Ce lyber est uniquement destiné à une lecture à titre personnel.
On ne naît pas mec.
Petit traité féministe sur les masculinités
Je ne serais probablement pas parvenue à finir ce livre sans Céline Extenso, militante féministe et anti-validiste badass, qui m’a relue, soutenue, nourrie, remise en question, inspirée. Je lui dois une caresse sur la joue. Une pensée pour Magda, Madeleine et toutes les femmes qui m’ont soutenue à un moment ou à un autre durant toutes ces années de mecxplication. Pour ma sœur et mon beau-frère qui m’ont fourni un lieu où m’isoler pour écrire.
Merci à Pauline Huret-Liouville qui m’a permis de trouver ma voix. À l’Espace Santé Trans et à toutes celles et ceux que j’ai rencontrés là-bas. Merci à Victoire Tuaillon pour avoir permis à mon blog de se faire connaître.
Même si elles ne sont pas directement pour grand-chose dans ce livre, je remercie aussi le collectif Toutes Des Femmes, mon gang.
Pourquoi parler encore des mecs ? Quand tout se passe comme si les humains étaient hommes par défaut et femmes par exception, il semble qu’on n’en parle déjà que trop. À y regarder de plus près, cependant, on parle beaucoup d’hommes mais plus rarement des hommes. On parle d’individus en particulier, bien peu de la classe des hommes dans son ensemble. On parle des Grands Hommes, moins de tous ceux qui envoient des photos de leur pénis sur Internet. On parle plus des ministres que des violeurs (sauf quand il s’agit du même type).
Parce que les hommes accaparent la parole et le regard, leur point de vue est posé comme allant de soi, et non comme l’expression d’un particularisme parmi d’autres. Et, en tant que tel, il est rarement remis en question. L’homme blanc, cis, hétérosexuel, ne porte aucune « marque ». Une lesbienne qui prend la parole pourra être renvoyée à sa condition, ses propos seront toujours suspectés d’être influencés par sa supposée haine des hommes. Un homme racisé aura tendance à être pris pour le porte-parole de toute une communauté dès qu’il ouvrira la bouche, qu’il le veuille ou non. C’est cela, porter une marque, être un « autre ».
Dans Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir a montré comment on a fait des femmes un « autre », défini comme différent d’une norme forcément masculine1. Que se passe-t-il si on considère les hommes comme un sous-groupe avec ses particularités, ses bizarreries, ses mécanismes de régulation internes ? L’impulsion première, pour étudier les masculinités, c’est la volonté d’inverser le point de vue, de braquer le spot sur celui qui jusque-là menait l’interrogatoire.
J’ai commencé à écrire sur les hommes début 2017 dans un blog qui s’appelait alors Le Mecxpliqueur. C’était le fruit d’une préoccupation de plusieurs années au sujet du féminisme et de ma place dans ce mouvement en tant qu’homme. Parce que, oui, j’étais un homme à l’époque. Et je suis apparemment tombée pile au moment où on allait commencer à s’intéresser au sujet. J’ai été invitée à participer à des podcasts, à des émissions radio, à un documentaire pour la télé… Tout ça parce que j’étais un homme féministe. Il y a visiblement une grosse demande pour ce genre de profil. Pourtant, mon malaise allait grandissant. Plus je me plongeais dans la théorie féministe en même temps que l’on m’encensait pour mon (bien mince) engagement, moins je me sentais à ma place. Ce projet d’écriture aura donc aussi été un travail d’introspection qui m’aura permis de réaliser mon désir de devenir une femme.
Le nom de ce blog – devenu, donc, La Mecxpliqueuse – était la traduction d’un néologisme anglais forgé par l’essayiste Rebecca Solnit. Dans un texte intitulé Men Explaining Things to Me2, elle pointait du doigt la tendance qu’ont les hommes à expliquer en long et en large aux femmes ce qu’elles savent déjà. On a beau être experte d’un sujet, l’avoir étudié pendant des années, avoir donné une conférence à son propos, on va immanquablement être confrontée à un homme qui pense savoir mieux que nous, quand bien même il n’aurait encore jamais réfléchi à la question cinq minutes auparavant. Cette façon qu’ont les hommes d’expliquer aux femmes ce qu’elles savent déjà, les féministes l’ont nommé, dans la lignée de Solnit, le mansplaining, contraction de man et d’explaining. En me faisant « mecxpliqueuse », j’entendais intervertir les termes de ce rapport : prendre les hommes eux-mêmes comme des objets à expliquer.
Le sujet de ce livre n’est pas ma petite vie, mais, puisque je vais examiner la position des hommes, il me paraît important de vous dire d’où je parle. Je ne prétends pas avoir connu avant ma transition une expérience typique de la masculinité – comme s’il en existait une seule et unique – ni que mon vécu de femme trans3 me permettrait aujourd’hui d’avoir une vision panoramique des questions de genre. Je suis une femme blanche, trans et lesbienne et mon point de vue n’est pas moins neutre qu’un autre.
Parce qu’il a commencé comme un blog et parce que je suis qui je suis, c’est-à-dire ni une grande théoricienne, ni une chercheuse, mais une touche-à-tout passée par le journalisme, la communication et la grande école du chômage, ce livre est un objet un peu étrange. Il combine des tentatives de vulgarisation de recherches féministes menées par des personnes beaucoup plus sérieuses que moi, des anecdotes tirées de mon histoire personnelle, quelques-unes de mes idées bizarres et, parce que mon éditeur ne me l’a pas interdit, des dessins rigolos. Je vais recourir à des statistiques, des théories, des histoires, des illustrations et des punchlines pour vous faire poser un nouveau regard sur vos pères, vos frères, vos compagnons, vos ex – et peut-être sur vous-même.
Pour autant, cet essai n’est pas un manuel de développement personnel. Je ne vais pas vous proposer de grandes solutions pour mieux vivre votre masculinité ou pour changer les hommes autour de vous. Si sa lecture pouvait vous inspirer dans votre quotidien, tant mieux, mais je n’ai pas de clés à vous donner pour rendre votre vie meilleure. Je ne crois pas en ma capacité à vous faire la morale ou vous prodiguer des conseils, pas plus que je ne crois que le développement personnel soit la voie pour mener un quelconque combat collectif. Je ne suis pas là pour vous aider à vous sentir mieux dans le patriarcat. J’espère mieux pour nous que de négocier des petites bulles individuelles d’existence tolérable.
Si vous êtes un homme, il y a de bonnes chances pour que la lecture de ce texte vous soit inconfortable. Je n’écris pas un livre sur les hommes pour les caresser dans le sens du poil. Si j’avais écrit un livre sur les bourgeois, je n’aurais pas été tendre non plus, y compris avec les femmes de la bourgeoisie. Et si j’avais écrit sur les personnes cis, il est probable que 99 % d’entre vous se seraient sentis attaqués.
Lors d’une intervention publique, il y a quelques années, quelqu’un avait déclaré, à propos de mon blog : « Si je n’avais pas su que l’auteur était un homme, j’aurais cru que c’était une lesbienne hystérique. » C’était évidemment misogyne et lesbophobe, mais j’ai pris ça avec fierté. Je savais déjà à l’époque, depuis l’obscurité du placard, que j’aspirais à devenir cette lesbienne hystérique. En le faisant, j’ai perdu un immense avantage pour être écoutée par les hommes : j’ai changé d’équipe. Je pourrais difficilement être en moins bonne position aujourd’hui pour qu’ils me prennent au sérieux. La visibilité de mon blog m’avait déjà à l’époque valu d’être taxée de « tapette » ou de « chevalier blanc » par des masculinistes en ligne. Je repense à celui qui, dans sa vidéo, avait déclaré que, selon lui, je ne devais pas être du genre à « m’allonger sur le dos à la plage ». Quelle finesse d’analyse.
Si vous êtes un lecteur masculin et que vous vous sentez bousculé par ce que vous allez découvrir dans ces lignes, avant de vous offusquer, pensez que je n’écris pas tout cela parce que je vous voudrais du mal à vous, personnellement (c’est assez peu probable, en tout cas). Mon propos n’est pas à prendre comme un jugement sur votre valeur morale personnelle. Je vais traiter de dynamiques qui se jouent à un niveau collectif, bien au-delà de votre petite personne. Si je donne cette précision ici, c’est pour vous inviter à une lecture ouverte et bienveillante. Demandez-vous ce qui est vrai pour vous dans ce que je raconte et comment vous vous positionnez par rapport à ce qui est décrit. Rappelez-vous que parler de votre masculinité, ça n’est pas parler de vous tout entier. Vous n’êtes pas qu’un homme, votre masculinité n’épuise pas l’entièreté de votre être, de votre expérience et de vos aspirations. Du moins je l’espère pour vous. Cela dit, ce dont il va être question dans ce livre, ce n’est pas de votre passion pour la philatélie ou de la dernière fois où vous avez aidé une vieille dame à traverser la rue.
1. Simone DE BEAUVOIR, Le Deuxième Sexe, Gallimard, Paris, 1949.
2. Rebecca SOLNIT, Ces hommes qui m’expliquent la vie, Éditions de l’Olivier, Paris, 2018.
3. Il y a beaucoup de débats sur les termes transgenre, transexuel.le, transidentité (et leur miroir cisgenre, cisexuel.le et cisidentité). Laquelle est préférable ? Mon choix est d’utiliser « trans » et « cis » tout court parce que ces débats me fatiguent.
Avant toute chose, je propose qu’on fasse un point sur les bases : de quoi parle-t-on quand on parle d’un homme ? N’est-ce qu’une question de biologie ? N’y a-t-il pas des différences naturelles entre les sexes ? Je vous préviens tout de suite, dans cette première partie, il va y avoir des morceaux de théorie, que je vais essayer de rendre les plus digestes possible. On va parler de philosophie, de sociologie, de biologie et, à la fin, essayer de se coucher moins bête. Les sapiosexuel.les vont adorer.
À quoi bon prendre le temps de définir ce que c’est qu’un « homme » ? Après tout, des hommes, on en connaît, on en fait toutes et tous l’expérience au quotidien. On rencontre chaque jour des êtres humains et on les range mentalement dans une case « homme » ou une case « femme » sans y penser plus que ça. On appelle ce processus le genrage. Et c’est justement dans cet impensé que se cachent tout un tas de nos idées sur la masculinité et la féminité. Les choses auxquelles on ne prend pas le temps de réfléchir, car c’est généralement qu’elles ont déjà été pensées pour nous.
La première définition d’un homme que l’on va rencontrer, elle est biologique. Un homme a un chromosome Y, alors que les femmes n’en ont pas. Un homme a un pénis. Un homme a plus de testostérone. Une barbe. De plus gros muscles et un squelette plus lourd. De façon plus élaborée, on peut distinguer cinq aspects de ce que l’identité sexuelle recouvre, cinq « sexes » correspondant chacun à une facette différente :
1. le sexe chromosomique : les fameux XX ou XY. Une simplification car, en réalité, il y a des femmes XY, ou XXY, des hommes XX… qui naissent ainsi et ne le découvrent parfois qu’à l’âge adulte, voire jamais ;
2. le sexe hormonal : tout le monde a de la testostérone et des œstrogènes, mais il y a en moyenne plus de testostérone chez les hommes et plus d’œstrogènes chez les femmes. J’ai bien dit en moyenne car, en réalité, les courbes de distribution se chevauchent ;
3. le sexe anatomique : c’est ce que vous avez entre les jambes et, là encore, c’est parfois moins évident qu’il n’y paraît ;
4. le sexe social : c’est l’ensemble des rôles et statuts assignés différemment aux « hommes » et aux « femmes » dans une société donnée ;
5. le sexe psychologique : c’est celui auquel on s’identifie dans sa tête.
Tout cela peut paraître bien compliqué et, pourtant, à mon humble avis, ça ne l’est pas assez. On accorde ainsi de façon assez arbitraire une grande importance à l’appareil génital dans la définition du sexe anatomique. Mais pourquoi s’en tenir là ? Et les mains, par exemple ? On dit bien de certains types de mains qu’ils sont masculins (quand elles sont grosses, velues…) et d’autres féminins (fines, délicates…), et certaines femmes ont des mains masculines et des hommes ont des mains féminines. Quand j’étais petite, ma sœur m’a dit que j’avais des cils féminins : certains poils sont donc genrés. Et la voix ? On pourrait multiplier encore les « sexes » : sexe manuel, sexe vocal, sexe à la plage et sexe au ski…
Tout modèle réduisant le sexe à la biologie en vient assez vite à confirmer des clichés sexistes sur ce que c’est qu’être un homme ou une femme. Mais quand vous genrez quelqu’un que vous croisez dans la rue, vous ne testez pas son ADN pour vérifier la présence ou non d’un chromosome Y. Vous n’allez pas voir ce qu’il y a dans son pantalon. Vous vous repérez peut-être à la barbe, mais il y a des hommes super bien rasés grâce à l’utilisation d’un rasoir 5 lames muni d’une fine bande d’aloe vera, et des femmes qui ont un « hirsutisme facial » lié à un syndrome des ovaires polykystiques, à leur patrimoine génétique ou simplement au fait que nous descendons toutes du singe. Bref, le sexe biologique est infiniment compliqué et, dès qu’on entre dans les détails, la bicatégorisation se révèle être un obstacle pour une bonne connaissance scientifique et médicale du phénomène.
De fait, quand on genre les gens, on se fonde la plupart du temps sur le sexe social. Le sexe social, cela s’exprime par toutes ces choses que l’on fait différemment quand on est un homme ou quand on est une femme. Dans notre société, le sexe social, c’est mettre des pantalons ou des robes, avec telle coupe plutôt que telle autre, croiser les jambes quand on s’assoit ou bien au contraire « manspreader1 », porter ou non du rose, des motifs à fleurs, s’écarter du chemin des hommes dans la rue quand on est une femme ou bien tracer sa route en comptant bien qu’on s’écarte devant nous quand on est un homme. Il y a des milliers de signes plus ou moins subtils que l’on envoie et qui sont interprétés comme féminins ou masculins. Et il suffit de dévier un tout petit peu de la norme pour semer le trouble chez l’autre : demandez à n’importe quel homme aux cheveux longs, et il vous confirmera avoir été appelé « madame » plus d’une fois, par une personne qui généralement se sera repris une fois qu’elle aura vu un ou deux signes contredisant cette première impression : un peu de duvet au menton, une cravate, un air offensé qu’on ait pu être pris pour une faible femme.
Les personnes trans sont particulièrement conscientes des mécanismes du genrage, parce que leur vie est infiniment plus facile si on les genre correctement et qu’elles apprennent à faire en sorte que ce soit le cas. Nous, les femmes trans, savons que nous serons plus sûrement appelées « madame » si nous portons de grandes boucles d’oreille et un maquillage pas trop discret mais pas trop voyant non plus (ça fait travelo à ce qu’il paraît). Les hommes trans, eux, doivent apprendre à être moins souriants, polis, effacés pour être correctement perçus comme des hommes.
Une bonne illustration de l’importance du sexe social et de sa déconnexion d’avec le biologique dans le processus de genrage, c’est le cas du sexe des robots. Comment tout le monde comprend que le robot de Pixar, WALL-E, est un garçon et le robot EVE, une fille ? Quand je travaillais pour une entreprise qui fabrique des robots humanoïdes, j’ai appris que les designers et ingénieurs s’efforçaient de ne pas genrer leurs créations. NAO le petit robot avait une voix « neutre » enfantine et calculée pour ne pas être facilement rangée dans le masculin ou le féminin. J’observais avec intérêt les personnes qui décidaient dans 90 % des cas que NAO était un garçon. Dans la petite minorité qui décidait que NAO était une fille, on ne comptait que des femmes. Les créateurs d’assistants vocaux chez Apple, Google ou Amazon n’ont pas autant de scrupules et leurs créations ont par défaut des voix féminines. Apparemment, les tests utilisateurs ont déterminé qu’il était plus naturel pour tout un chacun de donner des ordres à une femme. Au moins, c’est clair.
Ce « sexe social », on l’appelle aussi le genre. Et le simple fait d’en parler peut vous garantir une soirée bien animée si vous êtes un individu, ou des manifs réactionnaires si vous êtes un pays. Pourtant, s’il y a une « théorie du genre », elle dit juste ça : qu’il existe des différences entre les hommes et les femmes qui ne sont pas simplement le résultat de la biologie ou le décret d’un Créateur. Qu’il n’y a pas de gène de la cravate dans le chromosome Y. Ramenée à cette vérité fondamentale, l’existence du genre semble difficile à nier.
Alors, qu’est-ce qui fait qu’un homme est un homme ? Ce sont ses actions, et celles des personnes autour de lui. C’est ce qu’explique le.a2 philosophe Judith Butler dans Trouble dans le genre3. Pour ielle, le genre est d’ordre « performatif », une formulation qui a peut-être engendré plus de malentendus qu’elle n’en a dissipé (la clarté, ça n’est pas vraiment le point fort de Judith, malheureusement). Car performatif, ça évoque l’idée de performance, d’une performance artistique en particulier. On a ainsi caricaturé sa vision du genre pour lui faire dire que la vie ne serait qu’un grand spectacle de drag queens et kings où nous jouons chacun et chacune le rôle d’hommes et de femmes en mettant des costumes. Il y a cependant une part de vrai là-dedans, en ce que nous avons tous et toutes intériorisé ce qu’un homme et une femme « doivent » faire, et que cela influe sur nos manières d’être, du plus petit détail de notre posture jusqu’aux trajectoires que nous faisons prendre à nos vies personnelles et nos carrières.
On peut suivre ces scénarios genrés à la lettre ou se placer en opposition, mais il semble difficile de faire comme s’ils n’existaient pas tant ils sont profondément inscrits en chacun de nous dès le plus jeune âge. Notre genre est créé non seulement par nos actions, mais aussi par celles des autres. À commencer par ce médecin qui, lors d’une échographie ou à la naissance, a regardé entre nos jambes et nous a déclaré homme ou femme pour (la plupart du temps) le reste de notre vie. Par la suite, ce sont nos familles, nos proches, nos nourrices, nos enseignants, nos collègues… le monde entier qui ont participé à faire de nous un homme ou une femme. Nous nous genrons à la fois nous-mêmes et les uns les autres.
Qu’est-ce que ça veut dire concrètement ? Si vous vous comportez « comme un homme », si vous avez une apparence que tout le monde perçoit comme étant masculine, si l’on vous traite comme un homme, c’est-à-dire avec certains privilèges et certaines attentes, alors, selon Judith Butler, vous êtes un homme, quoi qu’en disent vos chromosomes. Cela signifie aussi que, quand un homme saoul m’interpelle dans la rue la nuit en m’appelant « mademoiselle » et que je prends mes clés entre mes doigts pour m’en faire un poing américain juste au cas où, je suis une femme.
Si l’on revient à cet acte fondateur, celui de l’assignation médicale à la case M ou F, on touche à la véritable nature du genre. Car il arrive, plus souvent qu’on ne le croit, qu’un enfant naisse intersexué et que le médecin ne puisse pas facilement déterminer en regardant ses organes génitaux s’il s’agit d’un garçon ou d’une fille. Que fait encore trop souvent la médecine dans ces cas-là ? Elle intervient, souvent par des opérations et des traitements qui peuvent être douloureux, handicapants, traumatisants, et s’étaler sur des années. Non pas tant pour prévenir un quelconque risque pour la santé de l’enfant que pour le faire entrer dans une case prédéfinie. On entreprend des traitements hormonaux lourds, on réduit chirurgicalement des clitoris jugés trop grands (trop grands pour quoi ?), on élargit douloureusement les vagins d’enfants de moins de dix ans dans le but de les rendre pénétrables par un pénis. Parce que c’est aussi ça qui détermine le genre dans l’imaginaire collectif : qui est pénétrant, qui est pénétré. Il suffit que deux « hommes » ou deux « femmes » pratiquent le sexe pénétratif, et on est tout confus.
Dans le monde du sport aussi, on fait se plier les corps aux règles du genre. Dans le cas récent de la coureuse Caster Semenya, une championne olympique du 800 m mise en cause en raison de son hyperandrogénie, des taux de testostérone jugés « élevés » ont poussé les autorités sportives à la mettre devant un choix qui a détruit sa carrière : courir avec les hommes ou prendre un traitement lourd pour faire baisser sa testostérone dans des limites jugées acceptables. Cela alors qu’il n’y a pas à ce jour de preuve scientifique que la testostérone améliore significativement les performances sportives. Au même moment, on s’émerveille du corps du nageur Michael Phelps qui produit spontanément moins d’acide lactique que la moyenne, ce qui lui permet de s’entraîner des heures sans ressentir de fatigue. Heureusement pour lui, personne n’a jamais décidé arbitrairement que l’acide lactique avait un genre.
Avoir un corps « hors norme » c’est pratiquement un prérequis pour faire du sport de haut niveau, mais, visiblement, il y a certaines normes dont on accepte plus facilement que d’autres qu’elles soient transgressées. Plusieurs de ces cas révèlent d’ailleurs l’une des manières dont les représentations de genre et de race interagissent : si la féminité des femmes noires comme Caster Semenya ou Serena Williams est plus facilement mise en doute que celle de sportives blanches, c’est en raison de stéréotypes racistes. L’idéal féminin des sociétés occidentales a été construit sur le modèle de la femme blanche.
Ce dont témoignent ces cas de discordance, c’est que le genre précède le sexe. Les catégories « homme » et « femme » ne sont pas définies par ce que vous avez entre les jambes ou par vos hormones : c’est à l’inverse le sexe biologique qui, dans nos sociétés, doit se plier à des définitions rigides du sexe social. La division de la société en deux classes de sexe crée les catégories « homme » et « femme » et donne un sens à des traits corporels très variés pour permettre ce classement. Cette conclusion radicale, des féministes comme Christine Delphy y sont parvenues depuis longtemps, mais l’idée est encore loin d’avoir fait son chemin jusqu’au grand public.
Plutôt que de me croire sur parole, il vaut la peine d’aller lire les personnes que je cite ici en résumant très sommairement leur pensée. Mais si vous deviez ne retenir qu’une seule idée de tout cela, c’est que le genre, c’est quelque chose que l’on fait, au quotidien, que l’on affirme, que l’on teste et que l’on répète toute notre vie. Côté masculin, ça veut dire concrètement que l’on passe beaucoup de temps à prouver qu’on est un mec et à mettre les autres hommes à l’épreuve. Le certificat de masculinité ayant une durée de vie très courte, il faut sans cesse le renouveler en apportant de nouvelles attestations de virilité.
Ce peuvent être des petites choses inoffensives, comme le fait de s’adresser quinze fois par jour les uns les autres en disant : « Hé mec ! » C’est peut-être votre façon de vous habiller, avec une palette de couleurs allant du gris au beige Celio. Votre refus des alcools trop féminins car, oui, les boissons aussi ont un sexe, même sans chromosomes : un cosmopolitan c’est féminin, une pinte de brune c’est masculin. C’est peut-être votre « oui » automatique quand on vous met au défi de boire un shot de plus. Un certain sens de la compétition. Une admiration pour le fait d’avoir des couilles ou pas. Tout ça pour prouver qu’on est un mec, et si possible un vrai.
Le vrai mec est un concept nébuleux, mais tout le monde sait de quoi on parle : l’alpha mâle, le macho. Il est beau gosse, couillu, queutard, winner, viril. Comme l’écrivait un masculiniste français notable : « J’ai une bite de 20 cm, une femme magnifique et un salaire d’ingénieur » – une vantardise qui résume à elle seule les ambitions de cet entrepreneur du masculinisme, qui a quitté le parti de Marine Le Pen pour vendre des formations à ceux qui veulent devenir de vrais hommes.
Car l’existence du vrai mec implique l’existence d’autres mecs. On ne dira pas toujours exactement qu’ils sont faux, mais qu’ils ne sont pas le vrai mec… Ils sont peut-être trop petits, trop gros, trop nuls en sport ou avec les filles. Ou ils occupent une position au bas de l’échelle sociale, ce qui les émascule. Peut-être exercent-ils un métier trop féminin ou trop peu valorisé, comme infirmier ou éboueur. Ils peuvent aussi être porteurs d’un handicap, ce qui les désexualise et les dévirilise au regard des autres. Mais l’anti-vrai mec absolu, presque par définition, c’est l’homme gay.
L’homme gay fait tout ce qu’il ne faut pas faire : en exprimant son affection et son attirance sexuelle pour les hommes, il se met dans la position la plus honteuse, contraire à celle du vrai mec ; il se féminise. C’est pour cela que, dans les clichés homophobes, il est généralement une folle ; il est passif dans ses rapports sexuels (il « fait la femme » quoi) ; enfant, il jouait à la Barbie et, adulte, il prend du poppers dans des sex clubs où il multiplie les partenaires. Mais si ces choix de vie légitimes sont mal vus, c’est surtout parce qu’ils remettent en cause les modèles hétéros (nous y reviendrons).
En réalité, il n’y a pas qu’une façon d’être un homme, il n’y a pas une norme monolithique à suivre, et chacun et chacune négocie au quotidien son rapport à la masculinité, y compris les femmes, qui peuvent être masculines (et les hommes, féminins). La sociologue et théoricienne des masculinités Raewyn Connell a ainsi développé un modèle à quatre grandes catégories :
1. la masculinité hégémonique, c’est l’ensemble des pratiques qui maintiennent la position dominante des hommes dans une société donnée. N’élire que des hommes comme présidents de la République française, par exemple, ou bien faire des blagues sur la place des femmes (« dans la cuisine » – bravo, vous êtes un comique original et désopilant !) ;
2. la masculinité complice regroupe les pratiques d’hommes qui ne se conforment pas aux standards de la masculinité hégémonique, mais bénéficient tout de même des institutions et privilèges de celle-ci : la différence de salaire entre hommes et femmes, maman qui leur fait la cuisine puis leur femme qui s’occupe d’élever les enfants. C’est là que se trouve la majorité des hommes ;
3. la masculinité subordonnée est dominée par la masculinité hégémonique. Ses droits ne sont pas reconnus, son existence même est un repoussoir. On y verra principalement la masculinité gay ou trans ;
4. la masculinité marginalisée, enfin, est une masculinité qui pourrait être hégémonique si une de ses propriétés extérieures au genre ne le lui interdisait pas. La race, par exemple, ou la classe. Difficile de revendiquer votre hégémonie quand vous êtes éboueur.
Chaque homme peut, dans certains contextes, à certains moments, participer à l’une ou l’autre de ces formes de masculinité. Mais tous ne sont pas égaux face à elles. Ce n’est pas un buffet sur lequel vous pouvez vous servir librement, plutôt un ensemble de positions que l’on vous permet ou pas d’occuper. Si vous êtes un homme blanc, riche, hétéro et en bonne santé, il vous sera plus facile de pratiquer une masculinité hégémonique. Vous pourrez même décider que le manbun (la mode du chignon masculin) est acceptable pour un vrai mec, et le monde vous suivra parce que vous êtes puissant.
Si vous êtes noir, en revanche, toute tentative d’affirmer votre virilité, par le sport par exemple, risque de vous être vite renvoyée en miroir au prisme d’un stéréotype raciste. Si vous êtes juif ou asiatique, il faudra redoubler d’efforts pour prouver que si, si, vous aussi vous pouvez être viril. Si vous êtes en fauteuil roulant, on ne pensera tout simplement pas à vous comme étant un être sexué.
Pour complexifier encore un peu le truc, il faut aussi dire que les femmes entretiennent des rapports dynamiques avec ces masculinités. Certaines pourront choisir de s’allier avec des hommes dans la quête de l’hégémonie, que ce soit en sélectionnant des partenaires sexuels qui correspondent le mieux au modèle dominant ou en poussant leurs partenaires à l’incarner plus encore. On pourra le regretter d’un point de vue féministe, mais il faut se rappeler que, toutes les femmes n’étant pas égales dans l’hétérosexualité, quand on est dépourvue de certains moyens d’émancipation personnelle, en raison par exemple de son milieu social, chercher la protection relative d’un homme qui « réussit » n’est pas un calcul aberrant en soi. Et c’est d’ailleurs là-dessus que comptent beaucoup d’hommes dans leurs stratégies matrimoniales.
Le rapport des femmes à la masculinité, ça peut être aussi, quand elles y sont autorisées, d’en adopter les codes. Pour se faire respecter, les femmes qui évoluent dans des milieux masculins peuvent ainsi s’en approprier les attributs, que ce soit dans leur façon de s’habiller, de se coiffer ou même de parler avec une voix plus grave. Les femmes sont bien entendu tout autant capables que les hommes d’être agressives, beauf ou misogynes. Pourtant, même quand elles parviennent à incarner des bribes de la masculinité hégémonique, elles vivent sous la menace permanente de se voir brutalement renvoyées à leur féminité. C’est le cas quand elles sont mises au placard après avoir fait un enfant, quand elles sont violentées par leur conjoint ou quand elles sont harcelées dans les transports. Et si elles deviennent « trop » masculines, on y verra un signe de lesbianisme (qu’il soit effectif ou pas), ceci avec le stigmate, le rejet et les violences qui l’accompagnent. Être une femme masculine, c’est un jeu d’équilibriste dangereux.
Pour étudier les masculinités, donc, il importe de bien mettre ce mot au pluriel. Ne pas oublier que la position sociale des hommes n’est pas uniforme, qu’elle est traversée par la classe, la race, le handicap… Mais il ne faudrait pas que ce souci de la nuance nous fasse perdre de vue les lignes de force. À étudier les masculinités au microscope, on risquerait d’oublier que, contre la domination masculine, on a souvent besoin d’un bulldozer.
Ainsi se termine ce premier chapitre. Il ne s’agit vraiment là que d’une entrée en matière, que j’ai voulue aussi claire et concise que possible, à des idées complexes et largement débattues. Le reste sera beaucoup plus concret. On va parler de testostérone, de relations avec les femmes, de paternité et de tout un tas d’autres sujets qui devraient vous parler plus directement si vous êtes un homme ou si vous avez déjà fréquenté des hommes dans votre vie. Je vise large.
Judith BUTLER, Trouble dans le genre, La Découverte, Paris, 2005.
C’est le texte fondateur de la théorie queer, celui où Judith Butler a développé sa vision performative du genre. Attention, cependant, on parle d’une lectrice de Michel Foucault qui discute parfois la théorie lacanienne, donc autant vous dire tout de suite que la lecture est ardue, et on ne peut pas vraiment s’étonner que ce texte soit si souvent mal compris (n’hésitez pas à écrire à l’éditeur si vous pensez que je n’ai moi-même rien compris, j’ai fait de mon mieux).
Raewyn CONNELL, Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Éditions Amsterdam, Paris, 2014.
Ce recueil rassemble plusieurs écrits de Raewyn Connell, la sociologue qui a lancé les études de la masculinité. Elle a développé un ensemble d’outils conceptuels que l’on utilise encore largement aujourd’hui (le concept de masculinité hégémonique, entre autres) et qui ont beaucoup nourri les pages que vous venez de lire.
Julien PICQUART, Ni homme, ni femme. Enquête sur l’intersexuation, La Musardine, Paris, 2013.
En s’appuyant sur de nombreux entretiens avec des personnes intersexes (c’est-à-dire nées avec des caractéristiques correspondant à la fois aux catégories médicales « homme » et « femme »), le journaliste Julien Picquart raconte comment la société fait tout pour plier la nature à son idée de ce que devrait être « la nature ». En s’appuyant sur les travaux des féministes Colette Guillaumin et Monique Wittig notamment, il montre comment l’intersexuation interroge nos idées préconçues sur le sexe et le genre.
1. De l’anglais manspreading : le fait de s’asseoir les jambes écartées, en prenant toute la place, par exemple sur une banquette de métro.
2. Judith Butler préfère l’utilisation du pronom neutre they pour désigner sa personne en anglais, une neutralité qu’on respectera en français par l’usage de néopronoms.
3. Judith BUTLER, Trouble dans le genre, La Découverte, Paris, 2005.
C’est bien joli, toutes ces théories sur le genre et le sexe ; on remet tout en cause ; on questionne nos a priori, on s’ouvre les chakras… Mais, en attendant l’utopie post-genre imaginée par la théorie queer ou la dystopie post-sexe cauchemardée par la Manif Pour Tous (c’est à peu près la même chose), nous vivons dans un monde où il y a des hommes et des femmes et très peu d’entre-deux, et il faut bien apprendre à naviguer dans ce monde-là.
Alors, comment faisons-nous au jour le jour pour dire que nous avons un homme face à nous sans avoir à procéder à un examen médical ? Que font les hommes pour montrer au monde qu’ils ne sont pas des femmes ? Tout ça, ce sont des processus largement inconscients. Mais, justement, y réfléchir un peu va nous aider à repérer quelques préconceptions cachées. Voici une liste non exhaustive d’indices qui nous suggèrent que l’on a affaire à un homme.
La posture, c’est super important. Un homme, un vrai, se tient droit comme un sexe en érection. Les lignes cassées, les postures asymétriques, c’est efféminé. Ce n’est pas un hasard si le premier geste que font les hommes hétéros quand ils veulent imiter une « tapette », c’est de casser le poignet. S’ils sont un tant soit peu bons acteurs, ils vont aussi faire porter leur poids sur une seule jambe. Ça met en valeur les hanches (moi, je le fais tout le temps). L’homme hétéro, lui, est fort et ne plie pour rien au monde. Sa posture, c’est celle d’un soldat au garde-à-vous, celle de Superman, c’est une démonstration de pouvoir.
Les femmes qui mettent des jupes doivent serrer les genoux par pudeur. À moins qu’elles ne portent la jupe que pour mieux s’habituer à serrer les genoux ? Les hommes, eux, souffriraient du prétendu syndrome des « couilles en cristal » qui les empêcherait de serrer ou de croiser les jambes. C’est du moins l’excuse que certains dégainent quand on leur fait remarquer leur manspreading, pratique qui consiste à écarter les genoux au maximum quand on s’assoie, de préférence dans des transports en commun à l’heure de pointe. Curieusement, si on regarde du côté des tapettes et des folles (des mots que j’ai le droit d’utiliser avec affection, en tant que membre de la communauté LGBTI, mais pas vous si vous avez le mauvais goût d’être straight), serrer les genoux et croiser les jambes ne semble pas leur faire mal aux testicules. Si on apprend aux hommes à s’asseoir comme ça, c’est pour affirmer qu’ils méritent de prendre de la place. Ils doivent voir leur sexe comme conquérant, leur pénis toujours prêt à partir à l’aventure, tandis que les femmes serrent les jambes pour protéger leur vulve de ces assauts phalliques.
Seuls les hommes se rasent. Les femmes se rasent les jambes, se rasent les aisselles… Les hommes « se rasent » tout court. Quand on dit que les femmes aussi se rasent, il y a souvent un blanc dans la conversation, soit de gêne, soit d’incompréhension. Les hommes ne se rasent que le visage car un vrai mec ne touche pas à sa pilosité abondante sur le reste du corps. Souvent, il en sera même un peu fier.
Il y a bien sûr chez les hommes toute une politique complexe de qui se rase et qui ne se rase pas. À l’époque où j’étais un homme barbu, on ne m’a jamais soupçonné de radicalisation islamiste car je suis blanche comme un cachet d’aspirine ou un conseil d’administration. Si vous êtes un jeune des quartiers, comme on dit pour ne pas avoir l’air raciste, vous laisser pousser la barbe entraînera des soupçons de terrorisme, du harcèlement policier, des refus de job, d’appartement…
On pourrait faire toute une histoire de la barbe et du rapport des hommes à cette pilosité – ceux qui ont une belle barbe et ceux qui n’en ont pas, ceux qui s’en servent pour asseoir leur virilité et ceux pour qui elle compense un côté féminin. Est-ce pour cela qu’elle est revenue à la mode depuis les années 2000 chez les hipsters après l’essoufflement de la tendance métrosexuelle ?
À ce stade, vous aurez compris que ce chapitre est en partie une liste des choses que j’ai apprises pour améliorer au quotidien mon passing féminin, c’est-à-dire changer la perception des gens autour de moi de façon à ce qu’ils me genrent correctement. Un des trucs les plus subtils et spectaculaires en termes de résultats, c’est la démarche.
Un homme qui marche place son centre de gravité tout en haut, vers les épaules. Il prend ainsi plus de place, il est prêt à bousculer. Spontanément, on va s’écarter de son chemin. Les femmes apprennent à marcher avec le centre de gravité au niveau des hanches. Ça donne, sans forcément aller jusqu’à la démarche d’un mannequin ou d’une drag queen, un mouvement plus chaloupé.
Un homme marche tout droit sans dévier de son chemin, pour rien ni personne – en tout cas pas pour une femme. C’est du moins ce qu’ont tenté de montrer les féministes qui ont posté sur les réseaux sociaux une vidéo réalisée à l’initiative de l’activiste Beth Breslaw1. Elles ont testé le manslamming, c’est-à-dire qu’elles ont essayé sciemment de « marcher comme un homme » dans l’espace public, en cessant donc d’anticiper la trajectoire des autres piétons pour les éviter. Résultat : elles percutent de nombreux hommes et très peu de femmes, habituées, elles, à céder le passage. Et les hommes s’indignent souvent de leur attitude sans se rendre compte qu’ils sont tout aussi responsables qu’elles de la collision.
Le passing, ça se joue aussi au téléphone. Et ce truc-là, je l’ai appris d’hommes trans qui en avaient marre de se faire appeler « madame » quand ils commandaient des pizzas : si vous voulez faire savoir que vous êtes un homme, il faut arrêter de sourire quand vous parlez aux gens, même au téléphone. Le sourire rend votre voix plus douce, vous incite à être plus poli, plus sympa. Un vrai mec qui commande une pizza fait la gueule, apparemment. Il ne s’excuse pas de demander, il exige, et il n’a pas besoin d’y mettre les formes.
La légende dit qu’un vrai mec ne pleure qu’une fois : à sa naissance. Il y a tout de même quelques exceptions : on vous autorise à pleurer si vous avez gagné la Coupe du monde de foot. À la limite si vous venez de perdre un proche. Dans ces cas-là, une unique larme sur votre visage impassible sera du meilleur effet. Un sanglot incontrôlable au ciné parce que Simba essaie de réveiller son père Mufasa, dans Le Roi Lion, en revanche, désolée, c’est un truc de chialeuse (notez le féminin qu’on applique aux hommes qui ne respectent pas la règle).
Globalement, extérioriser ses émotions, c’est plutôt déconseillé. À part la colère, bien entendu, qui est l’émotion masculine par excellence. C’est l’une des raisons pour lesquelles on repérerait plus difficilement l’autisme chez les femmes : elles auraient davantage appris à montrer des émotions, tandis que les hommes, qui reçoivent moins d’injonctions à être souriants et émotifs, s’exercent moins à pratiquer ce qu’on appelle le masquage. Sur ce terrain-là, du moins, les hommes ne font pas semblant. Selon la recherche et les associations militantes autistes, cela pourrait expliquer le plus fort taux de diagnostic de l’autisme chez les hommes2.
Un vrai mec ne met pas sa ceinture de sécurité quand il roule bourré à 180 km/h sur une départementale. Bien sûr, il vous dira que les hommes conduisent mieux. Pourtant, ce sont eux qui causent le plus d’accidents ; ce sont eux qui se tuent et qui tuent le plus sur la route. Et pas que sur la route. Se soucier de sa propre sécurité, c’est pas hyper hyper masculin.
Le jour où j’ai eu mon permis, j’ai conduit mon frère jusqu’à un supermarché et, quand je me suis montrée trop prudente à son goût, il m’a dit : « Toi, tu auras des accidents de gonzesse. » Visiblement, ma façon de conduire trahissait déjà ma future transition. Des accidents de gonzesse, c’est quand on raye la carrosserie en se garant devant Sephora, tandis qu’un accident de mec c’est quand on est projeté hors de l’habitacle et que le cerveau est étalé sur plusieurs mètres de bitume. Par chance, aucun de nous deux n’a eu d’accident de mec depuis. Mais pourquoi donc pousse-t-on les mecs à être des machines sans émotion et prêtes à mourir ? On va prendre tout le livre pour expliquer ça, attendez un peu.
Prendre soin de la planète, c’est perçu par beaucoup d’hommes comme n’étant pas leur genre. Plusieurs études ont montré qu’ils trient moins leurs déchets et sont plus climato-sceptiques en moyenne3. C’est peut-être lié au point précédent : si vous voulez montrer que vous n’avez pas peur de mourir, autant montrer que vous n’avez pas peur que nous mourrions tous. Un homme, un vrai, est persuadé qu’il vivra très bien dans le futur de Mad Max. Il se gave de viande saignante, parce que, dans son âme, il reste un chasseur préhistorique et que les infarctus à cinquante ans, ça plaît aux filles. Il utilise des sacs en plastique et roule dans une grosse voiture polluante pendant que les végétariens sont majoritairement des végétariennes, que les femmes sont encouragées à râper du savon noir pour faire leur propre lessive et que les constructeurs automobiles pensent toujours à destiner leurs plus petits modèles aux femmes (quand bien même ce sont elles qui vont le plus souvent chercher les enfants à l’école et faire les courses).
C’est un sujet de débats sans fin entre féministes et masculinistes : les hommes gagnent-ils réellement plus que les femmes ? Globalement, oui, c’est indéniable, les données brutes sont là. Mais les antiféministes vous répondront que cette différence est liée aux choix de carrière des femmes : elles sont infirmières, professeures des écoles et caissières à temps partiel au lieu d’être P-DG ou président de la République, les sottes ! Ce à quoi l’on répondra que c’est la société qui oriente prioritairement les femmes vers ces carrières sous-payées. Et pourquoi paye-t-on si mal les profs des écoles qui font un métier si important, si ce n’est parce qu’elles sont majoritairement des femmes ?
Cette idée est à nuancer en fonction du milieu social. Tous les hommes ne sont pas plus riches que toutes les femmes, évidemment. Selon les chiffres du ministère du Travail, un homme perçu comme maghrébin va être davantage discriminé sur le marché de l’emploi qu’une femme perçue comme ayant la même origine4. Répétons-le : la classe, la race, la santé et beaucoup d’autres facteurs viennent compliquer les analyses selon le genre. Mais pas les invalider.
Alors, est-ce que tous les hommes cochent toutes ces cases ? Non, évidemment. Il est même possible qu’un homme ne se reconnaisse pas du tout dans ce portrait-robot, parce qu’il est écolo, qu’il gagne moins que sa femme et que d’abord il est super féministe. Je soupçonne même que, s’il est en train de lire ce livre, c’est assez probable. Et cet homme si différent n’en reste pourtant pas moins un homme.
Comme on le verra plus loin, il y a même des mecs qui affirment leur masculinité à travers des modèles anti-macho. Alors quoi ? C’est compliqué, le genre. La liste ci-dessus est un faisceau d’indices, certains diront de stéréotypes infondés. Ce que je conteste : les données montrent que oui, en moyenne, les hommes mangent plus de viande, gagnent plus d’argent, etc. Mais, effectivement, si on s’arrête à une description générale, on ne va pas aller bien loin. À s’en tenir là, on risquerait même de naturaliser ces différences. Alors, naturellement, on va maintenant se pencher sur toutes ces histoires de biologie et d’évolution qui, paraît-il, expliqueraient tout tout tout sur les zizis et les hommes qu’il y a au bout.
1. Jessica ROY, « What happens when a woman walks like a man », thecut.com.
2. Agnieszka RYNKIEWICZ, Björn SCHULLER, Erik MARCHI et al., « An investigation of the “female camouflage effect” in autism using a computerized ADOS-2 and a test of sex/gender differences », Molecular Autism, vol. 7, no 10, 2016.
3. François DESROCHERS, « La masculinité toxique contre la planète », IRIS, blog.
4. DARES, « Discrimination à l’embauche selon “l’origine” : que nous apprend le testing auprès de grandes entreprises ? », Dares Analyses, décembre 2016.
Toute cette première partie est dédiée à la nature masculine et nous avons encore très peu parlé de la nature. Peut-être vous dites-vous que c’est bien beau, toutes ces histoires de société, de vêtements genrés, de traits culturels, mais que, au fond, si on retourne à la nature et qu’on met les pieds dans la boue, on va retrouver les hommes et les femmes authentiques. Ceux et celles que nous sommes une fois débarrassés de nos sous-vêtements, de nos smartphones et de nos bonnes manières. Les chromosomes, la testostérone, l’évolution et les hommes des cavernes vêtus de peaux de bête, c’est ça la nature, non ? Et c’est là que l’on va exhumer l’Homme vrai, brut, le mâle qui se cache toujours quelque part au tréfonds de l’homme moderne malgré son costume trois-pièces et son job à la Défense.
L’idée populaire selon laquelle l’Homo sapiens tel qu’il existe aujourd’hui serait le fruit de la sélection naturelle darwinienne est à la fois indéniable (désolée pour les lecteurs qui s’attendaient à un exposé créationniste) et très réductrice. Nous sommes le fruit de tellement plus de facteurs ! Quand on veut nous réduire à ça, un amas de clichés sur l’« évolution », les « instincts » ou les « gènes », c’est généralement que l’on a derrière la tête une certaine idée de l’état de nature auquel on veut nous renvoyer, et des intentions tout sauf « rationnelles et apolitiques ». Le discours « évolutionniste » dont les médias se font assez souvent l’écho sous la forme non interrogée d’un « c’est l’évolution qui nous a faits comme ça, on n’y peut rien » n’est pas du tout neutre. Prenons l’exemple d’une question très populaire chez certains théoriciens de l’évolution – un sujet qui va intéresser tout le monde : les seins.
C’est que les seins, voyez-vous, ça n’est pas très normal : la femelle de l’espèce humaine est la seule parmi les mammifères à avoir des seins protubérants en dehors des périodes de lactation. À quoi bon ? Ce sont juste deux masses de graisse sans fonction apparente. Ça peut même être assez inconfortable pour faire du sport et donner mal au dos si ces masses ont un certain volume.
Des scientifiques très sérieux (des hommes, généralement) se sont donc penchés sur la question et en ont conclu que ces seins avaient une fonction : ils sont là pour leur plaisir à eux, hommes hétérosexuels. Ça tombe drôlement bien ! Voici par exemple ce qu’écrivait le zoologiste Desmond Morris dans son ouvrage à succès Le Singe nu, paru en 1967 :
La réponse est aussi évidente que la poitrine féminine elle-même. Les seins protubérants de la femelle doivent certainement être des copies de leurs fesses charnues. Et les lèvres rouges au contour bien défini autour de leurs bouches une copie des petites lèvres de la vulve1.
Cette idée que les seins seraient là pour exciter des mâles passés de la levrette primitive au missionnaire civilisé se retrouve encore aujourd’hui dans la bouche de nombreux vulgarisateurs qui n’ont pas l’air d’être au courant que la levrette, ça existe toujours. Cette thèse fumeuse est pourtant tout ce que Desmond Morris apporte en matière d’argument scientifique pour défendre sa théorie. Une théorie qui en dit probablement plus long sur la façon dont lui et ses congénères voient les femmes que sur quoi que ce soit d’autre.
En parlant de seins, vous pensiez peut-être que j’allais m’éloigner du sujet de ce livre (les hommes, pour ceux qui n’ont vraiment rien suivi). Mais, quand la science s’intéresse aux seins, c’est généralement d’abord avec un regard masculin, parce que, historiquement, les scientifiques ont en majorité été des hommes. Ce sont eux qui, érotisant les seins des femmes, en ont fait un objet d’étude savant, biologique et psychanalytique. L’obsession pour les seins est un exemple révélateur des dessous de la psychologie évolutionniste, une discipline dont le manque de rigueur lui fait encourir le soupçon de n’être qu’un vernis scientifique pour des idées réactionnaires sur notre prétendue « nature ».
Un mec trompe sa femme ? Mais c’est dans notre nature d’être polygames ! Les femmes doivent cumuler le boulot, le ménage et l’éducation des enfants ? Pardi, c’est qu’elles sont génétiquement programmées pour le multitasking. On harcèle les filles dans la rue, on les viole ? L’homme est un prédateur, on n’y peut rien. C’est comme cela que l’on nous présente assez régulièrement les choses, en drapant de simples préjugés sexistes d’une aura pseudo-scientifique.
Pour s’amuser un peu, il ne serait pas bien difficile d’expliquer de façon tout aussi « plausible » tout et son contraire, en mode évolutionniste vulgaire. Si l’on considère que les hommes cherchent à baiser tout ce qui bouge pour enfanter au maximum, on peut en conclure que les femmes développent une forte poitrine pour leur signaler leur fertilité et attirer les meilleurs géniteurs à elles. Mais on ignorera ce faisant les hommes qui préfèrent les petits seins, ainsi que les sociétés où les seins sont bien moins érotisés que chez nous et où les femmes peuvent librement se promener torse nu. Si on considère au contraire que les hommes veulent limiter leur progéniture pour que chacun de leurs enfants ait une plus grosse ration de nourriture et plus de chances de survivre, on se dira que les gros seins sont une astuce des femmes pour leur faire croire qu’elles sont déjà enceintes et qu’ils peuvent coucher avec elles sans crainte d’engendrer de nouveaux rejetons. Après tout, on n’aurait qu’à se raccrocher à un autre cliché sexiste, celui de la duplicité féminine, pour que tout ça paraisse couler de source. Ces raisonnements simplistes vous semblent certainement caricaturaux, mais je vous assure que ce n’est pas très éloigné de ce qui se fait passer pour la « science de l’évolution » dans des publications ayant pignon sur rue.
Comment répondre à la question que je posais au début de cette section ? En bottant en touche : les seins des femmes sont une construction sociale. Oui, oui, peut-être que vous regardez votre poitrine ou celle de votre voisine et que vous vous dites qu’elle est bien là et qu’elle ne disparaîtrait pas si vous partiez vivre hors de toute société humaine. C’est vrai, bien sûr. Mais, quand on parle de construction sociale, on veut dire autre chose : « les seins » n’ont pas un sens qui existerait en dehors de celui qu’on leur attribue collectivement dans une société donnée. Les hommes ont des glandes mammaires. Un nombre non négligeable d’hommes ont, en raison de leur corpulence ou de leurs hormones, des poitrines plus volumineuses que celles de beaucoup de femmes. Mais, dans notre culture, on a considéré que les femmes avaient des seins et les hommes non. On a attaché aux seins des femmes un ensemble de significations érotiques, psychologiques, esthétiques, etc. La poitrine des hommes, on y pense en revanche beaucoup moins, on n’en fait pas tout un foin. Voilà pourquoi les femmes « ont » des seins et les hommes « n’en ont pas ».
La plupart des chercheurs sont prudents dans leurs conclusions, évidemment. Tous ne sont pas des Didier Raoult. Quand bien même : si, dans leurs publications, ils font bien attention à pointer la portée limitée de leurs conclusions, c’est bien souvent une pure extrapolation qui sera relayée par la presse et finira dans la bouche des misogynes du monde entier. On verra moins souvent les mêmes aller piocher du côté de l’anthropologie ou de l’ethnologie, dont l’approche est pourtant beaucoup plus concrète. Ces sciences partent de l’observation et de l’expérience plutôt que d’hypothèses. Si elles ne sont pas immunisées contre les préjugés, ces disciplines se gardent tout de même de présumer que les rôles de genre sont « naturels » et invariables. Ce au moins depuis 1935 et la publication du fameux texte de Margaret Mead, Sex and Temperament in Three Primitive Societies2, où l’anthropologue met en évidence des attitudes très différentes par rapport au genre :
– chez les Arapesh, les hommes et les femmes ont un tempérament pacifique et aucun des deux ne fait la guerre ;
– chez les Mundugumor, les deux sexes ont un tempérament guerrier ;
– les Chambuli, eux, ont une répartition des rôles très genrée : les hommes se font beaux pendant que les femmes travaillent.
Les travaux de Mead ont été critiqués depuis lors, et on considère aujourd’hui que la division sexuelle des rôles peut varier d’une société à une autre sans pour autant que la domination masculine disparaisse. Le mythe d’une société matriarcale ancienne, ensevelie par l’avènement de l’agriculture ou du monothéisme, serait précisément un mythe. Ce qui ne veut pas dire que toutes les sociétés ont toujours été plus inégalitaires les unes que les autres.
L’historienne et philosophe Claudine Cohen, qui travaille sur la paléontologie, a montré combien nos visions des temps préhistoriques sont colorées par les idées de l’époque et de la société qui les produisent3. L’image des femmes qui restent autour du foyer pendant que les hommes vont chasser est d’abord un héritage des débuts de la paléontologie au XIXe siècle, où l’on projetait un modèle familial victorien sur des sociétés bien différentes. La réalité, c’est que l’on sait bien peu de choses sur la répartition des rôles à la préhistoire. Parfois, on déterre un squelette équipé d’armes et on décide que c’est un homme parce que les guerriers sont forcément des hommes. Puis, un jour, on examine les ossements et on se dit que ce bassin est drôlement féminin. C’est ainsi l’ADN qui aura trahi la cheffe de guerre viking de Birka4 (mais un doute m’assaille : les archéologues sont au courant, pour les femmes XY et les hommes XX ?).
Dans les tribus de chasseurs-cueilleurs que l’on a pu observer de façon directe, les activités féminines se révèlent multiples et bien différentes des clichés sur la préhistoire : elles marchent des kilomètres chaque jour pour la cueillette et le ramassage ou la capture de petits animaux (des pratiques bien plus importantes en termes d’apport nutritif que celle de la chasse), et elles contribuent à la chasse du gros gibier en tant que rabatteuses pendant que les hommes restent immobiles, attendant la bête pour frapper. Pas grand-chose à voir avec les stéréotypes sur les aptitudes supposément féminines et masculines que l’on nous sert parfois saupoudrés de théorie évolutionniste pour nous expliquer que les hommes auraient le sens de l’orientation alors que les femmes seraient incapables de trouver leur chemin. Ce qui ressort de la lecture attentive et exhaustive de l’histoire de la paléontologie par Claudine Cohen, c’est que l’image de la femme de Cro-Magnon assommée et traînée par les cheveux, plus qu’une réalité historique avérée, est avant tout le reflet des fantasmes masculins. Des hommes qui, s’imaginant avoir vécu à l’ère préhistorique, se disent : « Moi, c’est ce que j’aurais fait. »
Comme vous le voyez, on a bien du mal à trouver des réponses claires et tranchées du côté de l’évolution, et c’est facile à comprendre : cela engage des processus très longs, impossibles à observer directement ou à reproduire par des expériences. Mais peut-être la physiologie nous permettra-t-elle de sortir de l’ornière ? Il y a après tout une coupable toute désignée pour expliquer bien des différences entre hommes et femmes : la testostérone. Ce serait cette hormone qui rendrait les hommes plus agressifs, qui ferait d’eux de meilleurs athlètes, qui leur donnerait une plus forte libido. Parfois même, on nous explique que ça les rendrait forts en maths.
L’idée que la testostérone est l’hormone masculine par excellence est née au XIXe siècle. À l’époque, des apprentis sorciers en quête de remèdes miracles contre le vieillissement, l’impuissance et toutes sortes de maux ont tenté des solutions à base de sperme animal, voire de greffes de testicules de singe5. Imaginez, du jus concentré de masculinité, c’est forcément plein de bonnes choses ! Depuis, on a conservé cet a priori que la testostérone serait un peu une potion magique qui ferait que les hommes sont grands et forts, et tant pis pour la DHEA, le cortisol et toutes les autres hormones qui circulent dans nos corps.
Quand on a découvert que les femmes produisaient elles aussi de la testostérone, on n’a pas abandonné ces idées pour autant. Le mythe de la testostérone comme socle de la masculinité a même ralenti la recherche, empêchant par exemple de découvrir le rôle que cette hormone joue dans l’ovulation.
Ce mythe de la testostérone comme essence de la virilité donne lieu à des légendes urbaines dont on peut s’amuser. Ainsi, dans les communautés masculinistes, on trouve la notion de soy boy (garçon soja) : comme le soja contient une grande quantité de phytoœstrogènes, sa consommation accrue serait responsable de la féminisation des hommes en Occident, un « phénomène » dont les manifestations iraient de la baisse du nombre de spermatozoïdes à la gynécomastie (le développement d’une poitrine « féminine »), en passant par l’homosexualité masculine et l’essor du féminisme. La théorie a été appuyée par un certain nombre de « preuves » plus ou moins fantaisistes, la moins extravagante étant que certains animaux mâles produisent moins de spermatozoïdes sous l’influence des phytoœstrogènes, ce qui n’a cependant pas été constaté sur les êtres humains. Une autre « preuve » : les hommes asiatiques, qui consomment beaucoup plus de soja que la moyenne des Occidentaux, seraient beaucoup moins virils, une affirmation appuyée par des décennies de stéréotypes racistes sur la taille de leur sexe, leur obéissance, etc. Bien entendu, la consommation de soja n’empêche pas la Corée du Sud ou le Japon d’être régulièrement classés parmi les sociétés les plus inégalitaires en défaveur des femmes, mais ne nous attardons pas sur ces détails. Tout ce qu’il faut comprendre derrière l’insulte soy boy adressée par les masculinistes aux hommes qu’ils n’aiment pas, c’est qu’ils associent le soja aux Asiatiques et aux végétariens amateurs de tofu et que, selon eux, sa consommation est donc fortement émasculante. Il y a aussi beaucoup de phytoœstrogènes dans la bière, mais ça semble beaucoup moins les inquiéter. Et, croyez-moi, si consommer du soja avait des effets féminisants, je boirais la sauce Kikkoman à la bouteille.
L’idée de la testostérone comme étant une hormone typiquement masculine a stimulé une masse d’études sur son rôle dans des traits de comportement jugés virils socialement. On cherche ainsi chez les hommes des liens entre testostérone et prise de risque, leadership ou performance sportive. Mais, si mesurer la fertilité est relativement facile, il est très compliqué d’un point de vue psychophysiologique d’établir des liens probants entre une hormone et des qualités aussi floues. Les recherches sur l’évaluation de la prise de risque ou l’agressivité révèlent ainsi bien souvent un monceau de préjugés chez ceux qui les mènent : comment, en effet, juge-t-on de ce qui est risqué ? Avec une grille de lecture typiquement masculine, on va parler de risques spectaculaires, qu’ils soient corporels, comme dans le saut en parachute, ou financiers, comme chez les traders de Wall Street. On n’envisagera pas que, statistiquement, tomber enceinte est une activité bien plus risquée que sauter en parachute ; ou que risquer des dizaines de milliers de dollars en Bourse avec l’argent des autres est peut-être moins dangereux que risquer sa vie comme travailleuse du sexe quand on n’a pas ces dizaines de milliers de dollars à disposition.
Dans leur ouvrage Testosterone. An Unauthorized Biography, les chercheuses Rebecca M. Jordan-Young et Katrina Karkazis démontent les préjugés sexistes qui informent bon nombre de recherches sur la testostérone, et montrent comment les mythes associés servent des discours racistes et classistes6. On trouve à peu près autant d’études cherchant à prouver que la testostérone des grands patrons explique leur position dominante dans le monde de l’entreprise (des études peu crédibles, je vous rassure) que d’études sur des prisonniers, souvent racisés, qui démontrent que leurs hormones ont fait d’eux des criminels ultra-violents. On le reverra plusieurs fois au cours de ce livre : les qualités que l’on prête aux hommes blancs deviennent souvent pathologiques chez les hommes racisés et/ou des classes populaires. La prise de risque se mue alors en irresponsabilité, et la testostérone passe du statut d’hormone miracle à celui de poison violent.
Pour ma part, j’ai eu des taux de testostérone « masculins » pendant des années. J’ai ensuite pris des anti-androgènes qui ont fait baisser mes taux au-dessous de ceux de la plupart des femmes cis. À un moment, je suis remontée vers un « entre-deux ». Puis je suis redescendue. Bref, j’ai expérimenté toutes les configurations. La première fois que ma testostérone a baissé, j’ai un peu cru à tout ça. J’avais zéro libido, j’étais fatiguée tout le temps et déprimée. Mais mon épouse venait de me quitter et c’était probablement une explication bien plus pertinente de mon état. Ce que j’ai pu vivre par la suite m’a montré que les hormones ont sans doute un effet sur l’humeur, le comportement, la forme, mais qu’il n’est pas toujours celui que l’on attend et, surtout, que cela dépend énormément du contexte. Globalement, je suis beaucoup plus heureuse, énergique et pleine de confiance en moi depuis que j’ai moins de testo dans les veines.
J’ai d’abord été perçue comme homme, puis comme un « freak » entre deux genres et aujourd’hui quasiment toujours comme femme. Des comportements identiques chez moi auront eu des conséquences bien différentes à chacune de ces étapes. Mes colères sont maintenant écartées comme hystériques au lieu d’être respectées. Mes prises de risque sont plus souvent mises en doute. « As-tu pensé à ton fils ? » me demande-t-on, une question qu’on ne m’a jamais posée avant ma transition. L’ironie, c’est que nombre de ces qualités « masculines » me faisaient défaut quand j’étais un homme, quand bien même elles étaient encouragées par mon entourage. Aujourd’hui, je les ai trouvées, car transitionner m’a permis d’avoir enfin confiance en moi, mais, bien souvent, on ne voit plus ces caractéristiques comme des qualités.
Il semble qu’on cherche beaucoup à expliquer les différences entre les hommes et les femmes et très peu leurs similitudes. Le dimorphisme sexuel (la différence de morphologie entre corps mâles et femelles) est pourtant faible dans notre espèce par rapport à d’autres mammifères. Et, quand on cherche des explications, on ne va pas toujours voir au bon endroit.
L’anthropologue Priscille Touraille a dédié sa thèse à l’examen des hypothèses sur l’origine du dimorphisme de taille chez l’être humain7. Autrement dit : pourquoi les hommes sont-ils en moyenne plus grands que les femmes ? À moins qu’il ne faille se demander pourquoi les femmes sont plus petites. Première constatation : cette différence est plus importante dans les sociétés agricoles que dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs. On peut donc écarter l’idée selon laquelle l’homme est grand et fort pour chasser le mammouth dans les steppes (et on a déjà vu qu’il ne les chassait probablement pas sans les femmes, de toute façon). Les femmes auraient intérêt à être plus grandes, en revanche, car, avec leur bassin plutôt étroit et les crânes énormes des bébés humains, elles meurent plus souvent en couches que d’autres mammifères. Une plus grande taille leur permettrait non seulement de moins risquer la mort en donnant la vie, mais aussi de faire des réserves dans les périodes d’abondance pour continuer à porter et nourrir les enfants en période de disette.
Alors pourquoi sont-elles petites ? Les ethnologues ont observé un phénomène d’accaparement des sources de protéines par les hommes, ce qui expliquerait pourquoi les femmes plus petites s’en sortent mieux, survivent et se reproduisent : elles n’ont pas un grand corps avec de grands besoins. L’hypothèse de Priscille Touraille est bien plus fine et argumentée dans sa version originale que dans le résumé que j’en fais ici, mais ça n’a pas empêché la thèse de susciter une levée de boucliers chez des réactionnaires qui ne l’ont visiblement pas lue8.
En parallèle, un psychologue masculiniste comme le Canadien Jordan Peterson peut tranquillement expliquer que la société humaine a besoin de hiérarchie car les homards ont eux aussi une société hiérarchisée et que nous avons un ancêtre commun, ce qui fait que nous produisons de la sérotonine tout comme nos cousins à pinces9. Les humains, les homards, c’est kif kif bourricot, c’est la science. Et si vous n’êtes pas d’accord, vous allez finir en bisque.
La conclusion de ce chapitre est d’abord que, face à ce qui nous est présenté comme des évidences ou des vérités scientifiques sur la supposée nature masculine, il faut se méfier des déclarations définitives, se demander qui nous parle et quel intérêt il défend.
Et puis, vous vous rappelez quand j’ai dit que nos bébés avaient de gros crânes ? Je pourrais ajouter qu’ils sont nuls, qu’ils naissent incapables de s’occuper d’eux-mêmes pendant plusieurs années. Ce n’est pas juste pour faire chier qu’ils sont comme ça. Ils ont un cerveau doté d’une plasticité incroyable, c’est-à-dire une énorme capacité d’apprendre, de s’adapter et d’évoluer en fonction de leur environnement et de leurs expériences. Avec un cerveau comme celui-là, nous sommes des créatures sociales qui changent en fonction du milieu dans lequel elles grandissent et évoluent au quotidien. Et, même adultes, nous pouvons toujours changer. Et si c’était ça, notre vraie nature, de s’adapter à notre culture, et vice versa ? Séparer les deux est illusoire, il n’existe pas de nature humaine en dehors d’une culture. Les deux s’entremêlent dans un système dynamique.
Claudine COHEN, Femmes de la préhistoire, Belin, Paris, 2009.
Directrice d’étude à l’EHESS et à l’EPHE, où elle enseigne l’histoire et la philosophie des sciences, Claudine Cohen fait le point dans ce livre sur ce que l’on croit savoir sur le rôle des femmes et des hommes à la préhistoire (plein de bêtises) et ce qu’on sait vraiment (pas grand-chose).
Odile FILLOD, Allodoxia – blog.
Cette chercheuse revient régulièrement, avec méthode et précision, sur des sujets scientifiques mal vulgarisés et l’emballement médiatique qu’ils suscitent. Face à la psychologie évolutionniste sexiste, aux discours pseudoscientifiques sur la prétendue origine biologique de l’homosexualité, par exemple, elle fait un travail précieux.
http://allodoxia.odilefillod.fr/
Game of Hearth – chaîne YouTube.
Cette chaîne YouTube est dédiée à l’écologie politique et au féminisme. On y explique de façon très claire des concepts théoriques pointus. Si vous voulez en apprendre davantage sur les idées d’interaction entre nature et culture évoquées en fin de chapitre, c’est par là qu’il faut aller voir.
1. Desmond MORRIS, Le Singe nu, Le Livre de poche, Paris, 1970.
2. Margaret MEAD, Trois Sociétés primitives de Nouvelle-Guinée, Plon, Paris, 1963.
3. Claudine COHEN, Femmes de la préhistoire, Belin, Paris, 2009.
4. Catherine PACARY, « Le chef de guerre viking était une femme », Le Monde, 24 mars 2020.
5. Non, je ne plaisante pas. Voir, par exemple, Serge VORONOFF, Étude sur la vieillesse et le rajeunissement par la greffe, Doin, Paris, 1926.
6. Rebecca M. JORDAN-YOUNG et Katrina KARKAZIS, Testosterone. An Unauthorized Biography, Harvard University Press, Cambridge, 2019.
7. Thèse adaptée en livre : Priscille TOURAILLE, Hommes grands, femmes petites : une évolution coûteuse. Les régimes de genre comme force sélective de l’adaptation biologique, Éditions de la MSH, Paris, 2008.
8. Voir, par exemple, dans la déferlante antiscientifique à ce sujet, Philippe LEMOINE, « Femmes plus petites que les hommes : un complot phallocrato-carniste ? », Le Figaro Vox, 22 décembre 2017.
9. Jordan B. PETERSON, 12 règles pour une vie. Un antidote au chaos, Michel Lafon, Neuilly-sur-Seine, 2018.
Quand on parle des hommes en tant qu’hommes dans les médias, il y a des thématiques récurrentes, des passages obligés. J’en vois au moins trois : les hommes comme adolescents attardés qui ont bien du mal à mûrir et à trouver leur place dans la société ; le rôle masculin qui pèse lourdement sur la psyché des hommes, incapables d’exprimer leurs émotions ; les « nouveaux pères » qui seraient si différents de nos pères à nous. Dans cette partie, nous allons examiner ces trois poncifs et nous poser quelques questions : sont-ils fondés sur une quelconque réalité ? Et sinon pourquoi les rabâchons-nous ?
C’est une opinion largement admise que les hommes mûrissent moins précocement que les femmes. Lorsqu’un garçon d’une vingtaine d’années arrive devant nous, cette idée est si bien fixée dans nos esprits que l’on s’attend à le voir sortir à tout moment une cannette de Red Bull, la boire cul sec puis chanter Seven Nation Army en mode « popopopopopo ». Bref. Les fraises mûrissent d’avril à juin et les hommes vers trente-cinq ans. C’est la nature. Et, quand on y réfléchit, on a toutes et tous des anecdotes pour le prouver.
On pense à cet ami hospitalisé après avoir été mis au défi de boire une bouteille entière de sauce soja. Ou alors à celui qui, à trente-cinq ans, fait encore la fête comme si avoir trente-six ans n’existait pas. Ne connaissez-vous pas un type qui trompe toutes ses meufs, espérant au fond être pris sur le fait pour être largué plutôt que de prendre la responsabilité de les quitter lui-même ?
Symétriquement, on pense aussi à cette fille qui savait déjà cuisiner et coudre à douze ans, aidant toute sa famille pendant que ses grands frères, eux, faisaient des conneries. Être une parfaite ménagère, c’est ça, la maturité, non ? Mais il y a aussi celle qui, à dix-huit ans, avait un plan pour ses études, sa carrière et sa vie et qui, à trente ans, a tout réalisé. Le boulot, le bébé et le mariage avec un thème « champêtre chic ».
Oh ! bien sûr, vous allez me dire que ce sont des clichés et qu’il y a des filles immatures et des hommes qui mûrissent très jeunes. À ving-huit ans. Mais, justement, la question que je veux poser est celle-ci : d’où vient-il vraiment, ce cliché de l’homme immature ? Et comment est-il possible qu’il se concilie avec un cliché en apparence opposé, celui de l’homme responsable, fort, impassible ? Nous faire croire que les hommes sont immatures, si on écoute certains masculinistes, ce serait l’un des instruments du complot féministe pour prendre le pouvoir aux hommes. Aurait-on trouvé là le Bigfoot du masculinisme : un authentique, flagrant exemple de sexisme inversé ? Qui donc entretient cette idée, et pourquoi ?
On va essayer ensemble de répondre à ces questions, mais, d’abord, il faut définir de quoi on parle : c’est quoi, la maturité psychologique ? La maturité physique, c’est facile, c’est comme le porno : on la reconnaît à partir du moment où on voit des poils. Dans les têtes, comme souvent, c’est plus compliqué.
Une définition large et générale de la maturité en fait la « capacité de prendre des décisions appropriées ». C’est si vaste que c’en est à peu près inutile. Qui êtes-vous pour me dire ce qui est approprié ? Comment évalue-t-on ça ?
En langage commun, on dit qu’être mûr c’est « assumer ». Et la sagesse populaire va nous être, comme elle l’est rarement, utile. Selon cette façon d’envisager la maturité, un être mûr réfléchit avant d’agir, prend en compte dans sa décision les conséquences possibles de ses actes et se prépare à y faire face.
Vous remarquerez que je ne parle pas d’un autre aspect que l’on évoque pourtant souvent : l’humour. Faire des blagues pipi caca à quarante ans, c’est immature, à ce qu’il paraît. Mais je vais plutôt me concentrer sur les aspects plus sérieux et lourds de conséquences de l’immaturité. D’abord parce que c’est plus important, aussi parce que c’est plus facile de les mesurer, mais enfin et peut-être surtout parce que j’aime bien dessiner des crottes et que vous ne pourrez pas me convaincre que c’est pas rigolo.
Sommes-nous à peu près au clair sur ce dont nous parlons ? Bien. Nous allons maintenant tester une hypothèse : et si on disait que les hommes sont immatures parce que… ils le sont ? L’explication la plus simple est souvent la bonne.
Les statistiques montrent que les hommes ont beaucoup plus que les femmes de comportements dangereux pour eux-mêmes : ils boivent et fument davantage, consomment plus de drogues. Ce sont des choix que l’on peut faire de façon réfléchie, me direz-vous peut-être en touillant votre whiskey avec votre cigare. Chacun est libre de se mettre en danger. Je vous laisse décider de la maturité derrière ces choix, peu m’importe. J’ai en réserve quelques statistiques plus accablantes.
Les hommes sont responsables de plus d’accidents de la route et d’encore plus d’accidents mortels que les femmes1. Ils commettent davantage d’actes violents et finissent beaucoup plus souvent en prison. Ils tuent plus, beaucoup plus que les femmes2. Pardonnez-moi d’être vieux jeu, mais ça ne me semble pas une bonne chose.
S’il ne devait y avoir qu’une statistique qui montre qu’ils n’assument pas leurs responsabilités (collectivement, en tant que classe), c’est celle-là : si leur partenaire a un cancer, il y a six fois plus de chances qu’ils la quittent que dans la situation inverse, quand ce sont eux qui sont malades3.
Je pourrais continuer. Croyez-moi. Les hommes ont un comportement immature, c’est vérifiable de façon objective. Maintenant se pose une autre question à laquelle les statistiques seules ne peuvent pas répondre : pourquoi cette immaturité ?
Dans mon cas, j’ai mis pas mal de temps à entrer dans l’âge adulte. Pendant ces années de post-adolescence où j’ai perdu plein de temps, je ressentais une certaine pression à commencer ma vie sexuelle, à trouver un boulot et à quitter le domicile parental. Contrairement à beaucoup de femmes autour de moi, cependant, je ne ressentais pas la pression de « m’installer » dans une relation durable et d’avoir des enfants « tant que je le peux encore ». Quand j’ai eu vingt-sept ans, j’ai rencontré une fille qui en avait cinq de moins et avait déjà des connaissances en cuisine et en ménage qu’elle m’a transmises parce que j’étais un grand dadais pas très débrouillard. Elle savait tenir un budget alors que j’étais une catastrophe financière ambulante. Elle m’a aussi appris à m’habiller et tout un tas de choses d’adultes. Dans le même temps, moi, je lui ai fait découvrir quoi ? Deux-trois groupes sympas et des superhéros. Demandez-moi mon opinion sur Batman s’il vous plaît, j’adore m’écouter parler.
Le fait est que, si je n’étais pas mûre4, c’est que je n’avais pas ressenti d’urgence à l’être. Dans un couple hétéro en France, l’homme a en moyenne 2,5 ans de plus que la femme. On devient père à 32,5 ans alors que l’on devient mère à 29,5 ans. Ça fait deux-trois ans de plus que les hommes ont pour s’amuser, avoir des aventures, aller à des fêtes, avancer dans leur carrière, boire des shots et jouer à Jackass. Ça fait deux-trois ans de plus sans le poids des responsabilités.
Les hommes sont plus âgés dans les relations parce que l’on a appris aux femmes à désirer des hommes « un peu plus mûrs ». Parce qu’on leur a appris à considérer que les hommes sont plus beaux en vieillissant. Les mecs, en revanche, ont intégré que la femme attirante est forcément jeune et que c’est normal d’avoir un certain ascendant dans leurs relations du fait d’être plus âgé. On met la pression aux femmes sur leur fertilité… On a inventé le concept d’horloge biologique et implanté l’idée que, après trente-cinq ans, ça va être bien difficile de tomber enceinte, tandis que les hommes ne s’en inquiètent pas trop.
En vérité, les hommes sont beaucoup moins fertiles après quarante ans. Personne pourtant ne leur met la pression sur leur horloge biologique qui va les rattraper et leur fertilité déclinante qui menace leur descendance potentielle. Ils s’imaginent tous pouvoir encore devenir père à soixante-treize ans, comme Charlie Chaplin, alors que, d’ici là, leurs spermatozoïdes auront probablement la vivacité d’un zombie de La Nuit des morts-vivants.
Disons-le clairement : on vole des années de leur jeunesse aux femmes. Mais ce n’est pas tout, on leur vole aussi leurs dernières années : l’espérance de vie en France, c’est 79,5 ans pour les hommes et 85,4 ans pour les femmes. À cause, en partie, de comportements « immatures » dangereux, les hommes partent souvent les premiers (notons cependant que cette surmortalité est aussi parfois liée à des carrières plus dangereuses). Cela veut dire, bien souvent, que leurs épouses sont là pour prendre soin d’eux jusqu’à la fin mais qu’on laisse ensuite les veuves mourir seules, non pas juste 5,9 ans (la différence d’espérance de vie) mais 8,4 ans, car, rappelez-vous, elles sont plus jeunes que leurs partenaires. Cela explique en partie que les institutions (EHPAD et EHPA) soient aux trois quarts remplies de femmes5.
Les hommes auraient voulu monter un plan machiavélique pour échapper à leurs responsabilités qu’ils n’auraient pas fait mieux… Mais pourquoi se comportent-ils ainsi ? La réponse est simple : parce qu’ils le peuvent. Pour les pères, rien de plus simple que d’échapper à leurs responsabilités. Ainsi, l’Agence de recouvrement des impayés de pensions alimentaires (Aripa) a été créée en 2017 pour récupérer les contributions en souffrance (qui ne paye pas ? Un indice : ce ne sont pas les mamans). Et l’Aripa est très fière d’annoncer que, désormais, 62 % des pensions alimentaires sont versées dans les temps. Ça veut dire qu’on est toujours à 38 % de mauvais payeurs. Est-ce vraiment un chiffre dont on peut se vanter ?
L’immaturité des hommes n’est pas un problème d’hormones, un syndrome de puberté tardive : c’est l’insouciance des dominants. Et cette idée selon laquelle les hommes mûrissent moins vite a pour fonction objective de justifier leur désinvolture et les faire bénéficier d’une forme d’impunité.
Les clichés sur les hommes virils, plus intelligents, plus forts, davantage maîtres d’eux-mêmes ont longtemps servi à légitimer la domination masculine et à laisser aux femmes le travail domestique. Aujourd’hui, les clichés sur les hommes immatures, un peu bêtes, incapables de trier le linge correctement leur servent à échapper à leurs responsabilités et à ne toujours pas trier le linge. Et ils n’ont aucun mal à faire cohabiter les deux clichés tant que ça les arrange. Les hommes sont à la fois les mieux à même de diriger, plus droits et plus francs que les femmes, et des créatures immatures soumises à des hormones sauvages. Peu importe que ce soit incohérent, car toutes les excuses sont bonnes pour continuer à dominer.
Or, cette auto-infantilisation masculine, ils en payent par ailleurs le prix. Parce que leurs comportements dangereux finissent par leur faire du mal, à eux-mêmes aussi et pas qu’aux autres. Parce qu’ils s’exposent à être blessés, ou morts prématurément dans les cas les plus extrêmes, oui. Mais, plus discrètement, ils en payent aussi le prix en se coupant de la possibilité de relations plus enrichissantes avec des personnes moins jeunes. En se privant simplement de toute la richesse intellectuelle et émotionnelle d’une vie d’adulte. Le plaisir d’être un grand gamin irresponsable vaut-il vraiment cela ?
Charlotte BIENAIMÉ, Un podcast à soi, épisode 17, « Vieilles, et alors ? ».
Dans cet épisode de son excellent podcast féministe sur Arte radio, la journaliste Charlotte Bienaimé donne la parole à des femmes que l’on entend trop peu. Quand on vieillit, n’est-ce pas une bonne nouvelle que d’être libérées du regard des hommes ?
https://www.arteradio.com/emission/un_podcast_soi
Liv STRÖMQUIST, Les Sentiments du prince Charles, Rackham, Paris, 2012.
Cette autrice suédoise de bande dessinée est, d’un point de vue académique, très mauvaise en dessin et elle s’en fout – ce que je trouve admirable et inspirant, étant moi-même mauvaise dessinatrice à tous points de vue. Elle a des choses à dire, et des blagues pour les faire passer. En mêlant analyses sociologiques et psychologiques, exemples issus de la culture populaire et réflexions personnelles, Liv Strömquist construit un discours critique sur l’amour et les relations hétérosexuelles. Vous ai-je dit que, en plus, c’est drôle ?
1. 84 % des accidents routiers sont causés par des hommes selon la Base de données annuelles des accidents corporels de la circulation routière (BAAC) – Chiffres du ministère de l’Intérieur sur les années 2005-2020.
2. Voir le rapport Insécurité et délinquance en 2020 : bilan statistique sur le site du ministère de l’Intérieur.
3. FRED HUTCHINSON CANCER RESEARCH CENTER, « Men leave : separation and divorce far more common when the wife is the patient », étude, 2009.
4. Tout au long du livre, j’emploie le féminin pour parler de moi, même pré-transition. Habituez-vous.
5. DREES, « L’EHPAD, dernier lieu de vie pour un quart des personnes décédées en France en 2015 », étude, drees.solidarites-sante.gouv.fr.
Un garçon, ça ne pleure pas. Le patriarcat a délibéré sur le sujet des sentiments et décidé qu’il s’en passerait, merci bien. L’Homme est un être de raison, qui prend les bonnes et mauvaises nouvelles avec un stoïcisme inébranlable. Les émotions, c’est bon pour les filles. Bon, OK, un homme aura le droit de se mettre en colère de temps en temps. La colère, c’est viril. La joie peut passer dans certaines occasions et, à la limite, on vous laisse le droit de pleurer si vous gagnez la Coupe du monde ou un truc hyper important comme ça. Mais, pour le reste, vos émotions, vous les mettez dans un coin et on n’y touche jamais, OK ?
Les hommes doivent vivre avec ce paradoxe : ils éprouvent bien entendu tout autant de choses que n’importe qui, mais ils n’ont pas les outils pour comprendre et exprimer leurs émotions avec la finesse nécessaire. On ne les autorise que rarement à le faire, de toute façon. Le cliché voulant que les femmes soient plus émotives a du mal à résister à l’observation, du moins quand on sait comment regarder : incapables de gérer leurs émotions, les hommes se renfrognent, se vexent, explosent. Les hommes sont des créatures très sensibles et émotives qui, face à la frustration ou à des stimulations affectives diverses, se trouvent fort démunies. Ils souffrent pour beaucoup d’entre eux, selon de nombreux psychologues, d’une forme singulièrement masculine d’alexithymie : une difficulté à identifier, différencier et exprimer leurs propres émotions, et souvent aussi celles des autres.
On parle généralement du rapport déplorable des hommes à leurs émotions comme un coût de la domination masculine. N’avoir à sa disposition qu’une palette très limitée d’émotions autorisées, ça peut être handicapant au quotidien. Et ça peut même avoir des conséquences tragiques. Les hommes déconnectés de leurs émotions ne font pas qu’infliger des souffrances aux personnes qui les entourent, ils souffrent énormément eux-mêmes.
Sur environ 10 000 victimes de suicide par an en France, près des trois quarts sont des hommes. Pourtant, les femmes ont plus de pensées suicidaires, font davantage de tentatives de suicide et sont deux fois plus sujettes à la dépression. Pourquoi donc y a-t-il plus d’hommes victimes de suicide ? Probablement, au moins en partie, parce qu’ils n’appellent pas à l’aide. Si on a ces chiffres sur les femmes dépressives, c’est parce que, elles, elles ont consulté et obtenu un diagnostic avant de passer à l’acte. Beaucoup d’hommes qui vont mal feraient tout plutôt que d’admettre qu’ils ont un problème et se soigner. C’est sans doute une des explications du taux d’alcoolisme et d’addictions en tous genres, plus élevé chez eux. Et de leurs comportements violents envers les autres.
J’ai moi-même grandi avec cette injonction au stoïcisme. Je me rappelle clairement cette fois où, en décembre 1992, j’ai pleuré pour la mort de ma chienne. On avait quitté l’année précédente la campagne pour la ville, au bord d’une route très fréquentée. La chienne s’était échappée et une voiture l’avait percutée juste devant chez nous. Cette année-là, j’avais déjà beaucoup pleuré parce que, dans ma nouvelle école, j’avais vite trouvé ma place, celle de victime préférée de la plus grosse brute du CM2 et de tous ses copains. Si je me rappelle ces larmes en particulier, c’est parce que c’était les dernières. Je n’ai plus pleuré ensuite pendant seize ans.
Ce n’est pas que j’aie été plus heureuse, non. Je me rappelle que, quand la fille de cette chienne a été écrasée à son tour quelques années plus tard, je me suis étonnée de ne plus être capable de pleurer. J’avais appris à la dure à me couper de mes émotions. J’avais aussi appris à me méfier suffisamment de mes amis, même les plus proches, pour ne pas partager tous mes secrets avec eux par peur de la moquerie et du rejet. Petit à petit, malgré moi, j’ai préféré ignorer mes émotions parce que je les voyais comme des points faibles. Avoir des émotions, c’était prêter le flanc pour se faire battre.
Je ne raconte pas tout ça en prétendant que mon expérience est typiquement masculine. Je suis un cas extrême de socialisation masculine ratée de bout en bout. Je peux cependant témoigner que je sais ce que ça fait d’être coupé de ses émotions : c’est nul. C’est un acte d’automutilation psychique. Je ne crois pas que l’on puisse savoir ce que c’est que le bonheur et l’amour quand on est dans cet état-là. On ne peut nouer que des relations superficielles. On ne vit qu’une demi-vie.
Mais pourquoi donc les hommes ont-ils besoin de se couper de leurs émotions pour nous dominer ? Qu’est-ce qui, dans le patriarcat, nécessite une telle violence des hommes contre eux-mêmes ?
La première explication, on y reviendra plusieurs fois, toujours, c’est une combinaison d’homophobie et de misogynie. On a construit tout un système dans lequel chaque aspect de l’expérience humaine a un genre. Des vêtements que vous portez à la façon de vous nourrir, jusqu’à vos émotions. Et on a décidé qu’aux hommes irait la « rationalité » et aux femmes les « sentiments ». L’émotivité, c’est donc bon pour les filles ou les pédés. Et on a de bonnes raisons de penser que les choses ne vont pas forcément en s’arrangeant.
Parmi les nombreuses choses que l’on peut reprocher à Sigmund Freud, il y a la popularisation d’une conception hypersexualisée du monde. Tout chez nous relèverait de pulsions sexuelles inconscientes. Ajoutez à ça la création par la médecine du XIXe siècle de la catégorie « homosexuel » et vous vous retrouvez avec des générations d’hommes paranoïaques à l’idée de passer pour gay.
Dans la plupart des sociétés humaines, les hommes ont une relation matrimoniale avec une femme et des relations amicales avec des hommes qui sont au moins aussi importantes pour leur support émotionnel. Souvent même, dans les sociétés où l’on n’insiste pas autant sur le mariage d’amour que la nôtre, les hommes ont une relation d’abord économique avec les femmes, le mariage étant principalement un arrangement, un échange de services économico-sexuels, et c’est entre hommes que l’on se fournit le support émotionnel nécessaire.
Dans une société comme la nôtre cependant, où l’on a depuis cent cinquante ans si bien défini les catégories « homosexuel » et « hétérosexuel », l’amitié masculine devient suspecte. Dans une société où l’on n’a pas construit la catégorie repoussoir de l’homosexuel, on n’a pas peur de passer pour un pédé quand on tient la main de son meilleur ami ou quand on pleure dans ses bras1. Mais, alors, comment font les hommes pour se dire « je t’aime » ? Leurs sentiments trouvent d’autres voies. Quand j’étais un homme, mes relations avec les autres hommes passaient presque toujours par un objet. Pour moi qui suis une grande geek, les relations se nouaient autour de la musique, d’une série, d’un film, d’un jeu vidéo. Pour d’autres hommes, ce sera le foot. Le bricolage. La philatélie. La politique. Le boulot.
Écoutez les hommes autour de vous, leurs discussions : il y a toujours un objet entre eux et un jeu complexe de déclarations. Les hommes ne peuvent pas se dire « je t’aime », « je suis triste » ou « je suis heureux de te voir ». Ils disent : « T’as vu le PSG hier, mec ? » Souvent s’ajoute à ça un élément de compétitivité. Parfois, ça va jusqu’à l’insulte gentille, à la fausse agression : « Mec, t’as aimé la dernière saison de Game of Thrones, j’te parle plus. » – et de mimer un coup de poing.
Un des plus grands et meilleurs changements pour moi dans la transition a été la possibilité de m’ouvrir à des discussions franches et directes avec d’autres femmes et de sortir de ces relations de compétition permanente entre hommes qui m’intéressaient peu et où je ne trouvais pas ma place. La compétition, c’est aussi un facteur qui rend difficile pour les hommes d’avoir des amitiés riches et émotionnellement satisfaisantes. On ne peut pas trop fraterniser avec ceux qui sont toujours, au moins un peu, ses rivaux. C’est pour cela que beaucoup sollicitent leurs copines comme si elles étaient non seulement leur maman, mais aussi leur psy.
La psychologue Niobe Way a étudié les adolescents américains pour tenter de comprendre comment les hommes en viennent à perdre leur intelligence émotionnelle. Car ne vous trompez pas : les petits garçons n’ont rien à envier aux petites filles en ce domaine. Ils peuvent être aimants, sensibles et ont une compréhension fine des sentiments de leurs camarades et de leur famille. Mais, en grandissant, les garçons perdent tout ça. Dans son livre Deep Secrets. Boys’ Friendships and the Crisis of Connection, Niobe Way décrit comment les jeunes garçons entretiennent des amitiés très fortes, émotionnellement enrichissantes, qui sont pour eux des lieux de résistance à l’injonction patriarcale au stoïcisme. Ils partagent avec leurs meilleurs amis des secrets qu’ils ne révéleraient à personne d’autre. Puis, vers la fin de l’adolescence, ces amitiés se dissolvent ou ne sont plus aussi intenses. Les garçons regrettent de ne plus pouvoir trouver de vrais amis, mais ce qui se passe, selon Niobe Way, c’est qu’ils ont arrêté de résister à leur initiation au patriarcat. Ils sont devenus des hommes, donc insensibles. Ils ne peuvent plus partager les mêmes choses qu’avant avec d’autres hommes2.
La psychologue explique cet état de fait par l’attribution aux émotions d’un sexe (féminin) et d’une orientation (homosexuelle), comme nous l’avons vu, mais aussi par une autre injonction patriarcale : un homme, un vrai, est indépendant. Un homme n’appelle pas à l’aide. Il peut se débrouiller avec sa bite et son couteau. Pas besoin de se confier à ses amis. Pas besoin de voir un psy. Même pas besoin de voir le moindre médecin. De fait, les hommes, en général, consultent moins, font moins de démarches préventives pour leur santé, et c’est d’autant plus vrai pour ceux qui adhèrent à une vision plus « traditionnelle » de la masculinité – au point que cela pourrait être l’une des explications de leur moindre espérance de vie3.
L’ironie de la situation de ces hommes qui s’imaginent comme des cow-boys solitaires, totalement indépendants, c’est qu’ils ne le sont pas du tout, évidemment. Incapable de cuisiner ou de laver sa chemise lui-même, le macho est en fait complètement dépendant de sa mère puis de sa femme. L’homme viril est un grand bébé, c’est un fait apparent pour toutes les femmes qui en ont fréquenté un. Mais, au regard des statistiques sur le travail domestique, il n’y a pas que les grands machos qui dépendent des femmes autour d’eux. La dépendance masculine est à la base de notre société.
Comme souvent, on a donc une contradiction évidente entre l’image d’Épinal et la réalité : les hommes qui clament le plus fort leur indépendance sont souvent les plus dépendants. Tout comme quand on nous dit qu’ils sont plus responsables ou plus courageux. De la même façon qu’on a démonté certains de ces mythes, je pense qu’il faut interroger celui de l’homme stoïque. Oui, les hommes s’imaginent moins sentimentaux. Ils tentent de l’être. Le sont-ils vraiment ? Et à quoi leur sert-il de prétendre être maîtres de leurs émotions ?
Tout d’abord, il faut bien établir que les hommes ne sont pas maîtres de leurs émotions. Refouler ses émotions, ça n’est pas les maîtriser, c’est plutôt une recette pour ne pas se comprendre et ne pas contrôler ses propres réactions. Mais, si on a assimilé les émotions au féminin, c’est parce qu’on les oppose à la raison. En se prétendant au-dessus des émotions, les hommes se positionnent comme des êtres plus rationnels. C’est une opposition clairement établie dans la pensée occidentale et qui, franchement, n’a pas beaucoup de sens. Une pensée sans émotion est bancale.
Pour comprendre la façon dont la palette émotionnelle des hommes est constituée, on peut faire appel à la théorie des « émotions construites » de la psychologue Lisa Feldman-Barrett4. Elle part du double constat que, d’une part, on ne peut pas lire les émotions dans l’imagerie cérébrale et que, d’autre part, on ne trouve pas d’équivalent universel de nos émotions occidentales. Il existe des sociétés dans lesquelles on n’a pas de notions de « tristesse » ou de « colère » qui soient exactement identiques aux nôtres, et des sociétés dans lesquelles on ressent des émotions qui nous sont totalement étrangères. Pour Lisa Feldman-Barrett, nos émotions sont des catégories construites socialement pour donner un sens à des états très variés de notre corps et notre esprit (si tant est que l’on puisse séparer les deux).
Pour un homme élevé avec des valeurs viriles très strictes, un grand nombre de ces états va se traduire en une seule émotion : la colère. Stress, angoisse, insécurité, jalousie, faim, défaite du PSG, envie de pipi : tout ça ne peut trouver qu’une forme d’expression, la colère. Et si la colère est l’émotion la plus acceptable pour un homme, c’est parce qu’elle lui est utile. La colère obtient des résultats. J’ignore si c’est parce que j’ai vécu avec plusieurs personnes capables de colères explosives que j’ai moi-même une grande difficulté à traduire mes problèmes sous la forme de colère, mais, en tout cas, je peux vous dire que subir la colère des autres m’a appris à me tenir à carreau.
Mais les hommes sensibles, ça existe aussi, non ? Il y a effectivement plein de contre-exemples. Des poètes, des esthètes, des artistes. Ça ne loupe jamais : régulièrement, la culture produit un nouveau modèle d’homme sensible, et on fait toutes et tous comme si on découvrait qu’un rappeur ou un footballeur pouvait avoir des sentiments. Le rappeur le plus populaire du monde s’appelle Drake et il fait pleurer dans les chaumières depuis 2006 (et ça ne l’empêche pas d’être misogyne et d’avoir un passif pour le moins compliqué avec des femmes beaucoup plus jeunes que lui). Un homme qui assume ses sentiments, c’est vu comme courageux. Et c’est lucratif.
Un homme qui pleure, c’est une transgression et, comme toute transgression, c’est un pari. Il peut être traité de femmelette, mais il peut aussi être célébré. Et s’il a par ailleurs tout un tas d’attributs masculins indéniables (il est fort en sport, il a des gros muscles, une meuf bien foutue), son pari est d’autant moins risqué. Les émotions de ces hommes sensibles, parce qu’elles sont transgressives, sont récompensées. Elles sont vues comme plus authentiques. Parfois plus tragiques. C’est beau, un homme qui pleure. Une femme qui pleure, c’est juste pénible.
Tout ça peut donner naissance à ce que j’appellerais le syndrome de la Belle et la Bête. Les femmes hétérosexuelles sont conditionnées à attendre leur Bête avec l’espoir d’en faire un prince charmant. OK, la Bête est un peu bourrue, elle fait même un peu peur. Retenir en otage la Belle, c’est pas très cool. Mais si vous êtes suffisamment douce et aimante, votre Bête finira bien par trouver l’être sensible qui se cache dans son cœur de brute. C’est un espoir qui permet de justifier tous les abus et on apprend aux femmes à entretenir cet espoir dès le plus jeune âge.
Cependant, utiliser ses émotions et une prétendue vulnérabilité à son avantage en tant que dominant, ce n’est pas l’apanage des seuls hommes. Dans les milieux afroféministes, on a appris à se méfier des white tears (des « larmes de Blancs ») : cette façon qu’ont des personnes blanches – femmes et hommes – de se poser en victimes quand on les interpelle sur leur racisme. Le refus du racisme est alors réinterprété comme une attaque personnelle, et les sentiments de la « victime » de l’accusation deviennent le sujet central plutôt que le racisme en lui-même.
Pour toutes ces raisons, je tique quand on me parle des coûts de la domination masculine. Si ce sont des coûts, il semble que la plupart des hommes ont tacitement accepté de les payer. Et c’est qu’ils en tirent quelques bénéfices. Parler de coûts laisse penser que les hommes n’ont aucun choix, aucune agentivité et qu’ils dominent presque malgré eux. Cela laisse penser aussi que ce fonctionnement émotionnel est extérieur à la mécanique de domination. Le fait de se couper de ses émotions, de ne plus avoir que la colère, de se prétendre indépendant, ce ne sont pas des effets secondaires malencontreux mais des outils du patriarcat.
Est-ce que des hommes en pleine possession de leurs capacités d’amour et d’empathie pourraient vivre avec les femmes en sachant ce qu’ils leur font régulièrement subir ? Ce qu’on appelle l’alexithymie masculine est peut-être aussi un moyen de se couper de la réalité de l’injustice patriarcale. Un outil qui permet d’écraser les femmes sous sa botte, d’exploiter leur travail et leur sexualité sans trop se poser de questions.
Cela ne m’a cependant pas empêchée d’évoquer plus haut mon empathie pour les hommes qui se coupent de leurs émotions, avec les effets délétères que cela entraîne pour leur personnalité. Ce n’est pas un choix que l’on fait forcément en connaissance de cause. Ni en toute liberté. Si autant le font, c’est qu’il y a une pression sociale énorme à se conformer à la norme, et un coût considérable aussi pour beaucoup de ceux qui en dévient. Je ne peux qu’encourager les hommes à tenter de sortir de ce carcan, s’ouvrir, tout faire pour ne pas foutre eux-mêmes leur vie en l’air. Et j’espère qu’ils y parviendront en appelant à l’aide, et pas seulement les femmes de leur vie.
J’aimerais que ce livre, s’il a des lecteurs masculins, permette à ceux qui seraient susceptibles de tomber dans les pièges de l’antiféminisme de comprendre que nous ne sommes pas la source de leurs problèmes. Que leur profonde insatisfaction, leur incapacité au bonheur n’est pas la faute des femmes qui luttent contre le patriarcat. Que si la vie d’homme ne les satisfait pas, ils peuvent peut-être lâcher du lest, commencer une thérapie et s’ouvrir à leurs émotions, et que si ça fait d’eux des femmelettes… tant mieux.
Je sais cependant que ce n’est pas en faisant appel à la psychologie qu’on fera des hommes nouveaux et meilleurs en masse. On ne peut pas vaincre le patriarcat en appelant les hommes à devenir plus sensibles quand notre société les incite systématiquement à ne pas l’être et les récompense pour ça. La psychologie masculine découle du patriarcat, pas l’inverse. Pour le faire tomber, il ne suffira pas d’espérer rendre les hommes plus gentils.
Carol GILLIGAN et Naomi SNIDER, Pourquoi le patriarcat ? Flammarion, Paris, 2021.
Dans ce livre, les deux autrices, des psychologues, expliquent les raisons qui font que le patriarcat se maintient. Ce chapitre leur doit beaucoup, malgré mes réticences vis-à-vis des explications psychologiques de phénomènes qui, selon moi, sont plus vastes et plus structurels.
Léonora MIANO (dir.), Marianne et le garçon noir, Pauvert, Paris, 2017.
J’ai à peine effleuré le thème des émotions masculines à l’intersection du genre et de la race. Plusieurs textes de ce recueil vous permettront de creuser ce sujet que je ne me sentais pas capable d’explorer moi-même de façon plus fouillée. À l’origine de cet ouvrage collectif, les violences policières sur les personnes racisées : Léonora Miano a demandé à plusieurs auteurs et autrices panafricains d’écrire sur la position des hommes noirs en France, et cette lecture offre un panorama de réponses politiques, psychologiques, littéraires et poétiques.
John STOLTENBERG, Refuser d’être un homme. Pour en finir avec la virilité, Syllepse, Paris, 2013.
Bien qu’un peu daté, ce recueil d’essais rédigés principalement dans les années 1970 offre un point de vue toujours pertinent, celui d’un homme impliqué dans le féminisme radical à une époque où bien peu ont osé, comme lui, rejeter la virilité et l’hétérosexualité. À la lecture de ce livre, on a le sentiment que les idées de John Stoltenberg l’ont mené dans une impasse quant à sa position d’homme. Il a cependant apporté beaucoup aux hommes pour commencer à réfléchir d’un point de vue féministe.
1. Walter L. WILLIAM, « The relationship between male-male friendship and male-female marriage : American Indian and Asian comparisons », in Peter M. NARDI (dir.), Men’s Friendships, Sage, Thousand Oaks, 1992, p. 186-200.
2. Niobe WAY, Deep Secrets. Boys’ Friendships and the Crisis of Connection, Harvard University Press, Cambridge, 2011.
3. Kristen W. SPRINGER ET Dawne M. MOUZON, « “Macho men” and preventive health care : implications for older men in different social classes », Journal of Health and Social Behavior, vol. 52, no 2, 2011, p. 212-227.
4. Lisa FELDMAN-BARRETT, How Emotions Are Made. The Secret Life of the Brain, Houghton Mifflin Harcourt, Boston, 2017.
Au moment où j’écris ces lignes, la procréation médicalement assistée (PMA) pour toutes (pour toutes, sauf les personnes trans) a enfin quitté le statut de promesse législative éternellement en passe d’être remplie pour devenir un droit qui tarde toujours concrètement à s’appliquer – ceci de par le manque de bonne volonté de responsables de CECOS1 qui prétendent n’avoir pas eu le temps de se préparer pour une loi que l’on avait pourtant vue venir de très loin.
Les atermoiements des gouvernements successifs depuis 2012 invitent aux métaphores reproductives : l’impuissance à concevoir un projet de loi ne révèle-t-elle pas l’absence de désir profond de voir naître cette réforme ? Mais, comme je ne suis pas poétesse, je me bornerai à dire que les gouvernements successifs sont couards et lesbophobes.
Pour celles et ceux qui n’ont pas suivi, la PMA était légale en France depuis… le départ. On n’a pas attendu qu’il y ait de loi pour commencer à la pratiquer, et il y a bien eu quelques PMA pour des lesbiennes dans les années 1980-19902. Mais, en 1994, avec la première loi de bioéthique, on a formellement mis en place une interdiction discriminatoire pour les femmes lesbiennes et les femmes seules d’y avoir recours. Ce qui est en jeu, donc, c’est la place du père. Sans papa, qui apprendra aux futurs footballeurs français la règle du hors-jeu ?
La majorité La République en marche a semblé bien embêtée avec cette loi, à vouloir ménager la chèvre qui leur dit que, quand même aujourd’hui, l’homophobie, c’est un peu ringard, et le chou conservateur des Jean-Eudes et Marie-Chantal de la Manif Pour Tous. Alors, pour sauver les apparences et le sacro-saint rôle du spermatozoïde paternel, on a bricolé des solutions bâtardes au Parlement, comme celle d’apposer la mention « né ou née par PMA » sur l’acte de naissance des enfants qui ont deux mamans, une mesure qui ne s’appliquerait pas aux enfants nés par PMA dans un couple hétéro parce que.
Visiblement, tout ce petit monde n’a pas conscience que, des mamans qui font des bébés toutes seules, il y en a depuis longtemps, même bien avant la chanson de Jean-Jacques Goldman dans laquelle il nous explique que, les nanas qui font un bébé toutes seules, il n’est pas contre tant qu’il peut être leur plan cul. Mais, le plus souvent, les mères seules n’ont pas choisi de l’être : le papa est parti, ou bien il n’a jamais été là, ou pas assez. À quoi ça sert, un père ? Pas à grand-chose en tout cas quand il n’est pas là.
Biologiquement parlant, tout ce qu’il fait d’irremplaçable est de produire des spermatozoïdes fertiles, du moins dans le cas du père cis. Les défenseurs des pères vont cependant nous expliquer que seul papa peut apporter la discipline qui contrebalance la naturelle tendresse maternelle. Que le rôle du père est de transmettre à ses enfants le sens de l’ordre tout en fournissant une figure contre laquelle se rebeller pour devenir un individu. C’est lui qui transmet le courage et qui répare les robinets qui fuient. Et, s’il rentre tard le soir, c’est parce que c’est lui qui doit sortir affronter le monde pour mettre du pain sur la table pendant que maman s’occupe des enfants à la maison.
Bref, dès qu’on se penche un peu sur cette idée de « rôle du père », on retombe vite sur une notion très traditionaliste et essentialiste du père idéalisé des années 1950, qui fume des gauloises et distribue avec parcimonie gifles et fessées à toute la maisonnée. Si cette image vous inspire dans vos scénarios de roleplay BDSM, allez-y, qui suis-je pour vous juger ? Cet idéal, cependant, a de moins en moins le vent en poupe, et c’est face à cela que s’est développée l’image du « nouveau père ». Il change les couches, il est généreux dans ses marques d’affection, il vient chercher les enfants à l’école. Depuis les années 1970, ce nouveau modèle de papa serait vraiment la panacée. À moins qu’il ne soit le signe de la décadence de l’Occident, de la fin de l’ordre et de la féminisation généralisée. Ce à quoi je répondrai en soupirant : si seulement…
Les nouveaux papas seraient un phénomène post-soixante-huitard : des hommes férus d’égalité qui s’impliqueraient autant que les femmes dans l’éducation de leurs enfants. À la fermeté légendaire de leurs propres pères, ils opposent un amour paternel tout en douceur. Franchement, c’est plutôt cool, un nouveau papa. Le problème, c’est que ce phénomène dont on nous parle beaucoup dans les médias depuis cinquante ans, c’est, en grande partie, de l’esbroufe. On sait que, pour vendre un produit en supermarché, coller un sticker « nouvelle recette » ou « nouveau goût » suffit parfois, quand bien même personne ne sait précisément ce qui est nouveau dans la recette. Moins de colorant E72 et un peu plus de mentions « Contient peut-être des traces de soja » ? Une révolution !
Pour savoir si ces nouveaux pères existent oui ou non, on peut se référer à l’étude des relations familiales et intergénérationnelles de 20113 ou à une autre étude de l’Insee de 2015 sur la répartition des tâches domestiques4. En se penchant sur le partage des tâches entre parents, elle met une réalité en évidence : l’inégalité est encore très largement la norme. Les hommes sont généralement dans une position de second, qui « aide » la mère, mais rarement dans un rôle de référent. Globalement, le temps en plus consacré par les hommes aux enfants est lié à des tâches visibles et valorisées : à eux les jeux et les activités éducatives, à elles les couches et les lessives. Et on laissera aussi aux mères les activités qui pourraient être perçues comme trop peu viriles, comme l’habillement ou le bain. Vous n’aurez pas à choisir quelle robe rose à paillettes mettre à Eurydice et quel tee-shirt motif treillis mettre à Gaspard. Votre virilité est sauve !
En fait, les inégalités se sont atténuées, mais c’est davantage parce que les femmes (certaines femmes en tout cas) en font moins que parce que les hommes en font plus. Merci, donc, aux femmes de ménage et aux assistantes maternelles. Au final, pour le raccourcissement de leur double journée de travail, les femmes ont d’autres femmes à remercier : les plus précaires, les racisées, qui font le travail dont personne d’autre ne veut.
S’il est vrai que des changements ont eu lieu par rapport aux années 1950-1960, leur rythme s’est considérablement ralenti depuis les années 1970, et la révolution que l’on nous vante tant se révèle en réalité assez modérée.
Pour quitter le monde des statistiques et retourner au niveau de l’anecdote, vous me direz que vous connaissez des pères comme ça. J’en connais plein et j’en ai même fait partie pendant quelques années avant de quitter la team Papas. Dans le couple, c’était moi qui préparais les purées et qui prenais sur mon temps de travail pour emmener mon enfant chez le pédiatre. Et puis un jour, en regardant autour de moi, je me suis rendu compte que ces nouveaux papas de mon entourage étaient tous intermittents, pigistes ou chômeurs – souvent un peu des trois –, tandis que leurs conjointes assuraient le seul revenu stable du foyer. Qu’ils prennent leur part dans le soin de l’enfant était somme toute logique dans la mesure où cela faisait des années qu’ils vivaient grâce aux revenus de leur compagne. Mais ça ne l’est pas pour tout le monde.
Une étude de la Harvard Business School5 sur les femmes « à succès » a montré que, plus que le fait d’avoir un enfant, ce qui déterminerait la teneur du succès des femmes dans leur carrière, c’est le fait d’être en couple avec un homme qui lui aussi « fait carrière ». D’où ce conseil que se passent certaines femmes, en anglais dans le texte : Marry down, épousez un homme qui a moins de succès professionnel que vous, sinon vous passerez toujours en second. Vous vous chargerez de changer les couches, vous prendrez un congé parental plus long, parce que, économiquement, c’est logique. Dans un pays où les femmes gagnent encore globalement moins que les hommes, les « nouveaux pères » resteront toujours une exception.
Être un nouveau père, pourtant, c’est une expérience assez cool. OK, s’occuper seule et à temps plein d’un enfant en bas âge, c’est éreintant, et j’ai eu la chance de ne le faire que pendant de courtes périodes (le jour où nous avons décroché une place en crèche municipale, j’ai eu l’impression d’avoir gagné au loto). Mais, en étant un homme, on bénéficie de ce que j’appellerais un double bonus : si on est un père absent, qui travaille trop, on est plaint, là où la mère absente sera culpabilisée. Si on est un « nouveau père » qui fait au moins 25 % de ce que fait la maman, on nous porte aux nues. Ma mère s’extasiait de me voir changer des couches, ce que mon père n’a fait pour aucun de leurs cinq enfants. Quand je portais mon fils en écharpe, des vieilles dames admiratives me proposaient leur place dans le bus. J’avais la sympathie de mes collègues qui me voyaient bâiller parce que le bébé ne faisait pas ses nuits. Au travail, les hommes se donnent en spectacle dans le rôle de père courageux, alors que les jeunes mamans ont l’habitude de cacher à tout prix leur fatigue, craignant l’impact que la venue d’un enfant pourrait avoir sur leur carrière.
On entend beaucoup parler depuis une vingtaine d’années des associations qui se battent pour ces pères dont les droits seraient bafoués par une justice décidément anti-hommes. Confrontés à des juges qui sont bien souvent des femmes, les pères, en cas de séparation d’avec leurs compagnes, se verraient refuser la garde alternée ou le droit de visite par des juges misandres qui préféreraient systématiquement laisser la garde des enfants aux femmes. Un chiffre qu’ils citent : 71 % des jugements de divorce accordent la garde exclusive à la mère6. Ce que ces associations oublient de nous dire, c’est que, dans 80 % des cas, ces décisions sont prises en suivant le souhait concerté des deux parents. Ce à quoi s’ajoutent 9 % de parents qui n’émettent aucun souhait, dont, à 83 %, des pères. Ces pères je-m’en-foutistes, on pourrait les appeler les « papas baleks7 ». Les enfants, trop souvent, ces pères n’en veulent simplement pas.
Et les cas avérés où la justice a brisé des pères ? Je ne doute pas qu’ils existent. Tout comme il existe de très nombreux témoignages de mères et d’enfants traumatisés par une décision de justice qui les obligent à maintenir le contact avec des hommes violents et/ou abusifs. Loin de moi l’idée de dire que la justice de notre pays est infaillible, mais qui souffre le plus de ses failles ?
À côté des 89 % de papas qui obtiennent ce qu’ils veulent parce qu’ils sont d’accord avec leur ex ou qu’ils sont des papas baleks, il reste les 10 % de divorces avec conflit sur la garde de l’enfant. Dans cette minorité de cas, on donne raison au père 52 fois sur 100. Où est donc la grande injustice, l’inégalité ? En défaveur de qui ?
Pourquoi donc faudrait-il, comme le réclament certaines associations de pères, établir la garde alternée systématique ? Qu’advient-il dans les cas où l’ancien conjoint est abusif ? Imposer une garde alternée systématique, ce serait mettre des enfants entre les mains de ces pères violents et leur donner la garantie que leur ex ne leur échappe jamais totalement.
Certes, tous les pères ne sont pas violents, fort heureusement. Et puis, si la caricature du père autoritaire des années 1950 ne donne peut-être pas très envie, ne faut-il pas tout de même tenir compte du rôle que le père est censé jouer en tant que « figure d’autorité » dans le développement de l’enfant ? Suis-je en train de proposer naïvement une éducation hyper bienveillante, une vision bisounours qui mène tout droit à l’« enfant roi » ? La sagesse populaire, la vulgate psychanalytique et les réacs zemmouriens sont d’accord, il faut poser des limites à l’enfant pour son épanouissement. Et, sous réserve d’un examen plus poussé de la nature et de la sévérité de ces limites, je suis moi-même assez d’accord sur le fait qu’il faille en poser. D’ailleurs, pas plus tard qu’hier, j’ai dit à mon fils d’aller se coucher même s’il m’assurait en se frottant les yeux qu’il n’était pas fatigué. Comme une véritable tortionnaire.
Ce que j’interroge, c’est la nécessité absolue que le père soit le représentant unique de cette autorité, ce qui, il me semble, n’a de toute façon jamais été le cas en pratique. Les papas gâteau et les mamans sévères, ça a toujours existé. On en appelle ainsi à un rôle traditionnel du père, mais en précisant rarement la référence historique pertinente. Les pères ont une histoire : le père romain était un dictateur absolu dans sa famille, décidant quel fils il reconnaissait et quel fils serait « exposé », c’est-à-dire déposé sur le pas de la porte pour très probablement y mourir. Il avait le droit de vie et de mort sur ses fils même lorsque ceux-ci atteignaient l’âge adulte. Le père catholique du Moyen Âge, lui, a perdu de sa puissance au profit de l’Église. L’infanticide était désormais mal vu parce qu’il fallait « croître et se multiplier ». Était-ce là le début de la fin pour la paternité occidentale ?
L’image du père absent, déléguant les tâches d’éducation aux femmes, est finalement assez récente. Elle remonte à la révolution industrielle et à ses emplois salariés. Quand le père travaillait aux champs, il emmenait son fils pour lui apprendre le métier et l’utiliser comme main-d’œuvre. Il emmenait aussi sa femme et ses filles, d’ailleurs, chacun et chacune ayant son rôle dans l’économie rurale. C’est plutôt donc à un rôle relativement récent, celui du père de l’ère industrielle, que les traditionalistes semblent renvoyer comme s’il avait été de tout temps le même. Le « rôle du père » a beaucoup changé à travers l’histoire, il est loin d’être une donnée universelle et immuable.
En fait, les défenseurs de la paternité « traditionnelle » semblent se référer tout simplement à leur propre père, celui qui leur en a fait baver parce qu’il s’accordait tous les droits dont ils voudraient bien profiter aujourd’hui à leur tour : « Mon père trompait ma mère et me collait de grosses claques quand je ramenais une mauvaise note et ce serait injuste que je ne puisse pas faire de même avec ma femme et mes enfants. » Voilà ce que je lis entre les lignes quand on en appelle au retour de la figure paternelle d’antan.
Je ne vais surprendre personne en révélant que j’avais en grandissant des problèmes avec mon père. Au point que, à l’adolescence, j’ai fantasmé sa mort violente. C’est à peu près normal, nous dit-on, c’est le complexe d’Œdipe : pour devenir adulte, on doit tuer le père (métaphoriquement, hein). Et c’est probablement une description assez juste de ce qui se passait dans la tête de beaucoup d’hommes qui s’allongeaient sur le divan de Freud il y a plus d’un siècle. Je ne peux pas m’empêcher de me demander tout de même : est-on vraiment obligé d’en passer par là ? Les filles sont-elles obligées d’être dans une rivalité avec leurs mères pour l’affection de leur père ? Est-ce vraiment cela que l’on veut à tout prix conserver et transmettre, comme modèle ? Le problème, c’est lorsque les descriptions fournies par la psychanalyse du XIXe siècle deviennent des prescriptions pour nos vies au XXIe.
Il se trouve que les enfants élevés par deux pères ou deux mères vont plutôt bien, selon toutes les études faites sur le sujet8. Alors, pour sauver l’Œdipe, certains s’accrochent à l’idée que, dans les couples homosexuels, il y en a toujours un qui fait l’homme et l’autre la femme, c’est peut-être rassurant pour les hétéros, mais, avouons-le, nous les LGBTI, ça nous fait bien rigoler. Peut-être qu’il vaudrait mieux réviser sérieusement le concept trop rigide et normatif de complexe d’Œdipe, mais je laisserai ce travail aux psychanalystes queer parce que, personnellement, je n’ai jamais très bien compris Lacan.
J’ai écarté les réponses traditionnelles à la question de la place du père. Il n’a pas à être une figure d’autorité intransigeante, un chef de famille omnipotent, un nouveau papa qui épate la galerie en changeant une couche de temps en temps. Que lui reste-t-il donc ? Ma réponse personnelle serait que la meilleure chose qu’il puisse faire, c’est simplement d’être là.
Bien sûr, je ne dis pas qu’il doit être présent à tout prix, comme les membres de l’association SOS Papa qui semblent penser qu’un père violent vaut mieux qu’un père absent. Les pères doivent être là simplement parce qu’élever un enfant seule c’est difficile, c’est crevant, et qu’à deux on peut s’épauler. Pas besoin de genrer absolument les rôles, vous pouvez être un parent coulant ou être celui qui fait respecter l’ordre à la maison. Vous pouvez alterner. Et, évidemment, partager équitablement les tâches avec votre partenaire. C’est aussi simple que ça.
Attention cependant, pères qui réclamez votre place, ce n’est pas une tâche facile. Les pères qui n’arrivent pas à simplement être là, il y en a des millions. Depuis des générations et des générations. Venir pleurnicher que, avec la PMA pour toutes, on risque d’éclipser les pères, c’est quand même assez indécent quand on pense au nombre de mères qui auraient aimé avoir leur conjoint à leurs côtés.
Et présenter la PMA comme une stratégie féministe radicale pour dynamiter la filiation, c’est en méconnaître les enjeux. La féministe Shulamith Firestone pensait que la grossesse maintenait les femmes dans la servitude et qu’on ne parviendrait à en finir avec le patriarcat que le jour où les fœtus grandiraient tous en incubateur9. Aujourd’hui, des femmes se battent plutôt pour le droit de porter des enfants. Je dirais que, niveau adhésion aux valeurs traditionnelles de la société, ça va, vous n’avez pas trop à vous inquiéter.
Alors on fait quoi ? La première réponse évidente serait de lutter pour obtenir des congés maternité-paternité obligatoires et aussi longs pour les deux parents, quel que soit leur genre. Cela aiderait de nombreux couples, mais cela ne résoudrait pas tous les problèmes : pour les mecs qui, de toute façon, n’en foutent pas une, ce sera juste trois mois de vacances aux frais de la princesse. Pire : on sait que les violences conjugales commencent souvent pendant la grossesse. Maintenir des pères et maris violents à la maison, toute la journée en tête à tête avec leur victime, ça n’est pas un super projet féministe.
Mais il y a un autre effet secondaire inattendu : en Espagne, où une telle mesure a été mise en place, on s’est rendu compte que les pères qui avaient dû s’occuper de leur nouveau-né révisaient ensuite à la baisse le nombre d’enfants qu’ils désiraient avoir. Eh oui, encore une fois : s’occuper d’un bébé, c’est une des tâches les plus ingrates que vous aurez à accomplir dans votre vie.
Sous couvert de progressisme, certaines réformes peuvent aussi être l’occasion d’une véritable arnaque pour les femmes : la réforme du congé parental menée en France entre 2013 et 2016 avait pour but affiché d’inciter les pères à profiter davantage du dispositif en leur offrant les mêmes droits qu’aux mères. Sauf que, au passage, on a réduit le montant des indemnisations (plafonnées à 396 euros par mois, pas du tout de quoi vivre seule, donc) et la durée maximale du congé offert aux femmes, qui est passée de trois ans à deux ans. On a fait économiser 1 milliard d’euros à la Sécu d’un côté et fait augmenter le nombre de chômeuses de l’autre. Et les pères ne prennent pas davantage de congés pour s’occuper des enfants (à ce tarif-là, comment leur en vouloir ?). Vous m’excuserez si je suis méfiante quand on me dit que les droits des pères sont une cause féministe.
Il est donc probablement plus efficace de militer pour l’extension des moyens de garde collectifs. Plus de places en crèche, c’est plus de mamans libres de poursuivre leur carrière et c’est davantage d’égalité entre les parents. En créant les conditions matérielles d’un meilleur partage des tâches et d’une meilleure autonomie des mères, en déstigmatisant ces tâches comme n’étant plus « maternelles » d’un côté et « paternelles » de l’autre, on parviendra à créer non seulement des nouveaux pères, mais aussi et surtout de nouveaux parents.
Aurélie BLANC, Tu seras un homme – féministe – mon fils !, Marabout, Paris, 2018.
Il existe tout un tas de livres sur l’éducation non genrée des petites filles et sur la façon d’éviter de les enfermer dans des clichés de princesses et de paillettes. À ma connaissance, il n’y en a qu’un qui transmette le message à votre fils que les princesses et les paillettes, ça peut être chouette. Si vous vous demandez comment faire pour que votre petit garçon ne se transforme pas en macho au contact d’une société qui lui dit dès la crèche qu’il doit préférer les camions aux poupées, ce livre est pour vous.
Béatrice KAMMERER et Amandine JOHAIS, Comment éviter de se fâcher avec la terre entière en devenant parent ?, Belin, Paris, 2017.
Le chapitre 4 de cet ouvrage, intitulé « Les nouveaux pères sont-ils de meilleures mères ? », a beaucoup inspiré ce que vous venez de lire, et les autrices abordent plusieurs autres questions essentielles pour les parents, avec beaucoup de pédagogie et sans culpabilisation. Faut-il absolument faire un enfant avant trente-cinq ans ? Faut-il mater les enfants rois ? Est-ce que votre enfant se développe au bon rythme ? Voilà le genre d’inquiétudes qui minent les parents et ce livre apporte des outils pour tenter d’y répondre soi-même.
Yvonne KNIBIEHLER, Les pères aussi ont une histoire, Hachette, Paris, 1987.
Depuis le tout-puissant pater familias romain aux « nouveaux pères », en passant par le père catholique du Moyen Âge, le père des Lumières, le napoléonien et celui de la révolution industrielle, Yvonne Knibiehler retrace les évolutions de ce rôle et montre que, même en se limitant à un point de vue occidental, on ne peut pas identifier de figure paternelle unique et constante à travers les âges.
1. CECOS : centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains.
2. Louise FESSARD, « PMA : enquête sur le verrou bioéthique de 1994 », Mediapart, 28 septembre 2019.
3. Arnaud RÉGNIER-LOILIER, Étude des relations familiales et intergénérationnelles, Ined, Paris, 2012.
4. Clara CHAMPAGNE, Ariane PAILHÉ et Anne SOLAZ, « Le temps domestique et parental des hommes et des femmes : quels facteurs d’évolutions en 25 ans ? », Économie et Statistique, no 478-480, 2015, p. 209-242.
5. Robin J. ELY, Pamela STONE et Colleen AMMERMAN, « Rethink what you “know” about high-achieving women », Harvard Business Review, décembre 2014.
6. Maud GUILLONNEAU et Caroline MOREAU, « La résidence des enfants de parents séparés. De la demande des parents à la décision du juge », Ministère de la Justice, Direction des affaires civiles et du sceau, Pôle d’évaluation de la justice civile, novembre 2013.
7. De l’expression abrégée « j’m’en balek », i.e. « je m’en bats les couilles ».
8. Juliette CAMPION, « Projet de loi de bioéthique : ce que disent les études et les experts sur les enfants élevés dans des familles homoparentales », Francetvinfo.fr, 6 octobre 2019.
9. Shulamith FIRESTONE, La Dialectique du sexe, Stock, Paris, 1972.
Le patriarcat a beau être construit sur l’exploitation des femmes, celles-ci ne sont pas forcément au centre des préoccupations des hommes. Bien souvent, ils préféreraient ne pas avoir à penser à elles. Quand on se considère comme supérieur, il est logique de rechercher l’estime de ses pairs. Le système patriarcal se construit ainsi en grande partie sur des relations entre hommes. Et si vous vous dites que ça fait un peu gay tout ça, vous avez tout à fait raison.
Connaissez-vous l’homosocialité ? C’est un fléau qui peut toucher nos enfants dès le plus jeune âge. Parfois poussés par ses camarades, parfois par les grands, voire par les parents ou les profs, nos enfants sont très tôt tentés par l’homosocialité, à la maternelle ou même avant. Dans les cours de récré, dans les jardins d’enfants, à chaque instant, on inculque à nos innocents chérubins cette doctrine perverse pour les embrigader à vie.
Mais l’homosocialité, c’est quoi ? C’est un terme sociologique pour décrire la tendance à avoir une préférence pour les personnes du même genre dans les relations non sexuelles. En clair, ça commence avec les garçons qui jouent au foot entre eux dans la cour de l’école pendant que les filles jouent à la marelle, et ça se poursuit avec les femmes dans la cuisine pendant que les hommes regardent le foot à la télé.
Si vous ne voyez pas où est le problème, considérez que ça ne s’arrête pas là. L’homosocialité fait système : on commence par trouver normal d’être plutôt ami avec des garçons et on continue sans se poser de question à rester entre hommes dans les conseils d’administration ou les gouvernements. Parce que, oui, les inventeurs de la non-mixité, ce sont les hommes. Et ils la pratiquent encore très largement.
Maintenant, place à la séquence émotion, où je vous raconte un souvenir qui illustre le sujet : dans ma tendre enfance, je passais beaucoup de temps avec D., qui était la fille d’amis de mes parents. Comme il est de bon ton dans une société hétérosexuelle, on nous disait qu’on était amoureuses. L’amitié entre les garçons et les filles, même avant trois ans, est apparemment impossible. Nous nous prenions tout à fait au jeu, et D. et moi avions décidé de nous marier plus tard.
Tragiquement, la maternelle vint et, avec elle, le contact avec d’autres garçons et filles de notre âge. Au début, c’était cool, on chantait Sur le pont d’Avignon, on se réveillait mutuellement pendant la sieste et on s’amusait à se couper les cheveux au lieu de faire nos découpages. Mais, petit à petit, je jouai de plus en plus avec les garçons, et elle de plus en plus avec les filles. Nos centres d’intérêt divergeaient et nos fiançailles furent rompues sans qu’il fût nécessaire de dire un mot.
Il y eut encore quelques ratés dans mon apprentissage du genre, comme la fois où D. se moqua de moi parce que ma couleur favorite était le jaune, une couleur de fille (personne ne me l’avait dit !), que je choisis donc de remplacer par le mauve, que je devais imaginer être plus masculin. Globalement, j’avais pourtant fini par apprendre ma leçon : les garçons valent mieux que les filles et il ne faut pas trop se mélanger. Peut-être l’avais-je trop bien apprise ? Puisque les filles étaient si nulles, je proposai à mon meilleur ami B. d’être mon amoureux et je disais à qui voulait l’entendre que nous allions nous marier un jour.
Cette idylle fut hélas de courte durée. Rappelez-vous que j’étais un garçon à l’époque (quel malentendu cocasse !). Alors que j’envoyais des baisers à B. dans la cour de récréation, une institutrice débarqua en trombe pour m’expliquer que les garçons, ça tombe amoureux des filles et vice versa, et que c’était très mal ce que j’étais en train de faire. Mon engagement précoce pour le mariage pour tous s’arrêta là pour longtemps, sous François Mitterrand, dans le silence et la honte.
Je suis donc le résultat d’une expérience coercitive destinée à m’enseigner une certaine « théorie du genre ». Et vous aussi. C’est une théorie complexe et étrange qui régit strictement les limites de l’amitié et de l’amour entre garçons et filles. Il m’aura fallu quelques années pour cesser de refouler cet épisode qui m’embarrassait beaucoup, et pour comprendre ce qui s’y était joué pour mon apprentissage du genre et de la sexualité. Entre zéro et six ans, on apprend qu’il y a deux catégories super importantes et qu’elles ont des limites strictes. Oui, tu dois chercher la compagnie des hommes, mon fils, mais pas de cette manière.
L’homosocialité va souvent de pair avec l’hétérosexualité. Un jour, un homme gay m’a dit : « Il n’y a rien de plus pédé qu’un hétéro. » C’est vrai que tous ces mecs qui passent leur temps entre eux, quand même, ça fait un peu pédé, non ? Ne vous inquiétez pas, ils ont remarqué. C’est ce qu’explique Eve Kosofsky Sedgwick dans son ouvrage Between Men1 : l’homosocialité et l’homosexualité existent selon elle sur un continuum. Chez les hommes, on est homosocial parce que l’on vit dans une société misogyne et que le masculin et le viril sont valorisés au détriment du féminin. Si les hommes sont des êtres supérieurs, quoi de plus naturel que de chercher leur compagnie ?
Quand vous passez votre temps entre hommes, vos affections et vos rivalités, vos hiérarchies et vos jalousies sont ce qu’il y a de plus important. Se prouver à soi-même et aux autres hommes qu’on a sa place dans cette société masculine prime sur tout le reste. On se trompe souvent en pensant que les hommes font ce qu’ils font pour impressionner les femmes. Même quand les garçons croient faire les choses pour séduire, bien souvent, ce qui est en jeu, c’est tout de même leur place dans le grand concours de bites qu’est leur vie.
Il y a évidemment une tension sous-jacente dans cette impitoyable fête à la saucisse. Fréquenter les hommes, admirer les hommes, glorifier leur corps musclé dans l’effort sportif est tout à fait acceptable et normal. Vouloir le toucher est prohibé. Il faut absolument dresser un mur entre vous et la suite logique de vos affections. Parce que le franchir et devenir l’homosexuel, ce serait devenir le pénétré, donc le féminin, donc l’inférieur.
Eve Kosofsky Sedgwick a montré comment les hommes utilisent stratégiquement l’homophobie et l’hétérosexualité pour dresser des barrières entre une homosocialité virile désirable et sa voisine honnie, l’homosexualité. Ils passent leur temps à se traiter de pédés et d’enculés et à faire des blagues homophobes diverses mais finalement pas très variées. C’est un moyen de casser la tension : plus tu fréquentes les hommes, plus tu aimes les hommes, plus tu dois crier haut et fort que tu n’es pas un pédé, que tu n’es pas une femmelette.
Parce que Eve Kosofsky Sedgwick étudie la littérature, elle décrit ce phénomène à travers sa récurrence dans la fiction. Et, une fois qu’elle vous l’a expliqué, vous le voyez partout. À l’instar de Casanova qui séduit les épouses des nobles pour prouver qu’il est meilleur qu’eux, les hommes utilisent les femmes comme des pions sur un jeu d’échecs pour établir une hiérarchie entre eux. Si on cherche à coucher avec une femme pour prouver qu’on est un vrai mec, c’est-à-dire prouver sa valeur dans un monde misogyne, le message s’adresse aux autres hommes. Parce que ce sont eux, les pairs, dont le jugement compte vraiment. Au final, les femmes en tant que personnes ne comptent pas tant que ça dans l’affaire.
L’homosocialité masculine forme un cercle vicieux où plus on est viril, plus on glorifie le masculin, plus on doit être misogyne et homophobe pour dissiper la tension inhérente à l’injonction à l’hétérosexualité dans une société qui méprise les femmes. On apprend aux hommes à haïr les femmes, mais ils sont obligés de les aimer. On leur apprend à aimer les hommes, mais il leur est interdit de les désirer. Débrouillez-vous pour faire marcher ce système complètement déglingué.
Une fois qu’on a dit tout ça, qu’est-ce qu’on fait ? La bonne nouvelle, c’est qu’on a déjà fait beaucoup au siècle dernier contre l’homosocialité institutionnelle. Aujourd’hui, on a des écoles très majoritairement mixtes, des quotas de parité sur les listes électorales et on fait un scandale quand un lieu est officiellement interdit aux femmes. C’est un peu plus compliqué quand l’homosocialité masculine n’est pas officielle mais de fait.
On pourrait concevoir d’élargir les quotas à différents domaines, au-delà des listes électorales : dans l’entreprise et les conseils d’administration, dans les associations ou même dans les équipes sportives. Cela suffirait-il ? Non. L’homosocialité est à la fois une conséquence du système de domination genré et une des causes qui contribuent à son renforcement. Rendre les écoles mixtes n’a pas entraîné la mise en place d’une utopie féministe, et on n’y arrivera pas non plus si je demande à chacun de mes lecteurs de se faire deux nouvelles amies. Vaincre l’homosocialité masculine, cela demanderait une révolution féministe, rien de moins.
Les hommes pensent aimer les femmes. Pourtant, la plupart ne lisent pas nos livres, méprisent les films qui sont adressés aux femmes et ne connaissent pas une seule réalisatrice. Vous avez déjà jeté un œil à la bibliothèque d’un homme ? Compté les femmes dans les jurys et dans les prix littéraires, les festivals de cinéma dirigés par des hommes ? La plupart des hommes ne nous aiment pas autant qu’ils aiment les autres hommes, voire rejettent violemment tout ce qui est marqué du sceau du féminin.
L’homosocialité féminine est certes elle aussi tolérée, encouragée même, du moins tant qu’elle reste dans certaines limites : celles de ces activités « de bonnes femmes ». L’homosocialité féminine, ça doit rester un pis-aller, quelque chose que l’on fait, mais dont on a un peu honte et que l’on relègue au placard quand les hommes arrivent.
Quand Alice Coffin affirme dans son livre Le Génie lesbien vouloir donner la priorité aux femmes, reproduisant du côté des dominées ce que les hommes font entre eux depuis toujours, elle fait scandale2. Le monde médiatique réactionnaire français s’emballe, crie au séparatisme, mais sans remettre en question à aucun moment le séparatisme masculin. Peut-être est-ce parce qu’ils savent que l’homosocialité masculine est une de leurs meilleures armes et que des femmes qui préfèrent les femmes, c’est un danger pour leur domination. Faire passer les femmes en premier, être solidaires, refuser de préférer les hommes, c’est un premier pas important vers cette révolution.
Mélanie GOURARIER, Alpha mâle. Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes, Seuil, Paris, 2017.
L’anthropologue s’est plongée pour sa thèse dans les communautés de séducteurs francophones. On reparlera dans un prochain chapitre de ces groupes masculinistes, mais, au-delà du folklore des « artistes de la drague », on y découvre surtout que ces hommes en apparence fascinés par l’idée de séduire des femmes n’ont en fait que peu d’intérêt pour nous. S’ils couchent avec des femmes, leur amour, c’est aux autres hommes qu’ils le réservent.
bell HOOKS, De la marge au centre. Théorie féministe, Cambourakis, Paris, 2017.
Dans ce livre de 1984, l’activiste africaine-américaine offre une critique virulente du mouvement féministe tel qu’il a jusque-là (et encore trop largement aujourd’hui) été mené par des femmes blanches, hétérosexuelles et bourgeoises. Bien plus qu’un coup de gueule, cependant, c’est un guide pour la construction d’une véritable solidarité féministe qui va au-delà de l’inclusion de façade. Et si elle parle principalement pour les femmes noires américaines, ses propos résonnent pour toutes les femmes en marge du mouvement féministe mainstream.
Eve KOSOFSKY SEDGWICK, Épistémologie du placard, Éditions Amsterdam, Paris, 2008.
Ce chapitre a été inspiré par la lecture de Between Men de la même autrice. Mais, comme il n’a pas été traduit en français et qu’il n’est vraiment pas facile à lire même avec un bon niveau en anglais, je vous recommande ce livre, au moins aussi intéressant. En utilisant les outils de la littérature comparée, Eve Kosofsky Sedgwick montre comment l’état de « panique homosexuelle » structure les relations entre hommes. (Et ça, on va en parler un peu tout de suite.)
La masculinité est une chose fragile. Il suffit d’un geste déplacé envers un autre homme, d’une mauvaise couleur portée, d’un éclat de rire un peu trop haut : un détail ridicule peut la mettre en doute dans le regard des autres ou en soi-même. Alors, pour éviter qu’elle ne soit ébranlée, un homme doit redoubler de misogynie, d’homophobie et d’actions totalement stupides. « Si tes amis se jetaient tous du haut d’une falaise, en ferais-tu autant ? » demandaient nos mamans. Elles ne comprenaient pas que, pour prouver qu’on est un homme, un vrai, il faut parfois sauter de cette falaise. Ou encore mieux : y pousser un autre.
Pour affirmer leur masculinité sans cesse contestée, les hommes peuvent commencer avec des petits trucs qui n’ont pas l’air bien méchant : traiter leurs amis de « pédés » et d’« enculés » au collège pour bien délimiter ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Se convaincre qu’ils n’aiment pas Mariah Carey. Se fracasser la clavicule en essayant un trick de trottinette pour prouver qu’ils « ont des couilles ». Ils peuvent même faire bien pire, comme participer à un viol collectif – rien de tel pour montrer qu’on n’est vraiment pas un pédé. Ou voter pour Donald Trump, ou arrêter d’écouter Mariah Carey.
Vous rappelez-vous quand vous avez appris l’existence du concept d’homosexualité ? Pour certains ou certaines d’entre vous, peut-être plus jeunes que moi, la question pourra sembler incongrue. Avez-vous eu la chance de grandir dans un environnement où l’homosexualité était suffisamment dicible pour que vous ayez l’impression d’avoir toujours eu conscience de sa possibilité ? Veinards.
Les trois principales sources de mon éducation de zéro à dix ans, à savoir mes parents, l’école et les responsables des programmes jeunesse à la télé, étaient unanimes : mieux vaut que tu ne sois pas au courant. Quand j’ai décidé que mon meilleur ami serait mon amoureux, dans l’anecdote que je racontais au chapitre précédent, j’ai cru inventer quelque chose de totalement nouveau et je n’avais pas de mot à poser dessus. Personne ne m’avait préparé à ce qu’un jour on m’explique dans la cour qu’il existe « des pédés » et qu’ils « se mettent la bite dans le cul ». Quant à ma découverte de l’existence des lesbiennes, elle viendra un peu plus tard, vers dix ou onze ans, dans un magazine porno trouvé par mon frère. Autant dire que ça ne donnait pas trop envie de se reconnaître dans l’un ou l’autre rôle.
Une fois lâché, cependant, le mot s’est propagé dans les cours de récré comme l’annonce de la naissance d’un nouveau Pokémon. Arrivés au collège, tous les garçons se traitaient les uns les autres de « pédé » ou de « tapette ». Les filles, elles, étaient traitées de « salope » ou de « pute » par leurs camarades des deux sexes. Et ces traditions se perpétuent allègrement aujourd’hui1 malgré les progrès qui semblent avoir été faits pour les droits des personnes LGBTI. L’homophobie reste une valeur sûre et pas seulement dans les cours d’école. Selon une enquête IFOP, 79 % des hommes français hétérosexuels cis expriment leur accord avec des affirmations homophobes, contre 66 % des femmes2. Pourquoi cette différence ? Pourquoi cette obsession pour « ne pas paraître gay » ? On a commencé à répondre dans le chapitre précédent, mais j’ai envie de creuser un peu plus. Ne vous étonnez pas que la partie du livre qui s’intéresse aux hommes entre eux parle beaucoup d’homosexualité. Si vous tendez bien l’oreille autour de vous, vous vous apercevrez que, entre eux, les hommes hétéros ne parlent que de ça. Je suis persuadée que le rejet de l’homosexualité et, par là, l’affirmation de l’hétérosexualité jouent un rôle essentiel dans la construction de l’identité du « vrai mec ». La masculinité hégémonique ne suce pas de bites.
Des chercheuses et chercheurs ont montré qu’il y a une plus grande fluidité dans les parcours des femmes homosexuelles ou bisexuelles que chez leurs comparses masculins3. Elles peuvent s’identifier de façon différente au fil de leur vie tandis que les hommes qui ont « franchi le pas » sont marqués du sceau de l’infamie homosexuelle et perdus à jamais pour l’hétérosexualité. La théoricienne féministe Adrienne Rich parlait d’un continuum lesbien pour désigner l’ensemble des pratiques d’homosocialité féminine. Chez les hommes, ce continuum est brisé : il faut absolument maintenir une distance infranchissable entre homosexualité et hétérosexualité. Et les bisexuels ? Tant pis pour eux. S’ils affirment publiquement leur bisexualité, on leur dira bien souvent juste qu’ils sont pédés.
En fait, la question « est-ce que c’est pédé ? » est débattue en long et en large par les hommes. C’est une préoccupation qui semble permanente, et la réponse la plus sûre, pour ne pas se faire affubler à son tour du stigmate de l’homosexualité masculine, c’est d’être le premier à en accuser l’autre. La chercheuse Noémie Marignier a ainsi étudié un phénomène récurrent sur les forums du site jeuxvideo.com, fréquentés en majorité par des hommes jeunes4.
L’un d’entre eux raconte une anecdote sur un moment d’intimité sexuelle avec un copain, quelque chose comme : « On regardait un film de boules parce qu’on s’ennuyait et puis il a proposé qu’on se suce pour voir alors j’ai dit oui », puis demande : « Est-ce que ça veut dire que je suis gay ? » Les réactions à son post sont diverses : on moque celui qui pose la question pour sa supposée homosexualité, ou bien on ironise en invoquant de pseudo-règles, généralement des variations autour de : « Tant que vos regards ne se sont pas croisés et que vos boules ne se sont pas touchées, c’est pas gay. ». Cette « règle », pourtant probablement pas prise au sérieux par grand monde, est à son tour tournée en dérision par l’énoncé de variantes de plus en plus absurdes : « Si c’est avec la main gauche c’est bon, c’est pas gay », « S’il a pas bu approximativement 25 litres de ton sperme, c’est bon, je pense, mais pas une goutte de plus », etc.
On pourrait répondre simplement, comme certains membres du forum visiblement pas dans la blague, que, à partir du moment où on a des rapports sexuels avec une personne du même sexe, on est homosexuel ou au moins bi. La réalité est cependant un peu plus complexe. D’abord parce qu’il existe tout un tas d’activités qui n’ont rien à voir avec l’homosexualité et même tout à voir avec l’hétérosexualité qui vont quand même vous valoir d’être qualifié de « gay ». Demandez aux forumeurs de jeuxvideo.com si c’est gay ou pas gay de se faire sodomiser par sa copine à l’aide d’un gode ceinture, beaucoup vous diront que c’est gay. Peu importe qu’il s’agisse manifestement d’une activité hétérosexuelle puisqu’il n’y a interaction qu’entre un homme et une femme, c’est gay car c’est ne pas être un homme « normal », viril que de déroger au rôle « actif » dans le sexe.
Au-delà des activités sexuelles, « être gay » dans les accusations que se font les hommes entre eux, c’est aussi porter du rose, avoir les cheveux longs, écouter Mariah Carey, commander une eau gazeuse quand vos amis prennent des bières. L’accusation d’homosexualité, de féminité qui plane au-dessus des garçons en permanence durant leurs jeunes années fonctionne comme une redoutable épée de Damoclès pour la construction d’une identité masculine « acceptable ».
Le lien entre homosexualité masculine et féminité est évident : on traite ses ennemis d’enculés, pas d’enculeurs. C’est la position jugée « féminine » qui pose problème. Cette peur panique de la féminité masculine se retrouve d’ailleurs même chez les personnes qui se prétendent gayfriendly et parfois au sein même de la communauté gay. On parle de follophobie quand quelqu’un vous explique qu’il n’a aucun problème avec les personnes gay tant qu’elles ne sont pas « caricaturales ». Ainsi, lors de l’arrivée d’un candidat gay dans l’émission traditionnellement très hétéro L’amour est dans le pré, la présentatrice Karine Lemarchand donnait une interview au Parisien dans laquelle elle se déclarait « militante de la cause gay », tout en faisant la précision suivante sur le nouveau venu :
C’est un homme extraordinaire, très loin des clichés dont on peut affubler les homos quand on ne les connaît pas, c’est-à-dire très efféminés, qui font du bruit et beaucoup de moulinets avec leurs bras. Même si je n’ai rien contre ces homos-là, ce n’est pas ce que je voulais. Pour la première fois, un programme familial en prime time va montrer, avec subtilité, juste un homme qui aime un autre homme. Et j’en suis très fière.
On adore les hommes gays… mais c’est quand même beaucoup mieux quand ils sont virils et « pas des clichés ». Et on est très fier de montrer à la France des gays comme ça, propres sur eux, acceptables. Imaginer que tous les hommes gays ressemblent aux personnages de La Cage aux folles, c’est évidemment homophobe, mais leur interdire d’être folles, ça relève aussi de l’homophobie. Et, bien évidemment ici, la personne qui a l’autorité de choisir quelle homosexualité apparaîtra à l’écran est hétérosexuelle.
Dans son livre Gayfriendly, la sociologue Sylvie Tissot montre comment les discours se voulant « tolérants » peuvent servir à délimiter une homosexualité socialement acceptable tout en maintenant un contrôle de celle-ci par et pour les hétérosexuels5. À travers des entretiens menés à Paris dans le Marais et à New York dans le quartier de Park Slope, Sylvie Tissot identifie deux attitudes des hétérosexuels gayfriendly de chaque côté de l’Atlantique : à Brooklyn, on insiste sur la liberté d’aimer qui on veut, tandis que, dans le IIIe arrondissement, on dira plus volontiers que chacun couche avec qui il veut, invoquant une culture libertaire, voire libertine. Les deux visions de l’homosexualité, l’une romantique, l’autre sexualisante, sont également réductrices au final. Si on parle d’amour, on évite de trop penser aux actes sexuels qu’un regard normatif considère comme repoussants ; si on parle de sexe, on se donne une bonne raison pour dire que la vie privée des homosexuels ne nous concerne pas et qu’il n’est pas besoin de porter la question sur la place publique.
Sylvie Tissot évoque aussi la dimension genrée de la gayfriendliness : dans un couple hétéro, ce sont les femmes qui sont en charge d’affirmer la non-homophobie du ménage. Tout se passe comme si « avoir des amitiés avec des gays ou lesbiennes » et affirmer sa « tolérance » faisait partie du care, ce travail du soin qui reste aujourd’hui encore très largement, professionnellement ou pas, une tâche de femmes. Les personnes homosexuelles ou trans sont ainsi souvent vues comme des victimes dont il faut prendre soin, que ce soit en les invitant dans son cercle amical ou dans son émission de téléréalité. C’est alors aux femmes, que l’on voit comme « naturellement » plus aptes à prendre soin des autres, de jouer les infirmières au chevet des LGBTI souffrants. Les hommes sont bien trop bourrus pour ce travail ingrat, bien entendu.
Côté féminin, on vilipende volontiers la figure de la « fille à pédés ». Pour certains, elle se montrerait condescendante avec eux. Pour d’autres, ce serait une femme aigrie, délaissée par les hommes hétérosexuels. Mais il y a une autre façon, plus généreuse, de voir les choses : les femmes sont de grandes perdantes dans le système hétéro, les hommes homosexuels le sont aussi, et certaines reconnaissent en eux des camarades, ce qui se traduit par une solidarité que bon nombre d’autres femmes hétéros sont loin d’embrasser.
Si, d’un côté, nous avons des hommes hétérosexuels qui tiennent les gays à distance et, de l’autre, des femmes qui se sentent solidaires, c’est que les pédés, au fond, c’est une affaire de gonzesses. Jusque chez les politiques, on laisse porter les lois pour nos droits par des femmes ministres. Et, même dans le camp d’en face, ce sont des arènes que l’on laisse à Christine Boutin ou Frigide Barjot. Les rares fois où vous verrez un homme politique français mainstream s’intéresser aux droits des LGBTI, ce sera pour dénoncer l’homophobie des « quartiers », comme si elle n’était présente que là-bas, comme si la Manif Pour Tous était un mouvement né en Seine-Saint-Denis.
Incapable de me situer par rapport aux femmes, paralysée par la peur de passer pour gay, j’ai passé quelques années sans avoir une relation amoureuse ou sexuelle. Dans un monde où l’homosexualité et la transition sont tabous, j’avais un gros travail à faire avant de prendre conscience que je pouvais être une femme lesbienne. Aujourd’hui encore, il m’arrive régulièrement de voir des gens prendre soudain un regard vitreux, semblant tenter de résoudre mentalement une équation complexe, avant de me dire : « Mais, du coup, Daisy… si tu es une femme… et que tu as des relations avec des femmes… par la force des choses, tu es… lesbienne ?! » Une révélation pour eux aussi puissante que celle du personnage de Louis de Funès dans Rabbi Jacob qui soudain s’écrie : « Salomon, vous êtes juif ?! »
Bien sûr, quand je dis « des gens », je veux parler de femmes. La plupart des hommes ne sont pas assez à l’aise avec moi et tout ce que ma transition représente pour se permettre de me parler comme ça.
Suis-je née comme ça ? Qui sait ? Les tentatives scientifiques de trouver une explication biologique à l’existence de personnes homosexuelles ou trans n’ont en tout cas pas abouti à des conclusions bien robustes6. Mais il se peut que naturaliser ces phénomènes ait aussi un enjeu important pour les hommes et les femmes hétéros et cis. Si on est « né comme ça », pas de raison de questionner sa propre orientation, son propre genre. Si l’homosexualité est une réalité naturelle et immuable, l’hétérosexualité l’est alors aussi, dossier clos, circulez y a rien à voir : sachez que nous sommes nous aussi hétéros et cis par nature. L’existence de personnes comme moi, qui ont changé de « classe de sexe » et d’orientation sexuelle après trente-cinq ans, est une tragique et sordide affaire qui ne pourrait pas leur arriver à eux. Une telle vision des choses rend l’homosexualité et la transition tellement inconcevables que j’ai mis des années avant de les envisager pour moi-même.
Je n’étais pas un petit garçon efféminé. Heureusement pour moi, en un sens, car c’est une figure repoussoir très stigmatisée. Une petite fille « garçon manqué » est bien moins inquiétante ; on comprend qu’elle veuille jouer à des jeux de garçon car, après tout, être un garçon, tout le monde le sait bien, c’est mieux. On se dira souvent que « ça lui passera » vers l’adolescence quand elle commencera à s’intéresser… aux garçons. Le garçon efféminé, lui, est souvent vu comme une menace, une bombe à retardement : s’il veut jouer à la poupée, on va vite y mettre le holà avant qu’il ne finisse pédé. Même dans les milieux gayfriendly, comme le montre Sylvie Tissot, on va guetter les signes de féminité chez les petits garçons comme des signes précoces d’homosexualité. Un garçon aura le droit de jouer à la poupée uniquement s’il finit pédé.
Si la féminité et l’homosexualité des garçons sont si dangereuses, c’est parce qu’elles remettent en question des catégories que l’on a érigées comme imperméables, naturelles, indépassables, et sur lesquelles repose tout un système de domination. Si les hommes peuvent être émotifs, doux, vulnérables, s’ils peuvent être pénétrés, caressés, soumis, on craint que tout le château de cartes du patriarcat s’effondre. Les homosexuels, qui sont censés être tout ça dans l’esprit des hétéros (surtout les mauvais homosexuels), doivent demeurer une catégorie à part, des parias. On les tolère au mieux, mais on les garde à une distance respectable.
À la question des forumeurs qui se demandent si sucer son meilleur ami c’est gay, j’ai une réponse rassurante : non, ça ne fait pas de vous un homosexuel. Être un homme homosexuel, ça n’est pas – que – sucer des bites. C’est participer à une culture, une sociabilité gay, c’est tomber amoureux, c’est rencontrer des anciens de la communauté et ressentir une solidarité avec eux. C’est savoir ce qu’ils ont traversé et éprouver une immense gratitude pour les combats qu’ils ont menés pour vous. C’est ressentir dans son corps un malaise profond à chaque nouvelle mobilisation de la Manif Pour Tous ; c’est sourire poliment quand on vous dit que vous êtes si courageux, en sous-entendant que votre vie est forcément horrible et que moi j’ai bien de la chance d’être hétéro ; c’est se dire intérieurement : « S’ils savaient… »
Rassurez-vous donc, vous pourrez passer tout une vie dans l’hétérosexualité et même continuer à sucer des hommes dans les sous-bois de temps en temps si ça vous chante. Vous ne serez pas le premier ni le dernier mec hétéro qui couche avec des hommes. Tant pis pour vous.
Adrienne RICH, La Contrainte à l’hétérosexualité et autres essais, Mamamélis/Nouvelles Questions Féministes, Genève/Lausanne, 2010.
La grande poétesse et essayiste lesbienne Adrienne Rich a théorisé l’idée d’un « continuum lesbien » et montré comment nos sociétés sont construites pour pousser les femmes dans les bras des hommes. La lecture de cet essai révolutionnaire a ouvert les yeux de plus d’une jeune lesbienne. Lisez-le et devenez lesbienne, c’est tout ce que je vous souhaite.
Sylvie TISSOT, Gayfriendly. Acceptation et contrôle de l’homosexualité à Paris et à New York, Raisons d’agir, Paris, 2018.
En s’intéressant aux espaces gayfriendly plutôt qu’aux bastions de l’homophobie, l’autrice a adopté un angle original, et la lecture de ce livre montre à quel point cette approche est fructueuse. La sociologue interroge les limites de l’acceptation et de la « tolérance » pour montrer tout le chemin qu’il reste à faire. Oui, les luttes LGBTI ont marqué des points depuis les années 1970, mais, clairement, nous n’en sommes qu’au début.
Nathalie WYNN, « Est-ce que les traps c’est gay ? », vidéo – chaîne YouTube Contrapoints.
Contrapoints est la chaîne YouTube de Natalie Wynn, une vidéaste avec une formation de philosophe qui consacre de longues vidéos à démonter les idées de l’extrême droite américaine ou à explorer des questions de genre et d’orientation sexuelle avec autant de pertinence que d’humour – sans parler de ses looks incroyables. Dans cette vidéo, elle explore l’obsession de certains milieux en ligne pour les traps (« pièges »), une façon hautement transphobe de parler des femmes trans. C’est instructif, c’est à mourir de rire, c’est fabuleux.
https://www.youtube.com/watch?v=PbBzhqJK3bg&ab_channel=ContraPoints
1. CENTRE HUBERTINE AUCLERT, Cybersexisme chez les adolescent-e-s (12-15 ans). Étude sociologique dans les établissements franciliens de la 5e à la 2nde, Centre Hubertine Auclert, Paris, 2016.
2. IFOP, « 50 ans après Stonewall : le regard des Français sur l’homosexualité et la place des LGBT dans la société », étude IFOP pour la Fondation Jasmin Roy Sophie Desmarais, 2019.
3. Par exemple Lisa M. DIAMOND, Sexual Fluidity. Understanding Women’s Love and Desire, Harvard University Press, Cambridge, 2008.
4. Noémie MARIGNIER, « “Gay ou pas gay ?” Panique énonciative sur le forum jeuxvideo.com », Genre, sexualité & société, no 17, printemps 2017.
5. Sylvie TISSOT, Gayfriendly. Acceptation et contrôle de l’homosexualité à Paris et à New York, Raisons d’agir, Paris, 2018.
6. Lire à ce sujet l’article d’Odile FILLOD, « Max Bird et la biologie de l’homosexualité », Allodoxia, blog, 20 juin 2017.
Je vais parler d’un film que je n’ai pas vu, avec l’assurance d’une femme qui ne doute pas d’elle-même. J’ai vu la bande-annonce de Free Guy (Shawn Levy, 2021), un film dans lequel Ryan Reynolds joue un homme ordinaire. Jusqu’au moment où l’on se rend compte, surprise, qu’il n’est pas si ordinaire que cela. Il est l’élu. Il est spécial. Il va devenir l’homme le plus intéressant du monde.
En plus, il se trouve qu’une femme bien plus compétente que lui – du moins au début du film – va le prendre sous son aile et l’aider à devenir un héros. C’est un motif récurrent dans la culture occidentale des vingt dernières années et le cinéma hollywoodien en particulier. On appelle ça le « syndrome de Trinity », ainsi nommé en référence au premier film Matrix. On peut retrouver des exemples flagrants de ce syndrome dans Harry Potter, La Grande Aventure Lego, Ant Man ou Wanted. On reproche à ces œuvres de présenter des personnages de femmes puissantes, des strong female characters, sans parvenir à sauter le pas et faire d’elles des protagonistes de premier plan. Les producteurs hollywoodiens savent que les femmes seraient prêtes à aller voir un film avec un héros masculin, mais présument à tort ou à raison que les hommes seraient plus frileux à l’idée d’aller voir un film avec une héroïne badass. Bien souvent, elles ne font donc que jouer le rôle de faire-valoir d’hommes initialement médiocres qui vont finir par les dépasser.
On peut aussi retourner le problème et considérer que ces films relèvent d’un syndrome du protagoniste par défaut. Dans beaucoup de films, la figure de Trinity n’est même pas présente. On a juste des hommes blancs médiocres qui deviennent des héros parce que. Parce que l’homme blanc est vu comme le protagoniste par défaut à qui tout le monde pourrait s’identifier et rêver, à travers lui, de devenir puissant et terriblement intéressant. Comme Spiderman, Deadpool ou Captain America.
Ma première intuition pour expliquer ce phénomène, c’était de me dire que ces films reflètent l’état d’esprit de beaucoup d’hommes qui, débordant de confiance en eux, sont persuadés qu’il ne leur manque que les bonnes circonstances pour un jour se révéler en héros. On le voit par exemple dans leur discours quand une femme parle d’une agression, ils sont nombreux à dire : « Si j’avais été là, je lui aurais cassé la gueule. » Ils sont légion à le dire, au point qu’on se demande quand même où ils sont, tous ces héros potentiels, quand de véritables agressions ont lieu. En train de les commettre eux-mêmes ?
En y réfléchissant un peu plus, j’en suis venue à remettre en question cette première intuition, parce que je n’ai jamais été très à l’aise avec cette idée selon laquelle les hommes déborderaient réellement de confiance en eux. Je crois au contraire qu’ils sont, en majorité, peu sûrs d’eux.
Il existe un certain courant du féminisme qui insiste beaucoup sur la confiance en eux des hommes et sur la nécessité pour les femmes de combler ce gouffre – en anglais, le confidence gap. L’idée, c’est que les femmes sont trop insécure, qu’elles souffrent d’un syndrome de l’imposteur et n’osent pas, dans leur carrière professionnelle en particulier, demander ce qu’elles méritent. On ressort ainsi assez souvent la statistique selon laquelle les femmes ne postulent à une offre d’emploi ou une promotion que lorsqu’elles ont 100 % des compétences requises quand les hommes, eux, se permettraient de le faire à 60 % de compétences1. En bref, les femmes, c’est à vous de vous bouger et d’oser enfin prétendre à ce que vous méritez mais êtes trop timides pour réclamer. C’est le féminisme Lean in promu par Sheryl Sandberg2, une femme qui a connu un grand succès dans le monde du business en commençant chez Facebook avant de signer un best-seller. Beaucoup de féministes aujourd’hui adoptent comme mantra, face à une situation intimidante, de s’autoriser la confiance en elles d’un homme médiocre. J’avoue, c’est rigolo.
Le premier problème, c’est qu’il s’agit d’un discours néolibéral qui a l’avantage, pour celles et ceux qui le tiennent, de tout faire reposer sur des individus, et sur les femmes en particulier, plutôt que sur un système capitaliste, patriarcal et raciste. Pourquoi donc les femmes ne postulent pas à tous ces jobs pour lesquels elles ne sont pas qualifiées à 100 % ? Peut-être parce que l’expérience leur a appris qu’elles doivent être plus compétentes que les hommes pour espérer être au moins autant prises au sérieux ? Peut-être qu’elles savent qu’une femme qui n’a que 60 % des compétences requises pour un job va se faire violemment envoyer sur les roses.
Je ne dis pas qu’avoir davantage confiance en soi serait mauvais pour les femmes. Ayant moi-même passé une grande partie de ma vie paralysée par un manque d’assurance pathologique, j’ai vu les bénéfices de la confiance en soi dans plein de domaines quand j’ai commencé à me dire que peut-être je pouvais réussir certaines des choses que j’entreprenais. C’est vrai qu’on n’obtient pas les augmentations qu’on n’a pas demandées. Mais qui décide d’accorder ou non ces augmentations ? À qui accepte-t-on statistiquement davantage de les donner ?
J’ai aussi vu comment ma confiance en moi n’est plus perçue à 100 % comme une bonne chose depuis ma transition. Dorénavant, il faut que je fasse attention à être confiante, mais pas agressive, assurée, mais pas castratrice. Un exercice d’équilibriste au-dessus d’un précipice pour les femmes, a fortiori les femmes trans et lesbiennes.
C’est peut-être pour ça qu’on associe autant confiance en soi et masculinité. Un des avatars les plus fantasques de ce féminisme de la confiance en soi, c’est le Power posing, une théorie développée par les psychologues Amy Cuddy, Dana Carney et Andy Yapp, et rendue célèbre par la première dans une conférence TED3. L’idée, c’est que, en prenant quelques secondes par jour une posture à la Wonder Woman (debout les jambes écartées, les poings sur les hanches, le torse bombé et la tête haute), on gagnerait un boost de confiance en soi. Cette posture aurait même l’effet magique d’augmenter la sécrétion de testostérone, hormone que l’on fait passer pour masculine et qui, par là, se retrouve depuis toujours associée à de nombreuses vertus. Tout cela était scientifiquement (je vais être polie) très peu robuste. Ça n’a pas empêché l’idée de faire son chemin, et les poches d’Amy Cuddy et consorts de se remplir.
L’idée que le syndrome de l’imposteur est un phénomène dont les femmes souffrent particulièrement est une des principales briques du féminisme de la confiance en soi. Le syndrome a d’abord été décrit dans l’étude des femmes connaissant un grand succès professionnel dans les années 1970 par deux psychologues, Pauline Rose Clance et Suzanne A. Imes4. Effectivement, de nombreuses femmes qui ont « réussi » pensent qu’elles doivent leur succès à la chance et à des circonstances favorables plutôt qu’à leur talent. Mais vous savez quoi ? Elles ont raison. La méritocratie est un mythe. La bonne nouvelle si vous pensez être une imposture, c’est que, dans un système profondément injuste, personne ne « mérite » sa place, alors détendez-vous un peu.
Au fil des années, on s’est quand même aussi penché sur la prévalence du syndrome chez les hommes, et plusieurs études semblent montrer qu’ils ont eux aussi très souvent tendance à se sentir des imposteurs. Comme quoi, la lucidité est parfois partagée entre les sexes. Mais pourquoi alors a-t-on l’impression (surtout quand on est une femme) qu’il existe une différence de confiance en soi à la défaveur des femmes ?
La première explication que j’avance, c’est que la confiance en soi est situationnelle et relationnelle. J’ai confiance en moi quand j’explique à mon fils qu’il faut faire une boucle en haut de ses « s » majuscules, que même la maîtresse le fait et que, non, on n’écrit malheureusement pas comme on veut. Il me prend certainement pour une personne très assurée. J’ai moins confiance en moi quand je dis à un recruteur que je maîtrise parfaitement la relation client.
Les hommes vont, généralement, avoir très confiance en eux face aux femmes, comme moi par rapport à mon fils de six ans. Ils n’expliquent pas la vie à leur patron, à leur père, à leurs copains. Face aux femmes, en revanche, ils sont assurés de leur supériorité.
La seconde explication, c’est que beaucoup d’hommes, quand ils n’ont pas confiance en eux, ne sont pas socialisés à réagir de la même façon que les femmes. Quand ils doutent, surtout face à quelqu’un qu’ils considèrent comme en dessous d’eux, ils vont redoubler d’arrogance. Et se mettre en colère si on remet leur compétence en cause. Les explosions de colère, l’entêtement et l’assurance totale de façade ne sont pas les signes d’une inébranlable assurance intérieure. C’est d’ailleurs sûrement là l’une des explications des prises de risque, parfois inconsidérées, qui caractérisent la gent masculine. Les cimetières sont remplis d’hommes arrogants.
Ce n’est pas parce que les hommes ont plus confiance en eux qu’ils nous prennent de haut et qu’ils se permettent de tenter des choses que nous ne nous autorisons pas, mais au contraire parce qu’ils ont peur de perdre la face. Ils vivent dans la terreur que l’on démasque l’imposture qu’est leur virilité, de perdre tous les privilèges qui vont avec, et se comportent de façon violente et irresponsable pour maintenir l’illusion.
Le problème, c’est que ça marche, parce qu’il est bien difficile de faire la différence entre quelqu’un qui a confiance en lui et quelqu’un qui fait semblant. Encore une fois, je ne dis pas que c’est une mauvaise idée de faire semblant d’avoir confiance en nous comme des hommes dans un certain nombre de situations, juste que ce ne sera pas une solution pour en finir avec le patriarcat.
Revenons à Free Guy, le film dont je vous parlais, pour aborder un autre aspect du problème. Le pitch, c’est que Ryan Reynolds est en fait à l’intérieur d’un jeu vidéo dans lequel il est un NPC, un non-player character, c’est-à-dire un personnage qui n’est pas actionné par un joueur. Cette expression, qui provient à l’origine du jeu de rôle sur table, a ensuite été reprise dans le lexique vidéoludique pour devenir un mème issu du forum 4chan. On traite de véritables humains de « NPC », comme une insulte dirigée à l’encontre de quelqu’un qui serait incapable d’une pensée indépendante, qui ne ferait que suivre le troupeau. Ce terme péjoratif, particulièrement populaire dans l’alt-right, la nouvelle extrême droite américaine, provient d’un milieu réactionnaire masculiniste. Dans ce contexte, « NPC » s’applique donc surtout à des personnes féministes, antiracistes, etc., c’est-à-dire, pour eux, décérébrées. Ils pensent apparemment vraiment que le féminisme, l’antiracisme et toutes ces valeurs « progressistes » guident le monde, que c’est cela la pensée dominante aujourd’hui, et ce quand bien même les postes de pouvoir demeurent accaparés par des hommes blancs hétéros, comme eux.
Bien que Donald Trump n’ait pas à ma connaissance utilisé le terme « NPC », on retrouve la même idée dans l’imaginaire qu’il a déployé : celle que les hommes blancs ordinaires ont trop longtemps courbé l’échine et doivent se relever, prendre leur destin en main, être les héros qu’ils sont naturellement, de droit, au fond d’eux-mêmes. Comme Ryan Reynolds, vous aussi vous pouvez être des élus. C’est globalement la même chose chez Éric Zemmour ou Alain Soral, et tous les réactionnaires du monde.
Une des grandes peurs des hommes blancs hétéros de classe moyenne, voyez-vous, c’est de ne pas être intéressants. De passer leur vie dans un job anonyme sans jamais se distinguer. Je peux comprendre cette angoisse. C’est une peur qui émerge cependant d’une position comparativement confortable. Quand on fait partie d’une minorité sexuelle, qu’on est une personne racisée, handicapée et/ou une femme, on sait très bien ce qu’être « intéressant » peut impliquer. En transitionnant, je me suis rendu compte que j’étais soudain devenue beaucoup plus intéressante. L’attention peut être flatteuse, au début. Elle est aussi très pesante. On me pose des questions, parfois très personnelles. Je suis un objet de curiosité. Je suis aussi devenu l’objet de l’attention des hommes comme objet sexuel, au point de craindre parfois pour ma sécurité. Pour la plupart des personnes « intéressantes », la rue devient un lieu de potentielle agression, par les hommes, par la police.
Être ou devenir quelqu’un d’intéressant, c’est souvent un risque. Nous ne sommes bien sûr pas sans avoir nos propres fantasmes de gloire et d’héroïsme. Mais ces fantasmes sont dangereux quand ils peuvent être exploités par un programme fasciste. Le problème des héros, des « élus », des surhommes, c’est que leur existence implique une masse d’inférieurs de laquelle se distinguer. Le sentiment de nombreux hommes blancs hétéros de vivre dans la médiocrité et de courber l’échine n’est pas infondé. L’erreur de beaucoup d’entre eux est, par misogynie, de croire que le pied qui les écrase porte un talon aiguille plutôt que des Weston Richelieu noires à 770 euros TTC.
Iris BREY, Le Regard féminin. Une révolution à l’écran, Éditions de l’Olivier, Paris, 2021.
Dans ce livre, la critique et universitaire Iris Brey développe le concept de female gaze (regard féminin), en réponse au male gaze théorisé par Laura Mulvey. Selon Mulvey, le cinéma pose un regard masculin sur ce qu’il filme et sur les femmes en particulier. Un cinéma qui s’affranchit de ces plaisirs voyeuristes est bien sûr possible et souhaitable. Il y a même tout un canon du cinéma female gaze. À noter qu’Iris Brey est aussi l’autrice de Sous nos yeux. Petit manifeste pour une révolution du regard (La ville brûle, Montreuil, 2021) avec la dessinatrice Mirion Malle, qui explique ce concept de male gaze à l’attention d’un jeune public.
CLÉMENTINE, Cinéma et politique – chaîne YouTube.
Avant d’écrire ce chapitre, j’ai regardé la vidéo « Le retour du héros musclé à l’ère Reagan », l’une des nombreuses analyses menées autour d’un film, d’une période ou d’un phénomène décortiqués par Clémentine, créatrice de la chaîne. On n’y parle pas que de féminisme et de genre, mais toujours de pouvoir, de domination, bref, de politique. L’occasion de découvrir de nombreux films passionnants ou de voir d’un autre œil ceux que l’on connaît déjà.
1. Surprise ! Cette statistique est souvent répétée mais jamais sourcée. En fait, elle serait fausse, comme beaucoup de celles qu’on répète à l’envi à propos des femmes dans le monde du travail. À ce sujet, vous pouvez voir l’article de Sophie GOURION, « Non, les femmes au travail ne sont pas moins ambitieuses ou plus timorées que les hommes », Tout à l’ego, blog.
2. Lean in : l’expression, devenue virale à la suite de la parution du best-seller de Sheryl SANDBERG (Lean In. Women, Work, and the Will to Lead, Alfred A. Knopf, New York, 2013), invite les femmes à se mettre en avant, à prendre la place, à s’imposer.
3. Amy CUDDY, « Your body language may shape who you are », Ted.com, 12 juin 2012.
4. Pauline Rose CLANCE et Suzanne A. IMES, « The imposter phenomenon in high achieving women : dynamics and therapeutic intervention », Psychotherapy. Theory, Research and Practice, vol. 15, no 3, 1978, p. 241-247.
À ce qu’il paraît, je serais un symptôme. Un exemple extrême d’un phénomène grave qui menace la société française, que dis-je, toute la civilisation occidentale (c’est une façon polie de dire « nous les Blancs » dans les milieux où il est mal vu d’assumer ouvertement son racisme). Je suis tout ce qui ne va pas dans le monde d’aujourd’hui. Je suis la féminisation de la société. Être une femme, moralement et éthiquement, c’est bien sûr répréhensible, mais la plupart d’entre nous n’ont au moins pas fait le choix actif d’embrasser ce triste destin. Faut-il donc que notre société soit malade pour m’avoir ainsi poussée à faire une croix sur une vie d’homme viril et hétérosexuel ?
Ce chapitre va être en partie consacré aux différentes tribus misogynes qu’on voit fleurir autour de nous, le plus souvent sur Internet. Tous ces groupes ouvertement antiféministes pour qui les femmes auraient pris le pouvoir. Pour qui les hommes ne banderaient plus, deviendraient efféminés, ne seraient plus de vrais hommes à cause des femmes castratrices. Ce discours sur la crise de la masculinité, cependant, on le retrouve bien au-delà des communautés marginales de jeunes hommes perdus sur Internet. Traitez-moi de parano si ça vous chante, mais je vois des masculinistes partout. Et, mon but, c’est que, en ayant lu ce chapitre, vous soyez vous aussi en mesure de les reconnaître quand vous les croisez.
Commençons par la communauté des pick-up artists (PUA), ou artistes de la drague, qui, dans le lot, est peut-être celle qui garde le plus les pieds sur terre. Le but de ces hommes est simple : coucher avec le plus possible de femmes. Les communautés sont structurées autour d’experts autoproclamés de la drague qui affirment avoir développé des techniques imparables pour séduire et s’emploient à les partager (contre rémunération) avec les hommes qui ont du mal à mettre des femmes dans leur lit. L’objectif peut paraître noble : aider des hommes, souvent jeunes, souvent perdus et mal dans leur peau, à prendre confiance en eux et trouver un peu d’amour. Mais, si on s’approche, on se rend compte que ça sent très mauvais.
Une des techniques de base du PUA s’appelle le negging (un néologisme qu’on pourrait traduire par « dénigrement »). Pratiquer le negging, c’est dire à une femme : « Tu es belle, presque aussi belle que mon ex », ou « J’aime les blondes d’habitude » à une brune. Une insulte à peine voilée. Il faut rabaisser sa « cible » pour lui donner envie de prouver qu’elle est assez bien pour vous. L’espoir est qu’elle soit assez peu sûre d’elle, qu’elle n’ait pas suffisamment d’amour-propre pour se ficher de l’opinion qu’un séducteur à gros sabots peut bien se faire d’elle. Ainsi les PUA laissent-ils leurs cibles s’auto-sélectionner : avec de pareilles tactiques, ils n’auront de succès qu’avec les femmes les plus vulnérables. Les autres, de toute façon, ce sont pour eux des salopes ou, pire, des féministes.
Il y a tout un vocabulaire et un système de croyance qui s’est développé dans ces communautés. Les femmes sont des targets (des cibles), la pratique de la séduction est le game (le jeu, la chasse au gibier). Les hommes qui ne savent pas séduire sont des average frustrated chumps (des frustrés mal dégrossis). Ils ont des listes d’anti-last minute resistance tactics (tactiques contre la résistance de dernière minute) pour faire céder une femme qui rechignerait à passer à l’acte sexuel après que vous lui avez payé le resto. Oui, la plupart de ces techniques sont clairement des méthodes de viol qui ne disent pas leur nom (mais il faut préciser que, pour eux, le terme « viol » ne s’applique à la limite qu’à ce que commet un type avec un couteau et une cagoule dans un parking).
L’anthropologue Mélanie Gourarier, qui a étudié ces communautés pendant plusieurs années pour sa thèse, a montré comment ces hommes cherchent en vérité davantage l’approbation de leurs pairs qu’une relation amoureuse ou sexuelle en elle-même. Les femmes sont des pions dans le grand jeu de l’amour entre hommes, mais ça, on l’a déjà vu. Que se passe-t-il quand ces hommes décident de se passer de nous ? Ça peut donner le mouvement MGTOW (pour Men going their own way, les hommes qui tracent leur propre chemin). Dans leurs groupes de discussion, ils se promettent de ne plus avoir de relations avec les femmes qui sont des succubes, des parasites, intéressés seulement par l’argent des hommes. Pour eux aussi, le féminisme a ruiné la société en donnant tout pouvoir aux femmes. Il est temps de le récupérer en refusant aux femmes tous les bienfaits qu’ils pensent pouvoir leur apporter.
Ils encouragent les hommes mariés à divorcer, les célibataires à le rester, ceux qui n’arrivent pas à rester chastes à engager des prostituées, voire parfois à violer. Ils moquent les PUA qui seraient dépendants de l’approbation des femmes. Les PUA, eux, les appellent par dérision les Virgins going their own way (les puceaux sur la voie de garage, pour ainsi dire). Eux assument leur séparatisme et, franchement, tant mieux. Je ne souhaite à aucune femme la compagnie d’un homme comme ça. Sauf que le phénomène ne s’arrête pas là.
Tous les groupes de ce qu’on appelle la « manosphère », les PUA, les MGTOW, les male rights activists (militants des droits des hommes)… constituent autant de déclinaisons d’une même vision antiféministe du monde. Ils diffèrent seulement par leurs stratégies. Ils partagent un certain imaginaire aussi, dans lequel figurent en bonne place deux films sortis en 1999 et qu’ils ont très mal compris.
Fight Club (David Fincher) est pour eux l’histoire d’un average frustrated chump qui va monter sa milice viriliste à coups de poings et de discours enflammés qui rameuteront d’autres hommes frustrés. Le film se voulait un avertissement contre ce genre de tendances, il en est devenu l’inspiration.
Matrix, film réalisé par deux femmes trans (Lana et Lilly Wachowski), est une allégorie sur le changement de sexe. À un moment, le personnage de Neo se voit proposer deux pilules. La rouge le forcera à se réveiller et à voir la réalité telle qu’elle est, la bleue lui permettra de tout oublier et de continuer sa vie confortable mais illusoire. Dans la manosphère, prendre la pilule rouge, c’est découvrir la réalité sur les femmes qui seraient toutes-puissantes et nuisibles. Pour les sœurs Wachowski, la pilule rouge, c’était du Premarin, l’œstrogène en cachet qui leur a permis de commencer leur transition. On est tenté de penser que la compréhension des métaphores n’est pas le fort des masculinistes.
Le mouvement qui fait le plus froid dans le dos dans tout ce ramassis, ce sont les incels. Les incels (contraction de involuntary celibates, ou célibataires malgré eux) n’ont pas seulement pris la red pill, ils en sont à la black pill. Pour eux aussi, les femmes sont vénales, des parasites tout-puissants, mais ils estiment faire partie des hommes repoussants parce que trop moches, trop petits, trop pauvres… Et jamais ils n’auront accès aux femmes qui préfèrent toutes les « Chad », des hommes hyper masculins au front proéminent et à la mâchoire carrée, des beaux gosses qui s’accaparent les plus jolies filles. Prendre la black pill, c’est admettre qu’on sera toujours seul et malheureux parce qu’on n’aura jamais les gènes d’un Chad. La seule chose qu’il reste à faire à un incel, c’est s’allonger et mourir. On pourrait avoir de l’empathie pour eux si on n’était pas soumis à un déluge de misogynie hyper violente dès qu’on les écoute un peu.
Cette misogynie est-elle un résultat inévitable de leur misère sexuelle ? Je suis assez bien placée pour répondre que non. Pendant longtemps, j’avais tous les ingrédients pour être incel moi-même. Je suis, on peut dire, une experte de la virginité et du célibat. Mon secret ? L’expérience. Alors que, d’après l’Insee, la plupart d’entre vous n’ont pratiqué la virginité que pendant dix-sept ou dix-huit ans en moyenne, j’ai pour ma part attendu vingt-cinq années bien tassées avant d’avoir mon premier rapport sexuel1.
Je comprends la détresse des incels. À l’époque, le monde entier semblait me dire qu’un puceau, c’était un être sans valeur. Je vous en parle avec décontraction aujourd’hui, mais ce n’était pas quelque chose que je vivais très bien. Je traînais ça comme un secret honteux. On me faisait comprendre que, en cette période de ma vie, j’aurais dû enchaîner les coups d’un soir ou vivre des histoires d’amour passionnées. Chaque année qui passait et m’éloignait de cette moyenne de dix-sept ans était comme un poids en plus sur mes épaules.
Faute de représentation des personnes vierges et adultes, je me voyais donc comme une aberration. J’avais l’impression que ça se lisait sur mon front et, en même temps, je faisais tout pour garder le secret. Je me disais que c’était trop tard, que tous les autres étaient déjà dépucelés et que moi, j’avais raté le train de la vie sexuelle et que plus personne ne voudrait d’un freak comme moi.
J’ai découvert que mon cas était loin d’être si rare. Depuis, j’ai parlé avec beaucoup de copines qui ont dépucelé leur mec alors qu’il avait plus de vingt ans. Peut-être que c’est parce que je traîne avec beaucoup de geeks ? En tout cas, je n’ai pas envie de les insulter en les appelant « puceaux ». C’est ce que les hommes font déjà entre eux.
Traiter un homme de puceau pour l’insulter, c’est valider sa vision du monde, celle dans laquelle la valeur d’un homme se mesure au nombre de coïts qu’il a connus. Les incels n’ont pas une haute estime d’eux-mêmes, bien au contraire. Vous ne feriez que confirmer leurs préjugés. La vérité, c’est qu’ils ne sont pas misogynes parce qu’ils sont puceaux. Possible, en revanche, qu’ils soient puceaux au moins en partie parce qu’ils sont misogynes. Mais si vous dépucelez un incel, vous n’obtenez pas miraculeusement un homme féministe, sympa et déconstruit. La misogynie ne disparaît pas au contact des muqueuses vaginales.
Dans les forums d’incels, on trouve parfois des propositions politiques « révolutionnaires », notamment l’allocation d’une petite amie pour chaque homme par l’État. Les implications concrètes pour les femmes d’un tel système fantasmé de prostitution forcée à grande échelle, ils s’en foutent car, au fond, ils haïssent les femmes. Leur problème, c’est qu’on a le pouvoir de leur dire « non ». Je préfère, comme solution, proposer de dédramatiser la virginité masculine.
Ne nous trompons pas, ces communautés restent marginales et leur influence négligeable. À ceci près qu’elles ont la faculté d’inspirer des actes terroristes masculinistes. Elliot Rodger, le premier terroriste incel revendiqué, a tué six personnes et en a blessé quatorze autres en 2014 en Californie. La page Wikipedia anglophone sur les incels dénombre treize cas dans la rubrique « Meurtres de masse et violence ». Sur les sites communautaires comme Reddit ou 8chan, les incels encensent aussi plusieurs autres tueurs qui ne sont pas affiliés à leur mouvement. Mais ils ne sont pas les seuls dans ce cas : l’admiration pour des « martyrs » terroristes masculinistes est une constante dans presque toutes les communautés de ce genre. On peut remonter au moins à 1989, quand Marc Lépine a ouvert le feu dans l’École polytechnique de Montréal et tué quatorze femmes et blessé treize autres personnes. Ces masculinistes ne sont pas juste de pauvres types dont on peut rire ou sur qui on peut s’apitoyer, ce sont les représentants parmi les plus extrêmes d’une tendance fasciste. Et leur admiration pour les tueurs misogynes permet de faire le lien entre ces communautés et d’autres, en apparence plus respectables.
En 1969, André Fourquet reçoit ses trois enfants dans sa ferme pour vingt-quatre heures, conformément au droit de visite qui lui a été accordé dans le jugement du divorce. Avant la séparation, il battait sa femme. En 1967, il avait écopé de six mois de prison pour s’être retranché dans sa ferme quinze jours avec ses enfants, et on peut donc s’étonner qu’il ait pu conserver un droit de visite. Ce jour-là, il décide de séquestrer à nouveau les enfants. L’affaire dite de Cestas sera la première prise d’otages médiatisée en France, que tout le pays suivra dans les médias. André Fourquet annonce qu’il libérera les enfants si sa femme vient à lui pour qu’il la tue. Au bout de plus de deux semaines, l’assaut est donné par les gendarmes. André Fourquet tue deux de ses enfants avant de retourner son arme contre lui. L’aînée, heureusement, avait pu s’enfuir.
Lors de l’enterrement des enfants, l’ex-femme du tueur est prise à partie par la foule. On lui reproche de ne pas s’être rendue. Cette tragédie sera revendiquée comme fondatrice par la première association de pères divorcés, la Défense des intérêts des divorcés hommes et de leurs enfants mineurs (DIDHEM)2. Cette association donnera plus tard naissance au Mouvement d’égalité parentale qui lui-même engendrera l’actuel SOS Papa. Sur les sites de ces mouvements dits de défense des droits des pères, qui ont pignon sur rue, ont le respect et la compassion des médias, et l’oreille des ministères, on trouve facilement des références à des tragédies similaires. À chaque fois qu’un homme tue son ex-femme et/ou ses enfants, ils sont là pour pleurer les martyrs d’une justice prétendument injuste qui a tenté d’enlever leurs enfants à des hommes, fussent-ils abusifs et violents.
Une de leurs armes les plus perverses est le concept pseudo-scientifique de « syndrome d’aliénation parentale » inventé par le psychiatre américain Richard A. Gardner – soit, typiquement, une mère qui monterait les enfants contre leur père, parvenant à les persuader qu’il a commis sur eux des violences et/ou des atteintes sexuelles. Ce syndrome, bien qu’il n’ait jamais été reconnu par les associations de psychiatres, est régulièrement utilisé auprès des tribunaux pour décrédibiliser les témoignages des mères et des enfants. Cela n’a pourtant pas plus de fondement scientifique que les allégations de Richard Gardner selon lesquelles l’inceste peut être bénin, voire bénéfique pour les enfants3. Chez les masculinistes, l’apologie du meurtre n’est jamais très loin, celle de la pédocriminalité non plus.
Restons dans la joie et la bonne humeur et passons à un autre tueur : Anders Behring Breivik. En 2011, ce Norvégien pose une bombe qui fera huit morts, avant de se lancer dans une fusillade au cours de laquelle il tuera soixante-neuf personnes. Son but avoué : faire la publicité d’un manifeste de 1 500 pages qu’il a envoyé à plus de 1 000 personnes avant de commettre son attentat. Dans ce manifeste, inspiré entre autres par la théorie du Grand Remplacement du Français Renaud Camus, il explique que l’islam va détruire une Europe affaiblie par le féminisme. Il y a un lien très clair chez lui et chez tous les masculinistes entre antiféminisme et idéologie d’extrême droite. Les hommes antiféministes qui ont pris la red pill sont logiquement un bassin de recrutement privilégié pour les néonazis, l’alt-right et autres identitaires.
En France, on retrouve ce même amalgame des haines chez Éric Zemmour ou Alain Soral. Les deux alignent les condamnations pour incitation à la haine raciale, mais sont tout autant férus d’antiféminisme et de misogynie, dans un contexte où l’incitation à la haine misogyne reste parfaitement légale. Ces idéologies ne sont pas que l’affaire de tueurs fous, de puceaux frustrés qui passent trop de temps sur Internet. On les écarte parfois d’un revers de main en n’y voyant que des extrémistes sans influence réelle, ce qui est faux à leur échelle. Sans compter qu’ils participent à un discours antiféministe, raciste et islamophobe plus large, dont la version mainstream s’illustre par la panique entretenue au plus haut niveau autour d’un supposé « islamogauchisme » ou d’une « idéologie intersectionnelle » ou « wokisme » érigés en nouveaux virus politiques à éradiquer.
L’une des principales figures de la masculinité hégémonique actuelle s’incarne en mode managérial. Un homme actif, avec du fric, un beau costume, qui prend souvent l’avion. Lui, d’ordinaire, ne se dit pas ouvertement antiféministe. À l’en croire, il est même tout à fait pour l’égalité hommes-femmes. Raewyn Connell a consacré une étude à ces businessmen4. Cette masculinité managériale fait une chose : elle gère. L’homme-manager gère ses équipes. Il gère sa carrière. Il gère son corps en surveillant son alimentation, en faisant de l’exercice. Probablement a-t-il au poignet un bracelet qui mesure son activité physique pour plus d’efficience. Il gère, en outre, sa vie amoureuse et familiale.
Puisque ces hommes blancs ne se disent plus ouvertement sexistes ou racistes, le fait qu’ils monopolisent encore et toujours les lieux de pouvoir ne peut se justifier que d’une seule façon : le problème vient des autres. Les femmes doivent apprendre à s’affirmer et à se fondre dans ce moule. Surtout, ne remettez rien en cause. Le féminisme est allé assez loin, maintenant circulez et allez voir ailleurs. Cet ailleurs, c’est l’étranger, ou les banlieues. Nos managers ont en commun cette idée avec leurs amis d’extrême droite : ceux qui menacent la cause des femmes, ce sont les racisés. Quand les hashtags #MeToo et #Balancetonporc dénoncent des hommes de tous les milieux, y compris des startupers qui s’appellent Corentin, soudain, elles vont trop loin.
Nier les obstacles structurels et systémiques, prétendre que le féminisme, au fond, est en passe de gagner et qu’il ne reste plus qu’à accompagner le mouvement en déposant les armes, c’est aussi une forme d’antiféminisme. Cette forme de dénégation perverse, c’est ce qui permet à Emmanuel Macron, représentant par excellence de la masculinité managériale, de déclarer l’égalité hommes-femmes « grande cause du quinquennat » tout en menant, en même temps, une politique sociale hostile aux intérêts des femmes. Quand les femmes sont plus pauvres que les hommes, une politique qui aggrave les inégalités est aussi une politique antiféministe. Quand les femmes sont plus précaires que les hommes, une politique qui réduit les revenus des personnes sans emploi ou retraitées impacte particulièrement les femmes. Quand on fait un Grenelle des violences faites aux femmes, d’un côté, mais que, de l’autre, on les rend plus dépendantes financièrement des hommes dans leur vie, on facilite les violences. Quand on détruit l’hôpital public et que l’on fragilise le financement d’associations comme le planning familial, on œuvre contre la santé des femmes.
Quand les masculinistes parlent des hommes qui meurent dans la rue et sur les champs de bataille, qui se suicident ou se détruisent le foie avec l’alcool, ce qu’ils regrettent ce sont les conséquences de leurs propres actions. La domination en elle-même leur va très bien. S’ils avaient un vrai problème avec cette situation, ils s’occuperaient des hommes SDF, des hommes victimes de violence, ils feraient de la prévention du suicide une priorité. Mais ces victimes mâles du patriarcat ne les intéressent que tant qu’ils peuvent les utiliser comme arguments contre les féministes.
Ces hommes ont-ils raison de voir le féminisme comme leur ennemi principal ? Les masculinistes de tous bords n’ont pas tort sur toute la ligne : nous sommes bel et bien leurs ennemies. Nous voulons vraiment mettre en crise la masculinité. L’effondrement de la famille traditionnelle, c’est effectivement ce qui se passerait si notre révolution féministe triomphait. Si les hommes sont cette classe définie par l’appropriation du corps et du travail des femmes, après notre passage, il n’y aurait effectivement plus d’hommes. Dans une société réellement libérée, cette division en deux sexes opposés n’aurait plus aucun sens. Notre but ultime n’est pas une simple « égalité hommes-femmes », mais l’abolition du genre.
Lorsque j’ai parlé de ce livre à une ex-collègue, elle était surprise. Elle pensait que, par ma situation de femme trans, je niais toute binarité des sexes, que, pour moi, la différence entre les hommes et les femmes était artificielle, et donc immatérielle. Oui, je pense qu’elle est artificielle, mais, quand un homme me suit dans la rue pour me demander une pipe, quand j’ai perdu ma crédibilité professionnelle en devenant une femme, quand j’ai dû traverser mille obstacles pour transitionner, la différence entre les genres m’est apparue comme tout sauf immatérielle. Cacher et nier la réalité matérielle de la domination masculine, c’est une des stratégies les plus efficaces des antiféministes de tous bords. Chaque fois que nous parvenons à mettre en lumière un élément de la domination, le rempart s’effrite un peu plus.
Transitionner m’a permis de voir plus clairement qui sont nos ennemis. Eux nous ont clairement identifiées. Avec ce livre, je ne déclare pas une guerre des sexes, elle a déjà lieu depuis longtemps chaque jour. C’est juste que nous ne sommes pas là pour perdre. Le féminisme, c’est se défendre et contre-attaquer. Aux hommes antiféministes, qu’ils soient incels, miliciens d’extrême droite ou présidents, nous disons ceci : votre château finira par s’effondrer.
Francis DUPUIS-DÉRI, La Crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace, Éditions du Remue-ménage, Montréal, 2018.
Depuis la tuerie de Polytechnique, les chercheuses et chercheurs féministes québécois se sont emparés du sujet des masculinistes. Particulièrement présents et actifs là-bas, les mouvements de défense des droits des pères ont aussi attiré l’attention sur eux. Ce livre vous apprendra comment ces mouvements sont nés de groupes de parole en non-mixité masculine inspirés des groupes de parole féminins, comment ils utilisent la prétendue « crise de la masculinité » à des fins antiféministes et pourquoi ces hommes feraient mieux de s’en prendre aux politiques néolibérales comme sources de leurs problèmes.
Monique WITTIG, La Pensée straight, Éditions Amsterdam, Paris, 2007.
Ce recueil incontournable des essais de l’autrice et militante lesbienne radicale Monique Wittig n’a pas grand-chose à dire sur les masculinistes, mais, puisque j’ai fini par vous parler de féminisme révolutionnaire, autant vous recommander une lecture après laquelle vous aurez vous aussi envie de casser la baraque. En quelques essais concis et enflammés, Wittig remet en cause tout ce que l’hétérosexualité, comme système, a construit pour nous faire accepter gentiment la domination masculine.
Nathalie WYNN, « Les Incels », vidéo – chaîne YouTube Contrapoints.
Oui, c’est la deuxième vidéo de la chaîne Contrapoints que je vous recommande, mais, que voulez-vous, Natalie Wynn est mon modèle pour la pédagogie et le style. Dans cette vidéo de 38 minutes, elle mêle tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les incels et ce que vous auriez préféré ne pas savoir. C’est instructif, drôle et morbidement fascinant. C’est aussi un formidable outil de déradicalisation pour jeunes hommes en passe de prendre la red pill.
https://www.youtube.com/watch?v=fD2briZ6fB0&ab_channel=ContraPoints
1. Fun fact : pour ses chiffres sur l’âge des premiers rapports, l’Insee semble n’avoir interrogé que des 18-24 ans. Je suis littéralement hors catégorie.
2. J’ai découvert cette histoire ici : Pierre-Guillaume PRIGENT et Gwénola SUEUR, « Stratégies discursives et juridiques des groupes de pères séparés. L’expérience française », in Christine BARD, Mélissa BLAIS et Francis DUPUIS-DÉRI, Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui, PUF, Paris, 2019.
3. Stéphanie DALLAM, « Le syndrome d’aliénation parentale a-t-il une base empirique ? Examen critique des théories et opinions de R. Gardner », Sisyphe.org.
4. Raewyn W. CONNELL et Julian WOOD, « Globalization and business masculinities », Men and Masculinities, no 7, 2005, p. 347-364.
Les relations entre les hommes et les femmes, c’est historiquement la question centrale du féminisme. Et cette question, c’est donc aussi, logiquement, celle de l’hétérosexualité. Comment articuler la relation entre les deux ? Si cette partie va, nécessairement, toucher à certains sujets rebattus, je vais essayer de toujours garder un œil non pas sur les dominées, mais sur les dominants. Pourquoi font-ils ce qu’ils font aux femmes ? Qu’est-ce qu’ils en tirent ? En quoi ça les définit ? En bref, on va voir comment les hommes s’arrangent pour tenter de toujours gagner à la fin – ce qui pourrait être une certaine définition du patriarcat.
Il y a une question que l’on m’a très souvent posée, et que je me suis beaucoup posée moi-même quand j’ai lancé mon blog sur les hommes : comment draguer, comment séduire, sans être un harceleur ? Parfois, elle est posée de façon agressive, en sous-entendant que les méchantes féministes veulent interdire aux hommes de draguer et ainsi causer l’extinction de l’espèce. Parfois, elle est posée avec davantage de bonne foi par des hommes qui veulent bien faire. Ou qui veulent juste continuer à baiser l’esprit tranquille.
C’est un problème apparemment épineux et visiblement au cœur des préoccupations masculines post #MeToo. Il serait relativement facile d’y répondre avec un guide du séducteur safe et bienveillant. Quelque chose entre le guide des bonnes manières et un manuel pour mettre des féministes dans son lit. Le but de ce livre n’est cependant pas de soulager les consciences, pas plus qu’il n’est de les accabler. J’aimerais plutôt analyser un peu plus en profondeur la situation. À vous de vous débrouiller ensuite avec votre sens moral.
Face aux hommes qui défendent leurs pratiques comme relevant de la séduction, les féministes ont coutume de dire que, la drague « lourde », c’est du harcèlement, pas de la séduction. Si c’est le cas, alors y a-t-il un moment précis où la séduction devient du harcèlement ? Une limite claire et précise ? Il y en a mille, en fait. Et elles dépendent souvent du contexte.
Si vous proposez une relation sexuelle à une femme, ça n’est pas la même chose si vous venez de vous marier et que c’est votre nuit de noces ou si vous êtes en train de lui faire passer un entretien d’embauche. Cela semble évident et vous allez me dire que je suis désabusée, mais c’est le genre de défense qu’on voit régulièrement utilisée par des patrons accusés de harcèlement sexuel. Ils expliquent n’être que d’humbles séducteurs. N’ont-ils fait que proposer ? Comment se douter qu’elles n’allaient pas se sentir libres de répondre non ? Nous sommes bien entendu, nous, bel et bien libres de penser qu’ils nous prennent pour des buses.
Reconnaissons déjà un progrès historique : la question de la différence entre séduction et harcèlement ne s’est pas posée à toutes les époques et dans toutes les civilisations. Pour que ces concepts existent, c’est déjà qu’on a quelque chose à faire du consentement féminin. En Grèce antique ou à Rome, ça n’était pas gagné. Ce qui semblait dérangeant à l’époque dans les viols ou les rapts d’Hélène de Troie, des Sabines ou de Lucrèce, c’est d’abord d’avoir manqué de respect aux maris ou aux pères de ces femmes en portant atteinte à leur propriété. Ces histoires nous parviennent via une tradition masculine, et on ne sait pas grand-chose des états d’âme d’Hélène, sans doute parce qu’ils étaient bien accessoires du point de vue des hommes grecs.
Et les zones grises, ça n’existe pas ? Ce serait simpliste de dire que non, que tout peut toujours être clair, que les règles sont évidentes. En vérité, il y a beaucoup d’incompréhensions, de malentendus, quand bien même ils seraient volontaires. Un des grands chantiers du féminisme, toujours en cours, c’est de faire bouger les lignes, de changer les règles. Sans doute ne seront-elles jamais parfaitement claires pour tout le monde en toutes circonstances. Pourtant, je pense que les zones grises ne sont pas le vrai problème. Pour le dire clairement, le viol n’est jamais un malentendu.
Dans ce chapitre et les suivants, nous allons mettre de côté tout romantisme pour tenter d’analyser au microscope les relations hommes-femmes, tout en évitant de tomber dans la vision simpliste (et sexiste) des hommes venus de Mars et les femmes de Vénus. Nous parlons le même langage, nous nous comprenons généralement très bien. La grande différence n’est pas notre cerveau, notre langage, nos capacités de compréhension, mais le fait que nous n’ayons pas, bien souvent, les mêmes intérêts.
Commençons par examiner deux mythes sur les relations hommes-femmes qui vont main dans la main, car ils sont à mon avis assez symptomatiques : le nice guy (le gentil gars) et la friendzone (la zone de l’amitié). Le nice guy, c’est une espèce très particulière bien connue de beaucoup de femmes. A priori, tout le monde aime les gentils garçons, mais, pour paraphraser Bon Jovi, le nice guy donne mauvaise réputation à la gentillesse.
Le nice guy a l’air gentil, mais, avant même qu’il ne se révèle complètement pour ce qu’il est (spoiler : c’est pas un gentil), on peut le repérer à travers son obsession pour son ennemi naturel, le bad boy. Il y a une histoire que se raconte le nice guy, une histoire dans laquelle le bad boy est ce type qui séduit les femmes en les traitant comme de la merde, parce qu’elles adorent ça, les femmes. Le bad boy est un macho, un queutard, pas du tout comme le nice guy qui est galant et romantique. Parfois, le nice guy va faire un stage de séduction pour apprendre à devenir un bad boy (c’est peut-être lui le principal client des pick-up artists dont on parlait au chapitre précédent).
On notera que les nice guys, même si seuls les plus téméraires d’entre eux osent se revendiquer féministes, n’ont pas une très haute opinion des autres hommes. Ils voient des méchants partout : plutôt que d’accuser à tout va les féministes d’être misandres, on devrait peut-être se pencher sur le cas des hommes sexistes qui sont souvent les premiers à dire que les hommes sont de violents prédateurs par nature. Évidemment, le nice guy pense qu’il est l’exception à cette norme. Et cette vision manichéenne l’assure que tout ce qu’il fait est bon et gentil, dans un raisonnement circulaire parfait : puisqu’il est gentil, tout ce qu’il fait est bon, donc il est gentil.
La technique de séduction du nice guy : être gentil. Il va complimenter une femme, lui apporter son soutien moral, bref, être super sympa. Dans les mèmes partagés à propos du nice guy sur Internet, on le voit consoler sa copine (généralement une fille super sexy) après qu’elle a été plaquée par son petit copain bad boy. À ce moment, il croit son heure de gloire venue : lui qui a été gentil, qui a toujours été là pour elle, c’est enfin son tour de pouvoir coucher. Mais là, ô drame, elle lui explique qu’elle le voit comme un copain (ou, dans les versions les plus infamantes, comme une copine, car c’est humiliant d’être une femme, rappelez-vous). Il vient de pénétrer dans la friendzone.
Les mêmes discours misogynes qui entretiennent le mythe du nice guy nous mettent en garde contre la friendzone. Entendons-nous bien, que quelqu’un avec qui on aimerait vivre plus ne vous propose que son amitié, c’est une expérience universelle, partagée par les hommes, les femmes et les personnes non binaires. Je crois même que c’est déjà arrivé à ma chienne. Et, effectivement, ce n’est pas l’expérience la plus sympa qui soit. Le souci, c’est que, autour de ce concept, on a fixé tout un tas de préjugés, selon lesquels ça n’arrive qu’aux hommes1, aux nice guys, parce qu’ils sont gentils, et que la conclusion derrière est qu’il ne faut pas être trop gentil avec les filles qui vous attirent parce que vous risquez, horreur, de devenir leur ami. Rendez-vous compte de l’ampleur du problème : on se fait des amies. Quel intérêt d’être l’ami d’une femme alors qu’il y a des femmes pour ça ?
Ce que cette peur de la friendzone révèle, c’est que ces hommes voient la séduction comme une transaction, et la gentillesse comme un investissement. Puisqu’il se croit si différent des autres hommes et qu’il a une vision transactionnelle des relations humaines, le nice guy s’est persuadé que, en se montrant un minimum décent envers une femme, il a mérité des relations sexuelles et/ou romantiques avec elle. Mais ce sont les autres hommes qui seraient les méchants dans l’histoire.
Le plus souvent, le nice guy va être un peu odieux avec la femme qui l’a rejeté. Il fera des remarques misogynes, puis orientera toute sa grande générosité vers la proie suivante. Au passage, il aura, à force de geigneries, d’invectives, de reproches ou de menaces, peut-être un peu traumatisée celle qui pensait avoir un ami.
Doit-on vraiment rappeler que la gentillesse ne mérite pas de récompense ? Qu’être « gentil » en espérant secrètement que ça paye, c’est de la manipulation ? Il y a pourtant beaucoup de chances pour que votre gentillesse soit récompensée ! Par un sourire, par un merci, par de l’amitié ou des chèques cadeaux valables dans toutes les enseignes participantes. S’il y a une chose qui ne devrait jamais être une récompense, cependant, c’est l’accès au corps de quelqu’un, à son intimité, à son sexe.
Si vous attendez une récompense pour chaque bonne action, vous n’êtes pas gentil, simplement calculateur. Montez donc une startup et disruptez la gentillesse en envoyant des auto-entrepreneurs à vélo faire des actes gentils contre rémunération. Je ne vais pas vous arrêter. Mais vous n’êtes pas exactement un « gentil ». Il n’est pas suffisant d’être bien élevé et bienveillant pour mériter quoi que ce soit dans la vie. Vous n’êtes pas un féministe juste parce que vous traitez votre copine et votre maman à peu près correctement, pas plus que vous n’êtes un grand humaniste juste parce que vous ne donnez pas de coups de pied aux SDF dans la rue. Qu’avez-vous fait concrètement contre le patriarcat ?
Quand bien même vous offririez une tête de mascu sur un plateau (sérieusement, ne faites pas ça, la violence c’est mal, sauf entre adultes consentants), quand bien même vous détruiriez le patriarcat par amour, aucune femme ne vous devra ni affection ni relation sexuelle. La séduction n’est pas une transaction. Quant à l’idée que les filles préféreraient les bad boys qui les maltraitent, elle ne semble pas très solide quand on voit comment ceux qui pensent être des nice guys les traitent. Est-ce que beaucoup de femmes hétérosexuelles vont faire de mauvais choix amoureux ? On n’en doute pas. Est-ce qu’elles ont beaucoup de bons choix à disposition ? Ça reste à démontrer.
Le monde ne se divise pas entre gentils et mauvais garçons. Il y a des personnes qui se comportent correctement à un moment donné et d’autres pas, et, en tant qu’être humain, vous êtes toujours susceptible de faire l’un ou l’autre. Évaluez donc vos actions indépendamment de l’opinion que vous avez de vous-même et des autres, et vous éviterez de commettre tout un tas de bêtises ou de penser mériter des choses qui ne vous sont pas réellement dues.
Pour mieux comprendre en quoi tout ça relève de la misogynie, je vous propose une petite explication du « sexisme ambivalent ». Cette notion a été proposée par deux professeurs américains de psychologie, Peter Glick et Susan Fiske. Le sexisme ambivalent, c’est la rencontre de deux formes de sexisme :
– le sexisme hostile, qu’on sait généralement bien reconnaître : c’est quand on nous dit que les femmes ne savent pas conduire, qu’elles mentent ou que leurs règles empêchent la mayonnaise de prendre ;
– le sexisme bienveillant, qui est un peu plus pervers : c’est celui des hommes qui disent aimer les femmes, qu’il faut les traiter comme des princesses, des petites choses fragiles. C’est la galanterie avec tout ce qu’elle implique de condescendance.
Bien souvent, ces deux formes de sexisme, qui peuvent paraître contradictoires au premier abord, sont exprimées par les mêmes personnes. Les hommes qui sortent les pires crasses misogynes disent souvent aimer les femmes. Les « vraies » femmes : dociles, élégantes, qui restent « à leur place ». Ils vous tiennent la porte pour mieux mater vos fesses.
On peut aussi rapprocher la notion de sexisme ambivalent de celle de sexisme oppositionnel : l’idée que la différence entre les sexes est totale, absolue, indépassable.
Passons maintenant la question « drague ou harcèlement ? » de l’autre côté, du côté de ceux qui sont officiellement des mauvais garçons : les harceleurs. Le harcèlement est une réalité pour la plupart des femmes. Elles sont 86 % à déclarer avoir déjà subi du harcèlement dans la rue2, cela concerne une femme sur cinq au travail3 et 38 % sur Internet4.
Je n’ai pas trouvé de chiffres équivalents sur les harceleurs : qui sont-ils ? Que veulent-ils ? On étudie encore trop peu ces questions qui semblent pourtant primordiales pour mener une politique de prévention efficace. Plutôt que de dire aux femmes de faire ceci ou cela pour se protéger, il serait intéressant de dire aux hommes d’arrêter.
Connaissez-vous le phénomène des dick pics ? C’est le nom qu’on donne aux photos de leur pénis que les hommes envoient aux femmes, bien souvent sans leur avoir demandé leur avis. Il est notable, comme pour les autres formes de harcèlement dont on va parler, que l’équivalent féminin n’existe pas, ou du moins qu’il est bien trop rare pour qu’on l’ait nommé et étudié. Si vous êtes un homme hétéro, vous avez très peu de chances d’avoir reçu une dick pic non sollicitée (et encore moins une vagina pic), alors que, selon des statistiques états-uniennes, 53 % des femmes de dix-huit à trente-quatre ans ont déjà reçu une dick pic et, dans 78 % des cas, elles n’avaient rien demandé5.
Cette pratique, qui s’apparente à de l’exhibitionnisme, a fait l’objet d’une étude sur un millier d’Américains pratiquant l’exhibitionnisme virtuel6. On a découvert que les hommes qui envoient des dick pics sont plus narcissiques que la moyenne et aussi plus sexistes (précisément, ils adhèrent davantage à des propositions classées par les chercheurs comme relevant du sexisme ambivalent et du sexisme hostile). Pourtant, quand ils envoient ces photos, ils déclarent le faire dans un état d’esprit transactionnel : « Je te montre ma queue, montre-moi ta chatte », semblent-ils penser. Sans avoir eu la présence d’esprit de s’assurer qu’on ait envie de voir leur poireau. Ils ne le feraient pas consciemment dans le but de dominer ou d’humilier. C’est pourtant l’effet que ça a.
La dick pic est à mettre en lien avec une autre pratique généralement masculine, que l’on retrouve dans de nombreuses régions du monde : les dessins de bite. Dans les cahiers de brouillon, sur les tables d’écolier, les portes de toilettes, les murs des villes : les hommes dessinent cette représentation symbolique partout où ils peuvent. Deux cercles, un trait formant un arc allongé entre les deux, et c’est bon, tout le monde aura reconnu un pénis. On faisait ce genre de graffiti dès la Rome antique, et même bien avant. On les retrouve dans de nombreuses régions du monde, probablement toutes. Demandez à un homme pourquoi il fait ça et il vous dira sûrement que c’est parce que c’est drôle. Demandez à un psychanalyste et il vous dira que ça reflète une angoisse de la castration. Le pénis serait un symbole de pouvoir et les hommes se rassureraient sur leur pouvoir en apposant sa marque. Ainsi, envoyer une dick pic, ce serait comme dessiner un pénis – une façon d’occuper le terrain, de marquer le territoire et de le réclamer comme sien. Et ce territoire peut être la rue, ou une femme qui voulait simplement scroller sur Instagram.
On n’a pas, en Occident, de représentation symbolique de la vulve qui soit aussi immédiatement reconnaissable et surtout aussi universellement affichée. Bien sûr, quand vous avez entendu parler de Freud ou de symbolique, vous allez peut-être commencer à voir chaque représentation artistique d’un puits ou d’une grotte comme figurant un vagin ou la « matrice maternelle ». Mais la vulve n’est pas qu’un trou. Et les jeunes générations féministes semblent avoir décidé de s’attaquer au problème en représentant la vulve et le clitoris et en les dessinant partout. Ça peut être aussi schématique qu’une forme d’amande avec un petit cercle pour le clitoris, et on en voit de plus en plus sur les murs des villes.
Le harcèlement de rue (qu’on devrait plutôt appeler « harcèlement dans l’espace public » car il ne s’arrête pas à l’entrée des métros, des festivals ou des bars) procède de la même logique. Quand un homme siffle une femme dans la rue, il ne se dit probablement pas consciemment : « L’espace public appartient aux hommes et je vais assurer la perpétuation du patriarcat ainsi. » Les études ont montré qu’il se dit surtout qu’il va faire rire ses copains. Selon une étude menée au Moyen-Orient7, les hommes pratiquant le harcèlement de rue sont généralement désœuvrés, issus de milieux pauvres et ont peu de perspectives. Le harcèlement de rue pourrait être pour eux une façon d’exercer un pouvoir dont ils sont privés dans tous les autres domaines.
Si je cite une étude réalisée au Moyen-Orient, c’est faute d’avoir trouvé une étude française. Quand il s’agit de sexisme, on étudie bien souvent les victimes et trop rarement les auteurs des faits. Cette ignorance crée un vide qui permet aux préjugés de proliférer. À en croire beaucoup de gens qui « savent » (sans preuves, donc), ce type de harcèlement serait uniquement le fait de jeunes « issus de l’immigration ».
Il est assez révélateur que, face au mouvement #MeToo, né dans la foulée des révélations sur les pratiques d’un puissant producteur de cinéma, et qui a donné l’occasion à des milliers de femmes de témoigner de leurs expériences de harcèlement au travail, la réaction du gouvernement français a été… une proposition de loi contre le harcèlement de rue. Loin de moi l’idée de minimiser le problème du harcèlement dans l’espace public, j’aimerais simplement que les politiques s’intéressent au problème de fond, et pas seulement quand ils y voient une occasion de stigmatiser encore plus les populations racisées. La différence entre drague et harcèlement, pour eux, c’est l’auteur : quand c’est moi, c’est de la séduction ; quand c’est eux, c’est du harcèlement.
En réalité, le harcèlement dans la rue, ça n’est pas un problème de brutes mal élevées ou de différence culturelle. Je peux vous dire que, quand un homme m’a suivie jusqu’à la porte de chez moi, malgré la politesse de son « mademoiselle, vous êtes charmante », dans ma tête, je n’étais pas en train de le féliciter. Quand je presse le pas pour échapper aux hommes qui me disent que je suis belle et qu’ils accélèrent, je doute qu’ils n’aient pas compris que mon attitude indique un « non ». Je le sais, parce que j’ai constaté que ça ne marche pas davantage quand je réponds : « Non, je ne suis pas intéressée. » En devenant une femme, j’ai appris à avoir peur dans la rue.
Cette peur est-elle entièrement rationnelle ? Si les hommes ont plus de risques de subir une violence physique dans l’espace public8, personne ne leur conseille de ne pas sortir. C’est aux femmes que l’on dit de ne pas sortir seules le soir. Ce sont elles qui se l’interdisent, ou prennent mille et une précautions qui leur coûtent en temps, en énergie ou en argent. Un discours sur le harcèlement dans l’espace public centré sur ce que peuvent faire les victimes féminines pour l’éviter plutôt que sur ceux qui le perpétuent a le même effet que le harcèlement lui-même : inciter les femmes à rester chez elles et laisser la rue aux hommes.
Mais ça tombe très mal, puisque c’est justement chez elles que les femmes ont davantage de chances de subir des violences. Un discours de sécurité fondé sur les faits devrait donc inciter les femmes à ne pas vivre avec les hommes, et les hommes à rester chez eux. Si on dit l’inverse, c’est à la fois parce que la liberté des hommes est vue comme plus importante que la sécurité des femmes et parce que notre indépendance est vue comme un danger bien plus grand pour la société qu’un féminicide un jour sur deux9.
Autre type de harcèlement : le harcèlement sexuel au travail. Mais s’agit-il vraiment d’un phénomène différent ? Lors des révélations sur le producteur Harvey Weinstein qui faisait et défaisait la carrière de nombreuses actrices en fonction de leur capacité à résister à ses agressions sexuelles, on a beaucoup parlé des particularités du milieu du cinéma, ses actrices glamour, ses hommes tout-puissants… Puis on a enchaîné les révélations dans tous les domaines : #MeToo de l’édition. De la politique. Du patin à glace. Du journalisme, de la pub. Doit-on attendre le #MeToo des artisans plumiers, de la chirurgie orthognatique et du rempaillage de chaises pour admettre que le problème n’est pas lié à un secteur, une profession ? Selon les spécialistes du harcèlement sexuel, il existe surtout là où il y a d’importants rapports hiérarchiques. Dans quel milieu professionnel n’est-ce pas le cas ? En fait, si on réduit au plus petit dénominateur commun, une seule chose est claire : les harceleurs sur Internet, dans la rue ou au travail sont des hommes.
Et il ne s’agit pas de séduction innocente mais mal placée, mal interprétée, sauf à croire que les hommes sont de grands benêts incapables de comprendre ce que disent les femmes. En réalité, les hommes comprennent les signes de refus, même subtils, lorsqu’ils viennent d’autres hommes. Ils se disent peut-être qu’ils font ça pour draguer, mais ils ne se l’autorisent que parce qu’ils se sentent en position de pouvoir. Alors, pourquoi ne pas en profiter ? On leur a appris que la rue est à eux, que le bureau est à eux, que l’Assemblée nationale, les ministères sont à eux. Dès lors, ils font respecter leurs droits naturels de domination.
Revenons à l’idée de la séduction comme transaction : le premier souci, c’est que, dans une relation hétérosexuelle, elle ne sera jamais négociée d’égal à égale. Si on a développé la notion de « drague », c’est que l’on considère les femmes (un peu) moins comme des objets et (un peu) plus comme des sujets dans les rapports de séduction. Il ne s’agit plus simplement d’enlever une femme ou d’obtenir l’accord de son père, il faut qu’elle soit consentante.
Nous grandissons toutes et tous avec une certaine idée du déroulement idéal de la séduction hétérosexuelle. On a appris ce scénario dans les films, à la télé, dans les livres, les magazines, parfois via les grands frères, les papas ou les youtubeurs. Certains ont été jusqu’à faire un stage de séduction. Parfois, on l’a même appris d’une femme.
Ce que tout ce beau monde nous dit, c’est que c’est aux hommes de séduire les femmes. L’homme propose, la femme dispose et la réciproque serait étrange. Les femmes doivent résister. Commencer par dire « non ». Parce qu’elles sont pures et chastes et que les hommes sont des héros téméraires partis à l’assaut de l’hymen et du consentement. On utilise de nombreuses métaphores pour parler de la séduction hétéro : la chasse (avec son chasseur et sa proie), la guerre (le soldat et sa conquête)… Avec toujours cette même idée de l’homme actif et la femme passive. C’est le début d’une parade nuptiale qui s’achèvera avec un mariage, des bébés et une super histoire à raconter aux petits enfants : « Au début, elle m’a dit “non”, mais j’ai insisté et insisté comme Roméo, comme Don Juan ou Han Solo, et j’étais si relou qu’elle a fini par céder. »
« Oh non, papy, mais c’est du harcèlement ! » vous diront vos petits-enfants dans la société déconstruite du futur.
Mon expérience personnelle avec la séduction hétérosexuelle est assez limitée. J’ai été un homme très réservé pendant les premières années de ma vie, et il aura fallu attendre très longtemps avant que j’ose faire le premier pas avec une femme. Quand j’ai fini par me créer un profil sur un site de rencontres, j’aurais bien aimé que les femmes prennent l’initiative, mais ça ne venait pas. Et donc, tant bien que mal, j’ai appris. À envoyer le premier message, puis à en envoyer un deuxième – et donc à contribuer au déluge de spams que les femmes reçoivent sur ce genre de sites. À proposer le rendez-vous. À proposer le premier baiser. J’étais très mal à l’aise dans ce rôle que je voyais comme trop caricaturalement masculin, mais c’était ça ou la solitude.
Lorsque j’ai commencé à être perçue comme femme, je pensais être libérée de ces contraintes dans les relations lesbiennes. Ça n’était pas aussi simple. On ne peut pas être deux à attendre que l’autre fasse le premier pas. La plupart des femmes bi ou lesbiennes qui pratiquent ou ont pratiqué la séduction hétéro vous expliqueront que, dans ce contexte, c’est souvent plus simple pour elles de suivre le script ordinaire, où chacun sait ce que l’on attend de lui. Entre femmes, c’est différent, nous devons écrire des scénarios qui ne sont pas ceux martelés par toute une éducation qui présume l’hétérosexualité comme une évidence. Et heureusement.
On nous a appris à supposer que, face aux assauts des séducteurs, les femmes répondent d’abord par un « non » coquet, mais que, au fond, sûrement, elles pensent « oui ». Que la séduction est un jeu au langage complexe où l’on ne montre jamais d’emblée ses cartes. « Je lui ai pressé le pied sous la table », « Elle a joué avec ses cheveux en me regardant », « J’ai commandé des moules ». Ces mille et un stratagèmes peuvent créer des malentendus, mais ça n’est pas là un malheureux effet secondaire : c’est le but.
Tenter de séduire, c’est s’exposer à un refus. Avancer masqué, de manière oblique, c’est un moyen de sauver la face quand on ne veut pas de vous. On pourra toujours invoquer un malentendu. Inversement, dans les affaires de harcèlement ou de viol, les accusés plaident souvent – fort maladroitement – la méprise : « Elle avait mis une mini-jupe, elle avait accepté une cigarette, et m’a souri, forcément j’ai pris ça pour un “oui”. » Visiblement, beaucoup d’hommes laissent aux femmes le droit de consentir, mais pas vraiment celui de refuser.
On a bien deux représentations traditionnellement masculine et féminine de la séduction. Prenez un film « pour hommes », un film d’action avec Clint Eastwood, Arnold Schwarzenegger ou Jason Statham. Comment notre héros va-t-il parvenir à emballer pour un happy-end total ? Il va vaincre les méchants, prouver sa force, et elle lui tombera dans les bras (ou bien c’est lui qui l’attrapera parce que le consentement, c’est un truc qui s’arrache comme un soutien-gorge10). Dans une comédie romantique, généralement destinée à un public féminin, c’est toujours à l’homme d’être actif dans la séduction. Même dans les films « féminins », une Bridget Jones est ridiculisée pour ses plans de séduction pathétiques. L’action de l’homme y est cependant bien différente : il doit se montrer héroïquement vulnérable. Faire publiquement une grande déclaration d’amour, qui bien souvent inclura des excuses. Il doit passer outre sa fierté et être prêt à s’humilier dans sa démonstration. Jason Statham, lui, ne ferait jamais ça.
C’est une pratique pourtant de plus en plus intégrée par certains hommes dont les spectaculaires déclarations d’amour et demandes en mariage publiques sont organisées comme des prouesses filmées dans l’espoir d’obtenir des millions de vues sur YouTube. Googlez wedding proposal et vous tomberez sur des images de canons à confettis, de comédies musicales en plein air et autres performances dans une surenchère compétitive que l’on pourrait qualifier de typiquement masculine : quitte à s’humilier publiquement, autant être le plus fort là-dedans, dépasser les limites. Dans les cas où la femme a l’audace de dire « non », attendez-vous à une pluie de commentaires misogynes lui reprochant d’oser ne pas céder. Est-ce que ce ne serait pas aussi un moyen supplémentaire de créer une pression à dire « oui » ?
La séduction ne peut pas être une transaction d’égal à égale quand il y a un rapport de domination. Tant que ce sera le cas, la limite entre séduction et harcèlement restera floue. Ces deux activités existent sur un continuum dont la finalité, avouée ou non, est de soumettre les femmes, de les maintenir ou de les remettre « à leur place ». Les hommes cherchent à se prouver qu’ils sont des hommes à travers les femmes qu’ils convoitent, et ils leur en veulent de pouvoir refuser.
Est-ce que ça veut dire que je voudrais interdire toute tentative de séduction aux hommes hétérosexuels ? Dans la rue ou au boulot, certainement. Pour le reste, j’aimerais bien qu’ils arrêtent avec moi, mais sinon… Je n’ai pas ce pouvoir et je ne suis pas là pour jouer les moralisatrices. Je pourrais simplement vous dire d’avoir des interactions sans arrière-pensée, de laisser les choses arriver… Mais je n’écris pas un livre spirituel, je ne suis pas là pour guider votre âme avec l’assurance d’une gourou new age. Le seul moyen de s’échapper de l’hétérosexualité, on aura beau chercher, c’est de ne plus être hétéro. Si ce n’est pas à votre portée aujourd’hui, il va bien falloir faire avec, regarder la situation en face. Nous vivons toutes et tous entremêlés dans un réseau complexe de relations de pouvoir, et le genre en est une. À vous de voir si vous allez exploiter ce pouvoir, le subir, tenter d’en minimiser les conséquences ou chercher à en sortir. Mais ce n’est pas en faisant l’autruche qu’on changera quoi que ce soit.
Thomas MATHIEU, Les Crocodiles. Témoignages sur le harcèlement et le sexisme ordinaire, Le Lombard, Paris, 2014 ; Thomas MATHIEU et Juliette BOUTANT, Les crocodiles sont toujours là, Casterman, Bruxelles, 2019.
Ces deux bandes dessinées mettent en image des témoignages de femmes harcelées dans l’espace public (pour le premier tome) et partout ailleurs (le travail, les cabinets gynéco, les commissariats…) dans le second. L’occasion de prendre conscience de l’ampleur du problème qui existe bien au-delà de certains quartiers, de certaines heures : pour les femmes, les crocodiles sont partout, tout le temps.
Victoire TUAILLON, Les Couilles sur la table – podcast, en particulier l’épisode 7, « Qui sont les harceleurs au travail ? »
Dans cet épisode du précieux podcast sur les masculinités de Victoire Tuaillon, dont j’aurais pu citer de nombreux autres épisodes, la journaliste donne la parole à Maryline Baldeck, militante à l’Association contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT). Elle détaille ce qu’elle a appris en observant un grand nombre de procès pendant quinze ans. Elle nous apprend notamment que, si le harcèlement est partout, il est facilité par certains types d’organisation du travail, lorsque l’emploi ou les tâches sont ségrégués sexuellement.
Irène ZEILINGER, Non, c’est non. Petit manuel d’autodéfense à l’usage de toutes les femmes qui en ont marre de se faire emmerder sans rien dire, Zones, Paris, 2008.
L’autodéfense féministe est un mouvement qui va bien au-delà d’entraîner les femmes à faire une balayette. Cela recouvre un ensemble de pratiques mentales, verbales et, en dernier recours seulement, physiques pour se protéger et se sentir fortes face à toutes les formes d’agressions genrées. Au-delà de la lecture de ce livre, j’encourage toutes mes lectrices à rechercher un stage d’autodéfense féministe dans leur région.
1. L’une de mes proches, handicapée, déplore d’ailleurs que le concept soit ainsi coopté par des hommes au discours misogyne, rendant plus difficile la discussion d’un phénomène de désexualisation de certaines catégories de la population.
2. « Les femmes face aux violences sexuelles et au harcèlement dans la rue », étude IFOP, 2018.
3. « Harcèlement sexuel au travail », étude IFOP pour le défenseur des droits, 2018.
4. « Digital Civility Index 2019 », étude internationale publiée par Microsoft.
5. Yael BAME, « 53 % of millennial women have received a naked photo from a man », Yougov.com, 9 octobre 2017.
6. Flora OSWALD, Alex LOPES, Kaylee SKODA, Cassandra L. HESSE et Cory L. PEDERSEN, « I’ll show you mine so you’ll show me yours : motivations and personality variables in photographic exhibitionism », The Journal of Sex Research, vol. 57, no 5, 2020, p. 597-609.
7. UN WOMEN, PROMUNDO-US, Understanding Masculinities. Results from the International Men and Gender Equality Survey (IMAGES) – Middle East and North Africa, 2017.
8. 1 % des femmes et 4 % des hommes interrogés dans le cadre de l’enquête Virage de l’Ined en 2015 avaient subi des violences physiques dans les douze derniers mois. 15 % des femmes avaient été draguées importunément et 5 % avaient subi du harcèlement ou une atteinte sexuelle contre 2 % des hommes.
9. Le calcul des chiffres des féminicides est un sujet de polémique constant en milieu féministe. Ainsi, le chiffre de 152 femmes tuées par leur conjoint en 2019 brandi par l’association Nous Toutes ne comptabilise pas les filles tuées par leur père ou les travailleuses du sexe par leur client.
10. Aux hommes qui me lisent : n’arrachez pas les soutiens-gorge, vous ne vous rendez pas compte de combien ça coûte, ces choses-là.
Vous avez déjà remarqué que les femmes ne font rien ? OK, elles s’agitent, mais elles n’accomplissent pas grand-chose. Les réacs de tout poil sont d’accord là-dessus : la femme est passive, l’homme, actif. Sans les hommes, nos livres d’histoire seraient bien vides : pas de pyramides, pas de révolutions, pas de guerres mondiales. Les femmes s’allongent et écartent les cuisses pour que les hommes les « prennent ». Clairement, ils font tout le travail.
La division du travail entre les classes de sexe est présente dans toutes les sociétés étudiées par les anthropologues, même les plus simples. C’est la première des hiérarchies. Avant que notre civilisation ait développé un système économique hypercomplexe, avec des balayeurs et des actionnaires, des nourrices et des stars de téléréalité, on a commencé par là : les femmes assignées à certaines tâches et les hommes à d’autres. S’il y a une origine du patriarcat, elle est là.
Dans Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir expliquait que les femmes ont été assignées à des tâches répétitives1. Vous aurez beau faire la poussière, elle reviendra toujours. Dans son travail, un homme aura plus souvent l’opportunité de construire quelque chose qui dure. C’est sans doute pour cela qu’il compte tant pour eux de se définir comme le sexe actif. Ce qui est paradoxal car, en réalité, les hommes travaillent moins que les femmes.
Selon l’Insee2, les femmes consacrent en moyenne 2 h 45 par jour à leurs loisirs contre 3 h 20 pour les hommes. Les femmes assurent 71 % des tâches domestiques et 65 % des tâches parentales. Et les progrès dans l’égalité sont bien lents : en onze ans, le temps moyen journalier consacré par les femmes au travail domestique a baissé de 22 minutes, passant de 3 h 48 en 1999 à 3 h 26 en 2010. Sur la même période, celui des hommes a augmenté d’une minute. Pour cette petite évolution vers un partage égalitaire des tâches, les femmes devraient moins remercier les hommes que leur lave-vaisselle – ou les femmes de ménage qu’elles emploient. Si on additionne le temps de travail rémunéré au temps de travail gratuit effectué à la maison, les femmes européennes travaillent en moyenne 42 minutes de plus que les hommes chaque jour, et on trouve des écarts en défaveur des femmes dans toutes les régions du monde3.
Et tous ces chiffres ne mesurent pas la « charge mentale », une notion qui a récemment été popularisée grâce à la dessinatrice de bande dessinée Emma dans sa BD en ligne Fallait demander !4. L’idée de la charge mentale, c’est que, dans les couples hétéros, on fait généralement reposer sur la femme un rôle de « chef de projet ». L’homme concède qu’il « veut bien aider », mais c’est à elle de prendre les initiatives, de se souvenir de ce qu’il y a à faire, de répartir les tâches. Il voudra bien emmener le petit chez le pédiatre mais uniquement quand elle se sera souvenue qu’il fallait le faire, qu’elle aura pris le rendez-vous, qu’elle lui aura rappelé le matin même qu’il avait dit qu’il le ferait et lui aura donné le carnet de santé (c’est elle qui sait où il est rangé) et le vaccin qu’elle était allée chercher à la pharmacie et avait placé au réfrigérateur. Puis elle lui passera sa carte Vitale parce que, évidemment, le petit est inscrit sur sa carte Vitale à elle. Et, au bout de tout ça, on se retrouve avec des hommes qui se plaignent que leur compagne se prend trop la tête et passe son temps à leur demander de faire des corvées. Un conseil, les garçons : si vous en avez marre que votre copine vous demande de faire ceci et cela, vous n’avez qu’à le faire avant qu’elle ne vous le demande.
On a cependant tellement tendance à invisibiliser ou à minimiser le travail des femmes que, depuis le succès de la BD d’Emma, on réduit parfois celui-ci à la charge mentale. Mais la charge de travail n’est pas que dans la tête. Dans son livre Libérées, consacré aux tâches ménagères, la journaliste Titiou Lecoq nous donne un chiffre : les femmes jugent le seuil d’inégalité « insupportable » dans la répartition des tâches ménagères à 73 %5. Ça veut dire que, si un homme fait seulement 28 % du boulot, ça reste « supportable ». On ne vous demande pas grand-chose.
Laisser aux femmes la charge mentale du foyer n’est qu’une des nombreuses stratégies des hommes pour éviter de faire leur part et garder du temps pour tripoter leur PlayStation. On peut en lister quelques autres :
– la stratégie du mauvais élève, qui consiste à faire semblant de ne pas être capable de trier le linge ou de programmer la machine à laver quand bien même on serait ingénieur, ou encore à tellement mal passer la serpillière que, lasse de devoir corriger le tir, la partenaire féminine finira par le faire elle-même ;
– la stratégie de l’escargot, dans laquelle on est si lent à accomplir une tâche que la partenaire féminine a le temps d’en faire deux fois plus sur le même laps de temps ;
– la stratégie de l’engueulade : en provoquant une dispute à chaque fois qu’on lui demande de faire quelque chose, l’homme s’assure qu’on ne lui demandera plus rien au bout d’un moment ;
– la stratégie de l’aveuglement : il suffit de dire qu’on n’avait « pas vu » que c’était sale ou mal rangé et d’attendre que l’autre prenne l’initiative du ménage.
On pourrait probablement en trouver d’autres. L’imagination masculine pour esquiver les tâches ménagères est sans fin. Cependant, il arrive que les hommes fassent le même travail que les femmes. Il deviendra alors bien plus respectable. Quiconque a comme moi regardé de nombreuses saisons de Top Chef a retenu que les chefs font la différence entre la cuisine « de bonne femme » et la cuisine « de chef ». De la même façon, de nombreuses femmes cousent, mais les « créateurs de mode » sont des hommes.
Notons au passage que cette hiérarchie entre tâches féminines et masculines croise aussi des dominations de classe et de race. Qui sont les hommes qui balaient en France, qui ramassent les poubelles ? Des hommes pauvres et très souvent racisés. Ce sont aussi eux qui font les commis dans les cuisines des restaurants. Quand ils sont chefs dans un restaurant africain ou asiatique, c’est aussi rarement vu en France comme de la « grande cuisine » et les prix qu’ils peuvent afficher à la carte sont limités en conséquence.
La sociologue Christine Delphy a montré que ce qui différencie vraiment un travail féminin d’un travail masculin, ce n’est pas la nature du travail, son immanence (désolée Simone), mais le rapport de production. Le travail domestique est avant tout un travail gratuit, que les femmes font au bénéfice des hommes. Cette répartition des tâches entre travail domestique gratuit et travail rémunéré est le signe de l’existence d’un système patriarcal extérieur au capitalisme, plus large et indépendant de lui, même si le capitalisme en bénéficie. Il ne fait aucun doute que les femmes gagnent souvent à s’échapper (un peu) du système patriarcal en allant travailler en tant que salariée dans le système capitaliste, qui n’est pourtant pas super généreux, et surtout pas avec elles.
Cette vision des choses, issue d’un mode de pensée matérialiste d’inspiration marxiste, peut sembler datée. Après tout, elle est loin, l’époque où les femmes au foyer constituaient la norme6. Mais qui est aux commandes du système capitaliste ? Des hommes. Et ils n’ont pas intérêt à ce que les femmes s’émancipent totalement de leur charge de travail gratuit. Aujourd’hui, sur le papier, les femmes peuvent faire n’importe quel métier et sont réputées égales en droits aux hommes. Elles sont pourtant moins bien payées : elles gagnent 37 % de moins que les hommes en moyenne. En partie parce qu’elles touchent moins pour un même travail, mais aussi parce qu’elles s’orientent vers des carrières moins bien rémunérées et font davantage de temps partiel, contraintes par l’offre mais aussi par leurs obligations domestiques. Et puis, encore une fois, qui décide que ces carrières typiquement féminines devraient être si mal payées ? Ce ne sont pas les femmes. On l’a vu pendant le confinement lié à la pandémie de Covid-19 en 2020, où le plus grand contingent de « travailleurs essentiels » était constitué de travailleuses, dans les hôpitaux, dans les EHPAD, dans les supermarchés. Sans elles et les risques quotidiens qu’elles ont pris, l’économie française se serait effondrée. Or ces femmes, si essentielles, gagnent souvent un Smic. Ou moins.
Quand je travaillais dans la communication, où les salaires étaient plutôt bons, j’ai rencontré trois femmes qui avaient laissé tomber leur job pour faire des enfants. Parmi les réactions négatives qu’a suscitées leur décision, les jugements de valeur les plus durs venaient de certaines collègues femmes : ces trois femmes leur apparaissaient comme des faibles, des lâcheuses, qui préféraient se réfugier dans un statut archaïque de mère au foyer plutôt que de faire carrière dans le dur monde du travail. Les hommes, eux, se montraient plus volontiers bienveillants. Mais peut-être y voyaient-ils un retour à l’ordre naturel des choses ?
À bien y regarder cependant, un tel choix est compréhensible. Résumons : un monde du travail hostile, moins bien rémunéré pour les femmes, leur offrant moins de perspectives de promotion ; une charge de travail gratuit à la maison qu’il faut faire même quand on travaille 50 heures par semaine ; en France, une politique fiscale qui, entre le quotient conjugal de l’impôt sur les revenus et le quotient familial, assure des avantages financiers aux hommes mariés ou pacsés avec une femme au foyer tout en pénalisant ces dernières si elles tentent de se séparer. Selon Christine Delphy, c’est ainsi que le système capitaliste tend à repousser les femmes vers la conjugalité hétérosexuelle, hors de la classe qu’en économie on appelle les « actifs ». Comme si les femmes au foyer se tournaient les pouces.
En « retournant » au foyer, ces femmes ne deviennent bien sûr pas inactives : elles retournent surtout au travail gratuit (même si, à vrai dire, elles ne l’ont jamais vraiment quitté) et au lit conjugal. Et s’il y a bien un endroit où les hommes se considèrent comme plus actifs que les femmes, c’est au lit. Il n’y aura qu’un gros beauf pour vous dire haut et fort que les femmes n’ont qu’à faire l’étoile de mer pendant qu’ils les utilisent comme « vide-couilles », mais beaucoup d’hommes qui ne formuleraient pas exactement les choses ainsi partagent pourtant ce sentiment : ce sont eux qui font le plus gros du travail.
On résume bien souvent l’acte sexuel à la pénétration vaginale par le pénis, le reste étant laissé à la vague catégorie subalterne de « préliminaires ». C’est déjà le reflet d’une vie sexuelle un peu triste, mais même la façon dont on voit l’acte de coït comme impliquant un côté « actif » et un côté « passif » est purement idéologique. Quand je prends une aubergine dans ma main, je ne dis pas que je suis prise par elle, je ne me définis pas comme passive. Pour quelle raison serait-ce différent avec un pénis dans un vagin ? Les mecs, si vous pensez que votre copine est passive pendant que vous la pénétrez, c’est probablement qu’elle s’ennuie. Et, de fait, il y a une grande inégalité dans l’accès à l’orgasme : les hommes hétéros jouissent 95 fois sur 100. Les femmes hétéros seulement lors de 65 % des rapports, contre 86 % pour les lesbiennes7.
Dans ma lointaine jeunesse, quand j’étais sexuellement naïve et inexpérimentée, j’ai eu une véritable révélation lors d’une conversation avec une amie à propos de son ex, un blogueur misogyne.
Elle : « Il m’a retournée dans toutes les positions pendant 45 minutes, à la fin j’avais juste hâte qu’il en finisse, mais il voulait se prouver quelque chose. »
Moi, verbalement : « Ah oui le gros relou haha. »
Moi, intérieurement : « Quoi ?! Il a tenu 45 minutes ! Mais on m’a toujours dit que c’était ça qu’on était censé faire ! »
Le magazine en ligne Babe a envoyé une journaliste demander à des hommes dans la rue si leur partenaire avait joui lors de leur dernier rapport dans une vidéo aussi drôle que désespérante : ils ne savaient pas, ils présumaient que oui ou, pour certains, ne comprenaient pas la question8. La sexualité n’avait pas l’air d’un sujet suffisamment tabou pour qu’ils refusent d’en parler publiquement devant une caméra, mais visiblement ils ne parlaient pas avec leur copine de sa jouissance. Que conclure, si ce n’est qu’ils s’en moquaient ? Je ne compte plus les femmes qui m’ont confié le sentiment d’avoir été utilisée par des hommes qui se masturbaient en elles.
Mais il ne suffit pas que l’homme prenne conscience de l’importance de l’orgasme féminin pour que l’on soit sorti d’affaire. Car il peut alors en faire une performance à atteindre, un nouveau prix à décrocher pour prouver sa virilité et s’en vanter auprès de ses potes. Dans notre société super « libérée » sur le cul, le droit de jouir se transforme vite pour les femmes en injonction à jouir. Si tu ne jouis pas, si tu n’as pas envie tous les soirs, si tu n’as pas des pratiques suffisamment variées et acrobatiques, on va te dire que quelque chose va mal dans ton couple. Cette pression que l’on nous met et que l’on intériorise néglige le fait qu’il y a des femmes qui sont tout simplement fatiguées. Les hommes qui se plaignent que leur compagne a moins de désir qu’eux font-ils une double journée comme elle ?
Côté masculin, ces injonctions peuvent aussi causer une baisse du désir, ou des « pannes », et une grande honte parce que toute leur vie on leur a dit qu’ils sont des êtres hypersexuels, qu’il est naturel et sain pour un homme de vouloir coucher avec des femmes partout, tout le temps. Il y a aussi un culte de la « performance » qui se mesure montre en main. « Ta meuf doit jouir à chaque fois sinon tu n’es pas un homme. » « Tu dois la faire jouir plusieurs fois, en fait. » « Comment, elle n’éjacule pas ? Tu dois pas savoir t’y prendre. »
En me renseignant sur une crème anesthésiante pour la peau disponible uniquement sur ordonnance, j’ai découvert des forums où des hommes s’échangent des astuces pour commander cette crème illégalement sur Internet. Ils l’utilisent sur leur sexe pour prévenir les éjaculations précoces. Outre le risque de nécrose du gland (bon appétit), cette pratique a surtout pour effet de rendre le pénis insensible. Si on ne sent rien pendant l’acte sexuel, on peut durer plus longtemps. Ce qui compte, c’est donc moins le plaisir que la performance. On retrouve la même logique dans de nombreux conseils pour « tenir » : penser à autre chose, utiliser deux préservatifs l’un sur l’autre9… Ces pratiques montrent, encore une fois, que, dans un rapport sexuel hétéro, les hommes cherchent souvent d’abord l’affirmation de leur puissance, la confirmation qu’ils sont actifs.
En matière de sexe, une femme perçue comme trop « active », ça porte un nom : une « pute ». Cette insulte inclut les travailleuses du sexe, mais son usage est évidemment beaucoup plus large : on peut être qualifiée de pute parce qu’on cherche activement des relations sexuelles ou parce qu’on prend la liberté d’en refuser. En cela, cette injure est révélatrice de la nature des différentes formes d’échanges économico-sexuels entre hommes et femmes. C’est en tout cas ce que nous apprend la lecture de l’anthropologue Paola Tabet10.
Depuis Claude Lévi-Strauss, on sait que l’échange des femmes est une caractéristique fondamentale de la plupart des sociétés humaines. Via le tabou de l’inceste, les hommes ont l’obligation d’échanger des femmes avec les membres extérieurs au groupe, que celui-ci soit la tribu, la famille ou autre unité considérée comme « consanguine ». Paola Tabet va plus loin en étudiant les échanges économico-sexuels dans de nombreuses sociétés, allant des chasseurs-cueilleurs aux sociétés occidentales modernes. Elle a pu observer un principe plus ou moins tacite : la marchandisation de la sexualité féminine. En maintenant les femmes dans une situation économique subalterne, on fait de leur sexualité un objet d’échange. Cet échange peut être tarifé explicitement ou faire l’objet d’un marchandage implicite via des cadeaux en nature. En analysant ces échanges, Tabet a montré que la distinction entre prostitution et sexualité « légitime » est plus complexe qu’il n’y paraît.
La différence réside dans la réponse à cette question : qui a la mainmise sur la force de travail des femmes ? Dans le cadre des relations tarifées, les travailleuses du sexe peuvent être indépendantes ou sous la coupe d’un maquereau. Dans le cadre de relations non tarifées, elles peuvent, de même, être indépendantes ou sous le contrôle d’un mari. La « pute », cela désigne la femme indépendante, qui use de sa sexualité sans qu’un homme en tire profit. C’est la femme qui maîtrise sa sexualité, qu’elle soit « officiellement » travailleuse du sexe ou non. C’était d’ailleurs la définition de la prostituée sous l’Ancien Régime en France : « On entend par prostituées publiques les femmes ou les filles qui s’abandonnent et se prostituent publiquement et au premier venu, soit gratuitement, soit pour de l’argent11. »
Notre système actuel est plus sophistiqué que celui des sociétés de chasseurs-cueilleurs où les hommes s’approprient le travail de chasse ou de pêche et le monopole des protéines animales qui vont avec, les utilisant ensuite comme monnaie d’échange contre des faveurs sexuelles de la part des femmes. Ce régime perdure pourtant dans la tradition de l’homme qui paye le dîner en espérant des faveurs sexuelles en contrepartie, dans les boîtes de nuit qui offrent l’entrée aux femmes, chez les nice guys qui veulent échanger des mots gentils contre une pipe et dans un système capitaliste qui paie moins les femmes. Si vraiment nous avions dépassé cette vision des choses, comment se fait-il que, comme des études le montrent, dans les couples où les femmes gagnent plus que leur partenaire masculin, ces derniers soient plus stressés, au point d’avoir des troubles de l’érection12, et globalement moins satisfaits de leur vie13 ?
Les hommes se voient comme actifs pour minimiser, voire invisibiliser le travail féminin et, au bout du compte, se l’approprier. La solution est-elle de revaloriser le travail des femmes ? De montrer qu’elles sont actives elles aussi ? Il y a de nombreux mouvements féministes pour inverser la pyramide des valeurs, dire que le travail ménager et le travail du care comptent eux aussi. C’est sans doute important, mais, comme l’explique Christine Delphy, il faut que ce soit un premier pas vers le démantèlement du système d’exploitation patriarcale. Si, au contraire, on s’en tient là, cela revient juste à dire aux femmes exploitées que leur problème est de ne pas assez valoriser le fait de passer la serpillière et de sucer leur mari.
Demandez aux soignantes et caissières qui ont été applaudies tous les soirs à 20 heures pendant le confinement en 2020 et qui n’ont pas eu le droit à leur prime Covid car elles étaient à temps partiel : les hommages aux femmes courageuses, la « revalorisation » d’estime, ça peut aussi être un bon moyen de maintenir le statu quo. Quiconque a pratiqué un métier « sacerdoce » sait que la passion, la vocation peuvent être utilisées contre vous, pour vous faire accepter des conditions de travail toujours plus détériorées. Il en va de même pour les femmes, quand on valorise leur travail domestique accompli avec tant d’abnégation, leur rôle de mère si important, leur façon de concilier vie professionnelle et vie personnelle, c’est une façon de ne pas poser la question de la juste rétribution du travail.
Ce dont on a besoin, c’est d’une reconnaissance sonnante et trébuchante du travail accompli par les femmes. Si les hommes devaient payer ce travail jusqu’ici largement gratuit, peut-être seraient-ils enfin moins fainéants.
Céline BESSIÈRE et Sibylle GOLLAC, Le Genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, La Découverte, Paris, 2020.
La différence de revenus entre hommes et femmes est un phénomène largement documenté. La différence de patrimoine, beaucoup moins. À travers une étude de terrain, les deux sociologues montrent comment les juges, les notaires et l’État favorisent les hommes au moment de partager les héritages, dans les divorces et face aux aides sociales. Une lecture éclairante pour qui croit encore que les inégalités de genre se résorbent : non, tout ne va pas en s’arrangeant.
Christine DELPHY, L’Ennemi principal, tome I : Économie politique du patriarcat ; tome II : Penser le genre, Syllepse, Paris, 2013.
Ces deux tomes rassemblent des articles écrits par Christine Delphy depuis 1970. Refusant de séparer démarche scientifique et militantisme féministe, la chercheuse au CNRS, fondatrice du Mouvement de libération des femmes (MLF), enchaîne analyse rigoureuse et punchlines sans concession. Son féminisme authentiquement révolutionnaire a eu une portée inestimable.
Paola TABET, La Grande Arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, L’Harmattan, « Bibliothèque du féminisme », Paris, 2004.
L’anthropologue italienne Paola Tabet se défend régulièrement dans son livre de faire l’apologie de la prostitution. Il faut dire que le terrain est miné pour les féministes et son refus d’une approche simpliste du travail du sexe a souvent été vu comme un relativisme. En réalité, les idées qu’elle développe méticuleusement à partir de ses recherches empiriques vont vous faire voir d’un autre œil tous les échanges économico-sexuels.
1. Simone DE BEAUVOIR, Le Deuxième Sexe, op. cit.
2. Insee, enquête Emploi du temps 2009-2010.
3. Chiffres obtenus par la méta-étude « The state of the world’s fathers : time for action 2017 » du programme Men Care.
4. Ces planches ont été publiées dans EMMA, Un autre regard, tome II, Massot, Paris, 2017.
5. Titiou LECOQ, Libérées ! Le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale, Fayard, Paris, 2017.
6. En fait, c’est un mythe : la « femme au foyer » n’a jamais été la norme que pour une élite aristo-bourgeoise qui a tenté de l’imposer comme modèle désirable à des classes inférieures qui n’en ont jamais eu les moyens.
7. David A. FREDERICK, H. Kate ST JOHN, Justin R. GARCIA et Elisabeth A. LLOYD, « Differences in orgasm frequency among gay, lesbian, bisexual, and heterosexual men and women in a U.S. national sample », Archives of Sexual Behavior, vol. 47, no 1, 2018, p. 273-288.
8. « We asked guys if they made girls cum the last time they had sex… », Babe sur Facebook.com.
9. Attention, cette pratique est aussi parfois conseillée pour mieux se protéger en cas de déchirement du préservatif, mais, en créant un frottement, elle augmente les risques de percer les préservatifs lors d’un rapport. Ne faites pas ça !
10. Paola TABET, La Grande Arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, L’Harmattan, « Bibliothèque du féminisme », Paris, 2004.
11. Erica-Marie BENABOU, La Prostitution et la police des mœurs au XVIIIe siècle, Perrin, Paris, 1987, p. 32. Cité par Paola TABET, La Grande Arnaque, op. cit.
12. Lamar PIERCE, Michael S. DAHL et Jimmi NIELSEN, « In sickness and in wealth : psychological and sexual costs of income comparison in marriage », Personality and Social Psychology Bulletin, vol. 39, no 3, 2013.
13. Vanessa GASH et Anke C. PLAGNOL, « The partner pay gap : associations between spouses’ relative earnings and life satisfaction among couples in the UK », Work, Employment and Society, vol. 35, no 3, 2021, p. 566-583.
Dans ce chapitre, on va traiter de violence et de genre, sous deux aspects : d’abord, les violences genrées ; ensuite, les violences masculines au sens large. Par violences genrées, je veux parler du phénomène des violences faites aux femmes par des hommes. Les violences masculines recouvrent l’ensemble des violences dont les hommes sont les auteurs (parce qu’ils tapent aussi sur les enfants et les autres hommes).
Commençons par citer quelques chiffres, de la façon la plus neutre possible : 96 % des auteurs de violences conjugales sont des hommes1. 98 % des violences sexuelles subies par les femmes sont commises par des hommes, de même que 75 % de celles subies par les hommes2. 84 % des meurtriers sont des hommes3. 86 % des vols et tentatives de vol avec violence sont commis par des hommes4.
Dans ce domaine, à la différence de celui abordé dans le chapitre précédent, on néglige trop souvent de souligner le rôle actif des hommes. Les femmes battues, on en parle. Les hommes violents, beaucoup moins. La manière dont on évoque les violences conjugales rappelle parfois le discours sur les catastrophes naturelles. Comme s’il s’agissait de faits certes regrettables mais inévitables. Et quand le crime est trop choquant pour être ignoré, on dira que ceux qui l’ont commis sont des monstres, des aberrations. On les place hors de l’humanité et, par là même, de la masculinité ordinaire.
Après avoir nommé au ministère de l’Intérieur Gérald Darmanin alors qu’il était accusé de viol, Emmanuel Macron a révélé le 14 juillet 2020 avoir eu une discussion en tête à tête avec l’intéressé. Il a parlé d’une « relation de confiance d’homme à homme » entre lui et son nouveau ministre, qui aurait été « blessé par ces attaques ». Les faits reprochés à monsieur Darmanin n’ont jamais été démentis par ses avocats : dans un cas, il a eu des relations sexuelles avec une femme après que celle-ci lui a demandé d’intervenir en sa faveur dans une affaire judiciaire ; dans un autre, il a couché avec une femme après qu’elle lui a demandé de l’aide pour obtenir un logement social. Les deux affaires ont été classées sans suite. Gérald Darmanin a écarté tout cela en arguant d’une « vie de jeune homme ». Circulez, y a rien à voir.
On parle de « culture du viol » pour désigner l’ensemble des idées, des comportements, des habitudes qui servent à nier, minimiser ou excuser les actes sexuels contraints. Un des piliers de cette culture du viol, c’est l’idée qu’une discussion « d’homme à homme » sera franche, honnête et non biaisée. Qu’elle permettra d’établir les faits plus clairement qu’en s’adressant aux femmes, dont la parole est réputée a priori moins crédible.
Je ne vais pas vous refaire toute la leçon sur la culture du viol et ses nombreux avatars (j’ai un très bon livre sur le sujet à vous conseiller à la fin de ce chapitre), mais je voudrais revenir sur une réponse qui, bien qu’elle soit souvent proposée, me semble insuffisante. Traditionnellement, dans la culture du viol, on préfère s’adresser aux femmes pour leur conseiller de rester sur leurs gardes plutôt que de dire aux hommes de ne pas violer. D’où cette solution féministe, par contre-pied : avant d’apprendre à vos filles à se protéger, apprenez aux garçons à ne pas violer.
Mais que nous dit-on quand on dit que les hommes ont du mal à saisir le consentement en matière de sexualité ? Qu’ils ont un souci de comprenette, qu’il faut leur expliquer, que toute leur éducation est à refaire. Mais, par là, il me semble que l’on peut tendre aussi à valider leur hypocrisie. Car je crois, moi, que les hommes comprennent en général tout à fait de quoi il s’agit et qu’ils savent aussi se retenir s’il le faut. C’est juste qu’ils n’en ont pas envie.
Pour m’expliquer, je vais d’abord reproduire ici un texte du blog Rockstar Dinosaur Pirate Princess qui a connu un succès mondial depuis sa publication en 2015. Ses qualités pédagogiques lui ont valu d’être repris dans de nombreuses vidéos, traduit dans de nombreuses langues, cité partout. Il emploie une analogie très claire pour exposer ce qu’est le consentement. Le voici :
Si vous avez du mal avec le concept de consentement, imaginez qu’au lieu d’une activité sexuelle avec quelqu’un, vous lui prépariez une tasse de thé.
Vous dites : « Hé, tu veux une tasse de thé ? » et la personne répond : « Oh, mon Dieu oui, j’ai une putain d’envie de thé ! Merci ! » Alors vous saurez qu’elle veut une tasse de thé.
Si vous dites : « Hé, tu veux une tasse de thé ? » et qu’elle fait : « Heu, ben… » et qu’elle ajoute : « Je ne suis pas certaine », alors vous pouvez préparer du thé ou pas, mais sachez qu’elle n’en boira peut-être pas, et si elle n’en veut pas, alors – c’est là le point important – ne la forcez pas à boire. Vous ne pouvez pas lui reprocher son refus en mettant en avant l’effort que vous avez fait pour lui préparer du thé parce qu’il était possible qu’elle en veuille ; vous devez juste admettre qu’elle n’en boira pas. Le fait que vous avez préparé ce thé n’implique pas que vous pouvez exiger d’elle qu’elle le boive.
Si elle vous répond : « Non merci », alors ne faites pas de thé. Du tout. Ne faites pas de thé, ne la faites pas boire de thé, ne vous agacez pas parce qu’elle ne veut pas de thé. Elle ne veut pas de thé, point final – c’est compris ?
Cette personne dira peut-être : « Oui, merci, c’est gentil » et puis, quand vous vous apprêtez à servir le thé, il se peut que, finalement, elle n’en veuille plus du tout. Bien sûr, c’est un peu embêtant parce que vous avez fait un effort pour préparer du thé, mais elle n’est quand même pas obligée de le boire. Elle voulait du thé, elle n’en veut plus. Parfois, les gens changent d’avis en moins de temps qu’il n’en faut pour que l’eau bouille et que le thé infuse. C’est OK, les gens peuvent changer d’avis, et vous n’avez toujours pas le droit d’exiger qu’elles boivent ce thé même si vous vous êtes donné la peine de le préparer.
Si elle est inconsciente, ne lui préparez pas de thé. Les personnes inconscientes ne veulent pas de thé et ne peuvent pas répondre à « Tu veux du thé ? » car elles sont inconscientes.
D’accord, peut-être qu’elle était consciente quand vous lui avez proposé du thé et qu’elle a dit oui, mais le temps que l’eau bouille et que le thé infuse, elle a perdu connaissance. Vous devriez poser ce thé, vous assurer que cette personne va bien et – c’est le point important ici – ne pas la faire boire de thé. Bien sûr, elle a dit « oui » tout à l’heure, mais les personnes inconscientes ne veulent pas de thé.
Si quelqu’un a dit « oui » pour du thé, a commencé à le boire, puis a perdu connaissance avant de l’avoir fini, cessez de lui verser du thé dans la gorge. Reposez le thé et assurez-vous que cette personne va bien. Parce que les personnes inconscientes ne veulent pas de thé. Faites-moi confiance là-dessus.
Si une personne a dit “oui” à du thé chez vous la semaine dernière, ça ne veut pas dire qu’elle veut que vous lui fassiez du thé tout le temps. Elle ne veut pas que vous débarquiez inopinément chez elle pour lui faire du thé, la forcer à en boire en disant : « MAIS TU VOULAIS DU THÉ LA SEMAINE DERNIÈRE », ou se réveiller pour vous trouver en train de lui verser du thé dans la gorge en disant : « MAIS TU EN VOULAIS HIER SOIR. »
Pensez-vous que cette analogie est absurde ? Oui, car vous savez toutes et tous déjà tout ça – évidemment. Vous n’allez pas forcer quelqu’un à boire du thé parce que cette personne a dit « oui » à une tasse de thé la semaine dernière. BIEN SÛR, vous ne verserez pas votre thé dans la gorge d’une personne inconsciente parce qu’elle a dit « oui » à une tasse de thé cinq minutes plus tôt lorsqu’elle était éveillée. Mais si vous pouvez comprendre à quel point c’est absurde de forcer quelqu’un à boire du thé quand cette personne n’en veut pas, et si vous pouvez comprendre quand les gens ne veulent pas de thé, alors est-ce si difficile à saisir quand on parle de sexe5 ?
Franchement, c’est une superbe analogie et on a envie de l’enseigner dans tous les cours d’éducation sexuelle. Il existe aujourd’hui tout un tas de posters, de vidéos, d’articles et de gens super qui expliquent le consentement. On explique aux garçons qu’il ne faut rien présumer, que le consentement c’est un « oui » enthousiaste, pas une formule évasive… Et pourtant, certains violent toujours. Sont-ils stupides ? Je ne suis pas en reste pour critiquer les hommes, mais, à cette question-là, je répondrais que, non, je ne crois pas que les hommes soient moins intelligents que les femmes.
Bien sûr, il est indispensable de continuer à faire ce travail d’éducation au consentement. D’enseigner à ne pas prendre un refus poli ou un silence pour un « oui ». On ne peut pas se contenter de non-dits, d’ambiguïtés : le consentement enthousiaste devrait être le préalable à toute relation sexuelle. Le message doit passer partout, dans les écoles, au travail, les bars, les clubs, sur les plages, dans les sous-marins et les stations spatiales. Mais est-ce suffisant ?
On se voile la face si l’on croit qu’il s’agit seulement d’un problème d’éducation au consentement. En fait, je pense que les hommes comprennent tout à fait le consentement. Quand il s’agit de thé. Quand il s’agit du leur. Ou quand il s’agit de sexe avec une femme. Les hommes savent que « non », ça veut dire « non ». C’est pas super compliqué. Le problème, c’est que, trop souvent, ils s’en foutent. Pire, passer outre le consentement des femmes, ça peut même les exciter. C’est un défi. C’est sexy. C’est l’occasion de conquérir, de ravir et de se prouver à eux-mêmes leur puissance.
Une femme qui dirait « oui », avec enthousiasme, qui aurait l’air de trop vouloir votre bite, ça briserait le rapport de force. Alors vous ne seriez plus certain d’avoir le contrôle, vous pourriez vous sentir castré. Il faudrait absolument la rabaisser. Quand vous pensez comme cela, le consentement enthousiaste, c’est inimaginable. Une fille qui dirait « oui » avec trop d’enthousiasme peut être punie par la violence. Elle a dit « oui » à une relation sexuelle avec un grand sourire, elle a pris trop d’initiatives ? Punissons-la avec le sexe violent, humiliant, dominant, parce que ce sera une bonne leçon et que c’est tout ce qu’elle mérite.
L’analogie du thé est géniale pour la même raison qu’elle est complètement à côté de la plaque. Parce qu’elle évacue tous les enjeux de domination patriarcale liés au sexe et au viol, c’est une démonstration par l’absurde.
Bien sûr, vous n’allez pas insister pour faire boire du thé à une personne jusqu’à ce qu’elle se dise que ce serait peut-être moins relou d’accepter de boire que de vous supporter une minute de plus. Bien sûr, personne ne vous a enseigné que votre valeur en tant qu’homme dépendait de votre capacité à faire boire du thé. Personne n’est persuadé d’avoir un droit naturel de faire boire du thé aux femmes. Personne ne vous répète que les femmes sont faites pour que vous y versiez votre thé et que, même si elles disent « non » au thé, elles pensent « oui ». Vous n’allez pas frapper une femme qui dit « non » à votre thé.
À ce stade, généralement, le lecteur masculin se dit : « Mais moi je ne suis pas un violeur, pas un forceur, pas un relou », parce que le violeur, c’est toujours l’autre. Un type sur lequel on va projeter ses angoisses et ses préjugés. Et peu importe que les statistiques et les témoignages attestent du fait que les violeurs sont de toutes les origines et dans toutes les classes sociales, et que le portrait-robot du violeur, ce n’est pas « un mec dérangé avec une cagoule dans un parking » mais un petit ami, un mari, un père comme tous les autres.
Une fois qu’on s’est persuadé que le violeur, c’est l’autre, on va pouvoir, pour se dédouaner soi-même, amener un petit « mais » dans la conversation. « Mais il y a des zones grises », « Mais les filles sont socialisées à dire “non” quand elles pensent “oui” », « Mais la séduction à la française, c’est un jeu d’ambiguïtés », etc., etc., etc. Ils se montrent plus ou moins outrés par le comportement d’Harvey Weinstein et consorts, « mais… » la culture du viol est une culture de l’excuse. Et les hommes refusent de céder du terrain parce qu’il y a toujours ce petit risque que – horreur – ils baisent moins. Et visiblement, pour beaucoup d’entre eux, c’est inadmissible.
Je voudrais prendre une minute pour développer ce dernier point, car je sais qu’il peut être difficile à avaler pour certains lecteurs, et que c’est généralement à ce moment de la discussion qu’on vient me parler de la misère sexuelle des hommes. Pour un homme sexuellement inactif, frustré, qui est rejeté régulièrement par les personnes qui l’attirent, ça peut être difficile de compatir avec des personnes qui souffrent de trop d’attention sexuelle. Souvent, il finit par dire ou penser des trucs comme : « Les meufs c’est pas pareil, elles ont qu’à claquer des doigts et elles trouvent un mec, alors elles rejettent les types comme moi et couchent avec des connards qui ont plus de fric » ou « Moi, une meuf, elle veut me violer, bien sûr que je me laisse faire ». Se laissera-t-il vraiment faire si, pendant un rapport sexuel, une femme essayait de lui mettre un doigt dans l’anus sans prévenir ? La plupart des hommes hétéros protesteraient énergiquement, montrant qu’ils comprennent en fait plutôt bien comment on peut consentir à certains actes sexuels mais pas à d’autres. Être entouré de gens du sexe opposé qui veulent avoir une relation sexuelle avec vous, est-ce donc forcément une expérience si géniale que cela ?
L’argument de la misère sexuelle masculine est simplement irrecevable. Qu’est-il censé justifier ? La misère qui cause la famine, il faut la combattre par une autre répartition des richesses et, dans l’urgence, par des distributions de nourriture. Mais si vous êtes frustré ? L’industrie du sex toy fait de super masturbateurs, paraît-il. Les femmes ne sont pas une ressource naturelle que l’on pourrait distribuer équitablement entre les hommes. De toute façon, retournez jeter un œil aux statistiques sur l’orgasme données au chapitre précédent : si une catégorie est fondée à se plaindre de misère sexuelle, ce sont d’abord les femmes qui couchent avec des hommes.
En fait, malgré tous les efforts d’éducation du monde, j’ai bien peur que rien ne change tant que l’on pourra passer outre le consentement des femmes en matière de sexe sans encourir de réels risques judiciaires, personnels ou professionnels. Tant qu’il n’y aura pas d’enjeu pour les hommes, tant qu’ils pourront devenir ministre ou obtenir des César, le consentement, ils n’en auront probablement pas grand-chose à faire.
Alors on fait quoi ? On continue d’éduquer, bien sûr, car, encore une fois, je ne pense pas que ces efforts soient vains. Notamment parce que éduquer les enfants au consentement, ça leur permet de mieux comprendre quand un adulte abuse d’eux, et de le dénoncer. Mais cela ne suffit pas. On doit aussi faire en sorte qu’ignorer le consentement sexuel des femmes ne soit plus anodin. Les femmes, pour tout un tas de raisons, ne portent la plupart du temps pas plainte et, quand elles le font, généralement, leurs plaintes n’aboutissent pas : en France, seul un viol sur cent aboutit à une condamnation6.
Si la justice ne fait pas son travail, que faire ? Sortir de la culture du viol passera par un changement des comportements individuels, mais surtout par des mobilisations collectives. Il faut cesser de soutenir ses amis lorsque l’on sait qu’ils ont commis des actes sexuels non consentis. Refuser de travailler avec, d’être le client de ou de soutenir de quelque façon que ce soit un violeur. Mais aussi ne plus laisser passer les propos « limites » dans notre entourage. Accepter d’être le ou la rabat-joie qui ne rit pas aux blagues sur le viol. Écouter et croire les femmes autour de nous lorsqu’elles nous parlent de ces faits. Faire changer la honte de camp.
La chercheuse Liz Kelly a montré qu’il existe un continuum des violences sexuelles. Elle s’appuie sur les travaux de la sociologue Pauline Bart pour qui, entre le viol et les relations sexuelles consenties, s’interposent toute une série de cas intermédiaires, dont « le rapport sexuel altruiste (les femmes se sentent désolées pour l’homme ou coupables de dire “non”) et le rapport soumis (s’y refuser porte plus à conséquence que l’accepter)7 ». Dans le vécu des femmes, inceste, exposition à l’exhibitionnisme, harcèlement sexuel, violences conjugales, viol, ce ne sont pas de simples cases juridiques, pas juste des cas de figure, mais des expériences concrètes qui peuvent s’enchaîner et se répondre jusqu’à s’inscrire pour elles dans une même suite logique, un continuum biographique qui ne semble pas avoir d’équivalent masculin.
Liz Kelly fait terminer son continuum au stade de l’inceste, il me semble pourtant manquer une ultime étape : le féminicide. Évidemment, sa recherche s’appuyant sur les témoignages de femmes victimes, elle ne pouvait faire parler les mortes. Le sujet a cependant été amené sur le devant de la scène par des militantes féministes et je pense que ça mérite qu’on s’y penche : pourquoi certains hommes tuent-ils leurs compagnes ?
« Elle le quitte, il la tue. » C’est un des slogans les plus marquants de la campagne menée par les féministes françaises contre les féminicides depuis quelques années. Elles les ont comptés dans les rubriques « Faits divers » de la presse locale. Elles ont pointé du doigt le traitement journalistique souvent léger de faits dramatiques. Elles ont affiché aux murs des villes les noms des victimes.
En 2020, Le Monde a publié une longue enquête sur les féminicides conjugaux qui faisait apparaître un certain nombre de constantes : ces femmes sont tuées par leur conjoint après des années d’abus et de violences et, bien souvent, elles le sont à la suite d’une annonce de séparation, et avec un réel acharnement meurtrier. Certains se suicident après avoir tué. D’autres se défendent en mettant en avant leur amour pour leur victime.
Même si l’excuse du « crime passionnel » a aujourd’hui du plomb dans l’aile, les avocats interrogés par Le Monde avouent qu’elle est encore mobilisée pour amoindrir les peines encourues. À mon sens, ce serait plutôt une circonstance aggravante. Ce qui motive ces hommes, selon les psychologues qui les ont étudiés, c’est un sentiment de propriété. Aux yeux des meurtriers, leur femme (et souvent leurs enfants) leur appartient et il est inconcevable qu’elle reprenne son indépendance. C’est pour cela que la séparation est souvent l’élément déclencheur. L’idée de possession, et la jalousie qui en découle, est une composante essentielle de l’« amour » patriarcal. Une femme a « son mari », un homme dit « ma femme ». L’idée de posséder l’autre n’est pas propre aux hommes qui commettent des féminicides. Elle n’est pas logée que dans la tête des hommes physiquement violents. Ce sentiment de possession motive toutes sortes d’abus qui, sans forcément aller jusqu’aux coups, font déjà beaucoup de dommages.
Même à supposer que les homicides conjugaux soient des « crimes d’amour », qu’est-ce qui explique qu’ils soient commis à l’écrasante majorité par des hommes8 ? Les femmes aiment-elles moins ? Si les hommes sont violents sous le coup de l’émotion, de la passion, cela veut-il dire que les femmes n’ont pas de passions ? S’ils ont été poussés à bout par leur partenaire, cela veut-il dire que les femmes, elles, ne sont jamais poussées à bout ? Bien sûr que les hommes peuvent souffrir grandement quand on les quitte, bien sûr qu’ils peuvent être « poussés à bout ». Mais leur réponse dans ces cas-là pourrait être de pleurer, d’écrire des poèmes tragiques, de partir…
Ces féminicides s’inscrivent dans une réalité où les violences conjugales sont majoritairement commises par des hommes sur des femmes. Et les 20 % de femmes qui tuent leur mari ? Dans bon nombre de cas, les femmes qui tuent leur conjoint sont victimes de sa violence et craignent de ne pas pouvoir s’en sortir vivantes. Impossible donc de symétriser les situations.
La bonne nouvelle, c’est que, pour lutter contre les homicides conjugaux des deux genres, une même solution existe : un meilleur accompagnement des femmes battues. On a ainsi montré que, aux États-Unis, la mise en place de refuges pour les femmes battues avait permis de faire baisser de 70 % les homicides commis par des femmes sur leur conjoint9.
Les féminicides relèvent d’un phénomène spécifique en ce qu’il s’inscrit dans tout un répertoire de violences faites aux femmes, qui commence à la première gifle d’un homme sur sa petite amie. On pourrait peut-être même le faire commencer à la première crise de jalousie maladive, la première fois qu’il lui interdit de sortir ou qu’il la traite de pute. Et les féminicides ne se limitent pas au domaine du couple : quand une travailleuse du sexe est tuée par un client, quand une lesbienne est agressée par un homme, quand une femme trans est assassinée par un partenaire, c’est aussi un féminicide10.
Il y a des points communs aux violences faites aux femmes et celles faites aux hommes, pourtant. Le premier, c’est que généralement, quel que soit le genre de la victime, ce sera le plus souvent un homme qui l’aura violentée. Le second, c’est que la violence va agir comme un rappel aux normes de genre. À une femme victime de violence, on va rappeler qu’elle n’aurait pas dû sortir, pas s’habiller comme ça, qu’elle se maquille trop, qu’elle se met en danger (quand bien même le lieu le plus dangereux pour une femme est son foyer, celui qui la frappe le fait souvent en lui reprochant tout ça). Un homme victime, lui, n’a pas été assez viril, pas assez homme. Il aurait dû mieux se défendre. Il doit apprendre à se battre, à être le plus fort. La violence rappelle toujours à l’ordre du patriarcat. Et les hommes ont toujours une bonne excuse pour être violents.
Nous pourrions étudier les nombreuses raisons pour lesquelles les hommes disent avoir été violents avec les femmes, mais, quand on prend un point de vue qui va au-delà du niveau individuel, de la dispute de couple, de la passion, ces raisons se heurtent toujours à la même opposition : pourquoi les femmes, elles, ne frappent-elles pas, ne tuent-elles pas ?
Évidemment, et heureusement, tous les hommes ne sont pas violents. Mais la violence fait partie des modes d’expression primordiaux de la masculinité. L’explication traditionnelle, c’est que c’est inscrit dans la nature des hommes. On en a déjà parlé au début de ce livre, la nature a bon dos. La violence masculine a trois causes principales, qui, loin d’être indépendantes, s’entremêlent.
1. L’existence d’une culture de violence. Tout comme il y a une culture du viol qui excuse et justifie celui-ci, la violence a aussi des racines culturelles. On regarde des films pleins de héros masculins super violents qui ont toute légitimité pour frapper, tirer ou bombarder. Dans les relations internationales, on se pose cette question : comment construire une « culture de paix » ? Comment faire pour que la guerre ne fasse plus partie des solutions envisagées au niveau étatique ? Cela passe en partie par s’occuper des masculinités11.
2. Une masculinité définie par la violence. La masculinité hégémonique est liée à la démonstration de force. Nombre d’actes violents sont liés au besoin de prouver qu’on est un homme. Une étude espagnole12 comparant des hommes engagés contre les violences faites aux femmes et des hommes violents a découvert un fait saisissant : parmi les deux groupes, ce sont les hommes violents qui ont la plus haute opinion d’eux-mêmes. Ils se croient plus honnêtes, plus loyaux. Ils pensent avoir des principes et s’y tenir. Est-ce que c’est parce qu’ils se croient infaillibles qu’ils se permettent d’être violents ou bien est-ce leur exercice de la violence qui les a persuadés d’avoir raison ?
3. Une position dominante. La domination masculine nécessite et permet l’usage de la violence. Elle se maintient en partie par la violence physique effective, mais aussi par la menace constante de son irruption. Demandez à des hommes ce qu’ils font pour se prémunir contre les agressions de rue, ils vous répondront souvent « rien ». Demandez à un groupe de femmes et vous aurez le temps de vous faire un thé et qu’il refroidisse avant qu’elles aient fini d’en parler.
Une femme agressée dans l’espace public se voit souvent reprocher d’être sortie seule, ou seulement avec d’autres femmes. Il est entendu que la présence d’un homme l’aurait protégée. C’est un rappel à l’ordre hétérosexuel : ne vous éloignez pas de nous, les filles, sinon il va vous arriver des problèmes (on va s’en assurer). C’est comme un racket. Le patriarcat est une mafia.
Si ce livre était un travail académique, j’aurais dû commencer par définir les termes, mais je vais finir par là. C’est quoi, la violence ? Je m’en suis tenue jusqu’ici à un sens étroit, réduisant la violence à son aspect physique. C’est la plus facile à voir et donc à quantifier. Qu’en est-il de la violence psychologique ? Existe-t-il d’autres formes de violence ? Le sociologue Johan Galtung, fondateur de l’irénologie (la science de la paix), a une définition plus large : est violent un acte qui limite les options d’un individu13. Si je vous casse les deux jambes, vous n’avez plus l’option de faire le Marathon de Paris. C’est violent. Si votre propriétaire vous expulse de chez vous, c’est violent aussi. Si un gouvernement met en place des lois qui limitent spécifiquement les droits des gens comme vous ? Encore de la violence.
De cette définition découle l’idée de violence structurelle comprise comme l’ensemble des façons dont une société limite le potentiel d’une partie de sa population. Le sexisme et le racisme sont par essence des systèmes violents. La violence masculine, c’est aussi lié à un système où les hommes s’approprient les postes de pouvoir et les jobs les mieux payés, dans lequel ils abandonnent leurs enfants, dans lequel on limite le droit à l’avortement et où on a plus d’argent pour les stades de foot que pour le planning familial.
J’ai essayé dans ce chapitre de donner une vision panoramique, à défaut d’être exhaustive, des liens entre violence et masculinité. S’il y a une idée à retenir, c’est que derrière toutes ces formes de violence, qu’elles soient faites aux femmes ou aux hommes, qu’elles soient physiques ou structurelles, les responsables sont majoritairement des hommes. Non pas que les femmes en soient incapables, mais les hommes sont en situation de pouvoir, en position d’exercer de la violence, et ils ne s’en privent pas.
Les psychologues Alan Wade et Linda Coates ont étudié comment la façon dont nous parlons des violences faites aux femmes conduit généralement à les édulcorer14. On a tendance à amoindrir la gravité des faits, à minimiser la responsabilité de leurs auteurs, à nier la résistance de la victime et, finalement, à la blâmer.
C’est ce que fait la presse quand elle titre par exemple : « Croisière sanglante : “Ma femme se moquait de moi” » plutôt que : « Un homme tue son épouse lors d’une croisière ». Ou encore quand elle titre de façon tout aussi désinvolte sur des hommes qui frappent ou tuent sous prétexte qu’« elle avait commandé une pizza au chorizo » ou que « la semoule avait des grumeaux »15. En lieu et place du récit d’années de sévices, on nous donne en pâture la bonne anecdote d’un clown pathétique pris d’un coup de folie.
Mon père avait toujours un bon prétexte pour être violent avec ma mère. Quand il arrivait à table pour le repas, on sentait immédiatement si son humeur était bonne ou mauvaise et, dans le second cas, toute la famille savait qu’il fallait se tenir à carreau. On essayait de parler de choses légères ou de se taire pour laisser le journal télévisé remplir le silence tout en redoutant le faux pas qui allait le faire exploser. Ma mère a eu la chance qu’il ne soit que très rarement violent physiquement, mais les disputes pouvaient durer des heures, et démarrer sur des sujets anodins. Je ne rigole pas beaucoup quand je repense à la fois où il s’est énervé parce que les pommes de terre avaient un « goût de pisse ». J’imagine pourtant qu’un journaliste de la presse locale aurait pu trouver que ça ferait un bon titre si mon père avait tué ma mère ce soir-là.
J’ai eu du mal à écrire ce chapitre, car je déteste la violence et les conflits. Mon père n’a pourtant que peu crié sur moi et il ne m’a pas frappée. Être témoin d’années d’abus subis par ma mère, avoir vécu tant de moments de tension à craindre de voir sa colère éclater a pourtant laissé des traces. J’ai passé des années à m’écraser, à être conciliante, à éviter de faire des vagues par peur de contrarier les gens autour de moi. La violence masculine, même quand elle n’est pas physique, a des conséquences à long terme. La violence masculine au sens large, même quand on en est simplement témoin, a cet effet-là : celui de nous maintenir sages, dociles, en état de vigilance permanente.
Charlotte PUDLOWSKI, Ou peut-être une nuit – podcast.
Parce que j’ai senti que ça ferait trop pour ce livre, je n’ai pas vraiment abordé la question de l’inceste. Pourtant, il s’agit d’un crime commis à 98 % par des hommes, et il faut en parler. C’est ce qu’ose faire Charlotte Pudlowski dans ce podcast qui recueille témoignages de victimes et avis d’experts. Attention, ce n’est pas une écoute facile.
Valérie REY-ROBERT, Une culture du viol à la française, Libertalia, Paris, 2019.
Dans son premier livre, la blogueuse et militante Valérie Rey-Robert a exploré tout ce qui, en particulier dans la culture française, permet aux hommes d’excuser, voire de justifier les viols qu’ils commettent. Si tout le monde condamne le viol en théorie, on trouve toujours en pratique des circonstances atténuantes au violeur. Ce déni collectif organisé n’existe pas pour les autres formes de violence, mais il est si efficace qu’il faut bien tout ce livre pour en exposer la mécanique au grand jour.
Irene ZEILINGER, Oui mais les hommes aussi… Corps écrits, Louvain-la-Neuve, 2018.
Il y a une tendance, paradoxalement au nom de l’égalité, à mettre sur un même plan les violences conjugales faites aux femmes et celles faites aux hommes. Ce discours se retrouve chez les antiféministes, dans les politiques publiques et même dans la bouche de certaines féministes proches du pouvoir. Tout comme les associations de pères divorcés montent en épingle une prétendue inégalité devant le juge, ces discours hors sol prétendent que les hommes sont tout autant, si ce n’est plus, victimes que les femmes. Cette étude montre méthodiquement, en citant de nombreuses sources, que les violences conjugales sont avant tout du fait des hommes.
https://www.corps-ecrits.be/download/oui-mais-les-hommes-aussi-2/?wpdmdl=2877&refresh=61fae1dc1d2501643831772
1. Source : Ministère de la Justice, Lettres de l’Observatoire national des violences faites aux femmes, no 13, novembre 2018.
2. Source : Ined, Enquête VIRAGE. Violences et rapports de genre : contextes et conséquences des violences subies par les femmes et par les hommes.
3. Source : Ministère de l’Intérieur, Insécurité et délinquance en 2018 : premier bilan statistique.
4. Source : Ministère de l’Intérieur, Rapport d’enquête CVS 2019. Les vols et tentatives de vol avec violences ou menaces.
5. ROCKSTAR DINOSAUR PIRATE PRINCESS, « Consent : not actually that complicated », 2 mars 2015, https://rockstardinosaurpirateprincess.wordpress.com/2015/03/02/consent-not-actually-that-complicated/
6. Pour comprendre comment on parvient à ce chiffre, voir par exemple l’article de Fabien LEBOUCQ, « Pour 100 viols et tentatives, une seule condamnation : Dupond-Moretti a-t-il raison de douter de ce chiffre ? », Liberation.fr, 22 juillet 2020.
7. Liz KELLY, « Le continuum de la violence sexuelle », traduit de l’anglais par Marion Tillous, Les Cahiers du genre, no 66, 2019, p. 17-36.
8. Les femmes représentent plus de 80 % des victimes d’homicides conjugaux. Source : Ministère de l’Intérieur, Étude nationale relative aux morts violentes au sein du couple en 2020.
9. Michael S. KIMMEL, « Gender symmetry in domestic violence : a substantive and methodological research review », Violence against Women, vol. 8, no 11, 2002, p. 1332-1363.
10. À ce sujet, je recommande la vidéo de Tal MADESTA, « Comment compter les féminicides ? | En Bref », XY Media, visible sur YouTube.
11. Lire à ce sujet le rapport de l’UNESCO, Rôles des hommes et des masculinités dans une perspective de paix, 1997.
12. María L. VECINA, F. CHACÓN et J. M. PÉREZ-VIEJO, « Moral absolutism, self-deception, and moral self-concept in men who commit intimate partner violence. A comparative study with an opposite sample », Violence against Women, vol. 22, no 1, 2016, p. 3-16.
13. Johan GALTUNG, « Violence, peace, and peace research », Journal of Peace Research, vol. 6, no 3, 1969, p. 167-191.
14. Linda COATES et Alan WADE, « Language and violence : analysis of four discursive operations », Journal of Family Violence, vol. 22, 2007, p. 511-522.
15. Ces exemples sont tirés du Tumblr Les mots tuent de Sophie GOURION.
J’ai écrit en introduction que ce livre ne serait pas un guide pour homme féministe. En 2017, quand j’ai commencé à écrire le blog qui a fini par donner cet ouvrage, c’était un peu l’idée, pourtant : expliquer aux hommes que le consentement, c’est important, que faire sa part du ménage, c’est bien. J’étais naïve et idéaliste et ça plaisait : ce blog a eu plus de succès que mes projets d’écriture précédents. Au même moment, Victoire Tuaillon venait de lancer son podcast Les Couilles sur la table et l’idée qu’il y avait un problème avec les hommes est devenue populaire. Une nouvelle « crise de la masculinité » a été diagnostiquée, où l’on ne regrettait plus que les hommes aient cessé d’être de vrais mâles, mais qu’ils le soient encore beaucoup trop. De cette crise a émergé la figure d’un nouveau héros : l’homme déconstruit.
Cet idéal de l’homme déconstruit s’oppose à une autre notion aujourd’hui très en vogue, la « masculinité toxique ». Cette forme nocive de l’identité masculine serait la grande responsable du mal que les hommes font aux autres et à eux-mêmes. Le terme a émergé dans le mouvement dit « Mythopoétique » qui, depuis les années 1980, mélange psychologie jungienne et développement personnel pour vendre aux hommes un modèle de masculinité positive, un homme détox. Le tout à grand renfort de stages où des hommes ordinaires finissent tout nus dans la forêt dans l’espoir de retrouver le contact avec un instinct primal trop longtemps réprimé par une société moderne devenue hostile aux hommes. Ce mouvement partage des valeurs et souvent des liens concrets avec l’antiféminisme, comme tout mouvement qui prétend qu’il y a une nature masculine profonde, que les hommes seraient opprimés et qu’ils seraient en pleine crise d’identité. Ça n’a pas empêché le concept de masculinité toxique de faire son chemin jusque dans les milieux féministes. Son origine doit pourtant nous interroger : une masculinité « positive », est-ce un but viable pour la lutte féministe ?
Dans ce dernier chapitre sur les relations hommes-femmes, nous allons donc essayer de trouver votre place, Messieurs. Avis à tous les hommes gentils, bien intentionnés, déconstruits : ce chapitre parle de vous. Je sais que vous adorez ça.
Commençons par un peu d’histoire. Le féminisme français a ses grands hommes, des précurseurs comme François Poulain de La Barre (1648-1723) ou Léon Richer (1824-1911) qui ont pris parti pour l’égalité entre les sexes à des époques où, matériellement et légalement, il n’était pas toujours vraiment possible aux femmes de le faire elles-mêmes. On ne peut pas dire qu’ils aient obtenu de grands résultats, mais ils ont contribué à promouvoir la cause des femmes. Ces hommes se sont engagés par humanisme, tout comme des Blancs se sont engagés contre l’esclavage, des bourgeois contre la pauvreté. On trouve encore aujourd’hui beaucoup d’hommes qui s’inscrivent dans cette tradition.
Les féministes humanistes, personnellement, je m’en méfie. Ce seront les premiers à se poser en arbitres du bon ou du mauvais féminisme, à nous dire quand on va trop loin, quand on dessert notre cause. Ce sont les partisans d’un féminisme qui surtout ne changera rien pour eux. Une amie m’a raconté une anecdote illustrant le problème de leur position. Un jour, un éditorialiste écrivant pour une émission très écoutée lui a proposé de relire le papier qu’il venait d’écrire sur le énième retour de Bertrand Cantat et les protestations féministes qui s’en étaient ensuivies. Il voulait le montrer à plusieurs féministes pour avoir leur avis. Mon amie n’était pas du tout d’accord avec ce qu’elle a lu et le lui a fait savoir d’une façon qu’elle pensait diplomatique. La réaction de l’éditorialiste ? Il est monté sur ses grands chevaux, l’accusant d’extrémisme et de misandrie. Il avait de toute façon eu des retours positifs d’autres féministes à qui il avait montré son texte. Il se retrouvait ainsi dans la position d’arbitre, décidant quel était le bon et le mauvais féminisme depuis sa position impartiale d’homme.
Reconnaissons aux hommes féministes du passé qu’ils ont contribué à certains combats, comme celui pour le droit à l’avortement. Dans les années 1970, ils étaient nombreux, souvent médecins, au Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC). Puis il y a eu des tensions : les militantes venues du Mouvement de libération des femmes (MLF) leur reprochaient d’accaparer le savoir technique dans la pratique de l’avortement et d’utiliser le corps des femmes à des fins politiques. Les médecins, souvent moins « féministes » qu’engagés dans une démarche de remise en cause des dogmes de la médecine, les qualifiaient d’ingrates. Quand la loi Veil sur l’avortement a été adoptée en 1974, ils ont considéré que c’était suffisant, laissant la suite de la lutte aux seules féministes qui, elles, étaient beaucoup moins satisfaites des limites imposées par ce texte (notamment le délai pour l’IVG légale et la clause de conscience).
Le féminisme des années 1970, dit de la « deuxième vague », s’est moins construit sur un bel idéal humaniste d’égalité des droits que sur la reconnaissance d’une oppression, sur le partage d’expérience des femmes entre elles, dans des réunions non mixtes, et la politisation de ce qui jusque-là était considéré comme relevant du domaine privé. Ce féminisme était beaucoup moins facile à intégrer pour les hommes puisqu’il nommait la domination masculine et les remettait directement en question dans leur identité. Il ne permettait pas, en théorie, de se placer en généreux sauveur de « La Femme ».
Pour beaucoup des théoriciennes du féminisme radical et lesbien des années 1970, il était aussi absurde de se donner pour simple but l’égalité hommes-femmes qu’il le serait pour un syndicat de demander l’égalité entre patrons et salariés sans vouloir remettre en cause le salariat. L’horizon d’un féminisme réellement radical, c’est l’abolition du système patriarcal, l’abolition du genre. Il ne peut exister d’égalité hommes-femmes si ces deux classes sont définies par la domination de l’une sur l’autre. Si on détruit le patriarcat, les catégories « homme » et « femme » n’auront plus de sens. La division entre les sexes nous semble si essentielle qu’il est difficile pour la plupart d’entre nous de se représenter un monde post-genre. Le fait même que l’on ait du mal à l’imaginer indique que le but est encore loin.
Depuis cette époque, il y a eu beaucoup de va-et-vient, de tensions entre ces deux conceptions du féminisme. Dans les années 1980, le féminisme a été ringardisé, puis est revenu avec de nouvelles tendances plus ouvertes à la mixité, humanistes à nouveau, ou queer. Aujourd’hui, un féminisme plus radical semble refaire surface et la place des hommes est à nouveau contestée. Entre-temps cependant, certains hommes ont trouvé un créneau qui leur a semblé compatible avec ce féminisme de la deuxième vague : et si on remettait en question l’identité masculine ? Et si on dénonçait la « virilité obligatoire » ?
L’homme déconstruit, le nouveau papa, le métrosexuel… Il a plusieurs noms, mais, au final, c’est toujours un peu le même. En France, dans les années 1970, cette quête d’une nouvelle identité masculine a pris la forme de groupes de parole masculins, qui n’ont pas débouché sur grand-chose. Ce qui n’est peut-être pas plus mal : le chercheur canadien Francis Dupuis-Déri a montré comment, au Québec, de tels groupes, montés avec toutes les bonnes intentions féministes du monde, se sont progressivement transformés en projets masculinistes1. Aujourd’hui, les groupes qui, en France, proposent aux hommes de se retrouver entre eux et de se reconnecter à leur identité masculine en dormant nus dans la forêt sont tout sauf féministes.
Tout comme on l’a déjà vu avec les nouveaux papas, l’existence matérielle de ce nouvel homme idéal reste encore à prouver. Il ne fait aucun doute pour moi que le féminisme et la remise en question de la virilité ont fait beaucoup de bien à de nombreux hommes. Sortir un peu du concours de qui a la plus grosse, c’est libérateur. S’autoriser à exprimer d’autres émotions que la colère, avoir plus d’empathie pour les femmes autour de soi et oser porter du vernis si on en a envie, ça peut faire un bien fou. Je connais beaucoup d’hommes qui se sont épanouis au contact des femmes. Et je n’ai aucune raison de douter de la sincérité de leur engagement féministe. Mais c’est aussi un super moyen pour pécho.
1. Reconnaissez vos privilèges. Dire « Je sais que je suis super privilégié » est suffisant pour annuler lesdits privilèges sans rien changer d’autre. Dites toujours que vous ne pouvez pas vous dire féministe en tant qu’homme mais seulement allié ou proféministe. « Malgré mon engagement au quotidien et tout ce que j’ai accompli dans mon combat », pouvez-vous ajouter avec toujours autant d’humilité.
2. Apprenez à maîtriser le langage féministe. Quand on vous accusera d’abuser de votre position, dites qu’on vous gaslight2. Quand vous merdez, dites que c’est la faute de votre masculinité toxique mais que vous faites encore plein d’efforts pour vous déconstruire.
3. Expliquez aussi combien votre engagement féministe vous coûte personnellement aujourd’hui. Vous pouvez employer des expressions dramatiques comme : « Je suis traître à mon genre. » Pauvre petit chou.
4. N’hésitez pas à vous moquer des femmes qui ne sont pas assez féministes. Vous êtes plus féministe que Marlène Schiappa, bravo ! Et vous pouvez, dans un même mouvement, recadrer celles qui sont trop radicales, par exemple en disant que, selon vous, le féminisme doit être émancipateur, pas punitif. Vous êtes l’homme déconstruit, vous avez le droit de cadrer le débat.
5. Évoquez votre possible fluidité sexuelle. « Je ne vois pas pourquoi je ne tomberais pas amoureux d’un homme un jour » même si ça n’est jamais arrivé car « j’aime trop les femmes ». L’important, c’est que tout soit possible pour vous, en théorie, quelque part dans l’univers platonicien des idées proféministes.
6. Adoptez de vraies pratiques « déconstruites » dans votre quotidien comme le polyamour et le BDSM qui remettent en cause la domination masculine. On ne sait pas trop précisément en quoi, mais j’ai lu ça une fois sur un blog. Vous pouvez ne pas être « hétéronormé » tout en restant tout à fait hétérosexuel. L’avantage, c’est que vous pouvez lutter contre le patriarcat tout en vous permettant de coucher avec plein de femmes et de les dominer.
Si j’ironise, c’est que j’ai déjà connu trop d’hommes comme ça. La valorisation de la figure de l’homme déconstruit en milieu proféministe mène directement à l’émergence de ce genre de comportements. Et on peut faire le reproche à certaines hétéroféministes de les porter aux nues. Quand la réalité de la domination masculine, jusque dans leur couple, devient trop insupportable, elles fantasment cet homme-là. Leur conscience féministe étant en porte à faux avec l’idéal romantique de l’amour hétérosexuel, l’homme déconstruit offre un peu la promesse d’avoir un prince charmant quand même. Sauf que celui-là prend soin de sa peau et peut citer des répliques entières du film Mean Girls. Plutôt réarranger l’hétérosexualité, en somme, que de considérer sérieusement le célibat ou le lesbianisme.
Je les comprends, l’homme déconstruit, l’hétérosexualité sur un pied d’égalité, j’y ai cru, j’ai essayé d’être cet homme. Mais on n’échappe pas aux positions d’homme et de femme juste par de la bonne volonté.
Forcément, un certain nombre d’hommes sautent sur l’opportunité qui leur est ainsi offerte de se subjectiver comme étant des hommes déconstruits. Le fait est que, bien souvent, ces hommes proféministes ou à la masculinité « alternative » souffrent ou ont souffert d’un certain modèle de masculinité hégémonique viril, violent, macho, sportif, beau gosse et qui s’est moqué d’eux au lycée. Ils ne sont pourtant pas totalement hors course. Dès que les circonstances de la vie leur permettent de trouver une place où ils vont pouvoir prendre confiance en eux, où ils vont trouver un statut valorisant, ils sont à nouveau dans le game. Je ne mets pas en doute que ces hommes ont eu des difficultés à trouver leur place dans l’entre-soi masculin. Ayant grandi comme un ado outsider, qui avait du mal à se faire des amis, qui n’avait aucun succès auprès des filles et qui passait beaucoup trop de temps sur les jeux Final Fantasy, je les connais bien. Ces mecs-là, geeks, puceaux, complexés, c’étaient mes amis.
La masculinité hégémonique est une position de domination, mais il n’est écrit nulle part qu’elle doit être hyper virile. Prenez l’exemple de David Bowie. Icône androgyne, affichant fièrement sa bisexualité dans les années 1970, ça ne l’a pas empêché à l’époque de profiter de ce statut pour coucher avec sa groupie de quinze ans, Lori Mattix. Que dire de Denis Baupin qui, alors qu’il était député, avait posé pour un photographe en arborant fièrement du rouge à lèvres pour défendre les droits des femmes. Un beau signe d’une masculinité déconstruite, loin des stéréotypes. Surtout un beau signe d’hypocrisie qui a incité plusieurs femmes membres d’Europe Écologie Les Verts, son parti d’alors, à porter plainte pour dénoncer ses pratiques de harcèlement sexuel. Michael Kimmel, l’un des sociologues fondateurs des études de la masculinité, dont le nom apparaît sans cesse dans mes lectures sur le sujet, a terminé discrètement sa carrière en prenant une retraite anticipée à la suite d’accusations de harcèlement sexuel sur ses élèves.
Si même les hommes « déconstruits » ne trouvent pas grâce à nos yeux, la question se pose. N’y a-t-il rien à sauver chez les hommes ? Ne suis-je pas aveuglée par le ressentiment ?
La misandrie inquiète beaucoup les hommes. Au point de la mettre en parallèle avec la misogynie. Arrêtons tout de suite les comparaisons indécentes : la misogynie tue des femmes chaque jour. Elle est l’expression la plus crasse, la plus visible d’un système qui, au niveau mondial, maintient une moitié de la population dans une situation inférieure. La misandrie, elle, froisse des égos.
Dans mon expérience, on n’a même pas besoin d’être ouvertement misandre pour poser problème aux hommes. Pas plus tard qu’hier, je suis passée devant un collage de rue énonçant : « 99 % des agresseurs sont des hommes3. Vous êtes le problème. » Le mot « hommes » avait été recouvert de peinture. Ils n’aiment pas qu’on dise leur nom. Désolée les garçons, je sais que vous êtes d’un naturel émotif, but facts don’t care about your feelings. Soyez heureux que plus de femmes ne vous détestent pas.
On aurait donc de bonnes raisons de détester les hommes, mais on va creuser quand même un peu la question qui donne son titre à cette section. Voyez-vous, nous dit-on, ce n’est pas leur faute. C’est leur éducation. Ou bien leur nature. Pierre Bourdieu, dans La Domination masculine, un livre qu’il a écrit et qui porte le message d’une pratique quotidienne pour l’auteur lui-même, explique que les hommes sont « dominés par leur domination4 ». La masculinité serait un fardeau que l’on porte sans le savoir.
Moi-même, j’ai pu tenir ce discours des hommes qui domineraient inconsciemment, et il peut m’arriver encore de pointer que la meilleure volonté du monde n’empêchera pas un homme de bénéficier d’un monde construit pour l’avantager dans pratiquement tous les domaines. Clairement, ça n’est pas qu’une question de volonté individuelle. Le sociologue Léo Thiers-Vidal s’était attelé à le démontrer dans sa thèse5 ; cependant, pour lui, c’était bien plus que ça : les hommes ont conscience de dominer les femmes et développent au fil de leur vie un ensemble de stratégies pour y parvenir.
Par exemple, quand un homme est émotionnellement distant avec les femmes – et c’est une stratégie adoptée par beaucoup d’entre eux –, il maintient ses partenaires dans un rôle de demandeuses, toujours à quêter les miettes d’affection qu’on leur accordera. On n’a pas besoin qu’un homme nous dise « je sais que j’exerce une domination patriarcale sur les femmes » pour qu’il y participe sciemment quand il insulte, quand il frappe, quand il viole.
Il faut écouter les hommes. Ils savent qu’ils se comportent mal. Quand ils « prennent conscience » soudain que le monde est sexiste le jour où ils ont une petite fille, c’est qu’ils savent ce qui s’y passe, ce qu’ils y font, mais qu’ils n’avaient pas de raison de s’en soucier avant. Quand ils disent aux femmes de faire attention aux hommes, c’est qu’ils savent. Ils n’ont pas eux-mêmes une grande estime pour ce groupe dont ils font partie.
La plupart des hommes hétérosexuels que je connais ont une fascination pour les antihéros totalement amoraux. Walter White de Breaking Bad. Tony Montana de Scarface, Rick de Rick & Morty… Même les « gentils », ils les préfèrent toujours un peu compromis, comme Batman. Ma théorie, c’est qu’ils s’identifient à ces héros parce qu’ils ont eux-mêmes conscience de faire du mal aux personnes qui les entourent. Qu’ils se représentent eux-mêmes comme devant se compromettre pour accomplir des choses dans la vie. Souvent au détriment des femmes.
Alors, faut-il détester les hommes ? La question, pour moi, est mal posée. C’est même un piège. Une façon de ramener le débat loin de la politique et vers l’affect. Si je dis que je déteste les hommes, on pourra disqualifier mes propos ; si je dis que je les aime, ça mitigera toutes mes critiques. Après tout, si on aime les hommes, tout ça n’est pas si grave, on va bien trouver un moyen de vivre ensemble et puis, tant que tu es dans la cuisine, tu peux bien nous apporter des bières, bichette.
Plutôt que de parler de sentiments, je peux vous parler de faits, de réalité matérielle et de luttes. Être une lesbienne radicale présumée misandre ne m’empêche pas de soutenir les hommes quand ils sont victimes du capitalisme, du racisme, de l’homophobie, de la transphobie. Je soutiens les grèves dans les usines où ils travaillent, et le comité Adama qui se bat quand des hommes noirs sont tués par la police. Ne me demandez pas en plus de vous dire que j’aime les hommes.
Vous voulez parler de misandrie ? J’ai carrément supprimé un homme. Celui que j’étais et qui n’existe plus aujourd’hui. Et si j’ai fini par passer à l’acte, c’est en partie parce que plus j’étais au contact du féminisme radical et en accord avec lui, plus je me détestais en tant que tel. Aurais-je vécu une transition plus facile si je ne m’étais pas frottée à un discours que beaucoup qualifient de misandre ? Peut-être. Ou peut-être n’aurais-je pas transitionné.
Plutôt que de s’inquiéter des souffrances supposément causées par la misandrie, je pense que l’on devrait se pencher sur le mal que causent les hommes qui aiment les femmes. 150 féminicides par an en France. 213 000 victimes de violences physiques et/ou sexuelles de la part des conjoints des femmes. L’amour des hommes est plus dangereux que la misandrie des femmes.
Qu’on les déteste ou pas, les hommes sont là, et il faut bien faire avec la réalité de leur existence. Certaines d’entre nous vivent avec eux, sous le même toit. Alors, que faire ?
Bien sûr, tous les hommes ne sont pas des députés harceleurs, des rock stars violeuses de mineurs ou des sociologues papes de la masculinité déconstruite. Tous les hommes cependant bénéficient, même si c’est passivement, de la domination masculine. Comment refuser les promotions pour lesquelles on vous préférera ? Comment empêcher qu’on vous accorde plus de crédit quand vous prenez la parole ? Que faire pour changer le fait que vous pouvez sortir le soir dans la rue sans peur ? Comment résister quand on vous porte aux nues pour faire la moitié du travail domestique alors que la plupart des femmes en font plus sans recevoir de lauriers ? Votre déconstruction personnelle ne pèse pas grand-chose face à l’ensemble des constructions sociales que vous ne maîtrisez pas. Même l’homme le plus déconstruit du monde bénéficie du patriarcat.
Mais alors, l’homme de bonne volonté, le proféministe bien intentionné, quelle est sa place ? Je ne peux pas vous conseiller à tous de faire comme moi. Devenir une femme, ça n’est pas pour tout le monde, c’est un sacerdoce. Vous pouvez conserver toute votre déconstruction, votre vernis à ongles et vos bonnes intentions. Surtout si ça vous fait du bien. Si vous voulez vraiment continuer dans le féminisme, en revanche, ça va être plus compliqué. Je ne vous dis pas forcément de vous trouver un autre hobby, mais, pour reprendre un vieux slogan, ne nous libérez pas, on s’en charge. Il y a un million de mécanismes en place qui feront qu’un homme en milieu féminin va avoir des facilités pour s’imposer. Comment être sûr que vous, seul, serez plus fort que la tentation du pouvoir ?
On a coutume de dire que, derrière chaque homme déconstruit, il y a une féministe épuisée. Moi, j’aimerais bien que, derrière chaque féministe, il y ait un homme épuisé. Et il y a tout un tas de façons pas glorieuses du tout pour les hommes de s’épuiser pour la cause. Garder les enfants pendant les réunions militantes, donner son argent aux associations. Et si ça n’est pas assez glorieux pour vous, engagez-vous pour la planète, contre le spécisme ou une autre cause qui a besoin de vous. Et là-bas, vous serez prié d’écouter sagement quand une femme pointera du doigt un problème de sexisme. Pendant ce temps, nous nous occuperons du piédestal sur lequel vous vous tenez.
Que ce soit dans un projet néoviriliste ou dans une perspective qui se veut féministe, la reconstruction d’une identité masculine « positive » est toujours en contradiction avec le but d’un féminisme radical et révolutionnaire. On veut abolir le genre, pas lui donner un coup de peinture.
Alban JACQUEMART, Les Hommes dans les mouvements féministes. Socio-histoire d’un engagement improbable, PUR, Rennes, 2015.
Ce chapitre doit beaucoup aux travaux que ce sociologue a effectués pour sa thèse. Son livre est loin d’être un panégyrique des héros masculins de la cause féministe. Son approche critique de la place des hommes dans le féminisme est au contraire un excellent révélateur des dynamiques du pouvoir masculin quand il ne dit pas son nom.
Valérie REY-ROBERT, Le Sexisme, une affaire d’hommes, Libertalia, Paris, 2020.
Valérie Rey-Robert est bien plus méthodique que moi et ses arguments sont mieux rangés. Nos livres sont différents et, je l’espère, complémentaires. Pour sa part, elle insiste sur le fait d’éduquer les hommes et de les changer. Si cette approche est la vôtre, vous trouverez difficilement mieux en librairie.
Léo THIERS-VIDAL, De « l’Ennemi principal » aux principaux ennemis. Position vécue, subjectivité et conscience masculines de domination, L’Harmattan, Paris, 2010.
Léo Thiers-Vidal était ce rare exemple d’homme proféministe ayant intégré les théories du lesbianisme radical. Il explique dans ce livre, tiré de sa thèse, sa position d’un anti-masculinisme incarné, délimitant le cadre possible selon lui pour un dominant qui veut prendre part au combat féministe. En posant l’hypothèse que les hommes ont conscience d’exercer leur domination sur les femmes, il bouscule les idées reçues sur une « prison de la masculinité » qui n’est qu’une bonne excuse pour nier la responsabilité des hommes dans le patriarcat.
1. Francis DUPUIS-DÉRI, La Crise de la masculinité, op. cit.
2. Forme de manipulation dans laquelle on fait douter la victime de sa propre mémoire ou de sa raison. C’est une pratique répandue dans les relations abusives.
3. Je ne suis pas l’autrice de ce collage, alors, avant qu’on me tombe dessus, le vrai chiffre, c’est 98 % des agressions sexuelles subies par des femmes sont commises par des hommes selon l’enquête VIRAGE. Bravo les fact checkers, ça fait vraiment toute la différence.
4. Pierre BOURDIEU, La Domination masculine, Seuil, Paris, 1998.
5. Léo THIERS-VIDAL, De « l’Ennemi principal » aux principaux ennemis. Position vécue, subjectivité et conscience masculines de domination, L’Harmattan, Paris, 2010.
On arrive à la fin de ce livre et il reste de nombreux aspects que j’ai n’ai pas abordés. J’aurais pu écrire sur le rapport des hommes au porno et au travail du sexe en général. Sur l’armée et sur le sport. Sur l’inceste.
J’aurais pu mentionner encore mille choses qui sont codées « masculines » dans notre société : pourquoi le déodorant masculin a des odeurs de bois, de cuir et de musc ; pourquoi les chihuahuas, c’est pas très masculin, mais s’occuper du barbecue, très viril ; pourquoi le bricolage et la tondeuse sont l’apanage des hommes ; pourquoi, alors que les lecteurs de livres sont en majorité des lectrices, les « grands auteurs » restent éternellement des hommes. Au passage, j’aurais pu aussi essayer de répondre à cette autre question essentielle : pourquoi ne changent-ils pas de slip plus souvent1 ?
J’aurais pu parler des hommes trans. J’aurais probablement pu traiter plus en profondeur des intersections entre genre, classe, race et validisme. Et il y aurait sûrement aussi beaucoup à dire sur la grossophobie masculine.
En bref, il reste mille et une choses à développer et, justement, il y a plein de gens qui creusent le sillon tous les jours. Pour ma part, après y avoir consacré une grande partie de mon activité mentale pendant cinq ans, j’attends avec impatience le jour où je n’aurai plus à penser aux hommes. Ces cinq années ont marqué de grands bouleversements dans ma vie. Je ne crois pas que les quatre prochaines seront plus calmes. Si je m’éloigne de ce sujet-là après avoir laissé ma propre masculinité derrière moi, j’ai encore bien d’autres réflexions à mener. Pour qui a décidé de mener sa vie en féministe, le monde ne peut plus être vu comme avant.
Le féminisme nous fait poser un regard neuf sur toutes nos institutions. Il en va de même de notre vie personnelle, jusque dans nos désirs les plus intimes. La famille est un produit du patriarcat, qui a évolué et continue à évoluer en symbiose avec le capitalisme. La conception même de l’amour qui est la nôtre ne s’est pas développée indépendamment des rapports de pouvoir construits par ces systèmes.
Il y a de nombreuses voix qui s’élèvent pour dire que, dans un monde en crise permanente, quand la planète prend littéralement feu, il y a plus urgent que de questionner le genre. Ces voix réactionnaires sont celles qui nous ont menés au bord du précipice. Je pense au contraire qu’on ne s’en sortira pas sans tout reconstruire autrement. Et il y a peu de choses aussi fondamentalement bouleversantes que de remettre en cause l’ordre du genre.
Les hommes ont le pouvoir depuis toujours, ce monde est celui qu’ils ont construit et qu’ils sont en train de détruire. Nous contenterons-nous d’obéir à ceux qui défendent l’ordre établi « depuis que l’homme est homme » ? J’en appelle au contraire à lutter pour que l’homme ne soit plus homme. J’espère que vous serez à mes côtés.
1. 73 % des hommes changent de slip ou de caleçon tous les jours contre 94 % des femmes selon l’étude de l’IFOP et DIOGÈNE FRANCE, « Les Français(es) sont-ils vraiment propres ? Évolution des comportements d’hygiène des Français (1951-2020) », 2020.