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Rachid
Toutes celles et tous ceux qui m’ont appelé, soutenu et écrit pendant ma détention.
Ma sœur, Shéshé.
Ma mère.
Safia.
Clara.
Monsieur J.
Gatuzo.
Sylvain
Toute la cité.
Tout le quartier.
Riadh
Ma mère et tous ceux qui ont contribué à bien m’éduquer.
Toute la clique.
Alexandre
Mehdi Chibon.
Steven.
Ma mère et ma grand-mère.
A¸skım Ozlem.
Joseph
Toutes celles et tous ceux qui sont nommément cités dans le livre, sans qui rien de tout cela n’aurait été possible : Grégoire, François, Céline, Aude, Naïma, Sonia, Jessika, Aouatif, Lucie. Les lascars du quartier. Et Jane.
Aurore, pour tout. Pour les coupables qui agonisent, dans un coin du jour qui se lève. Pour la lecture, les lectures, les relectures, les conseils, le reste ; et pour la belle vie.
Toute la furieuse et fidèle bande d’Article 11, sans oublier les abonnés ni les lecteurs occasionnels.
Christiane et Roger, pour l’amitié, la résidence, et les mots qui ont toujours bien plus ragaillardi que les tonneaux vidés – et putain qu’il y eut de tonneaux !
Jean-Luc, non, il ne faut pas avoir honte d’être heureux, passionnément…
Béné, pour la lucidité qui fait autant mal qu’avancer. Et rire, aussi.
Florence, pour l’enthousiasme, la joie, les rires partagés, les peines aussi, la gentillesse ; et pour le blanc de rupture du jeûne de Ramadan.
Sandrine, et pas seulement pour la relecture ni pour la belle soirée de printemps. Pour un certain degré d’humanité. Le plus haut. Force, courage, endurance…
Éric et ses vannes moisies, les bouffes du midi et la résistance de l’intérieur.
Dadu, Séb, Titine, Scalap, Fleur, Itziar, Nacim et Mister T. Wesh, on représente !
Marie-Anne et Sonya, fidèles parmi les fidèles.
Sabine, depuis le temps… Charlène et Yann. De l’autre côté, Jean-Marie et Olivier. Tous, dont le professionnalisme est à la hauteur de l’intelligence.
Nihel, fatalement et malgré tout. Ou sinon…
Véro-la-si-loin.
Luther Blissett, pour l’inspiration.
Des lieux aussi, et les gens qui les habitent : Athènes, Montreuil, Naples, Villegusien, La Bohalle, Kalamata, Groix. Et, par-dessus tout, Ormes, Reims, la famille et ma mère. Et Nanterre, à la mort, à la vie…
À M.D.G.
Il en a fallu du temps, pour que quatre jeunes de quartier puissent se livrer aussi ouvertement. Plus de cinq ans de travail éducatif, quotidien, exigeant. Soudain, la chance de quelques rencontres nous permet d’envisager l’inconcevable : écrire un livre. Tout raconter. Le quotidien, les flics, les conneries, le business, la religion, la taule, les à-côtés de la cité…
« On est partis de rien et on a fait un livre. » Cette phrase provient d’un des derniers textes écrits par Riadh, l’un des coauteurs. Il mesure le chemin parcouru, les seize mois passés à écrire et à voir comment cette écriture a pu bouleverser nos vies.
Pendant ce temps, la vie continuait à la cité avec son cortège de joies et de drames. Ces événements ont aussi façonné le livre, ils en sont la trame. Cinq personnages en quête d’auteur : quatre jeunes, un éducateur. La cité en toile de fond, les potes, les juges et les flics qui ne cessent de revenir. Et, par-dessus tout, une seule véritable héroïne : l’écriture. Ce livre ne raconte que cela. La découverte du pouvoir des mots.
Pour que ce livre fût possible, il fallait un cadre, celui de la Prévention spécialisée, sur lequel nous reviendrons ; mais il a surtout fallu du temps. Apprendre à se connaître. Vivre ensemble. Tout un patient travail d’éducation réciproque. Il a fallu des mois, des années, avant qu’une relation ne puisse s’établir. Temps indispensable à la confiance, prélude au travail…
Il n’y a pas d’éducateurs. – Comme penseur, on ne devrait parler que de l’éducation de soi par soi-même. L’éducation de la jeunesse par des tiers est ou bien une expérience réalisée sur un être encore inconnu, inconnaissable, ou bien un nivellement de principe destiné à adapter un nouvel être, quel qu’il soit, aux habitudes et coutumes régnantes : dans les deux cas, donc, quelque chose qui est indigne du penseur, besogne des parents et instituteurs qu’un homme de ceux qui ont la sincérité hardie a appelés nos ennemis naturels. – Un jour, quand on est, de l’avis du monde, depuis longtemps formé, on se découvre soi-même ; alors commence la tâche du penseur, maintenant il est temps de l’appeler à l’aide – non pas en qualité d’éducateur, mais d’homme qui, ayant fait sa propre éducation, a de l’expérience.
Frédéric Nietzschenote
Tu n’étais ni le pire ni le meilleur, il y a cinq ans. Tu étais banalement comme les autres. Tu étais jeune alors – on n’est pas sérieux quand on n’a même pas dix-sept ans, l’âge des conneries habituelles pour un gosse de cité indifférencié. Jeune diplômé, j’arrivais sur le quartier. Toi et tes amis, vous nous regardiez de haut, de ce regard infatué du fric et du pouvoir sur la cité. Vous aviez envoyé vos petits frères essuyer nos plâtres, tester notre cohérence et essayer de nous faire craquer. Sur la durée.
Plus d’une année durant laquelle tu n’étais plus là. N’ayant pas encore la confiance de tes amis, les rumeurs de Radio Cité parlaient d’un voyage à l’étranger. À ton retour, vos petits frères cessaient un peu de nous faire chier et commençaient à nous parler de leurs problèmes scolaires. Nous échangions dès lors des bonjours plus courtois que méfiants quand je te croisais avec tes amis, à l’entrée des halls d’immeuble qui ne s’ouvraient que pour les clients et les mères de famille ; jamais pour nous.
Il faut croire que nous avions fait nos preuves quand ton meilleur ami me demanda, plus de deux ans après mon arrivée et sentant le vent du glaive de la justice, de l’accompagner chercher un boulot. J’ignorais qu’il devait être jugé un mois plus tard et que je témoignerais pour attester de l’existence d’un suivi socio-éducatif. J’ignorais que je devrais franchir les grilles de la maison d’arrêt et que je te donnerais de ses nouvelles après chaque visite.
On est puceau de l’horreur comme on l’est de la cité.
Toi et tes potes m’avez défloré.
Les confidences ne venaient pas encore mais, à la nuit, à l’ombre des tours et des sirènes, vous n’hésitiez plus à parler devant moi de tel ou de tel autre, des raisons de leur incarcération ou de leur cavale, des kilos et des années en jeu. Mon silence pour seule arme.
Tu étais des trois de ceux qui étaient à la libération de ton pote, sans compter sa famille. Tu m’adressas un salut quand je sortis derrière lui. Matin de janvier, vent glacial, sa maman sortit la Thermos de café et quelques croissants. Vous n’êtes restés que pour la première tasse, vous saviez bien que nous avions nombre de démarches à accomplir, et qu’il fallait laisser ce moment à la famille.
Quand tu fus serré à ton tour, six mois plus tard, je veux croire que c’est naturellement que tu m’écrivis de prison pour que je vienne te visiter. On était l’été et, dans le bus pour Fleury-Mérogis, la clim faisait défaut. Au matin, les odeurs de curry, de couscous et de vêtements bien lavés que les familles essaieraient de faire rentrer au parloir. M’être levé à cinq heures pour arriver à notre rendez-vous de dix heures, parce que préparer une réinsertion et une recherche de taf, c’est le matin.
Au gré des parloirs d’un été à Fleury, tu m’appris que les voyages étaient en fait une sanction familiale. Deux ans aux Comores dans la famille et trois ans en Syrie dans une école coranique. Juste pour te mettre du plomb dans la tête. Et qu’à tout prendre, tu préfères encore être là, dans ce nouveau bâtiment de Fleury – une douche par cellule – plutôt qu’aux Comores. C’est l’époque où l’avion de Yemenia s’écrase, tu es sans nouvelles de ta famille.
Je connus ta mère, tes dix frères et sœurs, leur expliquai le fonctionnement de l’administration pénitentiaire, qu’icelle ne tolère pas qu’on écrive à un détenu dans une autre langue que le français, a fortiori l’arabe, comment faire pour laisser entrer un tapis de prière, et le budget à prévoir pour aller à Fleury : quinze euros aller-retour par personne, deux fois par semaine, trois personnes par visite, trois cent soixante euros par mois ; sans compter les mandats.
J’étais en vacances pour ta sortie de préventive. Tu m’appelles et veux écouter le bruit de la Méditerranée, depuis la Grèce où je suis. On décide de se faire un chouette resto à mon retour. Quatre-vingts euros en poche, on pousse la porte d’un truc qui nous semble bien classe à La Défense. On ne regarde même pas les prix. Au mitan d’une horde de costars-cravatés, nous mangeâmes fièrement dans nos sweats-capuches respectifs, deux entrées, un pichet de blanc et un café pour deux.
Tu es revenu une fois sur le quartier. Je n’étais pas là. Considéré comme celui qui a balancé le réseau, tu n’as pas attendu que tes anciens potes apprennent ta sortie et viennent te chercher. Tu es revenu pour te faire casser la gueule, une fois, consciencieusement, méthodiquement.
On attend ton procès. Tu postules à des boulots moisis avec la Mission locale. Intérim de magasinier, dans le bâtiment, ailleurs ; devoir batailler pour obtenir un financement de permis cariste.
Après, à nos rendez-vous, tu es venu accompagné d’une demoiselle. Vous n’étiez qu’un sourire. « Joseph, je te présente Salima, une amie. Salima, je te présente Joseph, mon éducateur. » Je souris encore à ce non-dit de présentation officielle où je crus voir dans tes yeux l’attente d’une validation.
On attend et on prépare tranquillement le procès. Tu ne viens plus aux rendez-vous qu’accompagné de ta chérie. Vous allez emménager ensemble, vous commencez à parler de mariage. Je rêve secrètement d’être invité.
Le mariage n’aura finalement pas lieu, sinon le religieux. Pas trop la teuf. Ton boulot en intérim dans le bâtiment te prend de plus en plus, tu travailles sérieusement, on se voit de moins en moins, sinon pour se donner des nouvelles, comme deux vieux amis à la nouvelle année.
Ta femme est enceinte, son ventre commence à pousser, comme ton angoisse et ta joie de devenir père. C’est que c’est un foutu travail, aussi, d’être soutien de famille. Fini les conneries. Ramener l’argent, faire à manger, préparer la chambre du bébé.
Elle accouche en décembre, sous la neige. À la maternité, avec ma collègue Aude, tu nous présentes fièrement aux infirmières qui ne laissent entrer personne sinon la famille – dont tu dis que nous sommes – au service des prématurés. Tu passes tes nuits près de la couveuse ; ta fille a déjà ton sourire.
Quand Aude tombe enceinte quelques mois plus tard, tu la félicites et nous invites à bouffer pour fêter ça. Je suis au téléphone, on convient d’une date dans ta piaule de foyer pour jeunes travailleurs. Tu demandes si du saumon nous ira. Aude gueule à côté qu’elle n’a pas le droit au poisson cru. Tu te marres en disant que tu t’y connaissais avant elle, en bouffe de femme enceinte. L’arroseuse arrosée.
Tu vis ta vie et la date du procès finit par arriver. On ne s’était pas vus depuis quatre mois. En préparant la note de situation qui attestera du suivi socio-éducatif, je juge bon d’écrire que ledit suivi est fini, que c’est plutôt rare qu’après seulement cinq ans de travail, un jeune ait su trouver ses propres réponses et ne plus faire appel à nous.
Tu paniques un peu à la lecture du dernier paragraphe. « Non, Joseph, n’écris pas ça ! C’est quand même mieux de dire aux juges que je vois régulièrement un éducateur… » Je souris, prends le temps de t’expliquer que c’est encore mieux l’émancipation, la liberté, tout ça. Tu mets cinq bonnes minutes à entraver et à te redresser, fier.
L’audience est renvoyée.
Ton boulot se passe toujours aussi bien, tu donnes complète satisfaction. Malgré les quelques crises conjugales – parfois violentes –, le bébé grandit et toi aussi. Avec Aude, nous sommes invités dans ta famille peu après son accouchement. Tous les frères et sœurs sont là, ton père aussi, chose rare. Aude et ta mère causent, entre daronnes. Et il cause, ton père, chose encore plus rare. Il est fier de toi. Tu as quitté le foyer, tu es revenu vivre dans la famille et tu sors, l’air de rien, les billets gagnés légalement pour participer au loyer. Il enfouit la liasse dans sa poche de chemise. C’est bien, mon fils. Hélas, le daron doit partir avec le dessert. Il dit que ça lui a fait plaisir de nous avoir vus, Aude et moi, mais là, il ne peut vraiment pas rester parce qu’il a un deuxième conseil de famille… Comme si, du premier, nous en étions.
Le renvoi de l’audience arrive enfin. On se cause vite fait au téléphone pour ta stratégie de défense. Famille, boulot, suivi intensif puis terminé puisque tu es devenu un homme et n’as donc plus besoin d’éducateur.
Je ne saurai jamais pourquoi tu ne te présentes pas le jour dit. Pourquoi tu donnes juste ton simple contrat de travail à ta mère pour qu’elle le présente au tribunal. Pourquoi tu zappes cette formalité alors que tout allait mieux, alors que tout allait bien.
Tu m’appelles le soir même. Tu penses à te rendre direct au commissariat, tu n’as même pas envisagé la possibilité de faire appel. De reprendre le dossier, pied à pied, ni de rebosser ensemble, comme à l’époque, se voir tous les deux jours alors que le scalpel de la taule ne cessait de menacer de sa lame tranchante ; et qu’on riait, qu’on en riait.
Tu as pris cinq ans ferme. Peine plancher et tout le bordel. Autant d’années que celles où remonte le début de notre histoire. Je ne sais lequel de nous deux a fait le plus grandir l’autre. Ça prend du temps, tout ça, la fin de ton adolescence, mon arrivée sur le quartier. Je repense à Nietzsche. Peut-être t’en parlerai-je la prochaine fois qu’on se verra. Ou sans doute pas ; nous avons encore tellement à découvrir, tous les deux.
Il faudra tout reprendre, il faudra continuer.
La France n’est pas assez riche d’enfants pour qu’elle ait le droit de négliger tout ce qui peut en faire des êtres sainsnote.
C’était un temps déraisonnable, celui des utopies collectives qui se fabriquent au quotidien. Rétablir la démocratie. Assurer à tous les citoyens des moyens d’existence. Créer la Sécurité sociale. Instaurer un système de retraite par répartition. Ériger la liberté de la presse en principe absolu. Bref, faire en sorte que l’intérêt particulier soit toujours subordonné à l’intérêt général.
Pour les gosses délinquants, d’abord les considérer comme des gosses. Des mineurs. Des enfants. Affirmer avec force la primauté de l’éducatif sur le répressif. L’ordonnance de 1945 institue les tribunaux pour enfants et considère ceux-ci, avant tout, comme des personnes vulnérables dont l’éducation n’est pas encore achevée. Alors, qu’ils soient victimes ou coupables, après tout, peu importe, il appartiendra désormais au juge des enfants d’avoir un absolu regard sur tous ceux qui sont encore en train de pousser, de mûrir, de devenir des hommes. Pour en faire des citoyens.
L’ordonnance sait trop les ravages qu’ont faits les maisons de correction, les travaux forcés, le nombre de gamins tués pendant la guerre. Cette jeunesse qui arrive, il faut la protéger. Et pas à coups de trique. En faire des êtres qui transpirent la santé ; et non la prison.
C’est le temps des expérimentations, des inventionsnote. On se rend compte que la « zone » s’étend aux frontières de la ville ; la faute à la reconstruction, à la pauvreté, à la misère même. Et que, pour lutter contre cette misère, il vaut mieux aller à son contact, dans son milieu, au quotidien, plutôt que d’essayer de l’éradiquer à l’extérieur. De l’extérieur.
Un mélange de chrétiens sociaux et de tenants de l’éducation populaire ouvrent des salles, des abris, vont dans les fêtes foraines où les voyous rôdent et draguent, discutent, jouent aux cartes, commencent à aider pour les papiers, rencontrent les frères, les sœurs, les parents, offrent le café. Ce sont les premières maisons de copains – ou équipes d’amitié ; les noms changent, mais non l’esprit.
À Lyon, dans le Nord, en Lorraine, à Paris, les pratiques se développent peu à peu, se confrontent les unes aux autres, s’enrichissent. C’est maintenant l’époque des blousons noirs, la France a peur, mais ceux qui se sont professionnalisés au contact de cette jeunesse marginale tiennent droit sur leurs valeurs. Il faut choisir : éduquer ou punir. On a encore le choix, à cette époque, et l’insistance des pratiques finit, une dizaine d’années plus tard, par définir et instituer les principes fondateurs de ce que l’on appellera dès lors la Prévention spécialisée.
L’arrêté du 4 juillet 1972 réglemente le travail des « éducateurs de rue ». Au regard des autres travailleurs sociaux, ils se distinguent par la singularité de leur mode d’approche, par le rapport qu’ils entretiennent avec leur public. Les textes énoncent plusieurs principes fondamentaux qui régissent leur pratique.
Le premier de tous, le plus important et celui dont découlent tous les autres, est l’absence de mandat nominatif. L’éducateur de rue a un mandat territorial : il peut accompagner quiconque se trouve sur sa « zone d’intervention », toute personne dont le quartier est le lieu d’appartenance, de vie ou de travail.
En conséquence, c’est aux jeunes de choisir s’ils adhèrent, ou non, aux propositions qui leur sont faites. Il s’agit du second grand principe : la libre adhésion. L’éducateur doit « aller vers les jeunes, dans leur milieu, pour entrer tout d’abord en contact avec eux et établir une relation de confiance, avant d’avoir une action éducative à proprement parlernote ». Le meilleur moyen pour ce faire est encore de laisser le jeune libre d’accepter ou de refuser l’accompagnement proposé.
Dans cette démarche, l’anonymat du jeune est préservé. Libre à lui de ne pas donner sa véritable identité tant que des démarches officielles n’auront pas été entreprises. Nombre d’éducateurs n’ont ainsi jamais connu que les prénoms ou les surnoms des jeunes avec lesquels ils discutaient. Là n’est pas le problème. Dans une société où l’on pense qu’il faudrait tout savoir sur quelqu’un avant même de se donner la peine de le rencontrer, on comprend mal qu’il faille parfois attendre plusieurs années avant qu’un jeune – que l’on voit pourtant tous les jours – choisisse de révéler sa véritable identité patronymique. Mais une relation de confiance se construit avant tout sur le temps passé ensemble, non sur une connaissance qui ne serait que du fichage.
De même, les éducateurs de Prévention spécialisée ne doivent jamais divulguer d’informations sur les jeunes sans leur consentement – un interdit que la loi sur la prévention de la délinquancenote a largement mis à mal, au risque de fragiliser la confiance nécessaire à toute relation éducative.
Si l’éducateur doit chercher à inscrire les jeunes dans un rapport à la loi – qu’elle soit effective ou symbolique –, il se doit aussi de ne pas porter de jugement sur les vies dont il est témoin, même lorsqu’il en sait la part illégalenote.
L’éducateur de rue s’adresse à un « public » qui gravite aux confins de l’institution, ayant souvent quitté l’école très tôt, traînant dans la rue, vivant d’expédients… Sa mission officielle est d’orienter les jeunes avec lesquels il travaille vers des « structures de droit commun » adaptées à leur situation, à leurs besoins : Pôle emploi ou Mission locale pour le chômage, assistantes sociales pour les problèmes financiers ou sociaux, services d’insertion et de probation pour les questions judiciaires, médecins de ville pour la santé, clubs sportifs pour les loisirs… Indispensable pour cela de travailler en partenariat. L’éducateur de rue est profondément ancré dans la réalité sociale de l’endroit où il travaille.
Les activités qu’il met en place répondent à des besoins précis à un moment donné. Elles sont ponctuelles et ont vocation à disparaître une fois l’objectif atteint. C’est le principe de non-institutionnalisation des activités.
Un tel travail, parce qu’il nécessite, comme le disent les textes, « souplesse, proximité, réaction rapide et relative autonomienote », est avant tout confié à des structures associatives locales.
Parce que chaque quartier a son histoire, sa géographie, ses singularités, il n’y a pas en réalité deux équipes de prévention dont le travail soit identique. Elles partagent cependant toutes un socle commun, une forme d’intervention qui les réunit : la « présence sociale », c’est-à-dire le travail de rue, « seul mode d’action permettant de nouer des relations avec un milieu qui n’en fait pas la demandenote ». Être dehors, discuter avec les uns et les autres, les jeunes évidemment, mais aussi les mères de famille, les commerçants, les membres d’associations de quartier, ceux qui traînent, quelle que soit l’heure, près de la gare RER, une bière à la main, ou ceux qui tiennent les murs. Être dehors l’hiver quand il n’y a pas grand monde, les soirs d’été quand toute la cité profite des derniers rayons du soleil, regarder les matchs de foot au café avec les habitués, être de chaque manifestation festive, se trouver aux sorties d’école ou de collège, aux descentes de police, aux célébrations de mariage, bref à tout ce qui peut faire battre le cœur du quartier.
Car c’est la rue qui permet à l’éducateur d’entrer en relation avec celui qui n’en fait pas la demande. C’est la rue qui fera que l’éducateur arrivant sur le quartier sera testé ; c’est dans la rue qu’il fera ses preuves. C’est également par la rue que l’éducateur néophyte fera connaissance avec le secteur d’intervention et les règles implicites qui régissent les lieux afin de lui permettre de s’intégrer au quartier dans lequel il va être amené à travailler, d’en connaître les moindres recoins et les moindres déplacements de population, en somme, de « faire partie des murs du quartiernote ». C’est enfin dans la rue que se posent les bases d’un travail futur, plus individualisé, qui prendra place dans les locaux des équipes de prévention.
Ces rues d’où ce livre parle, ce sont celles d’un quartier populaire comme tant d’autres. Plusieurs cités HLM dont les tours s’élèvent crânement. Des pavillons au pied des tours, un petit centre commercial avec une brasserie, un magasin alimentaire discount, la chance qu’il reste encore un peu de service public – une mairie de quartier et une agence de La Poste. Des terrains pour jouer aux boules, au foot, deux crèches, autant d’écoles primaires, un collège. Des lieux de culte, catholique, musulman ou baptiste. Un équipement municipal unique accueille quotidiennement le centre de loisirs, le club des seniors, et met à disposition des salles dans lesquelles se relaient les différentes associations du quartier.
Une banlieue comme il y en a tant en France, presque tout à portée de main, ce qui ferait quasiment oublier le taux de chômage frôlant les trente-cinq pour cent pour les moins de trente ans ; l’enclavement entre la Seine, la voie ferrée et l’autoroute : la misère qui suinte de partout, la vente de drogue pour quelques rentrées d’argent. Cela fait à peine un an que des bus se sont mis à traverser le quartier, empruntant le boulevard principal. Avant, ils contournaient. C’est quand même mieux, surtout si l’on pense à ces femmes de soixante ans avec béquilles qui s’échinaient à appeler la mairie depuis cinq ans pour le simple droit de prendre le bus.
Dans ces rues, l’équipe de Prévention spécialisée s’adapte aux besoins du quartier. Tous les outils sont envisageables. Ils n’ont de limites que celles de l’inventivité des éducateurs : ateliers graff ou hip-hop pour retravailler avec les mômes les prérequis indispensables à la réussite au collège, application et concentration ; activités sportives en lien avec les services municipaux de la santé pour retrouver un peu d’hygiène de vie – mieux manger avant l’effort plutôt que le kebab avalé vite fait ; chantiers éducatifs pour remettre au boulot des gars qui ont désappris à se lever le matin…
Mais si la rue est une bonne manière d’entrer en relation avec le « public cible » de la Prévention spécialisée, il faut aussi rappeler l’évidence suivante : tous les jeunes en voie de marginalisation ne traînent pas dehors, et tous les jeunes qui traînent dehors ne sont pas en voie de marginalisation. Dès lors, quelles que soient leurs formes, les actions mises en place par les équipes de Prévention spécialisée sont avant tout conçues comme autant de supports à la relation individuelle.
Quarante ans après sa naissance officielle, où en est la Prévention spécialisée ? Là comme ailleurs, les moyens financiers sont de plus en plus réduits, l’engagement des professionnels intact.
De la part des « financeursnote », les pressions sont grandes pour que le travail des éducateurs se réduise à ce qu’il n’a jamais été : une simple forme de prévention de la délinquance.
Mais cette dérive sécuritaire ne touche pas que la Prévention spécialisée. En janvier 2011 survenait l’« affaire Laetitia », du prénom d’une jeune femme de dix-huit ans violée, puis assassinée. Très vite, un suspect, Tony Meilhon, est interpellé. Nicolas Sarkozy, chef de l’État en exercice, met en cause le travail du Service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP)note où le suspect était suivi. Les syndicats du monde judiciaire avaient beau dénoncer depuis des années le manque de moyens et l’inflation du nombre de personnes placées sous main de justice, pour le Président, rien n’y fait : il faut revoir entièrement le travail effectué par le SPIP. Dès lors, il faut traiter tous les dossiers à égalité, au même niveau. Concrètement, les éducateurs n’ont plus que cinq minutes par personne s’ils veulent honorer tous leurs rendez-vous. Discuter d’une situation, de difficultés devient de fait impossible. Il faut simplement s’assurer que la personne est là. Bonjour. Au revoir. À la prochaine. Si la personne ne vient pas, c’est la taule, direct. Nous y reviendrons.
Dans la Prévention spécialisée, comme à Pôle emploi, comme au SPIP, c’est la course aux statistiques sur l’« efficacité » du travail effectué. De petites équipes qui travaillaient à l’échelle d’un quartier sont malaxées, fusionnées, absorbées par des plus grosses, à l’échelle d’une ville, d’une communauté d’agglomération, rattachées à des structures gérant toute la chaîne du travail social.
C’est aussi de cette tension que ce livre parle. Au moment où celui-ci commence, le travail d’une petite équipe de six éducateurs bat son plein. Celle-ci est implantée depuis plus de cinq ans. La relation avec le public est excellente, les projets s’accumulent…
Cela posé, passons à notre histoire.
Aude Marie Ferrieu et Joseph Ponthus
L’exploiteur ne raconte jamais à l’exploité comment il l’exploite – donc nous qui sommes dans ce discours de l’exploiteur qui raconte à l’exploité, parce que c’est ça, finalement, les informations, les films, les articles ou les livres, c’est raconter ; eh bien, nous qui sommes là-dedans, nous devons précisément raconter d’une autre manière, pour, au final, raconter autre chose.
Jean-Luc Godardnote.
Rien n’est plus simple que d’entrer chez le peuple, il suffit de pousser la porte. Nulle épée de feu, je le jure : la table est là, le couvert est mis. Et l’« homme instruit » qui se présente en frère sera toujours le bienvenu. Seulement, voilà : il faudrait laisser dehors la langue de zinc, l’écriture en formules, les petites sophistications livresques, les techniques ésotériques qui épatent les critiques et les copains, bref, tout ce qu’on a appris dans son « monde », tout ce qui a obtenu le prix de dissertation française au lycée.
Morvan Lebesquenote.
Bonjour,
Je découvre un de vos textes, via Article 11 note : absolument excellent ! Je m’occupe de la collection « Zones » à La Découverte, et je me demandais si vous accepteriez de prolonger ça par un livre. Je serais heureux d’en discuter avec vous en tout cas.
Bonne fin de journée,
G. C.
Joie du matin, même si je sais par avance que ce ne sera pas possible. Hors de question de sortir un bouquin sans l’aval des mômes avec lesquels on bosse. Du moins, pas comme ça ; pas maintenant. Quelques chroniques sur Internet, passe encore, on rend tout anonyme, on peut effacer, on prend la peine de ne pas mentionner les histoires judiciaires en cours, les affaires dans lesquelles des mineurs sont impliqués, on évoque des situations sordides par un biais détourné, on ne garde que quelques vannes.
Le rapport à l’écrit, pour les mômes, est une question extrêmement délicate. Pas l’écrit des écrans d’ordinateur ni des claviers de téléphone, mais celui du « bon français », celui qu’on apprend à l’école que la plupart ont quittée vers leurs quinze ans. De fait, tout ce qui ressemble à une page blanche, un stylo, un livre renvoie à une forme d’échec larvé, insidieux.
Il faut voir, avec chacun, le cérémonial qui entoure la validation d’une note de situationnote. On a appris à distinguer ceux pour qui la lecture était un problème, du coup, on prend la feuille, on lit doucement, on reformule et on explique les mots un peu compliqués ; pour les autres, il faut bien cinq bonnes minutes pour lire une page, revenir sur tel bout de phrase, ne pas forcément arriver à voir l’enchaînement des idées ni le sens général de la note.
À force d’explications, ça devient bon, et c’est presque la joie de constater qu’on peut résumer, sur une page ou deux, une vie de difficultés, de doutes, d’erreurs et de combats pour s’en sortir, que tout cela a un sens ; cette page qui sera envoyée à qui de droit et à partir de laquelle une partie de son avenir se décidera : trouver une école, un logement, un financement pour une formation, un travail, échapper à la prison ou en sortir un peu plus vite.
Bref, l’écrit, peut-être plus que toute autre chose, est une lutte. Non le langage, que chaque cité malaxe et triture à longueur de journée et d’ennui dans une tchatche sans cesse réinventée. Mais l’écrit, oui. On n’écrit pas impunément.
Rendez-vous est pris avec l’éditeur, malgré tout, histoire de…
À l’accueil de La Découverte, des bouquins partout, toutes les collections, les dernières sorties, les titres phares et un monsieur un peu âgé, une demi-douzaine d’enveloppes kraft sous le bras, qui essaie de refourguer ce qu’on imagine être des manuscrits. Il parle de philosophie allemande, de sujet jamais étudié, s’enthousiasme, dit qu’il a publié, voici vingt ans, un opuscule qui a été remarqué. Ça dure bien un quart d’heure, il part en se délestant de quelques enveloppes en précisant qu’il a même mis une copie des manuscrits sur une « disquette pour les ordinateurs » et qu’il n’a pas oublié d’indiquer son adresse postale.
La dame de l’accueil sourit tendrement. « Ça arrive assez souvent, dit-elle. Avec le temps, on sait comment faire. Ce sont surtout des gens qui ont besoin de parler… » Du coup, je me sens presque un peu gêné d’arriver à un rendez-vous pour dire non. Bien sûr que c’est une bonne idée, mais ce n’est vraiment pas possible…
Grégoire arrive, la trentaine souriante, cuir d’aviateur et franche poignée de main, le léger accent du Sud-Ouest derrière des yeux perçants ; une dégaine qui tranche avec l’impressionnante carrière universitaire consultée la veille sur Internet.
On passe au bureau, compliments d’usage. Ah votre style… Ah votre belle maison d’édition… Puis, avec le début des tutoiements, l’explication de mon refus. Même s’il a l’air aussi emmerdé que moi, Grégoire semble comprendre.
– On se recontacte s’il y a du nouveau ou si on peut imaginer autre chose ?
Je rentre à la maison, regarde dans la bibliothèque les bouquins publiés par La Découverte. Léger vertige.
Soirée avec un journaliste du Canard enchaîné qu’on avait interviewé pour Article 11. On discute de tout et de rien, de nos boulots respectifs, on parle du prochain numéro des « Dossiers » du volatile qui aura pour thème la police. La fin de soirée et quelques bières aidant, je me propose de lui écrire un papier sur le rapport, au quotidien, entre flics et jeunes de cité. Pourquoi pas ? Si l’angle d’approche est bon, ça pourrait passer.
Le mal aux cheveux de la soirée de la veille est aussi présent que l’incrédulité. Putain, un article pour Le Canard, bordel ! Le Canard… Tâcher de rassembler ses esprits et de voir sous quelle problématique envisager le sujet. Parce qu’avec les keufs et les mômes, c’est pas les anecdotes qui manquent. Oui, mais si un bouquin n’est pas possible, il n’y aurait aucune raison qu’un article le soit plus. À moins que…
Tout semble calé. Le directeur de l’association est d’accord, le journaliste du Canard aussi. L’article sera écrit, dans le cadre du boulot, avec certains jeunes du quartier, parce que ce sont sans doute eux qui ont le plus à dire sur leurs rapports quotidiens avec la police. Et on va même monter un chantier éducatifnote spécialement pour l’occasion.
Concrètement, on prend trois ou quatre majeurs – la pige étant payée, il est impensable de faire bosser des mineurs – et non seulement on rédige l’article, mais on propose en plus une découverte des métiers liés à l’édition ainsi qu’un accompagnement social renforcé. Il va en effet de soi qu’on proposera ce chantier à des jeunes dont la situation est plutôt délicate et qui pourront mettre ce boulot en avant face aux autorités compétentes.
On fait avec les collègues la liste des jeunes qui pourraient être intéressés ; il nous faut donc des loustics ayant des choses à raconter, pas trop cons non plus et dans une situation de merde. On s’arrête sur une dizaine de noms. Seulement, comme nous travaillons selon le principe de la libre adhésionnote, les surprises quant aux participants sont toujours possibles.
Pour ce qui concerne l’association, j’encadrerai techniquement les jeunes dans l’écriture de l’article et une collègue m’accompagnera dans leur suivi social. Seize heures, départ pour un tour de quartier avec Céline, en espérant voir du monde dehors.
Coup de bol, c’est la foule des grands jours aux alentours de la brasserie PMU où les gars tiennent le mur et fument leurs joints en buvant quelques cafés. Une dizaine de mecs dehors et, parmi eux, la moitié de ceux qu’on avait pressentis.
– Bonjour Messieurs, ravis de vous voir, on a du boulot à vous proposer…
– Ah ouais ? Faut encore repeindre une tour ?
– Non, pas cette fois, ce coup-ci, on va écrire.
– Weshnote, Joseph, t’es sérieux ? Tu sais pas qu’on a tous arrêté l’école à quatorze ans ? Et tu vois pas tous les hmarsnote qui savent même pas lire à la cité ? Puis, écrire sur quoi, au fait ? Et depuis quand on peut être payés pour écrire ?
Très vite, le cercle s’élargit. Les garçons connaissent vaguement Le Canard enchaîné, puisqu’on dit souvent à la télé que selon une enquête de celui-ci… Quant aux flics, a priori, aucun souci, tiens, encore hier, t’es pas au courant de l’histoire qu’est arrivée ? On laisse le petit groupe. Les nouvelles allant vite, on peut être sûrs que, demain, toute la cité sera au courant.
Toujours discret, toujours souriant, le beau gosse de vingt-deux ans bien coiffé, c’est limite s’il ne s’excuse pas quand il balance une vanne un peu plus appuyée que d’habitude. On sent la bonne éducation derrière, empreinte de politesse, même s’il a fait quelques conneries de gamin – « J’en ai bien profité, à l’époque, mais là, j’ai compris », répète-t-il souvent depuis qu’il a fait quelques mois de préventive –, cette éducation qui lui a fait tenir le coup en taule et qui aujourd’hui, face à n’importe quel interlocuteur, lui fait faire l’effort de comprendre, de reformuler, de bien parler.
On l’a connu il y a deux ans, à la suite d’une histoire d’une dizaine de portables que les flics avaient trouvés dans le coffre de sa bagnole. Le tribunal l’avait condamné à quelques mois de prison, Riadh était venu nous voir pour qu’on l’aide à trouver un boulot et à remplir son dossier de demande d’aménagement de peinenote ; classiquement, nous l’avions accompagné vers la conseillère en charge de la référence justice à la Mission localenote et avions rédigé avec lui son dossier pour le juge de l’application des peines (JAP).
Aujourd’hui, il bosse chez un artisan comme menuisier, a encore des rendez-vous chez le JAP. Bien sûr qu’il serait ravi de participer au chantier, mais il a un peu peur de ne pas savoir comment bien écrire. Peut-être qu’il peut juste raconter les histoires avec les flics, ou autre chose, mais il veut bien. Pas de problème pour commencer demain. D’ailleurs, tiens, voilà un de ses amis qui passe, peut-être qu’on pourrait aussi lui demander.
On ne connaît pas grand-chose de lui sinon qu’il semble toujours avoir été là, un des rares Blancs au milieu de la bande d’Arabes, de Noirs et de métis ; c’est comme s’il faisait partie du paysage depuis toujours. Discret, voire taiseux, ses fins yeux verts semblent tout analyser en profondeur, rapidement. On ne saurait dire si c’est de la méfiance.
Il ne nous a jamais sollicités pour quoi que ce soit, mais il était toujours là, il n’écoutait pas toujours nos conversations avec les uns ou les autres, mais gravitait de loin ; on ne lui a jamais rien proposé non plus, on n’osait pas, il semblait si loin…
À l’invitation de Riadh, je l’appelle par ce que je crois être son prénomnote ; manque de pot, il m’engueule, c’est son surnom et il ne faut surtout pas que je l’appelle comme ça. Son vrai prénom, c’est Alexandre. Alex, ça ira très bien. Riadh lui explique vite fait en quoi consiste le chantier. Je complète. Alex dit : « Pourquoi pas ? » On entend ça comme l’assurance d’un accord.
Sylvain aussi est intéressé, mais, pour lui, ça risque de coincer. Faut dire qu’il est un peu en délicatesse avec son conseiller d’insertion et de probation en milieu ouvertnote et on ne peut pas contrevenir à l’autorité de sa tutelle judiciaire.
La justice et Sylvain, c’est comme une histoire d’amour qui serait faite de retrouvailles, de ruptures et de rendez-vous manqués. Mineur, déjà, un chat noir semblait s’obstiner au-dessus de son crâne. C’est à ce moment-là qu’on l’a connu, vers ses dix-sept ans, juste avant qu’il n’aille en prison pour quelques mois. Il souhaitait qu’on lui file un coup de main pour trouver une formation. Même pas le temps du premier rencard qu’il s’était fait serrer et envoyer au quartier mineurs de Bois-d’Arcy avant d’être transféré à Nanterre. Une lettre reçue, à l’époque, de sa main.
Wesh, Joseph, bien ou bien ? Moi, ça va, je vais bien. Tout se passe bien pour moi ici. Je connais du monde vu qu’ils étaient avec moi pour ma première peine. Mais je suis quand même dégoûté d’être ici, j’aurais préféré être à Nanterre, parce que ma mère ne pourra pas venir, c’est trop loin pour elle. J’ai fait une demande de rapprochement familial à la juge, j’espère qu’elle va accepter. Mon éducatrice de prison Magali m’a passé votre adresse, ça fait longtemps que je la cherchais. Déjà je voulais te remercier toi et Aude et les autres pour tout ce que vous avez fait pour moi, c’est vraiment gentil de votre part. Magali m’a dit que vous alliez sûrement venir, j’espère que vous viendrez vite. Bon je te laisse et à très bientôt.
Sylvain.
PS : Passe le bonjour à tous les mecs de la cité S.T.P.
On avait bien tenté de lui trouver une alternative à l’incarcération, en l’occurrence un séjour de rupture de trois mois de marche depuis Séville jusqu’aux Pyrénéesnote, Sylvain avait refusé au dernier moment et était finalement resté au cachot.
Depuis, d’affaires de vol en affaires de violence, ce ne sont que sursis, mises à l’épreuve et rendez-vous réguliers avec le SPIP. Le chat noir aidant, Sylvain manque la plupart de ses entretiens, un coup à l’hôpital, un coup en garde à vue. On a beau avoir régulièrement au téléphone son conseiller, celui-ci commence à s’énerver, sans doute à juste titre. Pour une affaire de TIGnote qui traîne depuis un an et demi et qui n’est toujours pas effectué, il parle de se dessaisir de la mesure et de renvoyer au juge.
Pour l’instant, Sylvain est toujours sous l’autorité du SPIP, il est intéressé pour écrire, d’ailleurs il tient un journal depuis longtemps, mais il comprend bien que tant que sa situation judiciaire ne sera pas réglée, il ne pourra intégrer le chantier. D’ici là, oui, bien sûr qu’il va continuer à tenir son journal…
Coup de fil à Grégoire, l’éditeur. Lui expliquer ce qu’on commence à faire avec les gars, voir s’il n’y a pas moyen de faire deux ou trois trucs avec la maison d’édition, du genre une visite guidée, une présentation des métiers de l’édition, des rencontres avec des auteurs… Pas de problème, bien au contraire. Et avant de raccrocher : « Prenez le temps d’écrire votre article ; et puis vous pourrez peut-être arriver ensuite avec un projet d’écriture. »
Comme si qu’on n’y avait pas pensé…
Joie à la con. Éventuellement, si tout se passe bien, inch’ Allah, écrire un bouquin avec les jeunes.
Séance de travail au matin avec Riadh et Alex sur la manière dont on veut construire l’article. On part sur la connaissance qu’ils ont des pratiques policières au quotidien sur le quartier, les formes de résistance qu’ils ont imaginées et qu’ils mettent en œuvre, quelques anecdotes savoureuses. Et, histoire de faire un vrai boulot journalistique, on se dit que ça ne serait pas mal si on pouvait avoir l’avis opposé, à savoir la connaissance particulière qu’ont les flics sur les jeunes des quartiers populaires.
Du coup, ça nécessite une demande d’entretien au commissaire. Les gars sont plutôt emballés à l’idée d’inverser les rôles et que ce soit eux qui posent des questions à un chef flic ; quant au commissaire, ça tombe bien, on l’a plutôt à la bonne, rapport à quelques histoires passées qu’il a toujours gérées de manière humaine et intelligentenote.
Plaisir d’une après-midi à écrire la lettre au divisionnaire. À la retravailler avec le directeur, à faire en sorte qu’elle paraisse aussi évidente qu’extraordinaire. Et nous sommes plutôt contents du résultat :
Monsieur le Commissaire divisionnaire,
Contactée par la rédaction du Canard enchaîné, notre association est sollicitée pour proposer un article qui figurerait dans le prochain numéro des « Dossiers du Canard » à paraître en mars 2011. Le thème du prochain numéro est consacré à la police.
Pour notre part, loin de toute polémique ou de quelques velléités que ce soient, nous nous sommes immédiatement saisis de cette opportunité pour concevoir un travail éducatif visant les questions de citoyenneté auprès de nos publics, souvent à la marge quant à ces problématiques.
En effet, si nous nous permettons de vous solliciter à notre tour, c’est parce que, jusqu’à cette date, les échanges que nous avons pu entretenir avec vos services – et notamment les officiers de police judiciaire que sont Monsieur L***, Madame C*** ou vous-même – ont toujours été de qualité.
Aussi, notre idée consiste à engager un « chantier éducatif » auprès de trois jeunes majeurs suivis par notre service autour de la rédaction de l’article. En effet, par le biais de cet article, nous souhaitons aborder et mettre en exergue la connaissance mutuelle qui existe entre jeunes de quartiers populaires et policiers.
Par ailleurs, la perspective d’un tel chantier vise à faire découvrir aux bénéficiaires les métiers de la presse et de l’édition en partenariat avec les Éditions La Découverte. Pour ce faire, un accompagnement social renforcé permettra aux participants de travailler au mieux leur projet d’insertion socioprofessionnelle.
C’est pourquoi, Monsieur le Commissaire divisionnaire, nous souhaiterions savoir si vous pouviez nous accorder une entrevue. Bien entendu, selon les principes en vigueur au Canard enchaîné, toutes informations de lieux et de personnes seront rendues anonymes.
En termes de délais, les impératifs de bouclage nous contraignent à rendre notre article pour le 15 janvier 2011. Aussi, dans l’hypothèse d’un accord de votre part, l’entretien sollicité devrait avoir lieu idéalement entre le 7 et le 11 janvier 2011.
À toutes fins utiles, nous vous informons que nous restons à votre entière disposition pour évoquer avec vous et vos collaborateurs toutes les modalités pratiques pour la réalisation de cet article et pour apporter tout renseignement complémentaire, le cas échéant.
Vous en souhaitant bonne réception, nous vous prions de croire, Monsieur le Commissaire divisionnaire, en l’assurance de nos sincères saltations.
p/o le Directeur,
Joseph Ponthus,
éducateur spécialisé.
Quai du RER, le soir, je viens de mettre l’enveloppe à La Poste. Je relis pour la trentième fois une copie de la lettre en me marrant comme un con. Une main sur mon épaule ; je mets une bonne seconde à reconnaître Thomas, un des plus furieux chambreurs qui soient sur le quartier. Les quatre cinquièmes du temps, il vanne. Salace, trash, violent. On a dû mettre trois ans avant de connaître son vrai prénom, tellement il prenait plaisir à nous mener en bateau. Quatre ans avant qu’il ne commence à dévoiler un poil de discours qui ne serait pas du stéréotype. Aujourd’hui, le dernier cinquième du temps, il cause un peu ; et il commence même à parler un peu de lui.
– Putain, Joseph, le commissaire !!!
Il marque un temps.
– Remarque, tu vas voir des frères au tarminote, on le sait bien, c’est obligé que t’es pas une pouknote, sinon, on t’aurait fini depuis cinq ans ; mais causer avec le commissaire, quand même…
J’éclate de rire. Les nouvelles vont toujours aussi vite…
Dernier jour de boulot avant les fêtes de fin d’année. On fait un ultime tour du quartier avec Céline parce qu’on aimerait quand même bien trouver une fille pour participer à l’écriture de l’article. Non seulement parce qu’il n’y a pas que les mecs qui éprouvent la police au quotidien, mais surtout parce qu’une demoiselle apporterait un indéniable ajout de point de vue, de réflexion, de distance, de tout. Sauf que c’est plutôt pas évident de choper une fille dans un quartier. L’occupation de l’espace public est ainsi faite qu’elles ne traînent pas dehors, à de rares exceptions près. Les réputations vont vite, et l’on peut rapidement devenir une douillenote à peu de frais : une attitude, un regard, une jupe.
Quelques-unes sont acceptées, sans qu’on sache trop pourquoi, une dégaine de garçon, un peu moins de timidité et plus de répartie, elles peuvent un peu traîner dans les bandes sans pour autant se faire draguer. C’est le cas de Leïla, petite gisquette, la clope au bec, sourire lumineux ; les gars l’ont surnommée Keustinote, c’est dire.
Elle galère de petits boulots en périodes de chômage, en ce moment elle fait des ménages la nuit dans une salle de ciné, embauche à vingt-trois heures, débauche à cinq. Un CDD au Smic, ou à peu près. Elle est intéressée, mais là, elle ne peut pas, trop crevée, et puis elle ne saurait pas trop quoi écrire, par contre les gars du chantier, elle les aime bien, alors pourquoi pas, après le CDD. On se quitte en se disant à l’année prochaine. Et joyeuses fêtes.
On commence demain avec Riadh et Alex. Pour de bon.
On a demandé à Jean-Baptiste, un des fondateurs d’Article 11 ayant longtemps bossé dans la presse quotidienne régionale, de venir faire une intervention pour montrer aux gars comment penser, construire, écrire un article. Faire une petite présentation du métier de journaliste, de ce que cela implique en termes de rigueur, de recoupages de sources, d’implication et de sérieux.
Le rencard est fixé à dix heures avec les jeunes. Onze heures, toujours personne. Ça sent le moisi, les portables ne répondent pas et on fume une énième clope dans la cour du local. Les gars commencent sérieusement à m’énerver et je sens qu’ils se sont un peu foutus de ma gueule, que ce putain d’article ne sera jamais écrit, que c’est la merde pure et simple.
Coup de fil de Riadh.
– Joseph, tu vas pas le croire, mais les keufs viennent de finir une perquise qu’ils ont commencée à six heures du mat’. Tu sais qu’on héberge Sylvain, ben hier, il a eu une histoire où il s’amusait avec un flash-ball qu’il avait péchonote aux Puces. Là, il est en gardav’note. Je viens d’avoir Alex, il arrive, on est là dans un quart d’heure…
Ça commence bien. Un article sur les keufs qu’on ne peut pas commencer à écrire à cause d’une perquisition, un des participants intéressés au poste. M’est avis qu’on va pas manquer de matière.
Forcément, quand les gars arrivent, on cause de l’événement du matin pendant une bonne heure, quelques coups de fil au commissariat avant de se mettre au boulot. Jean-Baptiste raconte le métier, Alex est intéressé par les perspectives de boulot que le chantier peut lui offrir, Riadh ne pense qu’à son rendez-vous avec le JAP dans un peu plus d’une semaine. D’ici là, va falloir sacrément cravacher.
Je distribue stylos et feuilles blanches aux loustics, écris une phrase pour que l’angoisse de la page blanche ne les saisisse pas trop. Mais, malgré tous mes encouragements, toutes mes questions, y a rien qui vient. Comme s’ils prenaient panique, vraiment.
Du coup, histoire de ne pas trop les déstabiliser, je me décide à leur poser des questions, et moi, à noter.
Deux heures plus tard, neuf pages de notes.
Ça ira pour aujourd’hui.
Appel en numéro masqué sur le portable.
– Monsieur Ponthus ?
– Oui…
– Monsieur le Commissaire à l’appareil. Bon, j’ai bien reçu votre lettre, il va de soi que je suis intéressé parce que, quand même, Le Canard… c’est Le Canard, quoi ! Mais vous comprenez bien que c’est une affaire trop importante et que je dois demander l’autorisation à ma hiérarchie… Ça aurait été une simple réunion de quartier, pas de problème, mais quand même, Le Canard…
Il raccroche. Je réfléchis dix secondes. Sa hiérarchie ? Y a quoi au-dessus d’un divisionnaire ? Recherche sur Internet. Ah ouais, ça va chercher du côté de la Direction de la préfecture de police… La vache. Ça sent la réponse rapide…
Séance de boulot avec les gars dans l’aprèm au local. J’ai imprimé les notes prises la dernière fois. Bizarrement, ils sont beaucoup plus à l’aise avec un stylo et les feuilles imprimées devant eux. Ils font des ratures, réécrivent, effectuent de nouvelles propositions de style, réarrangent les paragraphes.
Comme à chaque fois au début d’un chantier, des potes passent pour voir si l’on bosse vraiment… Ce coup-ci, c’est Thomas et Mehdi. Thomas s’installe, raconte quelques anecdotes qui pourraient enrichir le récit, Mehdi avoue qu’il vient juste constater qu’on bosse bien et repart illico.
Fin de séance. Le dernier mot revient à Riadh :
– Bon, ben, Joseph, maintenant c’est à toi de jouer, tu nous mets tout ça bien en forme, et surtout t’as intérêt à nous montrer la version finale avant de l’envoyer, hein, sinon…
Café avec Riadh à côté du tribunal pour préparer l’entretien avec le juge de l’application des peines. On regarde une nouvelle fois les attestations et les notes de situation que nous connaissons de toute façon par cœur, on refait l’argumentaire pour la centième fois, d’abord les rendez-vous réguliers avec la Mission locale, ensuite le suivi social avec l’éducateur ici présent, et, cerise sur le gâteau, le chantier pour Le Canard. Y a pas de raison que ça ne passe pas et que l’année de taule qui reste ne soit pas convertie en aménagement de peine.
Arrivé à l’accueil, je discute un peu avec la gentille secrétaire et avec la greffière, ça fait longtemps qu’on ne s’était vus, et c’est toujours bien de les avoir dans sa poche. Ça me rappelle mes cours de droit en école d’éduc où mon prof disait qu’il valait toujours mieux avoir un bon greffier et un mauvais juge plutôt qu’un bon juge et un mauvais greffier. En effet, y a toujours moyen d’arranger un peu les pièces d’un dossier…
Je prends des nouvelles de l’ancienne JAP, celle qu’on aimait bien et avec laquelle il était super facile de bosser. La secrétaire me glisse que le nouveau, c’est pas trop le même genre, bien au contraire.
Il ouvre la porte de son bureau, ne nous regarde même pas, nous fait asseoir, je ne sais même pas s’il a remarqué ma présence, ouvre le dossier de Riadh, compte les peines, les remises de peine, additionne, soustrait, multiplie, compte, derrière ses lunettes cerclées. Il ne doit guère être plus vieux que moi, sort probablement de l’école de la magistrature, il semble déjà vieux. Il a une tête de Flamand et n’a déjà plus beaucoup de cheveux blonds-roux. Il a le costume strict, probablement les chaussettes repassées, il marmonne et ne regarde toujours pas. Il siège dans le bureau de l’ancienne juge et a fait rallonger celui-ci de deux bons mètres, comme s’il avait peur. Il touche sans cesse son alliance, le nez dans le dossier de Riadh, ne nous regarde toujours pas, épluche les documents, retouche son alliance.
« Un jeune juge en bois brut », dirait Brassens. Il connaît son droit, assurément ; sans doute rien à la vie.
Il pose enfin une question à Riadh. Celui-ci ne se démonte pas, suit le plan prévu, la Mission locale ne fait même pas frétiller le juge qui lève pour la première fois les yeux quand Riadh dit qu’il est venu avec son éducateur, pour tout de suite les replonger dans son dossier, et encore retourner les pages.
– Et vous travaillez en ce moment ?
– Oh, je fais un chantier avec le club de prévention. On écrit un article pour Le Canard…
– Le canard, c’est Nanterre info ?
– Non, je sais pas si vous connaissez, c’est un journal qui s’appelle Le Canard enchaîné…
Dès lors, y a comme un bug. Un truc qui marche pas. Un sale délinquant arabe qui écrit dans le journal qu’il achète tous les mercredis. Il lève la tête, nous regarde enfin, ne comprend toujours pas, réétudie encore plus profondément le dossier de Riadh, trouve une fiche de paie.
– Le Canard enchaîné, mais ce n’est pas possible : vous avez travaillé chez Quick…
Riadh hausse les épaules.
– Et c’est sur quoi, votre article ?
Je me dis que merde, celle-là, on ne l’avait pas préparée, comme question…
Riadh, fin sourire aux lèvres.
– Monsieur le Juge, ce n’est pas à vous que je vais apprendre la législation en ce qui concerne le secret des sources pour les journalistes. Par contre, je ne manquerai pas de vous faire parvenir un exemplaire une fois celui-ci paru…
J’exulte intérieurement.
Le juge.
– C’est pas possible, c’est pas possible, c’est pas possible… Vous avez trop de chance. Je n’ai pas d’autre choix que de vous laisser dehors en attendant. Vous avez trop de chance… On se revoit dans quelque temps…
On sort du bureau avec Riadh, presque triomphants.
– Tu trouves pas que c’est quand même la plus belle manière de niquer la justice ?
On se marre dans l’ascenseur, entre deux robes d’avocats qui semblent ne rien comprendre non plus.
On se file rendez-vous pour le début d’après-midi à la Mission locale où Sonia, la chouette responsable de secteur, doit nous faire une présentation de la structure et une mise à disposition de la salle informatique, si jamais on en avait besoin. L’éditeur doit aussi passer, rencontrer les gars pour la première fois.
On arrive un peu à la bourre avec Grégoire, Riadh et Alex. Sonia nous fait faire le tour du proprio avant qu’on ne s’installe pour les relectures finales de l’article qu’on va proposer. Tour de table, Sonia interroge les gars sur leur âge, leur expérience en matière de boulot, connaissent-ils la Mission locale…
Un peu tendu, Alex commence, puis c’est au tour de Riadh. Sonia tourne les yeux vers Grégoire.
– Bonjour, moi, c’est Grégoire, j’ai trente-quatre ans, je suis éditeur, et ça va plutôt bien…
Éclats de rire. Sonia rougit, présente ses confuses, dit qu’elle pouvait pas savoir, tout ça… Grégoire ne se formalise pas, redevient sérieux, présente la maison d’édition. On parle un peu des métiers de l’édition, Alex se lâche.
– Ah ouais, ça m’intéresse, les métiers de l’imprimante !
Nouveaux éclats de rire avant de se mettre sérieusement au boulot. Je sors cinq exemplaires de l’article, chacun lit en silence et les remarques s’enchaînent, sur telle formule, tel paragraphe à déplacer ailleurs. Ça phosphore dans les crânes. Ça bosse sur la conclusion.
Chemin du retour, avec Alex et Riadh.
– Alors, tu crois qu’il nous a trouvés comment, l’éditeur ?
– Bah, bien, les gars, vous avez été parfaits…
Bouffe de travail avec Alex dans un bon restau rital. Les finitions du texte sont de l’ordre de la dentelle, une virgule par-ci, un choix d’adverbe par-là. C’est surtout l’occasion d’apprendre à un peu mieux se connaître, dans un cadre un peu plus engageant que le local des éducateurs. Alex se dévoile un peu, parle de foot. Il était gardien dans un centre de formation en Bretagne, il avait un bon niveau ; une blessure et quelques embrouilles avec son entraîneur viennent tout foutre en l’air. La rééducation se passe mal, par-dessus le marché. Alex se tait, regard au loin. Il marque un temps.
– Sinon, c’est vachement cool, écrivain ! Tu peux bosser en mangeant et en buvant…
Validation finale du texte avec les gars avant de le filer demain au Canard. On en profite pour préparer la suite, c’est-à-dire l’idée du bouquin qu’on proposerait à l’éditeur. On s’arrête sur une liste de thèmes, un peu comme ce qu’on vient de finir sur la police. Emploi, école, religion, justice, prison, loisirs, politique, sexualité : la liste est plutôt longue de tout ce qu’on pourrait aborder. Comment ça se passe à la cité. Au quotidien. De leur point de vue. Celui qu’on n’entend habituellement qu’à travers le côté spectaculaire de reportages racoleurs. Mais surtout mensongers. Écrire en son propre nom et assumer ses mots.
Pour voir un peu dans quelle veine nous situer, je file à chacun un exemplaire du bouquin de Lamence Madzou, J’étais un chef de gang note. Et peut-être qu’à l’image du boulot de Marie-Hélène Bacqué, je pourrais faire une postface qui raconte le cadre dans lequel le projet a vu le jour…
Enfin, je propose aux gars une petite sortie à Paris. D’ici une semaine, les Pinçon-Charlot organisent une rencontre-débat avec des lecteurs autour de leur bouquin Le Président des riches note. Une bonne occasion de voir à quoi ressemble le service après vente à assurer si jamais on sortait notre livre. En plus, y aura peut-être notre éditeur… Riadh est tout de suite emballé.
– Ouais, carrément, c’est une bonne idée, ça montre qu’on s’implique… En somme, faut bien se faire voir et vendre notre truc…
Alex acquiesce et demande.
– On vient sapés comment ? Petit jean et chemise, ça va ?
Même pas le temps de répondre que Riadh a la solution.
– Ouais, mais pas trop, genre prends une capuche, faut garder le côté banlieue un peu, n’oublie pas qu’on représente…
On n’aura pas à claquer trop de fric en conseiller relations publiques, ils sont déjà au top…
À peine le temps d’arriver au siège du Canard pour déposer le texte que c’est le branle-bas de combat sur mon portable : Sylvain vient de voir son dossier renvoyé auprès du JAP en vue d’une audience prévue pour le 23 février. Dès lors, il n’est plus officiellement suivi par le SPIP. Et, donc, on peut le prendre sur le chantier. Coups de fil à Céline, au directeur, à Sylvain pour qu’on se capte à la gare dès mon retour de Paris.
Au café, le Coca a un goût d’urgence. L’audience est dans moins d’un mois. Je fais lire à Sylvain l’article que Riadh lui avait de toute façon déjà montré. Il se marre. Il valide. Au pire, on pourra écrire depuis la taule. Il insiste pour payer les consommations.
Sur le chemin du retour, on croise Riadh, Sylvain est ravi de lui apprendre qu’il va participer au bouquin. Riadh aussi, qui sort quelques instants plus tard un barreau de chaise de sa poche.
– Tiens Joseph, c’est un cigare, comme tu fumes beaucoup, c’est pour te remercier pour tout, comme ça tu pourras le fumer tranquille dans la soirée dans un bon fauteuil en lisant le journal ou un bon bouquin, tu peux même boire un skynote avec, ça fait vraiment écrivain…
Je suis ému, bien plus par l’attention que par le cliché du bourgeois second-empire. Sylvain qui nous rejoint, un Coca et un cigare, c’est vraiment la journée cadeaux…
Ça sent la grosse journée. Rencard au matin pour Alex à la Mission locale, affaires courantes l’après-midi et la soirée débat avec les Pinçon-Charlot ensuite.
C’est pas terrible pour Alex avec sa conseillère. Deux heures d’entretien et il n’arrive pas à se lâcher, et que je me tais par-ci, et que je me déprécie par-là. On a beau tout essayer pour le dérider, ça ne veut pas. On trouve bien des formations en imprimerie, Alex maugrée. Putain de merde.
De retour sur le quartier, alors que je me demande encore pourquoi ça n’a pas marché et où on a bien pu foirer, Sylvain me tombe dessus devant la brasserie PMU.
– Hé, au fait, Joseph, j’ai écrit une lettre au JAP dans l’attente du rendez-vous ; tu crois que ça ira ?
Je lis.
Monsieur le Juge,
Je vous écris aujourd’hui parce que j’ai reçu votre convocation du 23 février 2011 pour la révocation de mon sursis assorti d’un TIG. Peu après mon jugement du 21 août 2009, ma famille (ma mère, ma grande sœur, mon grand frère, mon petit frère) et moi nous sommes fait virer de notre foyer et mis à la rue parce que ma mère ne pouvait pas payer le loyer. Ça a été très difficile pour moi de ne pas avoir un foyer fixe. Ma mère est à l’hôtel depuis, ma grande sœur et mon grand frère, eux, ont trouvé un foyer directement. Moi et mon petit frère, on n’avait pas de situation, on dormait chez des amis ou de la famille, donc, impossible pour moi d’être joint, je n’avais pas de domicile fixe. Dès que j’ai été hébergé par Madame B***, j’ai fait mon changement d’adresse. Mes convocations au SPIP de Monsieur S*** arrivaient à la boîte aux lettres le jour du rendez-vous ou le lendemain. J’ai rencontré Monsieur S*** au mois de novembre en lui disant que j’avais trouvé du travail en tant que coursier. Il m’avait dit de lui ramener mon contrat de travail pour repousser le TIG. Le 14 décembre, j’ai acheté mon scooter (mon outil de travail) à crédit que je devais payer chaque mois avec la paie de ce travail. Dans la nuit du 14 au 15, on m’a volé mon scooter qui n’était pas assuré et donc je n’ai même pas travaillé donc je n’ai pas ramené le contrat à Monsieur S*** ; ça fait quatre ans que je suis suivi par mes éducateurs du club de prévention, dont Monsieur Joseph Ponthus qui m’a proposé d’écrire un article pour Le Canard enchaîné et par la suite écrire un livre. Je veux vraiment me réinsérer dans la société, faire des formations, et surtout continuer à m’occuper de mon petit frère qui va encore à l’école. Je vous prie de me laisser une chance de reporter mes TIG que je ferai au plus vite. Je ne veux plus mettre les pieds en prison et souhaite avoir une vie stable.
Je vous prie de recevoir, Monsieur le Juge, mes respectueuses salutations.
Monsieur Érambert.
Je scotche.
– Putain, tu t’es déchiré, t’as mis combien de temps pour la faire ?
– Oh, tranquille, une heure, ça coulait tout seul…
– Non, franchement, chapeau Sylvain, la progression de ton argumentaire est vraiment béton, c’est super bien.
– Merci ! Et puis, si tu veux, on pourra la mettre dans le bouquin…
Alex est presque à l’heure pour le rencard du soir, Sylvain ayant eu un énième coup de chat noir, bloqué en bagnole dans une ruelle derrière un bus en panne. Riadh nous rejoindra plus tard parce qu’il a une mission intérim aujourd’hui. À part ça, les gars se sont sapés comme prévu, la petite touche banlieue avec les baskets clinquantes et le blouson cintré.
Avant d’aller au débat, on passe chez un pote libraire, l’archétype du bouquiniste d’occasion dont la boutique parigote dégueule de piles savamment rangées selon les névroses du tenancier. Des livres partout, les gars semblent vachement impressionnés, Vincent leur fait faire le tour des trente mètres carrés et de la cave qui regorge encore plus d’invendus, de cadavres de bouteilles et de sacs Monoprix pleins de bouquins déposés au hasard d’une succession ou d’un déménagement. On débouche la première bouteille de blanc pour l’apéro qui coïncide avec la première question de Sylvain.
– Mais, au fait, y a combien de livres ici ?
Riadh, au métro, passe un coup de fil pour qu’on vienne le chercher.
Le temps d’aller le récupérer et de le remercier pour le cigare que Sylvain et Alex, au retour, ont des livres à la main et demandent à Vincent s’il connaît telle édition ou tel livre de poche qu’ils avaient lus, enfants.
– Et ça gagne beaucoup, un métier comme le tien ?
– Ah, ça, Messieurs, par contre, vous pouvez oublier. C’est de la passion, à peine de quoi combler le RSA…
Ils sont aussi déçus que le moment fut beau. Quoi, un mec bien comme ça ne gagne pas sa vie, mais pourquoi il continue à faire ce boulot-là alors, et ça rime à quoi, d’écrire un livre, s’il se retrouve invendu puis vendu à un euro ?
On se pose au kebab, histoire qu’ils retrouvent un endroit qui pourrait leur être familier, un peu de certitudes, et qu’ils ne se voient pas infliger un second choc tout de suite avec la soirée débat.
C’est comme si on était un peu à la cité en plein 11e arrondissement, ils demandent du rab de frites, les repères sont là, et encore un Coca pour la route. On cause un peu du débat ; je leur explique que le public risque d’être un peu intello, le sujet aussi, qu’ils ne se formalisent pas.
On arrive quand le débat touche à sa fin. A priori, personne de connu dans la salle. Comme prévu, le public est super politisé et ils sont les trois seules capuches de la salle. Ça cause d’oligarchie, de diagnostics prospectifs et d’intelligibilité de la lutte des classes. Et l’inévitable pète-couilles de service qui raconte sa vie sur une question à rallonge, ça commence à gueuler dans le public, ça s’insulte. Les mecs se marrent.
– Alors, Messieurs, vous vous sentez de faire un truc pareil ?
– Bah, si on prépare bien les rencontres avant, pas de problème. Tu sais, Joseph, c’est pas comme si on n’avait pas l’habitude des questions des procureurs…
On se marre avant que Riadh ne raconte l’anecdote du jour.
– En fait, c’est trop bien, le bouquin que tu nous as offert… Je me suis fait contrôler par des flics dans le RER parce que j’avais pas de billet. Comme y avait du monde avant moi qui se faisait contrôler, j’enlève mes écouteurs et je me mets à lire, l’air tranquille, quoi. Les flics, ils ont vu que je lisais, ils ont dû se dire je sais pas quoi, et ils m’ont laissé partir comme ça… Et puis, j’ai remarqué un autre truc, c’est que c’est top avec les meufs, tu laisses un peu dépasser le titre de ta poche, elles voient que t’es un mec cultivé, forcément tu fais un petit sourire après et c’est parti quoi…
Ce soir, le commissaire est dans les parages à l’occasion d’une réunion de quartier. Le genre de réu bien poujadiste fréquentée par des membres d’amicales de locataires qui viennent baver sur l’insécurité, le projet de reconstruction du centre commercial, l’absence de places pour se garer, Sarkozy, la grève et la neige en hiver.
On a proposé aux gars de se pointer afin de leur présenter officiellement le commissaire. Sylvain a tout de suite accepté, voyant bien l’intérêt pour ses prochaines gardes à vue ou ses prochains jugements. Alex a refusé catégoriquement. Quant à Riadh, il ne sait pas trop parce qu’il a un « rendez-vous mystère ».
Effectivement, les vieux gueulent, le commissaire essaie de répondre, mais quand même, hein, les jeunes, ils font du bruit à moto. Eh oui, mais tenter d’interpeller une moto, ça peut être risqué, imaginez que le contrôle tourne mal, délit de fuite, le jeune perd le contrôle et ça peut très vite dégénérer comme à Clichy-sous-Bois ou à Villiers-le-Belnote.
Oui, mais quand même, regardez, avant y avait une boucherie chevaline sur le quartier et elle a été remplacée par une boucherie halal. On ne prend même plus la peine de cacher qu’on va finir par s’organiser en « milice populaire ». Sylvain crève d’envie de parler, mais trouve la force de se retenir.
Un locataire raconte une histoire comme quoi un contrôle d’identité aurait mal tourné parce que ces salauds de jeunes ne respectent même plus la police nationale, commence à donner des détails de l’altercation. Sylvain se tend sensiblement, écarquille les yeux, me glisse à l’oreille :
– Putain, mais c’est mon histoire qu’ils racontent ! Mais ils ne savent même pas ce qui s’est passé…
Sentant qu’il est à cran, je lui propose de partir.
– Non, non, on reste jusqu’au bout.
La réunion s’achève, les vieux partent en continuant à gueuler, ils vont faire une réunion rien qu’entre eux, s’organiser, demander des comptes, exiger des réponses concrètes. On s’approche du chef flic.
– Monsieur le Commissaire, j’ai l’honneur de vous présenter Monsieur Érambert, qui a participé à la rédaction de l’article du Canard.
– Enchanté, toutes mes félicitations…
Ils discutent entre eux quelques minutes.
Enfin. On a la version définitive de l’article retouchée par Le Canard. Même si on n’est pas trop d’accord avec quelques modifs, l’ensemble du texte nous convient plutôt bien.
Passe ta BACnote d’abord !
Quand on demande à trois « djeun’s » de banlieue ce qu’ils pensent des flics, que disent-ils ? Réponses.
Ils sont trois, entre dix-sept et vingt ans. Ils vivent en banlieue nord de Paris et traînent un peu dehors, chômage oblige, se promènent plus facilement avec une barrette de shit et une casquette qu’avec une baguette et un béret. Ils ont tous tâté au mieux de la garde à vue, au pire de la prison, et tiennent, pour cette raison, à ce que leur cité comme leurs noms ne soient pas mentionnés. Nous avons passé plusieurs jours avec eux. Car, si la police considère les jeunes à capuche comme des délinquants potentiels, ceux-ci n’en ont pas moins leur mot à dire.
Les flics en général ? « On préfère quand ils sont méchants, un keuf gentil, c’est un keuf vicelard. S’ils sont gentils, c’est par intérêt. Y en a bien qui sont gentils mais ils restent pas ici. »
Et de citer ce refrain du rappeur Bolo : « J’aime pas les keufs et tout ce qui y ressemble / Y a qu’au coco note que ça flambe. / Ces fils de pute tirent au flash-ball / Et ne visent pas que les jambes. »
Les jeunes les côtoient tous les jours. Donnent des surnoms à chacun : le Marseillais, Tête de pompier, la Blonde, Harki le traître. Chaque anecdote est racontée comme un sketch : « On était à quatre en voiture dans la zone industrielle. La BAC départementale arrive. On les reconnaît parce que leur 307 note , elle roule à vingt à l’heure et elle a trois coudes qui dépassent des fenêtres. Dans leur groupe, y avait un Chinois. Ils nous arrêtent, nous contrôlent, commencent à hausser le ton. Un pote leur dit, juste pour les vanner, comme ça : “Ouah, je savais pas qu’ils recrutaient chez les Chinois !” Un de ses collègues, il pète un câble direct : “Heureusement que ça recrute chez les Chinois et pas chez vous, bande de fils de pute de Bicots !” Alors, forcément, on s’embrouille un peu. On sait très bien qu’il faut pas rentrer dans leur jeu, mais y a des choses qui se font pas, c’est une question de fierté. Au bout d’un moment, le gradé, il voit bien que ça va vraiment partir en couille, alors il nous sépare et nous rend nos papiers… » Fin du sketch : « Les flics, des fois, ils font exprès d’être intelligents, mais c’est juste de la démagogie… Au final, ils se sont barrés en continuant à nous insulter, mais on voyait bien qu’ils avaient toujours le mors. »
Les modalités d’intervention des flics ? La routine : « Pour les perquises, les flics, ils viennent toujours en début de semaine. Jusqu’à y a deux ou trois ans, c’était à six heures du matin, que le lundi ou le mardi. Alors, y a des mecs, ils vont à l’hôtel dormir tous les dimanches. »
Forcément, les flics se sont adaptés. En cas d’absence, certains fonctionnaires laissent leur numéro de portable, espérant que suspects ou témoins daignent les appeler. Si c’est le cas, rendez-vous est fixé à la gare RER ou au café le plus proche, avant le départ pour le commissariat. Fini, les convocations officielles…
Et la police dite de proximité, la BAC ? Elle n’a pas la cote. Ces flics en civil au profil de malabars passent, repassent, notent et rapportent tout, et emploient de bonnes vieilles ficelles bien connues du camp d’en face : « La BAC, toute la journée, ils notent ce que tu fais, où tu es à telle heure, avec qui, tout ça… La BAC c’est les yeux, l’OPJ note c’est le cerveau. Y en a dans la BAC, ils essaient d’avoir des affinités avec ceux d’ici, mais on sait bien que c’est juste pour avoir des infos. Par exemple, les petits, ils essaient de les mettre à l’aise en leur donnant des Mars, et puis ils demandent, l’air de rien : “Lui, là-bas, il traîne souvent en bas de chez toi ? Est-ce qu’il est déjà venu sonner à ta porte ? Il t’a déjà donné des sous ?” Que des petites ruses comme ça… Au départ, les petits, ils savent pas, faut qu’on leur explique. »
Plus subtils, les OPJ ? « Eux, ils veulent t’analyser, ils font les mentalistes, genre ils te regardent du coin de l’œil. Ils vont essayer de te la faire à l’envers, de te faire des feintes, genre ils redisent ta réponse déformée, ils veulent te faire dire ce que tu n’as pas dit. Après, tu peux choisir de te taire et de t’expliquer avec le juge, mais là, c’est une autre histoire… »
Depuis les émeutes de 2005, notent nos trois lascars, les choses ont changé. Ils ressentent très concrètement l’accentuation de la présence policière. Désormais, ce sont de petites équipes mobiles de CRS qui gèrent l’ordre public… « Les CRS, on les voit quand c’est bouillant, ou alors les vendredis vers dix-neuf heures et les samedis midi, parce que c’est le week-end : ils sont sûrs de voir du monde dehors. Ils arrivent, ils bloquent toutes les cités, ils font des barrages et emmerdent tout le monde. Par exemple, à un barrage, ce qu’ils préfèrent c’est la chasse aux mecs sans casque sur des scooters. Ils jettent un mec au bout d’une rue, un deuxième à l’autre bout et c’est à celui qui attrape le premier le scoot. Y a peut-être des primes, on sait pas… » Mais ils l’imaginent volontiers. « Les CRS, ils font des galbures. C’est-à-dire qu’ils boivent un coup de rouge, ils se chauffent, et c’est la chasse aux joints. Le shit qu’ils ramassent, ils retournent se le fumer ensemble avant de rentrer chez eux. On a bien capté leur manège. »
Pour ces jeunes, si certains flics de terrain humilient et provoquent tant au quotidien, c’est parce qu’ils ont peur, ou qu’ils ont été des « victimes » durant leur enfance et qu’ils cherchent aujourd’hui à se venger, un flingue à la ceinture. Tout retour à une situation apaisée semble impossible. Et, quand on évoque l’hypothèse d’une intervention de l’armée pour réprimer une révolte majeure dans les quartiers populaires, le fatalisme prédomine : « De toute façon, les flics sont si vite débordés… La police, elle est formée pour rien du tout, alors que l’armée, elle est formée pour faire la guerre. Le mec, il fait une école pendant six mois, l’autre, il a passé trois ans en Afghanistan. S’il n’y a plus de solution, bien sûr qu’ils enverront l’armée, ça passera pour une guerre, une guerre civile, alors qu’ici c’est quand même pas les favelas. »
Et de conclure, d’une lucidité déroutante : « Les jeunes ne sont pas une menace pour le gouvernement, mais le gouvernement se sent menacé par les jeunes. »
Les gars sont plutôt fiers. Surtout d’un truc.
– T’as vu, Joseph, elle est passée, la citation de Bolo ! Ça prouve bien la liberté de la presse. On a le droit d’écrire dans un article que les flics, c’est des fils de pute…
On discute tranquillement sur le boulevard principal de la cité avec une quinzaine de gars et Naïma, la nouvelle collègue. C’est vendredi soir, l’ambiance est à la déconnade, les jeunes n’ont pas trop envie de nous voir partir en week-end.
Arrive Toufik, triomphant et rigolard.
– Putain, j’arrive d’un premier rencard qui s’est trop bien passé…
Les conversations s’interrompent. Toufik, un rencard ? Y a comme un truc qui va pas…
– T’étais avec qui ?
– J’étais avec Paul…
On se regarde tous, personne ne connaissant, ni de près ni de loin, le moindre Paul à la cité.
– Ouais, Paul Emploi.
Une bonne seconde avant qu’on comprenne que c’est pas une vanne et qu’il croyait vraiment que c’était Paul Emploi… Toufik se fait logiquement pourrir par tout le monde, il le prend avec un grand sourire. Pas le temps de finir de se marrer que débarquent trois camions de CRS, deux voitures sérigraphiées et deux bagnoles de la BAC.
Cheveux-Blancs sort d’une banalisée et fanfaronne au milieu du boulevard, les CRS surgissent des camions en grande tenue antiémeute, flash-balls à la main. Les petits sifflent dans tous les sens, quelques gars s’éparpillent dans les halls des tours.
Les flics bloquent la circulation et contrôlent tout le monde. Une démonstration grandeur nature de l’article, si besoin était. Toufik va pour partir avec ses potes, pas envie d’emmerdes ni d’un énième contrôle d’identité qui risquerait, au bon gré du flic, de finir en outrage et rébellion même s’il ne s’est rien passé. Il se ravise, hurle à ses potes.
– Wesh, les gars, vous êtes cons, on peut rester, y a Joseph, il connaît bien le commissaire !
Sept heures du matin, Riadh est au ski, Alex était malade hier et son portable est sur répondeur, et ça fait plus d’un quart d’heure que Sylvain doit arriver tout de suite.
Il finit par arriver vers huit heures et demie et se trouve bien emmerdé de ne pas voir ses potes. Je lui propose de passer prendre sa chérie, peut-être que ça pourrait l’intéresser, et il se sentira moins seul. Il hésite, dit au départ qu’elle ne pourra jamais, passe quelques coups de fil, finalement, c’est bon, on la retrouve, c’est parti pour la Thiérache et Avesnes-sur-Helpe, chez l’imprimeur d’Article 11 dont c’est aujourd’hui la livraison.
Au soir, au retour, fin crevé, six cents bornes de bagnole au compteur, je jette les bases d’un texte pour le site Internet.
C’était la journée de la femme, et tu gueulais pour la forme dans la bagnole, ton chéri qui dormait dans tes bras, toi le soutenant ; Barbara chantait dans l’autoradio.
La journée avait été belle ; pour toi, comme imprévue. Pour le chantier éducatif du moment, on emmenait trois jeunes visiter une imprimerie, à trois cents bornes de notre banlieue. Deux annulent au dernier moment, l’un étant au ski, l’autre malade. Le dernier était ton amoureux.
Du coup, connaissant ses silences procédant d’autant de timidité que de réserve, on t’appelle, à huit heures du mat’, pour te proposer de nous accompagner.
Le beau temps est au rendez-vous, cap au nord, frontière belge, on parle de frites et de tabac moins cher, de ton homme qui commence à ronfler paisiblement sur la banquette arrière, après sa petite nuit.
Aire d’autoroute, station-service. Café, clopes, chiottes. La bagnole qui nous suivait depuis vingt bornes s’est arrêtée elle aussi. Elle est marquée « 115, Samu social de Paris ». Un gars, gueule abîmée et traits tirés, en descend le premier. S’allume une clope et en propose au monsieur et à la dame qui descendent à leur tour. Sort de la petite monnaie et les enjoint à accepter au moins le café puisqu’ils ne fument pas. Ils refusent à nouveau. « On verra quand on sera arrivés à Bruxelles. »
À la portière, tu veilles celui qui dort et me demandes de faire gaffe à lui, le temps que tu ailles pisser. Pas l’occasion, donc, d’aller saluer ceux que je présume être des collègues. C’est sans doute mieux, au fond, que certaines histoires restent muettes.
La route s’étire et il finit par se réveiller. Vous vous cherchez un peu, tu voudrais bien prendre sa place à l’arrière car c’est la journée de la femme après tout ; il est fatigué et se rengorge, se rendort, ou fait semblant.
À l’imprimerie, nous sommes presque à la bourre, il en voit cependant assez de ce qu’il aimerait être son futur métier, plutôt que tous les plombiers, secrétaires, vendeurs, comptables, ou maçons qu’on a pu lui proposer comme BEP. Tu regardes les machines et l’imagines sans doute plus tard dans son bleu, comme ces ouvriers qui prennent leur pause déjeuner.
Dans le Nord, en plus d’être la journée de la femme, c’est Mardi gras et Carnaval. Les gosses des écoles sont déguisés en pirates ou en fées. Un s’est peinturluré de noir. C’est le seul qu’on verra ici, à part ton homme ; vous n’êtes déguisés qu’en banlieusards qui viennent en visite et se font beaux, casquettes nickel, sweats repassés, baskets de marque.
On galère un peu pour trouver une friterie. Entre les briques rouges des rues, vous vous prenez le bras bien plus qu’au quartier, comme deux amoureux normaux loin du regard des autres, vous riez aux éclats. J’essaie de me faire lointain.
Avant de rentrer, on passe en Belgique, histoire de dire, d’acheter des clopes, d’être à l’étranger. Pas de douaniers en vue, rien à déclarer, trois bonnes heures de retour en bagnole.
Il ne veut toujours pas laisser sa place sur la banquette. Tu le rejoins et il s’endort dans tes bras. Les bouchons arrivent avec la région parisienne. Je mets Barbara, plus pour ne pas m’énerver que pour autre chose. C’est là où tu me demandes qui c’est, de remettre la chanson et de monter le son.
On va pour se quitter et je dis à ton homme que je l’appelle le lendemain, après avoir eu le tribunal au téléphone. À la fenêtre, tu fredonnes la vertu des femmes de marins, pas encore celle des détenus.
– Tu voudras que je te copie le CD ?
– Oh, oui, avec plaisir !
Le nouveau JAP a révoqué le sursis avec mise à l’épreuve de Sylvain. Il a quinze jours pour faire appel, sinon, c’est la taule. Et les appels qui viennent de Nanterre à la cour de Versailles, c’est loin d’être les trucs les mieux vus au monde, loin de là. Peines plus lourdes, dans les trois quarts des cas. Il se donne un peu le temps de la réflexion.
Lettre manuscrite reçue ce matin au siège de l’association. Au dos, un nom et un numéro d’écrou. Putain, Rachid…
Bonjour Monsieur Joseph,
Tout d’abord, je voulais te dire que je suis étonné de ne pas t’avoir vu au parloir, mais aujourd’hui au parloir ma mère m’a dit que je devais t’écrire une lettre de désignation pour que tu puisses venir (je t’en envoie une avec cette lettre). Moi, j’avais au début de ma peine envoyé une lettre au service des parloirs, mais apparemment ça n’a servi à rien !!! Voilà pour la paperasse !
J’espère que cette lettre te trouvera en bonne santé ! Pour ma part, hormis le fait que je suis au mitard, tout va très bien (physiquement et mentalement). Sur trente jours, il ne m’en reste plus que vingt à faire et je les ferai même sur une seule jambe !
Je tiens aussi à te remercier de m’avoir plusieurs fois offert des livres, grâce à ça maintenant je sais que lire, ce n’est pas chiant ! Tout dépend du livre, bien sûr… J’ai commencé par Mordoc de Patricia Cornwell, après j’ai lu Les Fils des ténèbres de Dan Simmons et là, je viens de finir Le Marcheur du pôle du docteur Jean-Louis Étienne, un très bon livre qui m’a montré que je n’étais pas le seul à être tout seul ! Et j’ai décidé de faire comme lui, en tenant un journal de bord, pas au Pôle Nord mais au Pôle Noir… Voilà voilà… Et désolé pour l’écriture et les fautes d’orthographe, je sais lire, mais pas écrire !
À bientôt, j’espère, Monsieur Joseph !
Rachid.
On a les suivis qu’on mérite. Il m’avait dit, une fois :
– Joseph, je sais pourquoi tu as fait éducateur comme métier. T’aurais jamais eu les couilles de devenir un voyou ; et, surtout, t’aurais jamais pu être flic. Du coup, comme ça, t’es entre les deux…
Impossible de répondre, encore aujourd’hui.
Il nous a tout fait voir, Monsieur Rachid, les insultes encaissées les deux premières années quand il nous fuyait sur le quartier, les caillasses lancées qui tombaient à un mètre de nous, le premier procès avec attestation de suivi socio-éducatif, la première visite en taule et même au mitard un samedi matin de novembrenote, le premier séjour de rupture, la galère des obligations d’une mise à l’épreuve, un semblant de cavale et une nouvelle incarcération.
Malgré ça, ou peut-être parce que tout ça, un môme attachant, brillant, avec lequel il est super agréable de bosser, sans doute parce qu’il a compris mieux que d’autres qu’il ne parle que de sa place de jeune payant pour ses conneries et nous de celle de travailleur social, sachant les limites, les contraintes et la part de jeu possible dans une relation éducative.
Être sûr qu’il ira loin, Monsieur Rachid. Où, on n’en sait rien ; quand, encore moins. Mais loin, c’est sûr.
Préparer illico la demande de permis de visite, relire sa gentille lettre une nouvelle fois, qu’est-ce qu’il a encore pu faire comme connerie pour se retrouver au mitard, espérer qu’il va bien au-delà de son discours qui se veut rassurant, avoir hâte de le revoir, simplement, et se dire qu’il tient un journal…
Sylvain a bien réfléchi : il choisit de faire appel. Il estime son argumentaire suffisamment cohérent et son dossier assez béton pour affronter la Cour. Sur la route du tribunal, il a bien conscience que Versailles est impitoyable, mais il est dans son bon droit, le JAP n’a rien compris, il saura les convaincre, il veut se battre pour rester dehors. Il retire un papier attestant qu’il a bien interjeté appel, je lui conseille de bien le garder sur lui au cas où la notification tarderait à venir aux flics en cas de contrôle d’identité et je lui file aussi le CD de Barbara préparé pour sa chérie. Ça tombe bien, il la voit tout à l’heure…
Impatience de voir Rachid à la maison d’arrêt et la légère appréhension aussi, comme à chaque fois que je me rends dans une nouvelle prison. Il a finalement été transféré à l’issue de sa période de quartier disciplinaire à Osny, Val-d’Oise, prison qui jouirait d’une excellente réputation.
Un gradé vient me voir, sitôt le sas d’accueil et le premier portique passés.
– Monsieur Ponthus ?
– Oui.
– C’est la première fois que vous venez à la maison d’arrêt du Val-d’Oise ?
– Tout à fait.
– Dans quels établissements pénitentiaires vous êtes-vous déjà rendu ?
– Nanterre et Fleury-Mérogis.
– Très bien, je vais vous faire visiter les parties de l’établissement auxquelles vous allez pouvoir avoir accès. En cas du moindre problème, n’hésitez pas à me contacter…
Putain, la classe, le type. Il me fait faire le tour de la partie administrative, me présente au SPIP et me conduit au parloir avocatnote.
– Bon entretien avec le détenu, à bientôt, Monsieur Ponthus.
Le surveillant du parloir a l’air bien jeune et bien pâle, un peu flippé aussi.
– Bonjour Monsieur, c’est la première fois que vous venez ici ?
– Oui…
– Très bien, dans ce cas, je vous donne une des deux meilleures cabines, celle qui a vue sur la cour… Le détenu a déjà été appelé.
La réputation d’Osny n’a pas l’air d’être usurpée, ils semblent vraiment pro.
Cinq minutes plus tard, le surveillant revient me voir.
– Je suis désolé, Monsieur, mais le détenu préfère rester en promenade.
– Ne vous inquiétez pas, il m’a déjà fait le coup quelques fois, ce sont des choses qui arrivent…
Je remballe mes affaires, on se dit qu’on sera amenés à bientôt se revoir, de toute façon…
Riadh est aux anges, il vient de décrocher un CDD de six mois avec son patron menuisier. Du coup, il a besoin d’un coup de main pour écrire une lettre au JAP afin de l’aviser de sa nouvelle situation. Il n’oublie pas, en guise de post-scriptum et de pièce jointe, de lui glisser un exemplaire des « Dossiers du Canard » en signalant qu’il l’invite à lire les pages 58 et 59…
Osny, deuxième chance. Même surveillant du parloir que la dernière fois.
– Le détenu a été appelé, il devrait être là d’ici cinq minutes…
Cliquetis de porte, Rachid entre, énorme sourire.
– Monsieur Joseph !!!
On se tombe dans les bras, il me claque l’accolade à la napolitaine.
Le surveillant ferme la porte de la cabine en nous souhaitant un bon entretien, vu qu’on doit avoir pas mal de trucs à se dire…
Après les retrouvailles d’usage, Rachid me raconte le pourquoi de son transfert au mitard, puis à Osny. Un surveillant dans une cour s’était pris des projectiles lancés par la fenêtre d’une cellule. Il avait cru reconnaître celle de Rachid et de son codétenu. Expédition punitive, à la nuit, avec trois collègues. Rachid ne se laisse pas faire et lui balance à la gueule le premier truc qui tombe sous sa main, en l’occurrence un bon gros saladier en verre. Et deux gauches, directes.
Trente jours de mitard, puis transfert disciplinaire nocturne assuré par les ERISnote.
Ici, tout se passe bien, la prison est tranquille et sa conseillère SPIP est particulièrement compétente. Je sors de mon sac la photocopie de l’article et lui fais lire. Rachid se marre.
– Putain, on dirait que c’est exactement la même qu’à Nanterre !
– Tu crois pas si bien dire…
– Pourquoi ??? »
Je lui explique le chantier, ses potes qui participent et le projet de bouquin.
– Oh, Joseph, franchement, vous assurez !!!
– Et ça t’intéresserait de participer ?
– Moi ?
– Ben, t’as écrit un journal au mitard, il me semble…
Rachid est emballé, il lit plein de trucs à la bibliothèque, bien sûr qu’il écrit un peu, mais il a peur que ce ne soit pas assez intéressant, c’est juste ce qui se passe tous les jours en prison, quoi… Et puis, écrire un livre, quand même !!!
Il va demander à sa conseillère SPIP s’il a le droit de participer au chantier puisque c’est à elle qu’il incombe de valider ce projet de réinsertion ; charge à nous, d’ici la semaine prochaine, de lui envoyer une note de situation et le projet tel qu’on l’envisage.
Le surveillant frappe à la porte.
– Plus que cinq minutes, Messieurs…
Dernières nouvelles de la famille et du quartier.
– Et puis, passe le bonjour à Sylvain, Alex et Riadh…
– J’y manquerai pas ; à la semaine prochaine !
– Oh, quel beau projet, quel beau projet…
Rachid repart vers sa cellule. Le surveillant m’ouvre la porte de sas.
– Ça va, tout s’est bien passé ? Il avait l’air content de vous voir !
La route du retour est un vrai bonheur. Penser à l’après-midi quand je vais voir les gars et leur annoncer la nouvelle, commencer à réfléchir avec eux sur la note d’intention qu’on va remettre à l’éditeur, sur quel sujet commencer à bosser.
Riadh, Alex, Sylvain et Rachid. L’équipe de choc. Comme dans un rêve.
On commencerait donc par écrire sur l’école.
Il fait grand beau sur le quartier et, par téléphone, Alex m’apprend qu’il est au parc avec Sylvain et Riadh.
– On pourrait écrire dehors, non ?
Je repense au lycée et à ces quelques heures printanières qu’on avait réussi à gratter pour « faire cours » sous les marronniers. La thématique scolaire ne serait pas si loin. En fait, je n’ai pas plus envie qu’eux de m’enfermer pour bosser.
À l’entrée du parc, Sylvain, à vélo, nous assure en avoir pour cinq minutes, un quart d’heure tout au plus, le temps d’aller chercher un sandwich-crudités. Les gars sont un peu plus loin, avec des potes, dans l’herbe, en mode bronzette.
Riadh sort un papier.
– Au fait, j’ai reçu une nouvelle convoc de l’application des peines. Le problème, c’est que mon patron a absolument besoin de moi…
La bronzette, les copains et les juges, c’est bien, mais faut quand même qu’on aille écrire ; Alex ronchonne un peu. On finit par quitter les potes et on se pose près de l’étang aux nénuphars. Au bord de l’eau, il est un peu difficile de se concentrer. Du coup, on reprend la technique d’entretien mise en œuvre pour l’article : ils corrigeront le texte un peu plus tard, le stylo à la main. Foutue peur du passage à l’écrit.
Une petite heure de boulot et voilà qu’une maman canard passe sur l’étang avec une demi-douzaine de petits. Dès lors, même plus la peine d’espérer quoi que ce soit. On scotche comme des cons, à s’émerveiller devant les prodiges de Mère Nature.
Des gosses débarquent, jouant à effrayer les volatiles. Je range les feuilles de l’entretien et profite aussi du spectacle. Un môme veut faire le malin et se vautre dans la flotte. Derniers éclats de rire ; les gars retournent bronzer. Nous n’aurons pas revu Sylvain.
Au collège, dans les bandes, en général, y a pas de leader, c’est le groupe qui est le leader. Après, chaque groupe a sa mentalité, son langage, même si c’est des mentalités de gamins, du genre : « On n’est pas potes puisque vous êtes des étrangers. »
J’ai été dans des collèges privés, à Neuilly note , là-bas, c’est sévère, mais c’est bien. C’est comme les internats, ça te coûte un mois de loyer par an, mais ils te sortent les mercredis et, tous les week-ends, t’es chez toi. En plus, y a des gens qui viennent de partout : c’est là-bas que je me suis fait dépuceler !
À chaque fois, je me suis fait virer pour comportement, au troisième trimestre, parce que les deux premiers tu restes sérieux pour bien te faire voir des profs, et le troisième tu peux tout baiser. C’est là où les profs ils ont la rage, quand ils t’aimaient bien et qu’après ils voient que tu baises tout. Après, c’est vrai que nos blagues elles étaient nombreuses. Bon, elles étaient gentilles, hein, on balançait pas de pétards ni de cailloux. Mais elles étaient nombreuses. Et quand on se faisait virer pour comportement, des fois, ces bâtards faisaient exprès de garder l’exeatnote !
Nos conneries, c’était des blagues, de la provoc, de l’insolence, juste des trucs comme ça pour rendre les profs fous. Mais on le faisait juste avec les profs qui nous aimaient pas. En fait, celui dont t’es la tête de Turc, c’est le prof qui t’aimait bien au début de l’année et que tu as déçu au troisième trimestre, souvent…
En fait, on sèche dès la sixième, on va dans les parcs, on traîne, on fume, toujours en groupe. Mais le mieux, c’est la quatrième et la troisième. La troisième surtout, tu baises tout, toute l’année. En plus, tu sais que souvent, tu peux redoubler, alors t’en profites bien. Que avec les potes.
Coup de téléphone de la Mission locale : une place libre à prendre de suite dans une imprimerie du coin. J’appelle illico Alex et lui dis de se ramener au local.
– Ouais, mais bon, tu comprends, là je suis au parc, je viens de me poser, c’est loin, t’as qu’à plutôt venir, toi…
Ah ouais, c’est moi qui ai besoin de boulot ? Il veut pas que je lui ramène du monoï, non plus ?
Le soir, à la gare RER, je le vois sur le quai d’en face. Un peu gêné, il rit, lève vaguement les bras, demande le numéro de la Mission locale. Il dit qu’il rappellera demain, sans faute, normalement.
Le maton du parloir avocat a une vraie tête de connard. Patibulaire, il a l’air aussi aimable que la porte du lieu dans lequel il est embauché.
Rachid arrive. Comme à chaque fois, on commence par les nouvelles du quartier, les siennes, et les petites histoires de la maison d’arrêt. Rien de bien neuf sinon qu’il a un jugement dans une semaine pour avoir pété la porte d’une cellule disciplinaire à l’hôpital.
La cellule disciplinaire de l’hosto, c’est encore pire que le mitard. Murs capitonnés, sept mètres carrés, une petite fenêtre opaque au plafond de quatre mètres pour unique vue.
Trois jours qu’il y était. La dent de sagesse avait pourtant été enlevée avec succès, il n’avait plus de médocs, tout allait bien ; il voulait juste réintégrer la maison d’arrêt. Refus non motivé, il doit rester une nuit de plus, il shoote la porte, dix flics, toubib, piqûre, il se réveille entravé au lit.
Il risque de devoir payer la porte à l’hosto et de rester trois mois de plus en taule.
À part ça, il a réfléchi et accepte volontiers de participer au chantier. Seulement, il n’a pas encore réussi à voir sa conseillère SPIP et, comme il est « sous main de justice », nous ne pouvons rien entamer sans l’aval de l’autorité compétente.
La cabine du parloir est fermée de l’intérieur. On tambourine à la porte pour que le surveillant se ramène. Rachid demande à voir sa SPIP d’urgence, le maton grommelle de sa voix aigrelette qu’il va voir ce qu’il peut faire.
Elle rapplique une demi-heure plus tard. La trentaine énergique, elle déclare d’office que ce surveillant-là est un peu particulier. Rachid enchaîne et confirme que c’est un fils de pute.
Elle valide avec force la participation du jeune, s’engage à faciliter l’entrée et la sortie de textes sans passer par le filtre de l’administration pénitentiaire et à favoriser toute permission de sortir en lien avec le chantier.
Fin du parloir. Tout sourire, Rachid me donne rendez-vous pour la semaine prochaine et présume qu’il va avoir droit à une fouille maison.
J’attends que le maton m’ouvre la porte du sas.
– Ah, mais non, vous ne connaissez pas la procédure ?
– Comment ça ?
– Ben, c’est toujours la fouille du détenu avant !
– Ah bon ? Ça fait quatre ans que je vais dans différents parloirs avocats et c’est la première fois qu’on me dit ça.
– Ah, mais c’est qu’ils appliquaient mal la procédure… Vous comprenez, si on trouve quelque chose sur le détenu, au moins, on saura d’où ça vient…
Il sourit mauvaisement et me fixe en mettant ses gants en latex poudrés. La fouille dure près de cinq minutes.
– C’est bon, vous pouvez y aller. Et à bientôt…
Fils de pute, effectivement.
Dehors, je retrouve le soleil. Clope rituelle du retour à l’air libre. Sur le parking de la taule, on entend du hip-hop craché à fond par une des cellules du bâtiment.
IAM, Demain c’est loin. Début de neuf minutes de galère, de béton et de taule.
L’encre coule, le sang se répand, la feuille buvard
Absorbe l’émotion, sac d’images dans ma mémoire.
Je parle de ce que mes proches vivent et de ce que je vois :
De mecs coulés par le désespoir qui partent à la dérive…
Des « Ouais, ouais ! » sont criés aux fenêtres. Le son monte encore plus fort. Des voix appuient les rimes ou les paroles.
Évasion, évasion, effort d’imagination, ici tout est gris :
Les murs, les esprits, les rats la nuit.
On veut s’échapper de la prison, une aiguille passe, on passe à l’action,
Fausse diversion, un jour tu pètes les plombs.
Les plombs, certains chanceux en ont dans la cervelle…
Nouvelle clope avant de reprendre la route.
Sylvain au téléphone, il sera là en début d’après-midi.
Il se pointe au local et s’excuse pour l’autre fois au parc. Pensant que ça irait plus vite, il avait filé son vélo et cinq euros à un petit pour aller lui chercher à bouffer. Lequel petit, traînant en route, a vu des potes, a oublié quel sandwich choisir, a dû chercher un portable mais n’avait pas le numéro de Sylvain et…
Enchanté d’avoir des nouvelles de Rachid, Sylvain demande la consigne d’écriture du jour. Il prend le stylo et des feuilles, commence à écrire, décidé. Il sort trois pages manuscrites en une heure et demie.
En sixième, ma mère me place en internat où tout se passe bien. Le premier jour, j’arrive dans un milieu qui n’a rien à voir avec Nanterre. La ville s’appelle Ézanville, l’école est un grand château. Je suis le seul Reunoi note des sixièmes et quand je regarde dans les rangs où il y a toutes les classes, je vois qu’on n’est que trois ! Je me sens inférieur à tout le monde, j’ai du mal à m’imposer, à parler avec quelqu’un, croyant qu’il est raciste.
Une fois les classes faites, la directrice nous souhaite la bienvenue et nous donne les règles à respecter. Dans cet internat, seuls les garçons sont internes et rentrent chez eux tous les week-ends, les filles rentrent chez elles tous les soirs.
Notre surveillant nous accueille à son tour. C’est Laurent, il est impressionnant, plus d’un mètre quatre-vingt-dix, il a une carrure de sportif. Il nous place à trois par chambre et me met avec deux camarades de classe : Timothée et Thibault. Le premier soir se passe très mal, je pense à mon chez-moi, je me dis : « Mais qu’est-ce que je fous là, pourquoi je ne suis pas dans mon lit avec mes frères ? »
En plus, je ne peux même pas appeler car les téléphones sont récupérés par Laurent à dix-neuf heures. Mes deux camarades de chambre me parlent, moi, je les écoute sans trop les écouter, en même temps, ils sont vraiment pas dans le même délire que moi, alors je pars me coucher.
Sept heures du matin, j’entends un gros BOUM BOUM dans la porte, c’est le réveil de Laurent qui m’aura fait sursauter pendant quelques mois mais, avec l’habitude, je me levais même avant qu’il le fasse – Laurent est en apparence très sévère mais il a un grand cœur.
Le premier pote que je me fais là-bas, c’est Alain, il est dans ma classe et toutes les filles sont en sang sur lui. Il ne fait pas son âge, il est très grand à côté de mon mètre soixante et un. Moi, je suis tout petit, je suis même le plus petit de ma classe en âge et en taille, même les filles me dépassent. Tout le monde m’appelle Kirikou.
L’année d’après fait chavirer ma vie : ma mère me dit de rester là-bas mais, moi, je n’en peux plus alors je ne travaille plus et mon comportement se dégrade jusqu’à ce que je me fasse virer définitivement. Je n’ai alors que douze ans et je suis placé dans un collège public de Suresnes où je ne suis pas aimé parce que j’habite Nanterre. Tout se passe mal : les cours, les relations avec mes « camarades » de classe et du collège entier, je ne vais plus en cours et demande à ma mère de me mettre dans le collège où tous mes anciens potes sont. Je dois donc attendre que l’année se finisse pour y aller. Je rattrape ma cinquième à Nanterre où je suis bien accueilli et où tout va changer. Je n’ai plus l’envie de travailler, je ne pense qu’à faire des bêtises.
Je sèche les cours et je ne pense qu’à voler avec quatre potes à moi, des téléphones, des scooters, faire des rackets. Ma première garde à vue est pour un scooter volé et j’ai quatorze ans et toutes les semaines, après, je les enchaîne, les garde à vue. Les keufs me connaissent, me disent même « Encore toi ! » et même la juge des enfants en a marre de me voir jusqu’à ce qu’elle décide de me placer en foyer pour mineurs où je dois rester quatre mois. J’avais quinze ans. Mais le foyer, quand on regarde bien, il n’y a rien de bien, en fait c’est la case avant la prison, je connais aucun mineur qui est sorti du foyer et n’est pas parti en prison.
On parle du bouquin, de la forme qu’on cherche à lui donner, de la manière de mettre en valeur leurs mots, ces mots qu’il vient d’écrire. On parle de la postface, aussi, de mes mots qu’il n’a jamais autrement lus qu’au travers de notes de situation.
Du coup, je lui montre, sur l’ordi, le texte écrit après notre visite à l’imprimerie, en guise d’exemple. C’est la première fois que je fais lire à un gosse un texte, non administratif, le concernant. Pendant qu’il lit, je sue un peu et imagine, dans le cadre du bouquin, le moment où je devrai raconter ce moment. Le texte qui parlera de la lecture, devant être écrit. Léger vertige de l’abyme.
Il hoche la tête, semble peiner à trouver ses mots.
– Putain, Joseph, t’es fou ! T’es fou, t’es fou, t’es fou ! Faut pas le faire lire à ma copine, elle va trop pleurer ! Et puis, c’est trop bien d’avoir raconté de son point de vue…
Sourires des deux côtés. À très vite. Il va pour refermer la porte derrière lui, la rouvre.
– Surtout, tu penses à me l’imprimer !
En deux exemplaires, j’imagine…
Je croise Sylvain sur le quartier, en profite pour lui remettre les exemplaires du texte. Ça tombe bien, il part voir sa chérie. Message sur le téléphone, un quart d’heure plus tard : « Coucou Joseph, Sylvain vient de me ramener ce que t’as écrit sur notre journée, c’est magnifique, je te remercie, ça m’a beaucoup touchée, encore merci, bonne journée, et j’espère qu’on se verra bientôt, bisous ! »
Je souris tendrement. J’imagine les deux amoureux, lisant un bout de leur histoire, sans doute se tenant la main, souriant aussi bêtement que moi, non pour les mêmes raisons.
À peine le temps de m’émouvoir que Riadh rapplique avant de partir au boulot. Son patron lui a remis hier l’attestation à destination du juge.
– Tu peux la déposer au JAP ? En plus, t’as vu, elle est sympa, hein ?
Je lis.
Monsieur le Juge de l’application des peines
V***, le 18 avril 2011
Objet : Convocation Monsieur Lakhéchène / 26 avril 2011
Monsieur le Juge,
Monsieur Riadh Lakhéchène est, depuis le 17 février 2011, employé dans mon entreprise.
Je suis artisan, Monsieur Lakhéchène est mon seul employé.
Actuellement en CDD, je compte lui proposer un CDI dès la fin de ce contrat. Je suis très satisfait de son investissement et de son assiduité. Il a su se former rapidement et il est aujourd’hui indispensable au bon fonctionnement de mon entreprise.
Nous effectuons le montage de meubles pour une grande enseigne, les magasins E***. Ce mardi 26 avril 2011, nous avons en charge le montage de notre stand sur la Foire de Paris, la présence de Monsieur Lakhéchène m’est indispensable.
En effet, ce rendez-vous est pour nous très important et ne peut être reporté, c’est pourquoi je vous sollicite une convocation ultérieure à cette date.
D’autre part, j’insiste également sur mon souhait de garder Monsieur Lakhéchène au sein de mon entreprise et j’espère fortement que vous tiendrez compte de cet avis au moment de vous prononcer sur son avenir.
Je vous prie de recevoir, Monsieur le Juge, mes respectueuses salutations,
Monsieur P***,
Gérant.
Je relis. L’enchaînement des phrases, implacable. Le patron, simple artisan, qui façonne sa lettre aussi bien que ses meubles. Le jour où Riadh a dû lui parler de sa situation, de la taule qu’il a faite, du juge qu’il doit continuer à voir, de la suite que ça implique. Et le patron qui juge, à sa manière.
C’est le gros bordel au tribunal. Madame le Président n’est pas là, et les audiences ne peuvent commencer. L’huissier court et s’époumone, la proc fait comme si elle relisait ses dossiers, les avocats fulminent et compulsent leurs portables, le public se demande.
Dans la queue de la machine à café, je resserre une nouvelle fois le nœud de ma cravate et imagine Rachid au dépôt, un étage en dessous, rongeant encore plus son frein que moi. Sylvain arrive tout essoufflé, il flippe d’avoir pu rater le début de l’audience. Ben est aussi venu en renfort.
Toujours pas de juge et l’avocat de Rachid lâche enfin son portable pour venir me parler.
– J’ai bien reçu votre attestation, sans doute vous citerai-je…
Il reprend son manège, je resserre ma cravate.
Une juge remplaçante débarque et expédie les affaires avec l’habitude d’une ouvrière à la chaîne, condamne à la louche pour huit mois ferme. Madame le Président arrive enfin ; les délibérations ne varient guère.
Deux heures plus tard, c’est au tour de Rachid. Depuis le box, regards vers la salle d’audience. Grands sourires en voyant Sylvain et Ben, ça fait bien huit mois qu’il ne doit pas les avoir vus, clin d’œil dans ma direction, échange de quelques mots avec l’avocat.
La proc dit que c’est inadmissible, quand même, de tout casser dans un hôpital alors qu’on a la chance d’être soigné en étant détenu, franchement, ça prouve bien que ces gens-là n’ont aucune conscience. Rachid a beau expliquer qu’il voulait juste retourner en cellule et pas rester dans ce trou à rats, la juge confirme que oui, l’accès aux soins capitonnés, ça ne méritera jamais un coup de pied dans une porte.
Et puis vient l’avocat, qui surjoue son avocat. Il doit commencer dans le genre :
– Oh, sans doute pour la première fois dans ma carrière, je ne plaiderai pas devant un tribunal. Non, car la plus belle plaidoirie que l’on puisse faire, c’est cet homme assis, là, dans le public, qui pourrait la faire. Mais il ne la fera pas, car ce n’est pas son rôle, il est juste là pour soutenir, et pour attester, comme cet écrit en témoigne…
Il brandit son effet de manche et notre attestation de suivi.
– Que le tribunal en juge par lui-même ! Nous savons trop le poids des mots pour ne pas reconnaître que si Monsieur Ben Bella écrit, c’est sur sa condition qu’il réfléchit.
Je maugrée et opine.
Il donne l’attestation à la juge et à la proc qui prennent un temps pour lire.
Rachid encourt trois mois de plus.
Au vu des éléments, la proc requiert deux mois.
La juge donne un mois.
On refait le procès avec Rachid dans la cabine du parloir avocat. Bien content de voir Sylvain et Ben, il n’a pas trop compris pourquoi l’avocat ne plaidait pas la relaxe pour une simple porte pétée. Cela dit, avec les remises de peine, un mois, ça va pas aller chercher bien loin, libération en septembre au plus tard, et surtout, surtout, plus aucune affaire derrière. Repartir de zéro.
Et il se met à bosser et à écrire sur l’école, parce que c’est bien beau de dire au juge qu’on écrit, encore faut-il le faire réellement.
Ma première sixième, on a vite monté une équipe de potes, car on venait tous de la primaire. Quand t’arrives de l’école, le collège ça te paraît immense, même si mes grands frères m’avaient raconté comment ça se passe ou comment sont les profs.
Au début de ma première sixième, y avait qu’un mec avec qui je traînais dehors. Comme on le sait, un Arabe et un Gitan, si on les met ensemble, ça peut faire que des conneries ! On a même vendu de la drogue dans le collège, on en a vendu à tout le monde, mais surtout aux troisièmes et aux quatrièmes.
Dans les conneries que je faisais tout seul, celle que je préférais, c’était de brûler les cheveux des meufs. Faut différencier les cheveux en deux sortes, les beaux, ça ne prend pas ; par contre, les cheveux crades et pas peignés, ça prend super bien. Y a même une fois où j’ai été obligé de mettre des coups de taloche à une meuf pour les éteindre ! Je le faisais surtout quand tout le monde se rangeait en ligne, et là, ce que je kiffais surtout, c’était de voir si le cheveu allait prendre. Après, quand les meufs se retournaient, je disais que c’était un grand qui était passé par là, et que moi, au contraire, je les éteignais.
Y avait la SEGPA note (la SEGPA, c’est les élèves qu’on a triés pour bosser dans le manuel), les pauvres, toute l’année ils faisaient que construire un mur, ils le peignaient même, et ensuite ils le détruisaient pour le reconstruire ensuite.
Ma première année, le surveillant, c’était Richard Durn note , il était fou, vraiment ça se voyait, les grands, ils lui mettaient des claques, ils se mettaient à trois ou quatre pour l’encercler et blam.
De toute façon, à un moment, ils en ont tellement marre de toi qu’ils te font passer juste pour plus t’avoir, d’ailleurs, qu’est-ce que tu voulais faire avec nous ? On se faisait même exclure de la salle d’exclusion. Où est-ce que tu veux qu’ils t’envoient, ensuite ?
Y a plusieurs techniques pour les carnets de correspondance pour que tes parents ne voient pas les mots qui sont laissés :
– on peut coller un papier sur un mot, mais c’est risqué parce que c’est vraiment pas discret ;
– on peut coller deux pages du carnet ensemble. C’est bien, mais c’est dangereux car y a les numéros de page en bas. Si les gens regardent les numéros de page, alors là t’es foutu ;
– le mieux, c’est d’avoir deux carnets, un pour les profs et un pour les parents. Une fois, on avait réussi à taper un carton de carnets dans le bureau du CPE et on se les est répartis. Ils m’ont grillé qu’au bout de quatre mois !
Un bon prof, c’est un prof qui parle et qui explique, pas qui dit de copier sans réfléchir, ou alors, c’est quelqu’un d’honnête et de réglo, mais franchement, y en a pas beaucoup. Par contre, dès qu’ils mettent un mot dans le carnet, là c’est mort, c’est plus la peine.
Souvent, on séchait, on allait tourner dans la cité, les grands ne disaient rien. Le problème c’était la maille note , on avait dix francs et on essayait de jouer au banco, si on gagnait cinquante francs, on était refaits, grec note pour tout le monde, plein le bide !
Quand on va dans un autre collège, au départ, faut se faire respecter, tu connais personne, faut que tu te battes, sinon t’es un boloss.
Les boloss, ça a plusieurs sens :
– en premier, c’est le client ;
– ensuite, c’est une victime, quelqu’un qui vient de se faire voler ;
– enfin, en général, c’est un bouffon, quelqu’un qui a peur de tout.
Les boloss, ils se remarquent par deux trucs, d’abord ils ont peur, ensuite par le style, ils ne sont pas lookés comme nous. Forcément, c’est pas quelqu’un de la cité, sinon ça devient une insulte. Par contre, ceux qui sont pas de la cité et qui ne sont pas des boloss, c’est des cas rares, on va dire que c’est surtout grâce aux fréquentations.
Tiens, par exemple, un mec en sixième, il s’appelait Kévin et c’était le fils d’un gendarme de la gendarmerie. C’était un super boloss, il avait toujours un K-Way rouge, tu vois le style… Au début de l’année, il était calme, tranquille. On l’aimait bien, Kévin. Et puis on l’a engrainé note , du coup, il ne s’arrêtait plus et il allait encore plus loin que nous, un jour, même il gueule à un prof :
– Moi, j’m’en fous ! De toute façon, mon père il est gendarme !!!
Il a tenu que six mois, même nous, on s’est fait virer après lui. Et ben, ça, c’est un boloss.
Pour les filles, j’avais des copines, mais c’était comme si c’était des potes, elles faisaient tout comme des garçons. Sinon, y a un autre genre de filles, celles-là elles sont respectées, ça se voit à leur attitude, à leur charisme, jamais tu leur parles comme à tes potes. Enfin, on avait des meufs à nous à qui on pouvait rouler des pelles sans problème, ça ne les gênait pas.
À onze piges, j’ai compris comment ça marchait à la cité. Mon premier pochon de shit, je l’ai trouvé par terre quand un grand a fait un levé note avec son vélo. Le truc est tombé de sa poche. J’ai été le ramasser et je l’ai revendu. Je me suis fait couiller parce qu’il valait cent francs et je l’ai vendu cinquante. En fait, je me suis fait boloss par un boloss !
Ensuite, pour m’approvisionner, je volais les grands discrètement, mais surtout je faisais les immeubles, je cherchais les planques, toutes les caves, les escaliers… Des fois, je trouvais une barrette, trois barrettes, on a même trouvé jusqu’à une plaquette. Comme on était petits et qu’on n’avait rien pour couper, on se mettait dans un box, avec des bougies pour chauffer le couteau… Les grands, fallait surtout pas qu’ils sachent qu’on vendait à des clients à eux. Faut qu’ils sachent quand t’es installé, alors là c’est trop tard pour eux.
C’est aussi à ce moment-là où j’ai connu les keufs. Que des contrôles au départ. Ma première gardav’, ça a été pour vol de stylo-plume et de nourriture à Auchan « La vie, la vraie ! ». La garde à vue, ça a été, c’est surtout la correction du daron qui a été violente. Obligé de venir me chercher à La Défense, il devait regarder McGyver ou je ne sais pas quoi, putain je m’en souviens…
J’avais pas peur des flics, mais plutôt de leurs coups de vice. Ils te prennent ton oseille et se taillent, te mettent des coups d’extincteur ou de gazeuse, des coups de pare-chocs, et puis t’es petit, tu sais pas encore comment réagir.
Y a pas à dire, je me suis éclaté, maintenant, avec le recul, si c’était à refaire, je referais les mêmes conneries, mais mieux. Et je rebosserais à l’école, mais mieux.
La quatrième et la troisième, je ne peux pas en parler, moi j’étais à l’école de la rue. Le matin, on allait à l’école juste pour la daronne, on rentrait le midi pour faire la feinte à la daronne et, en fait, c’était dehors direct. C’est là où j’ai appris qu’à Nanterre, c’est la politique du bif note avant tout : tu fais ce que tu veux, mais t’as pas le droit de ramener les keufs avec tes conneries. Tu bosses en silence.
On tambourine pour que le surveillant vienne ouvrir. Rachid réfléchit un temps, puis me dit : « En fait, c’est bien d’écrire, on peut tout dire, en plus, comme ma mère ne sait pas lire, je peux encore plus tout dire. » Il se marre. Je lui dirais bien que s’il y avait justement une seule et bonne raison pour que sa mère apprenne à lire, c’est bien parce qu’il aurait écrit un bouquin mais, dans l’instant, je n’ose pas.
Sylvain passe à l’arrache, il me file la suite de son texte sur sa sixième à l’internat.
Au fil du temps, je m’impose plus en cours et le soir à l’internat, je parle avec presque tout le monde, j’ai déjà eu deux petites copines, Jennifer et Magali, deux jeunes filles charmantes qui me lassent très très vite parce que moi, je voulais la plus belle : Camélia !
Camélia, c’est la meuf à mon pote Alain, et ces deux-là, je les ai collés, j’étais pressé qu’ils se séparent pour que je sorte avec ma Camélia, et ça a marché. Après une grande dispute entre eux, je suis parti parler à Camélia en lui demandant ce qu’elle avait et pourquoi elle pleurait. Elle me dit que tout est fini avec Alain. Et moi, grand hypocrite que j’étais, je lui dis : « Mais non ! Pourquoi ? » Et, une semaine après, je me retrouve avec elle, la plus belle du collège.
J’étais tellement content que ce vendredi, en rentrant chez moi, pour la première fois j’étais pressé d’arriver au lundi pour voir Camélia. Déjà que je me sentais de mieux en mieux dans cette école, là, je me sentais chez moi ! À tous les cours, je m’assieds à côté d’elle, je suis très sérieux et ai de très bonnes notes. Les cours se passent donc super bien, je n’ai aucune lacune, l’année passe vite vu que je suis heureux. Arrive la fin de l’année et Camélia me dit qu’elle ne sera pas là l’année prochaine, je lui dis la même chose. Moi habitant Nanterre et elle Presles dans le 95, donc trop loin de chez moi, je décide d’arrêter là avec elle.
Au café, sous le soleil de la terrasse du matin, on prépare avec Riadh l’entretien avec le JAP. Tout va bien se passer, a priori. Il a trouvé un boulot, son patron lui a fait une magnifique attestation, il continue le chantier et il a remboursé sa part de dommages et intérêts pour les keufs qui s’étaient portés partie civile.
– Au fait, Joseph, t’as jamais pensé à te faire avocat ?
– Oh, tu sais, je préfère pas… Avoir des clients, j’aimerais pas trop. Être payé mieux si je réussis, non. Là, vous bossez autant que moi, c’est plus réglo, et on peut se dire les choses franchement quand ça va pas, non ?
– Ah ouais, c’est vrai, je l’avais pas vu comme ça, t’as raison au fond…
Le JAP nous reçoit dans le couloir et nous serre la main. Mes espoirs s’envolent en entrant dans son bureau.
– Bon, l’article dans Le Canard enchaîné, d’accord ; vous avez trouvé un travail comme il vous était ordonné, maintenant, il y a une chose qui ne va pas du tout. Certes, vous avez commencé à rembourser les victimes, mais vous étiez condamnés solidairement, Monsieur ! So-li-dai-re-ment !!! Ce qui fait sept cent cinquante euros en tout et vous n’avez versé que deux cent cinquante ! Si ce n’est pas fait rapidement – dans deux mois, c’est bon ? –, je vous rappelle que vous irez pour un an en prison, vous comprenez bien, un an. D’ailleurs, si vous ne tombez pas, attendu que le risque de récidive est de cinq ans…
Silence. J’espère que Riadh ne va pas péter un câble.
– Ah, pardon, excusez-moi, Monsieur le Juge, je ne savais pas pour le “solidairement”, vraiment. Maintenant, si je peux me permettre, je trouve ça un peu injuste, j’ai payé ma part, je ne vois plus les deux autres qui ont été accusés avec moi. L’un, il est en prison, et l’autre, il n’est plus sur le quartier, alors, comment je peux faire ?
Silence. Le juge feuillette névrotiquement son code pénal, rechausse ses lunettes, baragouine que Riadh a le choix, à moins qu’il n’ait de suite la possibilité de poser cinq cents euros sur le bureau, entre une audience et donc, de fait, devoir s’expliquer devant le proc, et l’assurance de régler le reliquat d’ici trois mois, puisque solidairement, comme il a payé le premier, il est responsable, solidairement, et n’a qu’à réclamer aux autres la somme due.
Riadh choisit l’audience, dans moins d’un mois.
On se donne rendez-vous l’aprèm pour bosser avec Alex.
Les textes de Rachid et de Sylvain ont été imprimés. Les gars lisent attentivement et commencent à bosser à leur tour.
En entrant au collège, je n’étais pas à l’aise non plus, forcément à la primaire t’es le plus grand, et là t’arrives et t’es le plus petit. Mais bon, j’avais des potes. C’était des petites années sympathiques, j’avais la tête dans les nuages : je dessinais. Tout le temps je dessinais, je ne faisais que ça et du sport, c’est là où j’avais les deux meilleures notes.
Le reste du temps, au collège, je m’ennuyais, et quand tu t’ennuies, tu fais des conneries, même si c’est que des petites. Après, en cinquième, je ne faisais plus rien, je commençais à être influencé par les autres mecs. Et j’ai dû redoubler ma cinquième pour pouvoir être admis en internat. L’internat, c’est fumant, c’est comme des colonies ! Y a que des meufs, des gens de partout, ils te sortent le mercredi et tu peux rentrer chez toi le week-end.
En internat, les meufs, elles voient que tu viens d’ailleurs, alors forcément tu les intéresses. Je suis resté un an avec une meuf, c’était vraiment la plus bonne, je sais pas pourquoi mais elle m’aimait bien. À la fin de l’année, elle m’a demandé « T’es prêt ? », et on a fait les amoureux, on s’est dépucelés, comme Adam et Ève… Je ne sais pas si j’étais amoureux d’elle, mais en tout cas c’était mon premier amour.
Je suis sorti de l’internat vu que ma daronne, elle n’avait pas payé. Enfin, on a réussi à tenir une année juste en ayant payé le mois de septembre, à chaque fois qu’ils me demandaient, je leur disais « Oui, oui, la semaine prochaine… » et je les esquivais. Au final, vu que je n’avais pas payé, ils ne m’ont pas donné mon exeat. Du coup, je suis resté chez moi un trimestre à fumer avec des potes. Je voyais les autres faire le bordel, j’avais les yeux brillants !
Au mois de janvier, j’ai rencontré tous ceux-là, ceux qui sont restés mes amis même encore aujourd’hui. On est arrivés en « troisième tremplin », ça s’appelait, officiellement, pour donner une chance de rebondir, mais je suis sûr que s’ils l’ont appelée « tremplin », c’était parce qu’ils te gardent pas et ils te font vite sauter !
On a tellement tout niqué que même le plus sage des plus sages, il ne restait pas sage ! Alors, ils nous ont mis dans une salle où on ne pouvait pas bouger ! Toutes les autres classes, c’est eux qui se déplaçaient suivant les profs. Là, c’était les profs qui venaient dans notre salle. En fait, ils ne voulaient pas qu’on fasse le chantier dans les couloirs.
Y avait une prof, elle « faisait la balle », en fait ça veut dire qu’elle faisait la bonne, genre je suis une bête de meuf, tout le monde m’apprécie et m’estime, en plus je suis belle, c’est ça faire la balle ; eh ben, cette prof, elle s’est mangé de la gazeuse en classe ! Elle chialait, elle chialait, mais le gars, il n’avait pas trop bien visé, du coup on pleurait aussi, mais on était tellement morts de rire, et puis comme fallait garder une contenance, donc on luttait pour faire comme si de rien n’était.
C’est l’époque où on se donnait des surnoms. Les surnoms, on sait d’où ça vient, ou alors c’est un gars qui dit une phrase qui fait marrer tout le monde, ou alors une référence à un film qui vient de sortir. Après, certains n’ont pas de surnom ou d’autres en ont plusieurs. Oualid, par exemple, c’est « Limace » parce que je ne sais plus qui avait dit « T’as un sourire comme une limace » ou « Joker », rapport à Batman, ou « Fennec » aussi, comme il en a un, de fennec. Sylvain, c’était « Dadinho », vu que La Cité de Dieu venait de sortir et que ça nous a choqués comme il lui ressemblait trop !
Alex enchaîne.
Moi, quand je voulais travailler, je travaillais. Jusqu’à la troisième, j’ai fait en sorte d’arriver avec dix ou onze de moyenne.
Ma première troisième, là c’était pas pareil, j’étais en sport-études. Du coup, c’était foot-foot-foot. J’allais qu’à l’entraînement.
Pour le foot, je suis passé par le Racing, puis Boulogne, puis Guingamp. Y a une grande concurrence entre les gars au club, tu dois surtout ne rien dire à personne. Tu dois discuter avec personne, sinon l’entraîneur est forcément au courant.
En plus, j’étais gardien. Et il y a aussi une grande différence entre joueurs de champ et gardiens. Et il y a une grande concurrence entre gardiens. Moi, j’étais vraiment fort à mon âge, mais j’aimais bien avoir un mec fort à côté de moi, comme ça, ça me permettait de bosser encore plus et de me surpasser.
Le foot, c’est du piston. Les premières sélections nationales, ça doit être les moins de quinze ans. En moins de treize, c’est les clubs qui t’envoient en sélections départementales. Donc, y a intérêt à ce que ça se passe bien avec ton entraîneur… Ensuite, c’est les sélections départementales qui t’envoient en régionales, et après, ça commence les nationales, mais seulement si t’es dans un centre de formation.
Dès quinze ans, tu peux avoir un contrat et il y a des agents qui gravitent autour de toi…
Je compile les textes des gars, les envoie par mail à l’éditeur en lui demandant si ça pouvait marcher pour un bouquin.
Réponse de Grégoire moins d’une heure plus tard : « De bons textes, mais une accumulation ne fera jamais un livre. À toi de lier tout cela en tant que narrateur. Travaille bien. »
Maison d’arrêt. Les nouvelles de celle de Nanterre, d’où Rachid a été transféré, ne sont pas fameuses. Ça pète dans tous les sens, l’officier responsable du bâtiment A s’est suicidé, les ERIS sont là en permanence, neuf cents détenus pour six cents places. Je lui fais lire l’article du Parisien qui raconte l’affaire et qui omet sciemment le suicide de l’officier, rien n’ayant encore filtré, le mec ayant en plus, selon les sources, des soucis d’ordre familial.
– Ouah, tu peux me le laisser ? Comme ça, les mecs d’ici, vu qu’il se passe rien et que c’est un peu une maison de retraite, ils verront comment que c’est chez nous !
On se met au boulot. Il commence par lire les textes de ses collègues et, un peu emmerdé de n’avoir rien à raconter sur l’école traditionnelle, se décide à raconter la sienne, celle de la rue.
À l’école de la rue, on apprend des choses qui servent au quotidien, on apprend sans apprendre, sans devoirs à faire, on apprend la façon de se comporter avec les gens, et puis des choses pas glorieuses aussi. J’ai été autonome très vite, je pouvais prendre les transports, me déplacer, j’ai appris à me battre, à parler différemment aux gens suivant que c’est des plus grands, des yenclis note ou des keufs. J’ai appris à ne pas parler, parce que le silence, ça s’apprend aussi.
Quand on cherche un coupable, faut se taire, personne n’a le droit de dénoncer, personne n’a le droit de se dénoncer. Moi, par exemple, quand je me taisais, c’était principalement pour éviter les problèmes. J’ai observé, j’ai observé. J’ai appris comment voler, où voler, à qui revendre. J’ai appris à esquiver les keufs, puis à les éviter.
Pour les esquiver, faut détaler, vite, et s’ils t’attrapent, tout nier, tout nier, tout nier. Les éviter, c’est mieux, mais ça, ça m’est venu plus tard. Faut être une ombre à leurs yeux. Tu vois leur 307 qui arrive au loin, et hop, tu rentres l’air de rien dans le porche le temps qu’ils passent.
Pour voler, pour chaque chose que tu veux voler, y a des endroits où aller. Les bijoux, c’est principalement dans les apparts du 78 ou dans les beaux pavillons. Pour l’informatique, les ordis, c’est pas loin de La Défense ou dans les zones industrielles. Pour les téléphones, c’est sur les gens, mais attention, jamais avec violence ! Les mieux, c’est les yenclis à la sortie de la cité. Parce que t’es sûr qu’ils ont du teushi, du fric et un téléphone. Suffit de les effrayer et de leur dire de tout te donner sinon tu leur dis que tu vas les fouiller. On ne faisait jamais d’arraché, ça c’est bon pour les gens qui ne sont pas sûrs d’eux. On faisait du vol, nous, pas de l’agression !
Par contre, j’ai jamais volé de meufs – enfin, si, deux fois – mais je le regrette encore. Déjà parce qu’elles crient, ça ameute tout le monde, et puis on ne sait jamais, si ça tourne mal et que t’es obligé de mettre une baffe… Non franchement, pas les femmes.
Pareil pour les magasins. J’ai toujours eu honte de voler pendant les heures d’ouverture. Y a des heures pour acheter et des heures pour voler. Moi, je ne suis pas un voleur de magasins ouverts.
Mon premier braquage, j’avais quinze ans, c’était l’auto-école, j’avais acheté un petit pistolet, un 6.35. Mais c’était vraiment pas voulu au départ. J’avais une bague, je savais pas à qui la revendre. Je vois un gars qui peut me l’acheter, il me dit : « Attends, avant je dois aller payer l’auto-école. » Il paie, et que en billets de vingt. La caisse était à ras bord. Sur le chemin du retour, j’y pensais et j’arrêtais pas d’y penser. Alors, j’y suis allé, même pas de cagoule, rien, je l’ai braquée et j’ai fait le tour pour prendre la caisse, y avait mille euros, que en billets de vingt. Je me rappelle que j’avais un sweat Footlocker couleur marron-caca mais, par contre, je ne me rappelle plus ce que j’ai fait des sous.
C’était la routine, en fait. Un jour le vol, un jour galère, un jour la drogue et un jour shopping parce qu’on aimait bien aller s’acheter des vêtements. La routine, quoi, tous les jours.
Une fois, à la cité, ils ont rigolé sur moi et j’ai pas aimé. Un mec et une meuf se roulaient des pelles sur un banc en centre-ville. Un pote, il me sauce note pour aller prendre le sac. Je prends le sac, il était lourd comme pas possible, je me dépêche d’arriver à la cité, je me mets dans un porche pour fouiller ce qu’il y avait dedans, en fait c’était que des bouquins, les gars se sont trop foutus de moi.
Ce qu’on aimait bien aussi, c’était pister le facteur pour voler les tickets-restau. Le jour des tickets-restau, on faisait toutes les boîtes, on en gardait quelques-uns pour nous, et on allait revendre les autres à moitié prix au mec de la sandwicherie. Genre si le ticket il est de dix euros, tu le revends à cinq – c’est pas mal pour un carnet de vingt ! – et le gars de la sandwicherie, il se fait quand même son beurre dessus.
Y a des trucs qui s’apprennent et qui se montrent facilement, comme démarrer les scoots, les motos et les voitures. Pour les voitures, c’est pas dur, il te faut juste un marteau, un tourne note et une clé de treize. Après, pour les autres trucs, tu dois quand même pas mal te former tout seul.
Quand tu veux monter, y a des choses à savoir, à faire et à pas faire. À quinze ans, je savais que c’étaient les grands qui tenaient la cité. Donc que c’étaient eux qui avaient l’argent et qui pourraient me payer si je bossais bien. Donc toujours écouter les grands.
Quand y a une bagarre, faut se battre. Quand y a une descente de keufs, faut pas se faire péter et, si tu peux, aider les autres.
Et faut tenir. Tenir sa langue, tenir sa parole. Payer en temps et en heure. Rester à ta place tout en montrant que t’es là.
Y a des mecs qu’ont super bien réussi et d’autres qu’ont sombré et qui sont aujourd’hui à la brasserie, à la bière et au PMU. Pour eux, y a eu trop de pression. Et des pressions familiales ou économiques aussi, ça peut jouer. Et puis y a des mecs qui rêvent, et ils rêvent trop. C’est vraiment suivant les personnalités des gens. Comme dit Bolo : « Ceux qui font du bruit sont ceux qui travaillent en silence. »
Pour la bagarre, faut toujours frapper en premier. Toujours. Et y a trois coups à mettre en premier lieu : coup de tête, balayette, et puis un direct. Faut mettre le premier coup parce que, sinon, si tu te fais frapper, le temps que tu réalises que c’est une bagarre, l’autre il a enchaîné cinq-six coups. Mais faut bien le dire aussi, dans la baston, y a aussi la chance qui rentre en jeu. Des fois, t’évites un coup qui aurait pu te mettre par terre et c’est juste de la chance.
Ici, on a une réputation de cogneurs. C’est pour ça qu’il n’y a pas beaucoup de descentes d’autres cités chez nous. Par contre, nous, quand on en fait une, on est super organisés. Quatre ou cinq caisses avec quatre ou cinq personnes à l’intérieur, on y va, on tape, le mec au sifflet pour nous dire de repartir et on disparaît. Comme l’abeille : tu piques et tu te barres. Et pareil avec les flics. Mais là, c’était toujours en réaction quand ils nous manquaient de respect. C’est jamais nous qui provoquions, mais fallait bien leur faire comprendre qu’il y a des choses qui ne se font pas.
Au moment de se quitter, Rachid sort de son caleçon un paquet de feuilles bien pliées.
– Je crois qu’il en manque un peu, à cause du transfert, mais le principal est là. C’est mon journal de quand j’étais au mitard. Je voulais pas qu’il passe par le SPIP, tu verras, c’est un peu chaud quand même par moments…
Je mets la dizaine de feuilles dans ma poche, résiste à l’envie de les lire de suite. J’imagine à peine la baffe que je vais me prendre dans le cerveau.
Dans l’après-midi, je n’y tiens plus. Je me pose sur un banc. Voyage au bout de la nuit et au centre du mitard.
Le 02/03/2011
Vers vingt heures, arrivée au mitard sans toucher le sol, menotté et porté par une vingtaine de SS note , le visage un peu amoché suite à la bagarre avec un surveillant et un chef, mais ils finiront plus amochés que moi. J’ai la rage !
Le 03/03/2011
Réveil bizarre. Parloir maman. J’avais oublié que j’étais au mitard, j’ai bien dormi grâce à la nuit agitée de la veille. Jour de douche. Ménage à la serpillière et douche.
Midi, gamelle bizarre, je n’y touche pas. On m’informe que je passerai au prétoire le lendemain. J’ai encore les nerfs, je fais du sport. Promenade sur les toits trente minutes. On prend ma dépo note et je lis le rapport du surveillant, un tissu de mensonges, bien sûr il a oublié de dire que c’est lui qui m’a mis le premier coup. Je demande un avocat d’office, je pense que ça suffira.
Dix-huit heures, la gamelle, je n’y touche pas, j’entends la voix à Chik, mon voisin de cellule du dessus, lui aussi est monté au mitard le même jour que moi ; on se raconte nos histoires. J’entends une voix qui m’appelle, je demande qui c’est. C’est Choukette des Pablo note . J’avais déjà parlé avec lui une ou deux fois dans les couloirs. Il m’a dit qu’il m’avait entendu arriver vu qu’il était arrivé une heure avant moi, lui aussi avec les menottes, mais en marchant. On discute jusqu’à l’heure de la prière…
Le 04/03/2011
Jugement au prétoire. Avocat Vanessa F***. Mort de rire. Explication… Le directeur, trois zbir note , le greffier, l’avocat et moi. Le directeur me dit que le surveillant porte plainte et a des ITT note , mais je sais pas combien. Il montre la photo du surveillant : deux cicatrices, une au milieu du front de trois ou quatre centimètres et une à l’arcade accompagnée de quelques bosses, je ne vois pas très bien le cocard vu qu’il a la peau noire. J’arrive pas à retenir un léger sourire. Le directeur me demande si je porte plainte, je réponds que je ne mange pas de ce pain-là !
Résultat : trente jours de mitard, ça, je m’en fous, c’est pas ma première visite au château, je crains seulement le transfert disciplinaire ! Mais ça, ils le disent pas, c’est une « surprise ».
Retour en cellule, je brûle les draps et le matelas pour calmer ma colère. Résultat : une intervention musclée et les menottes sous prétexte d’une fouille. On m’enlève mes vêtements, ils veulent pas me les rendre et me passent des vêtements antisuicide. Ils m’ont pris pour un suicidaire, ces cons ! Je déchire les vêtements et leur jette à la gueule. Résultat : je dors tout nu et sans matelas ni draps…
Le 05/03/2011
Réveil énervé. Je menace pour des vêtements, ça marche. J’ai faim. Midi, gamelle. Je prends le pain et une salade de riz mouillée. Douche, dix minutes. Promenade, trente minutes. C’est trop, trente minutes là-haut. Cellule, lecture Mordoc. Dix-huit heures, gamelle bizarre, j’y touche pas, seulement le fromage que je mets dans du pain, et un café, dégueulasse. Je discute avec Chik et Chouk. Prière. Dodo.
Le 06/03/2011
J’ai les nerfs, je devais aller au parloir, mais au mitard c’est un seul par semaine. Dégoûté, je fais appeler ma mère par un pote qui est branché note avec qui je peux causer grâce au trou dans la « fenêtre », j’ai parloir le 12 ! Midi, je reçois du courrier, mes parents et ma frangine qui m’encouragent, ça fait plaisir. Promenade. Je trie ce qui est mangeable au mitard, je jette le reste. Sport, lecture, prière, discussions. Le temps passe, vite même ! Le soir, à une heure du mat’, un SS de merde à qui j’avais déjà mis une belle gifle pour une histoire de douche s’amuse à mettre des coups dans ma porte et avec la lumière ; ça me dérange pas trop, vu que je ne dormais pas. Je l’insulte violemment quand même et il se casse.
Le 07/03/2011
Réveil zen. Journée normale. De plus, une infirmière jolie et une dégueulasse.
Le 08/03/2011
Réveil vers dix heures du mat’. J’ai pété le lit note . Gamelle bizarre, encore une fois, je trie. Je vais en promenade. À mon retour, j’appelle Chik, un autre gars répond à sa place. Je regarde à l’œilleton, je vois un rebeu note . Il me dit :
– Chik est gracié.
Le veinard… Il reste que Choukette. Sport, prière, discussions. J’appelle mon pote qui est branché pour qu’il dise à ma mère que je vais très bien, etc. Dodo.
Le 09/03/2011
Je fais tout par réflexe. J’ai même pris des habitudes : pliage de draps, mini-douche au mini-lavabo. Mon pote surveillant que j’appelle Forest – comme Forest Whitaker, l’acteur – m’a ramené un petit déjeuner. C’est un bon, lui ! Gamelle, sport, promenade, prière, lecture. Les Fils des ténèbres, Dan Simmons. Je le trouve bof malgré les quatre cents et quelques pages et le commentaire de Stephen King.
Le 10/03/2011
Réveil, sport, étirements. Ménage. Gamelle dégueulasse, j’ai rien pris sauf le pain. Promenade. Rigolade avec Choukette qui y était en même temps que moi mais un cube à côté, on se voit presque jamais mais on s’entend bien ; il a à peine deux ans de moins que moi, mais ce n’est plus un gamin et, surtout, c’est pas un mytho.
Le 11/03/2011
« Parloir maman ». Super !
Anniversaire de mes dix jours au mitard, il m’en reste vingt et Choukette, il lui en reste quinze. Il avait pris vingt-cinq jours et moi trente. Gamelle dégueu comme d’hab, mais plus rien ne m’étonne de la part de la cuisine de la prison. Je suis joyeux aujourd’hui, et un surveillant que j’ai déjà failli démarrer note en promenade travaille aujourd’hui au mitard, alors il me lèche un peu le cul. Promenade, le surveillant entre carrément avec moi dans la promenade et s’allume une clope. Il m’en propose une, mais moi je ne fume pas, mais là, j’accepte. On commence à discuter, surtout lui ! J’apprends qu’il fait de la boxe thaïe. Je ne le crois pas et lui pose des questions techniques ; il s’en sort bien. Il me dit qu’il a quarante-huit ans. Je suis choqué, je lui donnais max trente-cinq. J’apprends qu’il a un fils de trente ans, je lève les sourcils, il rigole et me dit qu’il a eu son premier marmot à dix-huit ans. Il revient sur la dispute qu’on a eue deux mois avant et on s’explique. La clope dégueulasse terminée, je lui fais comprendre qu’il fallait que je tourne note pour me dégourdir les jambes. Il s’en va et on se salue. Finalement, j’ai compris que c’était un mec cool et gentil et qu’il avait vraiment pas peur de moi, surtout que c’était un sacré morceau.
La journée s’achève comme les autres.
Le 12/03/2011
Je me réveille à midi, j’avais mis une couverture sur le grillage de la fenêtre, le soleil ne m’a pas réveillé. Ménage, secouage de draps, petite douche à l’évier. Pour la gamelle, le surveillant, c’est Forest, il me met bien : il me passe trois barquettes de salade de riz plus un croissant et un petit bout de flan. Il a vu que j’étais encore croûté note , il revient avec deux sachets de café, je le remercie.
Quatorze heures, la relève, je suis dég’. Le SS de l’après-midi, c’est un gros bâtard, en rentrant de promenade, il me prend même une veste que j’avais réussi à garder depuis plusieurs jours. Je lui demande si la prison est à son père ! Il me répond mal. Je lui dis que s’il voulait, on pouvait aller dans le cube de promenade pour faire un combat. Il baisse les yeux. Je lui crache un gros mollard à côté de ses pieds, il réagit pas. J’ai gagné, j’insiste pas ! Retour en cellule, je galère tellement que je relis le 20 minutes du 9 mars 2011. J’ai déjà lu Mordoc, Les Fils des ténèbres et Le Marcheur du pôle. Il me reste trois livres tout pourris qui ne m’intéressent même pas, écrits par des anciens officiers US de 1942 à 1945. Je galère tellement que je ne compte même plus les jours. Mais, les heures, d’après mon calcul vu que je suis très nul en maths, il m’en reste six cent quatre-vingt-seize ! Une sacrée garde à vue !!! J’ai du temps, je réponds au courrier de ma petite sœur.
Dix-huit heures, la gamelle. Pour une fois, y a du poisson et pas du poisson bizarre. Je peux le manger avec des légumes vapeur. Je reconnais que les carottes, le reste je sais pas mais je mange quand même. Je discute avec Choukette, et Yves, un nouveau compagnon du 95 qui est arrivé il y a trois ou quatre jours. Je le connais pas mais il s’y connaît pas mal en religion, alors, ça va. On parle islam, Choukette fait l’appel à la prière. Je prie, après je me bute aux pompes, je sue, je fais une douche, j’ai mis de l’eau partout, je m’en fous, je me sèche avec mon t-shirt ! Il me reste un café dégueulasse, je le bois. Je sais que c’est bientôt l’heure de la dernière prière. J’attends avant de mettre mon cerveau sur off ! La prière est passée, c’était la dernière.
Minuit et demi, Choukette m’appelle, il a une radio, il sait que j’aime le raï et, ce soir, c’est soirée orientale sur Skyrock. Il me dit :
– Pour toi !
Il met le son à fond et c’est de la balle !!!
Deux heures, je galère, je suis chaud, je brûle tous les draps et les livres pourris qu’on m’a passés. Le SS vient.
– C’est quoi le problème, Ben Bella ?
– Je galère, j’ai faim, et j’ te pisse dessus, ha ha ha !!!
Et il se casse. J’ai plus de draps, mais il fait bon, alors je m’en fous.
Le 13/03/2011
Réveil à onze heures trente. Nuit agitée. Réveillé avec mal de nuque, cellule dégueulasse, toute noire, même pas un gramme de nourriture, je nage et je plonge dans mon jean. Treize heures, la gamelle, je sors de la cellule et refuse de réintégrer. J’exige des draps, des vêtements propres et une serpillière… On me ramène tout ce que je demande, vu que je suis torse nu et prêt à en découdre.
La veille, j’avais écrit au dentiste. Il m’appelle. J’arrive dans son cabinet, une Tunisienne grosse mais gentille, et son assistante, une Antillaise sympa de quarante piges, j’entends de la musique, je cherche d’où elle sort. Incroyable, une radio analogique des années 1960 grosse comme une unité centrale d’ordi. Elle m’observe la bouche et fait une radio. Une dent morte, la racine est visible, et une dent de sagesse qui pousse en dessous d’une autre ! Elle me dit :
– Tu veux que je m’en occupe ?
– J’ai pas trop confiance, je préférerais à l’hosto.
– C’est noté ! Tu iras.
– Mais quand ?
Elle fait une grimace, je m’en fous, je préfère attendre soixante minutes dans une salle d’attente.
Retour en cellule, le SS « tecktonik » est parti voir mon pote Nouchma. Il m’envoie un tapis de prière, et un livre d’André Bellaïche, Ma vie sans postiche. J’y découvre une lettre que m’a écrite Nouchma, quelques infos concernant les nouvelles cellules, et des conseils, du genre « Fais pas le con », etc.
Dix-huit heures trente, la gamelle, haricots verts qui sont noirs ! Quenelle de brochet en forme de bite de dauphin ! Je mange et rattrape toutes mes prières en retard. Et la dernière aussi.
Le 15/03/2011
Neuf heures trente. Un arrivant débarque en faisant du boucan, il me réveille, je l’insulte. Douche et petit café. Au niveau de mon sac de linge, je vois mes cantines note , j’essaie de prendre un pot de Nutella, mais le SS me voit et il veut vraiment pas. J’essaierai plus tard. Prière.
Midi. La gamelle, une barquette de taboulé et une poire. Je mange pas la viande vu que c’est pas halal. Plus tard, je reçois une lettre de ma mère qui me dit qu’elle va venir le 12/03/2011, mais ça y est, c’est déjà passé !!!
Dix-huit heures. J’envoie mon stylo au copain du 95, il n’en a pas, il est en galère, je me retrouve sans stylo, j’en cantine un pour le lendemain, je m’endors vers une heure du mat !
Le 16/03/2011
Réveil à onze heures trente-midi ! J’ajoute une barre sur le mur de compte, ça fait quatorze jours de mitard, même pas la moitié de ma peine, je suis dégoûté, je sais que ça va être de plus en plus dur, encore seize jours à faire, putain ! Si je pouvais revenir en arrière au moment de la bagarre, à chaque coup que j’ai pris, j’aurais dit : « Merci ! »
Douze heures, la gamelle, une barquette de frites cuites à l’eau sans sel, c’est pas dégueu vu que ça n’a pas de goût, je mange ! Promenade, je tourne en rond et je me répète « Patience, endurance, courage » et je me rappelle une phrase que j’ai lue sur les murs de ma cellule : « Des années de taule ne tuent pas mais rendent plus fort, courage à toi !!! » C’était aussi écrit : « Vive Tupac note ! » Le mec ne devait pas savoir qu’il était déjà mort ! Lecture, prière…
Dix-neuf heures, la gamelle, clafoutis de saumon aux brocolis et un yaourt nature sans sucre ! Je reçois le stylo et le savon que j’ai commandés.
Le 17/03/2011
Réveil, douche.
– Ben Bella, extrait !
– Où ?
– Tu verras !
Putain, ça sent le poulet, c’est sûr.
Le 19/03/2011
J’avais raison ! Retour en cellule à trois heures du matin ! Quarante-huit heures de garde à vue. Je ne parle qu’après avoir vu mon avocat, même mon nom je ne le dis pas, pas un mot ! Je croise et Rem’s et Nouchma en G.A.V., ils témoignent et retournent en prison, avocat, déposition… Nuit au poste marrante avec quelques mecs : Rim’K, deux Gitans, un Russe, Soussou et Rayan.
Lendemain, neuf heures, dépôt ! La procureur « une garce », une enquêtrice, un avocat.
Vingt et une heures, comparution immédiate, la juge « une femme » mal baisée sûrement ! La proc requiert douze mois ferme. L’avocat F*** est super. Délibéré. Verdict : coupable, trois mois ferme ! Triple peine : trente jours de quartier disciplinaire. Réductions de peine sucrées, trois mois ferme et trois cents euros.
Retour à la cellule du dépôt. Départ pour la maison d’arrêt à deux heures du matin. Retour au mitard à trois heures du matin. Je mange vite fait, un fromage, une banane et un café. Prière et dodo.
À demain pour un transfert, sûrement. Où ? Surprise… Ha ha ha !
Le 19/03/2011
Réveil, ménage, douche, gamelle, prière. Chouk me demande :
– Alors le jugement ?
– Trois mois ferme.
– Oooooh, ça va, tranquille !
– Ouais, pépère !
Sieste, promenade, gamelle, lecture, prière. Je raconte les détails du jugement à Chouk ; j’écris à mon avocat pour le remercier et l’informer de mon prochain jugement en avril.
Le 20/03/2011
Réveil à onze heures quarante-cinq. Gamelle, je mange rien, y a de la viande pas halal et des salsifis à l’ail, je ne goûte même pas, je mange du pain et du fromage. Prière, galère………..
Promenade en même temps que Choukette. Lecture, prières, gamelle, prières, galère !!! J’écris à mon avocat et au chef du bâtiment. Je repense à mon passé. À ma famille, aux morts de ma famille, je pense à mon avenir et je ne vois rien. J’ai vingt-deux ans !
Le 21/03/2011
Réveil à six heures trente, je me recouche, réveil à neuf heures trente par le surveillant « tecktonik ».
– Ben Bella, parloir !
Je suis content, je me lave et avale un café sans sucre, parloir avec ma mère, je suis content de la voir mais elle est triste puisque ma peine vient de s’allonger de trois mois, on parle du procès, je la rassure mais je sais bien que ça ne sert à rien, quarante-cinq minutes, ça passe si vite…
Retour cellule, galère, gamelle, promenade, galère, gamelle, galère, je « fête » ma vingtième nuit au mitard, plus que dix ! J’espère ça va passer vite. J’ai enfin réussi à avoir des piles pour ma petite radio : « C’est la guerre en Libye ! » Je lis la lettre de Monsieur Joseph, il est tellement gentil qu’il devrait s’appeler saint Joseph ! Il est à peine vingt heures et j’ai déjà plus un gramme de nourriture, ce soir, j’essaierai de dormir plus tôt que d’habitude. Voilà pour le 21 mars 2011.
Le 22/03/2011
Réveil neuf heures trente. Douche froide, panne d’eau chaude. Ménage. Prière. Galère. Repas : frites à l’eau sans sel sans goût et un kiwi. Courrier : deux lettres ! Ma sœur et Amel, la fille de Khadidja ! Je réponds.
Fin de journée normale, mais il fait chaud.
Le 23/03/2011
Réveil à onze heures trente. Gamelle. Journal 20 minutes. Galère. Même pas envie d’aller en promenade. Galère. Gamelle. Galère. Visite deux minutes de l’imam. Discussion avec Choukette : Taylor est décédé ! On se rappelle de sa vie. On discute des années 1980 et 1990, on en conclut que l’an 2000, c’est une couillade, et que ceux qui sont nés après nous n’ont pas eu de chance.
Mal dormi. Cauchemars de cellule encore plein la tête. Images de draps en feu. J’appelle les parents de Rachid pour passer les voir dans la journée. Auparavant, choisir quelques bouquins que la maman pourra filer dès lundi au fiston.
Ce n’est pas facile de choisir dans la bibliothèque ce qui pourrait lui plaire. Autant en prendre des gros, plutôt pas trop ardus à lire, un peu genre bouquins d’aventures. Va pour un Dumas – je crois me souvenir qu’il avait bien aimé Les Trois Mousquetaires que je lui avais offert pour son anniversaire. Monte-Cristo ? Non, pas Monte-Cristo, deux cents pages de cachot au début, ça va pas trop le faire. Pas envie qu’il tente de s’évader comme Dantès dans le linceul de l’abbé Faria, même si Osny, c’est pas le château d’If et que l’Oise qui coule non loin, c’est pas non plus la Méditerranée. La Tulipe noire, ça sera très bien, de l’horticulture et de l’amour dans la Hollande du XVIIe siècle.
Les parents vont bien, je leur explique qu’on va écrire un livre avec Rachid et certains de ses copains. Le fiston redevient une fierté de la famille.
Excité à l’idée de voir Rachid et de lui dire à quel point son journal est génial. Mais pas tant que ça, pour lui, bizarrement, oh, ça n’est pas une haute œuvre, tous ceux qui passent par le mitard pourraient en faire autant, et puis, le style est si simple…
Du coup, je m’escrime pendant une demi-heure à lui démontrer à quel point ce texte est inouï, au sens propre déjà, jamais lu ça ailleurs, et le style qui se raidit à mesure que les jours et les nuits avancent, les phrases qui s’assèchent, l’oppression de l’enfermement qui saisit, les répétitions qui martèlent.
Il finit presque par se laisser persuader, de guerre lasse, et change de sujet. Me file deux lettres qu’il a reçues. De son potonote Nouchma. Deux lettres de prison :
6 avril 2011
Michtonote, mon bicot !
Je suis dég’ aussi… J’espère que tu vas bien, moi ça va. Rem’s sort ! Là, il lui reste encore huit jours à faire. Moi, je suis là, la pluie ne tombe plusnote. Ça se débrouille tout doucement. Steeve s’est pété la main, Tête plus de nouvelles, Beubar plus de nouvelles de cet enfoiré aussi… J’espère que tu as le moral ! Nanou, elle est en train de le fairenote, poto. Et c’est quand que tu sors ? Au fait, moi, c’est le 12 août. Sa mère, tiens-toi tranquille, poto ! Ils se la pètent en ce moment, les paysansnote : que des nouvelles têtes !
Voilà, j’ai reçu ta lettre. Tiens, poto, des timbres au cas où. Ici, ça n’a pas changé, toujours la même chose à part les têtes qui changent. Il y a Capo avec Bob (celui des Provincesnote). C’est des bons, va les voir, passe-leur un grand bonjour de ma part !
Poto, tiens-moi au courant. OK, mon bicot ?
Nouchma.
C’est étrange, un peu comme l’impression de lire ces correspondances de tranchées pendant la Grande Guerre. De ces choses que seuls ceux qui les ont vécues peuvent comprendre.
Sur la ligne de front.
25 avril 2011
Bien ou quoi ? Michto ou quoi ?
Qu’est-ce que tu racontes de beau ? Ici, rien n’a changé à part qu’il y a toujours les mêmes personnes. Je me suis mis aux pompes, poto ! Rem’s s’est nachavenote. Il est dehors, cet enculé, et même pas un geste il a fait… Passe le bonjour à tout le monde ! Colosse, il va bien ou quoi ? Passe-lui un grand salamnote.
Et toi, qu’est-ce que tu racontes de beau ? Bretin te passe le salam avec les spaghettinote. Quand tu le verras, on racaveranote ensemble, OK, mon bicot ?
Voilà, rien n’a changé à part le mois, mais ils veulent une seule promenade par jour. C’est des fous, ici ! La daronne et Nanou vont bien ; alors, est-ce que Nanou, elle a fait son permis ? T’as des nouvelles ? Je sors au mois d’août, et on verra, ma couille !
Je suis dans une double refaitenote, peinture, elle brille. Deux Carats te passe le bonjour, ce con. Il est avec moi, il s’est calmé, mais y a quelques mensonges qui sortent de sa bouche… Mon poto, j’ai reçu ton courrier, t’inquiète, on reste en contact.
Écris, ta race, pas de nouvelles… Wesh, t’attends quoi ?
Et, poto, dis-moi si tu es avec un rabouinnote qui s’appelle Sony. C’est pas un cousin, mais c’est un bon ! Il est petit de taille, il va tourner longtempsnote. Passe-lui un grand bonjour de moi et de Rem’s.
Nouchma
J’ai rebossé le texte en suivant les consignes de Grégoire. Rencard avec Riadh et Alex au local pour leur montrer la mouture de la nouvelle note d’intention que nous allons envoyer à l’éditeur pour faire accepter le projet de livre par La Découverte et qu’on puisse enfin signer le contrat. D’une manière qui me semble presque évidente, c’est devenu une forme de journal, qui a l’avantage de contextualiser les textes des mômes et de montrer l’évolution de leurs situations respectives. Ils lisent. Ils réfléchissent. Ça leur paraît tenir la route.
De retour dans la salle d’entretien, ils valident et on renvoie le texte à l’éditeur. Je leur parle de mes quelques doutes à bien retranscrire leur parole, leurs discours, à ne rien déformer, à surtout ne pas trahir. Ils se taisent, me regardent avec plus d’attention. Je leur montre l’interview de Godard en 1972 à l’occasion de la sortie de Tout va bien note.
Alex se marre.
– Ah, si je comprends bien, c’est toi le représentant de l’exploiteur, et nous les exploités… Mais c’est ton problème, ça, Joseph… Pas le nôtre !
Branle-bas de combat, Sylvain s’est une nouvelle fois fait serrer hier, il risque de passer en comparution immédiate pour une baston, alors on court entre le comiconote et le tribunal pour essayer d’avoir des infos. C’est sa chérie qui m’avait tiré du sommeil vers huit heures, pas le temps de prendre une douche, mais quand même une cravate, au cas où…
Je reste au comico dans l’attente que l’OPJ de permanence daigne descendre me faire l’aumône de quelques nouvelles cependant que la chérie de Sylvain file voir au tribunal s’il n’est pas sur les listes des audiences prévues cet après-midi.
Il est bientôt treize heures et l’OPJ descend pour aller prendre sa pause déjeuner.
– Monsieur Érambert ? Mais il a été déféré… Ils ne vous l’ont pas dit, à l’accueil ?
Rapide regard haineux sur le planton de service, pas le temps d’aller gueuler puisque les audiences commencent à treize heures trente, en espérant qu’il ne soit pas le premier à passer… Coup de fil à sa chérie, lui dire de ne pas bouger, j’arrive.
Au tribunal, dans la salle des pas perdus, c’est la foule. Une trentaine de gars de Rueil-Malmaison, visiblement, une descente aurait fait tomber une petite dizaine de leurs potes pour stups. Plus une quinzaine de gamins en mode sortie scolaire au tribunal avec leur prof. L’huissier demande le silence, explique aux marmots que la Justice, c’est ici qu’elle se rend, qu’il faut se lever quand il annonce le tribunal, éteindre son téléphone portable et, surtout, ne pas parler en salle d’audience. Le petit frère de Sylvain en plus de sa chérie, quelques potes dont Ben, toujours aussi souriant, le même qui était venu pour Rachid la dernière fois.
Je passe vite fait aux chiottes pour mettre la cravate et relire une nouvelle fois toutes les attestations que j’avais gardées par bonheur dans mon sac.
La salle est logiquement blindée, la proc et l’huissier peinent à maintenir le calme d’autant que les gars de Rueil sont chauds comme des mecs de la BAC sur le point de réaliser un flag. Le tribunal. On se lève. La présidente évalue le public et la pile de dossiers à traiter. Elle soupire et rajuste ses lunettes.
Le tout-venant habituel des compasnote. Du refus d’obtempérer, de l’outrage et rébellion avec flics absents constitués en partie civile, des accusations de coups et blessures qui nous mènent jusqu’à dix-neuf heures. La classe s’est barrée depuis longtemps, les gars de Rueil rongent leur frein et n’en peuvent plus d’attendre.
C’est leur tour, enfin. Cinq mecs montent du dépôt, morts de rire, les flics galèrent pour qu’ils ne communiquent pas avec le public venu les voir. La présidente enrage et menace de faire évacuer. Elle dit clairement qu’elle ne va pas juger sur le fond, il est trop tard. Donc juste sur le maintien en détention d’ici au procès. Le proc agrée, les avocats aussi. Visiblement, la liberté de cinq personnes est plus conditionnée par le désir de rentrer bouffer chez soi que par une préoccupation manifeste de faire éclater la vérité.
En un quart d’heure, c’est torché. Deux sortent et trois restent au frais en attente du procès. La salle explose, et nique sa mère la justice, et c’est quoi ce bordel, wesh, pourquoi eux deux et pas tout le monde… La présidente fait évacuer, les flics arrivent en masse, tonfa et gazeuse à la main.
– Allez, vous aussi, vous dégagez !
– Mais, on est là pour la prochaine audience…
– Bon, vous restez, alors. Mais on se calme, hein !!!
Sylvain arrive enfin.
– Madame le Président, Messieurs-dames du tribunal, bonsoir.
La présidente enlève ses lunettes, jauge Sylvain, semble apprécier. Plonge dans le dossier.
– Mais qu’est-ce que c’est que ce dossier ? Coups et blessures, les plaignants ont été reçus au commissariat sans interprète ? C’est impensable qu’un dossier comme celui-ci arrive au tribunal ! Le ministère public devrait parfois songer à faire son travail…
La proc baisse la tête, tourne quelques pages d’un dossier histoire de dire.
– On renvoie ! En attendant, Monsieur, vous êtes libre.
Vingt et une heures, Sylvain sort du tribunal par l’entrée de service, il arrive vers nous à contre-jour, comme au ralenti. Ben balance une vanne en disant qu’on croirait une scène de Top Gun. La pression descendant, on se marre comme des cons.
Sylvain me claque la bise.
– Bon, ça, c’est fait. Et t’as intérêt à me l’écrire, cette putain de journée.
– T’inquiète, Joseph… Mais j’ai le droit de manger avant ?
Riadh avait choisi l’audience avec notre fameux juge de l’application des peines. Comme d’habitude, on prend le café à la grande brasserie jouxtant le tribunal. Des robes d’avocat dépassent des sacs, Riadh croit voir un proc ; à la même table, je suis sûr de reconnaître un avocat, le genre un peu véreux qui s’acoquine avec les gros voyous et fait risette derrière ses lunettes de faux-cul. Un de ceux qui ont déjà défendu Rachid. Riadh stresse et l’a mauvaise :
– De toute façon, regarde, ils sont tous entre eux, c’est le même bordel… On sait très bien que c’est ici que ça se règle et pas dans la salle du tribunal.
Une dizaine de personnes en salle d’audience. Des flics. Elles sont invitées à sortir. C’est à huis clos. Chacun son tour. On passe en troisième, appelés par l’huissier. Une salle d’audience, immense. On attend que le tribunal arrive. Riadh se penche à mon oreille :
– Si ça passe aujourd’hui, je m’en tire bien, je n’aurai fait que quatre mois, alors que toutes les conneries que j’ai pu faire, ça laisse des traces…
– Physiques ou morales ?
– Physiques, aussi…
Il esquisse un sourire et montre une cicatrice à la main.
Le JAP entre, la proc et la greffière aussi. Le juge tourne toujours autant les feuilles du dossier, rajuste ses lunettes, la proc ne lève pas la tête et on entend le cliquetis des touches de l’ordi que la greffière martèle. Riadh est seul à la barre, je suis seul dans le public.
Le juge dit que Riadh a fait un effort, qu’il a commencé à payer solidairement pour les trois condamnés, qu’il écrit en ce moment et qu’il a bien reçu l’exemplaire dudit Canard enchaîné – la proc lève enfin la tête et dévisage Riadh – et qu’il commence à écrire un livre.
La proc demande une levée du sursis mise à l’épreuve, ça suffit comme ça.
Le juge non, il veut continuer à faire payer Riadh, même pour les autres, sinon c’est la taule.
Délibéré le 21 juin.
On sort.
Riadh :
– Putain, ce juge-là, il ne t’enfonce pas, mais il ne fait vraiment rien pour t’aider non plus…
– Et tu te rends compte, Joseph, ma conseillère SPIP, elle est passée voir chacun de ses suivis en cellule pour annoncer qu’elle partait en vacances deux semaines et pour laisser le nom de ses collègues à contacter en cas d’urgence ! C’est la première fois que je vois ça…
Rachid est aussi impressionné que moi. C’est juste la classe. Tout simplement.
Les nouvelles de la taule et du quartier étant expédiées, on peut se mettre à bosser. Aujourd’hui, c’est un texte sur les émeutes de 2005.
2005, c’était vraiment une année yougataga note , une année nique sa mère la police !
Quand j’ai appris la mort de Zyed et Bouna, j’ai eu le seum note direct, je suis descendu en parler avec les gars à la cité. Certains disaient qu’il fallait qu’on nique l’État, qu’on nique les keufs. Mais les keufs, dans notre cité, y avait pas une voiture, ils étaient là où c’était chaud, chez les mange-pierre.
Les mange-pierre, c’est des gars qui font tout ce qu’il ne faut pas faire, on en trouve surtout dans les cités où y a rien, ils font tout à l’envers, ils s’intéressent à rien, ils ont les poches trouées, ils galèrent, des mange-caillasse, quoi…
Nous, à la cité, on voulait pas que ça dérange nos petites affaires, donc on est restés plutôt tranquilles. En fait, c’est quand t’as le moins de trucs à perdre que t’es le plus déter note .
Un soir, on a quand même formé une équipe. Certains sont allés chercher de l’essence, d’autres des bouteilles et, en fabriquant les cocktails, on a commencé par discuter de ce qu’il fallait surtout pas brûler. Pas les voitures des gens, pas l’école, pas le centre commercial. On voulait s’attaquer à l’État. Certains voulaient tendre un guet-apens aux keufs, faire en sorte qu’une voiture arrive, la bloquer, faire sortir les keufs, cramer la caisse et massacrer les flics.
Finalement, on s’est décidé à attaquer un dépôt de bus. On était une trentaine, mais y en a, on sentait qu’ils avaient peur et qu’ils étaient juste là pour suivre. La preuve, arrivés au dépôt, ils restaient depuis l’extérieur à balancer les cocktails alors qu’on était déjà dedans et que quelques bus cramaient. Quand on est ressortis, ils étaient plus là ! Tout le monde avait sa propre idée, on s’était pas assez concertés, en fait.
En rentrant en scoot avec un pote, on essaie de cramer le commissariat de quartier, mais la 307 note , elle arrive direct. On arrive à la vésqui note . On tourne un peu et on se retrouve devant je ne sais plus quel bâtiment public. Oh, quand on a vu la tête de la bonne femme, la Marianne, avec le drapeau tricolore juste en dessous, on était trop chauds ! Et le lendemain, article dans Le Parisien : Nanterre a brûlé.
Sinon, comme il se passait pas grand-chose à la cité, on allait dans les autres cités et on se fightait note . Par exemple, pas loin, chez les mange-caillasse, ils ont carrément pris un semi note et ils l’ont incendié à l’entrée de la cité. Comme y a des coursives, on se posait là, on avait mis de l’huile et de la graisse dans les escaliers au cas où les flics essaieraient d’aller au contact. Mais on les visait de haut, donc on avait un avantage.
En plus, tu pouvais rentrer dans un porche, faire tout le bâtiment et ressortir de l’autre côté, les keufs ils devenaient fous. C’est pour ça qu’après les émeutes, ils ont construit des murs pour séparer chaque porche. En tout cas, pendant les émeutes, la plupart des portes, elles étaient ouvertes, les gens t’accueillaient, te donnaient à manger. C’est normal, même si t’es vieux, quand tous les jours, tu vois les flics qui humilient tout le monde, c’est une façon d’être solidaire.
Mais bon, c’est resté mesuré, Paris n’a pas brûlé, personne n’a sorti les armes, à ce que je sache. Les armes, elles auraient été sorties s’il y avait eu un nouveau truc. Parce qu’il y avait déjà deux à zéro pour eux. Deux morts à zéro, pour les keufs.
Et les mecs de Paname n’ont pas suivi. Parce qu’il y en a, des cités à Paname, 19e, 20e, 13e. Peut-être qu’ils voulaient aussi protéger leurs affaires. Par contre, ce qui est bien, c’est que les petites villes de province, elles ont suivi. Tout le monde dans la même merde. Ils ont voulu montrer qu’ils avaient bien compris le message, les petites villes de province solidaires des banlieusards de merde.
On voyait bien que l’État avait peur, mais ce qui a vraiment manqué chez nous, c’est une organisation. Y avait pas de réunions, on faisait ça à l’improviste. Chaque cité faisait son truc dans son coin. S’il y avait eu des contacts avant, des vrais chefs d’équipe qui auraient dit : « Toi, tu fais ça, toi, tu vas là », ça aurait été vraiment fumant !
Ça s’est arrêté pour plusieurs raisons. Déjà, ça commençait un peu à tourner en rond, toujours les mêmes trucs… Les gens dehors aussi, ils disaient : « C’est bon, faut que ça se calme un peu, maintenant… »
Mais, surtout, c’est que, quand il se passe des événements comme ça, l’État invente des nouvelles lois, des nouvelles armes, ils te mettent des sept piges, huit piges… Je suis sûr qu’ici, on est en 2011, eh bien ici à la maison d’arrêt, il y a encore des gars qui sont tombés pour ça à l’époque. Je vérifierai.
Alors, forcément, ils inventent des nouvelles lois et voilà. Sept ou huit piges, tu réfléchis. Au tribunal, ils te baisent avec des mots. Récidive, peine plancher, ça veut rien dire, pour eux, en fait. Pour nous, si.
Du coup, tout le monde est finalement reparti à ses affaires.
Après, je ne sais pas si j’y retournerais, aujourd’hui. Ça dépend, mais c’est vrai que l’envie, elle est là. J’ai toujours une petite haine des keufs, et elle peut vite devenir une grosse flamme. Si, un jour, faut faire la guerre aux keufs, je la ferai. Si faut aller place de la Concorde comme à la place Tahrir, j’irai, et même s’il faut s’armer de Kalach et de gilet pare-balles.
Parce qu’on sait bien que rien n’a changé depuis. Si l’État donne avec une main, il reprend avec l’autre. Moi, ça fait vingt ans que je vis tranquille dans ma cité, je ne demande rien à personne, et les flics, ils débarquent de je-sais-pas-où avec leur accent du Sud.
Et ils sont tous racistes, vraiment. Et les pires des racistes, c’est même pas ceux avec l’accent du Sud, c’est les flics noirs. Ils doivent avoir des choses à prouver à leurs collègues, ils en font encore plus que les plus racistes, ils en oublient d’où ils viennent. Et ils sont encore plus impitoyables avec les Noirs qu’ils contrôlent.
Les flics arabes, ça peut être que des harkis, des traîtres. Les gens oublient trop les bidonvilles, les ratonnades, les jetages à la Seine. Je viens de Nanterre, je sais l’histoire, quand même. Et c’était y a pas longtemps, tout ça. J’ai écouté ce qu’ils disaient, les anciens. Et je le rappelle toujours aux gars, à mon tour.
En fait, pour que tout rentre dans l’ordre, c’est simple. Faudrait virer tous les flics, et les remplacer par des gendarmes. Les gendarmes, s’ils viennent t’arrêter, c’est vraiment parce que t’as fait quelque chose. Pas comme les flics qui viennent toujours te faire chier pour rien, même si t’es en règle à cent pour cent. Les gendarmes, ils parlent super bien, ils ont une vraie éducation, tous. Quand ils viennent te chercher chez toi, ils n’en font pas des tonnes, ils te demandent simplement de les suivre, ils ne passent pas les menottes à ton père ni à ta mère, ils vouvoient tout le monde, limite s’ils s’excusent pas de faire leur boulot. En plus, tu sais que tu vas bien manger en garde à vue.
Quand tu vois des flics tout retourner chez toi, insulter ton père et voir ta mère pleurer, tu peux que avoir le seum. Et, en plus, ils sont pas réglo. Et c’est des spécialistes des coups de pute, ils essaient de te rajouter un kilo par-ci par-là. J’ai même connu des flics qui avaient des terrains ! Le mec vendait pour lui, et si jamais le mec bougeait ou ne payait pas, le flic le faisait tomber. Et tu vas dire quoi en gardav ou au tribunal ? « Je vendais pour un flic » ? Qui va te croire ?
Pareil, quand tu sais qu’il y a cent kilos qui doivent arriver et qui n’arrivent pas, et que le lendemain tu vois dans le journal que soixante-dix kilos ont été saisis, ils sont où, les trente kilos qui manquent ? On sait très bien que c’est pour eux et leurs indics.
Pour faire ce boulot-là, faut vraiment pas savoir ce que c’est que la liberté. Ils sont à mille deux cents euros, mille trois cents, ils vivent à crédit, ils ont l’uniforme parce qu’ils ont peur, ils sont fidèles à l’État ; en fait, ils ont pas le choix, ils sont tenus par les couilles.
J’ai compris tout ça au fur et à mesure, j’ai écouté, j’ai lu. Regarde, quand je vais au bled et que je vois des forts, que les gens te disent : « Là-bas, les gens entraient et n’en revenaient pas », forcément, ça fait réfléchir. C’était la police nationale, quand même.
Nouvelle audience pour Sylvain. Comme d’habitude, bien préparée la veille. Et, cette fois-ci, pour une histoire de vol de scooter et de menaces où, pour changer, nous n’avons rien compris au fond de l’affaire. Mais, encore une fois, attester de l’existence du suivi socio-éducatif, avoir compilé une note de situation, une attestation de la Mission locale, les quelques dernières fiches de paie, une lettre de La Découverte.
Avant la sienne, les affaires s’enchaînent. Un flic accusé de violences conjugales qui pète les plombs devant le tribunal, se compare à DSK qu’on laisse tranquille et pas lui, et menace donc d’aller faire une grève de la faim devant l’Élysée.
Un schizophrène d’une vingtaine d’années qui a tiré à la carabine de paintball sur des mômes sortant d’un lycée, puis sur les flics venus l’arrêter ; comme il était sous traitement au moment des faits, la proc réfute l’irresponsabilité pénale.
Un directeur commercial d’une boîte internationale lui aussi accusé de violences conjugales. C’est lui qui signe les contrats avec l’administration pénitentiaire ou avec le ministère de la Défense et demande à cet effet, avec l’accord des deux seules personnes au-dessus de lui dans sa boîte, que si condamnation il y a, elle ne soit pas inscrite au casier judiciaire, que sinon sa boîte ne pourra plus travailler avec les administrations publiques précitées. Ce qui serait dommage, au vu des contrats et des services rendus.
Il ne sera même pas condamné.
Et puis Sylvain. Dès l’exposé des faits, il craque. S’embourbe dans ses explications, lève la voix, manque d’insulter les magistrats, oublie de parler du bouquin, du suivi, de tout, de nous, retourne à sa place sans même filer les attestations au tribunal. Insulte encore alors qu’il s’assoit à mes côtés. Je l’insulte presque à mon tour, lui dit d’y retourner illico en filant ses putains de papiers. Il ronchonne et finit par y aller, arrive devant la juge.
– Voilà vos attestations. Et puis, si j’étais comme ça aujourd’hui, c’est parce que j’ai rien fait et que ça me tient à cœur quand je suis innocent. Vous pouvez regarder dans mon dossier rapport à mes autres affaires : quand je tape, je le dis toujours…
Audience suspendue. Grosse angoisse que les clopes n’apaisent même pas, un cognac ne ferait sans doute pas plus l’affaire. Me dire que j’ai merdé. Je n’aurais pas dû le faire assister aux affaires précédentes. Il s’est déconcentré, a pris parti contre le flic, pour le gamin, contre le directeur commercial, contre le proc, évidemment. En a oublié son affaire. A bouffé toute son énergie sur les histoires précédentes. J’aurais dû attendre avec lui dans la salle des pas perdus. Qu’il n’ait pas de préjugés. Et bordel que ça me servira de leçon pour la prochaine fois. La pilule est amère et a un goût de cachot.
L’audience reprend avec le délibéré.
– Monsieur Érambert, malgré votre attitude devant ce tribunal, au vu des attestations que vous nous avez finalement transmises et que nous avons lues avec attention, au vu de vos efforts d’insertion, le tribunal vous condamne à trois mois de prison avec sursis assortis d’une mise à l’épreuve de vingt-quatre mois où vous devrez continuer à prouver que vous êtes salarié ou dans une recherche active d’emploi ou de formation.
Le soupir de soulagement est à la hauteur de la surprise. On prend rendez-vous avec le SPIP dans la foulée.
Nouvelle séance de boulot avec Rachid dans la cabine du parloir avocat.
Au bout du moment où tu as suffisamment appris, tu comprends qui fait quoi, qui fait avec qui, alors à ce moment-là, tu choisis avec qui et comment tu veux bosser. Y a des gens qui bossent tout seuls, d’autres qui s’associent juste pour l’argent et qui peuvent devenir ensuite des potes, d’autres non.
Moi, personne ne m’a jamais donné de grade, j’ai fait un peu de tout, sauf les boulots de larbin comme le guetteur ou l’« avion ».
Le guetteur, c’est simple, c’est celui qui guette, mais qui guette tout : les yenclis, les flics, ou les plaques des voitures. L’avion, ou le « missionnaire », c’est celui qui va chercher à manger et à boire, qui fait les petites courses en somme.
J’étais super bon en rabatteur. J’allais à Choisy, à Chatou note , à Paris, je prenais une vingtaine de pochons sur moi, un peu de tout, des têtes d’herbe, du shit toujours de super qualité, je repérais les potentiels yenclis, un mec un peu tout seul qui fume une clope par exemple, ou les petites têtes blondes dans les parcs l’été, je leur donnais un pochon gratuitement, et je laissais un numéro de téléphone en leur disant que si ça leur plaisait, ils n’avaient qu’à venir à la gare RER et passer un coup de fil, et là, on s’occupait de tout.
Les clients, faut toujours que ça se passe nickel avec eux, faut tout le temps les mettre en confiance, bouche à oreille oblige. Par exemple, une fois j’avais repéré un manège de keufs qui contrôlaient les clients. Je leur disais de payer tout de suite et de repartir sans rien, mais qu’il y aurait quelqu’un à la gare qui leur filerait leur drogue après le contrôle de flics. Les flics les fouillaient pour rien et les clients avaient ce qu’ils voulaient à la fin, donc tout le monde est content, et comme ça, t’assoies ta réputation.
On pouvait aussi leur faire des promos, du genre, dix barrettes achetées, une barrette offerte. En fait, c’est un vrai travail de capitaliste : tout pour le fric, le client est roi et il faut qu’il revienne. Donc, comme on travaillait sérieusement, sur trois cents personnes rabattues, ça pouvait en faire sept cents qui venaient juste avec le bouche à oreille. Forcément, quand tu sais que tu viens, que tu vas pas te faire dépouiller, que t’as de la bonne qualité, et qu’il y a des promos, t’en parles à tes potes !
Les petites têtes blondes de Chatou par exemple, au départ ils viennent à deux, ils tirent l’argent de leurs parents, puis après ils viennent à cinq ou six, et pas pour des dix euros ! C’est qu’ils fument pas mal, là-bas ! Donc des cinquante ou cent euros, tous les trois jours…
Les clients, tu vois de tout, toutes les couches sociales. Ça va du petit de douze ans au tellement vieux qu’on dirait qu’il a fait le Hadj note , soixante-cinq, soixante-dix ans. Tu vois des riches, des junkies, des gens que t’as vus à la télé. Tu vois toute la France.
Y a les clients qui sortent du boulot en fin d’après-midi, les camionnettes des chauffeurs-livreurs ou les belles voitures des avocats. Y a les clients du matin, eux c’est différent, ils fument la journée pour tenir au boulot, alors que ceux du soir c’est plus pour décompresser.
Et puis, il y a un autre genre de clients, c’est les « clients du cinq ». Eux, c’est les smicards, les Rmistes, ils claquent le cinq du mois une bonne partie de leur paie. C’est une journée de bonne activité, mais qui ne rapporte pas trop de bénéf parce que ça compense les journées où ils nous ont mis en perte avec leur croume note . Pour les croumes, on n’a rien à perdre, au pire cinquante euros, mais on sait bien que le gars va revenir puisqu’il lui faut sa dose. En plus, il sait que le terrain est ouvert de midi à minuit et qu’il pourra toujours passer.
Des clients, j’en ai vu de toutes les couleurs ! Certains essaient de te faire passer des faux billets. Ils croient quoi ? Y a personne qui touche plus de billets par jour qu’un dealer, même le banquier, il doit pas en toucher autant, alors un faux, ça se sent tout de suite, même au milieu d’une liasse de dix.
D’autres font du troc. Après, ça dépend si tu es intéressé ou pas. Par exemple, j’avais un client qui bossait dans un magasin de téléphonie et qui me payait qu’en téléphones et en puces.
Enfin, t’as même certaines meufs qui te proposent des trucs. Eh oui, comme dans les films. Une pipe pour un dix euros. Faut être un chien de la casse pour accepter. Être dealer, c’est aussi voir vraiment la misère.
Il faut aussi rajouter qu’il n’y a pas que les flics qui se servent des clients. Par exemple, après un contrôle, les flics gardent la drogue du client. Celui-ci vient te retrouver pour te dire qu’ils l’ont dépouillé. Alors je lui demande ce que le flic il a dit, quelle description de personne était recherchée, s’il a prononcé des surnoms. On n’est pas plus cons que les flics.
Donc, chaque cité à ses horaires, ou plutôt, chaque terrain à ses horaires, suivant leur hiérarchie. Il faut toujours un terrain fort, celui qui est ouvert le plus longtemps, après, c’est bon d’avoir deux ou trois petits terrains à côté, déjà pour leurrer les keufs, mais aussi pour les grosses journées où tu ne peux pas tout débiter.
Un terrain fort ne peut pas tourner à moins de cinq mille euros par jour. Parce qu’il y en a, des gens à payer.
Trois ou quatre guetteurs, donc.
Un « physio », celui qui connaît toutes les têtes et te dit si tu rentres ou si tu ne rentres pas dans le hall : quand il ne connaît pas quelqu’un, il met la pression et pose plein de questions à la suite et très vite pour voir si la personne s’embrouille. Ensuite, il demande à voir le paquet de clopes, les feuilles, ou il regarde les doigts, parce que ça se voit, le shit, sur les doigts.
Le vendeur qui, lui, ne bouge pas des escaliers.
Le chargeur/déchargeur, celui qui approvisionne en drogue toutes les heures ou toutes les deux heures et qui récupère l’argent.
Il faut aussi payer les « sauvettes » – on peut aussi appeler ça des « soluces ». Ça, c’est les appartements de repli au cas où il y ait une descente. Le plus souvent, c’est des gens de la tour qui viennent te voir et qui ont besoin d’argent, alors ils te demandent s’ils ne peuvent pas faire quelque chose.
Il faut faire attention à ne pas les confondre avec les « nourrices ». Les nourrices, c’est les appartements où on planque la drogue. Là aussi, faut les payer, mais surtout pas les confondre, parce que si jamais les flics chopent et le gars et la drogue, on voit bien le désastre.
Et il faut payer la drogue et le mec qui tient le terrain. Et rajouter enfin les frais annexes, les trucs pour les potes et les gens qui grattent autour, les petits business. Donc, on voit bien qu’en dessous de cinq mille par jour, c’est difficilement rentable.
Les gens disent souvent que c’est de l’argent facile mais, en fait, c’est faux. C’est pas de l’argent facile, c’est de l’argent rapide. Et c’est un vrai travail, non-stop. Parce que quand tu ne vends pas, faut régler l’organisation, gérer la logistique, conditionner les produits. Y a juste la nuit où tu te reposes, et encore, tu sais que les flics peuvent débarquer à six heures.
Quand le terrain est fermé, il y a des guetteurs de nuit. Toujours pour les keufs. Par exemple, un de leurs petits trucs, aux keufs, c’est de rentrer dans un hall à six, et de ressortir dix minutes plus tard à cinq. Les flics, c’est des fouines, ça ne les gêne pas de rester cinq heures de suite dans une cave pour faire un flag note . Donc il faut toujours bien compter le nombre de flics qui sortent. S’ils ne sont pas tous sortis, le terrain n’ouvre pas.
Parce qu’en fait, c’est faux de dire que les flics savent précisément qui fait quoi. Pour les guetteurs et les yenclis, y a pas de problème, mais pas pour les autres. Ils ne savent rien et ne peuvent compter que sur des indics. Ils se servent des junkies, par exemple. Ils les gardent en cage et attendent que les mecs soient trop en manque pour leur donner une barrette en leur faisant cracher des descriptions.
À la cité, on se connaît tous, donc c’est impossible de se faire filocher note . En plus, leur soum-soum, leur sous-marin, soi-disant la camionnette banalisée qu’on ne repère pas, elle est trop grillée. Ça, c’est bon pour Enquête exclusive ou Zone interdite ! Mais nous, on sait comment ça se passe, quel porche d’immeuble correspond à quelle équipe, quelle cave, quelle tour… On voit bien que les reportages sont bidonnés, que c’est des amalgames de plusieurs histoires et de plusieurs cités pour, en fait, faire un clip pour la police.
Sinon, j’ai fait un peu de coke aussi. Là, c’est différent, c’était jamais sur le terrain, c’est moi qui me déplaçais, principalement à Paris. Vingt grammes sous les couilles, quarante ailleurs, et hop. Quand tu commences la coke, tu rentres dans des autres vices, et c’est des autres prix. Ça vient plus du Maroc ni de la Hollande, mais du Vénézuéla, de Sainte-Lucie ou de la Martinique. Un kilo de pure qui part du Vénézuéla, il arrive à deux mille dollars à Sainte-Lucie, il passe à six mille euros à la Martinique, puis en moyenne quarante mille en France.
Je vendais donc à Paris, principalement dans les beaux quartiers, dans le 8e, y avait un appart où j’allais vendre souvent, les gens avaient des prénoms rares, comme Constantin, et des noms de bonne famille. Vue sur la tour Eiffel, de nuit.
Retour au bureau, je retape le texte et l’envoie direct à Grégoire par mail. Une réponse, aussi rapide qu’explicite : « Pfffou !!! »
Moins d’une heure plus tard, nouveau mail. Grégoire me fait suivre celui de Gèze, le big boss de la maison d’édition. « En effet, c’est du lourd. Eh oui, tu peux dire à Joseph qu’on est OK pour publier le livre ; on verra ensemble la semaine prochaine, quelle proposition (de sous) on peut leur faire pour le contrat. À plus. »
Textos directs à Riadh, Alex et Sylvain : « Messieurs, j’ai la joie de vous annoncer que notre livre est accepté ! Bravo à vous ! » Réponses non moins rapides. Riadh : « Ça se fête ! » Alex : « Félicitations à toi… » Sylvain : « C’est bien, c’est bien. »
C’est le moins qu’on puisse dire…
– Est-ce que l’interprète en tibétain est là ? interroge la présidente au début de la dernière des trois audiences prévues pour Sylvain. Le proc répond qu’il y a bien un interprète en chinois de permanence au tribunal, mais que ça risque de ne pas être très utile.
Deux Tibétains, donc, l’air paumé, traits tirés, s’avancent vers la barre. La présidente leur dit d’attendre tant que l’interprète n’est pas là, ils ne semblent pas comprendre et continuent d’avancer. La greffière vient de l’avoir au téléphone, il arrive de suite.
Il doit avoir la petite quarantaine, est vêtu d’une tunique noire qu’une délicate étole de soie bordeaux et orange vient égayer. Il est français, le cheveu court poivre et sel, joint ses mains et salue en baissant la tête et le torse. Une forme de douceur irradie de sa personne et baigne la salle d’audience. Il jure qu’il traduira fidèlement.
Il traduit donc l’exposé des faits de cette nuit-là. Les deux Tibétains ont été récupérés ivres morts par la police, près d’une dizaine de scooters en feu d’une franchise de pizzeria, vers les trois heures du matin. Le patron est arrivé sur les lieux et a porté plainte, s’est constitué partie civile. Mais il n’est pas dans la salle.
Les Tibétains ne se souviennent de rien. Mais ils racontent le début de la soirée. En fin d’après-midi, ils venaient d’avoir au téléphone un agent administratif leur signifiant que leur demande d’asile politique était accordée en deuxième instance, qu’ils pouvaient venir chercher leurs papiers à Montreuil.
Ils n’ont pas très bien compris l’adresse, ont noté Montfermeil, se sont retrouvé paumés à la gare de Gagny, ont demandé leur chemin aux SDF du coin, ont discuté un peu – ils ne savent plus dans quelle langue, ont cru bon d’accepter les quelques bières que leur ont offertes les galériens, se sont posés là quelque temps. Ont acheté des bières à leur tour à l’épicier du coin. Après ils ne se souviennent plus.
L’interprète se permet de demander au tribunal s’il peut apporter quelques précisions par rapport à la culture tibétaine.
– Mais faites donc, je vous en prie…, glisse la présidente, visiblement aussi surprise que le proc et le public.
Alors, voilà, il faut d’abord savoir que la consommation immodérée d’alcool n’est pas du tout dans les traditions tibétaines, pays de mesure et de nuance s’il en est. Génétiquement, à l’image de certains peuples amérindiens, l’alcool est très mal toléré par l’organisme. En outre, il faut aussi savoir que le fait d’immoler par le feu objets ou animaux – soi-même dans les cas extrêmes – répond à des pratiques ancestrales cathartiques que les chercheurs les plus avancés peinent encore à comprendre.
Tout le monde le regarde avec des yeux écarquillés. Il parle doucement, salue à chaque fin de phrase, continue d’expliquer la culture tibétaine comme si de rien n’était. À la limite, il pourrait même raconter que, pour eux, le scooter est symboliquement une image du Chinois oppresseur qu’on serait prêt à le croire, tant l’histoire est aussi belle qu’incroyable.
Même pas de sursis, une amende symbolique de cent euros. Tout le monde sourit, souhaite bonne chance aux deux gars qui sortent en n’ayant pas trop l’air de comprendre ce qui vient de se jouer. L’interprète leur glisse quelques mots à l’oreille, se courbe une nouvelle fois devant le tribunal, devant le public, devant les flics en faction à la porte d’entrée.
Puis c’est au tour de Sylvain qui, contrairement à la dernière audience, assure comme un chef. Calme, posé, sur le fond, il reconnaît qu’il a pu être violent par le passé, mais qu’il a toujours reconnu les faits, et que là, c’est parole contre parole pour cette fichue histoire de prétendue agression, qu’il n’a aucun intérêt au vu de son casier à se montrer violent en ce moment, la preuve, si le tribunal veut bien écouter son éducateur qui est venu l’accompagner pour attester de ses démarches d’insertion. Il commence à s’en sortir, vraiment, enfin ; alors, pourquoi prendrait-il le risque de retomber ?
– Je ne suis pas quelqu’un de violent gratuitement, je suis violent qu’avec des raisons ! Regardez dans mes autres affaires, j’ai reconnu les faits, mais là, non, vraiment !
Je suis appelé à la barre, atteste du suivi et des démarches en cours ; de l’écriture. Le proc requiert six mois ferme, ce qui ferait tomber tous les sursis et enverrait Sylvain au cachot pour au moins trois ans.
Délibéré.
Sylvain est déclaré coupable mais, au vu du parcours d’insertion, la présidente donne quatre mois avec sursis, obligation de voir le SPIP et de continuer à écrire – pour ça, au moins, y a pas de souci.
Après les nouvelles de l’audience de Sylvain et la crise de rire sur l’histoire des Tibétains, Rachid se remet au boulot.
Je vendais du shit comme d’autres vendent du pain. En ce qui concerne la question morale, ça me paraissait normal parce que j’avais toujours vu faire ça autour de moi.
Par contre, j’aurais jamais pu vendre de crack ni d’héroïne. Faut pas. On sait qu’une seule dose d’héro, ça peut tuer, et puis on sait aussi qu’à l’époque, à la cité, y avait pas une famille qu’était pas touchée, soit junkie, soit dealer. Pas une famille. Si tu vends de l’héro, tu vends de la mort, et puis les clients, c’est des mauvais clients, ils n’apportent que des embrouilles, ils arrachent les sacs des vieilles, ils te balancent pour une dose, ils font fuir les clients tranquilles.
Ça tue les gens et, en plus, ça porte la poisse, une grosse poisse, tout le monde dit ça. Avant, dans les années 1980-1990, il s’en vendait à la cité, y a eu des fusillades entre les dealers et la « brigade des muz » comme on les appelait : les frères musulmans. C’est eux qui ont chassé les dealers d’héro au final.
Les flics laissaient faire. Déjà parce qu’ils n’avaient pas les mêmes effectifs ni le même matériel que maintenant, et puis surtout parce que ça les arrangeait bien que les frères muz’ luttent contre leurs ennemis.
Dans la religion, vendre de la drogue, c’est interdit, encore plus si c’est pour apporter la mort. Après, c’est toi et ta conscience, chacun sa vie, chacun sa foi. Si tu fais de l’argent comme ça, c’est de l’argent haram note . C’est de l’argent, tu ne dois même pas t’acheter à manger avec, sinon le pain que tu manges devient feu dans ta gorge. Et comme nous, on ne vendait pas d’héro, on se disait que l’argent du shit était un peu moins haram…
D’ailleurs, c’est des conneries de dire que l’argent de la drogue est blanchi dans les sandwicheries ou les pizzerias des cités. Non, l’argent part au bled pour être investi dans l’immobilier ou dans l’or. C’est ensuite qu’il revient en France, et là, ça investit dans du lourd : immeubles à Paris, restos prestigieux.
Parce que c’est simple, t’auras beau écrire « halal note » sur la vitrine de ta sandwicherie, tout le monde va savoir d’où vient l’argent, donc personne ne va venir manger. Moi, si je sais qu’un mec qui tient un grec vend, je vais pas manger chez lui. En fait, c’est simple, les sandwicheries, c’est le business des frères muz’, qui veulent travailler en montrant qu’ils sont de bons religieux.
Sinon, en ce moment, ça parle beaucoup de légalisation. La légalisation, c’est une connerie. C’est l’État qui va vendre, déjà qu’il y a de la violence, ça va être encore pire. Ils vont vendre quoi, les gars, après ? Non, ce qu’il faut, c’est ouvrir des écoles, des gymnases, créer des emplois, faire partir les gens en vacances. C’est comme ça que tu inciteras les gens à ne plus dealer.
Après, peut-être que l’État fait exprès de laisser les gars de cité vendre pour qu’ils aient un peu d’argent, peut-être que l’État fait exprès de rester dans cette situation-là, se disant qu’il vaut mieux avoir du mauvais que du vraiment dégueulasse. Il ne faut pas légaliser, sinon il y aurait encore plus d’inconvénients.
Pour les règlements de comptes, c’est sûr qu’aujourd’hui on en parle plus mais je pense vraiment que c’est moins grave qu’avant. Par exemple, jusqu’à la fin des années 1990, y avait pas un dealer qui n’était pas armé, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Avant, ça pouvait partir et des mecs pouvaient se tuer juste pour un regard de travers, de réputation, ou de fric bien sûr. Aujourd’hui, c’est presque seulement pour des histoires d’argent. Si on en parle plus aujourd’hui, c’est bien parce que c’est les politiques qui mettent ça sur le tapis. On connaît la technique, dès qu’il y a un sujet qui pourrait être chaud, ils le tournent à leur sauce, ils se l’approprient et ils ont les journalistes avec eux.
Y a des coins, chez les mange-pierre, où ça règle ses comptes aussi pour des questions de territoire. Nous, on n’a jamais eu ça chez nous. C’est juste à toi de bien gérer ton territoire et de faire gaffe à la concurrence. Les clients, ils comparent, c’est normal. Meilleurs prix, meilleure qualité, meilleur accueil. En fait, la concurrence, ça aide à ce que tu deviennes plus performant.
Une petite semaine de vacances, lire quelques bouquins pour déconnecter un peu du quartier, des flics, des juges, des embrouilles et du reste. Le premier jour des congés, tomber là-dessus, dans le très beau Train de nuit pour Lisbonne de Pascal Mercier :
Vous êtes – j’imagine – un juge équitable, plein de bienveillance et guidé par elle, et non un juge dont les sentences dures et implacables naissent de la rancune inspirée par les privations et l’échec de sa propre vie, ou du déni d’une mauvaise conscience issue de manquements secrets. Vous utilisez jusqu’au bout l’espace d’indulgence et de douceur que la loi vous laissenote.
Retour de vacances et commencer par un rendez-vous à neuf heures avec le JAP pour le délibéré de Riadh.
Il semble plutôt de bonne humeur, le JAP, au matin. La preuve, c’est qu’il se souvient de nos noms de famille.
– Monsieur Lakhéchène, Monsieur Ponthus ; entrez, s’il vous plaît…
Il a choisi, Riadh respire ; les thunes qu’il a versées seront suffisantes, il clôt le dossier, si Riadh ne fait plus le con, c’en est fini à jamais de ses emmerdes avec la justice.
On va pour se séparer.
Le juge qui doit être dans un foutu bon jour tente même une vanne sur le pas de la porte.
– Alors, on ne se voit plus, Monsieur Lakhéchène ?
– J’espère bien !
– Vous ne me trouvez pas sympathique ?
– On ne se voit plus. Ça vaudra mieux pour vous et pour moi…
Dans trois jours, c’est l’anniversaire de Rachid. Faxer la demande de permis de visite spécial pour samedi matin à la maison d’arrêt. Et, du coup, lui préparer une carte d’anniversaire qu’on fait signer par le plus possible de ses potes à la cité, par toute la famille qui part demain en vacances et me laisse les clefs de l’appart, la carte bleue et le code pour tirer des thunes afin d’envoyer les mandats hebdomadaires.
On marche vers la gare avec Céline en cette fin de journée et il s’est passé quelque chose. C’était jour de mariage mais, dans la rue, des petits groupes de femmes, d’hommes, de jeunes, hagards. Fait inhabituel, personne ne nous salue. On n’ose pas s’arrêter pour demander ce qu’il en est ; nous marchons comme deux spectres au milieu de fantômes. Captons quelques bribes de conversations : « Y a deux heures, il était encore là… » On espère que ce ne soit qu’un accident.
Message de Naïma sur le portable : « Mohamed est mort. » Quelques coups de fil incrédules, Mohamed, enfin Ben, celui qu’on a encore salué ce matin et qui s’était mis en mode beau gosse pour le mariage, celui de vingt ans qui faisait de la boxe, celui qu’on connaît depuis plus de cinq ans et avec qui on a fait plein de sorties, celui qui est venu pour les dernières audiences de Rachid et de Sylvain, celui…
On fonce au local.
Premiers cris, premières larmes. Première version des faits, aussi. Il ouvrait le cortège de la noce à moto. Une voiture de la BAC l’a pris en chasse et l’a percuté. Il a perdu le contrôle, s’est retrouvé sur la voie d’en face. Il s’est pris un camion.
Avoir dormi deux heures agitées de sales rêves et, avant, avoir marché dans la nuit de Paris, une flasque de whisky à la main, avoir marché beaucoup, avoir bu longtemps. Un coup de téléphone vers minuit.
– Si, si. Joseph ?
– Oui…
– Je suis un pote à Rachid.
– Oui ?
– Je suis désolé, hein, alors y a un frère qui est décédé ?
– Oui.
– C’est qui ?
– Mohamed.
– OK, attends…
Le pote de Rachid ouvre la fenêtre de sa cellule et hurle à la prison. Les autres conversations s’arrêtent.
– Rachid, Rachid…
– Si, si. C’est qui ? C’est qui ???
– Mohamed, Mohamed…
– Lequel ?
Il reprend le téléphone. Je lui dis de dire Ben.
– Rachid, Rachid…
– Si, si. Alors ???
– C’est Ben. C’est Ben, mach’ Allahnote…
Un hurlement, comme un chien qu’on égorge.
Le pote me glisse quelques condoléances que je comprends mal, couvertes par les hurlements de Rachid.
Au parloir, le matin, c’est un surveillant que je ne connais pas. Il me prévient que Monsieur Ben Bella a passé une mauvaise nuit : il a eu un décès. Il semble vraiment désolé pour lui, ses traits se tirent encore plus quand je l’informe qu’aujourd’hui c’est son anniversaire.
Rachid arrive, les yeux rougis, on se tombe dans les bras.
– Ils l’ont tué, hein ? C’est eux qui l’ont tué…
– On sait pas encore, Rachid, on sait pas…
Dans la cabine, je lui file la carte que ses potes ont dédicacée. Dont Ben. Tout semble si dérisoire. Rachid ne la lit pas, pas encore.
Il a d’ores et déjà prévenu son chef de bâtiment, en vue d’une permission de sortir pour l’enterrement. Il lui faut un papier officiel, l’avis de décès par exemple. Dans l’attente, je propose de lui faire une attestation sur l’honneur au nom de l’association.
Je sors le bloc-notes, mes mains tremblent comme jamais en écrivant ces mots.
Je soussigné Joseph Ponthus, éducateur spécialisé, atteste sur l’honneur que Monsieur Mohamed Ben Mâamar, cousin de Monsieur Rachid Ben Bella, est décédé hier dans sa vingtième année, le 24 juin 2011.
Je signe.
Acte performatif. Je signe la mort du môme.
– Bon, je ne te retiens pas, Joseph, j’imagine que t’as des trucs à faire…
Il prend les deux papiers, va pour les montrer au maton. Celui-ci ne les regarde même pas.
– C’est bon, Ben Bella, allez-y, et pas de fouille aujourd’hui…
Je remercie le surveillant, il nous souhaite bon courage.
Trois appels en absence quand je retrouve mon portable. Aucun message. Ça sonne alors que je commence à conduire. La chérie de Sylvain. Je me gare sur un bas-côté.
Une dizaine de gars sont en garde à vue. Outrages et rébellion, incitation à l’émeute en bande organisée.
Quand le cortège est arrivé sur les lieux de l’accident, ils se sont regroupés autour du corps, la bagnole de la BAC ne s’étant pas arrêtée. D’autres flics sont arrivés, les gars les ont suppliés de s’occuper de Ben, ils n’ont pas cherché à comprendre, gazeuse, coups de matraque, et tout le monde au poste. Dont Sylvain.
J’appelle Céline, lui raconte les derniers événements, elle va faire la tournée téléphonique de tous les comicos le temps que je revienne à Nanterre.
Arrivée au local et les nouvelles ne sont pas fameuses : les mecs sont toujours en garde à vue et les flics avouent qu’ils ne peuvent laisser filtrer aucune info. On suppose que les bœufs-carottesnote sont dans la place et qu’ils cuisinent autant les jeunes que les fonctionnaires.
On part pour ce qui était censé être la fête du quartier annuelle ; on imagine bien que ça ressemblera plus à un calvaire de deuil. Le repas offert par la mairie ne passe pas, pas plus que le t-shirt « Nanterre en fête » que nous refusons de vêtir.
On organise au plus pressé un lieu d’hommage avec le service municipal de la jeunesse. Quelques photos, un livre d’or. Ce qu’on voudrait être un espace de parole, mais qui n’est que de pleurs. Il est à peine midi et la journée qui a commencé si tôt s’annonce longue.
À chaque nouvel arrivant sur le lieu de la fête, ce sont étreintes silencieuses et larmes retenues.
Les premiers gardés à vue ont été libérés voici une heure, il en reste au moins quatre ; d’autres reviennent des lieux de l’accident où ils ont été prendre des photos ce matin et ont discuté avec des fonctionnaires de l’Inspection générale de la police nationale venus eux aussi constater ce qu’il pouvait en rester.
On bouge avec Naïma sur le quartier. Sur le boulevard, dix grandes carcasses abattues. Je chiale. On me prend à l’écart.
– Joseph, dans la religion, ça n’est pas bien de pleurer les morts. Allez, viens…
On reste un peu, on est là sans l’être. On reviendra. Et se dire que lui, non. Jamais.
Des nouvelles du comico. Apparemment, les quatre gars restants sont amenés sur site pour reconstitution des faits par l’IGPN. Ils devraient sortir peu après, avec ou sans poursuites.
Les heures passent, non la douleur.
Quelques verres d’alcool fort ne soulagent rien. Les collègues puis moi craquons chacun à notre tour.
Deuxième tour de quartier avec Naïma. Les mêmes, et d’autres, sur le boulevard.
Une boîte à chaussures fendue commence à tourner pour aider la famille. Au marqueur noir, ce simple mot : « Ben » écrit dessus, en gros.
On doit être une bonne trentaine, chacun dans sa douleur, puis dans ce qui commence à être des souvenirs. Ça commence un peu à parler, d’hier matin, d’il y a deux jours où nous déconnions avec lui, comme souvent depuis cinq ans.
Les gars viennent de sortir du comico.
Je ne sais combien de temps nous restons, si nous parlons ou nous nous taisons.
Il y a à ce moment comme un blanc ; un blanc total.
Un môme est mort et c’est comme si, avec les autres, rien ne serait jamais plus comme avant. Un gosse de vingt ans ; et la police.
Ne pas savoir s’il faut vouloir que ça pète ou s’il vaut mieux que les gars se tiennent tranquilles. Tellement pas envie d’une deuxième balle perdue car, à ce jeu-là, les « autres » seront toujours les plus forts.
Ne pas savoir.
Ne plus savoir.
Le Parisien pond deux articles à gerber.
On participe à une marche silencieuse en hommage. Terriblement silencieuse.
Les mômes nous disent qu’ils ont tenu conseil entre eux hier soir pour savoir s’ils allaient attaquer.
Pour l’instant, non.
Il s’agit de respecter le deuil de la famille.
Texto de Sylvain vers les huit heures du matin me demandant si je suis réveillé. Je l’appelle et il dit qu’il n’a vraiment pas envie d’honorer son rendez-vous avec le JAP tout à l’heure. Je ne prends même pas la peine d’essayer de l’en dissuader.
J’appelle la conseillère SPIP de Rachid pour l’informer de la nouvelle, et commencer à voir avec elle les papiers nécessaires à une permission de sortir pour cause de décès. Aude fait pendant ce temps exactement la même chose pour Yacine, le beau-frère de Ben, incarcéré pour sa part à Nanterre. Et devoir récupérer tous ces papiers auprès de la famille…
Sauf que le permis d’inhumer n’a toujours pas été délivré, le corps étant jusqu’à nouvel ordre l’objet d’expertises et de contre-expertises de la part des médecins légistes.
Et, cadet de mes soucis, le bouclage du prochain Article 11. Rentrer. Se servir un verre, et ne pouvoir écrire que cela, dans l’urgence de la douleur.
Il faudrait quand même pouvoir l’écrire, cette chronique. La date du bouclage approche à grands pas, est peut-être même déjà passée, mais rien ne veut venir.
J’avais pensé à l’histoire rigolote d’un gosse de huit ans rencontré dans un centre social et qui avait essayé de me foutre un génial coup de pression, puis à celle de cette gamine de seize ans à qui on avait réussi à financer un avortement plus ou moins clandestin en Hollande, ou même au beau portrait de cet éducateur pour aveugles.
Mais ça ne veut pas, et pour cause. Voilà trois jours qu’un môme de vingt ans est mort.
J’ai les yeux secs d’avoir trop pleuré, l’estomac chamboulé par tous les alcools bus, les nuits glauques et indécises.
Balle perdue, suicide ou accident de la route, on s’en fout de ce que cette chienne de Faucheuse a encore trouvé comme moyen pour nous voler une vie.
Tâcher d’être digne malgré tout, au milieu de ses potes que la rage fait se taire et serrer les poings, ne pas vouloir chialer à tout venant, regarder les collègues qui ne savent trop non plus avoir de justes réponses et s’en tirent à leur manière.
Chialer quand même, hurler parfois. S’autoriser, avec certains que l’on préfère ou avec qui l’histoire fut plus forte, quelques embrassades plus appuyées. Savoir qu’avec les autres l’histoire aussi se construit là, surtout maintenant, dans un simple sourire forcé.
Des heures de taf qui paraissent des jours, éreintants. Et réfléchir toujours, avec les collègues, sur notre pertinence, notre lassitude, notre degré d’intolérable. Être là, c’est si dur, mais il le faut tellement. Comment être au plus juste, demain ?
C’est un sujet sur lequel on ne réfléchit pas trop d’habitude, la mort. Déjà parce qu’on a trop appris à ne rien anticiper, mais aussi parce qu’on est moins dans le voisinage immédiat de cette salope que les professionnels du médical.
Des deuils anciens, des parents qui décèdent, épauler celui est touché, ça va encore. Mais devoir mettre un linceul sur un sourire quotidien connu depuis plus de cinq ans, tâcher de rester pro, assurer les affaires courantes, se souvenir de nos propres amis morts à vingt ans, faire en sorte qu’un de ses amis incarcérés puisse assister à l’enterrement avec une permission de sortir exceptionnelle et, à cet effet, devoir écrire une attestation sur l’honneur de décès en attendant l’officielle, se souvenir qu’on l’avait vu le matin même, le sourire et la tendre blague habituelle.
Putain de merde.
Se dire qu’aucune mère ne mérite ça, qu’aucun môme ne mérite ça, mais lui encore moins, bordel. Tâcher de se refréner, de réfléchir et d’avoir une attitude adéquate.
Essayer de lire, à droite à gauche, des trucs qui pourraient vaguement soutenir, et même si ça ne peut pas aider. Même le Requiem des innocents du bon Calaferte ne veut pas me cligner de l’œil :
Pour toucher, pour voler un peu de vérité humaine, il faut approcher la rue. L’homme se fait par l’homme. Il faut plonger avec les hommes de la peine dans la peine, dans la boue fétide de leur condition pour émerger ensuite bien vivant, bien lourd de détresse, de dégoût, de misère et de joie. Avec les hommes de la peine, il faut vivre dans le coude à coude. Mélanger aux leurs sa sueur, les suivre dans leurs manifestations bêtes et grandioses. Toucher leurs plaies des cinq doigts, boire à leurs verres, pleurer leurs larmes, faire gémir leurs femmes, partager leurs pauvres espoirs et leurs petits bonheursnote.
Cette chronique ne sera jamais écrite. Tant mieux. Un jour, je pourrai réfléchir, interroger le sens et le hasard, faire la part des choses, comme on dit ; écrire autre chose que cette nécessaire urgence. Mais pas au bout de trois jours. Ce n’est pas le lieu, ni surtout le moment. Il faudra que de l’eau coule et coule encore.
Le deuil est un travail.
On ne sait toujours pas la date de l’enterrement, ni même s’il aura lieu ici ou au pays. Il nous manque encore certains papiers. Commencer à appeler certains partenaires pour pouvoir, un peu, s’épancher. Et Aouatif, la référente justice de la Mission locale, qui me raconte qu’il y a deux semaines, un môme de vingt ans qu’elle suivait et qui venait de sortir de deux ans de détention s’est pris une balle en pleine tête, vers Pigalle. Banal règlement de comptes. Il avait rendez-vous avec elle le lendemain.
L’enterrement aura lieu demain. On finit par avoir tous les papiers. Aude prépare pour Yacine un déroulé précis de la prise en charge à destination du JAP si celui-ci accepte la permission de sortir. Sortie de taule, lavage de corps, mosquée, cimetière, repas de deuil. Les adresses sont aussi précises que les horaires. Je fais un calque pour Rachid.
On n’a qu’une bagnole pour demain, du coup, on envisage toutes les hypothèses possibles, selon que les sorties seront, ou non, possibles. Le fax crépite des accusés de réception et je dois foncer à Osny.
Au parloir, Rachid me fait raconter en détail les événements, les hypothèses, les zones d’ombre. Il jauge les contradictions, soupèse les rumeurs, espère que sa perm et celle de Yacine seront accordées.
Il nous demande si on a pensé à appeler son frangin pour avoir une tenue religieuse, et éventuellement réserver un créneau chez le coiffeur, parce qu’il ne voudrait surtout pas paraître inconvenant aux funérailles.
– On l’a appelé, Rachid, ne t’inquiète pas. C’est bon pour la tenue et le coiffeur.
– Ah, merci !
– Bon, ben, j’espère à demain. Maintenant, ça ne dépend plus de nous…
L’aprèm se passe en coups de fil et en attente de réponses.
Pour Osny, c’est bon, le JAP a donné son accord à la suite du rapport de la SPIP de Rachid. Dans la salle d’à côté, j’entends Aude qui s’escrime au téléphone pour Yacine avec le JAP de Nanterre, le même que celui de Riadh, le même que celui de Sylvain…
– …
– Mais, Monsieur le Juge, vous savez que, pas plus dans la religion catholique que dans la religion musulmane, il n’existe d’attestation officielle de fiançailles puisque c’est un engagement et une promesse !
– …
– Au pire, nous pouvons vous faire parvenir une attestation manuscrite des fiancés et des familles pour montrer l’engagement des contractants ; si vous le souhaitez, une photo de la main de Mademoiselle avec sa bague de fiançailles.
– …
Aude raccroche, explose.
Une facture de la bague de famille avec le nom des deux promis sur le ticket, tant qu’on y est…
Il refuse la perm.
Souhaiter qu’il croupisse dans les flammes de l’enfer ne serait à ce moment que trop doux.
Ne pas savoir comment s’habiller, au matin, pour aller à la mosquée. Je ne savais même pas que le mécréant que j’étais avait le droit d’y mettre les chaussettes, d’ailleurs. Mais j’ai été invité, formellement, et les gars m’ont dit que, au contraire, ça leur ferait plaisir et que Ben serait content, de là où il est.
Passer chercher Rachid à Osny, avant. Il sort, trempe les doigts dans l’encre indélébile et les pose sur la feuille de permission de sortir, signe. Je signe à mon tour le papier de prise en charge qui indique que s’il n’est pas rentré avant dix-neuf heures, il sera considéré en état d’évasion et je serai tenu pour complice.
Passage rapide chez le coiffeur du quartier. Dehors, c’est comme une procession de djellabas blanches, têtes baissées, qui se dirigent vers la mosquée.
On reprend la bagnole, son frangin, et un pote.
– Par contre, les gars, vraiment, vous me dites si je ne gêne pas, hein… Je me mettrai dans un coin, et si je fais une connerie, prévenez-moi !
– T’inquiète, Joseph, tranquille ; tu sais bien qu’on n’est pas des intégristes…
– Bien sûr que je le sais, mais j’ai peur de pas être à ma place.
– Ça fait cinq ans que t’es ici, ça fait cinq ans que t’es à ta place. C’est si tu ne venais pas qu’on t’en voudrait…
La foule à la mosquée. Presque tout le quartier est là. On est aux petits soins pour moi, sur une terrasse extérieure, est-ce que je veux de l’eau, est-ce que je veux me rapprocher, non, contre le mur, là, dans l’angle, ça ira très bien, merci, juste un gobelet.
Ce que je suppose être des prières rituelles commence. La beauté d’un arabe sacré et psalmodié ainsi que la chaleur du soleil de juillet me tournent un peu la tête ; j’essaie de reproduire les mouvements des fidèles.
On doit en être au sermon. Des mots français se glissent dans le prêche de l’imam, quelques phrases. Il parle de douleur, de prendre sur soi, la souffrance autant que le temps.
Ne pas perdre Rachid dans la foule en allant récupérer nos chaussures. Passer devant le cercueil dont une vitre ouverte laisse voir une dernière fois le visage de Ben avant d’aller au cimetière. Voir se fermer la plaque de bois sur le visage tuméfié et souriant.
On pourrait être à Alger, à Naples ou en Grèce. Le soleil tape dur, la terre est sèche et les mecs transpirent pour finir le trou. Quelques planches de bois, les cordes et deux pelles qui attendent, la foule qui se presse. Des mains qui se serrent, des lunettes dont on ne sait si elles sont noires pour le soleil ou pour les larmes, la rumeur qui monte quand le cercueil arrive, porté par de fidèles amis et qui peine à se frayer un chemin parmi les autres amis.
Les prières reprennent, on se bouscule pour jeter un peu de terre sur ce qui va être la tombe, puis on s’éloigne, il ne s’agirait pas de rater le retour à Osny.
Au retour de la maison d’arrêt, rapide passage sur le quartier. Il fait toujours aussi beau et c’est comme si une page était tournée après un deuil collectif d’une semaine. Ça cause à droite à gauche, ça commence à sourire. Certains ont même ressorti un ballon de foot et jouent sur le boulevard.
Nouvelle marche de prévue et, dès le début de la journée, la cité retrouve ses couleurs et ses vannes habituelles. Sylvain, à la sécurité et au talkie-walkie, singe les mecs de la BAC. Riadh vient demander quand est-ce qu’on reprend l’écriture et si on pourra raconter les événements liés au décès de Ben. Les premières histoires des provocations policières de la semaine dernière fleurissent.
Le soir du décès, alors que tout le monde pleurait sur le boulevard, la BAC s’est arrêtée. Un fonctionnaire est descendu de la voiture regardant les gars et applaudissant à tout rompre cependant que ses deux collègues restaient dans la bagnole en mimant des gens qui pleurent et s’essuyant leurs yeux rougis.
Pas de nouvelles de l’enquête à proprement parler. On en reste à la version qui semble faire consensus. Ben ouvrait le cortège du mariage à moto et, contrairement à la version policière qui a d’abord circulé, il portait bien son casque. Il a été pris en chasse par une voiture de la BAC. Ben a essayé de leur échappernote. Il semble bien que l’arrière de la moto a été percuté, puis déséquilibré par le véhicule banalisé des fonctionnaires, mais rien n’est établinote.
Un hélico survole la marche à basse altitude pendant toute la durée de la manifestation, mais ne masque pas les discussions, ni même la joie et les rires qui reviennent. Des allocutions prononcées par les membres de la famille remercient chaleureusement toutes les personnes venues rendre hommage, demandent vérité et justice.
On revient à la cité. La vie a repris. Quelques jours de repos ne feront pas de mal, ça fait bien dix jours qu’on est au front. Il est plus que temps de revenir au monde.
La signature du contrat est prévue pour mercredi prochain, la livraison du manuscrit pour fin avril 2012, la sortie du bouquin pour septembre. J’en informe les loustics qui ne tardent pas à répondre.
Trois textos du genre « Faut qu’on s’y remette sérieusement, alors ; et vite… »
En terrasse, juste avant la signature du contrat, on peut bien s’autoriser une petite coupe de champagne avec Céline, Riadh et Rachid, de permission de sortir pour l’occasion. Encore une fois, sa SPIP a bien assuré. Alex bosse aujourd’hui et nous rejoindra plus tard. Sylvain ne pourra pas être là : il est de manutention sur un chantier parisien pour le défilé du 14 Juillet.
Ça sent bon la terrasse, l’air est doux, le loufiat a la gueule de l’emploi et les gars matent juste ce qu’il faut les Parisiennes qui passent et regardent nonchalamment nos consommations.
Chez l’éditeur, six contrats de douze pages à parapher et à signer. Ça nous prend une petite demi-heure, puis on retourne au café pour fêter ça. Alex arrive tout essoufflé, signe à son tour, et vas-y ma gueule que maintenant on est des vrais écrivains.
Grégoire nous rejoint à son tour, après avoir expédié quelques formalités avec le big boss de la maison d’édition. Les gars demandent ce qu’il attend d’eux maintenant, ce qu’il faut faire, et surtout ce qu’il ne faut pas faire.
Les bouchons dans la voiture au retour passent comme une formalité, tant les rires et la joie…
Gros coup de panique devant la maison d’arrêt d’Osny, sur les coups de huit heures du matin. Trois camions de pompiers, deux ambulances du Samu. Les familles qui ne sont pas encore rentrées pour leur parloir essaient d’obtenir des surveillants mutiques, bien plus que des informations, au moins un nom, un numéro d’écrou.
Chacun s’affaire en silence. Ce qui doit être un corbillard sort des entrailles de la prison, au ralenti, escorté par des flics à moto. Voiles sur les yeux des familles. Les pompiers et les ambulanciers rangent leur barda. Voile sur une mort de plus en taule.
Flippé comme chacun que ce soit celui que je viens voir à qui le pire serait arrivé. D’autant plus que c’est sa journée de sortie, pose du bracelet électronique pour les trois mois restant à faire, à la maison, quatre heures de permission de sortir par jour.
Et puis non, même si on ne sait pas qui c’est, au moins ce n’est pas lui. Soupir de soulagement. Dans l’attente qu’il arrive, discuter un peu avec les autres, untel qu’on connaissait qui s’est suicidé alors qu’il ne lui restait que deux mois à faire, et on n’est même pas sûr que ce soit un suicide, mais l’administration ne veut tellement rien laisser filtrer…
Rachid finit par sortir. On l’entoure. D’après ce qu’il sait, ce serait un gars d’une cinquantaine d’années, arrivé là depuis peu, sans famille connue. On se rassure et, le cœur un peu moins lourd, on attend son tour de parloir.
Nous, il ne faut pas trop qu’on tarde. Le dispositif de surveillance électronique doit être installé au domicile familial en début d’après-midi.
– Tu veux qu’on passe au cimetière, avant ?
– J’allais te demander si on avait le temps…
Pas trop le temps non plus de s’attarder sur la tombe fraîchement recouverte de terre, mais bien sûr qu’on reviendra.
Devant chez Rachid, deux agents qui n’ont pas l’air commodes du tout attendent. Grosses mallettes, mines menaçantes, ils semblent tout droit sortis d’un mauvais documentaire sur l’espionnage durant la guerre froide. Pas de bonjour. « Assez perdu de temps, allez, on y va. »
On y va, donc. Le boîtier central est raccordé au téléphone après vérification des papiers d’identité de l’intéressé. Quelques bips pour coordonner l’appareil avec le central de surveillance à Fresnes. Le bracelet est mis à la cheville du condamné. Il doit maintenant faire le tour de la maison pour que le périmètre de zone autorisée soit défini.
L’agent à la plus grosse mallette insiste :
– Faites bien le tour de la maison, dans les moindres recoins ; ça peut prendre un peu de temps…
Rachid ose une vanne :
– Ben heureusement que la daronne n’a qu’un trois-pièces ! Imaginez si j’avais été DSK, ça vous aurait pris la journée…
Les deux agents ne se marrent pas, finissent la besogne, s’en vont.
On se prépare un café en hallucinant sur les deux contractuels qui doivent sourire quand ils se brûlent et ne pas avoir une vie trop hilarante. Le bracelet est actif. La prison sans y être, liberté sur un fil.
Demain matin, entre huit heures et midi, le droit de sortir. Un rendez-vous est d’ores et déjà calé à la Mission locale avec Aouatif pour les premières recherches d’emploi et de formation. Ne pas perdre de temps, ni celui de la fin de détention effective ni celui – mesuré, soupesé, quantifié – de la possibilité d’être dehors.
Premier jour d’un mois de vacances. Tout s’est bien passé hier. Après la Mission locale, c’était la fête de sortie organisée chez Rachid. Riadh et Alex étaient là, d’autres potes, la famille, des collègues. Et, entre les compliments et un verre d’Oasis, les félicitations d’usage et une part de gâteau, lui répéter qu’il fasse gaffe à ne pas craquer, que si ça bippe c’est reparti pour trois mois de cachot, d’autant plus qu’on ne sera pas là avant fin août, qu’il va devoir gérer tout seul et que…
– Oui, oui, t’inquiète. Franchement, ça ira…
Lettre reçue par Rachid de son pote Beubar, incarcéré à Fresnes.
3 août 2011
Salamnote poto, ça va ou quoi ?
Moi, ça va hamdoullahnote. Ça me fait plaisir d’avoir de tes nouvelles, Rachid, alors la sortie, c’est comment ?
Ça va, tes parents ? J’espère qu’ils vont bien, prends soin d’eux, poto, parce que les parents, ça se fait rare, wallahnote, ça vieillit super vite et quand ils partent, on ne s’en rend pas compte. Bref, voilà quoi, pour te répondre : t’inquiète, la foi je l’ai et je l’aurai toujours, inch’ Allah. Et pour le Ramadan, ça va, un peu dur mais ça va, tout se passe bien…
Je suis avec un mec de Créteil et un mec de Belleville ; franchement bien, c’est des bons… Les cellules sont petites, mais bon, on s’adapte… Sinon, de Nanterre y a personne, je suis le seul représentant.
Là, à l’heure où je t’écris, je viens d’avoir un fantômenote de mon reuf, il tmeniknote comme d’hab… Je suis comme un fou en train de t’écrire ce courrier mais malichnote, ça me calme un peu de t’écrire parce que ça me rend nostalgique quand je pense à toi… Wallah, t’es trop fou ! On a bien rigolé l’année dernière au chtarnote ensemble.
Sinon, je voulais te demander, tu connais pas une petite meuf O.P.note pour les parlusnote histoire d’avoir un peu de douceur… N’importe beurette, babtounote, même une Reunoi… Haknote, si tu peux trouver ça, je serai au top, poto, parce que l’autre pute elle me rend fou… Wallah, qu’elle parle, elle fait rien. Bref, si tu peux, ça serait avec plaisir.
Voilà, passe le bonjour à Colosse, et puis fais attention à toi surtout… T’inquiète avec le bracelet, ça va passer. Craque pas, ma gueule, et comme on disait : fuck la tessnote, on va en construire une, et elle sera à nous.
À bientôt, poto…
Beubar.
Neuf heures du mat, jour de reprise. Je bois un café à la maison, allume le portable pour la première fois depuis longtemps, résiste à écouter la dizaine de messages laissés sur le répondeur. Sonnerie cinq minutes plus tard.
– Monsieur Ponthus ?
– Oui.
– Monsieur P***, du SPIP de la maison d’arrêt des Hauts-de-Seine.
– Oui ?
Je marque un blanc. Personne n’est incarcéré en ce moment à Nanterre, à ce que je sache. Putain, c’est quoi encore le délire qui a pu se passer en moins d’un mois ?
– Alors donc, vous pouvez assurer la prise en charge de Monsieur Ben Bella pour sa demande de permission de sortir en rapport avec l’enterrement de demain ?
– Pardon ?
Une chose à la fois. Ça pue le gros bordel et je n’ai aucun élément. Et même pas encore avalé le premier café. Donc c’est Rachid. À Nanterre. Il a dû faire je ne sais quelle connerie. Se retrouver une nouvelle fois incarcéré, mais pourquoi pas Osny alors ? Et une demande de perm pour un enterrement ? Et nous, d’accord pour la prise en charge ???
– Oui, il a dit que la dernière fois, c’était vous qui étiez venu le chercher et l’aviez ramené à Osny…
– Monsieur, je suis désolé, c’est mon jour de reprise aujourd’hui, je ne savais même pas que Monsieur Ben Bella avait été à nouveau incarcéré. Je n’ai eu aucune info de la famille, je n’ai pas encore vu mon directeur ni mes collègues, aussi comprenez bien que je ne peux vous donner de réponse dans l’immédiat.
– Oui, mais c’est pressé, la permission, c’est pour demain…
Coup de fil aux parents, direct. La daronne m’apprend que ce con-là a pété son bracelet voici quinze jours, les flics ont rappliqué illico et blam, retour à la maison d’arrêt pour la fin de peine. Quant au décès, c’est sa grand-mère qu’on enterre demain. Et que même elle, la maman, n’est pas trop favorable à ce que Rachid sorte demain. Trop risqué.
Arrivé au taf, rapide point avec le directeur et les collègues. Ça paraît bien trop moisi pour qu’on s’engage dans quoi que ce soit. Trop peu d’éléments assurés. À tous les coups, une couille va se produire, rien n’est préparé et c’est sur nous que ça va retomber. Dès lors, rappeler le SPIP, lui dire qu’on n’assure pas la prise en charge et, à mots couverts, que la famille ni nous ne sommes trop favorables à la permission.
C’est le bordel de partout, limite ingérable. Trois gars sont tombés à la suite d’une nouvelle provocation policière. Des flics de la BAC sont venus à la cité à l’heure de la prière. Descendus de leur bagnole, ils ont pissé dans les halls d’immeuble où le deal a ses entrées. À un petit leur demandant ce qui leur prenait, l’un d’eux a répondu :
– On fait comme vous, on marque notre territoire…
Incrédule, le petit a commencé à s’énerver. Les grands sont arrivés pour le calmer et le séparer des flics. Gazeuse, coups de tonfa et trois mecs embarqués pour outrage et rébellion. Procès le 13 septembre et de nouvelles notes de situation en perspective…
Coup de fil de Rachid. Il est dans un hall et demande à ce qu’on passe le voir. Putain, le SPIP a fait en sorte que la perm soit acceptée… Il est quinze heures trente et il doit être rentré à la maison d’arrêt pour dix-sept heures. Sauf que Monsieur n’a pas envie. Il en a marre, c’est injuste si on l’a de nouveau incarcéré après l’arrachage de son bracelet, il lui reste moins de deux mois à tirer et Monsieur veut se mettre en cavale.
La maman paniquée au téléphone, qui sent bien que quelque chose ne tourne pas rond. Les collègues et moi qui nous relayons pour essayer de convaincre l’entêté. Les potes qui s’y mettent aussi. Mais il n’en démord pas. La cavale, l’étranger, plus de comptes à rendre, la belle vie…
Envie de lui en foutre une bonne pour qu’il retrouve ses esprits, tâcher de trouver l’argument qui fera mouche. Le bouquin, la famille, les amis, les amies, rien ne passe. En désespoir de cause, je lui donne rendez-vous pour le lundi à la maison d’arrêt au parloir. Il répond que je pourrais toujours y aller, mais que ça me fera perdre ma matinée.
On enrage et on rumine avec Naïma, on file prendre la bagnole de service et on part en planque sur le parking de la prison, histoire de voir si… De seize heures quarante-cinq à dix-sept heures trente, le grand rien. Et on doute fortement qu’il soit rentré avant. Putain de SPIP, bordel, on lui avait bien dit…
Retour à la cité, la mort dans l’âme. Tour de quartier où l’on croise les parents et se dire, en s’efforçant de les rassurer, que c’est plus soi-même que l’on console. Personne n’est dupe, au fond.
Ça cause beaucoup sur le boulevard, ça se lamente. Un scooter pétarade et fait crisser le pneu arrière en s’arrêtant à notre niveau. C’est Toufik, celui de Paul Emploi, avec son éternel sourire béat.
– Ben, qu’est-ce que vous avez, avec vos têtes d’enterrement ?
– C’est Rachid, au cas où tu serais pas au courant…
– Rachid ? Mais je viens de le ramener à l’instant à la maison d’arrêt !
Le pauvre Toufik ne doit pas comprendre pourquoi cinq personnes lui tombent dans les bras. On lui promet un verre, une bouffe, ce qu’il veut. Je dis à la maman que jamais je n’aurais pensé être aussi heureux de savoir que quelqu’un rentre en prison. On se marre comme des cons.
Nanterre, maison d’arrêt des Hauts-de-Seine, cabine du parloir avocat. Rachid est bien là, le sourire un peu résigné. Il raconte que, finalement, une heure après son début de cavale, il s’est rendu compte que les seules personnes à avoir toujours été là pour lui voulaient qu’il retourne au cachot alors que les faux amis, les meufs éprises des voyous, les opportunistes lui faisaient miroiter la liberté comme un mirage.
Et que Toufik et son scooter ont foncé dare-dare et sans casque pour le ramener avec une heure et demie de retard à la maison d’arrêt et même que les surveillants se sont marrés parce que si c’était Toufik – vu le pedigree du loustic – qui ramenait Rachid à la bourre, c’est que l’heure devait être grave.
Retour à la maison d’arrêt. Au boulot. Et c’est parti pour bosser sur la religion. Rachid, donc.
La religion, ça dépend déjà de comment on a été élevé. Parce que, franchement, se dire que Dieu s’occupe aussi des Kadhafi et des Ben Ali…
Des fois, j’ai envie d’y croire et, d’autres fois, je m’en fous. C’est du cinquante-cinquante. Et quand on se met dans la religion, y a pas le choix, faut y aller à fond.
Regarde ceux qui se convertissent. Ils voient les gens à la cité qui pratiquent, qui ont des bonnes valeurs, alors ils se disent : « Moi aussi, je veux ça ! » De fait, c’est pas un effet de mode, c’est un effet de groupe.
Si tu te mets sérieusement à la religion, t’arrêtes tout. Les religieux les plus radicaux, ils font ça en silence. C’est comme les braqueurs, les vrais c’est pas ceux qui racontent leur vie au moment de faire un casse, ils tirent deux balles en l’air et tout le monde a compris.
Chacun vit sa foi différemment, y en a, c’est parce qu’ils sont à fond dans la misère et qu’ils n’ont que ça pour se raccrocher, y en a d’autres, c’est pour être apaisés avec eux-mêmes, et d’autres, c’est pour convertir la terre entière.
Après, le gros problème dans la religion, c’est qu’il n’y a qu’un Livre et que tu ne peux que l’interpréter. Tout vient de là. Et c’est celui qui parle le mieux, qui interprète le mieux. Quand tu maîtrises les mots, tu maîtrises tout le monde.
La religion, tout le monde y trouve son intérêt :
– ceux qui ont la foi ;
– les hypocrites, pour se faire paraître aux yeux des vivants ;
– ceux qui veulent faire partie d’un groupe et qui ne savent pas qui ils sont. Eux, c’est juste des ustensiles.
Après, je ne kiffe pas trop discuter de la religion avec les mêmes gars que moi, ça devient vite de la polémique alors qu’on est d’accord sur le fond. Alors j’évite. La religion, on ne devrait même pas en parler, c’est chacun sa vie.
Après, dans le Livre, il est dit qu’il est important de respecter les autres religions. Moi, j’en veux pas aux juifs, mais aux Israéliens ou, pour être encore plus précis, à l’État hébreu. Et il y a des trucs que je ne comprends vraiment pas… Comment des gens qui ont connu des camps de concentration peuvent en fabriquer à leur tour ? Comment ils peuvent faire souffrir des gens alors qu’eux ont déjà souffert ?
Dans quarante ans, quand on sortira les photos de Gaza et celles des camps, on aura quoi comme différences ? Une, elle est en couleurs, et l’autre en noir et blanc. Des mères derrière des barbelés.
Mais attention, les mecs à la cité, ils disent : « La Palestine ! La Palestine !!! » C’est un beau combat, mais y en a d’autres aussi. Et le Darfour ? Et le Soudan ?
Le problème c’est qu’on ne peut pas se battre pour tout ni pour tout le monde. Moi le premier.
Sorti de la taule, je reprends le portable et c’est l’avalanche de messages et de sonneries. Sylvain est encore en garde à vue, il semblerait que ce soit une nouvelle fois pour une histoire de violences. Les flics ne laissent filtrer aucune info.
De repos aujourd’hui, mais d’astreinte téléphonique pour indiquer à Naïma les démarches à entreprendre avec les uns et les autres du fait de la garde à vue de Sylvain. Ça sonne tous les quarts d’heure, entre sa chérie, ses potes et Naïma qui a les nouvelles du comico au compte-gouttes. Vers dix-neuf heures, on apprend que Sylvain a été déféré. Ce qui signifie que je suis bon pour la comparution immédiate demain matin.
Vingt heures, Sylvain serait sorti. C’est à n’y rien comprendre. Depuis quand on sort du dépôt du tribunal sans être passé par la case procès ? Du grain à moudre et encore à gamberger avant d’avoir plus d’infos. Et, putain, la journée de repos…
Une heure plus tard, coup de fil de Sylvain. Ben oui, le proc l’a fait sortir parce qu’il estimait ne pas avoir assez d’éléments dans le bordel de cette affaire. Jugement le 21 septembre.
Sale nouvelle du jour, Naïma est malade, c’est-à-dire que je vais me retrouver tout seul pendant quinze jours, Aude étant en congé maternité et Céline partie de l’association depuis trois semaines. Seul à assurer la continuité des suivis des uns et des autres, faire mon taf habituel, continuer à écrire avec les loustics et gérer les conneries qui ne manqueront pas de tomber.
À la Mission locale avec Riadh et Aouatif, on commence à monter un dossier d’aide financière d’urgence. C’est la galère pour Riadh : il ne peut plus bosser chez son patron menuisier du fait d’une opération à l’épaule, les recherches d’emploi n’aboutissent pas trop, du coup le budget familial s’en ressent vachement.
Deux cents euros, c’est le montant mensuel maximum qu’on peut demander au conseil général. Gros dossier avec masse de justificatifs à fournir, les fiches de paie ou attestations chômage de tous les membres de la famille, quittances de loyer, attestations sur l’honneur, factures en tout genre, lettre de motivation et note de situation.
On finit le début du dossier et c’est parti pour continuer à bosser, là encore sur le thème de la religion.
En général, à la cité, la première religion des Noirs et des Arabes, c’est la religion musulmane. C’est vraiment une question d’éducation, ça vient des parents, mais pas seulement. La religion, ça aide à donner un sens, à s’en sortir. Moi, par exemple, ma mère ne m’a pas trop élevé dans la religion, ça vient plus des copains et de la fréquentation de la mosquée. J’ai commencé vers le collège. Après, il faut continuer à apprendre avec des livres.
La religion, on y pense souvent à la cité, parce que, par exemple, y a des frères musulmans qui viennent faire des « rappels ». Les rappels, c’est des histoires qui sont arrivées au Prophète et qui disent ce qu’il est important de faire ou non.
La religion, ça aide à trouver sa voie. Par exemple, si Ben était toujours propre sur lui, toujours souriant, c’était grâce à la religion. Du coup, depuis son décès, on fait plus attention. Je crois que s’il n’y avait pas eu la religion, beaucoup de gens se seraient suicidés. Mais là, ça nous a aidés, vraiment, on était unis, soudés, forts.
Je ne connais aucun mec qui se convertisse pour mieux se faire accepter à la cité, non, c’est juste pour se faire pardonner les péchés. Pour se faire accepter, vaut mieux faire des conneries ou se chiffonner avec les keufs, par exemple.
Pour moi, dans la religion, le plus important c’est de faire ses prières et de demander sa place au Paradis. Notre paradis, c’est pas ici…
Après, chacun vit sa religion de manière personnelle. Regarde, par exemple, ceux qui ont la longue barbe ou la tenue, ça c’est pour ressembler au maximum au Prophète, pour montrer au maximum qu’ils sont pieux. Mais je ne sais pas tout, je suis en train d’apprendre.
Ne pas croire en Dieu me semble incompréhensible. Comment la Terre a-t-elle été créée ? OK, ce serait une poussière qui a fait que… Mais la poussière, elle sort d’où ? C’est pas l’homme ni la science qui ont créé la Terre. Le scientifique a peut-être compris le système, mais il y aura toujours quelque chose qui le dépassera.
Avec les potes, c’est un de nos sujets de discussion préférés. En plus, c’est bien, parce que plus t’en parles et plus ça renforce ta foi.
Des fois, je me pose des questions sur la religion, mais je ne doute jamais.
Une dernière chose. Les terroristes, pour moi, ça ne sera jamais des musulmans. Un musulman ne peut pas enlever la vie de quelqu’un d’autre. Seul Dieu peut.
Un nouveau sursis serait tombé d’on ne sait où pour Rachid alors même que tout lui avait été notifié par le greffe de la maison d’arrêt lors de sa réincarcération. Quatre mois en plus à faire, mais il n’est pas sûr d’avoir tout compris et, surtout, il ne voit pas du tout d’où ça sort. Joie de l’administration, a fortiori pénitentiaire. Sortir vite fait de la taule, passer une dizaine de coups de fil, et c’est au final la greffière de l’application des peines qui détiendrait le fin mot de l’histoire, mais celle-ci est injoignable, puisqu’elle est précisément à la maison d’arrêt en train de notifier des jugements. Du coup, comme elle y retourne la semaine prochaine, c’est autant de temps que nous devrons attendre avant d’avoir quelques éléments de réponse.
Plus que quelques jours avant l’audience des trois gars victimes de la provocation des flics ayant pissé dans les halls des tours. Écrire une note de situation, pour une fois collective, les choper sur le quartier afin qu’ils en prennent connaissance et la valident, commencer à préparer l’audience et la stratégie de défense en sachant qu’il n’y en aura qu’un seul sur les trois qui prendra un avocat, les autres n’ayant pas de thunes et l’audience étant trop rapprochée de la commission des faits pour qu’ils aient eu le temps de monter une demande d’aide juridictionnelle.
Coup de bol, les trois sont là, au milieu d’une bonne quinzaine d’autres loustics. Je les invite à venir à l’écart. On se pose sur un muret, histoire qu’ils lisent peinards les deux pages qu’on faxera dans la foulée au greffe.
Notre association est mandatée, au titre de l’Aide sociale à l’enfance, par le conseil général des Hauts-de-Seine pour exercer une mission de Prévention spécialisée auprès d’une population âgée de douze à vingt-cinq ans en difficulté sociale sur un quartier de Nanterre.
Dernièrement, ce quartier a vécu un événement tragique avec le décès de Monsieur Mohamed Ben Mâamar – jeune homme de vingt ans – lors d’une course-poursuite avec la police le 24 juin 2011. Les circonstances de l’accident sont, à ce jour, inexpliquées ; une enquête de l’Inspection générale des services est en cours.
Pour notre part, avec d’autres structures associatives et municipales, nous avons œuvré à ce que la douleur et la colère des camarades de Monsieur Ben Mâamar ne se transforment pas en violence gratuite ni en forme de volonté de vengeance.
De fait, et contrairement à ce que l’on a pu observer dans certains quartiers populaires à la suite du décès d’un jeune impliquant de près ou de loin les forces de l’ordre, il est à noter qu’aucun affrontement avec la police n’a eu lieu depuis le décès de Monsieur Ben Mâamar.
Bien au contraire, avec le concours de la municipalité de Nanterre et le soutien de structures partenaires, familles et proches ont constitué une association « Ben forever » appelant à respecter la mémoire du défunt, à dialoguer avec les autorités et à favoriser l’insertion des jeunes majeurs du quartier.
Ainsi, ce temps de deuil a paradoxalement servi à nombre de jeunes que nous suivons à se questionner sur le sens même de leur trajectoire individuelle.
Monsieur Z*** est suivi par notre service depuis plus de quatre ans. En mai 2009, il est interpellé et mis en détention préventive à la maison d’arrêt du Val-d’Oise. À la demande de Monsieur Z***, nous poursuivons l’accompagnement socio-éducatif en préparant sa sortie de prison et sa réinsertion. Ainsi, libéré en septembre 2009, Monsieur Z*** reprend des missions en intérim avant de signer un CDI de chauffeur-livreur en septembre 2009. Dans le même temps, Monsieur Z*** effectue des démarches pour quitter le domicile familial et accède à un logement indépendant qu’il loue au moyen de son salaire.
Malgré une nouvelle incarcération d’avril à août 2011, due à une tombée de son sursis pour une affaire en date de 2008, Monsieur Z*** ne baisse pas les bras. Alors qu’il est encore incarcéré, Monsieur Z*** se trouve très affecté par le décès de Monsieur Ben Mâamar, son beau-frère. Monsieur Z*** se voit refuser une permission de sortir exceptionnelle pour les obsèques. Il redouble alors de volonté pour s’en sortir et fait le maximum pour pouvoir récupérer son emploi dès sa sortie d’incarcération. Libéré en août 2011, Monsieur Z*** retrouve son poste de chauffeur-livreur.
Monsieur M***, quant à lui, est suivi depuis plus de deux ans. Après une période de remise en question, Monsieur M*** s’est fixé sur un projet professionnel visant à lui faire passer une formation dans les métiers de la serrurerie. Il se rend régulièrement à la Mission locale de Nanterre afin de trouver une formation qui corresponde à ses attentes.
Enfin, avec Monsieur H***, il n’y a pas à proprement parler de suivi effectué par notre association. Ce jeune homme, courtois lorsque nous le croisons sur le quartier, a toujours su trouver par lui-même les réponses à ses questions et n’a jamais sollicité nos services. Inscrit à Pôle emploi, il effectue régulièrement des missions intérim.
Après le passage – forcément émouvant – sur le décès de Ben, les gars relisent la fin, ce qui les concerne, sont ravis, applaudissent, considèrent que c’est limite gagné d’office. À la vue de cette joie et des rires, les autres rappliquent, et vazy que wesh, c’est quoi qui vous arrive, et pourquoi que vous rigolez comme ça sans nous, et qu’on veut participer, alors racontez un peu. Les trois loustics racontent la note de situ pour le procès, la lisent à leurs potes qui valident aussi avec force, du coup, ils viendront à plein à l’audience histoire de voir ce que ça va donner.
Grande foule dans la salle des pas perdus du tribunal. Les flics, c’est vraiment des bâtards, et si les gars prennent quoi que ce soit après ce qu’on a écrit, là, franchement, c’est clair, ce soir, la cité va brûler. Pour de bon.
Alors, la pression monte. Se dire que ça ne dépend pas de soi, mais qu’on participe malgré tout un peu à ce qui va suivre. Être bon. Assurer plus que jamais lorsqu’on sera convoqué à la barre, si le président l’estime utile ou nécessaire. Et se demander comment ce sera ce soir et cette nuit.
L’avocat de Toufik est vraiment de cette race de truands qui s’acoquine avec le milieu, c’était le même qui avait défendu Rachid pour le bris de la porte de sa chambre d’isolement à l’hosto. Il est toujours aussi poseur, infatué, irritant. Semble lire avec mépris la note que je lui tends. Et si c’est comme la dernière fois, il fera style qu’il ne plaide même pas et ne reprendra que nos mots. Mais bon, on verra bien.
Étrangement, et contrairement à l’habitude, les flics qui se sont portés partie civile pour outrage et rébellion, incitation à l’émeute et tout le tintouin ne sont pas dans la salle d’audience, pas plus que la vingtaine de leurs collègues en tenue qui les accompagnent et les soutiennent ordinairement. Peur d’une bavure, les gars ?
Le président expose les casiers. Ça sent mauvais pour Yacine et Toufik, en état de récidive légale pour outrage et rébellion, ce qui veut dire peine plancher, et au moins deux ans ferme si le réquisitoire du proc est suivi. Pour Malik, ça semble plus tranquille, lui dont le casier est aussi vierge que la Marie avant l’arrivée de l’ange Gabriel.
Comme prévu, l’avocat ne fait que reprendre notre note et n’apporte rien de nouveau. Franchement, ça fait plaisir de savoir que Toufik le paie cinq mille euros pour avoir très bien bossé sur son dossier. Mais qu’importe, si les gars s’en sortent ce soir.
Le tribunal se retire pour délibérer.
Fumer quelques clopes, stresser avec les uns et les autres, le président n’a trop rien laissé montrer, le proc a fait son proc, une dernière clope avant de remonter.
La sonnerie retentit, on se lève pour le tribunal.
« Au vu des preuves d’insertion et des éléments de contexte rapportés par l’éducateur », le tribunal les déclare coupables des faits qui leur sont reprochés et les condamne à trois mois de prison avec sursis pour Malik et Yacine et à six mois de sursis avec mise à l’épreuve pour Toufik – la mise à l’épreuve consistant en une obligation de recherche de travail ou de formation.
On se congratule dans la salle, on s’embrasse. Tout le monde crie sa joie dans la salle des pas perdus. Pas la peine de rester, je peux rentrer tranquille, la cité ne cramera pas ce soir.
En fait, pour Rachid, c’était un vieux sursis de juillet 2008 qui traînait. Le greffe de l’application des peines se désole que, oui, la feuille de notification du jugement n’avait pas été vue par les gens de la maison d’arrêt, que ça retarde de quatre mois la sortie, que sinon il pourrait sortir mais que si jamais il se faisait contrôler dehors, la peine serait considérée comme non effectuée et qu’il serait de fait amené à replonger pour quatre mois. Comprendre et, de mauvaise grâce, remercier pour les renseignements et raccrocher le téléphone.
Après avoir préparé l’audience de demain avec Sylvain, c’est à son tour d’écrire sur la religion.
Je viens d’une famille catholique. Je me suis converti à la religion musulmane à quinze ans. Quand j’allais manger au grec, y avait là un ami qui me parlait toujours de religion. J’ai pratiqué au début, après j’ai laissé tomber parce que je vendais de la drogue : enfin, ça, c’est l’excuse que je me disais dans ma tête. En effet, si tu voles, si tu bois ou que tu fais des choses défendues, on dit que ta prière ne sera pas acceptée. Mais, par exemple, quelqu’un qui est réellement malade de l’alcool, comment fera-t-il pour être entendu par le Seigneur ? Quand tu fais des conneries, tu ne peux pas t’en faire une excuse pour ne pas suivre la religion…
Après, pour moi, c’est vraiment la mort de Ben qui m’a ouvert les yeux et m’a fait reprendre sérieusement la religion. Concrètement, je ne parle pas arabe, j’apprends à l’écoute. Il n’y a que les prières rituelles que je fais en arabe, le reste du temps, je prie en français.
Quand on voit la manière dont les médias traitent les fidèles musulmans, je me dis que, de toute façon, Dieu voit tout et que quand viendra l’heure du Jugement, eh bien… Moi, quand je pratique, il n’y a vraiment rien de terroriste. La religion, c’est la voie de la Science, il y a toujours des choses à apprendre. Moi, aujourd’hui, je ne m’y connais pas assez, mais si un jour j’en sais assez, j’essaierai de convertir les gens – non pas pour avoir des hassanats note , mais pour qu’ils aillent au paradis. Il faut croire à la vie éternelle. Ici, on n’est rien.
Comment font les gens pour ne pas croire en Dieu ? Comment est-on là, tout simplement ? Il y a bien un commencement…
L’affaire de Sylvain est bien plus compliquée qu’il n’y paraissait. En fait, il s’agit d’une double accusation pour violences, où chacun se renvoie le statut d’agresseur et d’agressé. Et il semblerait que la flicaille n’a pas trop fait son boulot. En effet, le mec qui fait face à Sylvain, parlant très peu le français, n’a même pas eu le droit à un interprète au commissariat, les flics se contentant de montrer le portrait-robot de quelques voyous présumés du quartier et, trop contents de voir que Sylvain avait été reconnu, n’ont pas cherché plus loin, enregistrant la plainte et transférant illico au proc.
Dès lors, la juge considère que l’affaire ne devrait même pas arriver aux comparutions immédiates et renvoie, en attente d’un supplément d’information.
Au matin, c’est au tour d’Alex de bosser son texte sur la religion.
Le chemin qui m’a amené à la religion musulmane est intérieur, je pensais à la conversion depuis trois ou quatre ans. Je ne voulais pas faire ça à la va-vite ni me faire influencer par les autres, voilà pourquoi je ne l’ai dit à personne. Je viens d’une famille chrétienne et mes parents pratiquent de temps en temps. J’ai une Bible chez moi, mais je voyais bien que ça ne me correspondait pas.
Au début, quand les copains me parlaient de religion, j’écoutais sans écouter. Vers mes vingt ans, j’ai commencé à y penser plus sérieusement. J’ai essayé de trouver des livres en français sur l’histoire du Prophète et de la religion. Je discutais avec des amis sans jamais dire ma démarche personnelle.
La BDM, la brigade des muz’ comme on dit, ils ne venaient pas trop me voir, car c’est clair qu’ils vont plus voir les rebeus.
La première fois où je suis allé à la mosquée, c’était pour ma conversion. L’imam m’a fait réciter des formules en arabe devant plusieurs personnes. Ensuite, il m’a posé des questions plus personnelles sur pourquoi je m’étais converti, et d’autres choses comme ça. Comme personne n’était au courant de mon parcours depuis trois ans, mes amis étaient à la fois contents et étonnés. Le décès de Ben m’a conforté dans mon choix de me convertir, mais ce n’est pas à cause de ça que je l’ai fait, c’est vraiment le résultat de trois ans de réflexion.
La religion, ça m’aide dans la façon d’être avec les autres et aussi dans la façon d’être avec moi-même. Je ne doute absolument pas du choix que j’ai fait. J’ai encore des tonnes de trucs à apprendre, j’en aurai jamais fini.
Aujourd’hui, je discute avec les gens, je veux vraiment m’instruire. Mais, attention, je ne discute pas avec n’importe qui ! Seulement avec ceux qui pratiquent et surtout avec ceux qui eux-mêmes s’instruisent. Mon premier but, aujourd’hui, c’est d’apprendre les prières en arabe. Elles ne sont vraiment pas faciles !
Certains disent que la religion, c’est contradictoire avec les bêtises que tu peux faire comme la vente de drogue ou je ne sais quoi. Mais ils oublient que ça peut être aussi un moyen de tenir et de se raccrocher à quelque chose. De toute façon, personne n’est parfait, tout le monde fait des fautes, donc personne n’a jamais intérêt à lâcher les prières.
Enfin, pour les médias, les gens ne voient que les mauvais côtés de la religion, par exemple, les attentats, c’est pas ça la religion pour moi. Après, c’est sûr qu’on n’est pas à leur place non plus. Mais, surtout, le traitement médiatique des musulmans, c’est une fabrique de la peur.
Une « fabrique de la peur »… Je relis tranquillement les textes des gars et je me dis effectivement que, putain, on est tellement loin du monstre médiatique des quartiers et de l’islam. Et chacun reconnaissant qu’il doit encore tellement apprendre sur la voie de la sagesse…
Le soir, c’est l’hommage prévu depuis si longtemps pour Ben. Au gymnase de la cité, là où il s’entraînait à la boxe deux à trois fois par semaine, tout le monde est là. Les gosses habituels, évidemment, les gueules qu’on n’avait pas revues depuis trois ou quatre ans – wesh, Amar, Tarek et Mehdi, vous étiez où, pendant tout ce temps ? – et toutes les daronnes, les petits frères, les potes des autres quartiers de Nanterre ou d’ailleurs, ainsi que les huiles de la mairie venues remercier le comportement absolument citoyen et remarquable, comme quoi c’est vraiment magnifique que le quartier ait été aussi digne. Comprendre que la cité n’a pas pété et qu’ils sont prêts à largement arroser, voire filer des logements et des emplois, le cas échéant.
Assis à côté de Mehdi, je profite au maximum de ses vannes. L’ambiance est détendue, les démonstrations de boxe sont appréciées, les vidéos de Ben chaleureusement applaudies. Le maire arrive enfin, serre la louche à tout le premier rang des tribunes avant de rejoindre les places d’honneur. Mehdi me glisse à l’oreille.
– En tout cas, j’aimerais bien être maire.
– Si t’étais candidat, Mehdi, je voterais pour toi, et je voudrais même bien gruger des enveloppes.
– Ah ça, les enveloppes, ça me connaît… J’ai même déjà fait le dépouillage.
– Le dépouillement, Mehdi.
– Non, non, le dépouillage ; c’était des gens que je dépouillais.
J’éclate de rire. Le maire, qui n’a pas fini sa tournée de serrage de louches, se retourne, nous regarde. Préférer la copie à l’original, définitivement.
« Versailles n’est pas ce qu’on pourrait appeler une ville expressément funkynote. » Mais faut bien qu’on y aille avec Sylvain – accompagné de sa chérie et de Brahim – pour l’appel de sa révocation de sursis mise à l’épreuve. Et les appels qui viennent de Nanterre ne sont étrangement pas trop bien considérés par les Versaillais, ce qui est assez rassurant en matière de permanence historique.
On gare la bagnole près du château, je presse le pas pour ne pas être en retard à la Cour. Dix mètres derrière, Brahim et Sylvain semblent s’écharper. Sylvain me rejoint en courant.
– Wesh, Joseph, faut que tu nous aides, là, parce qu’on a parié un grec.
– Oui ?
– Le château, c’est Louis XVI ou Louis XIV ?
– Ben, Louis XIV…
– T’es sûr ?
– Ah oui…
Brahim déboule.
– Wallah, tu vois, je te l’avais dit, mais tu veux jamais m’écouter, espèce d’inculte !
– Vazy, c’est bon, wesh…
On reste dans l’esprit versaillais puisque la cour d’appel est située dans les anciennes écuries de la Reine. Le bâtiment est magnifique, la cour pavée fait galérer les avocates qui ont eu l’idée de venir en talons.
Comme ce sont les appels des décisions de l’application des peines, les audiences ne sont pas publiques. Je discute un peu avec le flic de service pour me présenter et exposer la situation.
– Pour les avocats, pas de problème, mais pour les éducateurs, c’est à l’appréciation de la Cour. Et je dois vous dire que Madame le Président est assez intransigeante.
Je lui réponds que je comprends tout à fait et que, de toute façon, toutes les attestations sont prêtes et ont déjà été faxées, qu’on a même écrit une note de situation, et que je suis à disposition de la Cour si celle-ci l’estime utile. Le flic opine.
Sept ou huit appels sont prévus dans l’après-midi. Il est treize heures trente et on ne sait évidemment pas quand on va passer. Entre la salle d’attente et la cour pavée, quelques flics, des gendarmes, des avocats, des appelants et des gens venus les soutenir. L’huissier annonce à tour de rôle. Deux mecs qui se sont connus en taule taillent le bout de gras dehors à grand renfort d’exploits retentissants, de kilos de came, de bastons avec des flics ou des matons. Genre pas discrets, les gars.
Dans la salle d’attente, un fanfaron, un peu foufou, parle tout seul, interpelle chacun et chacune, prend à témoin les flics, les avocats, dit qu’il va s’en sortir « les doigts dans le cul » parce qu’il a « tout compris à leur connerie de système ». Posés tranquillement sur leurs chaises, Sylvain et Brahim l’invitent à se calmer, quand même.
Les heures passent et ce n’est toujours pas notre tour. Le foufou hurle que, de toute façon, ils y comprennent rien à sa vie, ces abrutis, qu’il va les enculer. Une avocate finit par engager la conversation.
– Vous habitez chez vos parents ?
– Non, chez moi.
– Et vous payez combien de loyer ?
– Rien.
– Rien, mais c’est pas possible !
– Si, je suis propriétaire.
– Ah, bien, vous avez rapporté votre acte de propriété ?
– Non, parce que je veux que le juge, il croie que je suis dans le besoin. Et puis, faut que je reste dehors, rapport à mes enfants. J’en ai quand même fait six en quatre ans à ma femme…
On ne devrait pas rire, mais on ne peut s’en empêcher. Et se dire que la place de ce pauvre gars est bien plus à l’hosto qu’en taule, mais que voilà, du fait des baisses de crédits, du nombre de lits ridicule, c’est plus d’un quart des détenus qui souffrent de graves problèmes psychiatriquesnote.
C’est à son tour d’être appelé. Je sors fumer une clope en lâchant un « Putain, le pauvre, c’est pas gagné… ». Le flic fume sa pipe adossé à la porte et enchaîne. « Y en a, ils vont sauter, c’est sûr… »
Voyant qu’il a un peu envie de parler après trois heures de silence, je pousse un peu le bouchon.
– Ah bon ? Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
– Oh, c’est sûr, quand on voit comment ils sont dans la salle d’attente ou dehors… Faut pas se leurrer, nous, on fait tampon. Vos gars, ils se tiennent bien, ça se voit, mais certains autres… Vous croyez quoi ? On fait les entrées et les sorties, s’il y a quoi que ce soit, l’avocat général, il est au courant dans les cinq minutes.
– Ah bon ?
– Oh oui, bon, là, on sait quand même qu’il n’y aura pas de mandat de dépôt, on le sait toujours un peu à l’avance, histoire qu’on s’organise en termes de véhicules et de personnels.
– …
– De toute façon, même s’ils sont condamnés, on ne les chope jamais directement, c’est pas la politique de la maison. On attend simplement qu’ils se fassent contrôler par les collègues, parce que, faut pas être dupes, ils se font quand même souvent contrôler, des gens comme lui, hein…
Je scotche un peu en tirant les dernières lattes de la clope. C’est toujours sympa d’apprendre comme ça que la collusion entre police et justice est presque institutionnalisée, que les peines sont presque courues d’avance, que…
Le flic rentre dans la salle d’audience, ressort quelques instants.
– Bon, j’ai prévenu Madame le Président que vous étiez là, je ne sais pas si elle va vous laisser entrer ; en plus, elle a déjà failli expulser deux avocats lors des précédentes audiences, elle n’a vraiment pas l’air dans son jour…
Sur le pas de la porte de l’immense salle d’audience, avec Sylvain, une voix tonitrue :
– Monsieur Érambert et son éducateur, approchez !
À la barre, c’est le Sylvain des grands jours, celui qui est posé, donne du « Madame le Président » à chaque phrase, tour à tour cajole, enrobe, explique. Il avait d’excellentes raisons à chaque fois pour ne pas être aux rendez-vous du SPIP, contextualise sa situation, explique son expulsion, celle de son petit frère dont il s’occupait à l’époque, les rendez-vous avec le JAP, il reconnaît les faits, bien sûr, mais là, il est dans une telle démarche positive… Voilà pourquoi il a choisi de faire appel. Ne pas gâcher cette chance qu’il a enfin.
Madame le Président remercie. Elle m’invite à la barre. J’explique l’association ; le cadre dans lequel on intervient et on a été amenés à connaître Sylvain, le boulot qu’on a fait avec lui depuis qu’on le connaît et le bouquin, l’écriture que Sylvain empoigne et qui l’aide à bosser sur son histoire.
Question de la juge.
– Mais vous saviez qu’il avait rendez-vous avec le SPIP ?
– Bien sûr, puisque nous sommes en contact étroit avec ce service.
– Dans ce cas, quand le rendez-vous approche, vous ne pouvez pas l’y faire aller à tout prix ?
La question qui tue. Attendre quelques secondes et balancer la réponse.
– Oh, vous le savez sans doute mieux que nous, mais on ne peut pas tout faire, hélas…
Hochement de tête de l’avocat général. La juge aussi. Enfoncer le clou.
– On ne pourra jamais tout faire, hélas ; d’ailleurs, je ne sais pas s’il faut s’en réjouir ou s’en inquiéter.
Francs sourires de la Cour.
– Oui, s’en réjouir ou s’en inquiéter…, reprend Madame le Président.
C’est presque gagné.
L’avocat général, chose rare, intervient et demande à me poser une question.
– Mais, Monsieur l’éducateur, pouvez-vous me dire une chose… Par rapport aux TIG – comme, Madame le Président, je tiens à vous le rappeler, Monsieur le garde des Sceaux nous l’a redit lors d’une récente réunion à laquelle vous me faisiez l’honneur d’assister en ma présence – par rapport aux TIG, disais-je donc, qui sont une chance, une véritable chance, comment expliquez-vous que Monsieur Érambert ne s’en soit pas saisi ?
– Oh, je crois simplement que Monsieur Érambert vous l’a très simplement expliqué. Dans la situation de détresse et d’urgence sociales qu’il a vécue – d’ailleurs, Sylvain, arrête-moi si je me trompe et dis-le à la Cour – je crois que, dans cette situation, Monsieur Érambert a considéré que la situation de son petit frère était plus urgente que la sienne propre.
Sylvain approuve.
Réquisitoire de l’avocat général. Il reprend les notes de la révocation par le JAP et confirme que Monsieur peut paraître de très bonne volonté, qu’il est bien soutenu par ses éducateurs, mais qu’il est uniquement dans le déclaratif, que, lorsqu’il avance qu’il s’est fait expulser, qu’il a travaillé ou que sa compagne est enceinte, on peut le croire. Ou non. Et que donc il suit l’avis du JAP et est favorable à la révocation.
Madame le Président demande à Sylvain s’il a quelque chose à rajouter.
– Oui. Monsieur l’Avocat général sous-entend que j’avance des choses sans les prouver. Aussi, je me permets de vous délivrer ces attestations. Des fiches de paie, ainsi que la première échographie de ma compagne. Dans six mois je vais être papa. Je ne veux vraiment pas rater l’accouchement ni élever mon fils depuis la prison.
Il s’avance sans demander la permission. Donne les papiers.
La juge :
– Et la future maman va bien ?
C’est gagné. Délibéré le 20 octobre.
– Allô Joseph ?
– Oui.
– C’est Sylvain.
– Ah, comment vas-tu ?
– Bien, bien. Excuse-moi de t’appeler, mais on s’inquiète. Un mois que t’es pas là… Y a plein de rumeurs à la cité, alors je voulais savoir pour le dire aux gars, comme ça on t’embête plus… T’es bien malade, c’est ça ?
– Oui, oui, Sylvain, je me suis tapé un pneumothorax, donc un bon mois d’arrêt. Là, je ne fais que dormir. Repos, repos, repos.
– Ah, d’accord, bon, ben soigne-toi bien et repose-toi surtout, si t’as besoin de quoi que ce soit, tu fais signe, hein !
– Merci, c’est gentil. Bon, et le délibéré de l’appel, ça a donné quoi ?
– Ah, ils ont considéré que la révocation du sursis était justifiée mais qu’au vu du parcours d’insertion, je pouvais à nouveau prétendre à un aménagement de peine.
Yes ! Comment ne pas dédire le JAP, mais invalider sa décision. Trop classe.
– Et pensez à écrire surtout, les gars…
– Si, si. T’inquiète. Et pense à te reposer surtout…
Tournée des popotes pour le jour de reprise. La nuit tombe vite et l’on aperçoit des petits groupes sans savoir à l’avance de qui ils sont constitués, à moins de s’approcher de bien près. Du coup, avec Naïma, on choisit d’attendre que les jeunes nous appellent, vu qu’ils auront forcément reconnu de loin nos deux carcasses.
Ça ne manque pas et l’on finit par entendre :
– Wesh, putain, Joseph !
On sourit et on arrive. Un groupe avec Alex, Riadh et quatre de leurs potes.
– Alors, alors, alors, t’es revenu ? C’est bon, ça va mieux ? Et tu repartiras pas, hein, c’est bon ? Bon, tu vas mieux ? Et quand est-ce qu’on se remet à écrire ? Hein, on s’y remet vite, hein… Faut qu’on écrive, on est trop chauds, là…
Après dix bonnes minutes de nouvelles des uns et des autres, les loustics en reviennent à la préoccupation qui devait les agiter avant que l’on arrive, à savoir un immense dessin tracé à la craie en plein milieu de la rue. Ça ressemble à une caricature, des initiales entourent un gros cœur avec des flèches au milieu. Riadh explique :
– Oui, oui, on a appris des trucs sur le pote qui habite au-dessus, donc c’est un peu pour le vanner gentiment, comme ça quand il se réveillera et qu’il ouvrira sa fenêtre, il sera obligé de le voir, tu comprends ?
On se marre tendrement.
Un voisin sort de l’immeuble, passe au milieu du groupe, dévisage tout le monde et regarde méchamment le dessin à la craie. Plombe l’ambiance.
– Putain, il va pas appeler les flics, quand même ?
Riadh se tourne vers moi, l’air presque inquiet.
– C’est pas interdit d’écrire à la craie sur la route quand même ?
Je le rassure. Un de ses potes veut me tester.
– Joseph, dis, toi qu’es si fort en police, justice, tout ça… C’est écrit dans quel article du code que c’est pas interdit ?
Naïma vient à ma rescousse.
– L’article 11 !
Explosion de rires avec Alex et Riadh. Leurs potes n’y comprennent rien et doivent nous prendre pour des demeurés.
Sylvain court à ma rencontre.
– Joseph, tu tombes bien ! J’allais l’envoyer… Tu la trouves bien, ma lettre au juge ?
Il sort un papier. Écriture assurée, compacte, presque aucune faute d’orthographe.
Madame,
Je vous écris suite à notre dernier rendez-vous. Comme vous savez, je suis en pleine démarche d’insertion. Depuis notre rendez-vous, j’ai eu deux entretiens : un dont je vous avais parlé en tant que manutentionnaire à La Défense et un autre en tant que préparateur de commande à l’hôpital de Nanterre. Malgré ces entretiens, je continue à postuler un peu partout (Star’s service, DHL…). Je vais régulièrement à la Mission locale ; je suis suivi par Madame Jessika L*** qui m’aide beaucoup dans mes démarches. Elle m’a inscrit dans le dispositif d’un contrat d’autonomie d’Ingeus. C’est une entreprise qui aide les personnes à s’en sortir (financement de formations, contrat entreprise…). Je suis aussi suivi par le SPIP du 92 où je ne manque pas un rendez-vous. Je suis toujours dans le chantier éducatif (le livre) avec le club de prévention (Monsieur Joseph Ponthus) dont la sortie est prévue pour septembre 2012.
Je suis vraiment motivé et sérieux dans mes démarches suite à cette lettre que je vous ai écrite seul, j’aimerais bénéficier d’un aménagement de peine pour ne pas retourner en prison.
Dans l’attente d’un entretien, je vous prie de trouver, Madame le Juge, l’assurance de mes sincères salutations.
– Elle est super, Sylvain, vraiment !
– Tu trouves ?
– Oh oui, nickel.
– Non, parce que je l’ai faite vite fait, sans brouillon, en une demi-heure, quoi…
Je reste songeur. Les mecs écrivent d’eux-mêmes, commencent à accéder à leur propre parole.
« Suite à cette lettre que je vous ai écrite seul… »
Au siège de l’association, on reçoit Lucie, une doctorante qui fait sa thèse sur la maison d’arrêt des Hauts-de-Seine et qui fait des entretiens avec le plus de professionnels possible intervenant là-bas. Du coup, je lui explique le boulot qu’on fait en matière judiciaire puis lâche le chantier, les gars, Le Canard, le bouquin, tout ça… Et que si elle nous trouve des financements, on peut même avec les gars écrire un chapitre ou des articles pour sa thèse. Tout bénéf pour tout le monde. Pour elle, des gars clefs en main, pas besoin du long boulot de connaissance mutuelle, d’apprivoisement. Pour les gars, des thunes.
Elle est partante, Lucie, et comme les choses tombent bien, on avait rendez-vous avec les gars un peu plus tard dans l’après-midi pour écrire. Ça va tomber très bien pour les présentations. Alex et Riadh sont à l’heure devant la brasserie. Ils discutent avec quelques potes. Une fille qu’ils ne connaissent pas sur le quartier, ça intrigue toujours, surtout si elle m’accompagne.
– Wesh, Joseph, tu nous présentes pas ? C’est ta nouvelle collègue ?
– Messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter Lucie, qui fait une thèse sur la détention.
– Enchanté, Lucie. Sinon, t’as pas trouvé de sujet plus chiant ?
On discute cinq minutes et j’explique aux gars qu’elle va peut-être pouvoir nous aider pour le chantier et accessoirement nous trouver des thunes. Alex semble d’un coup considérer Lucie d’un œil nouveau, quant à Riadh, il balance illico avec son plus beau sourire :
– Ah, mais fallait le dire plus tôt ! On va inviter Mademoiselle à aller boire un café…
Deux heures plus tard, le premier entretien est au chaud dans le dictaphone de Lucie. On se revoit très vite. Prochain thème d’écriture donc, figure imposée : la taule.
Rachid, lui aussi, est enchanté de cette histoire de thèse. Il demande ce qu’ont raconté ses potes lors de leur premier entretien. Je lui raconte vite fait. En plus, l’idée d’écrire sur la prison depuis la prison lui semble bien, comme ça, il pourra demander à des codétenus plus de renseignements si, par exemple, il n’avait pas exploré suffisamment une question.
Au boulot, donc.
L’idée de la prison avant que j’y rentre, c’était vague, je ne me suis jamais vraiment posé la question, les grands nous appelaient de là-bas, ils nous parlaient du régime, mais jamais du décor. Je ne m’attendais pas à tomber un jour. La preuve, c’est que je ne suis jamais tombé aux mineurs ; il a fallu qu’on me balance.
La première fois, c’était pour de la préventive, le camion de flics m’a amené ici, ce qui m’a marqué aux arrivants, à part le paquetage, les photos, c’est que la douche elle était froide. Mais, après quatre-vingt-seize heures de garde à vue, ça fait un putain de bien, une douche, même froide.
Il faisait tout noir aux arrivants et j’ai hurlé : « Nanterre ! Nanterre ! » Les mecs ont fait « Ouais ! Ouais ! » et un mec m’a envoyé tout ce que j’avais besoin.
Aux arrivants, tu restes le temps qu’ils veulent, moi, ça a duré un mois et demi ! Tu vas en promenade avec les autres arrivants. Tu vois bien qu’il y en a qui flippent d’arriver en prison, mais Nanterre, ça n’a pas une réputation de prison d’enfoirés, y a pas de racket. Solidarité entre détenus, si t’as besoin, tu demandes.
Pour faire connaissance, c’est majoritairement en promenade, quand tu joues aux cartes, ou pendant le sport. Ou dans les salles d’attente parce que c’est une spécificité d’ici, y a beaucoup de salles d’attente.
La population, il y a de tout, c’est majoritairement des Arabes, des Noirs, quelques Blancs – je compte parmi eux les Basques et les Corses –, quelques Pakis note , des Roumains, un peu de Brésiliens et de Vénézuéliens, pour coke, eux. Ici, il y a une quinzaine de mecs de l’ETA, ils ont un régime spécial de prisonniers politiques. J’en connais un parce qu’il fume du shit, mais attention, toujours en cachette, il veut pas que les autres le sachent. Les Roumains, ils connaissent personne, personne les connaît, ils sont là pour magouille à la carte bleue ou vol de cuivre, ils parlent leur langue bizarre, perso, je comprends mieux quand ils essaient de parler anglais que français. Sinon, pour la plupart, c’est des défauts de permis. Ensuite, c’est alcool au volant. Puis pas mal de violence sur femmes, et après, les drogués, les dealers et les voleurs.
En prison, déjà, faut rester soi-même. Pas faire de trucs suspects, du genre pas aller à la douche, pas aller en promenade, on peut croire que t’es une pouk note qui se cache. Si t’es une pouk, oui, tu peux te faire défoncer. Donc faut pas chercher les problèmes et t’auras pas d’histoires. Déjà que les gens en prison ont assez d’histoires sur le dos, vaut mieux pas se chercher des noises…
Les pointeurs, on ne les voit pas, ils sont à l’isolement, ils ont un régime spécial, ils violent des enfants, ils sont pas logés à la même enseigne. C’est le pire, ceux qui violent les enfants. Les pointeurs, on dit aussi les pointus, mais je ne sais pas d’où vient l’origine du mot. Peut-être que c’est lui qui pointe avec quelque chose, mais dans une certaine partie du corps…
Ah, si, je me rappelle, au début, on tournait en promenade avec un pointeur, Pierre Richard qu’on l’appelait, à cause de son regard. Y avait plein de rumeurs sur lui. Lui, il n’arrêtait pas de répéter : « J’étais gynécologue, jusqu’au jour où y en a une qui a porté plainte… » On l’a pas défoncé parce qu’il était trop vieux et qu’il nous faisait rire.
En fait, pour définir la prison, je dirais que c’est comme si on était à la cité, mais c’est un concentré de cité, tout est plus intense. Les drogués sont plus drogués, les fous sont plus fous. Pour les embrouilles, ça peut partir d’une clope et ça peut aller jusqu’à des sommes de ouf ! En ce moment, c’est l’hiver, donc c’est calme. Les mecs veulent rester au chaud. Là où il y a le plus d’embrouilles, c’est pendant le Ramadan. Tout le monde veut fumer, on est vraiment sous tension, et là, les mecs partent vraiment pour un rien.
Pour les surveillants, le premier mot que je dirais pour les définir, c’est que c’est des imbéciles. Ils n’arrivent pas à voir plus loin que leur nez. Ils ont une double pression, celle des détenus et celle de leur hiérarchie. Par exemple, la directrice dit qu’ils mettent trop de temps à faire effectuer les mouvements. La dernière fois, j’ai même défendu un surveillant contre son chef…
En fait, j’ai compris le truc, le surveillant, faut faire semblant d’être sympa avec lui vu que tout le monde lui tape sur la gueule. Je fais le mytho, je lui dis genre :
– Wesh, surveillant ! Alors, t’as passé un bon week-end, à ce que je vois, t’as bonne mine ! Et il était bon, le barbec’ ? La prochaine fois qu’il y a de la viande, tu m’oublies pas, hein ?
Tu vois, tu le caresses un peu et comme ça il te met mieux…
Un bon surveillant, c’est quelqu’un avec qui tu n’es pas en retard, que ce soit pour les mouvements ou les parloirs. Si tu lui demandes un service, il ne panique pas. Il te laisse changer de cellule discret pour que tu sois avec un pote, tout ça, quoi. Il ramène des trucs aussi, une bouteille de vodka pour cinquante ou cent euros, ça dépend. Et toi, si tu la revends, c’est cent cinquante. En fait, c’est pas le surveillant qui vend, c’est toi qui est un peu bien avec lui, tu lui donnes cent euros, tu lui demandes s’il peut te ramener une bouteille de vodka et tu lui dis qu’il peut garder la monnaie. Par contre, ils ne font rentrer que de la vodka parce que c’est de la même couleur que de l’eau et ils les transfèrent dans des bouteilles en plastique.
Le whisky, ça arrive par colis, donc c’est plus cher. Les colis, c’est ce qui atterrit de l’extérieur dans la cour de promenade note . Ou, s’ils tombent à côté, faut envoyer un kamikaze, un mec spécialisé qui grimpe les deux grilles et te ramène le colis. Le kamikaze, tu le paies en shit, de l’ordre d’une barrette de dix euros et d’un paquet de clopes par colis ramené.
On fait tout rentrer au parloir, par les familles. L’argent déjà. Y a des mecs, ils font rentrer des cent grammes de shit au parloir ! Y a bien les fouilles, mais on a nos caches. En Palestine, ils ont bien construit des tunnels de dizaines de kilomètres pour faire passer des vaches et des ânes, tu crois que nous, on est plus cons et qu’on ne va pas réussir à faire passer cent grammes de shit ?
Par exemple, une autre petite technique qui marche toujours, pour les kamikazes, c’est celle-là : tu le fais habiller avec, par-dessus sa tenue normale, que des fringues pas à lui. Il revient avec le colis, on l’entoure à une vingtaine pendant que lui se change en étant accroupi au milieu du groupe. Même avec leurs caméras, ils voient rien. Et blam, on s’éparpille, ils ont rien pu capter de qui a quoi et de qui a fait quoi. Faut être rapide, discret, mais y a toujours une solution.
Dans la majorité des prisons, tu peux balancer des colis en promenade parce que la cour est à côté du mur d’enceinte, mais pas à Fresnes, par exemple, où la cour est au milieu des bâtiments. Du coup, ils ont développé une technique à eux : tu mets ce que tu veux mettre dans un filet à patates ou à oignons et tu jettes au pied du bâtiment. Le mec dans la cellule a confectionné une sorte de lasso avec un genre d’hameçon au bout et il n’a qu’à remonter le colis. À Fresnes, c’est des pêcheurs, quoi !
Pour les prisons, bien sûr qu’il y en a qui ont une meilleure réputation que d’autres : le mec qui sort de Bois-d’Arcy ou de Fleury pour arriver à Nanterre, eh bien, il est content ici ! Nanterre, déjà, c’est de la meilleure drogue. Le 92 est réputé pour sa drogue, donc, du coup, c’est moins cher aussi. Le shit, ici, c’est la base du troc. Sauf pour ceux qui sont vraiment bien, qui ont beaucoup de shit et d’argent, ça ne les intéresse pas d’être payés en shit, ils veulent faire des affaires, le shit, c’est plus du truc pour ceux qui sont accros. Pour exemple, ici, deux joints de shit, ça vaut un paquet de clopes…
De retour sur le quartier, j’apprends par un de ses potes que Sylvain me cherche et qu’il m’a filé rendez-vous à midi devant la brasserie. Pourvu que le chat noir ne se soit pas replanté au-dessus de son crâne. Non, il nous signale tout simplement que, pour son audience du 14 décembre, il ne nous demandera pas de faire un écrit puisqu’il voit sa SPIP régulièrement et que c’est à elle qu’il souhaite faire faire une évaluation de sa situation. Par contre, il veut bien qu’on vienne à l’audience, si ça nous intéresse. À part ça, les gars lui ont raconté pour la doctorante. Il est vachement intéressé et il a commencé à écrire un texte sur les prisons pour mineurs.
– En gros, Sylvain, t’es en train de me dire que tu ne veux plus nous faire bosser…
Il se marre. En s’éloignant, il grandit.
C’est donc un peu pépère que je me pointe au tribunal pour ce qui doit bien être la mille et unième audience de Sylvain. Pas mal de gars d’un quartier qu’on ne connaît pas en attente de rentrer dans la salle d’audience. En allant discuter avec eux, on se rend compte qu’il s’agit de mecs du Luthnote, venus pour le procès d’un de leurs potes qui, au sein de la prison de Nanterre, aurait menacé un surveillant après le « suicide » de Djamalnote.
Sonnerie. Le tribunal. Se lever. Un homme, le cheveu court, la quarantaine blanchissante, s’avance à la barre à l’annonce de son nom. Il lui est reproché, dans le cadre de ses fonctions, d’avoir menacé de mort le président de la République avec ces circonstances aggravantes qu’il a mimé un tir dans la tête avec son arme de service. Il est officier de police judiciaire.
Les mômes de Gennevilliers éclatent de rire.
– Wesh, vazy, trop fort le mec, c’est un bon ! Viens à la cité, mec, on te filera des trucs ! Faut le libérer, Monsieur le Président !!!
L’huissier intime le silence. Délibéré renvoyé en attente d’une expertise psychiatrique. Un môme me murmure que c’est au contraire révélateur d’une très bonne santé mentale que de vouloir flinguer Sarko.
C’est maintenant au tour du mec du Luth. Le surveillant – qui s’est constitué partie civile – n’est pas là. Son avocate exprime toute la douleur du monde. Il aurait été identifié en tant que celui qui aurait conduit Djamal au mitard et s’il s’en est défendu plus tard auprès des détenus, s’il a dit qu’il ne travaillait pas ce jour-là, c’est qu’il craignait des représailles tout en ayant été irréprochable dans son travail. Alors, quand, quelques jours plus tard, il s’est fait prendre à partie par cet homme-là, seul dans le box, quelle crainte pour cet élément modèle, qui a subi tant de pressions de la part des détenus qu’il a dû être muté, mais c’est quand même l’horreur puisque les nouvelles vont vite de prison à prison et il a dû une nouvelle fois changer d’établissement de sorte qu’aujourd’hui, où qu’il aille, il ne saurait être en sécurité dans l’exercice de sa profession.
À vrai dire, on se rend compte très vite que c’est parole contre parole. Le surveillant accuse le détenu de l’avoir plaqué contre le mur et de lui avoir dit dans le creux de l’oreille : « On va te fumer comme tu as fumé Djamal, où que tu sois… » Le détenu dit qu’il a juste souhaité avoir des explications de la part du surveillant. Parce que Djamal était non seulement un ami, mais c’était aussi son compagnon de cellule.
La tension est palpable dans l’attente du délibéré. Des flics sont venus en renfort. Il y a fort à parier que ça pourrait être chaud, ce soir, du côté de Gennevilliers, si jamais… Dans son délibéré, le tribunal considère qu’il n’y a aucun élément permettant de prouver la véracité des dires du pote de Djamal. Relaxé au bénéfice du doute. Le Luth sort de la salle d’audience. Le rab de flics sera inutile.
Sylvain, enfin. Les plaignants ne sont toujours pas là dans cette foutue histoire de double agression. Et on renvoie l’audience une nouvelle et dernière fois. Sylvain dit quand même à la juge que c’est bien gentil, mais qu’il aimerait bien être jugé, autant que les autres plaignants et accusés. La juge comprend, mais dit que c’est la procédure. La prochaine fois, c’est sûr, même s’ils ne sont pas là, ils seront jugés en absence. Sylvain, lui, sera là, comme d’habitude, pour ce qui devra sans doute être sa mille et deuxième audience.
Petit tour de quartier en fin d’aprèm, l’esprit léger. On s’attarde un peu avec le grand gaillard de Mohamed, vingt-quatre berges au compteur, qui bosse dans l’animation et qui n’a plus besoin de notre aide depuis longtemps. Il n’empêche, il a la langue bien pendue et c’est toujours un plaisir de discuter avec lui. Au bout de vingt minutes, on va pour se séparer. Dernier au revoir, à cinq mètres de distance. À la prochaine, tout ça… Il balance le truc.
– Au fait, Joseph, faudra qu’on se voit pour discuter un peu, tous les deux…
D’expérience, c’est l’archétype du truc qui pue. Le gars qui tchatche pendant vingt minutes de tout et de rien et attend le moment du départ pour envoyer la bombe. Je me rapproche.
– Pas de problème, Mohamed, mais pour quoi, au fait ?
– Oh rien, mais moi aussi j’aimerais bien écrire un livre. J’ai jamais osé mais quand je vois que les gars y arrivent… Et puis, c’est que j’en ai, des choses à raconter…
La baffe dans la gueule. Si tous les mecs de la cité se mettent à vouloir écrire…
« Ô mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais épuise les champs du possible », qu’il écrivait, Pindare, dans la Grèce du Ve siècle avant J.-C. En hommage aux athlètes dont ce n’était pas tant la victoire qui importait que le Beau et le Bon l’emportant sur la médiocrité. À ce moment, je crois que ce serait une belle définition du métier d’éducateur. Épuiser les champs du possible.
À la maison d’arrêt, je suis à la bourre et je patiente au milieu des familles qui sont prioritaires – heureusement – pour les parloirs. Forcément, ça amenuise d’une bonne demi-heure mon rendez-vous. De toute façon, il s’annonçait rapide, entre les nouvelles de l’audience d’hier, celles des colis de Noël que Rachid a commandés à sa maman, et les bouquins qu’il voudrait qu’on lui fasse parvenir parce qu’ils ne sont pas disponibles à la bibliothèque de la maison d’arrêt.
Au soir, on attend sur le quartier la visite du nouveau procureur aux mineurs. Couillu, le proc. Il veut faire le tour de toutes les cités de Nanterre où il est désormais affecté pour voir comment sont les gosses dans le quartier où ils vivent, parce que, comme il le dit, il veut voir les enfants en situation. Et comme dirait Dumas dans ses Mousquetaires, à la cité plus qu’ailleurs, « la bravoure est toujours respectée, même dans un ennemi ». Il s’agit donc de lui faire le meilleur accueil.
Hélas, c’est un soir de décembre, de froid et de pluie. Presque personne dehors sinon quelques gens qui rentrent chez eux, les bras chargés de courses ou les mains bien enfouies au fond des poches. J’avais bien vanté au proc la nature du boulot qu’on faisait en matière judiciaire, seulement, c’est soir de vaches maigres. Vers la fin du tour de quartier, la pluie redouble et une voiture frôle l’aquaplaning en s’arrêtant à notre hauteur.
– Wesh, Joseph, ben t’es pas bien de sortir par un temps pareil ! Au fait, tu tombes bien, tu peux me refiler le numéro de ma SPIP, s’il te plaît ?
Je bénis le bon Dieu des éducateurs, où qu’il se trouve…
– Monsieur Malik, ça fait plaisir de te voir ! Bon, tu sais qu’on t’a déjà ramené des gens bizarres à la cité.
– Ça, c’est sûr !
– Eh bien, tu ne devineras jamais le monsieur que j’ai l’honneur de te présenter…
Le proc n’attend même pas, tend la main et décline son identité. Puis sa qualité. Malik marque quand même un mouvement de recul.
– Procureur ???
Le proc pousse l’avantage de la surprise, sourit.
– Rassurez-vous, Monsieur, procureur aux mineurs.
Malik souffle un coup, envoie une vanne pour ne pas perdre le contrôle de la conversation.
– Bon, ben, heureusement que je ne suis plus mineur depuis longtemps, alors…
Tout le monde se marre et je peux enfin lui filer la ligne directe de sa SPIP. L’examen de passage s’est bien déroulé. Alors Malik cause de son suivi judiciaire, le proc semble ravi que l’exposé de situation qu’on lui a fait tout à l’heure corresponde à ce qu’on appelle la vraie réalité du terrain.
Au final, c’est Malik qui pousse le bouchon.
– Au fait, puisque j’ai un procureur sous la main et que, pour une fois, je ne suis pas derrière une barre, est-ce que je peux lui poser une question ?
Le proc jubile et moi aussi.
– Allez-y, bien sûr, c’est aussi le rôle du parquet ! Nous ne sommes pas uniquement là à titre répressif, comme on veut trop le faire croire ; nous sommes aussi là pour conseiller les citoyens dans leur rapport quotidien à la loi.
– Donc, voilà, j’ai un casier et j’aimerais savoir si c’était possible de le faire effacer, en rapport à mon projet professionnel.
– Évidemment. C’est un casier aux mineurs ?
– Non, non. Aux majeurs.
– Dans ce cas, la procédure est simple : écrivez au parquet en joignant une attestation de projet professionnel, qui peut être délivrée par Pôle emploi ou par votre Mission locale…
Je m’écarte un peu de la bagnole de Malik, les laisse discuter. J’hallucine de voir un proc et un jeune causer, comme ça, l’air de rien.
– Bon, ben, merci M’sieur. Joseph, à plus, et merci pour le numéro !
On finit le tour du quartier sous la pluie. J’explique le bouquin et le chantier au proc, ne pouvant lui présenter d’autres mômes.
– Formidable, mais saviez-vous que je suis, chez Dalloz, l’auteur d’un traité sur l’écrit judiciaire ? Si vous le souhaitez, je peux vous envoyer des exemplaires pour les participants à votre atelier d’écriture… Cela pourrait tout à fait leur être utile, au vu des parcours que vous m’avez notifiés.
J’accepte avec plaisir, évidemment. Et voilà que je commence à me prendre d’estime pour un proc. Putain de boulot…
Arrivé au siège de l’association, un paquet m’attend sur le pas de la porte. J’ouvre le papier cadeau. Quatre bouquins et une gentille carte. Au dos de celle-ci, ces mots :
Merci de votre accueil et de votre découverte du quartier. Ci-joint, clins d’œil en forme d’hommage aux membres de votre atelier d’écriture, des exemplaires de mon ouvrage à leur remettre de ma part.
Bien cordialement.
Tous les bouquins sont équitablement dédicacés :
Avec tous mes vœux de succès, car l’écriture est aussi un combat.
Devant la brasserie, une vingtaine de gars. On gare la bagnole pour s’arrêter dire bonjour. Tournée de poignées de main. Un mec seul, jeune, crâne rasé, à l’écart, mate d’un air louche, joue avec un truc qu’il laisse gentiment dépasser de sa poche et qui ressemble fort à une matraque télescopique.
Je fais la bise à Toufik pour profiter de lui glisser à l’oreille :
– C’est un keuf, non ?
– Ben, tu crois quoi ? On t’a bien appris, hein, avoir l’œil, tout ça…
– T’inquiète. Et il est tout seul ?
– Non, les deux autres sont dans la brass’, et ils font genre « Tiens, si on buvait un café discret »…
– Mort de rire… Mais il a quel âge, le gus ?
– Lui, tu devineras jamais… Il est plus jeune que moi, vingt et un ans !
– Et comment tu le sais ?
Toufik n’a pas le temps de répondre que Dwight me pose une question bien fort, en coupant bien les syllabes, d’un air bien détaché.
– Et au fait, Joseph, on en est où pour ma formation avec la Mission locale ?
Je lui fais un clin d’œil appuyé et réponds du même ton.
– Oh, tout va bien, j’ai encore eu ton conseiller dans la semaine au téléphone.
Yacine semble trouver le jeu à son goût.
– Et sinon, Joseph, tu vas toujours voir Rachid en prison ?
Le flic fait comme s’il n’écoutait pas.
– Rachid, lequel ? Tu sais, on voit tellement de monde là-bas…
C’est Sylvain qui porte le coup de grâce, bien fort.
– Et au fait, Joseph, tu as fait comme on avait dit, tu as bien filé notre article sur la BAC au commissaire ?
Je me retiens de ne pas éclater de rire.
– Bien sûr, Sylvain, comme on avait dit…
Sylvain pousse le vice.
– Et tu sais s’il l’a fait lire à ses agents ?
Je décide de me faire un petit plaisir.
– Ah, ça, par contre, je ne sais pas, il faudrait leur demander… Maintenant, tu sais, je ne les connais pas trop, ces gens-là…
Ses deux collègues ont fini de boire leur café discrètement et rentrent dans la 307 banalisée. C’est étrangement le moment que choisissent les gars pour avoir tous besoin de reprendre leurs bagnoles qui n’en finissent pas de caler. Un mini-embouteillage se crée. Personne ne peut plus bouger. Comble de malchance, on doit aussi reprendre notre voiture et c’est le moment où plein de mômes viennent à la fenêtre nous poser des questions, qui sur sa situation professionnelle, qui sur sa situation judiciaire…
Et qu’est-ce que ça klaxonne derrière…
Le surveillant du parloir avocat est un jeunot. Une seule barrette de travers sur la poitrine, c’est un stagiaire. En plus, c’est la première fois que je le vois. Autant dire que c’est pas gagné pour que je puisse filer à Rachid les bouquins qu’il m’avait demandés. J’ai bien trouvé Le Parfum de Patrick Süskind, par contre pas les deux autres, du coup je me suis rabattu sur les Pensées pour moi-même de Marc Aurèle et sur un polar de Caryl Férey, Plutôt crever.
Comme prévu, le surveillant fait des manières. J’ai beau lui montrer les trois bouquins, il ne sait pas, il vient de commencer, par contre pas de souci pour que je les envoie par La Poste, comme ça, le contenu sera vérifié par le contrôle du vaguemestre et lui ne risquera pas d’emmerdes avec sa hiérarchie parce que si jamais, vous comprenez, on trouve le détenu avec des livres dans le couloir, c’est encore sur sa pomme de nouveau que ça va retomber. Faut dire qu’aussi, j’ai mal choisi mon moment. Dans le couloir, trois gars attendent leur parloir et un avocat attend son client. Le surveillant se sait surveillé…
Rachid en profite pour l’appeler à l’écart et lui foutre un petit coup de pression.
– Hé, surveillant !
Il s’approche, Rachid l’esquive de sorte que le surveillant se retrouve adossé au mur, face au détenu qui vient le coller.
– C’est quoi, le problème avec les livres ?
Le surveillant baragouine qu’il n’y a pas de problème avec les livres, mais qu’ils ne peuvent pas passer.
Un chef passe par là, s’enquiert de la petite embrouille et me suggère de les glisser dans la boîte aux lettres à l’entrée de la prison avec le nom du détenu et son numéro d’écrou sur une enveloppe, ça ira plus vite et tout le monde sera content.
Je finis par dégotter une grande enveloppe kraft à l’accueil-familles à l’extérieur de la taule. Seul problème, l’ouverture de la boîte aux lettres est trop fine à tel point que, même séparément, pas un bouquin ne passerait. J’enrage, comme un con, avec mon enveloppe à la main. Putain de pays où c’est le parcours du combattant pour filer trois bouquins à un taulard.
Je retourne à la porte d’entrée, expose le problème à la surveillante de faction.
– Attendez, je vais voir ce que je peux faire…
Elle décroche un téléphone et parlemente avec je ne sais qui pendant dix bonnes minutes.
– C’est bon, je viens d’avoir le contrôle. Passez-moi votre enveloppe. Vous avez de la chance que ce soient des livres et qu’on soit en période de fêtes…
Je la remercie chaleureusement et lui souhaite un bon réveillon. Effectivement, j’ai de la chance.
On a réfléchi avec Lucie et le chantier est peu à peu appelé à se transformer en une initiation à la recherche en sciences sociales. Ça présente l’avantage de pouvoir accueillir de nouveaux participants et de faire bosser les gars sur plus de choses que la seule écriture : on pense d’ores et déjà à les former aux techniques d’interview, à leur faire organiser des rencontres ou des conférences, à je ne sais quoi d’autre…
Yacine, par exemple, est emballé par le projet. Vingt-trois ans, quelques rapides passages en taule pour des conneries ; un peu poissard, il n’était jamais au bon endroit au bon moment lors de plusieurs descentes de flics. Il propose tout de suite de faire un entretien avec un ancien codétenu et avec un surveillant avec qui il est resté en contact.
On pourrait aussi proposer à deux gars qu’on n’a pas encore rencontrés, mais qui nous ont écrit sur les conseils d’Hassan – un pote du quartier – depuis leurs taules respectives, quand on aura les permis de visite.
En plus, ça donnerait une jolie suite au bouquin. Bref, tout est à construire et c’est plutôt réjouissant.
Rachid a reçu l’enveloppe avec les trois bouquins le jour même. Je lui raconte le pataquès que c’était et à quel point il peut remercier la gentille surveillante de l’accueil.
Au menu, aujourd’hui, sur le thème de la taule, deux sujets peu abordés, ceux de la sexualité et des révoltes de détenus.
Commençons par le cul, donc.
La sexualité, en prison, c’est un sujet creux, à moins de vouloir transpercer ta télé, bien sûr… Bon, les mecs se calment dans les parloirs, il y a des épouses légitimes, des amantes, il y a même des cadeaux de putes que peuvent faire les potes pour un anniversaire par exemple. Le seul petit souci, c’est qu’il faut faire faire un permis de visite à la pute. Les surveillants ne disent trop rien, ils peuvent taper au carreau, mais bon, qu’on n’imagine pas qu’ils ne laissent pas finir le gars…
Sinon, il n’y a rien, mais il y a des capotes au médical. Et c’est la fête tous les premiers samedis du mois note . T’entends les loups aux fenêtres. Les mecs qui sont en loup, ils font : « Aoooooouuuuuhhhh, aooooooooouhhhhhh !!! » Et puis ça se calme. Tu n’entends plus rien.
Avec les femmes qui bossent à la prison, le plus petit signe de féminité, le détenu l’interprète comme quoi la meuf te cherche. Ça se voit qu’il y a des surveillantes qui recherchent ça, certaines se font peloter sans rien dire, il y a des histoires où certaines se sont fait virer pour avoir couché avec un détenu.
Rachid a beau se creuser la tête, franchement, il ne voit rien d’autre à raconter tellement c’est un sujet creux. Pas grave, même si j’aurais bien aimé des trucs plus croustillants. Voyons maintenant du côté des révoltes et de leur répression.
En ce qui concerne les événements de protestation, c’est le plus souvent spontané et en réaction à quelque chose.
Par exemple, il y a un mois, plus de courant à neuf heures du matin. Et ça arrivait de plus en plus souvent. Je crois avoir compris le truc, comme c’est une société privée qui gère les installations électriques, à mon avis ils font exprès de ne pas faire très bien marcher le système, comme ça ils interviennent tous les jours et ça leur fait des thunes en plus. Bref, pas de courant de toute la journée, c’est-à-dire pas de lumière, pas moyen de faire à bouffer un truc chaud, pas de télé…
Le soir, on forme un petit groupe de sept personnes et on refuse de remonter, on continue à tourner ensemble en promenade. On voit que les surveillants voulaient discuter, mais nous, on continuait à tourner. Une heure plus tard, trois chefs et une dizaine de surveillants rentrent dans la cour pour nous voir. À mon avis, les chefs, ils savaient qu’ils étaient en tort et que ça risquait de leur retomber sur les doigts. Et ce qui leur plaisait pas non plus, c’est qu’ils étaient vus par tous les mecs qui regardaient aux fenêtres et qui nous encourageaient. Et s’ils ne trouvaient pas une solution, ils n’auraient pas pu gérer le lendemain matin, c’est impossible quand il y a une dizaine de gars énervés au matin…
Donc ils nous disent :
– C’est qui, le meneur ?
Ah ça, c’est leur truc, à chaque fois… Ils sont vraiment trop cons, il leur faut à chaque fois un meneur, c’est-à-dire un coupable. Ils ne comprennent qu’on peut être plusieurs à être tout simplement énervés…
Une des chefs finit par nous donner sa parole qu’on aurait le courant d’ici une heure, donc on lui dit qu’on lui fait confiance mais qu’elle a intérêt à ce que ce soit vrai, sinon… On remonte et, une demi-heure plus tard, lumière…
Ils n’allaient quand même pas nous envoyer les ERIS pour une histoire de lumière ! J’ai déjà vu les ERIS intervenir, mais c’était quand une quarantaine de mecs n’avaient pas voulu remonter. Lacrymos dans toute la cour et matraquage en règle. Et ils essaient de désolidariser avec des coups de pression, à chaque fois, y en a qui perdent leurs couilles et qui remontent. Après, il ne reste que le noyau dur, et là tu sais que tu vas déguster, mais tu fais tout pour bien les chiffonner aussi. Moi, ils ont essayé de me faire peur, mais ils me font plus rire qu’autre chose. Tout ça parce qu’ils ont une cagoule à la con et qu’ils sont armés, ils se croient les plus forts. Mais je les attends en combat réglo d’homme à homme ! Le pire, c’est que je leur en ai vu faire, des bavures, mais ils sont protégés par leur cagoule et ils ne sont quand même pas cons au point de se dénoncer entre eux…
La solidarité entre détenus, c’est plus comme avant. Par exemple, aujourd’hui, il y a des mecs qui ont même peur de perdre leur cellule ! Leur cellule !!! Ils disent texto :
– Wallah, je fais rien parce que ma cellule est trop mortelle, la peinture elle est toute neuve…
T’y crois, à ça ??? Franchement !!!
Après, il reste quand même un peu de solidarité, t’as besoin d’un truc, tu demandes, c’est ce qu’ils ne comprennent pas, les cravatés, genre les directeurs adjoints, les mecs en costard Celio prêt-à-porter, ils se croient dans une série américaine, que les Blancs ne marchent pas avec les Noirs en promenade, ici, on n’est pas dans Prison Breaknote ! Un jour, j’en ai chopé un, de Celio. Dans un couloir, y avait beaucoup de monde et le mec, il engueule un surveillant en lui disant :
– Faites-moi le ménage !
Je l’ai chopé direct et je lui ai dit :
– Toi, t’as intérêt à apprendre à parler !!! C’est de gens dont tu parles, et c’est des gens à qui tu parles…
L’aprèm, au local avec Riadh, c’est aussi la sexualité qui sera à l’origine du texte. Le sujet étant tout aussi maigre, il dérive et finit par raconter l’anecdote du siècle.
La sexualité, en prison, faut bien le dire, c’est branlette sur branlette, et merci à Canal ! Après, on est plusieurs dans la cellule, c’est dur à gérer par rapport à la superficie, on a la télé à gauche en entrant, les lits à droite et les toilettes au fond. Quand c’est le film, eh bien, on s’arrange pour que chacun son tour, on aille aux toilettes…
Et ça se fait surtout au parloir, pour ceux qui ont des petites amies, souvent elles viennent en jupe et sans culotte.
Mais les parloirs, c’est pas que ça. Ça te fait une occasion de te balader dans la prison, mais c’est surtout une occasion de voir ta sœur, ta mère, ton amie. On discute de tout et de rien, de ce qu’il se passe dehors, de ce que tu vas faire quand tu seras sorti, de qui prend de tes nouvelles et ne t’oublie pas. Deux fois par semaine, ça fait du bien…
La sortie, comme je n’avais pas une longue peine, je n’arrêtais pas d’y penser. C’est pour ça que je me suis toujours bien comporté, jamais rebellé, faut pas oublier que c’est eux qui ont les clefs, quand même !
Pour gratter des RPS note , tous les samedis matin et sur conseil d’un de mes codétenus, on a même été jusqu’à s’inscrire aux Alcooliques anonymes.
– Viens, il m’a dit, ça sera bien vu !
On n’était que deux jeunes, les autres, une dizaine, c’étaient des vieux Français à gueules de pochetrons. Au début, on écoutait, et au bout de trois séances, on s’est dit qu’il fallait quand même qu’on parle si on voulait nos RPS. Donc obligés de mythonner. J’ai dit un truc dans le genre :
– Bonjour, moi c’est Riadh, j’ai vingt ans, j’étais un grand voleur et avant chaque vol, je buvais une flache de vodka cul sec pour me donner du courage. Et je faisais un vol par soir à l’époque. Et après, quand c’était réussi, on buvait le champagne avec les collègues. Là, ça fait trois mois que je suis en prison et trois mois que j’ai arrêté de boire.
Et tout le monde a applaudi. Le pire, c’est que je me suis tapé toutes les séances toutes les semaines, j’aimais même bien à la fin, mais qu’ils m’ont même pas filé une demi-journée en plus, ces enculés…
Rendez-vous avec la nouvelle juge de l’application des peines pour un môme. C’est elle qui a repris les dossiers de celui avec qui on avait beaucoup de mal, alors, forcément, comme d’habitude, on stresse un peu. Bien sûr, on se dit que ça ne pourra jamais être pire que l’autre, mais, d’un autre côté, on sait ce qu’on quitte, mais jamais ce qu’on va trouver. Et, dans ces moments d’incertitude, s’appuyer à un peu de philosophie de comptoir ne fait jamais de mal.
À l’accueil, on nous explique que la note de situation que nous avons faxée a bien été reçue et transmise à la juge et que tout le service a été réorganisé. C’est désormais un juge qui est en charge de chaque commune du département alors qu’auparavant les suivis étaient assurés de manière plus lâche. Autant dire que la nouvelle JAP gère tout Nanterre. Coup de stress supplémentaire.
Tout sourire, elle s’avance dans l’immense couloir, serre la main du môme. Premier bon point. Je me présente.
– Monsieur Ponthus !!! Je suis ravie de vous rencontrer. En prenant mes fonctions, j’ai lu tous les dossiers des personnes que je suivais et il s’avère que j’ai vu beaucoup de notes de votre association. Je pense que nous pourrons travailler intelligemment.
C’est à mon tour de sourire.
Elle a raccourci le bureau que l’ancien JAP avait allongé de deux bons mètres. Le dossier du jeune posé, ouvert sur la simple table. Rien à cacher. Elle cherche vraiment à comprendre, à expliquer. Ce n’est pas qu’elle négocie, elle essaie de trouver, au vu des condamnations, la solution la plus appropriée. Un vrai bonheur.
– Monsieur Ponthus, un instant, s’il vous plaît…
– Oui ?
– Les jeunes avec lesquels nous allons travailler ne sont pas que des jeunes dans mon bureau ni en salle d’audience. Serait-il possible que vous me fassiez visiter le quartier où vous travaillez ?
On sort nos agendas.
Le couloir de l’hôpital de Nanterre est à la hauteur de sa légendenote. Lugubre et sans fin, venteux. Des blouses blanches qui ne font que passer, des grands fous hurlant et dont le Caddie éventré laisse tomber quelques bières, des brancards vides, nous qui nous dépêchons pour aller voir Sylvain.
Dans la nuit, à scooter, il s’est fait renverser par un chauffard bourré qui a fini sa course une centaine de mètres plus loin. Sylvain a la jambe explosée, un nerf au niveau de l’arrière du genou sectionné. Rien de musculaire ni d’osseux, juste un nerf. Son genou a doublé de volume ; allongé sur son lit, on voit trop qu’il en chie. Comme les toubibs ne savent pas encore si le nerf va pouvoir se remettre ou non, ils ne peuvent établir de diagnostic précis. Une seule chose est sûre, si dans six mois le nerf ne s’est pas remis, Sylvain sera paralytique. À vie.
Dans la piaule de l’hosto, c’est encore pire que les grands jours à la cité. On doit être une bonne quinzaine, bouteilles de sodas et gâteaux encombrent la rambarde de la fenêtre. Les allées et venues vont bon train, les uns remplacent les autres. Une infirmière qui entre tente bien de faire comprendre que le malade doit rester tranquille et seul, si possible. Sylvain lui dit gentiment qu’au contraire, tout ce monde est vachement nécessaire à sa guérison. Les gars commencent à le vanner en lui parlant de Cotorepnote, d’une place promise en équipe de France handisport. On lui dit aussi que, condamné au lit et souffrant de la jambe, ça lui laisse le bras et qu’il aura le temps d’écrire.
Sylvain sourit, malgré la douleur qui revient et lui fait serrer les dents.
Il n’y a plus le choix, hélas. Rendez-vous avec le directeur en vue d’une rupture conventionnellenote. La mort dans l’âme. Trop de collègues étaient partis. Déjà Céline, puis Aude qui ne reviendra pas de son congé maternité. Naïma, elle aussi, voici une semaine, a décidé de se barrer. Et ça ne sert à rien de rester tout seul, de voir arriver de nouveaux collègues qu’il faudra encore passer un an à former.
Le rendu du manuscrit du bouquin est proche. On peut très bien finir avec les mômes comme des grands, mais pas à ce que je gère seul un quartier de vingt mille habitants. Ça battait de l’aile, de toute façon, depuis la mort de Ben. Je crois qu’on ne s’est pas rendu compte du choc que ça nous a fait, à long terme. Et que ce n’est pas si innocent si tout le monde a trouvé une solution de repli, pour inconsciente qu’elle soit. Sept ans de boulot. Et bientôt la fin. Fin mars. Fait chier.
Commencer à prévenir les gars, la gorge serrée. Me limiter pour l’instant à ceux qui écrivent, leur demander de ne rien dire aux autres, il sera toujours temps. Un peu incrédules, un peu dégoûtés, un peu anxieux ; c’est la certitude qu’on devra continuer à se voir pour le bouquin qui les rassure. Riadh et Alex me scrutent au fond des yeux. Je ne suis pas trop en mesure de soutenir leurs regards.
Sur le parking de la maison d’arrêt, le texto reçu de Sylvain est assassin : « C’est bon, j’ai appelé ma SPIP, elle m’a terminé. Je t’avais dit de l’appeler avant mon rendez-vous. Et moi, j’ai pas envie de retourner en prison. T’es devenu tout bizarre, tu laisses tout traîner dans mon affaire. Je ne suis pas un jouet, moi ! Pour moi, la prison, c’est fini, j’ai plus envie d’y aller et si tu veux pas t’occuper de moi, si c’est trop te demander, laisse-moi, je me débrouillerai seul maintenant. »
Il est à peine dix heures et je ne vois pas où on a couillé, le fax est bien parti hier soir et Sylvain devait appeler ce matin pour confirmer son absence, ce qu’il a visiblement fait. En plus, là, je dois filer au parloir pour préparer la sortie de Rachid qui aura lieu samedi.
Du coup, si Rachid est tout excité à l’idée d’être libre pour de bon, pas de sursis, pas de mise à l’épreuve, rien, je suis plus préoccupé par le téléphone que j’ai dû laisser au casier de la consigne.
On écourte l’entretien, on se dit à samedi, et j’appelle Sylvain dans la foulée. Il a eu sa conseillère qui n’avait effectivement rien reçu et qui lui a passé une avoinée maison.
J’appelle l’accueil du SPIP. Bordel, on s’était planté sur la page de garde du fax, mauvais nom de personne. D’où le bordel. Ça s’arrange, la conseillère va chercher le papier dans le bureau de sa collègue. Sylvain n’ira pas dormir au cachot ce soir.
Huit heures du matin, du vent et toujours cette foutue pluie fine, il fait encore un peu nuit. Le surveillant ne veut pas me laisser entrer pour aller chercher Rachid au motif qu’il n’a pas reçu d’instruction et que, de toute façon, le détenu ne saurait tarder.
À côté, une famille poireaute aussi. Hélas, pour eux, ce n’est pas pour une libération, mais pour une simple permission de sortir. De huit heures trente à dix-huit heures trente, voir la petite qui est née et qui, là, dort seule dans la voiture. Il y a aussi un cabriolet sport, immatriculé en Belgique, avec trois bonnes gueules cassées à l’intérieur, qui est garé à l’arrache et à qui personne ne semble vouloir faire de remarque.
Une bonne heure plus tard, toujours personne de sorti. Ça commence à s’impatienter, la famille à côté gueule qu’ils ont intérêt à prolonger d’autant la permission de sortir, mais n’osent pas le demander au surveillant de faction. Dans le cabriolet, vitres ouvertes, ça fume des clopes.
Un mec sort, regarde à droite, à gauche, se dirige vers la bagnole dont les trois gueules cassées sortent. Bises silencieuses, à la napolitaine, épaule contre épaule. Il met un sac dans le coffre, s’assoit à la place du mort. La bagnole part en faisant crisser les pneus.
C’est au tour du gars pour sa perm. Il hume l’air, s’étire. La famille gueule qu’il se dépêche, putain de merde, déjà qu’on leur a sucré plus d’une heure. Allez, bordel, faut qu’il profite de la petite, parce qu’elle dort maintenant, au moins comme ça, elle chiale pas.
Dix heures, Rachid sort. Depuis quatre ans, c’est près de vingt-huit mois qu’il aura passés à l’ombre. On se marre en repensant à la dernière fois, la journée de speed absolu que ça avait éténote. Là, trop rien de prévu. Bouger à Paris, se faire une petite bouffe, pépère.
Marcher dans les rues de la capitale. Monsieur a mal au cou à force de tourner la tête tellement il y a de demoiselles à qui sourire. Un petit bistrot, un crème, le chien derrière le comptoir du patron moustachu. Lecture du Parisien. Du typique. Du tellement bien que Rachid insiste pour payer mon café et lâche soixante centimes de pourliche au tenancier.
La suite de la journée est à l’avenant. Ne pas trop l’emmerder, mais se dire qu’une sortie de prison, la liberté définitive, c’est toujours les emmerdes qui commencent. On sait trop d’expérience que les premiers temps, les gars sont grisés par cette diablesse de liberté, qu’ils accomplissent nombre de démarches, voulant s’en sortir au plus vite, mais que le soufflé retombe vite, et souvent violemment. L’appel de la rue, du quartier, de l’argent plus rapide à venir qu’un entretien d’embauche.
On verra ça lundi. D’ici là, on a bien le droit d’en profiter un peu.
Riadh a retrouvé un taf, un vrai, déclaré et tout le bordel. Bon, c’est sûr que la livraison de pizzas, c’est pas non plus la panacée, mais c’est quand même mieux que le chômedu.
En parlant de Pôle emploi, Rachid a assuré hier, tout seul, comme un grand, en allant s’y inscrire avant de s’ouvrir un compte à la banque. Et là, c’est direction Mission locale et Aouatif pour voir s’il n’y aurait pas des aides possibles en vue de passer le permis. Comme prévu samedi, « battons le fer tant qu’il est chaud… ».
On vient de finir avec Rachid de bosser sur son CV. Je remets ma veste, il sort le bouquin qui dépasse de ma poche.
– Vingt Ans après… C’est quoi ?
– La suite des Mousquetaires.
– Ah ouais ? Vingt ans après, j’imagine qu’ils ont dû avoir des parcours différents et les circonstances font qu’ils se retrouvent et qu’ils ont de nouvelles aventures.
– Tu l’as lu ?
– Celui-là, non, mais j’imagine, enfin, c’est que j’aurais fait si j’avais été Dumas. Par contre, Les Mousquetaires, oui, tu me l’avais offert, tu te rappelles ?
Plutôt que je me rappelle, c’était sa première incarcération et je m’étais dit que ça pourrait toujours aider à tenir le coup, le chef-d’œuvre du grand Alex, les épées qui ferraillent, la classe d’Athos et des bouteilles vidées, cette salope de Milady et l’honneur, toujours, et l’amitié. Et, à mon avis, je suis bon pour lui offrir la suite. Et il restera Bragelonne.
La mère de Rachid m’appelle. Est-ce que je suis par hasard avec le fiston ? Je lui réponds que non. Parce qu’elle a bien peur qu’il se soit fait attraper par la police. Pardon ? Elle vient de recevoir un coup de fil de la police de Rueil, elle croit que c’est eux, et ils lui auraient dit qu’ils l’avaient, mais elle ne sait pas trop s’il est ressorti ou pas.
Putain, mais qu’est-ce que c’est encore que ce bordel ??? Une heure plus tard, toujours pas de nouvelles, alors ça va être bon pour la tournée téléphonique de tous les comicos du coin. En plus, on est samedi, pas de comparution immédiate avant lundi, personne au tribunal sinon la permanence dont je n’ai pas la ligne directe, ça sent bon le week-end moisi.
Je conseille à la maman qu’on attende encore trois heures avant de commencer à appeler – le délai légal avant la mise en garde à vue étant de quatre heures à compter de l’interpellation –, sinon il peut s’agir d’une simple vérification d’identité.
À Rueil, rien, aucune trace d’un quelconque Ben Bella dans la journée. À Nanterre, l’individu serait passé dans la journée, mais serait reparti libre et seul, m’assure le planton. À Suresnes, rien, pas plus à Courbevoie ni à la Défense.
Et bordel que je hais ne rien comprendre. C’est quoi, ce merdier absolu ? Je l’ai eu hier au téléphone, tout allait bien, motivé, bonne humeur et on devait se voir lundi. Aujourd’hui, il disparaît et y a un truc pas clair avec les keufs ?
Il est finalement au comico de Suresnes. Les flics attendent la réponse du parquet pour savoir s’il sera déféré et s’il passera demain en compa.
Dès huit heures trente au tribunal à essayer de glaner des infos. À dix heures, je reçois un coup de fil du service d’enquête sociale du tribunal. Oui, je suis dans les parages et je peux monter au bureau 129 à l’instant.
Il faut faire vite, l’audience est à treize heures trente et l’enquêteur a dix autres personnes à contacter pour d’autres compas, corroborer les déclarations de Rachid, photocopier les attestations que j’avais prises par prudence dans mon sac, expliquer l’association, le bouquin, le chantier, tout ça.
En dix minutes, l’enquête de personnalité est réglée. Je demande quand même s’il sait de quoi Rachid est accusé. Officiellement, non, il ne sait rien et n’aurait rien le droit de dire s’il savait quoi que ce soit. Mais il me glisse qu’il pourrait s’agir d’un outrage et rébellion sur personne dépositaire de l’autorité publique.
Aller fumer une clope à l’entrée du tribunal et essayer de rassembler les pièces du puzzle. Passer un coup de fil à la maman, à quelques potes. Personne n’y comprend rien. Et histoire de m’énerver encore un peu plus, voilà que sort du tribunal à ce moment l’ancien JAP. Tant pis, il paiera pour les autres. S’offrir une petite vengeance perso. Mesquine.
– Oh, ça faisait un moment, comment allez-vous ?
– Monsieur Ponthus, bonjour. Très bien, et vous ?
– Alors, comme ça, vous n’êtes plus à l’application des peines ?
– Et non, me voici désormais à l’instruction.
– Très bien, j’imagine que ce doit être passionnant et que ça doit vous changer…
– En effet.
– Sinon, vous voulez des nouvelles des jeunes que vous avez suivis ?
Premier tacle. Soit il dit non et passe ouvertement pour un connard, soit, par politesse…
– Euh, oui, bien sûr…
– Première bonne nouvelle, tout va bien pour Monsieur Lakhéchène. Avec l’argent de l’article du Canard et l’à-valoir du bouquin, il a pu rembourser les parties civiles. Aujourd’hui, sa situation est entièrement réglée et il a trouvé un boulot.
– Ça ne m’étonne pas, j’ai toujours su que c’était un bon garçon.
Eh bien, me dis-je, vu comment il l’a chargé et n’a rien fait pour l’aider… Et puis d’abord, même si ce n’est pas un « bon garçon », il n’en mérite pas moins… Du coup, le deuxième tacle est d’autant plus jouissif.
– Quant à Monsieur Érambert…
– Monsieur Érambert… Je ne vois plus. Rafraîchissez-moi la mémoire, j’ai eu tant de dossiers à traiter…
– Mais si, Sylvain, celui dont vous aviez révoqué le sursis mise à l’épreuve et qui avait décidé de faire appel.
– Ah oui, eh bien, qu’a dit la Cour ?
– Elle a considéré que l’appel était justifié, que la révocation l’était tout autant, mais qu’au vu de son suivi et de son parcours d’insertion, un aménagement de peine était particulièrement recommandé.
Il s’en va en me gratifiant de son plus beau sourire, à fleuret moucheté. Je lui rends la pareille.
C’est bientôt l’heure de l’audience. Dans la salle des pas perdus, la maman de Rachid, quelques potes et, au loin, non, impossible, dites-moi pas que…
Alain. L’ancien voisin de Rachid. Un gars qu’on avait suivi il y a quatre ans pour l’aider dans son projet professionnel. Devenu flic depuis, et avec qui nous continuons d’entretenir de cordiales relations. C’est un brave mec, bien qu’un peu simple, issu d’une famille qui semble fort désœuvrée, du genre que la réussite sociale ne touchera jamais, ou alors par malchance.
Il y a quatre ans, donc, on accompagnait Alain à chercher un boulot et on aidait Rachid dans l’attente de son premier procès. Le jour de l’audience, putain de surprise : c’était Alain le plaignant et Rachid l’accusé. Violences volontaires. Et comme il s’agissait juste d’attester de l’existence d’un suivi socio-éducatif, nous aurions pu faire exactement la même chose pour l’autre partie.
Pendant que Rachid était en taule, Alain réussissait le concours d’adjoint de sécurité. Les rumeurs du quartier disaient que, parfois, de retour de service, il abusait un peu de sa carte de police. Pendant ce temps, la famille de Rachid déménageait à Rueil, histoire de ne plus avoir de souci de voisinage, histoire aussi qu’à la libération de Rachid, les deux loustics n’aient plus à se croiser.
On se serre la paluche. Samedi, il voulait prendre le bus avec sa petite sœur. Et voilà qu’il tombe sur Rachid, que celui-ci le menace de mort, lui met un coup discret, et comme Rachid ne pouvait pas ignorer qu’il était flic, Alain, alors, forcément, celui-ci a appelé vite fait ses collègues pour dire que c’était un outrage et rébellion caractérisé. Le bus n’a pas eu le temps d’arriver à la station suivante que la BAC interpellait l’individu. Et ça serait bien que je lui dise un peu de se calmer, au Rachid.
Exposé des faits. Alain est un peu confus. Le tribunal dispose du témoignage du chauffeur de bus qui dit qu’il n’a pas vu de choses particulières, alors même que l’altercation aurait eu lieu au niveau de la porte avant. Rachid est posé, explique l’ancien conflit de voisinage.
Le proc interrompt, demande la requalification des faits puisqu’il n’y avait manifestement pas d’autorité publique en jeu. Le président accepte. Après les faits, c’est au tour de la situation de l’accusé. Oui, il bosse en ce moment, écrit un livre, son éducateur est là dans la salle et peut expliquer si vous voulez. Le tribunal ne l’estime même pas nécessaire, il y a d’autres dossiers bien plus importants en attente.
Réquisitoire du proc.
– Alors, comme ça, Monsieur Ben Bella, vous écrivez un livre sur votre vie et vos pensées ? Eh bien, au vu de votre casier et de votre parcours, ça risque fort d’être un chef-d’œuvre qui va apprendre non seulement au tribunal, mais aussi à la société comment bien se comporter…
Il glousse pendant que je serre les poings et me retiens de ne pas… Il requiert cinq mois ferme.
Un dernier mot comme la loi l’y autorise ? Oui, bien sûr.
Rachid s’excuse auprès d’Alain si celui-ci a mal compris ses intentions, est en train de s’en sortir et n’aurait vraiment aucun intérêt à avoir agi ainsi. Il veut juste ne pas faire d’histoires. Alain approuve, au mépris du dernier mot devant revenir à l’accusé, il accepte les excuses, demande à ce qu’une peine ferme ne soit pas prononcée parce qu’il imagine bien que ce doit être dur de reconstruire sa vie alors qu’on a passé autant de temps en prison, renonce à se porter partie civile, mais que cela serve juste de leçon et ne se reproduise plus.
Le tribunal reconnaît Rachid coupable des faits qui lui sont reprochés et le condamne à trois cents euros d’amende au titre du préjudice moral. Alain sourit. Le proc maugrée.
Au vu du nombre d’éducateurs en poste – un nouveau qui vient d’arriver et qui doit se retrouver seul d’ici une à deux semaines –, au vu du nombre de départs de personnels ayant eu lieu depuis six mois, le conseil général a choisi de déconventionner l’association. C’est-à-dire que d’ici quelques mois, plus personne, plus rien.
Ça doit bien les arranger, cette affaire. Depuis plusieurs mois, de cabinets d’audit en réunions officielles, le département laissait fuiter quelques rumeurs : des fusions de club de prévention, des redéploiements, des déconventionnements. Comme partout ailleurs dans le cadre de la Révision générale des politiques publiques, une mutualisation des effectifs est indispensable. Trois clubs de prévention à Nanterre, alors que des quartiers ne sont même pas couverts ? Qu’à cela ne tienne, on en fera un seul, un beau, un gros, on enlève deux postes de directeur, autant de comptables et de secrétaires, on garde le même nombre d’équipes et le tour est joué. Des économies substantielles. Et un seul directeur, c’est plus facile pour discuter…
Avoir le seum, comme ils disent, les mômes. Être grave vénère, même. Nique sa race.
Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes,
Toute lune est atroce et tout soleil amer…
L’ami Rimbaud n’a pas plus de solutions que nous, mais décrit bien le bordel et les jours à venir. Et, pourtant, il resterait bien quelques textes à écrire et certaines situations à régler, avant de partir. Expédier les affaires courantes, en somme.
« On s’est aimé comme on se quitte…note »
C’est Jean-Claude Izzo qui disait, je crois, en tête d’un des chapitres de sa trilogienote, que ce sont de drôles d’amours que celles que l’on partage avec une ville. Marseille, Nanterre, même combat, l’Algérie est si près. La vie n’est guère qu’une lutte contre la mort, on voit partir les uns, revenir les autres, on ne sait pas trop où l’on se situe soi-même dans ce rapport que la ville entretient avec ceux qu’elle abrite.
Une page se tourne ; des dissensions internes, des concours de circonstance auront eu raison d’une petite équipe d’éducateurs – pourquoi non, comme presque partout ailleurs.
Sept ans plus tard et l’histoire se finit. Les mômes ont grandi et nous avec. Certains sont morts, d’autres partis. Nanterre n’a pas tant changé, vieille ville communiste ; mais, aujourd’hui, le FN y a son siège. L’histoire se finit et l’on aura bien travaillé. Certains ont trouvé des boulots, d’autres ont réussi à quitter l’oppressant foyer familial, on a été invités dans des maternités pour des naissances, on a pleuré au cimetière, on a enragé en appel pour des sept ans qui furent prononcés, on a fumé encore une clope dehors avec Mohamed, Anouar, Richard ou Ahamada en se marrant devant la bagnole de la BAC qui se la joue banalisée.
L’histoire se finit et ce n’est pas une raison pour ne pas gueuler contre Toufik qui n’a toujours pas repris rendez-vous à la Mission locale alors qu’il passe en procès dans trois mois, pour ne pas demander une dernière chance de permission de sortir pour Hakim, pour ne pas manger chez une daronne et accepter – le bide pourtant bien rempli – une troisième fournée de tajine parce que sinon elle risque fort de se vexer ; faire comme si on faisait partie du décor, faire partie des murs, pour toute sa vie.
Lire et relire les projets amassés dans les ordis, les notes de situation à destination du tribunal, les comptes rendus des moments passés dans la rue depuis 2005. Que va-t-il en rester, de toutes ces traces, l’association disparue ? Va-t-on tout brûler ? Va-t-on mettre en archives ? Et où, et dans quelles mains et sous quels yeux tomberont tous ces textes où tant de bribes de vie sont consignées ?
Relire Marc Aurèle, aussi, pour se rassurer un peu.
La lumière de la lampe brille et conserve son éclat jusqu’à ce qu’elle s’éteigne ; la justice, la sincérité et la sagesse s’éteindront-elles avant l’heure ?note
C’est l’heure où les souvenirs rappliquent : les soirs de printemps où la cité revit, tout le monde dehors jusqu’à minuit dans la douceur de mai, les blagues sans fin, les derniers verres, le match du lendemain à refaire une millième fois ; les jours d’hiver où le vent souffle entre les tours et où l’on aimerait tant que les dealers ouvrent la porte d’un des halls enfumés de shit et nous invitent pour baisser un peu l’écharpe et la capuche, les mômes et leurs conneries.
Le monde continue de mal tourner – il reste tant à faire – et ce n’est pas parce que l’on part que… C’est toutes ces histoires qui continueront sans nous, ou autrement. De toute façon, les mômes étaient là bien avant nous. À quoi bon croire que nous sommes indispensables…
C’est la dernière semaine. Un petit de treize berges m’apostrophe depuis sa fenêtre :
– Wesh, Joseph, alors t’es muté ?
– Comment ça ?
– Ben, en fait, je sais pas ce que ça veut dire, « muté », mais c’est les grands qui ont dit ça…
Tendre sourire. Je lui explique que oui, on se barre, que c’est fini tout ça.
– Mais qui on va faire chier, alors ?
– Ben, j’en sais rien, les flics, par exemple…
– Ah non ! Les flics, c’est obligatoire ; vous, c’était pour le plaisir.
Sinon un deuil, du moins une séparation. Une certaine idée d’un service qui se veut encore public, du temps qu’on prenait à réfléchir aux situations, gruger des statistiques inopérantes et insensées, résister à sa façon, de l’intérieur.
Que reste-t-il de nos amours ?
Des souvenirs, bonheurs fanés, quelques photos, un livre, de l’amertume. Une ville que l’on n’a pas fini d’aimer et où il fera toujours bon revenir pour parler du vieux temps, celui qui ne reviendra plus.
« Décidément, “on peut regretter les meilleurs temps mais non pas fuir aux présents”. Ce n’est pas de moi, mais de Montaignenote. »
Écrire sur Ben. Pas une conclusion, mais plutôt un hommage, un final. Le premier texte sera pour Riadh. Il y tenait tant…
J’étais à moto, dans le cortège. On défilait. On va à la mairie, on repasse par la cité, on va au Vésinet pour faire les photos. Il n’y avait que deux motos, celle de Ben et la mienne. Du coup, on se regardait souvent, on se faisait des sourires. Sur la route, on s’arrête à un feu rouge. Et là, on voit une Clio bleue qui déboule avec le gyro. Les keufs s’arrêtent. Je reste tranquille, l’air de rien. Ben, lui, fait demi-tour et c’est là où ils se mettent à le pourchasser.
Nous, on a bien essayé de les retenir, mais rien à faire. Au parc, j’apprends par téléphone que Ben a cartonné. J’imaginais déjà la scène, des égratignures, et lui, menottes aux mains en train de monter dans le car de police pour aller au commissariat.
Je m’approche du lieu de l’accident et je vois un flic qui bloque la circulation. Ça sentait bizarre. Plus j’avance, plus je marche, et plus ça semblait étrange. Je l’ai vu, allongé par terre, au milieu d’une flaque de sang épaisse. Les pompiers qui essayaient de le réanimer. Tu espères, mais tu ne sais pas où te mettre.
Au départ, les flics étaient assez calmes. Mais, dès qu’ils ont vu du monde arriver et qu’ils ont eu des renforts, ils ont changé de ton, ils ont sorti les armes, nous, on était une petite trentaine, et eux, le double. Ils agissaient comme s’il n’y avait pas de corps, rien. Parce qu’il y avait le Samu, ils l’ont recouvert d’un drap blanc, et voilà.
J’étais effondré, c’était la première fois que je voyais un mort ; et c’était mon ami.
Jusqu’à l’enterrement, j’ai été, comment dire, mélancolique. Et effondré, c’est le mot. Tout le temps. Après, c’est ce qu’on appelle dans la religion un « rappel », c’est-à-dire que ça sert à nous rappeler pourquoi on est sur terre et qu’on est nés pour mourir – d’ailleurs, c’était une de ses phrases, à Ben. Voilà, c’est le mektoub, le destin. À partir du moment où tu es né, c’est pour mourir, c’est le destin qui est écrit. C’était son heure, voilà ce qu’on s’est dit.
J’ai été à l’hôpital pendant trois jours du fait d’une opération prévue depuis longtemps. Du coup, je n’ai pas été à l’enterrement. Je l’ai regretté, mais je prenais des nouvelles tous les jours par des amis au téléphone. Tous les jours, on se tenait au courant.
Je suis revenu pile poil pour la première marche en hommage. Je me suis rendu compte que tout peut changer d’une minute à l’autre, du rire aux larmes, toute une ville. Pas le temps pour les embrouilles, pas le temps pour se prendre la tête ; il faut être avec les siens, ses amis, sa famille, et profiter.
Ce qui a aussi été triste, c’est que les médias n’ont pas arrêté de mentir, de déformer. Le Parisien, surtout. La meuf qui venait et qui interviewait les gens, après, ses articles n’avaient plus rien à voir avec ce qui avait été dit. Et je suis sûr qu’ils l’ont fait exprès pour terroriser et pour instrumentaliser.
Au final, et avec le recul, on peut aussi le voir comme des beaux moments, parce que tu te rends compte des gens qui sont vraiment là. Tous ensemble.
Alex peine à trouver ses mots, il est aussi raide et sec que le texte qu’il va faire, tout en non-dits et en silences, paragraphes détachés.
Je n’étais pas au mariage, j’étais à la cité. C’est là que j’ai appris qu’il était mort.
Au départ, je n’y ai pas cru mais ceux du cortège sont arrivés…
Je suis resté à la cité cette soirée-là.
Je l’avais vu dans la journée.
Et c’est quand tu le vois que tu réalises.
J’étais pensif.
Tu te poses des questions, mais c’est pas bien de se poser des questions, ces questions-là…
Moi, je n’en parlais pas. C’était un truc vraiment individuel.
Après, c’est sûr que c’est une épreuve, c’est un rappel. Et tu grandis.
Rachid ne veut pas.
Pas que ses mots puissent trahir l’histoire qu’il a vécue avec Ben. Pas que ses mots soient achetés par ceux qui achèteraient le bouquin. Il choisit de ne rien dire, de garder ça pour lui.
Pour eux.
« Last day, last night…note »
C’était donc la dernière journée au taf et la perm d’Hakim avait été acceptée. De haute lutte. La dernière avait été refusée contre toute attente. Lui, vingt-quatre ans, incarcéré depuis quatre ans et demi pour stups, à six mois de sa date de libération et dont nous recevons un courrier voici deux mois pour qu’on l’aide à préparer sa sortie. C’est Hassan, un de ses potes du quartier, qui lui a conseillé de nous écrire.
En réponse au précédent refus, on avait sorti l’artillerie lourde pour que le juge accepte finalement de laisser sortir Hakim. Non seulement les attestations officielles de rendez-vous avec la Mission locale ou d’autres partenaires, mais aussi une note de situation écrite à l’encre de notre énervement face à une décision abrutie.
C’est début janvier 2012 que nous recevons un courrier de Monsieur Hakim F*** sollicitant notre association en vue d’une aide à la réinsertion pour sa sortie de prison prévue pour juin 2012. Ce courrier fait suite à des discussions que Monsieur F*** a eues avec un de ses amis, résidant sur un quartier de Nanterre dont Monsieur F*** est originaire, et qui a conseillé à celui-ci de nous solliciter au vu de notre expérience d’accompagnement en matière judiciaire.
Nous rentrons donc en contact avec le Service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) du centre de détention de *** où Monsieur L***, éducateur en charge du suivi de Monsieur F*** depuis trois ans, nous indique les modalités à suivre afin de pouvoir prétendre à une autorisation d’accès pour visiter le détenu.
Nous échangeons dès lors autour de la situation de Monsieur F*** avec Monsieur L***. Celui-ci est ravi que le détenu se soit saisi de la proposition de son ami puisque le SPIP se trouvait quelque peu en difficulté dans les propositions d’accompagnement et d’aide à la sortie faites à Monsieur F***. En effet, celui-ci a pu se montrer sinon vindicatif, du moins peu conciliant quant à ses conditions de détention. Dès lors, une aide extérieure venue d’un professionnel recommandé par le réseau amical semblait tout à fait opportune.
De fait, nous rencontrons Monsieur F*** pour la première fois le mercredi 18 janvier 2012. En présence de Monsieur L***, nous expliquons les modalités de prise en charge qui peuvent être effectuées par notre service dans le cadre de la libre adhésion propre à la Prévention spécialisée. Par ailleurs, nous proposons à Monsieur F*** d’intégrer un chantier éducatif mis en place par notre association consistant en une initiation à la recherche en sciences sociales autour des problématiques judiciaires. Monsieur F*** se montre enthousiaste par cette proposition qui l’amènera à travailler sur sa situation et à s’inscrire dans des structures de droit commun comme l’université Paris-X, le CNRS et la Mission locale de Nanterre.
En concertation avec Monsieur L*** et en accord avec le projet de réinsertion de Monsieur F*** qui souhaite ouvrir un commerce à sa sortie de prison, nous prenons par ailleurs contact avec la responsable de l’aide à la création d’entreprise pour la Cité des métiers de Nanterre et intervenant régulièrement à la Maison d’arrêt des Hauts-de-Seine afin de convenir d’un rendez-vous en vue d’une éventuelle permission de sortir. Celle-ci se montre tout à fait disposée à recevoir Monsieur F*** en entretien, de même que la conseillère professionnelle « référente justice » pour la Mission locale de Nanterre, en vue d’une inscription qui permettra à Monsieur F*** d’enclencher des démarches d’insertion dès sa libération.
Les rencontres hebdomadaires que nous avons avec Monsieur F***, ainsi que les entretiens téléphoniques réguliers avec Monsieur L***, nous font voir l’évolution extrêmement positive d’un jeune auparavant en grande délicatesse avec l’institution. Monsieur F*** se montre de plus en plus impliqué dans son projet de réinsertion. À ce titre, la demande de permission de sortir pour le 22 février 2012 consistait exclusivement en un entretien avec Mlle Lucie C***, une doctorante en sciences sociales participant au chantier éducatif mis en place par notre association, en un entretien à la Cité des métiers afin d’envisager au mieux le projet de création d’entreprise et en un rendez-vous en vue d’une inscription à la Mission locale de Nanterre.
Dès lors, nous ne pouvons que déplorer que cette permission ait été refusée, faisant courir le risque à un jeune retrouvant peu à peu confiance dans l’institution de retomber dans ses travers, ses ressassements et ses aigreurs.
Il est enfin à signaler que, dans le cadre du chantier éducatif, Monsieur F*** produit des textes d’un intérêt indéniable, marqués non seulement de son expérience personnelle, mais d’une qualité de réflexion et de maturité développée après ses cinq années de détention et de sa volonté de ne pas reproduire les erreurs qu’il a pu effectuer par le passé.
Il résulte de tous ces éléments que nous soutenons fortement toute demande de permission de sortir qui pourrait être accordée à Monsieur F*** dans la perspective de sa réinsertion.
Si, avec ça, ils n’acceptaient pas la nouvelle demande de perm, on était bons pour changer de boulot ou pour tuer un juge.
Ils acceptèrent, de dix heures à dix-neuf heures.
Réveil à six heures du matin. Rendez-vous à huit heures trente avec Lucie, histoire de faire les cent bornes qui nous séparent du centre de détention ensemble. On stresse un peu dans la bagnole, on s’interroge. Comment ça peut faire, de passer une journée dehors quand ça fait plus de quatre ans qu’on a pour horizon les murs de la prison ? Comment ça fait de retrouver les bruits qui ne sont pas ceux du cliquetis des clefs et des serrures, des odeurs autres que celles renfermées par les murs de la taule ?
Hakim sort à l’heure. Selon l’usage, je signe le papier de prise en charge du détenu pour la journée. Comme d’habitude, une attestation est remise au détenu en cas de contrôle d’identité. Pour ma part, j’ai bien lu le formulaire qui stipule que si le détenu n’est pas de retour à l’heure, je serai considéré comme « complice d’évasion ».
Une heure de bagnole avant d’arriver à la Mission locale pour le premier rendez-vous. Hakim, passé le premier moment d’excitation, est plutôt mutique. On le laisse tranquille après avoir débité les banalités habituelles. Au milieu du trajet, je lui fais quand même cette remarque.
– Bon, juste pour te rappeler les choses qui fâchent. T’es toute la journée sous ma responsabilité, donc je ne te quitte pas d’une semelle.
Il se raidit.
– Ouais, putain, c’est bon, tu me connais ! Je suis pas un gamin, t’inquiète, il me reste trois mois à faire, je ne vais pas m’évader. Si je te dis que j’ai besoin d’être seul une heure, c’est bon, quoi…
Sauf que ce ne sera pas possible. Essayer de ne pas trop le brusquer maintenant.
– S’il se passe quoi que ce soit, ça sera pour ma pomme, Hakim, et ça, tu sais bien que c’est pas possible…
Il grommelle bien qu’il ne se passera rien et se renfrogne, se tait.
Arrivés à Nanterre, il retrouve les rues, voit les travaux qui ont changé sa ville, m’indique la route pour aller à la Mission locale, comme si je ne la connaissais pas. Le rencard se passe bien, Hakim, avec son art consommé de la vanne, indique qu’il a eu une grande expérience en commerce international, mais pas de diplôme. Gestion des stocks, achat au meilleur coût, revente, relation clientèle, paiement des engagements, ça le connaît, pas de souci. Alors, pour ouvrir son épicerie, ça ne sera pas dur, il faudrait juste qu’on l’aide à remplir les dossiers…
Midi, l’heure d’aller manger chez la maman. C’est qu’il a faim, Hakim, et la perspective du couscous familial le fait saliver. Le comité d’accueil est impressionnant, frères, sœurs, oncles, tantes, cousins, cousines, et de la marmaille qui court partout. On met une dizaine de minutes à dire bonjour à tout le monde. Hakim embrasse ses neveux qu’il n’avait jamais vus et dont il avait seulement entendu parler.
– Mais oui, c’est lui, c’est Tonton, tu peux lui faire un bisou !
Très vite, comme une légère gêne, entre sa maman et lui. Les voix s’élèvent un peu. On commence à manger et il quitte la table. Revient. Puis repart, on entend la porte d’entrée qui claque. La maman nous ressert, alors que nos portions étaient déjà pharaoniques.
– Faut manger, hein, regardez, vous êtes tout maigres, allez, encore un peu de semoule, j’ai passé la matinée à la faire et j’ai pris ma journée de travail, alors faut manger, hein…
Que faire ? Descendre alors qu’il a dû partir voir des potes à la cité, attendre ici en mangeant ? Attendre un peu, voir dans combien de temps il va revenir… La maman en profite pour nous remettre deux bonnes louches de couscous.
Un quart d’heure plus tard, il rapplique.
– Hakim ! Faut que tu manges, hein, regarde, t’avais envie d’un couscous et t’as rien mangé ! Et reste un peu avec nous, arrête avec les copains, regarde, y a toute la famille qui est là pour toi et toi, tu vas avec eux…
Il s’assoit, picore une bouchée de couscous, se relève, passe un coup de fil.
– Bon, je file, là. J’en ai pour juste une heure. Je vais faire des courses à La Défense… À tout de suite.
Je me lève.
– Attends, Hakim. Je t’accompagne. On fait comme on avait dit.
C’est le moment où tout va se jouer, sans doute. Toutes les conversations ont cessé, je le regarde dans les yeux et je sens que dix paires d’yeux nous regardent.
– Non, non, tranquille, t’inquiète. J’en ai juste pour une heure, il ne se passera rien.
Je profite du fait qu’il y ait du monde dans le salon et balance l’ogive, en forçant un peu le trait.
– Non, Hakim, je te l’ai déjà dit, ce n’est pas possible. Je suis responsable de toi, c’est grâce à moi que tu sors, il suffit d’un contrôle de flics, d’un accident, de je ne sais quoi, et c’est moi qui prends. Et si je prends, ça veut dire que l’association, elle coule, que je n’ai plus de boulot, et que je suis condamné.
Murmures dans le salon. La daronne embraye direct.
– Hakim ! Écoute ce qu’il te dit, l’éducateur, allez, tu vas avec lui, et la fille, elle reste là avec nous… Allez-y tous les deux, de toute façon, c’est que pour des habits, hein…
Les oncles et tantes opinent. De guerre lasse, Hakim balance que oui, allez, on y va.
En bas de la tour, en attendant son pote qui doit passer nous prendre en bagnole, une 307 roule doucement et trois tronches nous dévisagent salement. Forcément, la BAC.
– Ah, c’est des jeunots, je les connais pas, ceux-là… Ils ont dû arriver depuis moins de cinq ans… lance Hakim. Son pote arrive ; la trentaine, bien sapé. Hakim lui dit de ne surtout pas s’inquiéter, que c’est son éducateur, qu’il est obligé, tout ça… Pas de souci pour Djamal.
À La Défense, c’est courses de vêtements. En speed, un t-shirt, une veste, un jean, des baskets. Et deux-trois potes à voir aussi, toujours en speed, des anciens codétenus. Au magasin de sport, il demande à un vendeur le rayon « piscine ». Je lui demande ce qu’il va bien pouvoir faire d’un maillot de bain ou…
– Non, des claquettes. Deux paires, une pour moi et une pour un pote.
– Putain, Hakim, désolé, mais ça brise un peu le mythe… Un mec qui sort pour la première fois depuis cinq ans, il s’achète des claquettes !
– Ben oui, mais j’en ai besoin…
La daronne n’arrête pas d’appeler. Et quand est-ce que tu rentres, et t’as vu l’heure, et t’as acheté des gels douche, et tu rentres quand, et t’es où et avec qui ? Hakim joue un peu le jeu, juste un peu. On rentre, le temps de se changer, de s’engueuler vite fait avec la maman – quoi, tu ressors déjà ? – et c’est reparti pour la tournée des cités, histoire de saluer les anciennes connaissances.
Quelques bises appuyées, le plus souvent des poignées de main, Hakim a le bonjour sélectif. À peine le temps de rester cinq minutes avec chacun et de passer au café boire le crème dont il rêve depuis cinq ans. Au bar, il s’allume une clope. Tout le monde le regarde avec des gros yeux.
– Ah oui, c’est vrai, merde ! J’avais entendu à l’époque qu’on n’avait plus le droit, mais ça date d’après que je suis tombé…
On finit en terrasse.
Dans la bagnole du retour, c’est projet sur projet. La liberté, la sortie, la prochaine perm qu’il demandera, trois jours pour voir sa famille, les conneries dans lesquelles il ne veut surtout pas replonger, la liberté.
On arrive avec cinq minutes d’avance sur l’heure de retour imposée.
– Ça sera bon pour la prochaine ? demande Hakim au surveillant de l’entrée.
La lourde se referme.
Encore une heure de route pour revenir à Nanterre. Ça s’est bien passé pour Lucie à la maison avec les femmes. Elles ont pas mal discuté avec la maman. Celle-ci a même avoué qu’elle stressait pour la sortie du fiston.
– Au moins, là où il est, ils le tiennent bien. Mais quand il va revenir… Non, franchement, je préfère le savoir là-bas…
À la cité, encore dans la bagnole, on tambourine à la fenêtre. C’est Rachid.
– Wesh, Joseph, bien ou bien ? Ah, t’es là aussi, Lucie ? Bon, alors, il est sorti ? Parce qu’on n’a pas réussi à le voir, mais d’autres à la cité, oui… Vous étiez là à quelle heure ? Et vous faites quoi, là, vous partez ?
On raconte un peu la journée et on dit que non, on va s’envoyer quelques verres pour fêter le dernier jour au rade portugais puis qu’on fera un petit tour du quartier pour saluer ceux qu’on voit.
– Ah ouais, le rade portugais… Moi, à part ses entrecôtes du midi, vous risquez pas de m’y voir…
Chez Dos Santos, le premier blanc de la soirée – un super vinho verde – a un goût trop rapide. Il en faut un deuxième. Dans une heure ou deux, c’est fini tout ça. Une clope dehors en regardant les tours dans la nuit. Troisième verre, on refait les sept ans qu’on a vécus avec le patron et quelques habitués. Dos Santos finit par ne plus ranger la bouteille.
– Bon, ben, tu te sers, hein…
À la porte entrouverte, la tête de Rachid dépasse.
– Hey, c’est la combientième bouteille ? rigole-t-il en entrant.
– Tu prends quelque chose ?
– Non, merci. Je passais juste dire bonsoir vite fait. Et à bientôt.
– Merci, M’sieur, à bientôt.
La boutanche est bientôt finie.
– J’te dois combien, chef ?
– Bon, on va dire trois verres à deux euros, allez, cinq euros pour ce soir…
Il doit être vers les vingt et une heures et c’est parti pour la tournée des halls. Dire au revoir aux gars, et que s’ils ont un quelconque souci, ils peuvent passer d’ici un mois dans mon futur bureau puisque je deviens référent justice dans un organisme public.
– Et ça consiste en quoi ?
– Ben, je serai deux jours par semaine à la maison d’arrêt, essayer de trouver aux gars des formations, des boulots, je ne sais quoi pour qu’ils puissent sortir plus vite, et dans mon bureau, je recevrai les sortants, pareil, pour trouver des formations ou voir où ils en sont dans leurs sursis mise à l’épreuve.
– Super, Joseph, on est contents pour toi. T’inquiète, s’il y a quoi que ce soit, on te dit.
Sur le parking du centre commercial, c’est la foule des grands soirs. Une bonne quinzaine de jeunes de vingt à vingt-cinq ans. Ceux avec lesquels on avait bien galéré deux ans avant de commencer à pouvoir bosser.
Les nouvelles du jour et d’Hakim que certains ont vu. Hassan, celui qui lui avait conseillé de nous écrire, vient me voir.
– Bon, c’est dommage, mais le principal, c’est que ça se soit bien passé, je le verrai à sa prochaine perm…
– Ah, au fait, Hassan, ça tombe bien, je voulais te dire…
Je lui raconte le futur boulot. Il est enchanté. Faut dire qu’Hassan, c’est un peu le référent justice du quartier. Au courant de toutes les histoires, de tous les avocats, de toutes les peines, il file autant de coups de main qu’il peut aux mecs qui sont dedans. Et il nous a conseillés à deux de ses potes. Hakim, donc, et ses cinq ans, puis Mehdi, qui fait appel des sept ans qui lui ont été donnés en première instance. Là aussi, pris pour stups. Et ça se chiffre en sacrés nombres de kilos.
– Tu gardes le même 06 ?
– Oui, oui, Hassan, pas de problème.
– Non, parce que les deux-là, ça va, c’est réglé. L’autre, il a eu sa perm ; et l’avocat de Mehdi, il a bien reçu les papiers que vous lui avez faxés. Mais y a une autre histoire que je voudrais t’envoyer…
– Pas de souci…
– Oui, mais celle-là, c’est du sérieux. Et le gars n’est pas encore prêt. Je te tiendrai au courant…
Du sérieux ? Il m’envoie des mecs chopés avec trois kilos de coke, cinquante mille ecstasys, tombés pour sept et cinq ans. Mais la prochaine, c’est du sérieux ?
Hassan se retourne vers les autres. Prend une voix de stentor.
– Bon, maintenant, Messieurs, on dit tous au revoir à Joseph !
Les gars sourient, agitent les bras, hurlent : « Au revoir ! » Limite haie d’honneur. Et que j’ai intérêt à revenir aussi, sinon ça va barder…
Ne pas se retourner. Les larmes montent. Je débite quelques banalités à Lucie, que j’ai de la chance, qu’ils sont vraiment bien, que… La voix se serre. Garder ces moments-là, de douleur et de joie, bien enfouis. La vérité ne se fait que sur les tombes.
De retour à la maison, j’espère qu’Hakim dort bien dans sa cellule. Moi, je vais avoir un peu de mal.
Bosser un peu avec Rachid en terrasse sous le soleil de Rueil. La présidentielle approche et Sarko tient meeting. À la gare RER, à une station de Nanterre, des vieux portent des t-shirts « Les jeunes avec Sarkozy » et orientent les militants paumés, drapeaux français encore roulés sur leurs hampes, chignon serré de cheveux gris, tailleur sentant le parfum des riches.
Au bar, deux dames mises bien comme il faut finissent leur déjeuner. D’office, imaginer ce qu’elles attendent. Tendre l’oreille, mais elles parlent si bas dans ce rade tenus par des Arabes. Rachid est plein de doutes. Pourquoi ce bouquin, au fond ? Pourquoi les autres ne se sont-ils pas autant livrés que lui ? Retirer des passages, retirer des passages… Ça, ça ne va pas du tout, ça non plus…
Il voudrait presque tout arrêter, Rachid. Retirer tous ses textes, son nom même. Rien ne sert à rien, après tout.
Quelques suées. Impossible. S’il se barre, il n’y a plus rien. Un an de boulot foutu en l’air.
Dès lors, discuter, pas à pas reprendre ses états d’âme, tâcher de convaincre et de redonner confiance, déconner un peu aussi pour dédramatiser.
Les dames bien mises se lèvent, demandent où se trouve le Parc des expos. Une fois parties, Rachid dit au patron qu’il aurait dû leur indiquer une fausse piste. S’il se remet à déconner, c’est que le moral va un peu mieux… Du coup, on prévoit même de bouffer ensemble le soir.
Coup de fil vers vingt heures.
– Wesh, ramène-toi, on fait un barbec’ à la cité !!!
La nuit, au milieu des tours. Des braises, quelques flammes, des sacs remplis de baguettes de pain et un monceau de merguez. Une bonne vingtaine de mômes. Ils avaient au départ pensé s’installer sur les quais de Seine mais un contrôle de police est venu les en dissuader. Sans doute que la barbaque halal est une arme de destruction massive…
C’est presque l’heure de conclure. De commencer à mettre ce point final qu’on ne voulait pas trop voir venir. Riadh et Alex conjuguent leurs verbes et leurs forces. Mais, avant d’écrire, ils tiennent à m’informer que c’est mort pour le titre sur lequel on s’était arrêtés.
– Tu vois, Joseph, on a fait une réu sans te prévenir, on a discuté et réfléchi et, franchement, ça ne va pas du tout…
Léger coup de stress.
– Parce que, en fait, Nous, la cité, ça ne correspond pas à ce qu’on veut faire passer comme message. Tu vois, la virgule, elle nous assimile trop à la cité en général, alors qu’on veut juste témoigner. Du coup, on propose de la remplacer par trois petits points. Tu vois : Nous… La cité, ça rend les choses plus claires, non ?
Putain… Des quasi-analphabètes il y a un an qui ergotent maintenant sur un signe de ponctuation… Je les regarde comme si je ne les avais jamais vus avant, comme si j’avais ignoré tous leurs progrès et les avancées souterraines qui se sont passées au fin fond de leur crâne depuis tout ce temps. Mon blanc est aussi long que ma gueule qui s’étire.
– Ben quoi, tu trouves pas qu’on a raison ?
– Ben si, les gars, au contraire…
– Mais on dirait que tu tires une drôle de tête…
– Ben oui, j’aurais jamais imaginé que vous pouviez passer deux heures à discuter de points de suspension et de virgules… Non, franchement, je suis ravi, chapeau Messieurs !
Ils sourient, d’un air de dire que je les ai pris pour des bouffons ou quoi… Et c’est parti pour leur dernier texte.
Écrire… Au départ, jamais on n’aurait pensé y arriver. Et puis on s’est dit : « Pourquoi pas ? » Mais c’est sûr qu’on s’attendait pas à autant de rebondissements… Commencer par un article, et déjà comme c’était bizarre d’entendre les gens dire qu’ils avaient bien aimé ! Alors, le livre, après…
Au départ, on avait une petite appréhension par rapport à comment faire pour écrire, comment ça allait se dessiner, et puis on a fini par trouver nos techniques.
On a découvert plein de trucs, un milieu qu’on ne connaissait pas, Article 11, l’édition, tout ça… On est allés dans des endroits où l’on ne serait jamais allés. On est partis de rien et on a fait un livre.
Ça a surpris beaucoup de monde, quand on disait qu’en ce moment on écrivait un livre, ils nous prenaient pour des mythos, ils voulaient lire, mais on ne lâchait rien, on mettait un peu l’eau à la bouche en espérant que, plus tard, à la lecture, ça serait des vrais yeux qui brilleraient.
On a dragué des meufs en se présentant comme écrivains, on a vanné des keufs qui nous demandaient notre profession et on leur répondait la même chose. Souvent, ils nous disaient que c’était impossible que des petits cons comme nous puissent écrire un livre…
Une superbe expérience, rien d’autre à dire. Merveilleuse. Mais c’est dans l’après-livre qu’on en apprendra encore plus, sur les livres et sur nous-mêmes…
Grand soleil et température plus que douce. Autant dire qu’il risque d’y avoir du monde dehors et c’est plutôt pas mal pour le tour du quartier prévu de longue date avec la nouvelle JAP. Certains ont pourtant essayé de l’en dissuader, une juge dans une cité, au mieux elle se prendra des caillasses, au pire elle finira dans une cave.
Au centre commercial, premier groupe, ils sont quatre, la petite trentaine, avec, de ce que je sais, un léger passé judiciaire pour la plupart. Les présentations faites, les loustics marquent un temps d’étonnement.
– Quoi, Madame, vous êtes vraiment juge pour de vrai ? Et vous venez, là, pour discuter ???
La juge approuve.
– Franchement, Madame, c’est bien ce que vous faites. Bravo. Vous comprenez, quand on vient dans vos bureaux ou en salle d’audience, ça nous bloque un peu et ça ne donne pas trop envie de parler, alors que là, vous voyez, on va pouvoir causer tranquillement. Merci Madame !
Très vite, le groupe s’étend. Mais si, wallah que c’est une vraie juge et qu’elle vient nous voir pour discuter avec nous… Dès lors, ça fuse dans tous les sens, la justice au quotidien, les flics et leurs incessantes provocations. Chacun y va de son anecdote, difficile de maîtriser la conversation tant les gars ont besoin de tchatcher. La juge s’intéresse, relance sur tel ou tel détail, semble vraiment prendre conscience du problème qu’il y a avec le nombre de plus en plus important d’outrages et rébellions qui atterrissent au tribunal. Et là, elle y est, de l’autre côté de la glace sans tain du comico.
Au bout d’une bonne demi-heure, je suis obligé de nous faire prendre congé parce que sinon, on y est pour la nuit, et je suppose qu’on a encore pas mal de monde à voir.
À tous les groupes où nous nous arrêtons, c’est la même rengaine. Remerciements d’être venue et, plus que sur la justice, des reproches sur les flics et encore des reproches. Au tribunal, ils avaient bien fait une réunion il n’y a pas longtemps pour évoquer ce sujet, mais là, avec le retour d’expérience sur le sujet, ça risque de chauffer un peu pour le parquet. Car il n’y a pas que les jeunes qui s’en plaignent, des flics, au cours de ce tour de quartier. Des parents, des commerçants, tout le monde a son mot à dire.
Arrive le moment de vérité : on va passer en plein milieu des tours où ça deale. Premier hall. J’en connais deux sur les six. Ils ont entre dix-sept et dix-neuf ans et, d’ordinaire, ne nous sollicitent quasiment jamais. Je fais les présentations. Ça coince un peu, quatre s’éloignent directement. Seuls deux que je ne connais pas restent.
– Wesh, Madame, vous êtes une collègue à la juge des enfants ?
– Elle, elle est juge des enfants ; moi, je suis à l’application des peines…
– C’est pas grave, vous êtes une collègue quand même. Bon, ben, vous lui direz que c’est une salope de fille de pute, hein, une vraie putain de salope de fille de pute !!!
C’est chaud pendant cinq minutes et les gars finissent un peu par se calmer. Les questions se font plus précises. Un mec prend un exemple. Admettons que, pas lui par exemple parce qu’il n’est pas de Nanterre et n’a rien à voir avec l’histoire, mais admettons qu’un vendeur de shit se fasse attraper, est-ce qu’elle va le mettre en prison ? Ça dépend, dit la juge, des quantités, du passé judiciaire, des éléments de personnalité, de plein de choses, et puis c’est difficile de juger quelqu’un, très difficile, même… La réponse n’enthousiasme pas notre bonhomme. Est-ce qu’il va aller en prison, le jeune imaginaire qu’il lui a décrit ?
Finalement, les mecs partis se réfugier dans le hall sont revenus. À quelques mètres, mais revenus. Posés sur une barrière, ils écoutent la conversation, relancent quelques questions et quelques insultes à l’égard de certains juges qu’ils ont connus. On ne s’appesantit pas plus ; ces messieurs doivent avoir du boulot. La juge les salue en leur disant qu’elle ne souhaite jamais les revoir, en tout cas pas dans son bureau. Ils sourient.
Deuxième hall, et pour le coup, là, c’est des plus grands qu’on connaît bien. Y a le Toufik du Paul Emploi, Malik au casier aussi large que sa carrure, et d’autres pour qui il ne faut pas trop chercher à additionner les peines ni les sursis au risque de rendre fou un comptable.
La JAP se présente. Toufik bloque un moment, puis dit :
– C’est bizarre, votre tête, elle me dit quelque chose…
Un temps.
– Ah, mais oui, c’est vous ma juge !!!
Tout le monde éclate de rire. La juge répond qu’elle l’avait reconnu, mais ne voulait pas briser le secret professionnel. Toufik embraie :
– Oh, vous savez, Madame, mes histoires, tout le monde est au courant à la cité…
Ça cause de SPIP et de sursis, de demande d’effacement de casier pour certains qui ont trouvé des boulots. Malik, par exemple, a bientôt rendez-vous avec elle, il est content de la voir avant et lui expose sa situation, les pièces qu’il apportera pour son dossier, et notamment son contrat de travail à temps plein qui fait que c’est compliqué pour lui d’accomplir ses TIG, mais ça, il l’a déjà expliqué à sa SPIP. La juge se rappelle d’un dossier dans le genre, ah oui, c’est vrai, avec le nom de famille de Mohamed, elle est très contente de mettre un visage sur ce dossier. Tout le monde se quitte bons amis.
Aller boire un coup chez Dos Santos pour finir la belle soirée. Les clients présents apprécient aussi la démarche, d’ailleurs, c’est à leur tour de raconter leurs mésaventures avec les flics. Le verre de blanc fini, le patron veut remettre sa tournée ; on marche bien sur deux jambes, non ? La juge décline poliment. Dos Santos insiste.
– Merci Monsieur, mais je conduis, vous comprenez bien que je ne peux pas faire la leçon aux gens qui sont dans mon bureau et me mettre en tort…
Sur le chemin du retour, je vanne tranquillement en disant que la seule chose qui nous aura manqué, c’est un contrôle d’identité ou une intervention policière. La juge rigole, puis se rend compte tout à coup qu’elle n’a pris ni ses papiers ni sa carte professionnelle.
– Ah, là, Madame, vous êtes mal, ils vont vous prendre pour une cliente et vous allez passer un sale quart d’heure !
– Qu’ils essaient, et on va voir ce qu’on va voir…
J’en suis presque à souhaiter qu’une banalisée de la BAC s’arrête en faisant crisser les pneus. Ce qu’une bagnole fait. Manque de pot, ce n’est que Yannick. Lui aussi en profite pour poser quelques questions sur son dossier. Avant de repartir, il glisse :
– Franchement, c’est génial, ce que vous faites, Madame ; la justice à domicile… C’est comme pour les pizzas, quand on a un souci, on peut vous appeler et vous arrivez dans la demi-heure ?
Et puisqu’on parle de pizzas et qu’il fallait une belle note finale pour la soirée, c’est Riadh sur son scooter de livraison qui s’arrête pour dire bonjour.
– Madame, j’ai l’honneur de vous présenter un des participants à l’écriture du bouquin, celui dont je vous expliquais qu’il s’était servi de sa paie de l’article pour rembourser les parties civiles…
La juge complimente Riadh qui rosit de plaisir, d’autant qu’elle ajoute qu’elle a hâte de le lire.
Elle reprend sa bagnole. Ça sera bien la seule fois où j’aurai regretté les keufs…
Le livre de Jean-Louis Étienne, Le Marcheur du pôle, c’est vraiment ça qui m’a donné l’envie d’écrire. Il raconte sa galère, sa solitude ; je me suis dit que j’allais faire pareil. Ce n’était pas pour passer le temps au mitard, c’était vraiment pour consigner ce qui arrivait, pour marquer ce qu’il en était.
Après, pour la proposition d’écriture du bouquin, j’ai accepté avec plaisir, même si je ne l’avais jamais fait avant ni même pensé. Je me suis mis à lire alors que je ne lisais pas beaucoup avant. Et lire, ça te fait réfléchir par rapport à ta propre situation.
C’est comme pour l’écriture. Tu te rends compte que le temps de l’écriture est différent de celui de la lecture. Quand tu relis ce que tu as écrit quelques semaines ou quelques mois plus tard, tu vois ce qui a changé en toi, c’est comme une démarche évolutive.
En ce qui concerne mes procès, le bouquin m’a aidé en ce sens que c’est un projet qui sort de l’ordinaire, ce n’est pas une promesse d’embauche bidon comme les juges en voient tous les jours. C’est du concret.
Ce qu’on a fait au niveau de l’écriture, je crois vraiment qu’il faut le lire sans chercher à comprendre, qu’il ne faut pas lire ça en cherchant à se mettre dans la tête des auteurs ; ce serait impossible. On n’a pas cherché à se faire passer pour des gens bien ou des gens mauvais ; on témoigne, c’est tout.
Si on pouvait, à la limite, on ne montrerait même pas nos gueules, on n’aurait même pas signé, on aurait balancé ce témoignage et voilà… Que les gens voient à quel point flics, juges ou avocats sont pervertis ou corrompus – corrompus dans le sens où le dit Youssoupha note , « le pouvoir sans abus n’a jamais eu aucun charme », quelle est la vraie nature du système. Parce que, dans ce système, y a que deux solutions pour s’en sortir : soit péter le million, soit tout péter.
Si dur de finir. C’est à moi qu’il incombe d’écrire le dernier texte. La conclusion. Comme s’il pouvait en exister une, de foutue conclusion. On souhaitait bien qu’elle n’arrive jamais, qu’on continuerait à écrire sur les thèmes qu’on n’a pas eu le temps de traiter, le boulot, la famille, la politique et les flics, en détail. Entre autres.
Qu’on continuerait à écrire sur la vie des uns et des autres. Rachid, sorti de prison, qui galère pour trouver un boulot, mais qui tient bon. Riadh, qui bosse dans une pizzeria et dont les emmerdes avec la justice sont définitivement oubliées. Alex, toujours aussi réservé, prudent, critique. Et Sylvain, bordel. Dont j’attendrai sans doute à jamais le dernier texte. Qui n’appellera sans doute que lors de sa prochaine couille. Aux dernières nouvelles, voici un peu plus d’une semaine, son opération s’était bien passée, le nerf se remettait doucement, il me jurait que oui, il me le filerait bientôt, son texte, par mail ou de la main à la main. Du Sylvain, quoi…
Alors, voilà, on aimerait un grand texte final, beau, lyrique même. Mais ne pas savoir comment s’y prendre. Ne pas la vouloir, cette fin, ne pas vouloir de ce texte qui signerait la mort du livre comme j’avais signé, dans le parloir avocat d’Osny, la mort de Ben.
Se dire qu’il n’y aurait pas de fin. Dans les livres, si. Mais pas dans nos rires à venir, nos deuils aussi, sans doute. Pas dans nos vies.
La patte folle de Sylvain va mieux, son stylo aussi. Il avait juste des problèmes de portable. Quand j’arrive chez lui, il finit juste d’écrire les feuillets, rageusement. Ceux sur la mort de Ben. Rien ne le distrait, ni mes quelques questions, ni la famille qui passe, ni les sonneries incessantes du téléphone.
Il plie les feuilles, me les donne.
– Je ne relis pas. Ou plus tard. Faut que j’y aille, là. Et puis, fallait que ça sorte comme ça…
C’était le mariage qu’on attendait tous avec impatience. Pour la première fois, le marié et la mariée habitaient le quartier : deux personnes très appréciées. Le matin du mariage, Ben – Allah y rahmou note – et moi, on était à pied et on voulait absolument une belle voiture pour le mariage. À la dernière minute, un pote nous appelle et nous en a trouvé une qu’il fallait récupérer sur Paris.
Arrivés là-bas avec la Clio de Ben, je récupère une belle Mercedes classe S et lui me suit jusqu’à la cité avec sa voiture. Il voulait profiter de la voiture après le mariage, comptant ouvrir le cortège à moto.
On se sépare pour aller se préparer. Quand je le revois à la cité, tout frais, je me dis que mon pote est vraiment beau, mach’ Allah !
Alors on part pour la mairie, on n’arrête pas de rigoler, il me dit, à moi, mais aussi aux autres potes, que ce soir, c’est sa soirée. On part pour le parc faire des photos, c’était vraiment un beau cortège.
Arrivés au Vésinet, je le vois qui repart en direction de Nanterre, il me regarde et sourit. Au début, je ne comprends pas pourquoi il part, mais juste derrière lui, je vois une voiture de la BAC qui roule à fond.
Je rigole en me disant que mon pote va les manger note . Le cortège continue. J’arrive au parc. Deux potes viennent me voir en me disant :
– Passe ta voiture, Ben a fait un accident !
Je leur passe les clefs, croyant qu’il n’y avait rien de grave.
Cinq minutes plus tard, on reçoit un appel d’un des deux qui nous dit en pleurant que Ben a du mal à respirer. Je saute au volant d’une voiture du mariage, je roule comme un fou et, de loin, je vois que la police bloque tout. Je cours sur les lieux de l’accident.
Je le vois à terre avec les médecins autour de lui. Je m’effondre. Tout le monde pleure.
Les potes nous disent de faire des douhas note pour lui. Je me mets à l’écart, posé sur une voiture. Je pleure ; je pleure comme jamais je n’ai pleuré de ma vie.
Les policiers viennent, nous parlent très méchamment. Moi, je ne les calcule pas note , je pense à mon pote qui est par terre ; je ne sais pas comment il va. Les policiers nous gazent. Tout le monde court. Moi, je marche pour ne pas trop m’éloigner de lui, je tourne le dos aux policiers. Je reçois un coup de matraque, une balayette. Ils me disent de ne pas bouger, ils me menottent. Je leur crie que je n’ai rien fait, ils me mettent un coup de Taser pendant plusieurs secondes, puis me jettent dans une voiture de la BAC.
Arrivé au poste, je suis avec trois potes sans qu’on sache comment va Ben. Une heure après, le commissaire nous dit qu’il est mort et que nous sommes placés en garde à vue pour dégradation de véhicule de police, ainsi que pour outrage et rébellion.
J’ai passé la nuit la plus moche de ma vie. Je n’y croyais pas, mais je me demandais comment j’allais faire sans lui, comment sa mère, son père et ses sœurs allaient faire…
Sorti de garde à vue le lendemain, j’arrive à la cité, je vois tout le monde et là, je me mets dans la tête que c’est vrai…
Sa mort aura ouvert les yeux à beaucoup de personnes, surtout à moi parce que j’étais perché. Je me suis remis à prier en me disant tous les jours que j’allais le revoir au paradis, inch’ Allah.
Sa mort m’a fait beaucoup de mal, mais m’a remis sur le droit chemin. Il n’y a pas un jour où je ne pense pas à lui. C’était le meilleur et, comme on dit, ce sont les meilleurs qui partent les premiers.
Je serai toujours là pour sa famille, jusqu’au jour où ce sera mon tour.
Relire la fin des Vies minuscules note de Pierre Michon. Et se dire qu’elle aurait pu être là, cette fin rêvée.
À leur recherche pourtant, dans leur conversation qui n’est pas du silence, j’ai eu de la joie, et peut-être fut-ce aussi la leur ; j’ai failli naître souvent de leur renaissance avortée, et toujours avec eux mourir ; j’aurais voulu écrire du haut de ce vertigineux moment, de cette trépidation, exultation ou inconcevable terreur, écrire comme un enfant sans parole meurt, se dilue dans l’été : dans un très grand émoi peu dicible.
Alors oui, qu’après ce temps d’écriture, qu’après ces années de travail, puisse une trace rester tout autant qu’elle se dilue. Que ceux qui n’étaient presque que des grands enfants deviennent un peu des hommes, que je les lâche un peu. Que par eux-mêmes, ils soient.
Elle était sans doute là, au fond, la douleur à mettre le point final. Non pas tant finir le livre. Mais savoir que ces mômes n’ont aujourd’hui plus besoin de moi. Que lorsque nous nous reverrons – non plus sur le quartier –, nous serons collègues, auteurs ; amis qui sait.
Comme un parent qui voit ses enfants partir du foyer. Le cœur se serre. Déjà penser aux retrouvailles. On sortira la meilleure bouteille, ce sera dimanche, la table de fête sera mise, juste ce qu’il faut de nostalgie pointera le bout de son museau. On se rappellera des beaux moments avec ce rien de pudeur qui sait que nos vies ne sont désormais plus liées, plus tant que ça.
Allez les gars, cassez-vous, bordel. Vivez, lisez, apprenez, souffrez, aimez. Vivez.
Mais tenez-moi au courant quand même… Sinon, je risque fort de vous en vouloir et je suis encore bien capable de passer à la cité.
On dit « éducateur de rue ». Ce n’est pas jeune comme expression. Il paraît que ça sort de la Seconde Guerre mondiale. C’est affaire de Prévention spécialisée, alors que rien n’apparaît comme plus flou que ce métier, parce que son terrain, c’est la rue, et que cette rue n’en est précisément pas une, mais des cités de banlieue, des espaces configurés pour résoudre urgemment des problèmes de logement.
« Éducateur », le mot qui faisait bondir de rage Jean Genet : « Les éducateurs ont la naïveté d’une salutiste et sa bonté d’âme. » Un métier de transfuge, de traître (pour garder son langage). « Épuiser les champs du possible », dit Joseph. « T’aurais jamais eu les couilles de devenir un voyou ; et surtout, t’aurais jamais pu être flic. Du coup, comme ça, t’es entre les deux », dit Rachid à Joseph, qui en reste coi.
Pour moi, pas d’éducation spécialisée, mais de l’éducation pénitentiaire (ça fait sourire) qui est la plus spécialisée qui soit. Est-ce que j’étais, moi aussi, « entre les deux » ? J’allais voir les beaux anarchistes qui vous arrachent la vue. J’allais chercher l’absolu de la non-sociabilité. Je voulais qu’on me montre comment ne pas être pris dans le réseau de la famille, de la loi, de l’ordre, du sens commun. Je voulais, avant l’heure punk, un no future. Je voulais un arrachement, je voulais être au milieu (au milieu de, parmi, avec) et, oui, je suis allée « entre ». Pour moi, éducatrice pénitentiaire, il y a eu pas mal de prisons, mais aussi de rues, de cités, de villes. En Seine-Saint-Denis, surtout.
Et, au bout du compte, quoi ? De jeunes gens en désirs d’objets socialement reconnus qui donnent le sentiment d’exister, des petits commerçants de la drogue, faute d’un emploi plus légitime, des dogmes, des normes, des appartenances, des idées préconçues, la misogynie en partage. Un milieu comme un autre, ni plus ni moins. Moi, vous, tous. Nous.
Même si l’éducateur narrateur veut nous donner du « lourd » ou, pire, du « croustillant », même s’il espère encore que ça crame dans les banlieues, même s’il veut croire que les surveillants de prison ont tué soixante personnes impunément, même s’il imagine que l’injustice est le fait des juges cons, il livre tout ce qui échappe, tout ce qui complexifie, tout ce qui rend compte de là où nous sommes. Dans cette ville, dans ce moment, dans ce métier, dans tout ce qui nous réduit et nous élève, dans le lyrisme auquel il faut croire, comme on croit à la révolution, dieux et déesses sans suite. Il n’y a pas d’illusions, il y a nos rêves, ils sont roses, ils sont rouges, peu importe. Quitter la pente douce, quitter le pré, face nord.
La ville. Celle-ci a eu son compte. Nanterre, une enclave pauvre dans un département riche à crever, le plus riche de France.
L’ancien bidonville, quatorze mille personnes en 1964, quarante-trois pour cent des Algériens vivaient dans un bidonville, beaucoup de Portugais également. Il n’existe évidemment plus, enfin plus ici. Mais, dans l’échancrure d’un échangeur, fument des toits lestés de sacs plastique, peut-être poubelle, d’une dizaine de cabanes, resserrées, étroites, planches sur planches, tôles sur tôles. Souvent, ainsi, le long du périphérique, ces constructions qui seront rasées, les habitants chassés, le travail de trouver des planches, des tôles, du carton, de quoi faire du feu, tout cela anéanti par le bulldozer, le peu accumulé, le nécessaire du nécessaire, un bout de savon, une couverture, trois brins de laine. Nous ne pouvons plus supporter la visibilité de cette misère. Elle nous fait horreur comme la vieille peste nous fait horreur.
À Nanterre, une autre épouvante, un autre fruit du même arbre : l’hospice. J’y suis allée, autrefois, il y a longtemps, voir un homme qui sortait de prison et qui avait roulé sous une voiture. Cela, non, ne se parle pas. Je pleurais en sortant, de rage, de peur, de dégoût. On s’en fout, de mes larmes, même moi je m’en fous, ce ne sont pas mes larmes qui comptent, ce sont les larmes, des larmes. Une pleureuse, oui, l’éducateur est une pleureuse. Il le faut, on le doit. On pleure pour la société, qui est un organisme sans larmes.
Le bidonville, l’hospice, l’encerclement par la richesse des autres communes, puis Richard Durn, comme une fusée éclairante. C’était le 27 mars 2002. Un Français d’origine slovène, diplômé de science politique, licencié en histoire, militant de la Ligue des droits de l’homme, membre d’une organisation humanitaire, tue Christian Bouthier, enfant de Nanterre, enseignant à Nanterre, engagé contre l’échec scolaire, qui avait emmené ses élèves construire une école au Burkina Faso. Tuée, Jacqueline Dupienne, institutrice spécialisée auprès d’enfants handicapés. Tué tout pareil, celui de droite qui militait contre l’avortement. Néantisés. Dos à dos, huit morts, quatorze blessés. Rien ne sert à rien.
Bien sûr, un train qui déraille tue aussi des instituteurs splendides, des militants nécessaires aussi indistinctement qu’il tue un serial killer ou un éducateur de rue. Mais, là, un humain contre l’humanité…
Penser que le monde est malade, et même si le monde est malade, c’est penser comme le paranoïaque, qui figure le médecin fou du monde malade. Chercher une explication serait tuer les morts et laisser la mort travailler. On est là, ballants, réduits à la pétrification. Il faut pourtant unir cet homme au monde, il faut le faire, c’est un devoir, c’est à cela que le procès, la sanction servent. Il faut le faire aussi avec la littérature à la condition qu’elle ne soit pas une pirouette, mais une ellipse. Il faut le faire par le dénuement qu’est la littérature, le rien qu’elle est, l’absence totale de lumière qu’elle est.
Nanterre, la ville dure, la vie dure. Entendez la vie difficile et aussi celle qui s’accroche, s’impose.
Dans ce bar « L’Européen », tenu par un Asiatique, où je rencontre les auteurs de ce livre, s’épanouissent les publicités pour le jeu (« Rapido 1 000 euros », « Parions sport », « Ici gagnant », « À vous de jouer »), c’est-à-dire tout ce qui se fonde sur la chance, en contrepoint parfait de l’assignation sociale, je cherche à savoir comment ces jeunes vivent leur ville. Et j’échoue lourdement.
On parle des élections, puisque en mai nous votons. C’est une affaire de riches, comme énoncer ses sentiments est une affaire de riches. Je leur demande comment ils ressentent cette ville, comment ils y vivent, je sens mes questions pesantes comme des enclumes. Ils ne me répondent pas, ils me répondent peu. Ils me disent : « La banlieue, c’est le RER », et je comprends. « Paris, c’est le métro. » Oui. S’il avait le choix, il irait au soleil, dans le sud de la France. « Avec les cons du FN », je lui dis, et il me répond : « C’est le plus gêné qui s’en va. » Mais lorsqu’il dit que même pour ranger des boîtes de conserve on n’a pas voulu de lui, il est sombre. Une voix, un vote, je n’ai pas osé le dire, parce que je ne savais pas expliquer ce que je ressentais confusément, cette chose historique qui fait le singulier et le commun par un seul geste.
Pourtant, il en va de l’incomparable et du singulier que la barque périlleuse de l’adolescence vécue ici a fait traverser, ce qu’on dépose de soi dans les lieux qui nous tiennent et nous portent, comme des fleuves. Il en va de la banalité d’une ville qui n’est pas pire qu’une autre, même pas le pittoresque du misérable, et, puisque je suis ici, je visite, passe entre les blocs non décatis de la cité, glisse vers la vieille ville qui tient du bourg provincial sous le soleil du presque printemps. Je visite comme une touriste et je cherche malgré tout à réactiver les anciens souvenirs de mes déambulations dans la Seine-Saint-Denis de la fin des années 1970. Je me demande stupidement si les jeunes que je rencontrais étaient les mêmes. Oui, non, l’un et l’autre peut se dire raisonnablement, quelle importance ?
J’aimais par-dessus tout qu’ils prennent au fil de nos rencontres, de leurs récits, une singularité parfaite, une identité incomparable. Lorsque c’était fait, plus besoin de les poser comme des notes de musique sur la grille sociale, ils étaient la musique même. Plus besoin de jauge ni d’étalonnage, ils étaient là, bien en vue sous mon œil attentif, leur vie restait ce qu’elle était, j’en consignais les aléas et les péripéties, dans la langue administrative, qui peut aussi être juste.
Il me semblait que lorsque leur récit était fait, déposée la matière sensible qui trace une vie, éprouvée l’émotion de raconter, une incomparable singularité était acquise. Lorsque cela était, il n’y avait plus de possibilité d’amalgame et les tueurs apocalyptiques restent ce qu’ils sont, sans confusion possible, sans lien possible, sans fascination non plus, car cela n’est pas nous. Non, décidément, pas nous.
Jane Sautière