’une de ses anciennes voisines, Jacqueline, 70 ans, agente immobilière à la retraite, s’interroge sur les raisons de la démolition de l’immeuble et de la construction d’une nouvelle gare :

Je ne suis pas d’accord depuis le début. Foutre en l’air 101 familles pour des raisons d’argent, parce que je suis convaincue que c’est des histoires d’argent… C’est la mairie qui a voulu ça. Il devait y avoir, de toutes les façons, un couloir entre la ligne 13 et la ligne 15, quel était l’intérêt de faire une station à cet endroit-là ? Ils vont faire une gare et au-dessus des bâtiments d’habitation.

Ça permet à Gennevilliers d’avoir une station de métro supplémentaire, parce que là, il n’y en a pas, c’est sur Asnières. D’avoir une station de métro et éventuellement un bâtiment plus haut avec des appartements en accession à la propriété, éventuellement des locaux commerciaux, tout ça, c’est du fric. Pour le moment, il n’y a pas d’accession à la propriété sur le quartier, c’est que des HLM. Là, quand ils vont commencer à casser, ouiae.

L’enjeu du relogement

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, reloger des locataires du parc social dans le même parc n’est pas évident. D’une part, la pénurie de logements sociaux complique le relogement, les relogés passant en outre devant des personnes qui attendent un logement depuis des années.

La principale difficulté que rencontre la SGP porte sur le relogement d’occupants dans le parc social, la pénurie de logements sociaux étant particulièrement sensible en Île-de-France, ce qui est source de difficultés et de délais supplémentaires. Pour y répondre, la SGP met en place des partenariats avec des bailleurs sociaux pour accompagner et favoriser le relogementaf.

Samira explique cela clairement :

Le social est mis à mal. C’est ça qui a rendu difficile le relogement, le manque de rotations. […] Le très social disparaît au profit du presque pas social. J’en connais qui hésitent à déménager parce qu’ils savent qu’ils devront payer le double. Nous, on n’avait rien demandé. Ceux qui sont partis en premier, c’est ceux qui souhaitaient partir de baseag.

Entre-temps, les loyers ont effectivement augmenté, même dans le parc social, et les locataires risquent de ne pas retrouver la même surface ou les mêmes aménités. Samira évoque ainsi l’enjeu des différences de loyer et de leur augmentation considérable à l’occasion du relogement :

Alors en fait, mon ancien loyer était autour de 600 euros pour un T4 qui faisait 76 m². Maintenant, les nouveaux logements sont plus grands. Mon nouvel appartement fait 86 m² et le nouveau loyer était entre 1 060 et 1 100 euros, donc vous voyez, le différentiel est assez conséquent. Les loyers aujourd’hui sont beaucoup plus élevés parce que, sur les logements sociaux, les aides à la pierre sont beaucoup moins importantes et les organismes publics tendent à disparaître. Ils ont beaucoup plus de mal à rembourser et, du coup, c’est du logement social, mais ce n’est plus les mêmes tarifs qu’il y a quarante ans.

Pour prouver que cette expulsion allait sévèrement affaiblir les bourses des locataires fragiles, elle a même fourni à la SGP un simulateur de perte de pouvoir d’achat. L’aide au déménagement ne suffisait pas pour être relogé dans les mêmes conditions.

Jacqueline est née à Gennevilliers et vivait dans cet immeuble depuis le début des années 1970 :

Je suis arrivée dans la barre en 1972, à l’ouverture du bâtiment. Pour nous – on était jeunes à l’époque – c’est un appartement neuf. À l’époque, j’habitais un trois-pièces et c’était l’apothéose. Je l’avais vu construire, en plus, moi. Avant, j’habitais du côté de l’ancien parc des Sévilles. J’habitais un pavillon, qui était au bord de l’autoroute et allait être cassé. C’est moi qui ai demandé à habiter dans l’appartement en construction.

Niveau confort, il n’y avait pas photo. Moi, me retrouver avec une baignoire, c’était… [elle mime le bruit d’un train à grande vitesse].

On habitait au cinquième et ensuite, on est descendus au premier parce qu’on a eu une fille en premier et un garçon après, donc on a demandé une chambre supplémentaire. On y a passé notre vie, c’est notre vie qui est là-bas, qui va être balayéeah.

À l’époque, il était encore possible de vivre un parcours résidentiel ascendant, correspondant à l’évolution de la taille de la famille, dans le même immeuble. Cela permettait l’ancrage et le développement de relations de voisinage à long terme. C’est aussi cela que perdent les locataires en étant relogés. Son ancienne voisine et amie de 78 ans est décédée peu après son déménagement, et ce n’est pas la seule :

Foutre en l’air 101 familles… parce que, au-delà du bâtiment, c’est la vie des familles. Il y a 101 logements qui sont pratiquement neufs, le bâtiment fait neuf par rapport à tous les autres…

Merci le Grand Paris d’avoir détruit autant de familles et d’avoir été pour le décès d’autant de personnes. De mémoire, une dizaine de personnes sont décédées. Le cancer, il arrive, je sais, bon, mais je suis presque sûre que ça a un lien avec le Grand Paris.

Sans pouvoir attribuer ces décès aux seules procédures d’expropriation ou d’expulsion, il n’en reste pas moins que, lorsqu’on a passé autant de temps dans un logement, qu’on y a construit sa vie et des liens forts avec ses voisins, perdre ce logement, c’est perdre sa vie, parfois au sens littéral.

La bataille des locataires contre la Société du Grand Paris

Avec l’association Droit au logement (DAL), Samira et ses voisins ont mené une âpre bataille pour obtenir des conditions de relogement satisfaisantes auprès de la SGP. Ils n’ont pas eu de contacts avec l’établissement, seulement avec le bailleur, et ont interpellé le maire, PCF, de Gennevilliers. « On n’avait pas le Grand Paris en interlocuteur direct, on discutait avec le bailleur. On avait obtenu satisfaction sur plusieurs points, sauf le loyerai », explique Samira. Elle est devenue la représentante des locataires. Ici, la mairie a épaulé les habitants :

Le maire a été interpellé et a négocié avec nous. Il a rencontré la SGP. Ça s’est débloqué. Le Grand Paris prend en charge le différentiel de loyer pendant cinq ans.

Une fois encore, la mobilisation collective a payé, les habitants ont fini par gagner leur bataille et obtenir une juste compensation de la part de la SGP. Ils étaient prêts à se battre jusqu’au bout, comme le raconte Jacqueline :

Si la Société du Grand Paris n’avait pas accepté de payer la différence de loyer, les gens se seraient tellement battus qu’on n’aurait pas accepté de lâcher l’immeuble. Moi, j’étais du genre à m’accrocher au mur, oui. Je n’aurais pas cédé, moi, je peux vous garantir. Ils m’auraient peut-être mise dehors, mais moi je me serais mise assise par terreaj.

Le soutien du maire a été décisif, comme l’explique Samira :

Quand on est soutenus par la Ville, ce ne sont pas les mêmes conditions. Nous, on l’a interpellé et il a accepté de nous recevoir assez rapidement et était à l’écoute. Le bailleur était soulagé que le Grand Paris prenne ses responsabilitésak.

La procédure de relogement a duré trois ans. « Mais tous ceux qui voulaient rester dans le quartier sont restés dans le quartier. Donc tout est bien qui finit bien, pour nous en tout cas », indique Samira. La représentante de locataires peine à comprendre pourquoi la SGP a autant tergiversé avant d’accéder aux demandes des habitants :

Pourtant, c’était une goutte d’eau, ça représentait mais rien du tout. Dix puissance moins six [par rapport à leur budget], de l’ordre du rien du tout. On s’est dit qu’il ne fallait pas céder face à eux.

Le Grand Paris Express affecte l’existence de nombreuses habitantes et habitants des quartiers populaires. Dans ce chapitre, nous avons évoqué les cas d’expulsion directement liés à la construction des futures gares. Ces expulsions résultent d’expropriations de petits propriétaires ou du relogement contraint de locataires du parc social. Elles ont en commun une annonce brutale, des procédures longues faites d’accélération et de pression et de périodes de latence pendant lesquelles la vie des personnes reste en suspens. La procédure étant bien plus lente que le rythme de l’augmentation des prix, la plupart des propriétaires expropriés sont contraints ensuite de partir en périphérie, loin du futur nouveau métro. Celles et ceux que nous avons rencontrés se sont battus pour obtenir un meilleur dédommagement (que ce soit pour le prix de vente de leur bien ou pour l’excédent de loyer lié à leur relogement dans le parc social) et ont, parfois, obtenu gain de cause. Mais combien d’autres sont partis en étant spoliés ? Et même parmi ceux qui ont obtenu justice, combien ont vu leur vie durablement affectée ?

Ces victimes du Grand Paris font partie du peu d’habitants de la métropole parisienne à avoir conscience du rouleau compresseur que représente ce mégaprojet urbain. Il ne leur a néanmoins pas toujours été possible d’en identifier les acteurs et les donneurs d’ordre. C’est ce que nous allons nous efforcer de faire dans le chapitre suivant.

a. Un opticien, un photographe et deux associés restaurateurs.

b. Les classes populaires (ouvriers et employés, actifs et retraités, et leurs familles) représentent 60 % de la population (39 % dans l’agglomération parisienne). La part des immigrés (étrangers et Français par acquisition) est de 34 % (21 % dans l’agglomération).

c. Sauf mention contraire, les données statistiques sont issues du recensement de la population de 2020.

d. Tous les noms des personnes rencontrées dans le cadre de l’enquête ont été changés pour préserver leur anonymat, sauf ceux et celles qui apparaissent avec leur prénom et leur nom (élus ou militants notamment).

e. Les citations qui suivent sont tirées de l’entretien avec Véronika, réalisé le 21/09/2021 à Bondy.

f. Les classes populaires (ouvriers et employés, actifs et retraités, et leurs familles) représentent 62 % de la population (39 % dans l’agglomération parisienne). La part des immigrés (étrangers et Français par acquisition) est de 46 %, soit plus du double de la moyenne de l’agglomération (21 %).

g. Les citations qui suivent sont tirées des entretiens avec Issam, Nabil et Kristina, le 06/11/2018 à Aubervilliers.

h. Prévue initialement dans la foulée de l’ouverture de la station Front populaire, à proximité du nouveau campus Condorcet, dédié aux sciences humaines et sociales, en 2013, l’extension de la ligne 12 n’aboutit finalement qu’une dizaine d’années plus tard avec le nouveau terminus de la ligne à Mairie d’Aubervilliers, où une station de la future ligne 15 du Grand Paris Express doit voir le jour à l’horizon 2030.

i. Les citations qui suivent sont extraites de l’entretien avec Jean-Louis Péru, le 22/12/2021 à Paris.

j. Extrait de l’entretien avec Ibrahim et Mourad, le 13/02/2020 à Aubervilliers.

k. Extrait de l’entretien avec Jean-Louis Péru, le 22/12/2021 à Paris.

l. Extrait de l’entretien avec Kristina, le 06/11/2018 à Aubervilliers.

m. Extrait de l’entretien avec Beatrice et Livia, le 05/08/2022 à Aubervilliers.

n. Extrait de l’entretien avec Véronika et Katja, le 21/09/2021 à Bondy.

o. Cette citation et la suivante sont extraites de l’entretien avec Jean-Louis Péru, le 22/12/2021 à Paris.

p. Extrait de l’entretien avec Véronika et Katja, le 21/09/2021 à Bondy.

q. Cette citation est extraite d’un entretien téléphonique avec Katja, en avril 2023.

r. Les citations qui suivent sont extraites de l’entretien avec Arnaud, le 15/10/2019 à Aubervilliers.

s. Yuppies (young urban professionals) désigne en anglais de jeunes cadres entrepreneurs aux revenus élevés.

t. Extrait de l’entretien avec une ancienne consultante auprès de la direction des relations territoriales secteur Hauts-de-Seine de la SGP, le 14/10/2020 à Paris.

u. Extrait de l’entretien avec Véronika et Katja, le 21/09/2021 à Bondy.

v. Extrait de l’entretien avec une ancienne consultante auprès de la direction des relations territoriales secteur Hauts-de-Seine de la SGP, le 14/10/2020 à Paris.

w. Les citations qui suivent sont extraites de l’entretien avec Arnaud, le 15/10/2019 à Aubervilliers.

x. Les citations qui suivent sont extraites de l’entretien avec Jean-Louis Péru, le 22/12/2021 à Paris.

y. Cette citation est extraite d’un entretien téléphonique mené avec Arnaud en août 2022.

z. Les citations qui suivent sont extraites de l’entretien avec Beatrice et Livia, le 05/08/2022 à Aubervilliers.

aa. Extrait de l’entretien avec Osman, le 21/09/2021 à Bondy.

ab. Extrait de l’entretien avec Jean-Louis Péru, le 22/12/2021 à Paris.

ac. Les classes populaires (ouvriers et employés, actif et retraités, et leurs familles) représentent 56 % de la population (39 % dans l’agglomération parisienne). La part des immigrés (étrangers et Français par acquisition) est de 34 % (21 % dans l’agglomération).

ad. Les citations suivantes sont extraites de l’entretien avec Samira, le 29/01/2019 à Gennevilliers.

ae. Extrait de l’entretien avec Jacqueline, le 11/03/2019 à Gennevilliers.

af. Citation extraite des réponses écrites de la SGP au Parisien en marge d’un reportage sur la situation des expropriés de Bondy en octobre 2021.

ag. Cette citation et la suivante sont extraites de l’entretien avec Samira, le 29/01/2019 à Gennevilliers.

ah. Cette citation et la suivante sont extraites de l’entretien avec Jacqueline, le 11/03/2019 à Gennevilliers.

ai. Cette citation et la suivante sont extraites de l’entretien avec Samira, le 29/01/2019 à Gennevilliers.

aj. Extrait de l’entretien avec Jacqueline, le 11/03/2019 à Gennevilliers.

ak. Les citations suivantes sont extraites de l’entretien avec Samira, le 29/01/2019 à Gennevilliers.

al. Ce syndicat prend le nom de Paris Métropole en 2009, puis Forum métropolitain du Grand Paris en 2016, à la suite de la création de la Métropole du Grand Paris (nouvelle institution intercommunale créée par la loi MAPTAM de 2014). Il s’est auto-dissous en novembre 2021.

2. Les enjeux du Grand Paris dans la métropolisation

Bien des années avant l’ouverture des nouvelles gares du Grand Paris Express, des habitants et habitantes de la banlieue parisienne ont été contraints de quitter leur logement, abandonnant souvent les souvenirs de toute une vie tout en s’éloignant de la future gare. Quel est donc ce Grand Paris qui déloge des gens ? Un vaste projet de nouveau réseau de métro de 200 kilomètres, de nombreux projets d’aménagement urbain autour des futures gares, mais aussi une nouvelle institution pour gouverner la métropole : qu’est-ce qui fait l’unité de ces différentes facettes du projet ? Pourquoi paraît-il si compliqué et si éloigné du quotidien des gens ?

Quelques éléments sur la genèse du Grand Paris

Les origines du projet remontent aux années 2000, à l’initiative du Parti socialiste (PS) au pouvoir à la Région Île-de-France depuis 1998 (jusqu’en 2015) et à la mairie de Paris depuis 2001. En 2004 est lancé un vaste processus de consultation pour préparer un nouveau schéma directeur de la Région Île-de-France (SDRIF), c’est-à-dire le plan d’aménagement général, jusqu’ici élaboré par l’État (le dernier datait de 1994). Le processus se veut ouvert et collaboratif, il est coordonné par la vice-présidente écologiste (Europe Écologie Les Verts – EELV) à l’Aménagement du territoire. Les priorités qui se dégagent sont celles de la réduction des disparités sociospatiales et de la transition énergétique. Les moyens envisagés passent par le rééquilibrage est-ouest et la densification. Cela entraîne un conflit avec l’État (gouverné par la droite depuis 2002), qui est réticent face à la densification et refuse les limitations envisagées au pôle de La Défense pour rééquilibrer les emplois entre l’est et l’ouest de la région. En 2006, le maire de Paris, Bertrand Delanoë (PS), et son adjoint, Pierre Mansat (PCF), lancent une conférence métropolitaine pour permettre aux élus de Paris et des communes de banlieue qui le souhaitent de discuter des enjeux de transport et d’habitat dans l’agglomération. Depuis son élection en 2001, Bertrand Delanoë avait mis en avant sa volonté de dépasser l’opposition entre Paris et la banlieue et de permettre une véritable coopération remettant en cause l’hégémonie historique de la ville-centre sur sa périphérie. Le maire souhaitait la création d’une communauté d’agglomération entre Paris et les communes limitrophes, notamment pour permettre de répondre aux besoins de logement sans se limiter au territoire parisien, dont les perspectives de densification sont limitées. Pour ne pas effrayer les élus de ces communes en paraissant hégémonique, la stratégie adoptée est souple et consultative, et évite soigneusement les enjeux institutionnels, empêchant par là même la constitution d’une nouvelle structure supra-communale1. De fait, les Assises de la Métropole de 2008 issues de ce processus aboutissent à la création d’un syndicat mixte ouvert qui est avant tout un lieu de réflexion associant Paris et une centaine de communes ou collectivités (comme des intercommunalités, des départements et la région) d’Île-de-Franceal.

En 2007, avec Nicolas Sarkozy, alors président de la République, l’État reprend la main sur le projet. Il lance une consultation internationale d’architecture pour imaginer l’aménagement du Grand Paris de demain et propose bientôt un nouveau réseau de transport pour relier différents pôles économiques de la région parisienne (appelés clusters), ainsi qu’une nouvelle organisation administrative intercommunale rassemblant Paris et les communes de banlieue. Ce qui est mis en avant, c’est la compétitivité internationale de la métropole de Paris, qu’il s’agit ici de renforcer. Le contenu de ce projet est en rupture avec des décennies d’aménagement du territoire au niveau national – qui cherchait, avec plus ou moins de réussite, à rééquilibrer l’espace économique pour atténuer l’hégémonie parisienne – et tourne aussi le dos à la remise en cause de la domination de Paris sur la banlieue, envisagée par Bertrand Delanoë. L’expression du « Grand Paris » fait penser à l’annexion des communes limitrophes de Paris en 1860, sous le Second Empire : une nouvelle opération de ce genre qui passerait cette fois par une nouvelle structure intercommunale centralisée au niveau métropolitain. Au-delà des divergences en termes d’objectifs pour l’aménagement de la métropole parisienne, les enjeux de pouvoir entre les principaux partis de gauche et de droite et entre les différents échelons de décision (État, Région, départements, intercommunalités et communes) sont déjà prégnants. En 2007, l’une des motivations du président Sarkozy est de faciliter la reconquête de Paris par la droite aux municipales de 2008, afin de refermer ce qui est pensé alors comme une parenthèse inédite de gauche (2001-2008), appelée à ne pas durer.

Ces enjeux de pouvoir vont rythmer la concrétisation progressive du projet, à la fois politique et économique, du Grand Paris, au fil des élections municipales, régionales, présidentielles et législatives. La Région et l’État s’opposent sur le projet de nouveau métro, la première proposant l’Arc Express, une rocade reliant entre elles les banlieues mal desservies dans la zone dense de la proche couronne, le second, le nouveau métro du Grand Paris, une double boucle reliant les pôles d’emploi en passant par des zones moins denses plus éloignées de Paris. Un compromis est trouvé en 2011 pour aboutir au projet actuel du Grand Paris Express, combinant la desserte des banlieues proches et celle des pôles d’emploi, avec des perspectives de trafic assez inégales entre les différentes lignes envisagées. Finalement, les décisions permettant de lancer concrètement les travaux du nouveau métro du Grand Paris Express et de créer une nouvelle structure intercommunale pour la région parisienne sont prises sous la présidence de François Hollande (2012-2017), alors que le PS gouverne l’État, la Région Île-de-France et la Ville de Paris. Cet alignement a priori favorable n’empêche pas de fortes concurrences entre échelons, notamment pour déterminer les pouvoirs attribués à la future structure intercommunale. En 2013 est lancé le « Nouveau Grand Paris », qui parachève le tracé et le calendrier des lignes du futur métro et prévoit leur financement. La création de la Métropole du Grand Paris, nouvelle structure intercommunale, est plus compliquée et se fait en deux temps entre la discussion et le vote de la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (MAPTAM) de 2014am, et ceux de la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) de 2015. Les conflits partisans entre PS, PCF et UMP (Union pour un mouvement populaire), mais aussi entre élus locaux, Région et État sont à leur comble, et s’expriment notamment au Sénat avec une alliance incongrue UMP-PCF contre une première version de Métropole du Grand Paris en 2013, au périmètre géographique couvrant toute l’agglomération et aux pouvoirs étendus. Les contours de cette nouvelle structure intercommunale sont redéfinis entre les deux lois parce que, entre-temps, ont eu lieu les élections municipales de 2014 : Paris reste au PS, mais la droite l’emporte dans la majorité des communes et est en position de gouverner la nouvelle institution métropolitaine. La loi NOTRe augmente donc le nombre d’élus de Paris en son sein et réduit ses compétences, laissant le soin aux élus eux-mêmes de les définir à l’horizon 2020. La Région Île-de-France elle-même passe à droite en 2015. On le voit, les enjeux partisans et les concurrences de pouvoir priment largement les projets politiques concurrents pour l’aménagement de la région parisienne.

Finalement, la Métropole du Grand Paris créée en 2016 intègre Paris et l’ensemble des communes des trois départements de petite couronne (qu’il était question de supprimer pour réduire le nombre d’échelons de décision, mais Emmanuel Macron, élu à la présidence de la République française en 2017, y a renoncé)an. Ce périmètre correspond au cœur de l’agglomération, le plus dense et le mieux pourvu en emplois et en équipements, tandis que sont laissées de côté la grande banlieue et la couronne périurbaine, formant pourtant un ensemble fonctionnel. Au sein de la Métropole, les communes sont réunies dans des établissements publics territoriaux (EPT), qui ont moins d’autonomie (notamment fiscale) et de compétences que les intercommunalités classiquesao. Cette Métropole ajoute un niveau supplémentaire de décision, complexifiant le gouvernement de la région parisienne : la Région reste compétente pour le développement économique et les transports, les départements pour les questions sociales, les EPT pour l’urbanisme et le logement, et les communes pour les permis de construire (la plupart des EPT fonctionnent au consensus en respectant le pouvoir des maires). Les compétences propres de la Métropole, qui doivent intégrer notamment un schéma directeur d’aménagement (le schéma de cohérence territoriale – SCoT), un plan métropolitain de l’habitat et de l’hébergement (PMHH), mais pas de réelle redistribution fiscale entre les différentes communes ou EPT, étaient encore en cours de discussion entre les élus du Conseil de la Métropole en 2020, et la crise sanitaire a tout arrêté. Le SCoT n’a été adopté qu’en janvier 2022 après quatre ans de discussions2. Crucial pour les enjeux de logement et préalable nécessaire au transfert de compétences de l’État vers la Métropole dans ce domaine, le PMHH est toujours dans les limbes. Un premier projet de document a été élaboré, mais n’a pas reçu l’aval de l’État en 2018 et, malgré plusieurs annonces de relance de la discussion, ce plan qui s’imposera à tous les EPT et les communes de la Métropole n’est toujours pas adopté. Les divergences entre les élus locaux portent notamment sur le rééquilibrage géographique du logement social. En 2021, ce sont des sénateurs qui ont relancé le débat sur le statut, les compétences et le périmètre de la Métropole du Grand Paris, appelant à sa réforme par l’État3, mais celle-ci ne devrait pas voir le jour avant 2026 ou 20274. L’État a d’ailleurs repris un rôle majeur dans l’aménagement de la région parisienne en dirigeant la construction du nouveau métro du Grand Paris Express à travers la Société du Grand Paris (SGP), qui dépend directement de lui. C’est de toute façon l’État qui a imposé la Métropole du Grand Paris, les EPT d’une certaine taille et la nouvelle répartition des ressources fiscales entre eux.

Certains commentateurs mettent en avant la culture du compromis dont témoigne cette genèse du Grand Paris. On peut plutôt y voir un reflet assez cru de la politique « politicienne », centrée sur les concurrences de pouvoir sans débat politique de fond et sans implication des habitants, donc sans débat démocratique. Cela aboutit à une situation presque absurde où des élus locaux sont amenés par l’État à gouverner une institution supra-communale en faisant tout pour que celle-ci ait le moins de pouvoir possible et n’empiète pas sur les prérogatives des maires. Cette situation vide de son sens le gouvernement intercommunal et ses possibilités en termes de redistribution fiscale, de rééquilibrage des emplois, des équipements et des logements, notamment sociaux, dans une région parisienne particulièrement inégalitaire. Et comme les conseillers de la Métropole sont élus lors des élections municipales, il n’y a pas d’élection dédiée au suffrage universel direct, comme c’est le cas pour le maire du Grand Londres par exemple, ce qui évite les débats publics larges sur les projets possibles pour le Grand Paris. Comme l’écrivent des politistes canadiens qui ont analysé l’émergence du projet du Grand Paris, « la saga du Grand Paris souligne le fait que la gouvernance régionale tend à renforcer les réseaux entre les acteurs institutionnels au lieu de traiter de l’“objet de la gouvernance” – à savoir les habitants et la vie quotidienne dans la métropole5 ».

Le Grand Paris dans la compétition internationale

Outre les compromis entre élus locaux pour empêcher la Métropole d’avoir un réel pouvoir supra-communal, le Grand Paris marque le retour de l’intervention directe de l’État dans l’aménagement de la région parisienne, avec la construction d’un ensemble de nouvelles lignes de métro. Comment lire un tel projet ? Qu’est-ce qui est en jeu dans ce nouveau réseau de transport en commun ? Au-delà de la complexité institutionnelle du Grand Paris, quelle est la cohérence de ce projet d’aménagement ?

La concurrence entre métropoles mondiales

Dans son discours à Roissy le 26 juin 2007, le président de la République Nicolas Sarkozy – dont la carrière politique a commencé à Neuilly-sur-Seine et dans les Hauts-de-Seine (comme conseiller général, député, puis président du Conseil général) – parle de ses ambitions pour le développement des transports dans une perspective de développement durable. Le contexte même de ce discours est éclairant sur la perspective qui est la sienne : il inaugure un nouveau satellite d’embarquement de l’aéroport international de Roissy-Charles-de-Gaulle, premier aéroport français alors promis à une belle croissance et deuxième plateforme de correspondance aéroportuaire (hub) en Europe, après celle d’Heathrow à Londres. Dédié à Air France et à ses partenaires, ce nouveau satellite (S3), baptisé « galerie parisienne », permettait notamment d’accueillir des avions de ligne très gros-porteurs long-courriers A380. L’objectif était alors de dépasser l’aéroport d’Heathrow et de soutenir les compagnies françaises comme Airbus, Air France ou Aéroports de Paris (ADP), que l’on prévoyait de privatiser en réduisant la part du capital détenue par l’État (qui y est l’actionnaire majoritaire). Depuis, l’A380 s’est révélé être un échec commercial et n’a plus été produit après 2019, tandis que la pandémie mondiale de SARS-CoV-2 a plongé le secteur aérien dans la crise, repoussant sine die la privatisation d’ADP. En 2007, le fait de miser sur la croissance du trafic aérien pour soutenir la croissance en se prévalant du développement durable pose doublement problème : d’une part, le transport aérien est l’un des modes de transport les plus polluants, et le développement considérable du trafic lié à la dérégulation du secteur dans les années 1980-1990 contribue fortement au réchauffement climatique6 – c’est donc tout le contraire d’un développement écologiqueap ; d’autre part, même en entendant « développement durable » comme synonyme de « croissance durable », comme c’est souvent le cas, le secteur aérien paraît trop sensible à des crises comme celle de 2020 pour assurer une croissance solide.

C’est à la fin de ce discours que Nicolas Sarkozy évoque la région parisienne, en défendant le rôle de l’État dans l’aménagement de la région française qui produit le plus de richesses. Il se place dans le sillage des grands travaux de Georges Haussmann sous le Second Empire et du plan Delouvrier sous Charles de Gaulle dans les années 1960 (celui qui planifia le RER et les villes nouvelles). Deux objectifs sont mis en avant pour renouer avec les grandes heures de l’aménagement de la région parisienne : la cohésion et la croissance. Tout en facilitant la vie quotidienne des Franciliens et en prétendant redonner une certaine cohérence à une métropole parisienne fragmentée, un nouveau réseau de transport en commun en rocade autour de Paris est vu avant tout comme un levier de croissance. Nicolas Sarkozy cite en particulier le plateau de Saclay, où sont concentrés de grandes écoles et des centres de recherche prestigieux qui en font un pôle de recherche majeur en France, pourtant sans réseau de transport efficace ni plan général d’aménagement. Selon Christian Blancaq, que Nicolas Sarkozy nomma secrétaire d’État chargé du Développement de la région capitale (de 2008 à 2010), le Grand Paris repose précisément sur l’articulation entre Paris, Roissy et Saclay7. Il s’agit avant tout de relier le premier aéroport international français, la capitale et son principal cluster ou pôle d’innovation, appelé à devenir la Silicon Valley française. Les premiers tracés proposés par Christian Blanc favorisent nettement l’ouest de la capitale et évitent l’essentiel des banlieues populaires de Seine-Saint-Denis (à l’exception de Saint-Denis Pleyel et de Clichy-Montfermeil, ces dernières étant mises en avant comme argument en faveur de la cohésion sociale).

C’est donc bien la compétitivité économique de la région parisienne et, au-delà, de la France qui est l’objectif premier du Grand Paris de Nicolas Sarkozy. Celui-ci l’exprime très clairement dans son discours du 29 avril 2009, à l’inauguration de l’exposition « Le Grand Pari(s) » présentant les résultats de la consultation internationale d’architecture sur l’avenir du Grand Paris :

Paris est une ville-monde dont le nom a une signification pour tous les peuples de la terre. Paris est une ville-monde et une économie-monde. Elle n’est pas que la capitale de la France. Elle est aussi la rivale de Londres, de New York, de Tokyo ou de Shanghai. Elle appartient au grand réseau d’échanges et de communications planétaires. Elle a vocation à être au premier plan dans la civilisation et dans l’économie mondiale. Mais elle peut perdre son rang si nous n’y prenons pas garde.

Dans la partie qui se joue à l’échelle de la planète, rien n’est acquis. Pour rester au premier rang, il faut voir loin et il faut voir grand. Le Grand Paris, ce n’est pas seulement l’élargissement des frontières de Paris.

Le Grand Paris, c’est Paris qui veut jouer un rôle dans l’économie européenne et dans l’économie mondiale.

Le Grand Paris, c’est Paris qui veut être la carte maîtresse de la France en Europe et dans le monde.

Le Grand Paris, c’est la volonté de penser le développement de Paris dans une perspective beaucoup plus large que les limites du périphérique, que les limites de la petite couronne, beaucoup plus large que celles de l’Île-de-France.

Le Grand Paris, c’est la volonté de penser l’avenir de Paris dans le cadre d’une stratégie d’aménagement et de développement des territoires à l’échelle nationale8.

Au-delà d’un style se voulant lyrique et d’un contenu très vague, ce que l’on peut retenir de ce passage, c’est que le Grand Paris concerne en fait toute la France. Ce projet s’inscrit dans une stratégie économique pour tout le pays : Paris est l’atout maître de la France et doit être capable de tenir tête aux autres métropoles mondiales, Londres avant tout, mais pas seulement. Le spectre du déclin de Paris, mais aussi de la France, est agité pour justifier la prise en main par l’État d’un projet de grande envergure pour la région capitale. On est là dans la théorie du ruissellement : si on renforce la compétitivité économique de la métropole parisienne, cela est censé profiter à l’ensemble de l’économie française, donc à l’ensemble du pays. C’est une rupture avec des décennies de politiques d’aménagement du territoire qui cherchaient à renforcer les métropoles régionales pour rééquilibrer les équipements et la production de richesse sur le territoire français. Depuis l’après-guerre, les politiques d’aménagement du territoire ont travaillé à ce rééquilibrage à travers la décentralisation industrielle et de plusieurs services publics ou les métropoles d’équilibre. Elles partaient du célèbre constat formulé dans l’ouvrage du pétainiste Jean-François Gravier, Paris et le désert français, publié en 1947 : le géographe critiquait la longue tradition de centralisation du pouvoir et la macrocéphalie française, à savoir la concentration de population à Paris et l’écart avec les grandes villes suivantes dans la hiérarchie urbaine, dans le contexte d’importantes migrations des campagnes vers les villes et, en particulier, vers Paris (appelées l’« exode rural »).

L’idée d’une capitale qui phagocyterait le reste du pays est aujourd’hui remise en cause. L’économiste Laurent Davezies a notamment montré l’importante redistribution territoriale des revenus des régions les plus productives vers d’autres qui attirent des populations sans être aussi productives, que ce soit à travers les retraites, le tourisme ou l’emploi public et la redistribution fiscale9. Cette redistribution a permis d’atténuer les inégalités de revenus entre les régions, mais celles-ci se sont accrues à l’intérieur de chaque région, autrement dit, les inégalités macro-territoriales régressent, mais les inégalités sociales s’accroissent. Laurent Davezies alerte aussi sur les risques que font peser sur cet équilibre territorial les politiques de réduction des dépenses publiques10. En France, l’État social (à travers les impôts, les retraites, la Sécurité sociale et l’emploi public) a nettement amorti la crise économique de 2008, y compris pour les territoires peu productifs. C’est aussi la dépense publique qui a comblé en partie les pertes de revenus liées à la crise sanitaire de 2020-2021. Le dynamisme économique de la région parisienne profite donc au reste du pays (du moins aux régions de l’Ouest et du Sud, qui attirent des touristes, des retraités et de nouveaux habitants), mais à condition que se maintiennent les mécanismes redistributifs qui ne cessent d’être attaqués par les politiques néolibérales depuis les années 1980. Dans la perspective de Nicolas Sarkozy, miser sur le Grand Paris, c’est plutôt assumer l’existence d’une économie d’archipel profitant à quelques métropoles mondiales et valoriser un atout déjà existant dans la compétition économique. C’est bien une rupture avec les politiques d’aménagement du territoire depuis plus d’un demi-siècle, même si ce n’est pas la première fois que l’État contribue à renforcer le poids économique de Paris à travers l’aménagement de l’espace. Ce fut le cas notamment avec l’opération de La Défense, qui a non seulement accru le poids de l’agglomération parisienne dans l’économie française, mais aussi renforcé le déséquilibre est-ouest entre les banlieues riches et les banlieues populaires.

Cet investissement de l’État, aussi bien politique que financier, dans l’aménagement de Paris et la création d’un nouveau réseau de transport, au nom de la compétitivité économique française, passe mal à Marseille. En 2013, quand le projet du Grand Paris Express est confirmé par le Premier ministre PS Jean-Marc Ayrault, les élus marseillais s’indignent. Le président de la Régie des transports marseillais de l’époque, Karim Zéribi, également conseiller municipal (EELV), s’exclame : « Avec seulement 3 à 5 milliards d’euros, on métamorphoserait Marseille et ses environs11 » (quand le Nouveau Grand Paris est alors annoncé à 27 milliards). La sénatrice Samia Ghali (PS) déplore la situation des transports collectifs à Marseille :

Nous avons à Marseille deux malheureuses lignes de métro qui ne font que 12 kilomètres et un tramway qui ne dessert que le centre-ville. Notre retard est considérable. Nous avons besoin nous aussi d’un engagement financier fort de l’État au travers d’un « Plan pluriannuel de développement des transports collectifs en site propre » pour Marseille12.

En novembre 2022, Emmanuel Macron annonce vouloir financer dix projets de RER dans les métropoles régionales. Un peu moins d’un an après, treize projets sont retenus et le budget annoncé par l’État est de 700 millions d’euros… soit le coût d’un seul de ces RER. Il s’agirait de prévoir en tout 10 milliards d’euros de la part de l’État dans les années à venir, soit bien moins que ce que coûtera le Grand Paris Express.

Les coûts du Grand Paris Express n’ont cessé d’augmenter : initialement évalué à 20 milliards d’euros lors de son lancement par Nicolas Sarkozy en 2009, puis à 22,6 milliards après des efforts d’économies lors de la confirmation du Nouveau Grand Paris par Jean-Marc Ayrault en 2013, la Cour des comptes a alerté sur le dérapage du budget, estimé à 38,5 milliards, fin 201713. En octobre 2020, un rapport de la Commission des finances du Sénat indiquait un budget estimé à 35,6 milliards d’euros (aux conditions économiques de 2012), très dépendant des taux d’intérêt et de la fiscalité reposant sur les entreprises franciliennes14. En effet, le financement du nouveau réseau de transport repose essentiellement, comme ce fut le cas des travaux du baron Haussmann sous le Second Empire, sur l’endettement (profitant de taux d’intérêt historiquement bas) et sur la fiscalité des entreprises. Le remboursement de la dette, grâce à la mise en service du réseau et aux recettes d’exploitation, est prévu à l’horizon 2070. L’investissement de l’État est donc moins financier que politique et technique. En créant la SGP et en lui donnant la capacité d’emprunter ou en lui affectant des taxes, l’État rend possible la création d’un réseau de transport d’ampleur qui n’aurait pas vu le jour sans cela.

La rupture symbolique avec l’esprit de l’aménagement du territoire qui prévalait jusque-là se lit aussi dans les propos de Christian Blanc, chargé par Nicolas Sarkozy de formaliser le projet :

Pour moi, le désert français n’est pas là où on l’a le plus souvent décrit depuis des années, mais il se trouve autour de Paris, dans la banlieue. J’attends qu’un double processus s’effectue dans les prochaines années, au sein du Grand Paris. Le premier concerne les lieux de vie qui vont se créer à partir des gares et qui seront les marques de l’identité des communes, comme l’ont été les églises et les mairies. […]

Le second processus est en cours : le Grand Paris va continuer à se développer en archipel pour la France entière. Regardez Nantes, Bordeaux, Toulouse, Lille… Le Grand Paris reste leur porte d’entrée sur le monde15.

L’ancien secrétaire d’État au Développement de la région capitale mobilise deux échelles : celle de la France, où l’on assume un développement en archipel, avec la métropole parisienne comme locomotive des métropoles régionales, et celle de la région parisienne, où le projet du Grand Paris a pour objectif de restructurer les banlieues, nouveau « désert français » à la place de la province. Que ce soit à travers le nouveau réseau de transport qui privilégie les liaisons circulaires ou tangentielles, en complément d’un réseau en étoile reliant centre et périphéries par des radiales, ou par la création d’un nouvel échelon de décision, la Métropole du Grand Paris, il s’agit de faire de la métropole parisienne un tout fonctionnel, tant sur le plan politique qu’économique. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre l’objectif de « cohésion » mis en avant par Nicolas Sarkozy avec celui de « croissance ». La cohésion territoriale prime la cohésion sociale, voire passe pour celle-ci. À travers le Grand Paris Express, il s’agit d’intégrer les banlieues populaires aux perspectives d’investissement (Christian Blanc parle d’innovation) et de rentabilité économique qui sont appelées à croître dans la métropole parisienne. Savoir comment en faire profiter les habitants des banlieues populaires, voire s’assurer que ces nouvelles perspectives d’investissement ne se fassent pas à leurs dépens restent de l’ordre du non-dit. Ainsi, la Métropole du Grand Paris comme nouvelle entité de gouvernance cohérente voulue pour l’agglomération parisienne ne vise pas un véritable gouvernement politique d’une agglomération très inégale socialement, mais plutôt la création d’un interlocuteur bien identifié pour les acteurs et investisseurs économiques. Étant donné les difficultés de la Métropole du Grand Paris pour exister en tant qu’acteur supra-communal, autant dire que cela est pour l’instant compromis. Ce n’en était pas moins l’objectif, afin d’assurer la cohésion et l’efficacité économiques de cet ensemble urbain.

La confirmation du projet du Grand Paris Express par le PS au pouvoir en 2013 permet de saisir l’étendue du consensus politique sur l’objectif de renforcer la compétitivité de la métropole parisienne. Dans son discours sur le Nouveau Grand Paris en mars 2013, le Premier ministre Jean-Marc Ayrault met en avant la solidarité pour se démarquer de la droite. Il ne fait pourtant que confirmer l’objectif de construction de 70 000 logements par an déjà inscrit dans l’article 1 de la loi relative au Grand Paris de 2010, sans préciser la part de logements sociaux parmi eux. Il évoque également un fonds de solidarité financière entre les départements, qui a finalement été créé bien plus tard par les départements eux-mêmes, en 2018, pour dénoncer le désinvestissement de l’État et faire face à la menace – bientôt dissipée – de disparition des départements. Mais l’essentiel du projet de nouveau réseau de métro est confirmé (avec un calendrier revu et plus étalé dans le temps), et la compétitivité reste l’objectif principal : « La France a besoin dans la mondialisation d’une grande métropole mondiale16. » Et il est significatif que, aujourd’hui, seul le réseau de métro soit en train de devenir tangible, tandis que la programmation des logements au niveau métropolitain est toujours en suspens et que la péréquation fiscale n’est même pas discutée.

La primauté des enjeux d’image

Dans cette compétition, les enjeux d’image sont primordiaux. Tenir son rang dans la compétition internationale n’est pas quelque chose qui se planifie aisément et n’est pas garanti par un nouveau réseau de transport collectif. On est dans l’ordre du pari et de la communication ou, plus exactement, du marketing urbain à l’échelle métropolitaine avec l’État aux commandes. Le projet s’adresse aux investisseurs internationaux, qui n’ont pas nécessairement une connaissance très précise de la région parisienne. C’est dans cette perspective que l’on peut comprendre le choix de créer une nouvelle infrastructure au lieu d’investir dans le réseau existantar. Cette alternative a été peu débattue et certains s’en sont émus, notamment Pierre Merlin, éminent urbaniste spécialiste des transports, qui parle même d’« erreur du siècle » à propos du Grand Paris Express17. Il estime que les prévisions de trafic sont surévaluées et que le nouveau réseau est surdimensionné. Selon lui, il aurait été moins coûteux et plus efficace d’améliorer le réseau existant, de construire de nouvelles lignes de tram et un métro léger en rocade, comme c’était le projet de la Région Île-de-France avec Arc Express. Et pourtant, cette solution aurait été plus difficile à vendre « à l’international », comme le disent les communicants. La folie des grandeurs du Grand Paris Express – un nouveau réseau à grande capacité, 200 kilomètres de nouvelles lignes (quatre en tout et le prolongement d’une autre), soixante-huit nouvelles gares et même le budget impressionnant qui lui est consacré et qui augmente au fil des années – semble être faite pour bien montrer au monde entier que c’est un très grand projet (on parle de « mégaprojet ») pour le Grand Paris. Cet affichage d’un mégaprojet qui permet de garnir de belles images en papier glacé sert aussi à produire l’adhésion des habitantes et habitants de la métropole au projet lui-même. Comme l’a montré le géographe néomarxiste états-unien David Harvey dans sa théorisation de la ville entrepreneuriale18, la communication liée aux mégaprojets s’adresse autant à l’extérieur qu’à l’intérieur et sert à produire du consensus pour éviter les oppositions locales.

Dans l’introduction d’un dossier de la Revue d’économie régionale et urbaine consacré au projet du Grand Paris, la géographe Lise Bourdeau-Lepage estime que les avantages comparatifs de Paris dans la compétition internationale des grandes villes s’érodent, ce qui risque d’affecter le pays tout entier, tant Paris est le pôle économique le plus connecté au système mondial en France19. Contribuant à produire cette appréhension du déclin de la France, les arguments avancés sont contestables. L’Île-de-France est une région attractive pour les jeunes (étudiants, jeunes actifs) qui se caractérise par un profil économique spécialisé et une forte concentration d’emplois de cadres des fonctions métropolitaines (notamment dans les secteurs de la culture, de l’information, des loisirs et du conseil). L’autrice parle d’une érosion de la suprématie parisienne avec la baisse relative de la part de ces emplois par rapport aux autres grandes villes françaises entre 1982 et 2006 ; or celle-ci est due au développement de ces grandes villes (notamment avec le soutien de politiques de décentralisation), ce qui est plutôt positif. L’Île-de-France rassemble 18 % de la population française, mais 23 % des emplois, et produit 31 % du PIB20. Toujours selon l’INSEE, le poids de l’Île-de-France dans le PIB français s’est accru entre 2007 et 2020 : la récession de 2008-2009 a plus fortement touché l’Île-de-France que les autres régions, mais c’est aussi là que la reprise a été la plus vigoureuse. Selon la Chambre de commerce et d’industrie de Paris Île-de-France, la croissance du PIB de l’Île-de-France a été plus forte que celle du Grand Londres entre 2000 et 2013, mais moins créatrice d’emplois21. Le Grand Paris apparaît moins attractif pour les investisseurs internationaux. De fait, l’économiste François Lévêque estime qu’il faut rester prudent face aux classements internationaux des métropoles22 : Paris est régulièrement classée parmi les cinq premières avec New York, Londres, Tokyo et Singapour, et François Lévêque rappelle d’ailleurs que les hiérarchies urbaines à ce niveau sont très stables. Il précise aussi que le développement économique de Londres est beaucoup plus internationalisé (il repose sur l’attractivité internationale des entreprises et des travailleurs) que celui de Paris. Ces éléments permettent de relativiser le spectre du déclin de la métropole parisienne. L’objectif du projet du Grand Paris est néanmoins de renforcer la dimension internationale de l’économie parisienne. Lise Bourdeau-Lepage estime que Paris a une très bonne image en Amérique, mais moins bonne en Asie et dans les pays du Golfe, dont la montée en puissance est de plus en plus importante pour les investissements à l’étranger23. Le mégaprojet du Grand Paris Express est taillé pour séduire ces nouveaux investisseurs : il vise à concurrencer, au moins en image, les mégaprojets de métropoles en pleine croissance comme Dubaï ou Shanghai.

Ces enjeux d’image concernent en premier lieu la banlieue parisienne. Le discours de Nicolas Sarkozy à Roissy en 2007 intervient un an et demi après les émeutes dans les quartiers populaires de banlieue d’octobre-novembre 2005. Bien que concernant toute la France, elles sont parties de la mort de deux adolescents à la suite d’une poursuite policière à Clichy-sous-Bois, en banlieue parisienne. C’est précisément cette commune et Montfermeil, à l’est de Paris, qui sont mises en avant car elles seront reliées au nouveau métro grâce au Grand Paris Express. Les images de ces émeutes ont été commentées sur un mode spectaculaire et alarmiste par de nombreux médias du monde, donnant l’impression d’une véritable guerre civile en France et, en particulier, en région parisienne, sans distinction entre le centre et la périphérie. Dans plusieurs discours des décideurs politiques, le projet du Grand Paris cherche à effacer la banlieue ou, du moins, l’image négative de la banlieue (réduite à ses quartiers populaires). Ainsi, Christian Blanc estimait en 2019 que le désert français se trouvait en fait autour de Paris, dans la banlieue (cf. supra). Il ajoutait :

Il faut en finir avec la notion de banlieue. Je constate d’ailleurs avec plaisir que ce terme est de moins en moins utilisé dans les conversations ou dans les articles de presse24.

Nicolas Sarkozy disait peu ou prou la même chose en 2009 :

La ville, c’est l’égalité des chances. Le Grand Paris cessera d’être une agglomération pour devenir une ville quand on ne parlera plus de banlieues, quand il n’y aura plus de zones urbaines sensibles, quand le destin de chacun ne sera plus déterminé par le quartier où il habite, quand l’adresse cessera d’être un facteur de discrimination sociale25.

On peut lire dans ce passage l’argument de la cohésion sociale et de l’égalité – dans sa version néolibérale de l’« égalité des chances » –, mais aussi un rêve d’effacer les banlieues et leur image négative qui ternirait celle de Paris au niveau international, notamment après les émeutes de 2005. Avec la construction du nouveau métro et l’aménagement de nombreux nouveaux quartiers de gare, il s’agit de remanier la banlieue et de l’intégrer à Paris en effaçant l’image négative des banlieues populaires délaissées… sans proposer aucune solution sociale aux problèmes qui s’y manifestent (chômage, précarité, mal-logement, etc.). Cette perspective n’augure rien de bon pour les classes populaires de la banlieue parisienne.

Cela passe par de nombreux efforts en termes d’image qui s’apparentent à du marketing urbain, voire à du city branding : il s’agit de vendre la marque du Grand Paris aux investisseurs internationaux. Le nouveau réseau de métro s’accompagne de nombreux éléments de mise en scène. Le choix des numéros de ligne, plutôt que les noms de couleur imaginés initialement, vise à bien montrer que c’est toujours le même réseau que le réseau parisien. C’est là une rupture majeure avec la conception initiale du métro, qui s’arrêtait aux portes de Paris et roulait à droite pour éviter toute interconnexion avec les trains de banlieue, le RER ayant dû être surimposé sur le réseau du métro. Différentes expositions mettent en avant de nouvelles gares futuristes comme des produits d’appel pour bien marquer la modernité du projet et attirer les investisseursas. En 2019, au pavillon « Horizon 2030 » de la Biennale d’architecture et de paysage de Versailles, la SGP présente les maquettes des soixante-huit futures nouvelles gares, sans qu’elles aient été présentées au préalable aux habitantes et habitants des quartiers concernés26. L’un des architectes travaillant avec la SGP, Jacques Ferrier, estime que l’image est primordiale dans la conception des gares et des nouveaux quartiers qui les entourent :

L’enjeu des quartiers de gare, c’est de fabriquer des cartes postales du Grand Paris, de créer un événement urbain dans ces territoires que rien ne distingue et n’identifie aujourd’hui […]. Il y a un gros enjeu de programmation autour des gares : il ne faut pas y implanter des écoquartiers lambda mais des éléments qui donnent corps à cette notion de ville archipel, qui créent une envie et des raisons d’y aller27 [nous soulignons].

On retrouve là une rhétorique classique des politiques de gentrification ou de rénovation urbaines, qui consiste d’abord à disqualifier les espaces ciblés. Ces « territoires que rien ne distingue et n’identifie aujourd’hui » sont, pour beaucoup, des quartiers populaires vivants, parfois des centralités populaires, c’est-à-dire des espaces importants de ressources pour les classes populaires précarisées de la métropole parisienne28.

Tout un projet culturel accompagne par ailleurs la construction du Grand Paris Express, dirigé depuis 2015 par José-Manuel Gonçalvès, directeur du Centquatre (et ancien directeur de la Ferme du Buisson, scène nationale de Marne-la-Vallée, à Noisiel)29. Cela passe notamment par la mise en scène festive de l’avancée des travaux, comme la fête de baptême d’un tunnelier à Saint-Denis en octobre 201930 : le tunnelier chargé de percer la gare de Saint-Denis Pleyel est appelé Valérie, du nom de la directrice pédagogique de l’Académie Fratellini, école de cirque installée dans le quartier de la Plaine à Saint-Denis depuis quinze ans. Enfin, mais cette liste n’est pas exhaustive, on peut noter la création d’un espace d’expérimentation sur le nouveau métro, La Fabrique du métro, dans les Docks de Saint-Ouen, en 2016, ouvert au public depuis 2018 : on y trouve des reproductions grandeur nature, des maquettes et une exposition permanente31. Son installation dans les Docks de Saint-Ouen n’est pas anodine : il s’agit d’un ancien quartier industriel reconverti en écoquartier (par la mairie jadis communiste de Saint-Ouen), relié directement au cœur de Paris par l’extension de la ligne 14 (mise en service en décembre 2020). C’est aussi là que le Conseil régional d’Île-de-France, sis auparavant dans le très bourgeois 7e arrondissement de Paris, a déménagé entre 2018 et 2020, sous l’impulsion de sa présidente de droite, Valérie Pécresse, dans une commune symbole de la banlieue rouge ravie par la droite en 2014 (et finalement conquise par le PS en 2020). Ces différents éléments vont dans le sens d’une appropriation d’espaces populaires par des groupes sociaux plus aisés et des symboles de pouvoir, soit une forme de gentrification – planifiée ici.

Ces différents éléments de mise en scène par l’image et l’événement s’adressent autant à un public international qu’aux habitants de la métropole, notamment ceux et celles qui pourraient acheter un logement dans les futurs quartiers de gare. La culture est largement instrumentalisée pour favoriser le consensus parmi la population autour du projet, en masquant les questions qu’il soulève, notamment sur le plan social. Un ouvrage édifiant de 140 pages publié par la SGP en 2016 s’adresse, lui, aux investisseurs (internationaux ou non, l’ouvrage est en français) : Business Opportunities, 2017-2018.

Après un éditorial intitulé « Grand Paris, du rêve à la réalité », l’ouvrage présente un portfolio de belles images mêlant projets architecturaux et œuvres artistiques. Ensuite, des interviews de grands patrons se succèdent sur l’intérêt d’investir dans le Grand Paris (notamment dans l’immobilier). L’essentiel de l’ouvrage passe en revue un grand nombre de futurs quartiers de gare et les projets qui y sont prévus. L’un de ces projets apparaît aussi comme première image du portfolio : c’est le pont habité à Saint-Denis Pleyel, futur hub majeur du Grand Paris Express, dont l’architecte, Marc Mimram, est celui qui a créé la passerelle entre Strasbourg et Kehl à la frontière franco-allemande : on retrouve ici la symbolique martelée de l’effacement des frontières, qui revient dans les interviews. Il s’agit de faire de la banlieue une extension de Paris, qui bénéficierait de son attractivité économique et résidentielle pour les classes aisées, la banlieue apparaissant ici comme un réservoir d’opportunités (de profit) pour différents investisseurs. Un groupement est par ailleurs chargé d’attirer les investisseurs dans le Grand Paris, « Paris Île-de-France Capitale économique », qui associe de grandes entreprises françaises (dont des promoteurs et des entreprises de transport), la SGP, la Métropole du Grand Paris, Grand Paris Aménagement, la Chambre de commerce et d’industrie de Paris Île-de-France, et dont le conseil d’administration est composé de P-DG de grandes entreprises32.

Si les enjeux d’image sont prépondérants et s’ils orientent en grande partie le projet du Grand Paris, ils ont des effets tout à fait concrets, qu’il faut prendre au sérieux.

Les enjeux urbains et sociaux du Grand Paris

Le Grand Paris n’est pas qu’un projet de transport, il est aussi un levier d’aménagement urbain sur une surface inédite en Île-de-France. La transformation urbaine des futurs quartiers de gare fait pleinement partie du projet, tant dans ses objectifs que pour le financement du nouveau métro.

Nouvelles gares et accumulation de la rente foncière

Les nouvelles gares sont en effet l’occasion de créer de nouveaux quartiers autour d’elles. La loi sur le Grand Paris de 2010 prévoit un périmètre assez vaste autour des futures gares, dans un rayon de 800 mètres. Cela correspond à des quartiers d’environ 200 hectares. Sur cette surface, l’État ou les établissements publics territoriaux (EPT) de la Métropole du Grand Paris (qui correspondent à d’anciennes ou de nouvelles intercommunalités en banlieue) peuvent utiliser un droit de préemption renforcé pour acquérir des terrains. L’État et les EPT signent un contrat de développement territorial (CDT) pour tous les quartiers de gare situés sur le territoire de l’EPT afin d’en planifier l’aménagement. Comme ces espaces urbains sont pour la plupart déjà bâtis, il s’agit plutôt d’un réaménagement, impliquant des démolitions préalables, ou la mobilisation de friches et d’espaces vacants (les urbanistes disent : mutables). C’est ainsi que l’explique Philippe Yvin en 2016, alors président du directoire de la SGP :

Nous avons tracé un cercle de 800 mètres autour de chaque gare – dix minutes à pied –, représentant une superficie possiblement aménageable de 140 km², près d’une fois et demie la surface de Paris. Cela donne une idée de l’incroyable potentiel de renouvellement urbain et de renouveau immobilier qui se présente pour les quinze à vingt ans à venir33.

Il a d’ailleurs régulièrement fait des appels du pied aux promoteurs pour créer « davantage de valeurs, d’aménités urbaines » sur cette vaste surface à disposition de la SGP. Dans une vidéo tournée au Marché international des professionnels de l’immobilier (MIPIM) en 2016 (et relevée par Mediapart34), il exhorte ces promoteurs immobiliers à proposer « des solutions innovantes, des bâtiments remarquables », avant d’ajouter :

La SGP, évidemment, veut qu’autour des gares on aménage les quartiers. Il faut du renouvellement urbain. Il faut produire du logement, de l’activité, du commerce, des services […]. Pour cela, on lance des opérations de promotion immobilière. Des cessions de charge foncière avec des projets très innovants35.

Dans une autre interview en 2017, il déclare sans ambages :

C’est l’investissement public le plus rentable de ces cinquante dernières années. Cent milliards d’euros de richesse supplémentaire sont attendus à long terme36.

Les soixante-huit futurs quartiers de gare cumulent une surface totale d’environ 13 600 hectares, soit plus que l’ensemble de la ville de Paris (10 540 hectares). Cela représente plus de 16 % du territoire de la Métropole du Grand Paris et 20 % de ses habitants actuels (1,4 million en tout)37. Les futures gares sont donc un levier d’aménagement urbain et, plus concrètement encore, de construction immobilière (logements ou bureaux essentiellement), notamment pour répondre à l’exigence de construire 70 000 nouveaux logements chaque année en Île-de-France (loi relative au Grand Paris, 2010). Thierry Dallard, qui a succédé à Philippe Yvin à la tête de la SGP en 2018, se félicite de ces perspectives pour l’investissement immobilier :

On parle beaucoup de chantiers… Mais l’un des enjeux majeurs du Grand Paris Express, c’est la construction urbaine qui l’accompagne. C’est la grande nouveauté. Ce n’est pas comme les RER des années 1970, qui avaient pour objectif de développer l’urbanisation à 30 ou 50 kilomètres du centre de Paris. Là, on passe dans la première ceinture. On densifie la ville, on reconvertit des friches industrielles38.

Ces deux présidents successifs du directoire de la SGP soulignent clairement les enjeux urbains et immobiliers du projet de transport du Grand Paris. Comme on l’a vu, cela va bien au-delà des seules friches industrielles pour concerner de vastes quartiers autour des futures gares. Pour Christian Blanc, ils sont appelés à être la nouvelle identité des communes concernées :

[L]es lieux de vie qui vont se créer à partir des gares […] seront les marques de l’identité des communes, comme l’ont été les églises et les mairies. Ces lieux de vie, ces quartiers vont apporter aux nouvelles générations ce qui est nécessaire à la création et à la diffusion des métiers de l’innovation : le nombre, la proximité et la diversité des populations. Il nous faut demander aux aménageurs, aux architectes urbanistes et aux chefs d’entreprise d’anticiper les nouveaux modes de vie et de production. Je crois qu’il serait significatif, par exemple, d’arrêter de parler des politiques du logement, pour mettre en œuvre des politiques de l’habitat, des quartiers, des parcs et des forêts39.

Ce que Christian Blanc appelle de ses vœux, c’est l’abandon de la politique de logement pour une politique de production de nouveaux morceaux de ville, de quartiers neufs. La politique de logement est menée historiquement par l’État et a notamment pour objectif de produire des logements sociaux, tandis que la production de nouveaux quartiers est l’apanage du marché privé, en lien avec les collectivités locales. Or les investisseurs privés ne visent pas à loger ceux qui en ont besoin, mais à rentabiliser le sol urbain. À cet égard, de nombreuses nouvelles gares vont ouvrir des opportunités immobilières dans des espaces où les prix du sol et de l’immobilier sont sous-évalués par rapport au reste de l’agglomération, notamment en Seine-Saint-Denis ou dans le Val-de-Marne. Dans les communes populaires de ces départements, les prix fonciers et immobiliers apparaissent plus faibles qu’ailleurs dans l’agglomération et sous-évalués par rapport à la distance au centre. Or cette sous-évaluation des prix est d’autant plus forte si on les compare aux prix de sorties possibles de nouveaux projets immobiliers dans le contexte de l’aménagement de ces nouveaux quartiers de gare. Un quartier d’habitat privé ancien dégradé, peu dense et mal desservi par les transports en commun, proposant des terrains peu chers, représente une formidable opportunité pour les promoteurs et les investisseurs, qui vendront beaucoup plus cher les logements et les bureaux qu’ils auront construits juste à côté d’une nouvelle gare, rendant le quartier très accessible au reste de l’agglomération. C’est ce que Neil Smith, géographe états-unien spécialiste de la gentrification, appelle le rent gap, l’écart de rente foncière, entre ce que rapporte une portion de sol urbain étant donné son usage actuel et ce qu’il pourrait rapporter si on en convertissait l’usage40. C’est selon lui le moteur principal de la gentrification, donc de l’embourgeoisement des quartiers populaires par la transformation de l’espace urbain.

Il existe ainsi un lien direct entre les nouvelles gares et les enjeux immobiliers. Cela intéresse aussi l’État car les mutations foncières et immobilières dans un rayon de 800 mètres autour des futures gares sont taxées pour contribuer au financement du nouveau métro. Le Grand Paris Express a ainsi des points communs avec les grands travaux de Napoléon III et de Georges Haussmann réalisés dans Paris sous le Second Empire : l’État finance un nouveau réseau de transport (à l’époque de Haussmann, c’étaient les grandes avenues, qui reliaient notamment les gares de chemin de fer), principalement à crédit, en s’appuyant sur la vente des terrains à des promoteurs (le long des nouvelles percées sous Haussmann, autour des gares pour le Grand Paris Express). Au-delà du financement de l’infrastructure, l’accumulation du capital par le sol urbain que ce projet va nettement accélérer est aussi un moteur de croissance économique pour l’agglomération parisienne, susceptible de peser dans la compétition intermétropolitaine. Cela renvoie aux enjeux d’image évoqués précédemment et au choix de construire de nouvelles gares et non un simple quai supplémentaire dans les gares existantes. En signalant le renouvellement de l’espace urbain en cours, elles sont comme des produits d’appel (y compris seulement au stade de projet) pour les investissements immobiliers.

La longue durée de construction des nouvelles lignes de métro, plusieurs fois prolongée, entraîne un risque important de spéculation foncière : des investisseurs peuvent acheter des terrains peu chers au début des travaux et les revendre plus tard ou après la mise en service des gares, à des prix beaucoup plus importants – ce qui se répercute sur le prix des logements construits sur ces terrains. Une étude de 2021 montre que, bien que disposant d’un droit de préemption renforcé dans ces quartiers, les pouvoirs publics ont peu développé de stratégie foncière pour s’assurer la maîtrise publique des terrains et donc celle des coûts41. Ce sont les aménageurs et les promoteurs qui ont le plus acheté de terrains dans ces futurs quartiers de gare entre 2011 et 2017, suivis par les investisseurs (c’est-à-dire des sociétés de placement de capitaux), au détriment principalement des personnes physiques (les petits propriétaires, notamment dans des quartiers pavillonnaires) et des entreprises industrielles, commerciales ou de services (donc des activités économiques présentes auparavant dans ces quartiers). Sur un échantillon de dix-neuf gares, dans la plupart des cas, les terrains détenus par les aménageurs publics augmentent, mais moins vite que ceux qu’acquièrent les aménageurs privés, réduisant de fait la part de la propriété publique du sol dans ces quartiers. L’étude montre que peu de collectivités locales ont anticipé sur le foncier, comme le fait Plaine Commune avec la création d’une société foncière dédiée à l’acquisition des terrains.

Ces foncières permettent d’avoir une véritable démarche d’anticipation pour le territoire, en se portant acquéreurs de locaux qui pourraient muter dans cinq à quinze ans. L’objectif est de réguler la hausse du foncier, mais également de pouvoir maintenir sur le territoire des actifs immobiliers moins rentables (locaux d’activités, artisanats, petite logistique, logements abordables). Enfin, en tant que propriétaires fonciers, ils peuvent peser davantage sur l’évolution du territoire42.

Pourtant, même sur le territoire de l’EPT Plaine Communeat, les marges de manœuvre en termes d’aménagement sont limitées : l’État empêche les communes ayant déjà un taux élevé de logements sociaux d’en créer de nouveaux (nous y reviendrons), mais, surtout, certains futurs quartiers de gare sont aménagés par d’autres acteurs. Ainsi, le fort d’Aubervilliers fait l’objet d’un projet d’aménagement mené par Grand Paris Aménagement, une société publique d’aménagement contrôlée par l’État et les collectivités franciliennes. L’opération a été lancée par l’État car c’est lui qui possédait cet ancien terrain militaire. La mairie d’Aubervilliers a essayé de négocier avec l’État sur le nombre de logements (pour limiter la densification), la place des espaces verts (et notamment le maintien ou non des jardins familiaux), la part des logements sociaux, et la création d’équipements (notamment la piscine olympique en lien avec les JO 2024, et une nouvelle crèche). Mais son passage à droite en 2020 montre un alignement sur l’opération voulue par l’État en termes de renouvellement de la population.

À Saint-Denis, dans le quartier du futur hub du Grand Paris Express, la gare de Saint-Denis Pleyelau, l’opération d’aménagement phare a été confiée à un groupe privé par le biais d’un concours organisé par la Métropole du Grand Paris, « Inventons la Métropole du Grand Paris », en 2017. Le site du franchissement Pleyel, tout proche du futur village olympique, a été attribué à un groupement de promoteurs et d’investisseurs immobiliers représentés par Sogelym Dixence. Après cette attribution par la Métropole, en lien avec Plaine Commune, l’opération est menée par un groupement privé, sans argent public ni maîtrise publique de la programmation (comme dans une zone d’aménagement concerté – ZAC). Les acteurs publics comme Plaine Commune en sont réduits à négocier avec l’opérateur privé pour assurer certaines exigences sur l’espace public ou des éléments de programmation, mais l’opérateur privé est avant tout là pour assurer la rentabilité de son opération. Certains hauts fonctionnaires de Plaine Commune s’en émeuvent :

Ces nouvelles modalités d’aménagement qui sont liées finalement à la fois à la financiarisation de l’immobilier et, en même temps, à une capacité d’investissement plus limitée des collectivités… ça change un peu la donne sur la maîtrise qu’on a, non pas qu’on n’ait plus de maîtrise du tout, mais ce n’est quand même pas exactement la même chose que quand vous faites une zone d’aménagement concerté que vous pilotez de manière publique. […] Pour moi, c’est une privatisation de l’aménagement qui est liée à la financiarisation de la construction immobilière qu’on a connue ces dernières annéesav.

Avec ces enjeux fonciers et immobiliers autour des futures gares du Grand Paris Express, dans un contexte de transformation des modes d’aménagement urbain, on touche aux enjeux sociaux soulevés par ce grand projet métropolitain.

Dans un contexte de paupérisation des classes populaires

Le projet du Grand Paris se développe dans un contexte social particulier, celui d’une paupérisation croissante en Île-de-France depuis la crise économique de 2008. En 2020, la pauvreté monétaireaw touchait plus d’1,8 million de personnes en Île-de-France, soit 15,5 % de la population43. Une étude de l’INSEE montre que, si l’on tient compte du coût de la vie plus élevé en Île-de-France et que l’on calcule le taux de pauvreté par rapport au revenu médian régional et non national, ce taux atteint 19,5 % de la population44. Avec près d’un habitant sur cinq vivant sous le seuil de pauvreté, l’Île-de-France apparaît comme la région la plus pauvre de France métropolitaine. Elle est aussi celle qui est la plus inégalitaire. Les inégalités de revenus ont augmenté de façon continue depuis les années 2000, en raison d’abord de l’augmentation des hauts revenus jusqu’en 2008, puis de la baisse des revenus faibles depuis45.

Cette augmentation de la pauvreté s’explique en partie par la progression du nombre de ménages dans lesquels un seul adulte dispose de revenus (jeunes adultes, familles monoparentales, personnes âgées). Pour autant, ce sont avant tout les conditions économiques et sociales qui expliquent cette augmentation de la pauvreté : elle est liée à la progression du chômage depuis 2008ax, notamment celui des jeunes (même s’il est plus faible en Île-de-France qu’ailleurs), mais plus encore à celle des emplois précaires, notamment dans les secteurs de la restauration, de l’hôtellerie, du bâtiment, de l’entretien ou des services aux particuliers. Ces emplois sont peu qualifiés. De fait, ce sont les classes populaires (ouvriers ou employés peu qualifiés) qui sont les plus touchées par le chômage et la précarité. Cela explique un taux de pauvreté particulièrement fort en Seine-Saint-Denis, où ces classes sont particulièrement concentrées. Les ouvriers et les employés, actifs et retraités, représentent plus de 54 % de la population des ménages en 2020 dans ce département, contre plus de 39 % en moyenne en Île-de-France. Le taux de pauvreté – calculé par rapport au revenu médian régional – atteignait 34,6 % en 2018 en Seine-Saint-Denis.

On distingue communément les fractions stables des fractions précaires des classes populaires. Les premières ont un emploi stable et éventuellement un salaire qui se rapproche de la moyenne en fin de carrière. C’est parmi elles que l’on retrouve le plus de propriétaires, que ce soit dans les quartiers pavillonnaires de banlieue construits dans les années 1950-1960 ou dans le périurbain lointain, notamment en Seine-et-Marne, pour les lotissements les plus récents. L’augmentation des prix immobiliers entraîne un accès à la propriété des classes populaires stables de plus en plus loin du centre et même, aujourd’hui, à l’extérieur de la région. Les fractions précaires des classes populaires n’ont pas de statut stable, sont à temps partiel ou au chômage, ont des revenus faibles, elles ne peuvent accéder à la propriété et se logent soit dans le parc privé, éventuellement dégradé pour les plus pauvres d’entre elles, soit dans le parc social, dans des périphéries plus proches de Paris. Cette dissociation résidentielle croissante parmi les classes populaires participe au délitement de la conscience de classe.

L’augmentation du coût du logement pèse beaucoup sur les classes populaires. Ainsi, le prix des logements anciens a été multiplié par 3 entre 1999 et 2018, tandis que le revenu déclaré des ménages ne l’a été que par 1,34 entre 2000 et 2015 en Île-de-France46. Les loyers du parc locatif privé (non meublé) ont aussi beaucoup augmenté, de 37 % entre 2001 et 2009 en moyenne dans l’agglomération parisienne, puis de 16 % entre 2009 et 201947. Si cette hausse s’est tassée, les loyers sont très hauts, à 19,30 euros/m² en moyenne en 2022 (mais on est à 24,70 euros/m² dans Paris)48. C’est à Paris et en Seine-Saint-Denis que la hausse a été la plus forte (autour de 21-22 %) et on observe un relatif rattrapage des loyers de la Seine-Saint-Denis par rapport au reste de l’agglomération, notamment pour les petits logements. La conséquence de cette hausse – au-delà du transfert accru de richesse des locataires vers les bailleurs – est l’augmentation de la part des revenus consacrée aux logements – le taux d’effort –, en particulier pour les ménages les plus modestes. En général en Île-de-France, locataires et propriétaires accédant consacraient 20,7 % de leur revenu à leur loyer ou à leur emprunt immobilier en 2013ay, contre 14,4 % en 198849. Pour les ménages les plus modestes, ce taux dépasse couramment 40 %. D’une certaine manière, moins on gagne d’argent, plus on en dépense proportionnellement pour son logement. Et c’est aussi parmi les ménages les plus modestes, parce qu’ils occupent les logements les plus vétustes, que la part des dépenses énergétiques est la plus forte (elle accroît le taux d’effort lié au logement de plus de 10 points). Le taux d’effort a aussi augmenté dans le parc social, mais l’écart s’accroît nettement entre celui du parc social et celui du parc privé.

Les conséquences sociales de cette augmentation des dépenses liées au logement, en particulier pour les ménages modestes, sont connues : on observe une baisse de la mobilité résidentielle, une baisse du taux de rotation dans le logement social (qui complique l’accès au parc social des plus de 740 000 demandeurs de logements sociaux dans la région50) et une augmentation du mal-logement. 1,3 million de personnes n’ont pas de logement ou vivent dans un logement sans confort, en situation de surpeuplement ou dans un foyer de travailleurs migrants non encore rénové en Île-de-France, soit près d’un tiers des personnes mal logées en France (alors que la région représente 18 % de la population française)51.

Le coût du logement en Île-de-France contribue donc à faire baisser le pouvoir d’achat des classes populaires, en ne laissant qu’un très faible reste à vivre aux plus pauvres d’entre elles. Il a aussi des conséquences plus larges sur leurs conditions d’existence, soit à travers le mal-logement (conditions de vie éprouvantes, violence des expulsions, errance liée à l’hébergement d’urgence, etc.), soit par le blocage de la trajectoire résidentielle et l’impossibilité de se loger dans de bonnes conditions (de surface notamment), là où on le souhaite (notamment dans un équilibre convenable en termes de distance au lieu de travail). Les souffrances et les frustrations liées à ces situations se retrouvent dans les conditions de logement indignes pour les plus pauvres, mais aussi dans l’impossibilité de suivre une trajectoire résidentielle ascendante pour ceux qui le sont un peu moins.

Si la construction de logements sociaux est insuffisante, il faut rappeler qu’une part importante des classes populaires de la métropole parisienne ne peuvent pas y avoir accès. Un rapport du Conseil économique, social et environnemental régional d’Île-de-France sur le logement des ménages pauvres montrait en 2013 que 35 % d’entre eux ne sont pas en mesure de payer les loyers les plus bas du parc social52. Cela représentait alors 350 000 ménages pauvres, dont le reste à vivre, après avoir payé leurs frais de logement, était inférieur à 14 euros par jour et par unité de consommation. Ce seuil est celui qui est utilisé par les bailleurs sociaux pour estimer les risques d’impayés pour les futurs locataires. Pour ces raisons, les ménages les plus pauvres ont difficilement accès au logement social et ne peuvent pas payer le loyer d’un logement très social (financé par le PLAI – prêt locatif aidé d’intégration) à 6 euros le mètre carré.

Outre des conditions de logement et des perspectives résidentielles qui se dégradent, les classes populaires du Grand Paris sont souvent confrontées au sous-équipement de leur quartier. Dans certains quartiers de banlieue, les équipements publics sont insuffisants, même si les pouvoirs publics locaux font en sorte de les développer depuis les années 2000, notamment avec la politique de « rénovation urbaine ». Il s’agit en partie de réparer les carences urbanistiques des grands ensembles de logements construits par l’État entre 1954 et 1973. Autre carence notable, parce qu’il s’agissait à l’époque de trouver des terrains non bâtis pour construire en urgence, le manque de transports en commun pour relier les milliers d’habitants de ces quartiers au reste de l’agglomération. Cela explique qu’ils sont nombreux à attendre le Grand Paris Express, tout en craignant de ne pas pouvoir en profiter.

Le décalage considérable entre le projet du nouveau métro du Grand Paris et les besoins des classes populaires franciliennes de plus en plus paupérisées se traduit par un vif sentiment d’injustice. Outre l’amertume de devoir déménager quand le métro va desservir leur quartier, après des années à subir des trajets compliqués pour aller au travail ou en revenir, ce projet d’aménagement ne répond pas aux besoins des classes populaires en termes de logement et, au contraire, entraîne des déménagements forcés de certaines d’entre elles.

Le projet du Grand Paris, qui conjugue une nouvelle infrastructure de transports, le remaniement urbain de soixante-huit quartiers de gare et une nouvelle organisation politique métropolitaine, est représentatif du capitalisme néolibéral et de la crise de la démocratie représentative. Plus qu’une extension des services publics de transports en commun en banlieue, le Grand Paris est un mégaprojet d’aménagement tourné vers l’accumulation du capital. Il s’inscrit dans la compétition intermétropolitaine liée à la division internationale du travail issue de la libéralisation des échanges. Toute prétention à l’urbanisme durable est vaine si l’on rappelle que la métropolisation que le Grand Paris cherche à accélérer repose sur le libre-échange, l’intégration mondiale de l’économie et de la production industrielle, la prédation des ressources naturelles jusqu’à leur épuisement, et la pollution liée notamment à des échanges de marchandises tous azimuts pour optimiser les coûts de production en utilisant les écarts de salaires, d’imposition et de normes contraignantes entre les différents pays du monde.

L’accumulation du capital est visée de trois façons principales par ce projet : le nouveau réseau de transport à l’échelle métropolitaine permet d’abord d’accélérer les déplacements, notamment entre les pôles de bureaux et d’activités tertiaires stratégiques, donc d’accroître l’efficacité de l’économie métropolitaine ; ensuite, tant par ses objectifs concrets que par l’image qu’il renvoie d’un projet d’aménagement de grande ampleur et de toutes ces gares plus futuristes les unes que les autres, ce projet cherche à attirer de nouveaux investisseurs, notamment au niveau international, donc de nouveaux capitaux ; enfin, le remaniement urbain des quartiers de gare – qui fait partie intrinsèque du projet, ne serait-ce qu’en contribuant au financement du réseau de transport – est typique de l’urbanisme néolibéral en rentabilisant au maximum le sol urbain. On observe ainsi une concentration des projets urbains en Seine-Saint-Denis, là où l’écart de rente foncière (rent gap) est le plus fort, en conjuguant le Grand Paris Express et les équipements liés à l’organisation des JO 2024. L’argument de la cohésion sociale mis en avant par les pouvoirs publics est un élément de langage pour créer du consensus autour de la compétitivité, comme les JO créent du consensus par le sport pour un événement qui vise avant tout à faire gagner de l’argent à de grands investisseurs privés. En analysant la période d’élaboration du projet du Grand Paris entre 2007 et 2014, Theresa Enright, chercheuse en science politique à Toronto, estime ainsi que ce qui est en jeu dans le projet du Grand Paris, c’est la néolibéralisation de l’urbanisme53. Elle observe le passage d’un aménagement dirigé nationalement et fondé sur les principes de la redistribution à un aménagement local, donnant la priorité à des espaces en particulier dans une logique entrepreneuriale et de concurrence interurbaine. Cela s’est fait très progressivement en France, en maintenant des logiques de redistribution, mais le projet du Grand Paris vise à accélérer ces dynamiques. Ce projet s’inscrit, selon elle, dans la logique haussmannienne des grands projets publics s’appuyant sur l’endettement et visant l’enrichissement privé par la revalorisation de la rente foncière.

De ce fait, le projet du Grand Paris est en décalage complet avec les besoins des classes populaires en Île-de-France, dont la situation sociale s’aggrave de façon préoccupante depuis la crise économique de 2008 et la crise sanitaire de 2020. Ce décalage s’explique notamment par son caractère non démocratique. Le Grand Paris est un exemple parmi d’autres d’un espace conçu par et pour les classes dominantes, sans débat démocratique : malgré des procédures de concertation prévues par la loi pour tout projet d’urbanisme, celles-ci sont tout à fait insuffisantes et uniquement consultatives après que le projet a déjà été entièrement dessiné ; elles masquent mal l’absence de prise en compte des besoins des habitants, notamment parce que ce grand projet n’a pas fait l’objet de débat lors des différentes campagnes électorales au niveau local ou national, malgré l’importante durée de son élaboration. La Métropole du Grand Paris et ses impasses maintiennent le débat sur les projets d’urbanisme dans l’entre-soi des élus locaux, sans appropriation par la population, le projet du Grand Paris Express lui-même étant par ailleurs décidé par l’État, très loin des premiers et premières concernés par le remaniement urbain des quartiers populaires.

am. Cette loi crée une nouvelle forme d’intercommunalité, la Métropole, qui a des pouvoirs plus étendus que ceux des précédentes pour les grandes villes (en général, il s’agissait de communautés urbaines). Les intercommunalités de plus de 400 000 habitants dans des aires urbaines de plus de 650 000 habitants sont transformées d’office en Métropole (c’est le cas par exemple de Lille, Bordeaux ou Nantes). La Métropole de Lyon a un statut spécial de « collectivité territoriale » puisqu’elle reprend, sur son territoire, les compétences du département du Rhône. Sans communauté urbaine de cette ampleur auparavant, les Métropoles du Grand Paris et de Marseille-Aix-Provence sont créées par l’État et ont un statut particulier.

an. Cela représente 131 communes en tout (dont sept communes de la grande couronne), plus de 7 millions d’habitants sur 814 km2 en 2020, soit 65 % de la population de l’agglomération (bâti continu) et 54 % de celle de l’aire d’attraction de Paris (qui comprend la couronne périurbaine, au bâti discontinu, en plus de l’agglomération).

ao. Établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre, comme l’est la Métropole du Grand Paris.

ap. Nicolas Sarkozy le dit d’ailleurs explicitement dans son discours : « Le développement durable, ce n’est pas le nom à la mode de l’écologie des années 1970. C’est un terme qui s’inscrit dans le progrès, pas dans la régression. Son ambition, c’est la croissance, c’est le confort, c’est la mobilité, c’est le pouvoir d’achat, c’est la qualité de vie. Je m’oppose à toute conception sacrificielle de l’environnement. Je ne crois pas qu’il faille se mortifier pour respecter la nature. L’écologie n’est pas une forme d’expiation du bien-être matériel, surtout quand ce bien-être est loin d’être acquis pour tous » (26 juin 2007).

aq. Ancien préfet de la Seine-et-Marne, président de la RATP, P-DG d’Air France et député centriste de la troisième circonscription des Yvelines.

ar. Le Nouveau Grand Paris proposé par le PS au pouvoir en 2013 a choisi de combiner nouvelle infrastructure et investissement dans le réseau existant, la SGP étant même amenée à financer aussi cet investissement (avec l’État et la Région), mais ce qui est mis en avant en termes de communication, c’est toujours la nouvelle infrastructure.

as. Deux exemples : « Grand Paris Express, construire l’identité du nouveau métro » au Pavillon de l’Arsenal en 2013-2014 ; « Les Passagers du Grand Paris Express » au MAC/VAL à Vitry en 2015 (qui dévoile les futures gares de la ligne 15 sud – finalement repoussée à 2030).

at. Cet établissement public territorial de la Métropole du Grand Paris regroupe les communes de Saint-Denis, Saint-Ouen-sur-Seine, d’Aubervilliers, de L’Île-Saint-Denis, d’Épinay-sur-Seine, de Pierrefitte-sur-Seine, La Courneuve, Stains et Villetaneuse en Seine-Saint-Denis. Cette intercommunalité était contrôlée historiquement par le PCF jusqu’en 2020.

au. Saint-Denis Pleyel est appelée à être une importante gare de correspondance entre les lignes 15, 16 et 17 du Grand Paris Express, les lignes 13 et 14 du métro parisien et les lignes D et H du réseau Transilien.

av. Entretien avec un directeur général adjoint de Plaine Commune, le 18/12/2019 à Saint-Denis.

aw. Le taux de pauvreté correspond à des ménages disposant d’un niveau de vie inférieur à 60 % du revenu médian national, soit 1 120 euros par mois pour une personne seule en 2020. Il est de 14,4 % en moyenne en France métropolitaine en 2020.

ax. Entre 2008 et 2023, le nombre de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi (catégories A, B et C, en recherche active d’emploi) en Île-de-France est passé de moins de 600 000 à près de 960 000, soit 15 % de la population active (bien plus que ce qu’affiche le taux de chômage officiel, qui ne tient compte que de la première catégorie des personnes inscrites à Pôle emploi).

ay. Il s’agit des dernières données disponibles, issues de l’Enquête Logement 2013 de l’INSEE.

3. « Et après, il y aura qui ? »
Les déplacements indirects ont déjà commencé

D’ores et déjà, au-delà des expropriations directes, expulsions de locataires et évictions négociées à l’amiable à proximité des futures gares, de nombreux déplacements indirects ont commencé. Quand ce n’est pas la construction des nouvelles lignes qui déloge certains habitants, ce sont les nombreux projets de renouvellement urbain à proximité qui le font, affectant en particulier les locataires du parc social.

De nombreux maires mobilisent en effet le Nouveau programme national de renouvellement urbain (NPNRU), lancé en 2014, pour accélérer le changement urbain et social en anticipant l’ouverture des nouvelles gares du Grand Paris Express. Bien avant le Grand Paris, dont les premiers contours ont été esquissés par Nicolas Sarkozy en 2007, le premier Programme national de rénovation urbaine (PNRU) est initié par Jean-Louis Borloo, alors ministre délégué à la Ville, en 2003. S’inscrivant dans le cadre de la « politique de la ville », il vise à restructurer les quartiers populaires et, en premier lieu, les grands ensembles de logements sociaux, en démolissant une partie de ces logements pour les reconstruire ailleurs et les remplacer par des logements privés en accession à la propriété. Le tout au nom de la « mixité sociale », sur laquelle nous reviendrons dans le chapitre suivant.

Le territoire de la Métropole du Grand Paris concentre à lui seul un tiers des projets de rénovation urbaine engagés depuis 2003 en France. Quarante-deux « quartiers de gare » – le périmètre de 800 mètres autour des futures stations du Grand Paris Express, sur les soixante-huit que compte le réseau – sont classés en « quartiers prioritaires de la politique de la ville » (QPV). Parmi ces quarante-deux quartiers, trente-sept sont concernés par un programme de rénovation urbaine. 20 % des habitants des quartiers de gare résident dans ces quartiers prioritaires, contre seulement 13 % dans le reste de la Métropole, selon une étude de l’Atelier parisien d’urbanisme (APUR) publiée en septembre 20171. Ce document précise que les habitants des futurs quartiers de gare sont issus de milieux plus populaires que dans le reste du territoire de la Métropole du Grand Paris :

Le profil des habitants des soixante-huit quartiers de gare du GPE [Grand Paris Express] se distingue de celui des habitants de la Métropole du Grand Paris par une proportion plus importante de familles et de jeunes de moins de 18 ans mais aussi par une plus forte présence des ménages modestes, employés ou ouvriers et un taux de chômage un peu plus élevé2.

L’APUR estime, en outre, que plus de 12 400 logements sociaux seront détruits à l’horizon 2030 à l’échelle de toute la Métropole du Grand Paris3. Les intercommunalités de Plaine Commune, Paris Terre d’Envol et Est Ensemble, toutes situées en Seine-Saint-Denis, comptent à elles seules près de 2 500 logements sociaux à démolir puis reconstruire. En outre, des quartiers de logements privés anciens dégradés sont également concernés par des opérations de renouvellement urbain qui consistent à démolir les immeubles insalubres et à les remplacer par des logements sociaux ou en accession à la propriété. C’est le cas des centres-villes de Saint-Ouen ou Aubervilliers, au nord de Paris, concernés par le Programme national de requalification des quartiers anciens dégradés (PNRQAD) lancé en 2009.

Si ces programmes de rénovation urbaine s’inscrivent dans des logiques et des temporalités le plus souvent indépendantes de l’arrivée du métro, la conjonction d’une nouvelle offre de transports avec le renouvellement urbain d’un quartier pose la question du devenir des habitants de ces quartiers. Parce qu’un projet de rénovation urbaine dans un espace nouvellement raccordé au Grand Paris Express signifie mécaniquement moins de logements sociaux à l’endroit même où un quartier voit son attractivité décuplée par une nouvelle offre de transports publics.

Le Grand Paris Express pour « en finir avec les ghettos » à L’Haÿ-les-Roses et Aulnay-sous-Bois

Dans certaines communes dirigées par la droite, le Grand Paris Express semble être une aubaine pour transformer la ville et, en particulier, les grands ensembles. C’est le cas notamment de L’Haÿ-les-Roses dans le Val-de-Marne et d’Aulnay-sous-Bois en Seine-Saint-Denis.

Autour de la future gare de la ligne 14 à L’Haÿ-les-Roses

Située à 8,4 kilomètres au sud de Paris dans la vallée de la Bièvre et sur le plateau de Longboyau, L’Haÿ-les-Roses est une commune de 31 600 habitants au profil social moyenaz mais dont le territoire est très contrasté, avec des quartiers d’ingénieurs et de cadres à l’ouest, le long de la vallée de la Bièvre, des quartiers au profil social moyen au centre et des quartiers populaires à l’est de l’autoroute A6A, qui scinde la commune en deux. C’est dans ces quartiers populaires de logements sociaux situés entre les communes de Villejuif au nord et de Chevilly-Larue au sud que se construit la future gare de L’Haÿ-les-Roses (ex-« Chevilly-Trois Communes »). Quand les travaux commencent en 2018, à proximité de grands ensembles de logements sociaux, les habitants de la cité des Dahlias – ou cité Lallier-Bicêtre – apprennent que trois barres vont être démolies (soit 200 logements) dans le cadre d’un projet de rénovation urbaine.

Pour se rendre dans cette petite commune du Val-de-Marne en novembre 2018, il faut encore enchaîner le métro 7 et un bus pas toujours à l’heure. Le quartier de Lallier-Bicêtre surplombe quelques petits pavillons beiges fleuris, une boulangerie, un tabac et un Leader Price défraîchi. Les barres du quartier alignent entre quatre et neuf étages avec ascenseur. Des immeubles gris-beige ornés de façades de briques rouges au rez-de-chaussée.

De jeunes enfants jouent autour des quelques voitures en stationnement tout autour de la cité. D’autres barres trouent l’horizon plus loin, des tours marron, la cité Paul-Hochard. À l’été 2024, si tout va bien, le cratère du bout de la rue se sera mué en gare, renommée « L’Haÿ-les-Roses », un cube translucide plein de voyageurs pressés. Des escalators les emmèneront vers les rames de la ligne 14 prolongée. Quand les tronçons supplémentaires au nord et au sud seront achevés, cette ligne inaugurée en 1998 reliera Saint-Denis Pleyel à l’aéroport d’Orly.

Si elle avait pu rester dans son appartement, Nadia aurait été aux premières loges, avec une vue plongeante sur ce nouveau ballet d’usagers. Sa barre se dresse à quelques dizaines de mètres de la future station en construction. Nadia, 63 ans, retraitée, ancienne interprète pour déficients auditifs, vit dans le quartier depuis trente et un ans. Elle occupe un petit appartement depuis six ans, après avoir déjà été contrainte de changer de logement dans la cité. Au milieu de range-CD, de lecteurs VHS, d’un ampli, de livres et autres statues du bout du monde qui surplombent de petites piles de boîtes de médicaments, Nadia s’interrompt parfois pour apostropher son chien curieux : « Oui ma fifille, qu’est-ce qu’il y a ? » En juin 2017, cette retraitée a appris qu’il fallait s’en aller. Elle est sommée d’accepter l’une des trois offres de relogement de son bailleur social I3Fba, sous peine de perdre son « droit au maintien dans les lieux » et d’être « déchue de tout titre d’occupation », comme l’indique le courrier du bailleur.

Ça, ce n’est pas normal, d’autant plus qu’il s’agit à chaque fois d’offres peu satisfaisantes. Beaucoup ont été relogés dans ces foutues tours là, les tours roses. Personne n’en veut ici. Il y a eu un incendie, il y a quelques années, là-basbb.

Nadia évoque ici l’allée du Stade, éloignée des transports et des commerces. En 2005, un incendie volontaire provoqué par des adolescentes avait tué dix-huit personnes.

Alors, en attendant, cette dame aux cheveux courts s’accroche à son appartement. Quand on ferme la porte-fenêtre qui mène à la terrasse, la poignée de porte qui grince reste entre les mains des visiteurs. « Oh ben, ils ne viendront pas remplacer, vu que l’immeuble doit partir », estime-t-elle avec fatalisme. Elle plaisante :

Voilà l’objet du délit. C’est terrible, je ne peux pas aérer. Hier, il y avait des camions jusqu’à minuit, même si on nous dit que ce n’est pas vrai. Entre le bruit et la poussière… c’est pas des petits trucs, les machines de chantier.

Dehors retentissent les bruits sourds de ce Grand Paris Express qui s’érige au fil des mois. Le chantier s’active. De larges cylindres s’élèvent dans le ciel blanc cassé de la fin de journée. « C’est parce que le tunnelier va arriver bientôt », précise Nadia. Plus loin, une bétonnière tourne pour préparer la matière du plus grand projet d’Europe. « On était pour ce métro. D’avoir ce métro là, ça permet à des gens qui n’ont pas de véhicule d’aller bosser, c’est quand même pratique. » Les comptes rendus des réunions d’information pointent un accès facilité à La Défense : « Entre Chevilly-Trois Communes et La Défense, aujourd’hui : 59 minutes. Demain : 29 minutes. Gain de temps : 30 minutes. » Orly se rapprochera aussi : 8 minutes, contre 37 aujourd’hui.

Nadia est une mémoire vivante de la cité Lallier-Bicêtre, elle rit volontiers et lance des expressions qui font sourire : « Ben, il nous a pris pour des bolosses » (en parlant du maire). C’est la preuve que Nadia s’entoure encore de jeunes, avec son tee-shirt noir de rockeuse des années 1990 et ses chaussons léopard confortables. Pour elle, ce Grand Paris, « c’est comme les marmottes qui sont censées emballer le chocolat Milka. Ça a l’air beau, mais quand on voit comment c’est fait en vrai, on déchante ».

La municipalité s’engage « à accompagner et protéger les locataires concernés dans le cadre de leur changement d’appartement afin de leur permettre de revenir dans le quartier Lallier-Bicêtre, s’ils le souhaitent, à l’issue des travaux qui vont durer plusieurs annéesbc ». Dans un sondage réalisé par I3F, 64 % des habitants interrogés souhaitaient rester sur site4.

Le droit au retour des locataires a été intégré à une charte signée entre le bailleur I3F et la Ville, ainsi que la prise en charge des frais de déménagement par le bailleur. Mais, comme à Gennevilliers ou ailleurs, le manque de logements sociaux aux loyers accessibles rend ce droit au retour théorique pour de nombreux locataires. Seuls cent logements sociaux seront reconstruits dans le quartier à la place des deux cents détruits, et leurs loyers seront plus élevés. Et très peu de ménages sont en capacité d’accéder à la propriété, même avec une aide.

Sur les flyers colorés du projet ANRU se déploie le « renouveau » en 3D pour ce quartier populaire : autour de la future gare dont on vante la « verrière sur toit pour un éclairage naturel », seront construits de nouveaux logements « pour favoriser le parcours résidentiel » aux « proportions adaptées au cadre de vie et à la gare » et une « nouvelle place commerçante » autour d’espaces publics renouvelés. Nadia s’inquiète déjà des futurs commerces du quartier :

Dans ce projet-là, ils veulent construire un Monoprix. Vous connaissez les prix de Monoprix ? Voilà ! Nous, nous avons un Leader Price. C’est vrai, ça fait désordre, Leader Price. Ça ne fait pas belle gueule, ni Lidl, on a compris ! Seulement, si c’est là, c’est que c’est adapté à nos bourses. Un truc évident. On n’a pas des bourses pour aller à Monoprix. La mixité, ce n’est pas un souci si, dans la communauté, tout est accessible aux deux groupes. Moi, je m’en moque qu’il y ait des riches ou pas à côté. Ce que je veux, c’est que tout soit fait pour que l’ensemble des gens y trouvent leur compte. C’est simple.

Après notre rencontre, Nadia a dû accepter un logement en rez-de-chaussée dans le quartier, à quelques dizaines de mètres de son ancien appartement. Des problèmes de santé ne lui ont pas laissé le choix. Sa barre a depuis été détruite et Nadia est décédée en mars 2023, à l’âge de 67 ans.

Dans l’immeuble voisin, lui aussi voué à la destruction, d’autres luttent pied à pied pour être relogés dans des conditions satisfaisantes. Karima évoque la solidarité entre les habitants :

Ici, on a l’impression d’être en famille, c’est rarement comme ça ailleurs, dans cette société individualiste. Ils veulent séparer tout le monde, nous envoyer je ne sais pas où. On se connaît depuis seize ans, des papis, des mamies, ils ont vu nos enfants naître, etc. Il y a une vraie solidarité entre nousbd.

Ali et Karima vivent dans ce « faux F4 avec une petite chambre » avec leurs trois enfants depuis vingt-deux ans. Les grands ont déjà la vingtaine, la petite, dix ans de moins. Cet appartement, ils l’ont obtenu grâce au 1 % patronal. Ali refait le monde sur le canapé d’angle de son salon douillet. Le père de famille aux lunettes fines décortique la situation dans son petit blouson, en tapotant la table avec le bout de son stylo, pressé de livrer ses vérités avant de partir au travail. Il n’arrive pas à comprendre pourquoi son immeuble doit disparaître, alors qu’il n’est pas situé à proximité immédiate de la gare :

Vous voyez les deux bâtiments, là ? Le métro, il est là-bas. Bon, à la rigueur, on peut dire que le premier bâtiment, ça gêne. Celui qui est devant, mais les deux derrière, ça gêne en quoi ? Si, devant chaque station de métro, on devait détruire, on détruirait tout Paris. Partout dans Paris, il y a des stations de métro.

Ce métro aurait pu grandement faciliter le quotidien de son épouse, alors employée dans la restauration à Paris, souvent contrainte de rentrer tard avec des taxis non remboursés par son employeur :

Pourquoi est-ce qu’on n’a pas le droit de profiter de ce métro-là ? Sachant qu’on a souffert. Moi, quand il neigeait, dans le froid, j’arrivais à Villejuif à 2 heures du matin, je suis une femme, je marche à pied, je marche trente minutes. Je vous jure que parfois, j’avais peur de mes propres pas quand je marchais. En apprenant que le métro allait arriver d’ici trois ou quatre ans, j’étais contente. Je vais en finir de cette galère. Mais plus j’avance en âge, plus je me dis : « Est-ce que vers l’âge de 50 ans, je vais continuer à marcher comme ça la nuit ? »

Nous les recontactons trois ans après. Les propositions de logement du bailleur ne leur conviennent pas du tout. Pour la première, le loyer était trop élevé :

Ils nous ont fait une proposition au Kremlin[-Bicêtre], dans les 1 500 euros par mois, plus 80 euros pour le parking, plus 100 euros si on veut un box en bas, alors qu’on avait ça gratuit icibe.

Pour la seconde, l’appartement était trop éloigné et l’environnement dégradé :

Un autre à Thiais, vers le cimetière. Il y avait beaucoup de travaux et tout, il y avait même des câbles qui dépassaient. À Thiais, ils m’ont dit qu’on serait vraiment contents, que les enfants seraient bien, et la grande a pleuré en disant : « On abandonne notre quartier. Si c’est pour être mieux logés, oui, mais si c’est pour être logés dans n’importe quoi, ça ne sert à rien. »

Au fil des mois, la situation du couple s’enlise. Ils refusent ces deux premières propositions de relogement et restent dans un immeuble de plus en plus vide, à mesure que les locataires quittent les lieux et que leurs appartements sont fermés par des portes blindées. Karima filme pour nous les environs de sa tour :

Je vous montre comment c’est éclairé la nuit. Regardez, vous voyez notre quartier [le parking au pied de l’immeuble est plongé dans l’obscurité, seul le chantier de la gare du Grand Paris Express est illuminé au loin]. Je vais vous montrer l’autre côté, vous allez être choquée. Les femmes sont obligées de marcher avec une lampe torche. Moi, mes copines ne viennent plus à cause de ça. C’est vraiment à l’abandon.

Sur une vingtaine d’appartements, il ne reste plus que six ou sept locataires, et l’immeuble n’est plus entretenu. Karima estime qu’il s’agit là d’une stratégie volontaire :

Ils nous poussent à y aller, quoi, c’est triste, hein. Ce n’est pas donné, ils ont augmenté le loyer. […] Partez pour qu’on construise plus vite pour d’autres, et pas pour vous, quoi. Ils ont poussé presque tout le monde à partir.

Autour de la future gare de la ligne 16 à Aulnay-sous-Bois

De l’autre côté de l’agglomération au nord-est de la Seine-Saint-Denis, le long de l’ancienne route nationale 2 ou « route de Flandre » qui mène en Belgique, se dresse la cité des 3000 à Aulnay-sous-Bois, appelée aussi la « Rose des Vents ». Ce grand ensemble d’habitat social a été construit en 1971 pour loger les ouvriers de la vaste usine Citroën voisine. Dans Les Passagers du Roissy Express, publié en 1990, l’écrivain et traducteur François Maspero décrit un quartier enclavé, dont la « malédiction originelle » serait cette usine automobile sans laquelle rien n’aurait été bâti ici, à l’écart du reste de la ville :

Ils avaient entendu parler des 3000. Une amie qui travaillait à l’hôpital d’Aulnay leur avait rapporté ce qu’elle en avait appris au fil des ans. Par les familles. Par la rumeur. Par son travail. Les 3000 à l’écart. Sans train ni métro. Loin du reste d’Aulnay comme de tout. Isolés des autres quartiers, des autres cités, du reste du monde par l’autoroute comme par un fossé. Butant sur une autre autoroute. Avec une seule voie d’accès. Bâtis là au début de 1970 parce qu’il y avait, tout contre, la grande usine Citroën neuve. La Rose des Vents, les 3000 ou le « Paquebot »5.

Ces lignes ont été rédigées en 1989. Trente ans plus tard, en février 2019, accéder au quartier des 3000 demeure une entreprise longue et hasardeuse pour qui choisit de s’y rendre en transports en commun depuis la capitale. Pour rejoindre ce quartier populaire d’Aulnay-sous-Bois, vous pouvez choisir de prendre le RER B avant de poursuivre en bus. Depuis la Porte de la Chapelle, au nord de Paris, la méthode la plus rapide reste de prendre l’un de ces cars à trois chiffres qui fendent l’autoroute A1 à toute vitesse, avant de serpenter autour de zones commerciales fatiguées. Pour attraper sa correspondance, il faut parfois patienter tout seul au bout d’un rond-point nu, à l’arrêt anachronique « André Citroën, centre de production ». Car cette « malédiction originelle », cette usine Citroën devenue PSA, a fermé ses portes en 2014 après trois mois de grève, faisant disparaître 3 500 emplois. Il ne reste plus qu’un terre-plein triste et cette relique somnolente d’une industrie du passé. La « malédiction » originelle n’est plus. Et cinquante ans plus tard, le quartier né pour elle lui a survécu.

Aulnay-sous-Bois est une grande commune de 86 500 habitants, au tissu urbain typique de la deuxième couronne. Son territoire présente d’importants contrastes entre les grands ensembles au nord, très populaires, et un vaste espace pavillonnaire de l’entre-deux-guerres et d’après-guerre au profil social moyen au centre-sud, autour de la gare du RER B. Le reste de cet espace pavillonnaire reste, lui, populairebf. Depuis 2014, la ville est dirigée par Bruno Beschizza (LR), ancien officier de police et fervent défenseur de mesures sécuritaires fortes. Dans les colonnes du Parisien, le maire, avant sa réélection en 2020, se réjouit d’avoir « changé l’image de la ville » et d’avoir contribué à faire progresser de 8 % les loyers du parc privé dans la commune.

Le maire peut compter sur l’arrivée de la ligne 16 du Grand Paris Express dans sa commune à l’horizon 2026. La future gare d’Aulnay se trouvera à moins de 500 mètres du sud du quartier des 3000. « La future gare du RGPE sera construite sur les terre-pleins de l’ex-RN2 et a pour ambition de créer un lien entre les quartiers de grands ensembles (Rose des Vents au nord, cité de l’Europe et Merisiers au sud) et parachever leur désenclavement », décrypte l’APUR dans sa monographie du quartier de la gare d’Aulnay6.

Construits dans les années 1960-1970, les quartiers nord de la ville comptaient environ 6 000 logements sociaux dans des barres et des tours et 700 pavillons individuels, soit un peu plus de 20 000 habitants en 2012. Ils sont remodelés par un projet de rénovation urbaine (PRU) dans les années 2000-2010, qui fait suite à des interventions sur le bâti, déjà, dans la décennie précédente. Le PRU prévoyait la démolition de 821 logements sociaux, douze tours et six barres amputées en partie. Les nouveaux logements reconstruits grâce à la « reconstitution de l’offre » étaient prévus dans le même quartier (pour 340 d’entre eux), ailleurs dans la commune (302) et dans d’autres communes du département (179). Le projet ambitionnait aussi de livrer environ 210 logements privés en accession à la propriété, toujours dans le même objectif de diversification sociale de la population. Un nouveau PRU a été lancé en 2017, dans le cadre du Nouveau programme national de renouvellement urbain (NPNRU) de 2014.

S’il aime être « à portée d’engueulades7 », l’édile a souvent trouvé un habitant en travers de son chemin : Hadama Traoré, ancien éducateur, militant des quartiers populaires, enfant des 3000. En 2017, le trentenaire a cofondé le collectif citoyen « La Révolution est en marche » et milite sur des sujets au cœur des préoccupations des habitants des quartiers populaires, comme les violences policières, le droit au logement ou le clientélisme politique. Ce grand échalas au rire vif ne ménage pas le maire de sa ville. En juin 2019, il est condamné à six mois de prison avec sursis après avoir menacé Bruno Beschizza. Quand on le rencontre en février 2019, toute l’énergie d’Hadama Traoré est tournée vers la préservation du Galion, longue barre brutaliste, longtemps épicentre d’un quartier isolé, ornée d’un portrait géant du footballeur Moussa Sissoko, un autre enfant du quartier. Cet immeuble emblématique a cristallisé l’opposition des habitants à la démolition. Dessinée par l’architecte Pierre-Paul Risterucci, cette grande barre traversante proche de l’ex-RN2 représentait à la fois l’entrée du quartier de la Rose des Vents et une centralité pour les habitants. Cette galerie commerciale était très fréquentée dans ces quartiers mal reliés au reste de l’agglomération. Les 184 logements sociaux de cette longue barre étaient les plus intéressants du quartier, certains même en duplex, et avaient été loués initialement aux salariés d’Air France, tandis que le reste du quartier s’adressait aux ouvriers de Citroën ou de Kodak8. Le premier PRU prévoyait de restructurer le Galion, notamment en supprimant la galerie commerciale, remplacée par un nouveau centre commercial juste à côté. Cette première action menace une centralité commerciale populaire, les seuls commerces restants étant de petits commerces souvent tenus par des immigrés (bazar, épicerie, kebab, marchand de tissus, etc.).

Fawzi Arslane, coréalisateur d’un documentaire dédié à ce bâtiment emblématique d’Aulnay, décrit le Galion comme un sas ouvert sur la cité :

Avec sa forme allongée, dans un quartier vertical, avec toutes ses tours en hauteur, on avait l’impression que l’immeuble était une barrière, au-delà de laquelle on pénétrait dans un nouveau monde. Sous l’immeuble, juste en dessous du portrait de Moussa Sissoko, il y avait un passage, une porte d’entrée vers la cité des 30009.

C’est justement par ce passage que surgit Hadama Traoré, dans sa petite voiture noire, presque trop étroite pour lui, béret noir sur la tête. S’il a grandi aux 3000, il réside désormais dans un pavillon un peu plus loin, en dehors de la cité, avec sa femme et ses trois filles. Pour lui, Aulnay-sous-Bois,

c’est vraiment une ville cosmopolite, où il y a vraiment une joie de vivre. Mais elle est encore sous l’ancien régime colonial, dans le sens où il y a les quartiers nord et les quartiers sud. Dans les quartiers sud, il y a les bourgeois, les gens qui ont de l’argent, et les quartiers nord, c’est les pauvresbg.

Ces propos font écho au récit de François Maspero dans Les Passagers du Roissy Express :

La naissance des 3000 sur des champs de betteraves eut ceci de particulier qu’il n’était pas prévu de mélanger, comme dans d’autres cités, à Sarcelles, par exemple, les classes sociales. À part les cadres des entreprises voisines qui pouvaient y bénéficier de logements, on restait entre soi. On trouvait sur place tout l’environnement social nécessaire : crèches, écoles, dispensaires, salles de sport. Un vrai petit paradis10.

Trente ans plus tard, le « vrai petit paradis » originel résonne encore dans les souvenirs d’Hadama Traoré :

Le Galion, ils l’ont construit en 68, lors des Trente Glorieuses… C’était l’image de la ville d’Aulnay. Les gens des quartiers sud venaient dans les quartiers nord, tout le monde venait, c’était la joie de vivre, etc.

L’intérieur de la galerie commerciale est encore ouvert aux courageux qui n’ont pas peur de s’engouffrer dans un long couloir obscur, ponctué de rideaux métalliques baissés. Le hall, presque vide, vivote depuis que les commerçants ont commencé à plier bagage après l’annonce de la destruction de ce géant d’aluminium. Les amis d’Hadama ont improvisé une minicafétéria dans un recoin humide. Le trentenaire enchaîne les accolades et rit volontiers. Djamel nous salue, derrière ses grosses lunettes sombres et son capuchon noir. L’Aulnaysien fréquente le lieu depuis quarante-sept ans :

Je ne suis pas spécialement contre la destruction ou quoi, mais on veut faire partie du projet. Maintenant, si ce n’est pas détruit, ça nous ferait plaisir, mais on est constructifs. […] Pour que tu comprennes, c’est pas le Larzac, ce n’est pas Notre-Dame-des-Landes, mais c’est un territoire à défendre. Excusez-nous d’être nés ici quoi ! […] Parce que c’est mes racines, on va me déraciner… Après, tout le projet qu’il y a derrière, ce n’est pas pour nous.

Pour lui, une fois reconstruits, les nouveaux logements auront vocation à accueillir une population bien différente : « C’est pour les autres, ce n’est pas pour nous. Ceux qui ont un peu plus de pognon que nous, comme d’habitude. » Sekou, un autre habitant, s’approche :

Franchement, on n’aimerait pas qu’ils le cassent. On aimerait qu’ils le réhabilitent pour mettre des commerces. On n’a rien ici. À partir de 20 heures, on n’a rien. Avant, il y avait plus de choses.

Au bout du hall, Mehdi tient une enseigne de foulards, l’un des seuls commerces qui subsistent dans la galerie. Le commerçant évoque le premier plan de rénovation urbaine, mené depuis quinze ans ici :

Ce serait beaucoup mieux s’ils utilisaient l’argent pour une rénovation, il y a de la place. Pour moi, avec l’ANRU 1, ça a changé dans le négatif. […] Ils ont cassé tout un rythme de vie, même pour les gens du quartier. Les gens ne trouvent plus de commerces de proximité comme nous. Les gens à côté doivent se déplacer sur un kilomètre pour trouver une baguette ! Est-ce que vous trouvez ça normal ?

Derrière le centre commercial, les effets de cet ANRU 1 transparaissent partout dans le paysage. Deux grandes tours beige et crème sont encore parsemées de paraboles qui ne servent plus à rien, en attendant d’être rayées de la carte. Une large bâche jaune Melchior démolition annonce la suite du programme. Plusieurs centaines de logements ont déjà été détruits et en partie reconstruits ici. Les géants de béton ont peu à peu laissé place à des constructions de plus modeste envergure. Ceux qui restent ont été redéfinis. Les espaces verts autrefois ouverts ont été peu à peu grillagés et séparés, ce qu’on appelle la « résidentialisation », à des fins sécuritaires.

Djamel s’insurge, en pointant l’un de ces bâtiments tout neufs, juste en face de la façade fatiguée du Galion : « Tout ça, on n’en profite pas ! » Hadama Traoré renchérit :

C’est la gentrification. Le mot qu’il ne faut pas utiliser, attention ! Un mot tabou parce que dès qu’on parle de gentrification… L’autre fois, je parle avec le maire dans le marché, je lui sors « gentrification », il me dit : « Ah »… Je lui dis : « Ce n’est pas la peine de faire votre moue, là. » […] Au départ là, ça va parce qu’il y a un peu de gens du quartier. Mais ce qui est à venir, c’est que à la vente, pour des gens d’ailleurs.

Hadama Traoré est lui aussi très critique vis-à-vis de ce premier programme de rénovation urbaine. Pour lui, ces opérations sur le bâti servent à changer la population.

Et quand on était petits, ils nous ont dit quoi ? « Ne vous inquiétez pas. On va détruire et faire de nouveaux logements, ça va être pour vous, ça va être pour la population, blablabla »… Ils ont détruit, ils ont reconstruit. 90 % des gens qui habitent là ne venaient pas d’Aulnay-sous-Bois. Parce que, ici, c’est de l’accession sociale à la propriété […], c’est très important le « social », parce que c’est avec ça qu’ils arrivent à avoir l’argent de l’ANRU. Ils ont construit ça, mais par exemple, mon père n’a jamais économisé de l’argent pour pouvoir acheter.

Après quelques minutes de marche, l’emprise de cette future gare de la ligne 16 se dessine. « Ah, elle est là la gare du Grand Paris. Et autour ils vont construire des logements. »

Maintenant, on va devenir un eldorado. C’est une réalité. Quelqu’un qui travaille à La Défense et paye un loyer exorbitant à Paris, aujourd’hui, il va venir ici, payer 800 euros 80 m² ou 100 m². Pour nous, 800 euros, c’est une somme, pour lui, ce n’est rien.

Et de conclure :

Quand nous, on entend mixité sociale, on entend gentrification. On entend que dans des endroits où il y a de la pauvreté, on va ramener des gens qui ont de la richesse.

Malgré de nombreux recours, l’Aulnaysien a perdu sa bataille pour sauver le Galion. Le second PRU, lancé en 2017, prévoit la démolition pure et simple de toute la barre et, avec elle, l’effacement d’une partie de la mémoire du quartier. Les travaux de démolition ont commencé quelques mois après notre rencontre et ont duré de fin 2019 à 2021. Il ne reste désormais plus rien de ce géant qui a enjambé le quartier pendant plus de cinquante ans. Le nouveau PRU prévoit la construction de 300 logements – dont une minorité de logements sociaux – à la place du vide laissé par le Galion.

Rénovation urbaine et grands projets urbains à Romainville et Aubervilliers

Même dans des communes de gauche, l’extension des lignes de métro en banlieue entraîne un emballement immobilier, avec des municipalités complices ou, au contraire, réduites à l’impuissance.

Extension de la ligne 11 et spéculation immobilière à Romainville

À Romainville, les projets immobiliers se multiplient avec la perspective de l’extension de la ligne 11 du métro. La commune a même décroché le titre de première ville bâtisseuse de France sous la dernière mandature de la maire Corinne Valls (divers gauche), qui ne s’est pas représentée en 2020. Romainville est une commune de 31 500 habitants située à l’est de la Seine-Saint-Denis, entre Pantin à l’ouest, Noisy-le-Sec à l’est, et Montreuil au sud. Le territoire de la commune se trouve en partie sur le plateau de Romainville, qui s’étend de Belleville, dans le 20e arrondissement de Paris, à Fontenay-sous-Bois et culmine aux Lilas à 131 m. Cette commune populairebh est en plein renouvellement, avec la perspective de l’extension de la ligne 11 du métro parisien vers l’est en 2024, jusqu’à Rosny-Bois-Perrier (correspondance avec le RER E et la future ligne 15 est du Grand Paris Express). Deux nouvelles stations desserviront Romainville, la plaçant à une dizaine de minutes de Châtelet-Les Halles : la station Serge Gainsbourg à l’est des Lilas et à la hauteur de la cité Gagarine, et Place Carnot-Romainville sur la place du même nom, à la limite avec Noisy-le-Sec et à proximité du centre-ville.

Près de la future station Serge Gainsbourg, la cité Gagarine connaît une rénovation urbaine de grande ampleur depuis 2016, dans le cadre du NPNRU. Quand on s’y rend en novembre 2018, seuls quelques bus permettent de rejoindre ce grand ensemble de logements sociaux inauguré en 1969, perché au bord du plateau de Romainville. Tout évoque l’aérien à la cité Gagarine : son nom, emprunté au cosmonaute soviétique qui a inauguré la conquête spatiale en 1961, sa géographie, ses rues de l’Espace et de la Galaxie, ses barres de dix-huit étages, et la tour Télédiffusion de France (TDF) qui lui fait face. Cette soucoupe blanche veille sur l’Est de la petite couronne depuis sa construction en 1984 dans le Fort de Romainville aux Lilas. C’est elle qui attire le regard, tout à gauche de l’horizon, lorsque l’on contemple Paris et sa banlieue du sommet de Montmartre. C’est aussi elle qui relaie les signaux de télévision et de radio dans toute la France.

Le vaisseau hertzien peine à fendre la brume de ce mois de novembre 2018, timidement caché derrière deux tours de la cité voisine des Lilas. La cité Gagarine non plus n’a pas bonne mine sous ce petit crachin de fin d’automne. Une nuée de corbeaux croassent entre les peupliers plantés le long des allées. L’espace vert porte mal son nom tant ces parterres extérieurs sont boueux et dégradés. Ici, l’essentiel de l’espace est consacré au parking et à la voirie. Les bancs extérieurs veillent sur du vide depuis que les jeux pour enfants ont été enlevés. Un gigantesque terre-plein de terre retournée trône en plein milieu de ce grand ensemble de 2 000 habitants, comme un rappel des grands travaux qui s’annoncent bientôt.

Mohamed Boughanmi enchaîne les cigarettes. Il réplique au quart de tour avec sa voix rauque et son débit rapide. Ses grands yeux bruns fuient un peu au premier regard, mais pas quand il se met à défendre son quartier, emmitouflé dans sa parka noire. Ce militant a grandi ici après son arrivée en 1974. Après un crochet par Paris, l’activiste au visage émacié est revenu. À ce moment-là, il anime un comité Droit au logement, en parallèle de ses activités de technicien chaud-froid (pour les laveries ou le matériel des restaurants). Comme dans d’autres banlieues populaires, il pointe du doigt la volonté de la municipalité de repousser plus loin les habitants historiques les plus modestes :

On laisse se développer un certain climat, la délinquance, dans l’espoir de dégoûter le locataire de Gagarine, dans l’espoir de faire une gentrification. Le jour où ils voudront proposer leur projet, les gens accepteront de partir n’importe où, à partir du moment où on leur donnera l’impression de sortir d’un enferbi.

La volonté de changement est forte, comme on le lit dans le contrat de ville d’Est Ensemble pour 2015-2020 :

L’ampleur et la nature des dysfonctionnements urbains et sociaux, mais également la situation stratégique du quartier en entrée de ville et à proximité du centre ont conduit la Ville de Romainville et ses partenaires à porter une volonté de transformation massive du site à travers la conception d’un programme mixte intégrant une forte ambition de densification et de diversification de l’habitat et des fonctions urbaines11.

L’objectif ici est de passer de 781 logements (tous sociaux) à 1 283 logements, dont seulement 44 % de logements sociaux. 318 logements sociaux sont réhabilités, 463 sont démolis et 244 nouveaux logements sociaux sont reconstruits, pour 721 logements privés en accession. De nombreux équipements sont également prévus, dont une crèche, un groupe scolaire, un espace de coworking et une salle multisports. C’est le géant de l’immobilier Nexity qui est chargé de faire émerger ici un écoquartier. Mohamed Boughanmi s’indigne :

Moi, il y a quelque chose que j’aimerais comprendre. Comment peut-on casser plus de 440 logements, en reconstruire plus de 1 000 en accession à la propriété et trouver le foncier pour reconstruire les logements qu’on a cassés ? […] Ils commencent déjà à vouloir reloger les gens à l’autre bout de Romainville […]. Ils ont proposé à des dames de 70, 80 ans d’y déménager. Elles m’ont dit : « Mais on va faire où nos courses, on va s’alimenter comment, nous ? Les commodités, on ne les a pas, nous ! »

Ici, l’entre-deux-époques a des airs de vaste chantier boueux. Des palissades blanches et rouges encerclent une rangée de mauvaises herbes et un rond-point ouvert sur une pelouse détrempée.

Avant, il y avait un terrain de basket et un terrain de foot, [la maire] l’a rasé et a laissé l’équivalent des terrains, mais entourés de palissades rouges pour les promoteurs. Et ce sera comme partout avec le foncier communal. C’est comme ça qu’ils font : ils mettent des palissades et interdisent l’accès puis font constater que le public n’en a pas besoin et hop, le sortent du domaine public après avoir voté ça au conseil municipal et vendent ça aux promoteurs.

Lui milite pour une « rénovation douce » de sa cité, dont les tours « vieillissent très bien ». « Franchement, j’ai vu des bâtiments construits il y a cinq ou six ans, ça n’a rien à voir avec ça. Ici, c’est du vrai dur qu’ils ont fait », assure-t-il. C’est aussi le point de vue de deux jeunes architectes formés à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-La Villette, dont le projet de fin d’études remet en question l’intérêt des démolitions et propose un contre-projet, qui s’appuie sur des ateliers avec les habitants12. Mohamed Boughanmi espère ainsi que ses voisins et lui pourront « continuer à vivre tranquillement à cinq minutes du métro, parce qu’on y a droit nous aussi ».

Cela rejoint la lettre envoyée peu de temps avant à la maire par un collectif de locataires du premier bâtiment détruit :

Il y a des locataires, donc des êtres humains, des citoyens, des habitants de la cité, qui vivent ici depuis cinquante ans et qui se sont réjouis de voir l’arrivée du métro. Mais après cinquante années, maintenant que le métro arrive, il serait question de les déloger ? Les années passent et nous ne savons pas de quoi demain sera fait, à quoi ressemblera notre environnement, si nous serons les victimes de cette réurbanisation du Grand Paris et que nous devrons laisser notre quartier au bénéfice de ces quelques personnes qui ont bien de la chance de pouvoir acheter un logement13.

À Romainville, plusieurs éléments structurels conduisent à la spéculation immobilière, menaçant la place des classes populaires dans cette banlieue. Mohamed Boughanmi les évoque clairement :

Il y a deux choses qui font vendre à Romainville : le métro et la Corniche des Forts. Le métro, il est là, tant mieux ! Mais en attendant, le prix de l’immobilier s’envole. Romainville, ça a toujours été une ville ouvrière. Maintenant, dès qu’une usine ferme, hop, Madame la Maire attribue un permis de construire : « Hop, construisez ! »

La Corniche des Forts désigne la construction d’une base de loisirs juste à côté de la cité, au-dessus d’une ancienne carrière de gypse, jusque-là fermée au public à cause de l’instabilité du sol. La restructuration de ce poumon vert a suscité de vives critiques chez les écologistes et une lutte de plusieurs mois pour freiner le projet en 2018-2019. En cet automne 2018, quelques opposants occupent encore l’entrée. Daniel est l’un d’eux. Celui qui se décrit comme un « bourgeois qui habite un pavillon de Romainville » partage les inquiétudes du militant du DAL :

On sait très bien ce que la mairie veut faire. On appelle ça de la mixité sociale, mais c’est un renouvellement du paysage social par du primo-accédant. Non seulement il y aura beaucoup de nouveaux propriétaires, mais ils seront bien plus nombreux que ce qu’ils étaient avant.

La nouvelle base de loisirs a ouvert en 2021 et Nexity vante sa présence dans les plaquettes promotionnelles de ses logements neufs comme ceux de la « Villa Natura ».

ANRU, JO et écoquartier au Fort d’Aubervilliers (ligne 15)

Plus au nord et plus près de Paris, revenons à Aubervilliers, cette fois dans le quartier du fort, entouré de grands ensembles d’habitat social en rénovation, comme la cité Émile-Dubois ou celle de la Maladrerie. Ce quartier est déjà desservi par la ligne 7 du métro, mais une nouvelle gare ouvrira pour la ligne 15 est à l’horizon 2030. Sans attendre cette ligne lointaine, l’ancien fort en friche fait l’objet d’un grand projet urbain, en lien avec les JO 2024.

Construit en 1843, le fort d’Aubervilliers a vécu plusieurs vies après avoir perdu sa vocation défensive au début du XXe siècle, tantôt terrain de recherches nucléaires de Pierre et Marie Curie ou d’expérimentations militaires de « produits toxiques sur les animaux14 », tantôt casse automobile, aux côtés d’une caserne de gendarmerie. Dans les années 1980, le fort devient une enclave culturelle inattendue, avec un festival de hip-hop ou l’ouverture du cirque équestre Zingaro en 1989. Rachid Khimoune, sculpteur connu pour ses créations magistrales comme Les Enfants du monde, y ouvre son atelier en 1984. « C’était la cour des miracles », se souvient ce septuagénaire au crâne dégarni, que l’on rencontre au printemps 2023bj. À l’ombre d’une sculpture d’œuf géant anthracite, il décrit une enclave en proie à une « pollution terrible », où l’armée venait vidanger ses engins. Il se souvient des ferrailleurs qui se chamaillaient parfois à coups de lâchers de chiens méchants. « Il y avait des squatteurs, pas des locataires mais des sous-sous-sous-locataires […]. Des mecs venaient maquiller des bagnoles pour aller faire des casses. » Au fil des années, le fort s’organise au travers d’une association, et des portails poussent pour sécuriser les activités des rares pensionnaires du lieu.

Cette friche militaire de 36 hectares appartient depuis 1973 à Grand Paris Aménagement, une société publique d’aménagement contrôlée par l’État et les collectivités franciliennes. Elle entretient la confusion avec la SGP (qui construit le métro), avec laquelle elle n’a rien à voir. Elle n’est pas contrôlée par la Ville d’Aubervilliers, à laquelle le projet échappe largement. Grand Paris Aménagement coordonne la construction d’un écoquartier de 1 800 nouveaux logements, 37 000 m² de bureaux et d’activités, un centre scolaire et un centre aquatique, dont une piscine olympique destinée à l’entraînement des athlètes pour les JO de 2024. Les premiers lots d’appartements mis en vente par deux promoteurs vantent des biens « à base de matériaux biosourcés » dans un « lieu historique en complet renouveau », une résidence « desservie par la ligne 7, la future ligne 15 et de nombreuses lignes de bus »15. Pour ces logements flambant neufs, il faut compter au moins 5 000 euros du mètre carré, soit environ 1 000 euros de plus que la moyenne des prix recensés dans le secteur à cette période. Un autre promoteur loue l’un des « emblèmes de cette nouvelle conception de la vie citadine ». Les infrastructures de transport sont, là encore, de précieux arguments de vente. « Déjà desservi par la ligne 7 du métro, l’arrivée prochaine d’une station de la ligne 15 ne fera qu’augmenter son attractivité », assure l’entreprise16. Les deux autres arguments de vente sont la place de la nature, dans ce qui se veut être un quartier écologique, et celle de la culture, grâce aux artistes installés de longue date sur la friche. Sur place, des panneaux rouges annoncent quelques promotions bienvenues pour les acheteurs de dernière minute : « Du 1er avril au 31 mai 2023, frais de notaire offerts + remise de 1 500 euros/pièce pour les 4 et 5 pièces. »

L’un des voisins de Rachid dans les casemates du fort décrivait l’ampleur du profit à faire ici :

Je vous laisse imaginer ce que 36 hectares valent ici, en foncier […]. C’est monstrueux, c’est en milliards en fait, en sortie d’opération. […] L’opération immobilière va cartonner, toutes celles qui sont autour cartonnent. C’est vendu dans les dix jours de lancement de l’opération.

En avril 2023, une rangée de grues s’agitent nerveusement. Un quartier entier est en train de naître derrière des palissades. De vastes enfilades de blocs de béton gris trônent désormais à quelques mètres du cirque Zingaro, encore soutenus par de solides étais rouges. Des panneaux criards annoncent un « grand succès commercial » pour ces « belles opportunités » d’appartements de deux à cinq pièces qui prennent forme juste derrière quelques stands de mécanique de rue.

Ce futur quartier pour cadres reste cantonné, pour l’instant, aux abords de l’ex-RN 2 (la même qui longe plus loin la Rose des Vents à Aulnay-sous-Bois), à proximité de la future gare du Grand Paris Express. Le cœur du fort reste un espace désordonné, une friche brouillonne, pleine de tas de sable et de hangars en attente de démolition. Le sol, souillé depuis plus d’un siècle par les vidanges, la ferraille et les résidus d’expériences obscures de l’armée, doit encore être dépollué. Plus loin, cinq immeubles beiges aux murs percés de longues fenêtres bouchent l’horizon : les tours des gendarmes, en grande partie inoccupées depuis 2015. Les aménageurs n’ont pas encore décidé ce qu’ils pourraient bien faire de ces anciennes résidences. Là-bas, ce sera la toute dernière phase du projet. « Mais les détruire, ça coûtera plus cher que de les laisser », indique Rachid Khimoune.

Au pied des ateliers de l’artiste se trouve un fossé de 8 mètres de profondeur, plein d’oiseaux criards et de fourrés inaccessibles : « C’est très large. Et derrière, vous apercevez les cabanes des jardins ouvriers. » De ce côté-là, les promesses de renouveau ont buté sur un groupe de têtus. De modestes ouvriers de la pomme, du haricot ou de la patate locale sont devenus le cauchemar des aménageurs. Les jardins ouvriers des Vertus sont cultivés ici depuis 1935. Ce ne sont pas des jardins d’agrément, comme l’explique l’une des jardinières :

Les jardins […] sont presque centenaires. Avant, c’était une nécessité. Même aujourd’hui, je connais des personnes qui ont besoin de ces jardins pour se nourrir. Il y a beaucoup de gens âgés et, pour eux, c’est vital. Ils font des conserves, ils ont des pommes de terre pour l’hiver, ils ont les courges au frigo, les haricots verts, tout ça. Ils congèlent, ils font des confitures. Je peux vous dire qu’une dame là depuis quarante-cinq ans ne peut pas oublier son jardin et aller ailleursbk.

En 2021, une partie de ces lopins de terre sont pourtant menacés pour laisser place à un centre aquatique et son solarium pour les JO de 2024. Le 17 avril 2021, une manifestation est organisée du centre-ville aux jardins. C’est l’une des premières mobilisations d’ampleur qui s’attaque aux Jeux et au Grand Paris. Dans le cortège, des clins d’œil au morceau du rappeur Médine : « C’est nous le Grand Paris : ZAD partout en Île-de-France. » Une banderole affiche un Société du Grand Paris barré. La foule épaisse rassemble surtout des activistes écologistes venus d’ailleurs. Les Albertvillariens, eux, contemplent la scène depuis leur fenêtre. Au milieu de la foule résonnent des « Grand Paris, fumier, on va te composter ! ».

« C’est une espèce de rouleau compresseur, quelque chose qui vient s’imposer à nous », s’indigne Dolorès Mijatovic, l’une des jardinières en lutte pour le maintien de son potager. Ce Grand Paris, elle le voit « comme une vaste refonte » :

[Un projet] qui n’est pas forcément issu des habitants, qui vient là parce que cela fait de l’espace pas cher à conquérir, à urbaniser […], pour grandir. Comme une espèce de grande pieuvre, pas forcément respectueuse des habitants, de ce qui se passe ici, des humains qui sont là, dans la proximité de Parisbl.

Comme d’autres, elle considère que ce Grand Paris-là, « ce n’est pas fait pour nous ». Malgré une mobilisation de presque six mois, vingt parcelles ont finalement disparu en septembre 2021. Ce jour-là, alors que la police bataille avec quelques occupants pour laisser passer les engins de chantier, Madeleine, une retraitée propriétaire d’une parcelle, s’énerve : « Il faut briller, vous comprenez, ce sont les Jeux olympiques. Il faut bien que ce soit brillant, que ce soit attractif. […] On le fait pour effacer une mauvaise image d’Aubervilliersbm. » Ces habitants mobilisés ont malgré tout obtenu une petite victoire en juillet 2022 : la construction du solarium aux abords de la piscine n’a pas été validée par la justice.

De l’autre côté de l’ex-RN2, à proximité du métro Fort d’Aubervilliers, deux grands ensembles de logements sociaux sont concernés par un projet de rénovation urbaine (PRU), qui succède à celui de la phase 1 de l’ANRU : la cité Émile-Dubois, construite entre 1952 et 1958 et renommée la « cité des 800 » pour ses 800 logements. L’autre, la Maladrerie, compte 1 000 logements. Ce dédale de béton a été esquissé par l’architecte Renée Gailhoustet avant de sortir de terre entre 1975 et 1984. La Maladrerie a obtenu le label « Patrimoine du XXe siècle » et « Architecture contemporaine remarquable » en 2008. Il s’agit en effet d’un ensemble à l’architecture originale, construit dans la verdure à la suite d’une opération de résorption de l’habitat insalubre (privé). À l’époque, la mairie communiste avait à cœur de « contrer la pression foncière qui se dessin[ait] avec l’arrivée du métro au Fort d’Aubervilliers17 » en construisant des logements sociaux. Ces deux ensembles de logements ont été très mal entretenus par le bailleur, et la Maladrerie, en particulier, s’est muée en passoire thermique très coûteuse pour les habitants. Aujourd’hui, le PRU prévoit de réhabiliter et de résidentialiser (c’est-à-dire privatiser les espaces publics et sécuriser les immeubles) environ 800 logements, d’en démolir 380 et de construire 624 nouveaux logements (privés, en accession sociale ou sociaux). Il faudra reloger 434 ménages.

Fatouma Camara habite la cité des « 800 » depuis 2008. Originaire de Charleville-Mézières dans les Ardennes, elle est arrivée en région parisienne pour ses études et a obtenu une place en foyer de jeunes travailleurs près de la mairie d’Aubervilliers. « On s’attache vite après », glisse cette femme corpulente aux petites lunettes rectangulaires. Quand nous la rencontrons en 2019, elle a 34 ans. Elle est directrice adjointe en restauration – alors en recherche d’emploi – et son mari travaille dans le secteur du nettoyage. Ils ont deux filles de 6 et 10 ans. Leur appartement est un faux trois-pièces de 50 m2 (il manque une cloison), il est trop petit pour eux, de sorte que leur seconde fille vit depuis ses 2 ans chez sa grand-mère à Charleville-Mézières. Elle doit revenir l’année suivante pour entrer en CP.

Fatouma Camara nous emmène découvrir sa cité un petit matin de début de printemps 2019, où les gazouillis des oiseaux se disputent le bruit de la ville avec l’écho des moteurs de l’ex-RN2. La barre qu’elle habite dispose de quatre étages sans ascenseur, une contrainte pour les personnes âgées et les parents de jeunes enfants. Devant les barres d’Émile-Dubois, une rotonde commerciale offre des services précieux aux habitants, grâce à des commerces bon marché. Le projet de rénovation du quartier prévoit de les démolir pour laisser place à d’autres magasins, dont la nature reste incertaine. La moitié de la barre qu’habite Fatouma Camara a été démolie avec le premier projet de rénovation, et l’habitante sait depuis huit ans qu’elle sera entièrement détruite dans le second projet. Seule la temporalité demeure abstraite. La signature de la convention avec l’ANRU est repoussée d’année en année. Ces travaux lui paraissent « lointains » et elle dénonce un manque de transparence des pouvoirs publics : « C’est bien de rénover des bâtiments obsolètes, de mettre des coups de fraîcheur, mais ça manque de démocratie. On est dans le flou. » Comme d’autres habitants interrogés auparavant, elle évoque la perte de liens forts qui structurent la vie du quartier :

Qu’ils rénovent, s’ils veulent rénover. S’ils veulent détruire, qu’ils détruisent, pas de souci. Mais après, il faut qu’ils pensent que ce sont des gens qui ont un vécu une histoire, qui sont attachés à leur quartier. Il y a des gens qui sont nés ici, ont grandi ici, fait leur vie ici, et voient leurs petits-enfants ici. Ils n’ont aucun autre repère. À ces gens-là, on ne peut pas dire du jour au lendemain : « Ben écoutez, vous allez habiter je ne sais où. » […] Les pouvoirs publics oublient le côté social, eux ne voient que les chiffres, ne parlent qu’avec des chiffres et des plans. Les histoires des gens, ça, on oubliebn.

Fatouma Camara attend son relogement, elle qui souhaite rester dans le quartier. Son loyer atteint les 450 euros, charges comprises, quand les nouveaux logements sociaux construits dans le quartier grâce au premier projet de rénovation dépassent les 600 euros, voire frôlent les 900 euros. Elle ne sait pas si elle pourra rester dans le quartier.

Quand on la recontacte en décembre 2021, la mairie est passée à droite et Fatouma Camara attend toujours de savoir quand la barre sera démolie. Le dossier du relogement n’a pas progressé non plus, alors que le couple a accueilli un troisième enfant, né en février 2021. La famille vit désormais à cinq dans 50 m2.

Investie dans l’Alliance citoyenne, dont elle est devenue coprésidente, l’Albertivillarienne s’engage aussi en tant que représentante des locataires auprès du bailleur, afin de défendre leurs intérêts dans la rénovation urbaine. Elle estime qu’ils ne sont ni consultés ni entendus et manifeste une profonde amertume face à des projets de renouvellement urbain dont ils ne bénéficieront pas :

La plupart des habitants sont attachés à Aubervilliers. Ils sont nés ici ou ont des parents ici. Il y a une bonne entente. Nous avons subi des années d’attente pour que la ville soit rénovée. Et là, elle est rénovée, mais pas pour nous. Nous, on est contre ce changement de population. On l’a vu partout dans d’autres villes. Un nouveau métro, c’est des prix immobiliers qui flambent et les gens sont poussés plus loin.

Effectivement, les premiers acquéreurs de logements neufs en accession à la propriété dans le nouveau quartier du fort sont très majoritairement parisiens et certainement plus fortunés que les locataires du parc social voisin18.

D’autres déplacements indirects encore

Si la rénovation urbaine encadrée par l’ANRU apparaît comme le principal facteur de déplacement indirect des classes populaires en lien avec le Grand Paris Express, ce mégaprojet urbain contribue aussi à provoquer ou faciliter d’autres formes d’éviction. Dans un contexte d’érosion du logement social, certains bailleurs proches des futures gares ont ainsi décidé de déconventionner des logements sociaux pour en faire des habitations à loyer libre moins accessibles.

Ailleurs, dans les communes traversées par de nouvelles lignes, l’arrivée prochaine du super-métro a aussi contribué au départ de nombreuses familles très modestes, jusque-là hébergées dans du « logement social de fait », souvent des copropriétés dégradées ou des meublés exploités par des marchands de sommeil. Il ne faudra pas oublier ces situations de précarité extrême quand se dresseront les premières tours translucides du futur quartier Saint-Denis Pleyel, méga-hub du Grand Paris Express construit en lieu et place d’un quartier de friches et de petits immeubles dégradés.

Le déconventionnement du logement social à Gennevilliers-Les Agnettes (ligne 15)

Les locataires de la barre de logements sociaux « 12-21 », dont nous évoquions le combat pour un relogement digne à Gennevilliers en fin de chapitre 1, ne sont pas les seuls à avoir bataillé dans le quartier populaire des Agnettes. Juste en face, au bout de la rue Louis-Calmel, ils sont une dizaine de locataires du parc social à avoir lutté dès 2019 contre le déconventionnement de leur logement. Leur bailleur, In’li, une filiale d’Action Logement, leur avait alors annoncé que leur HLM n’en serait désormais plus une, et qu’ils devraient progressivement s’acquitter d’un loyer beaucoup plus élevé.

Marie Huiban de l’association Droit au logement (DAL), qui a accompagné ces locataires, explique en quoi consistent ces processus de déconventionnement :

Les locataires se voient proposer de nouveaux baux beaucoup plus chers et perdent leur statut de locataire de logement social. C’est quelque chose en plus sur lequel les mairies n’ont pas forcément beaucoup de poidsbo.

Le DAL estime qu’il s’agit de l’un des outils « utilisés par les spéculateurs pour transformer les quartiers et chasser les habitants », au même titre que « la loi ELAN, les programmes de rénovation urbaine ANRU où des quartiers entiers sont détruits ».

Maryse, ses deux garçons et son mari ouvrier font partie des ménages inquiets pour leur avenir dans cette barre du quartier des Agnettes. La famille est arrivée là grâce au 1 % patronal et craint de ne pas pouvoir rester :

Sur un F3, on est déjà à 680 euros par mois. Avec le déconventionnement, ce sera 200 euros de plus, ce qui nous fera pratiquement dans les 1 000 euros et, pour nous, c’est impossible. Dans notre famille, il n’y a que mon mari qui travaille, je suis en recherche d’emploi et ce n’est pas évidentbp.

Cette habitante aux larges lunettes impute le déconventionnement de son immeuble – qu’elle qualifie de « petit bijou » pour les investisseurs – à la future gare du Grand Paris Express qui devrait pousser juste en face :

Si on se met dans la tête des investisseurs, on est juste à côté de la future gare, l’emplacement est parfait pour faire une résidence privée et des logements qui ressembleraient peut-être plus à des appartements de propriétaires, comme un peu plus loin dans la rue.

Mounia, l’une de ses voisines, opine :

Au vu de l’emplacement, si on y fait une résidence privée avec des loyers à 1 000 euros en ramenant des gens qui peuvent payer, nous, on est mis dehors en fait. On nous demande d’aller encore plus loin. […] Pour moi, la première chose que j’ai sentie, c’est qu’on voulait me mettre dehors pour mettre quelqu’un en capacité de payer 1 000 euros de loyer. Des gens qui ont envie d’être proches de Paris, donc Gennevilliers, c’est parfait, surtout avec l’arrivée de la nouvelle garebq.

Elle est gestionnaire au service de la paie dans une grande compagnie privée. Son époux travaille dans la restauration. Ils ont deux enfants et ils en attendent un troisième. Elle aussi a obtenu son appartement par le biais du 1 % patronal, en novembre 2014. Son loyer de 660 euros devrait augmenter par tranche de 1/6 pour atteindre les 900 euros dans six ans. Mounia compte pourtant bien rester dans cette ville dont elle estime que le cadre de vie s’est amélioré ces dernières années :

Oui, j’y vois ma place si les loyers restent accessibles. Après, si c’est une ville de semi-riches avec des loyers à 1 000 ou 1 500 euros, c’est sûr que je ne me vois pas là. Je ne vais pas sacrifier mon salaire dans mon loyer.

Maryse, Mounia et une dizaine d’habitants ont contesté ce déconventionnement devant la justice. La plupart d’entre eux ont été assignés devant le tribunal administratif d’Asnières par leur bailleur In’li en avril 2018. Le 12 mars 2019, les locataires de la rue Louis-Calmel sont venus à plusieurs pour soutenir Mounia, dont le jugement est fixé ce jour. Tous ont convergé à l’arrière de la salle, alors que la juge énumère les audiences à venir.

Maryse se retourne : « Vous, votre audience, c’est quand ? » « En avril », répond Rémi, fils d’une autre locatairebr.

Une autre voisine fait un amer constat :

La société fait de l’argent sur le dos des locataires avec les charges. Il n’y a pas de prise en considération du passé, de la vie des locataires. C’est difficile de se soucier de tout ça quand on est à ce point agressé.

Les Gennevillois se lèvent comme un seul homme. Ils sont six. Contrairement à ce que pensait Maryse, l’audience est finalement reportée au mois de mai à cause d’un dossier manquant. « Je pensais qu’on allait être fixés aujourd’hui », regrette-t-elle.

Après cette audience matinale avortée, le groupe d’habitants convergent vers un salon de thé voisin. Rémi mène les échanges. Aïcha a 35 ans, son mari est le seul à travailler dans le ménage, il est peintre en bâtiment. Ils ont trois enfants. Ils ont vécu à cinq dans un studio dans le 20e arrondissement de Paris avant d’emménager à Gennevilliers en novembre 2015. L’augmentation de loyer consécutive au déconventionnement de leur immeuble met en difficulté ce foyer aux finances fragiles, qui paye déjà 700 euros pour « quatre pièces, trois chambres et salon ». Dans six ans, ils devront débourser près de 1 500 euros.

On va demander une autre HLM parce que c’est trop cher sinon. Là, ils veulent tout changer, faire du privé. Ce n’est pas facile de trouver un logement facilement, comme ça. Avant, moi, j’habitais dans un studio de 20 m2 avec mes trois enfants. On est restés dix ans et ça a pris six ans pour prendre ce logement. Je ne sais pas ce qu’on va faire… je ne sais pas. C’est un très gros problème, ce loyer qui va augmenter.

Rémi tempête au bout de la table, derrière ses longs cheveux qui rappellent ceux d’une idole grunge des années 1990 :

La gare du Grand Paris, c’est connu ce qui se passe. Les communautés sont balayées, les gens poussés ailleurs. Il n’y a pas de lien social. Les personnes qui arrivent ont un projet d’accumulation et les autres n’ont pas les moyens de rester.

Lorsqu’on la recontacte un an et demi plus tard, en décembre 2021, Maryse habite toujours avec sa famille dans le même appartement. Les locataires ont perdu leur combat contre le déconventionnement. La Gennevilloise a depuis trouvé un emploi dans les cantines de Saint-Ouen. Elle enchaîne les CDD depuis de nombreux mois, mais espère une titularisation. Son mari, qui était technicien, a été promu cadre dans son entreprise. Ils espèrent désormais acheter un bien.

On est allés jusqu’au bout, mais bon, malheureusement, on a perdu, hein. L’augmentation, elle sera faite, mais d’un autre côté, ils ne nous ont pas réclamé le dû des mois précédents. Donc on a perdu sans perdre, quoi. C’est-à-dire que… on va chercher à partir tout simplement, on va chercher à acheter. Dans la mesure du possible, si on en vient à payer 900 euros pour un F3, autant payer un crédit pour quelque chose à nousbs.

Le couple ne peut pas se permettre d’investir à Gennevilliers, dont les prix dépassent très largement leur budget :

Si je pouvais avoir un petit pavillon les pieds dans l’herbe sur Gennevilliers, oui, mais c’est cher. […] On va être obligés de s’éloigner. Peut-être Argenteuil. Quelque part où on ne soit quand même pas éloignés de tout. Moi, je travaille sur Saint-Ouen, mon mari sur Gennevilliers.

Maryse décrit les changements intervenus dans son immeuble :

Dans mon immeuble, il n’y a pas eu de grand changement, mais dans la résidence oui, parce que, dans l’immeuble en face, il y a eu pas mal de déménagements. Quand je rentre le soir vers 17 h 30, je croise des nouvelles personnes. Ça reste des gens actifs.

Elle peine à mettre des mots sur le profil de ses voisins fraîchement arrivés :

Rien à voir. Il y a pas mal de… ça se voit, c’est flagrant. Il y a une population… je ne sais pas d’où mais c’est flagrant […]. C’est plus mixte.

Lorsqu’on la relance, elle précise, gênée :

Je n’ose pas… Plus de Blancs, oui plus de Blancs ! Ce sont des Parisiens. Eux, ils sont heureux vu les prix sur Paris. Donc là, on est à deux pas de tout, donc c’est… Nous, concrètement si, au départ, on nous avait parlé de cette histoire-là, on aurait cherché ailleurs.

En juin 2020, à Maisons-Alfort, dans le Val-de-Marne, le même bailleur In’li avait choisi de déconventionner une autre barre, là aussi à quelques pas d’une future gare de la ligne 15 sud du Grand Paris Express. Là-bas, ce sont 227 logements sociaux qui ont perdu leur caractère social, au grand dam des locataires. « Le déconventionnement est une machine à exclure et c’est particulièrement le cas dans les quartiers où des gares du Grand Paris Express sont construites », regrettait ainsi un habitant interviewé par le site 94.citoyens.com en mai 202119.

Les mal-logés expulsés à Saint-Denis Pleyel

Dans un contexte de demande massive et croissante de logements sociaux, la destruction de nombre d’entre eux allonge mécaniquement la durée d’attente des mal-logés qui doivent péniblement patienter dans des immeubles vieillissants, mal entretenus et parfois même dangereux (dits « en péril »). Ce sont ces habitations indignes qu’on qualifie de « logement social de fait », c’est-à-dire du logement privé de mauvaise qualité où se retrouvent les ménages les plus précaires, faute de place ailleurs.

En 2019, le quartier Pleyel à Saint-Denis regorge de ces immeubles de faubourg dégradés, alors que se profilent d’immenses travaux pour accueillir la future interconnexion des lignes 14, 15, 16 et 17. C’est ici que se trouvera le point névralgique du futur Grand Paris Express. Cinq ans avant les Jeux olympiques, le quartier Pleyel est alors encore un territoire d’entre-deux. Il oscille entre la fin de vie et le ravalement intégral. La zone ressemble tantôt à un miniquartier d’affaires, tantôt à un faubourg tranquille, coincé entre un faisceau ferroviaire tentaculaire, le squelette de la tour Pleyel rouillée, quelques friches et des troquets d’un autre temps, comme le Café des cheminots. D’une rue à l’autre alternent des monolithes de bureaux en open space et des façades fatiguées pleines de paraboles et de linge en train de sécher. Ce quartier est l’une des pièces de la mosaïque que représente la ville de Saint-Denis, 113 000 habitants, en plein renouvellement depuis des années. Il contraste fortement avec le centre ancien où la gentrification progresse discrètement, comme avec le quartier de la Plaine où les bureaux et les logements neufs en accession ont remplacé les usines. La ville reste populaire et immigréebt.

Autour de la boulangerie, tout est alors à vendre : Appartements avec caves et murs de boutiques, interpelle une grande affiche collée là. « Le week-end ici, c’est un village, les employés ne sont pas là, on se connaît tous », confie un riverain au milieu du boulevard Ornano, à 2 kilomètres en allant tout droit après la Porte de Clignancourt. Le dimanche, les cols blancs pressés qui s’agglutinent à la boulangerie laissent place à quelques vieillards curieux pendus à leur canne, des trentenaires qui prennent le soleil et des enfants lancés sur leur vélo en plastique.

Depuis peu, une forêt d’Algeco beiges trône fièrement sur le terre-plein à la sortie de la station de la ligne 13. Un imposant chantier étiqueté Eiffage et Emerige freine les enfants qui chahutent autour. Les gros cubes sont emmitouflés dans les maquettes du futur : « Un programme immobilier de 124 logements, une enseigne alimentaire de rez-de-chaussée », sans oublier le « village olympique et paralympique » et sa piscine émeraude juchée sur la Seine. La dernière image affiche les ambitions des « Lumières Pleyel », lauréat de l’appel à projets « Inventons la Métropole du Grand Paris », représenté par le spécialiste de l’immobilier d’entreprise Sogelym Dixence. Dans son communiqué de presse, ce géant de l’investissement et du développement immobiliers se réjouit d’« incarner une nouvelle manière de coconstruire la ville et ainsi inventer un nouveau modèle urbain pour Saint-Denis et la Métropole du Grand Paris ». Sur YouTube, des animations 3D montrent un quartier mué en La Défense du 93, avec une tendance plus horizontale, minimaliste et végétalisée. Les figurants du grand projet y sont tous blancs, ou presque. Seule la silhouette imposante de la tour Pleyel et les rails du faisceau ferroviaire rappellent que cet avenir se construit juste ici.

Un représentant de la communication de la mairie dionysienne, alors communiste, mais plus pour longtemps (le PS a pris la mairie l’année suivante, en 2020), précise :

Là, vous allez être sur un quartier qui aura de la valeur, mais ce sera du privé. La mairie, on sera spectateurs. On ne va pas acquérir tous ces bâtiments pour faire du logement public. Moi, je pense que c’est tout à fait tenable. Sur la rue Pleyel, il faut que tout ça soit rasé ou refait. Les constructions ne sont pas de bonne qualitébu.

La mairie confesse aussi une certaine impuissance pour épauler les riverains les plus précaires dans ce grand big bang immobilier :

Mais après, oui, la question, c’est : « Les gens qui sont là, que deviennent-ils ? » Nous, notre champ d’action, il est minime. Quand les gens n’ont pas de travail et n’ont pas de papiers, on ne peut pas vraiment les aider.

La première personne que nous avons rencontrée dans ce quartier de Carrefour Pleyel, c’était Malika, petit sourire en coin, lunettes teintées épaisses et cheveux noirs tirés en arrière. Cette ancienne gardienne de l’immeuble du 10, boulevard Ornano patientait à sa fenêtre au rez-de-chaussée, la tête blottie entre deux larges rideaux, aux côtés d’un voisin amaigri. Venue d’Algérie quinze ans auparavant et installée là depuis 2007 après quelques années passées à Aubervilliers, elle nous a glissé avec méfiance qu’elle s’attendait à finir au 115 avec sa fille de 14 ans. Son immeuble de briques noircies a été vendu vide, sans locataires, à un nouveau propriétaire, une obscure SCI « Pont de la Concorde », sise dans le 8e arrondissement de Paris, plus d’un an avant. L’huissier est déjà passé en août 2018 et tous les habitants se trouvent menacés d’expulsion à tout moment. Lors de la vente, la justice n’a pas reconnu les locataires en tant que tels puisque c’est une marchande de sommeil sans bail commercial qui leur a loué leur chambre pendant des années, voire plusieurs décennies dans un faux hôtel sans existence légale. Leurs quittances de loyer, des petits papiers verts, n’ont, de fait, aucune valeur légale.

Avec ces quatre nouvelles lignes de métro toutes proches, le bâtiment décrépi a pris des airs d’investissement très juteux.

En quinze ans, le quartier a changé, il est devenu triste. Il y a des travaux partout et même les gens eux-mêmes, ils ont changé, je ne sais pas, c’est plus comme avant. Avant, il y avait la convivialité, on était plus dans une famille. Des gens sont partis. Ça fait deux ans que les travaux ont commencé. Il paraît que tout ça, ça va disparaître. Il va y avoir des nouvelles constructions, donc il y aura des nouveaux propriétaires et, en même temps, ça va faire un changement radical. Le quartier, on ne le reconnaîtra plus. À côté, ça a été vendu, ça va devenir des appartements de standing, de haut standing. Le nouveau propriétaire de notre immeuble ne va pas laisser le lieu comme ça. Il veut faire des appartements, lui aussi, je pensebv.

Mais, de l’extérieur, le petit bâtiment de briques beiges salies par le temps ressemble à beaucoup d’autres. Il suffit de marcher un peu plus loin pour croiser des immeubles semblables. Quelques détails trahissent l’extrême précarité du lieu : la porte d’entrée défraîchie, les bribes de vie coincées derrière des balconnets fatigués, ces câbles électriques lâches tendus le long de la façade. Autrefois, le lieu était connu sous l’appellation faussement distinguée d’« Hôtel Savoy ».

Juste à côté du 10, boulevard Ornano se trouvait peu de temps avant une pancarte rose fuchsia : Ici, prochainement devenez propriétaire de votre appartement ou maison au pied du métro, annonçait l’enseigne du promoteur Emerige, partenaire d’Eiffage. Quelques mois plus tard, l’affiche a cédé sa place à l’ossature d’une future résidence haut de gamme. Si les futurs propriétaires du 14 avaient eu l’idée de taper « 10 Ornano » sur Internet, ils auraient trouvé un article du Parisien intitulé « Bienvenue en enfer20 » ou un extrait de la diatribe du député insoumis Éric Cocquerel, lancée dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale en avril 2019, après une visite dans cet hôtel insalubre.

En tout, une vingtaine de familles qui vivent dans des chambres ou des deux-pièces qui renvoient à Germinal ou à Dickens : moisissures, fenêtres borgnes, électricité hors normes, un état sanitaire qui, quand vous êtes sorti de l’immeuble, vous laisse en larmes21.

L’élu rappelle que ces familles payaient alors entre 450 et 600 euros par mois pour des chambrettes indignes. Depuis un an, tous les habitants sont privés d’eau et d’électricité, comme l’explique Malika :

Le nouveau propriétaire dit qu’il ne va pas remettre l’électricité parce que c’est insalubre. En plus, il a acheté le bâtiment sans locataires. Il ne veut plus que ce soit un hôtel, étant donné que le quartier va devenir la nouvelle Défense. Ça ne sera plus le 93, ça va être chic, soi-disant. Du coup, on est restés un bon moment sans lumière, sans rien et on a trouvé une source et on s’alimente grâce à cette source.

Cette ancienne habitante du quartier est tiraillée face à ces mutations et aux nouvelles constructions rutilantes qui contrastent nettement avec les immeubles insalubres :

Ça fait envie, ça fait rêver. Si je suis amère, je me dis que s’il n’y avait pas tout ça, je serais encore là quoi, s’il n’y avait pas tout ça, ben on n’aurait pas eu cette difficulté à affronter. Le malheur des uns fait le bonheur des autres. Il y a une certaine nostalgie quand même. […] Avant, on était plus comme dans le bled, c’était convivial. […] Maintenant, c’est chacun chez lui et ça devient différent, en fait. À cause de tout ça, de tout ce qui va se faire. Des gens vont devoir tout quitter. Ce n’est pas facile quand on est habitué à quelque chose et que, du jour au lendemain, on vous l’enlève.

Cette mère séparée ne s’attarde pas sur l’avenir de ce quartier qu’elle s’apprête à quitter. Elle préfère s’inquiéter pour sa propre urgence personnelle, face au spectre de devoir appeler le 115 pour ne pas dormir dehors après une expulsion de plus en plus probable : « Mais moi, qu’ils construisent une gare ou pas, ce que je veux, c’est juste un logement décent, juste pour protéger ma fille. »

Elles vivent toutes les deux dans un appartement au rez-de-chaussée, à certains endroits totalement dépourvu de fenêtres et d’aérations. Les sanitaires suintent, les portes sont rongées par l’humidité :

Voilà, j’ai des toilettes aussi, vous pouvez rentrer. Regardez en haut, c’est la même chose. Il y a un trou, dès qu’ils font quelque chose dans les toilettes en haut, ça vient directement ici. Ma fille, je ne la laisse pas venir beaucoup ici. Et le ballon d’eau chaude, si le toit tombe, il s’effondre direct. Je dis à ma fille tout le temps : « Tu ne restes pas longtemps, j’ai peur que ça s’écroule. »

Au bout du couloir vivent Ismael, Algérien sans papiers, son épouse roumaine Valentina, qui est employée dans la restauration, et leur fille Ines, alors âgée de 22 mois.

On vit tous les trois ici, sur le même lit. Il y a plein de moisissures et de cafards. Toute l’eau tombe du toit direct quand il pleut. La petite est malade, on l’a emmenée plusieurs fois aux urgences. Elle a des soucis respiratoires et de la fièvre à cause de l’humidité.

Leur studio rose fuchsia empeste l’humidité, une odeur qui saisit les narines dès qu’on pousse la porte d’entrée. Une peluche géante et quelques autocollants enfantins maintiennent un peu de gaieté dans cet intérieur désolé, où chaque meuble cache son lot de cafards. Dans la salle de bains, les murs sont souillés, des joints vert chewing-gum ont été tamponnés à la va-vite autour de carrelages. Les champignons courent tout autour de l’appartement et s’étendent aussi dans la cuisine, contre la minuscule fenêtre, tout près du stock de nourriture du couple.

Ismael sort toutes ses quittances de loyer : 600 euros charges comprises payés chaque mois. Le petit bout de papier est signé de la prétendue « propriétaire du fonds de commerce ». Mais ces quittances ne valent rien. Personne n’est plus propriétaire de ce fonds de commerce depuis au moins le second septennat de Mitterrand. « C’était insalubre depuis 2011. Mais personne ne bouge », déplore l’ancienne petite main à Rungis, désormais père au foyer. Et il s’exclame :

Tu vas voir l’assistante sociale pour demander un logement et on te répond : « 115. » C’est ça que je ne comprends pas. Normalement, si c’est insalubre, ils viennent, ils mettent un papier devant la porte, tout le monde le sait et ils ferment. Comment c’est possible qu’ils continuent l’APL ? Jusqu’à l’année dernière ?

À l’étage, c’est Brahim, un locataire à la voix douce, qui ouvre sa porte. Lui souffre surtout des souris qui se faufilent partout autour de cette chambre minuscule, encombrée par de gros cartons. Ici aussi, les fils électriques surgissent de la porte comme d’épaisses mandibules. La coupure d’électricité l’a mis en grande difficulté, lui qui doit mettre au frais ses médicaments contre une hernie douloureuse.

L’Algérien a multiplié les courriers aux élus pour faire connaître sa situation, à tel point que le président de la République lui-même a été le destinataire d’un témoignage écrit de ce quinquagénaire au crâne dégarni. La lettre indique en effet que le président « a bien reçu le courrier que vous avez souhaité lui faire parvenir » : « Sensible aux préoccupations que vous exprimez, monsieur Emmanuel Macron m’a confié le soin de vous assurer qu’il en a bien été pris connaissance. À sa demande, je n’ai donc pas manqué de relayer votre démarche auprès de monsieur le préfet de la Seine-Saint-Denis. »

Le 3 mai 2019, une autre lettre colorée de la mairie de Saint-Denis a cette fois scellé ces longs mois d’attente : Brahim a obtenu un logement social à Saint-Denis, dans le centre-ville. C’est un appartement de deux pièces, 45 m2, qu’il payera un peu plus de 300 euros chaque mois. Dans le document, la municipalité invoque « un contexte de crise du logement marqué par une très forte demande et une offre rare », et des efforts de construction de logement social « pas suffisamment partagés en Île-de-France » puisque « de nombreuses villes refusent encore d’accueillir des logements sociaux sur leur territoire ».

Les fenêtres de Brahim donnent directement sur le chantier du Grand Paris Express. Le locataire appelle ce futur hub la « gare TGV » : « Une grande station de métro, ce sera bien, en 2024, même s’il y aura du retard. Ça permettra d’aller direct à Roissy-Charles-de-Gaulle. » Il se réjouit des transformations de Carrefour Pleyel : « Les travaux, oui, c’est bien. Il faut enlever toutes les vieilles bâtisses comme ici. Faut que ce soit rasé, même celle-là. Là, ils ont mis du cache-misère, mais ça se fissure de partout. » Et le sort des riverains poussés vers la sortie ne l’émeut pas plus que ça : « Ils seront relogés dans d’autres endroits ailleurs. Comme moi, j’aimerais bien être relogé ici, mais on n’a pas le choix. »

Au deuxième étage, Yasser nous accueille dans une petite chambre remplie de bouquets : des orchidées, des roses, des renoncules. « Obligé, je suis fleuriste », confesse le locataire trapu. Des bouts de dignité au parfum agréable dans ce temple de l’humidité. Malika, la gardienne, aime bien le terme « dignité » : « Vous avez trouvé le mot juste. » « Parce que si on n’a plus de dignité, à quoi on sert ? » Un matelas est replié contre le mur. L’homme seul aux airs de Denis Lavant n’a pas de lit, faute de place dans ce 9 m2. Avec les 450 euros de loyer déboursés chaque mois pour ce réduit difficilement respirable, il pourrait facilement s’offrir 20 m2 de plus dans le logement social. Pourtant, faute de papiers, comme la plupart de ses voisins, il n’y a pas accès.

Il y a peu, cet appartement était loué par Yasmina et Icham, un couple de Kabyles installé au 10 Ornano depuis 2014. Ils ont déménagé en face avec leur fils de 3 ans, dans un studio à peine plus grand. Yasmina raconte l’effet de ce logement sur son fils :

Quand j’emmène Théo au parc maintenant, il ne veut plus rentrer ici, il me fait des crises, nous dit que c’est sale. Moi, je fais tout le temps le ménage, j’essaye de ranger au maximum. Mais tout est pourri dans cette chambre.

« Il est traumatisé », confirme Icham, 42 ans. Eux aussi se voient proposer le 115 à chaque rencontre avec leur assistante sociale. Les demandes de foyer n’ont rien donné. Le couple n’est pas encore éligible à un logement social, puisque Yasmina ne pourra demander son titre de séjour qu’en décembre, après cinq ans de travail déclaré en France (elle est agente multitâche dans un immeuble des alentours). Elle exprime ses réticences face au 115 :

On ne va pas aller au 115, mon fils est scolarisé et moi je suis employée en CDI. Le 115, c’est pour les gens qui n’ont pas de ressources, c’est pour les SDF !

En arrivant en France, elle voulait s’inscrire en études de psychologie clinique pour compléter son master déjà obtenu en Algérie. « Comme on ne m’a pas acceptée, j’ai arrêté tout ça et j’ai dû travailler pour assumer le loyer. »

Ce qui fait le plus pester son mari, c’est le chèque de 900 euros de loyer réglé alors que l’électricité avait été coupée au printemps 2018. Cette coupure de courant est relatée dans un article du Parisien paru en février 2019. On y voit Théo, emmitouflé dans sa doudoune jaune. « Et pourquoi il gardait sa doudoune en rentrant de l’école ? Parce qu’il n’y a pas de moyens, tempête encore son père. Le matin, pour chercher ses affaires, on était obligés d’allumer une bougie. On n’y voyait rien dans le noir. » Et qui dit coupure de courant dit aussi humidité croissante à récurer à grands coups de brosse et de Javel. Les jouets de Théo sont compressés dans une caisse noire au pied du lit superposé que partage la famille. Ce petit garçon bavard n’a jamais rien connu d’autre que ces quelques mètres carrés. Le bambin en bermuda bleu va toujours sur le pot, faute de toilettes dans la chambre. Les sanitaires collectifs à la turque de l’étage sont tellement sales que ses parents utilisent souvent les toilettes du café d’en face. « C’est une vie ça ? C’est pas une vie ! s’emporte le père. Il y a la dignité. » « Il n’en reste rien, de la dignité, je pense », rebondit sa femme.

En regardant à son tour par la fenêtre, Icham plaisante : « Voilà la montagne de Tassili. Et de l’autre côté, c’est vue sur mer ! » À la place de l’océan ou des monts ocre du Sud-Est algérien, il doit se contenter d’une vue sur un arrêt de bus bruyant, le troquet Les Bons Vivants. Parfois, Théo s’installe à la fenêtre sur un gros sac de pommes de terre et contemple le ballet des bus à trois chiffres. « Le bus 255, il passe par là, et puis après par là, à Clignancourt. » « Il adore les bus, il y en a partout », s’émeut sa maman. Icham s’amuse à l’interroger sur tout, des jours de la semaine au nom des doigts de la main, en passant par l’alphabet, et déborde de fierté quand son fils donne la bonne réponse.

Une dizaine de marches plus haut, survit Mehdi, 74 ans, le doyen de l’immeuble. Cheveux fins blancs, voix rocailleuse, costume apprêté, il habite là depuis 1974. Mehdi ne confesse qu’à demi-mot que chaque remontée vers sa chambre est un lent chemin de croix et qu’il doit batailler pour avancer un pied après l’autre. Trente-deux marches. Il connaît par cœur ce nombre. Une fois passé le seuil de sa petite chambre, une épaisse odeur de Javel attaque les sinus. Le retraité en chemise bleu en met partout, épuise ses berlingots de Javel comme si c’était du liquide vaisselle. Pourtant, autour de lui, tout s’encrasse en profondeur. Les plinthes passées du blanc au gris souris, ses taies d’oreiller aux motifs enfantins, le coussin qui semble avoir survécu à mille tempêtes, le dessous de l’évier réparé au scotch. Tout rouille aussi, comme les boucles de la large malle bleu électrique posée au-dessus de l’armoire, celle du départ vers la France et ses promesses d’emploi. « C’est un ancien des anciens, il est venu d’Algérie pour travailler à l’usine », sourit Malika, la gardienne. Une nuée de petites mouches tourne en rond au milieu de la pièce. Les punaises de lit se sont enfuies depuis que la peinture a été refaite. Comme ses voisins, le vieil homme seul s’est heurté à un mur administratif encore plus infranchissable que les trente-deux marches gravies chaque jour :

Il n’y a rien du tout, la première fois, c’était à la mairie, l’agent a rempli le dossier comme il faut et m’a dit : « Maintenant, il faut attendre. » J’y suis retourné un mois après ou deux mois après, la personne qui s’occupe du dossier n’était pas là. Je n’ai pas de rendez-vous, de dossier, rien.

Un voisin ajoute, révolté : « Dix ans qu’il attend, dix ans ! »

À la sortie de la petite chambre parfumée à la Javel, Farid, silhouette épaisse et cheveux ras, tient à nous faire visiter sa chambre, louée 500 euros pendant dix-huit ans. Sa famille de quatre personnes a dépensé 108 000 euros pour son logement en moins de vingt ans. Les plaques de cuisson sont posées à quelques centimètres de la cuvette des toilettes, sous les fuites des sanitaires du dessus qui trempent le plafond. C’est dans ce 10 m2 que le couple élève ses deux enfants de 18 et 9 ans. Une infiltration d’eau « coule toute la nuit », à quelques centimètres des rallonges de fortune. Le réduit est méthodiquement bouché dans tous les coins : un tas de valises sur l’armoire, la télévision blottie entre le lavabo et le micro-ondes, deux pantalons pendus entre la fenêtre et le plafond.

Lina, l’aînée, a 18 ans, des cheveux marron glacé, un léger trait de khôl noir autour des yeux et la maturité de quelqu’un qui en a trop vu, trop tôt. L’étudiante en BTS assurances à Paris complète le récit de ses parents, les épaule avec empathie dès qu’une hésitation pointe au bout d’une phrase. L’an passé, quand l’électricité s’en est allée, elle a décroché un bac ES en déchiffrant ses manuels à la bougie. Depuis, elle étudie à la médiathèque.

C’est dur parce qu’on n’a pas de chambre, pas d’intimité, on n’a rien du tout. On est tous ensemble, ça ne me dérange pas, mais après, ce serait bien d’avoir de l’espace pour chacun.

Lina et son petit frère, Yacine, ne parlent jamais de leur chambre à leurs amis, pas plus que des murs qui frémissent à cause de la surtension électrique, ni des sandwichs engloutis par leur père à la lampe torche quand il rentre de douze heures de travail et ne souhaite pas les réveiller. « Les gens, ils se moquent, hein ! » regrette leur mère, Karima. Yacine s’exclame :

C’est trop la honte. C’est petit et c’est rempli de moisissures. Et je ne peux pas faire mes devoirs. Je suis obligé d’aller les faire à l’école ou chez un copain.

Pour se sentir quand même chez lui, l’élève de CM1 a trouvé une parade ingénieuse : des autocollants collés tout autour de la pièce. Un sticker du joueur de foot Kingsley Coman, des photos des Bleus : « Ça me fait penser à ma chambre… ’fin, pour le futur ! » Sa mère s’afflige :

Le pauvre, dans sa tête, c’est sa chambre avec les autocollants. Il me dit à chaque fois : « Maman, je peux coller ici ? » Je lui dis : « Vas-y, fais comme tu veux. » Ça fait mal au cœur quand tu vois tes enfants comme ça.

Comme ses voisins, son mari Farid mûrit une révolte tout administrative :

On a fait toutes les démarches, tout le nécessaire. Pas de proposition, rien. Je travaille, je gagne mon salaire, j’ai un CDI, ce n’est pas un souci pour payer un loyer.

Ce Kabyle trapu est agent de sécurité incendie dans un centre commercial voisin depuis sept ans. Il a un contrat stable, un salaire fixe, un titre de séjour et deux enfants français, tout ce qu’il faut pour accéder au logement social, mais « l’assistante sociale nous dit qu’elle n’a plus le pouvoir qu’elle avait avant sur les logements ».

La famille a épuisé tous les recours. Elle est reconnue prioritaire au titre du droit à l’hébergement opposable (DAHO) depuis septembre 2018. Concrètement, cela signifie que la préfecture est tenue de lui proposer un hébergement d’urgence dans un délai de six semaines. C’est une espèce de sous-DALO, pour les personnes vivant à la rue ou hébergées dans des hôtels de fortune. Et même pour cela, ils ne voient rien venir.

Faute de mieux, Farid et Karima ont même tenté de trouver un meilleur appartement dans le parc privé. « On est partis voir une agence, mais il faut 2 400 euros de revenus sur la fiche de paie. » Dans un marché immobilier saturé, les propriétaires exigent des locataires un revenu net équivalent à trois fois le loyer. Ce sont ces multiples de trois qui paralysent ces familles, malgré un emploi stable. Pour un petit appartement loué 800 euros, le couple devrait ainsi gagner 2 400 euros net chaque mois. Et ce qui se construit tout autour ne pourra pas combler leurs besoins. Cette famille précaire va avoir du mal à se reloger dans le quartier Pleyel, déjà l’un des plus chers de Saint-Denis avec en moyenne 18,40 euros du mètre carré à la location en 2019. Dans le neuf, les programmes d’achat sont 15 % à 25 % plus chers que dans l’ancien, soit environ 4 400 euros du mètre carré. Une flambée constatée dans le Journal de Saint-Denis par David Proult, l’adjoint à l’aménagement durable, à l’urbanisme et au foncier de l’ancienne mairie communiste de Saint-Denis :

La qualité du réseau de transport et la proximité avec Paris font beaucoup évoluer les prix… La gare Saint-Denis Pleyel permettra l’interconnexion entre les lignes 14, 15, 16 et 17 du Grand Paris Express. Il faut avoir en tête que ce sera les Halles du XXIe siècle.

Les « Halles du XXIe siècle » ne ravissent pas totalement Farid et Karima : « On habite ici depuis longtemps et après, du jour au lendemain, le quartier va devenir bien et tout et c’est comme si on était oubliés, quoi. On aimerait bien rester quand même », glisse Karima. Son mari se désole aussi : « Avant, le quartier, il n’était pas comme ça. Ils sont en train de faire tous les changements et ils ne vont pas laisser des squats comme ça. » Mais la famille s’émerveille devant la fameuse vidéo des Lumières Pleyel. « Ah, c’est à côté de la tour ? » demande Yacine, décontenancé. « C’est dommage, hein » glisse Karima. « Je ne reconnais pas, moi », tempère l’aînée. « C’est à côté de nous, je crois, non ? se hasarde la mère. Il n’y a plus l’hôtel maintenant, c’est dommage. »

La semaine précédente, Laurent Russier, maire communiste depuis 2016 (et battu par le PS en 2020), est passé dans le quartier. Mais Farid regrette l’impossibilité d’un échange sur leur situation :

Mais tu ne peux pas parler avec lui, il faut un rendez-vous. Je vois qu’il parle des projets et tout. J’aimerais bien qu’il parle de nous. Il faut qu’il dise : « Regarde, ils habitent depuis des années ici, il faut faire quelque chose pour ces gens-là aussi. »

À la sortie de leur petit appartement, Nassim, un grand brun sec, pointe sa chambre. Contrairement à ses voisins, l’échalas en marcel n’a jamais réglé de loyer et s’est infiltré dans la brèche. Il squatte depuis six mois avec sa femme Djamila et leur fille, Shirel, 13 mois. Nassim tend ses bras et montre une constellation de taches rouges. Les punaises de lit attaquent chaque nuit. À tout juste 1 an, Shirel présente deux grosses plaques sur ses joues toutes rondes. « Moi, c’est pas grave, mais regardez-la ! » s’exclame son père.

Au troisième étage, quelques volées de marches plus haut, une cloison a été enfoncée entre deux pièces, couverte de moisissures et de traînées noirâtres. Une famille de quatre personnes vit là depuis 2012 contre 450 euros chaque mois. Leurs voisins du dessous, Farid et Karima, les appellent les « Géraldine » parce que la grand-mère du clan s’appelle Géraldine, que toute la famille étendue vit à cet étage, et que c’est plus simple. Ici, le bestiaire domestique est tout aussi fourni : « Il y a des cafards, des punaises, tout », indique Mansour, l’oncle, l’un des fils de Géraldine. L’un de ses neveux, 15 ans, se tient à côté : « C’est difficile, un peu. Tu peux pas faire tes devoirs. Des fois, je reste une heure en perm’ pour faire mes devoirs à l’école. »

L’adolescent scolarisé à Saint-Ouen peine à trouver ses mots tandis que nous manquons de trébucher. Le plancher est discontinu, ponctué par des cratères de 30 centimètres de diamètre et 20 de profondeur. Comme si une vingtaine de petits obus puissants s’étaient abattus sur ce sol friable. Les « Géraldine » ont tenté de colmater le gruyère avec ce qu’ils avaient sous la main : quelques planches couchées, une large porte violine. Mansour explique :

Le plancher est parti tout seul, on a marché dessus et après, avec le temps, ça augmente tout seul. C’est une catastrophe. C’est le pire, je pense, dans cet hôtel. C’est une catastrophe !

C’est peut-être le pire de l’immeuble, mais ce n’est pas exceptionnel dans le quartier. À en croire un voisin, « tout Carrefour Pleyel, c’est pourri ». Juste en face autour de la brasserie ? Un autre hôtel miteux, sans cuisine. La rue d’après ? Un immeuble jumeau, exploité sans vergogne par la même marchande de sommeil. Là, deux locataires, dont une femme en fauteuil roulant, nous ont fait visiter un intérieur plein de plomb, dévoré par l’humidité et truffé de dysfonctionnements électriques.

Quelques semaines plus tard, la fin du 10 Ornano est scellée. Elle a été précipitée le 3 juillet à l’aube, sans coup de fil, sans un début d’annonce officielle. Seules quelques bribes d’indices avaient filtré grâce au député insoumis Éric Cocquerel, bien informé par la préfecture de Seine-Saint-Denis. Une évacuation était prévue ce mercredi, après de longs mois d’appels à l’aide restés sans réponse, de visites vaines des autorités.

Ismael, Valentina et leur fille ont été réveillés vers 6 heures du matin. « Ils ont cassé toutes les portes, toutes les vitres. Après ils ont tapé. Ils nous ont dit qu’on avait trente minutes pour prendre ce qu’il y avait de plus important et de partir », se souvient Valentina. Quelques peluches, des vêtements et rien d’autre ou presque :

On a évacué à 7 heures et on est restés jusqu’à 20 heures Ils ont mis des briques. Un mec avec un chien restait devant. On n’a plus eu le droit de rien prendre. Tout ce qu’on a là, on l’a rachetébw.

La famille a été placée dans une chambre du 115, à La Courneuve.

Celle de Farid et Karima a aussi été cueillie au pied du lit ce 3 juillet 2019. En ouvrant les yeux, Lina a entendu les pas de la police dans le couloir et prévenu ses parents : « C’était des CRS ! » s’exclame Yacine. « Six camions garés jusqu’au rond-point », appuie son père. L’évacuation a duré juste le temps d’emporter le strict nécessaire. Le frigo avait été rempli la veille : « Si j’avais su, j’aurais tout donné à quelqu’un, je n’aime pas le gaspillage. » Tout est parti à la benne. Avec ces CRS agglutinés devant chez lui, Yacine s’est pris une volée de questions des camarades du quartier en retournant à l’école le lendemain. « Je leur ai dit qu’ils nous ont expulsés pour une bonne raison, parce que c’était insalubre explique-t-il. Ça a mis une heure pour qu’ils comprennent. Ils ne savaient pas ce que ça veut dire, eux, insalubre. » Quelques jours après, des curieux en chemise blanche faisaient des commentaires sur le sort du 10 Ornano. « On était en face, et des gens qui travaillent dans les bureaux, ils finissaient de manger et disaient : “T’as vu, ils les ont tous exclus, les squatteurs qui étaient là” », grince Farid. Il s’emporte : « Je leur ai dit : “Non madame, c’était pas des squatteurs, c’est des locataires”, ah j’étais énervé ! »

Pourquoi cette opération si impromptue, après plus d’un an d’appels à l’aide sans réponse ? Peut-être un peu à cause de nous, mais on ne saura jamais à quel point. Une série de tweets et photos rédigés par nos soins22 ont suscité un « buzz » inattendu : 9 100 partages, près d’1,4 million de personnes touchées, de petits articles dans la presse nationale. Dans ce fil informatif se succédaient les photos brutales du quotidien des locataires. C’était le moyen le plus efficace pour que l’information circule vite, avant un incendie, une fuite de gaz, un plancher écroulé, et peut-être des morts qui auraient pu être évités. L’autrice de ces lignes n’a pas hésité longtemps avant de dénoncer la situation, marquée par les effondrements meurtriers à Marseille quelques mois plus tôt. Le ministre du Logement de l’époque, Julien Denormandie, a rédigé une réponse à ces quelques messages publics :

Cette situation est évidemment inacceptable et dure depuis trop longtemps. Dès que j’ai été alerté, j’ai demandé au préfet du 93 de se rendre sur place pour que les mesures puissent être prises et qu’un accompagnement soit proposé aux habitants.

L’expulsion a eu lieu une semaine après ce tweet, et Le Parisien s’est étonné de ce revirement brutal et impromptu, guidé par un tumulte médiatique éphémère : « Quelques tweets ont-ils suffi à sceller le destin du 10, bd Ornano ? » écrivait Gwenael Bourdon, la journaliste locale la plus au fait du dossier23.

Après l’expulsion, Malika, la gardienne affable, n’a plus répondu à aucun appel. La dernière fois qu’elle s’est livrée, elle errait dans un centre commercial, hagarde, sans point d’attache, des larmes et de la colère plein la voix. L’hébergement d’urgence s’était arrêté la veille pour elle. Elle était la seule rendue à la rue parmi ses voisins. Lors de l’expulsion, les policiers s’étaient attardés dans son appartement de fonction et avaient saisi quelques documents. Malika, en tant que gardienne, est soupçonnée de complicité avec la marchande de sommeil. Elle aurait caché aux locataires les déboires judiciaires de son employeuse, omis de préciser que le bail commercial était bancal et continué à amasser les paiements alors même que l’immeuble était vendu depuis 2017 et les occupants bientôt poussés dehors. Après quelques jours d’angoisse, elle aurait retrouvé un point de chute dans le Val-d’Oise, selon Farid et Karima.

Les autres locataires ont eu droit à un hébergement d’urgence proposé par le Samu social. Ils ont sans doute pu profiter d’une forte médiatisation de leur cas, sans quoi ils auraient pu se retrouver sans solution après quelques jours.

Ismael et Valentina se retrouvent avec leur fille dans un vieil hôtel meublé payé par la préfecture à La Courneuve. C’est un petit immeuble de briques rouges de trois étages, à l’allure défraîchie, paraboles rouillées et devanture à moitié effacée. Il est situé dans une zone industrielle le long de l’autoroute A1, entre une fourrière, une casse auto, une société de location de poids lourds et quelques ateliers chinois de confection de vêtements. Leur chambre est moins humide et plus respirable que leur ancien logement, la petite Ines dort mieux. Leur nouveau logement est, en revanche, plus éloigné et très mal desservi par les transports en commun. Valentina travaille maintenant dans une chaîne de pizzérias bon marché à Thiais, à deux heures de transport. Ils ont commencé à chercher un logement sur Leboncoin, faute de logement social :

On a trouvé un studio ici, à La Courneuve Six Routes pour 500 euros. On m’a dit : « Il faut gagner 1 500 euros, trois fois le loyer. » Ma femme, elle gagne 1 200 euros au smic. C’est toujours trois fois les fiches de paye, on fait comment nous ?

« Tous les jours, on croise les doigts pour que demain, ce ne soit pas dehors », explique Ismael.

Pour retrouver Farid, Karima et leurs deux enfants, il faut prendre la direction de Bobigny et ses enfilades d’immeubles moyens. C’est dans ce dédale de gros cubes sans harmonie qu’ils ont posé leurs deux maigres valises, dix-huit ans fourrés à la va-vite dans deux petits sacs. Le reste est entassé au garde-meuble à Aulnay. « On habite des années là-bas, du jour au lendemain, on a l’impression d’être coupés du monde », confie Karima. Mais les quatre se réjouissent : « Quand je change pour quelque chose de bien comme ça, je m’en fous. On va s’habituer », glisse Farid.

Comme Icham, Yasmina et le petit Théo, ainsi que d’autres voisins, le 115 les a placés dans un Appart’hôtel moderne qui accueille des personnes orientées là par le Samu social, à deux pas du tramway, en face de la préfecture. Yacine et Lina occupent la petite chambre tout équipée qui jouxte celle des parents. Cuisine avec plaques chauffantes, réfrigérateur-congélateur pour les glaces, et salle de bains sans humidité apparente : les deux studios tranchent avec leur ancienne chambre de Pleyel. Pour la première fois en dix-huit ans de vie de famille, ils ont dormi dans des chambres différentes. « On a soufflé, on respire, quand même, ça n’a rien à voir. C’est tranquille, propre », assure Karima dans sa longue robe kabyle. Avec ses quelques ustensiles de vaisselle prêtés par une amie, elle cuisine sans penser au courant électrique :

Quand je me lève le matin, ce n’est plus pareil. Avant, j’étais tout le temps fatiguée. Mais là, tu prends une douche, tu prends ton petit déjeuner. Je suis bien.

Yacine ajoute : « Et tu dors mieux aussi, le lit est plus grand. Je me sens plus tranquille. »

Quelques tracasseries administratives ont bien irrité les nerfs du couple et de leur fille : les renouvellements d’hébergement attendus chaque semaine, les appels au 115 avec trois heures d’attente pour obtenir un certificat d’hébergement, sésame nécessaire pour pouvoir inscrire Yacine à l’école de Bobigny. Yacine se prépare à sa rentrée en CM2 dans cette ville, loin de ses repères : « Ce sera un peu bizarre, vu qu’il n’y aura pas mes amis. Ça ne me fait pas peur, je suis impatient de voir l’école. »

Son ancienne école à Saint-Denis a fourni des justificatifs en plus, pour consolider le dossier de demande de logement social de la famille, comme s’il fallait être exemplaire pour habiter un logement digne et accessible :

Mme D. a toujours été présente sur l’école pour suivre la scolarité de son enfant. Nous avons eu le regret d’apprendre l’expulsion de cette famille et de plusieurs autres ce mercredi 3 juillet. Cette famille payait son loyer et son enfant faisait de son mieux pour rentrer dans les apprentissages, malgré les conditions difficiles.

Bien que reconnue prioritaire DALO, la famille n’a toujours pas obtenu de logement social. Lorsque nous reprenons des nouvelles en août 2023, soit quatre ans après l’expulsion, elle est toujours hébergée à l’hôtel social de Bobigny, tout comme Yasmina et Théo. Le couple qui vivait au deuxième étage du 10 Ornano s’est séparé dans des conditions « difficiles », selon Icham. Lui vit désormais à Gennevilliers en colocation avec un collègue et attend son titre de séjour dans les mois qui suivent. À notre connaissance, aucun des anciens habitants de cet immeuble insalubre du quartier Pleyel n’a pu compter sur les logements flambant neufs qui ont fleuri autour des « Halles du XXIe siècle » pour retrouver un pied-à-terre.

Dans les quatre quartiers populaires remodelés par l’ANRU que nous avons abordés dans ce chapitre, les propos des habitants rencontrés montrent une grande inquiétude quant à leur avenir dans la cité qu’ils ont parfois connue toute leur existence. Pour une grande majorité de ces personnes, l’arrivée du Grand Paris Express, même si elle est souvent désirée, représente une menace supplémentaire de « gentrification », comme l’énonce Hadama Traoré à Aulnay-sous-Bois, une « misère du petit peuple » pour Mohamed Boughanmi à Romainville, ou encore une « forme d’exclusion » pour Ali à L’Haÿ-les-Roses.

Au-delà de la seule construction des gares, ces projets de rénovation urbaine opportunistes donnent une idée de l’ampleur des déplacements indirects accélérés par le projet du Grand Paris Express. Ils sont conçus par des mairies de droite, comme à L’Haÿ-les-Roses ou Aulnay-sous-Bois, ou de gauche, comme à Romainville et Aubervilliers. Ces déplacements indirects sont aussi provoqués par des acteurs qui échappent au pouvoir municipal. C’est notamment l’État, à travers une société publique d’aménagement qu’il contrôle avec les collectivités franciliennes, Grand Paris Aménagement, qui est en charge du nouveau quartier du fort d’Aubervilliers. Ce sont aussi les bailleurs sociaux, que de nombreuses contraintes conduisent à déconventionner, si ce n’est pas vendre, une partie de leur parc (et qui choisissent opportunément celle qui est située près des futures gares). Ce sont enfin les acteurs privés de l’immobilier, qu’il s’agisse de grandes entreprises de construction en charge d’un projet d’aménagement comme les Lumières Pleyel, ou de marchands de sommeil qui exploitent la précarité des ménages modestes, et en particulier immigrés, et des propriétaires qui laissent se dégrader leurs immeubles, précipitant l’expulsion de ces habitants fragiles dans un quartier en plein remaniement urbain.

Que ce soit sur ses plaquettes de présentation en papier glacé ou sur le terrain, le Grand Paris Express ne semble pas laisser de place dans les nouveaux quartiers aux plus modestes, qui ne bénéficieront pas de ce nouveau réseau de transport en commun.

az. Les classes populaires (ouvriers et employés, actifs et retraités, et leurs familles) représentent 41 % de la population (39 % dans l’agglomération parisienne). La part des immigrés (étrangers et Français par acquisition) est de 23 % (21 % dans l’agglomération).

ba. Ancienne société privée de logements sociaux, le Foyer du fonctionnaire et de la famille, créé en 1928, est devenu I3F en 1989 et est maintenant une filiale du principal groupe de bailleurs sociaux au statut privé, Action logement.

bb. Les citations qui suivent sont extraites de l’entretien avec Nadia, le 08/11/2018 à L’Haÿ-les-Roses.

bc. Cette citation est extraite des réponses écrites de la mairie de L’Haÿ-les-Roses à nos questions, reçues le 05/04/2019.

bd. Les citations qui suivent sont extraites de l’entretien avec Ali et Karima, le 08/11/2018 à L’Haÿ-les-Roses.

be. Les citations qui suivent sont extraites de l’entretien téléphonique complémentaire avec Ali et Karima, le 16/12/2021.

bf. Les classes populaires (ouvriers et employés, actifs et retraités, et leurs familles) représentent 58 % de la population (39 % dans l’agglomération parisienne). La part des immigrés (étrangers et Français par acquisition) est de 31 % (21 % dans l’agglomération).

bg. Les citations qui suivent sont extraites de l’entretien avec Hadama Traoré et ses connaissances, le 26/02/2019 à Aulnay-sous-Bois.

bh. Les classes populaires (ouvriers et employés, actifs et retraités, et leurs familles) représentent 48 % de la population (39 % dans l’agglomération parisienne). La part des immigrés (étrangers et Français par acquisition) est de 25 % (21 % dans l’agglomération).

bi. Les citations suivantes sont extraites de l’entretien avec Mohamed Boughanmi, le 26/11/2018 à Romainville.

bj. Les citations qui suivent sont extraites de l’entretien avec Rachid Khimoune, le 19/04/2023 à Aubervilliers.

bk. Propos recueillis lors de l’expulsion des jardins, le 02/09/2021 à Aubervilliers.

bl. Propos recueillis pendant la manifestation du 17/04/2021 à Aubervilliers.

bm. Propos recueillis le 02/09/2021 lors de l’expulsion des jardins occupés à Aubervilliers.

bn. Sauf mention contraire, les citations qui suivent sont extraites de l’entretien avec Fatouma Camara, le 05/04/2019 à Aubervilliers.

bo. Cette citation et les deux suivantes sont extraites de l’entretien avec Marie Huiban et Jean-Baptiste Eyraud (DAL), le 20/11/2018 à Paris.

bp. Cette citation et la suivante sont extraites de l’entretien avec Maryse, le 11/03/2019 à Gennevilliers.

bq. Cette citation et la suivante sont extraites de l’entretien avec Mounia, le 12/03/2019 à Gennevilliers.

br. Les citations qui suivent sont extraites des entretiens avec les locataires de la rue Louis-Calmel, lors de l’audience au tribunal administratif d’Asnières, le 12/03/2019.

bs. Les citations qui suivent sont extraites de l’entretien téléphonique avec Maryse, le 16/12/2021.

bt. Les classes populaires (ouvriers et employés, actifs et retraités, et leurs familles) représentent 59 % de la population (39 % dans l’agglomération parisienne). La part des immigrés (étrangers et Français par acquisition) est de 38 % (21 % dans l’agglomération).

bu. Cette citation est extraite d’un entretien téléphonique avec le service « communication » de la mairie de Saint-Denis en juin 2019.

bv. Sauf mention contraire, les citations qui suivent sont extraites des entretiens avec les différents habitants du 10, boulevard Ornano à Saint-Denis, le 23/06/2019.

bw. Les citations suivantes sont extraites d’entretiens téléphoniques complémentaires réalisés en juillet et août 2019 auprès des anciens locataires du 10 Ornano à Saint-Denis.

4. Une politique de peuplement

Le Grand Paris se présente avant tout comme un projet de transport et cache une politique d’aménagement de grande envergure qui peut aussi s’analyser comme une politique de peuplement. Si le peuplement désigne la façon dont est peuplé un espace, une ville ou un quartier – sa densité, sa composition sociale –, la politique de peuplement renvoie à « une action (peupler), visant à modifier ou maintenir cette distribution, en fonction de certaines caractéristiques – sociales, ethniques, religieuses, sexuelles ou autres – réelles ou supposées des populations concernées1 », selon les politistes Fabien Desage et Valérie Sala Pala et la géographe Christelle Morel Journel, qui ont fait émerger ce qu’il et elles considèrent comme une nouvelle catégorie d’action publique depuis les années 2000. Historiquement, l’action de « peupler » renvoie à des politiques autoritaires de déplacements forcés de population, et c’est sans doute pour cela que les objectifs de peuplement sont rarement formulés explicitement par les pouvoirs publics. Dans les années 1950-1960, les politiques de construction de logements sociaux dans la banlieue rouge peuvent être pensées comme des politiques de peuplement afin de maintenir le caractère ouvrier – et, partant, l’électorat communiste – de ces communes, mais, aujourd’hui, les politiques urbaines qui visent à changer la composition sociale d’un quartier ou d’une ville cherchent généralement, au contraire, à diversifier les espaces populaires, au détriment des plus modestes.

Les stratégies de peuplement, après avoir été un enjeu directement politique lié au renforcement d’une clientèle électorale dans l’espace communal, tendent aujourd’hui à être de plus en plus dépolitisées. Les trois spécialistes cités ci-dessus soulignent un paradoxe : le peuplement est un enjeu directement politique (décider de qui peut vivre à tel ou tel endroit et avec qui), mais il échappe le plus souvent au débat public et se joue dans des instances fermées au public (comme les structures intercommunales ou les commissions d’attribution des logements sociaux). Cela est particulièrement vrai du Grand Paris, dont on a vu le caractère non démocratique. La mise en œuvre de politiques de peuplement s’accompagne de la production d’un consensus autour de notions floues et rassembleuses comme la « mixité sociale », le « vivre-ensemble », qui masquent l’exclusion et le tri social que ces politiques mettent en œuvre.

Qui a intérêt à changer la population des banlieues populaires ?

Différents acteurs ont intérêt à changer la composition de la population des banlieues populaires. Les municipalités, au-delà des différences partisanes, affichent un objectif commun de « mixité sociale ». Diversifier la population permettrait d’améliorer les finances locales, durement mises à mal par la réduction des impôts locaux sur les entreprises et de la dotation de l’État aux collectivités locales. Attirer des habitants plus aisés, c’est s’assurer à la fois de meilleures rentrées fiscales et moins de dépenses en termes d’accompagnement social. Plus largement, il s’agit aussi de changer l’image de la commune pour la rendre plus attractive, non seulement pour des habitants plus aisés, mais aussi pour des entreprises ou des investissements immobiliers. Là encore, la construction de logements neufs ou la vente de logements anciens entraîne des rentrées fiscales pour la communebx.

Intérêts privés

La construction neuve intéresse aussi directement les promoteurs immobiliers, toujours à la recherche de nouveaux espaces d’investissement. Or, on l’a dit dans le chapitre 2, c’est dans les banlieues populaires que la perspective de profit est la plus intéressante du fait du rent gap, cet écart entre les prix fonciers et immobiliers constatés aujourd’hui (et sous-évalués par rapport à ceux d’autres banlieues) et ceux qui pourraient être atteints en transformant l’espace urbain à partir d’une nouvelle gare qui le rende facilement accessible. Cela est d’autant plus vrai que l’investissement immobilier est activement soutenu par l’État à travers des dispositifs de défiscalisation (pour la mise en location) dont le coût est bien plus élevé (de l’ordre de quatre fois plus) que le financement du logement social.

Le travail de la politiste Julie Pollard montre que les rapports entre promoteurs et pouvoirs publics locaux ne sont pas aussi univoques qu’on pourrait le penser, le maire ayant toujours un important pouvoir dans la délivrance des permis de construire2. Les promoteurs cherchent ainsi à adapter leur offre à la volonté politique locale en termes de logements. Pour autant, l’enquête de Julie Pollard porte sur deux communes limitrophes de Paris, Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine) au sud-ouest et Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) au nord, qui ont en commun d’être administrées par des maires bâtisseurs, porteurs d’une véritable politique de logement, et disposant des moyens de la réaliser (notamment par les recettes fiscales venant des entreprises implantées sur leur territoire). Passée à droite en 1980 avec l’élection d’André Santini, qui est en toujours le maire – et accessoirement vice-président de la Métropole du Grand Paris depuis sa création en 2016 –, l’ancienne ville industrielle d’Issy-les-Moulineaux a connu une politique volontariste de transformation économique et sociale. Celle-ci s’est appuyée sur des stratégies de marketing urbain pour attirer des entreprises du tertiaire supérieur et sur une véritable politique de peuplement pour attirer des cadres, profitant d’une situation avantageuse à proximité de Paris et de la banlieue ouest3. La collaboration avec les promoteurs a été étroite, avec un important pilotage public. Nous reviendrons sur le cas de Saint-Denis, qui mène une politique différente, mais qui partage avec Issy-les-Moulineaux un important pilotage public et les moyens fiscaux de le réaliser. Le socioéconomiste Dominique Lorrain montre au contraire que Villiers-sur-Marne (Val-de-Marne), une commune plus éloignée à l’est, intégrée à la ville nouvelle de Marne-la-Vallée, est contrainte par le manque de ressources fiscales et laisse largement faire l’activité des promoteurs qui profitent de toutes les niches fiscales possibles (investissement locatif, mais aussi résidences étudiantes) et de l’injonction à densifier pour bâtir et faire du profit, sans souci de la cohérence urbaine à long terme4.

Enfin, les classes intermédiaires, cadres, professions libérales, professions intellectuelles supérieures, ont également un intérêt au changement de population dans les banlieues populaires. Les politiques de peuplement les ciblent directement. Dans les communes de banlieue proche, bien reliées à Paris, ou dans celles qui le seront grâce au Grand Paris Express, ces ménages peuvent ainsi profiter d’opportunités immobilières quand Paris n’est plus accessible pour l’achat d’un appartement. Le rent gap est intéressant pour eux, même si c’est pour acheter et investir à long terme plutôt que revendre avec une plus-value. À la revente, la valorisation de leur bien sert à acheter un autre bien devenu lui-même plus cher s’ils restent en région parisienne. La plus-value est notoire en revanche en cas de déménagement hors de l’Île-de-France. Ces ménages qui sont susceptibles d’acquérir un logement dans les banlieues populaires en transformation font partie de la classe d’encadrement capitaliste telle que la définit le sociologue marxiste Alain Bihr5. Ils occupent une position d’intermédiaires entre la classe capitaliste des possédants et les classes populaires. La logique des prix immobiliers et les politiques de peuplement qui visent à créer un environnement urbain favorable à leur installation dans les quartiers populaires les conduisent à participer à la gentrification de ces quartiers, comme ils l’ont fait à Paris dans les décennies précédentes6. Ce qui change dans le contexte du Grand Paris, c’est que, cette fois, la gentrification apparaît comme une politique à part entière.

Outils publics

Le projet du Grand Paris participe d’une politique de peuplement qui rencontre différents intérêts privés, avec deux niveaux d’intervention publique : au niveau métropolitain, c’est l’État qui a conçu le cadre permettant d’adosser le nouveau réseau de transport à des quartiers de gare en pleine transformation. L’un ne va pas sans l’autre, y compris parce que l’aménagement des nouveaux quartiers de gare participe au financement du réseau de transport. La déclinaison locale de ces nouveaux quartiers dépend toutefois d’un autre niveau d’intervention, celui des anciennes intercommunalités préexistant à la Métropole du Grand Paris, dont les décisions s’appuient généralement sur un consensus entre les mairesby. Ce deuxième niveau d’intervention est largement communal.

Les contrats de développement territorial (CDT) signés entre ces anciennes collectivités locales et l’État prévoient notamment la programmation de logements dans les nouveaux quartiers de gare. Le premier objectif commun est l’augmentation de la production, à travers des logements neufs et privés, donc généralement plus chers que les logements existants. Certaines intercommunalités comme Plaine Commune négocient des chartes avec les promoteurs pour limiter les prix de sortie, notamment à l’achat, mais cela reste de toute façon inaccessible aux classes populaires. Les nouveaux quartiers de gare remplissent donc un double rôle de densification et de montée en gamme.

Par ailleurs, les CDT prévoient les objectifs en termes de logements sociaux (en lien avec les programmes locaux de l’habitat – PLH). Cette programmation est très variable entre les différents CDT et se décline même parfois différemment entre les communes d’un même CDT, ce qui montre bien la persistance du pouvoir des maires sur cette question. Ainsi, celui de Plaine Communebz prévoit de construire 40 % de logements sociaux et est l’un des rares à préciser la part respective des différents types de logements sociauxca. Celui d’Est Ensemblecb prévoit seulement un minimum de 25 % de logements sociaux, soit le seuil légal imposé par la loi Duflot 1 de 2013cc. Cela revient à baisser la part des logements sociaux dans des communes qui ont autour de 50 % de logements sociaux aujourd’hui comme Bobigny ou Bondy, mais aussi à Pantin et Montreuil où ce taux est de 36 %cd. Au sud de Paris, le CDT Campus science et santé réunissant l’ancienne communauté d’agglomération du Val de Bièvrece et la commune de Bagneux prévoit le maintien du taux existant de logements sociaux à 36 %, sauf pour Bagneux, où leur part dans les nouvelles constructions sera de 25 %, dans une volonté délibérée de diminuer un taux qui est, à plus de 61 %, parmi les plus élevés d’Île-de-France. Dans d’autres communes au profil similaire, le choix n’est pas toujours celui-là. Dans le CDT Boucle Nord de Seinecf, Gennevilliers souhaite maintenir un taux de logements sociaux à plus de 61 % tandis que les autres communes visent l’objectif d’atteindre les 25 % de logements sociaux imposés par la loi. Enfin, dernier exemple, le CDT Est Seine-Saint-Deniscg prévoit seulement un objectif minimal de 25 % de logements sociaux, conforme au minimum légal, avec une souplesse selon les communes sans que des objectifs précis soient indiqués. Les modalités du changement social à venir sont donc différentes d’une ville à l’autre. Néanmoins, gardons à l’esprit que le reste du pourcentage correspond à des logements privés neufs, en accession à la propriété, donc entraînant nécessairement une élévation du profil social des habitants attendus (sauf en cas d’échec des opérations immobilières). En outre, la part des logements sociaux est une chose, leur déclinaison en est une autre, sachant qu’on peut faire du logement social sans changer le profil social d’une commune moyenne, en évitant de créer des logements très sociaux et en privilégiant les ménages issus de la commune dans l’accès au parc social, comme le montre bien Fabien Desage dans des communes de la métropole lilloise7.

Outre l’aménagement des nouveaux quartiers de gare, les politiques de peuplement dans les banlieues populaires s’appuient, depuis 2003, sur la politique de rénovation urbaine. Lancée par Charles de Gaulle en 1958, la rénovation urbaine désignait une politique publique menée par l’État de démolition d’îlots d’habitat privé identifiés comme insalubres et de reconstruction d’habitat neuf, avec une part variable de logements privés et de logements publics (notamment les logements intermédiaires, destinés aux classes moyennes, qui ne sont plus comptabilisés dans le logement social depuis la loi Solidarité et renouvellement urbain de 2000). L’objectif était double : lutter contre les taudis et moderniser la ville (en particulier Paris). Dans cette « reconquête urbaine », l’État se présentait comme seul capable de remédier à l’obsolescence immobilière produite par le marché privé. Au passage, ces opérations de démolition-reconstruction se sont heurtées à des luttes urbaines importantes, et les procédures ont été adaptées dès la fin des années 1960ch – même si cette politique s’est poursuivie sous d’autres modalités. La sociologie urbaine marxiste de l’époque a produit des analyses remettant en cause ce qu’elle qualifiait alors de « rénovation-déportation8 ». Le groupe de sociologie de Nanterre a notamment montré que les îlots visés par ces opérations à Paris n’étaient pas les plus dégradés sur le plan du bâti, mais ceux où la part des immigrés était la plus élevée. Cela inscrit cette politique de peuplement dans les rapports de « race » : ce n’était pas seulement les classes populaires qu’il s’agissait de déplacer en banlieue, mais en particulier les ouvriers non blancs. C’est aussi l’époque de l’éradication des bidonvilles et de la création des cités de transit, qui instituent une ségrégation de fait des travailleurs immigrés9, ou encore des discussions politiques sur le « seuil de tolérance », c’est-à-dire une part d’immigrés dans l’habitat qu’il s’agirait de ne pas dépasser10.

La nouvelle déclinaison de la rénovation urbaine lancée par la loi Borloo de 2003ci s’inscrit dans l’histoire de la « politique de la ville », agrégat de mesures censées favoriser la « cohésion sociale », qui concerne les quartiers populaires depuis les années 1980 et, en particulier, les grands ensembles d’habitat social11. Cette nouvelle rénovation urbaine décidée par la droite est un aveu d’échec à la fois de la « politique de la ville » et, avant elle, de la conception même des grands ensembles par l’État. Ce n’est plus l’État qui remédie aux impasses du marché privé, mais l’État qui démolit ses propres réalisations, souvent mal conçues, mal entretenues par les bailleurs sociaux faute de moyens suffisants et insuffisamment équipées. Là encore, l’objectif est double : améliorer le bâti et l’environnement urbain (par de nouveaux équipements notamment), mais aussi déplacer une partie des habitants et en faire venir d’autres au nom de la « mixité sociale ». Cela passe par la démolition d’une partie des logements sociaux – qui doivent être reconstruits ailleurs, de façon dispersée – et la production de logements privés en accession à la propriété dans des quartiers qui jusqu’ici échappaient au marché privé du logement. Changer la population de ces quartiers est un objectif explicite cette fois, inscrit dans la loi, faisant de la rénovation urbaine contemporaine un cas typique de politique de peuplement, comme le montre le sociologue Thomas Kirszbaum, en la comparant à des politiques similaires aux États-Unis12. À l’oral, les promoteurs de la loi visent à « casser les ghettos ». Ce sont à nouveau les fractions précaires des classes populaires qui sont visées par cet objectif de dispersion et, à travers elles, les classes populaires non blanches. Le politiste canadien Stefan Kipfer a approfondi cette dimension postcoloniale de la rénovation urbaine actuelle, en faisant le lien avec la politique du « seuil de tolérance13 ». Il estime que l’exigence de déségrégation est une nouvelle modalité des rapports de « race » en France, notamment en visant à éviter les émeutes comme celles de 2005. Diluer la pauvreté, effacer les minorités visibles en les dispersant, tel est l’objectif. Cette politique se poursuit aujourd’hui avec le Nouveau programme national de renouvellement urbain (NPNRU) lancé en 2014 jusqu’en 2030, avec les mêmes objectifs.

En France, cela fait donc vingt ans que l’on dépense de l’argent public pour démolir et reconstruire des logements sociaux au lieu d’investir massivement pour en créer plus. À titre d’exemple, le projet de rénovation urbaine (PRU) des quartiers nord d’Aulnay-sous-Bois, évoqué dans le chapitre précédent, permet de mesurer le coût des démolitions, en ayant en tête la longue liste des personnes attendant un logement social : 1 615 logements sociaux ont été réhabilités pour 53 millions d’euros (c’est moins que le réaménagement des espaces publics, qui a coûté 64 millions) ; les 821 démolitions et reconstructions ont coûté, quant à elles, 35 millions pour la démolition et 134 millions pour la reconstruction14. Le cadrage politique par l’État fait que toute commune ou intercommunalité qui cherche à obtenir des subventions pour améliorer les logements et la qualité urbaine d’un quartier ne peut que passer par l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) et ainsi se soumettre à la nécessité de prévoir ces démolitions et ces constructions nouvelles. Il n’y a plus de crédit public pour le renouvellement urbain en dehors de la rénovation urbaine, et ce dernier doit donc passer par une politique de peuplement.

Plusieurs chercheurs, comme le politiste Renaud Epstein ou la sociologue de l’urbain Christine Lelévrier, ont néanmoins démontré que ce programme n’atteignait pas ses objectifs de déségrégation15. D’un côté, au niveau local, tous les maires ne partagent pas cette volonté de dispersion des classes populaires précaires et racisées. De l’autre, la logique des relogements conduit les ménages les plus pauvres à se retrouver dans d’autres quartiers prioritaires de la « politique de la ville », tandis que les logements privés créés sur place attirent surtout les ménages les plus stables de ces quartiers, qui réalisent ainsi une ascension résidentielle qu’ils auraient accomplie ailleurs.

On peut malgré tout faire deux remarques. D’une part, le relogement des habitants du parc social démoli dans le cadre des opérations de rénovation urbaine est l’occasion d’un tri social : les plus précaires, ceux qui sont hébergés par des tiers, ne sont pas relogés ; les titulaires d’un bail dont les revenus sont les plus faibles ne peuvent pas accéder aux nouveaux logements sociaux créés pour remplacer les précédents car les loyers sont plus chers (soit parce que la commune a décidé de produire des logements sociaux plus haut de gamme, soit parce que, de toute façon, les logements sociaux neufs ont un loyer plus élevé que les plus anciens, soit les deux), ils sont donc relogés dans le segment le plus dévalorisé du parc social du bailleur ou de la commune, souvent des logements sociaux dégradés en attente de rénovation (ce qui implique potentiellement un nouveau relogement dans les années qui suivent) ; ceux enfin qui ont un revenu suffisant pour accéder à un logement social neuf ou rénové pourront profiter de l’amélioration des logements apportée par l’opération, mais pas nécessairement dans le même quartier. Pour les plus précaires, le relogement s’apparente à un déplacement forcé sans amélioration du cadre de vie et il entraîne une perte des liens sociaux tissés dans un quartier donné, une tour ou une barre d’immeuble, entre voisins, donc des ressources de l’ancrage, parfois essentielles à la survie des plus modestes. Ce déplacement forcé peut même s’apparenter à un traumatisme pour des personnes âgées qui ont fait leur vie dans un lieu donné… lieu qui, en outre, est démoli et effacé.

D’autre part, si la rénovation urbaine n’a pas entraîné pour l’instant d’effet de gentrification, c’est aussi parce que les quartiers concernés sont peu attractifs, voire répulsifs pour la classe d’encadrement : sur le plan matériel, les quartiers de grands ensembles périphériques sont souvent mal reliés au reste de la ville et sous-équipés et, sur le plan symbolique, ils représentent sans doute l’espace urbain le plus stigmatisé dans les médias, les discours publics et l’imaginaire collectif. Or le projet du Grand Paris Express et la construction des nouveaux quartiers de gare sont à même de changer significativement la donne : c’est un tout nouveau contexte urbain qui se profile pour les quartiers prioritaires de la « politique de la ville » situés à proximité des futures nouvelles gares. Et nous allons voir que certains maires ne se privent pas d’instrumentaliser le Nouveau programme national de renouvellement urbain pour hâter le changement social autour de ces gares.

Les ambiguïtés des mairies communistes

Le pouvoir des maires reste important pour définir l’orientation des politiques locales de peuplement. Malgré des positionnements politiques différents, voire opposés en théorie, allant de la droite libérale à la gauche communiste, l’objectif de « mixité sociale » dans les communes populaires est largement partagé, avec des inflexions particulières selon l’histoire politique de la commune et son orientation actuelle.

Héritiers de la banlieue rouge, les maires communistes se sont généralement détachés du communisme municipal. Dans des communes tenues de longue date par le PCF, celui-ci portait le soutien à l’industrie et au logement social en faveur des ouvriers et une vision de la ville ouvrière bien pourvue en services publics dans tous les domaines (éducation, santé, loisirs, culture). L’objectif n’était pas la mixité sociale, mais le bien-être de la classe ouvrière. À son apogée en 1977, la ceinture rouge comprenait cinquante-quatre communes en proche banlieue, quatre-vingt-treize en deuxième couronne et les deux départements de Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne (depuis leur création en 1968cj). Le PCF a perdu le Conseil départemental de Seine-Saint-Denis en 2008 au profit du PS et celui du Val-de-Marne en 2021 au profit de la droite (Les Républicains – LR). Après les élections municipales de 2020, il ne restait plus que dix-sept maires communistes ou apparentés en proche banlieue et autant en deuxième couronne. Ce déclin a été progressif mais linéaire, il est lié à des facteurs structurels comme la désindustrialisation de la métropole parisienne et la recomposition des classes populaires (moins ouvrières, plus souvent employées dans les services), mais aussi à des facteurs politiques (effondrement du PCF au niveau national), et l’ambiguïté des maires communistes quant au peuplement de leur commune n’y est peut-être pas pour rien.

Aux portes de Paris en banlieue nord, Saint-Ouen, Saint-Denis et Aubervilliers ont mené des politiques parfois ambiguës vis-à-vis des classes populaires quand elles étaient encore dirigées par le PCF (ce qui n’est plus le cas d’aucune d’entre elles aujourd’hui). Ces trois communes sont très peuplées et leur population augmente à nouveau depuis 2006 après plusieurs décennies de déclin démographique depuis 1968. Elles présentent un tissu urbain mixte, avec un habitat ancien privé de type faubourien, généralement dégradé, et des grands ensembles de logements sociaux construits dans les années 1960-1970. Ces logements sociaux représentent plus de 37 % des résidences principales à Saint-Ouen, près de 46 % à Saint-Denis et près de 39 % à Aubervilliers.

Bastion communiste depuis 1945, Saint-Ouen est une commune populaire et immigrée de 51 500 habitants limitrophe des 17e et 18e arrondissements de Parisck. Elle a vu une inflexion de ses politiques urbaines avec l’élection de Jacqueline Rouillon (PCF) en 2001. Jusqu’en 2014 et son passage à droite, la commune se distingue par une ambitieuse politique de logement, qui repose sur quatre axescl. Le premier consiste à mobiliser tous les leviers publics possibles pour permettre la résorption de l’habitat insalubre dans le parc privé ancien. Cela passait déjà, lors des précédentes mandatures, par une politique de préemption, y compris de logements anciens dans des copropriétés dégradées. Le bilan en est mitigé : la mairie n’a pu susciter de réhabilitation que lorsqu’elle parvenait à être majoritaire parmi les copropriétaires d’un immeuble. Le deuxième axe consiste à maintenir un haut niveau de logements sociaux (avec un objectif de 40 %). Enfin, les deux derniers axes concernent le prix des logements à la vente. Pour les logements neufs construits dans la commune, la mairie impose aux promoteurs une charte incluant des prix de sortie maîtrisés. Et pour les logements privés en général, la commune faisait un usage tactique audacieux du droit de préemption, qui a valu à la maire des attaques en justice et, finalement, la Légion d’honneur des mains de Cécile Duflot en 2012, alors ministre de l’Égalité des territoires et du Logement. Concrètement, la mairie fixait un prix au mètre carré par secteur et examinait attentivement les déclarations d’intention d’aliéner (DIA), préalable obligatoire à toute vente d’un bien immobilier. Si le prix était supérieur, elle préemptait. De fait, sur les 800 DIA annuelles à l’époque, seule une minorité d’entre elles étaient réellement préemptées. Dans les autres cas, la négociation avec les vendeurs permettait de faire baisser les prix (ou de suspendre la vente). Les acteurs immobiliers de la ville (notaires, agences immobilières) connaissaient cette politique et prévenaient les vendeurs, ce qui avait un effet régulateur avant même les DIA. Cette politique a eu un effet de régulation de la spéculation immobilière, dont même les grands promoteurs ont été reconnaissants après la crise de 2008, car ils ont eu moins de difficultés à vendre leurs biens à Saint-Ouen que dans les communes alentour.

Bien qu’ambitieuse, cette politique de logement a ses limites. Notons d’abord qu’elle s’appuie sur d’importantes ressources fiscales liées à la présence de grandes entreprises dans la commune, et que l’étranglement des finances locales compromet l’extension d’une telle politique de régulation locale du marché immobilier. Ensuite, l’absence d’encadrement des loyers à l’époque – il est entré en vigueur sur le territoire de l’EPT Plaine Commune en 2021 – fait que la régulation des prix immobiliers n’empêche pas l’augmentation des loyers et offre des perspectives lucratives aux propriétaires bailleurs. Cela bénéficie donc plus aux propriétaires (bailleurs ou occupants) qu’aux locataires, notamment des classes populaires (qui ne peuvent pas acheter, même aux prix maintenus par la commune). Ainsi, cette politique n’empêche pas l’arrivée d’une nouvelle population plus aisée dans le parc privé – ancien ou neuf – en accession à la propriété. Enfin, cette politique volontariste de logement et notamment de préemption s’accompagne d’un discours nouveau, dans cette banlieue rouge, sur la mixité sociale.

Selon le premier adjoint de l’époque, Paul Planque, avec l’arrivée de Jacqueline Rouillon, émerge

une autre vision de la ville [par rapport à] la politique communiste où on est un bastion, on est des bastions ouvriers, on est là pour le peuple… Tout à coup, elle se dit : « Je suis membre du Parti communiste depuis de nombreuses années et ça reste ma position », [mais cette nouvelle vision,] c’est qu’une société est globale, elle est dans la diversité de ses classes sociales… C’est important de pouvoir travailler véritablement cette fameuse diversité sur un territoire comme Saint-Ouen. S’il y a peut-être un déséquilibre de la société audonienne, c’est justement qu’on n’a que des ouvriers et, le jour où les usines ferment, on fait quoi ? On a quand même un sacré problème puisqu’il n’y a plus les ouvriers. Donc Jacqueline a été à l’initiative d’une réflexion sur le fait, je dirais, d’ouvrir la ville au sens où la ville ne doit pas être un bastion de… Il faut que ça le soit à un moment donné pour protéger des gens, mais ça doit aussi donner un autre visage. À partir de son élection, en même temps, il y a un tas de choses qui vont dans ce sens-là. […] Par exemple, tous les terrains qui ont été désindustrialisés, qui sont des friches industrielles, mais qui sont frappés de surcroît par un périmètre Seveso, sortent du périmètre Sevesocm. C’était Total qui sort du périmètre Seveso. Donc il y a la concomitance d’une volonté politique de dire : « Il faut que je réfléchisse en fonction de ce qui se passe sur mon territoire » et de véritables opportunités foncières qui font que, tout à coup, on se dit : « Mince, il y a peut-être quelque chose à jouer sur ce territoire du fait qu’à proximité de Paris, on a une telle opportunité foncière. » […] C’est-à-dire, tout d’un coup, à quelques minutes de la capitale, on se retrouve avec 100 hectares à développercn.

La fermeture d’un site de Total en 2004 et la sortie de ces terrains du périmètre Seveso libèrent un vaste espace en bord de Seine, représentant le quart de la surface communale. La ZAC des Docks de Saint-Ouen est créée en 2007 et l’aménagement est confié à Sequano (société d’économie mixte du Conseil départemental de Seine-Saint-Denis). En 2009, le projet est soutenu par l’État (par le dispositif « Nouveaux quartiers urbains ») en tant qu’écoquartier. Les travaux commencent en 2012 et les premières livraisons ont lieu en 2013. L’achèvement du projet est prévu en 2025 (fin de la concession d’aménagement). L’objectif est d’atteindre 10 000 nouveaux habitants, soit un cinquième de la ville à l’horizon 2030. En 2017, la ZAC des Docks de Saint-Ouen est déclarée d’intérêt métropolitain et reprise par la Métropole du Grand Paris. Même si la part finale de logements sociaux est prévue à 40 %, les 60 % de logements restants sont neufs et en accession à la propriété, ce qui implique l’arrivée de nouveaux habitants aisés, même avec un prix de vente régulé par la charte promoteur (jusqu’en 2017, avant le passage à droite de la mairie). De fait, malgré la volonté initiale de réserver une part importante de ces logements aux Audoniens, on observe que ce sont surtout des Parisiens qui achètent dans les Docks de Saint-Ouen, très bien reliés à Paris par l’extension de la ligne 14 du métro parisien jusqu’à la mairie de Saint-Ouen, toute proche, en décembre 2020. Enfin, le projet fait la part belle à des immeubles de bureaux, y compris le nouveau siège de la Région Île-de-France depuis 2018. Ces immeubles ont été produits par le promoteur immobilier Nexity, imposant une standardisation et un refus de la mixité fonctionnelle afin de satisfaire les acteurs financiers qui investissent dans cette production à des fins de valorisation d’actifs. Cela révèle aussi les enjeux problématiques de la financiarisation de la production urbaine à l’ère néolibérale… même dans une ville communiste16.

Quelques remarques à propos de cette politique locale assez spécifique en région parisienne : comme on le voit, même une mairie communiste peut être gagnée par cet idéal trompeur de la « mixité sociale ». Ici, cela rencontre des préoccupations liées à un contexte de désindustrialisation et de déclin démographique (au tournant des années 2000). Cela dit, on peut interroger l’argument de la diversification de la population pour faire face à ces enjeux : c’est faire croire que la fermeture des usines fait disparaître les ouvriers et méconnaître la réalité des classes populaires aujourd’hui. En effet, celles qui vivent encore en cœur d’agglomération sont les plus précaires et elles se paupérisent : le projet de produire un parc de logements qui puisse les accueillir dignement et leur assurer une bonne qualité de vie urbaine fait donc toujours sens, surtout ici à proximité de Paris dans un bastion communiste de longue date. Face au risque de voir la place des classes populaires se réduire dans la ville de Saint-Ouen (tant avec le projet des Docks qu’avec la gentrification qui commence alors dans le parc privé, sous la pression de la hausse des prix parisiens), le premier adjoint d’alors répond :

C’est-à-dire, Madame la Maire le dirait mieux que moi, mais on n’a pas vocation à accueillir toute la misère de la Terre… puisqu’à Saint-Ouen, à un moment donné, toutes les difficultés doivent être concentrées sur Saint-Ouen, il faut que tout ce qui ne se fait pas ailleurs se fasse à Saint-Ouen. C’est bien gentil, mais il arrive un moment où les épaules ne sont pas assez larges. Je pense qu’on a été et on est encore toujours très présents sur cette politique sociale. Je ne vous citerai pas le nombre d’équipements publics et de structures qui répondent à ces populations entre guillemets fragilisées.

Difficile ici de ne pas penser à la célèbre phrase de Michel Rocard en 1989 : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde17. » Doit-on comprendre que, quand les classes populaires de la banlieue rouge deviennent notablement immigrées, le projet de ville populaire ne fait plus sens ?

La stratégie de reconversion économique et urbaine des Docks de Saint-Ouen ressemble fort à celle qui a été adoptée peu de temps avant pour la reconversion de la Plaine à Saint-Denis. Lancée par les refondateurs communistes autour de Patrick Braouezec, elle acte la fin de l’industrie et s’appuie sur les grands équipements d’État pour favoriser le redéveloppement tertiaire de la Plaine, gagner des emplois et de la population (notamment avec des logements neufs), le tout avec l’idée que cela profite à la population locale par la construction de logements sociaux, les politiques sociales, les équipements et les services. Le redéveloppement de la Plaine est un succès économique et démographique, mais on constate une déconnexion entre les emplois créés et la population locale, et une pression foncière qui s’accroît.

Au-delà de la Plaine, dans l’habitat ancien, la mairie communiste de Saint-Denis cherchait jusqu’aux dernières élections municipales à concilier des politiques sociales volontaristes (cantine scolaire, accès à la santé, jeunesse, logements sociaux, soutien aux sans-papiers) et une ambition de changer l’image de Saint-Denis et de revaloriser le parc de logements anciens, à la fois dégradés et paupérisés. En soignant en particulier les entrées de ville (par la gare de Saint-Denis ou la station de métro Porte de Paris), la mairie combinait plusieurs outils d’aménagement pour éradiquer l’habitat insalubre, faire émerger une offre de logements privés de qualité susceptibles d’attirer de nouvelles populations et encourager la montée en gamme des commerces. Deux géographes, Mathilde Costil et Lina Raad, ont montré que, malgré les ambiguïtés de la mairie, on avait là les ingrédients d’une politique de peuplement (certes plus modérée qu’ailleurs), visant à faire de la « mixité sociale » par le haut18. De fait, bien que contenue, la hausse des prix immobiliers est palpable : en cinq ans, entre 2016 et 2021 (avant le ralentissement général du marché), le prix au mètre carré des appartements anciens a augmenté de 33,9 % à Saint-Denis (4 200 euros)19.

En 2020, la mairie, communiste depuis un siècle, passe au PS. Le nouveau maire, Mathieu Hanotin, est un protégé de Claude Bartolone, ancien ministre du gouvernement Jospin, ancien président du Conseil général de Seine-Saint-Denis et longtemps député, qui s’était donné comme objectif de faire tomber les fiefs PCF en rompant l’union de la gaucheco. Le nouveau maire met en avant l’exigence de sécurité et d’ordre public pour approfondir la politique de changement d’image de la ville et d’attraction de la classe d’encadrement.

Un peu plus à l’est, à Aubervilliers, on retrouve des outils similaires à ceux de Saint-Ouen, comme la charte promoteur, et la volonté de maintenir un niveau important de logements sociaux, y compris en remplaçant les logements privés insalubres par des logements très sociauxcp. Néanmoins, le mandat du maire socialiste, Jacques Salvator, entre 2008 et 2014, a libéré l’investissement immobilier dans la ville, en autorisant la densification du bâti. Le retour du PCF en 2014 a permis de modifier le Plan local d’urbanisme (désormais intercommunal) pour limiter cette densification. Mais le mal est fait en termes d’augmentation des prix, la proximité de Paris et la perspective de l’extension de la ligne 12 aidant (bien qu’accusant de sérieux retards).

Anthony Daguet, premier adjoint de l’ancienne maire PCF, Meriem Derkaoui, reconnaissait volontiers le risque de gentrification charrié par les grands projets comme celui du fort d’Aubervilliers :

C’est un gros risque même. Le problème, c’est le foncier et la politique du logement. C’est-à-dire qu’on a un foncier qui est de plus en plus cher et c’est de plus en plus dur de construire des logements sociaux ou en accession à la propriété. Si on n’a pas ces moyens-là, effectivement, on va avoir de fait une population qui va changercq.

Face à ce risque, la municipalité avait commandé une enquête auprès des nouveaux habitants des logements neufs. Anthony Daguet décrivait trois catégories de nouveaux arrivants. Selon lui, la première compte des acquéreurs qui correspondent à une « promotion interne des gens d’Aubervilliers qui ont réussi dans la vie » et « qui ne changent rien au corps de la ville ».

Le second public, ce sont des gentrifieurs socialement ouverts, qui choisissent de s’installer à Aubervilliers pour son caractère populaire et multiculturel. Ce sont des gens qui ont des moyens mais choisissent de venir à Aubervilliers parce que ça leur parle. Et… ce sont des gens qui s’inscrivent dans une dynamique locale, qui vont essayer de rencontrer des gens… et voilà… et qu’on va retrouver dans les associations. […] [Ils] s’insèrent dans une bonne démarche, dans l’histoire de la ville ; du coup, ils se mettent dans des assos de solidarité, de développement durable, de vivre-ensemble et ça recrée du lien. Et je dirais même qu’il y a un côté positif à cela. Ils ont des exigences qui sont justes et qui redonnent la pêche aux classes populaires. Ça rajoute un petit côté combatif, mais surtout, ça légitime le sentiment qu’on a le droit de réclamer ça.

On pourrait commenter à l’envi cette idéalisation d’une partie des gentrifieurs, qui joueraient finalement le rôle qu’avaient auparavant les militants communistes dans les quartiers populaires. La troisième catégorie, celle des « gentrifieurs conquérants », pose plus de problèmes à ces élus communistes :

Ce sont des gens qui se sentent déclassés en arrivant à Aubervilliers pour ses opportunités foncières. Ils ne s’inscrivent pas du tout dans l’histoire locale et veulent importer leur mode de vie de là où ils étaient. Ils sont dans une forme de conflit avec la population. […] [Ils] ne restent pas beaucoup. Ils repartent. Quand leur enfant arrive en CP ou au collège, ils ne veulent pas que leur enfant soit le seul Blanc de la classe. Ils ont peur que les écoles soient moins bien qu’ailleurs. Souvent, ces gens restent quatre ou cinq ans et repartent plus loin pour s’acheter un pavillon ou un petit bout de terrain, un truc qui leur convient mieux.

Après la fable du bon ou du mauvais immigré, voici celle du bon ou du mauvais gentrifieur. Le problème, c’est que, quelle que soit leur attitude, ces gentrifieurs sont le symptôme d’un processus d’augmentation des prix immobiliers et de menace d’éviction pour les classes populaires.

L’ancien premier adjoint se montrait malgré tout critique face à l’objectif de mixité sociale :

C’est un concept que je déteste, en vrai. Parce que, bizarrement, la mixité sociale, c’est toujours mettre des moins pauvres à côté des pauvres pour que ça change quelque chose. La mixité sociale, la vraie, ce serait plutôt de faire en sorte de lutter contre la pauvreté d’abord et, quand il y en a, de faire en sorte que les gens pauvres puissent habiter Neuilly, Paris, La Celle-Saint-Cloud ou que sais-je. De faire en sorte qu’il y ait du logement social de type PLAI [très social] partout.

Pourtant, malgré le risque avéré de gentrification, l’ancienne municipalité communiste a conduit plusieurs opérations ANRU, notamment à proximité du fort d’Aubervilliers, comme on l’a vu dans le chapitre précédent, en démolissant des logements sociaux malgré l’opposition des habitants. Interrogée en 2018, l’ancienne municipalité communiste assurait se battre pour « reconstituer » les logements sociaux détruits dans le nouveau quartier du fort. Anthony Daguet, également directeur de l’office public de l’habitat de la ville à l’époque, décrivait des négociations âpres avec Grand Paris Aménagement, pour un objectif très mince :

[L’aménageur] souhaite avoir un retour sur investissement. C’est bien [pour lui] de mettre les pauvres là, au bord de l’autoroute. Donc on se bat pour construire des logements sociaux au cœur du fort. Peut-être pas 300 mais au minimum 50, mais pas forcément 250.

Dans le futur écoquartier du fort d’Aubervilliers, Grand Paris Aménagement prévoit seulement 30 % de logements sociaux, soit une part plus faible que celle de la commune, et plus faible encore si on considère le fait qu’une partie de ces logements sociaux viennent finalement remplacer des logements sociaux détruits à côté. Outre la lutte emblématique pour la sauvegarde des jardins ouvriers des Vertus à proximité du fort (un quartier qui se veut pourtant écologique), l’enjeu des logements sociaux est majeur dans cette opération menée par Grand Paris Aménagement pour la Région Île-de-France, en lien étroit avec le projet du Grand Paris Express. Alors même que la propriété des terrains était majoritairement publique, le choix a été fait de favoriser les promoteurs immobiliers et les logements en accession libre à la propriété, ce qui en fait un bon exemple de politique de peuplement dans un îlot déconnecté du reste de cette commune encore très populaire. De fait, les prix immobiliers des appartements anciens, bien qu’encore très en dessous de ceux de Saint-Ouen ou de Pantin, ont augmenté beaucoup plus vite à Aubervilliers qu’à Saint-Denis en cinq ans, de 51 % (4 370 euros le mètre carré fin 2021)20.

La politique de reconversion économique vers le tertiaire et de développement de l’immobilier privé neuf menée à Saint-Ouen et à Saint-Denis par les mairies communistes est soutenue par la communauté d’agglomération Plaine Commune, longtemps dirigée par Patrick Braouezec. Un haut responsable de Plaine Commune nous expliquait en 2019cr que cette stratégie s’est faite en rupture avec l’approche traditionnelle du PCF en soutien à l’industrie, avec l’objectif de retrouver à la fois des emplois et de la population, et de se servir des nouvelles recettes fiscales induites pour mener des politiques sociales, continuer de construire du logement social et des équipements pour l’ensemble de la population (une sorte de version de gauche de l’idée de ruissellement). De fait, il constate que le redéveloppement tertiaire de la Plaine et, plus généralement, du sud du territoire de Plaine Commune (limitrophe de Paris) a fait croître le nombre d’emplois, mais que ce sont des emplois cadres occupés par des gens qui habitent peu ces communes, et qu’il a fait croître les valeurs foncières, obligeant les activités industrielles et logistiques restantes à se déplacer dans le nord du territoire. Cela entraîne un contraste croissant entre le sud et le nord du territoire de Plaine Commune, y compris dans l’investissement public de l’intercommunalité, entraînant parfois des tensions entre les différentes communes. Au-delà de ces enjeux territoriaux, notre interlocuteur dessinait au moins trois visions politiques concurrentes de l’avenir de Plaine Commune : la ligne dominante du PCF alors au pouvoir consistait à accompagner les transformations existantes et à chercher à tenir ensemble redéveloppement économique et politiques sociales ; cette ligne attirait des critiques croissantes, au sein du PCF local ou de la part de La France insoumise, tant l’écart se creuse entre ces deux objectifs du fait de l’avancée de la gentrification dans toutes les communes limitrophes de Paris ; à l’inverse, le PS local se positionnait clairement pour accélérer l’arrivée de populations mieux dotées socialement. Depuis 2020, c’est le PS qui a pris pour la première fois les rênes de Plaine Commune, Mathieu Hanotin devenant son président, laissant craindre un soutien politique croissant aux dynamiques de gentrification.

Changement politique et changement de population

La volonté de changement social est affichée sans ambiguïté par les anciennes communes communistes ou socialistes passées à droite. Au sud de Paris, la petite commune de L’Haÿ-les-Roses, dans le Val-de-Marne, a été communiste des années 1930 aux années 1950, puis dirigée par la SFIO (Parti socialiste – Section française de l’Internationale ouvrière) et le PS de 1954 à 2014 avant de passer à droite. Son maire, Vincent Jeanbrun, est affilié au parti de Valérie Pécresse (Libres !) et a été réélu au premier tour en 2020cs. La plupart de ses logements sociaux (un peu moins de 25 % dans l’ensemble de la commune) se situent à l’est de la ville, à proximité de la future gare du Grand Paris. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent , 200 logements sociaux sont en cours de démolition dans la cité Lallier-Bicêtre.

Répondant à une journaliste du Parisien, le maire explique :

C’était important de désenclaver le quartier. Le projet de gare ne nécessitait pas de démolir, mais il nous a permis d’être plus ambitieux, plus attractifs avec une vraie restructuration des quartiers et pas seulement un ripolinage21.

La mairie n’a pas accepté de nous recevoir, mais a répondu par écrit à nos questions. Elle met en avant l’ouverture du quartier, métaphore courante de la normalisation des quartiers populaires :

La présence de la gare « L’Haÿ-Trois Communes » associée au programme de rénovation urbaine permettra enfin au quartier de rayonner sur l’ensemble de la ville de L’Haÿ-les-Roses et auprès des villes voisines, et de ne plus être replié sur lui-même. Le quartier Lallier-Bicêtre deviendra une nouvelle polarité de la communect.

La mairie mobilise un discours convenu sur la mixité sociale pour justifier le fait de profiter de la construction de la nouvelle gare pour programmer une importante restructuration du grand ensemble Lallier-Bicêtre avec les financements de l’ANRU :

La municipalité est particulièrement attachée à favoriser le vivre-ensemble et la cohésion sociale sur l’ensemble de la commune. Force est de constater qu’aujourd’hui nos quartiers prioritaires sont toujours à désenclaver et se ghettoïsent, en raison notamment du manque d’efficacité de l’action publique et de cette politique qui a consisté à concentrer sur quelques centaines de mètres carrés uniquement des logements sociaux. Quand un quartier compte 80 % de logements sociaux, on est en droit de se poser la question sur où se trouve la mixité. […] La Ville considère que, pour revitaliser nos quartiers, il convient de créer de la mixité sociale et fonctionnelle autour de la future gare.

Les démolitions ne sont donc pas imposées par la construction de la gare, comme cela peut être le cas ailleurs, mais par une politique de peuplement assumée, au nom de la « revitalisation » du quartier.

Aulnay-sous-Bois est une ville beaucoup plus populaire située au nord-est de la Seine-Saint-Denis. Elle a été dirigée par le PCF des années 1930 à 1947, puis par la SFIO jusqu’en 1965, et à nouveau par le PCF jusqu’en 1983. La commune passe alors à droite avec un court intermède PS entre 2008 et 2014. Bruno Beschizza est maire LR depuis 2014, il a été réélu au premier tour en 2020cu. Dans cette ville ouvrière, le maire ne cache pas sa volonté de changer le profil social de la population. En 2018, il en appelait à la Métropole du Grand Paris pour que les logements sociaux démolis dans le cadre de la politique de rénovation urbaine ne soient pas reconstruits dans les communes populaires, mais ailleurs22. Avec un peu moins de 32 % de logements sociaux, la commune ne fait pourtant pas partie des plus forts taux de la région. L’ancien site PSA (Citroën) a été en partie repris par la SGP pour installer des infrastructures du Grand Paris Express (maintenance, remisage, poste de contrôle) et, à côté de nouveaux entrepôts pour Carrefour et Chronopost, l’établissement public foncier d’Île-de-France a acquis des terrains destinés à une future opération de construction de 2 500 logements, à majorité privés. Juste à côté, les grands ensembles de logements sociaux des quartiers nord, situés au nord de l’ancienne route des Flandres (l’ex-RN2), ont connu, comme on l’a vu, un projet de rénovation urbaine (PRU) dans les années 2000-2010, et un nouveau PRU a été lancé en 2017.

Une publication du Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET) estime que la municipalité « semble peu intégrer la gare du Grand Paris Express » dans sa « dynamique de projet », mais qu’elle mène une transformation importante de la « composition socioéconomique du territoire » par une « montée en gamme » de son parc de logements. Comme dans les futurs quartiers de gare de Nanterre-La Folie et Bagneux dans les Hauts-de-Seine, et celui d’Arcueil-Cachan dans le Val-de-Marne, celui d’Aulnay-sous-Bois se caractérise par une « volonté de transformer le territoire et d’attirer de nouvelles populations et activités » :

Les acteurs publics et privés orientent la planification et la programmation vers une nouvelle offre de logements à même de favoriser la requalification des quartiers. Si loger les classes populaires, en particulier via le logement social, n’est pas une problématique évacuée à l’échelle de ces quartiers de gare, qui comprennent déjà une proportion très importante de logements sociaux, elle n’est pas la priorité des acteurs locaux. Le renouvellement de l’offre de logements dans ces quartiers, privilégiant notamment l’accession à la propriété, témoigne de la volonté de faire entrer le territoire dans une nouvelle trajectoire par l’attraction de populations nouvelles23.

Cela est d’autant plus probant dans les projets urbains actuels concernant les quartiers nord de la ville. La friche qui remplace l’emblématique barre du Galion, évoquée dans le chapitre précédent, appartient aujourd’hui au périmètre d’un projet d’aménagement, la ZAC des Aulnes, dans laquelle se concentre la construction d’habitat privé dans ces quartiers. Ce périmètre couvre en partie l’ex-RN2. Cette section de l’ancienne route des Flandres doit sa largeur à son rôle de réserve foncière pour une autoroute qui n’a jamais vu le jour entre le périphérique parisien et la Francilienne (A104). Elle forme une importante coupure urbaine entre les quartiers nord et le reste de la commune d’Aulnay. La transformation urbaine et sociale de ces quartiers s’appuie sur la reconversion de cet axe et l’implantation future de la gare de la ligne 16 du Grand Paris Express. La portion urbaine de la RN2 a en effet été déclassée en route départementale par le Conseil départemental de la Seine-Saint-Denis en 2006, qui prévoit d’en faire un boulevard urbain. Des travaux de requalification ont commencé fin 2019 entre Pantin et Aubervilliers pour en faire un boulevard olympique (notamment à proximité du grand ensemble des Quatre Chemins). À Aulnay, les emprises foncières libérées servent de terrain à bâtir pour la ZAC des Aulnes. 237 logements privés en accession ont été livrés en 2015 – soit plus que ce qui était prévu dans le premier PRU –, le projet prévoit aussi des bureaux et des espaces d’activités, notamment à proximité immédiate de la future gare. À cela s’ajoutent maintenant les 300 logements prévus à l’emplacement du Galion. Les prix immobiliers des appartements anciens ont déjà augmenté de 33,2 % en cinq ans dans cette commune de deuxième couronne, atteignant 3 440 euros le mètre carré fin 202124.

Le nouveau projet de rénovation urbaine, élaboré à l’échelle de l’EPT Paris Terres d’Envolcv, prévoit explicitement de « construire plus, et [de] faire davantage appel à la promotion privée25 ». Outre une production de 400 logements sociaux par an pour reconstituer l’offre démolie par les différentes opérations de rénovation urbaine dans les communes de l’EPT,

il est prévu un très fort développement de la construction de logements privés, qui pourrait passer de 600 à près de 1 000 logements par an. Ce développement de la production privée est la traduction de la volonté de diversification de l’offre en logements. Il permettra de diminuer la part du logement social dans la production neuve (passer de 37 % ces dernières années à 25 % ces prochaines années) et plus généralement dans l’offre en logements présente sur l’EPT, et tendre ainsi vers 30 % de logements sociaux, objectif inscrit dans le schéma directeur de la région Île-de-France (SDRIF)26.

La politique de peuplement se lit assez clairement dans ces lignes, avec la volonté de réduire nettement la part de logements sociaux dans les communes de l’EPT (en augmentant la part du logement privé). L’invocation du SDRIF voté par la gauche en 2013, avant le passage à droite de la Région Île-de-France, a de quoi surprendre. Le parc social régional compte plus d’1,3 million de logements, soit 25,6 % des résidences principales en moyenne en 2020, mais sa répartition géographique est très inégale27. Si l’objectif inscrit dans le SDRIF vise a priori à augmenter ce taux – notamment dans un contexte de crise du logement qui s’aggrave –, il est ici interprété comme une autorisation à le réduire dans les communes les mieux dotées. Or, comme les communes les moins dotées n’en construisent pas massivement pour compenser à la fois cette perte et le manque structurel de logements sociaux dans un contexte d’envolée des prix, on peut estimer que ces objectifs de diversification sociale dans les communes populaires aggravent la crise du logement dans la région.

Les démolitions envisagées dans un vaste ensemble de quartiers prioritaires de la « politique de la ville » à Aulnay-sous-Bois et Sevran, appelé « Grand Quartier » – principalement autour de la gare de Sevran-Beaudottes, qui sera aussi une future gare de la ligne 16 du Grand Paris Express –, sont passées de 1 200 dans le protocole de préfiguration de 2017 à plus de 1 800 dans la convention ANRU signée en 202128. Ces démolitions incluent des copropriétés dégradées et concernent majoritairement Sevran, mais plus de 560 d’entre elles auront lieu à Aulnay, s’ajoutant à celles du précédent PRU. Entre-temps, les exigences du maire d’Aulnay pour que la reconstitution de l’offre de logements sociaux se fasse ailleurs dans la métropole ont été entendues, comme on peut le voir dans la convention cadre de 2021 :

Afin de renforcer la stratégie de mixité sociale du territoire tout en favorisant la reconstitution de l’offre à l’échelle territoriale, l’ANRU et l’État ont accepté d’intégrer le volume de reconstitution de l’offre sociale démolie dans les objectifs de production qui seront à engager dans le cadre du PMHH à venir29.

La reconstitution de l’offre de logements sociaux démolis est donc renvoyée à d’autres territoires de la Métropole du Grand Paris et doit être incluse dans le Plan métropolitain de l’habitat et de l’hébergement (PMHH), qui devait être adopté en 2017 et ne l’est toujours pas. Autant dire que la reconstitution de l’offre ailleurs n’est pas près de sortir de terre. Et même si elle l’est un jour, l’augmentation de la part des logements sociaux dans d’autres communes sera en trompe l’œil puisqu’on la réduit dans ces communes populaires.

Dans un contexte urbain plus favorable à la gentrification, aux portes de Paris, William Delannoy, le maire de droite (Union des démocrates et indépendants – UDI) de Saint-Ouen entre 2014 et 2020cw, affirmait clairement vouloir changer la population de cet ancien bastion communiste. Outre les opérations de rénovation urbaine qui permettent de réduire cette part, le maire a nettement encouragé la gentrification par le marché dans cette commune limitrophe de Paris en plein boom immobilier, avec l’extension de la ligne 14 jusqu’à Mairie de Saint-Ouen (depuis 2020). William Delannoy s’est notamment vanté d’accueillir des opérations immobilières privées, comme « Le Village des Rosiers » de BNP Paribas (situé au cœur des Puces de Saint-Ouen), dont les prix de vente tutoyaient les prix parisiens à 10 000 euros le mètre carré, soit deux fois plus que les prix moyens constatés dans la commune30. Fin 2018, le maire fait rebaptiser la commune Saint-Ouen-sur-Seine, dans une opération de marketing urbain qui vise à mieux identifier Saint-Ouen parmi les nombreuses communes françaises du même nom, et qui s’appuie sur le quartier des Docks lancé par la précédente municipalité, communiste, en bord de Seine. Saint-Ouen est l’une des communes d’Île-de-France qui ont vu les prix immobiliers le plus augmenter en cinq ans entre 2016 et 2021 (+ 53,2 % ; 6 650 euros/m² pour un appartement ancien fin 2021), juste derrière Pantin (+ 56,4 % ; 6 360 euros/m²) et avant Montreuil (+ 44,9 % ; 6 350 euros/m²)31. Le passage à droite de la commune, en levant les différents freins à la spéculation immobilière mis en place par la mairie communiste, a permis aux promoteurs et aux investisseurs immobiliers de profiter d’un rent gap entretenu artificiellement par ces politiques précédentes. L’UDI a été remplacée par le PS à la mairie en 2020cx. Le nouveau maire, Karim Bouamrane, a certes renoué avec des préoccupations sociales, par exemple en gelant en 2023 les tarifs municipaux et les impôts, ainsi qu’en supprimant les surloyers pratiqués dans les logements sociaux, en guise de réponse à l’inflation. Pour autant, dans le même temps, la municipalité poursuit la politique d’attraction des ménages de la classe d’encadrement, que ce soit en développant une nouvelle offre commerciale dans les Docks (la Halle gourmande) ou en soutenant le développement du street art dans les puces. Et les objectifs de logements sociaux ne dépassent pas 30 %, soit beaucoup moins que leur proportion actuelle (37 %).

Un peu plus à l’est, la mairie d’Aubervilliers, communiste depuis 1945 (avec le bref intermède PS entre 2008 et 2014), échappe à la gauche pour la première fois en 2020. La nouvelle maire, Karine Franclet (UDI), a profité de la division de la gauche locale au second tour et de la faible participation aux élections municipales de 2020cy. Comme Mathieu Hanotin à Saint-Denis, Karine Franclet met l’accent sur l’insécurité et prône une ville inclusive, c’est-à-dire capable d’accueillir sereinement de nouveaux habitants de la classe d’encadrement.

Lorsque nous la rencontrons en juin 2023, la nouvelle édile constate l’empressement des promoteurs à multiplier les projets sur la commune. Une fièvre que Karine Franclet qualifie de « ruée ».

Mes prédécesseurs étaient contre l’accession à la propriété, pas moi. Donc forcément, tous les propriétaires fonciers se sont dit qu’il y avait quelque chose à faire. Donc oui, on sent que c’est quand même une ville… On sent que c’est une ville qui est vraiment dans… voilà, dans… qui intéresse, qui les intéresse. Mais ça ne veut pas dire qu’on laisse faire tout et n’importe quoicz.

Cette ancienne principale de collège à la voix grave et au ton sévère déroule son programme. Elle loue un Grand Paris Express qui va augmenter l’attractivité de sa ville, évoque volontiers de nouvelles « potentialités ». Elle entend renforcer le logement spécifique (pour les soignants de l’AP-HP ou les sportifs de haut niveau) et ambitionne de faire d’Aubervilliers un territoire attractif pour de nouveaux établissements universitaires. Elle assume pleinement d’avoir tout fait pour restreindre le nombre de logements sociaux dans le quartier du fort en construction, contrairement à la politique menée par ses prédécesseurs de gauche :

Mais c’est vrai qu’on a baissé le seuil de logements sociaux, c’est la seule chose qu’on a pu modifier. Moi, j’ai demandé au préfet quand on est arrivés sur la phase 1 du fort. Je dis voilà, il y avait un nombre de logements sociaux que j’ai pu faire un peu baisser pour n’être limités qu’à la reconstitution de l’offre. Parce que je pense que, dans une ville, 47 % de logements sociaux, c’est beaucoupda.

La politique de la nouvelle maire est toute tournée vers l’accueil de nouveaux habitants, qui contribuent, selon elle, au « cercle vertueux de la mixité sociale » et réduisent l’« accumulation des fragilités » en s’installant à Aubervilliers. Comme d’autres édiles de droite, elle fustige l’héritage d’« une situation où, dans les années 1970-1980, on a fait des ghettos » :

Pour le coup, c’était clairement affiché dans mon programme. De dire : « On a 47 % de logements sociaux dans cette ville. On s’occupe des logements sociaux et pas question de les abandonner. » Au contraire. Je pense que, quand on voit l’état du parc social, là, on est sur quelque chose qui touche à la dignité. Je trouve ça même criminel d’avoir construit autant pour les laisser dans cet état-là. Ce n’est juste pas possible. Mais après, 47 % dans l’absolu, c’est trop.

Lorsque l’on demande à la maire si sa politique municipale accompagne ce processus de gentrification, voici sa réponse :

Elle l’accompagne dans le sens où elle a envie qu’il y ait de la diversité. Donc, si on prend l’exemple des commerces, oui, là, pour le coup, on est proactifs et on accompagne.

Quand on l’interroge sur les futures relations entre anciens et nouveaux habitants et les moyens envisagés pour créer du lien entre ces populations au profil social différent, elle ironise :

Ah ben avec la piscine ! Ils iront tous à la piscine. Non, mais je grossis le trait. Mais l’école, les moments festifs qu’on organise. Typiquement, je pense, ça peut paraître anecdotique, mais ça ne l’est pas. J’allais dire le village de Noël ou nos activités d’été. Tout ça, ce sont des moments qui rassemblent tout le monde, donc c’est pareil. Le festival « Alors on danse » qu’on a commencé hier, ça, c’est pour tout le monde.

Les personnes et les familles en attente d’un logement social, elles, devront encore attendre.

Juste après Pantin et Saint-Ouen, c’est à Romainville que les prix immobiliers des appartements anciens ont le plus augmenté en cinq ans, de 52,6 %, atteignant 5 570 euros le mètre carré fin 202132, dans une commune qui n’est pourtant pas limitrophe de Paris et plutôt mal reliée par les transports en commun. L’extension de la ligne 11 est ouvertement mobilisée par les pouvoirs publics pour le renouvellement urbain et social de cette banlieue populaire. Cela est par exemple explicite dans le contrat de ville d’Est Ensemble pour 2015-2020 :

Le potentiel de dynamiques urbaines que constitue l’amélioration de la desserte de ces espaces est pris en considération au sein d’une démarche aménagement-transport afin d’accompagner les opérations urbaines et opportunités de projet dans le diffus dans l’aire d’influence de la ligne (une vingtaine d’opérations étudiées au total)33.

Romainville a été dirigée par un maire communiste de 1935 à 1998. Entre 1998 et 2020, c’est Corinne Valls (ex-PCF, divers gauche) qui dirige la ville avec le PS. Elle a été vice-présidente du Conseil général puis du Conseil départemental de Seine-Saint-Denis de 2008 à 2021, d’abord sous la présidence de Claude Bartolone, puis sous celle de Stéphane Troussel. Elle quitte le PCF en 2002 et fonde avec son compagnon, Jacques Champion (qui a aussi été son adjoint à l’urbanisme), le Mouvement de la gauche citoyenne. Tous deux ont activement accompagné la transformation urbaine et sociale de la ville. La maire est soupçonnée de favoritisme, voire de corruption, à la suite d’un rapport de la Chambre régionale des comptes d’Île-de-France de 2016, qui pointe les diverses pratiques ayant favorisé l’activité de trois promoteurs dans la ville (AB Group, DUO Group et le Groupe Fiminco)34.

En 2016, quatre associations de riverains ont déposé une pétition pour fustiger une urbanisation « sans queue ni tête » et réclamer un moratoire sur les projets urbains programmés dans la commune. Interrogée par Le Parisien, l’ancienne maire défendait ce bilan et son ambition d’atteindre les 30 000 habitants dans la commune en 2030, pour en finir avec une ville qu’elle qualifiait de « belle endormie » à l’aube des années 2000. Sans oublier d’évoquer le sacro-saint enjeu de mixité sociale : « Notre fil rouge, c’est la mixité sociale et territoriale. Nous voulions faire partir les marchands de sommeil, tout en conservant nos 50 % de logements sociaux35. » Selon nos calculs, la part des logements sociaux dans la commune est plutôt de 40 % et l’objectif des 30 000 habitants a déjà été dépassé.

Cela passe notamment par des opérations de rénovation urbaine de grands ensembles de logements sociaux, comme on l’a vu dans le chapitre précédent avec la cité Gagarine, transformée en écoquartier à proximité de la future station Serge Gainsbourg et de la nouvelle base de loisirs de la Corniche des Forts ouverte en 2021. Dans ce quartier, tout semble réuni pour attirer la classe d’encadrement dans un ancien grand ensemble de logements sociaux proche du centre-ville de Romainville.

Entre 2009 et 2020, la commune de Romainville a gagné près de 5 700 habitants, soit 22 % d’augmentation36. Le nombre des actifs cadres et professions intellectuelles supérieures a doublé dans la même période, tandis que celui des employés augmentait légèrement et que celui des ouvriers baissait nettement. En 2020, on comptait plus de 21 % de cadres et professions intellectuelles parmi les actifs, 29 % d’employés et 15 % d’ouvriers. La ville est toujours populaire, mais la densification entraîne un très fort renouvellement dans les nouveaux habitants. La maire ne s’est pas représentée aux municipales de 2020 et c’est une liste citoyenne de gauche qui l’a emporté contre le PSdb. La nouvelle équipe est très critique sur la politique menée par l’ancienne maire, notamment parce que la densification met à mal les finances de la commune, du fait du coût des équipements manquants pour satisfaire les besoins d’une population croissante.

La spéculation immobilière en cours à Romainville est évoquée très clairement par le nouvel adjoint à l’urbanisme et au logement, Vincent Pruvost, ancien militant associatif, rencontré en août 2022 :

Aujourd’hui, la ville de Romainville va bénéficier d’un niveau d’accès aux transports lourds équivalent à ce qui est produit à Paris intra-muros […]. Donc si vous placez votre argent à Romainville, là, en fait, vous n’avez pas un meilleur ratio. Vous faites du livret A, on est à 2 points. Vous faites de la Bourse, ça oscille autour de 4. Donc là, vous achetez, vous prenez 10 % par an, c’est juste… c’est énorme ! […] C’est ultra-juteux. Nous, on voit des mecs qui ont signé sur plan, qui attendent les deux ans de construction. Le premier jour, ils vont prendre les clés et vont en face le mettre en vente. Et ils font des culbutes à 50 %. 50 %dc !

Transfuge de la liste La France insoumise rallié au candidat victorieux, Vincent Pruvost fulmine quand on évoque les projets de ses prédécesseurs et il ne mâche pas ses mots :

La tour maraîchère, la Corniche des Forts, pour toutes ces conneries-là… le projet de téléphérique qu’elle avait eu à un moment. Toutes ces conneries-là, c’était la carte postale d’une petite ville à six minutes de Paris. […] Ce n’est pas à une ville qui est ultra paupérisée de porter des projets aussi farfelus.

Pour cet adjoint, la Seine-Saint-Denis s’apparente au « Far West » pour les acquéreurs et investisseurs immobiliers :

Mais le Far West, il s’est fait en défonçant les Indiens. Et les Indiens, ce sont les habitants de la Seine-Saint-Denis. Donc, vous avez tous les putains de capitalistes qui sont arrivés par vagues avec leur chariot et leur putain de bagnole électrique pour aller conquérir des terres de pauvres, de démunis. Et donc on arrive comme ça et on va à la chasse aux pauvres. « Moi, j’ai un avocat, toi, t’en as pas, donc ferme ta gueule ! »

Il dresse un bilan accablant du projet de rénovation urbaine dans la cité Gagarine :

Le nombre de personnes n’a pas bougé. Les pauvres, ils sont là. Quand on dit que l’on déplace la pauvreté, en fait, pas spécifiquement, parce qu’elle reste toujours là. Sauf qu’on la dilue avec des mecs qui sont en capacité de payer 4 000 à 5 000 euros du mètre carré. Maintenant, ça nous fait quand même un putain de problème de grand écart, parce qu’on se retrouve à gérer un grand nombre de personnes qui sont paupérisées avec un salaire médian qui est vraiment très bas. Et puis des nouveaux habitants qui correspondent à une catégorie socioprofessionnelle qu’on n’avait jamais vue et en capacité de payer des prix à 8 000 euros, voire 10 000 euros du mètre carré.

Donc avec les exigences de consommation de services privés qu’on ne peut pas offrir. […] Ça ne règle pas le problème, ça le transforme en un autre problème et ça génère justement beaucoup de fractures. Et c’est ça qui est vraiment dégueulasse, notamment sur l’ANRU et notamment sur Gagarine. C’est que ça oppose de nouveaux habitants qui ont aussi le droit de vivre, qui ont aussi le droit d’habiter la ville et les anciens habitants qui n’ont pas les mêmes moyens. En fait, c’est ça qui est dégueulasse avec l’ANRU, c’est que ça oblige les gens à se bouffer entre eux. […] En tout cas, sur le seul ANRU que je connaisse, c’est vraiment très méchant. On nous demande de choisir les victimes, de désigner… désigner les personnes qu’on va foutre à la poubelle, donc c’est quand même ultra violent.

L’élu s’énerve. La sacro-sainte mixité sociale ne semble pas encore avoir tenu ses promesses dans la cité Gagarine :

Les nouveaux habitants ne sont pas contents, les anciens ne sont pas contents. Les nouveaux ne sont pas contents parce que ça ne va pas assez vite, parce que ça ne bouge pas assez en fait, parce qu’ils ont acheté sur plan et on leur a dit : « Ne vous bilez pas, des pauvres, il n’y en aura plus qu’un sur deux. » Donc eux, ils arrivent, ils se font cramer leur cage d’escalier […]. La dernière fois, il y avait une bonne femme qui était là, qui était assise sur le trottoir en pleurant, […] en disant : « Je me suis fait arnaquer, c’est pas du tout ce qu’on a acheté. » Ah oui ? Ben oui, ma cocotte. Mais en fait, quand toi tu es venue acheter […], tu savais que les prix à Romainville ils prennent X pour cent par an. Donc tu es venue là en te disant que tu allais bien te gaver aussi, que pendant dix piges, ça allait être compliqué mais que quand tu allais faire une revente, ce serait une super-culbute.

Et c’est ça aussi qu’on t’a vendu, on ne t’a pas simplement vendu un logement, on t’a aussi vendu un placement financier. Et là, tu arrives et tu te dis que « putain, mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ? ». « Je me fais cramer le truc, c’est horrible ! », avec des anciens habitants qui gueulent comme si on était en train de les tuer.

À l’issue de ce parcours géographique et politique dans ces différentes communes de banlieue plus ou moins proches, il apparaît que la gentrification est à l’œuvre dans les communes limitrophes de Paris et celles qui accueilleront prochainement de nouvelles stations de métro. C’est particulièrement vrai en Seine-Saint-Denis, où le rent gap est notable et où les prix immobiliers sont en cours de rattrapage. Le renchérissement des prix, la transformation de l’habitat et le changement social se font à la fois sous la pression du marché immobilier (notamment parisien) et par l’effet indirect des futures nouvelles lignes de métro et de politiques municipales plus ou moins actives de soutien à ces transformations sociospatiales. En particulier, on observe dans certaines communes un usage stratégique des dispositifs de la rénovation urbaine (conçus à l’échelle nationale indépendamment du nouveau réseau du Grand Paris Express) pour accélérer ou faire advenir les changements anticipés avec l’ouverture de nouvelles gares de métro. Ce sont bien là les ingrédients d’une politique de peuplement, même si cela ne préjuge pas de sa réussite effective.

L’enjeu majeur du logement des classes populaires dans la métropole parisienne

Le projet du Grand Paris Express dans sa dimension urbaine, qui vise à diversifier l’offre de logements et à revaloriser l’image et la valeur immobilière des banlieues populaires, est en décalage complet avec les besoins réels de la majorité des habitants de ces banlieues. Comme on l’a vu dans le chapitre 2, près de la moitié de la population de la Seine-Saint-Denis vit dans un ménage ouvrier ou employé (peu qualifié des services) et ce sont principalement les fractions précaires des classes populaires qui habitent ce département le plus pauvre de France. Nous avons déjà évoqué l’augmentation considérable du taux d’effort des ménages les plus pauvres, c’est-à-dire la part des revenus consacrée au logement (sans parler de la facture énergétique dans un contexte d’augmentation des prix et de logements anciens mal isolés), ainsi que du nombre important de personnes mal logées en Île-de-France (1,3 million selon le dernier rapport de la Fondation Abbé-Pierre).

En 2013, le Conseil économique, social et environnemental régional d’Île-de-France (CESER) estimait à 1 million le nombre de ménages à bas revenus dans la région, éligibles au logement très social (PLAI)37. Parmi eux, 70 000 ménages ne pouvaient pas payer les loyers de ce logement très social et le CESER préconisait la création d’un « super-PLAI » à moins de 5 euros le mètre carré.

Les classes populaires franciliennes font face à l’augmentation insoutenable des loyers dans le parc privé et des coûts du logement en général, elles continuent de subir de mauvaises conditions de logement, et cette situation est souvent sans issue tant la pénurie de logements sociaux s’aggrave. Comme on l’a vu dans le chapitre 2, plus de 740 000 ménages sont en attente d’un logement social, dont plus de 520 000 ne sont pas déjà logés dans le parc social38. 71 % de ces demandeurs ont des revenus inférieurs aux plafonds des logements très sociaux (PLAI). Comme le parc privé reste très peu régulé, les besoins en termes de logements sociaux sont immenses et croissants. En effet, l’encadrement des loyers mis en place péniblement par la loi Duflot en 2014 ne concernait au début que la ville de Paris où, de toute façon, les loyers étaient déjà trop hauts. Cet encadrement s’appuie sur les loyers constatés dans chaque quartier, donc sur les prix du marché. Ce n’est que récemment, en 2021, que cet encadrement a été étendu, sur la base du volontariat, aux EPT de Plaine Commune et Est Ensemble. C’est insuffisant pour garantir l’accès des classes populaires au logement dans le parc privé, sachant que la gentrification à Paris et les nombreuses opérations d’aménagement qui conduisent à démolir des logements anciens ou des logements sociaux aggravent la pénurie de logements accessibles en Île-de-France. En outre, la loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (ELAN) du 23 novembre 2018 crée un type de bail, le bail mobilité limité à dix mois, qui permet aux bailleurs de contourner l’encadrement des loyers par des baux à durée limitée. Plusieurs plateformes numériques permettent déjà de louer des appartements refaits à neuf à des loyers exorbitants pour quelques mois. Cela permet également de contourner les limites imposées à la location touristique à la nuitée (de type Airbnb, limitée théoriquement à 120 jours par an).

Des politiques de logement à rebours des besoins

Le désengagement de l’État du logement social ne date pas d’hier. C’est en 1977 que la réforme Barre crée l’aide à la personne à côté de l’aide à la pierre. Il s’agit des aides publiques aux locataires pour payer leur loyer ou des prêts aidés à l’accession à la propriété. Ces dispositifs sont en réalité des aides publiques indirectes au marché privé, aux propriétaires bailleurs pour maintenir des loyers hauts et au marché de la construction pour stimuler la demande. Peu à peu, l’aide à la personne a supplanté l’aide à la pierre – qui finance le logement social – dans le budget de l’État. Dans la loi de finances pour 2023, le premier poste de dépenses concernant le logement est l’aide à la personne, avec 13,3 milliards d’euros. Viennent ensuite l’hébergement d’urgence, avec 2,8 milliards d’euros, puis la rénovation – et notamment la rénovation thermique – avec 780 millions d’euros39. L’aide à la pierre, quant à elle, est nulle dans le budget de l’État en 2023. En 2016, l’État a créé le Fonds national d’aide à la pierre (FNAP), cogéré avec les bailleurs sociaux et les collectivités locales, pour coordonner le financement du logement social. Le fonds devait être financé à parité par l’État et les bailleurs sociaux (soit 250 millions d’euros de part et d’autre en 2016 – ce qui est de toute façon très peu par rapport au budget consacré à l’aide à la personne), mais la dotation de l’État n’a cessé de se réduire depuis40. En 2023, le budget de l’État alloué au FNAP consiste en une mobilisation de reliquats de 200 millions d’euros non dépensés et en l’imposition du versement de 300 millions d’euros par Action Logement. Cet organisme créé en 1992 collecte la participation des employeurs à l’effort de construction (PEEC), également appelée le 1 % logement. En fait, depuis 1992, les entreprises privées ne versent plus que 0,45 % de leur masse salariale et contribuent donc beaucoup moins qu’avant au financement du logement des salariés modestes. En outre, la gestion paritaire d’Action Logement (entre l’État et les entreprises privées) est menacée par une mainmise croissante de l’Étatdd.

Il n’y a donc plus aujourd’hui de financement direct de l’État pour le logement social, il ne reste qu’un financement indirect, par les exonérations fiscales et les prêts aidés. Le financement du logement social repose sur les collectivités locales et les bailleurs sociaux. Or ceux-ci ont été affaiblis par la réduction des aides personnalisées au logement (APL) en 2018 et la mise en place de la révision de loyer de solidarité (RLS) pour éviter des hausses de loyers dans le parc social. Celle-ci est à la charge des bailleurs et a été financée essentiellement par l’endettement, ce qui n’est pas tenable à moyen terme étant donné la hausse des taux d’intérêt. Or les organismes HLM doivent mener de front la rénovation énergétique de leur parcde, les opérations de démolition-reconstruction dans le cadre de l’ANRU, et la création de nouveaux logements sociaux. Pour compenser son désengagement, l’État encourage les bailleurs sociaux à augmenter leurs ressources propres, par deux moyens : le déconventionnement (qui permet de faire sortir des logements du parc social et d’y pratiquer des loyers libres, comme on l’a vu à Gennevilliers) et, surtout, la vente de logements sociaux. La loi portant engagement national pour le logement (ENL) en 2006 définit les conditions de vente des logements sociaux aux locataires, ce qui implique, à terme, un retour dans le parc privé. La loi ELAN de 2018 impose aux bailleurs sociaux de se regrouper pour gérer au moins 12 000 logements et facilite la vente aux locataires.

Cet affaiblissement des organismes HLM qui conduit à sortir des logements du parc social est dénoncé à gauche. Patrice Leclerc, le maire de Gennevilliers, rencontré en mars 2019, le critiquait vertement :

C’est grave, ce qui se passe sur les ventes de logement. Là, c’est l’État qui pique l’argent dans les caisses des offices et on leur dit que s’ils doivent réhabiliter, ils doivent vendre certains autres bâtiments. Fondamentalement, c’est l’État qui est crapuleuxdf !

Quelques mois avant, Stéphane Peu, alors député communiste de Seine-Saint-Denis, s’inquiétait lui aussi de cette multiplication des déconventionnements :

Que va devenir le patrimoine invendu de ce qui ressemble à une société de défaisance ? Personne ne le sait. On peut s’attendre à des ventes aux institutionnels, qui réclameront le déconventionnement des logements, c’est-à-dire leur sortie du secteur HLM vers des loyers libres. Je redoute le creusement des inégalités entre les territoires attractifs et les autres, un séparatisme social accru et l’émergence de copropriétés dégradées, car cela va très vite41.

Bien qu’en partie compensé par les collectivités locales, le désengagement de l’État limite par ailleurs la création de nouveaux logements sociaux. La construction avait atteint un étiage en 1999 et 2000, avec 43 000 nouveaux logements par an dans toute la France42. C’est le plan de relance économique de 2008-2009 qui a permis d’augmenter un peu la production de logements sociaux après la crise de 2008, qui avait entraîné une forte paupérisation des classes populaires. Cela ne passe pas que par la construction neuve. Depuis la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU) de 2000, on peut créer du logement social par l’acquisition-conventionnement d’immeubles existants ou l’acquisition-réhabilitation, ce qui veut dire qu’on ne crée pas toujours de nouveaux logements dans l’absolu. La production de logements sociaux atteint ainsi plus de 100 000 logements en 2010. L’accroissement net du parc social n’atteint néanmoins que 78 000 nouveaux logements, déduction faite des démolitions et des ventes43. Et malgré des objectifs annuels fixés par l’État entre 100 000 et 150 000 nouveaux logements sociaux selon les années, la production brute n’a frôlé 100 000 qu’en 2015 et 2016 (et une croissance nette de 79 000 logements au maximum) avant de ralentir à nouveau depuis 2017. En 2019, la croissance nette du parc social en France n’a été que de 57 000 logements44. Or, pour répondre aux besoins des populations, il faudrait atteindre 500 000 nouveaux logements sociaux par an45.

Cela est particulièrement net en Île-de-France. Avec plus de 740 000 demandeurs de logements sociaux, les objectifs de production du FNAP pour l’Île-de-France sont de 31 700 logements par an, tandis que ceux du schéma régional de l’habitat et de l’hébergement (SRHH) sont de 37 000 logements. Or la production plafonne autour de 23 000 nouveaux logements par an en 2021 (hors ANRU), et les bailleurs sociaux ne sont pas certains de pouvoir faire plus :

Pour 2022, les objectifs franciliens sont dans la continuité de ceux énoncés ces dernières années : 31 377 logements sociaux de droit commun sont programmés. Cependant, la profession reste très inquiète sur sa capacité à tenir ces objectifs, les organismes HLM faisant face à un contexte peu propice à la construction, marqué par un accès cher et difficile au foncier, une augmentation des coûts de construction qui risque de s’amplifier avec la crise de l’énergie et les nouvelles règlementations environnementales et législatives (RE2020, ZAN, loi Climat et Résilience), des lourdeurs de certaines procédures administratives et un contexte financier très contraignant, depuis la mise en place de la RLS notamment46.

Cette insuffisance chronique de la production de logements sociaux – qui rend encore plus problématique la démolition de ceux qui existent déjà – explique l’incapacité de l’État à remplir ses propres obligations. La loi instaurant le droit au logement opposable (loi DALO) en 2007 présente un bilan mitigé : un rapport du Haut Comité pour le droit au logement faisant le bilan de sa mise en œuvre entre 2008 et 2020 indique que près de 334 000 ménages ont été reconnus comme prioritaires dans l’accès au logement social en France et que plus de 23 % d’entre eux attendent toujours d’être relogés, parfois depuis plus de dix ans47 comme la famille de Farid et Karima rencontrée dans le quartier de Saint-Denis Pleyel.

La crise du logement abordable est ancienne et structurelle, déterminée à la fois par le mode de production capitaliste du logement et par les politiques publiques de logement depuis une vingtaine d’années. Cette crise s’est récemment aggravée du fait de l’augmentation des coûts du foncier et de la construction, et d’un manque criant d’investissement public dans le logement social. Un récent rapport d’Oxfam dénonce l’accroissement des inégalités qui en résulte48.

Entre l’insuffisance du nombre de logements sociaux et l’augmentation des coûts du logement et de la pauvreté, le nombre de personnes mal logées s’accroît et l’État gère cet afflux par l’hébergement d’urgence. Les capacités d’hébergement d’urgence ont nettement augmenté, notamment en ayant recours au paiement par l’État de nuits d’hôtel dans les structures privées. Ce recours a presque quintuplé en dix ans, entre 2008 et 2018, en Île-de-France selon la Fondation Abbé-Pierre49, et atteint près de 52 000 nuitées en 202150. Ces capacités d’hébergement restent pourtant largement insuffisantes en nombre et insatisfaisantes en ce qu’elles sont provisoires et obligent les personnes à changer souvent de lieu d’accueil (parfois en lointaine périphérie) sans pouvoir reconstruire leur vie. Début 2023, la Nuit de la solidarité avait recensé 3 015 personnes dormant à la rue à Paris, et elles sont encore plus nombreuses à vivre en bidonville (plus de 5 000 en juillet 2018 selon la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement). Mais l’essentiel des personnes sans logement sont invisibles car hébergées chez des tiers (cela concerne 148 000 personnes, selon le rapport de la Fondation Abbé-Pierre pour l’Île-de-France).

La mixité sociale contre le droit au logement

Outre le nombre insuffisant des logements sociaux pour couvrir des besoins croissants, la politique de rééquilibrage géographique du parc social, au nom de la mixité sociale, se révèle délétère pour l’accès au logement social des fractions précaires des classes populaires en Île-de-France.

Depuis le début des années 1990, la gauche de gouvernement a promu l’objectif de développer la part des logements sociaux dans toutes les communes des grandes agglomérations françaises, afin de battre en brèche la division sociale de l’espace et la concentration des logements sociaux dans les banlieues populaires. Une première loi en 1991 a été vidée de son contenu par la droite revenue au pouvoir l’année suivantedg. La loi SRU de 2000 reprend cet objectif avec une obligation d’atteindre 20 % de logements sociaux dans chaque commune. La droite en enlève les dispositions les plus contraignantes dans les années qui suivent (notamment la possibilité pour l’État de se substituer aux communes pour produire directement du logement social là où le taux ne serait pas atteint). Bien que la loi Duflot de 2013 ait augmenté le taux à 25 % pour 2025, la contrainte reste faible et se résume à des amendes. Celles-ci peuvent maintenant être suspendues grâce à la récente loi dite « 3DS » (différenciation, décentralisation, déconcentration et simplification) du 21 février 2022, qui prolonge sans préciser de date-butoir l’obligation des communes de grandes agglomérations d’atteindre 25 % de logements sociaux, avec une contractualisation des objectifs entre les communes et l’État (« contrats de mixité sociale ») prévoyant un rattrapage progressif. Ainsi, des décennies de législation pour atteindre une répartition géographique homogène du parc social dans les grandes villes aboutissent à un échec. Et la focalisation médiatique et politique sur cet objectif de « mixité sociale » tend à masquer le désengagement de l’État dans la production de logements sociaux et leur insuffisance chronique en général.

À l’inverse, l’objectif de mixité sociale entrave désormais la création de logements très sociaux dans les communes populaires. Avec le Nouveau programme national de renouvellement urbain lancé en 2014 sous François Hollande, les quartiers prioritaires de la « politique de la ville » sont étendus et les communes ayant plus de 30 % de logements sociaux n’ont plus le droit de construire des logements très sociaux dans les périmètres de la « politique de la ville » pour remplacer les logements démolis par les opérations de rénovation urbaine. Cela est suivi par la Région Île-de-France depuis son passage à droite en 2015. Dans une commune comme Saint-Denis, dont 70 % du territoire relève de la géographie prioritaire de la « politique de la ville », cela revient à interdire à la commune de créer de nouveaux logements très sociaux, et ce alors même qu’elle en démolit dans les grands ensembles et qu’elle détruit des logements privés insalubres dont les occupants sont relogés dans le parc social le moins cher.

Pour résumer, les politiques dites de « mixité sociale » ne parviennent pas à faire produire suffisamment de logements sociaux, et notamment très sociaux, dans les communes aisées d’Île-de-France, mais réussissent à empêcher les communes populaires qui le souhaitaient encore jusqu’à récemment de créer ces logements sur leur territoire. Au total, c’est la production de logements très sociaux en général qui en pâtit. Les anciens dirigeants de Plaine Commune estimaient que la décision de la Région était un non-sens et que, faute de rééquilibrage du logement social dans la métropole, il fallait produire des logements sociaux et très sociaux là où il y avait des besoinsdh.

Marie Huiban, de l’association Droit au logement, résume très bien l’escroquerie intellectuelle de la « mixité sociale » :

Sur la question du principe, une société où toutes les classes sociales vivraient mélangées, évidemment que ça serait bien. Mais, à chaque fois que l’argument de la mixité sociale est sorti, ça veut dire que les pauvres vont devoir dégager et les gens en attente ne seront pas relogés. C’est ça le problème, c’est qu’on n’est pas dans la question de principe, mais dans la réalité.

À chaque fois, c’est toujours quelque chose qui est utilisé contre les habitants des quartiers populaires. C’est ça, le problème. On ne parle pas d’un idéal de vivre tous ensemble mais d’une réalité où il va falloir dégager des gens. Et, petit à petit, tout le quartier va changer et personne ne pourra plus faire ses courses.

La réalité, c’est qu’on annonce de la mixité sociale, mais installer d’autres logements, ça veut dire que les habitants historiques vont devoir aller plus loin. Et ces gens perdent au niveau de la sécurité du logement, ils sont baladés. C’est hallucinant ! On est en train de déplacer les gens, c’est toutdi.

Un autre angle mort de ces politiques de « mixité sociale » concerne les niveaux de loyers dans le parc social. Ceux-ci augmentent en général et, en particulier, à cause des vastes opérations de restructuration du parc social dans le cadre de la rénovation urbaine. On démolit des logements sociaux construits dans les années 1960-1970, dont les loyers sont bas, et on en reconstruit d’autres dont le loyer est plus élevé car ils sont neufs. Il y a dix ans déjà, le rapport du CESER pointait le fait que, si la moitié des logements sociaux d’Île-de-France avaient un loyer d’environ 6 euros le mètre carré, la production de ces logements sociaux à bas loyer ne représentait que 20 % des nouvelles créations, du fait du renchérissement de la construction et des coûts du foncier. Aujourd’hui, le loyer moyen du parc social francilien est de 7 euros le mètre carré, celui des logements sociaux construits avant 1977 en Île-de-France est légèrement inférieur à 6 euros, tandis que celui des logements très sociaux – les moins chers (PLAI) – construits depuis 1977 est déjà de 6,81 euros. Dans le parc récent, le loyer moyen dépasse les 9 euros le mètre carré (à la fois parce qu’il y a moins de logements très sociaux et parce que la construction neuve entraîne des loyers nécessairement plus chers, bien qu’encadrés par l’État)51.

Ces différentes conséquences des objectifs de « mixité sociale » compromettent de plus en plus l’accès des fractions précaires des classes populaires au logement social. Un rapport interassociatif pointe en particulier, statistiques précises à l’appui, les difficultés d’accès au logement social des ménages les plus modestes dans la Métropole du Grand Paris52. Ce rapport met en évidence le fossé qui existe entre les demandeurs de logements sociaux aux revenus les plus modestes et les attributions de logement. En général, il y a presque douze fois plus de demandeurs que d’attributions dans la Métropole du Grand Paris, et le taux annuel d’attributions est de 8 % contre 11 % dans la Métropole marseillaise et de près de 13 % dans celle de Lyon. Ce taux n’est plus que de 6 % pour les demandeurs les plus modestes, alors même que, en théorie, près de la moitié des logements sociaux attribués dans la Métropole du Grand Paris leur sont accessibles. Le rapport dénonce un problème éthique en termes de priorité d’accès au logement social :

L’écart négatif de 26 % entre les demandeurs pauvres et les autres montre que les attributions de logements sociaux sont dysfonctionnelles au regard des principes éthiques du logement social et de la hiérarchie des besoins qui devrait en découler53.

Outre l’insuffisance de l’offre à bas loyers, ce faible accès des ménages les plus modestes au logement social s’explique par le contexte des loyers toujours trop élevés dans le parc privé et par le manque de petits logements dans le parc de logements sociaux (qui sont plus souvent demandés par les ménages les plus modestes – personnes seules et familles monoparentales – et moins chers).

En conclusion, on peut estimer que l’offre de logements sociaux est, au regard des comparaisons entre les trois métropoles [Paris, Lyon et Marseille-Aix], non défavorable à la Métropole du Grand Paris. Ce qui singularise la Métropole du Grand Paris, c’est l’influence des conditions générales de logement sur la dynamique des attributions de logements sociaux : l’immobilier y est tellement cher que le logement social devient un bien souhaité par presque tous, créant une situation de concurrence entre demandeurs de logement social, dont les plus démunis sortent perdants, tant au niveau des sélections par les réservataires que pour ce qui concerne les décisions de commissions d’attribution.

Cette situation de concurrence est exacerbée :

– par une dynamique d’offre ralentie par le faible taux de rotation du parc existant, conditionné par les prix de l’immobilier privé ;

– par l’écart typologique entre une offre dominée par les T3 et une demande de petits logements54.

Ces dysfonctionnements dans l’accès au logement social dans la Métropole du Grand Paris sont loin de pouvoir être réglés, puisque le Plan métropolitain de l’habitat et de l’hébergement (PMHH), qui incombe à la Métropole depuis 2017, n’a toujours pas vu le jour.

L’augmentation des loyers dans le parc social concomitante de la paupérisation des classes populaires a des conséquences très concrètes sur les conditions de logement dans l’habitat social. Une enquête sociologique menée dans le grand ensemble du Clos Saint-Lazare à Stains (Seine-Saint-Denis) par Emilia Schijman montre l’ampleur de la dégradation des conditions de logement et la progression de l’informalité, y compris dans le parc social55. La perte d’emploi, le passage à la retraite, le veuvage ou une rupture conjugale entraînent des difficultés à payer le loyer et un hébergement croissant par des tiers, parents, concubins ou non et y compris des voisins, après avoir été expulsé de son logement, contre des services et une participation aux frais. L’hébergement à titre gratuit est autorisé dans le logement social, mais pas la sous-location, ce qui met en péril les locataires principaux en cas de dettes de loyer et de soupçon de sous-location. L’office HLM de Seine-Saint-Denis et les services sociaux se montrent très intrusifs, ils pratiquent un contrôle de la moralité du ménage et arbitrent en fonction de la bonne ou mauvaise foi supposée. Les situations sont parfois kafkaïennes quand des locataires demandent un logement plus petit après le départ des enfants, mais que leur démarche est bloquée par principe en cas de dettes de loyer, ce qui aggrave rapidement la situation. En outre, le modèle familialiste du droit français ne reconnaît pas les parentalités locatives, ces formes de vie et de solidarité communes qui ne sont pas fondées sur des liens familiaux : le transfert du bail, notamment au décès du titulaire principal, est un véritable enjeu pour le maintien dans les lieux des personnes hébergées. La plupart du temps, elles ne sont pas inscrites dans le contrat comme colocataires, et le droit de suite est réservé aux descendants ou ascendants du locataire. L’insuffisance des attributions de logements sociaux aux ménages les plus modestes explique le développement de l’informalité dans le parc social : en bas de l’échelle des habitants des HLM (locataires en titre, hébergés, etc.), on trouve ceux à qui on loue des caves (par les locataires du rez-de-chaussée, les gardiens) ou qui squattent des logements vides (notamment dans les tours en attente de rénovation), parfois contre de l’argent. Ainsi se développe un réseau de marchands de sommeil au sein même du parc social.

Cette situation critique n’est pas du tout médiatisée et encore moins posée comme un problème public. Elle est pourtant la conséquence directe du désengagement de l’État dans la production de logements sociaux et des objectifs de mixité sociale qui réduisent l’accès des plus modestes au parc social. Les associations qui dénoncent cela, comme Droit au logement ou la Fondation Abbé-Pierre, sont très peu audibles, et la mixité sociale reste vantée partout et largement hégémonique dans les médias, comme dans les modèles des élus et des urbanistes. Il apparaît pourtant que la politique de « mixité sociale » est un trompe-l’œil qui s’attaque en fait au droit au logement des classes populaires.

La marginalisation symbolique et matérielle des classes populaires dans le Grand Paris

Au-delà de l’accès au logement social des plus modestes, la hausse généralisée des loyers dans le parc privé et les multiples projets de rénovation urbaine ou de nouveaux quartiers de gare, tout converge vers un effacement des classes populaires dans le Grand Paris. Comme on l’a vu, nombreux sont ceux qui subissent l’expulsion de leur logement, l’expropriation ou le relogement forcé, mais ceux qui restent voient aussi leur quartier se transformer complètement. Plusieurs chercheurs ont montré comment les opérations de rénovation urbaine, sans changer du tout au tout la population d’un quartier, entraînent un tri social au moment du relogement et la perte des liens de voisinage. Cela contribue à la fragmentation des classes populaires, quand ces opérations visent par ailleurs la normalisation des quartiers populaires et l’invisibilisation des pratiques sociales considérées comme déviantes, qui vont de l’organisation informelle de barbecues au pied des tours à la petite délinquance dans la survie quotidienne.

En particulier, les nouvelles gares, les futurs quartiers flambant neufs et tout le discours de promotion métropolitaine qui accompagne le projet du Grand Paris – sans parler de l’idéologie olympique qui la sous-tend pour 2024 – participent pleinement à cette normalisation et cette invisibilisation des classes populaires dans la métropole parisienne.

Des habitants et habitantes conscientes de leur marginalisation

Tout autour de Paris, nombreux sont les habitants des classes populaires qui expriment la crainte de leur relégation par le Grand Paris.

À Aubervilliers, Cassandre Bliot, une organisatrice de l’Alliance citoyenne, rappelle que même si le Grand Paris se présente comme un horizon très lointain, les habitants craignent de ne pas pouvoir profiter du nouveau métro et d’être repoussés dans des quartiers plus éloignés, reliés à Paris par le RER :

C’est éloigné, l’arrivée du Grand Paris. Ce que les gens savent, c’est qu’on les repousse vers la lointaine banlieue. Moi, ce que je vois, c’est que… même s’ils n’ont pas le mot « gentrification » en tête, ils pensent qu’on va les repousser vers le RER. Parce que le métro, c’est trop précieux pour eux. C’est un peu devenu trop précieux d’être en proche banlieue, donc on les repousse. Par contre, ce n’est pas la première chose que les gens vont vous dire. Ils vous parleront de relogement, des problèmes de cafards, de vermine. En creusant un peu, on entend parler du Grand Parisdj.

Fatouma Camara, coprésidente de l’Alliance citoyenne d’Aubervilliers et habitante de la cité Émile-Dubois que l’on a croisée dans le précédent chapitre, exprime clairement le décalage entre les objectifs affichés de ces opérations et leurs conséquences attendues :

Il y a des choses très bien dans ce projet, avec le renouvellement des infrastructures. Mais ce n’est pas bien socialement. Ces rénovations ne sont pas pour les gens qui n’ont pas les moyens. Ils agrandissent Paris donc, les populations plus pauvres, on les pousse au fond du 95 ou du 77. C’est pas rénover pour me dégager. Il n’y a rien d’officiel, rien d’écrit. Tant qu’on n’est pas relogés, on n’est pas rassurés. Si le prix du logement augmente, on ne va pas resterdk.

Elle ajoute, en faisant le lien entre le programme de rénovation urbaine et le Grand Paris :

Dans leur plan ANRU 2, on voit plutôt ça comme un agrandissement de Paris que comme une rénovation des banlieues. Sur le plan social, les gens qui n’ont plus les moyens si les loyers sont doublés, triplés, forcément, ils vont accepter des logements plus grands, moins chers en reculant de Paris en fait. Mais finalement comme je vous dis, ils vont se retrouver où, ces gens-là ?

[…] Comme on dit, excusez-moi de l’expression, parce que comme on dit, c’est comme un nettoyage social quoi. Si les loyers sont plus chers, c’est les gens les plus riches qui vont venir habiter. Et, en général, tous les problèmes liés avec la pauvreté disparaissent quoi…

Ce discours présente une claire conscience de la politique de peuplement qui est en jeu dans le projet du Grand Paris, et même dans le Nouveau programme national de renouvellement urbain (NPNRU), tel qu’il est utilisé localement à proximité des futures gares du Grand Paris Express. La crainte des habitants est celle d’un déclassement résidentiel, en devant habiter plus loin de Paris, où le RER (qui est marqué négativement) remplace le métro (assimilé à Paris et plus fréquent). Dans une commune populaire limitrophe de Paris et de mieux en mieux desservie par le métro, on craint l’éviction en grande périphérie.

Un peu plus loin à l’est, Mohamed Boughanmi, représentant des locataires pour le DAL dans la cité Gagarine à Romainville, décrie le Grand Paris et le compare à l’hausmannisation de Paris au XIXe siècle :

Pour moi, le Grand Paris, c’est la misère du petit peuple. Parce qu’on voit les banlieues se métamorphoser avec le Grand Paris. Et ça ne rapporte pas grand-chose aux gens qui vivaient sur place avant le Grand Paris, certaines fois ça leur nuit, carrément, on ne va pas se leurrer.

[…] C’est comme à l’époque, quand [les classes populaires] habitaient sur Paris. On les envoyait en périphérie, même un peu plus loin que la périphérie. À l’époque, les classes populaires habitaient à Paris, dans les quartiers populaires comme le 20e arrondissement. Et puis, on nous a envoyés en banlieue. Ça ne nous dérangeait pas, à cette époque-là on ne réfléchissait pas de la même manière. Mais aujourd’hui on voit que ça continue à se reproduire. Il y a saturation au niveau du foncier à Parisdl.

Plus loin encore, à Aulnay-sous-Bois, Hadama Traoré, militant local dénonçant les projets de rénovation urbaine, critique l’argument du désenclavement de la cité des 3000 :

C’est faux, franchement, est-ce que t’as vu un quartier enclavé, là ? Regarde. Aujourd’hui, nous, on a la chance d’avoir la gare d’Aulnay, la gare de Villepinte, on a tous les bus. Il n’y a pas de désenclavement. Le désenclavement, c’est les discours qui ont été tenus par le PS, par certaines assos, pour juste une histoire d’argent. Le social, c’est un business.

[…] Le Grand Paris est nécessaire à partir du moment où on est impliqués. Personne ne se demande comment nous, jeunes des quartiers, jeunes de banlieue, on peut être impliqués dans notre ville pour de vrai.

Il faut bien qu’on soit raccordés à Paris. On a la chance qu’ils réfléchissent à comment créer une mégalopole, qu’on soit tous ensemble. Mais qu’on soit vraiment tous ensemble. Ici, ils réfléchissent à comment réinvestir les banlieues pour pouvoir les jeter un peu plus loin et ramener une nouvelle population pour soi-disant créer une mixité socialedm.

Outre le déplacement forcé d’une partie des classes populaires, dénoncé à la fin de cet extrait, cet habitant militant pointe du doigt les prétextes qui sont utilisés pour faire passer le Grand Paris pour un projet tourné vers les habitants, alors même qu’il se fait sans eux. Il développe ensuite une réflexion intéressante sur la mixité sociale et la gentrification :

La mixité sociale, c’est de faire en sorte que tous les peuples de la société française puissent vivre en harmonie, mais surtout que leur droit à la culture, à la pratique de leur religion, de certaines pratiques festives liées à leur communauté, qu’ils aient le droit de le vivre tant qu’ils respectent la pyramide des normes. On peut pas dire plus clair, plus simple, plus théorique.

Pour moi, il y a deux types de gentrification. Il y a la gentrification réfléchie et la gentrification imposée institutionnellement.

La gentrification réfléchie, c’est ce que j’ai fait, moi. J’ai grandi aux 3000, j’étais très bien là, mais dès que j’ai eu un peu de finances pour partir des 3000, j’en suis parti. Car pour moi, dans ma tête, les 3000, ce n’est pas un endroit où je pourrai voir vivre mes enfants.

Et ensuite, il y a la gentrification imposée, comme avec la destruction du Galion où ils ont fait partir plus de 150 familles. Ils n’avaient pas le choix. Les derniers à partir ont reçu une lettre d’expulsion, ils n’avaient pas le choix. S’ils avaient pu éviter, ils ne se seraient jamais retrouvés dans ces endroits-là.

La mixité sociale est pensée ici à l’échelle nationale, comme le respect des pratiques sociales, culturelles et religieuses de toutes les communautés, qui pointe en creux le racisme et l’islamophobie dont pâtissent en particulier les immigrés et leurs descendants, malgré leur nationalité française. Hadama Traoré oppose ensuite un parcours résidentiel ascendant choisi, qui l’a conduit à quitter la cité des 3000 de son plein gré, et la gentrification planifiée, qui impose le départ à des centaines de ménages populaires pour les remplacer par des ménages plus aisés. Au-delà même de la gentrification, ce qui est dénoncé en particulier, c’est la contrainte et l’absence de choix, qui s’imposent toujours aux classes populaires. Les ménages de la classe d’encadrement, tant désirés par les édiles dans ces quartiers, ne sont évidemment jamais contraints de s’y installer : on cherche à les y attirer, à les séduire, mais on leur laisse le choix. Cette différence de traitement avec les ménages relogés, expulsés ou expropriés fait figure d’injustice majeure pour ces derniers.

Au sud de Paris, dans la cité Lallier-Bicêtre à L’Haÿ-les-Roses, Nadia, dont la barre est démolie pour laisser la place au nouveau quartier de la future gare de la ligne 14 sud, évoque une vision de la mixité sociale très proche de la précédente, à l’échelle locale cette fois :

Le problème, c’est qu’on n’a pas le même sens et la même définition de la mixité sociale. Mixité sociale pour moi, c’est Noirs, Arabes, Indiens, puisqu’ici on est comme ça, on s’entend bien comme ça. Il n’y a pas de problème. Chez eux, la mixité sociale, c’est de mettre beaucoup de riches et on laisse un tout petit peu de pauvres. C’est pas le même sens.

C’est évident qu’ils souhaitent changer la population. C’est d’une telle évidencedn

Elle évoque le métro qu’ils ont attendu longtemps et l’amertume de ne pas pouvoir en profiter, mais aussi le changement de population planifié par la nouvelle offre de logement :

La justification officielle, c’est qu’ils en profitent avec l’ANRU, le Grand Paris, que ça va rénover le quartier. L’officieuse, c’est qu’il s’agit d’un quartier à forte majorité immigrée. Et ça ferait désordre avec un beau métro. Plus les plus-values, puisqu’ici ils vont reconstruire des immeubles en accession à la propriété. Tout a été dit en réunion, sauf l’officieux.

Enfin, quand on lui demande comment elle voit l’avenir, elle explique ce que représente le relogement en termes de déracinement et de perte de liens sociaux, tant au niveau individuel que pour un quartier tout entier :

Mal. Moi, ça fait trente et un ans que je suis dans le quartier. Ici, j’ai construit plein de choses. Ne serait-ce que le vivre-ensemble. Il faut beaucoup beaucoup de temps pour que les gens disent bonjour aux uns et aux autres. Et dès qu’il y a une tête différente, on lâche l’affaire. C’est tout ça qu’on a construit et c’est tout ça qui va se casser dès qu’ils vont démolir. On va retomber dans des piaules où le bonjour, ça n’existe pas… pas top, quoi.

À l’ouest enfin, dans le quartier des Agnettes à Gennevilliers, où une nouvelle gare est en construction pour la ligne 15 ouest, Samira présente une vision comparable de la mixité sociale qui existait dans sa barre d’immeuble de logements sociaux, démolie pour la construction de la gare :

On parle souvent du côté négatif des banlieues, mais, en fait, il fait bon vivre dans les banlieues. Les gens sont solidaires, sympas, voilà… On ne ferme pas sa porte et l’histoire est réglée. Il y a cette solidarité qui se perd d’ailleurs. Les gens qui ont déménagé, ils disent qu’ils ont l’impression d’être seuls au monde, ils ne croisent jamais leurs voisins. Alors que nous, avant, tout le monde se disait bonjour, on se croisait, il y avait de la vie. Dans les banlieues, il y a de la créativité ! Les gens sont sympas. On a cette image, après je ne dis pas que tout le monde est le bienvenu partout. Il y a des cités où tout le monde ne peut pas rentrer comme ça. […]

On était dans un bâtiment où il y avait beaucoup de mixité sociale, des cadres, des ouvriers, tout type d’origine : « Français de souche », Maghrébins, Africains, il y avait de tout… Et c’est ça qui faisait que tout le monde vivait en bonne harmoniedo !

Dans le quartier de Lallier-Bicêtre à L’Haÿ-les-Roses, Karima et Ali dénoncent l’éviction des classes populaires en périphérie :

Karima : On le mérite pas, le Grand Paris, on fait pas partie des gens de la classe moyenne. Il faut justifier d’un salaire très très très élevé. Deux personnes qui gagnent deux smic, ce n’est même pas la peine.

Ali : Le Grand Paris, le Grand Paris ! Sur le périph, historiquement, les pauvres étaient là-bas. On les a chassés dans ce qu’on appelle les banlieues. Le Grand Paris, pour nous c’est une forme d’exclusion, une manière de nous chasser. Encore plus loin que l’Île-de-France. On a proposé à une dame Villiers-le-Bel, Viry-Châtillon, Roissy. Parce que le parc d’I3F, il est dégueulasse, il n’y a rien à proposer icidp.

Éviction en périphérie ou accroissement de la ségrégation sociospatiale à l’échelle locale ?

Dans tous ces témoignages et dans l’imaginaire commun, l’éviction des classes populaires se traduirait par un éloignement du centre. Cela se vérifie en partie. Dans une étude sur les allocataires de la CAF, le géographe Luc Guibard montre en effet que les ménages aux revenus modestes déménagent plus loin que les autres, notamment pour accéder à la propriété aux marges de la région ou dans les départements limitrophes56. Cela entraîne un éloignement par rapport à l’emploi et aux équipements métropolitains, ainsi qu’un accroissement des coûts de transport et une dépendance à l’automobile. Néanmoins, l’éloignement des plus modestes des allocataires est moindre, car il s’agit de trajectoires d’accès au parc social, qui est plus concentré dans la zone dense de la métropole que dans ses périphéries. Le parc social a donc un effet modérateur sur ces dynamiques d’éloignement des classes populaires. Pour autant, pour un ménage donné, être contraint de déménager ne serait-ce qu’un peu plus loin, dans une commune desservie par le RER plutôt que par le métro, entraîne une perception importante d’éloignement et un fort sentiment d’injustice.

Cette étude confirme par ailleurs que les mobilités résidentielles sont géographiquement sélectives selon le niveau de revenu. Si on neutralise l’effet de la taille des intercommunalités et de la distance qui les sépare dans ces mobilités, les écarts au modèle témoignent de la spécialisation sociale des différents ensembles communaux de la métropole :

Tout d’abord, les mobilités des allocataires à bas revenus entre les intercommunalités de la Seine-Saint-Denis sont nettement plus importantes que celles estimées par le modèle. À l’inverse, les allocataires aux revenus les plus élevés déménagent beaucoup moins que prévu vers ce département et entre ses intercommunalités. Plus largement, les déménagements « préférentiels » des allocataires à bas revenus sont situés sur un arc allant des environs de Cergy-Pontoise à ceux d’Évry et Melun, en passant par la Seine-Saint-Denis et le sud-ouest du Val-de-Marne (les alentours d’Ivry, Vitry et Créteil). Il s’agit des espaces les moins favorisés de la région parisienne57.

Comme on le sait, les mobilités résidentielles tendent à renforcer la division sociospatiale de la métropole. Et d’autres travaux menés par une équipe de géographes de l’université de Marne-la-Vallée ont analysé les effets des dynamiques de gentrification dans les communes de l’Est francilien, proches de Paris58. Ils permettent de saisir le renforcement des distinctions sociospatiales à une échelle fine, par exemple dans les grandes communes comme Montreuil ou Fontenay-sous-Bois, dont le profil social moyen s’élève, mais dont les écarts sociaux s’accroissent entre les différents quartiers, quand certains sont travaillés par des dynamiques de gentrification. C’est probablement ce que le projet du Grand Paris et la construction des nouveaux quartiers de gare risquent d’entraîner, une tendance au renforcement de la ségrégation sociospatiale à l’échelle intra-urbaine, avec une juxtaposition de différents quartiers aux trajectoires divergentes : de nouveaux quartiers de gare très bien connectés, habités par des ménages de la classe d’encadrement (et une faible part de classes populaires, parmi les plus stables, en fonction de la part de logements sociaux de ces nouveaux quartiers), des quartiers déjà existants qui se gentrifieront par un processus de diffusion (notamment quartiers anciens d’habitat privé, voire certains quartiers d’habitat social rénovés), des quartiers pouvant maintenir pendant un temps leur caractère populaire (et relativement hétérogène) dans des conditions correctes (d’autres quartiers d’habitat social rénovés, par exemple), et des quartiers relégués et paupérisés, pas nécessairement les plus périphériques par rapport à la métropole, mais les moins bien reliés, les moins bien équipés et ceux dont l’habitat est le moins cher (privé paupérisé, y compris pavillonnaire en voie de division, habitat social dégradé et non rénové ou mal rénové). Cela reste une vraie relégation pour les ménages populaires qui n’auront pas d’autre choix que d’y habiter, même si, à vol d’oiseau, on n’est pas loin de Paris : environnement urbain dégradé ou dévalorisé, manque de services urbains, publics, mais aussi privés, comme des guichets bancaires, insuffisance des transports collectifs compromettant l’accès à l’emploi.

En outre, la marginalisation symbolique et matérielle des classes populaires ne se joue pas que sur le plan du logement, mais également sur celui des commerces. En suivant l’exemple de la Ville de Paris, qui œuvre avec une société d’économie mixte, la SEMAEST, à assurer la montée en gamme des commerces dans certains quartiers populaires comme Sedaine-Popincourt (11e arrondissement), le faubourg Saint-Denis (10e) ou encore Château Rouge (18e), de nombreuses communes et intercommunalités de banlieue populaire cherchent à contrer la concentration des commerces populaires immigrés, dits « peu qualitatifs », pour favoriser une offre commerciale qui s’adresse directement aux gentrifieurs59 : commerces bio, circuits courts, libraires, bars branchés, etc., y compris en recourant à l’urbanisme transitoire pour faire émerger des lieux hybrides très prisés des Franciliens (et même d’abord des Parisiens qui sortent en banlieue proche ou qui s’y sont installés), comme la Cité fertile à Pantin sur une ancienne friche ferroviaire (sur le modèle de Grand Train dans le 18e arrondissement ou de Ground Control dans le 12e). Dans ces politiques d’urbanisme commercial, la valorisation du développement durable et de la qualité des commerces dessert systématiquement les commerces populaires, dont la concentration dans l’espace est pourtant l’une des composantes majeures des centralités populaires et immigrées. Comme l’ont montré les sociologues lillois du collectif Rosa Bonheur à partir du cas de Roubaix, ces centralités sont à la fois des lieux d’ancrage pour les classes populaires qui y vivent et des lieux ressources pour celles qui s’y rendent parfois quotidiennement60. Elles sont essentielles à la survie des classes populaires précaires et paupérisées et pourtant menacées directement par les dynamiques de gentrification et les politiques urbaines qui les soutiennent. Ces politiques baignées dans les représentations de la classe d’encadrement, qui n’envisagent la qualité urbaine que par son élitisation, sont aveugles à ce qu’elles détruisent et aux ressources vitales de l’ancrage local des classes populaires dans l’espace urbain.

Une multiplicité d’intérêts, à la fois privés et publics, convergent donc vers un changement de population dans les banlieues populaires du Grand Paris. Les différents investisseurs immobiliers convoitent l’important rent gap qui existe entre les prix actuels et ceux qu’ils peuvent espérer à l’issue d’une importante transformation urbaine. Ces espaces représentent par ailleurs des lieux d’installation pour les Parisiens de la classe d’encadrement qui ne peuvent plus devenir propriétaires à Paris du fait de la hausse des prix. Enfin, les mairies ont aussi intérêt à voir leur population changer, à la fois pour collecter de plus amples ressources fiscales et pour attirer de nouveaux investissements en s’appuyant sur un changement d’image. Dans ce contexte, le projet du Grand Paris Express et, en particulier, la construction des nouveaux quartiers de gare qui l’accompagne apparaissent comme une politique de peuplement, une vaste opération de transformation urbaine par l’État – y compris en rendant ces nouveaux quartiers très accessibles grâce aux nouvelles lignes de métro, rendant possible la clôture du rent gap par les acteurs privés de l’immobilier et aboutissant à un changement social. Celui-ci s’appuie par ailleurs sur la politique de rénovation urbaine et ses objectifs de mixité sociale, dont on a vu qu’ils allaient à l’encontre du droit au logement des classes populaires, dans un contexte de désengagement massif de l’État de la production du logement social. L’accès des ménages les plus modestes au logement social est devenu moindre dans la métropole parisienne que dans les autres métropoles françaises.

Les habitants et habitantes des classes populaires, qui sont déjà sommées de quitter leur logement à cause du projet du Grand Paris Express ou des stratégies des bailleurs de logements sociaux et des communes aux alentours des futures gares, sont bien conscients de leur éviction et de la marginalisation plus générale des classes populaires dans le Grand Paris. Comme dans l’imaginaire commun, ils l’interprètent en termes d’éloignement et de relégation en périphérie. Si ce déplacement géographique des ménages modestes est avéré, la relégation passe aussi par l’accentuation des contrastes sociaux entre de futurs quartiers aisés hors sol et des quartiers populaires aux alentours connaissant des trajectoires divergentes de gentrification ou de paupérisation, selon la nature du parc de logements et la distance aux futures gares.

Cette politique de peuplement passe autant par une action centralisée de la part de l’État – le Grand Paris apparaissant nettement comme une intervention publique d’envergure, susceptible de lever les freins à l’accumulation de la rente immobilière dans des espaces durablement dévalorisés – que par la conjonction d’initiatives locales, que ce soit pour la transformation des grands ensembles, pour l’éradication de l’habitat insalubre dans le parc privé ancien ou pour la montée en gamme des commerces. Elle passe également par l’absence volontaire de régulation métropolitaine censée compenser les effets inégalitaires de ces politiques par la planification du logement social. Un rapport de la Chambre régionale des comptes pointe ainsi les effets délétères de l’incapacité de la Métropole du Grand Paris à se doter d’un Plan métropolitain pour l’habitat et l’hébergement (PMHH) :

Des réserves rédhibitoires ont été émises par les services de l’État au regard d’objectifs majeurs, notamment en matière de production de logement social, incompatibles avec les seuils exigés par la loi SRU et les préconisations du schéma régional de l’hébergement et de l’habitat. Or, en l’absence de PMHH rendu exécutoire, la Métropole du Grand Paris se prive elle-même des compétences étendues que la loi lui attribue pour coordonner la politique du logement à l’échelle métropolitaine. […] Ainsi, la Métropole du Grand Paris est empêchée de devenir l’acteur stratégique de l’habitat et de l’hébergement sur son territoire, ce qui était pourtant l’une des raisons fondamentales de sa création par le législateur. […] Les conséquences sont majeures en matière de construction, rénovation, hébergement d’urgence, logement étudiant61.

Cela n’est pas le fruit du hasard, tant on a vu, dans le chapitre 2, le paradoxe d’un organe de décision métropolitain dominé par des élus locaux dont le seul point d’accord est d’empêcher l’émergence de compétences supra-communales à l’échelon métropolitain, en particulier pour la planification du logement social.

bx. La vente d’un logement rapporte des droits de mutation à la commune, et les logements sont assujettis à la taxe foncière, proportionnelle à la valeur locative (réévaluée chaque année en fonction de l’indice des prix à la consommation).

by. Certaines de ces intercommunalités sont devenues des établissements publics territoriaux (EPT) à part entière, sous-divisions de la Métropole du Grand Paris, comme Plaine Commune ou Est Ensemble en Seine-Saint-Denis. D’autres ont été regroupées dans des EPT plus vastes.

bz. Il réunit les communes d’Aubervilliers, de La Courneuve, d’Épinay-sur-Seine, de L’Île-Saint-Denis, Pierrefitte-sur-Seine, Saint-Denis, Saint-Ouen-sur-Seine, Stains et Villetaneuse à l’ouest de la Seine-Saint-Denis.

ca. 50 % de PLUS (logements sociaux classiques), 30 % de PLAI (logements très sociaux) et 20 % de PLS (logements pour des ménages dont les revenus sont supérieurs aux plafonds du logement social).

cb. Il comprend les communes de Bagnolet, Bobigny, Bondy, du Pré-Saint-Gervais, des Lilas, de Montreuil, Noisy-le-Sec, Pantin et Romainville au sud-ouest de la Seine-Saint-Denis.

cc. Loi du 18 janvier 2013 relative à la mobilisation du foncier public en faveur du logement et au renforcement des obligations de production de logement social.

cd. Part des logements sociaux au sens de la loi SRU parmi les résidences principales (source : Répertoire des logements locatifs des bailleurs sociaux – RPLS, 2022 ; INSEE, RP 2020).

ce. Cela correspond aux communes d’Arcueil, de Cachan, Fresnes, Gentilly, L’Haÿ-les-Roses, du Kremlin-Bicêtre et de Villejuif au nord-ouest du Val-de-Marne.

cf. Il comprend les communes d’Asnières-sur-Seine, de Bois-Colombes, Colombes et Gennevilliers au nord des Hauts-de-Seine, préfigurant l’EPT Boucle Nord de Seine qui réunit également Clichy et Villeneuve-la-Garenne dans le même département, et Argenteuil dans le Val-d’Oise.

cg. Il réunit les communes d’Aulnay-sous-Bois, de Sevran, Livry-Gargan, Clichy-sous-Bois et Montfermeil, au nord-est de la Seine-Saint-Denis, ensemble aujourd’hui divisé entre deux EPT (Paris Terres d’Envol au nord et Grand Paris Grand Est au sud).

ch. La loi d’orientation foncière de 1967 créa la zone d’aménagement concerté (ZAC).

ci. Loi du 1er août 2003 d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine.

cj. Le Val-de-Marne a néanmoins connu un intermède de droite entre 1970 et 1976.

ck. Les classes populaires (ouvriers et employés, actifs et retraités, et leurs familles) représentent 46 % de la population (39 % dans l’agglomération parisienne). La part des immigrés (étrangers et Français par acquisition) est de 31 % (21 % dans l’agglomération).

cl. Ce passage s’appuie sur un entretien réalisé avec le premier adjoint à la maire, Paul Planque (également en charge des finances et de l’urbanisme), le 06/03/2014 à Saint-Ouen.

cm. Il s’agit de terrains industriels qui présentent un risque d’accidents majeurs.

cn. Les citations qui suivent sont extraites de l’entretien avec Paul Planque, le 06/03/2014 à Saint-Ouen.

co. Il faut préciser que ces élections municipales de 2020 se sont déroulées dans le contexte très particulier de la pandémie de Covid-19, avec une faible participation (moins de 45 % au premier tour, encore moins au second). À Saint-Denis, le nouveau maire a été élu au second tour avec 18,4 % des inscrits.

cp. Ce passage s’appuie sur un entretien avec Anthony Daguet, premier adjoint à la maire, Meriem Derkaoui (PCF), le 19/11/2018 à Aubervilliers.

cq. Les citations qui suivent sont extraites de l’entretien avec Anthony Daguet, le 19/11/2018 à Aubervilliers.

cr. Entretien avec un directeur général adjoint de Plaine Commune, le 18/12/2019 à Saint-Denis.

cs. Le maire a été réélu par 21 % des inscrits.

ct. Cette citation est extraite des réponses écrites de la mairie de L’Haÿ-les-Roses à nos questions, reçues le 05/04/2019.

cu. Le maire a été réélu par 18,7 % des inscrits.

cv. Cet établissement public territorial de la Métropole du Grand Paris rassemble les communes d’Aulnay-sous-Bois, de Drancy, Dugny, du Blanc-Mesnil, Bourget, de Sevran, Tremblay-en-France et Villepinte, au nord-est de la Seine-Saint-Denis.

cw. Il est élu au second tour en 2014 par 28 % des inscrits, avec 759 voix de plus que la maire communiste sortante, Jacqueline Rouillon.

cx. Le maire a été élu au second tour par 17,8 % des inscrits, avec 652 voix de plus que le maire sortant (il y avait deux listes de gauche au second tour).

cy. La maire est élue au second tour par seulement 15,7 % des inscrits contre deux listes de gauche (il y en avait six au premier tour).

cz. Les citations qui suivent sont extraites de l’entretien avec Karine Franclet, le 08/06/2023 à Aubervilliers.

da. Selon nos calculs, la part des logements sociaux à Aubervilliers est proche de 39 %.

db. Le nouveau maire, François Déchy, a été élu par 18,9 % des inscrits, avec seulement 356 voix d’avance sur le PS.

dc. Les citations qui suivent sont extraites de l’entretien avec Vincent Pruvost, le 04/08/2022 à Pantin.

dd. Le Groupe Action Logement a aussi des filiales immobilières, notamment I3F pour le logement social et In’li pour le logement intermédiaire. Ce sont des entreprises sociales pour l’habitat (ESH), privées, mais à but non lucratif.

de. Cela concerne 1,2 million de logements d’ici 2034 sur un total de 4,7 millions (sources : Sénat, 2022 ; Union sociale pour l’habitat, 2020).

df. Citation extraite de l’entretien avec Patrice Leclerc, le 13/03/2019 à Gennevilliers.

dg. Loi d’orientation pour la ville (LOV).

dh. Entretien avec un directeur général adjoint de Plaine Commune, le 18/12/2019 à Saint-Denis.

di. Citation extraite de l’entretien avec Marie Huiban (DAL), le 20/11/2018 à Paris.

dj. Extrait de l’entretien avec Cassandre Bliot, le 05/04/2019, à Aubervilliers.

dk. Les citations suivantes sont extraites de l’entretien avec Fatouma Camara, le 05/04/2019 à Aubervilliers.

dl. Extraits de l’entretien avec Mohamed Boughanmi, le 26/11/2018 à Romainville.

dm. Les citations qui suivent sont extraites de l’entretien avec Hadama Traoré, le 26/02/2019 à Aulnay-sous-Bois.

dn. Les citations qui suivent sont extraites de l’entretien avec Nadia, le 08/11/2018 à L’Haÿ-les-Roses.

do. Extrait de l’entretien avec Samira, le 29/01/2019 à Gennevilliers.

dp. Extrait de l’entretien avec Ali et Karima, le 08/11/2018 à L’Haÿ-les-Roses.

Épilogue. Un autre Grand Paris est-il possible ?

Au fil de ces cinq années d’enquête, une quarantaine d’habitants, élus et militants se sont livrés sur ce « Grand Paris » en gestation tout près d’eux. Les reproches et les craintes ont fusé. Plusieurs fois, nous leur avons demandé : « Et vous, ce serait quoi votre Grand Paris de rêve ? » pour esquisser un avenir plus désirable.

Pour Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole de l’association Droit au logement, un Grand Paris de rêve serait « un Grand Paris où les loyers ne sont pas supérieurs de 15 % aux revenus des ménages et où tout le monde peut se logerdq ». À Romainville, Mohamed Boughanmi, lui, rêve d’un territoire où « il faudrait se concerter avec les banlieusards, sortir, venir voir vraiment ». Selon lui, « [les décideurs] gagneraient à connaître les vrais besoins des gens et à voir comment le Grand Paris peut répondre à ces besoinsdr ». À Aubervilliers, l’ancien adjoint communiste à l’urbanisme, Anthony Daguet, rêvait que l’énergie de sa ville imprègne toute la région :

Mon Grand Paris rêvé, c’est un Grand Aubervilliers partout. C’est-à-dire qu’il y ait des classes populaires partout, que tout ça se lie, travaille ensemble. Moi, je trouve que la ville d’Aubervilliers a une énergie extraordinaire parce qu’il y a 108 nationalités, autant de langues parlées, des gens extrêmement riches.

Un autre Grand Paris est-il possible en allant dans ce sens ?ds

Les marges de manœuvre des maires ou des intercommunalités

Des marges de manœuvre existent pour préserver la place des classes populaires dans les banlieues du Grand Paris. Les communes et les intercommunalités ont encore des outils à leur disposition pour freiner la spéculation immobilière et les dynamiques de gentrification.

Des possibilités locales…

À Aubervilliers lors de la précédente mandature communiste, la municipalité a révisé le Plan local d’urbanisme (PLU) – qui définit la destination des différents espaces de la ville, ce qu’on peut y construire et à quelle hauteur – pour réduire les objectifs de densification et donc les possibilités des promoteurs immobiliers qui visaient à rentabiliser des terrains peu chers, ce qui avait été libéré lors de l’avant-dernière mandature socialiste. Ce PLU a été transféré au niveau intercommunal de Plaine Commune, en respectant les exigences de la municipalité. Il reste à savoir ce qu’il adviendra de ce Plan local d’urbanisme intercommunal (PLUi) maintenant que Plaine Commune est dirigée par le PS.

À Saint-Ouen entre 2008 et 2014, on l’a vu, la politique du logement s’appuyait sur quatre piliers : résorption de l’habitat privé insalubre, maintien d’un haut niveau de logements sociaux, maîtrise des prix de l’immobilier neuf par une charte promoteur et des prix immobiliers en général, et usage stratégique du droit de préemption indexé sur un prix officieux au mètre carré fixé par la mairie. Tout cela est encore possible aujourd’hui si on en a l’ambition. Il y manque néanmoins le contrôle des loyers pour réellement garantir l’accès des classes populaires au parc privé de logements. Ce contrôle est aujourd’hui effectif – mais au prix du marché – à Plaine Commune et Est Ensemble. D’autres dispositifs se sont développés depuis cette époque, comme celui qui permet de séparer les murs du terrain dans l’accession à la propriété, le bail réel solidaire (BRS), créé par une loi de 2015. Les acquéreurs possèdent le bâti mais louent le sol à faible prix et pour une durée allant de dix-huit à quatre-vingt-dix-neuf ans à un organisme foncier solidaire (OFS – structure créée par la loi ALUR de 2014), évitant ainsi la spéculation foncière. L’EPT Plaine Commune a créé un organisme foncier solidaire sur son territoire en 2022.

À Gennevilliers, le maire semble faire exception. Dirigée par le PCF depuis 1934, la commune compte plus de 61 % de logements sociaux. Le maire actuel, Patrice Leclerc, élu en 2014 et largement réélu au premier tour en 2020dt, avec une participation un peu plus importante qu’ailleurs, se distingue de ses anciens homologues du sud de la Seine-Saint-Denis par un discours très clair en faveur du maintien des logements sociaux et des classes populaires.

J’ai une position un petit peu originale, y compris dans mon groupe politique, c’est-à-dire que je refuse cette notion de quotas sur la construction de logements sociaux, je refuse l’idée idéologique que les logements sociaux apportent des problèmes sociaux. Pour une raison déjà statistique, c’est que 70 % à 80 % des habitants sont éligibles à un logement social. Et c’est absurde de penser que 70 % des habitants de la région sont des cas sociaux ; et en plus, les gens éligibles au logement social, ça peut être nos enfants, des étudiants, les employés de mairie, les employés de préfecture, les enseignants. Et je ne crois pas en cette notion de mixité sociale qui vise à dire aux gens que ça ira mieux pour eux si d’autres viennent habiter à côté. Je trouve que c’est humiliant pour les personnes concernées parce qu’on leur explique que c’est eux la cause des problèmes. Ce n’est pas en rendant invisibles les personnes qu’on va régler leurs problèmes. C’est peut-être en mettant plus de moyens là où il y en a plus besoin, et donc à la limite a contrario, on montre à Gennevilliers qu’on peut réussir à faire une ville agréable à vivre pour des personnes qui ont peu de moyens. Si on préserve la dignité des gens en maintenant le patrimoine dans lequel ils habitent, si on a des services publics qui correspondent à leurs besoins et un service culturel d’aide, de médiation, c’est importantdu.

Il faut toutefois relativiser ces propos critiques, que l’on a entendus aussi dans la bouche du premier adjoint à la maire communiste de Saint-Ouen en 2014 ou dans celle de l’adjoint à l’urbanisme de la maire communiste d’Aubervilliers en 2018, qui mènent pourtant des politiques se voulant favorables à la mixité sociale. À Gennevilliers, sous la mandature de Jacques Bourgoin (2001-2014), la Ville a mené une politique similaire à celle de Saint-Denis ou Saint-Ouen, en utilisant les projets de rénovation urbaine de l’ANRU 1 pour revaloriser l’image de la commune, contrer la désindustrialisation et attirer de nouveaux habitants susceptibles d’apporter de nouvelles ressources fiscales. Un projet emblématique de cette époque, celui de la Cité rouge, au sud-est des Agnettes, à proximité de la station de métro Gabriel Péri sur la ligne 13, avait rencontré une mobilisation habitante qui avait permis de réduire l’ampleur des démolitions initialement prévues1.

Aujourd’hui, la municipalité dit agir pour contrer les forces de la spéculation immobilière par la propriété publique du sol autour des deux futures gares de la ligne 15 ouest du Grand Paris Express, les Agnettes à l’ouest, et les Grésillons au sud-est, toutes deux à la limite avec Asnières-sur-Seine. Elle mobilise aussi une charte promoteur qui limite les prix de sortie des logements privés neufs, poursuit la création de logements sociaux dans la commune, et expérimente des formes d’accession sociale à la propriété en dissociant la propriété du sol et celle du logement (par des baux emphytéotiques) qui garantissent le maintien de ces logements dans le secteur de l’accession sociale. Le maire mène par ailleurs un bras de fer avec l’ANRU pour pouvoir reconstruire sur place les logements sociaux démolis dans le cadre d’opérations de rénovation urbaine. Environnée de communes en voie de gentrification, Gennevilliers maintient un prix au mètre carré plus bas et qui augmente moins vite, ce qui montre aussi en creux le potentiel de spéculation immobilière en cas de changement de majorité à la mairie.

Dans une Métropole où les maires ont encore un poids prépondérant, ces différents outils de politique urbaine montrent que des politiques de régulation sont possibles à l’échelle locale, notamment pour contenir la hausse des prix attendue après l’ouverture des nouvelles gares du Grand Paris. Cette marge de manœuvre, dépendante d’une volonté politique locale et donc nécessairement éparpillée (dans une Métropole rassemblant 131 communes), passe aussi parfois par le fait de… s’abstenir de faire quelque chose : limiter les démolitions de logements sociaux dans le cadre de la rénovation urbaine (surtout quand on sait qu’on ne pourra pas reconstituer l’offre de logements très sociaux dans la commune), limiter les opérations immobilières de logements privés neufs – par définition inaccessibles aux classes populaires –, voire limiter les opérations d’éradication de l’habitat privé dégradé en l’absence de contrôle des loyers ou de solution pour reconstituer l’offre sous la forme de logements très sociaux.

… de plus en plus entravées par l’État…

Ces possibilités locales sont de plus en plus limitées par l’État. Pour mener une politique de préemption ambitieuse, à même de limiter les prix immobiliers, il faut disposer de ressources fiscales. Toutes les communes populaires ne sont pas dans cette situation, cela dépendant largement de la présence ou non d’entreprises sur leur territoire. Mais même celles qui disposaient de ces ressources, comme Saint-Ouen, voient celles-ci se réduire à cause des politiques d’austérité imposées par l’État. Cela passe par trois biais principaux : la réduction de la fiscalité locale sur les entreprises avec la suppression de la taxe professionnelle et son remplacement par un impôt local beaucoup moins important, le transfert d’une partie de ces ressources locales aux intercommunalités (EPT et Métropole du Grand Paris) et la réduction des dotations des collectivités locales par l’État, y compris ce qui était censé compenser la baisse des recettes fiscales (sans compter la suppression toute récente de la taxe d’habitation sur les résidences principales).

L’ancien premier adjoint de Saint-Ouen, en 2014, expliquait cela très bien :

D’une part, le solde en France entre ce qui était payé par les entreprises en taxe professionnelle et ce qui est payé aujourd’hui [en 2014] de façon cumulée en CFE, CVAEdv, c’est 26 milliards d’écart [en moins]. Donc les entreprises, les pauvres, sont étranglées… 26 milliards d’écart !

C’est clair, net et précis. Les chiffres, je veux dire, quand vous voulez, on les sort. Ça, c’est clair, net et précis. Mais en plus, ce qui est plus vicieux que ça, c’est que quand l’État vous supprime une prestation comme ça, c’est qu’il vous donne ce qu’on appelle une dotation de compensation, laquelle dotation de compensation n’est pas réactualisée, premier élément. Quand l’État, comme c’est le cas à l’heure actuelle, lui-même est en déficit, ce que ne seront jamais les collectivités locales puisqu’elles ont obligation de voter leur budget en équilibre – c’est interdit par la loi –, qu’est-ce qu’il fait ? Il fait son ajustement sur les dotations de compensation. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que si, par exemple, j’ai une enveloppe de compensation de 2 ou 3 millions d’euros pour la commune de Saint-Ouen, demain l’État, il faut qu’il racle de tous les côtés, il va dire : « Écoutez, votre enveloppe de compensation, aujourd’hui, vous aurez tant de moins. » Donc, les enveloppes de dotation de compensation sont systématiquement des variables d’ajustement du budget de l’État, c’est un élément important. Et dernier élément, c’est qu’il n’y a aucune dynamique fiscale. C’est-à-dire que quand j’ai transféré ma fiscalité à Plaine Commune et quand j’ai transféré ma fiscalité pour partie à l’État, même si ensuite, j’ai des entreprises qui continuent de venir s’installer à Saint-Ouen, aujourd’hui, on ne perçoit plus rien en plusdw.

Ainsi, même si le potentiel fiscal de Saint-Ouen s’est accru depuis avec l’installation de nouvelles entreprises, cela ne se traduit pas par une augmentation des recettes fiscales de la commune, limitant les possibilités de redistribution des recettes prélevées sur les entreprises vers les services publics pour les habitants.

Outre cet étranglement des finances locales par l’État – qui explique notamment le manque de moyens des écoles et des services publics locaux dans les communes populaires –, la limitation de ces marges de manœuvre passe aussi par l’interdiction de créer de nouveaux logements très sociaux dans les communes dépassant 30 % de logements sociaux, que nous avons déjà évoquée (depuis le NPNRU de 2014 et une décision régionale de 2015).

Le maire de Gennevilliers dit avoir rencontré de grandes difficultés à maintenir dans sa commune les logements sociaux en passe d’être détruits avec les projets de rénovation urbaine en partenariat avec l’ANRU :

Pour la première fois, l’État et l’ANRU me disent que je n’ai pas le droit de construire ici et qu’il faut construire dans d’autres villes. Et ça, ça n’avait jamais été fait avant. Il y a un palier de passé pour étaler la misère dans leur théorie de mixité sociale, pour que les gens vivent mieux. Je n’ai jamais vu aucune étude sociologique montrer qu’une personne en difficulté l’est moins lorsqu’elle déménage dans une ville peuplée de gens plus richesdx.

La nouvelle équipe municipale de Romainville essaie aussi d’obtenir la reconstitution sur site des logements sociaux détruits dans la cité Gagarine, à travers un avenant à la convention ANRU qui pourrait faire jurisprudence. Il n’est pas sûr qu’elle l’obtienne.

Le maire de Gennevilliers décrit des conditions de relogement qui repoussent ses habitants plus loin :

C’est la demande de l’ANRU, ce que l’État nous pousse à faire avec les commissions intercommunales d’attribution, pour que les Gennevillois pauvres aillent habiter à Asnières et que ce soit une injonction. Et quand l’ANRU me dit que je n’ai pas le droit de reconstruire à Gennevilliers, ça me pousse à repousser les demandeurs de logements sociaux dans la ville.

Il dénonce le déplacement forcé des locataires du parc social avec la rénovation urbaine et souligne l’un des nombreux angles morts de la déconcentration des classes populaires :

La mixité sociale qui consiste à juxtaposer les gens les uns à côté des autres, c’est un mythe. […] Quelqu’un de pauvre qui habite à Gennevilliers et qu’on va faire habiter à Asnières, pour rabaisser notre pourcentage de pauvres à Gennevilliers, et un peu augmenter à Asnières… mais il n’aura pas à Asnières ce qu’on a construit à Gennevilliers : le quotient familial pour le conservatoire pour ses enfants, pas le même prix de cantine, pas le même soutien, ni son réseau de solidarité aussi. Les gens qui ont des faibles revenus sont des êtres humains qui ont des réseaux sociaux et c’est grave de les déraciner.

Enfin, les communes, même si elles disposaient des ressources nécessaires, ne peuvent pas financer seules la production des logements très sociaux, cela nécessite la participation de l’État. Les seuls logements sociaux qui peuvent être financés exclusivement par une commune et ne dépendent donc que de sa capacité à les financer sont les logements PLS pour les ménages aux revenus moyens, supérieurs aux plafonds d’accès au logement social. Cela ne concerne donc pas les classes populaires.

… et l’absence de projet politique progressiste

Les marges de manœuvre locales sont aussi de moins en moins courantes dans un espace politique où la banlieue rouge est grignotée par la droite et le PS, en rupture avec l’union de la gauche historique dans les banlieues populaires. Plus encore, c’est l’absence de projet politique progressiste au niveau local et l’hégémonie du trompe-l’œil de la mixité sociale qui expliquent notamment la quasi-disparition des politiques de préemption pour contrer la spéculation immobilière en banlieue parisienne.

Même les élus communistes, on l’a vu, se sont ralliés à l’argument de la mixité sociale, d’une composition sociale équilibrée à l’image de la société, et ont abandonné l’idéal de la ville populaire, au service de la qualité de vie des classes populaires, tant dans l’habitat que les services publics, et notamment la culture, comme le portait jadis le communisme municipal.

Le maire de Gennevilliers, dont on a vu l’engagement pour le logement social dans sa commune, semble bien isolé dans sa critique de la prétendue mixité sociale. Cette critique passe d’ailleurs par la remise en cause de la stigmatisation du logement social, de ses habitants comme des grands ensembles en tant que forme urbaine.

Le prêt-à-penser de la mixité sociale, bien souvent alimenté par le mépris de classe et un racisme larvé, fustige la concentration des classes populaires précaires et racisées dans certains quartiers de la métropole et contribue à ce que les communes populaires encore gouvernées par la gauche n’utilisent même pas toutes les marges de manœuvre dont elles disposent pour protéger la place des classes populaires sur leur territoire. Au-delà du seul logement, ce qui paraît largement ignoré, c’est la structuration des centralités populaires. Celles-ci impliquent en effet un parc de logements accessibles, un ancrage de longue durée des classes populaires, mais aussi une concentration de commerces bon marché et la possibilité de développer des activités informelles quand on est exclu durablement du marché de l’emploi formel2.

Un bon contre-exemple de cet obstacle majeur d’un prêt-à-penser urbain a priori hostile tant aux classes populaires qu’aux centralités populaires pourrait être fourni par un atelier consacré aux commerces populaires dans un master d’urbanisme il y a une dizaine d’années. Dans le cadre d’un projet de recherche sur le commerce dans les futurs quartiers de gare du Grand Paris à l’horizon 2030, il avait été demandé à un groupe d’étudiants de deuxième année de master d’urbanisme d’imaginer la programmation commerciale dans le quartier de la mairie d’Aubervilliers après la création de la gare du Grand Paris Expressdy. Après un état des lieux des commerces dans ce quartier, les étudiants proposaient trois scénarios prospectifs pour 2030, l’un dit « au fil de l’eau » suivant les tendances actuelles, un deuxième favorisant la mixité sociale et la montée en gamme des commerces en s’appuyant sur la nouvelle gare, et un troisième centré sur le développement économique local et sur l’habitat pour maintenir les classes populaires dans le quartier de gare. Les étudiants avaient outrepassé la commande en s’intéressant autant à la programmation commerciale qu’aux politiques de logement, les deux étant étroitement liées. Le troisième scénario rompait clairement avec le prêt-à-penser de la mixité sociale et formait un projet urbain cohérent en faveur des classes populaires. Sur le plan de l’habitat, il envisageait la réhabilitation sans démolition des logements sociaux et celle de l’habitat ancien, assorties de contraintes claires sur les loyers, soit par une convention passée entre la mairie et les propriétaires, soit par un encadrement des loyers dans la commune en s’appuyant sur la loi ALUR qui venait alors d’être votée (et anticipant ainsi sa mise en œuvre à Aubervilliers via Plaine Commune depuis 2021). Enfin, ce scénario envisageait la construction de près de 500 nouveaux logements autour de la future gare, dont 80 % de logements sociaux (à côté de 10 % d’accession sociale et 10 % d’accession privée) et, parmi eux, 60 % de logements très sociaux, afin de maintenir la composition sociale actuelle du quartier.

Cette politique de logement était complétée par une programmation des activités économiques tournées vers l’emploi des classes populaires. L’immobilier de bureau – aujourd’hui central dans les futurs quartiers de gare – était envisagé dans des proportions limitées, afin d’éviter le développement d’emplois inadaptés à la population locale, et seulement pour assurer le financement de politiques économiques tournées vers les classes populaires. Les étudiants imaginaient le développement d’un pôle d’entreprises tournées vers l’éco-rénovation, permettant d’employer les nombreux ouvriers du bâtiment déjà présents à Aubervilliers ou qui le deviendraient après avoir suivi une formation locale. Ainsi, la nécessaire réhabilitation de l’habitat albertvillarien – qui plus est tournée vers les exigences écologiques, notamment en termes d’isolation thermique afin de réduire la facture énergétique des ménages – pourrait donner lieu à la construction locale d’une filière de rénovation écologique, de démolition et de recyclage des déchets issus de ces opérations. En outre, des dispositifs d’aides à l’auto-réhabilitation seraient mis en place afin de favoriser l’éco-rénovation par les habitants eux-mêmes. Le développement de cette nouvelle zone d’activités aux emplois tournés vers la population locale était pensé également avec des dispositifs de formation, en particulier pour les jeunes, et des formes coopératives qui s’inscrivent dans l’économie sociale et solidaire. En fonction de la surface disponible et des expériences existant ailleurs en France, les étudiants avaient estimé à 3 000 emplois le potentiel de cette zone d’activités. En constatant l’existence d’un regroupement de structures de l’économie sociale et solidaire dans le quartier de gare, avec notamment une mission locale pour l’emploi et une association d’insertion pour les jeunes et les adultes, les étudiants proposaient également le regroupement d’autres structures de ce type dans un Pôle des solidarités, afin de renforcer la visibilité et l’accessibilité de ces services utiles aux classes populaires précarisées. Dans la même logique, l’existence d’activités informelles de mécanique de rue à Aubervilliers fondait la proposition de créer des garages solidaires. Enfin, sur le plan plus strict du commerce, à rebours des politiques actuelles de montée en gamme, les étudiants préconisaient le renforcement du marché local en élargissant son périmètre, mais aussi l’acquisition de baux commerciaux par une société d’économie mixte, comme la SEMAEST à Paris, mais cette fois pour faciliter l’installation de commerces populaires en baissant les loyers des baux commerciaux. Il s’agissait de faciliter notamment le commerce de détail accessible aux ménages modestes, le commerce de seconde main, ou encore le commerce de gros, déjà présent à Aubervilliers, pour en améliorer les conditions matérielles.

Au-delà des détails techniques de cette politique – élaborés avec soin par des étudiants soucieux de la crédibilité de leur projet –, la présentation orale de ce scénario avait quelque chose de rafraîchissant et d’iconoclaste tant il rompait avec les présupposés si bien partagés des politiques urbaines actuelles. En s’affranchissant de ces cadres, il montrait l’étendue de ce qu’il serait possible de faire pour maintenir les classes populaires dans les banlieues proches de Paris et améliorer leurs conditions de vie.

Un Grand Paris de gauche

Si une volonté politique réellement progressiste permettrait à des communes d’utiliser toutes les marges de manœuvre possibles en faveur des classes populaires, cela ne remplacerait pas la nécessaire coordination à l’échelle de l’agglomération. Un organe de décision supra-communal comme la Métropole du Grand Paris (mais aussi la Région Île-de-France) devrait permettre une planification urbaine à même de satisfaire les besoins en logements dignes et accessibles, en équipements et en services publics de tous les habitants et, en particulier, de ceux qui ne peuvent les satisfaire eux-mêmes sur le marché privé. Cela soulève une question centrale, celle de la redistribution des richesses (fiscales notamment) dans l’agglomération, entre communes riches et communes pauvres.

Historiquement, une idée de gauche

Le Grand Paris d’aujourd’hui a émergé dans les années 2000, comme on l’a vu dans le chapitre 2. Mais l’idée du Grand Paris est plus ancienne et date de la Belle Époque3. Paris appartient alors au département de la Seine, qui agrège quatre-vingts communes autour d’elle, la Seine banlieue. Au début du XIXe siècle, ces communes sont en voie d’urbanisation rapide, à l’initiative de promoteurs privés, sans plan d’ensemble et souvent sans les équipements nécessaires pour assurer une qualité de vie urbaine décente. Les élus de la Seine banlieue se fédèrent en 1909 dans une Union des maires de la Seine, autour des maires des communes les plus peuplées. Dans les années 1910, ce sont notamment les élus socialistes de banlieue et de Paris qui demandent la « départementalisation » de Paris, c’est-à-dire l’attribution de plus de compétences d’urbanisme et d’aménagement au département de la Seine, pour mutualiser les ressources fiscales et planifier le développement urbain en assurant des conditions de vie décentes aux habitants de toute l’agglomération en train de se construire. Cette exigence figure au programme de la Fédération socialiste de la Seine aux élections municipales de 1912. Elle n’est pas dénuée de stratégie politique puisque la gauche progresse en banlieue et voit dans le département une façon de pouvoir reconquérir Paris, alors aux mains des modérés. Entre-temps, la crue historique de la Seine en 1910 a renforcé la volonté de nombreux élus de dépasser l’échelle communale pour faire face aux enjeux communs dans une agglomération en pleine croissance, et cela est renforcé par l’expérience de la Première Guerre mondiale, comme le montre l’historien Emmanuel Bellanger : les communes de banlieue n’ont pas les moyens de subvenir aux besoins essentiels de la population en temps de guerre et le conseil municipal de Paris leur accorde des crédits, tandis que les prérogatives du département se renforcent pour faire face aux besoins4. L’historienne Sabine Barles montre, quant à elle, comment se construisent les réseaux d’approvisionnement en eau et d’assainissement à l’échelle de l’agglomération à la même époque, à la suite de la crue de la Seine de 1910 et de la sécheresse qui sévit l’année suivante. Le changement d’échelle de ces réseaux laisse toutefois une place prépondérante à la Ville de Paris pour la gestion de la ressource et des réseaux d’approvisionnement distincts entre Paris et les banlieues5.

Même parmi les élus parisiens de gauche, une conscience de l’agglomération et de ses intérêts communs émerge et change un peu la représentation de la banlieue comme annexe dominée par Paris :

La capitale, en adoptant une posture isolationniste, aurait subi les conséquences de l’imprévoyance administrative et sanitaire. Elle ne pouvait continuer à empiéter sur la banlieue, lui imposer ses eaux usées sur plus de 5 000 hectares d’épandages, ses vidanges, ses morts dans ses cimetières extra-muros, ses fous, ses mendiants…, sans proposer un geste de réparation, sous la forme de contreparties financières et techniques. Les conseillers parisiens, des radicaux et modérés aux élus socialistes, convertis en administrateurs patentés, vont nouer des alliances de circonstance et de conviction avec les représentants de la banlieue, y compris les représentants communistes qui intègrent au milieu des années 1930 les instances politiques du Grand Paris6.

Face à l’ampleur des besoins et compte tenu de la faiblesse des ressources des communes de banlieue, le département de la Seine joue un rôle majeur de solidarité fiscale. Les trois quarts des ressources fiscales du département sont apportées par les impôts payés par les habitants de Paris. La progression de la gauche aux élections locales permet le développement des prérogatives du département. Il est porté notamment par Henri Sellier, élu au Conseil général en 1910 et qui fut maire socialiste de Suresnes de 1919 à 1941. Henri Sellier est animé par des convictions à la fois progressistes et hygiénistes, partagées par de nombreuses associations réformatrices en faveur de l’amélioration de l’habitat et de la ville :

L’Office départemental du placement et de la statistique du travail et l’Office départemental des habitations à bon marché sont créés en 1915, l’Office départemental de l’hygiène sociale en 1918. Portées par la figure singulière d’Henri Sellier, héritier du socialisme municipal et partisan du Grand Paris, ces institutions locales construisent en banlieue des cités-jardins d’habitations à bon marché (les HBM, ancêtres des HLM), des dispensaires et des écoles de plein air. Sur ce modèle de solidarité départementale sont également réalisés des hôpitaux ainsi qu’un réseau de crèches dans la plupart des communes suburbaines du département capitale. C’est autour de ces institutions de péréquation, intercommunales et départementales, que se formalise un gouvernement d’agglomération aux prérogatives de plus en plus étendues dont profitent l’ensemble des municipalités de la Seine banlieue, en particulier celles qui connaissent un accroissement démographique soutenu7.

Le contexte est bien sûr très différent d’aujourd’hui, tant par l’ampleur des besoins dans l’agglomération, et en particulier en banlieue, qu’en termes de rapports de force politiques : le parti socialiste de l’époque (bien plus à gauche que celui d’aujourd’hui), la SFIO, gagne les élections municipales de 1919 en banlieue parisienne. À l’issue des élections municipales de 1935, la moitié des élus de la Seine banlieue sont communistes. Ce contexte a permis l’émergence d’une conscience supra-communale, de nombreux élus se battant pour développer un habitat de qualité, des équipements et des services publics pour la classe ouvrière en banlieue (doit-on préciser que la « mixité sociale » n’était pas alors un enjeu ?). Le Grand Paris qu’ils portent est donc une instance politique élue permettant la mise en commun des ressources fiscales à l’échelle de l’agglomération pour pouvoir départementaliser les services publics et assurer un même niveau de qualité urbaine dans toute l’agglomération, en particulier à destination des classes populaires. Ces élus pensent le dépassement du niveau communal sans toutefois prôner l’annexion des communes de banlieue par Paris, comme ce fut le cas en 1859 avec la disparition de onze communes périphériques et l’amputation de huit autres.

Cette période d’émergence d’un Grand Paris de gauche prend fin après la Seconde Guerre mondiale. Dans l’après-guerre, c’est l’État qui reprend en main l’aménagement de la région parisienne, dans un contexte de construction d’un État social inspiré du programme du Conseil national de la Résistance. À la fin des années 1950, une nouvelle instance de planification urbaine est créée à l’échelle de l’agglomération, le District de la région parisienne (1959), et rattachée au Premier ministre et au président de la République. Dirigée par Paul Delouvrier de 1961 à 1969, cette instance élabore le premier schéma directeur de la Région Île-de-France (SDRIF) en 1965 qui planifie l’aménagement de la région à long terme et prévoit notamment un nouveau réseau de transport en commun, le Réseau express régional (RER), et cinq villes nouvelles pour structurer la croissance urbaine. C’est aussi l’époque de la construction des grands ensembles d’habitat (la plupart du temps social), qui transforment durablement le paysage des banlieues populaires, tout en étant planifiés par l’État central.

Les élus locaux sont alors complètement marginalisés et cela s’accentue avec la réforme des départements en 1964. Le département de la Seine est démantelé pour donner naissance aux départements de banlieue que nous connaissons aujourd’hui, détachés de celui de Paris, empêchant toute coopération entre Paris et ses banlieues. Sous prétexte de rééquilibrer les départements par rapport à ceux du reste de la France, cette réforme a déjà des visées politiciennes, comme l’explique le géographe Philippe Subra :

En réalité, les motifs de cette réforme départementale sont d’abord et avant tout politiques. Le découpage opéré permet de concentrer l’essentiel des électeurs communistes dans deux départements, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne, qui sont en quelque sorte concédés ou abandonnés au Parti communiste, ce qui permet de « protéger » les autres départements, notamment Paris et les Hauts-de-Seine, d’une victoire de la gauche. D’ailleurs, les élus communistes ne s’opposent à la réforme que pour la forme. Mais surtout la disparition du Conseil général de la Seine libère le District de la concurrence d’un contre-pouvoir légitime, puisque émanant des électeurs. Désormais, l’État a les mains libres pour réaménager l’agglomération parisienne comme il l’entend8.

La création de la région Île-de-France en 1976 et surtout sa transformation en collectivité locale – dotée d’un conseil et de prérogatives propres, comme toutes les autres régions en 1982 – ont rétabli des formes de coopération régionale, mais certains secteurs clés comme le logement ne sont pas de son ressort.

Un projet de gauche pour le Grand Paris aujourd’hui ?

Aujourd’hui, le contexte urbain et social n’est pas le même, les besoins ont changé, mais c’est surtout le contexte politique général qui est très différent. Si la redistribution des richesses n’est pas à l’ordre du jour dans le Grand Paris, c’est aussi parce qu’elle ne l’est plus au niveau national. La fuite en avant néolibérale et le racisme systémique qui l’accompagne et stigmatise en particulier les quartiers populaires immigrés ne sont pas propices à la construction d’un véritable projet de gauche pour le Grand Paris. Plus concrètement, les politiques d’austérité au niveau national pèsent lourdement sur les marges de manœuvre locales, qu’elles soient communales, métropolitaines ou régionales. Le désengagement de l’État du logement social empêche une relance de la production à la hauteur des besoins. La poursuite de la rénovation urbaine continue d’imposer des démolitions de logements sociaux si on veut en réhabiliter d’autres. Les bailleurs sociaux sont étranglés par la baisse des APL et d’autres mesures qui compliquent nettement des missions coûteuses de réhabilitation, démolition-reconstruction et mise aux normes écologiques des bâtiments. Tout est fait pour les pousser à vendre une partie de leur patrimoine, ce qui aggraverait encore le manque de logements sociaux. Et inversement, différentes lois adoptées sous la présidence d’Emmanuel Macron favorisent la spéculation immobilière dans le parc privé, en permettant le contournement de l’encadrement des loyers par le bail mobilité de dix mois, et aggravent la criminalisation des ménages qui n’arrivent plus à payer leur loyer9.

Aujourd’hui, le rapport de force en France est très favorable aux propriétaires et investisseurs immobiliers, aux grandes entreprises de promotion immobilière et de construction, ainsi qu’à la financiarisation de l’immobilier. L’hégémonie néolibérale au niveau national (et international) – bien que contestée – et celle de l’objectif de mixité sociale sur le plan urbain – qui l’est beaucoup moins – entravent nettement le droit au logement. Des revendications fortes de redistribution des richesses ont été portées par le mouvement social historique contre le recul de l’âge de la retraite à 64 ans en 2023. L’indignation contre l’état des services publics, notamment de santé, traverse la société depuis la crise sanitaire de 2020. Pourtant, il est moins facile d’identifier une dynamique similaire sur le plan du logement, tant même les classes populaires partagent l’aspiration à devenir propriétaires10. Cette aspiration, sciemment encouragée par l’État depuis plus d’un siècle, est facilement mobilisée par les grands acteurs capitalistes de l’immobilier pour défendre leurs intérêts. Cela a été particulièrement flagrant en 2013-2014 lors des débats enflammés à l’Assemblée sur la loi ALUR et leur écho médiatique. Rogner un peu sur les libertés des propriétaires bailleurs en leur imposant des règles plus claires pour la mise en location et un encadrement des loyers assez libéral, au prix du marché, a été qualifié de politique bolchévique par certains des opposants à cette loi11. Et, peu après son adoption, le gouvernement de Manuel Valls s’est empressé de limiter l’extension de l’encadrement des loyers à la seule ville de Paris.

Si les aspirations redistributives existent dans la société, on ne peut que déplorer l’absence de force politique capable de porter un projet réellement en rupture avec l’entrepreneurialisme urbain du Grand Paris. Le PCF, très en recul en Île-de-France, s’est rallié à la mixité sociale, comme on l’a vu à Saint-Ouen ou Saint-Denis. Le PS ouvre la Seine-Saint-Denis aux promoteurs et cherche déjà à réduire la part des logements sociaux dans les communes populaires les mieux dotées. La France insoumise est très faible au niveau local en région parisienne. Et même là où des municipalités Front de gauche ont vu le jour, comme à Grenoble12, on ne s’éloigne pas du projet métropolitain habituel, et la mixité sociale fait toujours office de volet social du programme. Là où de grandes villes sont passées à gauche, comme à Bordeaux, Lyon ou Marseille, les politiques urbaines précédentes sont reconduites dans leurs grandes lignes. On n’observe pas de rupture majeure, ce qui est aussi lié au fait que certains aspects stratégiques comme le logement dépendent de l’État.

Sur cette question majeure du logement, quelles sont les forces politiques actuelles qui portent des propositions réellement à même d’assurer le droit au logement pour tous et toutes ? Si les formations de gauche mettent en avant le logement social ou l’encadrement des loyers, il est nécessaire d’aller plus loin. Dans le marché privé, il faudrait d’abord baisser les loyers là où ils ont déjà trop augmenté, avant de les encadrer. Mais cela ne suffit pas : la question des meublés touristiques, de la location à court ou moyen terme et des résidences secondaires est à peine constituée comme un problème politique (Airbnb n’étant qu’une partie du problème). L’enjeu est celui du contrôle effectif ou de l’interdiction de l’économie de plateforme qui permet de louer de façon spéculative, y compris pour d’autres usages que le logement (des appartements sont par exemple convertis en salles de réunion à louer sur des plateformes). Concernant le logement social, personne ne semble demander l’arrêt immédiat des démolitions, la priorité à la réhabilitation et la construction de logements très sociaux en nombre, en lien avec les niveaux de revenus des demandeurs. On peut toujours chercher à contraindre les communes qui ont peu de logements sociaux à en construire, mais rien ne justifie d’empêcher des communes déjà bien dotées en logements sociaux d’en construire plus si elles le jugent utile, étant donné l’ampleur des besoins pour toute l’agglomération.

Quand on a demandé à Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole du DAL, comment garantir la place des classes populaires dans la Métropole du Grand Paris, sa réponse était la suivante :

Qu’on le veuille ou non, il faut plus de logements sociaux. C’est lié à des politiques d’urbanisme. L’absence d’intérêt des acteurs du logement est criante de ce côté-là. D’autre part, il faut rétablir une trésorerie normale chez les bailleurs sociaux en réaugmentant les APL, histoire qu’ils ne doivent pas vendre. […]

Il faut rétablir les aides à la pierre, remettre du fric, quoi. Et puis il faut conduire des politiques de régulation du foncier. Par exemple, il y a deux mesures immédiates possibles :

– d’une part, la mesure qui consisterait à développer le bail emphytéotique : établir des baux de très longue durée pour que le foncier reste contrôlé et la construction régulée ;

– d’autre part, la municipalisation des sols, une mesure plus radicale. À chaque transaction immobilière, la mairie rachète le foncier. Parce que le foncier constitue 40 % à 50 % du prix de revient d’un immeuble. C’est énorme, on n’a jamais été à un tel niveau. Si on marginalise cette flambée du foncier, on contrôle aussi le prix de l’immobilier et le prix des logements, parce que tout cela est corrélédz.

Au-delà du bail réel solidaire qui correspond à la première mesure envisagée, le DAL semble bien seul à porter cette revendication plus radicale qui est celle de la municipalisation des sols. Cela soulève avec raison l’enjeu majeur de la rente foncière, le prix du sol augmentant partout dans la métropole parisienne, en particulier autour des futures gares.

En outre, comme on l’a dit, la plupart de ces mesures relèvent de l’État, pas des communes, et encore moins des Métropoles.

Les obstacles au droit à la ville

Si le Grand Paris de gauche semble être dans les limbes, une notion progressiste est de plus en plus mobilisée contre la gentrification et les grands projets urbains qui évincent les classes populaires, tant par des mouvements sociaux que par des élus de gauche : il s’agit du droit à la ville, sur lequel nous aimerions revenir pour clore cet ouvrage. Cette notion, élaborée par Henri Lefebvre en 1968, a été réappropriée par différents acteurs dans des contextes fort différents, au point qu’elle recouvre aujourd’hui des conceptions très diverses, voire opposées, qui lui font parfois perdre sa portée subversive.

De quel droit à la ville parlons-nous ?

Ainsi, le groupe communiste et citoyen au Conseil de Paris met en avant cette idée contre la gentrification :

Les élu·e·s communistes n’ont de cesse de se mobiliser contre la gentrification : des milliers de Parisien·ne·s sont forcés de quitter Paris sous la pression spéculative, parce que la vie y est trop chère. Cette bataille de classe, qui était circonscrite aux arrondissements centraux, gagne aujourd’hui les arrondissements du Nord et de l’Est parisien. Paris n’est pas à vendre ! Nous voulons rendre Paris moins cher.

Aussi, les communistes ont été de toutes les luttes pour proposer un autre chemin, celui du droit à la ville par le logement public, le service public et les politiques sociales13.

Passons outre le fait que l’adjoint au logement à la maire de Paris depuis 2014 fait partie de ce groupe et que la politique qu’il mène – bien que favorable au logement social – est insuffisante pour combattre la gentrification. Le droit à la ville renvoie à la possibilité d’habiter Paris, et il passerait par le logement social et une forte intervention publique dans la ville.

D’autres élus communistes de la Métropole du Grand Paris mobilisent également le droit à la ville dans une tribune défendant leur usage des « chartes promoteurs ». Déjà évoquées précédemment, ces chartes sont des accords informels entre les mairies et les promoteurs pour garantir certains critères de qualité dans la construction de logements neufs privés et des niveaux de prix plus raisonnables que ceux du marché. Cette pratique a été critiquée en 2016 par la Fédération des promoteurs immobiliers, et le préfet de la Région Île-de-France a désavoué ces chartes qui entravent le marché libre. En réponse à ces critiques, quarante élus communistes de la Métropole ont publié une tribune dans L’Humanité pour défendre leur action et l’inscrire dans la perspective du droit à la ville :

Alors que la métropole parisienne est l’une de celles où les loyers sont les plus chers d’Europe, que notre Région Île-de-France est à la fois l’une des plus riches et l’une des plus inégalitaires, que les enjeux liés au changement climatique se concentrent en grande partie dans les grandes villes, notre action est légitime et juste !

Alors oui, sans doute nos chartes obligent-elles les promoteurs à rogner quelque peu sur leurs profits et les spéculateurs à rebrousser chemin. Mais elles permettent à nos villes de se développer tout en restant populaires et accessibles à tous. Et c’est bien là le sens de notre combat quotidien d’élu·e·s engagé·e·s pour le droit à la ville et le droit au logement pour tous14.

Là encore, le droit à la ville semble être celui de l’accès à la ville, le droit de pouvoir y habiter, ce qui renvoie en fait au droit au logement. Même s’il est pertinent de mettre en œuvre une régulation publique du marché foncier et immobilier, les chartes promoteurs ne suffisent pas pour garantir l’accès de tous au logement, puisque les bénéficiaires de ces chartes sont de toute façon des accédants à la propriété. De fait, cette approche du droit à la ville est cohérente avec celle qui est portée par la plupart des mouvements sociaux qui s’en réclament, en France comme ailleurs. Un collectif du quartier de Belleville à Paris met ainsi en avant le « droit à la [Belle]ville », c’est-à-dire à la fois l’accès au logement et, plus largement, le droit à habiter un espace urbain de qualité, bien équipé, comme l’est la ville de Paris, de moins en moins accessible aux classes populairesea. Ce collectif est notamment à l’origine d’une brochure en forme d’ouvrage intitulée De quoi le droit à la ville est-il le nom ?, avec la Coalition internationale de l’habitat15 (HIC). Il s’inscrit également dans le réseau international pour le droit à la ville, « Right to the city », qui définit le droit à la ville comme suit :

Le droit à la ville est le droit de tous les habitants, présents et futurs, permanents et temporaires, d’habiter, d’utiliser, d’occuper, de produire, de gouverner et de jouir de villes, de villages et d’établissements humains justes, inclusifs, sûrs et durables, définis comme des biens communs essentiels à une vie pleine et décente.

La définition est large, tellement large qu’elle peut être interprétée de bien des façons, notamment sur le plan politique, en l’absence de précision sur la façon dont les habitants et habitantes gouverneraient la ville. Ces réseaux internationaux sont très liés à l’Assemblée de l’ONU-Habitat : la Coalition internationale de l’habitat a été créée en 1976, lors de la première conférence de l’ONU sur l’habitat à Vancouver, et représente les ONG dans ces rendez-vous internationaux dont le dernier s’est tenu en juin 2023 à Nairobi. La coalition vise à judiciariser le droit à la ville, en l’inscrivant dans la loi. Cela paraît assez vain si on considère ce qu’il advient du droit au logement en France, où il est inscrit dans la loi et même devenu opposable à l’État. C’est aussi l’inconvénient de l’expression « droit à la ville » portée par Henri Lefebvre, qui prête à confusion et facilite les récupérations de toutes parts. Dans l’ouvrage en ligne cité ci-dessus coexistent les définitions communes du droit à la ville dans les mouvements sociaux urbains au Nord et au Sud, le droit à la ville pensé par Lefebvre, tel que le rappelle Jean-Pierre Garnier, ou des détournements complets comme celui du maire d’Athènes de 2011 à 2019, Geórgios Kamínis, élu sur une liste de centre-gauche intitulée « Droit à la ville ». Dans des années de crise en Grèce, ce maire a promu l’idée d’une ville-vitrine de la Grèce, embellie et sécurisée pour les touristes, hostiles aux pauvres et aux migrants, soit l’inverse du droit à la ville pensé par Lefebvre.

Finalement, c’est plutôt dans la mouvance des squats, anarchistes ou autonomes, qu’on trouve une conception et une mise en œuvre du « droit à la ville » plus fidèles à celui de Lefebvre : il s’agit d’occuper des logements vides ou des espaces voués à la destruction par des projets d’aménagement contestables, ce qui s’oppose à la fois à la propriété privée et à l’État16. Et, dans ces espaces occupés, les habitants et habitantes mettent en œuvre des formes de démocratie directe. Différents collectifs ou lieux autogérés dans le Grand Paris se réclament du droit à la ville, comme le collectif « Prenons la ville » à Bagnolet et Montreuil depuis le début des années 2010 ou la Cantine des Pyrénées dans le 20e arrondissement de Paris, qui a d’abord été un squat en 2013-2014, puis un lieu loué auprès de la Ville à partir de 2016. Les lieux occupés croisent les luttes pour l’immigration et le droit d’installation (comme dans de nombreux squats de migrants ou d’alliés en région parisienne), les luttes féministes et queer (comme dans le squat anarcha-féministe de la Baudrière à Montreuil), ou encore les luttes écologistes (comme l’éphémère ZAD du Triangle de Gonesse en 2021 contre l’artificialisation des terres en périphérie parisienne). Ces occupations font écho à de nombreux mouvements dans le monde, comme à Genève, le mouvement « Prenons la ville ! » en 2017-2018, étendu en Suisse romande avec l’appel à reprendre la ville en 202117. Même si ces formes de lutte ont le vent en poupe, dans le contexte d’une jeunesse très sensibilisée aux enjeux écologiques et dont une partie rejette le capitalisme (sans pour autant bien savoir comment le remettre en cause), elles restent très minoritaires, parfois confidentielles et durement réprimées. Cette répression pose des questions stratégiques tant ces luttes demandent un engagement total, parfois complètement pris par la résistance à l’expulsion, ce qui empêche leur massification.

Revenir à Lefebvre : une proposition révolutionnaire

La représentation la plus courante du droit à la ville est donc plutôt celle qui est portée par les mouvements sociaux urbains, les ONG internationales et certains élus, comme un droit d’accéder à la ville ou d’y rester. Cette représentation et, plus encore, l’objectif d’inscrire ce droit dans la loi posent un problème majeur : ils passent sous silence ce qui fait précisément obstacle au droit à la ville, à savoir la propriété privée du sol urbain, la production capitaliste de la ville et la mainmise de l’État (et des pouvoirs publics à différents niveaux) sur les décisions d’urbanisme.

Dans la pensée de Lefebvre, le droit à la ville est une proposition résolument révolutionnaire sur le mode de production de l’espace. Il ne concerne pas l’accès à la ville, mais sa production même. Il s’agit d’un droit collectif de produire la ville dans l’intérêt de tous, soit l’autogestion de la ville fondée sur la propriété collective et le droit d’usage. « Droit » est ici un choix malheureux tant il est facilement réductible à une démarche institutionnelle centrée sur les droits individuels (comme l’est le droit de propriété). Lefebvre rappelle pourtant que ce droit ne peut pas être octroyé et doit être arraché. Il s’agit d’un droit collectif, du pouvoir de décider collectivement de la façon dont on produit la ville et de quelle ville on produit, pour quel usage et quelle société. En ce sens, il s’oppose frontalement au droit de propriété et à l’État. Lefebvre l’écrit très clairement :

Le processus révolutionnaire implique la fin de toute propriété privée, et d’abord de la propriété privée (ou plutôt privative) du sol. La société transformée suppose la possession et la gestion collectives de l’espace18.

Ce qu’envisage Lefebvre, c’est la socialisation de l’espace urbain, des logements et des équipements, qui seraient ainsi aux mains des habitants et non des propriétaires privés ou de l’État.

Politiquement, cette perspective ne peut se concevoir sans autogestion étendue de la production et des entreprises aux unités territoriales. Extension difficile. Le terme « politiquement » prête à confusion, car l’autogestion généralisée implique le dépérissement de l’État et la fin du politique comme tel. En ce sens, l’incompatibilité entre l’étatique et l’urbain est radicale. L’étatique ne peut qu’empêcher l’urbain de prendre forme19.

La « fin du politique comme tel » ne veut pas dire la fin du débat et de la délibération politique, mais leur développement en dehors de la gangue étatique. L’État et ses déclinaisons locales apparaissent comme un obstacle au droit à la ville en ce qu’ils consacrent la confiscation des décisions par une minorité au pouvoir qui, même si elle est élue, n’est pas contrôlée par les habitants et sert souvent d’autres intérêts. Cela s’inscrit dans la critique du rôle de l’État dans le système capitaliste qui, même s’il est traversé par des contradictions et peut parfois garantir des avancées sociales arrachées de haute lutte, est avant tout garant du fonctionnement de ce système économique fondé sur l’exploitation. Lefebvre écrit Le Droit à la ville en 1967, pour marquer le centenaire de la publication du Capital de Marx, le livre paraît en mars 1968 et inspire une partie des étudiants en lutte en mai 1968. Il va alors de soi que la socialisation de l’espace urbain que propose Lefebvre s’inscrit dans une révolution qui permettrait la socialisation de la production économique. Dans le bouillonnement des projets anticapitalistes de l’époque, Lefebvre se positionne parmi ceux qui s’opposent à l’étatisation, et il attire l’attention des militants sur l’importance de penser aussi la production de l’espace. Mais sa réflexion ne peut pas être détachée d’une perspective anticapitaliste, communiste (dans le sillon hétérodoxe du marxisme conseilliste) et antiétatiste.

Dans un contexte politique très différent aujourd’hui, l’invocation du droit à la ville conduit, au mieux, à demander un aménagement du capitalisme, sous l’égide de l’État, pour garantir l’accès à la ville. On ne peut que le regretter tant, même amoindri, cela confine à la mystification. Les forces ségrégatives sont telles dans la ville capitaliste qu’il est vain d’espérer que l’État les contrecarre sans remettre en cause leur fondement. Il vaudrait peut-être mieux être à la fois réaliste sur l’état actuel du rapport de force et ambitieux sur l’idée du droit à la ville, en s’en servant pour sensibiliser largement à ce qu’entraîne la production capitaliste de la ville et aux limites structurelles à l’intervention de l’État. Dans le contexte actuel, le droit à la ville nous paraît davantage relever d’un outil de mobilisation que d’un objectif politique.

L’une des premières récupérations du droit à la ville et de la réflexion de Lefebvre sur la crise urbaine – sous-estimée à l’époque – a été l’instauration, dans les années 1980, de la concertation avec les habitants dans les procédures d’urbanisme ou dans la « politique de la ville », qui faisait suite à l’idée galvaudée d’une « crise des banlieues ». Lefebvre a eu le temps de dénoncer de son vivant la « fausse participation », octroyée par l’État, uniquement consultative et ne portant pas sur les sujets essentiels20. Cela n’a effectivement rien à voir avec ce que pourrait être un pouvoir collectif sur la ville parce qu’elle serait possédée concrètement par des collectifs d’habitants.

Un fédéralisme autogestionnaire pour le Grand Paris ?

L’idée du Grand Paris a le mérite de poser la question des solidarités au niveau de l’agglomération, voire de l’aire urbaine (intégrant les espaces urbains diffus dans les périphéries). En cela, le périmètre géographique de la Métropole du Grand Paris est inadapté à la réalité de cet ensemble urbain qui forme un tout cohérent, la plupart des habitants des périphéries travaillant dans le pôle urbain central. Si on visait une organisation politique de toute l’aire urbaine, cela suppose un périmètre qui excède un peu la région Île-de-France et plus de 13 millions d’habitants.

On peut imaginer qu’un Grand Paris post-capitaliste, dans un contexte de relocalisation de la production pour mieux la contrôler collectivement, serait probablement moins peuplé tant sont nombreux les habitants qui souhaitent vivre et travailler ailleurs. Cela resterait quand même une grande ville. Or les expériences d’autogestion sont souvent très localisées (un logement, un immeuble, en général). L’expérience de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes montre qu’il est possible d’autogérer un vaste espace habité par plusieurs centaines de personnes. On est néanmoins bien en dessous des dimensions du Grand Paris. Si l’autogestion suppose de trouver collectivement la bonne échelle pour les collectifs locaux (qui auraient à gérer les logements, les équipements et l’espace public) et de leur laisser la plus grande autonomie possible (notamment la souveraineté sur les questions locales), la cohérence de ce vaste ensemble urbain implique un système fédéral pour coordonner ces différents collectifs, que ce soit pour la redistribution des ressources ou pour la gestion des réseaux (transports, énergie, déchets, etc.).

Cette question des échelles peut apparaître comme une tension, voire une contradiction. Elle est souvent utilisée pour décréter que l’autogestion est impossible pour un si vaste espace urbain. Ou bien elle justifie une organisation politique centralisée telle que la démocratie libérale sait si bien en produire.

Il existe pourtant des idées anciennes – et souvent méconnues – pour surmonter ces contradictions21. Cela implique une réflexion sur les formes de la démocratie directe. Présentons-les en imaginant à grands traits comment cela pourrait s’organiser concrètement à l’échelle d’un Grand Paris qui comprenne toute l’aire urbaine. Au niveau le plus fin, il y aurait des collectifs d’immeuble ou d’un ensemble de maisons, mais la base de la démocratie directe serait un peu plus large, au niveau d’un petit quartier (sans doute beaucoup plus petit que les actuels quartiers des prétendus « conseils de quartier »), afin de pouvoir fonctionner en assemblée générale. Ces comités locaux seraient ainsi ceux qui détiennent la souveraineté sur toutes les décisions à prendre à toutes les échelles. On peut imaginer un ou deux autres niveaux de décision, par exemple à une échelle plus vaste comparable à l’arrondissement, et à l’échelle du Grand Paris (i.e. l’aire urbaine) dans son ensemble. Pour que les comités locaux contrôlent effectivement les décisions prises à ces échelles beaucoup plus vastes, cela suppose des règles précises pour garantir l’autogestion et la démocratie à la base : ainsi, les Conseils d’arrondissement (par exemple) ou les Conseils fédéraux (du Grand Paris) seraient préparés en amont par tous les comités locaux, qui examineraient les décisions à prendre et mandateraient des délégués pour la tenue du Conseil, chargés de porter les décisions prises par chaque comité local. Une attention particulière serait portée au fait que les délégués changent régulièrement, que le plus de personnes différentes possible assument cette charge, et les comités locaux décideraient de la marge de liberté de leurs délégués dans chaque Conseil, voire pour chaque décision : mandat ferme ou souple (avec une marge d’appréciation selon les discussions qui se tiendraient pendant la réunion du Conseil). Si les discussions pendant la réunion faisaient nettement évoluer les termes des décisions à prendre, la fédération pourrait organiser des retours de vote, c’est-à-dire un nouveau temps de discussion dans les comités locaux pour se prononcer sur la nouvelle formulation des décisions issue de la réunion du Conseil. Dans cette organisation, les comités locaux discuteraient donc de toutes les questions concernant toutes les échelles de décision, et ce sont eux qui détiendraient la souveraineté. En s’inscrivant dans un système fédéral, ils s’engageraient à respecter les décisions prises au niveau fédéral (auxquelles ils auraient directement pris part, y compris dès l’établissement de l’ordre du jour), même si elles étaient différentes de la position qu’ils portaient. Un comité local resterait souverain pour toutes les décisions concernant uniquement le niveau local. Et on peut bien sûr imaginer qu’une grande variété d’organisations et de décisions, donc aussi d’aménagement de la ville, verraient le jour dans un tel système.

Ce fonctionnement fédéraliste autogestionnaire implique un engagement des habitants dans la vie collective, qui serait d’autant plus effectif que tout serait réellement entre leurs mains. Cela suppose aussi du temps et une certaine lenteur de la prise de décision, qui vont de pair avec la remise en cause de l’efficacité capitaliste, dont chacun peut constater aujourd’hui le caractère mortifère. Soulignons quelques corrélats nécessaires à un tel fonctionnement : la propriété collective (propriété d’usage des logements, sans héritage), la réduction du temps de travail, l’égalité des conditions de vie…

Les lignes qui précèdent ne sont qu’une ébauche destinée à éclaircir les conditions de possibilité d’un fonctionnement démocratique pour un ensemble urbain aussi vaste que l’aire urbaine parisienne. Des syndicats et des organisations politiques fonctionnent sur ce mode aujourd’hui à l’échelle nationale. Il y aurait bien d’autres aspects à développer, à imaginer et à décider collectivement pour construire une telle fédération. Nous n’en sommes malheureusement pas là, mais ces lignes veulent apporter du grain à moudre à ceux et celles qui s’intéressent au droit à la ville. D’un côté, nous pointons la nécessité, pour celles et ceux qui souhaitent se réapproprier la ville et les questions urbaines, de prendre en compte les obstacles que représentent la propriété privée et l’État (dont le fonctionnement est hiérarchique et inversé par rapport à ce fédéralisme autogestionnaire). De l’autre, nous souhaitons contribuer à la réflexion sur l’articulation du local et du fédéral dans les expériences autogestionnaires, surtout dans une grande ville comme Paris.

Pour clore ce livre, insistons sur le fait que les questions urbaines qui se posent aujourd’hui, comme le manque de logements, la distorsion entre les lieux de travail et les lieux de vie, l’inadaptation des emplois aux possibilités des habitants, sont liées aux apories de la ville capitaliste et que prétendre les régler sans remettre en cause les fondements de ce système est vain. Cela n’empêche pas de réfléchir stratégiquement à des aménagements de transition, à des propositions politiques à faire au sein du système actuel. Mais gardons à l’esprit que leur objectif ne peut pas être d’améliorer un système en bout de course, mais plutôt de mobiliser et de construire un rapport de force afin d’être capables de le remettre en cause. C’est bien pour cela que le droit à la ville ne porte pas tant sur la façon d’aménager la ville (en termes d’habitat, d’activités économiques, d’équipements, etc.) que sur son organisation politique même, sur un mode de production de l’espace réellement approprié par ses habitants.

En cela, cette notion peut être un outil de diffusion d’idées contre-hégémoniques, à condition de ne pas l’arracher à son substrat anticapitaliste et antiétatique. Et, si on parvient à diffuser ces idées, il restera à poser la question de la stratégie pour parvenir à conquérir ce droit collectif à la ville. Pour cela, un livre ne suffira évidemment pas, cela suppose que des forces politiques s’en emparent.

dq. Extrait de l’entretien avec Jean-Baptiste Eyraud (DAL), le 20/11/2018 à Paris.

dr. Extrait de l’entretien avec Mohamed Boughanmi, le 26/11/2018 à Romainville.

ds. Extrait de l’entretien avec Anthony Daguet, le 19/11/2018 à Aubervilliers.

dt. Il a été réélu au premier tour par 21,8 % des inscrits.

du. Citation extraite de l’entretien avec Patrice Leclerc, le 13/03/2019 à Gennevilliers.

dv. Depuis 2010, la contribution économique territoriale (CET) remplace la taxe professionnelle. La CET est composée de la cotisation foncière des entreprises (CFE) et de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE).

dw. Citation extraite de l’entretien avec Paul Planque, le 06/03/2014 à Saint-Ouen.

dx. Les citations qui suivent sont extraites de l’entretien avec Patrice Leclerc, le 13/03/2019 à Gennevilliers.

dy. Cette commande concernait également le quartier de la future gare de Rosny-Bois-Perrier, à Rosny-sous-Bois et Noisy-le-Sec, et s’inscrivait dans le projet de recherche « Faire ses courses dans le Grand Paris en 2030 », coordonné par Antoine Fleury (CNRS) et Matthieu Delage (UPEM) et financé par la Ville de Paris. Les étudiants suivaient le master 2 « Opérateurs et managers urbains » de l’Institut français d’urbanisme à Marne-la-Vallée en 2014.

dz. Citation extraite de l’entretien avec Jean-Baptiste Eyraud (DAL), le 20/11/2018 à Paris.

ea. Créé en 2015, le collectif Droit à la [Belle]ville (DALBV) semble en sommeil depuis 2019.

Remerciements

Nous remercions toutes les personnes qui ont accepté de nous rencontrer et de nous accorder du temps, en particulier les habitantes et habitants qui ont été obligés de quitter leur logement ou sont encore en attente. Elles et ils nous ont ouvert leur porte, parfois dans des logements difficiles à montrer.

Nous remercions Rémy Toulouse et Grégoire Chamayou qui ont cru en ce projet. Merci à Grégoire Chamayou et Marieke Joly qui nous ont relues attentivement et nous ont permis d’améliorer le livre. Nous remercions aussi Johanna Siméant-Germanos, Stefan Kipfer et Samuel Hayat pour leur relecture attentive de l’épilogue, même si nos propos n’engagent que nous. Nous remercions toute l’équipe de La Découverte, Lysis Mettens, Carole Lozano, Caroline Robert et toutes celles et ceux qui ont travaillé sur ce livre. Nous remercions les libraires qui nous ont fait confiance et invitées à le présenter.

Laura remercie Alina Bekka, qui a suivi les prémices de ce livre et aidé à faire germer son intérêt pour les questions urbaines. Je souhaite dire un grand merci à ma famille qui a pris le temps de m’écouter, de m’accompagner et de croire en ces cinq années de traversée du Grand Paris. Je remercie aussi ma fidèle équipe du 19e arrondissement pour son aide précieuse dans le choix de la couverture : Séverine C., Alexia C., Claude D., Raphaële M. Un grand merci de tous les instants à mes précieux·ses collègues du Parisien, celles et ceux qui sont sur le terrain chaque jour pour faire germer ces récits de personnes mal logé·es, exproprié·es, expulsé·es dans le Grand Paris. Sans vous, ces voix n’émergeraient pas si souvent.

Anne remercie Johanna, qui lui a redonné l’énergie d’écrire et tant d’autres choses. Je remercie mes ami·es et collègues, pour les échanges avec eux qui ont nourri ma réflexion : Antoine Fleury pour les discussions de longue date sur le Grand Paris, Amandine Chapuis et Mari Oiry Varacca pour l’enquête menée en parallèle de ce livre à Belleville sur la gentrification vécue par les classes populaires, Mathieu Van Criekingen pour notre long compagnonnage intellectuel et la réflexion que nous partageons sur les politiques de gentrification, Cécile Vignal pour nos discussions sur le logement et les centralités populaires. Merci aussi à mes étudiant·es, qui demandent toujours ce qu’on peut faire pour lutter contre la gentrification et qui, parfois, l’imaginent concrètement. Je remercie tou·tes les ami·es de mon groupe de soutien contre le cancer qui ont joyeusement débattu du choix de la couverture : Amandine, Cécile K., Samuel, Anne B., Paul-Art, Simon, Claire, Tiphaine, Philippe S., Florence, Clyde, Anaïs, Émilie, Philippe B., Mathieu, Anne M., Jeanne, Mélanie, Alice, Charline, Virginie, Cécile V., Sylvain et Christophe. Je remercie mon fils de 3 ans, qui me laisse moins de temps pour travailler et me donne une joie de vivre inestimable.

Liste des sigles

3DS

Loi relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale (2022)

ADP

Aéroports de Paris

ALUR

Loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové (2014)

ANRU

Agence nationale pour la rénovation urbaine

AP-HP

Assistance publique – Hôpitaux de Paris

APL

Aide personnalisée au logement

APUR

Atelier parisien d’urbanisme

BRS

Bail réel solidaire

CA

Conseil d’administration

CAF

Caisse d’allocations familiales

CCI

Chambre de commerce et d’industrie

CDT

Contrat de développement territorial

CESER

Conseil économique, social et environnemental régional d’Île-de-France

CET

Contribution économique territoriale

CFE

Cotisation foncière des entreprises

CGET

Commissariat général à l’égalité des territoires

CVAE

Cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises

DAHO

Droit à l’hébergement opposable

DAL

Association Droit au logement

DALO

Droit au logement opposable

DIA

Déclaration d’intention d’aliéner

DUP

Déclaration d’utilité publique

EELV

Europe Écologie Les Verts

ELAN

Loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (2018)

ENL

Loi portant engagement national pour le logement (2006)

EPT

Établissement public territorial (au sein de la MGP)

FAQ

Foire aux questions

FNAP

Fonds national d’aide à la pierre

GPA

Grand Paris Aménagement

GPE

Grand Paris Express

HBM

Habitation à bon marché

HIC

Coalition internationale de l’habitat

HLM

Habitation à loyer modéré

INSEE

Institut national de la statistique et des études économiques

LOV

Loi d’orientation pour la ville (1991)

MAPTAM

Loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (2014)

MGP

Métropole du Grand Paris

MIPIM

Marché international des professionnels de l’immobilier

NOTRe

Loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (2015)

NPNRU

Nouveau programme national de renouvellement urbain (2014)

OFS

Organisme foncier solidaire

ONG

Organisation non gouvernementale

ONU

Organisations des Nations unies

PCF

Parti communiste français

P-DG

Président-directeur général

PEEC

Participation des employeurs à l’effort de construction

PIB

Produit intérieur brut

PLAI

Prêt locatif aidé d’intégration (logement très social)

PLH

Programme local de l’habitat

PLS

Prêt locatif social (logement social pour des ménages dont les revenus sont supérieurs aux plafonds du logement social)

PLU

Plan local d’urbanisme

PLUi

Plan local d’urbanisme intercommunal

PLUS

Prêt locatif à usage social (logement social classique, ex-HLM)

PMHH

Plan métropolitain de l’habitat et de l’hébergement

PNRQAD

Programme national de requalification des quartiers anciens dégradés (2009)

PNRU

Programme national de rénovation urbaine (2003)

PRU

Projet de rénovation urbaine

PS

Parti socialiste

QPV

Quartiers prioritaires de la « politique de la ville »

RATP

Régie autonome des transports parisiens

RER

Réseau express régional

RLS

Révision de loyer de solidarité

RP

Recensement de la population

RPLS

Répertoire du parc locatif social

SCoT

Schéma de cohérence territoriale

SDRIF

Schéma directeur de la région Île-de-France

SEM

Société d’économie mixte

SFIO

Parti socialiste – Section française de l’Internationale ouvrière

SGP

Société du Grand Paris

SNCF

Société nationale des chemins de fer français

SRHH

Schéma régional de l’habitat et de l’hébergement

SRU

Loi Solidarité et renouvellement urbain (2000)

UDI

Union des démocrates et indépendants

UMP

Union pour un mouvement populaire

ZAC

Zone d’aménagement concerté

ZAD

Zone d’aménagement différé ou zone à défendre

Notes

Notes de l’introduction

1. Stefan KIPFER, Julie-Anne BOUDREAU, Pierre HAMEL et Antoine NOUBOUWO, « Grand Paris. The bumpy road toward metropolitan governance », in Roger KEIL, Pierre HAMEL, Julie-Anne BOUDREAU et Stefan KIPFER (dir.), Governing Cities through Regions. Canadian and European Perspectives, Wilfrid Laurier University Press, Waterloo, 2016, p. 283-304.

2. APUR, Mutations dans les quartiers de gare du Grand Paris Express : 35 gares mises en service d’ici 2025, novembre 2019.

3. Philippe YVIN, cité par Jade LINDGAARD, « Grand Paris : à Aubervilliers, “on va nous remplacer par des gravats” », Mediapart, 31 octobre 2017.

4. « Patrick Braouezec : Un Grand Paris pour tous ? Y compris pour la “femme de ménage qui travaille à la Défense” », Public Sénat, 20 mars 2019.

5. César ARMAND, « “Le Grand Paris doit être un projet pour les gens” (Thierry Lajoie) », La Tribune, 19 juin 2018.

Notes du chapitre 1

1. Article 545 du code civil (livre II : Des biens et des différentes modifications de la propriété).

2. « La Société du Grand Paris, maître d’ouvrage de référence », site Internet de la Société du Grand Paris.

3. Marie CARTIER, Isabelle COUTANT, Olivier MASCLET et Yasmine SIBLOT, La France des « petits-moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonnaire, La Découverte, Paris, 2008.

4. Laura WOJCIK, « Bondy : leurs maisons vont être détruites pour stocker les déblais du futur métro », Le Parisien, 6 novembre 2021.

5. C. DUBOIS, « Le Perreux-sur-Marne – Grand Paris Express : les habitants découvrent leur expropriation en réunion publique », 94.citoyens.com, 11 octobre 2019.

6. Sur le concept de centralité populaire, voir COLLECTIF ROSA BONHEUR, La Ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire, Éditions Amsterdam, Paris, 2019.

7. Romain GEFFROUAIS, « Résister à la gentrification par la mobilisation collective. L’exemple d’Ivry-sur-Seine », mémoire de master 2 en géographie « Espaces, Sociétés, Territoires », université Paris-Est-Créteil, université Paris-Est-Marne-la-Vallée, 2014.

8. CharIVaRY. Le journal qui déboîte la rénovation urbaine, no 2, avril 2014.

9. Jade LINDGAARD, « Grand Paris : à Aubervilliers, “on va nous remplacer par des gravats” », art. cit.

10. COUR DES COMPTES, La Société du Grand Paris. Communication à la Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire de l’Assemblée nationale, décembre 2017.

11. Philippe LASRY, L’Îlot Ferragus, une histoire du Grand Paris, Comic Strip Production, 2018, 55 minutes.

Notes du chapitre 2

1. Patrick LE LIDEC, « La fabrique politique de la métropole du Grand Paris. Une analyse de process-tracing (2001-2017) », Gouvernement et action publique, no 4, 2018, p. 93-125.

2. Jacques PAQUIER, « La Métropole adopte son schéma de cohérence territoriale avec une écrasante majorité », Le Journal du Grand Paris, 24 janvier 2022.

3. Philippe DALLIER et Didier RAMBAUD, Rapport d’information sur la gouvernance du Grand Paris. Rapport d’information 444 fait au nom de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation, Sénat, 11 mars 2021.

4. Pascale TESSIER, « Le futur Grand Paris devra attendre 2026 ou 2027 », La Gazette, 7 avril 2021.

5. Stefan KIPFER, Julie-Anne BOUDREAU, Pierre HAMEL et Antoine NOUBOUWO, « Grand Paris. The bumpy road toward metropolitan governance », art. cit., p. 299 (notre traduction).

6. Voir notamment la page Wikipédia « Impact climatique du transport aérien ».

7. Christian BLANC, « Le combat pour la réalisation du métro du Grand Paris est gagné », propos recueillis par César ARMAND, La Tribune, 25 juin 2019.

8. Nicolas SARKOZY, Discours sur le projet du Grand Paris prononcé à la Cité de l’architecture et du patrimoine, Paris, 29 avril 2009.

9. Laurent DAVEZIES, La République et ses territoires. La circulation invisible des richesses, Seuil, Paris, 2008.

10. Laurent DAVEZIES, La Crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale, Seuil, Paris, 2012.

11. Julien VINZENT, « Transports : les milliards du Grand Paris passent mal à Marseille », Marsactu, 7 mars 2013.

12. Idem.

13. COUR DES COMPTES, La Société du Grand Paris, op. cit.

14. SÉNAT, Rapport d’information fait au nom de la Commission des finances sur les coûts et le financement du Grand Paris Express, 14 octobre 2020.

15. Christian BLANC, « Le combat pour la réalisation du métro du Grand Paris est gagné », art. cit.

16. Jean-Marc AYRAULT, « Le Nouveau Grand Paris pour une région compétitive et solidaire », discours du 6 mars 2013, prononcé à l’université de Marne-la-Vallée.

17. Pierre MERLIN, « Le Grand Paris Express, erreur du siècle », Le Monde, 13 octobre 2017.

18. David HARVEY, « Vers la ville entrepreneuriale. Mutation du capitalisme et transformations de la gouvernance urbaine » [1989], in Cécile GINTRAC et Matthieu GIROUD (dir.), Villes contestées. Pour une géographie critique de l’urbain, Les Prairies ordinaires, Paris, 2014, p. 95-131.

19. Lise BOURDEAU-LEPAGE, « Introduction. Grand Paris : projet pour une métropole globale », Revue d’économie régionale & urbaine, no 3, 2013, p. 403-436.

20. CCI PARIS ÎLE-DE-FRANCE, LINSTITUT PARIS RÉGION, INSEE ÎLE-DE-FRANCE, Chiffres-clés Île-de-France, juin 2023.

21. CCI PARIS ÎLE-DE-FRANCE, « Enjeux Île-de-France, L’Économie francilienne en bref. Paris et Londres : le face-à-face des deux principales métropoles européennes », CROCIS. L’économie en Île-de-France. Chiffres, analyses, tendances, no 179, février 2016.

22. François LÉVÊQUE, « La grandeur des métropoles : Londres contre Paris ? », The Conversation, 12 mars 2019.

23. Lise BOURDEAU-LEPAGE, « Introduction. Grand Paris : projet pour une métropole globale », art. cit.

24. Christian BLANC, « Le combat pour la réalisation du métro du Grand Paris est gagné », art. cit.

25. Nicolas SARKOZY, Discours sur le projet du Grand Paris prononcé à la Cité de l’architecture et du patrimoine, art. cit.

26. Société du Grand Paris, « La Société du Grand Paris bat pavillon à la biennale d’architecture et de paysage », 8 avril 2019.

27. Cité par Grégoire ALLIX, « Les quartiers de gare, futurs hubs du Grand Paris », Le Monde, 20 octobre 2017.

28. Voir COLLECTIF ROSA BONHEUR, La Ville vue d’en bas, op. cit.

29. Voir le site : www.culture-grandparisexpress.fr.

30. SOCIÉTÉ DU GRAND PARIS, « KM7 à Saint-Denis : pleine Lune et carton plein ! », 14 octobre 2019.

31. Rémi AMALVY, « Bienvenue à la Fabrique du métro à Saint-Ouen », L’Usine nouvelle, 15 septembre 2018.

32. PARIS ÎLE-DE-FRANCE CAPITALE ÉCONOMIQUE, https://gp-investment-agency.com/.

33. Philippe YVIN, cité par Bertrand GRÉCO, « Immobilier : les bons plans du Grand Paris Express », Le Journal du dimanche, 27 novembre 2016.

34. Jade LINDGAARD, « Grand Paris : à Aubervilliers, “on va nous remplacer par des gravats” », art. cit.

35. « MIPIM 2016 », interview de Philippe YVIN, président de la Société du Grand Paris, YouTube – Icade Officiel, 4 avril 2016.

36. Philippe Yvin, cité par Jade LINDGAARD, « Grand Paris : à Aubervilliers, “on va nous remplacer par des gravats” », art. cit.

37. Selon L’Observatoire des quartiers de gare du Grand Paris Express 2014-2017. Révéler l’existant pour préparer l’avenir, APUR, 2017.

38. Jila VAROQUIER et Jean-Gabriel BONTINCK, « Nouvelles lignes, nouveaux quartiers… la révolution du Grand Paris Express », Le Parisien, 23 novembre 2018.

39. Christian BLANC, « Le combat pour la réalisation du métro du Grand Paris est gagné », art. cit.

40. Neil SMITH, « Gentrification et développement inégal » [1982], in Cécile GINTRAC et Matthieu GIROUD (dir.), Villes contestées, op. cit., p. 271-303.

41. URBANICS, Stratégies foncières autour des gares du Grand Paris Express, Observatoire régional du foncier en Île-de-France, mars 2021.

42. Ibid., p. 26.

43. INSEE, « Panorama de la pauvreté en Île-de-France : une diversité de situations individuelles et territoriales », Dossier no 9, octobre 2023.

44. « Approche du “halo” de la pauvreté en Île-de-France », INSEE Analyses Île-de-France, no 145, décembre 2021.

45. « Gentrification et paupérisation au cœur de l’Île-de-France. Évolutions 2001-2015 », IAU-Île-de-France, avril 2019.

46. « Gentrification et paupérisation au cœur de l’Île-de-France. Évolutions 2001-2015 », art. cit.

47. OBSERVATOIRE DES LOYERS DANS L’AGGLOMÉRATION PARISIENNE (OLAP), Dix Ans d’évolution des loyers, 6 septembre 2019.

48. Source : OLAP, 2023.

49. « 500 000 ménages franciliens consacrent plus du tiers de leurs revenus à leur logement », INSEE Analyses Île-de-France, no 42, 25 octobre 2016.

50. AORIF, UNION SOCIALE POUR L’HABITAT D’ÎLE-DE-FRANCE, Portrait de territoire, Île-de-France, septembre 2021.

51. FONDATION ABBÉ-PIERRE, L’État du mal-logement en France 2022. Éclairage régional Île-de-France, 2022.

52. CONSEIL ÉCONOMIQUE, SOCIAL ET ENVIRONNEMENTAL RÉGIONAL D’ÎLE-DE-FRANCE, L’Accès au logement des ménages à bas revenus en Île-de-France, 17 septembre 2013.

53. Theresa ENRIGHT, The Making of Grand Paris. Metropolitan Urbanism in the Twenty-First Century, MIT Press, Cambridge, 2016.

Notes du chapitre 3

1. Quels logements dans les quartiers de gare du Grand Paris Express ?, APUR, septembre 2017.

2. Ibid., p. 20.

3. Diagnostic du Plan métropolitain de l’habitat et de l’hébergement de la Métropole du Grand Paris, APUR, mai 2018.

4. Présentation de la Ville de L’Haÿ-les-Roses avec I3F, « Rénovation urbaine du quartier Lallier-Bicêtre », 8 mars 2018.

5. François MASPERO, Les Passagers du Roissy Express, Seuil, Paris, 1990, p. 20.

6. Observatoire des quartiers de gare du Grand Paris. Monographie du quartier de gare Aulnay, ligne 16, APUR, novembre 2014.

7. Thomas POUPEAU, « Bruno Beschizza : “J’ai Aulnay-sous-Bois chevillée au corps. Pourquoi m’arrêter au bout de six ans ?” », Le Parisien, 2 décembre 2019.

8. Voir notamment le documentaire de Fawzi ARSLANE et Wail AL MALKI, Le Galion, 6e sens production, 2022, 52 minutes. Une autre association du quartier avait réalisé un documentaire sur cet immeuble emblématique : COLLECTIF AULNAY 16 NEUVIÈME, Le Galion, mémoire vive, 2018.

9. Mathilde DESGRANGES, « Aulnay-sous-Bois : “Le Galion, un des joyaux de l’architecture moderne du 93”, un docu sur cette barre d’immeuble XXL », interview de Fawzi Arslane, 20 Minutes, 18 novembre 2022.

10. François MASPERO, Les Passagers du Roissy Express, op. cit., p. 53.

11. Ibid., p. 145.

12. Damien ARDANUY et Mohamed GHOLAM, « La cité Gagarine : une démolition remise en question », projet de fin d’études, École nationale supérieure d’architecture de Paris-La Villette, 2021, disponible sur le site de l’association Alternatives pour des projets urbains ici et à l’international (APPUII).

13. Lettre citée par Jade LINDGAARD, « À Romainville : “La base de loisirs, c’est un projet de bourges” », Mediapart, 7 décembre 2018.

14. François MASPERO, Les Passagers du Roissy Express, op. cit., p. 254.

15. Site Internet du promoteur Woodeum.

16. Site Internet du promoteur Immobel, voir aussi https://appartement-fortdaubervilliers.com.

17. Benoît POUVREAU, « Quartier La Maladrerie », Atlas de l’architecture et du patrimoine, département de Seine-Saint-Denis, 2004.

18. Sarah SPITZ, « L’écoquartier du Fort d’Aubervilliers et ses 1 800 logements commencent à sortir de terre », Le Parisien, 31 juillet 2022.

19. Cette citation et les suivantes sont tirées de l’article de Florent BASCOUL, « À Maisons-Alfort, le déconventionnement de logements sociaux près de la future gare inquiète », 94.citoyens.com, 22 mai 2021.

20. Gwenael BOURDON, « Bienvenue en enfer », Le Parisien, 21 avril 2019.

21. Éric COQUEREL « 10, boulevard Ornano : des familles paient de 450 à 600 euros pour des logements insalubres », questions au gouvernement, 2 avril 2019.

22. Laura WOJCIK (@laurawoj1), thread publié sur Twitter le 23 juin 2019.

23. Gwenael BOURDON, « Saint-Denis : l’angoisse des familles expulsées de l’immeuble indigne », Le Parisien, 3 juillet 2019.

Notes du chapitre 4

1. Fabien DESAGE, Christelle MOREL JOURNEL et Valérie SALA PALA (dir.), Le Peuplement comme politiques, PUR, Rennes, 2014, p. 17.

2. Julie POLLARD, L’État, le promoteur et le maire. La fabrication des politiques du logement, Presses de Sciences Po, Paris, 2018.

3. Marie BURKART, « Transformations urbaines : l’influence des politiques municipales d’aménagement. L’exemple de Boulogne-Billancourt et d’Issy-les-Moulineaux », Cybergeo. European Journal of Geography [en ligne], Aménagement, Urbanisme, document 112, mis en ligne le 27 octobre 1999.

4. Dominique LORRAIN, L’Urbanisme 1.0. Enquête sur une commune du Grand Paris, Raisons d’agir, Paris, 2018.

5. Alain BIHR, Entre bourgeoisie et prolétariat, l’encadrement capitaliste, L’Harmattan, Paris, 1989.

6. Anne CLERVAL, Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, La Découverte, Paris, 2013.

7. Fabien DESAGE, « “Un peuplement de qualité”. Mise en œuvre de la loi SRU dans le périurbain résidentiel et discrimination discrète », Gouvernement et action publique, no 3, 2016, p. 82-103.

8. Francis GODARD, Manuel CASTELLS, Henri DELAYRE, Catherine DESSANE et Chantal OCALLAGHAN, La Rénovation urbaine à Paris. Structure urbaine et logique de classe, Mouton, Paris/La Haye, 1973.

9. Pour une première approche sur ces sujets, voir Patrick SIMON, « Le logement et l’intégration des immigrés », in Marion SÉGAUD, Catherine BONVALET et Jacques BRUN (dir.), Logement et habitat. L’état des savoirs, La Découverte, Paris, 1998, et Claire LÉVY-VROÉLANT, « Migrants et logement : une histoire mouvementée », Plein Droit, vol. 68, no 1, 2006, p. 5-10.

10. Voir notamment, pour l’agglomération lyonnaise : Fatiha BELMESSOUS, « Du “seuil de tolérance” à la “mixité sociale” : répartition et mise à l’écart des immigrés dans l’agglomération lyonnaise (1970-2000) », Belgeo [en ligne], no 3, 2013.

11. Voir Sylvie TISSOT, L’État et les quartiers. Genèse d’une catégorie de l’action publique, Seuil, Paris, 2007.

12. Thomas KIRSZBAUM, « La rénovation urbaine comme politique de peuplement », Métropoles [en ligne], no 13, 2013.

13. Stefan KIPFER, « Démolition et contre-révolution : la rénovation urbaine dans la région parisienne », Période [en ligne], 5 octobre 2015.

14. « Aulnay-sous-Bois, Seine-Saint-Denis : rénovation urbaine des quartiers nord », 11e Forum des projets urbains, Urbapress informations, 8 novembre 2011.

15. Voir notamment Renaud EPSTEIN, La Rénovation urbaine. Démolition-reconstruction de l’État, Presses de Sciences Po, Paris, 2013, ou Christine LELÉVRIER, « Au nom de la “mixité sociale”. Les effets paradoxaux des politiques de rénovation urbaine », Savoir/Agir, vol. 24, no 2, 2013, p. 11-17.

16. Antoine GUIRONNET, « Faire et défaire la métropolisation. Comment la financiarisation a transformé les projets de renouvellement urbain du Grand Paris et du Grand Lyon », Métropolitiques, 28 janvier 2021.

17. Pour une déconstruction de cette phrase reprise ad nauseam, voir Pierre TEVANIAN et Jean-Charles STEVENS, « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». En finir avec une sentence de mort, Paris, Anamosa, 2022.

18. Voir Mathilde COSTIL, « L’habitat indigne aux portes de Paris : le cas de Saint-Denis, entre idéal et realpolitik », Hérodote, no 162, 2016, p. 175-192 ; Lina RAAD, « Les paradoxes de la lutte contre l’habitat privé dégradé à Saint-Denis : favoriser la mixité sociale ou maintenir les classes populaires ? », Métropolitiques, 9 novembre 2015.

19. Source : base BIEN (notaires), 4e trimestre 2021.

20. Idem.

21. Anne-Laure ABRAHAM, « L’Haÿ-les-Roses : le blues des exclus du supermétro », Le Parisien, 28 mai 2018.

22. Thomas POUPEAU, « Aulnay : Beschizza veut reconstruire les HLM… ailleurs dans le Grand Paris », Le Parisien, 8 janvier 2018.

23. COMMISSARIAT GÉNÉRAL À L’ÉGALITÉ DES TERRITOIRES (CGET), Grand Paris Express et quartiers de la politique de la ville : quel impact des futures gares ?, ministère de la Cohésion des territoires, juin 2018, p. 6.

24. Source : base BIEN (notaires), 4e trimestre 2021.

25. Convention cadre pluriannuelle de renouvellement urbain du territoire Paris Terres d’Envol, 8 juin 2021, p. 15.

26. Idem.

27. AORIF, UNION SOCIALE POUR L’HABITAT D’ÎLE-DE-FRANCE, Portrait de territoire, Île-de-France, op. cit.

28. Protocole de préfiguration des projets de renouvellement urbain des villes d’Aulnay-sous-Bois, Sevran, Villepinte, Tremblay-en-France, 16 novembre 2017, et Convention cadre pluriannuelle de renouvellement urbain du territoire Paris Terres d’Envol, op. cit.

29. Convention cadre pluriannuelle de renouvellement urbain du territoire Paris Terres d’Envol, op. cit., p. 20.

30. Anthony LIEURES, « 10 000 euros le m2, hôtel 4 étoiles… En Seine-Saint-Denis, ce projet immobilier qui secoue Saint-Ouen », Le Parisien, 3 novembre 2019.

31. Source : base BIEN (notaires), 4e trimestre 2021.

32. Idem.

33. Contrat de ville Est Ensemble 2015-2020, p. 103.

34. Bruno RIETH, « “Romainville, c’est LA ville ouverte aux promoteurs !” : en Île-de-France, la maire qui raffolait des constructeurs immobiliers », Marianne, 13 mars 2020.

35. Aurélie LEBELLE, « Une pétition contre l’inflation des projets immobiliers à Romainville », Le Parisien, 26 avril 2016.

36. Pour tout ce paragraphe, source : INSEE, RP 2009 et 2020.

37. Colette AUBRY, L’Accès au logement des ménages à bas revenus en Île-de-France, Rapport du CESER IDF, 17 septembre 2013.

38. AORIF, UNION SOCIALE POUR L’HABITAT D’ÎLE-DE-FRANCE, Portrait de territoire, Île-de-France, op. cit.

39. « Projet de loi de finances pour 2023 : cohésion des territoires (Logement) », avis no 116 (2022-2023), tome VI, de Mme Dominique ESTROSI SASSONE, fait au nom de la Commission des affaires économiques du Sénat, 17 novembre 2022.

40. Rapport d’information sur la répartition et l’utilisation des aides à la pierre, fait par M. Philippe Dallier au nom de la Commission des finances du Sénat, 3 octobre 2018.

41. Isabelle REY-LEFEBVRE, « HLM : les bailleurs sociaux vont vendre, sous la contrainte, une partie de leur parc », Le Monde, 9 octobre 2018.

42. Delphine GERBEAU, « Dix ans de crise du logement », La Gazette, 9 mars 2011.

43. UNION SOCIALE POUR L’HABITAT, Chiffres-clés du logement social, 2012.

44. UNION SOCIALE POUR L’HABITAT, Chiffres-clés du logement social, 2020.

45. Delphine GERBEAU, « Dix ans de crise du logement », art. cit.

46. UNION SOCIALE POUR L’HABITAT D’ÎLE-DE-FRANCE, « Production de logement social en Île-de-France : bilan 2021 et enjeux identifiés par les bailleurs sociaux franciliens », communiqué de presse, 12 mai 2022.

47. 15 Ans après la loi DALO, un nécessaire rappel à la loi, rapport du Haut Comité pour le droit au logement (HCDL), avril 2022.

48. OXFAM FRANCE, Logement. Inégalités à tous les étages, 4 décembre 2023.

49. L’État du mal-logement en France 2019. Éclairage régional Île-de-France, Fondation Abbé-Pierre, octobre 2019.

50. L’État du mal-logement en France 2022. Éclairage régional Île-de-France, Fondation Abbé-Pierre, octobre 2022.

51. Source : RPLS, 2022.

52. Les Difficultés d’accès au logement social des ménages à faibles ressources dans la Métropole du Grand Paris, rapport interassociatif (Secours catholique, Fondation Abbé-Pierre, Habitat et Humanisme, Solidarités nouvelles pour le logement, ATD Quart Monde, association DALO), mars 2023.

53. Ibid., p. 14.

54. Ibid., p. 17.

55. Emilia SCHIJMAN, « Une ethnographie de l’envers du droit. Contrats, pactes et économie des statuts d’occupation dans une cité HLM », Droit et Société, no 82, 2012, p. 561-582.

56. Luc GUIBARD, « Déménager en Île-de-France : les ménages aux revenus modestes s’éloignent davantage de Paris », Institut Paris Région, 22 juillet 2021.

57. Idem.

58. Anne CLERVAL et Matthieu DELAGE (dir.), Vivre à l’est de Paris. Inégalités, mobilités et recompositions sociospatiales, L’Œil d’Or, Paris, 2019.

59. Voir Notamment Antoine FLEURY, Matthieu DELAGE, Lucine ENDELSTEIN, Hadrien DUBUCS et Serge WEBER (dir.), Le Petit Commerce dans la ville-monde, L’Œil d’Or, Paris, 2020.

60. COLLECTIF ROSA BONHEUR, La Ville vue d’en bas, op. cit.

61. « Logement : La CRC épingle l’absence de coordination des politiques publiques à l’échelle de la Métropole », Le Journal du Grand Paris, 25 juillet 2022.

Notes de l’épilogue

1. Stefan KIPFER, Urban Revolutions. Urbanisation and (Neo-)Colonialism in Transatlantic Context, Brill, Leyde/Boston, 2022.

2. COLLECTIF ROSA BONHEUR, La Ville vue d’en bas, op. cit.

3. Sur l’histoire des relations entre Paris et ses banlieues, voir notamment Annie FOURCAUT, Emmanuel BELLANGER et Mathieu FLONNEAU, Paris-banlieues, conflits et solidarités. Historiographie, anthologie, chronologie, 1788-2006, Éditions Créaphis, Ivry-sur-Seine, 2007.

4. Emmanuel BELLANGER, « Du socialisme au Grand Paris solidaire. Henri Sellier ou la passion des villes », Histoire urbaine, vol. 37, no 2, 2013, p. 31-52.

5. Sabine BARLES, « Le Grand Paris des services urbains : eau et assainissement dans l’entre-deux-guerres, un changement d’échelle ? », Inventer le Grand Paris. 1919-1944 : Actes du colloque des 4 et 5 décembre 2014, Auditorium du Petit Palais, 2018.

6. Emmanuel BELLANGER, « Le Grand Paris bienfaiteur et les dynamiques de coopérations Paris-banlieues sous la Troisième République », in Annie FOURCAUT et Florence BOURILLON (dir.), Agrandir Paris (1860-1970), Éditions de la Sorbonne, Paris, 2012, p. 290.

7. Emmanuel BELLANGER, « La traversée historique du Grand Paris », Mouvements, vol. 74, no 2, 2013, p. 55.

8. Philippe SUBRA, « Le Grand Paris, stratégies urbaines et rivalités géopolitiques », Hérodote, vol. 135, no 4, 2009, p. 55-56.

9. Sur la logique des expulsions locatives, voir notamment Camille FRANÇOIS, De gré et de force. Comment l’État expulse les pauvres, La Découverte, Paris, 2023.

10. Guy GROUX et Catherine LÉVY, La Possession ouvrière. Du taudis à la propriété (XIXe-XXe siècles), Éditions de l’Atelier, Paris, 1993.

11. Daniel GOLDBERG et Audrey LINKENHELD, Rapport fait au nom de la Commission des affaires économiques sur le projet de loi, modifié par le Sénat, pour l’accès au logement et un urbanisme rénové (no 1499), Assemblée nationale, 19 décembre 2013.

12. Pour un bilan critique du premier mandat d’Éric Piolle (EELV) à Grenoble, voir Vincent PEYRET, Le Vide à moitié vert, Le Monde à l’envers, Grenoble, 2021.

13. Site Internet du Groupe communiste et citoyen de Paris.

14. Tribune « Des “chartes promoteurs” pour défendre le droit à la ville », L’Humanité, 22 août 2016.

15. Charlotte MATIVET (dir.), De quoi le droit à la ville est-il le nom ?, Passerelle #15, Ritimo, 2017.

16. Cette distinction entre l’interprétation social-démocrate du droit à la ville et celle, plus libertaire, des squatteurs à Paris avait déjà été soulignée par des chercheurs spécialistes de Lefebvre, dans Stefan KIPFER, Parastou SABERI et Thorben WIEDITZ, « Henri Lefebvre : debates and controversies », Progress in Human Geography, vol. 37, no 1, p. 115-134.

17. « Prenons la ville ! Genève, 2017-2018, textes pour un mouvement », Renversé, 2 avril 2018 ; « Appel à reprendre la ville : Un appel à s’auto-organiser pour reprendre nos villes et redéfinir nos vies », Renversé, 16 septembre 2021.

18. Henri LEFEBVRE, « Le mondial et le planétaire », Espaces et Sociétés, no 8, 1973, p. 21.

19. Henri LEFEBVRE, La Révolution urbaine, Gallimard, Paris, 1970, p. 237.

20. Henri LEFEBVRE, « L’urbanisme aujourd’hui. Mythes et réalités », Les Cahiers du Centre d’études socialistes, no 72-73, 1967.

21. Sur le fédéralisme intégral, voir notamment Pierre-Joseph PROUDHON, Du principe fédératif [1863], Éditions TOPS/H. Trinquier, Antony, 1997, ou Édouard JOURDAIN, « Du fédéralisme intégral », Proudhon. Un socialisme libertaire, Michalon, Paris, 2009, p. 79-101.